Carte schématique des lieux :
limite de département
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Carte schématique des lieux :
limite de département
localisation du Laboratoire ANDRA
canton de Gondrecourt-le Château (Meuse) canton de Montiers-sur-Saulx (Meuse) canton de Poissons (Haute-Marne)
Prologue
Cinq années passées à Bure (Meuse) en tant que Coordonnateur Grand chantier pour le Laboratoire de recherche souterrain de Meuse/Haute-Marne (ANDRA). Cinq années de rencontres, d’échanges, d’écoute des habitants et de leurs élus dans ce secteur concerné par un projet de centre de stockage de déchets radioactifs. En ce pays situé entre Champagne-Ardenne et Lorraine, sur ce site de rupture géographique entre les confins du Bassin parisien et les marges du Grand Est de la France, la vie s’écoule tranquillement et dans l’anonymat. Or voilà que s’invite un fait majeur de civilisation : celui, dans les entrailles de cette terre, de la gestion en couches géologiques profondes de produits ultimes de notre indépendance énergétique que sont les déchets hautement radioactifs et à vie longue (HAVL). Là où, ordinairement, peu de choses se passent, là où rural rime avec banal, voici qu’un projet exorbitant sollicite toute une population surprise par l’émergence d’un tel projet. D’abord avec l’implantation d’un Laboratoire de recherche (mise en œuvre à partir de la fin 1999) puis, demain, avec un centre industriel de stockage de ces déchets (lancement des travaux vers 2017, dans même pas une dizaine d’années). Durant ces cinq années, j’ai pris des notes sur un carnet. Scènes vécues dans ces humbles villages, échanges avec leurs habitants : leurs réactions, leurs points de vue, leur vécu face à cette question du stockage géologique et celle de l’ouverture sur le monde qu’elle
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engendre; ce qu’ils peuvent en dire ; leurs mots à eux. Car, au-delà du Laboratoire qui étudie, dans un premier temps, les caractéristiques et les aptitudes de la roche susceptible d’assurer le confinement des déchets, le centre de stockage se profile à l’horizon. Il contiendra la très grande partie de la radiotoxicité française provenant de la filière électronucléaire. Comment la population se représente-t-elle cette future installation plus complexe en vérité qu’une centrale électronucléaire ? Que dit-elle de cette forme d’intrusion sur son territoire ? Certes, les pouvoirs publics ont pris la mesure des choses. A la demande insistante d’élus, quelque ministre a compris qu’il était urgent de reconnaître l’effort citoyen extraordinaire qui allait être demandé à ces habitants : recevoir en dépôt dans leur sous-sol ces déchets hautement radioactifs secrétés par la nation entière : la contremarque de décennies de production d’électricité que nous avons tous consommée. Cette région est en effet appelée à accueillir une installation qui n’a jamais encore été mise en oeuvre et qui engage sur le très long terme. Du jamais vu. Certes, l’accompagnement économique sur ces zones contribue à faciliter leur essor autant que possible ; cet accompagnement participe précisément de cette reconnaissance des populations concernées qui, comme partout en France, attendent toujours beaucoup de l’Etat providentiel et, par voie de conséquence, des grands cet Actuellement, concernés. nationaux opérateurs accompagnement se poursuit et même s’intensifie avec le concours de ces acteurs de la filière électronucléaire, producteurs de déchets, qui s’impliquent à l’invite des pouvoirs publics. Tout cela est très bien et l’on ne peut que s’en féliciter. Reste une question : qui s’intéresse aux habitants ? Qui – hormis le maître d’ouvrage des opérations, l’ANDRA, ayant ici fort à faire -, cherche à les rencontrer, à les visiter chez eux, à établir des relations pour les connaître et les aider à penser à l’avenir, leur avenir ? Qui prend en compte leur vie, leurs soucis quotidiens et leurs besoins propres – les choses étant ce qu’elles sont aujourd’hui et peut-être demain - ? Qui engage de telles démarches, les élus locaux ne pouvant ici tout faire quand un projet aussi énorme tombe sur leur circonscription ?
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Cette question va au-delà : le projet de stockage géologique HAVL met le doigt sur les difficultés de notre société qui va trop vite par rapport à l’évolution plus mesurée de certaines populations en zones rurales à l’écart des villes, populations qui font aussi la France. Où va-t-elle en ne connaissant plus ces petites gens des campagnes et leur situation héritée d’une tradition séculaire qui ne se mélange guère avec les avancées de notre civilisation ? Comment peut-elle encore les reconnaître quand ils ne sont pas tous, loin de là, adeptes des mouvements plus ou moins politiques des chasseurs, des pêcheurs et des amoureux du terroir ? Par quel moyen peut-elle renouer avec ce qu’on appelle parfois la « majorité silencieuse » alors que la « désertification » ébranle la vie locale, ses structures et la vie quotidienne des habitants ? A l’heure du Téléthon et autres quêtes médiatiques nationales – très bien d’ailleurs-, qui voudra un tant soit peu s’intéresser aussi à la vie de ces populations de Meuse et de Haute-Marne qui ont à vivre avec ce projet qui interpelle ? Notre société a-t-elle encore la capacité à prendre en compte la vie de ces bonnes gens, à l’heure de la compétitivité et du court terme, alors qu’ils sont susceptibles de rendre un immense service à la nation sur des générations entières ? Car qui en veut, de ces HAVL ? Qui comprend que c’est ici une question de solidarité nationale à manifester auprès de ceux qui vont peut-être demain assurer cette mise en stockage de matières parmi les plus dangereuses que l’homme ait à manipuler ? Bure, commune citée aujourd’hui dans tous les médias français voire à l’international, est devenue l’épicentre emblématique du débat sur la gestion de ces déchets. Débat intéressant et qui soulève volontiers la controverse : les déchets ont bel et bien été produits par notre France et la fée électricité qui ravit tous les logis ! Alors, acceptons cette réalité et rencontrons mieux ceux dont nous allons avoir besoin, gardiens avant nous de leur pays, quand les géologues n’étaient pas encore venus investiguer le site et que personne n’imaginait dans cette région l’implantation possible d’un tel centre de stockage HAVL. Voilà ce qui fonde le « Carnet de Bure », s’il peut contribuer à faire découvrir cette population et à aider à tisser des relations:
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partager mes propres rencontres en restituant la perception que ces habitants peuvent, me semble-t-il, avoir de cette affaire; redonner les mots par lesquels ils s’expriment ; traduire l’état de la réflexion actuelle de futurs riverains possibles que j’ai pu visiter ; en saisir les contours et les présupposés, s’agissant d’un projet quelque peu déroutant ; exprimer, derrière leurs mots, le choc introduit pas les évolutions contrastées de notre société. Avant d’ouvrir ce Carnet, quelques rappels : que fait un Coordonnateur Grand chantier ? Cette mission DATAR (DIACT aujourd’hui – Délégation Interministérielle pour l’Aménagement et la Compétitivité des Territoires) a consisté à faciliter l’implantation et l’insertion du Laboratoire dans le contexte de la zone géographique d’accueil et son accompagnement économique progressif. Faciliter le recrutement de la main d’œuvre si possible locale, puis l’accueil du personnel, son hébergement, la réalisation d’infrastructures d’accès, celle d’équipements généraux, de groupes scolaires et autres dispositifs pour les familles. Par conséquent, développer des relations avec les élus locaux, les services de l’Etat et bien entendu l’ANDRA et les entreprises du chantier de construction de ce Laboratoire. Une mission qui vous conduit à vous transformer en commis voyageur déjà pour expliquer partout ce qu’est le Laboratoire de recherche, que ce dernier – orienté vers les études géologiques -, ne contient aucun déchet radioactif, et que le bilan des recherches sera l’objet de débat au plan national (ce qui s’est produit durant l’année 2005 notamment). Mission qui conduit aussi à rencontrer les représentants locaux, à plaider leur cause, à chercher quelqu’interlocuteur dans les bureaux en Préfecture, en Région ou dans les Hautes Administrations pour faire valoir leurs avis ou leurs souhaits, y compris à Paris car rien ne se fait en France hors la capitale. Débloquer les dossiers, être l’avocat de ces zones et de leur population quand beaucoup ignorent même où se trouvent Meuse et Haute-Marne ! Tout cela dans la perspective d’un projet de centre de stockage. Le Coordonnateur est donc immergé sur le lieu, parmi ses habitants. Il fait corps avec.
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Que sont ces déchets HAVL ? Ils représentent les résidus inutilisables – en l’état des choses - et qui proviennent essentiellement du combustible usé consommé par les réacteurs des centrales électronucléaires françaises. Ces déchets « ne peuvent plus être retraités, dans les conditions techniques et économiques du moment » - comme le dit la loi votée le 28 juin 2006, laquelle encadre un programme important pour la gestion durable des matières radioactives et, notamment, la création d’un centre de stockage HAVL. Qu’est-ce que le stockage en couches géologiques? C’est une des voies retenues par le législateur pour assurer cette gestion durable, stockage qui pourra avoir lieu à moins 500 m, dans des couches du sous-sol particulièrement aptes au confinement. La technique utilisée devra permettre la reprise de ces matières, si nécessaire, au moins pendant un certain temps. C’est la réversibilité. Enfin, une remarque sur le style employé dans ce « Carnet de Bure » : comment relater ou exprimer la pensée des gens ? Comment la suggérer et la faire toucher du doigt ? Comment témoigner ? Aussi ai-je choisi d’écrire de façon assez directe ou imagée. Que cette liberté d’écriture ou certains traits de plume dans certains chapitres ne soient pas mal interprétés : ni polémique ni sarcasme ou dénigrement, surtout pas ; mais seulement le souci de faire comprendre et d’animer, est-ce permis, même s’il faut parfois des artifices, des caricatures ou des mises en scène pour révéler et faire aimer. Aimer. La prétention n’est donc pas de donner dans l’analyse sociologique mais d’exprimer et de faire vivre ou revivre. Ces notes n’engagent, en tout cas, que leur auteur. Elles ont été composées entre 2001 et 2006. Or, l’année 2006 est très importante, en particulier du fait de la nouvelle loi précitée du 28 juin 2006 qui fixe les modalités de procédure et les échéances d’un futur centre de stockage. A peine rédigé, le « Carnet de Bure » ne serait-il pas dès lors obsolète au regard de cette période à venir durant laquelle l’accompagnement économique, notamment, va jouer à plein et pendant laquelle également de nombreuses démarches seront déployées en vue de la création de ce centre ? Eh
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bien non ! Car le temps, dans cette zone géographique, défile lentement. En ces contrées loin des chocs urbains, les évolutions restent lentes. Les pesanteurs et les inerties contraignent le changement. Les traditions, les manières d’être marquent durablement le territoire et leurs habitants. Qu’on se le dise. Bernard FERY, Bure, novembre 2006
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Bure a-t-il un sens souterrain ?
Il se trouve que le nom de la commune d’accueil du Laboratoire de recherche, c’est-à-dire Bure, est aussi un mot qui désigne un usage commun dans la pratique des ouvrages souterrains. Plusieurs y ont vu une sorte de prédestination, comme si Bure – en Meuse -, se devait d’accueillir des travaux souterrains à quelque moins 500 m. Que faut-il en penser ? L’affaire mérite d’être creusée: ou le rapprochement doit être fait, ce qui resterait quand même surprenant ; ou il faut tordre le coup à cette billevesée. Ouvrons les dictionnaires et encyclopédies. Le mot « bure » - non pas au féminin qui désigne une étoffe grossière ou un vêtement -, mais au masculin, définit en effet un mode opératoire relatif aux creusements souterrains. Voici le genre de définition récurrente dans les dictionnaires spécialisés : « Bure: puits intérieur qui ne débouche pas au jour et qui relie verticalement deux ou plusieurs galeries ». Une littérature technique abondante permet d’aller plus loin, par exemple ceci – dans les charbonnages-: « Lorsque la veine est à une profondeur telle qu'on ne peut l'atteindre par une simple fendue, et c'est à l'époque le cas le plus fréquent, on procède par bure. Les travaux de prospection terminés, le treuil à bras suffit au fonçage du bure et, la houille une fois touchée, on le remplace par la
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vargue qui permet une remontée plus rapide des déblais, avant de servir à la descente des ouvriers, à la sortie du charbon et même à l'évacuation des eaux.» Mais, à Bure, il n’y a pas de charbon. N’est-ce pas plutôt le type de mine et de minerai ainsi que la technique minière qui seraient concernées ? Cette littérature spécialisée révèle en effet qu’un bure, dans toute mine, est à la fois un procédé et un équipement. Résultante d’une opération particulière qui tient à la difficulté qu’oppose la couche géologique, le bure permet de « shunter » deux galeries. C’est un système. Après percement, il permet d’accueillir au sein d’une mine soit un dépôt, soit des matières ou des objets ou encore des réseaux qui profitent du passage qui aura été ménagé entre deux strates. Le Dictionnaire des Sols et autres revues savantes révèlent que l’origine étymologique du bure serait à trouver dans le vocabulaire de la Wallonie au 19ème siècle. A cette époque, bure, voire burer, renvoie à la notion d’avaler, au sens de creuser. On y lit : « avaler : abaisser, descendre, rendre moins haut » ou encore : « une avalress est une bure que l’on creuse, avalé on bêur » Par conséquent, il se confirme que le sens profond du bure se découvre à la fois comme un lieu intime, au sens originel, du travail de creusement mais aussi comme une fonction, notamment d’accessibilité. Là où la cavité ouvre ses entrailles, où la matière est prise, où elle est prélevée pour libérer le passage, pour donner communication, pour créer une voie ou une chambre et y faire un dépôt. Le Bure serait donc un mode opératoire qui se joue d’un obstacle profond ô combien historique mais se laissant percer comme un secret, tout cela pour y déposer quelque chose d’important. N’est-ce pas ici la racine de la prédestination de cette commune de Bure, livrée au stockage en souterrain ? Il y a un certain nombre de Bure en France, près de Gap, de Limonest, de Charency-Vezin, de Saint-Dié-des-Vosges, de Saclay, pour en citer quelques-uns. La dénomination de ces sites
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renvoie-t-elle pour autant aux activités minières ? Pas du tout. L’étude des appellations patronymiques de ces villages ou villes ne signale aucune référence au creusement ou à la mine. Les origines sont diverses, tant au plan géographique que lexicographique. De même pour Bure en Meuse. En effet, la consultation des archives révèle que ce village a pour appellation étymologique la plus ancienne bûra, notée dés 1135 (Dossiers documentaires meusiens). L’origine de bûra est germanique et découle en fait de la racine bûr qui désigne une hutte… Nous sommes loin des mines ! Encore une remarque : Bure en Meuse a donné lieu à la découverte de gisements de minerais de fer à une époque relativement récente : des minières à ciel ouvert ont fait l’objet d’autorisations d’exploitation de 1845 à 1872. Comme dans bien d’autres minières qui pullulaient à cette époque et même bien avant tant en Meuse qu’en Haute-Marne – notamment à Poissons -, on y extrayait le minerai mais de faible teneur : « le minerai lavé ne contient généralement que 46 à 49% de peroxyde de fer hydraté par exemple à Biencourt-surOrge » C’est pourquoi la découverte de la minette lorraine – d’une teneur supérieure- détrônera ces mines locales à partir de la fin du XIXème siècle. Laquelle minette de lorraine sera à son tour détrônée par le minerai de fer mauritanien que la France a commencé à importer à partir des années postérieures à 1960. Par conséquent, la commune de Bure, regardée sous toutes les coutures, n’a vraiment rien à voir avec on ne sait quelle prédestination souterraine. Paisible village créé probablement au XIIème siècle, Bure dont le nom patronymique se trouve coïncider avec une terminologie minière, mais sans relation de cause à effet, n’a rien qui puisse crédibiliser on ne sait quelle vocation aux travaux souterrains qui plus est pour du stockage. Levons cette confusion, pour la paix éternelle du village. (février 2001)
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Le Lavoir
Les bureaux de la Mission de coordination sont installés dans un lavoir fort bien réhabilité : murs en pierre de Savonnières (qui, jusqu’au milieu du XXème siècle, était extraite par quantité industrielle dans le secteur géographique voisin), belle charpente à l’ancienne, ouvertures en pleins cintres, plancher de chêne. Plancher, car on a couvert l’ancien dispositif que l’on a aucune peine à imaginer : un bassin ceinturé par des pierres de taille plates et que l’eau courante alimentait par un bout avec sortie trop plein à l’autre bout. Un bassin faiblement profond rempli d’une eau étale où devaient se mirer au passage le vol de furtives hirondelles. A l’époque, dans bien des lavoirs dans chacun des villages, les lavandières savonnaient et lavaient le linge au milieu des bavardages et commérages qui, entre deux coups de battoir, allaient bon train. Elles étaient les premières à se tenir dans un tel établissement dévolu d’abord au lavage domestique, grâce à l’eau maîtrisée, non plus celle des ruisseaux tortueux, mais l’eau claire et disponible pour toute la communauté. Laver était certes un acte en propre, mais aussi une façon de célébrer ensemble la recherche rituelle de la pureté. Les lavoirs marquaient une étape certaine dans l’évolution domestique voire sociétale et, sans doute, les populations aimaient à vivre en ces lieux si différents des dépotoirs boueux et sales qui trônaient parfois en creux de village. Tandis qu’en ces périodes de la 2ème République et début de la 3ème -, les lavoirs ouvraient la porte aux progrès de la santé publique. Souvent
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complétés d’une fontaine avec une eau jaillissante pour alimenter de grands abreuvoirs accolés aux murs ou posés immédiatement à proximité, les lavoirs devinrent en effet un lieu central de commodités. Tout le monde s’y rendait. Pas seulement les hommes et les femmes. Les bêtes venaient aussi s’y désaltérer après être descendues des champs et avant de regagner l’étable ou l’écurie. Elles se remplissaient alors le ventre de cette pleine eau. Les hommes en profitaient pour s’asseoir quelque temps sur les bancs de pierre adossés aux murs intérieurs du lavoir: chacun pouvait ainsi se reposer un peu, protégé des pluies, du vent ou du soleil, pour causer avec quelqu’autre et refaire le monde, pendant que les bêtes buvaient. Le lavoir devint donc un lieu pratique de rencontre. Celui de la palabre. Chacun s’y rendait, là au milieu du village, à la croisée des chemins – car il n’y avait pas encore de rue. A cette époque, a fortiori, les cafés n’existaient pas non plus, seulement dans des villes, certaines villes. Mais dans ces campagnes, les lavoirs devinrent, après l’église ou la place du village, le point focal de l’appartenance et du partage communautaires. Ils servirent de fondements au fait municipal. En effet, dans un certain nombre de villages comme à Bure – précisément -, la première mairie fut installée dans le lavoir, qui comprenait d’un côté le bassin, de l’autre un lieu cloisonné comportant des bancs en pierre, c’est-à-dire une salle pour tenir conseil. Ou alors, comme on le voit encore par exemple à quelques kilomètres de là, à Noncourt-sur-le-Rongeant (Haute-Marne), on construisait un étage au-dessus du lavoir et, par des escaliers quelque peu monumentaux, on pouvait accéder à une grande salle qui, dans nombre d’établissements similaires, devint progressivement le lieu où se tint le conseil, puis la mairie. En deuxième partie du XIXème siècle, le lavoir devint donc cet endroit singulier résumant à lui seul l’évolution d’une communauté capable, progressivement, de s’équiper, de se parler, de s’administrer puis de faire municipalité. C’était l’époque des débuts de l’hygiène dans les campagnes et surtout de l’instruction
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pour tous qui devint plus tard gratuite et obligatoire. C’était l’époque où, dans toute la France, on croyait dur comme fer au progrès, souvent avec exaltation. Aussi, les maçons, tailleurs de pierre et autres architectes étaient-ils invités à magnifier ces édifices publics de belle façon. Certains lavoirs embellirent avec des motifs en plein-cintre, des encorbellements ou des rehausses. Le sculpteur local apportait sa contribution, porté par cette idée très pure et très française qui prétend allier l’honneur et le progrès. Dans ces régions, certains lavoirs devinrent des monuments en soi : fontaines publiques monumentales, comme à Mauvages ou Houdelaincourt - toujours à quelques kilomètres du Laboratoire-, où des personnages antiques portent des urnes déversant l’eau salvatrice ; thermes plus ou moins complexes avec des salles de bain et de réception. Ainsi, à Bure toujours, un projet fut développé en 1868 mais ne put hélas voir le jour : les plans en révèlent l’ambitieuse architecture avec, en sous-sol, une véritable citerne en pierre puis, en élévation, de grands escaliers accédant aux étages pour les différentes fonctions municipales (Archives en dépôt de la Commune de Bure). Aujourd’hui, dans le lavoir occupé par la Mission de coordination, le fil de cette histoire de pierre est rompu. La modernité l’a emporté. Quelques noms ou lettres gravées ici ou là sur des murs attestent encore du passé. Mais la page est tournée. L’eau ne coule plus, ni les bavardages, ni la vie des paysans de la contrée. Cet historique ici brièvement rapporté serait-il définitivement enseveli ? Cette vie ancestrale à Bure, comme celle dans d’autres villages, serait-elle disparue de toute mémoire, cachée, encombrée, surchargée voire raturée ? Pas tout à fait : aujourd’hui encore, le Lavoir reste un lieu singulier de passages, à force d’être un ancien point de rencontre communautaire. J’observe que la porte s’ouvre facilement. Il y a volontiers des visites spontanées, comme si c’était un bâtiment où l’on entre sans avoir peur. Chacun vient, avec le sentiment d’être presque chez lui ou, en tout cas, comme si le lieu était sans appartenance. Disons un lieu libre. Les habitants, mais aussi les maires ou d’autres responsables y viennent. A Bure ou dans d’autres villages peuvent se tenir au Lavoir des rencontres,
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des réunions locales, des petites causeries. Le Lavoir est encore un abri de bon commerce. Mais où sont les lavandières et paysans d’antan ? Où est la palabre, cette chose infiniment précieuse qui consiste à perdre son temps à discuter d’un peu de tout et à se sentir bien d’en parler, sans avis à défendre ni d’interdit à cacher ? Serait-ce que les Lavoirs sont aujourd’hui ailleurs, au sens où les rencontres communautaires qu’ils occasionnaient se passent aujourd’hui dans d’autres bâtiments ? A l’église ? Sur le trottoir ? Dans les champs ? Comment, au XXIème siècle, en de tels villages, la rencontre sociale peut-elle s’opérer ? Où peut-on de bon aloi discuter de tout, vu qu’il n’y a généralement plus de café et que tous bien sûr ont la télévision ? Quels autres lieux existent pour que jaillisse la parole ? Quels endroits permettent aux habitants de se rencontrer, hormis quelques fêtes au village ? En fait, vivre aujourd’hui en ces campagnes, il faut y réussir. Seule gouverne, c’est la représentation sortie des urnes, c’est la démocratie qui institue le Conseil couvrant de son aile la vie de la cité. D’où la vitalité qui réveille ces villages au moment de coller les listes électorales. Bienheureux tous ces candidats et bravo pour ce dévouement municipal ! Pour autant la vie partagée, la rencontre au quotidien, le débat continuel entre tous, tout cela s’est envolé. Plus de rencontre de plain pied, plus de rassemblement pour les foins ou le battage, plus de mariage qui dure presque la semaine. Les échanges, les vrais, sont devenus plus difficiles, en fonction de la vie plus ou moins réussie de chacune et de chacun, en fonction du Crédit Agricole et des prêts à tempéraments partiellement remboursés, en fonction des relations qui parfois tournent court. Tout est si difficile pour gagner un peu ! Alors bien sûr, il y a toujours des causettes à un moment ou à un autre de la journée. Mais aussi des commérages, ragots, médisances, toute chose qui manifeste une parole coupée, un mal être, une relation tronquée qui ne se dit qu’à l’emporte pièce. Les informations circulent, mais pas toutes. Parfois, on apprend le lendemain par le journal, c’est dire ! Et puis, il y a les clans, toujours. Même que ça remonte parfois du temps du grand-père voire plus. Pour des questions de terrain, de remembrement qui s’est mal passé, de grange toujours pas désaffectée ou de rigole qui ramène de l’eau à
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la moindre ondée… Les villages actuels, comme dans le passé, développent toujours autant de divisions, de critiques et d’éviction. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de lieu pour, à l’inverse, se dire et se raconter. Aucune invite – en fait -, à partager. Pas d’endroit – en tout cas pas assez -, qui inciterait à se parler, à se comprendre et à dénouer des situations avant qu’elles ne deviennent inextricables. Et le Laboratoire, dans tout cela ? Et le stockage géologique ? Comment en parler ? Comment rencontrer les gens dans ce contexte captif du petit écran et du chacun chez soi ? N’est-ce pas précisément un sujet pour lequel il serait bon de prendre le temps de bavarder ? Savoir en parler comme des questions obligeant surtout à ne pas se précipiter, vu que ce n’est pas tout à fait pour demain. Et même si c’était le cas, ne faudrait-il pas laisser les choses mûrir tranquillement s’agissant d’une opération hors du commun ? Mais comment ? Comment s’inscrire dans la durée alors qu’aujourd’hui, tout se traite au plus vite ou se maltraite. Même au village, les gens réagissent d’un coup: par exemple, certains aréopages pensent utiles de procéder à des enquêtes locales, pour savoir et sonder l’opinion. Aussi, des messieurs sonnent aux portes, ils interrogent des gens alors très surpris, pas préparés, sûrement pas, mais quoi ? Leur fermer la porte au nez ? Cela arrive. Nos bonnes gens répondent quand même aux questions, plus ou moins curieux de savoir de quoi cette affaire est entortillée et jusqu’où elle va peut-être aller : qui, dans ce manège, est l’écouté ? En fait, les gens ne sont sans doute prêts à parler… A s’exprimer sur le Laboratoire et sur le reste : stockage géologique, réversibilité, quoi encore ? Les élus, oui bien sûr, ils sont informés. Mais les habitants, comment s’y retrouver ? Ils ont certes des questions, mais ils en doutent, ils en ont peur ! Et puis, avec qui échanger ? Quelle personne proche, sûre et que l’on connaît depuis longtemps ? Et où, comment ? Et même pourquoi ? Certes, ils savent en causer – comme on dit ici -, du fameux Laboratoire, ne disons pas le contraire : au détour d’une haie, quand il fait beau, on prend le temps de discuter. Ou le dimanche quand il y a un concours de belote ou de scrabble, on peut y faire allusion, à un
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moment. Ou lors de la réunion des affouages ou encore lors de la cérémonie du 11 Novembre, au vin d’honneur après le monument aux morts, ou bien aussi à l’inauguration du local des pompiers... Il y en a des occasions où ensemble, il n’est pas impossible de parler du « Labo » ! Ce n’est pas ça qui manque. Alors, qu’est-ce qui manque pour vraiment parler ? J’interroge quelques uns qui me répondent : « On ne va quand même pas dire que les gens ne parlent pas entre eux dans ces petits villages de Meuse et de Haute-Marne ! Et même pour parler de l’ANDRA ! Soyez rassurés, on en cause ! Oui, les gens se rencontrent, n’allons pas tout noircir : on peut parler, en famille ou en aidant le voisin. Car il y a plus d’entraide que vous ne le croyez ! Il y a aussi des activités : ici la gymnastique certains soirs, là le petit club informatique ou encore le repas des anciens, le dîner d’après moisson, le coup de blanc quand on vient de se mettre d’accord sur un partage ou encore le club de théâtre quand il existe… Que les gens soient méfiants, bon, c’est possible, surtout question Laboratoire. Mais ne dites pas qu’on n’arrive pas à se causer ! » Alors, qu’est-ce qui manque ? (avril 2001)
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Un Conseil municipal
5 novembre 2001 : entrée en fonction à la Mission de coordination. J’arrive vers 8h30 dans les bureaux du Lavoir. Une première pile de dossiers se tient là au milieu du bureau que l’on a savamment préparée à mon attention. J’entame la lecture mais la revue de ces documents ne m’inspire guère en ce premier matin maussade qui annonce presque l’hiver. J’ai besoin de prendre le large et quitte ce Lavoir en me disant que je vais visiter Bure. Pourquoi pas, n’est-ce pas ici le commencement ? Je remonte la rue de l’Orme vers l’église en surplomb. Rue qui ressemble à celles de tous les villages lorrains, faite en large avenue mais diversement encombrée, avec des alignements parfois mal respectés. Devant les maisonnées gisent toutes sortes de choses communes : machines agricoles d’un autre âge, réservoir ou citerne rouillée, tas de bois ou de tuiles usagées, pas de fumier mais toujours un peu de purin ici et là dans les rigoles de l’usoir (mot important ici, qui désigne l’emprise foncière entre la voie publique et le terrain en propre de la ferme et qui fait souvent discussion quant à l’usage et l’entretien à charge de qui ?)…Un vent gris et fade court dans les débris de paille qui jonchent encore la chaussée depuis la dernière rentrée des moissons à moins que ce ne soit au retour de labours qui peuvent faire emporter quelque reste de chaume sous les larges pneus s’écrasant sur la route. J’atteins le haut de la rue qui domine plus que je ne le pensais ce hameau dont les toits se collent comme des moutons, les uns contre
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les autres. Je pousse la petite porte donnant accès au cimetière ceinturant l’église. Tout cela tient dans un mouchoir de poche. L’église aux pierres grises et délavées est hélas fermée « pour cause de travaux de restauration. Danger ». J’arpente le cimetière et avise quelques tombes. Voici assurément le caveau familial de la famille du maire. Le silence est immense. Je quitte le lieu, plus petit et étrange qu’aucun autre cimetière, et referme sur moi la petite porte pour redescendre la rue avec le sentiment que la vie, ici, se passe sans tambour ni trompette. Sans grand enchantement. 28 janvier 2002 : je suis invité au début de réunion du Conseil municipal de Bure. A peine assis, très vite le Maire sans autre formalité me propose de m’exprimer. J’explique donc ma mission, mes projets, ce qui va changer pour la commune, les bénéfices à tirer du Laboratoire etc. Je développe mon propos tranquillement, en évitant toute fanfaronnade ou annonce triomphale. Il y en a déjà eu trop. Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour, au contraire, appeler au réalisme et à la prudence même si, je le reconnais, la commune de Bure n’a pas encore bénéficié de tout ce qu’elle pouvait attendre. J’énumère quelques opportunités mais en insistant sur les conditions nécessaires pour en tirer parti et sur les délais qui obligent à la patience. J’ouvre des perspectives que j’espère réalistes et propose au Conseil de faire preuve lui-même de dynamisme car beaucoup reste à construire. Au fur et à mesure des propos, je vois chez les conseillers municipaux les yeux cligner, les paupières s’alourdir, les visages se flétrir après la journée de travail et de vie trop quotidienne. Aussi, je décide de conclure et termine l’exposé. Un grand silence s’installe dans la salle du Conseil, peinte à la brosse en vert pomme faisant un stuc passablement coloré. Le plancher est brut comme s’il avait été lavé, avec de grandes et larges lames. La table est ovale, presque légère en ce lieu sans fioriture. L’un des conseillers, la tête appuyée sur le coude droit, m’assène une question : « est-ce que vous croyez à ce que vous dites ? ». J’évite de marquer ma surprise et décline ma sincérité. A moins que pour eux, cela s’appelle de la naïveté, va savoir ! Ma réponse en tout cas déclenche la controverse. Le doute s’empare de
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la salle sur ce qu’on peut croire et qui dans cette affaire de ce foutu Laboratoire: y a-t-il même encore quelque chose de vrai et sur quoi tabler ? Certains sont convaincus de l’impasse voire de l’imposture qu’ils avaient d’ailleurs prédite et dans laquelle la commune, à leur sens, se trouve aujourd’hui placée. Selon eux, le Conseil n’a pas été vraiment inspiré en disant oui au « Labo » quand il a fallu délibérer en 1996 alors qu’on faisait miroiter les alouettes et qu’aujourd’hui l’on n’a même pas une grive ! Les autres cherchent à nuancer et combattent cette vindicte de comptoir. N’y aura-t-il pas un jour un bénéfice à tirer ? Qui tendra alors la main le premier ? Le Conseil, le moment venu, saura apprécier. Un deuxième conseiller m’interpelle : « Dites, c’était pas vous qui étiez allé au cimetière un matin, début novembre ? ». J’essaie de me souvenir : mais oui, j’étais effectivement allé jusqu’au cimetière ; c’était peut-être moi… - « C’est sûr, c’était vous, reprend le conseiller ! Vous aviez votre grand imperméable ! Je vous ai reconnu». Il me regarde tranquillement avec une sorte de tendresse moqueuse en attendant quelque réaction de ma part. Je reste éberlué par tant d’observation ou d’obstination, qu’en penser ! Je lui dis me souvenir avoir visité le lieu, avoir même repéré le caveau avec le nom de la famille du maire. J’ai droit à une sorte de sourire d’acquiescement, sur ce point là. Puis, entre deux balivernes, les conseillers continuent à me regarder à tour de rôle, comme on regarde le cul d’une vache : qu’est-ce qu’elle va bien pouvoir produire ? N’est-elle pas cagneuse ? Va-t-elle aller droit ? Puis, d’autres questions ou bavardages fusent, sur le propriétaire voisin du cimetière, sur le mur côté des prés qu’il faudra bien reprendre un jour, sur le curé qui ne répond pas, que sais-je encore... Je comprends que mon exposé n’a pas dû présenter tout l’intérêt escompté. Le Maire passe au point suivant à l’ordre du jour malgré mon souhait de débattre des propositions générales que j’ai pu formuler. Mais l’heure a passé. Le Maire n’y tient pas. De toute façon, on aura tout le temps pour en reparler. L’affaire n’est pas finie. Elle ne fait que commencer...
