à Bastien, à Jean-Marc, à ma mère.
Introduction Quelque chose comme une nouvelle forme artistique est apparue […] ave...
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à Bastien, à Jean-Marc, à ma mère.
Introduction Quelque chose comme une nouvelle forme artistique est apparue […] avec l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler le « nouveau cirque ». Face à un cirque qui se voit désormais qualifié de traditionnel ou « à l’ancienne », une exigence esthétique s’est imposée chez certains artistes : au lieu de juxtaposer des morceaux de bravoure (les numéros), le spectacle a cherché à se donner un propos cohérent, et ainsi, à se confronter à l’idée « d’œuvre ». Pierre Judet de La Combe
1968-1998 ; l’étendue de la période considérée n’est pas liée au hasard. Les événements de Mai 68 ont, en effet, cristallisé de libertaires aspirations, qui n’ont pas épargné les champs artistiques et, notamment, celui des arts du spectacle. Les saltimbanquestrublions qui vont, dans les années 1970, en écho distancié avec les mouvements activés, les expériences vécues et les questions soulevées par les utopies des années 1960, occuper la scène contestataire, sont les héritiers des éruptions inventives qui accompagnèrent le séisme. Les formes rebelles, qui sont dès lors expérimentées sans préjugés, se structurent progressivement, et de manière chaotique, dans une diversité de propositions qui constitue un terreau à partir duquel une nouvelle génération, dans les années 1990, affirmera, proche et lointaine, son identité. Si, par ailleurs, nous arrêtons notre recherche en 1998, c’est que nous estimons qu’à la veille du XXIe siècle tous les ingrédients sont concrètement rassemblés, à la fois sur les plans institutionnel et esthétique, pour fonder l’incontestable légitimité du cirque contemporain, confirmée lors de l’Année des Arts du cirque organisée par le Ministère de la Culture en 2001.
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Tout au long des « années utopiques »1, les contestations politiques et les revendications sociales se développent et atteignent un point culminant lors de la révolte de Mai 1968. L’espoir de changer la vie et de construire une autre société, audelà d’un certain désenchantement se manifestant dans la seconde moitié des années 1970, persiste et explique que les rendez-vous électoraux soient de plus en plus favorables à l’Union de la Gauche et débouchent sur la victoire de François Mitterrand lors de l’élection présidentielle de mai 1981. La situation des arts dans leur ensemble, et l’émergence du nouveau cirque en particulier, doivent être abordées en relation avec l’esprit frondeur de cette époque contradictoire qui s’attache notamment à remettre en cause les fondements culturels de la société. Toutes les pratiques artistiques sont effectivement concernées. Si nous établissions un panorama de ces bouleversements, nous verrions s’imposer des questionnements partagés, sur les conditions de la création mais également sur celles de la diffusion et de la réception des productions. De même, ces engagements artistiques, constaterions-nous, ne demeurent pas étrangers aux inquiétudes et espérances politiques de cette époque. Les arts plastiques, le théâtre, la danse, le cinéma, la littérature, la musique…, mais également les « arts populaires », aussi nommés formes mineures (de la bande dessinée à la chanson de variété), participent de façon active à ce mouvement historique. Parallèlement à la remise en cause de la société, les artistes, par la mise en place de nouvelles procédures formelles, ébranlent les codes classiques de la création. Ils participent ainsi à l’effervescence générale. Alors que le cirque traditionnel, activité relevant du secteur économique privé, doit faire face à de multiples difficultés que tentent de surmonter de courageux rénovateurs, des agitateurs, indisciplinés, défrichent, sans parfois en avoir conscience, les chemins escarpés qui conduiront à l’apparition du nouveau cirque. Ces jeunes artistes investissent dans un premier temps la rue en 1
Le lecteur peut se référer, par exemple, à : Les années de l'utopie. Bilan critique des idées sages et folles des décennies 60 et 70, sous la dir. de Guy Hennebelle, Courbevoie, Panoramiques, n° 10, 1993.
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renouant avec une tradition liée aux petites formes populaires et festives. Issus de formations artistiques diverses, regroupés en collectifs informels, parfois éphémères, ils expérimentent sans a priori un détonnant mélange des formes (théâtre, musique, danse, arts plastiques, cirque). Nous explorerons l’histoire des quelques troupes qui, ayant débuté durant la décennie 1970, poursuivent leur cheminement artistique jusqu’à l’aube du XXIe siècle. Le Puits aux Images, devenu Cirque Baroque, le Cirque Bidon, reconverti en Archaos et le Théâtre des Manches à balais, connu aujourd’hui sous le nom de Cirque Plume, sont les plus emblématiques de ces démarches artistiques novatrices. Nous analyserons ensuite le processus de reconnaissance et de légitimation (donc le rôle moteur joué par le Ministère de la Culture, notamment à partir des années 1980) de ce mouvement facétieux et railleur, en insistant sur le fait qu’il repose essentiellement sur des mesures favorisant et la formation et la création. Nous questionnerons enfin les parti pris esthétiques de ce nouveau cirque. Si les années 1980 se caractérisent par un engagement formel qui relève du mélange dans des versions éclatées qui envisagent volontiers la perspective aléatoire de la théâtralisation, les années 1990, simultanément à une structuration des œuvres des pionniers autour de formes caractéristiques qui gagnent en cohérence, voient s’affirmer une nouvelle génération, qui recourt en toute liberté à diverses modalités d’appropriation (irrespectueuse) de l’héritage. Nous nous intéresserons donc au déploiement d’étonnantes singularités esthétiques et tenterons de montrer les éventuelles ruptures qui jalonnent et rythment l’évolution d’un genre en devenir. Si le nouveau cirque est désormais consacré en tant que courant artistique, ce n’est pas dans le cadre du cirque1, mais dans celui des arts du cirque ou des arts de la piste. Ces terminologies sont en effet soutenues par l’institution culturelle. Le glissement 1 Parmi les ouvrages concernant l’histoire du cirque, le lecteur peut consulter celui de Henry Thetard, La merveilleuses histoire du cirque, (1947), réédition augmentée par un texte de : L.-R. , DAUVEN, « Le cirque depuis la guerre », Paris, Julliard, 1978 ou celui, plus récent, de Pascal Jacob, Le Cirque, du théâtre équestre aux arts de la piste, Paris, Larousse, coll. Comprendre et reconnaître, 2002.
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sémantique est de fait imposé par les décideurs politiques et culturels et se manifeste, par exemple, par la création de la revue consacrée au genre, et intitulée Arts de la Piste. Par ailleurs, alors qu’au niveau local et régional, il est convenu de parler d’écoles de cirque, l’école supérieure créée par l’Etat est nommée Centre National des Arts du Cirque (CNAC). De même, depuis la rentrée 2001, l’Ecole Nationale du Cirque de Rosny (ENCR) a été rebaptisée Ecole Nationale des Arts du Cirque de Rosny (ENACR). Dans le même sens, nous observons que si Catherine Trautmann, Ministre de la Culture, le 10 février 2000, annonce que 2001 sera l’« Année du Cirque », Catherine Tasca, qui lui succède, évoque, le 27 juin 2000, la prochaine « Année des Arts du cirque » ! Simultanément, Jean-Michel Guy, Ingénieur de recherche au sein du Département Etudes et Prospectives (DEP) du Ministère de la Culture, est invité par l’Association Française d’Action Artistique (AFAA), dépendante du Ministère des Affaires étrangères, à rédiger dans le cadre des Chroniques de l’AFAA, un numéro consacré aux Arts du Cirque en l’an 2000. L’auteur, introduisant son ouvrage, reconsidère « l’unité problématique du cirque »1 et justifie les termes usités. « Pour rendre compte de la pluralité des créations circassiennes d’aujourd’hui, écrit-il, qu’aucun singulier ne saurait transcender, l’expression “arts du cirque” est la moins mauvaise ». Cependant, lorsque sont évoqués le théâtre ou la danse, la diversité esthétique qui caractérise ces arts n’est nullement oubliée ! Pourquoi, alors, refuser à certains spectacles – peut-être parce qu’il existe une impossibilité à les faire entrer dans un cadre – le droit de se ranger sous une appellation qui deviendrait de fait un genre : le cirque ? J.-M. Guy poursuit son exposé en faisant référence à ces pratiques. « On les dit “de cirque” faute de mieux, par référence aux deux siècles et quelques – une goutte d’eau dans leur immémoriale histoire – qu’ils ont dans les pistes », admet-il2. Dans la classification des arts du cirque qu’il propose, apparaissent les arts du clown, les arts de la manipulation d’objet, l’art équestre, les arts aériens, les arts acrobatiques et, 1
Jean-Michel Guy, Les arts du cirque en l’an 2000, Paris, Chroniques de L’AFAA, n° 28, 2000, p. 6. 2 Ibid., p. 6-7.
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relégué en sixième position, le cirque. Ce dernier est défini comme l’« art de composer un spectacle à l’aide des arts du cirque, d’autres arts (théâtre, musique, danse, arts plastiques …) et de savoir-faire variés »1. J.-M. Guy reconnaît à cette définition « l’avantage de mettre l’accent sur la composition, autrement dit l’écriture, et l’hétérogénéité de cet art potentiellement total ». Cependant, il accepte l’idée qu’« elle subordonne le cirque aux arts du cirque, et non l’inverse, et traduit la pensée de la plupart des artistes d’aujourd’hui, qui tiennent pour contingent ce que leurs prédécesseurs (les classiques) considéraient comme essentiel : le cercle de la piste, le chapiteau, la succession des numéros sans lien logique entre eux, la présence d’animaux, etc. ». L’usage des mots semble, ici, répondre à des besoins conjoncturels, à moins qu’il ne s’agisse d’opérer une double exclusion : d’une part, celle des entreprises du cirque traditionnel (qui n’ont jamais prétendu à la création d’œuvres2), et, d’autre part, celle du nouveau cirque, dont l’aventure est (trop vite ?) bornée entre 1975 et 1985. La formule « arts du cirque » permettrait, en fait, d’intégrer un phénomène nouveau, apparu durant les années 1990, celui de l’autonomisation de certaines pratiques circassiennes (le jonglage, les pratiques aériennes, l’art clownesque, entre autres). Cette question de vocable est, dans tous les cas, indissociable des contraintes imposées par les institutions étatiques qui fournissent les indispensables subsides aux artistes, et qui conditionnent les modalités de diffusion des œuvres. Pensant peut-être se soustraire à cette logique, favorisant une classification trop rigide, certains artistes déclarent tout simplement faire du cirque contemporain, c’est-à-dire un cirque actuel, conçu dans l’instant présent. Néanmoins, une telle approche n’est guère évidente puisqu’elle recouvre une (voire des) réalité(s) complexe(s). Finalement, sans façon, ne serait-il pas plus judicieux de considérer que le cirque d’aujourd’hui a la potentialité de faire
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Ibid., p. 14. Notons cependant qu’un retour sur l’histoire du cirque moderne relativiserait certainement ce propos, car le cirque a su, souvent, faire preuve d’une très grande perméabilité face à la société de son époque, aux sociétés de ses époques, et promouvoir une certaine hétérogénéité de formes.
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œuvre selon diverses modalités et d’hétérodoxes postures esthétiques ? Les précurseurs du nouveau cirque s’engagent dans d’éclectiques aventures dans les années 1970. Exprimant un désir de cirque à partir duquel ils conçoivent et bricolent les spectacles inventés dans les années 1980, ils poursuivent leur quête, mais dans un contexte différent, pendant les années 1990. En fait, leur parcours se concrétise sous formes de ruptures, de chantiers ouverts (et parfois abandonnés). Si nous pouvons cerner l’esprit particulier qui les anime et si leur univers de référence privilégié marque leurs œuvres, il ne paraît guère possible de construire une analyse esthétique qui ignorerait cette réalité changeante parce que vivante. De plus, nous sommes amenés parfois à ne pouvoir nous confronter qu’à un seul, parce qu’unique, spectacle. De même, en abordant les artistes de la seconde génération, issus des écoles et accédant à la vie professionnelle à la fin des années 1980 et au début des années 1990, nous nous trouvons face à une production assurément en devenir, mais non encore suffisamment stabilisée pour être définitivement évaluée1. Les œuvres du nouveau cirque possèdent de multiples identités inédites. Pour respecter cette pluralité mouvante et ne pas l’assécher en plaquant sur elle une grille de lecture rigoriste, d’autant que nous ne possédons peut-être pas les outils de la critique qui restent à fabriquer (du moins si nous acceptons l’idée que ceux qui existent et sont utilisés pour rendre compte des productions d’autres arts vivants – théâtre, danse… – ne sont sans doute pas opératoires pour les propositions du nouveau cirque), nous sommes contraints, parce que nous ne nous résignons pas simplement à leur description, d’envisager ce que Yan Ciret nomme une « critique sauvage »2, ce que Gilbert Lascault envisage en ces termes : « Cheminant dans l’impur et le bariolé, cette esthétique modeste doit se méfier des généralisations, des grandes formules, des 1
En effet, très souvent, nous ne pourrons envisager, pour chaque compagnie, qu’une ou deux productions. De plus, nous verrons que le nombre de compagnies augmente vers la fin des années 1990. 2 Yan Ciret, « Défense d’une critique sauvage », Paris, Arts de la Piste, n° 12, HorslesMurs, 1999, p. 22-24.
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unifications. Chacune de ses rencontres avec les œuvres lui apparaît comme un événement particulier, heureusement imprévisible, comme un surgissement de sensations multiples et diversifiées […] Elle est du côté […] des sensations, du côté des organes des sens, du côté de la peau et des plaisirs […] elle ne prétend pas établir une coupure entre sensations, sentiments et idées. Tout est mêlé dans la rencontre : l’excitation, l’amour, le désir de savoir, celui de toucher, celui de maintenir une distance qui permet le regard. »1
1 Gilbert Lascault, Ecrits timides sur le visible, Paris, Union Générale d’Editions, collection 10 / 18 (Série « Esthétique »), 1979, p. 13.
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Fondements culturels et et institutionnels
Le cirque est-il une affaire d’Etat ? D’une certaine manière, j’ai répondu positivement à cette question lorsqu’en 1983, furent affirmés et précisés les éléments d’une politique publique en faveur du cirque, rendant ainsi justice à cet art total, à cet art d’émotions premières qui inspira tant d’artistes modernes…
Jack Lang
En Europe (à l’Ouest, mais aussi à l’Est), sur le continent américain (au Nord, certes, mais également au Sud) ou même au Japon, l’année 19681 est une année-rupture qui, dans des contextes fort éloignés, au regard d’enjeux différents et selon des modalités diverses, voit une génération s’approprier le double mot d’ordre (romantique-révolutionnaire, selon Michaël Löwy2) du Surréalisme : « Transformer le monde » (selon Karl Marx) et « Changer la vie » (selon Arthur Rimbaud). Mais, Gil Delannoi a raison d’indiquer que « Mai 68 est le sommet d’une période plutôt qu’une césure ». En effet, poursuit-il, les « années soixante l’ont préparé, les années soixante-dix font un tri, dissipent beaucoup de rêves, banalisent certaines audaces »3. L’étude historique de cette année-là, confirme Robert Frank, doit mettre au jour les liens existants, visibles ou souterrains, entre « les brusques irruptions de 1
Le lecteur peut se référer à trois récentes publications : 68 : Une histoire collective, 1962-1981, sous la dir. de Philippe Artières et de Michelle ZancariniFournel, Paris, La Découverte, 2008 ; La France des années 1968, sous la dir. de Antoine Artous, Didier Epsztajn, et Patrick Silberstein, Paris, Syllepse, 2008 ; Mai-juin 68, sous la dir. de Bernard Pudal, Boris Gobille, Frédérique Matonti, et Dominique Damamme, Ivry-sur-Seine, L’Atelier, 2008. 2 Michaël Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contrecourant de la modernité, Paris, Payot, 1992. Pour les auteurs, Mai 68 est « un des moments de cristallisation universelle de [la] vague contestataire mondiale » ; le « romantisme antibourgeois a été sans doute une des composantes essentielles du mélange diffus et explosif de radicalisme social, politique et culturel qu’on a appelé l’“esprit de mai” », remarquent-ils (p. 223). En ce sens, ils considèrent que l’on « n’a pas suffisamment mis en évidence l’influence qu’a eue le surréalisme sur la culture de Mai 68 » (p. 224). 3 Gil Delannoi, Les années utopiques 1968-1978, Paris, La découverte, 1990, p. 6.
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la contestation et le flux des mutations »1 qui marquent l’organisation globale du monde et qui traversent, à plusieurs niveaux (économique, social, culturel…) les sociétés industrielles avancées. Au sein de ces sociétés, précisément, la vieille culture, la culture établie, jugée étouffante, est remise en cause. De multiples contrecultures s’expérimentent et de nouvelles pratiques culturelles s’inventent ; « […] c’est finalement la culture » de ces sociétés « qui en sort transformée », observe R. Frank2. Alors qu’une « forte croissance économique » les caractérise et que s’impose le « phénomène démographique lié au baby boum de l’après guerre », il semble « que se développe chez certains une puissante volonté de transformer tout, la consommation, les rêves, l’amour, les spectacles, l’art et la vie, d’abolir les frontières et notamment que la vie soit de l’art et que l’art intègre la vie », notent Laurent Gervereau et David Mellor3. Selon Guy Hennebelle, « cette nouvelle vague d’utopistes, tout en proclamant que pour être réaliste il fallait réclamer l’impossible, a eu aussi la prudence de ne pas attendre le fameux grand soir promis par les manuels et de commencer à changer la vie tout de suite : ici et maintenant »4. Pour Pascal Ory, « Mai 68 peut se résumer comme un radicalisme, décliné au travers de trois avatars : la politisation (« tout est politique »), l’avant-gardisme (« en avant toute »), l’utopisme (« tout est dans tout ») »5. C’est donc dans ce contexte, celui où, d’après Bernard Brillant, se manifeste le « refus de toute institutionnalisation, la volonté de ne pas faire école et de faire éclater l’art par la destruction ou la 1
Robert Frank, « Introduction », in : Les Années 68. Le temps de la contestation, sous la dir. de G. Dreyfus-Armand, de R. Frank, de M.-F. Levy et de M. Zancarini-Fournel, Bruxelles, Complexe / Institut d’Histoire du Temps présent – CNRS, 2000, p. 15. 2 Ibid., p. 20. 3 Laurent Gervereau et David Mellor, « Introduction », in : Les Sixties. Années Utopies, sous la dir. de L. Gervereau et de D. Mellor (avec la collaboration de Laurence Bertrand-Dorléac et de Sarah Wilson), Paris, Somogy, 1996, p. 8. 4 Guy Hennebelle, « Les années de l’utopie », in : Les années de l’utopie. Bilan critique des idées sages et folles des décennies 60 et 70, op. cit., p. 5. 5 Pascal Ory, « Une “révolution culturelle” », in : Les Années 68. Le temps de la contestation, op. cit., p. 220.
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dérision, la remise en cause des cloisonnements de genres et de pratiques, le mélange des genres lui-même, se retrouvent dans les détournements ou les provocations des jeunes artistes qui entendent ré-introduire l’art dans la vie »1, que nous allons examiner l’avènement de formes spectaculaires originales et le processus de reconnaissance institutionnelle dont elles seront dans les années 1980 l’objet.
A. Petite histoire aléatoire des pionniers du nouveau cirque 1. Le temps des saltimbanques Dans « Enfance d’un itinéraire de la rue »2, Nicolas Roméas accumule les pièces d’un puzzle composant un climat politique, une ambiance idéologique et un décor culturel. Ainsi, ouvrant sa boîte à souvenirs personnelle, il évoque Dada et le Surréalisme (dans le sens où l’« acte artistique » prend une dimension essentielle), l’Internationale Situationniste, la lecture de Malaise dans la civilisation (de Sigmund Freud) et de La Révolution sexuelle (de Wilhem Reich), Karl Marx et certains comiques du cinéma américain. « Nous étions marxistes tendance Groucho »3, écrit-il mélancoliquement. Certes, la Révolution, en Mai 68, n’avait pas eu lieu. Mais, il flottait encore, au début des années 1970, un esprit festif et, surtout, une volonté d’inventer, ici (ou ailleurs) et maintenant, une autre vie quotidienne4. Les jeunes saltimbanques contestataires, sans être politiquement insouciants (tout en étant parfois naïfs ; « nous tentions par toutes sortes d’artifices, vestimentaires ou capillaires, d’abolir les frontières de classes »5, se souvient N. Roméas !), privilégient cependant un activisme culturel (ils ne revendiquent pas encore, pour leurs interventions, une dimension artistique) s’opposant clairement à l’élitisme dominant. 1
Bernard Brillant, Les Clercs de 68, Paris, PUF, 2003, p. 50. Nicolas Roméas, « Enfance d’un itinéraire de la rue », in : Le Théâtre de rue, 10 ans d’Eclat à Aurillac, Paris, Plume, 1995. 3 Ibid., p. 10. 4 Nicolas Roméas, à juste titre, fait référence aux valeurs développées, notamment, par la revue Actuel. Le lecteur peut se référer à : Underground. L’Histoire, album présenté par Jean-François Bizot, Paris, Actuel / Denoël, 2001. 5 Nicolas Roméas, « Enfance d’un itinéraire de la rue », op. cit., p. 11. 2
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Les trublions, qui inventent de fait le théâtre de rue et le nouveau cirque, bricolent un théâtre d’images et de mises en mouvement dans l’espace du corps, tout en rejetant la toutepuissance du texte assimilée à l’exercice de la domination bourgeoise1. Certains investissent la ville alors que celle-ci se réorganise : les classes populaires sont chassées des centres et les barres de béton essaiment en banlieue ; les quartiers historiques sont restaurés et « rendus » aux piétons consommateurs. Les baladins entrent par effraction dans cette rue en passe d’être policée. « Réintroduire la dimension ludique de la vie dans ce monde d’adulte fait de béton, d’angoisse et de poussière était alors l’acte le plus profondément subversif », souligne N. Roméas. D’autres prennent la route. Le droit de faire la fête est une revendication partagée. Pour N. Roméas, il s’agit d’un « grand lavage en plein air des frustrations sociales, [une] célébration de l’appartenance de chacun au groupe »2. Philippe du Vignal précise que l’enjeu est également de montrer « qu’on peut faire de la ville autre chose qu’un endroit consacré au travail et aux dépenses d’ordre économique : un “lieu” susceptible de favoriser les fêtes, les rencontres et les rassemblements »3. C’est aussi l’authenticité de la culture populaire que souhaitent réhabiliter ces jeunes saltimbanques, soutenant qu’« une certaine culture élitaire, propulsée, conditionnée, voire imposée par les autorités de tutelle de la capitale, [a] désormais vécu, et qu’une autre [est] timidement en train de naître »4. Leur imaginaire mêle 1
Jean-Jacques Delfour, « Le théâtre de rue est-il poujadiste ? », in : Rue, Art, Théâtre, Montreuil, Cassandre Hors série, 1997, non paginé. « Le moins que l’on puisse dire, écrit l’auteur, c’est qu’il y a une méfiance du théâtre de rue envers l’écriture et l’analyse, envers la critique et les intellectuels. Cette insoumission à la raison graphique pourrait créditer une impression d’anti-intellectualisme, de poujadisme, voire de populisme… ». J.-J. Delfour pense néanmoins que « les maîtres de l’art des artifices ou du boniment, des inventions techniques et des images sonores, les metteurs en scène du tempo des rues, avec leurs savoir-faire et spécialités » peuvent « écrire des opéras urbains ». 2 Nicolas Roméas, « Enfance d’un itinéraire de la rue », op. cit., p. 12. 3 Philippe du Vignal, « Aix, ville ouverte aux saltimbanques », in : La Fête, cette hantise…, Paris, Autrement, n° 7, novembre 1976, p. 130. 4 Ibid.
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les foires du Moyen-âge, où jongleurs et cracheurs de feu, montreurs d’ours et dresseurs de singe créaient le cercle au sein des foules animées, Molière et son « Illustre Théâtre », cahotant sur les routes pluvieuses entre deux représentations sur tréteaux, les spectacles de la commedia dell’arte, qui dessinent des personnages typés permettant une mise en lecture rapide de scènes conflictuelles où s’expriment une autorité condamnable et condamnée (les masques offrant par ailleurs une liberté d’expression du jeu corporel que le texte pouvait entraver), le Boulevard du Crime (Boulevard du Temple, à Paris), où se côtoient au XIXe siècle théâtres (programmant de sanglants et terrifiants drames), baraques et tréteaux (qu’animent bateleurs et bonimenteurs)… La construction de leurs créations résulte souvent d’un travail d’improvisation. L’acteur se libère du joug du metteur en scène et la création collective est érigée en loi de fonctionnement de troupes qui se constituent, se déchirent et se recomposent au hasard des rencontres et des humeurs d’individus s’émancipant des contraintes de leur quotidien. Nombre d’entre eux, avant d’être artistes de rue, exerçaient un métier (enseignant, travailleur social...) ou étaient étudiants (notamment au sein des écoles des Beaux-arts). Si le grand soir ne se profile plus à l’horizon, ils veulent s’adresser à ceux qui sont tenus en marge de la culture bourgeoise, au peuple. a) Aix, ville ouverte (1973-1976) « Parades dans les rues, jongleurs, bateleurs, marionnettistes, troupes marginales, musiciens en tout genre, funambules... »1 ; par cette énumération non exhaustive, Philippe du Vignal, témoin et acteur de ces folles journées, rend compte de la variété des interventions qui occupent, durant quelques jours, le centre, les vieux quartiers, mais également la banlieue d’Aix-en-Provence, et ce, à l’initiative de Jean Digne, Directeur du Théâtre du Centre, soutenu par Charles Nugue2, Directeur du Relais culturel de la ville. Le foisonnement des propositions s’affirment dans la diversité, ou, plus précisément, dans un joyeux éclectisme. Les 1
Philippe du Vignal, « Aix, ville ouverte aux saltimbanques », in : La Fête, cette hantise…, op. cit., p. 129. 2 Charles Nugue, Place de la culture, Chassy, Gut & Mac, 2001.
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générations se mêlent (aux saltimbanques de la tradition foraine s’amalgament les jeunes bateleurs porteurs de l’esprit 1968). Les intentions (politiques ou festives), les pratiques et les modalités d’intervention affichent une vibrante cacophonie. Pour Ph. du Vignal, ce radieux désordre et cette abondance de formes traduisent « la négation implicite d’un certain style de spectacle et, par là même, l’affirmation d’un nécessaire retour aux sources vives du théâtre le plus primitif et le plus populaire qu’il soit… »1. Edith Rappoport observe que si beaucoup de prestations ne sont pas toujours « raffinées », certaines possèdent déjà une « véritable dimension esthétique »2. L’auteure insiste par ailleurs sur la richesse d’une émulation propice à l’expérimentation et sur la multitude colorée que faisait vivre les compagnies hétéroclites participant à cet événement. Il y avait, se souvient-elle, « Roland Roure et son jeu de massacre, le Théâtracide de Crespin, Binoche et Maître avec leur inénarrable Madame Léa, la fanfare Blaguebolle et Justin Petipois, Ritacalfoul et ses boudins gonflables, et le Diable Blanc [Michel Brachet], sublime funambule digne de Genet… ». En 1996, Michel Crespin compare ce lieu à un « phalanstère »3, indiquant par-là qu’une communauté (de vie et de travail artistique) s’était alors constituée. C’est dans le cadre d’une réflexion sur ce que devrait être la politique culturelle d’une ville universitaire que Jean Digne conçoit Aix, ville ouverte aux saltimbanques et aux amuseurs de rue. L’enjeu est d’investir l’espace public, afin de provoquer l’échange de parole entre les spectateurs. E. Rappoport, qui a participé à la parade proposée par le Théâtre de l’Unité, écrit aujourd’hui avoir alors retrouvé « un peu de la générosité du contact immédiat qui nous [manquait] tellement depuis ces représentations de 1968 » (lorsque, en 1968, ceux qui sont à l’origine du Théâtre de l’Unité jouaient Le Chant du fantoche lusitanien de Peter Weiss dans les usines et les lycées occupés), mais reconnaît que le rapport avec le 1
Philippe du Vignal, « Aix, ville ouverte aux saltimbanques », op. cit. Edith Rappoport, « Dans les théâtres il faisait froid », in : « Le Théâtre de rue des années 70 », dossier réalisé par Floriane Gaber, Paris, Rue de la folie, HorsLesMurs, n° 8, juillet 2000, p. 31. 3 Michel Crespin, « 10 ans de théâtre de rue », entretien réalisé par Nicolas Roméas, in : Le Théâtre de rue, 10 ans d’Eclat à Aurillac, op. cit., p. 41. 2
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public s’établissait plutôt « autour du rire » que « de la communion militante »1. Ce témoignage montre clairement que la parole libérée qui enflamme ces journées répond davantage à un désir de fête (où s’entrecroisent le ludique et l’affectif) qu’à une volonté politique militante. J. Digne confirme cette analyse en précisant que cette manifestation débridée créait « une oasis de fraîcheur où, chacun, dans Aix, arrive à prendre conscience de sa générosité et de ses qualités ludiques, de son attitude aussi à se lier avec les autres, sans passer par les schémas habituels de rencontre »2. Ces murmures et cris éphémères, qui s’épanchent au cœur de la cité, s’adressent à un public dont la mixité sociale et culturelle enthousiasme J. Digne. Conscient des limites d’une telle manifestation, qui ne peut prétendre résoudre « tous les problèmes d’une ville »3, Ph. du Vignal insiste sur le fait que ce qui est attendu « par une population souvent acculturée, c’est une occasion d’échanges et de don de soi-même, qui permet d’affirmer sa propre identité et d’être enfin réintégré dans un processus de relation non économique entre les êtres »4. Réunir, créer du lien, « fabriquer du commun dans et par la sensibilité »5, selon l’expression de Christian Ruby, tels seront, très vite, les mots d’ordre des artistes de rue. Pour Philippe Chaudoir, « cette période est aussi celle de la généralisation relative d’un mode d’intervention, qui rentre progressivement dans le domaine de l’action culturelle − celle-ci prenant le relais de l’animation − et tout à la fois élargit son champ d’action à l’ensemble de la ville »6. Jean Hurstel, après avoir effectué un travail théâtral avec les ouvriers des usines Alsthom à Belfort en 1968, est Co-directeur de la Maison des Arts et des Loisirs de Montbéliard de 1971 à 1977. Il prend alors en charge l’action culturelle en direction des quartiers. « Ceux qui ont 1
Edith Rappoport, « Dans les théâtres il faisait froid », op. cit., p. 31. Jean Digne est cité par Ph. Du Vignal (in : « Aix, ville ouverte aux saltimbanques », op. cit., p. 130-131). 3 Philippe du Vignal, « Aix, ville ouverte aux saltimbanques », op. cit., p. 131. 4 Ibid., p. 132. 5 Christian Ruby, L’Art public, un art de vivre la ville, Bruxelles, La Lettre volée, 2001, p. 14. 6 Philippe Chaudoir, Discours et figures de l’espace public à travers les « arts de la rue », La ville en scène, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 49. 2
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cherché à décentrer complètement la culture dans d’autres lieux, la rue, l’espace public, le milieu urbain… s’inscrivent dans cette […] tradition », rappelle-t-il1. En référence aux interventions du Bread & Puppet (rencontré à Nancy en 1968), l’objectif de J. Hurstel est d’« aller vers d’autres publics », de « trouver d’autres relations avec ce public à travers des formes artistiques ». Nous devons également ici évoquer la Caravane Culturelle de l’Office de la Culture de la Région Paca (Provence-Alpes-Côte d’Azur) initiée par J. Digne en 1979, parce que sa conception permet de souligner une autre dimension du phénomène, à savoir l’attrait pour le nomadisme (qui, en un certain sens, renvoie à l’itinérance pratiquée par le monde du cirque). Cette Caravane consiste en la mise en chantier de projets liés à des lieux et à des quartiers différents en relation avec les populations concernées et des compagnies développant leur proposition autour de pratiques multiples. Pour J. Digne, « c’est l’idée que le monde est à prendre, offert aux nomades. Il y avait le jeu entre l’innovation et la tradition, mais aussi entre le sédentaire et le nomade »2. b) Les écoles d’été et les savoir-faire circassiens De 1975 à 1977, Jean Digne, dans le cadre du Circa de Villeneuve-lès-Avignon dirigé par Bernard Tournois, organise des ateliers de formation pris en charge par Pierre Etaix et par Annie Fratellini3. Le Théâtracide1 et le Cirque Gulliver2 y sont aussi 1
Jean Hurstel, « La rue en contrebande », Table ronde organisée par Floriane Gaber et Jean-Luc Baillet, in : « Le Théâtre de rue dans le années 70 », op. cit., p. 35. 2 Jean Digne, « La rue en contrebande », table-ronde organisée par Floriane Gaber et par Jean-Luc Baillet, in : « Le Théâtre de rue dans les années 70 », op. cit., p. 36. 3 En 1977, le chapiteau de l’Ecole Nationale du Cirque est implanté Porte de la Villette (plus précisément Rue de la Clôture, dans le 19e arrondissement). Pour Laurent Gachet (« Au fil du cirque », in : Le Cirque au-delà du cercle, sous la dir. de Yan Ciret, Paris, artpress, spécial, n° 20, 1999, p. 46), Annie Fratellini, en créant la première école du genre, rompt « tout à tour avec la tradition dynastique élitiste et la domination de la figure paternelle régnant en maître sur le clan ». Les enseignements des techniques de cirque sont confiés à d’anciens artistes de cirque et la danse et l’acrobatie constituent des enseignements de base. Au sein de l’Ecole, se mêlent des élèves prêts à s’engager dans l’apprentissage d’un savoirfaire technique et « des artistes de rue ou des saltimbanques autodidactes qui recherchaient tant une légitimation artistique qu’un référentiel de compétences »
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associés. De 1978 à 1980, l’aventure se poursuit à Manosque. Les Ateliers d’été des arts et spectacles de traditions populaires ont pour objectif, selon J. Digne, de provoquer de productives rencontres entre de « vrais saltimbanques » et des comédiens afin de « les mélanger pour que les savoir-faire s’enrichissent les uns les autres »3. Sylvie Meunier, dans L’Autre cirque, insiste également sur l’esprit qui anime ces échanges ; les cours, écrit-elle, « n’étaient pas théoriques et tous profitaient de l’expérience des autres. Pas de spécialistes étroits aux Ateliers publics, mais des hommes de terrain capables de toutes les témérités et de toutes les provocations »4. De son côté, Jean-Jacques Fouché, Directeur de la Maison de la Culture de Chalon-sur-Saône, installe sur le parvis de celle-ci une école de cirque tenue par la famille Vigne (19751976), et ouvre une formation de carnavalier. Cette initiative, inscrite dans un dispositif d’actions centré sur l’occupation de l’espace urbain, tend à « ramener les gens non pas dans la MC [Maison de la Culture] mais dans la ville », afin qu’ils prennent conscience « de ce qu’était leur quartier et le rapport avec le centre-ville, le rapport périphérie / centre »5.
(Annie Fratellini, « Entretien avec A. Fratellini », réalisé par Jean-Luc Baillet et Laurent Gachet, Paris, Arts de la piste, n° 3, HorsLesMurs, juillet 1996, p. 5). Parmi les élèves qui ont fréquenté les cours (et qui travaillent désormais au sein des grands cirques classiques internationaux ou ont participé à l’émergence du nouveau cirque), nous pouvons (la liste est très loin d’être exhaustive) mentionner Gilles Audejean, Valérie Fratellini, Stéphane Ode, Agathe Olivier, Pascualito (Pascal Voinet), Petit Gougou, Antoine Rigot, Jérôme Thomas ou encore Philippe Decouflé… 1 En 1972, Le Théâtracide résulte d’une mise en commun du travail créatif de Jean-Marie Binoche, mime, de Michel Crespin, photographe, et de Bernard Maître, marionnettiste. Leur premier spectacle orienté volontairement vers le mélange des arts s’intitule : Pour l’amour du ciel, où tous ces gens peuvent-ils bien aller ? 2 Le Cirque Gulliver est né en 1974 de la rencontre de « Napoléon, Jacques Bombard, Dominique Boucherie, Pierre Batisti, Roselyne Jaboneau… » (Bernard Bégadi, Jean-Pierre Estournet et Sylvie Meunier, L’Autre cirque, Paris, Mermon, 1990, p. 16). 3 Jean Digne, « La rue en contrebande », op. cit. 4 Bernard Bégadi, Jean-Pierre Estournet et Sylvie Meunier, L’Autre cirque, op. cit., p. 14. 5 Jean-Jacques Fouché, « La rue en contrebande », op. cit., p. 35.
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Incontestablement, l’intérêt pour les pratiques de cirque marque les débuts du théâtre de rue. Elles séduisent par leur force spectaculaire. Elles ont par ailleurs une visibilité qui permet d’agrandir le cercle constitué par le public (ce qui est particulièrement vrai pour toutes les pratiques en hauteur, tels le funambulisme et le trapézisme). Elles fascinent aussi parce qu’elles mettent en jeu les limites du corps et encouragent à expérimenter des territoires étrangers, inhabituels, hors du commun. Elles représentent peut-être enfin une mise en exergue de savoir-faire menacés au sein d’une société où le travail manuel est dévalorisé. c) Michel Crespin et La Falaise des Fous Le climat est propice aux paris les plus fous. Ainsi, en 1977, le mime Philippe Duval, à l’occasion de ses quarante ans, organise deux jours de rencontre entre saltimbanques et public, à Padirac (petit village du Lot). Ce rassemblement, qui se nomme Le Diable à Padirac (probablement en référence à une légende qui voudrait que le diable après avoir perdu un défi lancé par Saint-Martin a disparu dans les profondeurs du gouffre, appréhendé depuis comme la porte des enfers), prend des allures de premier « Woodstock des banquistes »1. La « volupté de vivre »2 ce moment donne aux initiateurs l’envie de renouveler l’expérience annuellement. Mais, ce n’est que trois ans plus tard, en 1980, que Michel Crespin fête, à son tour, ses quarante ans en conviant les artistes de rue et le public sur la falaise de Chalain (dans le Jura) ; « […] nous nous sommes mis au travail, avec Philippe Duval, Frank Herscher, mon frère Claude [Krespin], Denis Joxe, Isabelle Plume, et Bastian un anarchiste réfractaire et très efficace », écritil. M. Crespin avait naturellement pensé à ce département, et plus précisément à la commune dans laquelle il avait enseigné (Capésien, adepte de la méthode développée par Célestin Freinet, il avait choisi volontairement d’enseigner dans cette région) et avait été Conseiller municipal. Mais, le Maire, craignant les débordements, n’offrit pas les rues de sa ville. La rencontre a donc lieu sur le camping quatre étoiles de la falaise, près d’un lac glaciaire. Ainsi, les 6 et 7 septembre, sept mille personnes se 1 2
Nicolas Roméas, « Enfance d’un itinéraire de la rue », op. cit., p. 14. Michel Crespin, « 10 ans de théâtre de rue », op. cit., p. 41.
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retrouvent, « toute une jeunesse », à laquelle se sont joints « ceux qui allaient devenir les grands responsables culturels du pays, [Bernard] Faivre d’Arcier, Philippe Tiry, Jean Digne, le directeur régional des affaires culturelles… ». Tous assistent à trente-six heures de spectacles pendant lesquelles interviennent deux cent trente artistes (plusieurs d’entre eux participeront plus tard à l’émergence du nouveau cirque, les fondateurs du Cirque Plume et de la Compagnie Rasposo par exemple). La portée de cet événement sera considérable pour le développement futur des arts de la rue. « Cette Falaise des Fous, écrit Jacques Livchine, est devenue mille fois plus belle qu’elle ne l’était vraiment. M. Crespin, en organisant ce premier rassemblement quasi exhaustif du théâtre de rue, savait-il qu’il fabriquait du mythe, de la légende, du patrimoine futur ? »1 Aujourd’hui, en effet, La Falaise des Fous est devenue le « manifeste » des artistes de rue qui, pour Michel Crespin, concrétise « l’aboutissement de dix, quinze années de travail, et en même temps l’affirmation d’une certaine maturité »2 (la légitimité de cet engagement, et de ses formes, sera acquise durant les années Lang). Cet événement, par ailleurs, est à considérer comme un moment charnière qui jette un pont entre deux périodes ; « […] c’était la mort des années soixante-dix, qui contenaient en germe l’écriture des années quatre-vingt, la réflexion sur la monumentalité, sur la ville, même si ça s’est passé dans un lieu naturel ».
2. Les prémices du nouveau cirque a) Une histoire qui s’écrit à l’oral Nous devons, pour cerner ce que l’on nomme aujourd’hui le nouveau cirque3, dresser SA petite histoire aléatoire ; il ne s’agit pas de décréter arbitrairement la date et le lieu de naissance du 1
Jacques Livchine est cité par Nicolas Roméas, in : « Enfance d’un itinéraire de la rue », op. cit., p. 14. 2 Michel Crespin, « 10 ans de théâtre de rue », op. cit., p. 41. 3 Nous utilisons la terminologie nouveau cirque par convention. Il serait nécessaire de mettre au jour les implications historiques et esthétiques liées à cet usage. Précisons aussi que, lorsque nous parlons de nouveau cirque, nous ne négligeons nullement les singularités qui le nourrissent ; aussi, nouveaux cirques, serait, sans doute, une expression plus appropriée.
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nouveau cirque, mais de situer l’apparition de ce phénomène artistique et culturel. Il nous faut donc proposer le récit de quelques faits qui, malgré tout, sont suffisamment forts symboliquement (il est vrai parfois a posteriori !) ou qui ont laissé suffisamment de traces dans les mémoires d’un grand nombre pour servir de repères fondateurs. Les éléments rassemblés et les personnalités présentées l’ont été à partir de sources multiples et diverses, parfois contradictoires. En effet, les protagonistes rencontrés ont pu, nous n’en doutons pas, par accident et à leur corps défendant, avoir eu la mémoire menteuse1, car il subsiste peu de documents sur cette période qui doit donc s’écrire à l’oral. Toutefois, si des informations peuvent manquer de précision, voire même se révéler inexactes, elles ont toujours été recoupées et confirmées au moins par deux sources différentes. En tout état de cause, l’essentiel est de saisir un mouvement d’ensemble dans lequel les anecdotes ont certes une importance primordiale pour ceux qui les ont vécues et s’y sont engagés, mais ne doivent pas nous éloigner d’une dynamique, seule à même de nous permettre de tenter de comprendre les origines et l’émergence du nouveau cirque. C’est avec Christian Taguet, en 1973, que nous débuterons cette petite histoire aléatoire du nouveau cirque ; non parce que ce genre constitué, tel qu’il est possible avec le temps de l’identifier, aurait émergé là soudainement, mais parce que cet artiste fonde alors la compagnie Le Puits aux Images (qui devient en 1989 le Cirque Baroque) d’où sont issus plusieurs artistes qui, aujourd’hui encore, ont à voir, de près ou de loin, de gré ou de force, avec le nouveau cirque. Il en est ainsi du Baron Aligre, qui n’est pas encore devenu Bartabas (inventeur du Théâtre équestre et musical Zingaro), que nous découvrons à la terrasse d’un café avignonnais, lorsque du haut de sa monture il provoque les consommateurs en jetant des 1
Il est urgent de procéder à un relevé systématique de la parole de tous ceux qui, de près ou de loin, ont eu maille à partir avec toutes ces expressions spectaculaires des années 1970-1980, de façon à pouvoir saisir de façon plus précise encore, les motivations qui ont prévalu dans l’émergence de ce phénomène artistique. La réalité du nouveau cirque n’a laissé que peu de traces matérielles (photographies, vidéographies, programmes, affiches, critiques). C’est par la saisie de la parole, même médiatisée par la mémoire, confrontée aux vestiges de cette aventure, que pourra s’écrire sa véritable histoire.
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rats. Nous suivrons également le départ en 1975 des roulottes de Pierric Pillot (futur découvreur du concept Archaos) et de Paul Rouleau qui commencent à sillonner les routes du Sud de la France. Nous n’oublierons pas de prêter une oreille attentive au son de la fanfare emmenée par les frères Kudlak (fondateurs du Cirque Plume) qui arpentent les routes de Franche-Comté. D’autres, dont nous évoquerons le devenir plus tard, empruntent également, pendant ces années-là, leurs propres chemins de traverse. b) Une utopie libertaire Profondément inscrites au cœur de la vie (des cités urbaines et des villages), les manifestations hétérogènes de ces pionniers sont hautement significatives des mises en question et des revendications utopiques qui déstabilisent et revivifient le domaine du spectacle vivant en cette époque tumultueusement rebelle. Au sein de ces aventureuses incartades, se tissent, fragilement mais volontairement, les fils, qui, en les tirant sans a priori, nous permettent d’établir la cohérence esthétique du nouveau cirque. En ce sens, questionner le contexte et les causes de son émergence, analyser ses intentionnalités et les formes par lesquelles il s’impose n’est concevable qu’en établissant clairement la correspondance qui unit l’esprit contestataire qui se cristallise dans la révolte de Mai 1968 et les figures novatrices d’un art vivant qui surgissent et participent pleinement à la critique et à la transformation des fondements culturels de la société. Le nouveau cirque pose de façon chaotique, au cours des décennies 1970 et 1980, les jalons incertains de ses futures identités éclatées. Les agitateurs, qui donnent consistance à ces démarches surprenantes et inédites (et proclament la dimension artistique et culturelle de leurs parti pris), prônent l’élaboration et la construction d’œuvres authentiques, se détournant des facilités liées à la fabrication de spectacles de divertissement. Ces jeunes trublions héritent néanmoins, consciemment ou non, de certains projets (esthétiques et pratiques) théâtraux des années 1960, qui s’étaient confrontés à diverses problématiques déterminantes : sur le rapport que doit entretenir l’œuvre avec le public, sur la place du corps et de son engagement spectaculaire contre la primauté du texte, sur les modalités de la création collective, sur l’indispensable dépassement du professionnalisme... Selon Jules Cordière, l’inventeur du Palais des Merveilles, il faut travailler à « faire de 31
chacun l’interprète de ses propres rêves »1. Au sein de ces expérimentations multiples et variées, se concrétisent des préoccupations politiques et, simultanément, une critique radicale d’une scène théâtrale jugée sclérosée. Ce processus de « mise en crise théâtrale »2 aboutit à « un éclatement des formes traditionnelles du théâtre »3. Celui-ci s’installe hors des scènes officielles (y compris dans les usines !) et est pensé comme acte social. Il se revendique festif et collectif, aspirant à créer les conditions d’une véritable communion avec un public élargi. En s’instaurant au creux des failles ouvertes par le chahut de la rue, dans laquelle se côtoyaient les défenseurs des utopies politiques et les artistes engagés par leurs interventions tapageuses, le théâtre de rue4 et le nouveau cirque s’enracinent progressivement dans le paysage culturel français. Aux débuts de sa reconnaissance, ce dernier était présenté, par les critiques et les responsables institutionnels, comme un renouvellement de la forme ancienne, au grand dam des acteurs de cette dernière. Ainsi, H. Hotier, pose la question du respect des canons de la forme artistique qui permet de conserver l’appellation cirque. Sorti de ce cadre, le genre devient autre. Il ne suffit pas d’user du chapiteau et de la piste, ni de se décréter comme tel pour appartenir à l’univers du cirque. L’auteur affirme que la « tendance générale […] est de remplacer la chose par le mot et de croire qu’on a fait alors quand on a seulement dit »5. Les auteurs de L’Autre cirque décrètent quant à eux jeter : 1
Jules, Cordière, « Faire de chacun l’interprète de ses propres rêves », in : La Fête, cette hantise…, op. cit., p. 162-166. 2 Emile Copfermann, La mise en crise théâtrale, Paris, François Maspéro Editeur, Cahiers libres n° 230-231, 1972. 3 Ibid., p. 59. 4 Sur l’histoire et le devenir du théâtre de rue, le lecteur peut se référer, notamment, à : Philippe Chaudoir, Discours et figures de l’espace public à travers les arts de la rue, op. cit.; Le théâtre de rue. Un théâtre de l’échange, sous la dir. de Marcel Freydefont et de Charlotte Granger, Louvain-la-Neuve, Etudes théâtrales, n° 41-42, 2008 ; Floriane Gaber, Comment ça commença. Les Arts de la rue dans le contexte des années 1970 et Quarante ans d’Arts de la rue, Paris, Ici et là, 2009. 5 Hugues Hotier, Cirque, Communication, Culture, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1995.
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« […] un regard curieux sur ces cirques jeunes et rutilants, drapés dans leurs chapiteaux neufs, affrontant l’hostilité des municipalités jalouses de leurs terrains vagues, la concurrence méfiante des familles traditionnelles du cirque, les charges énormes de leur entreprise, le silence circonspect des médias et surtout les souvenirs décevants qu’a gardé le public des trop petits cirques sans âme : il baillait d’ennui entre les numéros et regrettait “ La Piste aux Etoiles ” lorsqu’une petite fille maigrichonne en collant rose reprisé tentait en vain de l’émouvoir »1.
3. Les précurseurs a) La poésie décalée du Cirque Bonjour Même si le Cirque Bonjour disparait de la scène en 1974, nous ne pouvons passer sous silence ce qui s’avère être la première tentative de renouvellement du genre. En 1971, Jean Vilar invite le Cirque Bonjour à présenter son spectacle Le Cirque Imaginaire au Festival d’Avignon : signe des temps (?), acte prémonitoire (?), le cirque a un rendez-vous avec le théâtre, mais surtout, au-delà, avec la culture légitime. Il est même le sujet d’une table ronde : « Le Cirque aujourd’hui »2. France Culture invite les fondateurs de ce cirque, Jean-Baptiste Thierrée et Victoria Chaplin (fille de Charlie), qui, tout en conservant la charpente conventionnelle de la succession de numéros, propose une forme originale et positionnée politiquement. Lorsque J.B. Thierrée fonde le Cirque Baptiste, du nom de son propre clown, il est fort d’une expérience de comédien de cinéma et de théâtre, ainsi que de celle de metteur en scène. L’esprit de Mai 68 a été déterminant pour sa trajectoire saltimbanque, tout comme certaines rencontres : celle, artistique, d’Alexis Grüss Senior, celle, politique, de Michel Rocard, alors Secrétaire national du Parti Socialiste Unifié (P.S.U.) et celle, non moins décisive, de Félix Guattari. En effet J.-B. Thierrée, invité à présenter son numéro de magicien au château de La Borde (clinique psychiatrique ouverte par Jean Oury dans laquelle est initiée la « psychothérapie institutionnelle »), s’investit dans cet établissement auprès des 1
Bernard Bégadi, Jean-Pierre Estournet, Sylvie Meunier, L’Autre Cirque, op. cit., p. 4. 2 Table ronde dont il ne subsiste à notre connaissance aucune trace dans les archives du Festival.
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résidents. Il y trouve un équilibre qui lui permet d’affirmer sa passion1. Sous un chapiteau de mille places, ces rénovateurs venus de l’extérieur, qui intègrent des artistes issus des gens du voyage, présentent des numéros comiques (respectant ainsi la tradition clownesque) et des numéros d’illusion et de magie. A la lecture du programme de la soirée2, apparaît nettement la volonté de renouer avec une vision idéalisée du cirque moderne en rupture avec ce que le conservatisme a imposé à ce genre spectaculaire. J.-B. Thierrée annonce une « féerie », catégorie spectaculaire typiquement liée au XIXe siècle. Il titre son spectacle – pratique progressivement abandonnée au cours du XXe siècle – Cirque Imaginaire. Le charivari, au début du spectacle, ainsi que le final collectif, sont deux figures considérées comme incontournables par les puristes. En effet, elles symbolisent, à leurs yeux, l’unité et la cohésion d’une troupe toujours présente et active durant le spectacle, que ce soit en piste ou derrière la gardine. Ces partis pris formels ne sont pas assumés de façon nostalgique, mais plus au regard de la recherche d’une authenticité à retrouver pour construire les bases d’un nouveau départ. • Un cirque du réel
Au sein des spectacles du Cirque Bonjour, une certaine théâtralisation s’affirme. Ceci n’est pas une nouveauté pour le cirque − en effet, elle était déjà présente dans de grandes productions du XIXe siècle − mais, elle va devenir un véritable enjeu dans les décennies qui suivent. Ici, elle se manifeste dans la musique (de Stéphane Vilar, fils de Jean) et les costumes produits pour l’occasion. Un désir de création s’affirme et, ceci, dans un cadre intime et festif. Les références des entrées clownesques sont soit littéraires (Pierre-Henri Cami), soit politiques et conjoncturelles. Ainsi, pendant l’entracte, J.-B. Thierrée déclare au public vouloir augmenter sa ménagerie. Celle-ci sera composée d’hommes et de femmes représentatifs de la société actuelle. Les 1 François Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Biographie Croisée, Paris, La Découverte, 2007, p. 82-83. 2 Programme publié in : « Bonjour le cirque ! », Avignon, Le Dauphiné Vaucluse, juillet 1971.
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spectateurs volontaires sont conviés au centre de la piste et doivent arborer une étiquette mentionnant leur catégorie socioprofessionnelle. Dès lors, les spectateurs se mêlent aux vingt-cinq membres de la troupe, et de libres échanges sont sollicités. L’objectif alors est atteint. J.-B. Thierrée commente : « Certains [spectateurs] entrent en piste, attirés par cette fête que nous voulons créer. Une fête ça ne s’explique pas, elle a lieu ou elle n’a pas lieu »1. Trente ans plus tard, relatant son engagement, il s’exprime en ces termes : « J’allais, comme les “établis” maoïstes dans les usines, m’y infiltrer et y faire mon œuvre de révolutionnaire »2. En 1971, Federico Fellini réalise Les Clowns. J.-B. Thierrée et V. Chaplin participent à cette aventure. Le réalisateur les met en scène dans le hall du Cirque d’Hiver, où ils sont auditionnés par le directeur des lieux, Monsieur Bouglione. Ce dernier est présenté, à contre-jour, en chef de clan encadré de ses sbires à lunettes noires. Il n’attend pas la fin de la prestation du duo pour se détourner sans un mot et quitter les lieux. De même, celui-ci, dans une autre scène du film, refuse d’accorder un entretien au réalisateur. Il est toutefois délicat de faire la part des choses entre fiction et réalité, puisque ce film s’avère être le récit du tournage, par F. Fellini, d’un documentaire sur le cirque. Cependant, nous devons retenir la force visionnaire de cette production, qui construit en quelques minutes une image emblématique de ce que sera la résistance des tenants du cirque traditionnel, prisonniers de leurs difficultés, face à toute velléité réformatrice. Baptiste, habillé en illusionniste, compose un personnage décalé mi prestidigitateur / mi clown. Sans fard, tenant un disque jaune, il annonce une éclipse totale de soleil. Puis, il exhibe la seconde face du cercle qui se révèle noire. « Voilà ! », dit-il, pour ponctuer son geste si dérisoire, peut-être si poétique que les esprits décontenancés ne peuvent laisser échapper aucun rire. Victoria, l’assistante de Baptiste, actionne une curieuse machine à manivelle qui fabrique une multitude de bulles de savon. 1
Jean-Baptiste Thierrée est cité par E. V. (« Le Cirque Bonjour n’est plus imaginaire », Avignon, Le Dauphiné Vaucluse, juillet 1971). 2 Jean-Baptiste Thierrée est cité par Anne-Marie Paquotte (in : « Jean-Baptiste Thierrée et Victoria Chaplin, Les pionniers du nouveau cirque », Paris, Télérama, n° 2720, du 2 au 8 mars 2002, p. 16).
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L’illusionniste, cerné, frappe, à l’aide d’un petit maillet, quelques bulles qui en éclatant produisent chacune une note de musique et composent ainsi une mélodie. Comme pour tous les protagonistes de cette fiction documentaire, ils sont soumis à une rapide présentation biographique. Ainsi, le commentaire, en voix off, nous précise que Baptiste « rêve de parcourir la France avec un cirque renouvelant les traditionnelles entrées clownesques ». Et, brusquement, le magicien apparaît maquillé en clown ; mais sa main, passant sur son visage, ôte un à un des masques superposés, libérant ainsi, autant d’expressions successives. « Bravo ! », crie l’assistance composée des quelques amis du cinéaste qui suivent le tournage. Plus significatif de l’engagement politique typique des années post 1968 est le clin d’œil contenu dans le numéro suivant. Dans sa main droite, Baptiste tient un broc empli de lait : « Voilà l’Assistance Publique, il faut donner du lait aux enfants pauvres ». Il mime la présence d’un verre, transvase le liquide blanc du broc au verre imaginaire. Quand il ouvre sa main, elle est vide. Il pose alors cette question, justifiant l’actualité du numéro : « Qui a bu le lait de l’Assistance Publique ? ». Victoria dessine de son bras tendu des ronds dans l’air avec un long ruban, retire son petit nez rouge et regarde de ses grands yeux en direction de la caméra. • La fragilité des certitudes
Progressivement, le Cirque Bonjour précise certaines de ses orientations. Ses concepteurs se refusent au dressage d’animaux, et à l’exhibition de numéros dangereux. J.-B. Thierrée affirme que « l’attrait du danger, la soumission à un code de l’honneur de certains artistes de cirque [lui] paraissent à proscrire »1. Le Cirque Bonjour adopte une organisation administrative en marge, la coopérative ouvrière. Ses tournées se construisent en initiant de nouvelles modalités, puisque conçues en partenariat, entre autres, avec les Maisons des Jeunes et de la Culture. Si sa situation financière ne peut lui permettre d’employer du personnel technique, il maintient néanmoins la présence d’un petit orchestre de quatre à cinq musiciens. Alors que dans les parti pris de la troupe est contenu en substance l’ensemble des questions posées au 1
Ces propos sont recueillis par René Cordonna (in : « Des Ombres sur la Piste aux Etoiles », Paris, Télérama, 6 avril 1974, p. 16).
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cirque traditionnel, celle-ci semblera toujours en décalage avec le mouvement général soutenu par les pouvoirs publics. A cette époque, les subventions de l’Etat sont inexistantes et les aides à la création pour ce genre encore du domaine de l’utopie. En 1974, le Cirque Bonjour, ne trouvant pas l’écho favorable espéré, devient le Cirque Imaginaire − du titre du premier spectacle − et se resserre autour du groupe familial. Au travers des engagements qui sont les leurs (concernant le parti pris esthétique, le choix des modalités de gestion de l’entreprise), existent en germe nombre d’ouvertures qui seront développées au sein du nouveau cirque (entre autres, l’absence d’animaux exotiques et sauvages, une amorce de mise en question de la prouesse…). Le Cirque invisible (nouvelle appellation prise en 1990) tourne essentiellement dans les grandes villes européennes. Nous pouvons voir, par exemple, le magicien, J.-B. Thierrée, au costume de zèbre et son assistante musicienne, V. Chaplin, des petits récipients de métal et de verre collés au corps, qui développent un travail loufoque dans lequel est pratiqué le détournement d’objet. La poésie aux références surréalistes confirme l’instabilité des choses et la fragilité des certitudes. L’illusion n’est que prétexte pour éclairer momentanément l’univers des spectateurs, par des jeux de mots et de choses, par une dérision revendiquée et un onirisme décapant. b) Le Puits aux Images • Un théâtre des tréteaux
Christian Taguet consacre ses études à la comédie et à la musique. Il enseigne la guitare, puis apprend le saxo et la trompette au sein de la Fanfare des Beaux-arts (1969-1970). Il collabore à des réalisations cinématographiques et débute sa carrière artistique au théâtre, notamment au Théâtre National de Strasbourg. En 1973, à la demande du Directeur du TNS, Jean-Louis Thamin, il rassemble une équipe de saltimbanques1, pour animer le parvis du théâtre. C’est à cette occasion qu’il constitue sa compagnie, Le Puits aux Images. Acrobate sur le tas, il s’entoure d’artistes, qui, comme la majorité de ceux qui s’engagent dans cette mouvance, ne sont pas 1 De l’italien saltimbanco, littéralement : saute en banc (le banc ou la banque étant utilisé pour tréteaux).
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nés sous un chapiteau, n’étant pas des enfants de la balle, mais se sentent attirés par l’expérience de la rue, à l’époque synonyme de marginalité. Ils s’essayent au jeu dramatique, à la musique, mais également à l’acrobatie. Les apprentis-circassiens découvrent les techniques de cirque lors des répétitions, et se perfectionnent au fil des représentations. Indiquons ici que certains d’entre eux, à la recherche de savoirs techniques, investissent les écoles de cirque pour amateurs ou pour professionnels qui apparaissent alors. Dans la tradition du théâtre de tréteaux, du quartier du Marais à Paris au Café du Théâtre à Marseille, ces batteurs d’estrades mettent à leur répertoire les farces de Molière qui nous sont parvenues (comme La Jalousie du Barbouillé et Le Médecin volant), des extraits de Mystero Buffo de Dario Fo, La Justice du Corregidor d’Alejandro Casona ou encore Le Cogne-trottoir de Jacques Mestre (Paillette)1. La commedia dell’arte est une référence revendiquée par Chr. Taguet, à laquelle va, progressivement, s’adjoindre la prouesse circassienne. • Une envie de cirque
En 1979, cette envie de cirque conduit la troupe à acquérir un chapiteau. Les raisons sont certes liées à un engagement esthétique ; cependant, le militantisme des années 1970 marque le pas et les choix de carrière des artistes s’imprègnent de réalisme. Le discours, qui ponctue ce changement d’orientation, est clair et sans équivoque : « Les saltimbanques, la rue, c’est formidable un certain temps, les soirs d’été surtout, sur le gazon si possible, cela l’est moins à dix heures du matin sous la pluie de lointaines banlieues… »2. Il nous faut également rappeler que Jean-Philippe Lecat, en liaison avec la récente prise en compte de ce secteur par le Ministère de la Culture vient de rendre possible l’obtention de subventions pour l’équipement, à destination des entreprises de cirque. Le Puits aux Images est la première troupe attachée à l’histoire du nouveau cirque à être adhérente à l’ASPEC (Association Pour le Soutien, la Promotion et l’Enseignement du
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Aujourd’hui, J. Mestre conçoit des costumes et des accessoires pour le théâtre. « CV-Christian Taguet et la troupe », in : Dossier de presse du Cirque Baroque (1991). 2
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Cirque). Nous reproduisons ici la fiche élaborée par cette association et qui présente l’entreprise (une SARL) de Chr. Taguet. ASPEC CIRQUE LE PUITS AUX IMAGES « Le Puits aux Images ou l’originalité dans la tradition » Ce qui différencie « Le Puits aux Images » des autres cirques ambulants, c’est l’origine des artistes. Tous ces garçons et filles ne sont pas enfants de la balle. Ils n’ont pas grandi dans le cirque. Le cirque, ils l’ont choisi. Leur métier, ils l’ont appris dans les nouvelles écoles du cirque. Avant, ils montaient sur des planches ou jouaient les animateurs de rues. Aujourd’hui, ils forment une troupe homogène où la plupart sont polyvalents, autre façon d’être original au cirque, uniquement basé sur des numéros d’acrobatie et des clowns, le spectacle bénéficie d’une mise en scène très soignée, mélange de tradition et d’anti-tradition. La musique qu’ils jouent, avec vigueur et gaîté, est originale. Elle a été écrite pour le spectacle et est jouée par un orchestre de cuivres. Le spectacle mené à vive allure démarre avec un « charivari » haut en couleurs où perce déjà la spécialité acrobatique de chaque participant. En moyenne, une quinzaine d’artistes participe au spectacle. La formule du « Puits aux Images » a été imaginée par Christian Taguet, animateur de la troupe, sur les épaules de qui repose tout le spectacle car Christian Taguet est avant tout un homme de théâtre…
L’enchaînement de festivals et de tournées internationales s’accomplit à un rythme soutenu. Le travail de Chr. Taguet reste influencé par ces années de voyage, qui permettent des rencontres. Les premiers spectacles qui se construisent sous le chapiteau sont encore très marqués par les engagements initiaux tout en s’attachant à la présentation de numéros de cirque. Il faut attendre 1987 pour assister à un premier virage du travail de la compagnie, avec Noir Baroque, que Chr. Taguet qualifie lui-même de « premier spectacle de création ». C’est, suite à la bonne réception médiatique de ce spectacle et pour confirmer une affirmation de ses choix, que Le Puits aux Images devient le Cirque Baroque, en 1989. c) Le Cirque Aligre En 1976, une scission au sein du Puits aux Images conduit certains à se rassembler autour de Paillette. Mais, les aventures sont tumultueuses, les alliances éphémères et, donc, les récits incertains. Il semble cependant que c’est bien Igor, avec son frère 39
Branlo, qui aux côtés de Paillette, la même année, fondent le Cirque Aligre (ils seront rejoints par le futur Bartabas et son cheval). En 1977, l’épisode, devenu légende, mille fois raconté, mille fois détourné, pendant lequel les descendants du Baron d’Aligre affolent les touristes avignonnais à la terrasse des cafés, du haut de leur destrier, un rat sur l’épaule, est, parmi d’autres, érigé en acte fondateur du nouveau cirque par la mythologie. Gisèle et Jean Boissieu en propose une version ; ainsi, « Aux heures apéritives, on voyait débouler, place de l’Horloge, sur un cheval géant, un cavalier noir, le visage caché sous un masque vénitien. Au milieu de la foule, frôlant les tables, il enchaînait au grand galop des figures de haute école. Sur son épaule, comme un col de fourrure, un rat hérissé contemplait les badauds de ses yeux ronds, furieux… On n’a jamais rien fait de plus efficace »1. Il subsiste des traces du passage du Cirque Aligre au Festival SIGMA de Bordeaux, en 1981. Comment oublier ces praticiens du skovatch, la langue des voyageurs, ces circassiens des temps non encore advenus et pourtant chargés du poids du passé ? Car tout en convoquant des éléments porteurs de références nées dans la piste, l’animal sauvage, la cage aux fauves, l’exploit surhumain…, ils composent des images qui font défaillir les codes convenus. L’animal sauvage devient pestiféré, le surhomme domptant l’animal, bien qu’affichant des allures de cosaque, se transforme en un monstre issu des bas-fonds des quartiers les plus insalubres, les actes de bravoure apparaissent comme de nauséeuses provocations. En effet, inversant les rôles, le dompteur, torse nu, ouvre sa gueule pour y introduire la tête d’un animal. La répulsion est à son paroxysme quand il s’avère que cet animal n’est autre qu’un rat, de l’espèce la plus grosse et la plus poilue, bien brune, bien vivante. L’humour tente de chasser toutes les phobies et angoisses convoquées lorsque l’artiste – l’animal toujours coincé entre ses mâchoires – se coiffe d’une cage à oiseau. Le vocabulaire semble bien dérisoire pour analyser la complexité de l’image, la profondeur de sa portée étant amplifiée par la réception intime que
1 Gisèle et Jean Boissieu, Avignon : L’après Vilar 1968-1994, Marseille, L’Autre Temps, 1995, p. 33.
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peut en faire chaque spectateur contraint de réprimer son écœurement. Plusieurs de ces artistes participent au Cirque des Rats (19821984). Nous retrouverons certains d’entre eux au Circo Zingaro (Igor, Branlo et Bartabas) et dans la Volière Dromesko (Igor et Lily). d) Le Cirque Bidon « L’un dit : “Bon dieu, quel cirque !” et l’autre répond : “Un cirque ce serait plus drôle ! ”»1. Cet échange est extrait d’une conversation entre un agriculteur, Paul Rouleau, et un instituteur, Pierric Pillot, en sueur, pioche à la main autour d’un puits, à creuser. L’idée, le fut aussi. Ainsi, en 1975, s’ébranleront, d’abord un été, puis un deuxième, d’abord en Bretagne, puis sur les routes du Sud de la France, et de l’Europe, quelques roulottes tirées par des chevaux2. Le cirque nommé Bidon, « pour prévenir le public que c’est un peu Bidon », présente, entre clowns, cracheurs de feu, musiciens et acrobates, sa « basse-cour savante […]. D’abord le père Max Cador, puis la mère Ursula et sa fille Eléonore, enfin le coq acrobate mexicain nommé Las Vegas, son fiancé ombrageux ». Bernard Lesaing, qui a fait un bout de route avec cette équipée sauvage, dresse de rapides portraits de ceux qui la composent : « Ils sont sept, de dix-huit à trente-quatre ans : François, colosse placide et barbu, avec des yeux bleus et des colères rentrées et sa compagne menue, Dominique, dite « Dom », dont les pommettes rosissent dès qu’on lui parle, et Fidji, leur petit bonhomme, un mois. Et puis Isa la belle, aux taches de rousseur, et Benoît avec son chapeau noir et ses cheveux filasse qui donne l’impression de rêver et bricole tout le temps, et Pierrot, Pierrot-la-grande-gueule, Pierrot-la-tendresse qui trimbale son fils Titi, un diable de deux ans qui fait les quatre cents coups. Et Zaza, le clown qui me fait toujours rire quand il n’est pas maquillé et pleurer quand il l’est. Et Monica la blonde et blanche. »
Mais Pierrot, qui a fini par prendre le nom de son cirque, Pierrot, qui a sans doute beaucoup appris de cette vie 1 Le Cirque Bidon, Photographies de Bernard Lesaing, sans lieu, Pandora, 1981, n. p. 2 D’après Bernard Lesaing, le premier convoi se compose d’un cheval, d’une roulotte, d’un triporteur, d’une mobylette, de vélos et d’une dizaine d’artistes.