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Quittant la mairie, j’observe qu’il ne sera peut-être pas facile d’échanger avec les gens du pays. M’y suis-je bien pris ? N’auraitil pas fallu les prendre au jeu et, par exemple, rebondir sur la visite du cimetière, parler des familles et des morts…Aurions-nous pu parler de la mort, lors de cette réunion de Conseil municipal, à l’occasion de ma première participation? Mettons que cela soit possible, fut-ce approprié lors d’un échange avec pour toile de fond la question du Laboratoire et des déchets hautement radioactifs, puisque ma participation renvoie inévitablement à ce sujet, même si je ne suis pas personnellement membre de l’ANDRA ? Certes, lors de ma première visite du village, je me suis effectivement rendu au Jardin des morts. Etait-ce par hasard ? Sans doute pas, car il y a assez peu de choses à visiter dans un tel village, à moins que ce ne soit précisément la question : un village où il ne se passerait pas grand chose, sauf à attendre la mort ? Les déchets radioactifs ne raviveraient-ils pas cette attente inquiète et collective à l’heure où, de surcroît, tout change tellement dans notre société, voyez l’agriculture – la plupart des conseillers municipaux étant agriculteurs ! Comment se repérer dans cette révolution dont ils ne comprennent pas les tenants et aboutissants ? Avec en plus aujourd’hui le problème du Laboratoire qui est là ! Comment leur territoire et leurs affaires vont-ils évoluer ? La gestion des déchets radioactifs ultimes braque subitement le projecteur sur un pan de la vie que tous nous prétendons vouloir cacher : la limite de toute vie et sa fin ultime – elle aussi -. Peut-on parler de ceci avec les habitants de ces villages ? En fait, les opposants au nucléaire ne manquent pas de se saisir de cet aspect des choses : ils défilent avec des masques mortuaires, dansent en imitant des squelettes irradiés ou prennent des faucilles en uranium qui fauchent votre vie. Tout un folklore, tout un Moyen-âge qui surgit de l’inconscient collectif, présent en chacun de nous ? Pourquoi donc, un jour, au Conseil municipal, ne pas essayer de parler de la mort ? Pourquoi ne pas évoquer le cimetière communal en tant que Jardin des morts ? En avons-nous peur ? N’y a-t-il pas une angoisse profonde et refoulée alors qu’il faudrait, au contraire, échanger ? De plus, notre société aujourd’hui a tendance à évacuer la mort. Dieu est mort, la mort également. A Bure aussi, mais est-
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ce tenable alors qu’il faudrait ouvrir le débat et ne pas avoir peur de parler de radiotoxicité, de sa dangerosité mais aussi de la protection et de la sûreté nucléaire ! Sans doute ce débat serait-il d’avance suspecté parce que l’opinion a peur d’avoir à parler de la souffrance et de la mort, alors qu’il n’en est rien, que la radioactivité est une donnée scientifique parfaitement maîtrisée et que, si l’on voulait se donner la peine, il y aurait pour beaucoup la possibilité d’être sinon rassuré, du moins informé. Mais non, la société et ses médias en décident autrement : le risque clinique l’emporte d’emblée. La radioactivité, c’est la mort ! Pas simple d’ouvrir la boîte de Pandore et de faire de la pédagogie ! Comment faire face à la mort en nos vies d’ici-bas ? Comment arbitrer entre les dangers possibles découlant d’une exposition radioactive trop importante et les règles permettant d’écarter les risques ? Comment éclairer un tel échange en évacuant la peur d’où qu’elle vienne ? (juin 2001)
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La Chasse
La chasse est volontiers une passion. Dans un pays comme le nôtre, elle constitue plus qu’un loisir, mais une pratique, une culture, un mode d’existence même. Elle est solidement organisée avec des sociétés, des syndicats, des fédérations etc. Elle représente aujourd’hui une sorte de corporation qui, si nécessaire, sait se faire entendre. Dans ces campagnes riches en gibier en Meuse et Haute-Marne, la chasse est presque une religion. Or, s’il est des sociétés ou réserves de chasse de premier plan présentes en ces territoires, si ce secteur géographique est bien connu des bons fusils, il y aussi une pratique populaire intense de la chasse. Tout le monde, ici, a un fusil à la maison. Malheur à celui qui n’est pas chasseur ! En classe, à la récrée, les enfants jouent à la chasse. Ils n’ont d’ailleurs pas besoin d’y jouer: très tôt, ils mettent leurs bottes dans le pas de leur père ou du voisin et s’initie peut-être bien avant de savoir lire. Cette pratique populaire nourrit quelques instincts de l’homme livré à sa nature. Ainsi d’une partie de chasse, une parmi tant d’autres : Passé 14h, certains jours, ils se retrouvent sur la place, au milieu du village. Une douzaine, quinze ou plus même. C’est le rassemblement, avant la chasse. Les fusils sont restés dans les voitures garées à l’entour. Pas de « 4 x 4 »; des fourgonnettes ou des voitures de tous les jours, souvent sales ou surannées. Sont debout, mains dans les poches et ça discute ! Tous gaillards. La chasse, c’est le grand moment !
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Il y aura une grande battue, une respiration cynégétique, une conspiration apologétique. Chasser est secret. C’est interne, mais on va jusqu’au bout. On tue, ne l’oublions pas. Il y a des fois une grande ramasse ! Plusieurs biches qui sont tirées, des cerfs, des noirs cochons, les lapins pas la peine d’en parler. Ce gibier, c’est la nature qui le donne. Le gibier, on vient le prendre. Le dû. Comme l’affouage. On vient tuer pour la viande. Ensemble, on a le droit. Droit coutumier par le fait, comme droit de cité. « C’est pas comme pour l’ANDRA ! Eux, c’est-y qu’ils ont le droit ? dit l’un, goguenard. Ils s’installent là comme de si rien n’était. Faudra voir : ils n’ont pas encore eu de nos chevrotines, mais ça peut venir, pas vrai, des fois qu’il y aurait une biche tout près ? » Les autres chasseurs rient un bon coup : ils acquiescent quant à « l’usurpateur ». Un autre dit même qu’avec l’implantation du « Labo », tout est brouillé : les pistes du gibier ont changé, pour les chevreuils surtout. Leur grillage tout autour du « Labo » et haut comme s’ils stockaient de l’or en barre ou que c’était une prison de récidivistes, a coupé leurs routes à nos animaux, vrai ! Oh, ils ne s’en doutent pas à l’ANDRA, dans leurs bureaux climatisés ! Mais nous les chasseurs, on se le dit et on le sait. Le gibier ne peut plus passer comme avant vers le Charquemont ou les terrains de Croix rouge. Il ne fait pas le tour non plus. Où est-ce donc qu’il passe, les chasseurs sont d’avis contraires. C’est tout bouleversé. Faute à l’ANDRA. Faut quand même pas dire qu’avant on ne s’en doutait pas qu’avec l’ANDRA il y aurait forcément du changement ! Un autre rappelle que le Maire a même écrit à ce sujet, « comme quoi le gibier était perturbé et qu’il fallait réparation : tu crois qu’ils auraient même pris la peine de répondre ! Penses-tu ! » s’exclame, furieux, l’homme au chapeau de cuir. « Et dire que ce n’est pas fini ! » dit l’autre… Mais les chasseurs évitent d’aller plus loin sur ce terrain. Ils ne sont pas là pour ça. Du coup, on parle du temps. Aujourd’hui, le temps est au froid, vent du nord. C’est bon pour tirer les cerfs. On dirait que les chiens le sentent : ils piaulent dans les voitures ; on les voit se dresser derrière les vitres ou tourner sur les sièges. En salopettes vertes ou treillis fourrés, les chasseurs attendent encore
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les derniers compagnons en remettant leurs mains dans les poches. Ils parlent fort en critiquant tout dans le village ou en racontant l’aventure dans le bourg voisin. Tout se sait ici. Tout le monde dit. C’est quand même pas aux chasseurs qu’on va cacher ! Puis d’un coup, tout le monde étant au rendez-vous, les voitures partent. Les chasseurs vont se glisser dans les entrailles des bois. Les feuilles mortes vont lever sous les bottes, les branches casser d’un coup sec sous le passage. Les chiens vont d’abord courir comme des fous puis revenir pour les consignes. Dispersés dans la profondeur de la forêt, les chasseurs à distance seront postés. Ils échangeront de loin, en silence, s’écarteront de plus en plus. Parfois ce sera long, très long en plus du froid, d’attendre le passage d’un gibier. Solitude. Chacun à ce moment-là se dit qu’il est seul dans sa vie… Quand on est comme ça à attendre à l’affût, qu’est-ce que vous voulez qu’on se dise d’autre ! Qu’on repense à ses amours, comme dit le Ri-Ri ? Non, au fond du bois, t’es seul. T’attends. Tu penses aux choses ou encore aux femmes pendant qu’à la cîme, tout en haut, le vent fait balancer la tête mouvante de l’arbre immense au pied duquel t’es planté. Tu sais que les autres sont là, mais tu ne les vois pas. Même si c’est long, ça n’empêche pas que c’est la chasse. C’est comme ça. Or voilà quelques gestes ou respirations, un signe de Roger, un hurlement ! Voilà le gibier qui surgit ! C’est un cochon, deux, trois. Ca tire, les cris, l’affolement général ! La horde continue et saccage. Les tirs n’y peuvent plus rien. Tous les chasseurs en courant d’arriver sur le seul qui n’a pu réchapper : un sanglier, allongé de tout son long, n’est plus qu’une lourde masse hirsute et fumante à leurs pieds. Heureux comme des gosses, ils le tâtent. Il a pris le plomb derrière l’oreille. Puis la carotide. Chacun le palpe. Il est fort gros, un peu âgé. Il ne pouvait pas s’en sortir. Les chasseurs rigolent de son museau qu’on dirait celui d’un petit mioche. Les deux ou trois autres cochons, les chasseurs n’en reviennent pas : plusieurs balles pourtant, une dans les yeux qu’a fait le Gabbi, et pruittt! Ils se sont pourtant sauvés ! Qu’est-ce qui a pu se passer, ils les ont ratés ! Et puis ça repart, les chasseurs retournent au bois pour une autre battue, une fois, deux fois et plus encore. Le Jeannot fait une biche
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à la lisière. Une belle. La chasse se poursuit et les bêtes, apeurées, fuient à moins que certaines ne s’écroulent. Ainsi, les heures de l’après-midi sont hachées par des appels et des tirs qui trahissent le silence forestier. Quelques derniers coups de fusil retentissent encore en déchirant le ciel, comme des cris, d’horribles cris qui se tordent dans la torpeur vide de cette fin d’après-midi si active et malheureuse... Puis, il y en a moins. Ils s’estompent pendant que le soir commence à descendre pour de bon. Les couleurs deviennent violettes et le ciel intense mais les chasseurs, la couleur du soir, la poésie automnale, ça ne les intéresse pas. Ils ne sont pas là pour s’attendrir. La chasse, c’est tout le contraire ! Ils ont d’ailleurs bien bataillé. A force d’arpenter, ils sont même exténués. Les chiens restent ensemble mais courent moins. Ils ne font plus que sautiller en reniflant. Une moiteur froide commence à monter du tapis des feuilles mortes qui collent aux bottes décidément encrassées. Les chasseurs pensent alors qu’il y en a assez pour aujourd’hui. Un coup de cor est lancé pour deux qui sont encore près de la marre du fond de bois, long son du cor qui se creuse dans la brume crépusculaire. On rattroupe les chiens. Chacun reprend ou ferme ses affaires et les animaux qui ont été abattus, souvent le poil collé par le sang, sont déposés dans les breaks légèrement affaissés. Les portes claquent et les moteurs démarrent. Le cortège aux roues pleines de boue se dirige vers on ne sait quelle chaumière, chez l’Emile pour cette fois : ce sera une bonne ripaille ! Une nuit profonde tombe alors pendant qu’ils trinquent à n’en plus finir. Cependant qu’au loin, sur la crête, en ce silence assourdissant de la région, percent dans le noir les pénétrantes lumières des nombreux projecteurs jaunes qui, toute la nuit, autour du Laboratoire de l’ANDRA, resteront allumés. (octobre 2001)
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Mortel accident
15 mai 2002, 18h30 : un tube d’aération de 400 kilogrammes se décroche de son câble de manutention dans le puits principal du Laboratoire. Il chute de 15 mètres et tue un opérateur employé par un groupement d’entreprises, le « Groupement Fonds Est ». Cet agent était en train de boulonner des plaques sur une paroi quand l’accident survint. Effroi. La famille de la victime se rend au Laboratoire. L’accident est vite connu de tous. Les journalistes arrivent rapidement sur le site. Récriminations, échanges difficiles entre les proches et les représentants de la Direction. Le Directeur général de l’ANDRA est aussi sur les lieux et prend la mesure des choses. Communiqué de presse. Décision d’arrêter tous les travaux au Laboratoire. Tout le personnel est choqué. L’ANDRA n’a pas besoin de cela ! Déjà, quelques mois auparavant, en Décembre 2001, il y avait eu un accident du travail faisant un blessé. Les opposants s’étaient alors mobilisés pour que l’affaire ne passe pas inaperçue, critiquant l’Agence mise au pilori. Le Préfet de la Meuse, Président du CLIS (Comité de Liaison, d’Information et de Suivi), avait même cru bon d’adresser une lettre au Président de l’ANDRA, rendue publique, l’enjoignant d’améliorer la sécurité sur le chantier du Laboratoire. Et voilà que, quelques mois après, surgit un deuxième accident qui plus est mortel, toujours – semble-t-il -, à des motifs de transgression des mesures ou règles de sécurité ! Dès le lendemain, la presse emboîte le pas aux opposants et stigmatise le Laboratoire :
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« L’ANDRA, souvent critiquée, aura bien du mal à convaincre que la sécurité sur le site sera garantie pour des siècles alors qu’en quelques mois, on y déplore déjà deux accidents dont un mortel. » (Journal de la Haute-Marne du 16/05/02) « Que restera-t-il des études scientifiques qui doivent être réalisées dans les galeries, sachant que l’ANDRA devra rendre une copie fin 2005 pour que les Députés puissent se prononcer en 2006 ? Bien des interrogations sur la faisabilité d’un stockage de déchets radioactifs seront sans doute sans réponse. » (L’Est Républicain du 17/05/02) Lors des obsèques de la victime de ce malheureux accident, les responsables de l’ANDRA cherchent à respecter l’intimité de la famille. Participent aussi, bien évidemment, des représentants de la société « Groupement Fonds Est » : l’ambiance est tendue ; des invectives fusent. La cérémonie débute mais le malaise est palpable. Les circonstances tragiques de l’accident priment presque sur le décès de la victime. Derrière, c’est le chantier lui-même qui est condamné et, par là, l’ensemble du projet de Laboratoire. Ces obsèques resteront une rude épreuve pour beaucoup. Puis, les réactions s’amplifient : un membre du CLIS réagit, par voie de presse, pour demander : «…l’arrêt total et immédiat du chantier. Nous allons provoquer une réunion extraordinaire du Bureau pour exiger une remise à plat des contrats qui lient l’ANDRA et ses sous-traitants. » (Est Républicain du 17/05/02) Le Président du Tribunal de Grande Instance de Bar-Le-Duc ordonne l’arrêt des travaux, suite à assignation en référé initiée par l’Inspection du Travail. Le Jugement relève « de graves
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manquements en matière de sécurité », des tirs d’explosifs « trop puissants et mal maîtrisés », « ces déficiences créent une situation de danger pour les salariés ». Les jours suivants, la presse titre à la une: « Bure stoppé » ou « Bure sur un baril de poudre »… Aux yeux du grand public, c’est une révélation: comment les choses se passent pour ces travaux souterrains, mais surtout comment ce Laboratoire est organisé d’autant que, jusque là, on n’a peut-être pas pris conscience de la réalité technique et des conséquences du programme concret qu’il engendre. Il est de fait qu’à l’époque, l’ANDRA en Meuse et Haute-Marne, est encore mal connue. Les discussions sur l’installation d’un laboratoire avaient bien eu lieu, relayées par la presse, à partir des rencontres en 1993 menées par Christian Bataille; puis les négociations et la mise en œuvre des premiers fonds d’accompagnement avant même que les GIP (1) ne fussent constitués ; puis la mise en place du CLIS (2) qui avait d’ailleurs valu la visite du secrétaire d’Etat à l’Industrie. Donc, la population et les acteurs locaux savaient que le Laboratoire allait être construit. Mais, lorsque durant les années 2000 et 2001, les premiers bâtiments sortirent de terre et que, surtout, les deux chevalements des puits aux silhouettes étranges – il faut le dire - surgirent sur le haut des collines, cette population prit conscience du fait suivant : après toutes ces années de discussions voire de tergiversations sans qu’il n’y ait eu la moindre implantation locale, voilà que ce Laboratoire s’édifiait pour de bon, derrière ses hautes clôtures et son gardiennage perpétuel. Mais, au-delà de ces clôtures austères et dissuasives, qu’est-ce que le public savait alors et du Laboratoire et de l’ANDRA ? Très peu de choses – hormis de la part de quelques initiés -. (1) GIP : Groupement d’Intérêts Publics créé par la loi du 31 Décembre 1991(un en Meuse, un en Haute-Marne) pour générer les fonds d’accompagnement économique liés au Laboratoire. (2) CLIS : Comité Local d’Information et de Suivi, créé par la même loi, pour mieux connaître et diffuser l’information sur les activités du Laboratoire.
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Aussi, l’accident mortel déclenche-t-il une prise de conscience à grand retentissement médiatique. Prise de conscience à double effet: d’une part, ce Laboratoire renvoie pour la première fois à la découverte de la réalité d’une installation technique lourde comportant des travaux de creusement tout à fait exceptionnels, le tout pour y développer un programme de recherches scientifiques sophistiquées dont la compréhension échappe au commun des mortels ; d’autre part, cet accident consomme une rupture à grand format et pour la première fois entre les protagonistes du projet et la vox populi encore incapable d’intégrer les tenants et aboutissants d’un tel projet sur leur territoire. Dans ces conditions, cette vox populi jette l’anathème sur le « Labo » ou le laisse se perpétrer. Car le comportement des gens est ici très particulier, façonné par la psychologie présente dans ces campagnes : on n’est pas opposé à voir jusqu’où les problèmes des autres iront – sans voyeurisme, bien sûr - ! On se délecte à observer les difficultés dans lesquelles se dépêtrent ceux qui ont manqué de chance. Ici réside l’ambiguïté du stockage géologique: le public prend une posture consistant à regarder avec défiance au lieu de s’intéresser, qu’il y soit ensuite favorable ou pas. Aussi le Laboratoire se trouve-t-il subitement mis en exergue. Pour mieux assurer le coup, on l’intègre dans la liste des sites proscrits en France et que tiennent à jour les « anti ». Ce classement est facilité d’autant que sa visite n’est pas possible du fait du chantier de construction et que l’on ne pourra pas s’y rendre avant plusieurs années -. De quoi nourrir, s’il le faut, la suspicion. Ainsi, cet accident prosaïque s’il n’avait pas entraîné la mort, conduit-il certains à commenter le déroulement courant des travaux dans les puits en cours de fonçage qui, selon eux, occasionnent régulièrement quelques mésaventures et ne sont pas sans risque. Les langues se délient. Chacun a une version des faits. Le bavardage tient lieu de forum. La rumeur, l’opinion se constituent, plus « vraies » que les résultats des recherches entreprises par l’ANDRA. Le « Labo » est mort-né ou frappé d’interdit. Dans ces territoires où il ne se passe pas grand-chose, avouez que c’est une aubaine pour le défoulement général ! Mais, symétriquement, cette jubilation va conduire à ce que le public parle beaucoup plus du « Labo » que dans le passé. Il va devoir se montrer savant à son sujet ou, en tout cas, en faire montre quitte à exiger de l’ANDRA
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qu’elle s’explique quant à ces manquements aux conséquences dramatiques. Cet accident révèle alors tout aussi bien une demande potentielle de l’opinion quant à une meilleure connaissance de la nature des travaux menés : il y a en effet un vide à combler. Un vide coupable si l’on néglige de dire simplement, clairement notamment aux gens du cru, comment les choses se passent dans ces puits et comment un tel accident a pu avoir lieu. Cet accident est à l’origine de changements importants dans la conduite de l’affaire. L’ANDRA est d’abord amenée à réorganiser (ainsi que son sous-traitant) les modalités et le process du chantier. D’autant que l’expertise commanditée par le Juge ne va pas manquer de relever maints manquements ou mauvaises adaptations des systèmes mis en place au regard de textes réglementaires qui, en l’espèce, sont constamment renouvelés ou, en tout cas, complétés. Mais l’ANDRA cherche aussi à mieux communiquer sur ses objectifs et les résultats progressifs des travaux réalisés. Un évènement éclaire particulièrement cet aspect des choses, celui de la « Journée portes ouvertes » du 24 juin 2002 : 6 semaines après l’accident, alors que le Jugement en référé gèle toutes les opérations pour une période dont personne ne sait quelle en sera la durée, voilà que l’ANDRA s’ouvre au public et veut se montrer ! C’est un acte courageux même si nécessaire. Les réactions ne tardent pas. Un collectif d’opposants dénonce aussitôt dans un communiqué : « l’indécence de l’ANDRA à avoir maintenu une journée de présentation au public, à peine plus d’un mois après l‘accident mortel. « Quelle confiance accorder aux valeurs morales – de l’ANDRA- face à une telle attitude ? (L’Est Républicain du 25/06/02) Autrement dit, le problème posé n’est plus au niveau de la capacité technique de ce maître d’ouvrage d’engager des travaux dont on doute qu’il en ait toutes les compétences : le problème est cette fois placé sur le plan moral s’agissant d’une Agence à caractère public.
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Or, lors de cette journée, l’ANDRA présente très clairement tous les travaux déjà réalisés – y compris avant la construction du Laboratoire, en particulier les travaux afférents aux sondages et forages - ainsi que les projets à venir, le tout en mettant « cartes sur table ». Dans les semaines qui suivent, la controverse développée par les opposants et une certaine partie de l’opinion publique cède alors progressivement la place au débat sur les raisons techniques précises qui ont pu occasionner l’accident mortel. La situation évolue : ce n’est plus la seule polémique à plaisir qui retient les esprits, mais l’intérêt de mieux comprendre comment fonctionne cette opération et, en particulier, le creusement des puits : Meuse et Haute-Marne prennent vraiment conscience que le dit Laboratoire enclenche d’abord un vaste chantier de travaux souterrains comme la France n’en connaît plus depuis l’époque des mines de charbon et des mines de fer – d’ailleurs à proximité géographique -. Une fois que le soufflé de la colère est retombé, après la période émotionnelle que l’on peut comprendre, chacun est naturellement conduit à s’intéresser autrement à ces opérations et à en comprendre les méthodes et les techniques. Ce indépendamment du fait que le Tribunal statue in fine sur la reprise possible des travaux. Car il faut bien que l’on sorte du tunnel, même si certains pensent intéressant de vouloir y rester. De même, il faut examiner la question du calendrier des travaux scientifiques que le malheureux accident a perturbé, autre affaire que l’on ne peut dissimuler à l’ANDRA. Par conséquent le débat sur le report des travaux surgit aussi et, avec lui, la question du déroulement du programme de recherche en vue de la remise aux pouvoirs publics prévue avant la fin de l’année 2005 des résultats des travaux scientifiques engagés. Et ces travaux, quels sont-ils ? La presse commence alors à devoir en présenter le détail. Les discussions concrètes consistant à mieux comprendre le contenu de ces recherches et leur objectif par rapport aux problématiques qu’engendre le stockage géologique, ces discussions se développent. Elles ne font que commencer. Elles promeuvent en quelque sorte la nature même des activités du Laboratoire. Elles braquent le projecteur sur sa réalité propre. On peut faire l’hypothèse selon laquelle, sans cet accident, le programme
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scientifique n’aurait pas été compris aussi vite du grand public qui se serait bien gardé de s’y intéresser. Tandis que cet accident, introduit un processus de prise de conscience. Le débat s’est donc déplacé et porte plutôt sur les conditions dans lesquelles le programme scientifique de l’ANDRA qui motive la construction du Laboratoire, sera ou non entièrement réalisé dans les délais. La presse s’en fait d’ailleurs l’écho : « Bure : reprise des forages début 2003. Après l’accident mortel du 15 Mai, les sept mois d’interruption de chantier ne devraient pas avoir de répercussion sur le calendrier scientifique. » (L’Est Républicain du 03/12/02) « Calendrier serré pour l’ANDRA à Bure : quelques jours après l’autorisation de reprise du creusement des puits, sous conditions, sur le chantier du laboratoire de Bure, l’ANDRA est sortie de sa réserve, lundi matin, lors d’une conférence de presse. Les délais sont bien raccourcis pour les recherches, mais les scientifiques de l’ANDRA prendront leurs responsabilités d’ici à fin 2005, date à laquelle leur rapport devra être remis au Parlement français. » (Journal de la Haute-Marne du 04/12/05) Tout s’est donc passé comme si l’accident mortel avait révélé le contenu des travaux de recherche du Laboratoire aux yeux du public ainsi que la responsabilité qui était celle de l’ANDRA dans cette opération ambitieuse. Paradoxalement, cet évènement certes tragique et regrettable aura, de ce point de vue, constitué une sorte de « baptême du feu » du Laboratoire. Avec succès. (mars 2003)
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Les coreligionnaires
Le Laboratoire de recherche souterrain de Meuse/Haute-Marne est implanté au bord de la route départementale D 960, route des plus anciennes: c’est elle qui, déjà au XIIème siècle, constituait l’axe de communication entre d’une part Nancy et la Lorraine (et donc l’Allemagne) et d’autre part Orléans (et la façade atlantique). Cet axe historique nous conduit à parler de Jeanne d’Arc. En effet, ce grand personnage de l’Histoire de France est né, comme chacun le sait, à Domrémy-la Pucelle, village aux confins de la Meuse et fréquenté aujourd’hui par de nombreux visiteurs. Or, il se trouve que le Laboratoire actuel de l’ANDRA est situé à proximité, à une vingtaine de kilomètres. Il peut être intéressant d’examiner le rapprochement possible, en la circonstance. D’abord, une petite incursion hagiographique : la mère de Jeanne, Isabelle de Vouthon dite Isabelle Romée, vivait au village de Vouthon qui fait partie aujourd’hui du canton de Gondrecourt-leChâteau. A cette époque de la Guerre de Cents ans, ce secteur géographique – le Barrois mouvant -, alors considéré comme entrant dans le territoire de France, passe tour à tour sous la férule des bourguignons ou des anglais. Sans doute dans ces villages qui sont à l’intersection de ces influences, la pression des envahisseurs successifs déclenche-t-elle un sentiment à caractère patriotique quoique le nationalisme n’existât point encore. En 1429, après qu’elle ait entendu des voix l’encourageant à s’engager, Jeanne d’Arc obtient enfin l’appui de Robert de Baudricourt, Capitaine de Vaucouleurs qui – résigné face à la ferveur populaire de la ville où Jeanne a acquise une petite notoriété -, accepte de lui donner une
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escorte pour celle qui prétend aller prêter main forte contre les anglais dans le but de réinstaller le Dauphin à la couronne. Aussi, Jeanne se met en route. Elle emprunte cet axe historique d’est en ouest, à proximité de l’actuelle route D 960. Car aujourd’hui passe à cet endroit le dit « Chemin de Jeanne d’Arc » qui devrait très prochainement être balisé en tant que Chemin de Grande Randonnée (ce devrait être le GR 703). Ce chemin historique reliera Domrémy au pays orléanais en passant par la Haute-Marne notamment. Car Jeanne d’Arc emprunta effectivement ce chemin le 13 février (date probable retenue par les historiens) de cette année 1429. Habillée de vêtements d’hommes, accompagnée de deux écuyers et de quatre valets d’armes, elle se mit en route pour gagner Chinon et rencontrer Charles VII afin de lui annoncer qu’il allait être sacré et couronné en la Cathédrale de Reims, comme légitime héritier du Roi de France. Puis elle vint porter secours à la ville d’Orléans, assiégée depuis le mois d’octobre précédent. Ainsi, ce 13 février, Jeanne aura-t-elle quitté Domrémy, traversé l’extrême sud de la Meuse, pour rejoindre Cirfontaine-en-Ornois – qui est en Haute-Marne -, puis d’autres villages comme Guillaumé, Echenay, Pansey puis - à travers Poissons -, Saint-Urbain où elle aurait fait une première halte en l’Abbaye. C’est dire que Jeanne est passée à 2 km du futur Laboratoire de recherche souterrain. Chemin prémonitoire ou concours de circonstances ? Hier à l’heure de la grande marche pour affranchir notre patrie de ces Messieurs les Anglais, aujourd’hui pour aider nos compatriotes à se réconcilier sur l’autel de la filière électronucléaire. N’y a-t-il pas, dans les deux cas, en ces terres franches de la France, en cette province qui a tant donné pour son pays, n’y a-t-il pas un passage obligé comme parfois il s’en découvre, entre le hasard et la nécessité ? Vouloir entretenir cette similitude sans doute extravagante peut-il nous aider à deviner la situation à venir ? Car, pour s’être trop occupée de sauver la France, Jeanne ne finit-elle point au bûcher ? Faut-il poursuivre le parallèle pour la question du stockage géologique si l’on ose s’amuser ainsi à deviner le sort qui pourrait s’inviter dans les mêmes lieux ? L’ANDRA devrait-elle ici connaître son chemin de Damas ? Mais l’important n’est-il pas, au fond, comme il en fut au XVème siècle
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de la libération du siège d’Orléans et, pour une bonne part, de l’entrée dans le dénouement de la guerre de Cents ans que, pour nous au XXIème siècle – si l’on poursuit la comparaison -, sur la route vertueuse des énergies faiblement consommatrices de gaz à effet de serre, que les voies soient définitivement ouvertes vers la gestion maîtrisée du cycle du combustible nucléaire, comprise sa phase ultime, c’est-à-dire les déchets HAVL que la nation a secrétés ? D’aucuns estimeront que cette corrélation transhistorique parait scabreuse. Pourtant, avons-nous un jour tranché le débat sempiternel sur le moteur de notre évolution, soit que l’on repasse-t-on toujours par les mêmes chemins de l’histoire, soit que, selon un autre adage – inverse -, l’on ne se baigne jamais dans le même fleuve ? (1) En tout cas, aujourd’hui, cette voie locale et qui se trouve aussi historique comme nous venons de le voir, ne nous dit rien directement de l’avenir : le Chemin de Jeanne d’Arc n’est-il pas lui-même quelque peu oublié, hormis des adeptes de notre grande Patronne qui veulent en défendre la mémoire ? Certes, la réhabilitation touristique de ce sentier prestigieux est imminente, mais sa portée en fera t-elle pour autant un évènement national voire européen ? En fait, le Français est volontiers oublieux de l’Histoire qui l’a fait naître. La mémoire lui fait défaut ce qui ne manque pas de constituer un problème si l’on veut, à cet endroit, se souvenir demain et longtemps après, du lieu où seront stockés ces déchets. L’ANDRA, elle, s’en préoccupe, afin de signaler et d’entretenir sur le long terme le rappel futur et nécessaire de ce haut lieu d’histoire industrielle pour qu’il ne se consume pas dans les souterrains de l’oubli: la Pucelle qui refit la (1) Le Tour de France, lors de son édition de 2005, a emprunté ces mêmes routes pour l’étape Troyes-Nancy. Le Préfet s’était opposé à l’itinéraire par la D 960 compte tenu des risques de manifestation. D’où le choix d’un itinéraire alternatif quelques kilomètres plus au sud. La population locale a fêté l’évènement car leur territoire, pour une deuxième fois, après Jeanne d’Arc, accueillait le passage d’une cause nationale.