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communautaire, sans chef, héritée des années utopiques, où tout était à construire au jour le jour, n’est-il pas entré au cirque comme d’autres partaient en Ardèche faire des fromages de chèvre ? Il est vrai que les luttes, faute de perspectives politiques, victimes d’une inversion des rapports de force, désertaient progressivement les rues, que les replis vers un passé idéalisé semblaient préférables à un futur aléatoire sur lequel les prises manquaient. Alors que le cirque connait une crise économique et culturelle sans précédent, que la société de consommation est à son apogée et régule de plus en plus les vies quotidiennes, que l’automobile impose aux villes leur organisation, partir, sur les routes départementales, derrières des roulottes attelées, ne procédait-il pas d’une démarche – certes anachronique – malgré tout, de par l’engagement artistique, contestataire ? Ici encore, le détournement préside. Pierrot Bidon, habillé d’une tenue noire au plastron tacheté, qui lui donne l’apparence d’un fauve qui aurait accédé, par une quelconque métamorphose ou modification génétique à la bipédie, entre en piste tenant en laisse Las Vegas dressé sur ses ergots. Le duo, composé de l’homme animal et de l’animal personnifié, préfigure une animalité échangeable et une humanité à redéfinir. Les animaux liés à une ruralité dépassée, étouffée par le développement de l’industrie agroalimentaire, convoqués dans une piste, elle aussi semblant appartenir à un passé sans avenir, témoignaient dans leur dérisoire mise en scène d’une irréversible transformation de la société. Depuis, nos vaches sont devenues folles, et nos poules, sans bec ni ongles, sont prêtes à se convertir au maïs transgénique ! P. Bidon et P. Rouleau avec leur petit cirque traditionnel (en fait un simple palc), auxquels s’adjoignent, au fil des rencontres, de nouveaux comparses, partent à la recherche d’un passé simple, naturel. La nostalgie d’une tradition idéalisée conduit la troupe sur les chemins chaotiques d’une recherche artistique qui offre l’illusion de l’émancipation, la certitude du dépassement des conventions. Mais tout comme le retour à la terre de certains, la formule basée sur une communauté de création finit par révéler ses limites. Le réalisme l’emporte et la métamorphose est spectaculaire, tant du point de vue de la structuration de la compagnie que de celui de l’esthétique. En effet, associé à Guy Carrara, Pierrot Pillot-Bidon abandonne le Cirque Bidon sur les 42
routes italiennes, et initie, en 1984, une nouvelle aventure, celle d’Archaos, qui comme il le proclame lui-même, est « archaïquement sorti du chaos ». Il confirme ainsi le fait que nous ne sommes pas indemnes du passé, et que ce qui est archaïque ne nous est pas si éloigné. Il Circo Bidonne En 1980, parce que les désirs poussent à chercher l’aventure ailleurs et différemment, l’histoire éclate et donne naissance à trois petits cirques Bidon. Il en subsiste un qui sillonne les routes d’Italie, du premier mai au mois d’octobre, dirigé par François Rauline. Le photographe Bernard Lesaing raconte sa rencontre avec le Cirque Bidon, à Vauvenargues (en Provence), un soir de Noël, en 1978 : « […] je fis alors la connaissance d’une joyeuse tribu de saltimbanques et devins le compagnon de leur route pendant près de dix-huit mois »1. Les chemins se séparent, les expériences se diversifient et Bernard reste en relation épisodique rythmée par les voyages de la troupe « en Sardaigne, en Corse, en Toscane », au hasard des représentations données dans les « centres villes, les places des villages et les lieux de vacances ». Mais, Fr. Rauline rêve d’un nouvel album photo et en fait la demande à B. Lesaing ; celui-ci en fut « heureux et inquiet ». Il est alors séduisant de retravailler sur une « nostalgie » liée à la « mémoire » des années d’errance faites d’aventures, de rencontres et d’une relative insouciance. Cependant, pour le photographe, le risque réside dans la répétition. Qu’y a-t-il de nouveau, de différent, à saisir chez Il Circo Bidone, qui n’ait déjà été révélé par les images captées du Cirque Bidon, quinze ans plus tôt ? A son arrivée à Sappada (Veneto), il trouve « des gerbes de feu, des artistes déambulant partout, des musiciens déchaînés, un public nombreux et enthousiaste ». Et Chiara, qui dans un silence revenu déclare : « Le spectacle est comme une page blanche, où les artistes peuvent écrire les émotions les plus douces en ces jours amers, murmurer où peutêtre crier les plus cruelles injustices des puissants, vendeurs des rêves faux et de mensonges. Le rêve de nous tous, ce soir, est différent, parce que nous sommes convaincus qu’un jour, ou peut-être une nuit, nous trouverons le chemin, parce que nous sommes sûrs que nous pouvons tous exceller dans l’art d’exister. » B. Lesaing compare François à un héros de Victor Hugo, habité par 1
Tous les faits et toutes les citations de cet encadré (à moins d’une indication contraire) sont extraits de Bernard Lesaing, Il Circo Bidone, in : http://digilander.libero.it/circobidon/foto, © février 1997.
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la dualité ville / campagne, puisque « homme de la ville par sa tradition ouvrière libertaire et homme de la campagne par son attachement à la nature et aux chevaux ». Fr. Rauline dirige cette petite entreprise culturelle à la fois « patriarcale et collective », mais également accueillante. En effet, pendant les six mois d’été que dure la tournée (la compagnie n’a toujours pas de toile pour couvrir la piste), la régie son et lumière est le domaine de Jean-Michel qui, l’hiver, exerce le métier d’informaticien à Cahors (dans le Lot). Sergio, qui prépare un doctorat à Turin, est un « sacré chanteur surtout le soir et surtout tard dans la nuit ». Il y a aussi Fabrice et Alexandra qui, au son de leur collection d’instruments de musique, emportent les spectateurs dans un voyage « de l’Irlande jusqu’en Europe Centrale » ; Chiara, lauréate de l’Ecole de théâtre de Bologne, assume le rôle de M. Loyal ; Mercédes (formée à l’Ecole d’Art de Barcelone) et Richard forment un couple de trapézistes ; Richard (anglais de Manchester), fakir et cracheur de feu ; Sophie, mime formée chez M. Marceau, joue avec sensibilité son personnage « “Chiffon” au cœur écorché »… Pour B. Lesaing, le spectacle d’Il Circo Bidone « mêle de manière subtile des numéros classiques et une intrigue théâtrale, c’est une évocation tragique et comique, parfois satirique, du monde moderne ». Comme l’auteur le souligne, « le succès du spectacle n’est-il pas dû aussi à une fascination du public qui vit ainsi, à travers le cirque, son désir de révolte et de liberté ? ».
De l’éclatement du Cirque Bidon, restent donc Il Circo Bidone et Archaos, mais nous avons aussi retrouvé, caché derrière les prénoms ou les surnoms, Benoît Tréhard (équilibre, batterie, comédie) qui, après un détour par le Sud de l’Italie, fonde et dirige le Cirque en Kit en 1988 (auquel se joindront provisoirement Branlo et Nigloo). Il est accompagné de Viviana Allocco (corde volante, trapèze, comédie) et de Didier Armbruster (clown, comédien, équilibriste, musicien) qui avaient, quelques années auparavant, au détour d’une place de village, rejoint l’aventure du Cirque Bidon. e) Le Théâtre des Manches à balais En « route pour le bonheur », promet le tract annonçant Le Grand Spectacle de Léa Traction et la Gamelle aux étoiles. La bande de copains qui a constitué la Fanfare Léa Traction vit alors pleinement en affinités avec les extravagantes et téméraires idées des années 1970. Dans la partie, trop brève, qui relate cette période de leur histoire, les fondateurs du Cirque Plume trouvent les mots qui 44
correspondent aux motivations qui les ont poussés dans la rue et qui collent au climat de ces années, sans pour autant cerner la diversité des faits initiaux. Ainsi, annoncent-ils en guise de Prologue à leur histoire1, qui débute officiellement en 1979, « le vrai début c’est dans nos têtes, chacun la sienne, nos rêves insensés, nos refus, nos refuges ». Cette année, choisie comme point de départ à l’aventure d’une compagnie qui deviendra emblématique, est celle d’une rencontre à l’occasion d’une fête donnée sur une péniche amarrée sur le Doubs à Besançon. Puis, tout s’enchaîne, la fanfare participe à La Falaise des Fous ; c’est l’occasion de nouvelles rencontres. Les désirs se précisent et le travail se structure autour de spectacles de rue qui mêlent la « musique aux techniques de cirque, au boniment, au théâtre, à la danse ». Sans doute serait-il anecdotique de chercher à débroussailler les fils qui unissent les protagonistes qui déclarent qu’« en 1983, nous nous appelons alors “Fanfare Léa Traction”, “La Gamelle aux étoiles”, et “Le magicien de balle” », autant d’appellations qui soulignent une certaine légèreté − peut-être festive − teintée d’insouciance. Cependant, il est temps de passer du divertissement à une conscience d’artiste et de s’engager dans la création. Ainsi, après s’être frottés à la rue, y être allés jouer les troubadours, cracher le feu et souffler dans des cuivres, poussés par le désir de cirque, Bernard Kudlak, son frère et leurs amis, conçoivent, en 1983, sous le chapiteau du Théâtre des Manches à balais, Amour, jonglage et falbalas. Ainsi, naît le Cirque Plume. f) Bartabas le Furieux N’en déplaise à Monsieur Martex (ex Clément Marty, puis Baron d’Aligre), alias Bartabas aujourd’hui, qui affirme avec force que son travail n’a aucune place dans une publication sur le nouveau cirque, il nous est indispensable de jeter un regard curieux sur son parcours et ses choix esthétiques. Martex qui vient de rompre avec, et qui s’obstine toujours à se croire séparé de Clément Marty, formé à la Société d’Equitation de Paris (SEP) rencontre, dans son désir de « faire du théâtre », Le
1 L’histoire du Cirque Plume, « Prologue », in : http://www.cirqueplume.com/historique/texte.htm
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Théâtre Emporté. Ce départ annoncé « sans violence ni appel »1, réalisé en 1974 (l’année du Baccalauréat), va le conduire à se mêler à l’effervescence de cette décennie, celle de tous les commencements, celle de toutes les rencontres, celle d’où émergent les compagnies de rue et de cirque, celle de la formation in situ, celle où se dessinent les projets et les personnalités, celle enfin où s’affirment des particularismes esthétiques en devenir. En 1977, sa route le mène à Avignon, où il croise celle du Cirque Aligre, créé l’année précédente. C’est alors que vont naître Bartabas le Furieux, Igor le Magnifique et Branlotin la Désespérance. Jérôme Garcin, dans Bartabas, roman, relate ainsi l’épisode désormais célèbre de la Place de l’Horloge d’Avignon, où, dans un déferlement de cris sauvages, ils crachent des flammes, lancent des seaux d’eau, jettent aux passants des tomates pourries (la légende rajoute des rats) : « […] les apparitions de ces cosaques lyriques, leurs provocations amoureuses, leur agressivité animale, leurs yeux myxomatosés »2, assurant aussitôt que cette bande « aime susciter la colère, libérer la haine qui dort chez les spectateurs »3. Ils s’affirment descendants du Baron Slovaque Aligre, et aux attendus numéros de trapèze, d’acrobatie et de jonglerie, leur cirque ajoute le dressage de rats. Nous devons considérer ce moment, empreint d’« un esprit d’enfance mais aussi [d’]une surprenante barbarie »4, comme une étape pour un Bartabas encore en construction. La présentation romancée de sa biographie, rédigée par J. Garcin, laisse supposer des périodes de difficultés pour l’amoureux d’équitation tauromachique, mais également des expériences fortes et marquantes, déterminantes. Sur son passage dans l’arène, le critique proclame dans un style lyrique que le « spectacle en musique de la barbarie détournée par la haute école, de la curée magnifiée par le piaffé, de la mise à mort déclinée avec raffinement, fascine l’ancien jockey pour qui les chevaux étaient, jusqu’alors, horizontaux, et volaient bride abattue au-dessus du gazon. Sur la piste circulaire et sous un soleil de plomb, ils les 1
Annie Marty, mère de Clément, est citée par Jérôme Garcin (in : Bartabas, roman, Paris, Gallimard, 2004, p. 61). 2 Jérôme Garcin, Bartabas, roman, op. cit., p. 70. 3 Ibid., p. 71. 4 Ibid., p. 70
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découvrent verticaux, rassemblés, zélés et attentifs. Une telle superbe, une telle puissance sous une apparence cristalline »1. Ces derniers mots, écrits a posteriori, semblent tout autant convenir à l’animal qui vit et qui hante le Théâtre équestre et musical Zingaro. Peut-être nommé Circo Zingaro ou simplement Zingaro, le groupe élabore ce qui prendra progressivement, en 1984, la forme d’un Cabaret équestre.
Les figures qui sont à l’origine du nouveau cirque ont suivi des chemins de traverse au cœur de villes ou sur les routes de campagne, en s’attachant à des formes qui les engageaient dans un relatif retour vers le passé. Redécouvrir des arts populaires, tels que le palc pour le Cirque Bidon, le théâtre de tréteaux pour le Puits aux Images, la fanfare pour le Cirque Plume ou un cirque parcouru par les influences d’Europe centrale pour le Cirque Aligre, ne signifiait pas innover mais consistait davantage à fouiller des formes anciennes en marge des recherches artistiques novatrices des années 1960 et 1970 (précisons que leur attitude n’était pas réactionnaire, mais visait à la réhabilitation de formes à leurs yeux méprisées par la culture dominante). Ces expériences paraissent avoir été un passage obligé qui a marqué de façon indélébile leurs engagements ultérieurs. En fait, s’ils ont participé à la diversité de la rue, l’intérêt qu’ils ont porté aux savoir-faire circassiens les a conduit à abandonner cet espace de représentation et à chercher un lieu plus propice à l’élaboration de leur démarche.
B. L'intervention de l'Etat Le cirque traversait une profonde crise2 et son avenir était gravement menacé1. Quelles que soient leurs incontestables limites, 1
Ibid., p. 73. « Rumeur légère se muant au fil des ans en signe des temps, la mort du cirque est périodiquement annoncée, tout au moins en France, comme un fait inéluctable déjà aux trois quarts accompli, ce qui n’est ni entièrement vrai, ni entièrement faux ». P. Paret (Le Cirque en France. Erreurs passées – perspectives d’avenir, Sorvilliers, La Gardine, 1991, p. 6) pose en ces termes les bases du constat qu’il va dresser sur la situation du cirque à la fin du XXe siècle. Pour lui, la situation est « grave », « alarmante même, mais en aucune façon désespérée ». Cette crise, qui 2
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les premières mesures prises par l’Etat en faveur du cirque, à la fin des années 1970, qui plus est dans le cadre de sa politique culturelle (alors que le cirque n’intéressait pas jusqu’alors le Ministère de la Culture), furent utiles pour amorcer le renversement d’une tendance risquant d’aboutir à la pure et simple disparition du cirque en France. Certes, cette action fut essentiellement inspirée par la nécessité de sauvegarder un patrimoine, tant il est vrai que seuls les gens du cirque traditionnel touche les chapiteaux français, et qui se manifeste par la désaffection du public, a, pour lui, diverses origines. Elle est évidemment économique (d’autant que la concurrence peut être sauvage et déloyale), mais également culturelle (en relation avec des modes de vie et de transmission des savoir faire désuets) et esthétique (les formes du spectacle se sont ossifiées). Celles-ci, constate-t-il, « s’aggravant au fil des saisons, ont [touché] ce que nous appellerons le vieux cirque, celui qui brilla, diversement d’ailleurs, avant 1939 et dont la fortune se maintint dans les années trop fastes de l’immédiat après guerre, et perdit pied dès 1950 » (ibid., p. 7). Pour les rénovateurs, la crédibilité artistique du cirque passe par l’affirmation d’une nouvelle génération, qu’il est indispensable de former autrement. Ainsi, les couples Annie Fratellini / Pierre Etaix et Sylvia Monfort / Alexis Grüss ouvrent, en 1974, deux écoles respectivement appelées : l’Ecole Nationale du Cirque, que nous avons déjà mentionnée, et le Centre de Formation aux Arts et Techniques du Cirque et du Mime, communément nommée L’Ecole au Carré. Cette dernière privilégie trois disciplines, la danse, le mime et le cirque, et revendique l’excellence. L’affluence des élèves semble contredire l’opinion générale qui considère que le cirque n’est plus attractif. Pour Noël Devaulx, l’école d’A. Grüss allait combler un manque ; en effet, « les trois ou quatre cirques qui se partageaient la France après avoir absorbé leurs concurrents, montraient de moins en moins d’artistes français, ce qui semblait prouver que nos grandes familles de banquistes, à quelques exceptions près, s’étaient lentement épuisées » (Le Cirque à l’ancienne avec Alexis Grüss, Paris, Veyrier, 1977, p. 32). 1 Les temps ont changé et Bernard Letarjet, Président du comité de pilotage de l’Année des Arts du cirque, pouvait affirmer en 2001 que la France était bel et bien une « terre de cirque ». Il est vrai que les grandes familles (Bouglione, Grüss…) réagirent avec vigueur face à la crise en proposant leurs spectacles de qualité. De même, de nouveaux cirques classiques (la Famille Morallès, le Cirque Romanès, O Cirque avec Valérie Fratellini…), pour reprendre la classification de Sylvestre Barré-Menzer (Le Cirque classique, un spectacle actuel, Paris, L’Harmattan, 2004), enrichissent avec originalité l’univers circassien français. Il est également à noter que dans les années 1970-1980, à l’échelle internationale, certains renouvelèrent avec fantaisie les formes établies du cirque traditionnel (citons notamment Circus Roncalli en Allemagne, Il Florilegio en Italie, Pickle Family Circus aux Etats-Unis, Cirque Oz en Australie, sans oublier les numéros conçus au sein du Studio de création de Moscou).
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étaient concernés (les nouvelles et tumultueuses formes émergentes restaient ignorées du Ministère). Néanmoins, il faut reconnaître qu’une inflexion était donnée. Nul ne peut évidemment savoir ce qu’il en aurait été de cette prise en charge des problèmes du cirque si Valéry Giscard d’Estaing avait été réélu en 1981. Incontestablement, l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, qui, quelques semaines avant le 10 mai, lors d’un colloque organisé par l’UNESCO à Mexico sur le thème « Changement social et création », plaidait pour un « pacte national pour la culture » reposant sur le triptyque « réensemencer, décentraliser, créer »1, marque un tournant dans les relations jusqu’alors instaurées entre le pouvoir politique et le monde de l’art et de la culture2. En installant « l’imagination au pouvoir », en s’engageant dans la bataille du 1%3, en étant à l’écoute de la création contemporaine et des formes négligées par les politiques culturelles antérieures, en réhabilitant l’auteur et le créateur, Jack Lang, devenu Ministre de la Culture et proclamant avec panache « Libre cours à toutes les formes et en tous lieux »4, imposa son discours dans le « champ public » et fit « que la culture en devint un thème presque obsessionnel, vite revendiqué par la nouvelle génération d’élus locaux, de gauche ou de droite », affirme R. Abirached5. Le cirque (traditionnel et nouveau), tout comme la danse contemporaine et le théâtre de rue par exemple, ne pouvait 1
Des extraits de cette Allocution prononcée le 19 mars 1981 sont reproduits in : Culture publique. Opus 1 « l’imagination au pouvoir », ouvrage collectif, Paris, (mouvement) SKITE / sens&tonka, 2004, p. 19-23. 2 Vincent Dubois (« L’épopée culturelle en sédiments », in : Culture publique. Opus 1, op. cit., p. 75) précise à juste titre que jusqu’alors, « c’était le PC [Parti Communiste Français] qui pouvait se targuer d’une longue histoire de relations avec les artistes ». 3 Jack Lang, dans une lettre au Président de la République du 22 juillet 1981, insiste sur le fait que 1% du budget de l’Etat pour la Culture « représente un effort budgétaire relativement modeste », mais « un effet politique démultiplicateur » (cette Lettre est reproduite in : Culture publique. Opus 1 « l’imagination au pouvoir », op. cit , p. 48-49). 4 Des extraits de ce Discours prononcé le 17 novembre 1981 à l’Assemblée nationale sont reproduits in : Culture publique. Opus 1 « l’imagination au pouvoir » (op. cit., p. 37-46). 5 Robert Abirached, Le Théâtre et le Prince. II. Un système fatigué 1993-2004, Arles, Actes Sud, 2005, p. 87.
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que bénéficier de cette autre politique ; d’autant que l’auteur reconnaît qu’« une part non négligeable de pari » soutenait les propositions et les décisions du Ministère. La politique du cirque, poursuit R. Abirached, « pressentait et favorisait l’expansion d’un jeune cirque qui devait apporter un grain de révolution dans le monde du spectacle ». Ce processus de reconnaissance s’accompagne de mesures − quelques fois aux effets limités, du fait, le plus souvent, d’un engagement insuffisant ou, au contraire, particulièrement redoutables quant à une certaine modélisation artistique − mises en place par un ensemble d’instances associatives qui assument, au nom de l’Etat, les initiatives répondant aux besoins de formation, de création et de diffusion.
1. Hésitations et engagements a) Une prise de conscience Christian Boner, dans « La Crise du cirque », développe une vision concise de la situation. Pour lui, « victime de la crise économique qui frappe aujourd’hui toutes les entreprises, le cirque est aussi victime d’une crise qui lui est propre et dont il n’est pas le seul responsable »1. S’il pense que le milieu ne pouvait avoir de prise sur la première, il considère que la seconde est déterminée par deux positions spécifiques. D’une part, les directeurs auraient dû comprendre « que la défense d’une profession nécessite d’abord son regroupement », et, d’autre part, que « les responsables de la culture » auraient dû considérer le cirque « autrement que comme un “art mineur” ». A la première remarque, la création de l’Association du cirque français, en juin 1978, apporte une réponse ; à la seconde, l’influence exercée par ce regroupement, amène le Gouvernement à se positionner. La pression économique, qui s’exerce de plus en plus et atteint les grandes enseignes, conduit l’Etat à prendre enfin en considération ce secteur jusqu’à présent pensé comme relevant davantage de la sphère commerciale. Jean-Philippe Lecat, Ministre de la Culture et de la Communication sous la Présidence de Valéry 1 Boner, Christian, « La Crise du cirque », in : « Cirque », Paris, Culture et communication, n° 13, 1979, p. 13.
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Giscard d’Estaing, reconnaît, lors d’un entretien accordé à la même revue, « que le cirque n’était pas jusqu’à présent reconnu comme une activité culturelle »1. La nécessité de mener des actions interministérielles pilotées par le Ministre de la Culture et de la Communication s’affirme, de façon à palier à une situation qui conduit le cirque à être « tiraillé entre les exigences contradictoires des municipalités, du Ministère des Transports, du Ministère de l’Intérieur, du Ministère des Finances… », ou encore du Ministère de l’Agriculture (présence des animaux oblige !). Ainsi, en janvier 1979, il propose une série de mesures « en faveur du cirque ». Celles-ci ont pour objectif d’améliorer « les conditions économiques de la profession », de faciliter « la vie quotidienne des professionnels » et de développer l’information en direction du public2. Cette décision est le coup d’envoi d’une série d’études voulant dresser un bilan de l’activité circassienne, et, alternativement, de la définition de mesures contribuant, avec plus ou moins de réussite, à la sauvegarde et à la renaissance du cirque en France. Il faut d’une part sauver un patrimoine historique − la France ne passe-t-elle pas pour être un des berceaux du cirque ? − et d’autre part stimuler la création. L’arrivée de Jack Lang au Ministère de la Culture ne contrariera pas l’élan, bien au contraire. b) L’avènement du tout culturel Philippe Poirrier considère que Jack Lang « traduit dans les domaines culturels » une « volonté de peser sur le devenir de la société » dans le cadre d’un « souhait de rupture vers le socialisme »3. La première rupture est quantitative puisque, dès 1982, nous assistons au doublement du budget alloué au Ministère de la Culture. Malgré la politique de rigueur décrétée dès l’année suivante, la part du budget de la culture par rapport au budget global frôle, en 1993, le 1%, taux plus que symbolique qui tend à satisfaire une revendication politique depuis les années 1970 affirmée. La rupture est également qualitative puisque bien 1
« Entretien avec Jean-Philippe Lecat », in : « Cirque », Culture et communication, op. cit., p. 17-18. 2 Cf. le dossier remis aux journalistes, lors de la conférence de presse tenue par Jean-Philippe Lecat le 12 janvier 1979, 8 pages, non paginé. 3 Philippe Poirrier, L’Etat et la culture en France au XXe siècle, Paris, Le Livre de Poche, La Librairie Générale Française, 2000, p. 161.
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qu’inscrits dans la lignée de Malraux les engagements de J. Lang « amènent à de très nets infléchissements »1. Ph. Poirrier constate que la « démocratisation culturelle s’efface résolument au profit du libre épanouissement individuel par la création dans le respect des cultures régionales et internationales, voire même sociales ». L’auteur tire les conséquences de cette orientation en notant la reconnaissance rendue ainsi possible de pratiques considérées comme mineures, « le jazz, le rock, la bande dessinée, la mode, la gastronomie, voire même le rap et le tag ». Nous ajoutons à cette liste, le cirque2. Nous ne développerons pas les diverses réceptions critiques d’une telle politique qui soulèvent le « sens perdu » ou la « dissolution » de la politique culturelle, la séparation consommée entre la création artistique et le projet social. Certains parlent même d’une mise en avant du « divertissement ». Sur la même question, Serge Chaumier, dans son approche des arts la rue, utilise le terme de « confusion dommageable », il précise que : « Avec un certain aveuglement ou du moins un emportement généreux, la lecture critique de la contre-culture a conduit à amalgamer des formes qui ne sauraient raisonnablement être apparentées, sauf à renoncer à ce qui faisait jusque là l’essence de la démarche artistique. Même s’il est de bon ton de prétendre que la créativité est la mieux partagée, il n’est pas certain que cela clarifie l’appréhension des choses de faire croire que toute création soit artistique. »3
Les premiers engagements de l’Etat vis-à-vis du cirque s’accompagnent d’une défense de la tradition qui, pour certains, s’appuie sur une sauvegarde du patrimoine (au moins architectural). Qui dit conservation d’un lieu, le cirque en dur et le chapiteau, dit également la nécessité de maintenir la forme spectaculaire qui y est indéfectiblement attachée, et réciproquement. Dominique Forette écrit que, « entré dans notre imaginaire collectif, le cirque appartient désormais à notre 1
Ibid., p. 165. Les aides du Ministère de la Culture passent de 2 610 000 francs en 1981 à 11 070 000 francs en 1983 et 19 334 000 francs en 1985 (soit respectivement ≈ 400 000, 1 700 000 et 3 000 000 d’euros). 3 Serge Chaumier, Arts de la rue, La faute à Rousseau, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 41. 2
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patrimoine culturel »1. Claude Mollard, de son côté, évoque le rapport qui unit la notion de patrimoine à celle de mémoire et note qu’au sein de la politique culturelle de la Gauche au pouvoir la « nouvelle manière de prendre en compte le patrimoine ne se limite pas aux seuls objets, elle fait référence à la mémoire que l’on garde d’eux et que l’on peut encore comprendre »2. L’auteur pense que sur la question de la préservation du patrimoine la politique de J. Lang s’est trouvée confrontée à une question essentielle, à savoir, « comment marier patrimoine et politique culturelle de gauche ? Ou dit autrement, comment éviter que la droite ne s’approprie l’exclusivité de la défense et la promotion du patrimoine ». Mais, selon J. Lang, le patrimoine est l’affaire de tous et pas seulement celle des élites. A notre sens, la politique en faveur du cirque, dès 1982, s’inscrit en accord avec ces déclarations. Il s’agit bien d’assurer une « intimité entre le peuple et sa mémoire »3. Max Querrien propose une vision dynamique de l’usage du patrimoine en précisant qu’il « s’agit de mobiliser le patrimoine comme un agent provocateur, qui échappant aux cloisonnements de la division du travail, aux spécialisations de la vie professionnelle débridera la créativité potentielle des individus et des groupes »4.
2. Les premières structurations associatives a) L’APMC et l’APEAC L’Etat, pour tenter de résoudre la situation dans laquelle se trouvent les entreprises de cirque, développe la création d’associations qui vont favoriser la mise en place de ses décisions politiques. En mai 1979, est constituée l’Association Pour la Modernisation des Cirques (APMC), dont l’objet principal est la gestion du Fonds de modernisation des cirques initié par JeanPhilippe Lecat. Ce fonds est alimenté par une taxe parafiscale de 1
Dominique Forette, Les arts de la piste : une activité fragile entre tradition et innovation, Paris, Avis et rapports du Conseil Economique et Social, 1998, p. I-3. 2 Claude Mollard, Le Cinquième pouvoir, La culture et l’Etat de Malraux à Lang, op. cit., p. 306. 3 Ibid. 4 Max Querrien (Pour une nouvelle politique du patrimoine, Paris, La Documentation française, 1982) est cité par Claude Mollard (in : Le Cinquième pouvoir, La culture et l’Etat de Malraux à Lang, op. cit., p. 307).
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3 % sur les entrées (système de cotisation volontaire des entreprises adhérentes), les subventions du Ministère de la Culture et de la Communication et la Société des Auteurs, Compositeurs, Editeurs de Musique (SACEM). Cette dernière aide est à mettre en relation avec la volonté de maintenir la présence d’un orchestre sous le chapiteau. L’association doit répondre à un cahier des charges dont les grandes lignes sont édictées par le Ministre1 : « […] élaborer et coordonner les actions d’intérêt commun à la profession, être un organisme de conseil et d’aide à la gestion des entreprises, accorder des aides à l’équipement, constituer un fonds de garantie permettant aux entreprises de bénéficier d’emprunts bancaires », mais également « suivre l’évolution qualitative des spectacles ». Dominique Forette considère ce programme comme chargé avec une « lourde » responsabilité financière ; de plus, il note qu’il lui est demandé « d’émettre un jugement de valeur »2. La première exigence de ce type relève essentiellement pour l’instant du domaine de la réaction face à la situation dramatique que vit le cirque et que nombre d’amateurs et d’amoureux lient justement à la qualité des spectacles. Elle n’est pour le moment rattachée à aucun critère si ce n’est celui de la présence de l’orchestre considérée comme un garant de la valeur du spectacle. Rappelons que les enseignes de cirque sont des entreprises privées, et qu’à ce titre, elles sont encore appréhendées comme relevant du secteur économique. D’autres mesures, prises la même année, essayent de s’emparer des éléments fragiles sur lesquels repose le constat de crise. Ainsi, est abordée la question des relations si difficiles entre les Maires des communes visitées et les circassiens avec la volonté de renforcer les contacts avec l’Association des Maires de France. L’habitat des gens du cirque est également pris en considération et il est décidé que le 1% construction pourra être consacré à l’achat de caravanes. Est instauré, par l’Arrêté du 18 décembre 1979, le Grand Prix National du Cirque. Un autre point est souvent relevé comme représentant un handicap pour l’activité est la mauvaise 1
Conférence de presse du 12 janvier 1979, op. cit. Dominique Forette, Les arts de la piste : une activité fragile entre tradition et innovation, op. cit., p. II-53.
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information supposée du public ; aussi, il est alors question de la création d’une éventuelle émission télévisée. Quels que soient les problèmes soulevés, les mesures semblent dérisoires parce qu’elles ne s’emparent pas des différentes difficultés en les inscrivant dans une globalité. Nous avons vu précédemment que la question de l’enseignement était fondamentale pour l’avenir du cirque ; il n’est donc pas surprenant que l’Etat prenne des mesures en ce domaine. En août 1980, est créée l’Association Pour l’Enseignement des Arts du Cirque (A.P.E.A.C). Son rôle est de coordonner et d’animer la politique de formation des deux écoles de cirque (l’Ecole au Carré de Sylvia Monfort et A. Grüss et l’Ecole Nationale du Cirque de A. Fratellini et P. Etaix) ; cette décision préfigure la création d’une école véritablement placée sous l’égide du Ministre de tutelle. b) L’ASPEC Les deux associations, APMC et APEAC, l’une centrée sur les questions principalement économiques et l’autre, de part sa vocation liée à la transmission, qui ne peut éluder la question de l’artistique, sont réunies, en juin 1982 − un an après la prise de fonction de Jack Lang − en une seule, l’Association Pour le Soutien, la Promotion et l’Enseignement du Cirque (A.S.P.E.C.). Si ce regroupement a pour première finalité une recherche d’efficacité et de rigueur, la prise en main conjointe des problèmes plus ou moins directement liés à la gestion des entreprises de cirque et aux questions artistiques n’est pas dénuée d’intérêt pour un Ministère de la Culture qui a à cœur d’intégrer sous sa houlette toute forme de manifestation culturelle. • Le cirque et les collectivités locales
En décembre, cette association devient indépendante de la Direction du Théâtre et des Spectacles. Installée dans de nouveaux locaux, elle est présidée par Rodolphe Pesce, Député-maire de Valence (Drôme). Elle doit poursuivre les missions précédemment déterminées et a pour nouvel objectif de : « […] promouvoir l’art du cirque [notons que le mot art est accolé au terme de cirque, et ce au singulier], notamment en développant la prospection du public, en facilitant la coordination de la programmation entre les différentes entreprises et en assurant les 55
contacts indispensables avec les organisations et les autorités responsables aux plans national, régional et municipal. »1
Le fait que R. Pesce soit un élu municipal fortement engagé dans les problèmes de politique de la ville n’est certainement pas étranger à la volonté de s’attaquer au problème de la reconnaissance du cirque, non seulement auprès du grand public, mais également auprès des responsables des collectivités territoriales. C’est à Valence que, les 15 et 16 octobre 1982, se tient un colloque national, Cirque et collectivités locales. L’objectif de ce colloque est d’étudier les modalités que doivent prendre les relations entre les professionnels du cirque et les collectivités locales. Il en ressort qu’il est exclu de légiférer (au nom du respect de l’autonomie des communes) et conseillé d’avancer par contrat (entre les partenaires culturels locaux, dont les comités d’entreprises, et les cirques). Après avoir abordé la récurrente question de l’accueil des chapiteaux dans les villes, les intervenants traitent de la qualité des spectacles et notent qu’elle « repose sur la création »2 ; le mot est lâché. La précision suivante a son importance, puisqu’il est dit que celle-ci « doit être organisée, encouragée, soutenue ». Le cirque est alors considéré comme un « art populaire » et le nouvel engagement politique revendique l’obligation de « revaloriser le patrimoine “cirque” dans son originalité française »3. La référence aux deux siècles d’histoire est évidente, ainsi que la volonté de sensibiliser les acteurs locaux sur le patrimoine de leur région (par exemple architectural avec les cirques en dur) ; mais une attention est également portée aux savoir-faire, puisqu’il est considéré comme essentiel de « retrouver dans le domaine de la formation le maintien des traditions équestres, acrobatiques et clownesques des arts du cirque ». Pour la première fois, lors de ce colloque, est abordée la question de l’« aide à la création », justifiée puisque la « création artistique du cirque doit avoir son plein droit et sa reconnaissance publique ». Cependant, le fait qu’elle reste mise en relation avec le respect de 1
Deux ans de politique culturelle 1981-1983, Publication du Ministère de la Culture et de la Communication, 1983, p. 7. 2 Colloque national Cirque et collectivités locales, rapport de synthèse, disponible au service Documentation du CNAC, p. 1. 3 Ibid., p. 3.
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la tradition justifie que le Cirque à l’ancienne d’A. Grüss soit retenu pour représenter le cirque français. Nous constatons que la rupture politique est conséquente puisque, alors que les mesures de 1979 étaient purement économiques et relevaient de l’aide financière à un secteur privé, il est jeté un premier regard sur la qualité des spectacles, au-delà de la simple question de la présence d’un orchestre. • Un regard autorisé sur la forme
Lors de ce colloque, Hélène Gratiot-Alphandéry présente un compte rendu d’entretiens libres réalisés auprès du public, tous âges confondus. Son objectif est de mettre au jour l’« image du cirque » que les français se sont constitués. Il en ressort, en premier lieu, que la fréquentation du cirque n’est pas régulière mais occasionnelle ; ainsi, le cirque ne semble pas « s’inscrire aujourd’hui parmi les habitudes régulières de ce temps »1. L’intervenante aborde la question de la réception des spectacles et note une déception chez « ceux-là même qui y demeurent les plus attachés ». Elle définit l’attente du public ou plus exactement ce que celui-ci « aime » dans le cirque, à savoir « un rituel, une succession de numéros qui entraîne une succession d’émotions contrastées, qui mène du rire à l’angoisse, de l’admiration au rejet de l’étonnement à la satiété ». Il lui semble essentiel que le public se sente partie prenante du spectacle, qu’il soit associé sans frustration « à ce grand jeu » puisque seul le cirque peut proposer une « telle diversité d’impressions » et ce, pour tous les publics. Elle en vient tout naturellement à traiter de la question de la qualité des numéros qui doivent être « parfaitement au point » sans s’inscrire dans une « construction artificielle » qui userait du « luxe », de l’« épate » ou du « bluff », mais respecterait une « tradition » liée à la présence de numéros « attendus » (les clowns, par exemple). Il n’est pas envisageable de négliger l’histoire du cirque qui lui a fait acquérir une « dignité dans l’allégresse et la peur ». Cette qualité exigée ne peut s’entendre dans « l’improvisation, le laisser aller et, pire encore, la vulgarité ». L’attaque de l’auteure est précise ; le cirque a su être du bel 1 Hélène Gratiot-Alphandéry, « Images du cirque », in : Colloque national Cirque et collectivités locales, op. cit., non paginé.
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ouvrage, il est indispensable et possible de retrouver un spectacle qui fasse vivre des émotions à un public concerné par des prestations qui appartiennent à un univers complexe et en même temps familier. Il nous semble intéressant de préciser la définition que H. Gratiot-Alphandéry accorde au terme de tradition appliqué au cas présent ; pour elle, il ne s’agit pas « à proprement parler [de] la tradition historique − le long chemin qui mène des bateleurs aux écuyers et que, dans sa réalité, beaucoup ignorent − c’est une manière de tradition affective, inscrite dans le temps de chacun bien plus que dans le temps de l’histoire ». Par ailleurs, elle pense que le public doit avoir une réelle connaissance du travail des artistes ; s’en faisant le porte-parole, elle écrit que « ce monde du Cirque, monde fermé qui intrigue et attire, on voudrait le mieux connaître à la fois au niveau de ces réalisations techniques et au niveau de ses conditions de vie et de travail quotidien ». Un tel avis est régulièrement repris pour demander la programmation de documentaires sur le cirque. Le dernier point abordé concerne le sentiment de « vérité » attaché au spectacle et qui ainsi rejette la « tricherie » et l’« artificiel ». • Les conséquences attendues
L’ASPEC inscrit son action dans la mise en place de projets qui favorisent la diffusion du cirque et de son image. Très rapidement, les actions mises en place allient diffusion et action sociale, par le biais d’interventions éducatives (stages, écoles de loisirs) ou d’animation (présence des élèves de l’Ecole Nationale du Cirque au Salon de l’Enfance et de la Jeunesse). Ainsi, en 1983, elle a incité la « réalisation d’une cinquantaine de manifestations ou tournées ayant pour thème le cirque »1. R. Pesce considère que les aides allouées ont permis « aux petits cirques de s’équilibrer et surtout d’améliorer leurs spectacles et leurs prestations éducatives auprès des enfants et des jeunes ». Les propos de R. Pesce, concluant la conférence de presse du mercredi 18 janvier 1984, sont édifiants quant aux engagements politiques présents et à venir : « Le cirque est à un tournant, passant d’une activité familiale à une entreprise culturelle nécessitant une gestion suivie : il doit prendre en 1
Rodolphe Pesce, Conférence de presse du mercredi 18 janvier 1984.
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compte aussi les mutations et les goûts du public et notamment du public jeune oubliant l’exploit d’essence sportive pour la création de spectacles élaborés faisant appel à la musique, la mise en scène et surtout à l’imagination. »
Les mesures et les actions favorisant un travail d’ancrage local du cirque s’accompagnent de décisions d’envergure nationale. Ainsi, le 31 janvier 1984, dans un communiqué de presse, Jack Lang annonce notamment la constitution d’un « Cirque National » et la fondation d’un « Centre National Supérieur de Formation aux Arts du Cirque1 ». L’un doit constituer un modèle, et l’autre l’alimenter en artistes de qualité. L’un est confié à Alexis Grüss, Directeur du Cirque à l’ancienne, et l’autre à Ryszard Kubiak, ancien Directeur des écoles de cirque polonaises. Ces mesures correspondent à la certitude énoncée dès 1978, à savoir que seule une école d’Etat peut réellement répondre aux enjeux de la situation : « […] il n’existe pas d’école privée du cirque dans le reste du monde. Ce sont des écoles d’Etat, avec une administration, qui non seulement forme des artistes, mais est là pour les placer »2.
3. Un cirque national a) Les Grüss : une famille française Le Cirque National est constitué pour deux raisons : « − la première est qu’il est indispensable dans le domaine du cirque, comme dans l’art dramatique, l’art lyrique ou la danse, qu’il y ait en France un établissement qui puisse disposer de tous les moyens techniques et artistiques pour tendre vers la perfection ; − la seconde c’est que, au milieu de tous les troubles et de toutes les difficultés que connaît le cirque, il est nécessaire de présenter un modèle. Le cirque National doit être ce modèle. »3
Les Grüss forment l’une des dernières familles françaises de cirque et Alexis Junior développe ses productions autour de thématiques qui donnent une unité aux spectacles. Ainsi, le Cirque 1
Devenu très rapidement Centre National des Arts du Cirque. Alain Frère s’exprime en ces termes lors de la table-ronde de septembre 1978 (« Sauvons le dernier spectacle familial », in : « Cirque », Culture et Communication, op. cit., p. 22). 3 Jack Lang, « Cirque National », document joint au dossier de presse remis aux journalistes, lors du communiqué à la presse du 31 janvier 1984, non paginé. 2
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à l’ancienne semble pouvoir répondre aux exigences de qualité attendues. Gaby Lebot, dans son rapport au Ministre, cerne quelques critiques formulées à l’encontre de ce qu’est devenu le spectacle de cirque, dans sa forme sclérosée : « Il lui manque une logique de spectacle avec son prologue et son épilogue. Le public voit seulement une succession de numéros sans liens entre eux, sans explication et dont la valeur lui échappe souvent. Bref, il lui manque la mise en scène qui fera l’esthétique du spectacle »1. Le travail d’A. Grüss s’inscrit en droite ligne dans la tradition équestre à l’origine du cirque moderne (qui constituait la spécificité du cirque jusqu’à la fin du XIXe siècle). Il défend un répertoire de numéros célèbres, comme nous l’avons abordé dans un chapitre précédent. De plus, il répond à la triple exigence, réclamée par le projet : « − de la réalisation d’un spectacle entièrement français ; − d’un niveau de qualité international lié à une originalité spécifique ; − d’une structure suffisamment légère et suffisamment jeune pour pouvoir subir les contraintes d’une transformation en cirque national. »2
Ainsi, en 1982, A. Grüss et le Ministère de la Culture signent une convention en préfiguration de la création du Cirque National et le Cirque à l’ancienne est chargé de mener « une action de création, de diffusion et d’animation de nature professionnelle dans le domaine du cirque »3. Pour ce faire, il reçoit une subvention de 3 220 000 francs (≈ 500 000 €) et bénéficie de dix postes culturels, en provenance de la Direction de la Musique et de celle du Développement culturel, destinés à constituer un orchestre. Cette décision est à mettre en relation directe avec la volonté d’améliorer 1
Gaby Lebot, Propositions pour une politique culturelle du cirque, Rapport remis à Monsieur le Ministre de la Culture, Paris, 1983, p. 7. Pour la réalisation de ce rapport, Gaby Lebot a rencontré des « gens du cirque ». La liste établie en début d’ouvrage montre bien que seules les enseignes classiques sont considérées, alors que depuis 1979, Le Puits aux Images a acquis un chapiteau et est adhérent de l’ASPEC. 2 Jack Lang, « Cirque National », document joint au dossier de presse remis aux journalistes, lors du communiqué à la presse du 31 janvier 1984, non paginé. 3 Article 1er de la Convention signée le 9 février 1982 par A. Grüss et le Directeur des Théâtres et des Spectacles pour le Ministère de la Culture.
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la qualité des spectacles de cirque. Si celui produit cette année est de qualité, et reçoit un accueil favorable du public − qui justifie son renouvellement l’année suivante −, G. Lebot signale les limites inhérentes au fait que le Cirque à l’ancienne est l’œuvre d’un seul, le « décideur »1. En effet, A. Grüss « assure les relations publiques, les contacts divers et le spectacle dans toutes ses dimensions ». Ainsi, l’animateur principal du Cirque à l’ancienne, certes « compétent », s’avère par-là même « indispensable » à l’entreprise. Pour l’auteur, c’est une marque de fragilité pour un cirque national, pour « la sécurité et la pérennité » du projet. Cette mise en garde, dans un rapport officiel, se traduit un an plus tard dans le discours du Ministre qui indique que « le Cirque National ne saurait être la propriété d’un seul homme ou d’une famille », et précise qu’il est la « propriété de l’Etat et d’autres, en leur temps, viendront l’animer »2. Cependant, en 1987, les subventions allouées à l’association, présidée par D. Mauclair, sont réduites par François Léotard, alors Ministre de la Culture et de la Communication, ce qui oblige celle-ci « à cesser ses activités »3. b) Une faillite politique Pour D. Mauclair, cette décision est le résultat des « effets pervers des changements de politique »4 ; cependant, elle est également, selon lui, la conséquence d’« erreurs d’appréciations » liées à la conception même du projet. Il aurait manqué les « fonds nécessaires à l’acquisition d’un matériel moderne et d’un budget de publicité important, afin d’imposer la nouvelle enseigne », notamment pour annoncer les tournées en provinces qui faisaient partie des missions du Cirque National. Un soutien de l’Association Française d’Actions Artistiques (AFAA) aurait permis d’assurer la rentabilité des tournées à l’étranger. Une des critiques faite à l’encontre du Cirque à l’ancienne est d’avoir essentiellement fait reposer le spectacle sur les différents membres de la famille et de ne pas avoir suffisamment recruté des 1
Gaby Lebot, Propositions pour une politique culturelle du cirque, op. cit., p. 14. Jack Lang, « Cirque National », op. cit. 3 Dominique Mauclair, Planète cirque, Une Histoire planétaire du cirque et de l’acrobatie, Baixas, Balzac Editeur, coll. L’envers du décor, 2002, p. 224. 4 Ibid.
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artistes et des troupes étrangers au sérail. N’y avait-il pas un paradoxe dans le fait que l’Etat recherchait une famille française sans avoir réalisé que s’il en existait encore une c’était bien parce qu’à sa tête le patriarche régnait ? Sans cette cohésion autour d’un homme l’entreprise n’aurait sûrement pas survécu à la crise puisque la faillite des cirques est aussi liée à l’éclatement de la structure familiale. Pierre Paret rend hommage au travail des Grüss qui « ont parfaitement rempli leur contrat », d’une part quant à la « qualité des spectacles » et, d’autre part, quant à « leur comportement vis-à-vis des villes et du public »1. Par ailleurs, il met en cause l’absence d’une véritable volonté politique qui aurait dû en temps et en heure positionner des garde-fous en imposant « la présence d’un gestionnaire compétent […] secondé par un chef de publicité » et en offrant l’aide d’« un état-major administratif ». Tout le regret que P. Paret ressent face à cette aventure qui aurait pu être « merveilleuse » transparaît lorsqu’il écrit que « Alexis Grüss poursuit sa route, cahin-caha avec un spectacle familial alors qu’il aurait pu, surtout en mêlant ses propres numéros à de grands numéros étrangers, être le magnifique porte-drapeau du cirque français tel qu’on l’avait rêvé, et qui a raté le coche ». c) Une mission impossible L’erreur n’était-elle pas d’avoir voulu initialement créer un établissement national à l’image d’un cirque d’Etat comme il en existe dans les pays de l’Est ? Etait-il vraiment envisageable que l’on puisse ériger en « modèle » une forme spectaculaire ? G. Lebot fait part de la possibilité envisagée d’accorder des « labels » « de type “Qualité France” ou “Qualité Cirque National” »2. Cette proposition est concevable lorsqu’elle est considérée en relation avec la situation précédemment relatée concernant les pratiques de contre-carre et la piètre qualité de certains cirques. Cependant, elle entre en contradiction avec le désir d’introduire le cirque dans le champ artistique, et en ce sens devient intolérable. L’avenir du cirque est réellement dans une période charnière, pendant laquelle le cirque traditionnel est dans 1
Pierre Paret, Le Cirque en France, Erreurs passées — perspectives d'avenir, op. cit., p. 85. 2 Gaby Lebot, Propositions pour une politique culturelle du cirque, op. cit., p. 53.
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un creux dont peu se relèveront alors que le nouveau n’a pas encore pointé le bout de son nez (qui ne sera pas forcément rouge !). Par ailleurs, lier le projet du Cirque National à celui du Centre National des Arts du Cirque en précisant que les élèves de l’école doivent alimenter ce cirque, alors que la première promotion ne sortait qu’en 1989, était sans doute incohérent, d’autant que l’aventure est brutalement stoppée en 1987 ! Mais, nous voudrions préciser un point d’ordre esthétique. En fait, n’était-il pas demandé à A. Grüss de réaliser le non encore advenu ? En effet, précédemment, nous avons cité G. Lebot qui, dans le constat sur la qualité des spectacles, mentionnait leur manque de mise en scène, l’absence de liens entre les numéros qui les composent et que la valeur de ceux-ci échappe aux spectateurs. Mais, aucune expérience contemporaine n’avait encore réalisé un tel type de production. Archaos, cirque de caractère, titre du spectacle éponyme de la compagnie, est en fait un capharnaüm organisé de numéros qui émerge en 1984, quant à Noir Baroque, du Puits aux Images, cette succession thématisée soutenue par une ambiance musicale est datée de 1987. A. Grüss, quant à lui, offre un univers, une référence historique en tentant, peut-être avec nostalgie, de nous faire rêver sur une période révolue. Si les nouveaux cirques balbutient un soupçon de cohérence avec des équipes qui travaillent ensemble sur un projet commun, les artistes du cirque traditionnel, propriétaires de leur numéro, ne sont ni formés ni inscrits dans une démarche volontaire pour s’intégrer dans un spectacle prédéfini. Leur était-il dès lors possible de renoncer à leur musique, de se débarrasser de leur costume à paillettes, de s’intégrer dans un propos étranger sans sacrifier à leur propre part d’investissement artistique ? Aussi, ne demandait-on pas l’impossible à A. Grüss ? Ainsi, se joue la contradiction flagrante qui existe entre la nécessité absolue de soutenir un secteur culturel attaché malgré tout au divertissement et la volonté de le faire entrer dans le champ artistique.
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4. L’ANDAC a) La pression du nouveau cirque L’ASPEC regroupait les entreprises de cirque, des sociétés privées, donc des cirques classiques1. L’aide financière apportée à celles-ci ne pouvait être infinie. J. Lang, en 1986, pose des gardefous en précisant qu’elle « ne peut en aucun cas avoir pour objet de combler systématiquement les déficits d’entreprises gérées avec insuffisamment de rigueur ou présentant des spectacles d’une qualité médiocre »2. Il devient indispensable, pour le Ministère de la Culture, qui doit rendre des comptes aux électeurs, que l’argent public qui lui est attribué soit réellement utilisé pour, si ce n’est des œuvres de création, tout du moins des spectacles de qualité qui obtiennent une audience justifiant ainsi les engagements financiers. Les conditions pour que le cirque retrouve lui-même son équilibre financier passe par la qualité des spectacles, « la rigueur de la gestion » et « l’adaptation des méthodes commerciales au monde contemporain ». Cependant, la crise est trop profonde et il faut reconnaître que le renouveau ne s’impose pas là où on l’attendait. Des troupes, ayant, entre autres, exploré la rue, le bricolage et la débrouille, se constituent en associations et viennent frapper à la porte du Ministre. De plus, certains de leurs animateurs ne sont pas étrangers aux luttes qui ont rendu possible l’arrivée de François Mitterrand à la Présidence de la République. Ainsi, en 1988, l’ASPEC disparaît et laisse la place à l’Association Nationale Des Arts du Cirque (ANDAC). Elle ouvre ses portes aux compagnies de cirque, qui pour la plupart relèvent de la loi relative aux associations (Loi 1901). Se retrouvent ainsi, adhérents de la même association, les entreprises de cirque classique et les compagnies que l’on n’identifie pas encore comme appartenant à la mouvance du nouveau cirque. L’ANDAC distribue directement les aides : 1 La seule SARL adhérente, dont on peut inscrire le parcours en relation avec le nouveau cirque est celle du Puits aux Images dirigée par Christian Taguet. 2 Jack Lang, « Politique du Ministère de Culture en faveur du cirque », Inauguration du Centre National Supérieur de Formation aux Arts du Cirque, Ministère de la Culture, Service des Etudes et Recherches, Communiqué à la presse, 13 janvier 1986, p. 2.
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− à la création (qui concerne surtout les nouveaux) − à l’innovation (qui concerne surtout les classiques) − à la musique vivante − au fonctionnement (qui concerne l’ensemble des adhérents). Une partie du budget de l’ANDAC est constituée de la cotisation volontaire des adhérents sur la base de 3,5% prélevés sur la billetterie. D. Forette s’interroge sur l’existence de ce qu’il nomme un « faux fonds de soutien » et sur les « motivations qui ont poussé le ministère à ne pas en créer un vrai »1, alors qu’une taxe parafiscale existe dans le secteur des théâtres privés et de la chanson. Le « cirque est mort ! », disait-on ; un « nouveau » se profilait à l’horizon. La réponse ne serait-elle pas à chercher de ce côté-ci ? Les incertitudes face à ce qui survenait dans un domaine en pleine mutation, un relatif passage de l’activité circassienne d’un secteur commercial privé vers une structuration en compagnies dont la « survie passe nécessairement par une intervention publique »2 et la coexistence de ces deux modalités économiques de fonctionnement, ne permettaient peut-être pas de mettre en place une solidarité commune autrement que basée sur le volontariat, d’autant plus qu’une multitude de petites enseignes circulaient encore et de façon plus ou moins contrôlée et contrôlable. Les limites du système sont également pointées par Jean-Christophe Bonneau, puisque, selon lui, l’association « n’a fédéré que les structures qui souhaitaient adhérer à ce type de mécanisme » et qu’ainsi « il a entraîné une sorte de cooptation et finalement n’a réuni que ceux qui avaient une capacité financière à participer à ce mécanisme »3. Il nous semble cependant qu’au travers des décisions prises et de celles proposées (au sein des différents rapports commandés par 1 Dominique Forette, Les arts de la piste : une activité fragile entre tradition et innovation, op. cit., p. II-56. 2 Gwénola David, Dominique Sagot-Duvauroux, « Les enjeux économiques d’une mutation », in : Avant-garde, cirque !, sous la dir. de Jean-Michel Guy, paris, Autrement, Collection Mutations, 2001, p. 221. 3 Jean-Christophe Bonneau, Eléments quantitatifs et qualitatifs pour la mise en place de mécanisme de soutien en faveur du cirque, 2003, ce texte est disponible en ligne sur le site : http://www.horslesmurs.asso.fr/res/s/Rapport_Bonneau150405.pdf, p. 17.
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l’Etat) et non choisies existe un paradoxe qui consiste à explorer des pistes sans les mener à leur terme (le Cirque National en est un exemple) dans lequel se manifeste la volonté aussi de tenir un secteur. D. Forette note que l’Etat fait preuve d’un désir de contrôler la création plus dans les arts du cirque que dans les autres secteurs artistiques, « au point qu’aujourd’hui encore dans les milieux proches des directions du ministère, on trouve des fonctionnaires qui n’hésitent pas à exciper de choix esthétiques tranchés et définitifs »1. b) Arnaque à l’ANDAC Des événements qui relèvent du domaine de l’escroquerie mettent un terme non seulement à l’existence de l’ANDAC, mais également aux modalités d’attribution des subventions pour les arts du cirque. En effet, le Directeur, Michel Jarnoux, par un procédé analysé dans un rapport de la Cour de discipline budgétaire et financière de 1999 (dont un extrait est reproduit dans le document suivant), a quitté le territoire français avec une cagnotte plus que conséquente de vingt millions de francs (environ trois millions d’euros).
RAPPORT AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
suivi des réponses des administrations, collectivités, organismes et entreprises 1999 Le rapport de la Cour de discipline budgétaire et financière est annexé au présent rapport RAPPORT PUBLIC 1999
15 L’état et les associations dans le secteur culturel La présence, fréquente jusqu’à une date récente, de représentants du ministère au sein des instances dirigeantes des organismes subventionnés, n’apporte le plus souvent qu’une garantie illusoire quant au suivi de leur activité, ainsi qu’en témoigne le cas de l’association nationale des arts du cirque (ANDAC), en cours de 1 Dominique Forette, Les arts de la piste : une activité fragile entre tradition et innovation, op. cit., p. II-53.
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liquidation, qui était chargée de distribuer des aides aux cirques pour le compte de l’administration, et dont le directeur, condamné à deux ans de prison, est aujourd’hui en fuite. La fraude pourtant grossière dont l’association a été victime a été découverte très tardivement par le ministère ; la direction du théâtre et des spectacles, présente dans le conseil d’administration de l’association, et chargée de la tutelle, a accordé pendant plusieurs années des subventions sans s’être jamais assurée que des procédures rigoureuses et transparentes d’octroi des aides au cirque avaient été mises en place par l’association, et sans s’être inquiétée de leur utilisation. D’après le rapport des experts commis par le tribunal correctionnel de Paris, le directeur, profitant du fait que les subventions accordées à l’ANDAC étaient en grande partie reconduites d’une année sur l’autre et que la tutelle n’exerçait aucun contrôle ni sur leur montant ni sur leur justification, a pu obtenir leur augmentation progressive, sans qu’un rapprochement soit jamais fait entre les concours financiers accordés par le ministère et les aides effectivement validées par le conseil d’administration. Il a pu ainsi détourner à son profit près de 20 MF. La conséquence directe de cette affaire est que les subventions, en provenance de l’Etat, sont dès lors directement versées par la Direction des Théâtres et des Spectacles en fonction des spécificités respectives. Elles sont définies dans un document émanant de la DTS, en date du 24 mars 1995, signé par son Directeur, Jacques Baillon : « − aide à l’innovation : élaborée plus particulièrement pour les entreprises de cirque traditionnel dont la conception du spectacle repose sur une succession de numéros, elle a pour but d’en améliorer la qualité. Elle devrait permettre aux directeurs soit de faire appel à des intervenants artistiques extérieurs (chorégraphes, musiciens, metteurs en scène), soit de faire réaliser de nouveaux décors, costumes et accessoires divers. Elle sera attribuée après avis d’une commission consultative composée de professionnels et de personnes qualifiées. » « − aide à la création : répondant aux besoins des compagnies de cirque contemporain, elle a pour objet de favoriser la création de spectacles de conception originale marquant dans un ensemble scénique homogène un effort de renouvellement. 67
Elle sera également attribuée après avis d’une seconde commission composée de professionnels et de personnalités qualifiées. »
La volonté de l’Etat est bien de contribuer à la permanence des deux formes identifiées, le « cirque traditionnel » et le « cirque contemporain ». La structuration esthétique s’est réalisée et elle est légitimée par l’octroie d’aides spécifiques. La forme détermine les moyens. Le terme « traditionnel » perdure et renvoie toujours au patrimoine. L’usage du terme « classique » a du mal à s’imposer, sans doute parce qu’il permettrait d’inscrire cette forme dans une chronologie, qui laisserait penser soit que sa disparition est probable soit qu’elle est condamnée à rester figée dans un canon. L’existence de deux commissions distinctes instaure une scission et consacre le fait que les deux cirques se développent parallèlement. c) « Une expérience unique »1 L’ANDAC est regrettée par certains pour le cadre de rencontre et d’échange qu’elle offrait entre les adhérents (trente et une entreprises et compagnies2). Jean-Christophe Bonneau écrit que l’ANDAC « a été, à son époque, le seul espace de concertation et de discussion des professionnels du cirque entre eux »3. Il souligne, également, « le rôle de passerelle qu’a joué l’association entre les entreprises de cirque et les compagnies contemporaines. De plus, Jean-Luc Baillet reconnaît que depuis la mise en sommeil de l’ANDAC (1994) (dissolution en 1999) « il n’y a plus d’échange entre les collectivités et les cirques »4. Nous pourrions cependant 1
Jean-Christophe Bonneau, Eléments quantitatifs et qualitatifs pour la mise en place de mécanisme de soutien en faveur du cirque, op. cit., p. 16. 2 Les compagnies adhérentes en 1994, et aidées pour un montant global de près de 6 000 000 de francs sont : Archaos, AG spectacles, Cirque de Barbarie, Cirque Baroque, Alex Bouglione (aucune aide), Les Cousins, Déclic Circus, Cirque Diana Moreno, Cirque du Dr Paradi, Cie Foraine, Cirque A. Fratellini, Cirque du Grand Céleste, Cirque à l’ancienne, Jo Bithume, Cirque en kit, Cirque Lamy Frères, Cie Malabar, Les Matapeste, Cirque Métropole, Les Noctambules, Les Nouveaux-nez, Cirque de Paris, Cirque Patoche, Cirque Pinder-J. Richard (aide de 1 300 000 francs, la plus importante ; les subventions à cette entreprise devenue bénéficiaire sont annulées à partir de 1998), Cirque Plume, Cirque Reno, Cie des Saltimbanques, Cie des Voltes-Faces, Cirque Zavatta Fils. 3 Ibid. , p. 17. 4 Jean-Luc Baillet, Arts du cirque : les chantiers de l’action culturelle, Rencontre des 18 et 19 octobre 2000 au CNCDC de Châteauvallon, p. 4
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nous demander pourquoi cet objectif ne faisait-il pas partie des missions de HorsLesMurs qui a récupéré ce domaine sous sa houlette ?
5. HLM HorsLesMurs, association nationale pour la promotion et le développement des arts de la rue et des arts de la piste, est régie par la loi de 1901 et est subventionnée par le Ministère de la Culture et de la Communication. Créée en 1994, avec pour mission de reprendre certaines des activités de Lieux Publics, la documentation et l’organisation de rencontres telles qu’elle les avait initiées. Ses missions, à partir de 1996, se développent autour d’activités clairement définies et élargies aux arts de la piste, telle la documentation (avec un vrai centre de ressources), les éditions, les rencontres. a) Les éditions • Le Goliath
HLM poursuit la publication du Goliath. Guide-annuaire des arts de la rue mise en place par Lieux Public en 1985. En 1997, la version adaptée aux arts du cirque s’ajoute aux éditions et s’intitule Le Goliath. Guide-annuaire des arts de la piste (le sous-titre n’est pas sans importance puisqu’il entérine une nouvelle appellation qui laisse supposer un retour au cercle). Elle est construite sur le même modèle. Depuis l’édition de 2002, les deux domaines sont réunis dans une seule publication Le Goliath. Guide-annuaire des arts de la rue et des arts de la piste. Ces publications sont destinées essentiellement à un public de professionnels, puisqu’elles constituent un répertoire de tous les acteurs inscrits dans ces deux champs. L’édition de 1999-2000 instaure par son sommaire une distinction entre les cirques traditionnels, les nouveaux cirques, les compagnies de prouesse, les artistes individuels. En sous-titre à chacune de ces rubriques apparaît clairement la difficulté de définir les catégories instituées et la fragilité d’un tel découpage. Ainsi, les cirques traditionnels sont définis en tant qu’« entreprises présentant un spectacle de cirque classique », les nouveaux cirques en tant qu’« entreprises présentant un spectacle métissant les arts de la scène » ; quant aux compagnies de prouesse, elles sont caractérisées comme des « compagnies utilisant une technique de cirque centrale tout au long d’un spectacle ». Les artistes 69
individuels sont identifiés au regard de leur capacité à s’insérer « dans un programme »1. Les étiquettes ainsi exposées présupposent que les formes sont déjà repérées et classifiées ; quant aux tentatives de définition, elles confondent entreprises et compagnies. Conscients de l’arbitraire ainsi utilisé, l’édition suivante résout le problème en ne créant qu’une seule rubrique consacrée aux « artistes et compagnies »2 (dans laquelle sont également présentes les entreprises), tous genres confondus. • Arts de la piste3
Laurent Gachet, Rédacteur en chef de la revue, affirme, dans son éditorial du numéro 1, que la revue « veut se situer à la croisée des chemins entre création, diffusion et recherche… »4. Les rubriques mises en place dès ce numéro subissent peu de modifications par la suite, si ce n’est une place faite à partir des numéros suivant à des questions institutionnelles et réglementaires. L. Gachet les présente ainsi : « ITINERAIRES pour découvrir un parcours artistique PASSERELLES pour mieux appréhender l’interdisciplinarité artistique favorisée par le cirque TOUR DE PISTES pour présenter une structure de diffusion REVES ET HISTOIRES DE CIRQUE pour poser un regard sensible sur un monde riche d’images et d’émotions ACTUALITES de la CREATION, de la DIFFUSION et de la FORMATION seront aussi au rendez-vous. »
Un dossier thématique par numéro permet d’aborder un ensemble de problématiques liées à la diffusion (« La diffusion du cirque à Paris », n° 3 ; « Les Festivals de cirque », n° 5 ; « XXIe Festival Mondial du Cirque de Demain », n° 9), à la pratique d’une 1
Le Goliath. Guide-annuaire des arts de la piste 1999-2000, Paris, HorsLesMurs, 1999, p. 51. 2 Le Goliath. Guide-annuaire des arts de la rue et des arts de la piste, Paris, HorsLesMurs, 2002, p. 289. 3 Arts de la Piste, Rédacteur en chef Laurent Gachet, parution trimestrielle, Paris, HorsLesMurs, du n°1, janvier 1996 au n°13, avril 1999 : − Rédacteur en chef Jean-Luc Baillet, du n° 14, juillet 1999 au n° 32, juin 2004 ; − Rédacteur en chef Stéphane Simonin, à partir du n° 33, octobre 2004 au n° 37/38, mars 2006. 4 Laurent Gachet, « Editorial », Paris, Arts de la piste, HorsLesMurs, n° 1, 1996, p. 1.
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discipline (« Les Aériens », n° 6 ; « La Griffe et la tente, sur la piste des animaux », n° 13), d’offrir une ouverture vers l’international (« Le Cirque russe », n° 11), de traiter d’orientations spécifiques (« De l’économie du cirque itinérant », n° 7, « Les Aventures du cercle », n°10). A quelques exceptions près, ces dossiers sont construits en donnant un éclairage pluridisciplinaire du thème abordé. b) Les rencontres Le 10 avril 1996 débute la première rencontre professionnelle organisée par HorsLesMurs, en partenariat avec l’ONDA (Office National pour la Diffusion Artistique), le Parc de La Villette et le Théâtre des arts. Elle s’attache à la question de « La diffusion des arts de la piste ». L’intervention d’ouverture s’intitule : « Mutations esthétiques des arts de la piste, héritage et évolution des formes ». L’approche s’avère plus historique qu’esthétique, insistant notamment sur l’apparition d’un cirque qui introduit « des notions d’art et de création »1. Les ateliers de discussion concernent directement le nouveau cirque : « La coproduction. Y a-t-il une vie après la création ? » et « Les Arts de la piste et les stratégies de conquête du public ». Lors du premier débat sont abordées, entre autres, la question des risques économiques et des subventions et celle des relations avec les lieux de diffusion et de production. Le second atelier déplace la réflexion sur le public, peu discutée, vers celle de la responsabilité et des engagements des lieux de diffusion spécifiques en relation avec les difficultés liées à la logistique, l’économique et l’esthétique (notamment pour l’accueil d’un chapiteau). P. Jacob propose un texte préparatoire à la rencontre professionnelle suivante, qui se tient les 7 et 8 novembre 1996, consacrée aux évolutions esthétiques des arts de la piste. L’auteur conclut son panorama des différentes formes qui composent la diversité du cirque contemporain en prenant pour référence le cirque traditionnel et souligne la coupure qui existe encore entre les deux et donc l’indispensable recours à des aides distinguées. Il 1
Pascal Jacob, « La première rencontre professionnelle du réseau d’action culturelle autour de la diffusion des arts de la piste », Paris, Arts de la Piste, n° 3, op. cit., p. 41.
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écrit qu’en « regard de la multiplicité des formes et de leur apparente richesse intrinsèque, il est impossible d’établir une typologie réellement cohérente »1. Les deux ateliers distincts obligent à traiter séparément de la question initiale. Les rencontres suivantes traitent davantage de questions techniques et délaissent l’analyse esthétique. De telles rencontres professionnelles sont indispensables. D’une part, elles offrent un espace de discussion relativement régulier (pendant deux jours en principe) où les circassiens de toute la France (voire de l’étranger) peuvent se retrouver et échanger leurs points de vue de façon informelle. D’autre part, l’approche thématique permet d’établir un état des lieux réciproque à partir des positions défendues tant par les artistes que par les décideurs politiques, puisque HorsLesMurs assume un rôle de courroie (de transmission) institutionnelle.