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France pourrait-elle ici nous être de quelque secours ? Au moins qu’on se dise ses hauts faits, à Domrémy ou sur ses chemins remplis d’histoire, de génération en génération ! Pour l’heure, il n’y a qu’un Laboratoire. Derrière les clôtures de sécurité, il abrite dans divers locaux et installations quelques 350 salariés : des ingénieurs et experts pour la plupart, des spécialistes du creusement et des travaux souterrains, des scientifiques, des opérateurs et des gestionnaires. Tous habités par la mise en place d’un outil scientifique hors du commun pour la caractérisation d’une roche à – 500 m de profondeur - et pour l’examen de ses aptitudes au stockage de déchets hautement radioactifs sur la très longue durée. Sur ce site dominant la campagne à l’entour et battu par les vents et qui fait penser au Plateau de Langres, s’activent là toutes ces personnes dont certaines viennent de loin y compris de pays étrangers du fait de leurs spécialités. Toutes intéressées voire passionnées par cet ouvrage mobilisateur pour lequel il n’y a pas d’horaire, car ils y passent le plus clair de leur temps. Les coreligionnaires travaillent énormément, d’autant que, pour le reste, il n’y a pas grand-chose à faire. Il faut ici distinguer entre ceux qui réalisent les ouvrages souterrains, ceux qui coordonnent tous les programmes et ceux qui conduisent les travaux scientifiques au sein de ces ouvrages en portant la question de la faisabilité du stockage géologique. Les premiers font un chantier pour le creusement de tels ouvrages souterrains, chantier devenu rare après l’époque des mines aujourd’hui révolue, alors qu’elles étaient fortement présentes au siècle dernier en Lorraine notamment. Donc ils creusent, ils stabilisent l’édifice, l’équipent et puis s’en vont. Les seconds sont présents comme dans tout chantier, toute entreprise d’une quelconque envergure : il faut bien programmer, planifier, gérer, ordonnancer ! Tandis que les troisièmes, eux, constituent vraiment le joyau de cette communauté. Référence vivante du site et des connaissances accumulées, ils projettent l’avenir possible de l’évolution des couches souterraines qui pourraient contenir une installation de stockage de colis de déchets. Ils en sont les responsables. Ils sont donc nos éclaireurs, même si d’autres
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spécialistes et experts reprennent derrière eux les résultats et valident ou non les conclusions qu’ils en tirent. Cependant, les trois catégories d’acteurs sont tout aussi nécessaires et se présupposent l’une l’autre. Les scientifiques ne seraient rien sans les constructeurs et ceux-ci n’ont qu’un but dans leur ouvrage, qu’ils puissent l’exploiter dans les meilleures conditions. Là, au milieu des champs, voici donc nos coreligionnaires dont le groupe représente une grande richesse intellectuelle collective. Leur expertise, leur vie professionnelle antérieure dans les mines, dans la prospection pétrolière, dans les grands travaux hydrogéologiques etc, tout cela est ici rassemblé sur un tertre quelque part entre Meuse et Haute-Marne. Croyez vous que des initiatives aient été prises pour les accueillir solennellement et faire leur connaissance ? Pensez vous qu’à leur arrivée, ces personnes aient été invitées pour quelque rencontre locale ou départementale, officielle ou cordiale, afin de manifester leur égard pour ces nouveaux venus ? Y aurait-il eu des tentatives pour que ces personnes puissent sinon pleinement s’intégrer, du moins rencontrer la population meusienne et haut-marnaise dans le souci qu’elles soient bien accueillies, ce qui eut été une marque appréciable de civilité ? Eh bien non, ou si peu ! Car à peine arrivées, elles incarnaient le présage du stockage de déchets radiotoxiques dont tout le monde se méfie. Aussi, les coreligionnaires en furent-ils pour leurs frais… Souvent, leurs premières relations locales se réduisirent aux questions du manger et du coucher. Pour le reste, ils subissaient une situation à leur corps défendant car participant à une entreprise qui, dans le pays, est toujours sujette à caution, car ils étaient identifiés comme acteur de la filière nucléaire ! Les autochtones respectèrent donc un code de prudence qui, pour certains, prit la forme d’une opposition. D’un autre côté, on comprend aussi les habitants : habiter avec cette cloche-là sur la tête (la gestion des déchets nucléaires), n’est pas une sinécure. Aussi la grille du Laboratoire fut-elle une nouvelle ligne Maginot, une ligne de démarcation, un front posant question et pour lequel on attendait une hypothétique réponse, à défaut de l’ennemi…
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N’était-il pas un peu facile d’enfermer ces gens par le dehors, en ne voulant pas les connaître ? Pouvait-on soutenir cette posture ? Encore aujourd’hui, certains s’ingénient en effet à ne jamais franchir les portes du Laboratoire : « l’ANDRA s’est implantée, mais ça n’est pas notre affaire ! », vous dit-on. Les pouvoirs publics ont laissé s’installer ce fossé, s’agissant d’un trou à creuser, entre les représentants de l’opérateur et les habitants. Il faut dire qu’à l’époque, on revenait de loin : dans tous les départements pressentis pour accueillir un tel Laboratoire, l’opposition avait fait rage (Vienne, Gard…). Alors, qu’en Meuse/Haute-Marne, les choses avaient pris une autre tournure avec une série de négociations qui débouchèrent sur la création de ce Laboratoire. Ainsi campe-t-il dans cette situation, entre deux départements, mais aussi deux étapes dans les démarches: celle de la recherche et celle pouvant déclencher un programme de stockage. Bref, dans cette ambiance où l’on se regarde en chiens de faïence, les coreligionnaires vivent en vase clos. Parfois, c’est insupportable. Alors, il y a des gestes, des fugues, des emportements… cependant que le service communication du Laboratoire, lui, doit s’efforcer d’accueillir toute population locale, régionale et même de beaucoup plus loin: recevoir ces visiteurs d’un jour, tenter de leur expliquer les opérations scientifiques qui sont menées et dont la compréhension n’est pas évidente, alors que tout cela converge vers la gestion de substances très radiotoxiques ! Dans le hall d’accueil du bâtiment réservé au public, un livre d’or atteste de ces visites : entre les signatures des personnalités éminentes de notre pays, celles des experts du monde entier, mais aussi les paraphes des petites gens ou les gribouillis des jeunes qui ont cru bon d’épancher leur vague béatitude : quel mélange démocratique ! Donner l’information, tenter de faire comprendre, sensibiliser, enseigner est ici une sorte de sacerdoce. Telle est la situation de ces coreligionnaires qui préparent la route pour les quelques milliers d’années suivantes et plus encore… Situation qui n’est pas idéale, mais néanmoins tout se passe bon enfant. Déjà, parmi la population, quelques élus sont particulièrement motivés. Il faut en effet signaler qu’à l’origine,
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dés les années 1993-1994, certains ont su prendre fait et cause pour le projet de Laboratoire. Ceux-là le rappellent à l’encan, même s’il apparaît aujourd’hui difficile d’attribuer des brevets de paternité. Restent que leur implication aura été déterminante et qu’il y a lieu de les saluer. Généralement, ces personnes sont toujours très à l’écoute de l’évolution des travaux du Laboratoire. Mais, par rapport à la masse des autres élus ou de la population concernée, ils restent peu nombreux. En progression sans doute... Pourquoi cette population ne s’implique-t-elle pas davantage ? Il y a tellement de choses à comprendre et les sujets sont si éloignés du quotidien que, malgré ses efforts, elle reste parfois à l’écart. Les opposants sont-ils mieux informés ? Nous ne nous prononcerons pas sur cette question fondamentale, en signalant seulement que certains d’entre eux font parfois des visites du Laboratoire, pas nécessairement pour s’informer mais pour faire un coup. Ils opèrent par incursion, s’ils viennent, plus pour le décorum qu’autre chose, avec la presse en bandoulière : ils posent alors des questions savantes et compliquées et cherchent à mettre le maître d’ouvrage en difficulté. Mais l’effet est loin de porter. L’ANDRA a quand même du répondant. Bref, beaucoup de visiteurs avec des intérêts multiples, se rendent au Laboratoire. Beaucoup de monde est de passe et visite. Le Laboratoire en est-il réellement plus connu de la population ? Oui, bien sûr, c’est incontestable. Mais cela reste sans doute un premier pas sur le chemin de l’assimilation des concepts du stockage géologique, tant il y a à assimiler, sur le fond, de nombreux sujets qui ne ressortent pas du certificat d’études. En même temps, derrière ses grilles, pour l’habitant moyen, le dit « Labo » se banalise. Il se fond dans le paysage et s’engloutit dans la mémoire des gens qui ont tous bien d’autres choses à faire dans leur vie commune que d’étudier la géotechnique ou la biochimie appliquée à la migration des radionucléides, par exemple. On comprend ! Après les années où le projet était porté à la une, voilà que la population locale s’habitue au fait de vivre avec cette installation, sans attendre autre chose. A-t-elle le souci de suivre l’évolution des travaux de recherche ? S’interroge-t-elle sur les résultats et les conclusions des experts ? Comment admettre que
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l’essentiel des habitants puisse se contenter de rester dans cette relative ignorance ? La population doit-elle être toujours ignare et incapable de se passionner pour une cause scientifique ou technologique exceptionnelle ? Est-ce une fatalité ? Est-elle capable de vivre, collectivement, de grandes aventures techniques ? La population n’a-t-elle pas ovationné les prouesses des Lindberg et ou celles du « Spirit of Saint-Louis » ? Ne s’estelle pas enflammée pour les traversées de Mermoz et pour la Croix du Sud ? N’a-t-elle pas applaudi le paquebot « France », le premier avion supersonique « Concorde », n’en déplaise aux pisse-froid qui critiquèrent la mauvaise économie des projets, même s’ils avaient raison ? Et le TGV, avec le record de vitesse de 578 km/h qui est notre fierté nationale ? Et les Pasteur, les Einstein et même les Pierre et Marie Curie, découvreurs de la radioactivité ? La population qui a donc combien de fois applaudi aux progrès scientifiques et technologiques ne parvient pas ici, à Bure, à soutenir les travaux pour la gestion des déchets radioactifs qui obligent pourtant à des performances dont la France n’a pas à rougir. Y aura-t-il un jour une forme de reconnaissance publique pour tout le travail scientifique réalisé autour du Laboratoire ? La population honorera t-elle des équipes comme celles composées des coreligionnaires de l’ ANDRA ? Ces derniers se doutent que ce n’est pas demain la veille. D’autant que, d’une manière générale, l’enthousiasme des foules pour le progrès et pour la science s’est un peu refroidi, malgré la curiosité légendaire des Français. Les tendances se sont inversées : être un scientifique vous conduit aujourd’hui à devenir suspect. Quel que soit le domaine, la science a fini de rassurer : elle inquiète. Le « progrès » n’est plus à l’affiche, d’autant plus que la société a pris l’habitude de penser qu’il cache quelque chose : est-ce que l’on vous dit tout ? Alors, quand il s’agit de questions relatives à la radiotoxicité, inodore, insipide et invisible, vous pensez bien que les scientifiques ou les industriels qui manipulent ce genre d’objet tombent sous le coup d’une suspicion collective généralisée. Les médias ne se privent pas d’exploiter ce gisement à caractère anxiogène pour attirer le lecteur. Ils stigmatisent à grande pompe tout cet univers du stockage radiotoxique. Ils colportent une sorte
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de crainte mobilisatrice, rapportant l’anathème selon lequel le lieu ne serait plus qu’une « poubelle nucléaire », expression qui a le mérite de choquer mais qui reste au combien impropre : à l’heure de la collecte et du recyclage des déchets ménagers et industriels, imagine-t-on relever périodiquement les lieux de stockage des déchets radioactifs comme de toute poubelle moderne afin de les déposer ailleurs, sur la Lune bien sûr ? C’est dire qu’œuvrer au Laboratoire n’exige pas seulement de l’abnégation, mais aussi du courage. Que cela soit écrit : merci mesdames et messieurs ! (avril 2003)
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Le Laboratoire est-il construit ?
Les questions les plus sottes sont parfois les plus difficiles : près de 300 000 millions d’euros – à fin 2003- auront été engagés durant ces dernières années, tous marchés confondus, pour creuser les puits et galeries, installer le Laboratoire, le faire fonctionner et réaliser de nombreuses études y compris externes. Or, certains déclarent que « le Laboratoire n’est pas construit » ! Etonnant ! Ils ne disent pas qu’il est en phase de construction ou que les travaux scientifiques seront terminés dans quelques années, ce qui pourrait s’admettre un tant soit peu. Ils ne disent pas qu’il est en partie construit et qu’il ne peut encore être totalement fonctionnel. Non. Ils affirment tout bonnement que le Laboratoire n’existe pas. Pour eux, il se doit d’être intégralement réalisé. L’existence est une ou n’est pas. Qu’il manque au Laboratoire le moindre équipement pour l’accomplissement du moindre programme de recherche, et voilà qu’il reste en devenir et que la question de sa réalité tangible est discutée. Comme pour une usine, il y a la « mise en service ». Avant, elle ne fonctionne pas. Il faut l’achèvement, l’inauguration. Ces adeptes de la réalité vraie attendent donc cet évènement ; on feint de l’attendre ; on n’arrête pas de se demander s’il peut même avoir lieu… Or, pendant ce temps, l’ANDRA explique que les recherches ont commencé. Qu’elles ont même été engagées avant même que le Laboratoire ne soit creusé ! Que les premiers forages datent des années 90 ! Que les résultats obtenus lors de cette première reconnaissance géologique sont déjà très importants pour les questions scientifiques auxquelles l’Agence devra répondre ! Que
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le Laboratoire certes est en train de se construire, mais que l’on profite précisément de ce chantier en cours pour étudier les propriétés de la roche au fur et à mesure ! Que les programmes de recherche peuvent aussi bien être actualisés ou enrichis grâce aux premiers résultats obtenus ! Que les premières hypothèses sur la roche susceptible d’accueillir un stockage de déchets sont progressivement validées ou corrigées et les concepts parfois mieux affinés ! Bref, que les expériences se succèdent et donnent précisément vie au Laboratoire qui est en devenir, comme de toute recherche. Mais ce discours est difficile à comprendre pour certains qui se demandent même s’il n’y a pas tromperie : « dans ces conditions, disent-ils, était-ce la peine de construire un Laboratoire si l’ANDRA acquiert des résultats scientifiques avant que l’ouvrage ne soit fini voire construit ? Qu’est-ce donc que ce programme de recherche qui a déjà commencé avant les premiers coups de pioche et qui est fini à 70% quand, en septembre 2005, il manque encore 100 mètres de galeries souterraines à creuser ? De quel Laboratoire parle-t-on ? Comment peut-on assurer ou corriger des concepts pour le futur stockage alors que les programmes de recherche sont loin d’être aboutis et des parties du Laboratoire souterrain ne sont pas encore équipées ? De qui se moque t-on ? Etait-ce la peine de gâcher autant d’argent public si l’on sait d’avance quels résultats sont atteignables ?» De plus, l’ANDRA explique que le programme a fortement avancé grâce aux enseignements tirés des travaux de recherche dans des laboratoires similaires, celui du Mont Terri en Suisse, celui de Moll en Belgique etc, ce pendant que le Laboratoire de Meuse/Haute-Marne était en début de creusement – alors était-ce la peine de financer le Laboratoire de Bure - ! Par ailleurs, l’ANDRA révèle que des forages supplémentaires, non prévus à l’origine, ont été réalisés passant en profondeur sous les galeries du Laboratoire implantées à moins 500 m, ceci afin de mieux connaître les couches inférieures (ce qu’on appelle les encaissants du fond) grâce à des forages déviés dont les résultats sont jugés extrêmement intéressants – alors que penser d’un programme qui
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les avait omis à l’origine - ! De même, des capteurs ont été placés avant le creusement de galeries du Laboratoire pour mieux ausculter la roche et ses déformations pendant les travaux de fonçage – serait-elle donc déformable, où allons-nous - ! Enfin, on vous communique des CD-rom ou enregistrements vidéo montrant, schématiquement, les types de recherches à réaliser et types de résultats attendus, lorsque les galeries auront été totalement creusées et livrées à la science - alors à quoi bon lancer l’opération - ! On vous explique enfin que l’ANDRA est un grand donneur d’ordre qui fait travailler de nombreux autres organismes en France (CNRS, Universités, par exemple) mais aussi dans le monde au titre de ces recherches - alors qui étudie quoi - ? Pour nos incrédules, pour nos suspicieux, pour nos négativistes du système, c’en est trop: qu’est-ce que ce Laboratoire qui est partout et nulle part, qu’est-ce que cette recherche scientifique-là qui procède par anticipation voire par invention au lieu qu’elle soit installée dans une infrastructure bien établie ? Qu’est-ce que cette recherche par hypothèse, par modèle probabiliste et par récurrence au lieu de nous fournir des observations définitives et des conclusions certaines ? Qu’est-ce que cette information pré vendue sur des résultats de la recherche quand elle n’a pas nécessairement commencée ? Le tourbillon des avancées scientifiques et le jaillissement de résultats qui découlent de ces travaux de recherche de l’ANDRA brouillent l’entendement de ceux qui sont peu enclins à partager cette épistémologie dont ils n’ont pas nécessairement l’habitude dans leur raisonnement. Ils préfèrent donc afficher une attitude de rupture simpliste et efficace qui se résume par cette formule magique : « le Laboratoire n’est pas encore construit ». La ficelle est grosse, mais elle marche ! Elle est presque vraie. C’est un rempart qui permet, si nécessaire, de déstabiliser tout l’édifice des recherches en vue du stockage. Le débat dés lors n’a plus rien de scientifique. Il alimente la controverse comme celle, toujours truculente, qui part de la distinction quelque peu formelle entre l’être et le non être, ce qui a l’avantage de frapper les foules. Ainsi de la dispute comme celle de la flèche de Zénon d’Elée, ce
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sophiste grec, inventeur de ce genre de dialectique, pour lequel la flèche qui serait prétendue voler est aussi celle que l’observateur ne peut posément étudier : qui peut assurer qu’elle vole s’il vient à l’examiner sur sa table ? Et s’il l’observe, n’est-elle pas immobilisée dans ses mains ? Ainsi du Laboratoire : sa dynamique cache le fait qu’il est en devenir. Partant, il n’est pas construit, pas encore voire jamais. Et de là, à quoi sert-il, s’il n’est jamais finalisé ? Une autre raison doit être invoquée, pour ces militants du degré zéro de la recherche : celui de la déterritorialisation et, pourrait-on dire, de la « déspatialisation » de la recherche. Les programmes partagés, le support informatisé, les travaux avec échanges sur l’internet ou intranet, mais surtout la simulation et les calculs informatisés transforment la présentation quelque peu classique de résultats de la recherche auxquels certains s’attendent. Le « bon sens » qui veut aboutir à des vérités tangibles et simples ne s’y retrouve plus, car ce bons sens là a horreur du virtuel et des modèles statistiques qui sont une des caractéristiques des travaux scientifiques modernes. Allons plus loin. Face à ces évolutions des moyens et des méthodes de la recherche, certains esprits – pour ne pas dire beaucoup d’esprits car souvent peu rompus aux arcanes scientifiques modernes- ne peuvent en effet admettre les cadres d’approches qui progressent par faisceau d’hypothèses et calculs itératifs. On pourrait même dire qu’ils refusent ce qui est au cœur du génie scientifique d’aujourd’hui, en tout cas les modèles auxquels il recourt. Ils s’en tiennent aux énoncés d’une science positiviste ou révélée établissant des vérités « constantes ». Ils sont scientistes. Or, nous savons que la science est devenue particulièrement évolutive, que la nature n’est pas immuable mais peut varier en fonction des résultats de la recherche et qu’un Laboratoire, par définition, ne peut être figé dans ses propres vérités. Aussi, au stade de la recherche, l’étude des paramètres du stockage éventuel de déchets hautement radioactifs et à vie longue est-elle une aventure scientifique totale. La validation est un long processus dans le temps ; il n’y a pas de vérité instantanée. Le Laboratoire ne peut donc être un temple où l’on consulterait la Pythie qui dirait une fois pour toute : faisable ou pas faisable, ce
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stockage ! De même, « construit » ou « pas construit », ce n’est vraiment pas une approche pertinente pour parler de ce type d’infrastructure scientifique. Certes, les pouvoirs publics auront à décider d’un centre de stockage. Ce dernier devra d’abord être construit avant sa mise en service. Mais, au stade du Laboratoire, il aura fallu – entre autre -, passer par cette querelle épistémologique quant à la démarche permettant de conclure à la faisabilité d’un stockage. Sans doute cette étape apparaîtra t-elle, par la suite, comme des plus importantes. A moins que l’on ne disserte encore sur la signification du mot « faisabilité », anglicisme qui je crois s’est réintroduit dans notre langue, mais pas au niveau du langage populaire. (novembre 2003)
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« Je vous ai compris ! »
Pour une fois, la rencontre va avoir lieu. Le Président de la collectivité majeure va participer. Il va bientôt arriver pour une réunion attendue : autour de la table se trouvent tous les maires du canton et autres élus qui comptent. C’est rare pour que l’évènement ne soit pas quelque peu solennel. Les élus locaux présents ont le sentiment qu’il constitue en effet un moment privilégié à bien exploiter: faire passer des messages, soulever certains problèmes en en prenant le temps, formuler avec les collègues les questions de fond. Les subventions, bien sûr ! Cela fait tellement de temps que l’argent – dans leur commune, selon eux - n’arrive plus ou seulement au compte-goutte, que les dossiers de demande sont soit disant incomplets ou « non éligibles »… Il est temps de lui dire, au Président. On va demander, exiger peutêtre même, se disent ces élus. Il y en a marre des inerties et de la langue de bois alors que plane toujours l’affaire du Laboratoire, en toile de fond. Car ce canton n’est pas comme les autres : il y la question des déchets nucléaires, plus que dans les autres territoires. Elle embarrasse tout le monde mais eux les premiers. Pour autant et jusqu’alors – ne serait-ce qu’à titre de compensation -, la gestion de leurs budgets communaux ne s’en trouvent pas facilitée. Tous croient, dans ce canton, qu’il va y avoir une manne et puis, en réalité, elle ne rentre pas dans les caisses, car finalement, il n’y a que cela qui compte. Or, on n’en peut plus d’attendre. Lorsque l’on demande même pas des fonds du Laboratoire mais seulement des subsides disons
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habituels, ceux auxquels l’on a droit comme de toute commune, on va même jusqu’à vous les refuser pour qu’il ne soit pas dit que l’on aide plus la zone proche des activités de l’ANDRA, surtout si un jour vous devez toucher quelque chose provenant du « Labo » que les autres n’auront pas ! Est-ce même que l’on répondra à votre dossier de demande, afin de ne pas prêter le flanc à cette critique, car dans les Services et dans le cénacle des majors, il y a toujours de la méfiance, des fois que l’on en fasse trop côté « Labo » : car que diraient ceux qui n’en sont pas partisans voire qui s’y opposent s’ils surprenaient de tels versements ! Alors ces messieurs, mais aussi les dames – souvent pas faciles sur le sujet voire très dogmatiques -, préfèrent observer une prudence de sioux et écarter votre demande. Du coup, est-ce que l’on ne va pas vous laisser mijoter, soit disant en attente d’instruction, jusqu’au moment où il apparaîtrait que votre dossier n’est pas revenu à temps dans les Services ou que de la Commission attributive ne s’est pas encore réunie etc. Comment dire clairement au Président qui va venir dans quelques minutes pour nous regarder dans le blanc des yeux, comment lui dire qu’on en a assez, que ce n’est ni moral ni très politique que de laisser ainsi lambiner l’élu en charge de ses administrés ? D’autant que lui-même le sait bien, élu local avant les autres : laisser les choses dans la panade, ça n’est jamais bon quand on retourne ensuite devant les urnes ! Dans le canton, tous partagent cette préoccupation, qui parfois est obsessionnelle à force de vouloir compenser les inquiétudes de la population près du Laboratoire, population qui ne dit rien mais n’en pense pas moins. Bref, il faut donc des subventions, d’une façon ou de l’autre ; il faut de l’argent, des fonds d’accompagnement, du fric quoi ! Sinon, on va se faire lyncher. Personne ne comprendra qu’en présence de ce Laboratoire pas facile à faire digérer, rien n’émerge, aucune activité nouvelle, aucune réalisation significative : alors, à quoi bon ! C’est tout cela que les élus ont ruminé avant la réunion : si on en parlait pour de bon ? Des fonds, il y en a ! Le moment n’est-il pas venu de déballer l’affaire devant le Président ? Vraiment, les élus se
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frottent les mains en la circonstance : ils ne vont pas manquer de mettre les pieds dans le plat ! Cette fois, c’est promis. Or, la voiture entre dans la cour, limousine étincelante à l’image de la fonction. Le Président en descend. Il est affable et souriant. Il arrive et salue chacun, donne des tapes amicales, appelle l’autre de son petit nom. Il est à l’aise et en connaît plus d’un. Chacun bavarde en se mettant assis. Bruit de chaises. Un bon mot, une astuce campagnarde de la part du Président qui prend déjà les devants: tout le monde rit; tous sont en terrain de connaissance avec lui et en sont ravis. Cela fait plaisir d’avoir le « patron » chez soi. Le Président en rajoute un peu et la salle s’esbaudit. Alors l’élu qui accueille en ses locaux se fait un devoir, resté debout, de dire quelques mots, mais très brefs, à l’endroit du visiteur de marque qui salue en même temps poliment. L’élu s’exprimera très peu – avait-il même quelque chose de plus à dire que ses pairs ici réunis ? Et donc, pour ne pas perdre de temps, pour ne pas manger sur la réunion qui va suivre et les questions à suivre, l’élu termine et se rassoit. Alors, évidemment, c’est au Président de parler. D’abord quelques banalités d’usage, tout juste introductives, puis la série des choses déjà connues, trop connues : vérités de base sur les collectivités aujourd’hui ; rappels de la situation globale que tout le monde connaît, certes, mais qu’il est néanmoins nécessaire d’évoquer ; données récentes dont il fait l’annonce officielle que tous avaient déjà entendues lors de réunions antérieures. Mais au risque de se répéter pour certains auprès desquels le Président s’excuse d’avance, il considère qu’il faut malgré tout y revenir – car c’est essentiel - et le discours fleuve s’amorce et se développe inexorablement. C’est long. Comme toujours. Tout y passe. L’exposé s’éternise : le Président entre dans les détails, multiplie les exemples, fournit quelques anecdotes à l’appui, ouvre des parenthèses et ne les referme que quand l’auditoire commence vraiment à avoir du mal à s’y retrouver. Ainsi, notre orateur rappelle-t-il les orientations choisies, les politiques entreprises, les programmes engagés, les difficultés rencontrées mais qui sont inhérentes aux domaines d’action. Il commente les premiers résultats obtenus et, tirant enseignement de ces démarrages, précise les infléchissements qui seront ménagés
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pour mieux atteindre les objectifs. Il prévient l’enthousiasme de certains en modérant les succès attendus sans renoncer ici à la qualité des choix qu’il a fait, se montrant tour à tour déterminé mais aussi conscient des difficultés alors que le chemin à suivre est encore long etc. Bref, un discours construit, nourri et responsable. Personne ne bronche. Tous cherchent à bien écouter, même si c’est un peu long, ou à débusquer un mot de plus ou de moins, car tout dans ces discours peut être important. Une incidente, un regard sous-entendu peuvent en dire plus qu’un compte-rendu de 10 pages ! Le subliminal, des fois, ça existe ! Face à ce déferlement verbal qui peut, à la limite, devenir gênant, certains cherchent à prendre une attitude quelque peu ostensible. L’un tousse et se rengorge en remettant sa cravate grise et écarlate. L’autre tapote la table comme s’il suivait tout le propos acquis d’avance. Certains sortent un petit carnet et prennent une note avec componction. Tout le monde sait que le Président ne pouvait pas faire ce type d’exposé inaugural qui est la marque du pouvoir, sans prendre son temps. En plus, c’est son habitude. Il aime bien cela ! Il l’aurait raccourci que cela fut suspect. Alors on attend. On attend la fin. Les digressions de l’orateur commencent à être moins nombreuses. Puis, il rassemble, il embrasse un peu plus son propos en martelant des phrases clé comme s’il y avait un message conclusif plus important que le reste des propos antérieurs, ce qui échappe un peu à l’auditoire qui ne lui en veut d’ailleurs pas du moment qu’il est en train de terminer. De fait, la fin arrive après quelque trois quarts d’heure d’exposé. Le Président conclut même avec une citation de Victor Hugo que personne ne lui avait encore entendu, puis se déclare prêt alors aux questions et, dans ce but, sort de sa veste un superbe stylo et un grand calepin. Il invite les élus cette fois à s’exprimer et insiste sur le climat de franchise qu’il souhaite de la part de ceux qu’il connaît bien et qu’il estime – il les connaît effectivement à peu près tous personnellement -. Il les regarde alors avec insistance. D’abord, il y a silence dans les rangs... Les gorges raclent pendant que le maître de cérémonie s’oblige à remercie l’orateur pour son exposé très complet et qu’il invite ses pairs à prendre la parole : toujours le
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problème de la première question, qui la pose ? Plusieurs rient à l’occasion. Chacun se dit qu’il interviendra plutôt après. Pas en premier, ce n’est pas judicieux. Mieux vaut laisser un peu de temps pour les premières questions au lieu de trop attirer la réunion tout de suite sur un problème que d’autres pourront même vouloir aller jusqu’à vous reprocher d’avoir voulu traiter. Prendre la température avant de formuler sa propre question, ce n’est pas plus mal, qu’ils se disent les élus de la circonscription. La première intervention arrive quand même, courte et avec des propos un peu colorés comme pour s’excuser d’être livrée. Le Président respire un grand coup et commence à répondre. Oui, effectivement, on peut considérer que c’est une question. Il va bien sûr y répondre et en profitera pour compléter l’exposé préliminaire. Car tout à l’heure, il n’avait pas eu la prétention d’entrer dans tous les détails et la question posée est l’occasion de le faire sur plusieurs aspects induits: le Président part de cette question mais s’envole pour un nouvel exposé brillant. Personne n’aurait pensé que la réponse à cette première question si courte et si banale eût entraîné un tel discours, complet, détaillé, ciselé, envahissant et donnant presque l’impression de ne s’arrêter jamais. Néanmoins, toutes les composantes que ce sujet pouvait induire de près ou de loin ayant été passées en revue, le Président termine et encourage l’auditoire pour les questions suivantes. Nouveau silence. Du coup, plusieurs s’interrogent sur la forme à donner à la deuxième question : qui va la poser en évitant d’engendrer un nouveau et fatidique discours ? Doit-elle être courte mais sa simplicité apparente peut occasionner une question de fond ? Faut-il qu’elle soit plutôt longue voire complexe, auquel cas le Président serait obligé d’abréger, d’aller à l’essentiel pour ne pas se perdre en fastidieuses explications techniques qu’il ne maîtrise peut-être pas lui-même ? Il ne faudrait pas non plus lancer un pavé dans la mare qui ferait trop de ronds car, cette fois, le Président partirait dans un discours sans doute long et politique, si cela le touche de trop près. Pas évident ! C’est là où il faut jouer finement ! Certains, formulant intérieurement leur question, ressentent que le Président, malgré les apparences, n’est peut-être pas dans un bon jour et arbore une faconde sympathique mais de simple circonstance. Plusieurs participants se
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demandent s’il est vraiment venu pour écouter et dialoguer. Pour eux, il ne faut pas écarter l’hypothèse, car cela en prend le chemin. Enfin, la deuxième question est posée : nouvelle embarquée verbale présidentielle qui, en l’occurrence, pèse un peu plus de son poids dans la réponse qui prend un ton sinon autoritaire, du moins grave non pas bien sûr à l’endroit de celui qui a posé la question, mais quant aux circonstances ou causes qui peuvent la susciter. Plusieurs se demandent si ce n’est pas un flèche envoyé en direction d’un tel ou d’un autre : le Président leur parait armer un fusil à pompe, attention ! Une pesanteur tombe sur les participants qui commencent pour de bon à penser qu’il va être difficile de poser la question qui leur brûle la lèvre. Car le fric, même si tout en fin de compte revient à cela, cela peut constituer un sujet qui fâche, surtout s’il est posé d’un seul coup ! Or, si le Président veut manipuler son auditoire, il peut en profiter pour se livrer à une explication de texte comme quoi il ne peut pas y avoir plus d’argent que cela et démontrer qu’au contraire, le canton est favorisé ! Car il a tous les chiffres, les élus locaux non. Finalement, la troisième question arrive, sur un sujet quelque peu annexe malgré le vouloir de l’élu qui malheureusement, à force de clarifier, se perd dans ses phrases: le Président lui tend la main et le sauve de l’eau en ouvrant une longue parenthèse qui permet au discours fleuve de rebondir. Cette fois, la réunion est entrée en vitesse de croisière. Tous les élus ont compris que les questions ne consisteront pas à refonder les relations locales ou financières ; les réponses les éviteront en tout cas. Autant, dans ces conditions, aller dans le sens du poil et poser des questions bien choisies quand elles ne sont pas téléphonées. Tout sera donc lisse et clair et permettra au Président de se promener sur un boulevard. Il n’y aura pas de vérité dite pour cette fois, en tout cas de vérité qui fâche. De ce fait, le climat perd un peu de sa solennité qui pouvait, effectivement, cacher quelque sursaut intempestif que le Président pouvait avoir à redouter. Les choses deviennent fluides. De proche en proche, les questions sont moins empesées. Elles sont entendues et le Président s’entretient plus librement. L’atmosphère se détend. L’échange devient sinon amical, du moins confraternel. Cependant l’heure tourne. Ceux qui avaient de grandes questions
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ruminées de longtemps commencent à se dire que cela ne va plus être le moment de les poser. Le climat de la réunion est en train de glisser. « Si je m’exprime sur ce sujet-là qui me tient à cœur, est-ce que cela ne va pas nous faire retourner en arrière ? se dit un autre élu. Ce n’est pas bon d’être à contre temps. Poser une question sur les financements dans les années à venir, sur les créations d’activités qui ne sont pas au rendez-vous, sur les retards de programmes en matière d’investissement, est-ce encore le moment... ? » Ils hésitent, ces élus de la vingt cinquième heure. «Maintenant, ça va mettre de l’eau dans le gaz si j’interviens à propos des subventions que j’attends depuis 2 ans ! », se dit celuici. Si ça se trouve, le Président – vu le climat de la réunion - va répondre par une pirouette ou une drôlerie, un mot à mon endroit qui va déclencher la risée… Cela donnerait dans la contreperformance absolue ! Mieux vaut se taire !» Finalement, nombreux sont-ils à estimer qu’il est préférable de s’en tenir là pour aujourd’hui. Quelques uns ont alors l’idée de s’entretenir directement avec le Président et non devant tous les collègues. D’ailleurs, la réunion va bientôt prendre la piste d’atterrissage. Quelques amusettes truffent les derniers propos. Le Président referme son calepin en promettant de regarder avec les Services certains sujets qui viennent d’être évoqués et pour lesquels il n’avait peut-être pas toutes les réponses. Il y aura dans chaque cas un courrier. Il a bien noté. Derrière, on entend les bouchons de champagne qui commencent à sauter. La réunion s’arrête après une petite synthèse: le Président délivre ses sincères encouragements. Certains donc se disent à ce moment là qu’ils vont parler au Président de leurs affaires budgétaires pendant le petit cocktail, voire lui demander alors un rendez-vous – sait-on jamais ? - : ce sera plus pratique d’être en interindividuel comme on dit aujourd’hui, plutôt que de le gêner par une question en public. Les grands élus préfèrent cela, n’être pas trop mis en difficulté dans l’enceinte d’une réunion, quitte à ce qu’on les rabroue plus fort en privé en leur disant que l’on a préféré leur parler en direct au lieu de lâcher le morceau devant tout le monde – peut-être que le Président appréciera, sûrement ! Donc, quelques uns ferment leur porte-document et s’apprêtent à emboîter le pas au Président, au
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plus près, pour ne pas le manquer, pour passer à l’acte – le verre à la main -, parce ce ne sera pas de sitôt qu’on pourra lui dire les quatre vérités ! Mais on se presse devant le buffet. La distribution des coupes ne suit pas. La fatigue de la réunion a engourdi les corps vissés sur le plancher. Pas facile de se faire une place devant le Président. De toute façon, hélas, il est pressé ! Il dit haut et fort qu’il ne va pas rester longtemps. Tout juste congratule-t-il un ancien qui garde toujours le moral, prend quand même un petit four. Il finit le demi verre de Champagne qu’il a accepté civilement mais doit très vite partir. Il a une autre réunion qu’il préside, encore une ! N’est-il pas déjà en retard ? Pour les élus qui attendaient le moment propice afin d’accoster le grand argentier et lui livrer le message de leur profond mécontentement, pour ceux qui se préparaient à demander plus et jouer de la corde d’un prochain soutien politique qui pourrait cette fois devenir très conditionnel, c’est trop tard : le Président leur échappe des doigts avant même qu’ils n’aient pu l’attraper ! Ils s’en mordent la lèvre mais en souriant : le Président passe juste devant deux d’entre eux et gentiment les toise en lançant : « alors, je ne vous ai même pas entendus ! » Un autre décide de faire le pas et se tient juste devant lui comme pour barrer le passage, s’il l’on peut dire. Il a simplement une petite note à la main. Sans vouloir le déranger, il lui dit lui remettre ainsi le compte certifié du Percepteur donnant les montants attendus de versements découlant des trois derniers exercices et que cela devient assez urgent pour lui, n’est-ce-pas... Le Président n’a pas le temps de regarder sa feuille. Pas le moment. Mais il est d’accord sur le principe, il va regarder ce qu’il y a à faire et lui téléphonera. Il lui redonne par conséquent le document en serrant, juste à côté, la main d’un autre élu gaillard trop heureux d’échanger deux phrases avec lui. Le Président salue quelques autres en lançant un « les gars, ça va donc bien chez vous ! Bravo !» Plusieurs préfèrent acquiescer plutôt que d’exploser. Ils avalent une couleuvre qui a vraiment, cette fois, du mal à passer. Le Président traverse le dernier petit groupe en souriant chaleureusement et serre les dernières mains. Il regagne la splendide limousine qui l’attend. Un petit signe, un dernier mot à la volée et le véhicule démarre.
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Les autres reviennent vers le buffet. Chacun est en train de deviser sur la réunion ou, déjà, sur un autre sujet : « le Président est quand même un chic type », ose affirmer l’un d’eux pendant que les autres prennent leur verre et engouffrent les petits fours pour éviter d’avoir à parler. (décembre 2003)
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L’Orge en crue
Le Laboratoire de recherche souterrain de l’ANDRA est implanté sur une sorte de plateau que signalent, de part et d’autre, quelques massifs forestiers bosselant le paysage à l’entour, telle la grande forêt domaniale de Montiers. En fait, ce plateau est creusé de petits vallons ou dépressions légères façonnant une campagne au profil qui change constamment. D’un village à l’autre, des monticules ou collines se dressent et renvoient plus loin un hypothétique horizon. Aussi, les chemins et les routes suivent des parcours brisés qui ménagent ces reliefs insignifiants et obligent à des contournements. De même les petits cours d’eau, ces ruisseaux de rien, qui sillonnent en zigzagant ces territoires logés entre deux boucliers géographiques, le lorrain et le champ ardennais. Les précipitations y sont assez généreuses et chacune de ces rivières ou leur amorce coule dans un petit écrin vert, pâture ou délaissé, qui se love dans le creux d’un terrain entre l’une ou l’autre de ces élévations. L’Orge est de ces aimables ruisseaux. Il coule par un moment en une longue plaine faisant un paysage on ne peut plus sympathique. Plusieurs hérons cendrés ne s’y sont pas trompés: ils affectionnent cette maigre rivière au long de son parcours qui traverse le territoire de plusieurs communes proches du Laboratoire. Ils scrutent des heures durant l’évolution de ce mince cours d’eau où passent, épisodiquement, quelques proies dont on se demande comment elles peuvent nager dans une eau si mince ! L’affaire ne mériterait aucun complément et l’on pourrait clore ici cette monographie locale si l’on oubliait de rendre compte d’un caractère tout à fait surprenant de ces eaux tranquilles, à savoir leur
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propension à muter en nappes envahissant toute la contrée, avec toutes les conséquences. Ainsi l’Orge qui se rend régulièrement coupable de crues subites et dévastatrices. En effet, les terrains qui forment le lit de ce ruisseau sont d’une nature argileuse telle que l’eau pratiquement ne pénètre pas en ces fonds. Elle s’entasse immédiatement et se véhicule à la surface. Dès qu’une pluie un peu forte arrose la région, l’Orge se transforme en une énorme bassine, en un déluge hirsute qui déborde de partout et s’étend largement sur la totalité du vallon. Les crues –en quelques heures- inondent tout, jusqu’aux rues des villages en aval, d’abord Bure, puis Ribeaucourt et aussi Biencourt-sur-Orge, la bien nommée, qui – de mémoire d’hommereçoit le plus souvent le maximum. En fait, l’Orge prend sa source en Haute-Marne, à quelques encablures du Laboratoire, sur les terres de Cirfontaines-en-Ornois, puis chemine tranquillement par Saudron en faisant ensuite une longue boucle par laquelle il retourne vers la Meuse. Puis, entre Saudron et Bure, il est à un moment engrossé par une petite arrivée d’eau en aval du Laboratoire. N’est-ce pas ici que le bas blesse, à la conjonction des eaux ? « C’est de la faute au Laboratoire ! » s’exclame un habitant après le puissant orage du 13 janvier 2004 – un comble en cet hiver !- Ce jour-là, l’Orge déborde dans toute la vallée et inonde à peu près tout. La faute au Laboratoire ? Mais oui, explique ce dernier qui connaît tout cela par cœur : « l’ANDRA a fait tellement de travaux pour relever les terres, collecter les eaux de pluies puis les déverser dans des fossés qui alimentent directement les bras de l’Orge ! Forcément, ça submerge !» C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : « Avec le Laboratoire, ils ont tout changé notre écosystème hydrogéologique ! C’est eux ! Fallait garder les routes comme elles étaient au lieu de tout chambouler ! Fallait disperser les eaux de pluie dans les champs comme cela se faisait avant au lieu de faire des adductions et autres conductions !». Cette inondation mémorable de janvier 2004 et ses sinistres conséquences suscitent le débat. Est-ce la faute à l’ANDRA ou à la
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DDE qui a trop agrandi le busage sous les chaussées au moment de la reprise du réseau routier autour du Laboratoire ? Les prés d’épandage naturel sont-ils encore suffisants au regard des volumes d’eau aujourd’hui déversés ? Et si, dorénavant, à chaque orage, on avait droit à ces débordements ? Comment préparer la riposte ? Déjà, les élus entendent obtenir le classement de la zone concernée par le sinistre en « catastrophe naturelle », c’est la moindre chose. En Haute-Marne, c’est rapidement le cas. Le Département obtient le classement pour le compte des communes inondées. En Meuse non. Car le même Ministère, la même Commission rechignent. Par la Préfecture, l’Etat demande à voir, exige des preuves, pose la question des nouveaux ouvrages nécessaires à réaliser – car à quoi bon classer les malheureuses communes en zone de « catastrophe naturelle » si le phénomène reprend tous les semestres ? Aussi l’Etat réclame-t-il des engagements de la collectivité pour les travaux d’aménagement qui préserveront demain les communes de tout sinistre à venir. Bref, en Meuse, retour à l’envoyeur ! Les élus meusiens ont déçus et, surtout, ne sont pas d’accord car la Haute-Marne a encore une fois tiré son épingle du jeu, la Meuse non. Ils se demandent si c’est même République alors que l’orage de Janvier a grondé pareillement des deux côtés de la limite interdépartementale et que les deux démarches de demande de classement ne peuvent être que similaires qui plus est devant la même Commission. Comment se sortir du guêpier ? Les Services interviennent pour étudier la question. Des experts avaient déjà été mobilisés autrefois en Meuse pour cette affaire qui avait impliqué le concours de bureaux d’études. Mais aujourd’hui, il faut aller plus loin et prévoir des dispositifs « anti-crues »: qui pourra clarifier le sujet meusien face à la Haute-Marne ? Qui financera les travaux correspondants dans les villages concernés ? Des réunions locales sont organisées. L’une permet d’accueillir le Préfet pour bénéficier de son appui. Mais, dans sa superbe, il renvoie les élus à leur marigot : ce n’est pas à l’Etat de conduire une telle étude ni d’en faire le cahier des charges, même si la Direction Départementale de l’Agriculture et de la Forêt saurait parfaitement le faire. C’est aux élus à se prendre en main, l’Etat exerçant bien
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sûr son rôle de contrôle, ne serait-ce que par rapport à la Commission qui a déjà reçue le dossier pour un classement de la zone en « catastrophe naturelle ». En fait, l’Administration donne quand même quelque conseil. Elle propose de réactualiser l’étude en prenant en compte tout le bassin amont, son éparpillement et sa localisation. Et en se posant aussi cette question : peut-on faire la partition entre les eaux venant de Haute-Marne et celles venant de Meuse ? Peut-on isoler le volume des eaux en provenance du Laboratoire ? Dans quelle catégorie précédente devra-t-on les jeter ? Outre les deux départements, les deux régions sont potentiellement concernées, la ChampagneArdenne et la Lorraine. L’Agence de Bassin compétente est mobilisée et prend l’affaire sous son chapeau. Un bureau d’étude lance l’étude hydraulique, mais à quand les résultats ? Les mois passent, peut-être bien les années. Les eaux de l’Orge aussi et les habitants tendent le dos dés que de gros nuages noirs apparaissent à l’horizon. Mais rien à signaler. Jusqu’ici. Période de rémission ? « Il parait qu’elle est terminée mais on n’en voit pas la couleur ! » observe un Maire à propos de la dite étude. A-t-elle été concluante ? Quel dispositif est proposé ? Une solution pas trop onéreuse est-elle en vue ? Silence. Les coups de fil, les relances n’y changent rien. Est-ce que le cas intéresse vraiment les Administrations, s’agissant d’un débit, en moyenne annuelle – hormis les crues éventuelles -, d’à peine quelques mètres cubes d’eau par 24 heures ! Ce cas doit-il même être pris en considération ? Faut-il continuer à saupoudrer les financements dés qu’il y a un micro problème, alors que l’Agence de l’eau n’est plus le réservoir financier d’antan ? Le jeu en vaut-il la chandelle en ces pays reculés à l’extrémité des territoires contrôlés par l’Agence et qui n’ont pratiquement pas d’habitants ? Tant pis si, de temps en temps, certains ont les pieds dans l’eau : on dira que c’est à cause du « Labo » ! Finalement, la chose est commode. Pour l’instant, l’Orge reste tranquille, mais n’a sans doute pas dit son dernier mot. Il n’y a pas plus de crue que de beurre en broche, mais de quoi l’avenir sera-t-il fait ? Officiellement, le dossier reste
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à l’étude et la procédure s’enlise dans les savoir-faire de l’Administration. C’est comme pour le Laboratoire, on verra bien, le moment venu, plus tard ! Faut-il que sur cette zone géographique autour de cette affaire de l’ANDRA l’on soit obligé de décider quoi que ce soit ? Pourquoi marquer quelqu’empressement ? N’est-il pas coupable de vouloir en faire un peu trop sur ces terres soit disant promises dés qu’un ruisseau déborde ? Qui prendrait le risque d’on ne sait quel militantisme pour une cause locale, comme si ces villages se devaient d’accueillir toute la richesse du monde alors qu’il ne s’agira que de déchets, et quels déchets ? Est-ce donc habile de bêtement se compromettre par excès de zèle pour une simple histoire d’eau, vraiment les décideurs n’en ont en cure ! Car en tout, il faut quand même être un peu politique. L’Orge continue donc de couler des jours heureux, les hérons cendrés aussi quand, d’un violent coup de bec, ils prennent un petit gardon. Disons que la vie suit son cours. Ce n’est déjà pas si mal, à défaut d’être affligeant. (avril 2004)
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En hommage à Fernand Braudel
L’évolution historique passe par des processus longs, surtout dans les campagnes. Pour quelques révolutions, combien de lentes progressions, de changements presque imperceptibles au long des siècles ! « Paris ne s’est pas fait en un jour » selon l’adage bien connu: alors que dire de la Meuse et de la Haute-Marne ! Or, un maître s’impose à nous pour nous éclairer sur ce sujet. Un maître à penser. Un historien, adepte de la longue durée et des grandes tendances qui se déploient dans l’espace-temps. Un Meusien, qui plus est. Et même un homme issu d’un de ces villages à proximité du Laboratoire : nous avons nommé Fernand Braudel, né en 1902 à Luméville-en-Ornois, commune située à 7 km du Laboratoire. Ce grand historien français, membre de l’Académie française, professeur au Collège de France, a profondément renouvelé l’approche historique. Disons, en un mot, qu’il a révélé l’existence de fondements ou caractéristiques qui structurent l’évolution historique. Moins évènementielle, l’Histoire est devenue reflet de la réalité multiple comme elle a pu être vécue à l’époque, en tout cas comme elle est advenue. Ainsi, il a montré combien la géographie nous renseigne sur l’histoire et combien l’histoire explique la géographie. Par ailleurs, il fut un si grand écrivain qu’on lit Braudel avec ravissement. Ferons-nous un jour l’hommage qui sied à ce meusien, né tout près du Laboratoire ? Renouvellerons-nous le souffle historique sur cette terre où, du fait de la longue durée en matière de stockage de déchets HAVL, nous serons sans doute appelés à nous projeter dans le temps ? N’avons-
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nous pas à réhabiliter Braudel sur ses propres terres, à lui faire droit de cité pour déjà mieux la comprendre, cette cité ou société locale, grâce à sa pensée ? Ce ne serait que justice : Braudel n’oublie jamais la Meuse au gré de ses ouvrages et de ses réflexions, comme si elle était toujours présente pour lui qui a par ailleurs tant voyagé ! Dans le très beau livre : « L’Identité de la France », à plusieurs reprises dans le tome 3 « Espace et Histoire », il évoque ou décrit les territoires meusiens ou limitrophes qui, sous sa plume, revivent pour notre plus grand bonheur. Braudel, historien scientifique, est toujours à la recherche de similitudes, ouvert sur toutes les données qu’il capte pour en traduire les interactions et révéler les racines à partir desquelles toute histoire nous est livrée. Or, que dit-il de ces zones meusiennes ? Quelle est sa vision de leur développement protohistorique ? Peut-on en tirer partie pour mieux connaître cette région voire en deviner l’avenir ? En fait, il dépeint un territoire toujours pris dans des difficultés récurrentes et qui peine à vivre, voire à survivre. Par exemple, il explique qu’en France, au XVIIIème siècle, la Meuse est déjà, transcrit en langage moderne, un « territoire diffus ». Ainsi, comme s’il s’agissait d’un indicateur de niveau de développement économique, distingue t-il à cette époque deux catégories de travailleurs : les agriculteurs et les manouvriers. En Meuse, les agriculteurs sont deux fois plus nombreux que les manouvriers, à la différence de Metz, par exemple : « y a-t-il un manouvrier pour un laboureur, tout se passe comme si celui-ci ne disposait que d’un serviteur associé, travaillant obligatoirement pour lui – ainsi dans le département de la Meuse en 1790. Mais qu’il y ait deux manouvriers pour un cultivateur, ainsi autour de Metz en 1768, laisse à penser que dans ce pays, de toute évidence plus riche que le sud de la Meuse, il y a concentration de la propriété. » (L’Identité de la France, Espace et Histoire)
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Donc, déjà en 1790, au contraire de ce secteur mosellan, celui du sud de la Meuse n’est pas riche, particulièrement le canton de Gondrecourt-le-Château : « Au sud du département de la Meuse, Gondrecourt est le chef lieu d’un de ses plus pauvres cantons… Ce médiocre et banal canton se situe à la jonction de deux plateaux calcaires de texture différente : à l’est, le plateau de la Meuse ; au nord et à l’ouest, le plateau du Barrois… C’est là que se situent les villages, y compris Gondrecourt, puisque c’est là que l’eau infiltrée dans l’épaisseur des calcaires réapparaît pour donner naissance à des fontaines, à des puits, à des ruisseaux, à des rivières… Ces sols ne sont pas particulièrement riches. Sur 100 hectares, il faut, au plus, en compter la moitié de terres cultivables… Au total, une vie pas très facile sans doute, mais possible. » (ibid) Ainsi apprend-on que, dans ce secteur proche du Laboratoire, la vie n’aurait jamais été particulièrement florissante. Un artiste peintre habitant Bonnet et qui se trouve avoir connu Braudel, rapporte qu’il parlait volontiers du destin malheureux de ce canton au fil de l’histoire: « Gondrecourt fut une cité maudite et le lieu de conflits qui la dépassaient totalement, à commencer par l’affaire des Ducs de Lorraine à propos de la Bourgogne. De tout temps, ce fut une cité sacrifiée ! » lui aurait-il indiqué. Certes, Fernand Braudel relève qu’il y a quand même une certaine activité locale sur ce canton: « Le canton de Gondrecourt est à la fois le plus vaste des cantons meusiens (341 km2) et, vers 1803, le moins densément peuplé (24 habitants au km2)… Plus l’occupation humaine est faible, plus le système bourgsvillages occupe l’espace. Sans doute est-ce la vaste étendue du canton qui explique l’existence de marchés villageois, lesquels, à Bonnet, Tréveray et à Demanges-au-
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eaux, ajoutent, si je ne me trompe, leurs services aux quatre foires annuelles de Gondrecourt. » (ibid) En fait, à travers cette digression relative à Gondrecourt-leChâteau, Braudel explique comment un bourg rayonne plus ou moins sur son territoire propre. En l’occurrence, ce bourg est un de ceux qui, en Meuse, joue assez moyennement son rôle de « moteur de zone rurale ». L’autarcie gouverne ces lieux fermés sur euxmêmes mais elle n’incite pas pour autant à ce qu’on appellerait aujourd’hui une « structuration », par exemple celui de l’appareil commercial: « S’étonnera t-on, par exemple, qu’il y ait un seul boulanger dans tout le canton, et logé, comme il se doit à Gondrecourt ? Les villageois font donc eux mêmes leur pain ; chaque maison après 1789, avait encore, ou pouvait avoir son four et la mée ou maie… Autre surprise : pas de boucher, pas même à Gondrecourt, sauf celui qui est à Mauvages, gros village et fort passant ; il faut gagner Ligny ou Bar-Le-Duc pour rencontrer un commerce établi de la viande au détail. » (ibid) Deux siècles plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, le tissu commercial n’est pas très différent. On peut pratiquement procéder au même comptage, à l’unité près. Cette continuité historique n’aurait-elle pas quelque de chose de troublant ? D’autres domaines d’activités semblent être gouvernés par d’autres continuités, cette fois plus structurante, par exemple dans le domaine de l’artisanat : « Ce qui me frappe aussi, c’est la force de l’artisanat, l’importance d’activités destinées à satisfaire des besoins locaux. A Gondrecourt la moitié – à très peu près- de la population est prise dans l’artisanat. Dans les villages, surprise plus grande encore, un villageois sur quatre est artisan (sans cesser probablement de cultiver un lopin de terre) » (ibid).
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Or, l’activité artisanale est relativement importante encore aujourd’hui également, par exemple dans les métiers du bâtiment, alors que l’industrie reste pratiquement absente. Il s’agit d’un artisanat qui emploie une main d’œuvre locale. Aux côtés de quelques bons compagnons gravite le plus souvent une population de gens peu rompus aux ouvrages et qui vit de façon précaire. De ce point de vue, le rapprochement avec la réalité historique selon les propos descriptifs de Braudel est saisissant. En conclusion, l’évocation de cet état des lieux du sud de la Meuse au début du XIXème siècle de la part d’un historien qui ne pourra pas être suspecté d’écrire sur ce qu’il ne connaît pas, conduit à observer des persistances fortes, c’est le moins que l’on puisse dire, et observables dans la situation actuelle. L’histoire, en ces contrées, pourra-t-elle révéler quelque évolution de fond ? On ne peut que s’interroger sur la vocation de tels cantons : seraient-ils frappés d’immobilisme à longueur de siècles, sans que l’essor économique ne puisse avoir prise ? Répondre à cette question est sans doute difficile. De surcroît, vouloir projeter on ne sait quelle suite par simple extrapolation constitue un exercice à éviter. Mais le fait est là, sur cette période pluriséculaire récente, s’agissant de zones géographiques bien identifiées : c’est la stagnation qui prévaut. On notera qu’aujourd’hui, le renouvellement des activités et la création de nouvelles richesses restent une attente forte qui domine toujours dans tous ces villages. Tout se passe donc comme s’il n’y avait pas d’évolution au fil des siècles jusqu’à notre époque dans ce secteur géographique dont les caractéristiques sont évidentes : éloigné des voies de communication, avec une atomisation de l’entreprise, une tendance à la multi-activité, un isolement relatif, une population diffuse, peu d’appareils ou moyens structurants etc. Mais en plus, rien ne permet – au plan d’une telle approche des structures historiques -, de tabler sur des ruptures qui sembleraient s’amorcer une évolution majeure ou qui signaleraient un prochain réveil de ces territoires. Est-il même possible d’inverser la tendance trop historique? Faut-il croire aux apports suffisants des « territoires vécus », si chers au Député local - en particulier le fait que ce sud Meuse soit « tourné vers les potentiels du chef lieu de Meurthe-et-Moselle» et qu’il puisse en
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tirer parti - ? Nancy et le débordement de son agglomération, vontils atteindre ces zones néanmoins distantes d’une cinquantaine de kilomètres ? N’est-ce pas trop loin ? Le phénomène de l’urbanisation qui reste une des puissantes forces à l’œuvre dans l’évolution du territoire en France notamment, va-t-il gagner ces villages où tant reste à faire, à moins que ce ne soit l’effet inverse d’une aspiration vers la ville qui s’installe définitivement ? D’un autre côté, l’accompagnement économique du Laboratoire pourrat-il modifier fondamentalement la donne ? Les efforts renouvelés des pouvoirs publics et des acteurs de la filière vont-ils porter leurs fruits au point tel que ces territoires vont se transformer et rompre avec le sort dans lequel, depuis trop longtemps, ils se trouvent englués ? Ou encore, les chefs lieux de départements pourront-ils se redéployer afin de rayonner d’une autre manière sur les vallées adjacentes et afin d’irriguer les pays qui sont en contiguïté ? (juin 2004)
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Les gens d’ici.
« Pas facile, vous savez ! ». Le Maire que je connais bien, cette fois, se confie : « ça fait combien maintenant, plus de 30 ans que je suis au Conseil : 32, 35 – je ne sais plus- ! Et plusieurs mandats de Maire ! En plus, je suis né ici, mon père était venu tout gosse et il a passé sa vie au village. On est quand même pas des parachutés et je connais mes gens, vous pensez ! Eh bien, je vais vous dire une vérité qui m’arrive aujourd’hui : j’en ai marre, mais marre, vous m’entendez ! J’en ai marre de mes administrés. Vous ne pouvez pas croire comme ils sont devenus les villageois ! C’est affligeant : râleurs, sournois, malins et je dirais même méchants ! Je ne dis pas cela à plaisir mais, hélas, c’est la dure réalité. Encore l’autre jour, pour une affaire de chemin avec un morceau de mur qui est concerné pour l’alignement qu’on va reprendre, un mur soit dit en passant qui ne sert à rien et dont la commune va tout payer : tous les travaux, le chemin compris. Tout sera remis à neuf ! Or, vous n’imaginez pas la comédie qu’ils m’ont faite ! Impossible de reprendre le sujet alors qu’on en parle depuis près d’un an et que c’est une affaire vue et revue ! A la fin du compte, des menaces, oui Monsieur, des menaces personnelles, voilà le résultat ! Je ne vous dirai pas jusqu’où cela a été parce que vous pensez bien que je ne me suis pas laissé faire. Mais je n’en suis pas encore revenu. Et pour tout, maintenant, les habitants vous font la guerre. Ils ne veulent rien savoir, rien comprendre, rien admettre. En plus, ils reviennent sur ce qui a été dit et vous accuse. Il n’y a plus de parole, plus de convenance, c’est comme cela ! C’est devenu impossible ! Ils ne savent que critiquer et attaquer ! Alors,
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je ne vous dis pas comment ils vont réagir pour le Laboratoire ! Avec des em... comme ça ! Vous n’allez pas rigoler à l’ANDRA, je vous le dis ! - Vous savez, à différentes reprises, l’ANDRA a démarché des particuliers, des propriétaires, des agriculteurs pour examiner avec eux des questions foncières et traiter les accords afin d’obtenir des autorisations de passage ou de faire des travaux, par exemple pour les campagnes de prospection géologique. Dans les années 1990 mais aussi plus récemment. Or, cela s’est généralement bien passé : les gens ont été ouverts et conciliants. Il n’y a que je sache jamais eu de barrage ou d’opposition déclarée, mais des négociations. Les travaux ont eu lieu ensuite sans autre difficulté. - Vous les avez payé, voilà pourquoi ! Pardi ! Vous leur avez donné combien ? Dites le donc ! Vous les avez achetés ! - Pas du tout : les prospecteurs fonciers diligentés par l’ANDRA appliquent les barèmes en vigueur, ceux de la Chambre d’Agriculture et autres. Il y a aussi le Code civil : on ne fait pas n’importe quoi. - J’ai du mal à vous croire. - Mais vous les avez eu dans votre commune, ces prospecteurs. Cela s’est bien passé. - Exact. Ils sont d’ailleurs venus me voir avant toute démarche chez les intéressés: c’était pour une plate-forme de forage. Là-dessus, je n’ai rien à dire. Très corrects, les gens de l’ANDRA ! - Vous voyez ! Est-ce qu’il y a eu des problèmes ensuite ? - Pas spécialement. Je ne pense pas. - Alors ? Deux poids, deux mesures ? - Je ne sais pas quoi vous dire ! Tant mieux si ça va bien pour les gens du « Labo », je dirais : tant mieux si cela a bien été, nuance ! Reste qu’aujourd’hui, dans mon village tel que je le connais, on va au « casse-pipe » à tous les coups. C’est au point que je ne sais pas si je me représenterai la prochaine fois ! Vous savez, je suis Maire mais ce n’est pas pour moi, Grand Dieu ! Au stade
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où j’en suis, vous pensez bien ! Je n’ai pas besoin de cela pour vivre. Je peux très bien m’en passer, croyez-moi ! Naviguer entre les clans dans la commune, il faut aimer ! Car les rivalités actuellement reprennent de plus belle ! On se croirait en Corse ! On dit que « nul n’est prophète en son pays » ! C’est peut-être bien cela ! Pourquoi pas ! Ou alors c’est que j’en ai trop fait, ça les gêne aux entournures ! Ici, personne ne vous dira en face ce qu’il pense ou ce qu’il propose. On ne parle pas. Mais on calomnie dés que vous avez le dos tourné. Et je ne parle même pas du Conseil municipal ! C’est cela le plus difficile : les gens ne sont pas portés à venir vous dire ce qu’ils pensent. Ont-ils peur ? Cela se passe par en-dessous ou par derrière. En plus, les journaux ne viennent pas jusqu’à nous, si peu ! Et la feuille municipale, c’est une fois de temps en temps. Alors, pour communiquer, bonjour ! Vous n’avez pas ces problèmes-là à l’ANDRA ! Il y en a du papier et jusque dans les boîtes à lettres ! Et chose curieuse, les gens en parle plus volontiers de votre « Labo », alors que le stockage, ce n’est quand même pas évident. On n’arrête pas d’en parler, dans tous les journaux, partout, sans arrêt, il est question des déchets qui posent moult problèmes vous en conviendrez -. Les gens d’ailleurs ne sont pas nécessairement d’accord, j’espère que vous le savez ! Or, pendant ce temps, l’ANDRA fait son affaire malgré tout, prenant même des accords sur le terrain alors que moi, j’éprouve aujourd’hui les pires difficultés à faire passer le moindre aménagement communal. Avouez : c’est le monde à l’envers ! Mais attendez ! Vous avez peut-être mangé votre pain blanc ! C’est pas fini : d’autant qu’on attend toujours les royalties, par exemple… Vous ne pensez quand même pas qu’on va rester les bras croisés Les royalties ? Les fonds d’accompagnement du Laboratoire, pardi ! Nous en avons eu, dans la commune. Mais ça ne vient pas tout seul. Il faut pleurer pour en avoir, c’est misère de voir cela ! Alors là, l’ANDRA, c’est pas bon !
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Vous savez bien que ce n’est pas cette Agence qui est en charge de la gestion et du versement de ces fonds ! Elle n’en décide pas. Mais oui, je le sais ! Mais comment va-t-on faire dans nos communes si nous n’avons pas assez de financement ? Assainissement, chemins et voiries, écoles, j’en passe ! Qu’est-ce qu’ils vont dire les gens d’ici alors qu’ils vont devoir avaler la pilule du stockage ! Comment vais-je m’y prendre pour leur expliquer, le moment venu – vous voyez ce que je veux dire ? J’ai tellement de travaux à faire dans la commune, simplement pour la mettre à niveau ! Vous êtes dans la Mairie : vous voyez bien qu’on ne nage quand même pas dans le luxe ! Or, la commune n’a plus le sou, mon brave Monsieur ! Depuis la tempête de 1999 qui a détruit tous nos bois communaux, les recettes, où vais-je les trouver ? Avant, cela nous faisait un petit pécule. Chaque année, on en vendait un peu, encore que j’aurais à dire sur l’ONF ! Tandis qu’aujourd’hui, nous sommes fauchés, mais oui ! Et cela, je vais vous le dire : ce n’est pas bon pour nous, mais ce n’est pas bon pour vous non plus – enfin, je veux dire pour l’ANDRA ! Ne pas en avoir assez, voire pas du tout, ce n’est pas comme cela qu’on peut faire de la bonne politique ! Cela, croyez-moi, je l’ai compris. J’en suis sûr. Certes, vous pouvez faire des conneries dans de mauvais investissements. Mais si vous n’avez pas le moindre euro, c’est sûr que vous ne ferez pas de miracle ! Or, sur la commune, il n’y a pas de taxe professionnelle, pour ainsi dire pas : alors, où allons-nous trouver les sous quand il le faudra ? Vous êtes d’accord ? Côté de mes concitoyens, cette question est un peu trop subtile pour eux. Je ne cherche pas à leur expliquer, pour le moment du moins: en plus, ils pourraient mal le prendre. Ils ne cherchent pas à réfléchir d’où ça vient et pourquoi, mais ça peut leur monter à la tête ! L’idée des moyens financiers nécessaires à la commune, va savoir ce qu’ils peuvent y comprendre : ils gueulent, c’est tout !».
(juillet 2004)
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Descendre dans le puits
Tout le monde veut descendre dans le puits. Certains plus que d’autres : la visite, pour eux, ne peut se faire que dans les galeries souterraines, pas ailleurs. Le Laboratoire a beau proposer d’accueillir le public dans un bâtiment spécialement aménagé à cet effet; dans ce bâtiment, l’ANDRA a beau assurer une présentation pédagogique adaptée avec tous les moyens souhaitables pour la bonne compréhension préalable du sujet sans laquelle d’aucuns peuvent passer à côté; des spécialistes ont beau répondre à toutes les questions en ayant recours à des supports d’information performants : rien n’y fait ! Certains inconditionnels n’ont que faire de ces bavardages. Eux veulent « descendre dans le trou ». Voilà l’essentiel. « Chansons vos propos, vos panneaux, vos vidéos ! Il n’y a que ce que je verrai de mes propres yeux qui sera vrai », dit ce genre de public. N’a-t-il pas tendance à considérer qu’il a le droit de visite comme bon lui semble : « le Laboratoire, en fin de compte, est payé par l’argent du contribuable. Je paie mon électricité, donc j’ai le droit de visiter ». Ces disciples de Saint Thomas sont des incrédules: « si je ne vais pas moi-même au cœur des choses, si je ne vais pas personnellement dans ces galeries, si je ne touche pas la roche de mes mains, alors c’est que l’on me cachera quelque chose ». Pour ce type de public, plus il y aura de visites dans le trou, plus ce sera transparent, plus ce sera acceptable. Comme si voir par soi-même dispensait de toute autre explication voire compréhension. Hélas !