6. La création du Syndicat des Nouvelles Formes des Arts du Cirque a) Un regroupement professionnel Créé le 22 décembre 1997, ce syndicat regroupe des représentants des compagnies qui se reconnaissent dans la définition donnée dans le communiqué édité pour l’occasion et qui décrète Nouvelles Formes des Arts du Cirque tout « spectacle vivant, qui utilise un espace de jeu faisant place prioritairement à l’expression des capacités humaines, servi par un vocabulaire technique identique et ouvert à toute forme d’art »2. Ne faut-il pas entendre, ici, un spectacle qui met en espace des prouesses physiques codifiées et repérables, dans lequel le mélange des arts est souhaité ? La définition est volontairement ouverte de façon à éviter toute exclusion. L’objectif affirmé des adhérents est « la défense de [leurs] intérêts dans le domaine de la création, de la diffusion et de l’itinérance et, par-là même, de la communication et de la formation ». Ce sont de réels problèmes de diffusion qui ont 1
Pascal Jacob, « Travaux préparatoires à la rencontre professionnelle du 8 novembre 1996 au Parc de la Villette », Paris, Arts de la Piste, n° 4, HorsLesMurs, novembre 1996, p. 45. 2 Syndicat des Nouvelles Formes des Arts du Cirque, « Communiqué », Paris, Arts de la piste, HorsLesMurs, n° 10, p. 46.
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conduit Christian Taguet et les représentants des compagnies de nouveau cirque à s’engager dans la bataille qui s’est cristallisée un temps contre les spectacles de fin d’études du CNAC. Ainsi, il est affirmé dans leur « Communiqué » : « Nous contestons la mise en place d’une politique de communication faite par le CNAC avec le soutien de l’Etat qui consiste à mettre sur un marché restreint une production, dont la mise en œuvre n’est guère contestable sur le plan pédagogique, mais dont les conditions de mise en exploitation, plus particulièrement dans le domaine privé, nous sont fort préjudiciables, car elles aboutissent, de fait, à une situation hégémonique et à un réel état de concurrence déloyale. »
Vrai débat ? Fausse querelle ? Incontestablement, depuis l’heureuse et productive rencontre provoquée par Bernard Turin entre les élèves de la 7ème Promotion du Centre national des Arts du Cirque (ceux-ci formeront la Compagnie Anomalie) et le chorégraphe Joseph Nadj (leur spectacle, Le cri du caméléon, a enthousiasmé les critiques), la notoriété des spectacles de fin d’années de l’Ecole est établie. Au-delà de cette situation conjoncturelle, de décisives questions sont soulevées et des revendications claires sont posées ; parmi celles-ci, le désir de voir créer au sein de la Direction du Théâtre et des Spectacles un vrai département Cirque, ce qui conduirait le Ministère à affirmer ses engagements, s’exprime avec force. La récurrente question du budget qui doit « répondre à l’idée de service public » est précisée. Il faut donc créer ou augmenter « les aides à la création, les aides au fonctionnement, les aides à la diffusion et à la production, les aides aux structures itinérantes et à l’itinérance ». b) Un art populaire face à la marginalisation élitiste Les représentants des vingt neuf compagnies de nouveau cirque ayant adhéré au Syndicat déclinent ainsi leur profession de foi : « Le cirque de création doit éviter l’écueil de la marginalisation élitiste. Le cirque est un art populaire et toutes les propositions
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nouvelles, même les plus avant-gardistes, doivent se préoccuper de rencontrer le public le plus divers possible. »1
Il nous faut préciser que, à deux exceptions près, l’ensemble des signataires appartient à la première génération des néo-circassiens ; celle qui, de part ces engagements de jeunesse (politique, esthétique…), s’était confrontée à la question politique du rapport avec le public et avait expérimenté des formes très populaires, de la fanfare au théâtre de tréteaux, s’était investie dans la rue et avait participé de près ou de loin au changement politique de 1981. L’engagement syndical devient alors une évidence. Les précisions formelles apportées sur le cirque de création rejettent fermement l’« élitisme ». Assumant pleinement les choix qui furent les leurs et revendiquant une nouvelle fois la nécessité d’inventer des « nouvelles formes » et d’inscrire le cirque du côté de la « création », ces acteurs affirment leur inquiétude face à un processus qui risque selon eux de mener leur art dans une impasse. Il ne s’agit ni d’une vision populiste, ni d’une réaction corporatiste (même si un temps le Syndicat s’est trompé d’ennemi), mais de la prise de conscience qu’il y a nécessité de se regrouper de façon à être un interlocuteur crédible face à un gouvernement qui fait, comme nous avons pu le voir précédemment, dans la demi-mesure ou qui, de façon détournée (par le biais de rapports, de subventions allouées), se positionne sur le plan esthétique en privilégiant soit certains lieux de diffusion, soit certaines compagnies ou projets. 1
Dans une étude réalisée par le Département des Etudes et de la Prospective (DEP) du ministère de la Culture, nous apprenons que la fréquentation des spectacles de cirque est en hausse significative. Cependant, comme le note Florence Lévy (« A nouveaux cirques, nouveaux publics ? », in : Avant-garde, cirque !, op. cit., p. 182-200), ces « données chiffrées ne distinguent pas les spectacles des compagnies de cirque contemporain et les cirques traditionnels ». Tout au plus, cette étude indique-t-elle que les « Français et particulièrement les plus favorisés d’entre eux sont de plus en plus nombreux » à assister à un spectacle de cirque. Une seconde enquête (menée de 1996 à 2000 auprès des spectateurs de l’Espace chapiteaux du Parc de La Villette) permet néanmoins à l’auteure de cibler les adeptes du nouveau cirque. Ceux-ci viennent essentiellement aux spectacles « entre amis » ou « en couple » (autrement dit, les enfants sont très peu nombreux, contrairement aux spectacles du cirque traditionnel). Par ailleurs, ce public, qui a parallèlement une pratique affirmée des spectacles vivants novateurs (danse contemporaine par exemple) est majoritairement « féminin, jeune, urbain, actif et diplômé ».
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Comment, par ailleurs, des compagnies qui existent depuis quinze ou vingt ans peuvent-elles accepter de voir maintenu à francs constants un budget cirque, alors que le nombre de compagnies augmente. Des choix sont nécessairement établis par les décideurs qui, ainsi, définissent la forme idéale du jour.
7. La diffusion a) Les festivals Un festival est « une fête […] à caractère public », écrit Raymonde Temkine, « se répétant à dates fixes dans un même lieu et y faisant figure d’événement »1. C’est le lieu et le moment pour les amateurs du genre concerné et la population locale (lorsqu’elle arrive à se sentir investie dans le projet) de découvrir des spectacles récents. Mais, c’est aussi et peut-être surtout, l’occasion pour les professionnels, artistes, programmateurs et subventionneurs, de se rencontrer et d’échanger. L’importance de ces manifestations, en terme d’audience auprès d’un public de plus en plus séduit par la formule qui fait se déployer, durant un temps limité (de quatre à dix jours) et dans un espace circonscrit (la ville) une diversité de productions, est un pôle d’attraction pour la presse (essentiellement régionale, mais aussi, de plus en plus, nationale) qui se doit de s’en faire l’écho. Mais ne nous y trompons pas c’est bien parce que ces manifestations investissent la rue que le public est particulièrement impressionnant par sa présence. L’analyse, que font Elena Dapporto et Dominique Sagot-Duvauroux, des festivals consacrés aux arts de la rue est en partie adaptable aux arts du cirque dans le sens où certains de ceux-ci ont débuté leur existence par des programmations de rue, et que d’autres se déploient, certes sous chapiteaux, mais également en investissant les rues, les places et les jardins des villes. Les festivals jouent un rôle considérable pour le développement des genres, théâtre de rue et cirque, « car, ils assurent la visibilité des compagnies aussi bien pour le public que
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Raymonde Temkine, « Festival », in : Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, sous la dir. de Michel Corvin, Paris, Bordas, 1991, p. 327.
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pour les médias, les tutelles ou la profession elle-même »1. De plus, les festivals les plus importants peuvent être amenés à prendre le risque de s’engager sur des créations et de devenir ainsi producteurs ou coproducteurs. Les festivals accordant une relative importance aux arts du cirque essaient malgré tout de se distinguer en mixant équitablement la rue et le cirque. Certains se spécialisent sur une pratique (le jeu clownesque, le jonglage) ou choisissent un angle d’approche spécifique (l’enseignement). • Les festivals rue et cirque
Nombre de festivals répertoriés au sein du Goliath, Guide annuaire des arts de la piste2 sont en fait ouverts aux arts de la rue et aux arts de la piste, tel le Festival du nouveau Cirque d’Obernai (Bas-Rhin)3. Mais peu d’entre eux accueillent des spectacles sous chapiteaux. Ainsi, bien que les responsables de Coup de Chauffe (depuis 1987) organisé par l’Avant-Scène Cognac (Charente) déclarent leur « volonté d’accompagner et de faire découvrir de nouvelles formes artistiques et atypiques, le cirque prend une place dominante au même titre que les Arts de la rue »4, la programmation est essentiellement composée de spectacles de rue ; une part de ceux-ci cependant relève des arts du cirque. Il en est de même pour les Spectacles de Grands Chemins d’Ax-les-Thermes (Ariège), dont la direction artistique est confiée à Jean-Marie Songy, programmateur responsable des destinées de plusieurs festivals en France5.
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Elena Dapporto et Dominique Sagot-Duvauroux, Les Arts de la rue, Portrait économique d’un secteur en pleine effervescence, Paris, La Documentation française, 2000, p. 185. 2 Le Goliath. Guide-annuaire des arts de la piste 1999-2000, Paris, op. cit., p. 118128. 3 Cf. Marc Pauli, « Festival du nouveau Cirque d’Obernai, un éclectisme festif et convivial », ainsi que l’entretien, réalisé par celui-ci, de Marie-Laurence Lesprit, Directrice du festival, Paris, Arts de la Piste, n° 5, HorsLesMurs, 1997, p. 29-31. 4 « L’Avant-Scène Cognac, un théâtre atypique », in : site de la ville de Cognac : http://www.ville-cognac.fr 5 Jean-Marie Songy est, alors, Directeur artistique de Furies et Directeur du Festival International de Théâtre de rue d’Aurillac. Le cumul s’avère
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Festival de cirque et de théâtre de rue, Furies est créé en 1990 par un collectif d’artistes et de plasticiens de la Région Champagne-Ardenne, Turbulence, dont les fondateurs sont Michèle Berg et Jean-Marie Songy. Dès la première programmation sont mêlés des spectacles de rue et des œuvres qui relèvent de ce qui est appelé, dans leur profession de foi, le « cirque de création »1. Ils offrent également une ouverture sur le Centre National des Arts du Cirque (CNAC) en présentant les travaux des élèves. Ce rendez-vous du mois de juin (de quatre jours à ses débuts, il dure désormais huit jours) exerce une influence certaine. A raison de quatre rendez-vous les jours ouvrables et de six à sept les samedis et dimanches, c’est une quarantaine de représentations qui est proposée ; soit, suivant les années, de seize à vingt compagnies invitées, relevant autant du cirque que des arts de la rue. Les lieux investis sont les jardins, les places et les rues de Châlons-en-Champagne. Le Théâtre du Muselet, le Chapiteau du Grand Jard et la Salle Rive Gauche offrent des espaces clos dans lesquels sont présentés les spectacles de cirque ; notons qu’alors les entrées sont généralement payantes, tandis que toutes les diffusions dans la rue restent accessibles gratuitement. Sous-titré « le cirque dans la rue, la fête dans la ville », Parade(s), sous la direction artistique de Christian Taguet, présente depuis 1990, dans le cadre de la fête de la ville de Nanterre (Hautsde-Seine), avec défilés thématiques, des spectacles de cirque exploitables en extérieur. L’objectif sur les deux jours de fête est d’inscrire activement les habitants dans un projet tourné vers la création contemporaine. Ainsi, les défilés organisés et chorégraphiés par des artistes associent les enfants des centres de loisirs, les adeptes des conservatoires municipaux, les musiciens de la fanfare municipale, les amateurs des clubs de sport et des compagnies professionnelles de danse, de musique et de cirque. • Les Arts à la Rencontre du Cirque
D’une toute autre nature que les festivals précédemment présentés, cette manifestation nous semble cependant elle aussi problématique lorsque l’on sait l’importance du rôle joué par les festivals dans la reconnaissance des compagnies. 1 Site du festival : http://www.festival-furies.com/furies1.html
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travailler à la réhabilitation du cirque. Simultanément aux ateliers d’été (Stage Internationaux des Arts du Cirque, Ecole Annie Fratellini) mis en place par A. Fratellini à Nexon, Marc Délhiat crée en 1990 les Rencontres Cinématographiques des Films du Cirque, manifestation unique en Europe. Sa programmation (courts et longs métrages), les tables rondes organisées à cette occasion, permettent aux jeunes stagiaires et à la population de la région de s’approprier les images du cirque forgées par des cinéastes reconnus (Charlie Chaplin, Ingmar Bergman, Max Ophuls…). En 1992, avec Guiloui Karl, Marc Délhiat crée Les Arts à la Rencontre du Cirque. Si le cinéma (productions documentaires et fictionnelles) constitue toujours l’ossature de la manifestation, diverses formes d’expression sont convoquées pour évoquer l’univers du cirque. Ainsi, le cirque est-il confronté à d’autres pratiques (arts plastiques, littérature, musique). Des expositions de travaux attachées à la représentation picturale, sculpturale ou photographique de l’univers circassien envahissent régulièrement différents espaces du Château de Nexon. En 1994, est présentée une lecture du Sourire au pied de l’échelle de Henry Miller. La musique (concerts de musique baroque, de cuivres, de jazz…) est également revisitée et croisée avec des prestations de cirque, notamment orchestrées par Annie Fratellini et les artistes engagés dans son Cirque des Clowns (Cirque et Musique, en 1995, par exemple). • Les festivals spécialisés
Plusieurs festivals s’emparent de la figure du clown. Citons, par exemple, le Festival des nez rouges organisé par Les Clowns de la Chiffogne à Montbéliard (Doubs) ou le Festival International de clowns soutenu par Et vous trouvez ça drôle ! l’école de cirque de Lomme (Nord). Notons, également, l’événement Au Rayon Burlesque, organisé à Lille (Nord) par Gilles Defacque et Le Prato. Dans son texte de présentation de la quinzième édition du Festival du Prato, celui-ci écrit : « La culture n’est pas faite pour éloigner, ou diviser, ou mépriser. Elle est nourriture à Prendre sur la Bêtise.
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Elle est Fermement Nerveusement Libre ! Rigueur et folie ! »
Le Prato est né dans les années 1970 sur le foyer des idées de 1968, « dans un contexte de rage. Une rage de tout et contre tout »1. G. Defacque, pratiquant le théâtre d’agit-prop, souhaite travailler au plus près des gens, dans « une contestation politique affichée, clairement située et revendiquée comme telle ». En 1984, relogé dans une filature rénovée, dans l’ancien quartier textile Moulins de Lille, le Prato s’autoproclame « Théâtre International de quartier » en écho à la nouvelle appellation de « la Salamandre, devenue “Théâtre national de Région” ». G. Defacque se prend au jeu et décide de « vivre du clown ». Il abandonne dès lors son poste de Professeur de français et se professionnalise. Il faut « injecter une certaine dose de rigueur dans la folie des débuts », indique-t-il. Depuis cette date, Au Rayon Burlesque fait la part belle aux spectacles collectifs ou aux soli de clowns au sein de sa programmation tournée vers les nouvelles formes de cirque et d’humour. Jérôme Thomas, quant à lui, met à l’honneur sa discipline de prédilection au cœur d’une manifestation nommée Dans la Jongle des villes (1996-2001). Ce Festival de Jonglage Contemporain et Improvisé est organisé par le Théâtre 71, Scène Nationale de Malakoff (Hauts-de-Seine), dirigé par Pierre Ascaride, en partenariat avec la ville voisine de Colombes. Durant quatre jours courant juin, sont invitées des compagnies professionnelles, françaises et étrangères ; de plus, les organisateurs laissent un espace libre aux praticiens amateurs (fort nombreux) de cette discipline. b) Le Circa d’Auch Depuis 1988, le Festival de Cirque Actuel et Rencontre des écoles de cirque est un rendez-vous incontournable pour les 1
Gilles Defacque, « Un clown-poète, burlesque et populaire », entretien réalisé par Marc Moreigne, Paris, Arts de la piste, HorsLesMurs, n° 15, janvier 2000, p. 9.
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professionnels impliqués dans l’enseignement des arts du cirque. L’événement est organisé en collaboration avec le Centre National des Arts du Cirque (CNAC), l’Ecole Nationale des Arts du Cirque de Rosny (ENACR) et la Fédération Française des Ecoles de Cirque (FFEC). Le but initial, dès la première édition (1989), est « la “confrontation” des méthodes de travail, de pédagogie et des idées des responsables chargés de l’enseignement des arts du cirque »1. Jusqu’en 1995, l’événement reste attaché à son travail de fédération des écoles et « à partir de 1996, mais surtout 1997 », il « s’ouvre aux artistes professionnels » et « trouve une reconnaissance internationale »2. Dix ans après sa création, pendant les vacances scolaires de la Toussaint, douze mille spectateurs se réunissent sous neuf chapiteaux, dans lesquels sont mobilisés les huit cents acteurs de l’événement : élèves, techniciens, enseignants et artistes. Le lieu se revendique un espace de rencontre de « directeurs des écoles, de formateurs et d’enseignants »3. Y sont diffusés les spectacles des écoles (membres de la FFEC) afin de « découvrir la vitalité et les talents du Cirque de demain ». Sous la présidence de Jean-François Celier, ils sont répartis en trois catégories, les Mousquetaires de la Piste (jeunes amateurs des écoles, des centres d’initiation et des ateliers de cirque), le Tremplin de la vocation (démonstration des élèves des écoles de cirque se destinant à une carrière professionnelle) et la catégorie Circ’Art (jeunes artistes professionnels ayant une carrière de moins de trois ans). c) Le problème de la diffusion des spectacles de cirque Dans les années 1990, la diffusion du cirque en France est un problème épineux. Pour le cirque traditionnel, il est récurent de poser la question des lieux d’implantation des chapiteaux qui ont été au cours de la deuxième moitié du XXe siècle régulièrement rejetés vers la périphérie des villes. Cependant, les engagements 1 « Les confrontations d’Auch », document de base pour la constitution d’un dossier d’inscription au concours organisé dans le cadre du festival, 1988. 2 Frédéric Cardon, Les Arts du Cirque en Midi-Pyrénées, Etat des lieux et perspectives, Etude réalisée sur l’initiative de la DRAC Midi-Pyrénées, janvier 2002, p. 69. 3 Dossier de presse du Circa, Festival de Cirque Actuel d’Auch, 1998.
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municipaux se font au coup par coup. Les maires les plus sensibilisés à la question signent des contrats avec les entreprises de cirque ; mais il s’agit là d’initiatives individuelles. Plus récemment, certains accueillent également volontiers les représentants du nouveau cirque. En effet, le goût pour la structure itinérante se développe aussi du côté des néo-circassiens (la construction de la bulle des Arts Sauts est ainsi significative d’un tel choix). La volonté d’itinérance exprimée par certaines compagnies de nouveau cirque entre donc en correspondance avec ce qui relève d’un besoin essentiel pour le cirque traditionnel. Les pouvoirs publics décident alors d’ouvrir un chantier visant à élaborer une charte d’accueil des cirques dans les villes1. • Le cirque au Parc de La Villette
Avec les nominations, en 1996, de Bernard Letarjet, à la présidence du Parc de La Villette et de Marie Moreau-Descoings2, Chef de projet en charge des arts du cirque et de la rue du même établissement, l’accueil de compagnies de cirque se développe. Depuis 1983, le lieu recevait épisodiquement des chapiteaux (celui du Cirque à l’ancienne d’A. Grüss, celui du Cirque Plume) ou programmait dans la Grande halle des spectacles de cirque (Archaos par exemple). Avec l’affirmation de cette nouvelle orientation, l’engagement pour la diffusion du cirque est inscrit au sein du cahier des charges du Parc, qui, en conséquence, favorisera la création d’un « Espace chapiteaux ». Pour la structure d’accueil, il ne s’agit pas uniquement d’offrir un lieu confortable, mais de proposer une aide à la création. Le choix qui est nécessairement opéré est donc déterminant. Il n’est pas neutre et, compte tenu de 1
« Ratifiée [en mai 2001] par l’Association des maires de France et la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture, d’une part, par les trois syndicats professionnels, d’autre part, ce document marque un tournant dans la reconnaissance des arts de la piste. En le signant également, la ministre de la Culture, Catherine Tasca, assure le concours des directions régionales des affaires culturelles à sa diffusion auprès des communes et des compagnies… », écrit Emmanuel Wallon, Président de HorsLesMurs (Emmanuel Wallon, « Préface », in : Antoine Billaud, Alexandra Echkenazi et Michel Léon, Droit de cité pour le cirque, Paris, Le Moniteur, 2001, p. 10). 2 En 2001, Marie Moreau-Descoings deviendra la première Inspectrice du théâtre du Ministère de la Culture (DMDTS) en charge des arts de la rue et des arts de la piste.
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l’implantation (Paris intra-muros), des relais médiatiques préexistants (attachés de presse), de la présence d’un public (constitué d’abonnés, d’habitués, de professionnels, de journalistes…), le lieu tend à consacrer des compagnies qui possèdent déjà par ailleurs une certaine reconnaissance populaire et institutionnelle (lors de la saison automne-hiver 1998, étaient ainsi à l’affiche, aux côtés du spectacle de fin d’études du CNAC, le Cirque Baroque et les Arts sauts). Progressivement, par la suite, d’autres lieux ouvriront leurs espaces au nouveau cirque1 (certains apportant aux compagnies un soutien à la création). • Le rôle de l’AFAA
Dès la fin des années 1980, l’Association Française d’Action Artistique (rattachée au Ministère des Affaires étrangères) accompagne le nouveau cirque lorsque celui-ci s’aventure sur des terres étrangères. A partir de 1996, une commission, rassemblant des experts (représentant le Ministère et diverses structures culturelles), guide les choix artistiques de l’AFAA, qui avec un évident volontarisme privilégie la diffusion du cirque contemporain (de Que-Cir-Que au Cirque Ici, de Jérôme Thomas aux Nouveaux Nez, des Colporteurs et des Arts Sauts à Pocheros…). Dans une brochure publiée en 2001, l’AFAA affirme, ce qui est une donnée non négligeable et aux conséquences significatives sur la vie des troupes, que « certaines années, de 30 à 60% » de l’activité et du budget des compagnies aidées sont liés à cette « ouverture internationale » ! L’AFAA prend également en charge des missions à l’étranger ; en 1997, par exemple, Pierrot Bidon est responsable d’une mission franco-brésilienne qui a pour objectif d’aider au développement des écoles de cirque par le séjour de formateurs bénévoles et par l’envoi de matériel. En 1998, à Avignon, se tient une rencontre sur le thème : « Nouveau cirque français : diffusion et coopération 1
Avec l’Année du cirque (2001-2002), sont installés des « pôles » de référence pour les arts du cirque (dont quatre scènes conventionnées) qui constituent un véritable maillage du territoire. Ces « pôles » sont des lieux de production, de diffusion et d’installation de compagnies, mais leur rôle est aussi d’élargir le public du nouveau cirque.
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internationale », qui a pour objectif de préciser l’action de l’AFAA en faveur du cirque (tant en direction de l’Europe qu’à celle du reste du monde). Assurément, parce que la France « a su miser à la fois sur le rajeunissement des expressions traditionnelles et sur l’invention d’un art expérimental et hybride : le nouveau cirque », selon le constat de Floriane Gaber1, elle est perçue comme porteuse d’une excellence (voire d’un modèle) exportable. Cependant, pour Jean Digne, alors Directeur de l’AFAA, « cette forme de spectacle permet d’établir une relation rapide, et souvent intense, avec des populations d’accueil très diverses » et, précise-t-il, les artistes français « ont la capacité de mettre en avant une spécificité française, des techniques particulières qui manient la surprise et le spectaculaire, le tout avec générosité et sans arrogance »2. C’est au regard de cette réalité qu’il faut considérer la création (en 1998) d’un Conservatoire itinérant des arts de la piste et des arts de la rue (doté d’un budget de 500 000 francs en 1998, ≈ 76 000 €), ayant pour responsabilité l’organisation de coopérations entre les compagnies et des structures françaises et étrangères. Sylvie Martin-Lahmani cerne en ces termes les deux axes qui fondent la mission du Conservatoire : premièrement, « la formation technique d’une part, c’est-à-dire tout ce qui concerne la sécurité des chapiteaux et des différents agrès, la formation artistique d’autre part », deuxièmement, « les co-réalisations, à savoir la création de spectacles entre des équipes françaises et étrangères dans le pays d’accueil, qui sont parfois présentées en France à leur retour »3.
1
Floriane Gaber, « Le nouveau cirque & l’international », in : Cirque(s) aujourd’hui, numéro spécial, Paris, Arts de la Piste, HorsLesMurs, n° 21-22, octobre 2001, p. 69. 2 « Entretien avec Jean Digne », réalisé par Paul Rondin, in : Le Cirque contemporain, la Piste et la Scène, sous la dir. de Jean-Claude Lallias, Paris, Théâtre Aujourd’hui, n° 7, CNDP, 1998, p. 151. 3 Sylvie Martin-Lahmani, « Sur la piste du Monde », in : Le Cirque contemporain, la Piste et la Scène, op. cit., p. 150-151. Dans cet article, l’auteure mentionne également que, de 1994 à 1998, le financement de la diffusion a évolué (de 2 083 104 à 3 340 000 francs [≈ de 300 000 à 500 000 €]) et que celui relatif à la coopération et à la création a doublé (de 2 368 444 à 4 280 000 francs [ de 360 000 à 650 000 €]).
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C. Des écoles pour un cirque de création 1. A la recherche d’un modèle : le CNAC Dans son Etude des conditions de création et d’implantation d’une école nationale des arts du cirque en France, Richard Kubiak définit un projet ambitieux, reposant sur : « […] un enseignement conçu, pensé et réalisé de façon systématique, dans le but d’atteindre un niveau concurrentiel international, par la formation d’élèves et d’artistes qui sortiront de cet enseignement enrichis d’un esprit différent, d’une formation originale et nouvelle, d’une volonté de s’imposer par le niveau des prestations qu’ils apporteront, et qui seront les produits du niveau des conditions et de l’esprit dans lesquels ils auront travaillé »1.
Il se voit confier la direction du Centre National Supérieur de Formation aux Arts du Cirque2, qui ouvre en octobre 1985, et est inauguré, par Jack Lang, Ministre de la Culture, le 13 janvier 1986. Le Centre regroupe trois domaines d’action complémentaires mais distincts : l’Ecole Supérieure des Arts du Cirque (ESAC), la Section de Perfectionnement et de Formation Professionnelle, et le Service de la Documentation et de la Recherche (qui deviendra plus tard le Centre de Ressources). L’ensemble est installé dans un lieu chargé d’histoire et hautement symbolique, le cirque stable de Châlons-sur-Marne (devenue Châlons-en-Champagne en 1998), construit, entre 1896 et 1899, par l’architecte Gillet, sur un terrain boisé entouré de plans d’eau. Ce dodécagone, de trente quatre mètres de large et de quatorze mètres cinquante de hauteur sous lanterne, a une capacité d’environ mille places en gradin, réparties autour d’une piste de treize mètres. Il est flanqué, d’un côté, d’écuries transformées en gymnase, et, de l’autre, d’un bâtiment qui est aménagé en salles de cours et de danse (et qui peut aussi accueillir les services administratifs). Ces éléments, comme le soutien apporté au projet 1
Ryszard Kubiak, Etude des conditions de création et d’implantation d’une école nationale des arts du cirque en France, Rapport de 28 pages non daté (par recoupement, nous estimons qu’il a été remis au Ministère courant 1983). Ryszard Kubiak est prénommé, par la suite, dans les différents documents en notre possession, Richard. 2 Quelques mois plus tard, l’établissement prend le nom de Centre National des Arts du Cirque (CNAC).
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par Bernard Stasi1, Président de la Région Champagne-Ardenne, et par Jean Reyssier2, Maire de Châlons, seront déterminants dans le choix du lieu, qui n’a plus, contre lui, que son éloignement de la Capitale.
2. Le début d’une aventure a) Une orientation incertaine Les premières années seront difficiles3. Elles voient, certes, l’Ecole s’installer et se structurer, mais également les objectifs initiaux être redéfinis de par la nécessaire prise en compte d’une réalité complexe et mouvante. R. Kubiak, pour composer son équipe de formateurs, fait appel à des artistes de cirque et à des gymnastes. Claude Krespin4 détaille ainsi l’équipe pédagogique : « Depuis 1985, une équipe d’enseignants venus de la famille des artistes du cirque, mais aussi du théâtre, du sport, de la danse, de la musique et même de la médecine, travaille en conciliant tradition et nouveauté »5. C’est, sans aucun doute, sur l’interprétation de l’objectif ici souligné que portera l’origine des tumultes qui vont secouer les premiers pas de cette Ecole. En effet, R. Kubiak, Directeur de l’Ecole, et Louis Cousseau, Directeur des services administratifs, vont cristalliser sur leur personne des orientations pédagogiques divergentes. Les conflits 1 « Charleville-Mézières bénéficiant déjà d’une structure de diffusion et de formation pour les arts de la marionnette, l’arrivée de cette école concède à la Région Champagne-Ardenne une image culturelle qui s’appuie sur la transmission et la formation de l’avenir. Elle contribue ainsi à modifier le cliché terne de la ville où il ne se passe pratiquement rien sur le plan culturel », affirme-t-il en 2002 pour justifier son choix de l’époque, tout en précisant que certains de ses amis politiques de l’opposition étaient réticents (in : Eric Goubet, Le Cirque du Mouvement, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 25). 2 Il semble que Jean Reyssier, élu communiste, ait été encouragé par Jack Ralite (alors Ministre de la Santé ; celui-ci, depuis longtemps, s’intéresse, en tant que responsable communiste, aux problèmes culturels). 3 « Ce n’est pas en tapant des mains que l’on crée une école. Il faut plusieurs années, plusieurs directeurs, pour prendre son élan puis son envol et atteindre finalement les buts définis », note avec du recul Christian Dupavillon (in : Eric Goubet, Le Cirque du Mouvement, op. cit , p. 32). 4 Claude Krespin, intégré dès la période de préfiguration (1983-1985), était très investi dans la section de perfectionnement et de formation professionnelle. 5 Claude Krespin, Circus 89, Plaquette de présentation du spectacle de fin d’études de la première promotion, décembre 1989, non paginée.
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latents ou publiquement exprimés s’installent au sein de l’institution. Ils amènent le Conseil d’Administration à demander, auprès de la Direction des théâtres, une mission d’inspection. Celle-ci met en avant le manque de « prise en considération du centre de perfectionnement »1 à destination des professionnels et conduit le Ministère à proposer au Directeur de l’Ecole une nouvelle mission, qu’il accepte2. Il est nécessaire de rappeler que de jeunes compagnies, issues ou non de la rue, qui désirent construire leurs productions, plus ou moins en relation avec les techniques de cirque, sont très demandeuses d’un enseignement des savoir-faire circassiens. La lecture de la presse locale, qui se fait l’écho des échanges de points de vue, laisse apparaître des divergences de fond. Jacques Valentin, dans un article paru dans L’union, « Le directeur de l’école du cirque de Châlons-sur-Marne “démissionné” », précise qu’« au travers de cette “démission” on ne peut toutefois s’empêcher de penser à un sévère conflit entre personnes certes mais surtout entre orientation : le théâtre cher au directeur administratif, Louis Cousseau, […] et le cirque-passion de Richard Kubiak »3. Sur les reproches précis concernant la section de perfectionnement, R. Kubiak s’explique en ces termes : « Il ne faut pas mêler les élèves avec des semi-pros ou des professionnels. Au moins jusqu’à ce que sorte le premier numéro de l’école »4. Cependant, ses propos nous laissent penser que la question principale concerne la conception même de l’Ecole, sa pédagogie et ses objectifs. Ainsi, affirme-t-il : « On parle d’une autre école, c’est dangereux ». Faisant référence aux objectifs initiaux définis lors de la conception du projet d’école en liaison avec la création 1
Jean-Jacques Fouché, Inspecteur du Théâtre, est cité par Jacques Valentin (in : « Le directeur de l’école du cirque de Châlons-sur-Marne “démissionné” », Châlons-sur-Marne, L’Union, 22 octobre 1987). 2 Dans un premier temps, il a été offert à R. Kubiak une mission auprès du Festival du cirque de demain ; dans un second temps, il est chargé de mission sur l’enseignement des arts du cirque au plan national. 3 Jacques Valentin, « Le directeur de l’école du cirque de Châlons-sur-Marne “démissionné” », op. cit. 4 Propos recueillis par Jacques Valentin, in : « Richard Kubiak : “On parle d’une autre école” », Châlons-sur-Marne, L’Union, 23 octobre 1987.
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du Cirque National – cap qu’il défend et a toujours voulu maintenir – il note : « L’horizon était différent. Les artistes actuels sont inadaptables à ce type de formation. […] Ce n’est pas notre rôle de nous occuper des marginaux ». L’Ecole, d’abord attachée aux formes traditionnelles, clairement identifiables sous l’étiquette « cirque », a vu se développer à ses côtés une création marginale débordante, bruyante… Même si les lieux de stage des élèves sont, la première année, limités aux entreprises de cirque traditionnel1, l’Ecole ne pouvait en sortir indemne. b) Un changement de « Direction » A partir de novembre 1987, R. Kubiak, puis L. Cousseau, sont remerciés et remplacés par Guy Caron, nommé Directeur, qui sera assisté de Claude Krespin, devenant coordinateur des études. Guy Caron avait fondé, en 1981, l’Ecole nationale de cirque de Montréal au Québec2. Simultanément, en 1984, il rejoint l’équipe du Cirque du Soleil et assume les fonctions de Directeur artistique dans cette entreprise devenue multinationale3. A Châlons, il a pour mission de « restructurer le CNAC aux niveaux pédagogique, administratif et artistique »4. Désirant s’engager dans la création, mais ne trouvant pas les appuis le lui permettant, il abandonne la place durant l’été 19895. Dominique Charton, dans L’Union, dresse un rapide portrait des deux anciens directeurs :
1 Parmi les lieux de stages des élèves de la première promotion, nous avons, par exemple, relevé : le Cirque Pauwels, le Cirque National Grüss, le Circus Roncalli, le Cirque Reno, le Big Apple Circus. 2 Pour un historique de cette école, nous renvoyons le lecteur à l'article de Jan Rok Achard, « Une école à Montréal » (Bruxelles, Parade, n° 1, janvier 2002, p. 4551) et au livre de Pascal Jacob et Michel Vézina, Désir(s) de vertige. 25 ans d’audace, Montréal, Les 400 coups, 2007. 3 Pour découvrir l'historique et l'ampleur du développement artistique et économique du Cirque du Soleil, nous conseillons au lecteur de se rendre sur le site Internet de cette entreprise : cirquedusoleil.com. 4 Compte-rendu de la « Rencontre des écoles de cirque », Avignon, 8-10 juillet 1988 ; sont présents, des représentants du Ministère de la Culture, de l’ANDAC (Association Nationale pour le Développement des Arts du Cirque), du CNAC, de la Bibliothèque Nationale, et de certaines écoles de cirque. 5 Cf. Jacques Valentin, « Guy Caron en a ras-le-bol d’être pris pour un clown », Châlons-sur-Marne, L’Union, 23 mars 1989.
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« Il y eut d’abord un fort vent d’Est. Il soufflait de Pologne. […] Richard Kubiak […] emportait avec lui […] une solide connaissance du cirque européen. Et une esthétique. Primauté de la technique et de la prouesse physique, méfiance à l’égard de l’illusion scénographique : le cirque était cet immuable tour de piste où les numéros se succédaient sans narration … Il y eut ensuite un fort vent d’Ouest. Il soufflait du Canada. […] Guy Caron, c’était le “ show ”, l’artifice grandiose, le rêve matérialisé. L’Ouest soufflait avec le théâtre, celui qui avait redécouvert le cirque, dans la rue et dans une certaine pratique de la troupe-tribu. L’Ouest n’était garant de rien du tout, sinon d’une obligation de créations originales. »1
Sans s’en tenir à la vision manichéenne proposée par ce journaliste, il est évident que, à vouloir chercher à se situer entre tradition et modernité, même si la volonté est de donner jour à un prototype français, les regards se sont trouvés attirés par ce qui existait ou était en train d’émerger à l’étranger. Cependant, il n’était pas envisageable de plagier purement et simplement les seuls modèles existants. Les premières années furent donc à la fois enthousiastes, tâtonnantes et chaotiques. Néanmoins, au désordre organisationnel et pédagogique qui régnait au sein de l’Ecole Supérieure des Arts du Cirque, faisait écho un chantier autrement productif, le jaillissement d’une forme artistique aujourd’hui consacrée sous le vocable de nouveau cirque. Malgré les conditions d’études, et sans doute grâce à la qualité des enseignants et également à la place faite aux stages professionnels2, et donc à la confrontation avec la création contemporaine, le bilan ne s’avère pas si négatif pour l’Ecole. Des artistes, que les critiques considèrent aujourd’hui emblématiques, y firent leur apprentissage – Johann Le Guillerm (Cirque Ici) ; Didier Pasquette ; Jean-Paul Lefeuvre et Hyacinthe Reisch (Que-Cir-Que) ; Nicolas Bernard, Roger Bories, Roseline Guinet et Alain Reynaud (Les Nouveaux Nez) ; Fabrice Champion, Germain Guillemot, Christophe Lelarge, Danielle Le Pierres, Jean-François Rogemont, Jean-Antoine Veran 1 Dominique Charton, « L’école des arts du cirque tournée vers l’an 2000 », Châlons-sur-Marne, L’Union, 12 décembre 1989. 2 Les nouveaux cirques expérimentés par les élèves comme terrains de stage sont, classés par ordre d'importance de fréquentation : Archaos (de 1988 à 1991), Cirque Plume (de 1987 à 1991), Zingaro Théâtre équestre et musical (de 1990 à 1992), Cirque du Docteur Paradi (1987), Le Puits aux Images (1989).
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et Patrice Wojciechowski (Les Arts Sauts) ; Thierry André ; Nikolaus Holz (Compagnie Pré-O-C-Coupé)… – et s’inscrivent à leur manière dans le kaléidoscope du renouveau du cirque. Cet épisode de l’histoire de l’Ecole semble, en partie, refléter un conflit, qui a pu être violent à certains moments, entre les partisans du cirque traditionnel et ceux des formes émergentes. Cette opposition, aujourd’hui apaisée, ne s’appuie pas uniquement sur des raisons esthétiques mais est fortement déterminée par les modalités de fonctionnement économiques structurellement différentes liées à l’histoire du ou des cirques. Citons cependant le bref constat émis par les auteurs de L’Autre Cirque, « […] les directeurs de cirque méfiants […] craignent à long terme la perte de leurs prérogatives. Les artistes formés à prendre en charge l’ensemble de leur numéro ne seront pas une main-d’œuvre docile »1.
3. Une nouvelle ère Durant l’année scolaire 1989-1990, Jean-Jacques Fouché est nommé Directeur par intérim. Simultanément, Bernard Faivre d’Arcier, Directeur du Théâtre et des Spectacles au Ministère, confie à Annie Fratellini une « mission qui a pour but de réfléchir sur un projet pédagogique de l’école »2. Cependant, en 1990, ce dernier propose au sculpteur Bernard Turin la direction du Centre National des Arts du Cirque (CNAC). Bernard Turin, pratiquant passionné de trapèze, a ouvert, en 1982, l’Ecole de Cirque de Rosny-sous-Bois. A l’origine association de bénévoles, dépendante de l’Office Municipal de la Jeunesse de la ville de Rosny-sousBois, cette école de loisirs, forte des résultats de ses élèves à divers concours professionnels3, avait pris son autonomie en 19881. Cette 1
Bernard Bégadi, Jean-Pierre Estournet, Sylvie Meunier, L’Autre Cirque, op. cit., p. 36. 2 Bernard Faivre d’Acier est cité par Jacques Valentin (in : « Ecole du cirque de Châlons : Annie Fratellini entre en piste », Reims, L’Union, 31 janvier 1990). 3 Anny Goyer, qui travaillait à l’Office Municipal de la Jeunesse de Rosny et a participé aux côtés de Bernard Turin à la création de l’école, rappelle que celle-ci sera « la première école d’amateurs en France à remporter des concours professionnels : piste aux espoirs à Tournai, CIRCA à Auch, bourses Louis Merlin à Châlons-en-Champagne, Festival mondial du cirque de demain à Paris, CIRCUBA de La Havane à Cuba… » (in : Eric Goubet, Le Cirque du Mouvement,
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structure, à partir de 1991, se verra confier le premier cycle de l’ESAC ; elle est à ce titre recensée par Le Goliath2 parmi les écoles supérieures. En tant qu’école de loisirs, elle continue d’accueillir une centaine d’enfants de 4 à 14 ans, des adolescents et des adultes, leur offrant la possibilité de découvrir la pratique des arts du cirque par un apprentissage ludique et progressif d’habilités motrices et par une sensibilisation à l’intentionnalité artistique du geste. Elle participe, par ses interventions en direction du milieu scolaire, à une ouverture sur le monde circassien et à la formation du spectateur. En 1994, Bernard Turin est remplacé à la Direction de cette Ecole par Anny Goyer. Il est également Président de la Fédération Nationale des Ecoles de Cirque (FNEC) depuis sa création en 19883, et ce, jusqu’en 1993. A l’arrivée de Bernard Turin à la tête du CNAC, la mission de cette institution est précisée et clarifiée. Il s’agit de : « […] participer à l’évolution du cirque contemporain : en formant des étudiants dans un contexte qui favorise la recherche technique et artistique ; en soutenant les artistes dans leur démarche de participation à l’évolution du cirque contemporain ; en conservant la mémoire des arts du cirque (passée et présente) qui apporte la connaissance, permet l’analyse et la remise en question. »4
Deux grandes orientations pédagogiques seront progressivement mises en place. Elles seront par ailleurs déterminantes quant à la clarification des débats antérieurs puisque les questions fondamentales sont recentrées sur la pédagogie. Premièrement, une remise en cause de la relation privilégiée maître / élève, par la mise en place de la pluralité des enseignants et la prise en compte de la notion d’équipe pédagogique. Deuxièmement, l’autonomisation de la technique de cirque par op. cit., p. 30). De son côté, Gérard Fasoli (qui, après avoir été un sportif de haut niveau, s’est engagé dans une recherche visant à transformer la technique sportive de sa discipline, le trampoline, en expression artistique), enseignant bénévole au sein de l’école, indique que « si nous étions encore dans le schéma du numéro, nous nous sortions peu à peu de la pression du traditionnel » (Ibid., p. 31). 1 L’école possède toujours le statut d’association relevant de la Loi de 1901. 2 Le Goliath. Guide-annuaire des arts de la rue 2002, op. cit., p. 350. 3 La FNEC est devenue Fédération Française des Ecoles de Cirque en 1994. 4 Bernard Turin, « Présentation du CNAC », in : Guide de l'étudiant, Année scolaire 1999-2000, Châlons-en-Champagne, CNAC, 1999, p. 1.
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rapport à la présentation artistique du numéro, appuyée, là encore, sur la spécification des interventions : d’une part sur les savoirfaire circassiens, et d’autre part sur différents domaines artistiques (danse, musique, comédie…). a) Un cadre réglementaire Durant les premières années, le cycle de formation dispensé dure quatre ans et permet l’obtention d’un diplôme d’école. Ce n’est qu’en octobre 1989 qu’est publié, au Journal Officiel, l’arrêté portant sur la création du Brevet Artistique des Techniques du Cirque (BATC) et du Diplôme des Métiers des Arts du Cirque (DMAC). La création de ces deux diplômes scinde de fait le cursus du CNAC en deux formations successives de deux ans. Le BATC (diplôme de niveau IV, donc équivalent au Baccalauréat) est préparé, depuis l’année scolaire 1991-1992, à l’Ecole de Cirque de Rosny-sous-Bois, qui devient dès lors l’Ecole Nationale de Cirque de Rosny-sous-Bois (ENCR)1 (elle est rebaptisée Ecole Nationale des Arts du Cirque de Rosny-sous-Bois [ENACR] en 2000). Ainsi, elle est préparatoire à l’Ecole Supérieure des Arts du Cirque de Châlons, qui elle-même délivre le DMAC (diplôme d’Etat de niveau III, équivalent à Bac plus 2)2. La volonté de proposer des diplômes reconnus par le Ministère de l’Education Nationale avait été exprimée lors de la « Rencontre des écoles de cirque » à Avignon, en 1988. L’avantage avancé est de « permettre une reconversion vers l’administration, la gestion ou l’enseignement ; la carrière d’un artiste de cirque étant souvent courte »3. Dans un cadre réglementaire, les objectifs sont clairement formulés. Pour le BATC, « le programme vise à former des artistes de cirque » ; les méthodes utilisées leur permettront « de se former aux disciplines de base et au développement des notions fondamentales spécifiques aux techniques du cirque »4. Pour le DMAC, « le programme vise à former des artistes professionnels de qualification élevée dans une ou plusieurs discipline(s) de cirque, 1
Association Loi 1901. Arrêté du 27 octobre 1989. Programme publié au Bulletin Officiel de l’Education Nationale, n° 43, 30 novembre 1989, p. 2829-2844. 3 Propos de Wanda Diebolt, Chef du Bureau des Spectacles, in : Compte rendu de la « Rencontre des écoles de cirque », op. cit., p. 8. 4 Bulletin Officiel de l’Education Nationale, n° 43, op. cit., p. 2839. 2
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[…] des concepteurs-réalisateurs de numéros dans une ou plusieurs technique(s) spécifique(s) du cirque, confortés par une formation d’acteur »1 . Dès la création de l’Ecole Supérieure des Arts du Cirque, nous pouvons noter la présence des enseignements suivants : − les enseignements de base : acrobatie (travail au tapis et aux agrès), danse (classique, moderne, de caractère), art dramatique / art clownesque, musique et pratique instrumentale, − les disciplines de cirque : funambulisme, trapézisme, jonglerie, équitation… − ainsi que des enseignements de culture générale, et relatifs à la mise en scène, aux costumes et aux maquillage2... b) Des principes pédagogiques Dans le « Prologue » de son Projet d’établissement, l’équipe pédagogique, mise en place par B. Turin, se positionne quant aux modalités de l’apprentissage des arts du cirque. Elle analyse deux conceptions pédagogiques : « l’une privilégiant les acquisitions à partir d’une technique dite “ circassienne ”, c’est-à-dire s’inspirant de l’expérience des artistes de cirque essentiellement empirique et celle dite “ sportive ”, c’est-à-dire issue d’une formation dans une ou plusieurs disciplines sportives, en pédagogie, physiologie et médecine du sport »3. La première renvoie directement à la pratique familiale d’acquisition du métier, qu’elle soit appliquée par le géniteur ou par un père d’élève. De toute évidence, les limites pédagogiques de la méthode, soulevées par les enseignants, résident dans la relation privilégiée, voire exclusive, maître / élève, et dans ce qu’elle implique de mimétisme. « La technique d’enseignement circassienne est basée sur la divulgation de la recette du maître à l’élève et la reproduction des mécanismes qui font que certaines figures ont pu être maîtrisées par lui ».
1
Ibid., p. 2830. « Le Centre National Supérieur de Formation aux Arts du Cirque », in : Inauguration du Centre National Supérieur de Formation aux Arts du Cirque, Ministère de la Culture, Service des Etudes et Recherches, Communiqué à la presse, 13 janvier 1986, p. 2. 3 « Prologue », in : Projet d’établissement, Châlons-en-Champagne, Centre National des Arts du Cirque, avril 1993, p. 11. 2
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La seconde se réapproprie la recherche technique, physiologique et médicale commune à tout engagement du corps dans une pratique de l’exploit. Il est précisé que la « technique d’enseignement sportive est alimentée par l’expérience des pédagogues, par la recherche scientifique menée pour développer le niveau dans la discipline, par la réflexion qui permet de développer au mieux les capacités des étudiants ». Une des clés qui conditionne fortement l’engagement pédagogique du CNAC réside dans le fait que la technique sportive « n’a pas de prétention artistique ». Elle permet d’isoler l’acte circassien, en vue de l’acquisition de sa maîtrise indépendamment de son éventuelle présentation. La technique, ce « procédé opératoire, conscient, réglé, reproductible et transmissible »1, ne peut faire seul l’objet de l’enseignement. En tout état de cause, sa transmission est inévitablement marquée par, au moins, un ensemble de caractères formels individuels ; celui qui la reçoit les acceptera, les reformulera ou même les transgressera. De fait, chaque artiste développe un style qui lui est propre. Nul ne peut dénier, en effet, à des grands noms de l’art équestre, d’Astley à Bartabas, en passant par Alexis Grüss, une part de style déterminante ; il en est de même pour les jongleurs (on ne peut confondre, par exemple, au-delà de leur apparence physique, Jérôme Thomas et Ezec Le Floc’h), ou encore pour les praticiens du trampoline (Mathurin Bolze impose, dans sa pratique spécifique, sa personnalité artistique). Dans le premier cas, qui renvoie à la relation maître / élève, nous sommes dans un schéma de reproductibilité induit par la divulgation du processus secret qui donne jour à l’acte. Il entraîne très fortement la transmission du style, puisque ce dernier n’est pas identifié comme tel. L’absence de différenciation entre le geste efficace pour la réalisation de la prouesse et celui qui participe à la coloration de l’exploit, crée une confusion irréductible dans l’immédiat. Une maîtrise active de l’élève, d’une part sur la technique, et d’autre part sur tout ce qui concourt à l’esthétisation 1
Anne Souriau, « Technique », in : Vocabulaire d’Esthétique, sous la dir. d’Etienne Souriau publié par Anne Souriau, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, p. 1337.
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du numéro (attitudes gestuelles, costumes, éclairages…), est rendue difficile, voire impossible, du moins différée du fait de leur apprentissage simultané. Un autre risque encouru est celui d’une limitation des possibilités gestuelles. En effet, le corps, engoncé dans une codification stricte développée au service de sa propre mise en valeur, se voit tout entier investi dans sa relation aux agrès, sans prise de distance possible. Il est comme prisonnier d’une rhétorique au service de la construction d’une image idéalisée. Hugues Hotier1, fervent partisan du cirque traditionnel, constate qu’« il y a toute une codification des gestes et des postures » ; qu’il justifie puisque l’intention des artistes est de « susciter » « une admiration devant leur beauté » (c’est bien un corps stéréotypé qui est exhibé puisque la « silhouette, c’est la grâce féminine et la musculature masculine ») ! Dans le second cas, dès lors que l’enseignement procède à une autonomisation du domaine artistique, une identification des divers objectifs est possible, et l’action pédagogique se voit redéfinie et surtout différenciée. Le corps est libéré des contraintes nées de et imposées par l’obligation de son exhibition. Le décrassage relatif du geste, réalisé par un entraînement rigoureux, permet une disponibilité à l’enseignement strictement artistique. La mobilisation conjointe de sa morphologie et de ses expériences kinesthésiques propres, irréductibles, permettent à l’élève de développer sa propre palette gestuelle. Ainsi, l’équipe du CNAC reconnaît à cette méthode « une valeur pédagogique réelle qui prévaudra dans une technique de cirque et qui permettra aux enseignants et intervenants artistiques d’apporter leur collaboration efficace »2. Jean Vinet, dans « L’Expérience du CNAC », définit les engagements pédagogiques de l’Ecole ainsi : « […] l’Ecole vise le développement des capacités physiques et intellectuelles, de la conscience de soi, des possibilités expressives, du corps et de ses limites, à partir d’un apprentissage progressif et méthodique d’un savoir-faire technique qualitatif jusqu’à la maîtrise de mouvements complexes, leur analyse et leur interprétation. […] Cet apprentissage […] vise à interroger la forme, à la réinventer en
1 2
Hugues Hotier, Cirque, Communication, Culture, op. cit., p. 163-166. « Prologue », in : Projet d’établissement, op. cit., p. 12.
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permanence pour éviter de la confiner dans une vision unique, stéréotypée. »1
Tant à l’ENACR qu’à l’ESAC, la pédagogie diversifiée s’appuie sur la pluralité des intervenants et la pluridisciplinarité de l’enseignement. Les équipes pédagogiques sont essentiellement composées d’enseignants non issus du cirque et ayant acquis une formation initiale et/ou une pratique de haut niveau dans des disciplines sportives. En règle générale, les enseignements artistiques sont assurés par des intervenants extérieurs. Depuis l’année scolaire 2002-2003, sont nommés auprès de chaque promotion de l’ESAC « un référent artistique en danse et composition chorégraphique ou en jeu d’acteur, écriture et mise en scène »2. Leur objectif est de permettre « de développer une approche concertée favorable à la progression de l’étudiant ». La synthèse des enseignements pratiques et artistiques reste à sa charge et il doit accomplir, pour ce faire, une démarche volontaire et active. Dispenser des « formations hautement qualifiées » exige de créer « un environnement pédagogique adéquat, laissant une large place à l’essence même du travail de création et s’éloignant définitivement du travail “artisanal”, plus proche de la reproductivité »3. Pour Bernard Turin, « il est essentiel de savoir pour quelle forme de spectacle nous choisissons de former […] De là, découle toute la pédagogie de l’école. Si l’on veut vraiment que le spectacle de cirque soit une œuvre d’art, il faut former les étudiants dans ce sens »4.
4. L’ENACR et l’ESAC, deux écoles Le pôle de formation du CNAC s’articule sur deux cursus. Le premier, dispensé à l’Ecole Nationale des Arts du Cirque de Rosny, conduit au Brevet Artistique des Techniques du Cirque. Depuis 1 Jean Vinet, « L’Expérience du CNAC », in : Le Cirque Contemporain, La piste et la Scène, op. cit., p. 145. 2 Guide de l’élève / de l’étudiant, Année scolaire 2002-2003, Châlons-enChampagne, CNAC, 2002, p. 56. Pour la première année du DMAC, nous trouvons : Guy Alloucherie en jeu d’acteur et Pierre Doussaint en danse ; pour la seconde année du DMAC, Michel Cerda en jeu d’acteur et Jean Gaudin en danse. 3 « Formations », in : Projet d’établissement, op. cit., p. 14. 4 Propos recueillis lors d’un entretien réalisé en octobre 2000 (cet entretien est reproduit plus loin).
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1991, donc, elle héberge le premier cycle de formation préparatoire à l’Ecole Supérieure des Arts du Cirque. Près de trente six élèves, âgés de seize à vingt-trois ans, répartis en deux niveaux d’études, organisés en 24 Unités de Valeur, reçoivent des enseignements techniques, artistiques et généraux. L’objectif fixé est de « donner aux futurs artistes la maîtrise des techniques spécifiques de cirque, le goût de la recherche et de la créativité » et de leur permettre de « s’insérer dans la mouvance artistique actuelle »1. Le second cursus, professionnel, se déroule à l’ESAC, qui prépare au Diplôme des Métiers des Arts du Cirque. Depuis la rentrée 1999, le nombre d’étudiants par promotion est passé de seize à vingt. L’ESAC propose un enseignement réparti également en 24 Unités de Valeur (mais sur deux ans et un trimestre). a) L’admission L’entrée dans ces deux écoles2 se fait sur concours (ouverts par ailleurs à des candidats venant de pays étrangers). Une admissibilité sur dossier permet d’accéder à une présélection. Celle-ci est constituée d’une série de tests bloquée sur une journée commune aux deux cursus. L’admission est déclarée à la fin d’un stage d’une semaine, en juillet, propre à chaque école. Lors des présélections, sont évaluées la préparation physique des candidats et leurs compétences requises en acrobatie, en danse et en jeu d’acteur. Les stages d’admission sont conçus comme des périodes de formation, avec des ateliers au cours desquels les candidats doivent mettre en œuvre certaines capacités, notamment celle à évoluer, à être prêts à tenir compte des conseils indispensables à leur progression. Le jury a pour tâche de déceler « les capacités de l’élève à recevoir les savoirs, à les intégrer et à 1
Guide de l’étudiant, Année scolaire 1999-2000, op. cit., p. 28. Les pré-requis pour les formations de l’ENACR et de l’ESAC sont précis et stricts. Pour l’ENACR : être âgé de 16 ans minimum, 23 ans maximum, être titulaire d’une admission en classe de Seconde ou du Diplôme National du Brevet, et faire preuve de pratiques acrobatiques et artistiques antérieures régulières. Dans les faits, la moyenne d’âge se situe autour de 20 ans, et la majorité des élèves a le niveau Baccalauréat. Pour l’ESAC : être âgé de 18 ans minimum, 25 ans maximum, être titulaire du BATC ou du Baccalauréat ou d’un diplôme équivalent, posséder un bon niveau technique et artistique dans les disciplines de bases et avoir opté pour une spécialisation. Nous constatons que la moyenne d’âge des admis se situe, en général, autour de 22 ans. 2
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les dépasser »1. Pour l’entrée à l’ENACR, l’accent est mis sur la découverte de chaque famille des techniques de cirque ; pour l’ESAC, les candidats sont évalués sur leur spécialité. A cela, il convient d’ajouter un entretien de motivation et un examen médical adapté. b) Les enseignements La scolarité de l’Ecole de Rosny est structurée sur un emploi du temps hebdomadaire. Un apprentissage progressif des enseignements de base y est donné : acrobatie, danse et jeu d’acteur. Sont dispensés également des cours de musique (solfège et voix). Sous forme de modules organisés selon un programme défini par session, les élèves reçoivent des enseignements généraux de français, de mathématiques, de sciences et d’anglais. Il en est de même pour ce qui relève des enseignements artistiques : arts appliqués, chorégraphie, scénographie, techniques de spectacle, histoire du cirque, histoire de l’art. A l’équipe pédagogique, pluridisciplinaire, s’adjoignent des « intervenants invités » : comédiens, clowns, metteurs en scène, chorégraphes, musiciens, historiens de l’art et du cirque en particulier … En ce qui concerne les enseignements techniques, le premier trimestre de la première année est consacré uniquement aux enseignements de base. Le deuxième trimestre offre une phase de découverte des techniques de cirque classées par famille. La Fédération Française des Ecoles de Cirque, des enseignants de l’ENACR et de l’ESAC, ainsi que des représentants de la Direction de la Jeunesse et des Sports, ont réalisé une classification qui, dans les grandes lignes, se présente ainsi : – les arts acrobatiques réunissant l’acrobatie et la voltige à partir d’engins de propulsion : portés, barre russe, bascule, balançoire… – les arts aériens mettant en action des engins de suspension : trapèze fixe ou volant, corde, tissus, élastiques… – les arts de l’équilibre sur matériel : fil, monocycle, trapèze Washington… – les arts de la manipulation : jonglerie, magie, antipodisme…
1 Propos d’Eric Wenner, adjoint du Directeur du service de la formation, recueillis lors d’une rencontre le 28 octobre 2000.
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– les arts d’expression : danse, musique, jeu d’acteur, clown, pantomime, cascades1… – les arts équestres2 : voltige, écuyère à panneau, portés et acrobatie à cheval... Lors de cette phase, les élèves ont le loisir d’expérimenter l’ensemble des familles, afin d’avoir réalisé leur choix de spécialisation pour le troisième trimestre. Cette spécialisation sera travaillée au cours de la seconde année de l’ENACR, et, si l’élève réussit le concours d’entrée, poursuivie à l’ESAC. Si un élève exprime la volonté de s’engager dans une technique non encore développée au CNAC, l’Ecole fait appel à un spécialiste (à condition évidemment que cette spécialité soit encore pratiquée). Dans tous les cas, par un travail de recherche iconographique et empirique et par la mobilisation des savoirs de base et connexes, sont redécouverts des savoir-faire spécifiques. Ainsi, sont rendues possibles la restauration de pratiques anciennes et tombées dans l’oubli, mais également l’innovation par l’invention d’agrès : le Trièdre de Bertrand Duval (1990), la barre courbe de Alix Bouyssié (1993), le Pendule aérien de Linet Andrea (1996), le Hamac volant de Maria Lana-Gastelois (1996), la structure métallique de Guillaume Bertrand (1996) ou celle de Marie-Anne Michel (1998) ; par l’introduction d’objet surprenant : une suspension de tubes métalliques animée par le jongleur Jorg Müller (1994) ; par la rencontre insolite d’objets : celle d’un cycle et d’un trampoline provoquée par Jacques Schneider (1994) ; par la création de numéros originaux : le trio au trapèze ballant de Chloé Moglia, Marc Pareti et Marlène Rubinelli (1999)3... 1
Les arts d’expression ne peuvent en soi faire l’objet d’un choix puisqu’ils ne représentent pas une technique de cirque. S’ils pouvaient, dans le cirque moderne, être les outils du clown, ils sont aujourd’hui intégrés à l’enseignement de base de l’artiste du nouveau cirque. 2 Ni l’ENACR ni l’ESAC ne proposent un enseignement des arts équestres. Le CNAC a dispensé l’art équestre aux élèves de la première promotion. Deux artistes ont fait de l’acrobatie à cheval leur spécialité. Il s’agit de Manuel Bigarnet et de Bernard Quental. Ce dernier travaille pour le Théâtre du Centaure. Par contre, l’Ecole de Cirque Annie Fratellini a toujours maintenu l’enseignement de cette spécialité. 3 Ces réalisations sont rendues possibles par la mobilisation des ateliers techniques de fabrication du CNAC.
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L’organisation des enseignements à l’ESAC diffère quelque peu. Les enseignements de spécialités sont dispensés toute l’année à raison d’une matinée par jour (matin ou après-midi). Les enseignements artistiques sont assurés pendant la demi-journée restant libre ou lors de « stages » d’une durée d’une ou deux semaines. L’enseignement de spécialité constitue le fil conducteur de la formation ; sa régularité structurante est conditionnée par l’obligation d’entraînement physique régulier et la volonté d’acquérir un niveau optimum. Pour ces enseignements de spécialité, l’équipe initiale est renforcée par des interventions régulières ou ponctuelles d’artistes de cirque, dont certains ont été élèves de l’Ecole1. C’est sur cette charpente motrice, point d’appui solide, que viennent se greffer, dans l’esprit de la pluridisciplinarité, les enseignements les plus divers, qui sont autant d’ouvertures vers des domaines qui peuvent être mobilisés pour l’élaboration ou la diffusion d’un spectacle de cirque contemporain : arts graphiques, danse, écriture, jeu d’acteur, musique, marionnettes, scénographie, histoire de l’art, économiegestion-communication. c) La pluridisciplinarité La pluralité des intervenants concourt à éviter la relation maître / élève. L’évolution des vocables est significative des modes pédagogiques, mais également de leurs enjeux respectifs. Ainsi, dans le vocabulaire en usage au sein de l’Ecole, la formule professeur / élève a été suivie par celle de formateur / élève. Fin des années 1990, sont préférés les termes enseignant / étudiant. L’année scolaire est divisée en sessions de six semaines. La fin de chacune d’elles est l’occasion d’une pause qui permet d’instaurer un temps pour des évaluations formatives. L’année est également ponctuée de travaux spécifiques telles les « cartes blanches » ou les « résidences ». Les premières sont l’occasion pour les étudiants, sur des périodes de deux semaines, d’être en relation avec un artiste dans le cadre de l’élaboration d’un travail présentable. Les 1
Ainsi, en consultant le Guide de l’élève / de l’étudiant (Année scolaire 20022003, Châlons-en-Champagne, CNAC, 2002), nous relevons parmi les enseignants de spécialité de l’ESAC, les anciens élèves suivants : Vincent de Lavenère, Denis Paumier (jonglerie) ; Didier Pasquette (fil) ; Nikolaus-Maria Holz (clown et jonglerie) ; Dirk Schambacher (corde lisse).
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secondes les amènent à participer à la réalisation d’un projet global et collectif, à l’extérieur du CNAC, voire à l’étranger. Ils doivent répondre à une commande précise d’un metteur en scène ou d’un chorégraphe et sont confrontés au public. Ces périodes favorisent probablement une évolution des acquis artistiques plus que techniques, mais provoque une rencontre des deux domaines et permettent l’expérimentation d’une possible ou impossible osmose entre eux. Elles participent à la diversité des situations d’apprentissage jugée indispensable. La pluridisciplinarité est ainsi fortement inscrite au cœur de la philosophie du cursus. Concrètement, en complément à l’enseignement de l’art de la piste de leur prédilection, les étudiants suivent une formation artistique pluridisciplinaire donnée par des « créateurs reconnus dans le domaine des arts vivants ou des techniciens de haut niveau intéressés par la pratique des disciplines de cirque et leur devenir »1. Dès lors, confrontés à des modalités d’expression spécifiques, ils acquièrent ce que nous appellerons une culture générale du corps. En effet, cette ouverture sur de nouveaux champs met à leur disposition des techniques diverses qui, une fois intégrées à leurs savoir-faire spécifiques, peuvent les faire accéder à une relative polyvalence. Lors de ces enseignements, les étudiants sont le plus souvent libérés de leurs agrès. Le corps, ainsi dégagé de la contrainte de l’objet, peut en conséquence explorer d’autres territoires et développer une gestuelle autre que celle imposée par sa pratique circassienne. Une nouvelle définition de l’acte circassien s’impose. De la recherche d’une beauté collée au corps comme un justaucorps de paillettes, nous passons à celle de la concrétisation d’une intentionnalité artistique. Le nœud gordien est l’irréductible relation du corps de l’artiste à son objet. Toute écriture pour le cirque passe par l’acceptation et le dépassement de cet attachement aux agrès. Cependant, cet échappement ne peut être que partiel puisque l’artiste circassien est confronté à la réalité du contact violent mais vital de son corps avec l’objet. C’est la distance entre les deux qui doit être travaillée. Si l’objet peut être habillé, inscrit dans un contexte, c’est bien au corps investi d’un projet de faire le travail d’étude du contact, de gérer cet écart, de le 1
In : Projet d’établissement, Centre National des Arts du Cirque, op. cit., p. 17.
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rendre actif. L’espace à investir ne se limite pas dans cet entredeux, le projet de chacun doit rencontrer celui des autres pour œuvrer ensemble. Les approches de l’écriture, de la scénographie, de la mise en piste, offrent les outils essentiels, dans un premier temps, à la perception de la globalité d’une réalisation, et, dans un second temps, à la production même d’une œuvre. L’étudiant peut se projeter dans un ensemble cohérent ou tout du moins penser la cohérence qui peut être souterraine. De façon non négligeable, le parti pris du travail de groupe est en liaison directe avec l’objectif à atteindre. Celui-ci conduit à ne pas vouloir considérer le numéro de cirque en soi et pour soi. L’étudiant se voit alors contraint de se soumettre au frottement avec l’autre, et donc à accepter la contamination. Son engagement artistique personnel doit trouver des points de rencontre, des points de convergence avec d’autres dynamiques créatrices (ce qui n’implique pas inéluctablement la soumission ou la dissolution de sa particularité). La transformation d’une succession de prouesses en un spectacle qui prétend au statut d’œuvre, conduise une Ecole – que son Directeur décrète « d’art » – sur la voie qu’elle s’est fixée. Si, à l’origine de la création de l’Ecole, il y avait la volonté de fabriquer des artistes pour un modèle français, nous nous trouvons, vingt ans plus tard, devant ce que nous oserons appeler une proposition de genre qui trouve sa place dans le cadre de l’exception française. Des universitaires, dans la présentation de leur revue, Théârtre, affirment que « le matériau artistique est immédiatement sensible et la création n’est pas, à ce titre et pour l’essentiel, susceptible d’enseignement »1. Dans les faits, la proposition pédagogique mise en place par B. Turin est à plus d’un titre pertinente. La confrontation directe avec des créateurs permet, par contacts successifs, par osmose avec ou par opposition à des parti pris divers, aux étudiants d’accéder consciemment ou non à des mécanismes propres à charpenter leurs intentions artistiques. Témoins / participants du travail d’élaboration et de construction d’une œuvre, ils engrangent, mentalement, physiquement, 1 « Présentation », in : Théârtre, revue du Département Théâtre de l’Université de Paris 8, n° 1, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 10.
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sensiblement..., certaines modalités propres au processus de création. « L’art qui a d’abord pour fin de faire œuvre, ne peut être institutionnalisé en ce qu’il a de spécifique, au sens d’être enseigné et professionnalisé »1. Si les techniques des arts de la piste peuvent et doivent être l’objet d’un enseignement précis et rigoureux, le domaine artistique, au-delà de la simple transmission de savoirfaire repérés et codifiés, échappe à une rationalité imposée de l’extérieur. Sans doute serait-il opportun de compléter cet enseignement par l’exemple par l’apport d’un outillage théorique indispensable pour amorcer une réflexion sur ces pratiques et sur ces œuvres, pour stimuler une démarche analytique, et ce, indépendamment de valeurs morales. « Faire œuvre ne va plus de soi, et penser ce que l’on fait quand on fait œuvre est devenu partie intégrante des pratiques »2. L’élève initié à la réflexion esthétique serait à même d’établir la distance indispensable à l’émergence de sa propre voie dans le champ des possibles, « se situer dans l’art et dans le monde est, implicitement et explicitement, un moment requis pour la pertinence artistique ».