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Car le puits plonge dans une affaire scientifique compliquée autour d’une roche à moins 500 m sous terre. Dans le callovo-oxfordien. Forer la vérité dans cette réalité-là n’est pas immédiat. Ausculter la roche, installer des capteurs, exploiter leurs signaux, autant de travaux qui sont hors du commun. Rassembler toutes les informations scientifiques recueillies, corréler les données, établir des modèles représentatifs, autant de démarches réservées à quelques spécialistes. Il ne suffit pas de se promener dans des galeries pour s’en faire une idée. La compréhension de la faisabilité du stockage ne peut découler d’une simple promenade. Pourquoi donc cette propension à simplement « aller dans le trou » ? Pourquoi cette obstination récurrente ? Pourquoi cette démarche presque à plaisir, si l’on manque la découverte des fondamentaux ? Sans doute – au risque de surprendre - parce que l’entrée en visite souterraine réveille aussi tout un univers inconscient et, qu’à ce titre, elle tente bien des gens. N’ayons ici aucune réticence à vouloir comprendre et peut-être interpréter ce trait de comportement qui intervient assurément dans le débat sur cette question du Laboratoire et du stockage souterrains. Trait de comportement ou vision qui consistent à entrer dans les zones d’ombre de soi-même, surtout si l’on vous y emmène. Par galeries souterraines interposées, se découvrir – au fond -, dans le secret de son être propre : intéressant, ce Laboratoire ! Car il n’est pas neutre de gagner ces couches profondes: l’enfouissement ne renvoie pas seulement à des questions de géotechnique, d’hydrogéologie ou de biochimie, mais aussi à des archétypes que les sciences dures ne pourront évacuer. La visite des galeries n’est pas seulement « scientifique » : elle introduit aussi un autre espace sinon de la connaissance, du moins de l’être. Descendre au fond de soi-même ne constitue-t-il pas une tentation ? Qui n’a pas, un jour voulu entrer en introspection ? Visiter son moi profond, surtout depuis que les psychanalystes ont accrédité cette réalité, n’est plus un luxe mais peut-être, pour l’homme moderne, une nécessité. Lors de ces visites dans les galeries souterraines, les vécus sont sans doute différents, selon les individus : depuis le retour au chaud dans le ventre de sa mère jusqu’au parcours dans le Labyrinthe de la mythologie grecque où
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Dédale, architecte, faillit rester emprisonné jusqu’au moment ou son fils Icare vint le délivrer en l’emportant dans les airs avec des ailes de plume et de cire… Aussi, la visite du Laboratoire souterrain apporte-t-elle une sorte de jubilation : rares sont ceux qui en sortent en maugréant. Tous sont heureux d’avoir pu faire un parcours dans l’inconnu, un circuit initiatique, un voyage au fond de soi. Et quand revient la lumière du jour, le visiteur mesure combien, dans ces galeries, il était à cent lieues des vaticinations qui écrasent la vie quotidienne. Il découvre, a posteriori, que le Laboratoire souterrain fut pour lui comme un lieu de repos, une caverne pour s’abandonner. Sans doute le visiteur fait-il part ensuite à son entourage de cet apaisement procuré par la visite souterraine. Fonctionne alors le « bouche à oreille » au terme duquel beaucoup veulent, eux aussi, « descendre dans le trou ». Certes, vouloir cultiver son propre inconscient est quelque chose de difficile, même avec le concours d’un psychanalyste. Mais quand l’exercice prend une dimension collective, quand il s’agit de descendre au fond tous ensemble grâce à des machines et à l’accompagnement sympathique des guides de l’ANDRA, alors c’est plus commode. Il y a donc une forme de reconnaissance qui émane du visiteur, pour cette aventure qui se passer au contact de soi-même. Et l’Agence accumule ici, sans le savoir, un énorme capital de sympathie. Elle assure cette incursion au fond ; elle permet que l’on en face l’expérience. Car, où pourrait-on vivre de tels circuits qui renvoient à son propre moi, à sa couche inconsciente dans laquelle, qu’on le veuille ou non, une partie de nous-même repose ? Il y a bien eu des mines en France qui, même si elles étaient organisées dans un but de production, pouvaient éventuellement se prêter à ces passages au fond de soi: mines de charbon, mines de fer, mines de sel… Combien de mineurs ne sont-ils pas descendus jour et nuit, le jour prenant de moins en moins d’importance ? Mais voilà, c’est du passé. Où sont les mineurs, aujourd’hui ? Ils étaient encore là en première moitié du XXème siècle. Puis les gueules noires ont disparu dans notre pays. Les mines de sel puis les mines de fer ont fermé également. C’est tout un monde de savoir-faire et d’humanité qui s’est perdu. Cette histoire industrielle souterraine, aujourd’hui engloutie dans les
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effondrements miniers, n’intéresse généralement plus personne. Devoir, au péril de sa vie, arracher dans les veines minérales des morceaux de minerai, extraire le charbon qui permettra à la nation de vivre, et le fer pour les coulées sidérurgiques, voilà qui a été vite oublié par nos jeunes diplômés actuels qui entendent trouver un travail intéressant, propre et bien payé. Aussi, l’idée de forer des galeries souterraines – ne serait-ce que pour un Laboratoire – peut-elle apparaître aujourd’hui comme une bizarrerie. En l’absence de toute référence minière actuelle, les gens s‘en étonnent. C’est pourquoi l’on veut « aller dans le trou ». L’exotisme du sujet dépasse, pour certains, l’intérêt scientifique et sociétal. Il faut donc, outre le discours technique permettant de rendre compte des objectifs et des méthodes lors des campagnes de mesure et autres travaux au sein de ce Laboratoire, il faut aussi refonder l’idée économique et sociale des ouvrages souterrains. Surtout que notre objet n’est pas tant de remonter du charbon ou du minerai à la surface pour en tirer matière ; mais consiste, au contraire, à y placer quelque chose en dépôt : des déchets... D’où le mot de « coffre-fort », comme certains se plaisent à dire, pour cette roche qui va les contenir. Non pas contenir quelque chose de précieux comme des bijoux ou des lingots, mais quelque chose d’éventuellement dangereux pour la santé de l’homme si les précautions ne sont pas prises. Ce coffre-fort se définit ici plus pour sa capacité de protection que pour la valeur des objets qu’il peut contenir. C’est à l’inverse de l’extraction minière. De plus, le coffre-fort contient, mais aussi transforme : les parois de la roche sont susceptibles d’accueillir la migration de substances radioactives qui vont, progressivement, se piéger dans l’épaisseur de cette barrière. Le stockage souterrain n’est donc pas une boîte, mais un système. « Aller dans le trou » ne suffit pas pour comprendre cette fonctionnalité-là. En parcourant les galeries souterraines du Laboratoire, artificiellement éclairées, pourrai-je me représenter le placement demain – dans un véritable centre de stockage -, des colis de déchets, les uns à côté des autres ? Saurais-je imaginer ces lieux, caverne ou bunker où personne, ensuite, ne pourra pénétrer ?
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Parviendrai-je à me représenter les suintements, les vapeurs ou gaz, que sais-je encore, bref les dégradations physico-chimiques dans les parois et les sols, sous l’effet des migrations radioactives circulant peut-être parmi ces déchets ? Dans quel dédale ma pensée se poursuivra-t-elle alors, dans quel labyrinthe antique et fatal n’irai-je pas m’abîmer à vouloir de sang- froid me représenter quelque chose qui sera, nécessairement, un chaos noir et toxique ? Descendre dans ce puits-là, c’est balancer entre ce qui protège et ce qui détruit. Entre ce qui retient, contient, protège et ce qui déclenche, pervertit et pourrit. Expérience de toute vie qui veut préserver et conserver alors qu’elle génère aussi un processus de déconstruction, de désorganisation inéluctables : faut-il qu’un Laboratoire souterrain et un centre de stockage demain ravivent ces stigmates de la condition humaine ? Certes, la décroissance radioactive marque le temps mieux que toute autre horloge et, par-là, présente quelque chose de rassurant, même si l’on parle de millénaires. Toute matière, de part son poids atomique, est caractérisée par ce type de décroissance sur des échelles chronologiques variables, mais parfaitement identifiées et certaines. Toutefois, s’agissant d’un centre de stockage de déchets HAVL, cette horloge battra le temps dans un théâtre d’Apocalypse : il est difficile à l’homme de se représenter le spectacle des alvéoles et des galeries qui, dans la profondeur du sous-sol, vont contenir cette dissipation relative de la radioactivité relâchée par les colis de déchets. Or, d’avance, il faut y faire face. Le Député Christian Bataille a eu mille fois raison d’écarter le mot « enfouissement » – souvent utilisé par les opposants -, pour lui préférer le mot de « stockage ». L’enfouissement véhicule notre morbidité qui ne sait ni où aller ni que faire ; alors que le stockage est un acte développé aux yeux de tous et qui nous engage vis-à-vis de chacun, autant qu’il sera possible. (août 2004)
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La croisade des bisons hauts-marnais
« La trentaine de bisons échappée de l’élevage d’Echenay et regroupée à Ribeaucourt dans la Meuse, s’est offert une escapade nocturne etc… » (Journal de la Haute-Marne, 18/0604).
Des bisons sagement parqués en Haute-Marne viennent de créer un vif incident. Une colonie de ces bovidés exotiques en pension, à défaut de stabulation, dans une Pampa à l’herbe verdissante mais jamais autant que celle dans le parc d’à côté, a voulu visiter le territoire d’en face. Las de paître en des steppes trop communes, une trentaine de bisons qui, jusque là, faisaient l’orgueil de fermiers originaux et distingués, a en effet engagé une croisade sur des communes meusiennes. En ce 13 juin 2004, n’y tenant plus d’aller voir, ces bêtes impressionnantes brisèrent leurs chaînes et les barrières de leur parc sis à Echenay pour pénétrer dans l’autre département. D’un trot lourd et emporté, ils foncèrent tout droit dans la campagne de Meuse à travers champs, arrachant les haies et renversant tout sur leur passage. En bande serrée, ils pénétrèrent sur les terrains peut-être promis à la gestion durable des déchets. Alarmés par tant de bruits et de saccages, constatant leur disparition du parc coutumier, de bonnes gens partirent en reconnaissance. Il ne fut pas difficile de suivre leur route, tant le chantier ouvert par ces redoutables animaux ne laissait aucun doute sur les lieux de passage. Au point qu’ils comprirent tout de suite
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que les fermiers, propriétaires de ces bisons, allaient avoir sur le dos une bien lourde affaire. Après avoir tourné court d’abord vers Bure, les bisons avaient gagné le haut des champs, en direction de la vallée de l’Orge. Vu l’importance et de la fuite en avant et des dégâts occasionnés par cette lourde horde, les pisteurs résolurent d’arrêter-là leur chasse. Ils préférèrent la conter au premier magistrat du village, lequel fut bien emprunté quant aux conséquences de ces méfaits qui sortaient de l’ordinaire. Il choisit d’en prévenir les gendarmes qui estimèrent ne pas être les mieux placés pour prendre une telle affaire en charge. Ils appelèrent les élus hauts-marnais locaux pour qu’ils en défèrent devant le Préfet qui, à leur sens, se devrait d’intervenir. Le Préfet décida immédiatement d’organiser une réunion avec les chefs de Service, lesquels se précipitèrent de différents endroits où ils se pouvaient être en service, afin de répondre à l’injection. Pendant ce temps-là, notre troupe de bovidés au cou énorme, continuait à courir sans frontière de par les parcs et les prés. L’heure tournait et il n’y avait plus de temps à perdre. En réunion, les chefs de service suggérèrent au Préfet de passer par ceux qui, en principe, seraient les mieux à même de voir sur place et de statuer : les gardes forestiers. Aussi, le Préfet commanda t-il l’intervention d’un peloton de gardes. Avec la population volontaire, ces derniers s’en allèrent comme pour une battue, sauf que c’était aux bisons. Avec force matériels, jumelles, fourches, ferrailles, boussoles, trompes, fil de parc et autres barres de bois, les gardes pensaient repérer la horde et contenir la marche obstinée de cette clique haut-marnaise, peutêtre obsédée par la zone autour du Laboratoire. Après quelques heures de marche, ils découvrirent le troupeau qui, par chance, se trouvait en cette fin d’après-midi rassemblé dans un grand parc en déclivité. Ils parvinrent à regrouper les envahisseurs qui maugréaient et râlaient en réclamant une Pampa véritable. Puis ils réussirent à les faire entrer, les uns après les autres, dans un hangar attenant. Car, il fallait déjà les garder sur place en lieu sûr pour décider après de la suite à donner. Nos bisons se trouvèrent donc au cachot pour la nuit suivante. Or, les ennuis continuèrent : la
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porte de ce hangar fut-elle correctement fermée ? Toujours est-il qu’ils se sauvèrent à nouveau ! Au matin, alors que la battue venait de reprendre, quelle ne fut pas la surprise des autorités : sur une pâture près de Ribeaucourt, les bisons se tenaient là fermement et voulant en découdre. Grattant du sabot, ils ruminaient l’empêchement de toucher tout le bénéfice de ces terres tant convoitées (1). Ils beuglaient de telle sorte qu’on les entendait sur toute la zone de proximité, en regardant obstinément dans la direction des puits du Laboratoire visibles au loin, sur un sommet. A croire que ce serait en ce village que le centre de stockage serait implanté ! L’affaire prenait décidément un tour plus grave qu’il n’y semblait au départ. Les journalistes arrivèrent sur les lieux et préparèrent de croustillants « papiers ». L’autorité préfectorale ne pouvait ignorer ce déploiement qui n’avait plus rien de pastoral pour une manne dont il n’avait déjà que trop reçu les nombreuses doléances ! Hélas, par mégarde, l’information sur cette invasion de la Meuse par des bisons trop politiques fut connue des ministères qui imaginèrent le pire, craignant une agitation dont la filière nucléaire n’avait surtout pas besoin. Paris exigea que cesse cette comédie. Le Préfet fut sommé de régler cette pantalonnade de bovidés peut-être même pas répertoriés dans la liste des animaux ayant droit de paître en Haute-Marne. Toutefois il fallait éviter que le sang coule ! On prit alors les grands moyens pour en finir avec cette escapade et pour, du même coup, éteindre la polémique récurrente et infernale quant aux retours comparés des fonds d’accompagnement pouvant revenir à la Meuse et à la Haute-Marne. (1) allusion faite ici aux fonds d’accompagnement du Laboratoire et autres retombées économiques (évidemment très prisés par les autochtones) et, par voie de conséquence, aux retombées futures d’un centre de stockage.
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Le Préfet sollicita une équipe de trois tireurs du groupement animalier des sapeurs-pompiers de l’Essonne pour endormir le troupeau au moyen de seringues hypodermiques. Vrai ! Car il fallait que ces animaux par trop lubriques reviennent à la raison. Cela ne pouvait durer, sans parler des risques de déstabilisation de l’opinion : par cette incursion malveillante, les bisons pouvaient très bien mettre la puce à l’oreille à toute la population qui se déchirerait alors sur l’équité devant présider aux retombées du Laboratoire voire du stockage ! Il fallait agir. Les tireurs d’élite des sapeurs-pompiers intervinrent dés le lendemain matin alors que soleil se levait à peine. Ils firent mouche en couchant tous les bisons qui tombèrent dans un lourd sommeil constellé d’étoiles où la Haute-Marne, parait-il, resplendissait sur de verts pâturages, gras et abondants, une manne sans pareil tombant du ciel. Les sapeurs-pompiers, rangeant leurs fusils, préparèrent leur repli. Il suffisait ensuite d’assurer le rapatriement des animaux qui furent transportés dans les bétaillères réquisitionnées sur le secteur, jusqu’à leur parc d’origine dont la clôture fut reprise solidement. Enfin, tout rentra dans l’ordre. Après cette affaire qui faillit engendrer un mouvement d’opinion, le Préfet, redoutant une possible récidive, décida de lancer une enquête : comment se faisait-il que des bisons en soient venus à quitter leur enclos ? N’avaient-ils pas pâture suffisante ? N’étaientils pas déjà payés en cette Haute-Marne ? Alors pourquoi déambulaient-ils en Meuse ? Quel était le surcroît escompté ? A supposer que leur réclamation fut fondée, pouvait-on l’accepter et souffrir ce genre de démarche sauvage ? Pourquoi ces bisons s’obstinaient-ils sur un pauvre village de Meuse ? Etait-ce le fait du hasard ou y avait-il raison de fouiner sur des terres aux environs de Ribeaucourt ? L’enquête eut recours aux experts de chambres parisiennes. Bien que minutieuse et assez longue, ils préfèrent cependant ne pas avoir à trancher car ils avaient au moins observé que l’affaire n’était sûrement pas banale, voire politiquement incorrecte. Aussi, sans pouvoir s’appuyer sur une conclusion quelque peu construite
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et faisant mine de ne pas connaître les puits pour le stockage géologique, le rapport suggéra de procéder au simple jugement rural coutumier et d’éviter d’aller plus loin. Un juge fut donc requis pour dire le droit, le délit et sa réparation. Les fermiers propriétaires des bisons de Haute-Marne furent jugés principaux responsables: ils se virent infliger une amende pour éconduite de troupeau et dépravations avec les frais de remise en état des parcs et terrains traversés. Or, des meusiens voulant ajouter au rendu de la justice, trouvèrent le moyen de renvoyer l’affaire en plaidoirie. Considérant qu’ils avaient été agressés par ce commando hautmarnais, par bétail interposé, ils demandèrent l’euro symbolique au titre du préjudice moral, vu leur droit inviolable de tirer profit du Laboratoire aujourd’hui et du stockage demain. Mais la juridiction refusa d’engager l’instruction de cette deuxième affaire au motif que le Code rural ne prévoyait rien dans le cas d’espèces versées sur le territoire, d’autant que personne ne pouvait dire si le stockage géologique se ferait en Meuse ou en Haute-Marne. Foi de bison, on ne pouvait ouvrir un dossier in petto, en connaissant le lieu du centre de stockage ! Les bisons hauts-marnais, quant à eux, enragèrent dans leur parc fermé à double tour. Broutant l’ordinaire pâture, ils rêvèrent de leur croisade sur les terres de Meuse qui, certes, n’apportât aucun bénéfice, mais fut palpitante ! Quant aux fermiers d’Echenay, ils durent ouvrir leur sébile : outre l’amende à payer fixée par le juge et, bien sûr, les frais de justice, ils durent aussi acquitter la facture pour mobilisation de gardes forestiers et surtout celle pour l’intervention du corps d’élite des sapeurs-pompiers et les trente seringues hypodermiques dont le coût unitaire fut, parait-il, plutôt salé. Mais, sans le secours de ces sapeurs, ne serait-on pas encore aujourd’hui à polémiquer sans fin sur la réclamation de bisons envieux et affamés ? Pauvres fermiers ! Ils durent verser une assez jolie somme, au point qu’ils s’interrogèrent sur cette idée bizarre qu’ils avaient eu d’élever des bisons dans un parc banal en ces territoires ! D’autant que tout cela n’avait pas fait avancer la question. (août 2004)
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La salissure
Dans notre pays, les villages n’offrent plus nécessairement la quiétude d’antan. Il y a de moins en moins de lieux paisibles, il n’y a plus d’antan. Les routes, le ferroviaire, l’électricité, le gaz mais aussi la télévision, le téléphone et l’internet : partout passent les canaux de la mondialisation. Les campagnes sont l’objet de coupures multiples du paysage que traversent ces infrastructures, lignes, réseaux et tuyaux. Cette explosion des systèmes et moyens de communication accentue chaque jour un peu plus la fracture entre les territoires qui en sont bénéficiaires et ceux qui restent dans l’ombre et qui sont encore appelés « zones blanches ». Cet émiettement géographique entraîne une réaction en chaîne : fracture économique, fracture sociale, fracture culturelle et numérique. Dans ce contexte d’exclusion éventuelle de territoires, on lance des débats et des combats notamment pour la survie de ces zones en « secteur diffus » ou pour revitaliser ces pays « en rupture ». Des élus, des responsables s’ingénient à trouver les moyens de relancer l’essor de ces territoires « en décrochement ». Leur compétitivité est à l’appel général. Un grand élan se manifeste pour trouver de nouvelles voies devant assurer leur redéploiement, quitte à ce qu’ils se refondent, se recomposent, fusionnent ou s’agrandissent. Ce sursaut peut-il constituer un rempart suffisant en toute situation ? Peut-on par ces actions volontaristes transformer toutes nos régions et leurs micro-déclinaisons? En fait, les maux que peuvent connaître les territoires sont variables. Il y en a toute une
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panoplie que les économistes et spécialistes de l’aménagement du territoire ont savamment explorée. Or, à ces malheurs qui découlent de l’évolution contrastée de nos régions, s’ajouter un autre phénomène, plus récent et typique notre société: celui de l’image d’un territoire qui le rend plus ou moins attractif. Notre siècle donne de plus en plus d’importance à l’image : image de marque, notoriété, connotations etc. Que faire d’un territoire dont l’image serait ultra-négative, par exemple un territoire qui serait réputé souillé ou dégradé ou pollué ou encore dangereux ? Outre les faiblesses d’une zone géographique du point de vue de l’aménagement du territoire, peut aussi intervenir les effets plus ou moins démobilisateurs d’une mauvaise image. Bure ne pourrait-il pas compter parmi ces sites pénalisés du fait d’une mauvaise image dont le village n’est pas la cause mais qui pourrait lui être attribuée ? Avons-nous suffisamment réfléchi à ces questions ? Bure n’est-il pas un village qui serait frappé par une disgrâce, car le nom de ce village renvoie immédiatement aujourd’hui aux déchets de la filière nucléaire. Au point que Bure voit son nom pris en otage, devenant un village symbole et parfois travesti, un site pour faire valoir. Bure n’est plus la simple commune d’antan. Les opposants au nucléaire et surtout les médias s’en sont emparés. Les Français aussi. Bure est connu de tous et même à l’étranger. Sur le web, les moteurs de recherche l’ont clairement identifié. Au-delà du village, Bure est devenu le concept qui fait fonctionner un kiosque virtuel. Village d’environ 85 habitants propulsé sur la scène nationale et internationale sans autre procès. Parce qu’il incarne à lui seul toute la recherche sur la gestion des déchets en couches géologiques. Les projecteurs ont été subitement braqués sur Bure et, de ce fait, ils ont mis en avant l’importance de la voie 2 de la loi dite loi « Bataille » qui porte sur la recherche à développer dans ces domaines. Y a-t-il un équivalent de Bure pour la voie 1 ou pour la voie 3, y compris dans le contexte de la nouvelle loi de 2006 ? La transmutation-séparation et l’entreposage ont-ils leur cité symbolique comme pour le stockage géologique à Bure ? Assurément pas, si l’on considère bien ici le retentissement du sujet, c’est-à-dire la représentation collective et son impact dans l’opinion publique. Certes, d’autres sites « nucléaires » sont aussi
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concernés et montés en épingle : par exemple, La Hague. Mais comme Marcoule et bien d’autres sites en France, ces derniers ne sont pas nés d’aujourd’hui. Ils ont un passé qui les identifie pour leurs infrastructures de surface et les usines qui ont été construites progressivement avec tout le développement attaché durant la période de mise en œuvre du programme nucléaire en France; tandis que Bure renvoie à des ouvrages souterrains à créer ex nihilo pour étudier la faisabilité d’un stockage géologique ! Même si beaucoup –pas toujours géographes- ne savent pas où ce village peut précisément se trouver, son nom et sa réalité supposée suffisent à nombre de nos concitoyens qui s’intéressent à cette affaire exorbitante pour qu’ils parlent de « Bure ». Ce village devient ainsi un titre de controverse, pire : il l’institue, il la sanctuarise ! Bure en plus est un mot simple et racé. Imaginez que les géologues aient identifié des couches pour le stockage sur des communes aux noms compliqués, par exemple à Mailleroncourt-Charrette (HauteSaône) ou encore à Dossuheimhochersberg (Haut-Rhin) : c’eut été beaucoup plus difficile à prononcer, pas bon pour la communication. Tandis que Bure, c’est parfait. Bure devient donc une caverne d’Ali-Baba du sens. Tout le monde imagine volontiers ce village presque gaulois qui campe sur un « coffre-fort géologique retenant la migration des radionucléides ». Lieu sacrifiant à différents types de manifestations et de « sitting » à un moment précis, chaque été : les opposants prennent l’habitude de s’y rendre et de défiler sans que les caméras des télévisions, évidemment, ne soient en reste, pour le bonheur du PAF (Paysage Audio-Visuel). Bure est la cocagne moderne. Même si l’on ne s’y rend jamais ou rarement, la population nationale sait que c’est là où tout se joue ou se jouera. Bure est transfiguré par l’opinion publique alors que ce n’est qu’un petit village de notre France. Placé sur l’autel sacré des combats contre le nucléaire, il atteint une notoriété que les villes d’eau aimeraient bien connaître, après de coûteuses campagnes de promotion et de publicité. Or, que se passe t-il à Bure de si important pour que ce nom courre ainsi dans les colonnes à la une ou en « prime time » ? Il ne s’y
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passe rien, rien d’exceptionnel: existe un Laboratoire de recherche, comme il s’en trouve beaucoup en France, travaillant sur des sujets scientifiques divers. Mais vous ne persuaderez plus personne en démontrant que Bure n’est toujours qu’un petit village et que, pour l’instant, il n’y a pas de quoi fouetter un chat ! Car l’opinion anticipe. Elle ne sait faire que cela, ou être en retard. C’est pourquoi, dès aujourd’hui, Bure est le théâtre d’une pièce que l’on n’a pas encore jouée mais qui, de l’avis général, promet. Tous veulent leur place. Chacun a déjà son idée. C’est devenu un sujet en soi. Nombre de citoyens se promettent d’aller voir cela un jour. Vous me direz ce n’est pas la première fois que le nom d’une commune atteint des célébrités contre nature. Souvenons-nous de Granges-sur-Vologne (Vosges), commune si longtemps citée du fait d’un drame familial compliqué et de son « corbeau » ; ou de Luxiol (Doubs) tristement célèbre du fait d’une tuerie qui heurte la pensée ; ou encore de l’affaire plus récente d’Outreau…Oui, des noms sont hélas dramatiquement célèbres. Toutefois, la différence est que, pour Bure, il ne s’agit pas d’un cas judiciaire. Ce n’est pas un drame de l’homme qui tourne mal. Non, c’est une affaire on ne peut plus rationnelle issue du progrès scientifique et technologique, dans un contexte national et international. Affaire aux racines mêmes de notre vie quotidienne qui a besoin d’électricité, en particulier. La fée électricité existe ; nous l’avons tous rencontrée. Mais Bure ? Bure, seul lieu actuel en France retenu pour un centre de stockage de déchets hautement radioactifs et à vie longue. Un des rares sites en Europe, si tant est que les sites retenus dans les pays amis soient réellement et définitivement arrêtés. Comme disent les opposants : « On a le choix entre Bure, Bure et Bure » - évoquant ainsi l’absence d’alternative pour des lieux devant accueillir le stockage géologique. Sauf que ce ne sera sans doute pas à Bure même que ce dernier aura lieu. Le centre de stockage sera probablement implanté plus loin, sur le territoire d’une autre ou d’autres communes, une zone d’implantations possibles ayant été clairement circonscrite par les scientifiques dés 2001. Mais ça ne fait rien. Pour se faire comprendre, tout le monde parle de
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« Bure ». Même plus tard, dans 20 ans, si un stockage géologique est autorisé, dans 40 ans quand le dit stockage prendra tournure, on continuera à dire « Bure ». Dans 1000 ans, 10 000 ans, 100 000 ans… Bure, lieu du futur qui ne se dit pas. Saint des Saints de la science qui prépare la mémoire de l’avenir. Lieu d’accomplissement où l’histoire se pétrifie en éternité. En fait, qui est déjà venu à Bure, vraiment ? Parmi tous ceux qui en parlent si abondamment, lesquels se sont promenés dans les courtes rues de ce village lorrain, contigu de la Haute-Marne ? Sont-ils si nombreux à avoir visité ce lieu déjà réputé ? Eh bien non. Et Saudron, l’identique mais en Haute-Marne, jouxtant la limite du Laboratoire, en parle t-on ? Jamais, mais de Bure oui ! Or, pour y séjourner souvent, nous ne voyons guère de trafic touristique ou de simple randonneur dans ce village meusien. Au Laboratoire, assurément, viennent de nombreux visiteurs : 6 à 7000 par an. Mais pas dans les rues et ruelles de cette si modeste bourgade distante de 2 à 3 km du Laboratoire de l’ANDRA. Ces visiteurs ne descendent pas au village. Au plus aurons-nous observé parfois quelque journaliste ou reporter – chargé d’une caméra - vaticinant en ce bourg, à la recherche d’un indice ou d’une parole derrière les volets ou la porte d’une grange… Ils espèrent trouver ici et là, non pas la tombe des cinq aviateurs de la Royale Air Force qui sont tombés en 1944 sur le village lors d’un raid de reconnaissance, ni le monument aux morts du fait des deux guerres mondiales dont un certains nombre d’habitants ne sont jamais revenus, ni même le site des anciennes minières qui ne se laissent pas facilement découvrir et dont ils ignorent toute existence. Non, ils s’attardent tout bonnement devant la « Maison des opposants », cette espèce de friche dont les anti-nucléaires ont voulu engager un ambitieux chantier de restauration. Orné d’un drapeau rouge parfois déliquescent et planté sur le haut du toit, le fief des « anti » porte sur la façade l’enseigne : « Maisons des opposants, Bure libre ». Ou encore « zone de résistance ». C’est ça qui fâche les habitants. Non seulement que ces opposants se soient installés, qu’ils mettent parfois le village sens dessus dessous, qu’ils peignent des lettres sur la voie publique ou fassent
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des graffitis sur des bâtiments publics en dessinant « Bure stop ! », mais en plus qu’ils titillent l’histoire de France en roulant le village dans les draps de l’époque de Vichy : « zone libre ! », déclamentils. « De quoi je me mêle ! s’indigne un cultivateur. Va-t-on se faire catéchiser par ces révisionnistes en herbe, nous les gens de la terre qui avons défriché avant même qu’ils ne soient nés ! Nom d’un chien ! » C’est qu’à la fin, même si elle est intermittente, la pression des opposants qui usent et abusent du village, gêne bon nombre de concitoyens. Pas tous. Car il y a des supporters, quelques uns. Cela aide bien les opposants qui sont contents de pouvoir compter sur un indicateur local ou un souteneur. C’est comme cela que ça marche. Les autochtones voient très bien le manège, vous pensez : un souteneur ici, un autre là, c’est bien utile pour des opposants qui sont loin d’être tous meusiens ou hauts-marnais ! Mais comment faire quand vous êtes habitant et vous avez cette connivence parfois sous le nez ? Qui va s’interposer ? Qui va enlever les slogans et dessins sur les murs et qui n’ont rien de meusien ? Qui va éradiquer l’invective ? Qui dénoncera cette occupation et ces campements sauvages où l’on bariole l’habitant sous prétexte de vouloir le défendre ? Les villageois sont dépourvus. Dérobés. « Comment attaquer cette gente qui n’est d’ailleurs pas souvent là pour qu’elle veuille bien reprendre ses dégradations, nettoyer ou repeindre, me dit un habitant ? Comment en discuter avec eux ? Comment les assigner, s’il le faut, ou essayer au moins que l’on fasse justice, ce serait un moindre mal ? Finalement, peut-on les rechercher et où sont-ils ? Leur raison sociale est associative, n’est-ce pas : déposée au bon endroit sans doute. Leurs actes statutaires certainement en règle. Leurs membres sont-ils mêmes connus au bataillon ou dans l’état local, s’ils sont déclarés, allez savoir ? » Pendant ce temps, Bure – déjà trop connu et autoproclamé- est sali, instrumentalisé, accaparé. Un autre habitant me dit secrètement un jour : « s’il y avait des fois quelqu’un dans les rues qu’on reconnaîtrait comme membre de la bande qui nous fait tout ça…
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on verrait ce qu’on doit faire ! Je vous dirai même qu’on croit savoir qui c’est. On le chuchote - tout le monde en parle, les gendarmes avec. Mais, comment dire et surtout : comment faire ?» (octobre 2004)
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L’argent sale.
Brauvilliers est un charmant village de la Meuse surplombé d’une église au clocher de pierre finement ouvragé. La nuit, il est éclairé comme une lanterne qui colore cette pierre douce et blonde : la pierre de Savonnières. Du nom du village voisin, elle se trouve en quantité dans des carrières souterraines à environ moins 15 m. Au point que, au XIXème et début du XXème siècle, des milliers de gens s’employaient ici pour exploiter de nombreux sites d’extraction. C’était une véritable industrie. On y travaillait de père en fils transmettant les savoir-faire pour scier, extraire, charger puis expédier les blocs ou pierres taillées à façon. Le trafic empruntait le chemin de fer local dont restent quelques vestiges ou les voies navigables de l’époque. Cette pierre de parement au grain fin était très prisée. Encore aujourd’hui, elle s’exporte volontiers, même jusqu’au Japon, par exemple un beau monument a utilisé cette pierre à Osaka ! Aussi, le Maire de Brauvilliers est-il désireux qu’une « Maison de la pierre de Savonnières » puisse voir le jour : elle permettrait au grand public de découvrir les métiers d’antan et les qualités du matériau ; elle serait animée par une Association dont le Président vient de commettre un livre fort érudit sur le sujet ; elle apporterait son lot de touristes dans le pays. Mais comment développer le projet ? Comment mobiliser les hommes et les moyens ? Monsieur le Maire me propose de rencontrer, dans un premier temps, différentes personnes locales susceptibles de prêter main forte pour lancer l’affaire.
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Je pars donc rencontrer plusieurs habitants dans ces villages dont les bâtisses présentent de belles façades aux pierres dressées et finement jointoyées. Un soir, j’appuie sur le bouton de sonnette d’une de ces maisons bien appareillées : un homme fort civil m’ouvre et je lui dis le motif de ma visite. Il en est enchanté et me prie d’entrer dans la salle à manger. Il est ravi que l’on se penche sur un tel projet de « Maison de la pierre » qu’il a toujours souhaité et qui, selon lui, aurait dû s’édifier il y a déjà bien longtemps. Il a d’ailleurs des dossiers tout prêts, des coupures de journaux, de vieux outils des grands-parents « qui étaient aux carrières » et même des propositions pour l’accueil et l’animation. Bref, il ne demande qu’à s’investir quand, au moment de clore l’entretien, je lui remets ma carte de visite : en en prenant connaissance, voilà notre homme qui se lève d’un bond et s’insurge d’une voie forte : « Merde ! Vous êtes de ce foutu Laboratoire ! « Mission pour l’implantation de laboratoires… », allez, sortez d’ici ! - mais je suis de la DATAR. - C’est pareil ! Pas de ça ici ! Dehors, vous avez compris, dehors ! Je ne veux pas que vous restiez plus longtemps sous mon toit ! ». Passablement surpris par ce revirement, je lui demande quelque explication : « il n’y en a pas ! Partez d’ici, c’est tout ce que j’ai à vous dire ! Que je ne sois pas mêlé au sale argent de l’ANDRA ! Pas de ça ! ». Voilà donc la raison de cette colère : ce Monsieur refuse d’avance tout projet qui aurait, peut-être, à bénéficier des fonds d’accompagnement économique mis en place du fait du Laboratoire, pour financer des actions de développement local. Aussi me parait-il nécessaire d’éclaircir la question, mais la discussion tourne court : « pas la peine de tergiverser ! Partez ! Voilà la porte ! ». Je parviens quand même à lui expliquer que les fonds d’accompagnement ne dépendent pas des travaux de prospection géologique en cours dans ce Laboratoire, ni des réflexions sur l’éventualité d’un site de stockage, mais en vain : « Vous allez tout de suite déguerpir ! Je n’ai pas besoin de vos sornettes et je ne veux pas de cette saleté dans ma maison, c’est clair ! ». J’ose lui dire qu’il revendique une appréciation un peu caricaturale des faits qui mériterait qu’on en reparle à l’occasion ;
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que nous n’en sommes en tout cas qu’au stade d’un Laboratoire ; qu’il est honorable de voir par ailleurs des élus et citoyens s’impliquer dans un projet qui touche au patrimoine local. C’en est trop : le Monsieur me prend vigoureusement par la manche et me bouscule sur les marches du perron. « Dehors ! Non merci pour l’argent de l’ANDRA ! On n’en veut pas ! Pas besoin ! ». Fort heureusement, l’Association des amis de la pierre – comme beaucoup d’autres associations ou instances intéressées par le développement local -, fait avancer le projet, avec ou non versement de fonds d’accompagnement selon le stade du projet… (novembre 2004)
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La terre de chez nous
13 octobre 2004, 14 h 30 : les rayons du soleil transpercent les fenêtres de la Grande Salle de la Préfecture et dorent le joli plancher de chêne. Il fait beau et chaud en ce début de réunion du CLIS (Comité de Liaison, d’Information et de Suivi). C’est un organe voulu par la loi « Bataille » de 1991: les représentants de différents collèges (élus, associations, organismes socioprofessionnels, services de l’Etat) siègent en vue d’assurer le suivi des travaux du Laboratoire de l’ANDRA et de diffuser l’information. En principe, car d’année en année, c’est devenu plutôt un lieu de controverse interne. Ce 13 Octobre, une petite centaine de personnes sont réunies pour une Assemblée générale quelque peu solennelle : la CNE (Commission Nationale d’Evaluation) va présenter son 10ème Rapport. De quoi s’agit-il ? Cette dernière a en charge d’apprécier la conformité et la qualité des recherches développées au Laboratoire de l’ANDRA en vue d’étudier la faisabilité du stockage géologique dans la couche d’argile du Callovo-oxfordien sur le secteur de Bure. Cette mission découle de la loi: c’est la CNE qui porte son regard sur les travaux menés et l’appréciation intrinsèque de leurs résultats. Mais cette expertise n’est pas sans soulever des questions localement. En effet, les activités du CLIS sont largement influencées par la présence d’opposants qui, à de nombreux sujets, critiquent vertement les travaux du Laboratoire, quand ce n’est pas le programme lui-même. Dans ce contexte, la présentation des rapports annuels de la CNE au CLIS entraîne volontiers des joutes oratoires quant à la méthode d’appréciation des ces travaux de
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recherche et des conclusions dégagées. Aux yeux des opposants, les représentants de la CNE soutiennent un peut trop les travaux de l’ANDRA à Bure, même s’il y a parfois des recommandations connexes. Ce n’est pas étonnant puisque le CLIS est devenu surtout un lieu d’expression des détracteurs du stockage géologique qui contestent le Laboratoire lui-même. Aussi, en cet après-midi d’octobre, les participants à l’Assemblée générale pressentent que la réunion va être tendue. Quand le Président de la CNE, expert nommé dans cette importante fonction, prend la parole pour présenter ce Rapport annuel que tout le monde a déjà reçu et dépecé comme il se doit, il développe un discours comme il a pu déjà en faire au même endroit l’année dernière ou pénultième. Les recherches au Laboratoire ne se caractérisent-elles pas par cette longue démarche pluri-annuelle qui demande patience et longueur de temps ? Ne faut-il pas prendre du recul et prendre conscience de la progression effective de tous ces travaux de recherche ? Un diaporama est projeté en appui à ses propos qui serrent au plus près les dernières avancées dont la CNE ne peut que se féliciter. Quand arrive la fatidique question de la « faisabilité du stockage ». En l’occurrence, la CNE durant les années antérieures avait indiqué qu’aucun élément « rédhibitoire » n’était apparu susceptible de s’opposer au principe de la faisabilité d’un tel stockage géologique. Or, voilà que le 10ème Rapport utilise un autre terme : cette fois, il note l’absence de caractère « dirimant » du site de Bure pour conclure à cette faisabilité. Etonnement général dans la salle. Beaucoup avaient dû se plonger dans le dictionnaire pour apprendre ce que signifiait « dirimant » et la différence de sens avec « rédhibitoire ». Etait-ce une modulation sémantique sans conséquence ? Cachait-elle une indication derrière laquelle se dissimulait l’engagement d’un projet de centre de stockage dont les opposants ne voulaient pas ? Mais le Président martèle la fameuse phrase liée à la faisabilité qui ouvre clairement les portes à un futur stockage. L’atmosphère de cette Assemblée s’alourdit. Le « dirimant » ne passe pas. Le Président a beau poursuivre, les participants s’agitent. Quelques invectives fusent. Puis, la discussion académique tourne court car un opposant prend
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la parole : il regrette que les travaux de la CNE continuent à méconnaître les demandes ou questions formulées au CLIS depuis des années. C’est pourquoi le 10ème Rapport – à ses yeux - ne présente ni intérêt ni consistance. Il est vendu d’avance à la cause du stockage géologique. Aussi, pour mieux se faire entendre, il se met debout et, de façon théâtrale, alors que la caméra de télévision et appareils photo des journalistes se braquent alors sur lui, il se saisit du volume de ce Rapport de quelque 200 pages et le déchire soigneusement par sa moitié, faisant ensuite voler avec ostentation les pages dans la salle. Invitant tous les participants ayant même opinion à faire de même, de nombreux volumes subissent le même sort et des centaines de pages volent, planent, atterrissent partout pendant de nombreuses minutes, recouvrant comme neige le parquet que les rayons du soleil se sont mis à quitter. Les représentants officiels restent interdits par ce déferlement qui n’est pas seulement verbal. Comment intervenir quand le gâchis a déjà produit son fruit abject ? Mais ce n’est encore rien : un autre opposant intervient et, d’une voix forte, stigmatise les personnalités de la CNE. A prétendre pousser le projet de stockage, ils n’ont pas compris que la population s’interposerait un jour car les meusiens et hauts-marnais n’en veulent pas : « nous sommes attachés à notre terre et vous ne pourrez pas la transformer en poubelle ! Nous sommes tellement fiers de notre terre que je vais vous en donner : vous l’emporterez à Paris pour dire partout qu’on n’en veut pas du stockage ! ». Et l’homme d’enjamber les tables pour lâcher un sac de terre brune grumeleuse sur les feuilles de papier et le bloc note posés sur la table devant le Président de la CNE ! Le tas dégouline sur ces documents : la messe est dite ! Stupéfaction dans la salle... Brouhaha. Les opposants commencent à se lever en chantant et quittent la salle. Le Préfet essaie d’intervenir. Les cris couvrent facilement sa voix. Le Président de la CNE reste de marbre, sans doute scandalisé par cette imposture sous les lambris de la République : mais jusqu’où n’irions-nous pas, en France, pour que s’expriment les opposants ? (novembre 2004)
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Tir d’alarme
L’affaire arrive parce que plusieurs dans le village, cette fois, veulent agir: quelques conseillers municipaux, mais aussi d’autres gens, plutôt des agriculteurs, qui parlent souvent entre eux, pour demander des comptes ou pour râler. La vie municipale n’est pas une sinécure. Il y a toujours un pou dans la tête de quelqu’un. Mais là, ça vaut le dérangement ! Il y a une affaire qui dépasse toutes les autres. Aussi, ces bonnes gens décident de se faire entendre : le village n’en peut plus ! Le village n’en veut plus ! On ne peut continuer comme ça, se disent ces habitants. On va faire un tir d’alarme : en effet, ils sont las des discours et des promesses car on ne voit rien de concret ! On vous tient toujours de belles paroles, maintenant que vous avez dit oui : oui au Laboratoire ! Mais que des paroles ! Ils ne se bousculent pas, les gens de Paris, pour venir vous exprimer ne serait-ce que leur reconnaissance ! Quand donc a-t-on vu quelqu’un du Gouvernement ? Certes, il y a eu pas mal de visites en particulier de la part de personnalités élues localement ou des gens de la filière électronucléaire... Mais de l’Etat, point ! Et ces autres visites, cela donne quoi ? Les années ont passé et nous, nous sommes toujours là à attendre. Quand donc, bon sang de bois, nos communes qui accueillent le Laboratoire auront-elles des vraies retombées économiques ? Quand est-ce que nous recevrons, par exemple, de la monnaie sonnante et trébuchante ? Ca serait déjà ça ! Nous, les paysans, on se pencherait pour ramasser. S’il y a des emplois en plus, fort bien. Mais d’abord, passez à la caisse, Messieurs. En tout cas, c’est ce qu’on nous avait dit : qu’on aurait des « compensations »... Même qu’au Conseil, en
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1996, certains parmi nous avaient tout de suite dit qu’ils n’y croyaient pas : on a bonne mine, maintenant, nous qui avons voté pour ! Faudrait quand même peut-être qu’on y pense ! On a bonne mine ! Alors, ce coup-ci, c’est dit, c’est fait : on lance un tir d’alarme ! On va écrire un brûlot sur la place publique. Tout le monde va recevoir la salve, avec des tracts mais aussi par voie de presse et autres envois bien recommandés ! Vous allez voir ça ! On ne va pas se laisser ballotter constamment ! On va le dire, on va le crier ! Comment est-ce qu’ils disent les jeunes : « ras le bol ! ». C’est clair ! Et notre groupe d’habitants de mettre au point le texte qui suit: « Nous les habitants attendons toujours les retombées du Labo, le relooking de nos maisons et de nos rues. Nous attendons toujours des usines qui doivent s’implanter, avec des cheminées qui fument et des travailleurs de chez nous qui vont s’employer. Or, nous ne cessons d’attendre au milieu des discours et des bonnes paroles alors que nous sommes en première ligne : on supporte les manifestations, les sarcasmes, la mauvaise presse, la haine farouche de certains opposants, la publicité morbide voire la mise à l’écart par la France et même l’Europe ! Vous les décideurs du haut en bas du processus, il est grand temps de prendre conscience de la situation. Nous attendons vos décisions et vos projets : à bon entendeur, salut ! » Relisant le pamphlet avant envoi, chacun le trouve bien équilibré. Les mots leur paraissent exactement décrire ce qu’ils ressentent et qu’ils veulent exprimer depuis longtemps. Fallait que ça sorte un jour ! Imaginez que ce brûlot se répande un peu partout, que tout le monde – enfin le plus possible – l’ait chez soi, à commencer par les décideurs ! Qu’est-ce qu’ils ne devront pas faire pour réagir ! Tous ces messieurs ne pourront quand même pas rester les bras ballants, impossible ! Faudra qu’ils répondent, qu’ils s’expliquent : on va rigoler ! A moins qu’encore une fois, ils prennent leur temps,
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qu’ils se téléphonent d’abord entre eux pour savoir ce qu’ils vont dire ou ne pas dire : c’est leur méthode ! Entre les ténors, ceux de Paris, les hauts fonctionnaires d’ici et de là, les élus du sérail et de tout le tremblement, ils se mettent d’accord pour que l’un ne dépasse pas le trait ou n’en déballe pas trop… Faudrait quand même pas que notre brûlot devienne une bouteille à la mer, que la mèche prenne l’eau et notre supplique avec ! Comment être sûr de soulever l’affaire et que ça éclate ? Sans non plus que ça foute la pagaille et qu’on ait le résultat exactement inverse de ce qu’on voulait. Faut qu’on reste crédible pour que la démarche porte du fruit. Pas simple avec tous ces messieurs, vu que chacun, bien sûr, fait son travail et n’a déjà pas de temps ! Pas de temps à perdre… Qu’ont-ils à faire de notre village ? Depuis leur bureau à Paris : vous imaginez ! Alors, ils risquent de se renvoyer la balle. Ils savent s’y prendre, chacun à tour de rôle. C’est le problème. Alors nous, dans nos coins un peu reculés, qu’est-ce qu’on peut obtenir ? Est-ce que l’on y gagnera quelque chose avec ce brûlot ? Nous saurons leur rappeler quand ils viendront dans la contrée. On dira à nos habitants – il faut aussi les tenir informés -, que nous avons essayé d’agir, mais que c’est très compliqué. Ca sera même pas facile de leur dire exactement pourquoi : nous, nous avons encore des lectures des documents officiels, on s’informe, on lit le journal et on en parle. Mais combien n’ont aucune connaissance même du début du commencement de la moindre chose ! Pour leur expliquer, bonjour ! Pour leur faire comprendre que les démarches n’aboutissent pas tout de suite, qu’il faut du temps, qu’il faut à la fois manier la revendication mais aussi rester poli et même courtois ! Ils vous suspectent d’esquiver si vous racontez trop. Pour eux, si vous leur en parlez, c’est que vous n’êtes déjà plus sûr de votre coup ! Et ce sont les mêmes qui trouvent qu’on ne fait rien pour la commune ! Allez y voir ! en tout cas, quand notre brûlot sera une réelle manifestation, il ne sera pas dit qu’on n’avait rien opposé ! Au moins cela. Alors le petit groupe réfléchit à la tactique à prendre. D’abord, l’un rappelle que, pour faire un tir d’alarme, on arme, puis on fait la sommation et enfin on tire ! Ca rigole pas, quand on y pense,
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remarque le groupe ! Tirer, il y a des conséquences ! C’est même effrayant ! Qui voudrait avoir un meurtre sur la conscience ? C’est pourquoi, au village, personne ne songe vraiment à dégoupiller ! Non, les gens ici ne sont pas comme ça. Vous vous rendez compte des dégâts que cela ferait ! Non, on prendra d’autres moyens, s’il le faut : tiens, par exemple, on pourrait tous mettre nos tracteurs pour barrer l’entrée du Laboratoire, bien serrés les uns contre les autres : vous voyez le chantier ! Ca marquerait, c’est sûr ! Quelques dizaines de tracteurs qui bouchent toute entrée, et sortie ! Mais quand on y réfléchit, dit un autre, on a aussi autre chose à faire qu’à laisser nos engins -on ne sait d’ailleurs pas combien de temps, au lieu de travailler la terre : l’argent de la PAC, si on la veut, t’as intérêt à pas trop divaguer. Comment s’y prendre ? Comment doser ? Ah, si quelqu’un comprenait qu’on ne demande pas la lune ! Simplement que, dans les hautes sphères, on respecte les engagements pris, car qu’est-ce qu’on nous a pas dit en 1996 ! Qu’on n’aurait tant et plus et nous, on l’a cru ! Par chez nous, il n’y a pas d’écrit ou de contrat : c’est la parole donnée. A la campagne, c’est comme ça ! C’est tout simple. Il n’y a rien de métaphysique là-dedans ! Alors, si quelqu’un par au-dessus, dans les aréopages, comprenait un jour ce qu’on demande et qu’on puisse réparer les dégâts ! Ne croyez-vous pas qu’après ce serait plus simple pour nous, dans nos villages ? C’est pour cela, on va le faire un jour, le tir d’alarme ! Déjà dans la presse : après, on verra. On avisera. (décembre 2004)
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« Combien ça coûte ? »
Chacun a sans doute regardé un jour l’émission diffusée sur une chaîne de télévision en France et qui s’intitule : « combien ça coûte ? ». Tous les sujets y passent et, sur le plateau télévisé, chacun rit des investissements astronomiques accomplis par quelques uns ou des dépenses somptuaires engagées sans mesure, toute chose que le journaliste commente à grands frais. Emission populaire si l’en est, car les honnêtes gens qui n’ont pas de moyen s’amusent de ceux qui en ont tellement qu’ils achètent ou gèrent en dépit du bon sens. Au fond, c’est une manière de se défier de l’argent en même temps que l’on avoue son impuissance à être riche. N’est pas Crésus qui veut même si l’argent ne fait pas le bonheur. Avoir une immense fortune est sans doute le rêve de chacun. A défaut, on jalouse ou on prend le parti d’en rire, ce qui est sans doute plus intelligent. Ainsi, la présentation télévisée des dépenses inconsidérées par de mauvais gestionnaires est-elle une véritable trouvaille. Subitement, on étale tout sur la place publique ! Les exemples sont inimaginables et pourtant ils sont vrais ! Les sommes en jeu dépassent très largement le montant du bas de laine du téléspectateur moyen, mais il en raffole. L’émission a d’autant plus de succès qu’habituellement, en France, on évite de parler d’argent et encore moins de sa fortune. Les Français sont les champions de l’épargne et du placement mais ils les taisent. Ils estiment que cela peut nuire inutilement voire dangereusement car le fisc est partout. Donc, on évite d’en dire quoique ce soit. Du coup, les finances sont un sujet à part, surtout en public. A évoquer uniquement si c’est indispensable. Toute pratique, toute recherche
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qui renvoie à l’argent est frappée de suspicion pour ne pas dire d’interdit. Vouloir, devant tout le monde, non plus se moquer comme à la télévision, mais au contraire approfondir les comptes en toute bonne foi, entrer dans la gestion, analyser méticuleusement les dépenses et recettes ainsi que le résultat d’une opération, voilà qui gêne et l’on vous dira que vous êtes trop comptable du détail. Chacun sa profession, n’est-il pas ? Il y a de grands argentiers, qu’ils le restent. Les autres ne s’en occuperont pas. Cette curieuse répugnance écarte les français d’une réelle culture économique ou financière car, dans ces conditions, elle ne saurait être partagée. Au contraire, ils excellent – parlant des comptes – à vouloir ajouter des obstacles, des barrières, des complications : en se moquant des sigles M€ ou K€ qu’ils ne voudraient pas comprendre, en entretenant toujours la confusion entre les euros et les francs voire les anciens francs ! Allez dans la campagne parler de prix des terrains ou du prix du stère, vous m’en direz ! Cette cécité apparente permet aussi à nos compatriotes de brouiller les cartes s’il fallait en discuter. C’est la porte de sortie pour qui veut ignorer les coûts et grandes dépenses publiques: quel est le montant du budget de la commune ? Quel est le coût de la rénovation annuelle des routes départementales ? Combien coûte une ligne TVG de 200 km ? Combien une locomotive ? Combien une centrale nucléaire ? Combien un Laboratoire de recherche souterrain ? Beaucoup ne pourront vous répondre les chiffres étant tellement importants, complexes et difficiles à retenir ! De plus, en matière de comptabilité publique, il faut distinguer entre les engagements et les dépenses effectives, entre les autorisations de programme et les crédits de paiement, entre les montants APS ou VAN et les montants actualisés: alors là, la coupe est pleine ! De quel argent parle t-on ? Et puis à quoi bon ? Dans le cas du Laboratoire de recherche de Meuse/Haute-Marne, le sujet comptable est donc rarement abordé. Parfois, lors d’une réunion, la question du coût vient fortuitement à être posée : par
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exemple, quel est le montant total des dépenses d’investissement ou celui des expériences scientifiques déjà réalisées ? Une telle question surgit alors sans préparation préalable, sans autre avertissement, comme un cri longtemps retenu et qui s’échappe: « combien ça coûte » ? Derrière la question, s’entend une autre préoccupation : les montants de l’ANDRA n’ont-ils pas dépassé l’estimation prévisionnelle ? Est-ce que l’Agence communique bien tous les chiffres ? N’y a-t-il pas des dépenses cachées etc ? En fait, les chiffres des dépenses de cet Etablissement Public Industriel et Commercial – en ce qui concerne les recherches liées au stockage géologique -, ont été souvent communiqués. Il n’y a là de secret pour personne. Mais bon, des opposants ou d’autres qui ne le sont pas mais rechignent à être pour, continuent à questionner, sans doute parce que lors de réunions précédentes où l’information avait déjà été donnée, ils ne devaient pas être présents. Les chiffres sont alors à nouveau présentés. Evidemment, ce type d’information est plus austère que celui se rapportant au creusement des puits ou aux relevés géologiques de la roche. En séance, ils tombent comme des masses lourdes sur le pavé: montant prévisionnel du coût total de construction : 197 M€ ; marchés passés au titre de l’exploitation et du pilotage : 134 M€ etc. Si l’on procède à quelque commentaire de ces chiffres, le plus grand silence s’installe parmi les participants. Tout au plus soulève-t-on par exemple une question relative à une dépense ponctuelle voire marginale ou relative aux marchés déjà passés. Les choses s’arrêtent là. Livrer plus avant une présentation comptable détaillée aurait quelque chose d’assourdissant pour le public. Dans ces domaines, par manque de référence, de culture ou de pratique, le citoyen n’est franchement pas rassuré s’il n’est pas perdu. Il évite de le montrer. Il se dit alors que c’est un domaine où il ne faut peut-être pas trop entrer. S’il est consciencieux, il réécrit certaines sommes qui ont été données, compte le nombre de zéros, essaie de se faire une idée, en euros, oui en euros…. Hors taxe évidemment (parfois il faut expliquer à l’occasion qu’il n’y a pas de cachotterie à parler en hors taxe, que le Laboratoire paie bien la taxe sur la valeur ajoutée, mais que celle-ci n’entre pas en compte
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pour exprimer la dépense puisqu’elle est récupérée : « ah bon, la TVA est récupérée ? Je ne le savais pas… »). Le problème, c’est que les nombres comportent trois à six fois plus de zéros que d’habitude. On ne parvient pas à réaliser. Une somme pareille, jamais on ne la trouvera sous son matelas ! Alors pourquoi vouloir en discuter ? Tout bien considéré, chacun estime en avoir pour son compte. Les dépenses étaient-elles raisonnables, justifiées ou trop élevées ? Bien malin qui s’aventurera sur ce chemin, sauf à lancer des formules à l’emporte pièce : « l’ANDRA qui gâche l’argent et qui dépense sans discerner… ». N’y aurait-il donc aucun citoyen capable de s’exprimer sur les coûts de la gestion des déchets alors que tout le monde paie son électricité ? Ne trouverions-nous aucun cénacle où cette question financière serait un tant soit peu abordée ? Faut-il croire que, dans notre pays, nulle obédience ne pourrait en parler ? Eh bien si : déjà la Cour des Comptes qui, évidemment, s’occupe du dossier. Mais elle est loin des citoyens sauf quand, chaque année, les médias donnent le florilège des institutions ou aréopages qu’elle a « épinglés ». Mais qui d’autre ? Or, voilà qu’une association militante du nucléaire ou voulant en tout cas en débattre, s’est un jour attaquée au sujet : celui du coût des déchets et du financement de leur gestion (là où le mot prend tout son sens). On dépêcha des émissaires et l’on audita successivement plusieurs représentants des producteurs de déchets de la filière électronucléaire. Au fil des séances, la dite association enregistra moult données qu’elle estimait significatives, ainsi recueillies comme à l’alambic, distillant ces chiffres et les calculs afférents pour en extraire les comptes essentiels réputés devoir clarifier le sujet. Las ! Dans ces domaines, la gestion est encore trop compliquée pour prétendre en sortir un coût pratique, par exemple un montant tout confondu par becquerel ou par sivert stocké ! En effet, le domaine de la production de déchets est d’une gestion complexe. Les financements, les taxes afférentes et autres provisions, les scénarios sous-tendant les prévisions, les charges de gestion, les programmes de recherche et d’industrialisation, bref tout cet univers reste relativement opaque pour prétendre y
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introduire on ne sait quelle magique clarification comptable. Dès lors, comment se faire une idée? Est-ce que cette affaire du stockage géologique revient cher ou pas ? 2,4 milliard d’euros pour les dépenses sur les 3 voies dans le cadre de la loi « Bataille », était-ce raisonnable ou beaucoup trop, ou pas assez ? 0,85 milliard sur la voie 2, qu’en penser ? Au bout du compte, l’association toute militante qu’elle soit, abandonna son projet de rendre les comptes des déchets nucléaires. Etait-ce pour autant au motif que cette filière manque de transparence ? La question reste posée : à quand le coût unitaire des déchets radioactifs notamment HAVL comme existent le prix de l’eau par m3, celui de la ferraille par tonne ou celui de l’uranium par livre, sur les marchés ? (Mars 2005)
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Les enfants du stockage.
Des enfants jouent sur la place au milieu de ce village de la HauteMarne. Ce sont les premiers jours de la rentrée des classes. Ca sent encore les vacances. Les enfants continuent à profiter du beau soleil de septembre alors qu’en classe les livres et cahiers n’ont pas été tous distribués. Quel âge ont-ils ? 7, 8 ou 10 ans… Les filles, tenant avec précaution une tartine de chocolat, jouent à la marelle. Les garçons roulent sur des tracteurs en plastique et répliquent tout ce qui se passe dans la ferme de Papa. Quand ils auront 27, 28 ou 30 ans, je me dis que le Centre de stockage sera peut-être tout juste mis en service. Puis, leur vie durant, ce sera la phase de remplissage d’une durée, selon la loi de juin 2006 relative à la gestion des déchets nucléaires, de 30 ans. Après cette phase et quand la surveillance du stockage proprement dite commencera, ils auront alors 57, 58 ou 60 ans. Et ce sont leurs propres enfants qui seront invités, plus tard, à connaître le suivi des matières et colis de déchets ainsi placés sous surveillance, dans ce Centre de stockage. Je m’approche de ces enfants : « Tu habites où ? - Derrière la maison jaune, près de chez mon grand-père. - Et toi ? - A côté de lui (petits rires amusés). C’est celle avec des volets blancs. - Est-ce qu’il fait bon dans le village, ça vous plait ? » (rires un peu timides…)
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Arrive une mère en tablier : « Allez, venez ! Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas vous voir manger dehors. Les tartines, c’est à la maison ! ». Du même coup, elle me toise d’un regard étonné et plutôt hostile : « c’est vous la voiture 92 ! Encore un du Laboratoire, ma parole ! - En fait, je suis de la DATAR, Madame. - C’est quoi ça ? En tout cas, je vais vous dire : vous leur préparez un drôle d’avenir à nos gosses ! C’est pas la peine de leur en parler : ils verront bien assez tôt ! - Mais je ne… - Bien sûr que vous patrouillez ! Mais oui donc ! Et qui habitera ici demain ? C’est pas vous avec votre 92 ! Et on ne sait même pas ce que ça va être, vos déchets ! - Etes-vous au moins déjà venue au Laboratoire: un bâtiment a été réalisé spécialement pour le public, pour présenter… - Oh, mon mari y est allé ! Qu’est-ce qu’on voit ? Des pancartes, des photos, des petits films, je ne sais quoi ! On vous donne tout le manège ! Vous croyez que ça nous amuse ? - Vous pouvez visiter les galeries souterraines, le saviezvous ? - Je vais vous dire, moi, comment ça va se passer: ça fait déjà combien de temps que vous tournez ici ? Ca fait bien 10 ans, je dirai même 15 ! Encore 15 ans car ça va encore durer, n’est-ce pas et, à la fin du compte, vous aurez tout installé ! Pas vrai ? Oh, je vois plus clair que vous ne pensez. Alors, venez pas en parler aux gosses : on saura le faire ! Qu’est-ce qu’ils peuvent comprendre aujourd’hui, je vous le demande ? On a déjà difficile de s’orienter. Et puis après, quand ils seront grands, ce sera trop tard ! Tout sera lancé ! Voilà la vérité ! - savez-vous que des rencontres, des débats ont lieu, en particulier en Meuse et Haute-Marne ; que des documents vous sont adressés – vous recevez sans doute la « Lettre du Laboratoire » dans votre boîte à lettre - ; et puis, le journal en parle aussi régulièrement ! Venez donc nous voir !
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trouvez-en d’autres qui voudront bien y aller et qui voudront en discuter ! Moi, je n’ai pas de temps à perdre pour ne rien y comprendre, en tout cas, c’est ce qu’on se dit ! Chacun ses vaches ! Allez, les enfants, je vous ai dit de rentrer ! Ca sert à quoi d’en parler ? »
Les enfants hésitent à me regarder. Leur regard est devenu vague, les yeux faussement ébahis. Quelque chose s’est passé dans la rue : des mots, des phrases, des éclats de voix, des histoires d’adultes, la « question de l’ANDRA » : ils ont sûrement déjà du en entendre parler ! Mais les enfants ne comprennent pas, ou trop. Ils savent que c’est une question importante, embarrassante, mais quoi ? Pourquoi ? Sans doute ne sont-ils pas heureux de voir leurs parents inquiets ou mécontents parce que, eux, ont toujours besoin d’être rassurés, sécurisés. C’est comme cela, les enfants : ils ont constamment un gros besoin d’amour et de sentir que cela va bien autour d’eux. Alors, dans cette rue où la discussion a tourné court, ils sont gênés. Gênés pour leur mère qu’ils aiment. Que faire quand on est un enfant et que les choses, soit disant, vont mal aller ? Ils jouent à ne pas savoir. Ils font mine de continuer à sauter à la corde ou sur les cases de craie de la marelle, comme de si rien n’était. Or, voilà qu’une des fillettes se prend machinalement le pied dans la corde à sauter et tombe par terre de tout son long : les autres s’en amusent gentiment ! « Allez, Mathilde, relève-toi ! dit la mère. T’arrêtes pas de tomber. Tu te rends compte ! Tu serais bien capable de tomber dans le puits qu’ils ont creusé au Labo ! T’es vraiment pas faite pour aller à l’ANDRA ! » Les enfants éclatent de rire pour de bon, un rire démesuré, énorme et qui n’en finit pas, un rire qui remplit le village et qui chasse les peurs, un rire salvateur comme on les aime tant, celui des enfants ! (Avril 2005)
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Rester au village
Un beau matin, la porte du Lavoir où sont mes bureaux s’ouvre après que l’on ait frappé légèrement, comme pour ne pas déranger : un jeune adulte se présente, cheveux en brosse courts et dynamiques, jeans, baskets, un chandail rouge : « je voulais voir Monsieur Féry. - C’est moi ! - On m’a dit de venir vous demander votre avis sur ma situation. - Je vous écoute. » Il s’assied avec précaution et prend un ton un peu théâtral : « je viens d’être viré d’une boîte où j’étais camionneur. Une entreprise de transport, pas mal, mais pas assez de marchés... On est plusieurs à trinquer. Alors je ne sais pas ce que je vais faire ! - mais encore ? - eh bien, des entreprises de transport, il y en a partout, je ne me fais pas de bile. Mais, avec ma copine, on se demande où aller cette fois et dans quelle boîte ? Vivre où ? On a racheté l’année dernière une vieille ferme dans un village tout près d’ici. Il y a pas mal de travaux pour la retaper : nous avons déjà bien commencé. Mais avec ce qui m’arrive … - la perte d’emploi ? - eh oui ! comment faire ? Payer les matériaux, passe encore avec les indemnités, mais pour la suite ? Et puis même, ma copine me dit que ce n’est plus la peine de vivre dans un
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village comme celui-là ! Si je trouve une autre entreprise de transport, c’est toujours plus loin : minimum SaintDizier ou Bar-Le-Duc voire Nancy ou Metz ! A quoi bon m’employer dans une boîte à 50 ou 100 km si en plus je suis viré une nouvelle fois dans 3 ans par exemple et qu’il faut aller encore plus loin pour travailler : en Moselle, en Bourgogne et pourquoi pas en Pologne puisque eux arrivent à venir chez nous ! Je ne vous dit pas les circuits routiers que je serais amené à faire ! Je ne serai pratiquement plus à la maison. Or, nous avons une petite fille de 4 ans : si je ne suis pas à la maison, ça veut dire quoi « habiter au village » ? Qu’est-ce qu’elle dira la gosse quand elle aura 15 ans et que j’aurai été constamment absent parce que j’aurai fait 2 millions de km sur les routes d’Europe? vous voulez me demander quoi exactement ? eh bien s’il faut que je reste dans le village ou si c’est pas mieux de revendre et de s’installer quelque part près de Nancy où j’aurai toujours différentes boîtes pour travailler, en tout cas plus qu’ici ! Cela vaut-il encore le coup de rester au pays ? Est-ce que ce n’est pas foutu ? »
La phrase tombe comme un couperet sur le billot que forme ce secteur géographique écartelé entre des zones d’essor économique dont il a bien du mal de tirer profit. Le jeune homme me regarde avec des yeux noirs et brillants. Il m’incite à ne rien esquiver : « Dites-moi, où êtes-vous né vous-même ? - à 12 km d’ici, oh je suis du coin ! Je connais, je connais trop ! - Vous vous plaisez ici ? - Oui, bien sûr : mais il n’y a pas que ça dans la vie ! - Et votre maison, vous seriez prêt à abandonner le chantier que vous avez lancé ? - Je ne sais pas.
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Et si tout le monde faisait comme vous, à des motifs professionnels, familiaux ou autres ? Si tout le monde quittait et laissait les villages ? » Silence. - « Pourquoi ne vous décideriez-vous pas avec votre conjoint de vous battre et de vivre au pays, de faire face, de trouver les solutions pour rester là où vous avez vos racines ? - Et le Laboratoire : ça va donner quoi ? - Ce n’est pas la question que vous posez : cette affaire des déchets radioactifs va prendre beaucoup de temps tandis que vous devez, vous, décider dès maintenant ! - Oui mais, le Laboratoire, c’est la seule chose vraiment nouvelle qui arrive ! Tout le reste est en survie, à mon avis … Je vois bien quand je circule avec le camion dans toutes sortes de pays : ça bouge partout ! Il y a des chantiers, des grues, une zone industrielle qui ouvre ou qui s’agrandit, une nouvelle rocade par ci, un complexe hôtelier par là ! Mais chez nous… » -
Il regarde par la fenêtre, la tête ailleurs ou voulant comme s’échapper. Je poursuis : « Et si votre fille, plus tard, vous remercie d’être resté dans le village où vous avez décidé de vivre ? Si elle voit que vous vous êtes battu pour votre pays, que vous avez tablé sur ses atouts – et il en a-, et que vous n’avez pas baissé les bras ! Si elle se réjouit du choix courageux que vous aurez fait ! - Ca, j’aime entendre, mais c’est facile à dire ! Vous ne vous rendez pas compte ! - C’est à vous de décider, à vous et votre conjoint, et votre fille : croyez-moi, vous aurez la satisfaction, aujourd’hui et plus encore demain, d’être chez vous et d’habiter sur vos terres même si tout n’est pas parfait ! Vous reviendrez à la maison avec le sourire quand vous aurez fini vos tournées, quand vous aurez fini de trop circuler et quand les semaines auront passé ! Qui aujourd’hui ne travaille pas loin de chez lui ?»