5. La sortie d’école a) L’année d’insertion professionnelle La mise en place de ce qu’il est convenu d’appeler la cinquième année représente l’occasion d’une application directe et immédiate des acquis dans le cadre de la création contemporaine. C’est en 1999, avec la dixième promotion qu’a été inaugurée l’« année d’insertion professionnelle ». Dès lors, le service du CNAC qui a en charge les différents dispositifs offerts aux étudiants prend l’appellation de Cellule d’Insertion Professionnelle (CIP). • Le dispositif
La quatrième année de formation se termine par une première étape d’évaluation finale de la scolarité des étudiants. Celle-ci a lieu au mois de juillet, devant un jury, sur présentation d’un travail individuel, ou collectif lorsque la technique ou le parti pris artistique l’exigent. Le premier trimestre de la cinquième année est 1 2
Ibid., p. 11. Ibid., p. 12.
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consacré à la réalisation du spectacle de fin d’études. Une des toutes premières présentations de ce travail est accomplie devant un jury et permet l’acquisition des dernières Unités de Valeur permettant l’obtention du Diplôme des Métiers des Arts du Cirque. La période qui couvre les mois de janvier à juillet inclus de l’année suivante donne à ces jeunes artistes un statut. En effet, ils sont « employés dans le cadre d’un Contrat à Durée Déterminée sur la base du minimum Syndeac [1] »2. Leur engagement inclut un maximum de cinquante représentations du spectacle de fin d’études. Durant cette période, les infrastructures du CNAC sont mises à leur disposition pour « mettre au point et répéter de nouveaux projets, affiner leurs connaissances administratives, se perfectionner en matière de communication ». Depuis septembre 2001, la Cellule d’Insertion Professionnelle, a mis en place un « nouveau dispositif d’aide à la création des projets professionnels »3, nommé « Petites formes ». • Le spectacle de fin d’études
Le spectacle de fin d’études soumet les étudiants à un engagement dans le processus de création, auprès d’un metteur en scène ou d’un chorégraphe, et de diffusion du travail réalisé. Ils sont amenés à convoquer, dans la piste du chapiteau blanc du CNAC, les savoirs acquis dans chaque discipline rencontrée au cours de leur formation. Subventionnée par la Région ChampagneArdenne, l’année se découpe comme suit : au premier trimestre, résidence de création au CNAC de l’artiste invité à diriger / accompagner les étudiants ; fin décembre, ont lieu les premières représentations réservées aux Châlonnais ; le reste de l’année, le spectacle tourne dans différentes villes de la Région, s’installe au Manège de Reims et à l’Espace Chapiteaux du Parc de La Villette, et peut être invité lors du Festival d’Avignon. Les spectacles de fin d’études 1ère promotion, direction artistique : Claude Krespin, assisté de Yves Neveu, Circus 89, 1989 ; 1 2 3
SYNDEAC : SYndicat National Des Entreprises Artistiques et Culturelles. In : Guide de l’élève / de l’étudiant. Année scolaire 2002-2003, op. cit., p. 26. Ibid., p. 27.
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2ème promotion, mise en piste : Théâtre de l’Unité, sans titre, 1990 ; 3ème promotion, spectacle confié à Gilles Cohen, sans titre, 1991 ; 4ème promotion, metteur en scène : Yves Neveu, sans titre, 1992 ; 5ème promotion, conception et mise en scène : Cie Maripaule B. Philippe Goudard, Empreinte, 1993 ; 6ème promotion, conception et mise en scène : François Cervantès, sans titre, 1994 ; 7ème promotion, chorégraphie et mise en scène : Joseph Nadj, Le Cri du caméléon, 1995 ; 8ème promotion, mise en scène : François Verret, Il y a trois siècles Malbrough partait en guerre à la création, puis Sur l’Air de Malbrough, 1996 ; 9ème promotion, mise en scène : Guy Alloucherie, C’est pour toi que je fais ça !, 1997 ; 10ème promotion, mise en scène : Jacques Rebotier, (Voir plus haut) ou les nouvelles aventures extraordinaires d’Ulysse Rostopchine, 1998.
Ces spectacles ont acquis une notoriété certaine depuis que Joseph Nadj, en 1995, a conçu celui de la 7ème promotion, Le Cri du caméléon. Dès lors, ils sont attendus comme un événement majeur qui rythme la vie du cirque en France. Ce spectacle appartient dorénavant au patrimoine culturel du nouveau cirque ; il est devenu emblématique. Le CNAC en tire des honneurs mais, en contre partie, l’obligation de récidive. Par ailleurs, la réaction de la profession est à la hauteur du succès. En effet, cette fois, ce sont les Directeurs de compagnie de nouveau cirque qui poussent un coup de gueule, d’une part, parce qu’ils voient apparaître une concurrence, d’autant plus dérangeante économiquement que les lieux de diffusion sont limités, et d’autre part, parce que pour leurs propres créations ils ont un réel besoin de main d’œuvre. Des interprètes de qualité sont indispensables au renouvellement artistique et permettent un ressourcement salutaire. La polémique qui a fait grand bruit, à la fin des années 1990, s’est quelque peu atténuée, par la limitation, dans le principe, de la tournée du spectacle de fin d’études à cinquante représentations. Cette mesure a pour conséquence immédiate de ne pas laisser ce spectacle squatter trop longtemps les lieux phares de diffusion du cirque, tel l’Espace chapiteaux du Parc de La Villette ou encore des espaces
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culturels de villes de province qui se sont orientés spécifiquement dans la diffusion du cirque1. D’autre part, cette mesure limite également le temps de travail vécu en commun, et donc également celui nécessaire à la réalisation d’une nouvelle œuvre. Par ailleurs, la volonté d’assurer à ces jeunes diplômés d’Etat une réussite en termes de situation professionnelle correspond à la responsabilité prise conjointement par les Ministères de la Culture et de l’Education Nationale en créant et en maintenant, malgré des épisodes de crise, le CNAC. Robert Abirached, lors de la plus grave, en 1987, déclarait : « La préoccupation de tous les responsables concernés – c’est en tout cas la mienne – doit être d’assurer le développement harmonieux, sous une autorité incontestable, d’une entreprise unique en Europe. »2. A ce jour, nous devons reconnaître que le pari est gagné, plus encore, que le chemin emprunté par la France a inspiré d’autres expériences, au niveau européen et au-delà, par exemple la création de l’Ecole Nationale des Arts du Cirque de Tunis (ENACT), en 2003. b) Que sont-ils devenus ? Au début de l’année 2000, le CNAC dresse le bilan des situations professionnelles des élèves des dix premières promotions3. Il en ressort que sur 116 étudiants formés par le CNAC, 113 travaillent dans le spectacle vivant (dont : 76 % dans le secteur du cirque, 13 % dans celui de la danse, 1 % dans celui du théâtre, 3 % dans celui de la musique, 2 % dans celui du théâtre de rue, 3 % au music-hall, 2 % dans des spectacles non classés). 9 % exercent une activité pédagogique et 17 % la cumulent avec leur activité artistique. Ainsi, il apparaît que le CNAC forme bien des artistes prêts à s’inscrire dans la mouvance actuelle, puisque seulement 5 % s’engagent dans le cirque traditionnel, au grand 1 Ces lieux sont consacrés, depuis l’année du cirque (2001-2002), Pôles cirque. L’obtention de cette appellation est la concrétisation d’un engagement des élus de communes, qui ont développé une politique culturelle avec un axe cirque conséquent (équipement, école, formation du public…). 2 Robert Abirached est cité dans un article non signé (in : « Ecole du cirque de Châlons, une mission ministérielle », Reims, L’Union, vendredi 30 octobre 1987). 3 A l’aube de l’an 2000, que sont-ils devenus ? : les anciens étudiants du Centre National des Arts du Cirque 1989-1999, Châlons-en-Champagne, Centre de ressources, CNAC, 2000.
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dam des directeurs de ces enseignes. Alors que 13 % travaillent en solitaire, 41 % ont intégré une troupe. Il reste que 46 % ont participé à la constitution d’une compagnie et ont donc marqué leur volonté de s’engager activement dans la création, et ce de façon autonome. Les premières années de l’Ecole ont donné naissance à des compagnies structurées autour de quelques personnalités, tel le Cirque O avec Emmanuelle Jacqueline, Hyacinthe Reisch, JeanPaul Lefeuvre et Johann Le Guillerm. Peu de temps après, Johann Le Guillerm crée Cirque Ici (1993), ses trois compagnons s’engagent dans Que-Cir-Que (1994). La structuration peut même se réaliser autour d’une pratique : Les Nouveaux Nez, clowns (1990), Les Arts Sauts, trapèze volant (1993). Mais, depuis 1995, s’instaure une nouvelle modalité de constitution des compagnies. En effet, un nombre important, voire la totalité, des élèves d’une promotion se constitue en compagnie. L’élément fédérateur étant, semble-t-il, le fait d’avoir passé de deux à quatre ans dans la même classe. Mais au-delà, cette vie commune voit son parachèvement dans le travail de fin d’études, et surtout dans le rayonnement médiatique qu’obtient ce spectacle. En 1995, les premiers à se regrouper ainsi sont les onze étudiants de la septième promotion qui créent la compagnie Anomalie (Mathurin Bolze les rejoint, l’année suivante, et Marie Anne Michel, en 1998). Cette promotion est considérée par B. Turin comme la première dépendant totalement de ses impulsions pédagogiques. La prise en charge du spectacle de fin d’études par une personnalité artistique aussi forte que celle de Joseph Nadj n’est pas restée sans incidences déterminantes. Le Cri du caméléon est réellement une œuvre de qualité et les élèves qui participèrent à cette création sont littéralement entraînés en haut de l’affiche, multipliant les représentations. La création de grosses compagnies issues du CNAC est sans doute à relativiser car les étudiants de la promotion suivante ne seront que deux sur neuf à constituer le cirque Convoi Exceptionnel1. Si le phénomène se manifeste à nouveau, en 1997, 1
Maria Lana Gastelois et Anaick Van Glabeke constituent la compagnie avec deux autres étudiants de la même promotion, Jef et Chloé Odet, qui ont quitté le CNAC, quelques mois avant le spectacle de fin d'études. Laurent Cabrol, formé à l’Ecole Nationale du Cirque Annie Fratellini, les rejoint. Convoi Exceptionnel, né de cette collaboration, propose un cirque qui emprunte à la tradition, dont ils ne se
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avec la formation du Cirque Désaccordé composé des onze étudiants que compte la neuvième promotion, seulement trois élèves de la promotion suivante se souderont autour de leur pratique commune qu’est la jonglerie pour constituer la compagnie Les Objets volants. En 1999, cinq étudiants, sur les treize de la onzième promotion, constituent le collectif AOC1. Il semble même que l’enthousiasme de la réception des spectacles du CNAC n’ait plus la même incidence sur l’avenir des étudiants. En effet, le spectacle de Francesca Lattuada, La Tribu iOta (2000) a rencontré un vif succès, mais ils ne sont que six étudiants, sur les seize de la promotion, à créer Baro d’Evel Cirk Compagnie (2001). Cependant, la formation reçue au CNAC génère sans doute chez ces élèves un féroce désir de création. Cette revendication est à mettre en relation, peut-être, avec une difficulté à se mettre au service d’un directeur de cirque. La proximité entretenue durant la formation avec les arts contemporains n’amène pas les sortants du CNAC à se faire engager dans un cirque traditionnel. Ils ne peuvent ou ne veulent préparer et présenter un numéro qui s’inscrirait dans une succession qui constituerait un spectacle dont le seul objectif serait de divertir. De même, les directeurs de compagnie de nouveau cirque ont leur propre modalité d’écriture et de conception de la réalisation d’un spectacle. L’artiste de cirque qui s’engage, auprès de l’un d’eux, doit accepter de prendre en charge un personnage, de se plier à un rythme, d’inscrire sa performance dans un propos qu’il n’aurait peut être pas choisi, ou qu’il aurait voulu marquer plus profondément de sa patte. De plus, l’ambition de ces jeunes artistes, être des créateurs, entre en contradiction avec le fait que le Directeur de la compagnie ou le metteur en piste endossent la responsabilité artistique.
6. Les autres missions du CNAC Dans le cadre des missions du CNAC, la formation professionnelle continue, mise en place sous forme de stages, un détachent pas totalement, en y injectant une certaine coloration actuelle. Sans Marchandises est construit autour d’une succession de numéros d’acrobatie, de contorsion, d’équilibre, de voltige dans une ambiance de fête de village qui tolère la fantaisie et la simplicité. 1 Le collectif AOC intègre Sylvain Décure de la promotion précédente.
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temps sous la responsabilité de Tim Roberts1, n’a jamais reçu le soutien budgétaire nécessaire à un développement à la hauteur des besoins. En effet, il reste à tout élève qui sort d’une école un potentiel encore inexploré. Sa pratique des arts du cirque nécessite non seulement la mise à disposition d’un lieu et de ses équipements pour l’entraînement, mais également la confrontation régulière avec ses pairs, afin d’opérer une mise à jour des techniques et parfaire son engagement artistique. Le Service de la Documentation et de la Recherche, devenu « Centre de Ressources », couvre le domaine des arts du cirque à travers le monde, sans cloisonnement excessif puisque les références disponibles appartiennent aux champs de la danse, du théâtre, de la musique, de l’illusionnisme. Son fonds de documentation est riche de quelques cinq mille ouvrages, d’une soixantaine d’abonnements, et recense mémoires, études et rapports. Il collectionne affiches, programmes et cartes postales. Une base de ressources d’environ neuf mille personnes physiques ou morales (artistes, compagnies, écoles), et un catalogue de près de huit cents vidéocassettes (dont un tiers produites par le CNAC) sont à la disposition des étudiants et enseignants de l’Ecole, mais également de toute personne, chercheur ou amateur, en quête d’informations sur le cirque. La Cellule Son-image, inscrite dans le Centre de ressources, réalise le suivi des présentations et spectacles de l’Ecole. Elle participe à l’enrichissement de son fonds. Conscient de l’urgence d’une articulation théorie / pratique, le CNAC provoque l’apparition de lieux de réflexion. Ainsi, à l’occasion du CIRCA2, à Auch, un séminaire a initié un questionnement sur le thème des écritures artistiques3. 1 Tim Roberts est clown et jongleur. Il enseigne le jonglage au CNAC depuis 1993. 2 CIRCA, le Festival de Cirque Actuel, se tient, chaque année, à Auch dans le Gers. Il est devenu le lieu incontournable de rencontre des écoles de cirque. Le CNAC s’engage pleinement dans cette manifestation, par l’organisation de stages, de débats et la présentation de spectacles. 3 Les écritures artistiques : un regard sur le cirque, Actes du séminaire tenu dans le cadre de CIRCA à Auch, Châlons-en-Champagne, CNAC, 1999. La réflexion s’est poursuivie lors des journées Portes ouvertes du CNAC, du 10 au 17 juin 2000, autour de rencontres intitulées : Le Cirque, vocabulaire du corps et L’Ecriture gestuelle (les traces de ces réflexions n’ont pas été publiées).
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Précisons que la volonté de créer un centre de recherche existe. L’intérêt que les intellectuels portent au cirque, sur les formes qu’il a pu revêtir pendant ses deux siècles d’existence, sur les conditions de sa production au sein de la société, sur les relations qu’il entretient avec les autres arts, ne peut que rendre actuelle une telle initiative qui réunirait une équipe pluridisciplinaire (esthéticiens, historiens, sociologues…) et qui constituerait un apport complémentaire et indispensable au travail déjà réalisé sur le plan technique et médical1.
7. Une trajectoire (ir)réversible ? De multiples enjeux, relatifs aux pratiques circassiennes actuelles, sont cernés et réfléchis par l’activité formatrice originale et en mouvement du CNAC. Celle-ci a tenu un rôle important dans l’acceptation de l’idée que les prouesses circassiennes ne sont plus mises en exergue en tant que telles et pour elles-mêmes, mais doivent être intégrées à un projet artistique. De plus, les choix du CNAC ont certainement contribué à la légitimation des hybridations plurielles que matérialisent les spectacles circassiens d’aujourd’hui. Son action nous semble en correspondance étroite avec le parti pris esthétique du mélange des formes, du métissage des arts, caractéristiques quasi unanimement partagées – mais mises en œuvre de diverses manières – par l’ensemble des compagnies qui portent, hors des sentiers convenus, les arts de la piste. Cependant, si nous considérons les orientations initialement définies, lors de la création de cette institution, au regard des réalités atteintes aujourd’hui, notamment en analysant ce que sont devenus les élèves de l’Ecole, nous pouvons mesurer toute la distance parcourue en vingt ans. Lorsque R. Kubiak rédige son rapport de préfiguration d’école2, il liste les raisons qui nécessitent une telle réalisation. Elles s’appuient uniquement sur un état du cirque et de son enseignement. Il n’est jamais fait référence aux mouvements artistiques qui secouent tous les domaines de la 1
L'organisation d'une rencontre interprofessionnelle, La Médecine des Arts du Cirque, au cirque de Châlons-en-Champagne, le 2 mars 2002, est une autre action dans ce domaine. 2 Ryszard Kubiak, Etude des conditions de création et d’implantation d’une école nationale des arts du cirque, op. cit., p. 1-5.
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création contemporaine, ni des initiatives rénovatrices. Mais une convergence de mouvements profonds qui ont parcouru la société française a pesé de manière très significative. En premier lieu, la politique culturelle de la Gauche des années 1980 a intégré des pratiques jusqu’alors considérées comme populaires ou artisanales dans le champ artistique, et le cirque a eu droit à cet honneur. Le CNAC n’avait donc plus la seule mission de conserver et de faire vivre un patrimoine de techniques circassiennes et ainsi pérenniser un genre spectaculaire, mais pouvait s’engager radicalement dans le devenir d’une Ecole d’Art. En second lieu, et nous l’avons déjà mentionné précédemment, la création circassienne labellisée « nouveau cirque » n’a pu laisser indifférents des étudiants sommés de se positionner par rapport à celui-ci. La filiation directe est reconnue. Ainsi, se réalise, dans le cadre d’un projet professionnel, un véritable engagement artistique, dont les choix esthétiques se constituent en référence, acceptée et contestée, aux créations de la génération précédente. Le 25 octobre 2002, une nouvelle période s’ouvre. En effet, nommés par le Directoire du CNAC, Jean-Luc Baillet et Alexandre Del Perugia succèdent à Bernard Turin qui a atteint la limite d’âge. Entretien avec Bernard Turin, Directeur du CNAC Quel rôle jouent les écoles préparatoires ? Bernard Turin : Les écoles, en amont, sont importantes pour l’établissement d’une filière, qui n’existe, vraiment, que depuis, trois ou quatre ans (parce qu’il a fallu un certain temps pour la créer). Patrick Fodella, Président de Fédération Française des Ecoles de Cirque, a amené un consensus qui a permis de la mettre en place. Sans la filière les missions du CNAC seraient forcément différentes. Nous serions obligés d’accueillir des étudiants de douze ou treize ans (à seize ans, physiquement c’est trop tard). Elle permet aux jeunes de poursuivre leurs études dans leur ville d’origine, tout en y faisant du cirque à temps partiel, donc de ne pas s’engager trop tôt dans une formation qui pourrait ne pas leur convenir, et, ainsi, d’arriver au CNAC, avec un bagage de culture générale plus conséquent. La mise en place des diplômes nationaux et votre volonté de diriger une Ecole d’Art n’ont-ils pas rencontré quelques difficultés? Bernard Turin : L’installation du premier cursus à Rosny a permis de faire admettre les nouveaux diplômes avec leurs enseignements 110
obligatoires, puisque toutes les Unités de Valeur doivent être obtenues, même celles des matières de culture générale. Il s’agissait également d’initier une nouvelle conception de l’enseignement des arts du cirque. Je disais aux étudiants : « Vous ne venez pas à l’École pour en sortir avec un numéro tout fait, vous entrez dans une Ecole d’art et vous allez acquérir un certain nombre de connaissances et d’outils que vous mettrez à la disposition d’un metteur en scène ou à votre propre disposition si vous l’êtes vous-même. Mais, vous ne sortirez pas avec un numéro avec lequel vous allez travailler pendant dix ou vingt ans. Ceci est trop réducteur de la création. Le cirque évolue et continue de créer. Aucun metteur en scène n’aurait envie de mettre bout à bout quinze mini mises en scène toute faites. Il a envie de puiser chez chacun, de travailler avec des gens qui se remettent en question à chaque création ». C’était une grande révolution qui paraît maintenant tout à fait logique, mais qui, à l’époque, était refusée par tout le monde, à l’extérieur et à l’intérieur de l’École. La grande crainte était de ne pas pouvoir travailler si l’on n’avait pas de numéro à vendre. Ils deviennent donc des interprètes... Bernard Turin : Ou peut-être des créateurs. Évidemment, si on est trapéziste, on fait du trapèze, si on est acrobate, on fait de l’acrobatie : mais, on ne répète pas toujours le même numéro. Comme si, au théâtre, un comédien était spécialiste de la tirade des Nez (dans Cyrano). L’éventail de l’artiste de cirque devient plus large. Il peut, en plus de sa propre discipline, être initié à une seconde. Il n’est pas rare, dans les spectacles d’aujourd’hui, d’assister à des passing en jonglerie, qui engagent les trois quarts des interprètes, alors que seulement deux sont jongleurs. Mais, surtout, comme tous les artistes, à chaque création, qu’il soit l’interprète ou le créateur, il remet son engagement en question. C’est la conséquence logique du nouveau cirque. Quelle a été l’influence de ceux qui ont fait leur propre cheminement (en dehors de toute école), du Cirque Plume à Archaos ? Bernard Turin : Plume générait ses propres artistes. Mais Archaos prenait des artistes, somme toute assez traditionnels, et les incluait dans une mise en scène. Si, à l’époque, ils avaient disposé de gens plus souples, ils les auraient sans doute employés. Ils leur arrivent de mettre en cause certaines choses du CNAC, mais pas la formation. C’est parce que le nouveau cirque est arrivé qu’a un moment donné il a bien fallu qu’il y ait des artistes formés par le CNAC. Des artistes polyvalents ? Bernard Turin : Je n’aime pas trop ce mot. Cela voudrait dire qu’ils savent tout faire, donc ne rien savoir faire. Je préfère dire qu’ils ont un certain nombre d’outils à leur disposition et qu’ils s’en servent avec plus ou moins de bonheur. Ils peuvent être de plus ou moins bons 111
danseurs, mais ils sont quand même tous danseurs, de plus ou moins bons comédiens, mais ils sont tous comédiens. Ils sont tous capables de faire passer quelque chose par la parole, par leur corps, mais ils sont, avant toute chose, des gens qui ont une bonne technique de cirque. Pluridisciplinarité, alors ? Bernard Turin : C’est mieux. Je pense que tous les artistes du spectacle vivant devraient être confrontés à cette pluridisciplinarité. Que les danseurs fassent plus de danse, les comédiens plus de jeu d’acteur, les gens de cirque plus de cirque, c’est normal, mais il devrait y avoir une base commune à tous. Après dix ans de présence au CNAC, après avoir imposé une certaine vision, un certain projet, diriez-vous que la France s’est dotée d’un modèle ? Bernard Turin : Elle s’est dotée d’une spécificité qui n’est réalisée nulle part ailleurs. Mon idée était de tirer vers le haut en prenant des intervenants et des metteurs en scène de spectacle de sortie rigoureux. Le cirque est dans ses disciplines très rigoureux, sinon la punition est immédiate : la chute. Il fallait introduire cette rigueur qui manquait dans la préparation des spectacles de cirque. Par manque de temps, les gens de cirque se contentaient, bien souvent, de peu. La mise en scène du spectacle de fin d’étude est un exercice pédagogique qui montre aux étudiants cette rigueur. Mais, il y a eu une déviation qui a rendu ce moment attendu. C’est bien, parce que cela aide à faire connaître le CNAC, mais en même temps cela met les projecteurs sur le spectacle et non sur la pédagogie. Il est de plus devenu un enjeu pour les metteurs en scène et les chorégraphes qui se plient à cet exercice. Nous étudions de nouvelles modalités de diffusion de ce spectacle, sans doute plus limitées. Nous pensons également impulser une nouvelle utilisation de notre chapiteau, ouvert aux étudiants pour développer leur propre création. En quel sens la configuration de la cinquième année d’études pourrait-elle expliquer que certaines promotions, à leur sortie du CNAC, se constituent en compagnie ? Bernard Turin : Je ne pense pas que ce soit le spectacle qui crée les compagnies, c’est davantage les liens que les étudiants tissent entre eux pendant leur scolarité. Mais, que serait aujourd’hui le nouveau cirque s’il n’y avait pas eu les compagnies issues du CNAC ? Il serait moins important. Il y avait un vide qui a été comblé. De plus, à ce moment, les compagnies existantes n’étaient pas suffisamment nombreuses pour absorber les étudiants qui sortaient. Les choses se sont faites toute seules et elles se sont bien faîtes. Ceux qui ont créé leur compagnie, il y a quelques années, n’apprécient plus que les nouveaux créent la leur parce qu’il faut partager le gâteau. Le problème est que la subvention pour le secteur cirque est insuffisante. A une certaine époque, le Ministère a 112
voulu créer une école supérieure des arts du cirque : maintenant, il doit en assumer la réussite. S’il y a des difficultés entre les anciennes compagnies et les nouvelles, c’est que le gâteau à se partager ne grossit pas. A chaque nouvelle compagnie, la part se réduit d’autant. Si le budget cirque avait régulièrement progressé, il serait, aujourd’hui, suffisant pour couvrir les besoins nouveaux. Dans les conventions triennales, les missions du CNAC ne sont pas réduites, mais les subventions stagnent. Dans notre budget, soixante dix pour cent sont consacrés aux salaires et cotisations et trente pour cent pour le fonctionnement et les charges courantes, dont les prix augmentent tous les ans. Je veux bien entendre que son budget n’évoluant pas, le Ministère de la Culture n’ait plus les moyens de payer. Dans ce cas là, asseyons-nous autour d’une table et étudions des mesures qui permettent de faire des économies sans sacrifier la qualité de l’enseignement. Par exemple, regrouper des structures, réunir le CNAC et HorsLesMurs dans un même lieu. HLM développerait le centre de ressource au sein même ou à proximité de l’Ecole afin qu’il puisse être disponible pour les étudiants. Maintenant que la formation fonctionne bien, nous pouvons même regrouper 1’ESAC et l’ENACR. Il vaut mieux trouver ce genre de solution plutôt que de réduire la qualité de l’enseignement. Je ne sais pas si c’est la bonne solution, mais cela vaut la peine que l’on en discute. Jusqu’à quel point, sans nouvel engagement de 1’Etat, pourraiton remettre en cause l’existence de la formation qui a été voulue il y a vingt ans ? Bernard Turin : Cette année, il n ’ y a aucune mesure nouvelle pour la formation. Ce qui est surprenant, alors que 2001 est décrétée « Année des Arts du Cirque ». L’année dernière, nous avons été autorisés à prélever dans les réserves. Cette année, je ne sais pas comment nous allons faire si on ne nous donne pas les moyens de tourner. Tous les ans, avec l’augmentation des charges, les moyens diminuent. Le CNAC participe à une vision de prestige... Bernard Turin : Quand on vient au CNAC, on a l’impression d’une maison qui tourne, pas d’une maison prestigieuse ! Les spectacles de nouveau cirque ont-ils encore le droit d’être appelés cirque ? Bernard Turin : A partir du moment où, dans le spectacle, il y a présence de l’exploit technique, nous pouvons parfaitement appeler cela du cirque. A partir du moment où cela est fait par des artistes qui ont décidé de faire du cirque, c’est du cirque. De même, pour ceux qui construisent leurs interventions autour d’une ou deux techniques de cirque. On ne peut dénier à ces artistes le fait qu’ils font du cirque. Certains, très radicaux, pensent que si le spectacle n’a pas lieu dans un cercle, ce n’est pas du cirque. Soyons tolérants, que l’on fasse du cirque 113
sous un chapiteau ou dans une salle sur une scène... Cela fait 2500 ans que les Chinois font du cirque sur scène et personne dit que ce n’est pas du cirque. Ce sont de fausses querelles. S’il y a de l’exploit technique, les façons dont on le montre dépendent de l’envie de chacun et de ses possibilités. Si les jeunes sont nombreux à monter sur scène, c’est aussi parce qu’il est très onéreux d’acheter un chapiteau et de le faire tourner, et pourtant beaucoup en rêvent. Le Ministère doit avoir des systèmes d’aide différents pour les artistes qui font le choix du chapiteau. Ce lieu doit continuer d’exister. Le CNAC s’est engagé en Tunisie pour la création d’une école de cirque… Bernard Turin : Ce projet est le résultat d’une rencontre avec Mohamed Driss, Directeur du Théâtre National à Tunis. Il désirait monter une école de cirque et était intéressé par ce que nous faisions au CNAC. Mohamed Driss s’est engagé dans son pays pour les Droits de l’homme et il destine son école à des jeunes gens enthousiastes, j’ai donc accepté de participer à cette aventure en Tunisie. Dans un premier temps, nous avons testé les élèves de son école de théâtre, le plus jeune devait avoir 22 ans. Il n’a fallu que quelques jours pour constater que, techniquement, ils étaient d’un niveau trop bas. Jamais le temps perdu ne pourrait être rattrapé. Il n’était pas possible de construire une école dans ces conditions. Puisque la Tunisie n’a plus de passé dans les arts du cirque (suite à certaines circonstances historiques), il a fallu aller voir si, du côté de la gymnastique, certains jeunes n’avaient pas des qualités artistiques. Nous avons organisé un concours en juillet 1999, sur le même principe que celui d’entrée au CNAC. Nous avons sélectionné tous ceux qui étaient bons en acrobatie et qui, de plus, étaient capables de donner quelque chose en danse et en jeu d’acteur, ou tout du moins qui ne refusaient pas cette orientation, qui acceptaient les propositions. Ainsi, l’Ecole a ouvert avec quarante élèves. Nous avons apporté des conseils sur l’équipement et sur la pédagogie. Les professeurs du CNAC ont progressivement, par étapes successives, tous les trois ou quatre mois, apportés les bases de l’enseignement des arts du cirque aux professeurs de gymnastique, et ainsi permis leur formation conjointement à leur propre investissement auprès de leurs élèves. En Tunisie, les enfants sont respectés, nous avons pu travailler en toute confiance. Nous formons également des techniciens. Actuellement, un régisseur de théâtre tunisien est présent au CNAC pour se former à la spécificité de la régie pour le cirque. Il a également appris à monter un chapiteau. Mohamed Driss est chargé de la mise en scène des prochains Jeux Méditerranéens. Il a prévu un tableau cirque qui sera l’occasion d’une première présentation du travail des élèves de l’Ecole. Il n’est pas question, pour nous, d’exporter un modèle, ni d’occulter la culture du pays. Nous n’enverrons 114
pas de professeurs de danse, ni de théâtre, ni de musique. Notre soutien doit se limiter aux arts du cirque. De plus, ils ont déjà leur idée sur ce que doit être leur spectacle de cirque. Entretien réalisé le 24 octobre 2000 (relu et corrigé par B. Turin)
D. Les écoles : un système pyramidal 1. La Fédération Française des Ecoles de Cirque (FFEC) a) Un engouement à prendre en considération Un nombre de plus en plus important d’enfants et d’adultes consacre une partie de son temps libre à la pratique du cirque en amateur. Les origines de ce développement sont, sans doute, à rechercher dans la reconnaissance accordée, dans les années 1980, par le Ministère de la Culture, à un secteur jusqu’alors ignoré. L’engagement des élus locaux responsabilisés par la mise en œuvre de la décentralisation, conjointement aux actions menées par le secteur Jeunesse et Sports, ont permis l’ouverture d’ateliers « cirque » au sein de structures culturelles ou favorisé l’émergence d’écoles (pour la plupart, des associations régies par la loi de 1901). Ainsi, des amateurs ont pu trouver un cadre structurant pour assouvir un désir de piste, jusqu’alors réservé aux enfants de la balle. Les pratiques circassiennes présentent un double avantage ; d’une part, tout en conservant un caractère ludique, elles offrent / imposent un travail corporel intense exigeant une grande rigueur, et, d’autre part, elles sont porteuses d’une charge artistique qui leur confère une certaine noblesse. Ainsi, dès 1988, conscients de leur responsabilité, certains professionnels de la transmission des arts du cirque se sont regroupés au sein de la Fédération Nationale des Ecoles de Cirque (FNEC). R. Kubiak, après son départ du Centre National des Arts du Cirque, est nommé, par le Ministère de la Culture et de la Communication, Chargé de Mission auprès de l’ANDAC, pour diriger le Département « Enseignement ». La présentation de son travail a lieu, notamment, lors de la Rencontre des écoles de cirque, à Avignon, les 8, 9 et 10 juillet 1988. Il en ressort l’indispensable nécessité de regrouper les écoles dans une fédération. L’intention est « de rassembler les gens autour d’un projet et d’obtenir des objectifs clairs de la part du Ministère de la Culture, du CNAC et 115
de l’ANDAC »1. Trente écoles2 se sont pliées à cette étude et sont présentes à ces journées. C’est à partir de cette réalité qu’il est décidé de « mettre en place une structure indépendante […] autonome »3. Ainsi, le 12 décembre 1988, se constitue la Fédération Nationale des Ecoles de Cirque (FNEC). Dans ses statuts, l’association définit ses buts : à savoir, « rassembler les structures […] d’enseignement des Arts du Cirque », « réfléchir à l’harmonisation et à la pédagogie », « promouvoir l’enseignement auprès du public et des autorités au plan national, régional, départemental et municipal », « établir des relations suivies » avec les Ministères de la Culture et de la Communication, de l’Education Nationale, de la Recherche et des Sports, « procéder à la mise en place de la Formation professionnelle », « apporter une aide logistique, technique et financière aux établissements adhérents », « diffuser de l’information dans les écoles » et, enfin, « établir et soutenir les échanges entre les Ecoles de Cirque au niveau national et international, surtout dans le domaine de la pédagogie et de la jeune création »4. Il est également précisé une orientation qui détermine des fondements aux actions de la Fédération : « établir des liens étroits avec la profession du cirque et mener et soutenir les initiatives ayant pour but le renouveau du cirque en France ». Bernard Turin en sera le Président jusqu’en 1994. Cette année-là, il est remplacé par Patrick Fodella, et la Fédération est renommée Fédération Française des Ecoles de Cirque (FFEC). C’est l’occasion de redéfinir les buts de l’association. Sont ainsi prises en compte les « spécificités » de l’enseignement des arts du cirque et l’existence des instances internationales et européennes. Cependant, la Fédération n’a plus en charge l’aide financière aux écoles et ne s’engage plus sur la question de la création. Son action, recentrée sur la pédagogie, 1
Compte rendu de la Rencontre des Ecoles de Cirque, op. cit., p13. Trente écoles, sur un recensement de soixante-dix lieux, ont accepté de répondre à un questionnaire sensé évaluer quantitativement et qualitativement l’enseignement dispensé. Ces écoles sont, pour vingt-cinq, des structures associatives, quatre sont directement liées à des Maisons des Jeunes et de la Culture (MJC), et une dépend de l’Education Nationale. 3 Compte rendu de la Rencontre des Ecoles de Cirque, op. cit., p. 19. 4 Statuts de la Fédération Nationale des Ecoles de Cirque, p. 2. 2
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puisqu’elle doit « favoriser la mise en place de formations en direction des Arts du Cirque », s’accompagne du rôle essentiel qui consiste à « procéder à leur évaluation »1. b) Les bases de la structuration de la formation La Fédération a, en ces termes, élaboré une définition des établissements d’enseignement des arts du cirque : « tout établissement délivrant un enseignement technique, ludique, thérapeutique ou autre des arts du cirque au sens traditionnel et moderne que l’on donne à ce concept : arts du cirque »2. Elle distingue trois types d’établissement : les ateliers de découverte « mono ou pluridisciplinaires » de durée variable rattachés à une autre structure ; les centres d’initiation réservés à la « pratique amateur ayant pour vocation l’apprentissage d’une ou plusieurs techniques de cirque et fonctionnant de façon continue » et les « écoles préparatoires aux métiers des Arts du Cirque habilitées ou non à délivrer un diplôme d’Etat ». A chacun de ces types d’établissements correspond un niveau d’agrément sur une échelle de I à III. La Fédération Française des Ecoles de Cirque met en exergue, dans sa plaquette de présentation, cette affirmation : « Le cirque est un art qui s’enseigne dans le respect de l’individu »3. C’est en accord avec ce principe que sont délivrés les agréments. Les critères touchent aux domaines de la santé et de la sécurité ; ils prennent également en compte le projet pédagogique revendiqué et la qualité de la formation dispensée. L’accord cadre, signé le 9 mars 1999, entre le Ministère de la Culture et de la Communication, le Ministère de la Jeunesse et des Sports et la FFEC, stipule « une exigence : pédagogique, culturelle et artistique », qui se concrétise dans le travail de la FFEC, s’attachant au respect des règles concernant « les conditions d’hygiène et de sécurité, la qualité du projet pédagogique de l’organisme de formation et des lieux de pratique, et les compétences pédagogiques, artistiques et techniques des 1
Statuts de la Fédération Française des Ecoles de Cirque adoptés le 4 novembre 1995. 2 Ibid, p. 2. 3 Dépliant de présentation de la FFEC.
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intervenants »1. Cet accord est inséparable de la Charte de qualité de l’enseignement des Arts du Cirque signée à Auch, le 31 octobre 1998. Celle-ci trace les grandes lignes sur lesquelles peuvent et doivent s’engager toute structure concernée par l’enseignement des Arts du Cirque. Il y est précisé que la FFEC regroupe 8 300 licenciés (et 2 000 en attente d’adhésion), alors que toutes les structures hébergeant des ateliers n’ont pas encore fait la démarche de demande d’agrément et « ne souscrivent à aucun référentiel »2. De trente écoles adhérentes, en 1988, nous sommes à plus d’une centaine agréées, dix ans plus tard. Quant à la formation de formateur, la FFEC délivre un Brevet d’Initiateur aux Arts du Cirque (BIAC), un brevet de spécialisation (BISAC Arts clownesques) et travaille à l’élaboration du BISAC « petite enfance ». Ces diplômes s’intègrent dans le dispositif global de la Fédération qui participe à la constitution d’un solide système pyramidal de formation, en limitant l’enseignement sauvage d’un art qui n’est pas sans risques pour le développement des plus jeunes et la santé et la sécurité de tous. Pour compléter le dispositif, la Fédération travaille à l’élaboration d’un diplôme d’Etat de formation de formateur pour les pratiques amateur et professionnelle.
2. Les écoles préparatoires Par les interventions de la FFEC3, s’est mise en place une véritable filière. En effet, certaines écoles de cirque possèdent des classes dispensant une préparation aux concours de l’Ecole Nationale des Arts du Cirque de Rosny, du Centre National des Arts du Cirque, ainsi qu’aux écoles internationales. Ces écoles, dites préparatoires, ont développé cette formation en prolongement de leurs propres activités. Au moins écoles de loisirs, c’est-à-dire ouverte à un public amateur, elles s’engagent également dans des formations professionnelles. Les écoles préparatoires, mentionnées 1
Accord cadre de collaboration, signé à Paris, le 9 mars 1999. Charte de qualité de l’enseignement des Arts du Cirque, signée le 31 octobre 1998, FFEC, p. 3. 3 A noter, l’existence d’une organisation des écoles de cirque au niveau européen, la FEDEC (Fédération Européenne Des Ecoles de Cirque). Un projet, dénommé Ellipse, inscrit dans le programme européen Leonardo, rassemble les écoles autour de travaux précis. 2
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dans le Guide de l’élève1 du CNAC, sont : Arc en Cirque - Ecole de Cirque de Chambéry (Chambéry-le-Haut, Savoie), Balthazar (Montpellier, Hérault), Tous en Piste - Ecole de Cirque des Campelières (Mougins, Alpes-Maritimes), Le Lido - Centre des Arts du Cirque de Toulouse (Toulouse, Haute-Garonne), l’Ecole Nationale de Cirque (Châtellerault, Vienne), Et vous trouvez ça drôle ! (Lomme, Nord). Nous ne présentons ici que trois d’entre elles, en donnant pour chacune d’elle un éclairage sur un secteur d’activité précis, tout en précisant que ce n’est pas leur seule particularité. Cette démarche nous permet d’aborder l’ensemble des actions possibles pour ce type d’école. a) Arc en cirque L’école, dirigée par Eric Angelier, est née d’une « rencontre en 1984 entre des enfants, un circassien et un quartier »2. D’ateliers d’animation, à ses débuts, l’école a su progressivement se développer dans un cadre réglementaire en adéquation avec les exigences de la pratique et devenir une école de cirque agréée par la Fédération Française des Ecoles de Cirque. Elle développe ses activités autour de plusieurs axes. Ecole de loisirs, centre de formation professionnelle (classe préparatoire aux concours, aide à la création et formation continue), elle prépare également au Brevet d’Initiateur aux Arts du Cirque (BIAC). Un domaine spécifique est exploré, celui de l’accueil de personnes handicapées. A raison d’une heure à une heure trente par semaine, ces jeunes et ces adultes viennent chercher un « moyen d’expression » et trouver un « bien-être » susceptibles de les aider dans leur « intégration » par une « revalorisation » individuelle. • Une école de loisirs
En 1998, l’école accueille cinq cents jeunes, de quatre ans à l’âge adulte. L’école de loisirs s’inscrit dans un projet d’ensemble à « dimensions éducative, artistique et culturelle ». Les objectifs proclamés sont de « favoriser l’épanouissement des élèves dans le respect de leur santé et de leur sécurité », de « les impliquer dans 1
Guide de l’élève 2000-2001, Châlons-en-Champagne, CNAC, p. 53-65. Les différentes citations contenus au sein de ce paragraphe sont extraites de Arc En Cirque : un réseau, une dynamique, in : site de l’école : http://www.arc-encirque.asso.fr 2
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une pédagogie adaptée » et de les « ouvrir » au « monde des arts du cirque ». Le public désigné est réparti en trois sections distinctes, « découverte », « initiation » et « perfectionnement ». La section découverte est ouverte aux enfants de quatre à onze ans ; il s’agit pour eux de « jouer », d’« apprendre ensemble » et de se développer (« soi et socialement »). A destination des plus jeunes (4 et 5 ans), le jeu est un moyen de favoriser l’« éveil psychomoteur », limité à la participation d’une heure trente par semaine. Les deux classes d’âge suivantes (6-8 ans et 9-11ans), dans un premier temps, « découvrent les disciplines du cirque », puis en « développent » la pratique, mais sans s’inscrire dans une spécialité, afin de ne pas orienter l’évolution des corps en pleine croissance et de donner aux jeunes la possibilité d’expérimenter l’ensemble des pratiques afin qu’ils soient à même d’opérer euxmêmes le choix de leur spécialisation. L’initiation, section ouverte aux jeunes de douze à quatorze ans, est une poursuite de l’apprentissage avec l’objectif précis d’« acquérir les techniques des arts du cirque ». C’est aussi une période pendant laquelle ils peuvent découvrir leurs « talents », leurs « vocations ». Ils sont intégrés dans des événements et des créations spectaculaires en liaison avec l’école. La dernière section, consacrée au perfectionnement, permet aux jeunes « ayant acquis des bases solides » d’« approfondir les disciplines fondamentales» et de démarrer une spécialisation. C’est-à-dire qu’ils sont amenés à choisir une ou deux techniques et, par un travail régulier et plus intense (de 3 h 30 à 7 h 30, selon le niveau), ils doivent acquérir une « autonomie technique et artistique ». Enfin, un atelier de création est ouvert aux élèves inscrits dans les différents niveaux et choisis par les formateurs en fonction de « critères physiques et psychologiques répondant aux exigences d’une création ». La progression mise en place d’un niveau à l’autre, d’un éveil psychomoteur à la spécialisation, en passant par l’apprentissage des diverses techniques, sans négliger la possibilité de se produire devant un public et dans le cadre d’une création collective, constitue la charpente d’un apprentissage méthodique et adapté.
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• Une formation de formateur
La préparation au Brevet d’Initiateur aux Arts du cirque (BIAC) s’adresse à des jeunes de plus de dix-sept ans « faisant preuve de pratique antérieure des Arts du cirque ». Ainsi, s’ouvre à eux la perspective d’animer des ateliers de « découverte des Arts du cirque »1 dans un cadre structuré avec des objectifs déterminés. BIAC (Brevet d’Initiation aux Arts du Cirque) Le diplôme est délivré par la FFEC. Le candidat doit « être membre d’une structure adhérente à la Fédération » et être présenté par celle-là sous la responsabilité de son directeur. Le candidat est soumis à un test de compétences minimales (acrobatie au sol, jonglerie, pratiques aériennes, équilibre sur matériel, expression artistique) afin de pouvoir effectuer le stage de formation et d’évaluation. La partie théorique de la formation, par le biais de conférences, s’attache à transmettre des connaissances en pédagogie, des notions sur la sécurité, la santé, la législation et l’histoire du cirque. La partie pratique se déroule sur cinq journées à raison de six heures de travail quotidien. Dans le cadre des grandes familles des arts du cirque (cf., ci-dessous, le document intitulé « Vocabulaire de base pour l’enseignement des arts du cirque »), il s’agit pour les candidats d’apprendre à structurer et à mener une séance d’intervention auprès du public désigné. Ainsi, sont abordés : − l’ouverture de la séance, − les échauffements spécifiques, − les techniques appropriées, − les procédés pédagogiques, − les risques pour la santé, − la sécurité et les parades, − l’aspect artistique, − la fin de séance. Le Diplôme est délivré par un jury composé d’un représentant de la FFEC, d’un artiste de cirque professionnel et du responsable pédagogique de la formation (notons qu’il reste la propriété de la FFEC qui peut en exiger la restitution).
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Règlement fédéral du BIAC (Brevet d’initiation aux Arts du Cirque), édité par la Fédération Française des Ecoles de Cirque.
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Une unité de formation technique permet d’acquérir les prérequis indispensables pour la réussite du test d’entrée au stage de formation / évaluation. Elle s’attache également, dans une unité de formation artistique, à la question de la recherche et de la créativité tout en développant les expressions corporelle, théâtrale et musicale. Une unité de formation générale, organisée sous forme de modules, balaye un champ de connaissances connexes, en liaison avec les questions de santé et de sécurité (anatomie, physiologie et biomécanique), avec l’histoire des arts (danse, cirque, musique), avec les techniques de la scène (son et lumière) ou encore avec la législation et la gestion concernant les entreprises et les compagnies. Les contacts avec le monde du cirque sont provoqués par l’organisation de rencontres, de stages et des participations à des productions publiques. Précisons que cette formation est croisée avec la préparation aux concours d’entrée aux écoles supérieures ainsi qu’avec une formation artistique professionnalisante d’une durée de trois ans (ouverte aux jeunes de plus de 16 ans). Ainsi, en fonction de leurs capacités et de leur goût, les élèves peuvent se déterminer professionnellement et développer les compétences exigées pour chacun des débouchés. Des entretiens individuels, des évaluations et des conseils d’orientation peuvent les aider dans cette démarche. b) Le Lido Le Lido, Ecole municipale de cirque, est créé à Toulouse, en 1987, par Henri Guichard, et développe ses activités dans un ancien cinéma. D’école de loisirs, par le développement de son ancrage et de son engagement dans la professionnalisation, elle accède au statut d’école préparatoire en 1993. Devenu Centre des Arts du Cirque de Toulouse, Le Lido est subventionné par l’Etat, la Région et les collectivités locales et déploie ses actions dans trois orientations bien distinctes : le secteur amateur, la formation professionnelle et le studio de création. Le secteur amateur s’adresse aux enfants et aux adultes de la ville et de son agglomération et enregistre cinq cents adhérents répartis en vingt-six ateliers. • La formation professionnelle
La formation professionnelle se déroule sur deux ans, à raison de trente heures de cours par semaine. Elle sélectionne quinze 122
candidats par promotion qui, à l’issue de leur formation, pourront obtenir un certificat de compétence. Notons que les deux tiers des élèves admis sont au moins titulaires du Baccalauréat, et plus de trente pour cent sortent d’une école préparatoire. Le projet pédagogique se déroule en six étapes : « − Acquisition de compétences pluridisciplinaires − Rendre la personne dans une disponibilité créatrice − Poser la problématique de la création − Elaborer une écriture circassienne personnelle − Défendre sa proposition artistique auprès du public − Confronter son numéro dans un collectif de création »1
Le dernier point témoigne de deux volontés conjointes. D’une part, l’artiste doit individuellement pouvoir obtenir un contrat, puisqu’il est censé avoir construit un numéro autonome ; d’autre part, il doit pouvoir s’intégrer dans une création collective et faire preuve d’adaptabilité. Ainsi, le jeune professionnel peut intégrer le cirque classique (se présenter aux concours, par exemple, du Cirque de Demain) et individuellement, ou collectivement, s’engager dans le cirque contemporain de création. L’école revendique la préparation d’« artistes citoyens », dans le sens où les productions sont porteuses « d’un langage où la performance a sa place, l’acteur a son sens, les spectateurs sont présents ». L’acteur semble ainsi au centre d’un dispositif, dans lequel il doit prendre conscience d’être-là pour un autre, de préférence pour les autres. Il lui est par ailleurs demandé de « découvrir la part de dérisoire qui l’habite, les failles qui le composent, pour qu’il trouve sa sincérité ». Ne s’agit-il pas de frayer avec le doute, propice à la création, mais peu conciliable avec une pratique corporelle qui entretient une relation d’extrême promiscuité avec le risque ? A moins que l’engagement créatif ne prenne appui sur une solide formation technique qui nécessite : « − une préparation corporelle et vocale, une acrobatie dramatique, une recherche des différents territoires de la gestuelle artistique
1
Toutes les citations de ce paragraphe, sauf mention contraire, sont issues de la brochure du Centre des arts du cirque de Toulouse, Le Lido, 2000, non paginé.
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− [de] se situer dans son art circassien comme un “sportif de haut niveau” où chacun doit atteindre la plénitude du mouvement juste, sans modèle prédéfini par la longue histoire du cirque. »
Dans le programme de la formation, la pluridisciplinarité apparaît au travers des enseignements dispensés : le chant, la musique, les danses classique et contemporaine, le théâtre et l’art clownesque. Les techniques de cirque, explorées et travaillées en spécialité, de façons individuelle et collective, sont l’équilibre, l’acrobatie, le trampoline, les portés, les agrès aériens, le jonglage et le fil. Pour rendre productive la confrontation des techniques et l’engagement artistique, sont proposés des ateliers de recherche et d’écriture. Le Lido revendique un taux de professionnalisation rapide de 95 %. Ainsi, le CNAC n’est pas la seule école à mettre de jeunes artistes de cirque sur le marché du travail, puisque si, depuis 1991 (soit en sept ans), douze élèves poursuivent leur formation (admission à l’école de Rosny ou à l’Ecole Nationale de Montréal) et trente deux s’engagent dans la transmission (intervention dans d’autres écoles de cirque), soixante quatre élèves sont devenus artistes. Ils ont créé leur propre compagnie (cinquante artistes répartis en dix-sept compagnies de cirque ou de rue) ou ont intégré des compagnies existantes (quatorze artistes dans huit compagnies). Citons, entre autres, Lionel About et Vincent Bruel, jongleurs de Vis à vis et Babeth Gros, un des membres du duo de portés acrobatiques Vent d’Autan. Rappelons enfin que l’école du Lido amène ses élèves à participer aux rencontres professionnelles qui décernent des prix et que certains d’entre eux réussissent non seulement les présélections mais s’y distinguent honorablement. C’est pour facilité cette inscription dans le circuit professionnel que Le Lido a créé le Studio de Création. • Le Studio de Création
Cette formation a pour « objectif d’assurer l’accompagnement et l’encadrement du porteur du projet sur le marché de l’emploi » et donc de participer à l’insertion professionnelle. Issus du Lido, mais également d’autres écoles (CNAC ou Ecole Nationale de Montréal), les jeunes artistes qui désirent s’inscrire individuellement ou collectivement dans la création contemporaine ont pour souci de pouvoir mener de front la création (en mettant à profit leur formation initiale) et la maîtrise de la logistique 124
inhérente à la constitution d’une compagnie (communication, gestion, diffusion…). Cela nécessite une connaissance du milieu (des réseaux) et des mesures réglementaires et législatives (concernant le droit fiscal, les aides et les subventions…). Le Lido désire, par le développement des actions du Studio, aider les jeunes artistes confrontés à leur première création en les « immergeant dans le tissu économique, politique et social de notre société ». Quatre principes fondent la démarche du Studio : le porteur du projet est considéré comme « le maître d’œuvre » ; il ne s’agit pas d’aider à produire un spectacle qui serait seulement adapté au marché mais de soutenir une démarche « sensible et authentique » ; il est indispensable de disposer du « temps nécessaire à l’élaboration du projet » ; quant au dernier point, il concerne la production elle-même qui doit utiliser un « langage porteur de sens » dans le cadre d’une « prise de conscience » par les jeunes artistes « du rôle qu’ils ont à jouer en qualité d’artistes citoyens ». L’aide logistique, technique et artistique correspond au besoin de rendre applicable dans une production globale entendue comme une entité spectaculaire (même limitée à un numéro) une formation initiale technique et artistique. Celle-ci doit être assimilée et dépasser dans une sorte de passage à l’acte, peut-être créateur. Il s’agit bien, ici, pour le jeune artiste d’acquérir une autonomie. c) L’Ecole Nationale de Cirque de Châtellerault « Le cirque est un art conciliant la modernité et la tradition dans l’audace, un art populaire autant qu’un ensemble de techniques hautement qualifiées »1 ; ainsi, Dominique Toutlemonde présente-il la définition du cirque de l’équipe pédagogique de l’Ecole Nationale de Cirque de Châtellerault (Vienne). Cette école s’adresse aux amateurs (enfants dès six ans, jeunes et adultes) dans le cadre d’une « initiation suivie d’un apprentissage polyvalent des différentes disciplines du cirque ». Elle offre également une formation initiale de préparation aux concours pour les jeunes désireux de s’engager professionnellement dans les arts du cirque. L’originalité de l’école est d’avoir institué en relation avec le Lycée Marcelin Berthelot de 1
Cf. le dépliant de présentation de l’Ecole Nationale de Cirque de Châtellerault (année 2000-2001).
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Châtellerault, dans le cadre officiel d’un Baccalauréat littéraire, une préparation à l’option « Arts du cirque ». • Un Bac « option Cirque »
L’Ecole Nationale de Cirque de Châtellerault a mis en place, depuis 1998, au Lycée Marcellin Berthelot, un Baccalauréat littéraire, option « Arts du cirque ». Dans le cadre du diplôme national, les élèves des classes de Seconde, de Première et de Terminale bénéficient d’un enseignement spécifique consacré au cirque, d’un volume horaire allant de dix à onze heures hebdomadaires et correspondant aux options obligatoires et / ou libres à choisir en plus du tronc commun d’enseignements généraux. Ainsi, en classe de Seconde, il est prévu que la formation dispensée est composée : « d’une initiation aux techniques de cirque (6h), acrobatie, trapèze, bascule, fil de fer, jonglerie…, de cours de danse (1h), d’une préparation physique spécifique (1h) et de jeu d’acteur (2h) ». En classe de Première (série L), l’option obligatoire est nommée « Arts et techniques du cirque » et propose quatre heures d’enseignement, alors que l’option libre « Cirque » représente sept heures d’enseignement. Cette dernière se décline ainsi : « acrobatie (2h), danse (1h), préparation physique spécifique (1h), jeu d’acteur (3h) ». La pluridisciplinarité pratiquée dans les écoles nationales de cirque (préparatoires et supérieures) se retrouve inscrite dans cette formation, notamment par la présence du jeu d’acteur. Elle correspond à une exigence dictée par le cirque contemporain de création. Les élèves en classe de Terminale reçoivent deux enseignements qui font l’objet, chacun, d’une évaluation au Baccalauréat, « création artistique » (5h) et l’enseignement de spécialité « arts et culture du cirque » (6h). « L’évaluation comporte : − une épreuve écrite, notée sur 20, d’une durée de 3 heures 30 dont 30 minutes de préparation, coefficient 3 ; − une épreuve pratique, notée sur 20, coefficient 3, comportant deux parties :
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1. un numéro de cirque d’une durée de 4 à 10 minutes au maximum devant un public, noté sur 16 1 ; 2. un entretien oral, retour sur le numéro, de l’ordre de 10 minutes, noté sur 4. »
Notons que la permanence du numéro est reconnue ; elle n’est pas uniquement liée à la durée de l’épreuve, qui ne permet pas un long développement, mais à l’essence même des pratiques de cirque qui met le(s) praticien(s) seul(s) avec ses agrès, et qui exige l’exhibition en premier lieu d’une performance technique, et ensuite, la manifestation d’une sensibilité artistique. L’épreuve écrite offre au choix deux sujets à élaborer à partir de documents textuels et iconographiques ; l’un est un thème ou une question à développer, l’autre exige l’élaboration d’un projet de numéro qui « doit manifester la capacité d’invention du candidat qui s’appuiera sur toutes les ressources de la scénographie (musique, éclairage, costumes et accessoires, rapport avec le public…) »2. Ainsi, l’enseignement développé dans un cadre scolaire prend en compte une approche culturelle (histoire du cirque, analyse de spectacles). Il ne s’agit évidemment pas de former des artistes de cirque mais de donner une ouverture sur un domaine, par une connaissance et une pratique de celui-ci, afin d’aider des jeunes à se déterminer pour un choix de carrière. Cependant, titulaires d’un Baccalauréat, les plus performants d’entre eux, devraient pouvoir se présenter à l’entrée du CNAC ; dans les faits, ils sont dès la session 2001 attendus sur le terrain du concours d’entrée à l’Ecole Nationale de Rosny. Parallèlement à cette première ouverture, le Ministère de la Jeunesse, de l’Education Nationale et de la Recherche travaille à l’élaboration d’un programme de l’enseignement des arts du cirque dans le second cycle. Accompagnant le règlement de l’épreuve théâtre-arts du cirque au Baccalauréat une réorganisation des pratiques est présentée, proposant un regroupement par famille :
1
Un rééquilibrage entre la prestation et son analyse orale a lieu dès la deuxième session et ramène cette note à 10. 2 Baccalauréat – Epreuve de théâtre-arts du cirque au baccalauréat série littéraire – Session 2001, note de service n° 2001-038 du 28 février 2001.
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VOCABULAIRE DE BASE POUR L’ENSEIGNEMENT DES ARTS DU CIRQUE Les bases Préparation physique, jeu d’acteur, danse et acrobatie de base sont le support indispensable pour aborder les arts du cirque dans un programme à long terme et qui ouvre les choix de spécialisation. Spécialisation Une discipline ou technique des arts du cirque (ou plusieurs) qui devient le point fort de chaque élève. Chaque discipline ou technique appartient à une des cinq principales familles. Dans la découverte ou initiation des disciplines, on aborde les familles. Famille acrobatique (travail sur les jambes) - sol, - portés, banquine, staffs (avec partenaire) en dynamique, - aux agrès (bascule, balançoire, trampoline...). Famille aérienne (travail en suspension) - trapèze (fixe, ballant, volant), - anneaux, - corde fixe, volante… Famille équilibre - appui tendu renversé (ATR) au sol ou sur agrès, seul ou avec partenaire, en statique, - sur engin fixe : fil de fer, corde, - sur engin mobile : boule, monocycle... Famille manipulation - avec les mains, jonglerie (balles, massues, cerceaux, diabolo, bâton du diable ou tout autre objet), - avec les pieds, antipodiste, jeux icariens. Famille art clownesque - pantomime, - travail de clown avec ou sans nez, - clown musical, - travail lié à une deuxième spécialisation appartenant à une autre famille...
La classification laisse clairement entrevoir qu’elle est déterminée par les aptitudes et les modalités du travail que chacune des familles exige. Elle est un cadre structurant défini par quinze ans d’engagement du Ministère de l’Education Nationale et des Ministères chargés de la Jeunesse et des sports, qui concrétise la prise en charge pleine et entière de l’Etat à différents niveaux d’intervention des filière délivrant des diplômes. 128
La reconnaissance institutionnelle du cirque, par Jean-Philippe Lecat, Ministre de la Culture sous la Présidence de V. Giscard d’Estaing, s’est affirmée au travers d’une succession de mesures relevant essentiellement d’une aide financière à destination du cirque traditionnel accordée dans l’urgence ; l’objectif étant de sauvegarder des enseignes en difficulté, sans cependant prendre en considération le fait que la crise était simultanément économique, esthétique, culturelle et générationnelle. Par ailleurs, la pression exercée par de jeunes artistes fascinés par le genre (ceux que nous avons nommés les précurseurs), et s’en emparant parfois avec respect souvent avec insolence, a trouvé un écho favorable, après la victoire de François Mitterrand aux élections présidentielles de 1981, auprès de Jack Lang, Ministre de la Culture d’un gouvernement de Gauche disposé à étendre son champ de compétences à toute forme artistique novatrice, pour peu que celleci tende à s’adresser à des catégories sociales élargies. L’importance accordée par les pouvoirs publics à la formation répondait à une nécessité indispensable au regard de la crise vécue (faillites…) par le cirque traditionnel suite à la disparition de la formation familiale et au manque réel qui paralysait le développement d’une création circassienne contemporaine. Le dispositif s’est mis en place par étapes successives. Une base sauvage composée d’une pléiade de cours ou d’écoles pour amateurs ne pouvait par ailleurs assurer la formation professionnelle souhaitée. Le dispositif étatique ne pouvait négliger la question de la formation, d’autant que des initiatives privées émanant du cirque traditionnel s’en étaient, dans un premier temps, emparée (avec l’Ecole Nationale du Cirque et le Conservatoire National du Cirque et du Mime). La création du Centre National des Arts du Cirque (CNAC)1, avec ses formations diplômantes, au vu de l’évolution qui fut la sienne, s’avère finalement tourné vers la préparation d’artistes qui s’engagent du côté du nouveau cirque 1
Aujourd’hui, le CNAC fait parti d’un réseau européen regroupant les écoles de cirque des Etats membres de l’Union européenne : le Circus Space de Londres, l’Ecole Supérieure des Arts du cirque de Bruxelles, entre autres.
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(très peu d’élèves du CNAC travaillent dans les cirques traditionnels1). Avec l’aide de la Fédération Française des Ecoles de Cirque, l’Etat met en place un système pyramidal, qui prend appui sur de nombreuses écoles de loisirs (certaines offrent des classes préparatoires afin de parachever le dispositif). Ces dernières, en développant une approche spécifique, s’attachent également à la formation de professionnels et concourent à une diversification de l’offre de formation. L’Education Nationale n’est pas en reste et introduit dans ses murs une formation ouverte sur l’univers du cirque. Les aides à l’innovation et à la création ont entériné la cohabitation de deux cirques (traditionnel et nouveau, ou plus exactement de création). Cependant, après une prise en compte significative dans les années 1980, l’engagement ministériel, dans les années 1990, marque le pas. De 15 millions de francs en 1993 (≈ 2,3 M d’€) les aides de l’Etat passent à 11 millions en 1997 (≈ 1,7 M d’€), hors enseignement et formation, dont le budget est maintenu à 19 millions2 (≈ 2,9 M d’€). Dérisoire au vu du budget global accordé à la Culture, l’indigence de l’enveloppe cirque oblige à des choix. Les décideurs, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le reconnaissent ou non, ont un poids décisif, obligatoirement sélectif. Au-delà de la querelle des chiffres, comme l’indique R. Abirached, l’« Etat est présent désormais à tous les horizons du spectacle et, d’où qu’on se tienne, visible de partout » ; autrement dit, selon lui, « l’intervention des pouvoirs publics pèse désormais d’un poids très lourd sur la naissance et le destin des œuvres »3.
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Nous pouvons cependant remarquer que des élèves du CNAC ont obtenu des bourses Louis Merlin - Manuel Bigarnet, Bernard Quental et Didier Pasquette (en 1990), Les Nouveaux-Nez et Serge Huercio (en 1991), Hélène Mugica (en 1994), Alix Bouyssie, Jacques Schneider, Abdeliazide Senhadji et Valérie Dubourg (en 1995) – voire des prix au Festival du Cirque de Demain – Isona Dodero-Suty (en 1991), Katrin Adam et Daniel Mathez (en 1992), Joël Colas et Nikolaus (en 1993)… 2 « La DMDTS : Bilan et perspectives », Réponses aux questions des assemblées parlementaires, Livre VII, Projet de loi et de finances pour 1999, Ministère de la Culture. 3 Robert Abirached, Le Théâtre et le Prince, II Un système fatigué 1993-2004, op. cit., p. 100.
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D’une manière générale, les directeurs de cirque traditionnel sont à la tête d’entreprise1, alors que les acteurs du nouveau cirque se constituent sous la forme associative (Loi de 1901). Seules les compagnies apparues dans les années 1980, et ayant connu un essor remarquable (le Cirque Baroque, le Cirque Plume et Archaos…), peuvent prendre la forme juridique de l’entreprise (SARL). Alors que celles-ci peuvent fonctionner en partie à la billetterie (ce qui ne résout pas les problèmes liés à l’implantation du chapiteau et donc à l’accueil qui lui est réservé par les communes), les compagnies de nouveau cirque (de taille plus modeste, en équipement, en nombre d’artistes…) ont des modalités de diffusion identiques à celles qui prévalent pour la danse contemporaine ou le théâtre (recherche de productions ou de coproductions, vente du spectacle aux institutions culturelles…). Les réseaux et les lieux de diffusion peuvent, de plus, être les mêmes, ce qui n’est pas sans créer quelques difficultés. Par ailleurs, sans entrer dans le débat, ni présenter, ici, l’ensemble de la problématique, nous voulons citer un constat succinct qui illustre justement les difficultés de diffusion rencontrées par le cirque. Jean-Luc Baillet, lors d’une rencontre organisée par HorsLesMurs, tout en constatant que « les collectivités locales et territoriales ont réduit l’accueil des chapiteaux et les relèguent souvent en périphérie » − question qui
1 Gilbert Edelstein, qui reprend le Cirque Pinder - Jean Richard en faillite, impose une restructuration digne de toute entreprise capitaliste qui se respecte. En effet, après une conséquente réduction du personnel, associée à une réorganisation du travail, il réussit à rendre bénéficiaire son entreprise. Ce, à tel point, qu’en 1998, Catherine Trautmann, Ministre de la Culture, annule la subvention qui lui était promise cette année-là (il avait touché en 1996 500 000 francs et en 1997 250 000 francs [≈ 76 000 € et ≈ 38 000 €]). Selon D. Mauclair (in : Planète Cirque, op. cit., p. 216), la diffusion s’appuie sur un rapide déplacement du chapiteau : « […] à raison de deux à trois spectacles par jour et de trois déplacements par semaine, le Pinder – Jean Richard visite des villes souvent désertées par les autres entreprises de spectacle ». L’auteur précise que des commerciaux prospectent, « deux ou trois mois avant l’arrivée du chapiteau » et contactent « les commerçants, les comités d’entreprise, les enseignants et les services sociaux de la ville et des villes satellites ». Ils leurs proposent des « concessions et des espaces publicitaires, mais aussi des places […] à des prix défiant toute concurrence ». Il peut ainsi toucher 5 000 spectateurs par jour.
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jusqu’alors ne concernent que le cirque traditionnel1 − remarque que, simultanément, « les centres dramatiques nationaux […] et les scènes nationales sont confrontés à une offre de spectacles avec en marge du trio gagnant de la diffusion, Plume, Baroque, Paradi, une augmentation notable de nouvelles compagnies, Que-Cir-Que, Cirque Ici, etc. Et pourtant on constate un affaissement de la présence du cirque au sein de ce réseau »2. Selon le directeur de HorsLesMurs, ceci ne serait pas dû à une image négative attachée aux propositions artistiques, mais « bien davantage afférent à des difficultés logistiques, financières et esthétique3 »4. A la décharge des Centres Dramatiques Nationaux, nous devons préciser que seul 10 % de leur budget peuvent être alloués à d’autres formes de l’art vivant que le théâtre. Ainsi, le cirque, dans cet espace réduit, se trouve-t-il en concurrence féroce avec la danse contemporaine, le théâtre de marionnettes, le théâtre gestuel… Dès lors, les petites compagnies, dont les spectacles sont souvent structurés autour d’une ou deux techniques et qui disposent d’un équipement léger qui leur accorde une adaptabilité à toutes les scènes, se voient-elles également touchées par les problèmes de diffusion.
1 Vers la fin des années 1990, l’engouement pour le chapiteau semble pouvoir toucher les compagnies de nouveau cirque, qui développent des projets architecturaux originaux et spécifiques à même d’amplifier leur propre parti pris esthétique en réalisant un écrin aux couleurs du spectacle. 2 Jean-Luc Baillet est cité in : « Compte rendu des ateliers », Arts de la piste, n° 3, op. cit., p. 44. 3 Il faut entendre le terme dans le sens de genre spectaculaire. 4 Jean-Luc Baillet est cité in : « Compte rendu des ateliers », Arts de la piste, n° 3, op. cit.