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Mon interlocuteur écoute et continue à regarder par la fenêtre… Il ne faut pas que je lui parle trop. Il ne faut pas que je lui dise que le Laboratoire et surtout un futur centre de stockage vont constituer une véritable opportunité pour le développement du pays. Il ne faut pas que je l’entretienne des travaux de recherche actuels qui sont à des niveaux scientifiques tout à fait remarquables, ni des experts de nombreux pays qui s’y intéressent et visitent déjà les lieux, ni des implications qui concerneront demain tout ce territoire porteur d’un projet des plus innovants … Il ne faut pas, pour l’instant ! Tout cela est encore si long à venir et si éloigné du quotidien ! Alors que mon visiteur est là aujourd’hui, dans l’embarras… Finalement, il reprend son trousseau de clés posé sur la table. Dans son regard semble passer une lueur d’espoir, une espèce de résolution plutôt que la résignation... Il inspire d’un coup et se lève pour interrompre l’entretien qui, comme la réalité, est parfois difficile à accepter… Il me serre la main avec la reconnaissance d’un instant, un instant qui est comme un point d’ancrage dans un futur toujours à inventer... (mai 2005)
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La traversée du désert
5h15 : en ce matin de la fin juillet, devant prendre très tôt le train en gare de Bar-Le-Duc, je quitte le secteur de Bure à l’aube et traverse une campagne morne et silencieuse. Le jour se lève difficilement. Les vaches sont encore endormies dans les prés. Les oiseaux, tirés du sommeil par le passage de la voiture, s’envolent d’un coup à tire d’aile. Quelques moutons paissent déjà par bandes onduleuses sorties de la stabulation nocturne. Les villages restent ensevelis dans une effrayante torpeur : pas une âme qui bouge ; aucun signal de vie ; abandon total concédé à la nuit. Nuit des jours qui s’enferme derrière les volets et les portes muettes. Y a –t-il même encore des habitants ? Campagne et villages sont soudés par un épais silence où rien ne soupire sous le ciel faiblement lumineux. Et si cette torpeur devait durer toujours ? S’il n’y avait jamais aucun habitant dans ces zones ? Si, définitivement, le jour était nuit et la nuit un très long jour ? L’effrayante supposition d’un territoire abandonné est comme une maison dévastée où personne ne loge depuis longtemps : les volets claquent au vent, les pièces sont vides, la vie balayée. Le silence des lieux ne dit rien sur l’hier et il n’y a plus de demain. Le temps a disparu ! Et si ces zones devaient connaître cet abominable sort que certains proclament, opposés au stockage géologique ? Si la désertion devait gagner le secteur considéré comme trop dangereux ? S’il devenait un lieu profané, une région exclue de notre terre ? Si – comme dans un film d’horreur- il n’y avait plus de place pour
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l’homme, pour quelqu’homme qui soit ? Quelle affreuse situation ! Quelle apocalypse insoutenable ! Qui oserait, de bonne foi et même mauvaise, aller jusqu’à cette extrémité, décider de bannir le sol, d’éradiquer le vivant ? Au contraire, nous devons être présents, surtout à cet endroit, et faire face ! Nous devons serrer les rangs et rester homme ! Nous devons assumer : la précaution ne peut motiver on ne sait quelle dénaturation des lieux. Elle ne peut faire l’économie des exigences du développement durable s’agissant des déchets HAVL ! L’oubli n’est pas une philosophie. Le projet de stockage géologique réclame en effet la présence, la vie, le courage d’être et de persévérer, comme de toute existence qui se forge seulement en remportant des victoires sur les éléments. Il demande que chacune, chacun se sente concerné, loin de l’écarter, pour qu’au contraire, demain, tous nous en soyons comme les dépositaires. Il réclame la démonstration de son fonctionnement, de ses altérations, de ses reprises et réfections, toute chose intéressant d’abord ceux qui ont toujours habité ici et qui continueront bien sûr à le faire. Quelle autre issue que de vouloir gagner ce pari ? Voilà le but, tout simplement, si heureux à atteindre quand nous aurons tous fait une traversée du désert bien particulière : celle qui consiste à préparer au mieux le projet, à le penser – en mettant cent fois sur le métier… - , à le décliner, à le soumettre à la contradiction, à l’exposer aux feux de la controverse et à la dialectique des opposants, à le reprendre, à le corriger, à l’amender... Quand nous aurons tous fait aussi l’autre traversée du désert, subséquente de la première, celle des doutes, des critiques personnelles, des attaques frontales, des pressions qui tournent l’affaire en dérision, des velléités de tout d’abandonner et de la tentation, si humaine, de faire désertion… La traversée de la campagne en cette aube qui se lève difficilement dit combien le chemin sera long et délicat ! (juillet 2005)
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Affaire de communication…
Lorsque j’arrive en mairie, ils sont quatre à bavarder avec le Maire : c’est le démontage de la cabine de téléphone public qui fait question. Elle était près du grand marronnier en face de l’église et, d’un coup, ils sont venus la démonter ! Déjà, ils ne sont pas d’accord avec le procédé: personne n’a été mis au courant. Mais surtout, c’était un plus pour le village : comment feront ceux qui n’ont pas le téléphone ? Et il y en a ! D’autant qu’on ne reçoit pas bien sur le portable. « Mais ils vont mieux couvrir y compris notre zone : c’est prévu ! dit l’un. On recevra bientôt sur le portable sans problème ! - Quand ? ça fait déjà plusieurs années qu’on en parle ! répond son voisin. - De toute façon, il y en a beaucoup au village qui ne pourront pas se payer un téléphone portable : ça coûte, même si tu prends des cartes ! Et puis, ils n’ont pas l’habitude ! - C’est là tout le problème, dit le Maire : c’est ceux qui en auraient le plus besoin qui n’en ont pas ! ». Et le Maire d’évoquer la population vieillissante sur le village : comment faire avec ces personnes âgées, de plus en plus isolées ? Le téléphone fixe, ils ne l’ont pas toujours. Par ailleurs, du fait de l’âge, elles ne peuvent plus conduire ou bien, c’est le conjoint qui décède alors que la femme n’a jamais eu le permis :
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« Tout ceci devient préoccupant, reprend-t-il. Les enfants sont partis. Souvent, ils se sont établis assez loin : comment ces personnes âgées pourront-elles se déplacer pour leurs achats ou autres ? Il faut qu’elles soient malades pour bénéficier de l’ambulance et, à ce moment-là, en profiter. Mais autrement, comment faire ses petites courses à Joinville, comment faire pour ses lunettes ou pour le dentiste, vu que le taxi est beaucoup trop cher pour des gens qui n’ont pas grand’chose pour vivre ? » Le Maire interrompt la discussion puisque je suis arrivé et que j’attends, posté devant la porte : « Entrez donc, ce sont des discussions qui n’ont rien à voir avec le Laboratoire ! lance t-il un peu goguenard. - Détrompez-vous, cela nous concerne tous, vais-je à répondre. - Ah bon ! reprend le Maire faussement étonné, vous croyez vraiment que les vieux, c’est le problème de l’ANDRA ? Alors, vous avez bien fait de venir ! A la bonne heure ! - Vous savez bien que la question du stockage géologique impliquera l’adhésion de toute la population. Si elle vit avec difficulté, si – comme vous le dites – les personnes âgées sont coupées du monde et… - Il n’y a pas que la question des vieux, rétorque l’autre. Il y a aussi bien celle des jeunes ! Hier, j’ai encore vu le fils des Durand, tu sais le petit blondinet. Eh bien il est de nouveau au chômage. Et moi qui lui dis qu’il doit tout de suite chercher, aller souvent à l’ANPE à Joinville, visiter des entreprises le long de la vallée, bref qu’il se remue ! Tu sais ce qu’il me dit : « je n’ai plus de mobylette, elle est cassée ! Je ne peux pas me déplacer ! » Alors comment tu vas faire, je lui demande : « ben je ne sais pas ! » Voilà le travail, allez y pour aider les gens du village ! L’ANDRA va quand même pas nous payer des mobylettes ! Est-ce que notre population va rester vissée dans notre fond de vallée alors que nous, les élus, nous n’avons pas de recette miracle !
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Est-ce que le Laboratoire peut faire quelque chose ? reprend le Maire à mon endroit. Qu’est-ce que vous avez à nous dire ? Nous ne pouvons qu’être solidaires : vous ne pourrez résoudre ces problèmes par vous-mêmes et, d’un autre côté, les pouvoirs publics et les responsables ne pourront rester insensibles aux difficultés que rencontrent certains de vos habitants. C’est pourquoi il est bien que, déjà, nous puissions en parler. Par exemple, combien de personnes âgées sont concernées, combien de jeunes ? Au fait, combien y a-t-il d’habitants dans votre commune ? Un peu moins de 70 habitants, dit le Maire. Et ça baisse presque chaque année ! Figurez-vous que je ne sais même pas comment je vais constituer une liste pour les prochaines municipales ! Et la Communauté de communes, c’est très important pour vous ! Oui, bien sûr, la Communauté de communes, comme vous dites, répond le Maire un peu évasif… Vous savez, il ne faut pas se bercer d’illusions : on y discute beaucoup, beaucoup ; et puis il y a des commissions, vous me suivez… Et en de fin de compte, la mandature a déjà tourné que vous avez tout juste le résultat d’une étude ou un « schéma »… Quand même, tranche un autre aux mains calleuses et en salopette bleue, sans doute agriculteur, le Laboratoire, c’est un plus ! Au moins, il y a quelque chose qui nous arrive ! Cela se fera petit à petit : des employés du chantier logent déjà un peu partout, ça circule, ça va au garage, à la ferme auberge, que sais-je ! Moi je pense qu’on est dans une transition. Pourquoi le pays ne redémarrerait pas, dans quelques années ! On ne sait pas… Voyez ailleurs : l’autre jour, j’étais chez ma fille, en Bretagne, près des Mont d’Arrez : vous verriez cela, il y a plein d’anglais dans le village ! Ils achètent et y séjournent ! Le voilà avec son dada, reprend un petit Monsieur sans doute retraité, quand tu auras des anglais plein partout dans
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le village, tu crois que les habitants seront contents ? Tu seras élu par qui ? Il faut savoir ce que l’on veut ! Il y a bien des anglais qui travaillent au Laboratoire, n’est-ce pas Monsieur, me demande l’agriculteur Sans doute, je ne peux être affirmatif. Mais il y a un certain nombre d’experts étrangers, c’est sûr !
Pendant ce temps, le Maire s’est assis à son bureau et regarde tranquillement, chaussé de lunettes en écailles, le courrier qu’il a reçu, série de lettres et papiers qu’il retourne les uns après les autres. Il tombe finalement sur une enveloppe et en sort une lettre manuscrite : « Tiens, Mi-Mil ! dit-il en toisant l’agriculteur en salopette bleue. Voilà une lettre que j’ai reçue la semaine dernière d’un anglais : je crois bien qu’il cherche une maison. Tu ne peux pas me la traduire, au fait ! Cela ferait peut-être un nouvel habitant !» L’agriculteur reste quoi…et tous éclatent de rire ! (octobre 2005)
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Que de vent !
Autour de Bure et même plus loin sur ces territoires proches de Meuse et Haute-Marne, de nouveaux prospecteurs patrouillent dans les cantons : est-ce pour la fertilisation des terres, pour l’acquisition de parcelles à valeur agricole, pour la négociation de servitudes de passage, pour l’obtention du tréfonds – c’est-à-dire le sous-sol-, est-ce pour l’ANDRA ? Rien de tout cela : c’est pour le vent ! Car Eole est ici très courtisé : sur ces hauts semi-lorrains, semi-champenois, figurez-vous que les gisements éoliens seraient particulièrement intéressants à exploiter. Le vent y est ni violent, ni intermittent, ni trop variant, mais courant : bref, du bon vent ! Encore une richesse du territoire, qui l’eût cru ? Aussi, nombre d’opérateurs et planteurs d’éoliennes s’activent, rencontrant population et élus. Ils quémandent l’implantation d’un mât de mesure – pour évaluer un gisement local -, ou engagent des pourparlers avec les propriétaires et les conseils municipaux. Ils passent parfois des contrats exclusifs d’étude ou montent des consortiums d’intérêt local. C’est dire que les mamelons et autres collines autour de la zone du Laboratoire ont le vent en poupe. Beaucoup voudraient y voir déjà implantées ces élégantes étoiles géantes, blanches et tournantes dans le ciel immaculé. En fait, l’implantation de ces parcs éoliens ne va pas de soi. Il faut batailler pour y arriver. Les obstacles sont multiples. Les procédures, les agréments, les accords administratifs et de raccordement ne sont pas nécessairement faciles à obtenir. Il faut aussi que ces grands engins de tôle mécano-soudée soient bien acceptés par la population dont les avis peuvent diverger sur la question.
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Déjà, plusieurs élus ou influentes personnes ne sont pas du tout favorables : à cause de la chasse, bien sûr ! Ils sont d’avis que les éoliennes, bruyantes et gênantes, écartent le gibier de passage voire l’effraient. Les sangliers surtout, qui traînent volontiers dans les champs découverts, particulièrement les maïs. D’autres prétendent aussi que les éoliennes, ça coupe les émissions en ADSL : bonjour la fracture numérique ! Mais surtout, beaucoup dénoncent les impacts négatifs sur le paysage : est-ce la peine d’enlaidir nos campagnes avec ces épouvantails démesurés ? Quand elles se hérissent et qu’elles se montrent en ordre de bataille, franchement, la nature s’en trouve-t-elle améliorée ? Autant d’arguments pour refuser les éoliennes. Dès lors, face à cette contestation de principe, certains en profitent pour critiquer les supporters de cette énergie. Ils jouent de la trompette contre les écolos qui prônent le recours massif aux énergies renouvelables, en particulier l’énergie éolienne. Ils jettent leur haro sur cette énergie politiquement trop verte, avec un autre argument massif et incontestable qui relève du domaine économique. Ils démontrent que ces éoliennes restent improductives. Pensez donc ! Il faut quelque 300 à 400 éoliennes (2 à 3 MGW par machine) pour obtenir l’équivalent, en termes de puissance installée, d’une seule tranche parmi les petits réacteurs nucléaires français (900 MGW). Soit, théoriquement parlant, plus d’une quinzaine de parcs éoliens de l’ordre de vingt machines pour prétendre rivaliser avec un seul de ces petits réacteurs ! Or, l’efficacité réelle des éoliennes plafonne généralement à 25-30% de leur capacité : autrement dit, il faut plus de 1000 éoliennes pour atteindre le niveau de production d’un petit réacteur ! Beaucoup en effet s’interroge sur le rendement effectif de ces machines: le manque de vent, les débrayages pour maintenance, les pannes, le remplacement des composants et des organes, constitueraient autant de facteurs qui limiteraient l’intérêt des éoliennes. Mais ces critiques ne font pas nécessairement école. D’autres élus, voire les mêmes quand ils ont changé d’avis, pensent autrement l’affaire. Pour eux, les parcs éoliens permettent surtout de réaliser de bonnes opérations peut-être énergétiques mais surtout financières. Ils en apprécient les retombées locales telles que :
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remboursé de pertes de récolte, redevances, produits de servitudes, loyers, produits de taxe professionnelle et de taxes foncières notamment. Or, dans ces cantons, il n’y a pas de petit profit. Car on y manque d’industrie et donc de ressources. Par ailleurs, la tempête de 1999 a mis à bas les revenus forestiers. Aussi, tous cherchent d’autres rentes que pourrait secréter le territoire. D’autant que le Laboratoire de l’ANDRA, avec une soit disante manne pour toutes les circonscriptions concernées, ne rapporte pas autant qu’on voudrait le dire. En tout cas jamais assez. Alors que, dans le même temps, les budgets des communes crient famine face aux dépenses imposées par l’évolution de la vie communale et des conséquences des nouvelles réglementations. Il faut savoir que nombre de ces élus, au moment où se décidait la création du Laboratoire de recherche souterrain, s’étaient pris à rêver d’on ne sait quel pactole qu’auraient ensuite encaissé les collectivités d’accueil, à l’instar des produits perçus par les communes accueillant des centrales électronucléaires. Or, les retombées du Laboratoire, quand ils pouvaient en bénéficier, s’avérèrent très en dessous du niveau de celles qui avaient pu ainsi être imaginées. Cet appât du gain énergétique s’étant néanmoins installé, nombre d’élus cherchent aujourd’hui quelques rentes de situation pour faire vivre leur collectivité et apporter le bonheur aux populations. Dans ce contexte, ils se déclarent volontiers candidats à l’installation d’éoliennes pour les retombées financières qu’elles entraînent. Pourquoi pas ? Faudrait-il rester les bras ballants alors que partout elles s’implantent ? Faudrait-il s’interdire d’engager un projet par peur des habitants, déjà chauffés à blanc à cause des déchets radioactifs ? En fait, ces décideurs locaux ont des motifs suffisants pour convaincre les plus réticents. Déjà, le vent vient de nulle part et d’ailleurs : quoi de plus éphémère et de plus naturel ? En plus, c’est gratuit ! Tandis que, pour le nucléaire par exemple, l’uranium nécessite de l’extraire, le traiter, le conditionner, le transporter, le retraiter, le reconditionner et surtout de gérer ses déchets ! Bref, ces élus se découvrent disciples d’Eole pour habiller des choix qui paraissent écologiques mais qui ne sont, au fond, qu’économiques : vive les éoliennes, tant qu’elles rapporteront !
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Toutefois, il y a encore d’autres opinions sur le sujet. Car certains, sans doute mieux informés, revendiquent non pas la suprématie de l’éolien mais la nécessité de ce qu’on appelle le mix énergétique : à savoir l’utilité de recourir, à l’avenir, à toutes les formes d’énergie. « Le parc éolien qui sera implanté sur ma commune d’Houdelaincourt et sur celle de Bonnet, sera parmi les plus importants de la Meuse, me dit le maire. 18 machines représentant 36 MGW, tout cela à 5 km à vol d’oiseau du Laboratoire », affirme t-il, sourire en coin. Je ne suis personnellement pas opposé au Laboratoire. Au contraire, je considère qu’il constitue une chance à saisir pour notre territoire, même si tous les problèmes liés au stockage géologique éventuel sont loin d’être réglés. On peut donc être à la fois pour le « Labo » et pour les éoliennes : les opposants qui refusent le nucléaire dont il faudrait sortir et qui parient sur les énergies renouvelables n’ont alors plus d’argument.» Bref, les éoliennes sont défendues à des arguments qui, sur le fond, sont quand même très différents. Dans ces territoires marqués dorénavant par les questions ultimes en matière d’énergie, le développement éolien n’est pas neutre. Et l’ANDRA dans tout cela ? Le stockage géologique est-il compatible, localement, avec les énergies renouvelables et notamment l’éolien ? Par exemple, faut-il privilégier les espaces disponibles pour l’implantation d’un futur centre de stockage géologique ? Ou faut-il plaider la cause des éoliennes de plein champ qui auraient à s’installer un peu partout pour le bonheur des collectivités et des propriétaires qui en perçoivent les dividendes ? Que planifier ? En fait, la question n’est pas encore posée, sauf par certains qui cherchent toujours des coupables quand un dossier pour des éoliennes n’aboutit pas. « L’ANDRA ne veut ni ne peut s’opposer à l’éolien. S’il fallait qu’une machine s’implante sur le site même du Laboratoire, nous serions d’accord », me disent les responsables de l’Agence. Bref, dans ces régions, le vent peut siffler à nos oreilles : il n’y aura pas, sur le sujet, de guerre de religion. (novembre 2005)
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Se nucléariser ?
Monsieur le maire m’attend sur le pas de la porte de la Mairie, humant la grisaille qui, une fois encore, s’installe ce matin dans le village. « Entrez donc ! ». Il m’offre une petite chaise pour que je puisse m’asseoir dans le bric à brac d’un bureau assez encombré : les tubes de l’isoloir démonté, le fax sur les annuaires, les bottes du garde et ses chaussons, des dossiers en cavalcade, le grand registre noir du Cadastre collé de trois quart contre le mur, le pèse-lettre près du calendrier des Postes et des cartons par terre avec tous les imprimés qui sont à jeter ou les circulaires à classer… « Vous vous rendez compte, me dit le Maire ! Arrive maintenant la question de la grippe aviaire. Je ne sais pas si d’autres maires vous en ont parlé. Voilà que la Préfecture me demande de visiter tous les poulaillers et de prendre des mesures : soit que le propriétaire ferme tout avec un grillage supérieur et bien scellé, soit qu’il arrête l’élevage et tue toute la volaille ! Mais où on va ? Vous me voyez demander au Paul ou à l’Honoré de … « Si c’est pour ça qu’on-t-a mis Maire, on va te défroquer !», qu’ils me diront ! Et puis c’est pas fini : la Préfecture m’a encore envoyé d’autres papiers cette semaine. Où est-ce que j’ai mis cela, il y en a tellement, vous n’imaginez pas le courrier, les dossiers et les liasses qu’on reçoit presque tous les jours! Ah, voilà : là on me
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demande de recenser tous les points d’arrivée d’eau, les sources, les résurgences, les amenées et dérivations, bref tout ce qui coule et qui trisse dans le village et à l’entour : mais ils vont en faire quoi ? Va falloir que je joue au sourcier pour ne pas en oublier ? Où on va, je vous le demande ? En plus, il y a l’ANDRA: j’ai reçu une lettre, ah oui une belle lettre ! – il faut que je vous la retrouve aussi dans ma pile… ça va vous intéresser ! La voici. Regardez, lisez ! On me demande si je ne veux pas faire un tour à La Hague, comme ça, entre deux ! La Hague, dans le Cotentin ! C’est pour visiter les usines nucléaires de là-bas… Comme si j’avais le temps de me promener jusqu’au bout de la France ! Vous direz, je suis bien allé à Moll, en Belgique, et puis une autre fois, ils ont organisé un voyage en Suisse pareil pour un Laboratoire, au Mont Terri. C’est vrai que c’est intéressant, quand on peut. Mais là, La Hague ! En plus, en ce moment, j’ai un boulot du diable : les champs n’attendent pas ! Et puis s’il y a encore d’autres circulaires de la Préfecture qui m’arrivent, je n’ai pas de temps, vous comprenez ! De toute façon, pour faire un voyage, je ne vais jamais aussi loin de ma vie tout au bout de la France ! » Je lui parle de l’intérêt de découvrir néanmoins différents sites concernés par la filière électronucléaire, même si – il est vrai-, ils peuvent se trouver en différentes régions de France. De plus, concerné par la question des déchets radioactifs et du stockage géologique, il a intérêt à être bien informé des conditions et des enjeux. L’usine de retraitement de La Hague est assurément… « Je vous vois venir ! Faut se nucléariser, n’est-ce pas ? Eh bien moi je vais vous dire : on a tout notre temps. Même avec la « nouvelle loi » (1) – comme vous le dites tous-, je n’entends pas (1) « nouvelle loi », celle du 28 juin 2006 fixant le programme notamment en vue de la création d’un centre de stockage géologique.
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aller plus vite que la musique. Le stockage, c’est pas demain la veille, vous me suivez ! Bien sûr, à Paris, tout le monde en parle, c’est comme si c’était fait : « les pouvoirs publics », comme on dit, ont étudié, ont validé, ont entériné… Très bien : mais qui décide là-dedans ? Qui, en vérité ? Qui est le responsable ? Le jour où cet homme-là viendra en mairie, là où vous êtes, qu’il sera devant moi comme je vous vois et qu’il me dira « on va faire le stockage ici », alors là on parlera ! Vous pouvez en êtes sûr ! Je ne suis pas homme à me défausser, mais dans la vie il faut savoir qui est le pigeon et qui est le voyageur ! Ce jour-là, croyez moi, on verra ! -
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On verra quoi ? On verra déjà si c’est nocif ou pas. Il n’y a que cela qui compte. Autrement, c’est un chantier comme un autre. Nocif ? Oui : est-ce que c’est sûr, est-ce que ça ne peut pas fuir, la radioactivité. Ces déchets, ce n’est pas comme le gaz si on coupe un gazoduc – car là il y a des risques immédiats! Mais la radioactivité elle se répercute dans le temps et, en fin de compte, ça peut être terriblement dangereux. Tchernobyl, vous connaissez ? Alors, il faudra des garanties, de sacrées garanties ! Moi, je fais confiance à nos ingénieurs et nos scientifiques : chacun son métier et les vaches seront bien gardées. En France, on n’est pas si bête que ça. Il y a de grandes écoles et des gens remarquables. Très bien. Mais, pour le stockage, il faudra que tout soit nickel et on devra m’expliquer cela correctement. Celui qui va m’en parler, il faudra qu’il ait les idées claires, même si c’est compliqué, surtout si c’est compliqué ! Vous seriez prêt à retourner à l’école pour bien comprendre le dossier ? Pardi ! vu l’affaire, mais oui ! Mais quelle école ? Voilà la question, vous me comprenez ! Si c’est comme pour la grippe aviaire, je n’ai pas besoin qu’on me détaille la circulaire, j’ai mon jugement ou alors à quoi ça sert d’être Maire ! Hein, dîtes-moi, à quoi ça sert ? Pourquoi y a-t-il encore des maires ? Il n’y a qu’à mettre des fonctionnaires
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partout. Ce serait très amusant ! Non, croyez-moi, pour le stockage géologique, mieux vaut qu’il y ait des Maires, croyez-moi ! » (décembre 2005)
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Le Professeur
En France, il y a toujours des inventeurs, des amateurs avertis et autres autodidactes qui se passionnent pour une technique, une opération, une idée. Ils sont légion les spécialistes du chemin de fer ou de l’aviation, ceux qui connaissent bien les barrages ou les grands ouvrages, ceux qui ont des idées sur l’amélioration des réseaux d’assainissement ou pour le transport de gaz ou d’électricité. Ils s’informent, ils militent, ils étudient, ils voyagent. Sur toutes sortes de questions techniques ou sociétales, ils se révèlent de remarquables contributeurs ou débatteurs dès qu’un sujet arrive sur la place publique. Aménagement du territoire, systèmes de transport, grands équipements, vecteurs énergétiques, forêts ou littoral, dans tous ces domaines nous disposons en France d’une réserve de bonnes gens érudits et passionnés. Ils se découvrent notamment lors des enquêtes d’utilité publique ou des débats publics comme ceux qui ont lieu dorénavant en France, en amont des grands projets. Combien dans nos régions de cheminots, de marins, de métallurgistes, d’agronomes, d’aviateurs, d’économistes méconnus ! Dès les premières réunions publiques, ils interviennent, l’un avec ses plans, l’autre avec ses calculs, le suivant avec une note de synthèse à laquelle il travaille depuis des années : nouveau tracé alternatif, modification des boggies des locomotives, nouvel enrobé pour les revêtements autoroutiers, aménagement du système des horaires ferroviaires français, adaptation d’une nouvelle variété de légume, dispositif de traitement des eaux, nouveau barème d’indemnisation fiscale des riverains aéroportuaires etc, rien de résiste à ces personnes sinon
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ingénieuses du moins créatives qui, à la retraite ou militant dans une association, produisent un travail étonnant. Il est heureux de découvrir ainsi tant de passion chez nos concitoyens qui, plus qu’on ne le croit, sont capables de s’intéresser à toutes sortes de questions. La France peut s’enorgueillir de cette propension de toutes ces bonne gens à s’immerger dans la technique et ses applications alors que, dans notre société actuelle, se développe un courant contraire vers une désaffection relative pour les sciences et les technologies nouvelles souvent jugées dangereuses. Est-ce affaire de génération ? Espérons que se propagera encore longtemps cette érudition populaire qu’entretiennent des revues comme « La Vie du Rail », « Rustica » et bien d’autres. Car ces personnages spécialistes sont attachants. Ils émergent durant les rencontres, les controverses, débats ou actions militantes, parfois avec une grande pertinence, parfois moins car ils ne sont pas tous des phoenix ! Certains, il faut le dire, sont passablement en décalage avec la réalité : la passion ne suffit pas. Il faut aussi être pertinent. Trop d’amateurs férus de leur sujet sont parfois en porte-à-faux avec les informations de base ou référentiels pour les sujets qu’ils prétendent discuter. Ils s’étonnent alors qu’on ne les croit pas ou que les responsables les déjugent ! Comment voulez-vous qu’un ingénieur en chef à RFF (Réseau Ferré de France) prenne d’un coup fait et cause pour une variante d’un tracé TGV qu’un homme de bonne foi, surgissant du public, revendique au moyen d’une simple note de calcul sur les gains horaires en ignorant toutes les autres contraintes qui conditionnent le projet? Pourquoi un décideur à la DGAC (Direction Générale de l’Aviation Civile) ou ADP (Aéroport de Paris) opterait-il subitement pour la création d’un nouveau système d’attribution des créneaux horaires aux compagnies aériennes parce qu’un ancien aviateur retraité vient d’avoir une idée sur le sujet ? Or, le débat public à la française a la vertu de propulser ce type de personnage sur le devant de la scène, les médias ne manquant pas alors de s’intéresser à ces « spécialistes » issus du peuple qui, pour un peu, à les croire, nargueraient le collège de l’administration
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française ou les Grandes Ecoles formant l’élite de nos ingénieurs. Si le débat permet d’assurer la pleine expression du public, il révèle aussi les limites de ce type de contributions émanant de la seule passion de ces amateurs qui souvent vont un peu vite en besogne, mais personne bien sûr ne leur en voudra, sauf que, parfois, l’affaire tourne au ridicule. Mais qui le dira quand le sacro saint principe de l’équivalence (des intervenants) couvre de son voile la tenue du débat public ou que le respect quasi religieux de la controverse conduit à dérouler le tapis rouge à ces tribuns démiurges? N’en fait-on même pas trop en France pour ces individus qui surgissent et se donnent en spectacle, contestant les bureaux d’étude et cabinets d’experts dûment installés en exigeant, sur la base de leurs propres travaux, ce qu’il est devenu commun d’appeler une « contre-expertise » ? Comment peuvent être retenues de ces Messieurs les idées qui parfois ne sont ni crédibles ni recevables – malgré l’émoi de leur auteur ? Cette forme de « contribution » ne trouve-t-elle pas ici ses limites ? Dans ces conditions, à quoi bon débattre ? Les questions relatives à la gestion des déchets hautement radioactifs et à vie longue n’ont pas échappé à cette incursion d’experts militants dans le débat sur les recherches développées par les scientifiques de haut rang. Compte tenu des difficultés du sujet, sans doute encore plus complexes que celles des tracés ferroviaires, des boggies ou de l’énergie sonore des avions à réaction, la participation au débat scientifique ne pouvait être que des plus délicate. Autour du Laboratoire de Bure sont néanmoins apparus un certain nombre de spécialistes locaux, représentant généralement le milieu associatif. Des sujets à caractère scientifique comme par exemple la porosité de la roche dans une galerie, l’état relatif de saturation du matériaux, la diffusion dans la couche-hôte grâce à un marqueur, ou encore le concept d’exutoire, sont devenus des sujets de controverse nous dirons « scientifiques ». Le CLIS y fut pour beaucoup. Parmi cette pléiade des sachants qui vaticinaient dans la connaissance des travaux du Laboratoire, surgit l’un d’eux qui, bien vite, devint « le Professeur ». Cet homme eut dans le passé
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des activités dans le domaine de la géotechnique. Opposant au Laboratoire, il a occupé de nombreuses années de retraite à fouiller tous les sujets pour, régulièrement, semer le doute et pointer – selon lui – des erreurs coupables dans les analyses ou les conclusions de travaux scientifiques de l’ANDRA. Sa force a toujours été de parler avec une voix douce pour assener les critiques les plus virulentes. S’exprimant avec finesse, c’en était même une délectation quand, citant minutieusement, ici, une phrase-clé extirpée d’un épais dossier de l’ANDRA et, là, une simple légende d’un tableau figurant dans un rapport de la CNE (Commission Nationale d’Evaluation), il entendait révéler d’infernales contradictions. Nombreux furent les sujets où il décelait à coup sûr ces énormes imbroglio : le radon, l’eau résiduelle présente dans les puits, les failles, les conséquences sismiques, les retours à la biosphère touchant le Nord de l’Europe, la préservation sacro-sainte des ressources géothermiques, bien des thèmes lui permirent de développer sa dialectique qui tenait en peu de mots : « Comment, vous ne saviez pas ? Vous ignoriez que le stockage allait ainsi tout dégrader ? ». Lui savait. Les nombreux laboratoires travaillant sous appel d’offre de l’ANDRA, les expertises multiples pour la conduite des programmes dont elle avait la charge, les contrôles des résultats dans le cadre des procédures publiques, tout cela pesait peu aux côtés des assertions du Professeur. Il faut dire qu’il savait intéresser les journalistes locaux. Il tenait volontiers conférence pour décliner sa pensée sur ces différents sujets. Ayant le mérite de raisonner avec des mots simples, nous n’avons pas dit simplistes, il obtenait la compréhension de cette corporation de la plume. Les titres, dès le lendemain, déferlaient dans les journaux à l’encontre de cette Agence aux thèses estimées alors pas très claires. Ainsi le Professeur se tailla-t-il une belle réputation. Il fut adulé par les opposants et un certain nombre de médias qui voyaient en lui un homme capable de compulser les volumineux rapports compliqués de l’ANDRA que, généralement, très peu de gens ont lu. Il mettait le doigt juste à l’endroit qui fâche, démontrant les incohérences dont l’Agence se rendait coupable en la fustigeant d’un cœur sincère.