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Partis pris esthétiques
Le nouveau est à la fois réel et mythique. Il a besoin de l’ancien, puisqu’il s’y oppose. Son surgissement est glorieux à la mesure du prestige de l’autre. Mobilisateur, il est héroïque. On attend du nouveau comme on attend un héros. Henri Meschonnic
L’émergence et l’affirmation du nouveau cirque s’esquisse au milieu des années 1980. Nous souhaitons donc appréhender l’avènement d’une rupture formelle qui conduit les troupes (compagnies et entreprises), qui ont auparavant (lors de la décennie précédente), peu ou prou, exploré la rue, à développer leur travail (bricolage) artistique sous chapiteau. Toutes s’emparent, au moins, de techniques de cirque. Nous cernerons les différentes modalités de traitement de celles-ci mises en œuvre par les multiples parti pris affirmés, ainsi que leur évolution et leur relative structuration jusqu’à l’approche du XXIe siècle. Notre hypothèse, au regard d’une vision d’ensemble forgée en partie par notre pratique de spectatrice, est que, d’une part, les productions spectaculaires des compagnies s’imposant durant les premières années présentent de notables différences entre elles et que, d’autre part, celles qui sont conçues au cours des années 1990 se distinguent esthétiquement des précédentes. En ce sens, elles réalisent peut-être la consigne lucide émise par Pierrot Bidon quand il affirme qu’« il nous reste à ne pas nous ressembler »1. Nous devrons donc déterminer si ces dissemblances relèvent de spécificités stylistiques ou d’engagements radicalement divergents sur le plan de l’écriture. Autrement dit, il s’agira de repérer d’éventuelles originalités dans les modalités d’inscription des numéros dans le spectacle au regard des intentions esthétiques revendiquées. Nous devons préciser que les matériaux sur lesquels repose notre approche des spectacles sont pluriels. Il s’agit essentiellement des spectacles eux-mêmes, auxquels nous avons assisté au moins 1
Colette Godard, « La rue entre en piste », in : « Cirque », Paris, Le Monde, supplément Arts + spectacles, 23 décembre 1993, p. IV.
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une fois et, exceptionnellement, de leur captation vidéographique. Par ailleurs, nos analyses s’appuient également sur des « documents », que Patrice Pavis qualifie d’« annexes »1. Ainsi, nous nous sommes attachés à la lecture critique de programmes, qui, au-delà de la simple distribution, peuvent contenir un ou des avis critiques, des notes d’intention du metteur en scène ou en piste, un rappel des productions antérieures ou des projets à venir de la compagnie (si celui-ci est rédigé par la structure qui diffuse le spectacle, ce dernier peut être par ailleurs resitué dans la programmation du lieu). Nous avons aussi pris en considération les dossiers de presse conçus par les compagnies à destination des professionnels. Ceux-ci regroupent, outre des éléments déjà contenus dans le programme, une sélection, établie par une attachée de presse, d’articles de presse (quotidienne ou spécialisée, parisienne ou provinciale, voire internationale) obtenus à l’issue des représentations précédentes (et qui, en accompagnement ou en appui à un regard critique, proposent parfois des entretiens avec les artistes) et des photographies (libres de droit, donc régulièrement reproduites). Cependant, comme le précise à juste titre P. Pavis, le « dossier de presse veut davantage séduire (“venez me voir”) que convaincre (“voilà ce qui est dit”) »2 ; la lecture de ces documents ne peut donc être réalisée qu’en confrontation avec la réalité que constitue l’œuvre.
E. Un cirque au risque de la création 1. Le Cirque Baroque : un cirque à lire a) Noir Baroque Le Puits aux Images devient Cirque Baroque en 1989, après la création de Noir Baroque en 1987 et de Baroque II en 1988. Ces deux spectacles marquent le début des collaborations de Christian Taguet avec des metteurs en scène : Corinne Lanselle signe celle (ainsi que la chorégraphie) de Noir Baroque et JeanMarc Montel celle de Baroque II. La musique de cette première création, composée par Laurent Attali et Pierre Billon, est inspirée des standards du jazz et soutient 1 2
Patrice Pavis, L’analyse des spectacles, Paris, Nathan, 1996, p. 39. Ibid., p. 40.
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le rythme des numéros qui s’enchaînent ; elle contextualise la situation et contribue à créer une entité spectaculaire, une atmosphère. Le décor définit deux espaces, deux mondes qui s’opposent dans un contraste relatif. En effet, dans un premier temps, des personnages typés, qui révèlent progressivement leur originalité, semblent participer à une scène réaliste. Dans un cabaret, où flotte une ambiance à l’étrangeté imperceptible, chacun expose une normalité fragile qui s’avère en léger décalage, des joueurs de cartes, un couple de danseurs enlacés pour une valse musette, un groom, un consommateur prolixe mais aux propos incompréhensibles… Les conventions s’avèrent malgré tout fragiles, il suffit de presque rien pour que les apparences s’effacent et laisse place au délicieusement surprenant. La table de billard se transforme en trampoline, le couple de tenanciers se met à jongler avec les bouteilles de champagne, le groom se contorsionne sur une chaise suspendue dans les airs. Ainsi, le monde ordonnancé se fracture, ses habitants dévoilent leurs capacités à accepter et à vivre l’inattendu. Le spectacle peut commencer, et la scène s’ouvre sur une autre réalité ; celle de l’univers du cirque. Une tête, noire, immense, à la bouche grande ouverte dévoilant une dentition qui aligne les touches blanches et noires d’un piano branlant, s’identifie à la gardine d’un cirque traditionnel libérant les artistes sur la piste. Référence au cirque, certes, mais également aux musiques métissées émergeant des quartiers défavorisés nordaméricains. Rythme, mouvement, effets de lumière, absurdité des actions… concourent à créer un spectacle qui touche par sa propension à absorber, dans un capharnaüm de propositions, toutes plus baroques les unes que les autres, un ensemble de pratiques circassiennes. Ainsi, dépoussiérées de leurs paillettes, libérées de leur carcan de maniérisme, celles-ci acquièrent une dimension qui les rend aptes à s’intégrer dans une galaxie qui n’est plus définie par la piste. Colette Godard, dans sa critique du spectacle, écrit que « les décors sont ingénieux, les costumes amusants, les artistes privilégiant la grâce et l’amour. Ils dansent, se déchaînent, et même lorsque leurs numéros sont approximatifs ils communiquent un
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plaisir immédiat qui se répercute dans le public »1. Il est évident que la prouesse n’est pas présentée dans le cadre d’une virtuosité à exhiber, mais produite en acceptant l’aléatoire et utilisée non à des fins strictement spectaculaires, mais pour ce qu’elle peut apporter à un propos, à une intention. Baroque II reprend un parti pris esthétique similaire, mais en étendant l’espace de présentation, en éclatant davantage les lieux de scène, mêlant le dedans et le dehors, perturbant la notion de début et de fin, afin d’introduire physiquement et psychologiquement le spectateur dans le spectacle. C’est en 1992, lorsque le spectacle, adapté à la scène, est présenté au Théâtre du Ranelagh à Paris, que la presse nationale commence à prendre en considération (avec quelques années de retard !) le travail du Cirque Baroque et soulève les points essentiels de la rencontre du cirque et de la scène, « Noir Baroque c’est d’abord un cirque pas comme les autres : mi-arsouille mibaladin bourré d’énergie et d’une singularité féconde »2. La présence des acrobates, des jongleurs, des funambules… autorise, au grand dam des traditionalistes, les commentateurs à classer le spectacle dans le registre du cirque. Cependant, les numéros sont mis en scène et chorégraphiés et, surtout, « s’accommodent de l’étroitesse du plateau »3. Pour le journaliste de Boum-Boum, « toujours prêts à donner du fil à retordre aux conventions amidonnées du cirque, ces véritables enfants de la balle [ce qui n’est absolument pas le cas, mais cette remarque doit être prise pour un compliment] entortillent le spectateur dans les volutes magiques de la musique, de la danse, du mime et d’excellents numéros de jonglage, de trapèze… »4. Le mélange est donc présent et actif ; il fait mouche auprès de la presse dans une période ou toute nouveauté spectaculaire, pour peu qu’elle crée l’événement, trouve un écho favorable. Didier Méreuze confirme cet engouement en écrivant que « le cirque Baroque […] célèbre à 1 Colette Godard (« La surprise de l’amour et de la grâce », Le Monde) est citée dans le dossier de presse du Cirque Baroque (1992). 2 M. H. (« Le Cirque Baroque », Boum Boum) est cité dans le dossier de presse du Cirque Baroque (1992). 3 Colette Godard, « La surprise de l’amour et de la grâce », op. cit. 4 M. H., « Le Cirque Baroque », op. cit.
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nouveau les noces gaillardes des arts de la piste et de tous les autres arts − théâtre, danse, peinture, musique, etc. »1. Entre temps, en 1990, Trapèze dans l’azur représente une pause poétique dans les productions de la compagnie. Ce spectacle raconte l’histoire de la disparition de l’étoile polaire et de deux scientifiques partis à sa recherche. Dans la piste et sous le chapiteau, le texte d’Anne Quesemand (scénarisé par elle-même, Laurent Berman et Chr. Taguet, mis en scène par ce dernier et J.M. Montel) prend des allures de fable merveilleuse. Elle est le prétexte à l’évocation de théories qui touchent au domaine des sciences et en présente une version accessible puisque humoristique et ludique. La collaboration avec le couple fondateur du Théâtre à Bretelles permet une confrontation productive entre faiseurs d’images et ce, dans le cadre de la fougue circassienne de Baroque. Devant une gardine, bleue comme notre planète vue de l’espace, bleue comme l’azur, encadrée de nébuleuses, la piste s’offre cernée de petites loupiotes éclairées. Une série de mains plantées dans le sol dresse l’index vers le ciel. Une façon de prévenir, de mettre en garde ! Comme l’a très justement dit Confucius, « lorsque le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt … ». Ainsi, dans ce cabaret (décidément un cadre qui plait à la compagnie2), qualifié d’« encyrclopédique », tenu par Maître Coperniclée (un savoureux croisement entre le nom du savant polonais qui a mis au jour le mouvement des planètes en relation avec le soleil et celui d’un antihéros de la bande dessinée) et Mme Koklikova (nom à la consonance soviétique, mais l’URSS n’a-telle pas été le premier pays à envoyer un homme dans l’espace ?), la présentation de prouesses est à l’honneur. Cependant, la belle et 1
Ces propos du journaliste de La Croix, Didier Méreuze, sont cités dans le dossier de presse du Cirque Baroque (1992). 2 La référence à ce lieu confirme que le nouveau cirque, dans sa relation au lieu scénique, revivifie, comme le souligne Christine Hamon-Siréjols, « la grande tradition des variétés qui, au tournant du siècle dernier, mêlaient artistes venus du cirque, diseurs, chanteurs d’opérette ou de café-concert dans des formes d’une grande diversité » (« Formes théâtrales dans le cirque aujourd’hui », in : Le Cirque au risque de l’art, sous la dir. de Emmanuel Wallon, Paris, Actes Sud, 2002, p. 77).
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talentueuse trapéziste disparait dans un trou noir. Un voyage dans la galaxie s’organise pour partir à sa recherche ; c’est à cette épopée onirique que le public est convié. Une fois encore, les personnages hauts en couleur sont très typés, ils portent à fleur de costume et de maquillage leur caractère, entier. Les artistes les assument tout au long du spectacle, sortant de l’histoire, cependant sans créer de réelle rupture, le temps de la présentation de leur numéro (équilibres sur planètes, traversée du ciel en trapèze, passing de massues…). Mais, le projet global est de réaliser une entité spectaculaire, dont le fil conducteur est la narration, en l’occurrence, soutenue par un scénario. Le mélange produit met en osmose la succession et la superposition des éléments qui le composent pour offrir un moment aux couleurs de rêve, rêve d’espace, de planètes à conquérir, de monde à reconstruire dans lequel les lois de l’Humanité n’entreraient pas en conflit avec celles de la Nature. b) Le texte en référence La compagnie de Chr. Taguet assume sa seconde rupture formelle avec la création de Candides, en 1995. La rencontre avec Mauricio Celedon et Agustin Letelier est déterminante. Elle apporte une orientation esthétique reconnaissable aux niveaux des traitements du texte et de l’image au sein des spectacles. La relation au(x) texte(s) est de l’ordre de la référence, puisque l’expression directe de celui-ci, dans la piste ou sur la scène (les spectacles conçus sous le chapiteau peuvent être adaptés à la scène), ne relève pas de l’anecdotique mais est à considérer comme mise en mouvement de fragments. Ainsi, Candides s’inspire de l’œuvre de Voltaire, Ningen (1998) de celle de Yukio Mishima et Frankenstein (1999) de celle de Mary Shelley. Les matériaux utilisés pour la construction du synopsis émanent de l’exploration des œuvres citées, suggèrent des événements significatifs de la biographie de l’auteur évoqué (c’est-à-dire qui éclairent a posteriori leurs écrits) et se réfèrent à notre époque dans ce qu’elle peut produire comme faits qui font écho aux préoccupations sociétales contemporaines. M. Celedon explique cette démarche qui donne de la profondeur à la réalisation qui peut être lue à différents degrés. Il relate que, pour Candides (dont il est le metteur en scène), il a puisé « chez Voltaire, une colonne vertébrale ». Il ne s’agissait pas « d’illustrer le conte », mais « de 140
pouvoir créer un univers derrière la composition gestuelle, derrière les situations dramatiques jouées, quelque chose qui soit absolument concret »1. Mauricio Celedon Mauricio Celedon, né au Chili, fait des études de mime et d’art dramatique au Teatro Petropol de Santiago et à l’Université du Chili. A son arrivée en France dans les années 1980, il suit les cours de l’Ecole de Mime Corporel Dramatique de Paris d’Etienne Decroux. Il en retient la prégnance des influences de Jean-Louis Barrault, de Charles Dullin, du Vieux Colombier, mais, pour lui, celles-ci sont à considérer comme une « ouverture ». Puis, à partir de 1983, pendant trois ans, il est inscrit à l’Ecole Internationale de mimodrame de Paris de Marcel Marceau. Il considère cette formation comme très importante. Le mime voyageur lui a fait découvrir « un théâtre absolument corporel avec une discipline très sévère »2 qu’il apparente à celle qu’il pourra observer chez les élèves du CNAC. Une nouvelle rencontre complète ses expériences, celle d’Ariane Mnouchkine. Il est confronté alors à un théâtre parlé qui « racontait de grandes épopées », sans négliger cependant « un fort engagement corporel ». Simultanément, il se construit une expérience de comédien et de metteur en scène. De retour au Chili, il crée sa compagnie El Teatro del Silencio qui, si elle « n’a pas recours à la parole […] s’éloigne du mime individuel pour aller vers le mimodrame collectif ». Malasangre o las 1001 noches del poeta, pièce conçue en 1991 au Chili, mais diffusée en France à partir de 1992, est un hommage à l’œuvre d’Arthur Rimbaud dans lequel la vie noire, douloureuse et passionnée, du poète n’est pas effacée. Cette réalité entre en conflit productif avec l’image édulcorée du poète diffusée dans les écoles au travers de l’apprentissage d’une œuvre dévitalisée. En 1997, Nanaqui (réalisé après sa collaboration avec le Cirque Baroque, ce spectacle introduit des techniques de cirque) s’empare de l’existence d’Antonin Artaud et conduit les spectateurs au cœur d’un esprit torturé, soumis aux violences liées au double enfermement vécu, celui de l’asile et celui constitué par les angoisses et les torpeurs de l’écrivain. Ces deux créations, entre autres, sont présentées à ciel ouvert. Un drap tendu délimite la scène des coulisses ; les spectateurs, qui dessinent par leur attroupement un espace de jeu circulaire, peuvent glisser d’un lieu à l’autre et suivre du regard le comédien qui n’est plus en 1
Mauricio Celedon, « Entretien avec Mauricio Celedon », entretien réalisé par Marc Pauli, Paris, Arts de la Piste, n° 1, p. 7. 2 Ibid., p. 6.
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scène, assister à sa pause, à son maquillage ou à son habillage, puisque ce dernier ne disparaît jamais totalement, ou encore s’asseoir au sol et se considérer au théâtre. M. Celedon propose un théâtre gestuel, où s’expriment la fougue des émotions, le plus souvent sombres et torturées, et la violence des sentiments qui transpirent dans les œuvres des auteurs et qui sont le résultat d’une vie complexe marquée par des fractures et des plaies suintantes non cicatrisées. La démarche qui consiste à présenter une vie d’écrivain en utilisant une forme spectaculaire muette, exempte de texte, ne relève-t-elle pas du paradoxe ? Le choix formel de construire son propos en utilisant des images représente une contrainte évidente. Cellesci doivent être fortes et signifiantes puisque le texte en filigrane est multiple (la vie et l’œuvre, ainsi que leur contexte). Elles prennent, simultanément, le risque de la simplification. Leur succession ne peut s’emparer que d’instants significatifs, de moments jugés pertinents à l’élaboration de la vision, certes éclatée comme le monde vu au travers d’un kaléidoscope, mais également porteuse d’une globalité, d’une entité, la vie d’un auteur que célèbre M. Celedon.
Dans les années 1970 et au début des années 1980, les baladins et saltimbanques s’essayent aux techniques de cirque. Elles sont, alors, des accessoires aux spectacles, des éléments complémentaires non structurant. Mais, au fur et à mesure de leur usage, leur emprise augmente ; conjointement, la formation est de plus en plus exigeante quant à leur exécution, il devient, alors, indispensable de présenter des numéros de qualité. Au fait de vouloir revendiquer une étiquette s’associent des obligations aux contraintes grandissantes. De plus, s’ajoute un phénomène générationnel qu’il faut prendre en compte. Ainsi, la plupart des artistes des premiers jours, qui constituaient la troupe du Puits aux Images, sous la houlette de Chr. Taguet, ont-ils abandonné les bancs. Les distributions des différents spectacles sont marquées par un profond renouvellement à chaque tournant de la compagnie, dont l’existence repose sur le dynamisme de et les orientations prises par son directeur. Le Cirque Baroque est une compagnie qui accueille de jeunes artistes pour peu que leur spécialité puisse être intégrée à la proposition spectaculaire. Les nouvelles générations de circassiens, issues des écoles, notamment du CNAC, s’imposent dès le début des années 1990. Nous avons vu que si les élèves explorent des expériences de création collective, ils travaillent, malgré tout, leur spécialité sous la forme d’un numéro − ceci est d’autant plus vrai pour ceux qui 142
sortent de l’Ecole d’A. Fratellini. Les exigences du spectacle demandent à l’artiste qu’il adapte son numéro au projet des concepteurs. Partie prenante de la création, les interprètes peuvent apporter leur vision du thème abordé, mais des choix sont opérés au nom de la cohésion spectaculaire. Les interventions des prouesses constituent un élément inscrit dans un tout, chacun porteur d’un fragment de ce dernier, d’un instant de l’histoire à laquelle ils doivent s’intégrer. Le metteur en scène garde la vision de son projet. M. Celedon note que certains artistes « avaient besoin d’avoir leur propre musique pour faire leur numéro. Et moi, en leur enlevant cette musique, je brisais une routine, je les décalais »1. Le travail collectif implique une grande réceptivité pour pouvoir « entrer dans l’atmosphère radicalement différente de celle de leur numéro » et pouvoir le « partager avec d’autres ». Pour Christine Hamon-Siréjols, les « spectacles narratifs » qui veulent « s’en tenir pour l’essentiel au langage de la piste » (c’està-dire qui n’ont recours ni à la parole ni à la pantomime) sont confrontés à la question de la « lisibilité » offerte au spectateur qui « ne peut s’empêcher de vouloir suivre une action dramatique, dès lors qu’il sait qu’elle existe et qu’elle est nommée par le titre »2. La pertinence du choix des différents arts de la piste et de l’instant de leur présentation se pose, au regard du contexte global et de celui du déroulement de l’action. Chr. Hamon-Siréjols considère ses numéros « inégalement expressifs selon les trames où ils s’inscrivent ». Comme incrustation réussie, sur le plan d’une correspondance signifiante immédiatement et métaphoriquement, citons, par exemple, dans Ningen, la prestation d’un funambule surplombant une séance de cotation en bourse. Immobilité et fébrilité alternent pour mettre en exergue l’équilibre instable de l’économie japonaise, et plus généralement des marchés financiers internationaux. Au-delà, les interférences entre ces deux éléments laissent soupçonner une tension, un conflit latent et introduisent un jeu entre la vie et la mort dont le funambule est la victime ; mais, il est aussi une figure de l’impossible, concrétisée entre terre et ciel, 1
Ibid. Christine Hamon-Siréjols, « Formes théâtrales dans le cirque aujourd’hui », in : Le Cirque au risque de l’art, op. cit., p. 80. 2
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hésitant entre la chute et l’envol. Citons encore, associée au procédé du feed-back, l’évocation d’un souvenir d’enfance de Mishima, dans lequel deux écoliers assistent à une scène de bordel. Les ébats amoureux entre la geisha et un matelot se cristallisent dans les évolutions d’une contorsionniste qui s’exhibe langoureusement devant le regard du marin. c) Le recours au personnage Un autre élément indispensable à la théâtralisation est l’existence de personnages. Chr. Hamon-Siréjols considère que leur « mise en place » est « beaucoup moins difficile à élaborer »1. En effet, une des modalités de réalisation de spectacle du théâtre gestuel prend pour point de départ formel des personnages mis au jour par les artistes, individuellement ; ils sont ensuite retravaillés, lors d’improvisations, dans le cadre de leur mise en confrontation à une situation donnée. Le Puits aux Images a été une troupe de saltimbanques, au sein de laquelle chacun affirmait son identité ; souvent les spectacles présentaient une collection de personnages. Au sein du Cirque Baroque, cette expérience est mise à profit. Cependant, dans le cadre d’une construction complexe du fait de l’existence d’une trame linéaire (qui ne s’interdit pas le flashback), de l’usage du mélange des arts (comédie, danse, musique) et de la composition autour du propos, il est fondamental que les personnages puissent être suivis tout au long du déroulé de l’histoire et que leur éventuelle évolution psychologique soit perceptible. Ce dernier impératif est le plus difficile à atteindre. Il arrive que nous n’assistions qu’à leur évolution chronologique, matérialisée par une modification de l’apparence physique de façon à signifier les différents âges du héros (enfance, adolescence, maturité). La présence de personnages, qui ne sont pas de simples caractères, avec lesquels on se contenterait de construire un paysage, mais de véritables protagonistes de l’action qui s’inscrivent dans une permanence qui ne leur interdit pas d’évoluer au fil de l’intrigue, nécessite une démarche adaptée. M. Celedon explique comment réaliser cette permanence du personnage : « […] dans les moments du spectacle où un artiste n’est pas le protagoniste principal, je lui demandais de garder la même 1
Ibid., p. 82.
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présence et de jouer autant que dans les séquences où il était au premier plan. »1. Cela n’est possible qu’avec des artistes de cirque qui ont reçu une formation pluridisciplinaire et qui sont prêts à s’inscrire dans un cirque de création en tant qu’interprètes. La différenciation d’un personnage à l’autre est liée à son costume, à sa silhouette, à sa démarche, au rythme de ses gestes et à son maquillage. Sur ce dernier élément, précisons que, pour Candides, des masques ont été utilisés ; cependant, lors de la réalisation des techniques de cirque, ils créent un véritable handicap puisqu’ils limitent le champ de vision et la capacité respiratoire. Pour les spectacles suivants, Agustin Letelier a fait appel à des techniques de maquillage, que l’on peut rencontrer dans les manifestations de rue, qui fixent le portrait par un soulignement expressif, qui offrent une visibilité de loin et qui permettent la reconnaissance du personnage. Cette lisibilité est indispensable lorsque l’artiste de cirque glisse du jeu collectif à l’exécution de sa pratique circassienne, dont l’exigence est telle qu’il ne peut s’en détourner. Pour conserver les caractéristiques qui l’inscrivent dans la narration, alors que son corps, engagé exclusivement dans sa pratique, désincarne son personnage, costume et maquillage sont des artifices efficaces qui créent l’unité entre des moments de différentes intensités, aux objectifs complémentaires. Les personnages construits, principaux ou secondaires, ont une profondeur limitée par la forme même de leur exposition et ne permettent ni l’identification ni la distanciation. Le XXe siècle théâtral est marqué par deux tendances fortes, présentées comme diamétralement opposées, à savoir l’identification stanislavskienne et la distanciation brechtienne. Le nouveau cirque, dans les instants de théâtralisation (c’est-à-dire durant les temps de jeu consacrés au contexte et qui se développent entre les numéros de cirque) ne joue ni sur l’une ni sur l’autre. En effet, la « dramaturgie souple », pour reprendre l’expression de Chr. Hamon-Siréjols, et les limites qu’elle impose quant au suivi de la narration, ajoutées à une construction en surface (costume et maquillage, voire masque) des personnages, ne permettent pas au spectateur de vivre les événements, d’éprouver les sentiments du héros. La distanciation 1
Mauricio Celedon, « Entretien avec Mauricio Celedon », op. cit., p. 6.
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suppose une prise de conscience, ou tout du moins de position, un engagement pour un ou des protagonistes contre d’autres (le théâtre de Bertolt Brecht, en effet, divise). Cependant, il faudrait que soit développé un antagonisme au sein de la narration, que celle-ci traite de contradiction(s). Le spectateur reste donc extérieur, il est témoin d’un récit plus ou moins explicite qui est déployé tout au long du déroulé des images, comme dans un livre dont on effeuillerait les pages. Les instants de prouesse relèvent d’un autre ordre. Comme dans le cirque traditionnel, des émotions naissent devant les corps engagés dans la performance. Le spectateur peut réquisitionner sa propre expérience du mouvement, faire appel à sa mémoire kinesthésique et vivre l’acte par procuration. Son esprit peut vagabonder, imaginer un au-delà du geste exécuté et créer des figures impossibles. Intellectuellement, le spectateur participe à la construction de l’image en mettant au jour les liaisons qu’il peut établir entre les différents éléments qui se frottent, se suivent, se superposent, collaborent à une complexité à démêler. Pour maintenir la participation active du spectateur (même scotché sur son banc), le rythme de la construction est essentiel ; il faut peser avec justesse la durée et l’alternance des moments qui appartiennent à la trame narrative et ceux qui sont consacrés aux numéros et concourent à éclairer la trame. Ne s’agit-il pas de proposer une variété de sollicitations qui oblige le spectateur à un changement de registre au niveau de ses perceptions, mais qui le maintient, tout de même, en attente des instants de prouesse ? Dans ce cas, la nature du spectacle ne serait pas fondamentalement changée. Il est nécessaire que la trame soit lisible et saisissable, dans l’instant, pour éviter cet écueil. Chr. Taguet explique la forme que prennent ses spectacles en précisant que « nous construisons des tableaux d’une durée variable de cinq à dix minutes, avec une mise en scène propre pour le numéro. Ils peuvent être reliés dans une mise en scène globale, avec une unité qu’on retrouvera au niveau de la musique »1. 1
Christian Taguet, « Christian Taguet », entretien réalisé par Yan Ciret, in : Le Cirque contemporain, La Piste et la Scène, sous la dir. de Jean-Claude Lallias, Paris, Théâtre d’aujourd’hui, n° 7, CNDP, 1999, p. 90.
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L’unité formelle recherchée est d’autant plus importante que les thèmes abordés sont nombreux. Dans Ningen, nous suivons la vie de Yukio Mishima, ses relations avec sa mère, ses amours, ses passions, ses engagements. Ces évocations entrent en correspondance avec des questions actuelles, en l’occurrence, l’homosexualité. La contextualisation des événements, dans la société traversée par l’auteur, permet une approche historique du Japon et sa mise en perspective avec l’époque contemporaine, sur le plan économique entre autres. Les violentes manifestations des contradictions, entre le maintien d’une culture fortement marquée par les traditions de ce pays avec leurs codes et leurs rituels et l’invasion des valeurs occidentales, sont évoquées. La scène frontale est complétée par une avancée au milieu du public qui prend place sur des coussins posés à même le sol (pour les premiers rangs). Cette extension de l’espace scénique permet une dramatisation des instants cérémoniels, que ceux-ci appartiennent au développement du spectacle ou à la mise en condition du public (distribution de thé lors de l’installation des spectateurs). Frankenstein (1999) évoque la problématique de la suprématie des sciences. Les conséquences de l’évolution des sciences et des techniques (les peurs et les replis qu’elles suscitent), au XIXe siècle, trouvent leurs correspondances avec, à la fin du XXe, les expérimentations scientifiques actuelles et les craintes qu’elles suscitent (manipulations génétiques, clonage…). Les images se composent dans le mouvement. Les éléments juxtaposés, successifs, s’inscrivent dans une trame linéaire qui court en souterrain. Sa lisibilité est tributaire de la justesse de l’inscription de ceux-ci. La fragilité du genre réside néanmoins dans l’obligation d’introduire des prouesses circassiennes, qui malgré tout ont un pouvoir discursif limité. Pour M. Celedon, expérimenter le croisement du cirque et du théâtre, c’est avoir mis « deux choses ensemble » et en avoir « fait une troisième ». Dans Candides, poursuit-il, « il y a des moments où les deux disciplines s’enlacent ; le théâtre n’est pas là simplement pour meubler entre les numéros », il y a « de vraies liaisons »1. 1
Mauricio Celedon, « Entretien avec Mauricio Celedon », op. cit., p. 7.
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2. Le cirque Plume : une poésie en acte a) Le chemin buissonnier Pour Hervé Canaud, Michèle Faivre, Vincent Filliozat, JeanMarie Jacquet, Bernard Kudlak, Pierre Kudlak, Jacques Marquès, Robert Miny et Brigitte Sepaser, il s’agit de construire « un projet qui réunirait l’esprit de la fête, la politique, le rêve, les anges vagabonds, le voyage, la poésie, la musique, les corps, dans une envie fraternelle, non violente et populaire »1. En 1983, sous le chapiteau du Théâtre des Manches à balais (l’influence de la rue est encore présente), ils montent Amours, jonglage et falbalas. C’est au printemps 1984 que la troupe se constitue en compagnie et prend pour nom Cirque Plume. « Au regard des ruines des espérances politiques, après Sartre, Guy Debort, L.I.P., les fêtes sur le Larzac, les spectacles du Bread & Puppet Theater, Gong, Soft Machine et Grateful Dead, l’herbe à nigaud, le Grand Magic Circus, les manifs, les belles années de la révolution sexuelle, les copains partis si tôt, ceux qui n’ont pas trouvé à enchanter leur vie et sont passés de l’autre côté,… nous cherchons un chemin buissonnier. »2
Dans cette énumération, où se côtoient pêle-mêle les influences, les actions, les espoirs et les désillusions qui ont marqué les années 1970, la compagnie dresse le portrait d’une époque qui disparaît. Héritiers d’un désordre d’où n’est finalement sortie qu’une triste remise en ordre, ils tentent de perpétuer l’« enchantement » des années joyeuses en empruntant un « chemin buissonnier » qui les mène sous le chapiteau. B. Kudlak évoque en ces termes ce qui était alors leur vision du cirque : « […] quand on a commencé, le cirque était vierge de quelque chose de nouveau. Depuis cinquante ans, il n’avait pas changé de forme. C’était un matériau incroyablement malléable et tellement riche en mythologie, en images, en poésie que c’était une vraie merveille que de mettre son nez dedans. »3 1 L’Historique du Cirque Plume, « Chapitre 1, 1984-1990 », in : http://www.cirqueplume.com/historique/texte.htm 2 Ibid. 3 L’« Entretien avec Bernard Kudlak », réalisé par Stéphane Besson pour la Revue du Théâtre Universitaire (en janvier 1999), est cité in : http://www.cirqueplume.com/historique/texte.htm
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Le Cirque Plume obtient une relative autonomie, au niveau de la diffusion des spectacles, en s’équipant, dès le début de son aventure, d’un chapiteau. La Région Franche-Comté, dont sont originaires certains des protagonistes et dans laquelle ils se sont implantés, leur apporte un soutien qui leur permet de se procurer cet équipement (de fortune dans un premier temps). Cette acquisition est suivie ensuite d’investissements de plus en plus conséquents. De bleue, la toile devient jaune, et constitue un signe de reconnaissance de l’enseigne. Le nombre de places passe de 250 à 850, pour se fixer à 1 000, une capacité jugée par la compagnie comme représentant « la limite entre le commercial et l’artistique »1. Les premiers spectacles, pour lesquels le groupe de fondateurs embauche des artistes de cirque professionnels − pour répondre aux exigences de qualité indispensable à l’obtention d’une crédibilité face au public −, même s’ils sont titrés (Spectacle de cirque et de merveille en 1988 par exemple) et sont annoncés par une affiche qui se démarque de celles criardes et stéréotypées du cirque traditionnel, sont des constructions où règne l’hétérogénéité des propositions qui se succèdent. Cependant, un style se dessine, notamment autour des compositions musicales de Robert Miny et sous la responsabilité du directeur de troupe qu’assume B. Kudlak. b) La place de l’auteur L’année 1990 est celle d’une rupture qui mène la compagnie vers une nouvelle voie, et ceci à différents niveaux. Huit des membres fondateurs viennent de s’associer (1989) pour constituer une société. L’implication au sein de l’Association Nationale de Développement des Arts du Cirque (ANDAC) conduit à s’engager sciemment dans un genre et à participer à sa définition et à son évolution. Une augmentation du nombre d’artistes extérieurs au groupe initial représente une volonté de développer l’importance du spectacle, celle du nombre de techniciens, sa complexité. L’achat de matériel est également significatif d’un changement d’orientation qui touche au travail artistique. Le nouveau chapiteau (d’occasion) accueillait au préalable un théâtre. Cet espace 1 Bernard Kudlak, « Entretien avec B. Kudlak », réalisé par Laurent Gachet, Paris, Arts de la piste, n° 13, HorsLesMurs, p. 6.
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scénique, sur lequel est répétée la Création 90 (qui prend son titre, No Animo Mas Anima, en 1991), qui détermine un rapport frontal avec le public, est devenu le lieu de jeu habituel du Cirque Plume. Il est, paraît-il, indispensable à l’expression musicale (compte tenu des nécessités techniques liées à l’acoustique). Surtout, il permet l’exécution de certains numéros de magie, l’installation d’une machinerie en coulisses pour réaliser des trucages, la présentation d’un théâtre d’ombres ou d’objets, autant d’ingrédients qui, dès lors, vont s’imposer comme incontournables dans les productions du Cirque Plume. Sur le plan artistique, il s’agit bien de consommer une rupture (qui jusqu’alors était latente) avec le modèle classique. La compagnie reconnaît que « nous nous éloignons, au cours de cette période de la structure de cirque traditionnel qui servait de base à nos premiers spectacles, pour affirmer notre style »1. Tout en conservant ce qui relève du merveilleux, attaché aux numéros de cirque, et à une ambiance, ce moment concrétise le début d’une cristallisation autour d’une forme identifiable aux caractéristiques précises. L’élaboration des spectacles subit, donc, une sorte de révolution. La création collective cède le pas et autorise l’émergence d’un auteur et d’un metteur en scène. Celui-ci a en charge la proposition d’un projet « dans lequel les artistes prennent leur part ». Cette transformation est essentielle à la recherche d’une cohésion devenue une des caractéristiques des productions du nouveau cirque qui se dessinent dès le début des années 1990. Elle permet de travailler le mélange, non plus dans une forme éclatée, dans laquelle les éléments se succèdent, se superposent, s’affrontent en créant le choc, mais dans une recherche d’osmose, de fusion des composants ; à l’hétérogénéité succède une certaine homogénéité. Il parait nécessaire aux acteurs de cette métamorphose que le spectacle se constitue en entité repérable et isolable. Un créateur, maître d’œuvre, impose sa marque. B. Kudlak avoue qu’il est « le garant de la globalité et d’un style qui identifie le Cirque Plume »2. Il propose une trame, échafaude 1
L’Historique du Cirque Plume, « Chapitre 2, 1990-1998 », op. cit. Bernard Kudlak, « Entretien avec B. Kudlak », réalisé par Laurent Gachet, op. cit., p. 6. 2
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l’ensemble des matériaux en tableaux signifiants, le tout servant, si ce n’est un discours, tout du moins l’approche d’un thème. A la question « comment se construit un spectacle de cirque ? », B. Kudlak répond : « Je peux seulement dire comment je construis les nôtres. Je pars souvent de quelque chose de très lointain, très extérieur au spectacle, et d’une nécessité de parler d’un sujet donné qui est déclenchée par la vie, ce que je vis, ce que je vois. Puis, j’essaie d’écrire un propos un peu politique pour moi-même : qu’est-ce qu’on va dire et pourquoi ? »1. Ce changement consacre la fin de la création collective et un retour à un auteur et à un metteur en scène. La division du travail reprend ses droits au sein de spectacles qui se professionnalisent. Le programme déclare un « travail collectif autour d’une écriture » ; ainsi, la formule, tout en annonçant un travail de troupe (revendiqué par ailleurs), consacre un auteur et précise qu’il s’agit de B. Kudlak. Dans les « distributions » apparaissent clairement les attributions de chacun et nous y trouvons une liste de métiers qui recouvre un ensemble de savoir-faire que le développement technologique, d’une part, et la volonté d’atteindre un niveau de qualité irréprochable, d’autre part, conduisent à laisser à des maîtres dans le genre : composition, arrangement et direction musicale ; mise en scène, scénographie et direction artistique ; travail d’acteur ; coordination artistique ; direction technique de production ; costumes : création, réalisation des costumes, réalisation peinture costumes ; création lumière ; régie plateau ; régie lumière ; création et régie son ; construction décor et accessoires2. Le temps du bricolage est révolu ! En sept ans, les fondateurs du Cirque Plume ont appris à ne plus monter leur chapiteau, à faire appel à des techniciens et à des administratifs, à s’entourer de spécialistes des différents métiers artistiques, et même à déléguer certaines tâches domestiques (cuisine…). Chacun des interprètes peut dès lors se vouer à son art. Michèle Faivre explique qu’un « jour, on s’est aperçu que jouer d’instruments à musique dans le spectacle après avoir monté le chapiteau, ce n’est pas possible. On perd toute dextérité, les 1 Bernard Kudlak, « Entretien avec Bernard Kudlak », réalisé par Stéphane Besson, op. cit. 2 Cette liste est établie à partir de la distribution de L’Harmonie est-elle municipale ?
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articulations résistent. Il a fallu choisir… »1. Recentrés sur leur pratique circassienne et musicale, les artistes du Cirque Plume participent à l’élaboration du spectacle dans un cadre défini par B. Kudlak, qui déclare : « J’écris les spectacles. Je fais des propositions sur différentes scènes, sur la trame de fond du spectacle, sur la scénographie, sur la direction prise et les éléments fondamentaux »2. A partir de ce travail d’écriture, qui s’accompagne d’esquisses de personnages et qui envisage déjà certains numéros, B. Kudlak discute de son projet avec son compagnon de la première heure, Robert Miny, qui compose la musique, qui, de l’avis du metteur en scène, représente « la moitié du spectacle au Cirque Plume ». Ce n’est qu’après cette première phase de travail en solitaire de l’auteur, que le collectif reprend ses droits ou, plus exactement, que les individus qui le composent s’inscrivent dans un travail d’élaboration de propositions dont l’acceptation est soumise au respect de la cohésion souhaitée. La recherche, l’expérimentation, dans le cadre d’improvisations, font que les artistes « vont travailler, dans leur numéro, sur l’idée thématique que je leur propose ». Il faut ensuite plus de trois mois de répétition pour arriver à la forme définitive qui s’élabore « par un travail commun d’allers et retours entre les membres de la troupe, le compositeur et moi ». Ainsi, dans la distribution, les artistes de cirque, qui ont conçu leur numéro et l’exécutent, sont nommés à deux reprises ; la première fois dans la rubrique « conception des numéros » et la seconde dans la « distribution ». A leur pratique circassienne (trapèze, sangles, équilibre, drap, contorsion, aériens, magie, [l’usage simultané d’un vélo et d’un trampoline est nommé « les tâuw tâuw de le bycyclets », jeu de mots désopilant compris uniquement des initiés]), s’ajoutent, en fonction des compétences des interprètes : chant, comédie et la pratique d’un ou de plusieurs instruments (scie musicale, alto, basse à vent, trombone, tubophone, doigts siffleurs, batterie, soubassophone, guitare, violon, contrebasse, basse électrique, bouzouki, clavier, accordéon, saxophone, flûte traversière et 1 Michèle Faivre est citée par Didier Méreuze (in : « Les artistes du Cirque Plume mènent une vie d’acrobate », Paris, La Croix, 1er et 2 décembre 1996, p. 16). 2 Bernard Kudlak, « Entretien avec Bernard Kudlak », réalisé par Stéphane Besson, op. cit.
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irlandaise, violoncelle, clarinette, femme orchestre, bandonéon)1. Chaque artiste ajoute à sa prestation circassienne un engagement dans la comédie et / ou une interprétation musicale, ce qui l’implique pendant toute la durée de la représentation. Il est important pour la fluidité du spectacle d’éviter les trop nombreuses entrées et sorties des acteurs. Le décor est construit de façon à intégrer en permanence les agrès, pour pallier aux contraintes techniques du montage et du démontage qui perturbent le rythme (à moins d’intégrer ces manipulations dans la dramaturgie, ce qui n’est pas toujours évident). c) Le temps de l’acte La malléabilité des techniques de cirque n’est pas équivalente d’une pratique à l’autre. Elle est sans doute proportionnelle à la disponibilité de l’artiste pendant la prouesse. En premier lieu, les éléments extérieurs au mouvement peuvent être signifiants ou contextualisants. Au-delà du costume et du maquillage de l’artiste, par exemple, une coloration des agrès (habillage ou innovation technologique) peut situer historiquement les faits, une lumière (plein feu, pénombre, poursuite…) isole ou intègre l’artiste dans le décor et détermine une ambiance, suscite une entente entre les personnages ou annonce un conflit, la musique peut de même être partie prenante de la dramaturgie et concourir à sa compréhension. Mais, lors de l’exécution de la performance, le comédien ou le musicien disparait et laisse la place à l’être humain pour lequel le spectateur peut éprouver des sentiments, d’admiration pour l’acte accompli certes, mais également d’inquiétude pour le risque éventuellement encouru. L’artiste et le spectateur sortent du récit, de la fiction, pour établir une relation déterminée par la présence de la réalité. Il est fréquent que le public ponctuent par des applaudissements le numéro de cirque et accentuent davantage la fracture. B. Kudlak évoque la notion de temporalité ; il pense en effet que le cirque « s’inscrit dans un temps particulier qui n’est pas celui du théâtre mais un temps plus immédiat, un temps de
1 Cette liste est établie à partir de la distribution de L’Harmonie est-elle municipale ?
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l’acte »1. Le metteur en scène précise que « cela fait une grande différence avec le temps de la narration et du signe qui est le temps du théâtre ». Pour lui, le « moment du théâtre est un moment historique, décalé, fictif »2. Il apporte une primauté au signe ; ainsi, dans cet art « le signe du jongleur […] est suffisant pour montrer le jongleur, on n’a pas besoin du numéro ». C’est un travail sur les zones frontières qui intéresse la compagnie. Dans Toiles (1993), lorsque B. Kudlak termine son premier numéro de théâtre d’ombres en jonglant avec un nez rouge, qui n’est autre qu’une tache de lumière qui vient se poser sur l’ombre de l’artiste, il s’agit bien de signifier la présence du clown comme référence à l’univers du cirque. Le mélange revendiqué donne une place prépondérante à la musique, qui structure les spectacles du Cirque Plume. Les voilures, qui dessinent l’espace scénique dans Toiles, offrent une ouverture occupée par l’orchestre, qui de fait prend par similitude la même place géographique que dans le cirque traditionnel, où il se situe au-dessus de la gardine. Cependant, dans les spectacles suivants, l’interprétation des partitions de R. Miny est assumée par la quasi totalité des artistes qui ne constituent plus un groupe fixe mais sont individuellement ou par ensembles disséminés dans l’aire de jeu faisant partie intégrante des tableaux. Cette modalité contribue à la fusion de la musique avec les autres arts. Le bricolage inventif d’instruments de musique relève également d’une théâtralisation. En effet, lorsque R. Miny construit, avec une série de tuyaux d’écoulement de gouttière, de tailles différentes et juxtaposées, une sorte d’orgue, dont il tire de sombres sonorités en frappant les extrémités ouvertes à l’aide de deux pelles à crottes de chat, la référence au cirque s’établit en relation avec les interdits de musique du XIXe siècle avec lesquels les artistes (le plus souvent les clowns) devaient composer (soit en jouant dans des postures acrobatiques soit en se servant d’objets détournés). Mais, il inscrit également son travail, même de façon minime, dans la trame. Il en 1
Bernard Kudlak (extrait de « Le Cirque Plume, entre acte et poésie », entretien réalisé par Patricia Coller, Artiste Pluriel, décembre 2004-janvier-février 2005) est cité sur le site de la compagnie, op. cit. 2 Bernard Kudlak, « Entretien avec B. Kudlak », réalisé par Laurent Gachet, op. cit., p. 6.
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est de même lorsque des notes cristallines jaillissent d’un quatuor de femmes attablées chacune devant une série de verres plus ou moins emplis d’eau. Dans L’harmonie est-elle municipale ? (1996), la fusion musique / magie / drame est présente lorsque l’interprète enfourche sa contrebasse qui s’envole dans les airs. La veine comique est, ici, exploitée, puisque cette incongruité perturbe les autres musiciens qui tout en maintenant l’exécution du morceau tentent de récupérer le dilettante qui plane au-dessus des réalités. d) Des spectacles populaires Le tournant des années 1990 permet d’affirmer la forme spectaculaire. Elle se caractérise par un mélange fusionnel des arts qui concourt à la réalisation d’une entité spectaculaire qui donne l’illusion d’approcher la vision utopique de l’œuvre d’art totale. La question est formulée par B. Kudlak pour qui le « cirque d’aujourd’hui » est peut-être en train de réaliser « le grand rêve des années vingt-trente d’essayer de créer un spectacle total »1. L’objectif est au moins de débarrasser le cirque de l’image péjorative qui le relègue dans le domaine du divertissement et de le faire entrer pleinement dans le champ artistique, et de lui faire obtenir la reconnaissance des institutions, de l’Etat, de la presse (quotidienne, spécialisée), de l’édition, de la recherche… En participant à ce mouvement, Plume ne veut pas pour autant perdre sa popularité acquise par un travail de proximité lié à l’itinérance et à la fidélité accordée à une Région. Les premiers convois qui s’ébranlent sur les routes, dans les années 1980, réalisent des périples de ville en ville avec des étapes d’une trentaine de kilomètres (avec un chapiteau de 250 places). Depuis, les tournées permettent de relier les grandes villes de France et les capitales européennes. Le convoi mythique des premiers temps a été abandonné ; « chacun tire sa caravane ». En 1996, le journaliste Didier Méreuze note que le Cirque Plume est composé de vingtcinq caravanes et huit semi-remorques et B. Kudlak affirme qu’une telle expédition sur les routes serait impossible, pour des mesures de sécurité, mais, également, parce que « sur la route, les automobilistes nous supportent mal. D’ailleurs, en général, les gens 1 Bernard Kudlak, « Entretien avec B. Kudlak », réalisé par Laurent Gachet, op. cit., p. 6.
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sont méfiants. La vieille peur du voleur de poules… »1. L’itinérance, véritable choix de Plume, avec ses avantages et ses inconvénients, appartient au rêve de cirque ; elle s’entoure d’un halo de mystère (constitué au fil de son histoire forgée aux XIX et XXe siècles) lié à la vie des gens du voyage. Elle a toute sa place dans la mythologie du cirque. Elle permet l’indépendance quant au lieu de diffusion et offre, peut-être, le sentiment de posséder son public. En effet, on ne joue plus devant les abonnés du théâtre de telle ou telle ville, mais on partage le temps du rêve avec les habitués du chapiteau jaune. Surtout, il s’agit de diversifier son public sans sacrifier aux engagements initiaux. Ainsi, les fondateurs de Plume pensent avoir réalisé ce dont ils ont toujours rêvé : « le brassage, le mélange de tous les publics, en gardant une exigence artistique sans concessions, dans un esprit d’éducation populaire »2. B. Kudlak précise que « si à Besançon [lieu d’ancrage du chapiteau et du départ des tournées] on fait dix mille spectateurs, ça veut dire qu’on touchera sept mille personnes qui d’habitude ne vont jamais voir un spectacle vivant »3. Il adhère au rêve de Jean Vilar qui voulait construire un théâtre « qui serait compris pleinement par un enfant de onze ans, une agrégée d’histoire, un ouvrier maçon et un comédien de la Comédie Française… »4. Cela passe par l’emploi d’un « langage ouvert à un grand nombre de personnes ». Pendant les trois ans nécessaires à l’amortissement d’un spectacle, les représentations se succèdent (limitées à cent-vingt par an) et le nombre de spectateurs croît. Nous sentons une certaine fierté à son énumération reprise dans l’historique de la compagnie : No Animo Mas Anima, 170 000 spectateurs en 240 représentations, Toiles, 265 000 en 350 représentations, L’harmonie est-elle municipale ?, 250 000 pour 278 représentations, Mélange (opéra plume) (1999), 274 000 spectateurs pour avoir été joué 301 fois. Mais, au-delà de 1
Bernard Kudlak est cité par Didier Méreuze (in : « Les artistes du Cirque Plume mènent une vie d’acrobate », op. cit.). 2 L’Historique du Cirque Plume, « Chapitre 2, 1990-1998 », op. cit. 3 Bernard Kudlak, « Entretien avec Bernard Kudlak », réalisé par Stéphane Besson, op. cit. 4 Bernard Kudlak, « Entretien avec B. Kudlak », réalisé par Laurent Gachet, op. cit.
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l’esprit comptable, B. Kudlak avoue « le plaisir, le plaisir de jouer devant un chapiteau plein chaque soir, le plaisir ! ». e) Une humanité à partager No Animo Mas Anima a été présenté comme un manifeste contre la présence d’animaux au cirque. Il est vrai que les numéros de dressage sont exclus des productions contemporaines (à de très rares exceptions près). Dans un entretien accordé à Yan Ciret, B. Kudlak réfute cette ambition. Pour lui, il s’agissait de dire « on n’en a pas, […] on fait autrement »1. La présence des animaux sous le chapiteau est située historiquement. Nous ne pensons pas que si l’homme a laissé le soin au cheval de dessiner le cercle de la piste, c’est parce qu’il était, comme certains circassiens l’avancent, le moteur de la société (mode de transport, agent des postes, partenaire du laboureur), mais parce qu’il perdait une de ses fonctions, celle de conduire les hommes sur les champs de bataille. La présentation des animaux sauvages ne s’est pas faite directement par la piste mais a d’abord transité par les ménageries. Si la piste a su accueillir l’innovation, elle a souvent récupéré des pratiques qui ne pouvaient plus fonctionner de façon autonome ou qui avaient été évincées de leur lieu de création (les bateleurs et les forains, les clowns et les exhibitions des ménageries). Ce qui l’intéresse n’est pas tant la chose à exhiber que le rapport que l’homme entretient avec celleci. Dans la cage circulaire, c’est bien le dresseur qui est la vedette. La magnificence de l’homme prend le pas sur la présentation des animaux, qui ne sont plus depuis longtemps des curiosités. Contrairement à ce qu’affirme B. Kudlak, « la vocation du cirque [serait] d’amener le monde aux portes des cités », nous pensons que le cirque n’est pas un miroir du monde, mais le reflet (sans doute déformé) du rapport que l’homme entretient avec celui-ci. Ainsi, dans No Animo Mas Anima, le numéro de l’homme-chien, interprété par Cyril Casmèze, qui le présentait, collier clouté autour du cou, tenu en laisse par une femme au corps érotiquement ceint dans un fourreau noir, est une métaphore inversée de la domination de l’homme sur la femme, en en proposant une critique. Le 1 Bernard Kudlak, « Point de vue », entretien avec Yan Ciret, Paris, Arts de la piste, n° 13, op. cit., p. 39.
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mimétisme de la gestuelle de l’artiste avec les déplacements canins est impressionnant. Il nous renvoie à notre animalité et, simultanément, interroge notre humanité. Les rapports homme / femme sont constitués de cette dualité qui nous habite et que nous devons gérer. L’harmonie est-elle municipale ? pose différemment la même problématique. Un groupe de six femmes et un autre de six hommes exposent leurs caractéristiques convenues ; féminité, séduction, frivolité… pour l’un, masculinité, force, courage… pour l’autre. Les femmes, assemblées en chœur, sont vêtues de couleurs chatoyantes, les volants de leur jupe ample virevoltent ; elles paraissent complexes, difficiles à saisir. Les hommes, constitués en fanfare (ne serait-ce que de la fanfaronnade ?), sont uniformément habillés de tenues grises, une lampe de mineur (ou de spéléologue) fixée au front (quels fonds secrets ont-ils à explorer, quel trésor doivent-ils ramener en plein jour ?). Mais, au cours du spectacle, l’ordre convenu des choses vacille. Les rôles déterminés par la société s’avèrent échangeables, partageables. Zorro (alias Pierre Kudlak) n’est pas si fier et Monsieur Muscle peut se dégonfler. Les jeux d’ombre faussent les perspectives et permettent la perturbation des positions. Brigitte Sepaser danse sur un fil avec son double au nez rouge. Des rencontres s’esquissent, se concrétisent ; ce, jusqu’à l’apparition d’un couple nu : lui cache son pénis entre ses jambes et elle l’arrose, faisant naître le sexe de l’homme, libéré. Les images sont apparemment simples, mais elles s’exposent mouvantes et sonorisées. Les actes s’enchaînent, quelques fois sans liens évidents ; ils s’agencent en défiant les lois de la logique cartésienne, comme dans un rêve lorsque le gardien de nos nuits brouille la cohérence et fait que la vérité est à reconstruire, à condition que nous ayons les clés et que nous soyons prêts à l’entendre. La construction, à l’apparence aléatoire, ordonnance les éléments comme dans un jeu de mots. B. Kudlak reconnaît qu’il « recherche l’utopie d’un mode d’expression le plus universel possible »1. Le spectateur doit accepter la proposition, s’y glisser et 1 Bernard Kudlak, « Entretien avec B. Kudlak », réalisé par Laurent Gachet, Arts de la piste, op. cit., p. 6.
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participer à l’émergence des étranges poèmes que proposent les acteurs du Cirque Plume qui déclarent : « […] nous faisons ce métier pour partager notre humanité, avec nos semblables ».
3. Archaos : le cirque de tous les risques « La spécificité lutte pour elle-même. Non contre les œuvres anciennes, mais contre la socialisation des œuvres. La répétition »1, écrit Henri Meschonnic. Archaos développe sa spécificité dans une double dimension. Par rapport au passé, il brise le canon établi et figé, non pour le détruire, mais pour fonder un projet artistique spécifique ; par rapport au présent, aux productions qui lui sont contemporaines, il développe une version originale et inimitable. a) Le maillon manquant Après s’être emparé de matériaux (les roulottes tractées par des chevaux, les animaux du poulailler…) liés à un secteur de la société en voie de disparition (le monde rural) et tenté de réhabiliter certaines formes spectaculaires considérées comme appartenant à des époques révolues (le palc posé sur la place du village, le cracheur de feu, le montreur d’animaux, le clown qui ne fait plus rire personne mais dans lequel on croit encore…), investir une piste, redessinée, avec des objets d’une modernité frappée par le développement urbain revient à accomplir un écart impossible. Cependant, la démarche du Cirque Bidon, si elle semble être limitée par son éventuelle capacité à enclencher un regard nostalgique sur ce qui échappe, par la dérision dans le traitement, provoquait, malgré tout, une vision distanciée qui annonçait déjà une force contestataire que nous retrouvons dans les spectacles d’Archaos. En négatif, n’était-ce pas déjà la modernité qui était mise en accusation en présentant ce qu’elle mettait irréversiblement en abîme ? Le passage d’une forme à l’autre pose néanmoins problème. Les ruptures ne sont pas accomplies sans que leurs acteurs se saisissent des éléments du passé pour les confronter, dans un temps présent, avec ceux d’un futur en gestation. Nous ne pouvons nous empêcher de chercher le maillon manquant, l’épisode de l’histoire qui fait charnière. Peut-être celui-ci se situe-t-il, en 1984, dans un pré du 1
Henri Meschonnic, Modernité modernité, Paris, Gallimard, 1993, p. 71.
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Minervois, sous le chapiteau de Pierrot Bidon, lors d’un premier spectacle intitulé alors Archaos, cirque de caractère (titre qui devient le nom de la compagnie) ? Une nouvelle fois, les rencontres sont essentielles ; c’est d’elles que naissent les projets les plus fous. Le rêve de Pierrot naît d’une réalité ; le foisonnement des productions de petits groupes, qui circulent sur les routes, de fêtes en places, de Maisons des Jeunes et de la Culture en entrées de théâtre, peut être mis à profit en les réunissant sous un chapiteau et en construisant un spectacle de cirque enflammé qui briserait des codes convenus. Le projet séduit Brigitte Burdin et Gilles Rhode (qui commencent à donner vie à la Compagnie Transe Express Circus), Franz Clochard (qui fait son cirque sur un tracteur), Lolo (jongleur soliste qui deviendra un des membres du trio Les Cousins créé en 1990), Pierre-Maurice Nouvel (qui promène son personnage en solo) et d’autres. Dans la piste circulaire, sous un chapiteau de toile, reste, entre autres, du Cirque Bidon, Pierrot dans son numéro de dresseur de poules. Mais, apparaissent, déjà, une mise en forme et certains des ingrédients qui feront d’Archaos un cirque fougueux et dérangeant. La volonté de briser la succession des numéros sans liens entre eux, ponctués par les applaudissements du public le temps que l’artiste précédent sorte et que le suivant entre, demande l’élaboration d’une architecture spectaculaire. P. Bidon et Martine Merluche, qui sont en relation avec l’Ecole de cirque de Bruxelles, demandent à Franco Dragonne1 d’apporter un regard extérieur sur la première mouture qui résulte d’un travail collectif, dans lequel chacun apporte ce qu’il sait faire. Le metteur en scène propose un premier montage qui ne recherche pas spécialement à produire une cohérence à l’ensemble autour d’un thème, qui en l’occurrence est celui du voyage, mais à créer un rythme, à ménager des temps pour les actions qui se succèdent. Il s’agit de créer un climat favorable à une cohabitation productive. Le thème, lui, transparaît notamment au travers du style accordé aux costumes, qui, parce que les poules sont un peu les fétiches du groupe, ne négligent pas l’usage des plumes. L’orchestre en live (installé au dessus de la gardine), qui 1
Nous évoquons le parcours de Fr. Dragonne lorsque nous présentons les spectacles du Cirque du Soleil.
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joue une musique originale, travaille des sonorités, des rythmes (G. Rhode à la batterie développe ultérieurement cette exploration au sein de sa compagnie). Patou bidouille des éclairages avec tout un arsenal de matériels. Certains numéros ne dérogent pas au genre (trapézistes, acrobates, jongleurs, clowns) ; mais, la variété traditionnelle est bouleversée par l’introduction, pêle-mêle, de la danse (Brigitte Burdin), d’un accordéoniste, de motos qui pétaradent dans la piste et en bouquet final de Franz qui fait vibrer d’effroi les spectateurs avec sa moto et sa tronçonneuse ascensionnelles1. Le style Hard et vigoureux qui sera une caractéristique d’Archaos pointe en germe ; il explose dans les productions suivantes de ces « baladins barbares », comme les appelle Jean-Marc Lachaud, « mi-anges, mi-démons, [qui] vont bouleverser et transformer, par la radicalité de leurs choix esthétiques, les normes et les habitudes en vigueur en piste et sur scène »2. b) L’« Art pour l’essentiel et l’accessoire »3 Les bases sont certes posées ; mais il est nécessaire de les faire évoluer et d’exploiter ce qui ressemble à un concept. Ainsi, avec Archaos. P. Bidon et Guy Carrara (directeurs artistiques) ouvrent un espace dans lequel, comme le déclare ce dernier « tout ce qu’on veut on le trouve, tout ce qu’on dit on le fait, tout est très important mais on en n’a rien à foutre ». La forme de la piste explose. Elle s’adapte à la force des éléments matériels introduits, mais, au-delà, si la prouesse peut se contenter du cercle, lorsque l’intention ne se limite pas à cela, l’obligation de le briser devient un élément indépassable. Tout en maintenant le fait que le public constitue le décor du spectacle, Archaos conçoit une surface rectangulaire de plusieurs dizaines de mètres balayée par les allées et venues de véhicules à moteur 1
La tronçonneuse est reliée au sommet du chapiteau à l’aide d’un câble. Franz Clochard s’y suspend puis, mettant en marche l’engin, il est hissé vers les hauteurs. La descente se fait en inversant la manœuvre. Plus tard, il réalise le même procédé avec une moto. 2 Jean-Marc Lachaud, « Archaos, le cirque débridé de la vie », in : Le cirque audelà du cercle, op. cit., p. 37. 3 Guy Carrara, « Le Fond - la forme », in : Archaos, cirque de caractère, Dossier de presse, décembre 1998.
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(motos, automobiles, poids-lourds). Dans les débats polémiques qui opposent les anciens et les nouveaux, les déclarations de Pierrot Bidon sont provocantes ; en effet, il affirme qu’« Archaos est sans doute, par sa démarche, le plus traditionnel de tous les cirques »1. Il établit une similitude entre la démarche qui a été celle de Ph. Astley et son propre parti pris. Dans l’argumentaire développé par P. Bidon, nous notons que celui-ci considère que Ph. Astley, inventant le cirque moderne, réunit « dans un même spectacle, des éléments tirés de l’environnement culturel et social de son époque ». Plus précisément, Ph. Astley rassemble dans un même lieu, le cercle devenu mythique, des artistes hétéroclites, en provoquant des rencontres qui relèvent plus d’une juxtaposition que d’une réelle confrontation. Par ailleurs, il fonde son spectacle sur le moyen de communication de son siècle, le cheval. P. Bidon estime donc que « la démarche d’Archaos est rigoureusement identique. La différence ne réside que dans l’environnement de notre époque » : invasion des machines, nouvelles pratiques sportives, développement des médias, évolution du comique influencé par le cinéma… Si le monde rural s’épuise, le développement des villes se fait, pour la sauvegarde des centres, par le déploiement d’excroissances banlieusardes. P. Bidon pense que le mode de vie qui y est attaché « a engendré de nouvelles créativités et l’exacerbation des émotions humaines primaires que sont la solitude, l’amour, la violence et la cruauté ». Cette profession de foi est mise en application dans les spectacles de la compagnie qui développent « de nouveaux exploits, une nouvelle poésie des images, une créativité inventive originale, le tout allié à une force de dérision débordante » ; en fait, un nouveau cirque, à l’image des tensions qui traversent la société qu’il interpelle. En ce sens, il est radicalement différent du cirque traditionnel qui, à quelques exceptions près, s’est le plus souvent ouvert à ce qui était en voie de disparition ou devenu désuet. c) Le désordre du monde En 1986 donc, les roulottes sont remisées depuis quelques années et les places de villages du Sud-Est de la France 1
Pierrot Bidon, « Archaos et le cirque traditionnel », in : Archaos, cirque de caractère, Programme de Métal clown - BX-91, 1991, p. 12.
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appartiennent au souvenir. La ville, avec ses mutations et les violences qu’elle entraîne, s’impose comme objet de réflexion et les espaces qu’elle dessine comme lieu d’implantation. Les terrains vagues laissés en friche peuvent être investis par un chapiteau entièrement repensé. Celui-ci doit être en mesure de laisser s’exprimer les chevaux logés sous les capots des engins pétaradant et crachant du dioxyde de carbone. C’est avec pour fond sonore cette cacophonie, à laquelle s’ajoute le concert d’un orchestre rock1, qu’interviennent des artistes de cirque. Sans crainte du collage, les metteurs en espace assument l’élaboration d’images complexes dans lesquelles la cohabitation d’éléments disparates provoque des chocs pertinents. Bien que l’architecture des spectacles de la compagnie présente des variations, l’ensemble des productions est identifiable par le style particulier qui les caractérise. Ainsi, de 1987 (année où Archaos est présent au Festival d’Avignon) à 1992, se succèdent des spectacles qui s’emparent, en mettant en exergue des « sentiments », d’un ensemble de préoccupations à l’actualité brûlante. Le Chapiteau de cordes 1 (1987, mis en scène par Michel Dallaire) a pour thème la solitude et traite « de la difficulté de trouver sa place dans une société de consommation qui laisse des laissés pour compte vivre sur les trottoirs »2 ; Le Chapiteau de corde 2 (1988) est consacré à la violence. Amour et tendresse sont l’objet de The Last Show on earth (1989). En 1990, alors que le collectif réunit cent vingt artistes, il est décidé de le scinder en deux. Archaos est alors une des entreprises de cirque les plus importantes du monde. C’est aussi l’année de Bouinax. En 1991, BX-91, Beau Comme la Guerre, est produit en même temps que Metal clown - Le choc des cultures. Quant à DJ 92 (1992), de façon tout aussi percutante, il s’agit d’un spectacle qui interroge, dans les marges de la société, la permanence des amours passions. Les contrastes jouent à plusieurs niveaux, en premier lieu entre le numéro et son contexte (qui se développe avant et après, parfois simultanément), et au sein même des numéros. Pour ne citer que quelques exemples, rappelons ces instants : une jeune femme 1 2
Le groupe Chihuahua participe au spectacle Délibérément pire. Cf. le site de la compagnie Archaos : http://www.archaos.fr/
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hésitante avance tâtonnant le sol de sa canne blanche, elle se dirige vers un véhicule de chantier avec chenilles et portant à son extrémité un trapèze. Elle se laisse hisser vers le ciel du chapiteau par ces agrès monstrueux, attaqués par la rouille, qui impose une force mécanique. Et l’enchantement se réalise, la prouesse a lieu. Faut-il être aveugle pour accepter une telle rencontre ? Malgré la violence et la laideur de notre environnement, peut-on encore espérer un instant de poésie ? Pascualito, la brute au grand cœur, traverse la piste avec sa remorque trapèze. Porteur en string, il veille à la réussite des envolées d’une jeune fille en robe d’été et favorise ses rencontres avec un garçon de piste, le tout sur une musique légère qui nous transporte dans une guinguette champêtre. Le mythe idéalisé des amours impossibles avec la trapéziste est balayé au profit d’une vision naturaliste. A la fin du numéro, le jeune couple enlacé s’éloigne, Pascualito, quant à lui, se jette sur une spectatrice des premiers rangs et lui arrache un baiser. La force de la vie, et la présence persistante de la légèreté de l’amour s’imposent comme les garants d’une humanité mise à mal par le développement urbain. Dans Délibérément pire (1989), Pascualito revient avec son camion-trapèze, une cabine tracte une immense plate-forme, qui, animée par une savante machinerie, déploie des agrès qui permettent à des aériens d’évoluer dans les airs. Un duo mixte de main à main se déroule sous le regard concupiscent d’un infirme dans un fauteuil roulant. Ils sont beaux, jeunes, et nus. Il est laid, difforme. Sur une plate-forme fixée sur le toit d’une carcasse de voiture, le couple harmonieux évolue avec simplicité et virtuosité. Le monstre, fasciné, condamne le couple à reproduire le péché originel, à s’aimer éternellement, en sortant une pomme de sa poche et en la tendant au jeune homme qui la bloque entre ses dents. Dans une dernière figure, la jeune fille vient croquer la pomme. Si une place importante est faite, dans les spectacles d’Archaos, aux différentes manifestations de l’amour (qui est bien souvent le thème central des duos), c’est sans doute pour contrebalancer les moments de violence, qui sont traités sans complaisance mais avec force. Quelquefois une distance comique est indispensable pour affirmer sa condamnation. La complexité des tableaux est recherchée pour éviter la simplification et le jugement a priori. Des jeunes débarquent dans la piste au volant de caisses pourries, d’autres enfourchant des BMX, dévalent des 164
pentes vertigineuses, se propulsent sur les capots et les toits des véhicules dans des figures réclamant une grande pratique et une technique sans faille. Dans le même temps, une fille se prête à des échanges amoureux, avec partenaires successifs sur la banquette arrière d’une des voitures. Nous sommes à la fin des années 1980 et la violence des banlieues commence à être stigmatisée comme relevant de leur nature même, masquant la vie, certes entravée par les conditions qui sont faites à leurs habitants et qui s’aggravent, mais malgré tout forte de l’énergie déployée par ceux-là même que l’on met à l’index. Montrer des réalités voilées ou ignorées a aussi fait la force d’Archaos et sa popularité auprès d’un public jeune et bien souvent rejeté dans la marginalité par ses pratiques culturelles (goûts musicaux, tenues vestimentaires, pratiques déviantes …), et qui de plus ne se serait jamais rendu à un spectacle de cirque traditionnel. L’orchestre poursuit seul la représentation, en proposant quelques titres qui autorisent le public à envahir la piste et à danser. Les costumes des artistes témoignent d’une relative autonomie volontiers provocatrice ; chacun développe son propre look et participe ainsi à l’éclectisme ambiant. Les gens d’Archaos font le plus souvent appel à des matériaux bruts, tels le cuir et le métal. Bijoux, piercings, tatouages, cheveux longs ou crânes rasés sont indifféremment arborés par les hommes et par les femmes de la tribu. d) Des spectacles pluridimensionnels Si Archaos convoque bien des circassiens détenteurs ou non de leur propre numéro, s’il les inscrit dans une succession, ce n’est certes pas dans un cheminement déterminé par une linéarité rigoureuse. Alternent, se succèdent, se superposent les actions, les sons, les odeurs, les lumières. Selon Guy Carrara, le chaos régnant est dû à la liberté laissée à « la part de création instinctive [qui] devait rester la plus importante possible même si elle était au service des idées initiales »1. Cependant, elles sont inscrites dans un rythme, possèdent une coloration matérielle qui fait que même indirectement elles participent à une cohérence thématique. Les chocs naissent de la juxtaposition d’éléments antagonistes : un 1
Guy Carrara, « Le Fond - la forme », op. cit.
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massacre à la tronçonneuse peut suivre un numéro de corde où le corps intègre impose la pertinence de sa présence, la destruction de véhicules littéralement lancés dans la piste peut se dérouler sous le regard amusé d’un couple heureux de s’être réconcilié. Pour Archaos, nous devons parler de multiplication des discontinuités. Chacun des éléments renvoie à d’autres par les références historiques et culturelles qui agissent au sein d’un large spectre. De façon concomitante, vont se dérouler, se mêler, faire des tours et des détours, plusieurs fils conducteurs, capables de se rejoindre et de créer des impacts à des moments clé du spectacle. Cependant, depuis les années 1990, cette troupe a amorcé un tournant significatif sur le plan artistique. Nous avons déjà évoqué cette mutation commune à toutes les compagnies de nouveau cirque qui sont nées dans la rue durant les années 1970. Cette nouvelle orientation esthétique est significative de la volonté de faire œuvre et semble rendre obligatoire la création d’une entité spectaculaire cohérente autour d’une linéarité discursive. Les images sont élaborées dans l’espace de façon pluridimensionnelle ; leur contenu, le rythme de leur défilement, les possibles superpositions sont conditionnées par la trame du récit. Dans Metal clown − Culture Clash (1991), l’objectif assigné est de nous plonger au cœur de l’histoire tourmentée du Brésil (historique et politique : esclavage, colonialisme, dictature militaire, mais aussi culturelle : métissage). La rue est le lieu de prédilection pour le récit de cette épopée, dans lequel s’expriment, tragiquement ou sensuellement, les aspirations populaires. Les actions se développent dans un couloir goudronné (et ceci lors de chaque installation du chapiteau) de 80 mètres de long bordé de part et d’autre par le public. Cet espace respecte le fait que celui-ci fait partie du décor, son regard est introduit dans le drame. Peut-il, alors, rester badaud devant le bouillonnement de la vie de la rue brésilienne qui est le théâtre des violents conflits qui opposent le peuple et les agents d’un pouvoir totalitaire ? La mise en piste des événements historiques qui relatent le conflit entre les opprimés et les tyrans se double d’une confrontation des cultures qui est soutenue par le parti pris musical mettant en compétition deux orchestres : « Les esclaves et les brésiliens sont représentés par le groupe Bahia axe Bahia, composé de 17 danseurs – percussionnistes – acrobates – capoéristes venus de Bahia, la ville 166
la plus noire et la plus violente du Brésil. La civilisation blanche est supportée musicalement par le groupe londonien Thunder Dogs »1. Une voix off, empruntant au langage footballistique (référence incontournable au Brésil), ne rejetant ni le kitsch ni le cliché, mais se les réappropriant dynamiquement pour provoquer une mise à mal du système, annonce l’entrée des protagonistes du violent conflit qui va avoir lieu. Le peuple, qui s’affranchit des oppresseurs (les conquistadores), qui mène le combat contre l’esclavagisme, qui revendique son émancipation et sa liberté, ne peut faire l’économie de ce passage obligé où se joue son devenir. C’est alors le ballet des danseurs de Capoeira2, apparenté aux combats de rue et qui a fait l’objet d’une répression. Ainsi, cette première rencontre se solde par l’échec des danseurs, qui, à l’image du peuple, n’auront que leurs mains et leurs pieds nus pour affronter des adversaires (représentés par les clowns de tôle armés, casqués, bottés, tout de cuir vêtus et affublés d’une carapace de tôle ondulée) sans foi ni lois pour qui tous les coups sont permis afin de sauvegarder le pouvoir en place. L’ensemble apparemment cacophonique laisse une relative liberté de composition au spectateur qui doit faire l’effort de la recomposition de la proposition qui, en ce sens, peut être plurielle sans toutefois sacrifier à l’engagement initial. Bien que le metteur en piste puisse imposer, par la disposition scénique, par les effets de lumière et les intensités sonores une direction au regard du spectateur et, ainsi, privilégier un numéro de cirque ou un épisode de l’histoire jugé par lui indispensable à sa progression, il peut, aussi, dans un désordre apparent, faire se dérouler simultanément plusieurs actions ou numéros et laisser le spectateur maître de la trajectoire de son regard et lui donner la possibilité de créer son propre enchaînement qui ne nuira en aucun cas à la compréhension du récit. Le 1
Ibid. La Capoeira est un art martial importé au Brésil par les esclaves africains. Il prend l’apparence d’une danse, mais s’avère d’une redoutable efficacité. Les coups sont essentiellement portés par les jambes. Pratique de combat de rue, art des opprimés, la Capoeira est à plusieurs reprises, au cours de son histoire, interdite par les autorités, jusqu’à obtenir une reconnaissance qui autorise son enseignement dans les écoles, les universités, en Amérique du Sud, aux USA et dans certains pays européens.
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foisonnement stimule une participation du spectateur, qui peut établir des choix dans les différentes propositions. Cette démarche active peut favoriser une réflexion critique, déclencher une prise de conscience, voire motiver un engagement. La pertinence de Metal clown est renforcée par la contemporanéité de son propos. En effet, comment ne pas penser (aujourd’hui encore) aux revendications des paysans sans terre et aux luttes contre le néolibéralisme mondial qui traversent la société brésilienne ? Une linéarité rythmique est rendue lisible par un récit lui-même composite, puisque s’y intercalent, entre autres, les repères indispensables à la compréhension des mouvements contradictoires de cette histoire. La victoire du peuple est symbolisée par la mise à terre du tyran perché sur échasses et par sa castration. Ses testicules sont saisis par le jongleur qui les fait virevolter dans les airs. Mais dans ces deux boules de cristal limpide, nous ne lirons pas l’avenir puisque c’est au peuple de construire son histoire. e) Le poids des images En 1994, le duo se sépare. P. Bidon part sur d’autres routes, en Amérique Latine et en Afrique1. Guy Carrara, resté seul aux commandes, met en scène Game Over (1995) et Game Over 2 (1997). Pour la première fois, la troupe travaille à partir d’un scénario écrit par les deux fondateurs. C’est également la première fois qu’une compagnie de cirque s’empare des nouvelles technologies de l’image de façon si radicale, puisque les projections s’imposent comme un décor mouvant déterminant des contraintes techniques spécifiques. La disposition frontale s’avère incontournable. La lumière, conçue par Jean-Marie Prouvèze, doit permettre, simultanément, la projection des images, la perception pour le spectateur de celle-ci et de ce qui se déroule sur la scène, sans oublier de plus la nécessité absolue pour les artistes de voir leurs agrès. Ces derniers ne doivent pas rompre le champ de vision du spectateur ; ils sont donc manipulés par vingt-cinq techniciens s’affairant dans les cintres. Pour accentuer l’impression d’immersion, la musique de Denis et Jérôme Lefdup est diffusée par de nombreuses sources réparties dans l’ensemble de la salle. 1 Le modèle français s’exportant bien, il aura l’opportunité de créer, par exemple, le Centre National d’acrobatie de Conakry en Guinée.
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Katérina Flora soulève à juste titre un des freins que le cirque rencontre dès qu’il veut faire usage de l’image, notamment lorsque celle-ci n’est pas conçue comme un décor passif. Est posée la question, « […] comment ajouter, en fait, l’artifice de l’image traitée dans un spectacle qui exalte la présence la plus concrète du corps humain sans anéantir l’essence même du cirque »1 ? Les tableaux humains sont incrustés sur des images projetées en fond de scène pour traiter du pouvoir des images médiatiques. Une chaîne, la chaîne TV-Infinie, est manipulée par un groupe tyrannique de neuf enfants (les jeunes comédiens ont été recrutés dans les quartiers Nord de Marseille) installés aux commandes d’un flipper géant. Game Over, le titre reprend l’expression fin de partie qui s’affiche sur tout flipper ou jeu informatique pour sanctionner l’échec du joueur ; s’agirait-il donc d’un jeu dans lequel nous ne serions que les objets d’un pouvoir médiatique, à l’image de simples boules de flipper guidées par de sales gamins dans les rouages d’un dispositif diabolique et qui se heurtent spasmodiquement d’un butoir à l’autre ? Passées à la trappe ! Game Over ! Dès les premières scènes, l’argument du spectacle est posé. Des individus logés dans des cartons, pointés par des faisceaux lumineux issus de miradors invisibles, sont victimes d’une descente organisée, avec sirènes hurlantes, d’agents d’un pouvoir totalitaire. Rafle, matraquage, douche, rééducation forcée, sont les ingrédients d’un contrôle social sans failles. Le visage d’Alex Tailor (ancien présentateur de l’émission Continentales diffusée sur France 3) apparaît sur l’écran géant pour informer les téléspectateurs de la chaîne TV-Infini que « le Ministère de l’Intérieur annonce qu’il n’y a plus de SDF dans le pays, le chômage n’existe plus, et l’exclusion est éradiquée ». Dans la pièce de Bertolt Brecht, La résistible ascension d’Arturo Ui, lorsqu’il est demandé : « Comment va le monde, Mossieu ? », il est répondu : « Il tourne, Mossieu ! ». Le discours lénifiant et la physionomie rassurante d’A. Tailor mettent au jour l’aspect frauduleux des discours médiatiques. Les enfants zappent et, en maître de l’écran 1 Katérina Flora, « La Piste et les nouvelles technologies », in : Le cirque au-delà du cercle, op. cit., p. 16. Cf. également sa contribution, « Archaos et le piège des images », in : Les écrans sur la scène, sous la dir. de Béatrice Picon-Vallin, Lausanne, L’Age d’Homme, 1998, p. 246-256.
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et de la piste, font se succéder les différents moments du spectacle tout en contrôlant l’audimat, véritable baromètre de leur réussite. Les rubriques se suivent (sport, santé, sexe, guerre), elles déterminent l’univers des prouesses qui sont assumées par des artistes formés dans le giron d’Archaos ou recrutés pour l’occasion et qui s’inscrivent de manières différentes avec le décor en deux dimensions. Sous l’impulsion, malgré tout, d’un Monsieur Loyal (Jean-Pierre dit Legro, un des premiers d’Archaos), soumis, interviennent, entre autres, Claire Joubert et Ericka Maury-Lascoux (contorsionnistes), Franck Ténot (jongleur), Jean-Thierry Barret (fildefériste) et Lionel Piauline (champion du monde de trampoline ; celui-ci, dans un trio, joue un match de basket de rue). Sont également intégrés des numéros de trapèze (Valérie Lafaurie, Raquel Rache De Andrade et Pascal Sogny), de drap (mis en scène par Gérard Fasoli, qui interprète un rôle de drag-queen) et de vélo acrobatique. En final, avec comme écran de fond de scène une explosion atomique reconnaissable à son terrifiant champignon et sur scène un homme en flamme, se met en mouvement la boule de treillis métallique de quatre mètres de diamètre, dans laquelle, les deux frères Varanne, au guidon de leur moto, orchestrent un impressionnant ballet de la mort. Mais, le poids de l’image démesurément grande ne rend-il pas dérisoires les actes des hommes ? Le collage est actif et se décline en variations. Si écran et scène sont quelquefois mis en contradiction, l’osmose entre les deux matériaux est, à certains moments, recherchée. Ils provoquent une ombre portée ou cherchent à s’y fondre ou à créer un choc contradictoire. Katérina Flora est très critique quant à la réussite de certains types de relation entre les images et le jeu des artistes. Elle pense par exemple que la présence de l’écran « confère au corps humain » un « caractère fantomatique » et qu’elle « annule une des caractéristiques les plus fondamentales du cirque, la présence concrète de l’artiste et la sublimation de son corps réel »1. Mais, la critique ne perd-elle pas de sa valeur si nous remettons en cause le fait que ce spectacle ne relève pas uniquement du champ circassien ? Pourquoi ne pas admettre que Game Over est un 1
Ibid.
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spectacle pluridisciplinaire, qui tente d’allier, dans un même espace et dans un même temps, en les faisant cohabiter (dans un jeu subtil de juxtaposition, de superposition, de fusion et d’osmose), des pratiques qui relèvent de différents champs artistiques, en tentant de leur accorder une pertinence identique. Jean-Marc Lachaud, qui qualifie Game Over de « fable effrayante », soulève le fait que « jamais les inventeurs, d’Archaos, n’avaient poussé si loin le mélange des arts et d’autres ingrédients »1. Le cirque, ici, n’existe plus. Les regards convergeant sur un corps unique et magnifié ne sont pas requis. Les artistes de cirque ne sont pas convoqués pour eux-mêmes, mais intégrés comme éléments d’un tableau composite. L’identification individuelle reste donc interdite. Le spectateur est le témoin de la domination exercée par le pouvoir médiatique sur l’espèce humaine. Celle-ci, et nous pouvons, d’un point de vue politique, le regretter, n’est pas présentée comme un collectif en marche, mais exposée dans sa diversité, peut-être sa multitude (selon le concept développé par Toni Negri). Les rapports entretenus par les images projetées et les artistes sont divers. Ils peuvent trahir un conflit ou, au contraire, une complicité. Ils développent une composition harmonieuse ou témoignent d’une concurrence dans laquelle les animations sur grand-écran sortent souvent victorieuses ; mais, lorsque l’inverse se produit, ces courts instants sont porteurs d’une charge utopique qui laisse penser que des failles dans le système existent et qu’elles sont à investir. f) Les traces du chaos Archaos marquera l’histoire du cirque, quoi qu’en disent les partisans d’une tradition pure, et laissera une empreinte dans le champ du spectacle vivant par sa capacité à faire œuvre, souvent et salutairement de manière scandaleuse. « […] Archaos a produit sept spectacles, réuni un peu moins de cinq millions de spectateurs sur les cinq continents, visité vingt-deux pays, produit vingt-cinq heures de programme de télévision vus par plus de vingt-deux millions de téléspectateurs. Archaos, c’est aussi près de cinq cents artistes, presque autant de techniciens, de vingt-huit 1
Jean-Marc Lachaud, « Archaos : le cirque débridé de la vie », in : Le cirque audelà du cercle, op. cit., p. 37.
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nationalités différentes […]. Game Over est la neuvième création d’Archaos, coproduite par le Théâtre du Merlan de Marseille, d’un coût initial de 4 millions de francs [600 000 euros]. »1
Nombres de jeunes artistes (Linet Andrea, Jean-Paul Lefeuvre, Johann Le Guillerm, entre autres) croisèrent la route d’Archaos, en tant qu’élèves des écoles en stage de formation ou au sortir de leur cursus. Incontestablement, ils n’auront pu participer à l’aventure sans en être profondément marqués. Archaos, dont tout le mal est venu, dont la première expérience spectaculaire a consisté à réunir sous un chapiteau tous les barjots qui traînaient dans la rue, a d’emblée proposé un waterzooi de prouesses qui ne s’interdit aucun registre, du trash au pathétique, du sentimental à l’érotique, de la candeur à la violence… L’unité n’était pas de mise, le conflit des références pouvait s’avérer productif. J.-M. Lachaud écrit que ce « cirque de caractère », « enflamme ou traumatise, séduit ou choque ». L’auteur conclut que face au bouleversement généré, « l’indifférence est exclue parce que la charge est rude »2. Les bases d’une forme émergente sont jetées ; elles sont progressivement structurées en entités spectaculaires. Même lorsque l’approche thématique laisse la place à la volonté de (re)construire des histoires, l’aspect multiforme persiste. Archaos ne se débarrasse pas du foisonnement initial constitué de nouveaux matériaux (le feu et l’acier), d’engins diaboliques (tronçonneuses, camions, automobiles, grues…), de personnages marginaux ou exclus (SDF, chômeurs, délinquants…), de références culturelles populaires ou non-conformistes (rock, punk, musette…), de valeurs de tolérance, de sentiments généreux ou réalistes (amour, amitié, haine…)… Seul le cadre impose une structuration, mais les éléments résistent. Ils possèdent une autonomie propre qui même lorsqu’on essaie de les maîtriser les pousse à revendiquer leur part de réel incompressible. Ainsi, lourds du poids de la complexité du monde, ils s’inscrivent dans des « propositions décapantes et cinglantes » qui « réveillent les sens et 1
Olivier Schmitt, « Onze ans d’art et de chaos », Paris, Le Monde, 5 octobre 1995. 2 Jean-Marc Lachaud, « Archaos. Des scénarios chocs », in : « Les nouveaux cirques à l’affût », Dossier réalisé par Jean-Marc Lachaud et par Martine Maleval, Paris, Mouvement, n°3, p. 27.
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offrent un véritable plaisir », pense J.-M. Lachaud, qui confirme que « les cocktails frénétiques et hérétiques que servent, […] Pierrot Bidon et Guy Carrara marqueront assurément l’histoire des spectacles vivants de cette fin de siècle ».
4. Zingaro : un théâtre équestre et musical a) Ceci n’est pas du cirque ! En effet, l’énigmatique cavalier ne se reconnaît nullement sous l’étiquette cirque ; il revendique l’appellation Théâtre équestre et musical. D’après Olivier Kaeppelin : « Bartabas ne tient pas à ce que Zingaro soit assimilé à la nature du cirque, comme s’il avait peur de voir le spectacle qu’il construit compris à travers le simple usage d’un système de reproduction de recettes et de qualités techniques qui n’ont jamais fait partie de ses préoccupations majeures et qu’aucun des acteurs de Zingaro ne met en exergue. »1
Quelles sont alors les motivations des porte-paroles de l’institution, voire des critiques et des journalistes, à systématiquement aborder la présentation de l’œuvre de Bartabas dès qu’ils traitent de la question du nouveau cirque ? L’image est belle, la forme est prestigieuse ; elle donne du cachet, une référence historique, de la grandiloquence, de l’aristocratie à un genre fortement marqué par les arts mineurs. L’objet est beau dans la vitrine. Cependant, il résiste. La confusion prend ses racines dans deux périodes historiques précises : il y a deux siècles lors de l’invention du cirque, et il y a trente ans, lorsqu’a émergé la forme nouvelle ; ces deux rendez-vous sont les deux arbres qui masquent la forêt. Les origines du cirque, en résumant rapidement, découlent de la création de l’Amphithéâtre de Ph. Astley (1782), repris par A. Franconi (1793). Il n’était alors pas question de cirque, puisque ces entreprises spectaculaires dépendaient du théâtre. Dans le cadre des directives réglementaires très strictes qui définissent le droit à la représentation, obligation leur est faite de montrer des exhibitions équestres. Elles obtiennent, ainsi l’étiquette théâtre 1 Olivier Kaeppelin, Zingaro, Un Théâtre pour les chevaux, Paris, First, 1990, p. 36.
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équestre. Caroline Hodak-Druel rappelle ce cadre imposé : « […] mises en scène et mises en piste doivent comporter obligatoirement des évolutions à dos de cheval, que ce soit des exercices de voltige, d’adresse, de dressage ou des manœuvres militaires théâtralisées »1. S’il est un héritage de cette époque à lire en filigrane dans la forme, cependant unique de Bartabas, nous pouvons la trouver là et uniquement là, dans la présence des chevaux. Les influences d’alors sont marquées par l’engouement pour l’acrobatie des artistes de la foire et les valeurs républicaines défendues par la Révolution. Celles qui traversent ce Théâtre équestre et musical sont forcément d’une autre nature. S’il est un deuxième point de convergence, il se manifeste avec le nouveau cirque, sur le terreau commun, de l’émergence que nous avons déjà décrite, nous n’y reviendrons pas. b) Bartabas le conquérant : l’autonomie consacrée Bartabas, le conquérant de territoire, a su, à Aubervilliers, imposer un espace, domaine des contradictions par excellence, qui concrétise à la fois le dedans et le dehors. Place du village et cœur d’église, centre et passage, contrée de vie et de transit, à la fois rituel et païen, le cercle se trouve être le lieu de la consécration et celui des sacrifices. Le Baron Aligre, qui enlevait les enfants, pour leur plus grand plaisir, et troublait les passants des rues d’Avignon, a su prendre ses distances et imposer son genre. Au delà d’un théâtre d’images, l’intensité du mouvement force le langage convoqué à s’élaborer dans une pluridimensionnalité. L’œuvre est pleine et intègre. Les éléments se superposent et s’imbriquent, le fouillis, tel qu’il peut apparaître sur une peinture rupestre, prend sa force et sa portée symbolique et politique dans la ponctuation que constituent la succession des actions dramatiques, la pertinence de la musique et la profondeur des chants. Bartabas et sa tribu nous confrontent aux présences simultanées de l’espoir et de l’angoisse. Dans la relation ambivalente homme / cheval, c’est la permanence de la certitude que l’amour est un combat qui nous intègre à la vie. Le théâtre équestre et musical propulse les spectateurs dans un ailleurs ancestral et moderne. La forme dérange et fuit la 1 Caroline Hodak-Druel, « Le Bestiaire des pistes », in : Avant-garde, cirque !, op. cit., p. 66.
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classification, et les petits riens qui nous raccrochent à l’histoire de l’Humanité, nous persuadent que Zingaro a traversé les siècles. Charriant dans son sillage les cultures de l’errance, celles du voyageur éternel, enraciné dans ses convictions, il nous persuade d’exister malgré le temps. La permanence de l’œuvre de Bartabas réside dans la pratique d’un subtil mélange. Lorsqu’il abandonne le Cirque Aligre, sa volonté de créer des spectacles s’articule autour de deux points centraux, immuablement présents, l’art équestre, sous toutes ses formes, et la musique (celle-ci devant exprimer au mieux la relation homme / cheval). La première forme spectaculaire exploitée est celle du cabaret. Les trois versions - Cabaret I (19841987), II (1987-1989), III (1989-1990) - font évoluer le travail de la compagnie dans un cadre convenu et identifiable. Les éléments présents sont rendus actifs parce qu’ils s’imposent dans un rapport d’opposition ou de complémentarité les uns avec les autres. Les contraires jouent de l’insolence ; ainsi, des laquais en livrées et gants blancs, les mikos, servent du vin chaud concocté dans une magnifique roulotte, le crottin qui macule la paille se laisse éclairé par de somptueux lustres, le fier cavalier tauromachique fait le pantre dominé par l’animal. Cette première période est caractérisée, entre autres, par un foisonnement d’objets et de gestes. Chaque personne présente dans la piste doit accomplir une tâche ( ?), un geste ( ?). Olivier Kaeppelin note qu’« il y a là une quête d’absolu qui, refusant l’abstrait, cherche sa matière, geste après geste »1. c) Des racines pour mieux voyager Une rupture se dessine avec Opéra Equestre (1991-1993). Elle est scénique, puisque la piste, située en prolongement des écuries, à laquelle le public accède à l’aide d’une passerelle située au dessus des stalles des chevaux, est redessinée. Jusqu’alors, ce rond de sciure était une porte ouverte à des imaginaires déterminés par les éléments qui y étaient introduits, la piste de cirque des chevaux au galop, la place du village envahie par les animaux de la ferme ou la nef de l’église parsemée de symboles religieux et, toujours, un espace de rituels dont Bartabas dit qu’il « est nécessaire pour [leur] 1
Olivier Kaeppelin, Zingaro, Un Théâtre pour les chevaux, op. cit., p. 32.
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concentration, [leur] relation, avec le cheval »1. Ainsi, « on a décidé de casser la piste ronde [et] la notion de cabaret. Maintenant les gens vont bouger, on va travailler dans de grands espaces : il y aura du rond, mais aussi des lignes droites, d’autres dispositifs spatiaux »2. En effet, la trajectoire qui transperce le cercle est une véritable route qui semble traverser l’univers de part en part. Bartabas détermine un centre qui happe les cultures du monde. C’est aussi un point de création. Aux habitants, aux invités, aux passant de saisir la chance de la rencontre. « On n’essaie pas de retrouver la force originelle à travers l’accomplissement d’un rituel aussi éloigné de nous que le Kathakali, par exemple »3. Il est certain que les éléments sont déracinés, l’acte est accompli comme tel. Paradoxalement, il s’agit d’une reconnaissance de la culture d’où émergent ces expressions en phase profonde avec les êtres humains qui leur ont donné le jour. La démarche inverse qui consisterait à une adaptation réaliserait un acte de trahison. Ici, il ne reste plus que leur valeur brute, c’est-à-dire ce qu’ils peuvent porter d’humanité au travers des émotions visuelles et auditives. Il ne s’agit pas de développer un quelconque exotisme, mais plutôt de participer à un voyage des matières, qui, issues des quatre coins du monde, se retrouvent dans l’espace déterminé par Bartabas pour venir y vivre une vie de rencontre. Ainsi, dans Opéra Equestre, sont présentées simultanément, dans une volonté de faire jaillir un dialogue productif, des musiques, des chants, des pratiques équestres berbères et turkmènes. Bartabas confirme qu’il s’agit de « refuser aussi toute référence : le rideau ne se lève pas sur tel siècle, avec tels personnages au sein de telle narration ». AnneMarie Paquotte laisse courir sa plume, et produit un texte qui fait écho au spectacle Chimère (1994-1996) : « Chimère. Quête toujours plus rigoureuse de l’épure, tracé affirmé d’une éthique et d’une esthétique, ode à la mystique et à l’érotique de l’art équestre. Ordre et volupté. Les chevaux et les cavaliers, comme les musiciens et les chanteurs indiens, bâtissent un univers semblant surgi du fond des âges, et pourtant échappant au temps. Archaïque et 1 Bartabas, « Zingaro », entretien réalisé par Fabienne Arvers, Gennevilliers, Théâtre / Public, n° 97, janvier-février 1991, p. 21. 2 Ibid., p. 26. 3 Ibid., p. 21
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transcendantal. Le grand frison noir en est l’archétype. A la fin de Chimère, assis dans le rond de l’eau au centre de la piste, il regarde longuement Bartabas qui le regarde longuement. »1
En troquant la forme cabaret pour celle de l’opéra, l’œuvre de Bartabas s’anoblit incontestablement. Ainsi, l’abandon des influences populaires se concrétise ; le Cirque Aligre est loin. Ce que Bartabas a conservé est l’exigence de travail liée à la présence de l’artiste, dont la qualité est la seule à même de maintenir une tension avec le public. Simultanément, ce nouveau parti pris esthétique concourt à accélérer une légitimation naissante. Les ingrédients du mélange ne sont plus les mêmes. Les sources sont plus lointaines et plus seulement liées aux gens du voyage (à leurs musiques, à leurs rituels) qui parcourent l’Europe, mais élaborées depuis longtemps et enracinées profondément dans la culture dont elles sont issues. Bartabas ne laisse plus venir à lui des influences ; il prospecte, références à l’appui, et part en quête de sensations transmises par leur force intérieure, par les pulsations vitales qui donnent une puissance contagieuse.
5. La Compagnie Foraine : un cirque à l’épreuve des autres arts a) Les influences mêlées De Fluxus au Nouveau Réalisme, de la musique au théâtre, des arts plastiques au cirque, autant de traversées, autant de rencontres et d’expériences − vécues ensemble ou séparément, par Adrienne Larue et Dan Demuynck − productrices de traces qui imprègnent l’œuvre de la Compagnie Foraine. Ses fondateurs se sont rencontrés, en 1967, alors qu’ils étaient tous deux élèves de l’Ecole Lecoq. Leur premier engagement artistique commun se réalise dans la constitution d’une compagnie de théâtre itinérant. Le désir de l’exploration d’une pluralité de modes d’expression les conduit à l’Ecole Nationale du Cirque d’A. Fratellini. Ils en gardent une marque indélébile et un point de référence essentiel dans leur démarche artistique. Ainsi, déclarent-ils de concert :
1 Anne-Marie Paquotte, Zingaro, La Saga des centaures, Paris, Télérama, Horssérie, sans date, p. 25.
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« Nous sommes venus au cirque par rejet d’un certain théâtre. Annie Fratellini et Pierre Etaix venaient juste de créer leur école de cirque. C’est là que nous avons été formés, dans la pure tradition, par de vieux artistes. Le mode de vie des gens du cirque, l’itinérance, l’aspect décalé par rapport à une certaine normalité nous attiraient. »1
Ils en ressortent avec un numéro de saut à la banquine, qu’ils exploitent au Cirque d’Hiver pendant un an sous un nom fidèle à la convention, Les Flips (A. Larue y assume la fonction de porteuse). De 1974 à 1988, le couple et leurs trois enfants, Armance Brown, Fabien Demuynck et Iago Larue, produisent plusieurs créations « qui les situent d’emblée parmi les pionniers du nouveau cirque »2. Nous devons mentionner qu’Adrienne Larue est également magicienne3. Cette particularité conditionne les prestations qu’elle réalise en Monsieur (Madame) Loyal(e) ou en Clown (blanc), parce qu’elle y travaille une prestance, un détachement assuré, accompagné d’une qualité certaine du regard. D. Demuynck et A. Larue participent à la création d’une œuvre dans laquelle le mélange (poésie, théâtre, musique, pantomime, cirque) est actif, L’Histoire du soldat, du poète Charles-Ferdinand Ramuz et du compositeur Igor Stravinski, en compagnie du Théâtre de l’Unité, d’Agathe et d’Antoine (Les Colporteurs) et de l’Ensemble Ars Nova, en 1989. Les différentes collaborations engagées, depuis 1986, auprès de La Zattera di Babelle sont également décisives. La compagnie italienne, dirigée par Carlo Quartucci, confronte les productions d’artistes de l’Arte povera à des fragments de textes. C’est ce mélange (texte et / ou arts plastiques) que les deux animateurs de la Compagnie Foraine décident de travailler au centre de la piste. Ils en affirment ainsi l’ouverture. Ne s’agit-il pas pour eux, en effet, de réaliser « cette vieille idée qu’il faut faire sortir l’art du musée »4 ? Ils vont donc le 1 Dan Demuynck et Adrienne Larue sont cités par Hugues Le Tanneur (in : « Baths du corps, acrobates de l’esprit », Paris Aden, du 29 mars au 4 avril 2000, p. 10). 2 Itinéraire d’Adrienne Larue, une pionnière du cirque contemporain, in : http://perso.wanadoo.fr/cirquelarue/cirque/cirque_itineraire.htm 3 Son numéro Adriamix a valu à Adrienne Larue le Prix de la meilleure magicienne au Congrès Mondial de la Magie. 4 Dan Demuynck et Adrienne Larue sont cités par Hugues Le Tanneur (in : « Baths du corps, acrobates de l’esprit », op. cit.) ;
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rendre actif dans la piste, puisqu’ils ne cherchent pas à l’exposer. D. Demuynck et A. Larue revendiquent leur inscription dans la tradition. Elle leur offre un cadre (un cercle) structurant et un ensemble de codes, certes contraignants, mais qui créent des espaces de liberté dans lesquels l’artiste doit être capable de s’aventurer pour en révéler les moindres potentialités. A leur sens, c’est pour cette raison que leur « travail ne se situe pas vraiment dans la mouvance de ce qu’on a appelé le “nouveau cirque” mais au contraire dans un respect et un goût profond de la tradition ». b) Le texte et l’acte Dès Cirque Beckett (1989-1990), construit d’après Acte sans parole 1de Samuel Beckett, est expérimentée la place du texte au sein de l’image, qui s’avère de fait être plus une confrontation du texte et de l’acte. A. Larue explique les modalités de déclamation des courts textes de S. Beckett : « Nous les jouions quatre fois de suite ; le texte de Beckett était interprété successivement par un clown, un acrobate, un enfant qui jouait seul devant un théâtre en réduction, et moi-même j’intervenais au début, en Madame Loyale, puis je réapparaissais à la fin dans le rôle d’un vieux circassien qui aurait revécu tous ses gestes au seuil de sa mort. »1
Colette Godard dit de ce spectacle qu’il est « aigu » et qu’il restitue « la poésie entre chien et loup, entre dérision et désespoir, entre réel et rêve »2 de l’écrit de S. Beckett. La Compagnie Foraine enchaîne avec Lear-Eléphants (qui fait appel au comédien Benoît Régent) et Le Commis Lear (le comédien François Chaumette) (1991-1993). Le texte n’est pas une donnée brute ; il est une matière à frotter à d’autres matières. Yan Ciret relève l’impact de la musique de l’Ensemble instrumental Ars Nova qui « accompagne l’errance de Lear de sa musique atonale, l’enveloppe d’un lamento déchirant, qui vient par vagues défaire les derniers mots du roi shakespearien »3. 1 Adrienne Larue, « L’Equilibre mystérieux de la Compagnie foraine », entretien réalisé par Carole Boulbès, in : Le Cirque au-delà du cercle, op. cit., p. 43. 2 Colette Godard, « La Rue entre en piste », Paris, Le Monde, 23 décembre 1993, p. IV. 3 Yan Ciret, Lear/Eléphant : Shakespeare Circus, Paris, Le Quotidien de Paris, 12 août 1993.
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Sur la relation entre texte et acte dans la piste, A. Larue fait un constat essentiel à partir de l’expérimentation qu’elle réalise dans un des numéros de Et Qui Libre ? (1999-2000). Elle prononce des phrases de Daniel Buren, par exemple : « Les centres d’art devraient finalement s’appeler les centres du doute », à différents instants de la représentation. Elle remarque que si, simultanément, « l’artiste trapéziste réalise une figure superbe […] le public se met à applaudir, il applaudit même si c’est un texte de Shakespeare »1. Se pose alors la question du poids de l’image « qui recouvre tout ». Sans doute faut-il s’interroger sur ce que véhicule l’image au moment, de la charge émotionnelle qu’elle provoque. A. Larue considère certainement que le public est happé par l’image puisque, pour elle, « pour sortir de l’image et aller vers l’écriture, il faut chercher ce point mystérieux où les deux s’équilibrent », où le frottement opère, complétons-nous. Elle conclut en se demandant « Quelle proportion de langage peut-on introduire sans tomber dans la caricature ni dans une historiette que personne n’écoute ? ». c) Les arts plastiques dans la piste En 1993, la mise au point de ReVu/Ex-centrique est accomplie au Domaine de Kerguehennec (Morbihan), Centre d’Art Contemporain. Des numéros de cirque sont créés par un travail croisé entre plasticiens et circassien. L’expérimentation se poursuit avec ReVu/rue Marcel-Duchamp (1997-1998) en collaboration avec la Zattera di Babele. Pour réaliser Et Qui Libre ? (1999), A. Larue et D. Demuynck demandent à des plasticiens de concevoir des agrès ou des numéros. Les contraintes sont multiples et partagées. Pour Dan Demuynck, l’« univers du plasticien est la première contrainte, le cirque en est une autre » et, poursuit-il, « là se situe […] la condition de la création : la liberté sous la contrainte. Se faire contraindre sur l’espace, le rythme, la couleur… par des gens en qui l’on a confiance, permet de découvrir des territoires où l’on ne se serait pas aventuré seul »2. 1
Adrienne Larue, « L’Equilibre mystérieux de la Compagnie foraine », entretien réalisé par Carole Boulbès, in : Le Cirque au-delà du cercle, op. cit., p. 44. 2 Dan Demuynck, « Rencontre contemporaine », propos recueillis par Laurence Castany, in : Le Cirque et les arts, Paris, Hors-série Beaux-Arts magazine, 2002, p. 78.
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Faut-il préciser qu’un artiste de cirque est toujours en relation avec un objet (balle, agrès, trampoline…) dont la fonctionnalité est le résultat d’une technologie adaptée, résultante d’une longue pratique ? Dans cette proposition, les circassiens se trouvent mis en relation avec un objet conçu par un artiste issu d’un autre champ disciplinaire. Le plasticien a, sans doute, projeté, anticipé, la prise en main, par le circassien, de sa création. Il l’a probablement élaborée dans cette hypothèse. Le spectacle ne raconte pas une histoire ; il n’y a pas de personnages inscrits dans un récit, mais des individus aux prises avec des objets qui, par la charge intentionnelle dont ils sont porteurs, projettent l’artiste, sensé être maître de son corps, dans l’instable et l’improbable. Une remise en cause de la gestuelle est indispensable puisque le risque est toujours présent. Il est à étudier, à recalculer. La virtuosité redessine les corps dans des schémas encore inexplorés. La fragilité des postures et les rythmes imposés composent une palette gestuelle riche et susceptible d’être mobilisée par un propos artistique. Les artistes engagés dans l’aventure de la Compagnie Foraine créent une œuvre identifiable. Celle-ci s’inscrit en continuité de leur propre travail (Daniel Buren et ses rayures, Alain Sonneville et ses matières souples et visqueuses…) mais les circassiens doivent pouvoir en prendre possession. Ainsi, Fabien Demuynck et Iago Larue sont confrontés à La Table molle d’A. Sonneville. Cette table, qui n’offre qu’une relative résistance, met en péril les appuis des acrobates. Les corps perdent leurs repères ordinaires ; et le public rit devant les postures cocasses et les trésors de contorsion déployés pour conserver un semblant d’équilibre. Nous savons à quel point la prouesse au cirque réside dans le maintien d’un corps tendu du sol vers le ciel ; en l’occurrence, les pas de côté s’avèrent indispensables à la survie de quelque cohérence et par là-même affirment notre emprise sur le réel. La force de l’apesanteur est mise en exergue et nous rappelle le poids de notre corps et en dessine les limites, ceci dans un lieu où la convention nous a habitués à nous idéaliser légers et prêts à l’envol. F. Demuynck et Joséphine Maîstre, embarqués dans Caduta, composent un numéro de trapèze ; agrès plombés par des cloches profondément enracinées dans la sciure, étonnamment disposées par Jannis Kounellis. Celles-ci sont des entraves parce qu’elles perturbent les 181
trajectoires, les habitudes ; elles sont complices parce qu’elles participent à l’émergence du non encore réalisé dans la piste. Pour la proposition High Wire, de Tony Brown, A. Larue a dessiné cinquante sourires d’Auguste que l’artiste après manipulation a démultiplié. Le résultat est projeté sur la piste et « leur apparition est déclenchée par le déplacement des funambules [Loïc Coursin et Olivier Zimmermann participent au numéro] entre capteurs et émetteurs ». Le robot de Gilbert Peyre monte un cheval dressé par Bruno Boliveau, « Bête machine ». Citons également Christian Boltanski, inventeur de C.B. contorsionniste, numéro dans lequel un homme dans la position du lotus, fait, en appui sur les genoux, le tour de la piste ou la proposition de Daniel Buren, qui réalise des rideaux mobiles, l’un central et l’autre périphérique, masquant et dévoilant successivement les protagonistes de « l’entrée des artistes ». Lorsque les rayures de Buren passent sur le cavalier lancé au galop, s’installe une image en pointillés prompte à interroger la prouesse ; dans les faits, c’est son exhibition qui est contrariée. A charge pour le public de reconstruire l’image disparue. Ainsi les objets, pensés par les plasticiens brouillent les références et déterminent de nouvelles lois. L’objet transcendé nous renvoie plus fermement vers nos propres expériences des entraves que rencontre notre corps et nous rapproche de notre propre dépassement du handicap. De l’inaccessible rêve joué par les dieux de la piste, nous pouvons envisager la jouissance d’une possible mise à l’écart de la matérialité aliénante. « Je veux adhérer à la piste » 1, déclare A. Larue, à sa géométrie certes, mais aussi aux règles acceptées qui y sont historiquement attachées. La construction du spectacle est traditionnelle. Chaque numéro, inscrit dans la succession, dure de cinq à huit minutes. En alternance, sont élaborées des entrées clownesques. Par exemple, le numéro Guimauves d’art fait appel à des spectateurs désignés par D. Demuynck et le clown Claude Cottet-Emard. Pendant que l’un des volontaires lit un texte de critique d’art, les autres sont 1
Adrienne Larue, « L’Equilibre mystérieux de la Compagnie foraine », entretien réalisé par Carole Boulbès, in : Le Cirque au-delà du cercle, artpress, op. cit., p. 45.
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responsables chacun d’une guimauve d’art matière suspendue par Dan Demuynck et qui cerne la piste. Désespérément, avec lenteur, cette masse dégouline. A charge pour le spectateur de la maintenir, de la remonter, pour éviter qu’elle ne se répande au sol. Ces guimauves ont été conçues par A. Sonneville. La matière flasque, gluante, un peu « scatologique » dit A. Larue, conditionne un toucher spécifique, que chaque spectateur, de part sa propre expérience tactile, peut imaginer. Il spécule émotionnellement (dégoût ou au contraire jouissance, indifférence peut-être !) et éprouve les sensations qu’il pense être réellement ressenties par les spectateurs engagés dans l’aventure. La bonne volonté que mettent ceux-ci à accomplir leur mission et leur plus ou moins grande habileté, peut solliciter le rire. Une pluralité d’émotions est suscitée, alors que, simultanément, une question théorique est posée, celle de l’existence, de la place et de la pertinence de la critique de l’art. En effet, le spectateur doit rechercher une correspondance entre le texte déclamé au centre de la piste (texte qui, si nous acceptons les réserves émises par A. Larue, ne sera pas entièrement perçu compte tenu de l’intensité de l’image ; effet peut-être sciemment exploité) et la matière malléable, mortellement vivante. L’intention artistique est patente. L’alliance redéfinit également le regard du spectateur qui ne peut plus, malgré tout, être conventionnel. Pour A. Larue, il s’agit « dans la continuité de Marcel Duchamp, d’un travail sur le regard : nouveau regard sur l’espace public et sur la toile, nouveau regard sur le cirque, dans l’esprit à la fois d’une jonction et d’une confrontation »1. Ni plaquage ni osmose afin de ne provoquer aucune disparition, chacun des arts convoqués doit, centré sur ses propres fondamentaux, être amené à s’investir à part égale. « Je ne veux pas de fusion » déclare A. Larue. On « ne demande pas à un plasticien de s’improviser scénographe ni à un performer de se produire sous le chapiteau. Il s’agit plutôt que chacun féconde l’autre sans se laisser engloutir […]. Je n’ai pas envie de lier les choses mais plutôt de provoquer un choc constructif », précise-telle.
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Ibid., p. 44.
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6. Brefs regards sur d’autres propositions D’autres démarches, incontestablement moins médiatisées aujourd’hui (et, peut-être moins soutenues institutionnellement), se sont développées pendant les années 1980 dans différentes régions. Elles revendiquent toutes une spécificité artistique et contribuent, au regard de leur singularité esthétique, à l’élargissement du champ investi par le nouveau cirque. Leurs productions, à des degrés divers, participent à l’éclatement de la forme circassienne et, selon des modalités hétéroclites, déclinent un processus de théâtralisation du cirque. a) La Compagnie Les Oiseaux fous : « ostensiblement ailleurs »1 De 1977 à 1983, Raymond Peyramaure, clown et artiste de cirque autodidacte, anime un cirque régional dans le Centre, le Trapanelle Circus. Les Oiseaux Fous sortent du nid en 1984. Pour R. Peyramaure, leur Directeur artistique, le terme de nouveau cirque est impropre pour qualifier son travail ; il préfère parler de « renouveau », puisqu’il « recherche » ses « racines » ou plus encore, il « parlerai[t] de cirque de création »2. Notion qui entraîne une responsabilité pour les artistes de cirque qui, selon lui, doivent « élever cet art au niveau narratif ». Tout en poursuivant son approche du vocabulaire, il propose le terme d’« acteur de cirque ». Eden, pièce de cirque créée en 1998, revisite par exemple le mythe fondateur biblique. Bien que le parti pris artistique revendique la narration, celle-ci est d’une portée limitée. Dans le cadre mythique de la Création, les hommes sont imparfaits. Difformes, ou plutôt vieillissants, maladroits et vulnérables, « ces ébauches d’êtres humains nous ressemblent, avec leur brutalité animale et leur naïve maladresse »3. Les ratés (brutal, bancal, animal, banal, pas mal [Adam], sculpturale [Eve]) sont interprétés par des artistes polyvalents. Ceux-ci n’assument pas un personnage à proprement parler mais un type, l’ange ou l’humain, avec 1
Eden, Dossier de presse, 1998. Raymond Peyramaure, « Spécificité de notre compagnie », échange par Fax du 13 novembre 1998. 3 M. P., « L’Eden quel cirque ! », Châteauroux, La Marseillaise du Berry-Indre, 4 Février 1998, p. 3. 2
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quelques variations assumées par un rythme propre. Ils portent tous des masques inspirés d’une part des masques de Bâle (lisses et élaborés en référence aux quatre éléments) et d’autre part des demi-masques de la commedia dell’arte. Ils sont d’une grotesque beauté, autrement dit, laids. Les anges sont vêtus d’une blouse grise, deux petites ailes blanches accrochées entre les omoplates. Installés dans la monotonie de l’éternelle routine, leurs déplacements en petits pas pressés s’accomplissent en charentaises. Les hommes, quant à eux, portent une combinaison qui simule la nudité. Certes, les débordements adipeux conçus par la costumière dessinent une difformité (caricature des rondeurs ventrales ou postérieures) qui inscrit le spectacle dans la parodie, une parodie de l’Humanité et de sa Création. Les Oiseaux Fous mettent en piste des dispositifs scéniques qui permettent une occupation complète de l’espace. Les artistes peuvent circuler au sol et dans les airs, en utilisant, par exemple, des filets tendus à différents niveaux. Funambules, danseuse de corde, trapézistes, jongleurs et acrobates, tous les protagonistes alternent entre pratique de cirque et jeu (mime, pantomime, tout du moins gestuel). Citons un instant significatif : un ange assis sur une planète joue de la clarinette ; le serpent est symbolisé par une femme (exempte de tout travestissement) qui exécute un numéro de corde lisse. A l’issue de sa prestation, elle s’empare de son violon pour de nouveau se fondre dans l’ensemble, puisque R. Peyramaure n’hésite pas mêler les prouesses et à provoquer un fourmillement d’actions. Par ailleurs, le nomadisme est avec force revendiqué par la compagnie, qui considère qu’il s’agit d’un engagement social, puisque ce choix permet d’amener le spectacle vivant auprès du public. b) La Compagnie Volte-Face : un soupçon de distance Fondée en 1986 par Claude Maurel, la Compagnie Volte-Face revendique la « création de spectacles vivants en associant aux arts du cirque, l’écriture scénique, la mise en scène, le jeu théâtral et la musique »1. Des histoires, petits récits de science-fiction ou courts 1 « Notice sur l’historique et l’évolution de la compagnie », in : Dossier de presse, 1998.
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contes, proposent une trame à ce qui reste avant tout une succession de numéros. Dans des costumes colorés et chatoyants, les personnages joyeux aux caractères entiers sont joués par des artistes de cirque qui sont passés par diverses écoles. Cl. Maurel et Cathy Ganaye1 ont suivi une formation au Conservatoire national des arts du cirque et du mime. Désiré N’Goma est resté deux ans à l’Ecole Nationale du Cirque. Quant à Pascal Rousseau, il a fréquenté pendant quatre ans l’Ecole de cirque de Rosny-sous-Bois (avant que celle-ci ne devienne le premier cycle du CNAC). Avant de se rencontrer autour de Volte-Face, ils ont tous, chacun de leur côté, participé aux aventures d’autres compagnies, par exemple, avec le Cirque de Paris, Le Puits aux Images ou le Cirque Baroque, le Cirque d’Hiver Bouglione et pour D. N’Goma, originaire du Zaïre, avec un petit cirque familial, Moyi-Opéra, qui tournait en Afrique. Certains ont fait du théâtre et d’autres de la danse contemporaine. Ce melting-pot des expériences se sacralise autour d’une forme qui fait la part belle à la tradition en présentant de réjouissants divertissements et en respectant la succession de numéros, mais un grain d’humour et un soupçon de distance, apportés par la narration, en fait tout de même une proposition intéressante dans le champ des productions nouvelles. c) La Compagnie Rasposo : un théâtre-cirque Joseph et Fanny Molliens ont participé au mouvement qui a poussé nombres de comédiens à quitter, pour un temps, les théâtres clos, pour expérimenter la rue avec l’Atelier 5, et présenté La Pochouse, à La Falaise des Fous, en 1980. Nous devons préciser que, précédemment, Fanny Molliens, après des études d’Histoire de l’art, suit une formation de théâtre (Cours René Simon) et débute sa carrière de comédienne et que Joseph Molliens, comédien, formé à l’Ecole Decroux, devient technicien et régisseur. Les enfants Molliens sont, dés le début, entraînés dans les productions (rue et scène) du couple et se sont, par la suite, investis dans une formation aux arts du cirque (Ecole Nationale du Cirque).
1 Notons que Cathy Ganaye a obtenu une médaille d’argent au Festival Mondial du Cirque de Demain en 1994.
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Depuis 1987, ils construisent une démarche spécifique qui mêle théâtre et cirque au sein de leur compagnie, Rasposo, implantée à Moroges (Saône-et-Loire). F. Molliens écrit et met en scène, par un travail précis et ciselé, des spectacles qui s’emparent d’époques historiques déclenchant un univers de références théâtrales, musicales et picturales qui sont exploitées dans un « esprit de fusion des arts de “l’espace et du temps” en écartant tout esprit de provocation, et faisant appel à la sensibilité poétique du spectateur »1. Elle implique dans ses créations des personnages qui convoquent un jeu théâtral spécifique (usage des masques de la commedia dell’arte, bouffonnerie). Dans Le Fou de Bassan (1994), spectacle inspiré du et présentant un théâtre de foire dans le théâtre, elle fait se côtoyer des Polichinelles, des bouffons, des acrobates dans un univers baroque. Pour F. Molliens, « à travers ce spectacle, nous retrouvons la dimension poétique des fresques de Tiepolo où les Polichinelles se mêlent encore aux acrobates, juste avant la naissance du cirque, recréant l’ambiance des théâtres forains du XVIIIe siècle ». « Chien, chat, poney, cochon, colombes », annoncés dans le programme qui précise « animaux dressés », constituent le bestiaire de la compagnie. Le cochon est gros, le chat, habile funambule. Les techniques de cirque sont diverses et insérées dans des images plastiques. Dans Triptyque (1996), le Moyen-âge et son mysticisme sont traités dans des compositions qui sans être caricaturales, exploitent une imagerie éloquente. Les années folles et leur insouciance sont visitées avec élégance dans Mademoiselle (1998). La Compagnie Rasposo est essentiellement, au regard de sa démarche, une compagnie de théâtre qui s’empare de toutes les petites formes avec lesquelles la forme noble et textuelle s’est heurtée à un moment ou à un autre de son histoire, avec plus ou moins de violence. En ce sens, le cirque n’est pas une pièce rapportée ; il est traité comme un élément intégré à la fiction et les prouesses des jongleurs, des trapézistes, des funambules sont contextualisées en correspondance avec l’époque abordée par le spectacle.
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Cf. le site de la compagnie : http://www.rasposo.net/C1.html
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d) Le Cirque en Kit : des bribes de théâtralisation Nous avons déjà évoqué la présence de Benoît Tréhard aux côtés de Pierrot Bidon sur les routes empruntées par le Cirque Bidon. Quelque temps après la scission de ce dernier, B. Tréhard fonde, en 1988, la compagnie Cirque en kit. Les productions du Cirque en Kit se déclinent dans la rue, sous forme de parades de cirque, avec des arrêts qui permettent d’installer des temps d’exhibition. Cette compagnie, par ailleurs, participe à de nombreuses actions de formation auprès des enfants dans le cadre d’ateliers. Dans Cocopistache (1993), se concrétise le choix, fait par la compagnie, de réaliser une « théâtralisation du spectacle de cirque » sans qu’il s’agisse « de faire du théâtre au cirque, mais d’utiliser des techniques théâtrales pour valoriser l’émotion circassienne »1. Cette création marque une étape importante de l’évolution du nouveau cirque en général. En effet, elle participe à l’instauration d’une nouvelle mouvance qui s’attache à l’élaboration d’un récit. Le spectacle ne se structure plus autour de la vision, simple ou multiple, d’un thème, à partir d’une trame narrative. Cette conception de la création circassienne nécessite la présence d’un metteur en scène, en l’occurrence Michel Dallaire. Argument de Michel Dallaire « La nouveauté de cette mise en scène est de ne pas créer de succession de numéros. En regardant l’énergie d’une scène, j’en sors une série de personnages qui vivent des situations critiques et les réactions qu’elles suscitent, le tout comme au théâtre, mais avec des matériaux propres au cirque. Je casse aussi le rythme classique du cirque : numéro = applaudissements et on passe à autre chose. Il faut que l’ensemble du spectacle ait un sens. Dans ce spectacle du Cirque en Kit, les artistes ne quittent pas la piste, ils sont présents et actifs de bout en bout ; j’ai supprimé les coulisses, les changements de costumes se font à vue et font partie intégrante de l’action. Je revendique l’humanité pour ces personnages de Cocopistache, car le clown c’est ça ! 1
« La Démarche du Cirque en kit », Dossier de presse (Cocopistache), 1993.
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Ma démarche c’est l’absurde, les chocs des extrêmes réunis, j’y tiens, c’est ma motivation profonde et ça marche côté succès. Le public aime être bousculé. J’aime par mon travail faire ressortir le dérisoire et conserver l’humanité, il faut que ça vive, que ça bouge, les acteurs ne doivent pas s’endormir. Je crée des vertiges dont ils devront s’accorder en restant actif soir après soir. Puisque c’est subversif par le fond, ça doit le rester par la forme. Tout le monde doit se remettre en cause, acteurs et spectateurs »1.
Nous retrouvons dans ce texte un ensemble d’éléments spécifiques à l’écriture des spectacles de cirque qui correspond à une évolution dont nous repérons l’apparition après 1990. La mise en péril de la succession de numéros, la mise en action de personnages qui ne sont plus seulement des caractères mais qui sont inscrits dans un drame (avec un passé, un présent, et un avenir) et qui doivent le vivre pendant la durée du spectacle, la production d’un sens qui ne réclame pas nécessairement la linéarité mais oblige à une cohérence. La difficulté réside dans le fait qu’il faut faire coexister ces éléments propres au théâtre avec des matériaux du cirque. Le choix du terme a son importance. Il n’est pas, ici, fait référence à des fondamentaux, bien souvent considérés comme indépassables, mais à un éventail d’éléments autonomes, dont chacun est porteur de la référence cirque, la transporte avec lui et l’inscrit dans l’œuvre en la contaminant. Il en est ainsi des techniques, non pas symbolisées (nous serions alors au théâtre), mais pratiquées avec une mise en avant, malgré tout, si minime soit-elle, de la prouesse (qui ne doit cependant pas rechercher les applaudissements ; le metteur en scène use de procédés qui contrarient le réflexe du public, en attirant l’attention de celui-ci sur un autre événement de la scène ou en provoquant la simultanéité des prouesses, avec un léger décalage dans leur intensité). Dans Cocopistache, M. Dallaire renforce la référence au théâtre en donnant accès au spectateur au hors piste. Ainsi, la piste n’est plus la présentation d’un réel transfiguré mais une représentation
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Michel Dallaire, « La Démarche du cirque en kit », op. cit.
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du réel. Il aborde également le registre revendiqué, celui d’une forme comique qui fait « ressortir le dérisoire ». Une place importante est faite aux instruments de percussion qui créent un fil conducteur supplémentaire puisqu’ils font partie intégrante des agrès et servent également de points de rencontre (amicale, amoureuse ou conflictuelle) entre les personnages. Après une expérience de cabaret-cirque qui est l’occasion d’inviter d’autres compagnies, Cirque en Kit, en 1998, propose une parade-spectacle, Tube de cirque, et retourne s’exprimer dans la rue, en renouant avec des personnages typés, hauts en couleurs, qui vivent des historiettes. e) Le Cirque du Docteur Paradi : un imaginaire intemporel Jean-Christophe Hervéet et Régine Hamelin, travaillent dans le domaine social lorsqu’ils pensent être arrivés à un âge limite pour entreprendre une nouvelle aventure. Le goût du cirque est présent, il faut l’expérimenter. Ils commencent par le trapèze, et font « vagabonder » leur numéro de cirque dans la rue. En 1985, ils achètent un chapiteau, le nomment Le Cirque du Docteur Paradi, titre de leur premier spectacle qui devient le nom de la compagnie. Leur profession de foi s’exprime dans ces quelques lignes : « C’est un cirque imaginaire qui s’est nourri de la mythologie du monde circassien. Il est habité par les ombres des montreurs belliqueux, des bateleurs arrogants et des acrobates au sourire pudique. Le Cirque du Docteur Paradi renoue avec une certaine tradition d’exotisme, en ce sens qu’il produit des images nouvelles et inconnues. Il associe un mode de spectacle résolument moderne à l’imaginaire intemporel des baladins et des saltimbanques. »1
Il est clair que le travail du Cirque du Docteur Paradi ne cherche pas à s’appuyer sur une tradition repérée et acceptée du cirque, mais sur l’imaginaire qu’il est sensé produire. Ce dernier est un résultat composite traversé par ce qui a pu appartenir à la piste comme à ses coulisses. Ses concepteurs s’emparent d’un conte, « Il était une fois… » et l’habitent de personnages troubles, ainsi ce Docteur, qui « était si vieux qu’il ressemblait à une vieille 1
Le Cirque du Docteur Paradi, Programme du spectacle (1985).
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chèvre ». Ceux-ci transportent avec eux les marques de leur passé énigmatique, « bien qu’il [le Docteur] eut plutôt à voir avec les démons qu’avec les anges, un étrange coup du sort avait voulu qu’il s’appelât le Docteur Paradi ». Cirque dans le cirque, le spectacle est mis en scène par J.-Chr. Herveet et Jacques Piel, qui confient au Docteur Paradi : « une ménagerie humaine et monstrueuse : Vénusia, jeune fille de trois cents livres aux charmes cachés… Nabot, le gnome acariâtre auquel le fragile La Ficelle avait promis un monde meilleur… Beaucoup-Tué, véritable indien des Amériques… et bien sûr, les indispensables musiciens, trapézistes, jongleurs, équilibristes, fiers-àbras de toute sorte… »
L’histoire prend des allures de fable lorsque le public découvre que le Docteur vend une « potion qui, à l’en croire », libère « de la mélancolie et d’une certaine façon » retarde « le vieillissement… ». Ce premier spectacle est marqué par une trame linéaire qui implique ses concepteurs dans une démarche théâtrale ponctuée de numéros de cirque. Mais, en 1993, avec Hop ! Ma Non Troppo, la réalité du cirque chasse le texte pour ne laisser subsister que quelques mots. Les metteurs en scène cèdent la place à un metteur en piste, Charlie Degotte. Librement inspiré de l’œuvre de bande dessinée de Winsor Mac Cay (premier auteur de Comic Strip américain), Little Nemo, le spectacle s’empare de son univers onirique pour développer sa proposition. Avec Le Baiser de l’auguste (1997), le Cirque du Docteur Paradi rend hommage aux Sœurs Marthe et Juliette Vesque, aquarellistes qui ont reproduit l’univers du cirque de 1903 à 1947. Yves Jaegler écrit que ce spectacle « ne ressemble pas à un spectacle d’autrefois », mais qu’il « en saisit le mystère, la beauté fugitive »1. Le Cirque du Docteur Paradi développe ses spectacles en référence à… Qu’il s’agisse de l’imaginaire qu’il produit (matériau difficilement saisissable) ou d’œuvres picturales, résultat de son pouvoir de séduction, les références existent. Spécifiques, elles conditionnent une approche plastique travaillée par la 1
Yves Jaegler, « La Piste à l’ancienne, le mystère en plus », Paris, Le Parisien, 19 décembre 1997.
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reconstitution de costumes raffinés, un soin particulier des lumières dorées qui impriment au sable une douce coloration et l’alternance des rythmes soutenue par une musique jazz. Les numéros de qualité, fidèles au répertoire, privilégiant une authenticité à une prouesse extrême, concourent à reproduire un faste qui appartient à l’histoire. Cependant, une distance existe obligatoirement qui donne malgré tout une profondeur poétique au spectacle. En effet, Adrian, pense que si des « mythes » sont « honorés », « au travers de certains clins d’œil du spectacle peut se discerner quelque ironie »1. Jetons quelques coups de projecteur sur des instants éphémères : un garçon de piste lascif, un balai à la main, une femme dans un fauteuil roulant, un cheval et son cavalier couché dans la piste… attente… les musiciens entrent, saluent la femme… musique jazz… le cavalier et le cheval reprennent vie, mutés en marionnettes à fil ; le couple, le cavalier dresseur Bruno Boisliveau et son animal, crée une ambiguïté dans la relation homme / bête dans laquelle il est difficile de percevoir qui est le maître… JeanClaude Belmat, aux sangles, pris d’un curieux dessein se jette dans une course / envol poursuite après un cheval au galop… cohabitation de forces centrifuges… Didier André fait virevolter ses massues d’argent qui s’épuisent dans le mouvement… Régine Hamelin et Jean-Christophe se retrouvent sur leur échelle trapèze dans un duo qui exploite des rapports complexes… et… le baiser de l’Auguste qui libère la femme de son fauteuil… Indiquons enfin que, à l’occasion de ce spectacle, le Cirque du Docteur Paradi utilise un chapiteau de type semi-construction vert, dessiné par Bernadette Beuneiche. Chacun des panneaux du tour extérieur est décoré de peintures naïves d’Alain Letort. f) Le Cirque de Barbarie : un cirque de femmes Barbara Vieille est née au Liban. Elle n’a quitté ce pays qu’à l’âge de dix-sept ans pour s’installer en France. Elle étudie les langues orientales mais se passionne pour le cirque ; elle suit les cours de l’Ecole de Mime Corporel Dramatique de Paris d’Etienne Decroux et entreprend une formation de trapéziste à l’Ecole Nationale du Cirque. En 1982, elle crée sa compagnie, le Cirque de
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Adrian, « Cirque et Variétés en France », ORGAN International, janvier 1998.
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Barbarie, qui cultive une originalité, celle de ne présenter que des numéros exécutés par des femmes. Une journée singulière (1994) traite de la complexité pour une femme de concilier son activité professionnelle et sa vie privée. La question est abordée en prenant appui sur un exemple particulier, celui des femmes engagées dans le Cirque de Barbarie. B. Vieille explique que « les longues tournées de Barbarie, ont révélé un aspect méconnu de l’existence quotidienne des femmes de cirque. Mères itinérantes, sans cesse, partagées entre le chauffe-biberon et les paillettes-strass du spectacle, elles troquent chaque soir la responsabilité des tâches quotidiennes pour le monde irréel des projecteurs »1. Concernée par la situation (Barbara a deux enfants), elle présente un spectacle en partie autobiographique. Son intention est, dit-elle, « d’évoquer le destin originel de ces femmes artistes », de ces « guerrières aux vêtements d’ange, sauvages et indomptées, des fauves souriantes, de nouvelles amazones »2. Barbarie, Cosima Barbès, Femmes de cirque, autant de spectacles dans lesquels les numéros sont théâtralisés avec tendresse, fantaisie et barbarie. Des tricoteuses perchées sur des tambours de machines à laver assument des rythmes endiablés à l’aide de leurs aiguilles acérées. En peignoir kimono, une armée de ménagères munies de leur balai s’emballe dans une chorégraphie collective de sorcières à aimer. Les croisements culturels s’affirment dans d’étonnants métissages, sans respect des frontières, qui s’écroulent dans le foisonnement d’une multitude d’emprunts colorés. Barbarie a peu circulé en France. Les circuits de distribution des compagnies de cirque, dans les années 1980, en liaison avec les centres culturels, imposaient des représentations uniques. Sylvie Meunier explique que « les troupes sont donc contraintes à un rythme de tournée épuisant au jour le jour ; démontage, remontage et nuits de voyage interminables »3. La pratique n’est pas sans influence sur la présence (ou la non présence) du public et surtout 1 Barbara Vieille est citée in : « Avec Barbara Vieille, Barbarie rime avec féerie », Tunis, L’Orient-Le Jour, Le Monde de la femme, 11 mars 1995. 2 Cet extrait d’un article du Stern (Allemagne) est cité in : Dossier de presse (1996). 3 Bernard Bégadi, Jean-Pierre Estournet, Sylvie Meunier, L’Autre cirque, op. cit., p. 50.
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sur sa non fidélisation. En effet, les centres subventionnés, n’achetant qu’une seule représentation, négligent la publicité généralement attachée au passage d’un chapiteau (affichage spécifique). S. Meunier présente le point de vue de B. Vieille qui « se plaint de cette irresponsabilité qui […] favorise les spectacles d’un jour devant un public clairsemé, non motivé souvent, que la rumeur n’a pas le temps de convaincre et qui devra parfois attendre des années avant d’être sollicité pour un nouveau spectacle »1. B. Vieille circule donc en Europe du Nord et en Allemagne, où les spectacles sont achetés pour plusieurs soirs et rencontrent un public préparé et enthousiaste. g) Les Tréteaux du cœur volant : le cirque d’un hommecirque Dès l’âge de sept ans, Pascualito (Pascal Voinet) foule les trottoirs des villes dans le sillage de Jules Cordière. Du Grand Magic Circus (1971-1972) à Archaos (1989-1993), du Cirque Aligre à Théâtracide, en passant par l’Ecole Nationale du Cirque Annie Fratellini (1976-1978), Pascualito est assurément un enfant des années utopiques que nous évoquions précédemment. Il fut également Directeur technique de la Traversée de la Tamise sur un fil réalisée par Didier Pasquette en 1997 et scénographe pour Jérôme Thomas (Quipos, 1993) et pour Archaos (DJ, 1993). En 1980, il fonde sa propre compagnie, Les Tréteaux du cœur volant, et, fidèle à la rue et à la volonté de proposer des spectacles populaires (au bon sens du terme, c’est-à-dire non populistes), invente, selon son expression, un « théâtre cirque » souhaitant entraîner son public sur les chemins d’une rêverie sans limites. Rebelle et volontiers provocateur, se décrétant « premier sexsymbôle avant Dieu retraité », Pascualito est un véritable « homme-cirque ». Equilibriste, funambule, praticien de la corde volante, jongleur, cracheur de feu, briseur de chaîne…, le cirque, le
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Ibid., p. 48. Sylvie Meunier précise que « c’est pour court-circuité cet engrenage qu’Archaos et Plume ont joué à Paris à la recette, ayant l’audace d’attendre que le public se crée lui-même et l’énergie de mobiliser les médias qui s’emparent du phénomène et créent l’événement » (Ibid., p. 50)
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théâtre de rue et le théâtre de foire se mêlent avec bonheur au sein de ses spectacles. Pascualito est aussi un bricoleur qui ne refuse point le recours aux nouvelles possibilités techniques de son temps. Après avoir créé le camion trapèze pour Archaos (en relation avec les ateliers du Centre national des Arts du Cirque), il conçoit en 1994 le camion funambule. Le camion funambule est un dispositif scénique complexe qui permet une autonomie appréciable. En effet, sa remorque tractée, lorsqu’elle est dépliée, libère un ensemble d’agrès immédiatement prêts à la représentation (fil à grande hauteur, trapèze et aire de jeu acrobatique ou scène de jeu). Ainsi, il n’y a pas de chapiteau à monter, pas de scène à conquérir ; une place, un parking, une dalle dans un ensemble d’habitations peuvent accueillir la structure qui, une fois repliée, ne laisse aucune empreinte, si ce n’est dans la mémoire des spectateurs. Des histoires simples mais violentes se développent de façon linéaire. Dans Zinzin (1997), sept survivants d’un cataclysme, écorchés vifs (habillés de combinaisons dessinant muscles et tendons à vif) sont ramenés à la vie par un énorme bonhomme, épargné. Chacun des personnages, s’exprimant avec sa technique de cirque, acquiert progressivement une identité. Parvenus à l’humanité, réintroduits dans le corps social, ils épuiseront celui du gros bonhomme jusqu’à l’éviscérer. Fable contemporaine, le spectacle est mis en scène par Pierrot Bidon et les costumes créés pas Sylvie Lombart. Pascualito, par ses associations artistiques maintient un mode de création certainement jugé par certains comme archaïque. En effet, on ne construit plus de spectacle de cirque sur ce modèle depuis une éternité (environ cinq ans !). Ces propos un peu provocateurs reflètent une réalité. Développer un récit, une fable, avec des personnages, peut-être un peu caricaturaux, mais avec des caractères forts et évoluant au cours du spectacle tout en réalisant des performances circassiennes, a correspondu à une pratique adoptée à une époque précise de la courte histoire du nouveau cirque et qui a été abandonnée au cours de la décennie. Cependant, elle prouve son efficacité auprès du public qui adhère à la proposition parce qu’il peut accéder à une histoire claire qui assume une intention politique. Nous pensons utile qu’une forme spectaculaire n’hésite pas à et soit capable de 195
s’emparer de questions qui trouvent une résonance au regard des problèmes de notre société contemporaine. Au niveau des prouesses circassiennes, les artistes assument pleinement un engagement physique de haut niveau. Celles-ci donnent aussi l’occasion de voir des pratiques moins exploitées, aujourd’hui, telle le funambulisme à grande hauteur (9 mètres). Pour envelopper l’ensemble, la musique, de conception originale, colle au spectacle. Elle soutient un rythme et participe émotionnellement à l’intention. Parce que Pascualito et P. Bidon savent ce que peut être un spectacle populaire, honnête et professionnel, ils donnent à leur projet de l’ampleur, certes voyante et bruyante, en introduisant des effets pyrotechniques qui participent à la captation du public. Comme les vieux forains qui prédisaient : « vous allez voir ce que vous allez voir, et vous en aurez pour votre argent ! » ; si ce n’est qu’en l’occurrence les bonimenteurs tiennent parole, et que le spectacle est gratuit (acheté par la commune ou l’institution qui le commande). Notons enfin que Pascualito a par ailleurs signé un spectacle présenté en salle, Sauvage et gros (1994), sous titré « Performance thérapeutique pour obèse ayant pris conscience de la misère du monde ». « Spectacle gore et vomitif » annonce le programme. La provocation y est revendiquée non pour elle-même mais comme une démarche politique. Le personnage obèse se goinfre et vomit devant des reportages télévisés traitant des famines dans le monde. Citons enfin cette phrase, il est vrai prétentieuse, de Pascualito : « Si Pascualito n’existait pas il faudrait le détruire » !