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30 janvier 2006 : dans la petite église de Saint-Martin–sur-laRenne, en Haute-Marne, eurent lieu les obsèques de cette personne qui est morte subitement après avoir donné, pendant de longues années, beaucoup de son temps en s’opposant ainsi au Laboratoire. Paix à son âme. Le curé, emporté par son homélie, n’eut pas de mots assez durs pour dénoncer la duperie du Laboratoire et stigmatiser les puissances soutenant le nucléaire dans notre pays. Les applaudissements fusèrent en pleine messe pour remercier ce prêtre qui n’était pas seulement un militant de notre Seigneur Jésus Christ. Il récusa dans toutes ces affaires et l’argent et le mensonge, rendant hommage à celui, le seul, qui défendit courageusement et en toute neutralité, comme Professeur, la plus humble et la plus stricte vérité. Rencontrant quelques mois plus tard notre cher abbé, je lui fis part de mon étonnement : catholique pratiquant, je restais très surpris qu’il puisse du haut de la chaire confondre ainsi l’enseignement de la foi et la campagne anti-nucléaire. Certes, Jésus avait chassé les marchands du Temple. Mais de là à prendre le goupillon pour admonester les fleurons de l’industrie nucléaire française, il y avait une réserve à peut-être respecter ! Le révérend contesta. Je crus utile alors de rappeler quelques éléments de la Doctrine Sociale de l’Eglise : il n’en avait cure ! Pareil pour une Encyclique de JeanPaul II où, dans un passage, le texte visait à prévenir l’activisme religieux : notre abbé avait déjà tourné calotte en haussant les épaules. Or, il se trouve que quelques semaines plus tard, une autre occasion me fit rencontrer ce curé engagé. Il me reconnut et me dit aussitôt : « Alors, Monsieur le Coordonnateur, êtes-vous toujours aussi pointilleux ? » (avril 2006)
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Terre et paysans
En Meuse et Haute-Marne et plus particulièrement dans la zone géographique à l’entour du Laboratoire, l’exploitation agricole ou forestière représente une vraie richesse locale. Une tradition solidement établie. Une histoire pleine et entière. Mais les choses ne sont-elles pas en train d’évoluer ? L’agriculture n’est-elle pas obligée de muter ? La terre rapporte-t-elle toujours autant ? De fait, les évolutions sont importantes et le métier change. Les agriculteurs en témoignent volontiers. Ils sont surpris, en quelques années, de ne plus s’y retrouver dans la conduite habituelle de la ferme. Entre prêts et subventions, mais - surtout aujourd’hui - entre réglementation sanitaire et variations importantes des cours ou de la demande, ce n’est plus tout à fait la même agriculture dont on parle. Par exemple, ces temps derniers, certains cultivateurs se plaignent de plus en plus de la « PAC agricole ». Ils regrettent « la main-mise de Bruxelles ». Ainsi doivent-ils, pour bénéficier des subventions, se conformer strictement aux programmes prévus, déclarer le détail des travaux et même leur emploi du temps correspondant. « On est devenu des OS, des OS de la terre ! me dit l’un d’eux, particulièrement amer. L’autre jour, bon sang, impossible de m’endormir : je me suis rendu compte que j’avais oublié de noter dans mon cahier l’épandage de la semaine dernière. Et je ne peux pas l’inscrire après coup, car les feuilles sont numérotées ! Je me suis dit : ils vont tomber là-dessus, je vais me faire esquinter ! »
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Déclaration des surfaces concernées, définition des cultures, passage des machines dans les champs, tonnage d’engrais à l’hectare, tout doit être noté. « Bruxelles photographie même nos champs et nos pâtures par satellite, reprend notre agriculteur. On est contrôlé d’en haut et, à la moindre incartade, ils retirent des subventions – comme cela vous travaillez pour des clopinettes ! Ce n’est plus un métier, c’est une corvée ! Continuer dans ces conditions ?» En plus, il y a des pénalités ! Si un agriculteur est pris en défaut, s’il a mal renseigné un formulaire, mal coché une case ou que, mesures faites dans les champs, il y a un écart de quelque 20 ares ou d’un sac d’engrais, l’Administration opère un redressement: le pauvre cultivateur ne recevra certes pas la part de subvention correspondant à la production non programmée sur la parcelle incriminée – ce que l’on peut comprendre – mais, surtout, il sera pénalisé et devra payer une amende. « Vous verriez l’amende qu’ils me réclament ! Ils ont l’argent facile ces gens-là, s’exclame un autre. C’est un scandale ! » Plusieurs m’ayant fait état de ces contrôles, j’entame une démarche pour que soient réexaminées les dossiers et peut-être levées ces sanctions exorbitantes d’ailleurs calculées selon on ne sait quel barème. Hélas, mes contacts avec l’Administration départementale ne sont d’aucun effet : elle applique scrupuleusement la réglementation de la PAC selon les conventions passées avec Bruxelles. Il ne peut y avoir de discussion. Seul le Préfet peut décider un recours gracieux qui suspend l’amende. Lors d’un entretien avec lui, je me fais l’avocat de ces gens qui travaillent dur, tous les jours de 7 heures à 20 heures, entrepreneurs de bon droit ne vivant pas dans l’opulence et qui sont sanctionnés durement par l’Administration qui s’ingénie à bien appliquer la PAC agricole. Comment aider, dans ces conditions, la population locale qui est très amère quant aux pouvoirs publics et à la reconnaissance du pays pour ses paysans, qui plus est dans une zone concernée par le stockage géologique de déchets radioactifs ! Ne peut-on pas comprendre la réaction de ces gens à qui on demande beaucoup surtout en les verbalisant un peut facilement.
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« Les cultivateurs, ne m’en parlez pas ! s’exclame le Préfet qui n’ose contredire son administration. Vous ne les connaissez pas ! On leur donne des millions d’euros chaque année ! Des millions ! Ils en ont plus qu’il n’en faut et vous voudriez qu’ils en aient encore davantage ! Ils vous ont abusé, cher ami ! - Le calcul des subventions n’est pas en cause, mais le fait de ces amendes qui paraissent excessives ! Ont-il commis un délit ? - Et quand ils en reçoivent trop de ces subventions, ils vous les redonnent ? » Mes démarches échouent : les agriculteurs incriminés devront payer leur pénalité. « Tout le monde se casse les dents sur les « diktats de Bruxelles », me dit l’un d’eux. Vous avez vu comment cela se passe ! Nous donnons le blé, le lait et la viande aux français et, en retour, on ramasse des amendes que les délinquants des banlieues sont loin d’avoir à payer, quand même ils sont arrêtés pour un vol à l’arraché ou d’autres méfaits patentés ! Le métier n’est plus du tout intéressant, avoue cet agriculteur qui est encore pourtant loin de la retraite. On est manipulé. C’était pas comme ça quand j’ai commencé. Certes, il y avait le temps, plus ou moins beau. Il y avait parfois des saisons pourries et les récoltes avec : c’était la vie ! Tandis que maintenant, depuis que Bruxelles a mis le nez dans nos affaires, on ne sait plus pour qui on travaille ! La terre, à quoi bon ? ». Un autre complète : « l’Europe, la DDA, les Services du Département ou de la Préfecture : il n’y a plus que des grattepapiers ! Moi, Monsieur, je me souviens encore, j’étais gosse que j’allais derrière mon père qui empoignait la charrue à labourer et même pas de cheval, s’il vous plait ! C’est comme ça que j’ai été formé ! Là, fallait pas faire le mariole ! La ferme, on l’a bâtie à force des bras et sans compter les heures. Y avait pas de RTT ! Tandis qu’aujourd’hui, ils passent un après-midi aller et retour depuis leur bureau sis dans le chef lieu pour venir en voiture vous faire cocher deux feuilles à la ferme ! En matière d’agriculture, ils veulent tous aller dans les bureaux parce que l’élevage ou la moisson ça fait trop de boulot ! Surtout le dimanche ! ». Problème
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de génération ? Est-ce que cela paye bien, c’est souvent la question, légitime, pour les jeunes qui reprennent rarement le flambeau : « C’est misère de voir que les fermes s’arrêtent, me raconte encore un autre. C’est même l’hécatombe et dans les années qui viennent, le courant ne va sûrement pas s’inverser ! Il va y avoir de la terre à racheter mais plus de paysans ! La SAFER va se mettre à cultiver, on va rigoler ! Pour le centre de stockage des déchets, ils auront l’embarras du choix ! Il y aura des terres partout même si, aujourd’hui, ça continue à être dur d’en trouver. Cela va changer ! L’ANDRA pourra s’installer où elle voudra, aux yeux et à la barbe des écolo et des opposants: au fait, ceux-là, ils n’ont qu’à faire paysan, puisqu’ils sont pour la nature ! Il y a de quoi ! Les fermes repartiraient un peu partout, s’ils voulaient travailler dur, parfois pour de maigres sous... Comme ça le problème serait réglé : avec en plus un bon syndicat et du fumier en Préfecture, le stockage ça serait pour plus tard ! Seulement voilà, ils causent, ils causent, ils ont des banderoles et puis quoi ! Pas crédibles, ces gens-là… » (mai 2006)
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Les ébats du débat.
En 2002, le Gouvernement a tranché : il y avait la loi de 1991, dite loi «Bataille », organisant pendant 15 ans la recherche sur la gestion des déchets hautement radioactifs et à vie longue, avec le bilan que le Parlement en tirerait en 2006 quant aux suites à donner. Eh bien, il y aura aussi la mise au débat public. Le Gouvernement aura donc, en quelque sorte, compris les opposants locaux qui, pendant toutes ces années, débattant en diverses enceintes sur les nombreux aspects touchant au stockage géologique, ont stigmatisé le simulacre de démocratie, se plaignant de n’être jamais entendus alors même qu’ils étaient les premiers concernés. Même le CLIS (Comité Local d’Information et de Suivi), selon eux, ne servait à rien, sauf à avaliser en fin de compte un système de décision trop parisien. Or, les Ministères ayant opéré la saisine de la CNDP (Commission Nationale du Débat Public), celle-ci allait donc devoir organiser un grand débat non sur un projet de centre de stockage qui n’existe pas encore, mais sur les déchets radioactifs en France, en général. Alors que les opposants étaient en attente d’en savoir plus, d’autres s’indignèrent de cette irruption de démocratie participative. Moult députés et sénateurs ne parvenaient pas à comprendre cette pratique consistant à vouloir écouter le citoyen en direct alors qu’ils sont là pour les représenter. Fallait-il vraiment que dans cette affaire de déchets radioactifs les pouvoirs publics fissent appel au public pour se renseigner avant de prendre les décisions devant engager l’avenir ? Quel cas était-il réservé à l’OPECST (Office
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Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques) dont le travail important et salué de tous consiste, précisément, à préparer la réflexion des parlementaires sur les sujets complexes pour lesquels le Gouvernement demande de légiférer ? Mais la décision était prise : le débat public allait s’engager. Meusiens et hauts-marnais, pour ceux des Français qui ici nous intéressent, s’attendaient-ils à être subitement conviés à cet exercice de prise de parole ? Pouvaient-ils se prêter, d’un seul coup, au débat public, à ses arcanes et à ses règles, alors que depuis dix ou quinze ans le sujet du stockage géologique mijote à feu doux dans la région ? Pourquoi fallait-il que, tout de go pendant trois mois, l’on sollicite les avis et opinions de tous ? Or donc, le débat commence, débat d’ailleurs remarquablement mené en particulier pour la clarification des nombreuses questions qui interfèrent sur le sujet. Mais, comme de tout débat public, il y a les « à côtés » qui, s’ils ne sont pas toujours recensés par l’instance qui l’organise, n’en sont pas moins importants ne serait-ce que parce qu’ils expriment une frange de la population. Ainsi, dès l’ouverture du débat à Bar-Le-Duc, le 12 septembre 2005, avec un déploiement d’opposants. Un grand chambardement campe à l’entour de la salle réservée pour la première réunion de ce débat. Ces opposants sont en tenue de service dans le décor imposé: camisoles blanches « anti-radioactives », fûts à l’estampille du nucléaire, tracts, tambours et banderoles. Tout y est pour frapper les esprits et freiner l’entrée dans les lieux, les caméras de télévision filmant le manège. Le public arrive et doit affronter cette engeance qui donne son spectacle, toute chose qui motive rarement le citoyen de base déjà peu enclin à prendre la parole. Ainsi commencent les ébats du débat. Ambiance assurée : « Le public est informé, engagé, en alerte, en colère. Ses questions sont pointues, puissantes et sans tabou. Dans les premières minutes, un homme s’est levé, bousculant l’ordre des prises de parole. Un haut responsable exige un droit immédiat de réponse,
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mais « nul ici, sauf la commission elle-même, n’est légitime à fixer le cadre du débat » rétorque fermement le Président… L’interpellation adressée avec force par un participant aux décideurs présents : « Comment voulez-vous qu’on vous croie ? » n’a pas quitté les quatre mois du débat. » (extrait Compte-rendu de la CPDP, Commission Particulière du Débat Public sur la gestion des déchets radioactifs) Cet extrait illustre la difficulté à créer, dans un tel débat – qui plus est « optionnel » - un espace de parole pour l’habitant moyen dont la seule vertu est d’être probablement concerné par un futur centre de stockage dont la localisation n’est pas encore établie. Or, c’est cet habitant qui nous intéresse, lequel reste alors sur la défensive : progressivement écartée par le jeu supérieur des ténors qui jouent du micro, cette partie de la population évite de participer à ces grandes messes et à ces joutes qui ne leur sont pas coutumières. Alors que les opposants savent, eux, en profiter pour jeter leur cri, les habitants viennent au plus pour s’informer. S’ils viennent ! Certes, il est des opposants qui, eux aussi, décident de ne pas participer. Toutefois, même s’ils boycottent le débat, ils ont soin d’exprimer leurs états d’âme pour toucher l’opinion. A témoin une manifestation à visibilité 13 jours après l’ouverture officielle du débat public: « Non seulement ils estimaient avoir réussi à mobiliser six mille manifestants contre le lobby nucléaire (2.600 selon la police), mais surtout ils avaient multiplié en quelques heures des images symboliques et fortes destinées à cristalliser l’opinion autour des risques nés de l’enfouissement des déchets aux frontières de deux départements verts et pauvres de l’Est de la France. D’Alain Krivine à Mgr Jacques Gaillot, en passant par Noël Mamère, Jean-Yves Cochet, Yann Werhling ou l’ancienne ministre écologiste de droite, Corinne Lepage, les politiques et membres de la société civile proches des mouvements altermondialistes n’avaient pas raté l’occasion d’afficher leur différence et leur refus du nucléaire en venant eux aussi manifester en Meuse, défiler sous la bannière des Verts, de Greenpeace, de la Ligue
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communiste révolutionnaire (LCR) ou en silence aux côtés d’amis. Leur message était invariable : « Faucheurs d’OGM et militants antinucléaires même combat », « Pas question d’accepter de produire des déchets pour des décennies afin de conforter l’électronucléaire et empoisonner la terre » (Journal de la Haute-Marne, 26/09/2005) Comment voulez-vous que la population locale meusienne et hautmarnaise, en particulier les riverains susceptibles d’être concernés, puissent s’impliquer au vu de ce concert de casseroles où défilent les hauts dignitaires de la verte pensée quand elle n’est pas rougenoire voire écarlate, venant des aréopages nationaux, parfois de l’étranger ? Les ébats, passe encore, mais pour quel débat ? On y perd son latin ! D’autres ébats surgissent dans cet espace de parole très français où l’on aime à donner le micro à tout un chacun – en tout cas c’est la règle ! -. Ainsi s’approche une poétesse qui profite du débat pour transmettre son œuvre à jamais et qui déclame des vers de sa composition: « Terre ! Les hommes sont tous devenus fous ! Ils veulent faire de toi un immonde fourre-tout : Dans tes entrailles fécondes, qui depuis des millénaires Nous donnent la vie, ils vont sans remord empiler Leurs déchets nucléaires Dont ils ne savent plus que faire ! Terre ! je sais qu'un jour tu leur feras payer ! Etc. » La population locale s’amuse de ces ébats littéraires qui ne manquent pas de sel d’autant qu’il y aura récidive dans cet art de la déclamation, à l’occasion d’autres réunions. Le poète est-il compris par notre société ou n’en est-il que l’expression ? Le débat public ne peut, jusqu’ici, nous renseigner sur cette question récurrente depuis que les Muses soufflent sur les civilisations
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écrites, et ce malgré les applaudissements du public qui surgissent après chacune de ces récitations. Il y a aussi d’autres moments d’anthologie durant ce débat quand, par exemple, il est question du « nuage de Tchernobyl » qui continue d’empoisonner le nucléaire en France: une citoyenne mature accuse violemment la représentante de l’Administration française présente à la tribune qui lui parait trop jeune pour avoir connu le mensonge dont l’Etat se serait rendu coupable en prétextant alors que le nuage n’avait pas franchi la frontière ! Et la citoyenne de considérer que l’Etat continuera de même à mentir demain à propos du stockage des déchets. Mais cette représentante haut fonctionnaire de riposter brillamment, refusant l’amalgame, expliquant qu’elle était certes au collège au moment de Tchernobyl, en classe de cinquième, et qu’elle se souvenait très bien de ce moment, même si elle n’était pas aux affaires comme aujourd’hui. Et que l’on ne pouvait tirer à bout portant sur la jeunesse ! Que ce n’était sans doute pas ainsi que l’on devenait citoyen ou citoyenne en marchant sur la jeune génération, à l’heure du développement durable ! Et le public d’applaudir à ce théâtre social ! Il y a aussi d’autres interventions remarquables, comme celle, tonitruante, de quelqu’élu bien connu, toujours imaginatif et lyrique et qui n’a pas peur de décliner d’ambitieuses propositions ou revendications, ne serait- ce que pour le panache; ou celles d’opposants, profitant de salles remplies par un public nouveau venu, qui ne mâchent pas leurs mots pour cracher leur fiel dans le bidet départemental; ou celles consistant, de la part d’un conseiller municipal de l’opposition profitant des lieux pour décocher une flèche politique, à demander, réunion après réunion, où est donc passé le député-maire régulièrement absent du débat… Bref, nombreux sont les acteurs, nombreux les ébats publics ! Alors que conclure de cette pataugeoire près du débat ? Une séance du CLIS, à Bar-Le-Duc, a précisément consisté à faire un point sur ce débat public, le 20 mars 2006. A l’entrée de la salle, des commandos opposants montent la garde. Des fumigènes, des casquettes distribuées et des slogans. Des banderoles et, toujours, la télévision. Quand le Président de la CPDP, invité, prend la parole pour communiquer ses avis suite à ce débat public dont le
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compte-rendu puis le bilan ont été rendu, il s’interroge sur la préparation en cours du texte de la nouvelle loi relative à la gestion des déchets radioactifs – non sans exprimer son souci de n’avoir peut-être pas été entendu quant aux conclusions du débat-. Il estime qu’il revient aux parlementaires « de démontrer que la loi – celle qui a institué le débat public -, sert à quelque chose ». Il est alors vivement applaudi. (juin 2006)
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Légendes.
Au pays de la connaissance scientifique, il est des questions obscures difficiles à traiter. Alors qu’au Laboratoire les meilleurs experts viennent investiguer le sous-sol pour mieux comprendre son histoire géologique, voilà que dans quelque village à l’entour demeurent d’autres histoires séculaires qui restent méconnues. Si cette zone d’étude est devenue un nouvel eldorado pour le progrès de la géotechnique, de l’hydrogéologie, de la biochimie ou de la chimie minérale, l’histoire locale, elle, est abandonnée aux affres de l’indifférence quand ce n’est pas celles de l’oubli. Or, certains de ces évènements historiques ont pourtant, il y a quelques siècles, remué des couches de populations entières. Ils les bouleversèrent tel un séisme ravageant la structuration locale, celui-là même dont le stockage géologique voudrait prévenir les conséquences éventuelles, du point de vue de la sûreté, grâce à la technique de l’enfouissement dans une roche en profondeur. Mais quels sont donc ces évènements qui se signalent dans le passé de cette région ? Méritent-ils qu’on leur fasse droit de cité ? Hormis quelques faits civils relativement documentés, certains – qui n’en sont pas moindres et même sont particulièrement intéressants - ne sont venus à nous que par l’entremise de légendes. Elles fleurissent ici et là et représentent tout ce qu’il nous reste de certains temps jadis ou d’évènements singuliers. Quelques unes ont pétri le devenir d’un village ou d’un pays : le savons-nous ? Peut-on de ces histoires antiques faire resurgir, par la patience et par la science, le début d’une véritable connaissance bien que non géologique ? Quels faits sont avérés dans tous ces récits ou contes ? Y a-t-il
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matière à développer des méthodes historiques pour y déceler, comme d’un échantillon témoin d’une roche, les traces de vérité ? C’est à cette tâche singulière en plus du reste où il a fort à faire, que le Maire de Bonnet s’est attelé. Bonnet, village de Meuse à 6 km du Laboratoire. La légende veut que Saint-Florentin, fils d’un roi d’Ecosse au VIème siècle, y gardait des pourceaux. D’une grande dévotion, il multipliait les miracles et guérisons. Se sentant mourir, il exprima le désir que sa dépouille fut placée sur un char tiré par deux taureaux. « Vous les laisserez aller et ils me conduiront d’eux-mêmes à l’endroit de ma sépulture » aurait demandé le Grand Saint vénéré par les bonnes gens de la contrée. Or, les taureaux communaux en présence étaient ceux de Bonnet mais aussi de Tourailles – le bourg d’à côté-. Les deux clans ne pouvaient se rencontrer sans se précipiter l’un sur l’autre et livrer bataille et querelle de clochers. Dans ces conditions, comment les bêtes allaient-elles mener l’attelage ? Mais surprise ! Pour ce transport qui sortait de l’ordinaire, le cortège prit un pas bien cadencé et emmena gentiment le corps de Saint-Florentin jusqu’à un petit bois où il s’arrêta : là on y rendit un culte ; une église fut édifiée un peu plus tard. C’est une légende, me direz-vous ! Sauf que cette église se transforma puis devint ensuite un lieu important de pèlerinage au cours des siècles en particulier pour les fidèles en proie aux troubles mentaux. Voyez aujourd’hui cette impressionnante basilique campée à mi-hauteur, dominant le village et cette histoire dont elle est pleine. « J’entreprends toutes les démarches possibles », m’indique le Maire passionné par la remise en valeur et de l’édifice et de la légende. « Des années à se battre avec les dossiers et les Services, cher Monsieur. Mais ça y est, les travaux de confortement de la nef ont commencé. Il faudra encore d’autres financements pour les tranches supplémentaires et surtout pour les travaux de réhabilitation des fresques ! 21 peintures murales du XIVème siècle révèlent la vie de Saint-Florentin, guérisseur de toutes les peurs et angoisses. Il faut savoir que venaient ici des milliers de gens surtout pour soigner des psychopathologies – comme on dirait aujourd’hui- ! Il y avait déjà du monde ! ». Le
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Maire, infatigable, de commenter la vie du Saint écossais puis français. Ainsi, lors d’une récente et mémorable visite des lieux par de grandes personnalités de la filière électronucléaire française venues en Meuse pour la cause du Laboratoire : ces dernières n’avaient pu refuser au Maire, à sa supplique, d’entrer dans la connaissance de Saint Florentin en franchissant le seuil de la grande basilique, puis en y découvrant le gisant sous lequel il fallait passer si l’on voulait guérir... Le premier magistrat avait savamment expliqué à ces personnes de haut rang tout ce qu’il savait de la vie du Saint Patron mais aussi tout ce qu’il devait endurer pour réhabiliter l’église et promouvoir l’hagiographie locale. Ne voulant surtout pas manquer l’occasion de faire connaître ce grand chantier de réhabilitation, il espérait que cette histoire toucherait ceux qui ont à préparer l’avenir de leur filière et, par ricochet, de la contrée. Mais qui donc pouvait lui répondre et se déclarer spontanément intéressé par l’avenir d’une affaire qui a traîné à longueur de Moyen-Age ? Qui pouvait y trouver un motif suffisant de recherche pour prêter main forte à ce Maire en dépit de la volonté, bien sûr, d’entretenir les meilleures relations possibles avec l’habitant sur cette zone du Laboratoire ? Qui aurait pu remettre au dit Premier Magistrat on ne sait quelle substance magique susceptible de gommer les méfaits du temps qui avaient dégradé les fresques représentant Saint Florentin, l’architecture de la basilique et l’ensemble du village ou région ? Réhabiliter, oui, mais – comme en tout -, il y a des proportions… Et la chapelle de Montiers-sur-Saulx – autre village à proximité-, qui s’en soucie ? Qui s’intéresse à cette autre légende, plus récente. C’était en l’an 1631. Alors que la peste menaçait la contrée, la population locale – pour s’assurer la protection du ciel -, décida d’édifier une chapelle. Un bourgeois, nommé Jean Cordier, concéda le terrain et la construction commença. Quelques vicissitudes compliquèrent le chantier jusqu’à l’apothéose finale : à l’inauguration de l’édifice, le fléau de la peste avait disparu de la région. Cette petite chapelle s’élève encore au milieu du cimetière de Montiers. Mais qui s’intéressera à cette tranche d’histoire locale ? Qui s’imprègnera des lieux, des faits et des coutumes ou croyances d’alors ? Vous me direz : la peste, ce n’est pas un sujet
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affriolant ! Merci beaucoup, surtout quand aujourd’hui nous avons en plus la question des déchets radioactifs ! Evitons de tout mélanger, s’il vous plait. Ce n’est même pas drôle de faire ce genre de rapprochement gratuit et irresponsable. Pareil pour cette idée curieuse pour beaucoup aujourd’hui qui consisterait à vouloir retrouver le thème de la prière et des dévotions alors que nous avons depuis inventé la laïcité ! Merci et évitons d’ajouter de l’obscurantisme dans ce pays qui n’en a vraiment pas besoin. Et qui aurait plutôt nécessité qu’on le modernise. Sur le fronton de l’église de Montiers, les trois mots de la République « Liberté, Egalité, Fraternité », ne sont-ils pas frappés – ce qui est reste quand même une originalité ? Alors pourquoi voudrions-nous y réintroduire on ne sait quel culte ancestral à l’heure de la laïcité ? Pourquoi chercherait-on à promouvoir les croyances et leur persistance transhistorique au risque de raviver d’inutiles guerres de religion dans une contrée qui aujourd’hui n’a guère d’histoire ? Quels démons n’irions-nous pas déranger en postulant que l’habitant n’est pas très rationnel au moment où il nous faut précisément la plus grande rigueur si l’on s’oriente vers le stockage géologique ? Attention ! Car l’histoire, finalement, est toujours sujet à caution ! Les légendes, c’est bien beau, mais encombrant. Ou alors, cela supposerait que l’on puisse imaginer un peuple qui vivrait sur un lieu de stockage géologique pendant des milliers d’années et qui aurait aussi des dieux, des offrandes, des rites funéraires voire même une véritable religion, par exemple la religion chrétienne qui a déjà quelques milliers d’années à son actif? Y avions-nous pensé ou seulement réservé cette possibilité ? Bref, les légendes et le patrimoine historique remplissent volontiers la réflexion de qui se prend à méditer, en ces lieux, sur les questions du passé, de sa survivance et de sa persistance. Mais, hormis quelqu’érudit ou autodidacte, qui a le goût d’inventorier cette Histoire ? Pourquoi vouloir étudier ce passé des territoires meusiens et hauts-marnais par ailleurs si éloignés du cœur de la Nation ? Il y a bien, à quelques encablures, Valmy et sa bataille du même nom ou encore Clermont-en-Argonne où fut arrêté le malheureux Louis XVI. Il y a bien sûr aussi les sites de l’effroyable Bataille de Verdun durant la Première Guerre (les
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majuscules sont-elles ici de rigueur ?). Mais ce ne sont pas de ces évènements-là dont nous parlons. « Se cantonner dans le temps bref, c’est le défaut mignon de l’histoire-récit, de ce « feuilleton de histoire », comme dit Jacques Bloch-Morhange, que nous avons appris par cœur, enfants, et non sans émoi, dans les pages inoubliées du Malet-Isaac. Mais pour qui n’est plus un enfant, c’est une autre forme de l’histoire, inscrite dans de plus longues durées, qui permet de dégager les invraisemblables accumulations, les amalgames et les surprenantes répétitions du temps vécu, les responsabilités énormes d’une histoire multiséculaire, masse fantastique qui porte en elle-même un héritage toujours vivant, le plus souvent inconscient, et que l’histoire découvre profonde, à la façon dont la psychanalyse, hier, a révélé les flux inconscients. » (Fernand BRAUDEL, Identité de la France, Espace et Histoire, Introduction) A l’heure du stockage de longue durée des HAVL, combien de tableaux de l’histoire dite locale sont à méditer, tableaux d’une exposition ouverte où il faudrait, d’abord, que nous puissions librement circuler en méditant. En commençant à s’intéresser aux chroniques en ces régions, à celles de la vie des peuples et des gens, héritiers naturels du passé et de l’avenir qui tend toujours à se dessiner. Faire la légende, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? (septembre 2006)
Références aux légendes d’après documents remis par la commune de Bonnet et aussi « Légendes lorraines » par André Jeanmaire, Editions SAEP.
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Epilogue
Le vent fait onduler les prairies et les champs. Des filets courent et divisent cette masse verte et jaune sous un ciel gris qui passe rapidement. Depuis des siècles, ces territoires en Meuse et HauteMarne voient le temps s’écouler et leurs habitants, de génération en génération, se maintenir sur ces plateaux traversés de quelques routes et chemins. Demain encore, ces puissants paysages jailliront de la nature faite ici de bois sur les hauts et de grandes plaines que perce, parfois, un modique clocher. Qu’un Laboratoire se soit installé pour des études inédites relatives aux couches géologique locales, qu’un projet de stockage des déchets HAVL puisse entraîner des démarches exceptionnelles en vue de la création d’un centre industriel qui sera expressément contrôlé, tout cela devrait-il transformer ces régions au point qu’elles en perdraient leur âme et leur attrait, occasionnant on ne sait quelle fuite de leurs habitants ? A l’inverse, de telles réalisations seraient-elles susceptibles d’engendrer un bouleversement de l’économie locale au point qu’elle connaîtrait un boom scientifique ou industriel en rupture avec l’histoire tranquille de ces pays à dominante rurale ? En réalité, ces deux « scénarii » quelque peu extrêmes présagent assez mal de la réalité future. Comment, diantre, les choses pourraient-elles advenir ? Ces deux scénarii peuvent certes stimuler l’esprit, mais ils ne résistent pas à l’analyse : d’une part, peut-on imaginer que l’on serait assez fou, en France, pour lancer un programme de stockage géologique sans en avoir maîtrisé la sûreté et pour s’engager de la
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sorte dans l’imprévisible et l’incontrôlable devant les experts du monde entier et sous le regard et la décision du Parlement, après avoir déjà dépensé des sommes considérables dans la gestion des déchets radioactifs HAVL? Qui, dés lors, soutiendrait raisonnablement que cette affaire puisse conduire, du fait de la dangerosité, à une désertion totale de ces zones géographiques qui deviendraient impropres à l’habitat et à toute vie humaine ? Nous n’en prenons pas le chemin. D’autre part et à l’inverse, peut-on croire que les thématiques scientifiques et technologiques engendrées par le stockage géologique autour de Bure pourraient faire boule de neige au point tel de donner naissance rapidement à un énorme « Geological Park » ou une fabuleuse « Energy Valley », créateurs de nombreux emplois et services alors que les bassins de vie, ici, ne sont pas spécialement caractérisés par le tertiaire à valeur ajoutée ? Cette vision sympathique parait illusoire. En fait, ces macro-évolutions se présentent comme des extrêmes très improbables. Elles oublient un facteur essentiel : qui détient la clé de ces interrogations en régulant les évolutions possibles ? Les habitants eux-mêmes pour une bonne part. Car, qui pourrait prétendre que ces populations locales et, par conséquent leurs élus et responsables, seraient, en notre démocratie, prêt à laisser filer un projet de stockage dangereux et sans garantie alors même qu’il n’y a pas d’urgence et que les décisions vont se prendre dans le temps, au fur et à mesure, et notamment au regard des questions de sûreté ? Qui oserait estimer qu’après de nombreuses années où ces décideurs ont eu à connaître le détail et les ramifications de ces sujets, il se pourrait qu’ils acquiescent aux directives d’on ne sait quel représentant des pouvoirs publics qui voudrait forcer le passage du stockage ? Qui imaginerait que les habitants euxmêmes seraient prêts à quitter massivement le pays avec armes et bagages s’il y avait un doute relatif aux risques radiotoxiques ? Le scénario inverse n’est pas plus robuste : s’agissant d’une supposée mirifique technostructure s’implantant localement en développant une aura scientifique ou technologique qui sauverait
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définitivement la vie économique locale, qui pourrait prétendre que ces habitants seraient prêts soutenir de tels projets avant-gardistes en y versant leurs deniers – dussent-ils être publics- pour financer des investissements au retour incertain et à l’exploitation coûteuse alors qu’ils n’en ont ni la pratique ni l’expérience, ni la culture ? Une vérité parait devoir s’imposer qui coupe court à toutes ces supputations rocambolesques: la sagesse de ces habitants, leur tranquillité, leur bon sens forgé encore aujourd’hui par le cycle de la nature et non par les promesses trop électorales ou les émissions de télé, voilà l’immense garantie qu’ils pourront apporter d’abord à leurs propres terres et à leurs enfants, et par conséquent, à la nation. Il n’y aura pas de révolution. Sans doute les démarches en vue d’un centre de stockage seront-elles graduelles, longues et par étapes. Il faudra du temps pour progresser au plan des études mais aussi de la concertation locale. De même, pour avancer sur la voie vertueuse du développement territorial, il faudra que les projets mûrissent et que les implantations nouvelles et services connexes s’implantent petit à petit. Il serait étonnant que, dans un domaine comme dans l’autre, les autochtones se transforment subitement en mentors ou conquistadors transformant le paysage et la vie locale. Car en ces territoires, les habitants et leurs mandants ne prennent pas de décision à l’emporte pièce ou pour le plaisir. Ils sont plutôt patients et tenaces. Pour eux, tout se passe comme si l’évidence devait émerger par elle-même. La continuité, seule, faisant avancer les choses, au rythme qui convient. Que vous en diront-ils, en attendant, de ces évolutions possibles auxquelles ils sont susceptibles d’apporter leur concours ? Pas grand-chose. Peu d’entre eux se laisseront aller à la confidence ou à la parlotte inconsidérée. C’est comme ça. On ne dit pas ce qui est seulement en train de mûrir. Avant de moissonner, avant même que ça lève, il faut savoir raison garder. Donc, on ne se découvre pas trop tôt, à quoi bon ! Faut-il même, dans la vie, un jour se découvrir ? D’une façon générale, ils évitent. De toute façon, ensuite, quand les choses se produisent, est-ce la peine d’en parler ? Là aussi, ils affectionnent la discrétion ce qui n’empêche pas de parler, mais pas sur les sujets qui sont sur le grill : ceux-là, on ne fait que tourner autour, pas plus. Bref, l’habitant n’est pas une pipelette. Il
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reste souvent sur son quant-à-soi : expression toute faite de la langue française, au demeurant énigmatique... Le « quant-à-soi », espèce de philosophie pratique consistant à demeurer sur le pas de la porte sans se découvrir. Sorte de fierté particulière provenant d’une expérience qui ne saurait être révélée. « Basic-attitude » que l’on n’a jamais finie d’explorer. Qu’importe ! Les définitions, les meusiens et hauts-marnais n’en ont cure. Ici, on se comprend ! Inutile d’en parler. La vie suffit. Aussi cette secrète sagesse de chacune et de chacun, cette inclination naturelle à ne pas trop se dévoiler ni affirmer, doiventelles être profondément comprises et respectées. Sinon, comment pourrions-nous, un beau jour, prétendre implanter là un centre de stockage, qui plus est géologique ? (octobre 2006)
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SOMMAIRE Pages Prologue Bure a-t-il un sens souterrain ? Le Lavoir Un conseil municipal La chasse Mortel accident Les coreligionnaires Le Laboratoire est-il construit ? « Je vous ai compris ! » L’Orge en crue En hommage à Fernand Braudel Les gens d’ici Descendre dans le puits La croisade des bisons hauts-marnais La salissure L’argent sale La terre de chez nous Tir d’alarme « Combien ça coûte ? » Les enfants du stockage Rester au village La traversée du désert Affaire de communication… Que de vent ! Se nucléariser ? Le Professeur Terre et paysans Les ébats du débat Légendes. Epilogue
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9 15 18 24 29 33 40 49 54 63 68 74 78 83 88 95 98 101 105 110 113 117 119 123 127 131 136 140 146 151
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