7. Le Québec : une nouvelle terre de cirque C’est en effet en 1984 que débute l’aventure du Cirque du Soleil, qui est aujourd’hui internationalement connu et reconnu et peut être défini comme une « multinationale du divertissement »1. Dans le cadre des festivités organisées à l’occasion du 450ème anniversaire de l’arrivée de Jacques Cartier au Canada, René Lévesque en personne, Premier Ministre du Québec (membre du Parti Québecois, nationaliste), accorde une subvention de 1,4 millions de dollars à un groupe de saltimbanques afin qu’il puisse 1
Nathalie Schneider, « Le Cirque du Soleil », Québec-Canada, n° 10, La Rochelle, septembre-octobre 1999, p. 44-51.
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monter et présenter son spectacle, Le Grand Tour, dans onze villes de la Province. Sous un chapiteau jaune et bleu de 800 places, ces amuseurs publics (et quelques invités étrangers, tels les Belges du Cirque du Trottoir) proposent un spectacle débridé où se mêlent joyeusement les savoir faire de la rue et quelques techniques de cirque. Parmi ces trublions, nous trouvons notamment Guy Laliberté (qui deviendra le patron et l’âme du Cirque du Soleil), accordéoniste et cracheur de feu qui a appris « dans la rue les rudiments du spectacle »1 ; Gilles Sainte-Croix, fondateur des Echassiers de Baie-Saint-Paul (troupe qu’intégrera G. Laliberté) en 1980 puis du Club des Talons hauts en 1981 ; Guy Caron, formé à l’Ecole du cirque de Budapest, co-fondateur en 1981 de l’Ecole Nationale de Cirque basée à Montréal… Tous s’étaient déjà rencontrés lors des fêtes foraines de Baie-Saint-Paul organisées à partir de 1982 par G. Ste-Croix. Ce qui ne devait être qu’une aventure éphémère se poursuit en 1985 (l’aide financière attribuée par R. Lévesque est une seconde fois décisive) ; en quinze jours, Franco Dragone, sollicité par G. Caron, met en piste le spectacle du Cirque du Soleil à partir d’un thème autour de la condition humaine (« […] mais on ne peut pas encore parler d’un fil conducteur et d’une idée maîtresse bien définie », note Jean Beaunoyer2). Se succèdent sur la piste des attractions éclectiques ; G. Sainte-Croix, qui danse un tango sur échasses, croise la contorsionniste Angela Laurier, l’acrobate Jean Saucier, Chatouille3 (clown, Sonia Côté a été formée à l’Ecole de cirque de Budapest) et les clowns de Ratatouille aux sons de la Fanfafonie… Avec La Magie continue (1986), un tournant esthétique s’esquisse. Fr. Dragone et G. Caron concoctent un spectacle plus structuré. Si les artistes de rue sont toujours présents (G. Laliberté crache le feu), ils évoluent aux côtés d’artistes de 1
Jean Beaunoyer, Dans les coulisses du Cirque du Soleil, Québec, Québec Amérique inc., 2004, p. 31. 2 Ibid., p. 62. 3 Chatouille et Chocolat (Rodrigue Tremblay, formé lui aussi à l’Ecole de cirque de Budapest, après avoir travaillé au Cirque du Soleil, dirigera de 1990 à 1992 le Cirque du Tonnerre) vont jouer un rôle important sur l’art clownesque québecois (notons ici que le clown Michel Dallaire du Cirque du Soleil participera à l’émergence du nouveau cirque français, succédant notamment à Fr. Dragone auprès d’Archaos).
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cirque primés au Festival de Cirque de Monte Carlo (Agathe Olivier et Antoine Rigot, des acrobates chinois entre autres). Les cuivres de la fanfare laissent place à la musique originale composée par René Dupéré (assisté de quatre musiciens et d’ordinateurs), qui accentue la cohérence de l’ensemble. Dès cette époque, G. Laliberté précise en ces termes la philosophie du Cirque du Soleil : « En Europe, comme partout ailleurs, le cirque se meurt, prisonnier de ses traditions. Nous, on vit en 1986 et on fait un spectacle de 1986. Notre première différence, c’est la théâtralité […] la deuxième, ce sont les effets spéciaux, lumière, éclairages. On a une approche du spectacle, on donne du soutien aux numéros […] Troisièmement, on a décidé de ne pas avoir d’animaux […] Quatrième chose, on a mis de côté la musique traditionnelle du cirque… »1 Franco Dragone D’origine italienne, la famille de Franco Dragone s’installe à La Louvière en Belgique dans les années 1950 (le pays a alors besoin d’une main-d’œuvre émigrée pour ses mines et pour ses aciéries). Fr. Dragone poursuit ses études à l’Ecole provinciale des Arts et Métiers, joue de l’accordéon et chante avec ses amis du groupe Actuel (« […] les chansons populaires italiennes, les refrains des luttes ouvrières et les textes de Giovanna Marini constituent le répertoire principal », rapporte Yves Vasseur2) à l’occasion du Bal du Bourgmestre ou des occupations d’usines. Après avoir croisé le Théâtre Prolétarien de Jean Louvet, Fr. Dragone s’inscrit aux cours d’art dramatique du Conservatoire royal de Mons (il abandonne alors l’emploi qu’il occupe au sein d’une firme pétrolière) et fait ses débuts professionnels sur les planches. Sa rencontre avec la troupe de théâtre-action de la Compagnie du Campus est décisive et Fr. Dragone l’intègre en tant qu’animateur culturel permanent. Pendant une dizaine d’années, il va donc intensivement participer aux activités militantes de cette troupe, de la réalisation de créations collectives (de 36/72, d’une oppression à l’autre, une pièce dénonçant l’exploitation subie par la classe ouvrière montée avec l’aide de Jean Hurstel à Les accidents du travail conçue en 1980) à l’organisation d’ateliers avec des 1 Guy Laliberté est cité par Jean Beaunoyer (Dans les coulisses du Cirque du Soleil, op. cit., p. 80). 2 Yves Vasseur, Franco Dragone. Une improbable odyssée, Bruxelles, Labor, 2002, p. 88.
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amateurs. Il travaille aussi avec le Cirque du Trottoir et avec la Compagnie des Mutants (pratiquant un théâtre à destination du jeune public) et ouvre un Café-théâtre. A la fin des années 1970, lorsque le paysage social change et que la crise économique menace, lorsque le bouillonnement culturel s’essouffle et que tout semble rentrer dans l’ordre, Fr. Dragone prend le temps de parfaire sa formation. Il étudie le mime, le jeu de masque et, surtout, la commedia dell’arte. Il obtient également une Licence de Sciences politiques. En 1983, il monte sa dernière pièce avec la Compagnie du Campus, Bye Bye Belgique. Celle-ci, réalisée avec des comédiens issus du monde ouvrier, traite des illusions et des désillusions de l’émigration économique sous une forme qui s’éloigne du théâtre-action ; « […] il était clair à ce moment-là que je préférais qu’un jeune chômeur s’affirme en réalisant parfaitement un numéro de claquettes plutôt qu’en ânonnant tristement sur scène que le système économique capitaliste le confine à rester pauvre et inconnu », admettra-t-il beaucoup plus tard1. Lors d’un voyage au Québec, il rend visite à G. Caron, qui lui propose d’enseigner la commedia dell’arte au sein de l’Ecole Nationale du Cirque. En 1985, celui-ci le contacte pour assurer la mise en scène du spectacle du Cirque du Soleil (la même année, P. Bidon demande lui aussi à Fr. Dragone de mettre en scène le premier spectacle d’Archaos). Du Cirque réinventé (« […] c’était un spectacle à concept intégré où les numéros se trouvaient déstructurés et non plus enfilés bout à bout… »2) à Nouvelle expérience (Fr. Dragone abandonne alors la piste en rond), de Saltimbanco à Mystère (un spectacle en salle) et à Alegría, de Quidam à « O » et à La Nouba, le metteur en scène3, qui affirme trouver son inspiration dans le rapport qu’il entretient avec les individus qui l’entourent et avec le monde et avoir « un regard, apte à saisir les images au vol »4, qui explique que pour comprendre ses spectacles il faut « savoir entrer dedans pour ressentir quelque chose, sinon ne reste que le kitsch, l’effet »5, élabore progressivement une méthode de travail cependant rigoureuse. Réfléchissant à partir d’un thème sur ce qu’il souhaite exprimer, Fr. Dragone esquisse les choix dramaturgiques et 1
Franco Dragone est cité par Yves Vasseur (Franco Dragone, Une improbable odyssée, op. cit., p. 124-125). 2 Ibid., p. 129. 3 Du théâtre-action, Fr. Dragone rejoint une entreprise où, selon ses mots, « l’enjeu est d’associer l’art et le business ». 4 Franco Dragone est cité par Yves Vasseur (Franco Dragone, Une improbable odyssée, op. cit., p. 128). 5 Ibid., p. 108.
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scénographiques, les images à construire, la gestuelle à développer, la musique à écrire… Simultanément, se pose à lui la question des numéros de cirque (déjà existants, à repenser ou à inventer) qui pourront participer au spectacle (le rôle de l’équipe chargée du casting est ici déterminant1). « Contenu et contenant, fond et forme évoluent ensemble et s’adaptent idéalement l’un à l’autre », observe Yves Vasseur2.
Le Cirque réinventé (1987), qui triomphe aux Etats-Unis, permet au Cirque du soleil d’affiner sa démarche et d’envisager avec sérénité son avenir économique. Après quelques soubresauts, Nouvelle expérience (1990), construit en référence à la Divine Comédie de Dante, est un spectacle charnière ambitieux qui sera le premier d’une longue série jusqu’à ce jour3. Les spectacles du Cirque du Soleil, mis en scène par Fr. Dragone, chorégraphiés par Debrah Brown4, scénographiés et habillés par les costumes excentriques de Michel Crête, éclairés par les lumières envoûtantes de Luc Lafontaine… réunissent les meilleurs artistes de cirque, s’appuient sur l’apport d’anciens sportifs (le gymnaste André Simard apporte un renouveau à la pratique aérienne de haute voltige en mettant au point la longe de sécurité qui autorise l’élaboration de figures plus complexes) et usent des nouvelles possibilités technologiques (pour Saltimbanco, une verrière formée d’anneaux de métal surplombe la piste, pour Quidam, un téléphérique, avec cinq rails, occupe la surface intérieure du chapiteau…5). 1
Les nouvelles recrues sont formées dans l’esprit du Cirque du Soleil pendant quatre mois. 2 Yves Vasseur, Franco Dragone. Une improbable odyssée, op. cit., p. 138. 3 Nouvelle expérience est joué sous un chapiteau de 2 500 places. « Finies la famille, les vieilles habitudes et les amitiés développées au début du Cirque, on doit maintenant performer à l’intérieur d’une entreprise commerciale et compétitive », écrit J. Beaunoyer (Dans les coulisses du Cirque du Soleil, op. cit., p. 112). 4 « Si Franco Dragone a inventé le métier de metteur en scène du cirque, Debrah Brown a inventé celui de la chorégraphie du cirque », écrit J. Beaunoyer (Dans les coulisses du Cirque du Soleil, op. cit., p. 74). 5 Le Mystère de Treasure Island à Las Vegas a été spécialement conçu pour ce spectacle ; le centre de la piste est pourvu d’un plateau rotatif et quatre élévateurs sont situés sous elle, le plafond est constitué de passerelles qui permettent le fonctionnement des éclairages (1 100 éléments commandés par une console) et la
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Quidam est une histoire qui prend la forme littéraire du conte, entrecoupée de numéros de cirque. L’univers fictionnel se croise ainsi avec le monde du cirque ; celui-ci, étant présenté comme relevant de l’irréel, du fantastique, donc artificiel. Cirque ? Théâtre ? Le débat n’est guère pertinent. Les numéros de cirque sont des éléments essentiels des spectacles. L’amateur de prouesses peut admirer leur virtuosité. Néanmoins, cette excellence n’est jamais exposée de manière brute ; « […] il s’agit de disciplines olympiques sans compétition », affirme G. Laliberté. L’objectif des dirigeants du Cirque du Soleil est de sublimer « les rêves en transcendant toujours [notre] propre créativité pour un auditoire sans cesse grandissant et « d’invoquer, de provoquer, d’évoquer l’imaginaire, les sens et l’émotion des spectateurs du monde entier »1. La réussite économique (environ 420 millions de dollars de chiffre d’affaires en 20002), le gigantisme (près de 2000 personnes travaillent en 2000 pour le Cirque du Soleil, qui possède des sièges sociaux à Montréal, à Amsterdam, à Las Vegas et à Singapour) de l’entreprise, la richesse des numéros proposés (les artistes du Cirque du Soleil participent aux grands festivals internationaux et obtiennent de nombreux prix) leur permettent de concrétiser ce programme. Les tournées à travers le monde entier, l’installation de spectacles permanents (Mystère et « O » à Las Vegas, La Nouba au Parc Disney d’Orlando en Floride, Alegrίa à Biloxi dans le Mississipi en 2000), donc la capacité de maintenir simultanément plusieurs spectacles à l’affiche (7 en 2000, 9 en 2003 par exemple), ont permis, de 1984 à 2000, à plus de 23 millions de spectateurs d’assister à un spectacle du Cirque du Soleil. En 1997, l’entreprise inaugure à Montréal son Studio (500 personnes y travaillent), qui abrite deux grandes salles d’entraînement et des ateliers pour la réalisation des décors et des costumes. Notons encore que depuis 1994, le Cirque du Soleil est à mise en place des agrès… Pour « O », à l’avant-scène du Théâtre du Bellagio (à Las Vegas également), est juxtaposé un immense bassin aquatique. 1 Cf. le site du Cirque du Soleil : www.cirquedusoleil.com 2 Depuis 1992, le Cirque du Soleil ne reçoit plus aucune subvention publique. 85% des revenus du cirque proviennent de la billetterie. D’autres activités commerciales (ventes des documents audio-visuels, des trames musicales et d’autres produits dérivés…) complètent les recettes de l’entreprise.
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l’origine d’un programme d’aide à la réinsertion sociale des jeunes, Cirque du monde, déployant ses activités dans différents pays. Dans le sillage du Cirque du Soleil, le Québec devient très vite une terre de cirque. Le Cirque Eloize, depuis 1993, créé par sept jeunes artistes originaires des Iles de la Madeleine (les Madelinots nomment éloize les éclairs de chaleur) et formés par l’Ecole Nationale de Cirque de Montréal, se produit en salle et sur les scènes à l’italienne de tous les continents. Sous la direction artistique de Jeannot Painchaud (acrobate sur bicyclette), s’enchaînent, sur un rythme frénétique, au sol et dans les airs, des situations mettant aux prises une multitude de personnages. Dans Exentricus (1997), spectacle mis en scène par Christine Rossignol (Michel Dallaire dirige le jeu), les prouesses des numéros classiques, les effets de lumière, le jeu d’acteurs qui accompagnent les numéros (commentaire muet, blagues par exemple), les caractères des personnages entretenant des relations simplifiées (amour, dispute…) plongent les spectateurs dans un univers cocasse. En 1998, apparaît une troisième enseigne, le Cirque ÉOS, dirigé par Jocelyne Chouinard et par Michel Rousseau. Affichant sa modernité, programmant de jeunes artistes issus de l’Ecole de cirque de Québec, le Cirque ÉOS revendique la construction de spectacles « colorés où s’entremêlent effets spéciaux, rêves et illusions », s’attachant, selon la définition des objectifs du Cirque ÉOS donnée par ses fondateurs, « joie et divertissement à un public diversifié ». Ce cirque, qui a pris le nom de la Déesse de l’aurore privilégie l’intégration de la prouesse de haut niveau au sein d’un schéma narratif lui-même soutenu par une musique originale et par des costumes « à couper le souffle ».
8. Ailleurs, d’autres expériences En Grande-Bretagne, par exemple, sans soutien, quelques expériences de nouveau cirque peuvent être repérées. Les auteurs de L’Autre cirque mentionnent, entre autres, quelques troupes mêlant cirque, comédie et musique (Ra Ra Zoo, Circus Senso, Circus Burlesque) qui traversèrent « victorieusement les épreuves »1. Ils s’attardent plus longuement sur l’aventure du 1
Ibid., p. 20.
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Circus Lumière qui, en 1979, renouvelant l’art clownesque anglais, use « sans limite de tous les artifices de lumière, de son et de décors ». Il est de même nécessaire de mentionner le parti pris de Reg Bolton qui, en 1975, invente le Suit Case Circus, un cirque qui, en toute simplicité, sans machinerie, souhaite s’adresser aux défavorisés (R. Bolton ouvrira une école, The Edinburgh Summer School, en 1977). Indiquons encore que l’école The Circus Space1 ouvre ses portes en 1989 à Londres. De même, après la mort de Franco et l’instauration d’un régime démocratique, apparaissent en Catalogne de jeunes et turbulentes compagnies qui investissent la rue et intègrent à leurs spectacles des techniques de cirque (plus tard, certaines d’entre elles opteront délibérément, sans toutefois renier l’enthousiasme de leur début pour ces pratiques, pour un théâtre d’images (Semola Teatre2) ou pour un théâtre plastique qui n’hésite pas à faire acte de violence en propulsant des matériaux bruts au sein d’une scénographie éclatée et mobile qui n’épargne pas le public qui se trouve pris dans le rythme effréné de leurs propositions (La Fura Dels Baus). Javier Fabregas anime dès 1976 le Circ Cric, qui, deux ans plus tard, sous la direction de Jaume Mateu (le clown Tortell Poltrona3), acquiert un chapiteau. Plusieurs individualités se réunissent pour présenter sous celui-ci un spectacle simple au service d’une fable plus ou moins structurée, qui enthousiasme le peintre Miró. Dans la mouvance du Circ Cric, d’autres troupes, parfois éphémères, 1
Katérina Flora, « The Circus Space : une école de formation pluridisciplinaire », in : Les nouvelles formations de l’interprète, sous la dir. de Anne-Marie Gourdon, Paris, CNRS, 2004, p. 231-242. Dans cet article, l’auteure précise que le « manque d’aide de l’Etat, « […] il n’y a ni subventions, ni espace pour accueillir ou produire des spectacles de cirque » (p. 232), oblige les élèves de l’école à travailler au sein des cirques étrangers (ils ne peuvent effectivement pas envisager, contrairement à ce qui se passe en France, de créer leur propre compagnie). 2 Nous renvoyons à notre article, « Semola Teatre : du cirque au théâtre, le poids des images », (in : Le cirque au-delà du cercle, op. cit., p. 24-25). 3 Tortell Poltrona fonde par ailleurs, en 1993, Payasos sin fronteras, au moment de la guerre qui ravage l’ex-Yougoslavie. Cette initiative sera reprise en France en 1994 par Antonin Maurel, initiateur de Clowns sans frontières. Cette association organise des spectacles avec des artistes bénévoles (et, si possible avec des artistes des pays concernés) pour les enfants du monde soumis aux soubresauts de l’Histoire.
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surgissent. Tel est le cas, entre autres, du Circ Perillos qui met en scène des individus qui semblent avoir survécus à une quelconque catastrophe naturelle. Ils reconstruisent un monde dans un entrelacs de filets (dans lequel sont intégrés les agrès et les instruments de musique, notamment des percussions). Des interventions jouées mettent en scène des spectateurs qui peuvent, par exemple, se retrouver prisonniers dans des cages suspendues dans les airs. Plus récemment, en 1997, Jordi Aspa (qui a fréquenté l’Ecole Nationale du Cirque d’A. Fratellini et a travaillé avec Le Puits aux Images) et Bet Miralta (qui a croisé le Palais des Merveilles et le Cirque du Grand Céleste) ont fondé Escarlata Circus, qui réalise des duos qui ne sont pas vraiment clownesques, mais qui mettent en relation des personnages embringués dans des rapports de haine et d’amour, des conflits qui se résolvent quelquefois au travers de solutions cruelles (coups de fouet, lancés d’eau…). En Allemagne, Flic Flac est fondée en 1989 par Benno Kastein et Scarlett Kaiser. Le chapiteau, aux parois intérieures noires, qui se présente comme un cabaret, accueille des numéros internationaux de très haut niveau. Ils se succèdent à un rythme soutenu et leur puissance spectaculaire est exacerbée par le cadre d’ensemble, la musique rock, des éclairages adaptés à chaque numéro et des effets spéciaux à même de provoquer l’impensable, telle une pluie diluvienne qui s’abat sur les artistes. Le spectacle est donc conçu comme un enchaînement de flip-flap, cette figure acrobatique qui permet de réaliser des bonds successifs. Au Danemark, le Teatret Dance Lab, fondé en 1989 et dirigé par Anita Saij, danseuse et chorégraphe dont la démarche créatrice repose sur de volontaires frottements avec les arts plastiques et la musique, propose en 1996 Acid Cirq Inferno. Pour cette pièce de cirque, le rond de la piste est conservé, et même paradoxalement amplifié par la présence de dix-neuf aquariums contenant cent cinquante anguilles, qui, passant d’un aquarium à l’autre grâce à des tubes, produisent de fascinants mouvements. Les techniques circassiennes (les numéros furent inventés pendant les répétitions) sont mises en scène dans une succession de tableaux plastiquement surréalistes (un flegmatique personnage en tenue de chasseur transporte un canard sauvage sur son chapeau), théâtralement loufoques et insolites, chorégraphiquement furtifs et mystérieux.
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Basé en Suisse, un groupe franco-germano-suisse d’acrobates, de danseurs et de musiciens, crée Cîrqu’enflex. Après avoir développé dans la rue leur travail, ils conçoivent leur chapiteau igloo qui est intégré à la proposition spectaculaire Zoom (1997). Ainsi, ils campent des personnages qui alternent et font s’entremêler instants de prouesse et scènes de comédie. Le ton est léger, mais peut tourner au drame lorsque le croisement des histoires individuelles conduit les personnages à confronter leurs désirs. La simplicité des costumes et de la présentation des numéros procède d’un certain dépouillement ; cependant, les jeux occasionnés par les nombreux accessoires (parfois utilisés avec humour) introduisent de truculents moments de chahut. En Belgique, Philippe Coen (trapéziste) et Benoît Louis (compositeur) fondent Feria Musica en 1995. Le premier spectacle de la compagnie, Liaisons dangereuses (1997), est mis en scène par Dirk Opstaele. Ce titre est emblématique. Au sein de l’histoire – celle de dix personnages (chacun portant une valise) évoluant dans les airs et prenant garde de ne point toucher le sol, sans cesse en mouvement, aventuriers perdus en fuite ou en quête d’une issue – d’étranges relations se tissent au hasard des contacts recherchés. D’autres liens tout aussi périlleux se nouent entre les arts. Feria Musica, en effet, prend le risque de gommer les frontières qui habituellement séparent (et isolent) les arts (le cirque, le théâtre, la danse, la musique). Dans ce spectacle, entrent en tension, immédiate ou distanciée, les acrobaties aériennes réglées par Ph. Coen et les voltiges équestres conçues par Jacques Charandak (alors que se déploie le ballet aérien, que les personnages virevoltent et bondissent, des chevaux en toute liberté occupent frénétiquement et majestueusement le sol, perturbant et accompagnant les figures de trapèze). La trame dramaturgique, sans être pesante, permet néanmoins à la cohérence du spectacle de s’affirmer pleinement.
F. Un cirque au risque de la cohérence 1. En écho aux années 1980 a) Le Cirque du Grand Céleste : un écrin intimiste Bruno West a fait un passage par le Conservatoire National de Cirque et de Mime (1976), s’est produit sous les chapiteaux des grandes enseignes du cirque traditionnel (cirques Grüss, Moreno205
Borman, Amar, Bouglione…), a endossé en trapéziste-acrobate le rôle de quelques personnages au sein du Grand Magic Circus de Jérôme Savary (1982-1983) et a investi la rue d’une grande roue pour y accrocher des artistes de cirque, après avoir créé le Grand Céleste. De ce parcours, est né un personnage un peu clown, un peu burlesque, un peu Monsieur Loyal, qui invite au cœur de son univers le monde du cirque. Depuis 1998, le Cirque du Grand Céleste a planté un chapiteau de la taille d’une piste en bordure du périphérique, Porte des Lilas (à Paris), qui accueille un espace de jeu à la gardine bleue nuit étoilée, une caravane qui vit, ici, ses plus beaux voyages, un orchestre live dirigé par le compositeur-interprète Ben Boyce et pratiquant un mélange de swing et de blues, et deux cents spectateurs. Cet espace lui permet de cultiver son originalité axée sur la proximité qui réunit tous les protagonistes de la rencontre. Elle impose une sincérité dans le jeu et une honnêteté envers le public. B. West, en maître des lieux, installé derrière la caisse, réceptionne son public sous un premier chapiteau dans lequel les spectateurs peuvent patienter en consommant quelques pâtisseries ou sucreries. Ce premier contact, véritable mise en condition, inaugure du climat intimiste que prend la représentation. Si les enfants prennent place sur des coussins, au plus près de la piste, les adultes ont le choix entre gradins, chaises, fauteuil et une banquette ayant appartenue à Sarah Bernhardt. B. West est vêtu d’une veste rouge, aux manches légèrement bouffantes, s’arrêtant à la taille sur un pantalon noir. Ses yeux maquillés discrètement d’anthracite éclairent un visage décidé, surplombé d’un casque équipé en son sommet d’un brûleur qui peut à l’occasion produire une flamme d’une dizaine de centimètres de hauteur. En Ring Master attentionné, il est prévenant avec ses artistes, dont il accompagne discrètement les entrées. B. West n’inscrit pas son travail sous l’étiquetage nouveau cirque ; il préfère le penser comme « un trait d’union entre la tradition et la modernité »1. Il ne cherche pas à développer un 1
« Rester vrai », in : « Les Nouveaux cirques à l’affût », op. cit., p. 29.
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propos à travers des personnages et demande aux artistes de cirque qui interviennent d’être eux-mêmes, tout en s’appropriant une image composée. Il déclare mettre ainsi en piste des « instants de vérité ». Il se ménage une entrée qui lui octroie le statut du clown mais sans tomber dans le travers d’un comique aux gags faciles. Tout en conservant le registre décalé et intimiste de la représentation, il endosse la panoplie du dompteur et exécute un numéro extrêmement périlleux … de dressage d’une pomme de terre géante ; une grosse forme souple et mouvante, que B. West tente de domestiquer à coups de claquements de fouet ! Le dompteur récompensera les louables efforts de cette grosse patate en la nourrissant de Petit Beurre. De l’ensemble des propositions, ressort un esprit Grand Céleste qui s’affirme par le rythme alerte soutenu par la musique originale, par un climat festif et un univers simple et vrai. b) La Volière Dromesko : un cirque de drôles d’oiseaux La Volière Dromesko fait partie de ces spectacles inclassables et éphémères que le nouveau cirque a produit dans son sillage et qui restent uniques, parce qu’ils semblent sortis de nulle part et sans descendance. Les caractéristiques spectaculaires de la Volière sont sans doute trop fortes et trop cohérentes entre elles pour pouvoir être recyclées dans un projet ultérieur. L’appellation La Volière Dromesko (devenu, par la suite, Théâtre Dromesko) est utilisée, indifféremment, pour nommer le lieu, le spectacle et la compagnie. En fait une première esquisse réalisée à Lausanne, en 1990, s’intitule Dernier Chant avant l’envol. Deux ans plus tard, à Rennes, en relation avec le Théâtre National de Bretagne dirigé par Emmanuel Véricourt, est créée la deuxième version du spectacle, Vertiges. Le lieu construit pour ce spectacle est une volière itinérante conçue par Patrick Bouchain. Un chapiteau dont la base est en bois supportant une coupole recouverte d’une bâche transparente afin d’accentuer la « dilution de la frontière entre le dedans et le dehors »1. Cette caractéristique des chapiteaux fait que « le dehors est en même temps la ville d’où proviennent les gens qui assistent 1
Patrick Bouchain, « L’architecture du cercle », interview réalisée par Laurent Gachet, in : Le Cirque au-delà du cercle, op. cit., p. 112.
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au spectacle et le lieu dans lequel les acteurs disparaissent, c’est-àdire qu’il est la coulisse du théâtre ou de la scène »1. Les procédés architecturaux peuvent renforcer cette caractéristique. En l’occurrence, le ciel de la volière est la voie lactée. Il est possible de jouer également sur le rapport scène / salle. Dans la piste, en son centre, sont jetés à même la sciure des tapis à impressions orientales sur lesquels des tables rondes de bistrot et quelques chaises pliantes de jardin accueillent une partie du public, l’autre est installée sur les gradins qui se déploient sur un peu plus de la moitié du périmètre de la structure. Le fait qu’une partie des spectateurs soit visuellement incluse au spectacle a pour fonction d’intégrer le public dans sa totalité au sein du drame. Le décor est situé en prolongement des gradins de façon à laisser la piste entièrement dégagée (excepté sur sa partie centrale occupée par la terrasse en plein air). Il se compose d’un bar qui fait le lien avec l’entrée des artistes (passage obligé). Celui-ci jouxte la scène devant laquelle un baobab impose sa présence avec ses branches dénudées qui semblent vouloir percer l’espace. Des tiges de lierre descendent de la coupole et sculptent l’espace aérien. Lorsque l’obscurité de la nuit est perceptible, des sifflements d’oiseaux déchirent le silence imposé par le lieu. Des cavalcades de chevaux impriment leur rythme, les cavaliers à la voix forte entraînent le public dans leurs courses effrénées. Quoi qu’il arrive, nous sommes tous embarqués dans un voyage intemporel à la destination incertaine ! Les tableaux se succèdent, dans une ambiance feutrée, aux colorations douces, n’excluant pas quelques instants de fougue. L’homme, les mains dans le dos, marche, légèrement incliné vers l’avant. Le marabout le suit. L’homme disserte, monologue. L’oiseau, la tête dans les épaules, opine. L’effet est saisissant ; l’artiste adapte sa morphologie, sa démarche et son rythme à ceux de l’animal, mais la perception inverse le phénomène. L’oiseau, M. Charles, semble imiter l’homme. Mais, lequel médite sur le vertige de l’envol ? Il n’y a pas d’animaux dans le nouveau cirque ou bien les indomptables qui intiment leurs lois aux hommes, tel ce marabout ; ou ceux qui imposent à l’homme la répugnance, comme ces rats sortis d’un trou, situé dans 1
Ibid., p. 113.
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la minuscule barrière qui cerne la piste, pour disparaître dans le suivant. Quel phantasme anime ce corbeau qui délicatement de son bec agile déshabille la femme ? Sous quel charme est tombé cet autre qui tourne les pages d’une partition que Lily interprète de sa voix claire ? Antoine et Agathe entrent dans l’espace aérien et glissent sur le fil de la nuit, lui tel un chat, elle, à l’élégante féminité, sur ses talons hauts. Les danseurs de Capoïera envahissent la piste et engagés dans cette danse-combat des rues brésiliennes toute en violence maîtrisée décalent la problématique de l’envol et du vertige en travaillant le contact avec le sol. Autant d’instants insolites qui jouent sur les rapports conflictuels entre rêves et angoisses, entre désirs et peurs, qui influencent les actes des hommes ; à l’image du danseur de Capoïera, qui marche sur les mains collant ses plantes de pieds contre celles du funambule qui vagabonde sur son fil, alors que tous deux avançant de concert (l’un étant le reflet de l’autre et réciproquement). c) Gosh : un cirque déjanté La compagnie Gosh est fondée en 1990 par douze artistes, cinq musiciens et sept artistes utilisant des techniques de cirque (onze berlinois et un français, Léon Touret). De formations diverses, certains ont fait l’Ecole de cirque de Berlin L’Etage (celle-ci, qui délivre des diplômes d’Etat, se nomme ainsi du fait que les cours sont dispensés à l’étage d’une usine désaffectée). C’est le cas de Kathrin Mlynek, de Sabine Rieck et de Christine Ritter. Tous les artistes de cirque fondateurs ont une expérience professionnelle antérieure et notamment au sein de compagnies françaises (Archaos, Compagnie Foraine, Cirque Baroque…). L’expérience de la rue n’est pas étrangère à quelques-uns d’entre eux, Sabine Rieck et Martin Van Bracht ; Eric Muller a participé à la fondation de Macadam Phénomènes1, en 1986. D’autres ont été distingués, 1
Depuis 1984, la Compagnie Macadam Phénomènes est dirigé par Pierre Dumur. Celui-ci, qui a travaillé entre autres au sein de certains spectacles d’Archaos, du Cirque Baroque et du Cirque Plume, développe des interventions de rue d’acrobatie « théâtrale ». Il a également joué avec le Théâtre de l’Unité. A partir de 1997, parce qu’il souhaite « titiller l’imaginaire du public avec des mots », il conçoit Grand Petit Homme, une adaptation d’un roman de Thomas Berger, Little Big man, mémoires d’un visage pâle.
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notamment Kathrin Mlynek et Christine Ritter, qui ont obtenu la médaille d’argent au Festival du Cirque de Demain sous leur nom de piste Les Kriskats. C’est certainement chez Archaos que des membres du groupe ont fait la connaissance de Michel Dallaire (qui a joué un rôle artistique prépondérant dans cette compagnie), à qui ils demandent de mettre en scène leurs spectacles : Artistic in concert (1991), Shak Edi Bobo (1994) et Mad(e) in Paradise (1997). Léon Touret résume schématiquement l’évolution artistique de Gosh : « Le premier spectacle était une espèce de concert Rock avec des enchaînements de numéros d’artistes de cirque. Avec Shak Edi Bobo, nous étions quatorze sur scène, les personnages étaient plus accentués et il y avait un thème central : une journée dans un squat qui se termine par un anniversaire. Avec Mad(e) in Paradise, notre troisième spectacle, la musique se fait plus « ambiante », plus au service du thème central et des personnages… »1
Ces trois étapes nous semblent être à l’image de l’évolution artistique des productions des compagnies s’inscrivant dans le nouveau cirque. La première période est définie comme étant un « concert Rock avec des enchaînements de numéros », ce raccourci pourrait tout aussi bien s’appliquer aux premiers spectacles d’Archaos, qu’à ceux du Cirque Baroque du temps de Noir Baroque. L’alliance, pour Artistic in Concert, d’un groupe musical et d’artistes de cirque, impliquait, dans le cadre d’une première confrontation, une relative juxtaposition. La correspondance minimale entre les deux éléments relève de la gestion du rythme, spécifique à chaque numéro, d’une part, dans le respect du rythme propre de l’artiste de cirque de façon à ne pas contrarier sa progression gestuelle et donc la réussite de sa prouesse, générale d’autre part pour assurer la succession des numéros. La musique est, alors, le premier élément qui concourt à « l’enchaînement » assurant, ainsi, une continuité. Dans la deuxième étape L. Touret mentionne que les « personnages étaient plus accentués » et qu’il « y avait un thème central ». Ces deux éléments ne sont pas 1 Léon Touret, « Des histoires simples pour tous publics » est cité dans un article non signé (Metz, Le Républicain Lorrain, 22 octobre 1997).
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séparables. C’est bien parce qu’il y a un thème central que les personnages peuvent prendre de la profondeur. S’ils n’existent que pour eux-mêmes ou simplement en adéquation avec le numéro de cirque présenté, ils ne sont bien souvent qu’un costume. Pris dans un ensemble, chacun des artistes se référe au même thème ; ils entrent mutuellement en écho et sont de fait « accentués », ils possèdent une cohérence extérieure à eux-mêmes. Chacun des personnages, de part sa permanence, détient une part du fil conducteur du thème et concourt donc à la possible cohérence spectaculaire tant recherchée dans le début des années 1990. La troisième étape serait, ici, marquée par la musique qui « se fait plus “ambiante”, plus au service du thème central et des personnages ». La forme musicale a donc évoluée, sa fonction aussi. De la succession de morceaux interprétés, elle est passée à une construction conditionnée par les besoins du spectacle en le charpentant, à la manière d’un livret pour un opéra, les gestes remplaçant les mots. La fusion entre les deux éléments pour se réaliser doit être perceptible dans la forme également visuelle. Ainsi, la polyvalence, selon L. Touret, se manifeste chez Gosh puisqu’il « n’y a pas de “musiciens”, ni de “comédiens”, mais des personnages qui font de la musique et d’autres personnages qui utilisent des techniques de cirque ». Il est intéressant de noter l’inversion langagière. Dans les faits, les musiciens et les artistes de cirque endossent et font vivre des personnages ; ils participent au jeu dramatique. Le rôle de M. Dallaire est de réaliser une « sorte de synthèse » à partir du travail d’improvisation des artistes. Pour L. Touret « son rôle est d’autant plus important qu’il faut “raconter” des histoires simples, avec peu de mots ». Le travail scénique doit donc, en quelque sorte, remplacer la parole. Puisqu’il ne s’agit pas de faire une pantomime, l’histoire est visible au travers des caractéristiques des personnages (leur costume et leur maquillage, leur silhouette, leur rythme, leur gestuelle, leur mimique, leur voix) et des relations qu’ils entretiennent entre eux (les regards, les distances d’approche, les évitements, les contacts physiques, les intonations de voix…). Le projet final est tributaire d’un impératif de circonstance qui répond à un besoin commercial lié à la distribution. En effet, le but serait de « créer des spectacles pour tous publics… ». Ce que Gosh reconnaît implicitement est
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bien la production d’un spectacle de divertissement d’autant plus que le registre de jeu utilisé relève du comique. En 1996, tout en conservant leur structure administrative à Berlin « Gosh Artistic in Concert e.V. », ils se dotent d’une structure française associative (Loi 1901), « Gosh-Sud », et obtiennent une résidence dans un lieu de fabrique, les Haras à Saint-Gaudens, pour travailler leur troisième spectacle. La volonté de s’inscrire dans le paysage culturel français est patente d’autant plus que, simultanément, six membres de Gosh et trois de la compagnie de théâtre de rue Contre Pour (dont M. Dallaire) projettent la création d’un lieu de fabrique, pour eux-mêmes ainsi que pour d’autres compagnies, dans une friche industrielle à SaintSébastien d’Aigrefeuille (Gard) près d’Alès, achetée, en 1995, le Hangar des Mines. d) Pocheros : le poids et la légèreté de la vie Les créations de la Compagnie Pocheros (peau / chair / os), évoluent à la mesure des aléas, heureux et malheureux, de son existence. Créée en 1993, composée et recomposée (d’arrivées et de départs), elle a toujours essayé, dans une intégrité sans fausse pudeur mais sans exhibitionnisme, de rendre compte, au-delà des réalités particulières, des interrogations que suscite la vie. Elle monte son premier spectacle dans la rue, mis en scène par Gulko, en 1994. Cirque d’images met en espace, autour d’un portique de trapéziste, des artistes de cirque : le jongleur Mads Rosenbeck vêtu de son étrange imperméable, la fragile trapéziste Sky de Sela, Bertrand Duval et son trièdre fou, Adell Nodé Langlois à la corde lisse. Leur vie privée / intime se mêle à leurs activités spectaculaires, leurs histoires personnelles transpirent sur leur pratique artistique, mais la récupération consciente / inconsciente, loin du recyclage, se voit toujours redimensionnée par un parti pris esthétique. La présence de la trapéziste est forte et émouvante, alors qu’enceinte de plusieurs mois (lorsque nous avons assisté à ce spectacle), elle investit les agrès qui sont ainsi redéfinis par leur propension troublante à balancer les corps. Enfermé dans sa structure métallique, qui à l’aide de sangles est mue par la force développée par son propre poids et tel un yo-yo infernal est engagée dans des montées et des descentes vertigineuses, B. Duval explore des postures et des trajectoires surprenantes acceptant une part d’aléatoire. 212
Leur création de 1999 (en chantier dès 1998), La Maison autre, est l’occasion de retrouvailles familiales de quatre sœurs : Sky, dans la compagnie depuis ses débuts, Miriam et Ayin, elles aussi artistes de cirque et danseuses (toutes les trois ont été formées au Pickle Family Circus et à l’Ecole Nationale de Cirque de Montréal), et Lhasa, dont la voix et la portée des textes de ses chansons ont su séduire à la sortie de son album La Llorona. Adell Nodé Langlois (danseuse, chorégraphe et formée au trapèze à l’Ecole Nationale de Cirque de Montréal), Bertrand Duval et Mads Rosenbeck (tous deux issus du CNAC) sont également engagés dans cette production « collective pour sept artistes et un chapiteau »1. Acceptant et provoquant de multiples passages et échanges entre les disciplines, mobilisant des matériaux bruts dans un espace sculpté par des volumes en demi-teintes, elle est radicalement inscrite dans le courant du cirque de création. C’est naturellement que le quotidien traverse cette création par la sacralisation de la désuétude de petits gestes. Ce spectacle est construit de l’entrecroisement de parcours personnels, sans recherche obstinée d’un tout cohérent. Chaque artiste inscrit sa proposition par une succession de contributions à suivre. Les personnages, qui se constituent au fur et à mesure de leurs apparitions, deviennent récurrents. Le travail de la compagnie Pocheros est une véritable réflexion sur la place des objets dans la relation que l’artiste entretient avec eux. Leur présence est rendue active dans des scènes tendrement dérisoires qui prêtent au sourire, tant elles renvoient à notre propre perception des choses. Avec La Maison autre, Pocheros crée un cirque dans lequel entrent en complicité réalité et fiction. Une piste est dessinée (faite de sable avec une partie centrale en parquet) sur laquelle tout est joué et dans laquelle tout est vécu. Les artistes engagés dans un processus de théâtralisation portent, malgré tout, et parce que la prouesse fait violence au corps, le poids mais aussi la légèreté de la vie. La force du spectacle réside également dans l’affirmation constante de la primauté du rythme, qui explose dans les moments chantés, mais qui travaille en souterrain comme un métronome. Sa permanence crée un fil conducteur qui permet de scander les 1
Cf. le dossier de presse de la compagnie (1999).
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intentions artistiques. Lorsque Mads Rosenbeck entame une marche / danse / polka rythmée par le frappement de ses mains sur son corps et de ses pieds sur le parquet de bois, et que la frénésie l’emporte sur la tenue, il faut toute la mesure nécessaire pour que le corps entraîné dans la chute soit autant porteur de la douleur du délire que du dérisoire du désastre et faire en sorte que le rire du public reste limité au témoignage de sa prise de conscience de l’enjeu. Peut-être que le personnage incarné doit se protéger d’un acte iconoclaste. C’est aussi le rythme qui le guide lorsque, avec une seule massue, le jongleur qui, par une subtile manipulation, conduit notre imagination à suivre son tempo et à donner matière et forme aux objets absents. Lorsque le service du thé est mis en piste, une multitude de fois, dans des variantes toutes plus abracadabrantes les unes que les autres, tout en pointant une activité ritualisée dans de nombreux pays, nous sommes forcés de reconsidérer la valeur fondamentale de l’échange qu’il occasionne. La description de certaines de ces saynètes est indispensable. Sous chapiteau, dans une piste de sable circulaire, un homme et une femme, tout en cheminant sur une table et deux chaises, qu’ils déplacent au cours de leur progression vers le centre de la piste, vont, l’un muni d’une tasse avec soucoupe, l’autre d’une théière, dans une succession de postures en équilibre précaire, remplir leur tasse et consommer le breuvage. A l’image des rêves dont les souvenirs nous frôlent au petit matin, et que nous savons porteurs de vérités, cet imaginaire n’obéit pas à la logique de la vie. Comme un leitmotiv, quelques scènes plus tard, deux comparses enchevêtrent leur corps, et, par un travail de compensation musculaire et d’étude des forces et des poids, recherchent une position, plus qu’inconfortable dans un espace euclidien et tridimensionnel, inattendue. Puis, ils entrecroisent leurs bras pour savourer de concert leur infusion préférée. Dans une troisième proposition, une femme sur un trapèze en mouvement vide sa théière dans les tasses tenues par ses acolytes restés au sol. Il est possible, si on le pense utile, de tenter d’établir une ou des correspondances avec le cirque. Nous devrions alors postuler que ces numéros sont de la jonglerie. Les jeunes asiatiques contorsionnistes pratiquent traditionnellement l’empilage des tasses dans des positions toutes plus étranges les unes que les autres. Nous serions alors dans le domaine du parodique. Ce serait 214
là appliquer une lecture réductrice de ces extraits du spectacle. Nous sommes bien souvent sur une ligne de crête qui sépare un tragique sérieux d’un comique burlesque ; le maintien de la tension entre ces deux pôles crée une distance propice à une réflexion. Sky de Sela, petite brunette dans une robe blanche, affiche une candeur certaine, au long de ces interventions successives, qui sont pour elle l’occasion de perfectionner un bateau à roulettes. De simple barque équipée de rames, à un engin capable de voler au travers de la piste en passant par un fragile voilier, cet objet est porteur de ses désirs, de grandir, de s’émanciper, de maîtriser son existence. Mais, au-delà, nous savons que la complexité du propos est chargée de toute l’histoire du personnage, du poids de son existence, de sa place dans sa famille et dans la société. Même si nous nous attardons à reconstruire un décor aquatique dans le sable de la piste, nous sommes les témoins d’un acte irrationnel. Sans doute pouvons-nous, ici, réquisitionner une proposition que Jean Duvignaud appliquait au rêve ; ainsi ce qui se cache derrière le travail du rêve « ne se réduit pas exclusivement à la causalité du désir », et « pour comprendre ce que la société cherche à travers le rêve des individus », « il faut chercher en deçà de l’identification du rêve et du langage, de l’inconscient et du discours. En deçà d’un symbolisme qui efface la littéralité du contenu des songes et l’existence même de rêveur »1. De cette proximité formelle avec le rêve nocturne, nous aimerions pouvoir envisager une saisie du rêve diurne que constitue l’œuvre. e) Les Colporteurs : sur un fil perché Agathe Olivier étudie l’architecture à l’Ecole Nationale des Beaux-arts de Paris et participe à une formation musicale féminine qui expérimente la rue. En 1979, en quête d’un nouvel univers, elle entre à l’Ecole Nationale du Cirque d’Annie Fratellini et y rencontre Antoine Rigot en formation préparatoire au CAP (Certificat d’Aptitudes Professionnelles) d’Arts et techniques du cirque, depuis 1977. Il y travaille l’acrobatie et les cascades burlesques. Elle lui transmet son amour pour le fil. Ils créent un premier Duo sur fil, au Puits aux Images, avec lequel ils obtiennent 1
Jean Duvignaud, Françoise Duvignaud et Jean-Pierre Corbeau, La Banque des rêves, Paris, Payot, 1979, p. 163.
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la médaille d’argent au Festival du Cirque de Demain en 1983. Dès lors, leur présence enchante la piste du Circus Roncalli, puis celle du Cirque du Soleil. De retour en France, en 1986, ils rencontrent Jacques Livchine qui recherche un « agile Quasimodo » qu’interprète, donc, Antoine. Cette première expérience avec le théâtre marque le début d’une inscription de leur prouesse dans une entité spectaculaire. Cette démarche se poursuit lorsque le Théâtre de l’Unité, la Compagnie Foraine et Ars Nova montent L’Histoire du soldat (de Ramuz et Stravinsky). Agathe et Antoine y interprètent la Princesse et le Diable. Leur participation à la création de la Volière Dromesko, en 1990, confirme leur engagement dans le cirque de création qui est rendu possible, parce qu’au-delà de leurs qualités techniques parfaitement maîtrisées, sans recherche de la prouesse gratuite, ils portent en eux une réelle légèreté et une véritable aisance. Cet apparent détachement de l’acte les autorise à assumer un au-delà du geste porteur d’une intention. Poésie simple, décontraction nonchalante, assurance déterminée… autant de registres de jeu accessibles grâce à l’investissement d’une part sensible. C’est en 1996, qu’ils créent leur compagnie, Les Colporteurs (terme porteur des notions de voyage, de traversée et également de transmission). En 1997, leur premier spectacle Filao est mis en scène par Lásló Hudi sur une musique de Carl Schlosser. Tous deux avaient déjà travaillé avec Agathe et Antoine, pour Amor Captus que ces derniers avaient présenté, en 1994, au Théâtre de Bretagne, dans le cadre du Festival de danse contemporaine Duo. Lásló Hudi (cofondateur du Théâtre Jel avec Joseph Nadj, en 1986), construit Filao à partir d’une succession de douze tableaux, douze poèmes, élaborés en écho au roman d’Italo Calvino, Le Baron Perché. La base du travail d’improvisation qui a donné corps au spectacle interroge la figure du Baron perché. Autrement dit, que représente ce personnage pour chacun des membres de la compagnie ? Pour Lásló Hudi, il s’agit de savoir comment les « Colporteurs réagissent et répondent à cette histoire avec leur propre discipline. Comment pouvaient-ils traduire l’idée de la solitude d’être ailleurs ; et dans cette solitude l’idée de reconstruire
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un autre monde »1 ? Pour le metteur en scène « aujourd’hui, on ne peut plus être un Baron perché […] ce qui est important, c’est le cheminement pour y parvenir ». De ce travail, naît une trame souple qui laisse des ouvertures pour l’interprétation. Pour Laurent Gachet, les improvisations ont « confronté, télescopé, noué et démêlé différentes trames imaginaires traçant un fil artistique directeur qui laisse néanmoins la liberté de vagabondage au spectateur »2. La verticalité et l’horizontalité sont explorées comme trajectoires de jeu. Loin de pouvoir apporter des réponses, les membres de la compagnie veulent susciter des questionnements. Pour Lásló Hudi, cette démarche est aussi fragile que la « fragilité d’être en haut. En sachant que la chute est possible »3. L’aire de jeu est une piste parquetée, sans gardine, entièrement circulaire. L’univers est baigné de demi-teintes ocrées. Quelques tâches de couleur sont disséminées, rouge pour la chemise du Baron, pour l’ombrelle d’Agathe, pour les agrès de la danseuse ou les pantalons du garçon de piste ; verte pour la robe de la trapéziste. Seule, Agathe exhibe sur sa robe vaporeuse de petits motifs. Un lustre est suspendu au centre ; des branchages dénudés plantés au sol nous transportent à la cime des arbres ; des fils reliant des plates-formes à différentes hauteurs cernent l’espace. Antoine, Baron perché, marche inexorablement sur les fils tendus à l’horizontal ou en inclinaison ; il marche, saute, fait des équilibres sur son fil, jusqu’à l’ivresse, prisonnier de son univers. Agathe le rejoint ; les rencontres sont fugitives, intenses. Il l’invite, l’accueille, partage son cheminement. Toujours plus haut, toujours plus vite de fils en plates-formes, il réalise son projet ; ne plus descendre de son arbre. Un duo à la corde volante est exécuté très près de la coupole du chapiteau, par Sophie Kantorowicz et Salvador Bugallo Vales (formé au Carré Sylvia Monfort, puis à l’Ecole Nationale du Cirque A. Fratellini), pour flirter avec la douceur de l’air et le 1
Lásló Hudi, Filao, Les Colporteurs-Musicirque, Programme du Parc de la Villette, 1998. 2 Laurent Gachet, « Au fil du cirque », in : Le Cirque au-delà du cercle, artpress, op. cit., p. 48. 3 Lásló Hudi, Filao, Les Colporteurs-Musicirque, op. cit.
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vertige des hauteurs. La danseuse Katleen Reynolds est suspendue à des agrès au-dessus d’une table, à une distance qui lui permet de garder le contact avec celle-ci. Elle semble tiraillée entre le haut et le bas, hésitante entre le désir d’envol et le travail du contact avec le sol (mais n’est-ce pas là le drame récurant de la danse qui se joue ?), attirée par les promesses du ciel et attachée aux plaisirs de la terre. Dans les tourbillons de son jupon et les agitations de ses cheveux (qui sont autant d’appels à la liberté), la force d’inertie joue avec ses angoisses, ses résistances. Pourquoi vouloir échapper aux lois de l’apesanteur ? N’est-ce pas un mythe que de croire que là-haut tout serait plus simple ? Y serions-nous vraiment débarrassés du poids du corps ? f) Cahin-Caha : un cirque bâtard La Compagnie Cahin-Caha, cirque bâtard, crée ChiencrU en 1999. Ce spectacle est le résultat d’une écriture collective de six artistes : Gulko, metteur en scène, Linet Andrea, chanteuse et trapéziste (Ecole d’Art en Angleterre et CNAC), Jules Beckman, clown, danseur, homme orchestre (performer américain), Eric Lecomte, acrobate, danseur (il a notamment travaillé avec le Cirque du Docteur Paradi), Joss Curtis, chorégraphe, danseur (performer américain), Keit Hennessy, danseur, jongleur. La mixité des origines, partagée entre le continent américain et la France, nourrit la volonté du groupe « de réconcilier l’exigence formelle française au sens du spectacle américain », qui précise que son « parti pris artistique revendique un théâtre d’images très physique combinant cirque, danse, chant, absurde et analyse sociale »1. Daniel Gulko, aux Etats-Unis, au Canada et en France, acquiert une formation polyvalente (danse contemporaine, théâtre, mime et cirque). La rue fut la première scène de cet artiste qui affirme être un « américain francophone » travaillant sur le terrain du « zenanarcho-surréalisme » ! Après un passage sous le chapiteau du Cirque du Soleil en 1985 où il présente un solo de jonglage, D. Gulko s’installe en France en 1993. Clown au Cirque Baroque (1993-1994), il met également en scène le premier spectacle de Pocheros. Parallèlement, il enseigne au sein de plusieurs écoles de cirque, dont le CNAC. 1
Cf. le dossier de presse de la compagnie (1999).
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La décomposition du titre de cette création donne quelques indications sur le propos et éclaire sur la portée de la pièce. ChiencrU devient en anglais Raw doG, la majuscule de la lettre finale incite au retournement qui nous amène à God waR, Dieu et guerre. Le groupe déclare que le scénario est « basé sur l’absurde et l’analyse sociale » et qu’il pose la question de la « place du sacré dans notre monde ». Les deux figures qui le composent, chargées de tabous, sont le « sexe et la guerre ». Le traitement qui en est fait dans le spectacle décline la proposition en érotisme et violence, Eros et Thanatos. Le lieu de la représentation, conçu par Sylvain Ohl (membre du collectif Ilotopie), est un kiosque hexagonal autoportant à six mats, un par artiste, de neuf mètres de haut et huit de diamètre. Gulko, en investissant cet espace, introduit un usage non conventionnel du cercle. Il s’agit en effet, dans le cadre d’un travail sur la verticalité, de faire disparaître vers le ciel les personnages ou de les laisser tomber, à l’image d’un ours en peluche qui, dès les premières scènes, atterrit sur le sol accompagné d’un carré de soie rouge, ou encore, à l’opposé, de les faire émerger du sol ou fuir dans les profondeurs de la terre, comme, par exemple, Keit Hennessy, qui à la fin du spectacle, s’interrogeant sur l’existence de Dieu, demande à allier sa solitude à celle de celui-ci en se laissant happer par les entrailles du monde. Le spectacle débute dans ce qui semble être un bar. Les six personnages en uniforme militaire, épuisés, chargés du poids de la victoire ou de la défaite d’une guerre, non située et non datée, entament un concert à l’aide de canettes frappées sur la table simulant le rythme de la mitraille à laquelle ils ont échappé (mais peut-être pas celui d’en face ?). Le spectacle pose des questions mais n’apporte aucune réponse ; il a le mérite de traiter de la douleur des angoisses, du gouffre qui habite celui qui doit composer avec son passé torturé, du vertige de celui qui doit affronter son avenir, de l’obligation de se reconstruire quand on a perdu une partie de soi-même dans l’horreur imposée. Très rapidement, ils se dévêtent. Les uniformes tombés, les blessures de l’âme apparaissent comme moteur de trajectoires folles et absurdes. Gulko, dresseur de fauves invisibles, joue sa vie dans une tranchée remplie d’eau qu’il ne peut ignorer. De sa corde souple, il la frôle de sa longue chevelure, l’expérimente, y prend 219
goût, s’y perd peut-être. Linet Andrea, un des rares personnages porteur d’utopie, chante a cappella du haut de ses agrès, la tête en bas. g) Un jubilatoire Genre de Cirque Laëtitia Betti (alias Yamaha), Sébastien Barrier (alias Jacky) et Martin Ortiz (alias Matéo), issus du Lido de Toulouse, forment le trio un peu baroque, plutôt décoiffant, sûrement décalé, pour un Genre de Cirque étonnamment sauvage. Cascades, acrobaties, jonglage et musique (accordéon, guitare…) sont les ingrédients activés par la compagnie pour un spectacle explosif au sein duquel la dérision joue un rôle majeur. Est-ce seulement un genre, ou encore du cirque ? Peu importe. La question n’a plus vraiment de sens au regard de l’objectif de ce trio. Revendiquant une écriture artistique, celui-ci nous conte un moment de l’histoire perturbée de trois personnages entraînés dans un univers loufoque, où les cruautés échangées sont paradoxalement autant de passages au sein desquels sont réveillés les grands désirs qui restent (toujours) à assouvir. Leur côté clown se manifeste par la volonté d’accéder à une compréhension du monde au travers du prisme coloré d’une certaine naïveté brute et, parfois, violente. Dans ce spectacle, le personnage féminin joue un rôle central. Yamaha, un peu garçonne, mais si féminine lorsqu’elle ondule, provocante, dans sa minijupe de cuir, impose à ses compagnons d’infortune, notamment Matéo le Bosniaque craignant le sniper embusqué, sa verve et son désir à fleur de peau : « Jeune femme sérieuse et motivée cherche deux équipiers fermes et bien faits pour pestacle et plus si attouchements », déclare la pancarte qu’elle brandit avec panache après avoir tiré (sans d’ailleurs posséder d’arme !) à bout portant sur ses comparses. Sur leur piste en plein air (un tapis de sol, un fond noir…), les jeunes interprètes de Genre de Cirque, incontestablement, dénotent par leur insolence au cœur du paysage circassien de la fin de années 1990 en tendant, par la forme, à privilégier un sympathique retour aux sources des premières années du nouveau cirque. Mais, peut-être cette liberté de ton, volontiers scandaleuse alors que règne un esprit politiquement correct, est-elle portée par Pierre-Maurice Nouvel, un ancien d’Archaos, qui participe à la mise en scène du spectacle ?
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2. Des cirques recentrés sur le cercle a) Le Cirque O : une quête de pureté En 1991, le Cirque O regroupe Didier André, Bertrand Duval, Emmanuelle Jacqueline (devenue Reisch par la suite), Jean-Paul Lefeuvre, Johann Le Guillerm et Hyacinthe Reisch. Tous ont fait partie de la première promotion du Centre National des Arts du Cirque1 de 1985 à 1989 ; une époque pendant laquelle les stages professionnels se font chez Archaos, Plume, Baroque…, et surtout pendant laquelle le récit comme élément structurant des spectacles ne s’est pas encore manifesté. Participer au Cirque O représente un engagement dans une aventure quasi expérimentale du cirque qui consiste à travailler sur le dépouillement. Ainsi, après avoir été intégrés aux spectacles des compagnies qui pratiquent un mélange débridé dans lesquels règne un foisonnement d’éléments puisés dans le réel et qui malgré tout acceptent et revendiquent une référence circassienne, ils investissent un cercle vide et partent à la quête de l’essence du cirque. Cette recherche les conduit à effacer toutes les références historiques et culturelles. Dans la liste des fondamentaux qui composent (ou qui doivent composer) la forme, ils retiennent le cercle et les corps. Cirque O, le cercle dans le cercle exploré dans sa nudité, devient un centre anhistorique, étanche au monde. Se réalise, alors, une mythification de l’espace qui contraint le corps à une rencontre avec lui-même. La pureté aseptisée qui s’impose n’est transgressée que par ce qui peut suinter, transpirer ou s’écouler du corps en mouvement aux prises avec sa technique. L’artiste, seul avec lui-même, travaille son intérieur jusqu’à laisser transparaître ce qui l’habite. Le public, qui constitue un cercle supplémentaire, en renforce l’hermétisme. En supprimant toute référence au réel, les artistes de Cirque O créent un dispositif décontextualisé et clos dans lequel les seules ouvertures possibles sont individuelles ; chacun des artistes donnant son (ses) expérience(s) individuelle(s), chacun des spectateurs la (les) prenant en fonction de son (ses) expériences(s) intime(s). L’intériorité de chacun des artistes fait écho à l’intériorité de chacun des spectateurs. Le cercle est fermé, l’expérience s’achève en 1993. 1
Excepté Bertrand Duval, qui fait partie de la deuxième promotion sortie en 1990.
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b) Que-Cir-Que : une femme et deux hommes autour d’un mât Après leur expérience au sein du Cirque O, Jean-Paul Lefeuvre, Emmanuelle et Hyacinthe Reisch fondent Que-Cir-Que en 1993, et poursuivent leur travail d’exploration de « jeux parfaitement innocents [qui vont se révéler d’une étrange cruauté] et de curieuses découvertes [qui laisseront une place à l’émerveillement] »1 pendant un an avant de donner forme à leur projet. De cette (re)mise en question naît une proposition originale qui ne se détache pas totalement de l’expérience antérieure. La structure élaborée est partie prenante et indissociable de l’intention artistique. Elaboré par Christoph Gärtner, le chapiteau blanc ne possède qu’un mât, noir, situé au centre de la piste. Celui-ci soutient les agrès et les projecteurs. Pour la compagnie, « le mât centre l’action » et, alors qu’il « apparaît encombrant », il « devient partenaire de l’action ». H. Reisch dit de cet élément structurant qu’« il gène […] et on est bien obligé de se servir de ce qui gène »2. J.-P. Lefeuvre associe sa présence avec les obstacles que l’on peut rencontrer dans la vie, « face à un obstacle, soit il faut faire avec, soit on ne l’accepte pas ». Il avoue que lui « personnellement, il le dérange ». Il est vrai qu’il s’y cogne la tête. E. Reisch complète les propos, en précisant que ce qui les intéresse, « c’est que le mât gène tout le monde », les artistes et les spectateurs. Si le mât centre l’action, les « gradins [la] ceinturent » et les spectateurs prennent ainsi « en charge une partie du cadre de cette déconcertante histoire » ; l’histoire de trois personnages qui composent, selon l’expression de Jean-Louis Perrier, « un triangle dans un rond »3. Que-Cir-Que, les syllabes du mot cirque « indéfiniment rajoutées aux syllabes »4 ; une infinité, « le jeu pour le jeu dans un commencement infini ». Sans s’engager dans une (psych)analyse hasardeuse, ne pouvons-nous pas soulever la 1
Cf. le dossier de presse de la compagnie. « Le Corps et la tête », propos recueillis par René Zahnd (in : Que-Cir-Que, Programme, Paris, Le Parc de la Villette, 1997). 3 Jean-Louis Perrier, « Jésus, un légionnaire et Salomé en piste », Paris, Le Monde, 16 février 1998. 4 Cf. le dossier de presse de la compagnie. 2
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possible conjonction qui existerait entre la présence d’une femme et de deux hommes, et le choix des syllabes ? Ainsi, la syllabe « Cir » renverrait à la féminité (circularité, circonvolution, circonstance [du péché originel]) et les deux « Que » à la masculinité (queue du serpent1, quête, question [sur l’énigme féminine]). Yan Ciret, dans son approche de la proposition artistique considère ces personnages comme trois « machines désirantes » qui « tournent, se collettent les unes aux autres, se cherchent, finissent par buter sur le full contact du désir de l’autre. Elles n’ont pas sitôt élevé leur marivaudage au rang de vaudeville carnassier qu’apparaît “l’impair”. Le lapsus du troisième qui vient faire écran à la liaison des deux autres »2. Le cercle conçu devient le territoire d’un « langage du corps ». La compagnie revendique « l’acquisition des techniques de cirque, de la danse et du théâtre » qui transforme le corps « en outil hors du commun », utilisé « d’une manière tellement inhabituelle qu’il brise ainsi le statu quo du cirque conventionnel »3. Ce dernier est nié sur ce qui devient une scène vide qui reçoit « une succession d’idées, des imprudences, des absurdités, des mondes perdus, des rencontres sans souffler mot, des gênes réciproques, des mélismélos comiques et grinçants ». Des accessoires aussi ont traversé l’hermétisme du cercle pour entrer dans le jeu : « une bougie, une chambre à air, un morceau de tapis, un trapèze, un balai, des élastiques, une roue vivante, un vélo, un cigare, une boîte de cirage, des chaussons de danse, une roue de vélo ». La présence des corps, vécue dans une étroite proximité avec le public, transporte par le souffle et la sueur, par le grain de la peau, une matérialité non indemne d’une histoire, si mince soit-elle. Celle-ci, même si elle n’est pas totalement explicite, existe tout du moins en filigrane. E. Reisch reconnaît qu’ils doivent se « raconter une 1
Le spectacle débute par l’apparition de la femme. Elle est immédiatement suivie par celle d’un serpent, émergeant du sol de la piste, s’enroulant autour du mât et s’avérant, en définitive être un bras, celui du premier des deux hommes à entrer en piste. 2 Yan Ciret, « Que-Cir-Que : le Spectacle ou la Loi du Désir », extrait reproduit sur le site de la compagnie : http://ourworld.compuserve.com/homepages/QUECIRQUE/press21.html 3 Cf. le dossier de presse de la compagnie.
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histoire qui tient le coup ». « Les personnages sont reconnaissables », écrit Bernadette Neelissen, et « se savent emprisonnés dans des cercles, toujours des cercles. Le cercle de la vie, le cercle d’être attiré et rebuté, le cercle de l’impuissance humaine ». Pour la journaliste, « ils bougent, mais ils restent sur place »1. Y. Ciret développe un point de vue similaire lorsqu’il écrit que « dans ces jeux de cercle dans le cercle », « il y a quelque chose d’immobile, une stratégie de l’échec »2. Pour le critique, « dans ce manège des corps » règne une « tension érotiquement barbare », « parce que rien ne peut s’assouvir (du sexe, de la reproduction, mais aussi de la danse) sans passer par un tiers exclu ». Attirés sans doute par la force centripète développée par le mât, qui ramène tout à lui-même, artistes et accessoires sont convoqués dans un cercle des humeurs, dans lequel aucune échappatoire n’est envisageable. Alors que le cercle clos du cirque O conservait une étanchéité, le mât de Que-Cir-Que semble développer une force d’attraction et pouvoir aspirer un en dehors de la piste, un au-delà du visible, assumé par le corps. Les prouesses circassiennes sont portées par une nudité extrême des gestes qui tentent de se limiter à une technique sans faille. Cependant, du fait même de l’épuration, les marques accumulées, dans, par et sur le corps, donnent naissance à des caractéristiques stylistiques. J.-P. Lefeuvre, au corps nu vêtu d’un boxer blanc, cultive un détachement qui, paradoxalement, le lie à son vélo dépourvu de pédalier, tout fait de cercles et mu par la seule force de l’élan. H. Reisch, au costume noir plus élaboré, encerclé dans sa roue allemande, réquisitionne également sa propre énergie pour dessiner des arabesques folles et éphémères qui bousculent le rythme du spectacle. E. Reisch, quant à elle, toute de noir vêtue également, évolue avec une sublime pertinence dans les airs. Cependant, si chacun possède des armes pour séduire l’autre ou les autres, « on se trouve en face d’un corps glorieux d’être empêché, sans cesse différé dans son pouvoir de décision »3. Sans passé
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Bernadette Neelissen, « Que-Cir-Que : Chaussons à pointes face à lacets défaits », Rotterdam, Rotterdams Dagbad, 22 juin 1995. 2 Yan Ciret, « Que-Cir-Que : le Spectacle ou la Loi du Désir », op. cit. 3 Ibid.
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identifié, prisonnier d’un présent circulaire, l’avenir est inéluctablement impossible. Robin Detje en retire la sensation que « Que-Cir-Que est au fond un spectacle triste − la sensation de désert de glace ne se dissipe jamais vraiment »1. Fabienne Pascaud, de son côté, évoque un « post-nouveau cirque »2. c) Cirque Ici : l’homme circassien Johann Le Guillerm fonde la compagnie Cirque Ici en 1993 et intitule son spectacle Où çà ? Seul en piste, il offre une réponse à cette question qui, au-delà du lieu, interroge surtout le genre. Sa recherche n’est pas strictement métaphysique ; elle est symptomatique de la problématique à laquelle doivent répondre aujourd’hui les cirques qui désirent s’inscrire dans la contemporanéité (J. Le Guillerm appartient bien au cirque actuel, même si son chapiteau abrite une piste et qu’il revendique une démarche « profondément ancrée dans la tradition »). La piste qu’il construit est en fait un dodécagone de treize mètres de diagonale qui tient plus de la place que du cercle. L’usage qui est fait du lieu corrobore sa géométrie ; cet espace s’apparente à celui pratiqué par Zingaro ou encore à celui qu’avait élaboré Archaos dans Métal Clown. Il est profondément païen, ne respectant pas la règle du genre : un petit tour et puis s’en va. Cette aire circulaire de bois a son périmètre constitué d’une suite de douze arêtes. Chaque angle ainsi formé est relié au centre par un sillon qui, de fait, est, en même temps, une ligne de fuite et une faille perméable au monde. J. Le Guillerm, sur son territoire brisé, expose / incarne, dans la souffrance et dans la joie, une pluralité de passages, qui sont autant d’impossibles et de périlleuses traversées. Un chapiteau de petite taille, propice à une relative intimité, permet à l’artiste de maintenir une tension par la projection de son regard, et, en maître des lieux, de déterminer la distance symbolique qui le sépare d’un public prêt à l’échange. Ce regard, qui se révèlera conquérant, est un temps obstrué par des bandes de papier collant qui condamnent l’artiste à errer à tâtons, ayant pour seul guide les 1
Robin Detje, « Le Monde à trois », Hambourg, Die Zeit, 19 mai 1995, p. 53. Fabienne Pascaud, « Tempête dans un Vermot », Paris, Télérama, n° 2511, 25 février 1998. 2
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rythmes sonores imposés par le quartette complice Monsieur le Baron. Venu(s) de nulle part, parti(s) pour un ailleurs non défini, le(s) personnage(s) traverse(nt) inlassablement cette piste laborieuse / prometteuse. Où ça ? Ici ! La proposition pourrait être postmoderne, anhistorique... Mais, le poids de l’Histoire non dite est à ce point imprimé dans les torsions / tensions du corps de l’artiste, l’ici et le maintenant sont si fortement présents, que la dimension critique affleure. L’artiste peut bien se voiler la face ou se scotcher les yeux, et ainsi tenter de fuir, le monde le happe sans cesse ; il s’en imbibe et, dès lors, ne peut oublier les folies des hommes. La piste du cirque traditionnel, aseptisée par des années de repli, devenue close, ceinte des ronds concentriques formés par les rangs des spectateurs, souffre de claustrophobie, et crie son besoin de vie, que seule la fiction peut lui apporter, parce qu’elle fait entrer le réel. J. Le Guillerm assume donc et, puisqu’il est ici, (re)joue le jeu. Un jeu barbare, dans lequel l’homme solitaire vend son corps au diable, qui, dans sa mansuétude légendaire, va consumer l’énergie vitale du héros jusqu’à la dernière goutte de sueur. Le merveilleux se mêle au vrai et l’épopée, telle une chanson de geste, plonge l’homme circassien dans une succession de défis à surmonter. Il affirme donc, au travers d’un personnage unique qui opère de multiples traversées de cet espace, une actualité contemporaine du cirque qui peut ne pas se contenter d’exhiber une prouesse exsangue, glorification de valeurs (telles que le courage, la force physique, l’endurance, etc.) indépendamment de tout contexte. J. Le Guillerm a construit son personnage, comme on fait émerger son clown, de sorte qu’il est composé de multiples parties de lui-même − qui affleurent à la surface du corps de l’artiste sans se détacher de leurs racines ancrées au plus profond de ses entrailles − chacune convoquée pour recomposer des caractères humains. Le spectacle débute par l’entrée en piste d’une forme folle enfermée dans un sac de toile qui erre à la recherche d’un territoire et qui libèrera le corps de l’artiste aveugle au monde qui l’entoure. Il peut sembler venir de nulle part, cependant, il affirme, peu à peu, une présence très fortement chargée d’histoire(s), et par-là même fait preuve d’une acuité pertinente. Seul en piste, il offre un cirque à la manière de. Ainsi, funambule sur corde souple, jongleur au sabre ou au mouchoir, dresseur d’oiseau de papier, équilibriste sur chaise ou 226
sur bouteilles de verre, il passe. Les trajectoires qu’il dessine relient l’extérieur et le centre où les spectateurs attendent de le voir nous raconter une tranche de sa réalité. L’expérimentation du déséquilibre est le leitmotiv qui surgit dans chaque collision avec les objets. Les chocs consacrent les matières ennoblies : la main de l’aveugle glissant sur le blanc de la canne ; le bois des sabots flirtant avec la puissance du verre ; le dos nacré crissant sur le chanvre de la corde tendue ; le cri sec froissant l’oiseau de papier… Le capharnaüm des matériaux se complète et s’élargit à chaque apparition des sculptures vivantes, rigoureusement domptées, qui ouvrent la piste, ainsi tranchée en deux scènes, et abandonnent à l’entendement des spectateurs quelques messages : de paix, pour le canon hissant le drapeau blanc ; d’espoir, pour la pieuvre bariolée crachant des confettis dans une cacophonie de pleurs de bébés… Le travail, qui met en exergue la perpétuelle quête de l’équilibre, nous rend son héroïsme plus accessible. Le doute se substitue aux certitudes, de sorte que l’exploit demeure humain. Véritables acteurs complices, les musiciens du quartette Monsieur le Baron, sculptent l’espace, rythment le temps. La partition acoustique, tonale et dissonante, fait entrer une architecture transparente, qui par un faux-anachronisme, donne à l’œuvre spectaculaire un relief transcendant les frontières du convenu. d) Cirque nu : un théâtre d’action En 1995, Cirque nu est le résultat d’un travail de recherche entrepris depuis plusieurs années par la Compagnie Maripaule-B. / Philippe Goudard. Ce cirque est nu comme la piste, puisque, selon Ph. Goudard, « ce n’est pas la peine de théâtraliser, les blessures sont ailleurs »1. Celle-ci l’est aussi comme les artistes, qui sont délestés de toute référence historique, culturelle et sociale extérieure. Ph. Goudard, écrit à propos des artistes de cirque qu’il a choisis et qu’il a préparés pour cette création, que « lorsque vous [le public] les découvrirez au centre de la piste, sachez qu’ils sont ceux qui, conscients d’être à la fois uniques et éphémères, n’ont 1 Philippe Goudard est cité par Jean-Michel Guy (in : Les Arts du cirque en l’an 2000, op. cit., p. 87).
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pas fui devant l’épreuve de l’humilité »1. Le parti pris choisi les conduit ainsi sur le chemin de l’épure. Ne s’agit-il pas de poursuivre l’œuvre entamée par la technique de cirque, qui, de fait, oblige le corps à une discipline rigoureuse et traque tout détournement, tout échappement qui nuit à l’efficacité ? Dans, mais peut-être devrions-nous dire sur la piste (puisqu’elle ne semble plus devoir appartenir au monde), les artistes, immergés en eux, cherchent à rendre compte au mieux de leur rencontre intérieure. La piste en parquet de bois, dont le cercle est stigmatisé par une rangée de lampes à huile, voit se profiler des ombres courtes et fragiles, qui s’effacent sous les pas des artistes. A ce premier cerne de lumière, s’ajoute les rangs du public. L’espace est clos. Des danseurs s’y aventurent ; ils croisent leurs propositions avec celles des artistes de cirque, établissant alors un dialogue en variations.
3. Les spectacles du CNAC a) Une présentation de travaux d’élèves Dès la sortie de la première promotion du Centre National des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne, le travail de fin d’études des élèves est présenté sous forme d’un spectacle de cirque. Nous proposons un panorama de ces productions qui, à notre sens, sont significatives de l’évolution des arts du cirque en France. En 1989, la première promotion achève son cycle d’études. Le programme du spectacle est une agréable plaquette qui présente chacun des élèves par une photo noir et blanc stylisée, un court texte autobiographique qui informe sur leurs origines sociales, leur parcours qui détaille les expériences spectaculaires réalisées avec les compagnies au sein desquelles ils ont réalisé leurs stages et le nom des professeurs qui les ont plus particulièrement accompagnés dans leur progression2. Cette plaquette ne reflète pas spécialement 1 Philippe Goudard, Le Cirque Nu, Programme / Dossier de presse, Cirque d’Art et d’Essai, sans date, p. 2. 2 Deux enseignants présents dans le spectacle, puisque porteurs au cadre fixe, ont aussi droit à une présentation biographique. Il ne s’agit probablement pas d’un excès d’orgueil, mais nous pensons devoir y déceler la trace de l’investissement travail (énergie, temps, part créative…) nécessaire à la construction d’un numéro.
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le spectacle, mais plutôt la détermination des artistes à construire une (des) singularité(s). En 1991, disparaissent des plaquettes les origines sociales des élèves. En 1993, le texte de présentation est un écrit libre (poético-philosophique) de l’artiste lui-même qui semble provenir du travail d’un atelier d’écriture. Le spectacle de la première promotion est conçu comme un spectacle de cirque traditionnel. Il est présenté dans un lieu non neutre (plus impressionnant pour le public qui ne le fréquente qu’exceptionnellement que pour les élèves qui y suivent certains cours, mais qui malgré tout impose ses règles), le cirque en dur de Châlons-en-Champagne. Deux parties, séparées par un entracte, présentent une succession de numéros1 qui laissent la place à quelques entrées clownesques. Notons également la présence de la barrière assumée par des professeurs du CNAC. La direction artistique en est confiée à Claude Krespin. • La recherche d’une unité, l’amorce de la pluridisciplinarité
En 1990, des artistes extérieurs au CNAC sont invités à construire une entité spectaculaire. Hervée de Lafond et Jacques Livchine, animateurs du Théâtre de l’Unité, sans bousculer la forme conventionnelle, engagent les élèves à expérimenter un processus de théâtralisation. Ils expriment leur approche dans un court texte joint au programme : « On a fait connaissance début septembre 1990 avec eux, les 16 de la promotion n° 2. Depuis on s’est revu, on s’est mis en vibration ensemble. Eux, c’est le goût passionné de l’obstacle. Nous c’était comment concilier les prouesses techniques avec des personnages émouvants, avec nos petites histoires humaines. Comment articuler leur désir d’étudiant d’obtenir le diplôme avec celui de fabriquer un spectacle complet. On parle de la magie du cirque, mais justement pour nous le cirque c’est le contraire de la magie − pas de falsification, pas d’escamotage, pas de triche.
1
Pour la première et dernière fois, un numéro de dressage et d’équilibre équestre est présent dans la programmation.
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Le Cirque est irrémédiablement vrai et c’est ce que l’on aime. »1
Au travers de ces quelques lignes transparaissent les difficultés rencontrées pour concevoir un projet commun. Les contraintes sont liées à l’exercice qui est, malgré tout, une évaluation terminale (elle s’attache à la qualité artistique produite devant un public mais s’accompagne également d’une obligation de performance), aux techniques de cirque et à leur irréductibilité et à la volonté d’allier à cela au moins des personnages avec leurs petites histoires. Chercher à intégrer tous ces éléments dans une cohérence globale représente un véritable défi puisque la forme spectaculaire qui est appelée, ici, est à peine émergente hors les murs du CNAC. En définitive, les personnages créés par les élèves ne sont pas leur propre clown, mais leur propre vieux. Grimés, métamorphosés en ancêtres, ils interviennent à certains moments du spectacle dans des « scènes collectives » qui s’intercalent dans la succession des numéros. Les spectacles de fin d’études des deux promotions suivantes sont confiés à des metteurs en scènes, respectivement Gilles Cohen et Yves Neveu. Apparaissent dans les distributions des chorégraphes, Cécilia Tchernova (qui enseigne la danse classique au CNAC) en 1991 et Martine Evrard (qui est conseillère artistique du CNAC en danse contemporaine) en 1992. Cette année-là, sont également présents dans l’équipe de réalisation Marianne Frossard pour l’« intervention plastique » et Franck Herscher pour des « Bizarreries diverses ». Nous assistons donc à l’introduction progressive d’une diversité disciplinaire, les arts plastiques d’une part et la danse contemporaine d’autre part. Cette dernière est mise en action dans des interventions collectives. Les dispositifs scéniques (pistiques) sont également travaillés. • Un cirque contemporain
Maripaule B. et Philippe Goudard (acrobates, clowns, formés au Conservatoire National des Arts du Cirque et du Mime, engagés dans la recherche) prennent en charge la conception et la mise en scène du spectacle de la cinquième promotion, Empreinte. A partir 1
Hervée de Lafond et Jacques Livchine, Plaquette de présentation du spectacle de fin d’étude des élèves de la deuxième Promotion, Châlons-sur-Marne, Centre National des Arts du Cirque, 1990, p. 5.
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de cette année, Bernard Turin arrive à mettre en place le principe d’une tournée pour le spectacle ; ainsi, avant même sa réalisation le parcours est établi : « Au Zénith de Montpellier, au CNAT à Reims, sous le chapiteau Pinder-Jean Richard (prêté par Gilbert Edelstein pour une soirée de Gala) à Paris et au Festival de Cirque de Vérone (avec l’aide de l’AFAA). »
B. Turin affiche un objectif clair, à savoir, « montrer au plus grand nombre les spectacles du CNAC [n’oublions pas que l’école est située dans la Marne, loin des critiques parisiens !] dans leur globalité, afin de mieux faire comprendre notre démarche ». Il pense que cette mini-tournée peut être une « vitrine » pour l’Ecole et donc le « meilleur moyen pour trouver du travail »1 pour ses élèves. Dans cette présentation, B. Turin formule également les engagements esthétiques essentiels pour faire face à l’évolution artistique du cirque. Ainsi, il affirme que l’Ecole « doit participer activement à cette évolution du cirque contemporain en donnant [aux] étudiants les moyens pour être les créateurs de demain dans le domaine des Arts du Cirque ». Dans le spectacle, mis en scène par Ph. Goudard, les artistes de cirque sont renvoyés à eux-mêmes dans une piste qui atteint au dénuement. La démarche esthétique développée s’appuie sur une réflexion théorique contenue dans ces quelques lignes : « Par cette rencontre plurimodale (avec le public, entre artistes, entre êtres humains), libérée des références jusque-là en vigueur, et rendu à lui même (notre cirque n’évoque, ne raconte, n’imite rien), l’artiste de cirque se définit désormais selon sa démarche intérieure. Il se trouve dans son véritable espace, le cercle magique de la performance artistique initiatique : le silence et le vide. »2
La compagnie Maripaule B. et Philippe Goudard développe ce parti pris esthétique dans ses propres productions. Il n’est pas sans conséquence, pour le spectacle du CNAC, certes, mais nous pouvons le retrouver également dans des propositions artistiques de 1
Bernard Turin, Plaquette de présentation du spectacle de fin d’études des élèves de la cinquième Promotion, Châlons-sur-Marne, Centre National des Arts du Cirque, 1993, non paginée. 2 Philippe Goudard, Plaquette de présentation du spectacle de fin d’études des élèves de la cinquième Promotion, op. cit.
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compagnies montées par des élèves des promotions précédentes1. Par l’effacement des références, il conditionne un recentrage sur un cercle nu et une disparition du personnage puisque l’artiste doit réquisitionner une « démarche intérieure ». Notons que dans l’équipe de réalisation du spectacle, est présent un « acrobatographe », Marc Proulx (intervenant artistique au CNAC). Ainsi, les spectacles de fin d’études du CNAC commencent à prendre l’empreinte de l’artiste qui est invité à s’y consacrer. Bien souvent, celui-ci découvre un univers, des méthodes de travail, la rudesse de l’apprentissage. L’auteur et metteur en scène, François Cervantès, conçoit le spectacle de la sixième Promotion2. La plaquette de présentation apporte des précisions quant aux modalités de travail qui ont prévalu à la création : « Les étudiants ont veillé à toutes les étapes de la réalisation de ce spectacle : de la formulation des idées et des propositions jusqu’à la représentation devant le public, en passant par la rédaction d’un canevas, la fabrication du matériel et des costumes, la conception du programme, d’un dossier de presse, etc. »3
La démarche de Fr. Cervantès est de faire se confronter ces artistes de cirque avec un travail de comédien. Le metteur en scène pense que le jeu d’acteur fait appel à un « intérieur », alors que l’artiste de cirque travaille, selon lui, aux travers de ses techniques, quelque chose qui relève de l’« extérieur »4. Mais, il s’agit pour le metteur en scène de proposer aux élèves de mettre en place une 1
Cirque O et Que-Cir-Que. Pendant leur formation, certains élèves de cette promotion initient Les Mauvais Esprits qui déclarent explorer « un univers tragi-comique, parfois absurde, traqueur du quotidien » (cf. le dossier de presse de la Compagnie Les Mauvais Esprits, 1998). La compagnie, structurée en 1996, crée Là (doit-on voir une liaison quelconque avec le Cirque Ici de Johann Le Guillerm qui propose Où ça ? ?). Ce « là » est probablement un « ailleurs », puisque ce lieu indéfini accueille les actes circassiens (Bernd Borth, Alix Bouyssié [5ème promotion], Eléonore Bruel, Anne Joubinaux, Mahmoud Louertani, Senhadji Abdelazide) sous les yeux étonnés d’une petite fille, dont les apparitions servent de fil conducteur. 3 Plaquette de présentation du spectacle de fin d’études des élèves de la sixième Promotion, Châlons-sur-Marne, Centre National des Arts du Cirque, 1994, non paginée. 4 François Cervantès, « François Cervantès », in : Le Cirque contemporain, la piste et la scène, op. cit., p. 148. 2
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démarche de comédien, c’est-à-dire de tenter « de réconcilier ces deux positions ». Il confie que « la ligne médiane » qu’il a pu mettre au jour se situe dans « un travail essentiellement rythmique ». Les exploits accomplis par les artistes et, plus encore peut être, ceux en gestation qui seront à assumer conduisent, selon Fr. Cervantès, vers des « récits mythiques », même « si ce ne sont que des bouts, des bribes de ces récits ». Ces remarques ont leur importance, parce que plusieurs spectacles de cirque, de cette décennie, tentent simultanément, d’une part, alors que la succession d’instants de prouesse existe, d’en masquer les ruptures et de chercher à établir une continuité, et d’autre part, de laisser chaque artiste construire un texte propre en référence, le plus souvent, à son expérience personnelle. Ainsi, prouesses et discours gestuels ou textuels, se superposent et s’enchaînent, dans une continuité lisse et harmonieuse. b) La pluridisciplinarité à l’œuvre « Joseph Nadj, attiré par l’univers fantastique et absurde d’Alfred Jarry, choisit de s’appuyer tout particulièrement sur son roman “Le Surmâle”. A la quête du mythe des surhommes (Hercule et les autres) dans un univers de rêves, d’hallucinations, de souvenirs… Le Cirque. »1
Ainsi, ce préambule situe l’intention initiale du Cri du Caméléon, le spectacle de fin d’études de la septième promotion. La force de proposition de Joseph Nadj, qui chorégraphie et met en scène ce travail d’élèves, et l’efficacité de la rencontre avec de futurs artistes2 confèrent un statut d’œuvre à un spectacle d’école de cirque. Le créateur amène et impose son univers étrange, angoissant et irrationnel. Comme dans nombre de ses 1
Plaquette de présentation du spectacle de fin d’études des élèves de la septième Promotion, Châlons-sur-Marne, Centre National des Arts du Cirque, 1995, non paginée 2 Les élèves de cette promotion (rejoints par le fascinant trampolineur Mathurin Bolze, de la promotion suivante) se constituent d’emblée en une compagnie qui prend pour nom Anomalie. Celle-ci crée, collectivement, en 1998, 33 tours de piste, un « concert lyrique » dans lequel la musique joue un rôle essentiel. La proposition est rythmée, joyeuse et débridée. L’espace scénique et les références déterminent une sorte de cabaret dans lequel alternent des exhibitions de danse et de cirque.
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chorégraphies, l’espace scénique, frontal, est chargé d’objets : des chaises et des tables, des trappes et des cul-de-sac, des meubles aux ouvertures complexes. Les corps des danseurs vivent l’intervalle en contournant l’obstacle, en se glissant dans les interstices ; mais, ici, les artistes de cirque, dix garçons, se confrontent à l’objet, y prennent leurs appuis pour un nouvel élan. J. Nadj connaît la figure imposée qui consiste à devoir « utiliser tous leurs numéros » ; ce qui s’avère être un « compromis à gérer »1. Simultanément, il doit « leur injecter de nouvelle matière ». La confrontation entre des élèves réceptifs et un chorégraphe avide de découverte est productive. Il pense s’être « approché un peu plus du feu, de leur matière », autrement dit de la « manière qu’ils ont de creuser, sans merci, dans le corps, de vouloir en extraire, par des épreuves, quelque chose, une substance, pour en savoir sur notre nature plus que sur nos capacités »2. Le Cri du Caméléon traite de la métamorphose. Le spectacle débute par une parade de monstres à la Freaks. Des personnages sans visages, conçus à la manière de ceux qui hantent les peintures de Magritte, encombrent les artistes qui devront s’en libérer, du moins s’ils veulent accéder à l’envol. Le récurrent chapeau melon du chorégraphe est introduit dans la valse des objets, au milieu des massues et des balles. Les techniques de cirque sont chahutées, détournées, contournées. J. Nadj est catégorique ; sur scène, « on ne fait pas un travail naturaliste », « on décale notre image ordinaire ». Rosita Boisseau insiste sur la multitude des actions qui crée « une apothéose visuelle »3. Ce foisonnement (re)détermine la place de la prouesse et le « vertige » de celle-ci « ne fait plus tourner personne à vide ». Elle précise que « la maladresse, la gaucherie possède même des vertus ». La pluridisciplinarité développée au sein de l’école semble enfin porter ses fruits, puisque, selon l’auteure : « Les jongleurs, les acrobates ne sont plus seulement des portemanteaux d’un numéro virtuose leur allant comme un gant. Ils 1
Joseph Nadj, « Joseph Nadj », propos recueillis par Marc Moreigne, in : Le Cirque contemporain, la piste et la scène, op. cit., p. 129. 2 Ibid., p 130. 3 Rosita Boisseau, « Les danses du cirque », in : Le Cirque contemporain, la piste et la scène, op. cit., p. 124.
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s’ouvrent à d’autres nuances, d’autres espaces, développent de véritables acteurs-danseurs aux multiples possibilités. »
En janvier 1996, le Cri du Caméléon est programmé à la Grande Halle de la Villette. La presse est dithyrambique et au travers de cette reconnaissance, c’est le nouveau cirque qui apparaît en plein jour1. Les spectacles de fin d’études du CNAC conserveront ce rendez-vous annuel (avec le public certes, mais aussi avec les médias). Intitulé dans un premier temps Il y a trois siècles, Malbrough partait en guerre, puis Sur l’air de Malbrough, ce spectacle de fin d’études de la huitième promotion voit sa mise en scène confiée à un autre chorégraphe, François Verret. Parmi les neufs élèves, six ont des spécialités qui utilisent des agrès (trampoline, fil, élastique, sculpture aérienne…). François Verret élabore donc une structure métallique complexe qui occupe tout l’espace de la piste. Chacun des artistes dispose de son propre territoire qui lui permet de développer sa proposition artistique. Cependant, lorsque les déplacements sont possibles, ils paraissent limités et répétitifs, d’autant plus que le contact avec le sol est impossible. Alors que cette structure devait répondre à une contingence technique (montage et démontage des agrès), elle s’avère contraignante pour les artistes. Fr. Verret sait qu’il doit transmettre quelque chose qui a rapport avec la création, et il s’interroge ; « comment puis-je tenter de leur faire vivre cela. De faire passer par une aventure en commun ce que c’est que cette chose inouïe, précise, rare, grave et ludique où tout se mêle »2. Fr. Verret a sans doute atteint son objectif puisque, pour lui, « la figure géométrique induite par la scénographie et la dramaturgie sera celle d’un corps soumis aux forces de gravité, liées à l’espacemachine ». A charge pour les circassiens d’en trouver les failles, les ouvertures exploitables au travers de leurs spécialités, ainsi, 1
Contrairement à certains qui considèrent ce spectacle comme emblématique d’une rupture formelle nous pensons qu’il s’inscrit en continuité, mais peut-être de façon plus pointue, avec l’évolution des modalités d’écriture de la décennie. Le phénomène médiatique qui a accompagné ses représentations fausse la perception. 2 François Verret, « Intentions de mise en scène », in : Plaquette de présentation du spectacle de fin d’études des élèves de la huitième Promotion, Châlons-enChampagne, Centre National des Arts du Cirque, 1996, non paginée.
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« avec un appel d’air quelque chose d’irrationnel qui appelle l’un ou l’autre à, de temps à autre, se dégager de cet espace là ». N’estce pas la contrainte que doit accepter tout créateur, c’est-à-dire devoir assumer un réel concret pour le transcender ? Au-delà, ne s’agit-il pas aussi de cela, dans la réalité quotidienne. Ici, « c’est un mouvement naïf », reconnaît le metteur en scène, « mais c’est aussi un mouvement qui peut prétendre à une dimension universelle ». Guy Alloucherie (fondateur de la compagnie Hendrick van der Zee) met en scène le spectacle de la neuvième promotion, intitulé C’est pour toi que je fais ça ! en 1997. « Ça se passerait dans une gare, dans le hall d’une gare vide. Et sur les quais. Comme si on attendait là depuis des jours et des nuits. Sans trop savoir sa destination. Comme si les trains ne partaient plus ou n’arrivaient plus. Ou qu’on aurait décidé de les rater tous. Que tant qu’à faire, on allait vivre ensemble. »1
Le travail de Guy Alloucherie pose comme a priori que partout la vie semble pareille, que là ou ailleurs elle se vaut. La proposition pourrait être post-moderne, dépourvue d’ancrage historique. Il n’y aurait plus de grande Histoire, juste une multitude de récits individuels qui se succèdent, des histoires de vie qui se croisent. Cependant, le metteur en scène laisse entrer sur scène des fragments du réel, qui recomposent une cohérence globale qui n’est pas étrangère à l’ordre du monde : des oiseaux en cage, des graffitis en toile de fond, des messages d’espoir sur tableau noir… Chacun des élèves est amené à se composer un espace et à y définir sa place en fonction de ses prouesses. Guy Alloucherie introduit les imperfections humaines, puisqu’elles sont productives dans la rencontre provoquée et assumée. Alors « pourquoi se priver de démesure, d’excès » ? N’est-ce pas justement là que l’exploit se réalise ? Guy Alloucherie, par ailleurs, explique les difficultés rencontrées lorsqu’il veut faire glisser l’intention générale au plus près des numéros, auquel il est difficile de toucher au risque de les conduire à l’échec.
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Guy Alloucherie s’exprime in : Plaquette de présentation du spectacle de fin d’études des élèves de la neuvième Promotion, Châlons-en-Champagne, Centre National des Arts du Cirque, 1997, non paginée.
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Il est symptomatique que les prouesses viennent, ici, combler du vide. Quand il n’y a plus rien à faire, alors resterait l’acte gratuit ; juste « pour se faire peur pour de vrai » ; juste pour avoir « le vertige pour de vrai ». Riké compose la musique du spectacle. Fondateur des Tambours du Bronx, qu’il abandonne pour créer Métalovoice, celui-ci introduit des sonorités produites à partir de rien, d’objets abandonnés, d’objets du vide, des bidons ; pour faire de la musique pour de vrai. Voir plus haut ou les nouvelles aventures extraordinaires d’Ulysse Rostopchine est mis en scène par Jacques Rebotier. Sans nul doute, si le spectacle est encore pour les étudiants un exercice évalué dans le cadre de leur cursus, pour les extérieurs au CNAC et, notamment, la presse, il s’agit d’une œuvre, attendue et jugée comme telle. De plus, l’artiste convoqué, ne doit-il pas, d’une certaine manière, relever un défi, accomplir ce qui relèverait d’une figure de style (c’est-à-dire, s’emparer d’un matériau cirque, et le croiser avec son propre champ artistique) ? Alors, pour le créateur, ne s’agit-il pas d’entreprendre un voyage dans un univers qu’il découvre et qu’il tente de (re)penser ? Son propre questionnement trouve, souvent, un écho dans celui qui traverse les esprits des élèves. En effet, ces derniers ont reçu en héritage la force des productions des fondateurs (nous pensons, ici, essentiellement à Archaos), qu’ils ne peuvent plus apprécier que dans le discours, parfois nostalgique des anciens. Ils ont aussi la lourde responsabilité d’assumer la continuité (de préférence dans une nouvelle nouveauté). Le questionnement sur la forme est donc difficile à contourner ; elle traverse les projets. J. Rebotier aborde cette question et précise que, dans ce spectacle, ils ont fait le choix de privilégier le « rapport entre l’individuel et le collectif », qui est, à son avis, « fondamental dans le cirque »1. Ainsi, le gréement d’un navire prend lieu et place des agrès. Les manœuvres collectives font voguer cet instant de cirque. Les passagers du voyage viennent chacun de leur propre univers, trimballant leur passé, dont ils portent certaines cicatrices. Ensemble, mus par la volonté de Voir plus haut, tout en travaillant la chute ! En effet, pour J. Rebotier, 1 Jacques Rebotier est cité par H.L.T. (« Un Trapèze accroché au mât d’artimon… », Paris, Aden, 27 janvier-2 février 1999, p. 12).
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une des problématiques qui traverse le cirque est « comment tomber ? », plus exactement « comment embellir le temps de la chute ? ». La question « nous renvoie à la condition fondamentale de l’être humain, qui est justement la chute ». Au-delà, « le cirque est une lutte contre la mort. Le mot cadavre ne vient-il pas du latin cadere, qui signifie “tomber” ? ». Cette vision du cirque liée à l’approche de l’apesanteur prend tout son sens dans le passage impressionnant des sauts à la bascule. Notamment, lorsque les premiers sauts sont réalisés avec un départ masqué par une grande voilure située en fond de scène. Les voltigeurs jaillissant de nulle part ne laissent plus aux spectateurs que le loisir d’apprécier la chute. Le texte, introduit par bribe et appuyé sur une gestuelle décalée ou une situation drolatique, confère à l’ensemble une fraîche légèreté. Cependant, le contenu du texte maintient un rapport distant avec les circonstances, puisqu’il s’inscrit dans les images et leur déroulé, comme des petites taches de couleur.
4. Les échappés En deux siècles, sous les chapiteaux, des techniques liées à l’exhibition de la prouesse physique, fuyant l’inconfort de la rue et les contingences des théâtres de foire, ont trouvé un abri salutaire qui a permis le maintien de leur exercice et leur perfectionnement. En échange, que ce soit l’art clownesque, l’acrobatie, la jonglerie, le funambulisme ou le trapézisme (entré un peu plus tard dans la piste) ces pratiques ont participé à la constitution d’un genre spectaculaire, jusqu’à en faire partie intégrante. Elles se sont identifiées à son univers. Si chacune d’entre elles a pu et su développer, dans le cercle structuré et structurant, des spécificités propres, et d’une certaine façon atteindre à un apogée, elles sont entrées dans le même temps dans un regrettable processus de standardisation. En effet, la forme de représentation impose des procédures d’exhibition strictes. Elles sont d’ordre spatial et temporel. D’une part, le lieu détermine les trajectoires des regards des spectateurs convergeant en un même point et, d’autre part, la structuration du spectacle conditionne une durée et un rythme (progressivité de l’intensité). Les crises, que le cirque a traversées au cours du XXe siècle, ont un double impact sur le devenir des techniques. La rigidité formelle, liée à la succession des numéros, les a, en quelque sorte, isolées et la fragilité économique a rendu le refuge incertain. 238
Ainsi, dans le sillage de l’émergence et de la structuration du nouveau cirque, apparaissent, au cours des années 1990, des compagnies (généralement composées en solo, duo, trio) qui élaborent leur proposition esthétique autour d’une prouesse. Se sont-elles « émancipées », « affranchies de la piste », comme le suggère Jean-Michel Guy1, ou bien échappées d’une emprise limitant la création ? Ou encore, de façon plus réaliste (d’un point de vue économique et social, au regard des transformations des besoins culturels...), ne se trouvent-elles pas confrontées à une situation qui fait que, d’une part, les entreprises de cirque, capables d’intégrer en leur sein les artistes formés par les écoles, ne sont pas si nombreuses, et que, d’autre part, il existe une demande des collectivités locales pour les petits formats, aux possibilités de distribution plus souple, en conformité avec les sites disponibles (scène conventionnelle, rue...) ? Le cirque, entité constituée autour de fondamentaux, est désormais appréhendé comme une juxtaposition de micro entités séparables. Nous porterons notre regard sur quelques expériences significatives, qui actualisent le cirque, en se situant franchement, pour certaines, hors cirque. Nous verrons également, au détour de nos approches, que les distances prises avec la tradition s’affirment parfois là où on les attend le moins. a) Acrobates • Vent d’Autan
La compagnie Vent d’Autan, constituée en 1995, de et par Rémy Balagué et Babeth Gros, propose Pas touche terre (1998), mis en scène par Christian Coumin2, un duo acrobatique qui a pour thème l’amour. R. Balagué, formé par le CNAC, obtient des contrats au Cirque du Soleil et au Cirque du Grand Céleste. Après une expérience avec des danseurs contemporains (au sein de la Compagnie Pierre Doussaint) et un passage par le théâtre de rue (Les Héros 1
Cf. son article, « La transfiguration du cirque » (in : Le cirque contemporain, la piste et la scène, op. cit., p. 40) et l'interview qu'il nous a accordé, « Vers un métissage généralisé » (in : « Les Nouveaux cirques à l'affût », op. cit., p. 40-41). 2 Il faudrait insister sur le rôle éminent joué, dans l'espace des cirques nouveaux, par ce personnage indispensable que devient le metteur en scène / en piste.
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Multicartes), il enseigne l’acrobatie au Pop Circus de Auch depuis 1992, tout comme B. Gros (celle-ci, depuis 1996). Auparavant, simultanément à des études supérieures, B. Gros est acrobate pour le Théâtre du Capitole et pédagogue au Lido, tous deux situés à Toulouse. Elle travaille ensuite pour la Compagnie Maripaule B. / Philippe Goudard et pour la Compagnie Jérôme Thomas. Dans Pas touche terre, le spectacle est construit autour d’une seule technique, l’acrobatie. Le duo conditionne l’exploration du main à main. Nous retrouvons dans le discours des artistes les mêmes préoccupations que celles des jongleurs et des trapézistes ; à savoir la volonté de théâtraliser leur savoir faire circassien et de ne pas succomber à la tentation de l’exhibition de la prouesse. Ainsi, disent-ils, qu’« il n’est alors plus question de force, d’exploit ou de performance mais de développement d’un propos dramatique basé sur des émotions dans une perception un peu décalée »1. Ce décalage volontaire, introduit dans les postures, dans les gestes et les mouvements, dans le rythme et les trajectoires, est essentiel pour engendrer une rupture avec les codes convenus élaborés par une pratique axée sur la quête d’harmonie des mouvements réalisée par un corps en perpétuelle extension ou en recherche de celle-ci. La linéarité du corps est brisée. La technique consiste à « insérer » dans la figure des « touches défectueuses » qui concourent à « sa richesse et à son humanité ». Au-delà du travail formel, le but avoué est de favoriser chez le spectateur son « identification à l’artiste » (dans ce texte la compagnie ne fait nullement référence à des personnages). Cependant, dans un registre naturaliste, la confrontation sentimentale de deux identités en quête d’unité s’écoule en un long cheminement nécessaire pour accéder à la reconnaissance de l’autre. Les contacts évités / recherchés, en force ou en frôlements érotiques, en élan joyeux ou en retenues prometteuses, construisent une géographie des corps sculptés par le désir naissant puis s’affirmant comme volonté. • Les Cousins et Les Acrostiches
Deux compagnies, Les Cousins et Les Acrostiches, adeptes du trio acrobatique développent une démarche similaire, qui consiste à inscrire leurs prouesses acrobatiques (innovantes techniquement 1
Cf. le site de la compagnie : http://www.cieventdautan.com
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dans la cadre d’un trio) dans le registre du comique, quelquefois parodique. Les Cousins, Julot (équilibriste), Lolo (jongleur) et René (clown de reprise) se rencontrent en 1990, après avoir construit des parcours professionnels individuels. Ils développent tout d’abord leur démarche dans la rue (Lolo, Julot, René en 1990 et Ça n’a pas été facile ! en 1991). Cependant, dès 1993, des versions de ces spectacles sont élaborées pour la salle, de façon à multiplier les possibilités de diffusion. Il s’avère qu’une certaine proximité et complicité avec le public est plus difficile à atteindre en salle ; il faut donc apporter des modifications aux projets initiaux et, en fait, retravailler la forme. Ainsi, C’est pas dommage ! (1996), principalement distribué en intérieur, propose des enchaînements plus élaborés qu’au sein des précédents spectacles ; de même, une gestuelle plus précise est mise en action. Cette pièce obtient alors une reconnaissance médiatique. L’acrobatie, les équilibres et le jonglage, alternent ou se mêlent désormais dans un souci de théâtralisation, qui met aux prises des personnages comiques. La compagnie Les Acrostiches réunit, depuis 1994, trois acrobates « équilibrés, robustes, pétulants, inusables, médaillés au Festival Mondial du Cirque de Demain, désopilants, fortiches, membrus, chichiteux, rudimentaires, archaïques, burlesques et cons »1. Philippe Copin (Dimitri), JeanPhilippe Cochey-Cahuzac (Mr. Dangelo) et Michel Navarro (Jack), formés au Lido (Toulouse), campent trois personnages qui croisent également acrobatie et jonglage, au sein de Personnellement vôtre (1995), spectacle au sein duquel les travers du cirque (traditionnel) sont parfois humoristiquement interpellés. b) A la conquête du ciel • Les Noctambules
Notre objectif n’est pas d’établir un panorama exhaustif, nous ne mentionnons donc ici que quelques compagnies significatives2. 1
Cf. le dossier de presse de la compagnie (1998). D’autres mériteraient tout autant d’être ici citées, telle, par exemple, Le Carillon (1995-1998), animée par Florence Caillon (qui, aujourd’hui, avec une nouvelle compagnie, L’Eolienne, fouille d’autres chemins du côté d’un cirque chorégraphié n’excluant pas les mots), proposant entre ciel et terre une curieuse relation entre techniques aériennes, danse aérienne et musique (Bal Sabbat). 2
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Nous voudrions cependant nous arrêter sur les propositions des Noctambules, compagnie trop souvent oubliée par les écrits officiels concernant le nouveau cirque, alors que ses fondateurs furent de véritables pionniers. Ainsi, Antoinette (formée au Conservatoire de Versailles) et Michel Nowak1 (danseur, mime et comédien) se spécialisent dans la représentation de rue depuis qu’ils ont constaté, comme le dit M. Nowak, que « quand on jouait dans les salles on avait peu de public. Quand on faisait une parade dans la rue, on avait beaucoup de monde, alors ça nous a fait réfléchir… »2. Ils décident donc de jouer « à la sortie des usines » et de partir à la rencontre du « non-public ». Jean-Jacques Barey considère que leur engagement, à l’époque, contrairement à d’autres (qui simultanément se distinguent) évite le discours « baba-rétro » et que « les Noctambules nous proposent un regard acéré sur eux-mêmes et le monde ambiant », introduisant « juste la petite touche de théâtralisation qui crée l’étrangeté et arrête le passant pour en faire un spectateur »3. Des numéros de cirque théâtralisés sont en effet déjà présents au sein de leurs spectacles. Alors que certains font le choix du chapiteau, Les Noctambules s’installent avec plus de détermination dans la rue et, en 1983, mettent au point, résultat de l’expérience acquise lors du jeu dans cet espace et de deux ans de recherche, un camion Music-hall. La remorque se déplie et les agrès sont automatiquement hissés et prêts à l’emploi ; une aire de jeu est ainsi libérée (dès cette annéelà, ils ont en projet la construction d’un camion trapèze volant). La troupe se compose de jongleurs, de trapézistes, d’acrobates, d’équilibristes et d’artistes de haute voltige. En 1989, Le Pylône est une proposition spectaculaire qui se déploie à partir d’une structure métallique dont la forme s’apparente au gigantesque support des lignes à haute tension. Celle-ci permet aux trapézistes de concevoir d’impressionnantes 1
Depuis 1991, Michel Nowak et les Noctambules dirigent Les Arènes de Nanterre (ville qui a accueilli Les Noctambules dès leurs débuts). Les Noctambules assument également, dans cette même ville, la direction d’une école de cirque. 2 Michel Nowak est cité par Jean-Jacques Barey (in : « Outils de l’itinérance », Champs-sur-Marne, Lieux Publics, n°1, 1984, p. 22). 3 Jean-Jacques Barey, « Outils de l’itinérance », op. cit., p. 23.
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évolutions, qui s’appuient sur un violent (mais significatif) contraste entre le monstre de métal qu’est le pylône et la fragilité des corps soumis au vertige de l’envol. • Tout Fou To Fly
En 1991, Elsa Renoud et Jean-Michel Poitreau, élèves de l’Ecole de trapèze Jean Palacy présentent un duo de cadre aérien au CIRCA d’Auch. Ils sont rejoints par d’autres artistes et, en 1993, c’est un groupe de dix sept artistes qui compose Tout Fou To Fly et qui, réquisitionnant des techniques du théâtre de rue, crée Les Ombres de la nuit. La compagnie promène son monumental portique, lieu de sa démarche axée « sur l’aérien, la comédie et la musique vivante »1, de villes en festivals. Au trapèze volant, s’ajoutent le trapèze fixe, les élastiques et les cordes volantes. J.M. Poitreau déclare que leur « travail est axé sur la théâtralisation tout en partant du désir de faire de l’aérien léger, décontracté, où l’écriture du spectacle n’est pas basée sur la possibilité de la chute »2. Les volants de Tout Fou To Fly n’hésitent pas à raconter des histoires et investissent leurs agrès drapés des costumes de leurs personnages. Au désir de vol qui habite le public, correspond également la peur de la chute ; pour E. Renoud, « l’apport de la comédie permet de masquer l’appréhension de la chute »3. La Fiancée d’Igor (1995) projette dans les airs des personnages inscrits dans un contexte à forte référence ; en l’occurrence, l’intrigue construite se déroule dans un petit village avec le bistrot pour centre de vie. La taille du portique éloigne le public, il est donc difficile de transmettre les émotions par les expressions du visage ; aussi, le jeu doit donc être essentiellement corporel, légèrement démesuré. Le registre du burlesque est revendiqué et s’appuie sur des personnages typés qui, ainsi, affirment une proximité avec le public parce qu’ils s’inscrivent dans un imaginaire repérable (pêle-mêle, un facteur, une mariée, une pinup, un barman…). La Sœur d’Icare s’appelle Illusion (1998) est 1
Jean-Michel, Poitreau est cité in : « Au trapèze volant » (Bordeaux, Sud-Ouest, 5 septembre 1997). 2 Jean-Michel Poitreau, « Table ronde avec les compagnies de prouesses aériennes », propos retranscrits par Jean-Christophe Baudet, Paris, Arts de la Piste, n° 4, op. cit., p. 32. 3 Elsa Renoud est citée in : « Au trapèze volant », Bordeaux, Sud-Ouest, op. cit.
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une proposition peut-être moins contextualisée. Ce spectacle s’empare du mythe de Prométhée et du désir de vol d’Icare et recherche leur possible inscription dans un problème contemporain lié à la solitude et à l’isolement. Icare trouvera-t-il le chemin et les ressources nécessaires qui lui feraient rejoindre les habitants de l’espace aérien et, peut-être construire une perspective émancipatrice ? Ecole de trapèze Jean Palacy Jean Palacy est né en 1930. Il apprend seul la technique du trapèze dans un gymnase (« sans professeur, sans longe et sans filet »1) situé dans le Bois de Vincennes à Paris. Il y rencontre des professionnels, qui lui prodiguent des conseils et des encouragements. Dans les années 1950, c’est le début de la première tournée avec Les Météores, arrêtée au bout de six mois pour cause de fracture de la jambe provoquée par une mauvaise réception dans le filet. En 1953, en duo avec Madame Clérans, il conçoit le célèbre numéro du « saut de la mort »2. Après le rachat du matériel des Météores, il constitue son propre groupe et tourne pendant quinze ans, associé avec Enzo Cardona, « un voltigeur magnifique », dit de lui Jean Palacy, en précisant, « nous avons fait notre dernière “Piste aux Etoiles” en 1961 ». Sur les raisons qui l’ont amené à se lasser du trapèze volant, il confie « maintenir une équipe très soudée est vital dans notre discipline mais exige aussi énormément d’énergie ». Il termine sa carrière de trapéziste en duo avec sa seconde femme, Pauline, en 1977. Donnant son avis sur la constitution de compagnies autonomes de trapèze volant, Jean Palacy comprend qu’elles soient attachées au désir de théâtralisation. Il relate alors sa propre expérience dans le domaine et les difficultés rencontrées au sein de la piste, qui contraignent à l’abandon de tel projet : « Quand j’ai monté ma compagnie, on s’appelait les Tarzanova, il y avait Jane, Tarzan, l’explorateur… On avait déjà le désir de faire un spectacle différent, avec des personnages, des cris, des éléments de décor comme la plate-forme qui était un tronc d’arbre… Lorsque l’on fait une saison dans un cirque de tradition, cette démarche est trop contraignante pour des questions d’espace, de logistique, de temps : en raison de la 1
Jean-Palacy, « Entretien avec Jean Palacy », propos recueillis par JeanChristophe Baudet, Paris, Arts de la piste, n°4, op. cit., p. 26. 2 Dans le « saut de la mort » : le voltigeur saute dans le vide, les pieds en premier, à la verticale, réalise une demi-pirouette, avec la certitude que le porteur le rattrape au passage par les poignets.
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succession des numéros, vous n’avez pas plus de neuf minutes. C’est vrai qu’être autonome est la seule solution pour contourner tout cela. »1 Il débute sa carrière de formateur au Conservatoire National des Arts du Cirque et du Mime puis à l’Ecole Nationale du Cirque. Un peu plus tard, avec sa femme, ils décident d’ouvrir leur propre école pour « avoir la maîtrise du matériel et du fonctionnement »2. A l’invitation de Michel Crespin, ils s’installent un temps à la Ferme du Buisson lorsqu’elle hébergeait Lieux Publics. L’Ecole de trapèze volant Jean Palacy a acquis une renommée internationale qui s’appuie sur la reconnaissance qu’en ont ses élèves, qui viennent de tous les continents et se produisent dans les grandes enseignes internationales. J. Palacy enseigne le trapèze volant, le cadre aérien, le trapèze ballant, et le petit volant. Il base sa pédagogie sur des éléments simples mais déterminants, comme la qualité du balancement (acquérir la « bonne hauteur, la bonne position : au-dessus du bâton et pas en dessous », savoir se retourner et monter sur le cadre, être capable d’arriver sur le trapèze sur le ventre. Ainsi, dit-il « c’est à force d’enseigner que j’ai forgé une méthode, mes élèves font les choses facilement, sans effort le résultat est là ». • Les Arts Sauts ♦ Le vol à ciel ouvert
Fondée en 1993, Les Arts Sauts est une compagnie réunissant onze trapézistes (dont une femme). Formés dans des écoles différentes (l’Ecole Nationale du Cirque, l’Ecole de cirque de Budapest, le Centre National des Arts du Cirque et l’Ecole de trapèze volant Jean Palacy), ils se sont rencontrés au fil de leurs contrats avec des compagnies de renommées (Cirque du Soleil, Cirque Plume, Archaos…). Leur première création, comme c’est le cas pour beaucoup d’autres, porte le nom de leur compagnie (ou inversement ?). Elle est rendue possible par un investissement non seulement artistique et physique, mais également financier puisqu’ils mettent dans un pot commun 400 000 F (60 000 €) pour acheter leur premier portant aérien. Celui-ci, inspiré du camion trapèze d’Archaos, se déploie en extérieur. Les représentations ne sont possibles, en France, que de mai à septembre. Les tournées internationales sont 1 2
Ibid., p. 27. Ibid., p. 26.
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indispensables et sont soutenues par l’Association Française d’Action Artistique (AFAA) (Asie du Sud Est, Australie, Amérique du Sud, plusieurs pays d’Europe). Le choix de construire toute une proposition spectaculaire autour de leur pratique tient au fait, en partie, qu’ils ne veulent plus dépendre d’une autre compagnie qui les contraindrait à développer leur proposition autour de dix petites minutes. En exergue de leur engagement esthétique, ils déclarent vouloir « voler comme on nage, comme on respire, comme on aime… se laisser porter par les ailes du désir »1. ♦ Une dramaturgie « du vide et de l’espace »2
Les difficultés de diffusion d’un spectacle en plein air et l’envie d’établir une relation plus intime avec le public conduit la compagnie à se poser la question de l’occupation d’un lieu fixe, plus précisément un chapiteau. L’architecte Hans Walter Müller leur propose une structure originale autoportante, en forme de bulle (40 mètres de diamètre, 20 mètres de hauteur), constituée de deux parois entre lesquelles est soufflé de l’air, ce qui lui donne sa rigidité. Le public y pénètre en se confrontant à la respiration du lieu. En jouant des coudes et des épaules, l’effort produit se retourne contre lui, qui peut alors avoir l’impression d’être avalé par une immense bouche verticale, pulpeuse. Pensée en accord avec la technique, l’installation des spectateurs se fait en position allongée dans des transats répartis de part et d’autre des agrès du pont de volant. Les yeux tournés vers le ciel à la recherche des étoiles, ceux-ci sont alors prêts au rêve. Hervé Lelardoux, metteur en scène de Kayassine (1998), considère qu’une fois entrés dans la bulle, nous découvrons « deux espaces en un. Au début, on est sous terre, dans une caverne, un lieu de nulle part, à la fois vide et à l’écoute du monde. Ce n’est qu’ensuite que l’on s’élève vers la voûte céleste »3. Le spectacle débute par l’apparition de la seule femme de la compagnie, vêtue d’une robe ample et soyeuse dont 1
Cet extrait est mentionné en exergue du dossier de presse de Kayassine. Marc Moreigne, « “Devenir la figure, être le mouvement”… Plongée dans le monde des Arts Sauts », in : Le cirque contemporain, la piste et la scène, op. cit., p. 86. 3 Hervé Lelardoux est cité par Véronique Cohen (in : « Sous les trapèzes exactement », Paris, La Scène, 2 novembre 1998, p. 12). 2
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l’air frôlé structure le drapé, dans un halo de lumière qui s’agrandit progressivement en fonction de l’amplitude de la trajectoire de la trapéziste. Les hommes, maintenus par des filins, se lâchent dans le vide et dessinent par des mouvements pendulaires des trajets rectilignes. Après cette introduction, l’intérêt du spectacle se développe lorsque la structure des agrès s’élève et est investie par les trapézistes volants. Pierre Notte pointe, indirectement, les limites de la proposition en écrivant que : « […] les voltigeurs des Arts Sauts ne prétendent pas renouveler l’art du trapèze, où l’espace est réduit et les figures ne sont pas légion. Mais ils en restituent la grâce et la magie […]. Ils s’agitent dans l’air comme nos neurones dans nos cervelles, sans mot ni prétexte, sans discours ni sens. Kayassine […] restitue un théâtre de divertissement […] d’extase rêverie. »1
Si, en effet, les figures du trapèze volant sont très codifiées et répertoriées, l’originalité des Arts Sauts se manifeste dans la complexité des enchaînements rendue possible par la présence simultanée de trois porteurs (les voltigeurs passant de l’un à l’autre dans le même envol). Le changement de hauteur, les croisements possibles entre voltigeurs, les alternances de rythmes font que, selon Marc Moreigne, « c’est dans, sur, avec et autour du vide que les Arts Sauts tracent la calligraphie délicate et éphémère, aux infinies variations de lignes et de contours, de leurs corps en mouvement »2. ♦ Esthétisme et formalisme
Malgré les variations dans l’occupation de l’espace (entre le bas et le haut), la présence d’un orchestre, dont les musiciens (voix et instruments) sont intégrés à différents niveaux de la structure, l’intention artistique se limite finalement à la question du vol interdit à l’homme, et à sa transgression en partie réalisée. Fabrice Champion, voltigeur de la compagnie, affirme que ce qui le « passionne, c’est d’incarner le mouvement. Que mon corps et mon
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Pierre Notte, « Kayassine, la troupe des Arts Sauts offre un superbe ballet aérien », Paris, La Terrasse, janvier 1999, p. 5. 2 Marc Moreigne est cité au sein du dossier de presse de la Compagnie.
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être tout entier devienne le mouvement que je fais »1. Il s’interroge sur la réception du public, car son désir est de « faire accéder les gens à ce que l’on fait et non à ce qu’ils imaginent que l’on fait ». Dans la discussion, Laurence de Magalhaes, administratrice, fait référence aux « images » qui sont créées, « il y a des tableaux, des couleurs qui agissent directement sur l’imaginaire du spectateur »2. En affirmant que Kayassine « est un spectacle complètement esthète », elle revendique ce que nous considérons comme le risque majeur de telles productions, qui se condamnent à n’expérimenter qu’une seule pratique qui ne peut malgré tout guère dire plus que ce qu’elle évoque immédiatement (en l’occurrence l’envol et son antagonisme la chute). L’autre risque est celui du formalisme dans la mise en scène, non du spectacle, mais de la pratique elle-même. Ainsi, la recherche entreprise par Les Arts Sauts se situe, également, au niveau de la perception visuelle proposée au spectateur. Le confort des transats est réel, car la position s’avère idéale, sans déplacement de tête, ni inclinaison de la nuque. C’est dans cet esprit que la compagnie propose une autre version de Kayassine, dans la grange de la Ferme du Buisson. La structure portant les agrès est bloquée entre deux jetées de gradins, dont les assises sont situées à telle hauteur que les trapézistes évoluent au niveau du regard des spectateurs, qui ont l’étrange impression de pouvoir toucher l’artiste en plein vol. L’effet est saisissant et a au moins l’intérêt de proposer une expérience à vivre. Ainsi, l’administratrice remarque, à regret, que « les gens étaient confrontés à une série d’éléments − transpiration, souffle, relâchements − qui constituent une réalité organique, invisible dans la bulle »3. Le débat est ouvert autour de la table de discussion et F. Champion s’exclame : « […] mais justement, c’est ça qui est beau ! Moi, ce que j’aime, c’est quand il y a un équilibre entre
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Fabrice Champion, « L’angoisse est fondamentale dans le trapèze », propos recueillis par Marc Moreigne, in : Le cirque contemporain, la piste et la scène, op. cit., p. 91. 2 Florence de Magalhaes, « L’angoisse est fondamentale dans le trapèze », propos recueillis par Marc Moreigne, in : Le cirque contemporain, la piste et la scène, op. cit., p. 92. 3 Ibid. , p. 93.
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l’image et la réalité de ce que l’on fait. Je n’ai pas envie de faire quelque chose d’uniquement esthétique… »1. • Didier Pasquette
Didier Pasquette est funambule à grande hauteur. Il est membre de la première Promotion du Centre National des Arts du Cirque. Un rêve, marcher sur un fil, est devenu réalité ; « marcher longtemps et bien, avec la perfection technique des artistes asiatiques, faire du cirque bien sûr, mais aussi amener le fil dans le théâtre, l’opéra, la danse… »2. Sa carrière professionnelle alterne les inscriptions de sa prouesse dans des spectacles de nouveau cirque et les exploits individuels en extérieur. Sous les chapiteaux d’Archaos ou sur le camion funambule des Tréteaux du Cœur volant, il multiplie les difficultés en glissant des accessoires entre lui et son fil (des vélos à roue fixe du plus petit au plus grand, jusqu’au Grand Bi…) et développe un style identifiable. Il assure une présence corporelle forte, soutenue par un regard déterminé qui porte au loin et lui confère un apparent détachement, et semble l’inscrire dans la solitude. Assumant sur son câble à grande hauteur son indépendance, il crée des ponts qu’il est le seul à emprunter supportant le poids des milliers d’yeux tournés vers lui. Nous ne citerons que quelques-uns de ces moments. En 1989, il relie les deux tours de la Basilique de l’Epine (Champagne-Ardenne) ; en 1990, il marche sur un câble oblique de 150 mètres de long ; en 1997, il réalise, avec Jade Kindar Martin, la première traversée de la Tamise à deux funambules se croisant au milieu du fleuve (430 mètres de long à 45 mètres de hauteur). c) Le jonglage : un art en recherche • Le jonglage est un art
Jérôme Thomas découvre le jonglage à quatorze ans, lors d’un stage réalisé sous le chapiteau de la Compagnie Foraine. La légende, rapportée par Sylvie Martin-Lahmani, dit qu’à ce moment il aurait décidé de « “continuer à ne pas s’arrêter” : de jongler, de 1
Fabrice Champion, « L’angoisse est fondamentale dans le trapèze », propos recueillis par Marc Moreigne, in : Le cirque contemporain, la piste et la scène, op. cit., p. 93. 2 Claude Krespin, « Didier Pasquette », Plaquette de présentation du spectacle du CNAC, Châlons-sur-Marne, CNAC, 1989, non paginée.
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danser avec ou sans objets, de penser chorégraphiquement un monde qui serait plein de balles, de rebonds et de temps suspendus »1. Autodidacte, il structure sa pratique lors des stages d’été organisés par l’Ecole Nationale du Cirque. Il revendique l’influence de son professeur, Nadejda Achvits, qui enseigne à l’Ecole de cirque de Moscou. Il dit être également fasciné par Michaël Moschen, qui, en même temps que lui, mais aux EtatsUnis, pratique l’improvisation. L’objectif de Jérôme Thomas est de faire « entendre le jonglage » ; « […] au cirque, on vous demande une performance de courte durée, mais j’ai besoin de parler davantage, de raconter une plus longue histoire avec le langage du jonglage. Je prends mon temps, j’invite le spectateur à entrer dans le processus narratif de l’histoire », affirme-t-il2. Les caractéristiques techniques des balles en caoutchouc (par la suite en silicone), qui rebondissent au contact du sol lui offrent des possibilités jusqu’alors inexpérimentées dans la piste ; ce, notamment dans le cadre du possible effacement de l’erreur. Ainsi, par la mobilisation de divers procédés, nommés droplines, qui permettent au jongleur de « sauver la face ! »3 (personnification de la balle qui est considérée comme rebelle, exagération de la maladresse qui permet au jongleur de jouer avec son statut…), celui-ci peut négocier la chute accidentelle d’une balle. En effet, en récupérant son rebond, il l’intègre dans la figure qu’il recompose. Ainsi, simultanément à l’accident, il lâche volontairement une seconde balle créant ainsi une symétrie rétablissant l’harmonie de la figure et effaçant la faute. L’objectif n’est plus, comme au cirque, la perfection suprême. Pour J.M. Guy, l’enjeu « n’étant plus fondé sur la peur, le spectateur ne considère plus le jongleur comme un surhomme, mais comme un acteur aux prises avec son environnement »4. L’ambition n’est plus l’exhibition d’une virtuosité. J. Thomas développe un jonglage minimaliste autour de la manipulation de trois balles. Sa première 1
Sylvie Martin-Lahmani, « Le roi de la jongle », in : Avant-garde, cirque !, op. cit., p.83. 2 Jérôme Thomas est cité par Yvon Kervinio (in : « Jérôme Thomas », Le Cirque dans l’Univers). 3 Joëlle Bourgin, « Sauver la face ! », Paris, Arts de la piste, n°15, op. cit., p. 33. 4 Jean-Michel Guy, Les Arts du cirque en l’an 2000, Op. cit. , p. 119.
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proposition est une improvisation d’une heure, au sein de laquelle il introduit par la suite de la musique, des éclairages, des accessoires qui déterminent un contexte. Il crée successivement Artrio (1989), Extraballe (1989), Kulbuto (1991), Quipos (1993) ; puis, viennent trois versions de Hic Hoc (1995-1997) et enfin 4 « qu’on en finisse une bonne fois pour toutes avec… » (1998), un spectacle pour quatre jongleurs. Jérôme Thomas a fait école. Il est considéré comme le chef de file d’un mouvement qui prend naissance dans les années 1980. En effet, toute une génération de jeunes jongleurs a développé un travail autour de cette balle en silicone dans des propositions relativement dépouillées, avec une inscription minimale dans le réel (coloration des éclairages, costumes effacés). Il s’agit, notamment, de jongleurs qui ont travaillé au sein de la compagnie créée par Jérôme Thomas en 1991 « (Nolwenn Cointre, Emmanuel Anglaret, Jean-Christophe Hapon, Philipe Ménard, Martin Schwietzke…) »1. J. Thomas, sans prétention, se déclare chercheur. Jean-Michel Guy présente les deux formules de l’artiste qui résument la révolution accomplie et qui permettent d’émanciper le jonglage de son image de divertissement en « lui accordant la reconnaissance d’une certaine élite »2. Ainsi, « 1) “le jonglage est le jonglage”, c’est-à-dire pas plus un art du cirque qu’autre chose ; 2) “le jonglage est un art”, sous entendu rien que cela »3. Le premier point prend en compte l’inscription du jonglage dans toute son histoire en considérant que les deux siècles de la piste ne furent qu’une parenthèse. Le second point lui permet d’affirmer sa position au sein d’un discours jonglistique et d’un ensemble de recherches contemporaines sur le sujet4. De plus, J. Thomas travaille à une méthode d’enseignement de « jonglage cubiste ». Celui-ci se démarque de l’approche russe 1
Sylvie Martin-Lahmani, « Le roi de la jongle », in : Avant-garde, cirque !, op. cit., p.80. 2 Jean-Michel Guy, « Jongler n’est pas jouer », in : Le Cirque au risque de l’art, op. cit., p. 112. 3 Ibid. Jean-Michel Guy signale que, parmi les jongleurs développant un point de vue divergent, « Albert Lucas milite pour la reconnaissance du jonglage comme sport olympique » (« Jongler n’est pas jouer », in : Le Cirque au risque de l’art, op. cit., p. 113). 4 Sur cette question, nous renvoyons à la lecture de Jean-Michel Guy, « Jongler n’est pas jouer », Le Cirque au risque de l’art, op. cit., p. 110-122.
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qui s’inscrit dans une surface plane, le carré, et détermine donc un espace bidimensionnel. L’artiste envisage d’inscrire le corps du jongleur dans un cube ou règne le tridimensionnel. S. MartinLahmani précise que ceci se réalise « en rapport avec la biomécanique de Meyerhold » et qu’il s’agit « d’un travail d’ordre énergique, cosmique et collectif »1. • Sur quelques déclinaisons du jonglage artistique
François Chat a fait ses classes à l’Ecole Nationale du Cirque. Il construit des solos, mis en scène par le mime Philippe Minella, Clip Clop (1993) et L’Œuf du vent (1996). Il est également l’interprète de Wings on Rock (1998), que Robert (Bob) Wilson a spécialement conçu pour lui. Pour Fr. Chat, sous la direction du metteur en scène, il « faut accepter de devenir un objet ou alors de voir l’objet devenir vivant »2. Fr. Chat construit ses spectacles comme une succession d’instants de jonglage en diversifiant les objets et les techniques. Il crée une poétique de l’image en adaptant sa mise en espace en fonction de la nature de l’objet. Par exemple, il fait jaillir d’un récipient des gerbes d’eau auxquelles sont mêlées des balles de cristal. L’instant est beau ; la lumière, transperçant les matières et le rythme, leur donne vie. La prouesse est réelle, puisque l’élément liquide introduit dans la manipulation une contrainte nouvelle. Cependant, l’intention artistique reste collée à la matérialité des éléments qui composent la proposition. François Devinat écrit de ce spectacle qu’il propose « une traversée du temps autour de la naissance, où le faune dansé par ses balles blanches n’évite pas toujours les pièges du formalisme esthétique »3. Ezec Le Floc’h (Compagnie Lemings), formé au Centre National des Arts du Cirque, s’empare d’un objet insolite, le bilboquet. Tout en développant une pratique de pédagogue, il met au point un premier solo, UN, en 1996. Il propose un jonglage acrobatique, pour un artiste et un objet, certes décliné en plusieurs 1
Sylvie Martin-Lahmani, « Le roi de la jongle », in : Avant-garde, cirque !, op. cit., p.83. 2 François Chat est cité par Eric Dahan (in : « Il faut accepter de devenir un objet », Libération, 18 juin 1998). 3 François Devinat, « Chat perché », Paris, Libération, 27 novembre 1997.
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tailles, exploré dans plusieurs directions, mais nécessitant toujours le même type de rapport. Lionel About et Vincent Bruel créent la compagnie Vis à Vis en 1997. Ils sont également des adeptes des balles de silicone. Visa pour l’amour, mis en scène par Christian Coumin, est un duo dans lequel les balles s’échangent, comme on dit des mots ; des mots doux ou des gros mots, avec tendresse ou avec passion, des banalités ou des certitudes, timidement ou avec véhémence. Les passing de balles établissent un lien entre les deux jongleurs. Les trajectoires sont glissées sur des supports horizontaux et les balles semblent liées entre elles par un flux magnétique. L’intention ne se réalise que parce que les balles ne sont ni jetées ni abandonnées, mais pensées en véritable prolongement du corps, effectivement convoqué. La balle fait corps et concrétise les sentiments qui unissent les deux jongleurs. La partition musicale, en décalages mesurés, ou en soulignements impromptus, concourt à intensifier un dynamique dialogue. La Compagnie Les Frères Kazamaroffs (Vladimir et Alïocha) présente en 1997 Un Cirque clandestin. « Profitant d’un convoyage d’objets d’art égyptiens, deux clandestins [déguisés en momies] s’éclipsent de leur pays »1. C’est leur arrivée − sur une terre qu’ils espèrent être d’asile − dans un container dont ils émergent et qui se révèle être un espace de jeu, qui déclenche une succession d’échanges acrobatiques et jonglés. La barrière de la langue est ainsi contournée, puisque Gérard Clarté et Benoît Belleville nous content leur histoire au travers des références qui traversent les prouesses. Nous pouvons remarquer que, contrairement aux adeptes d’un jonglage abstrait, les Frères Kazamaroffs ancrent leur spectacle, en affirmant une position d’évidente tolérance, au cœur des débats sur les sans-papiers qui mobilisent alors (et encore) la société française. La compagnie Kabbal propose Escaballe, en 1997, spectacle mis en scène par Catherine Gourdon. Jérôme Cannet, Hervé Duca, Christophe Pilven et Franck Ténot campent quatre personnages aux prises avec un foisonnement d’objets qui les éloigne d’un jonglage détaché du quotidien : une échelle, des cartons d’emballage, des 1
Cf. le dossier de presse de la compagnie (1997).
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valises, des manteaux, des balles et des ballons, des échasses… des instruments de musiques (accordéon, violon…). Les Apostrophés, Martin Schwietzke, jongleur, et Jérôme Tchouhadjian, pianiste et guitariste, créent A Corps pour deux solistes (1997). Chacun dans leur univers − le jongleur aux prises avec ses balles, parfois face à son miroir ; le musicien expérimentant les sons dans son laboratoire − ils élaborent une matière qui leur est propre. C’est dans leur confrontation et leur rencontre dans l’espace de la piste qu’une convergence inédite peut s’établir. Philippe Ménard, disciple de Jérôme Thomas, fonde sa compagnie Non Nova, en 1996. Il produit un solo Hypnose, en 1996, puis Non Nova, Sed Nove (1997), Branck Quartette (spectacle concert pour la rue) (1997) et Le grain (1998). Cette dernière pièce aborde la question du ratage, du grain qui se glisse dans les rouages, qui perturbe l’ordre établi. Avec son personnage Popox, Ph. Ménard engage une réflexion sur la perception du jonglage par les spectateurs, encadrée par un travail sur la lumière et les zones d’ombre qui favorise une décomposition du corps du jongleur. Le spectacle traite du dépassement de la perturbation dans un dialogue entretenu avec le musicien, qui s’intègre à la scénographie du spectacle et au jeu du jongleur. La Compagnie de l’Ebauchoir, fondée en 1996, par Thierry André, produit Petite pièce issue du cirque. L’artiste, formé au Centre National des Arts du Cirque, spécialisé dans le jonglage avec massues, participe à plusieurs spectacles de compagnies de nouveau cirque avant de créer ce solo qui évoque la problématique de la solitude, voire d’un isolement recherché. d) L’art clownesque « Il n’y a plus de clowns dans le nouveau cirque ! », est-il souvent constaté ; « le clown s’est échappé de la piste », avonsnous écrit1. Certes, mais l’art clownesque s’impose toujours
1
Martine Maleval, « Les Loufoqueries du nouveau cirque », in : Figures du Loufoque à la fin du XXe siècle, sous la dir. de Jean-Pierre Mourey et de JeanBernard Vray, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2003, p. 241-253.
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néanmoins1. Une liberté s’affirme avec les personnages clownesques contemporains. Les attributs (perruques, grimages, costumes) évoluent, s’estompent, se limitant parfois à une touche de rouge en référence à la couleur du nez, stigmate essentiel du clown. La gestuelle au-delà de son adaptation à la scène est marquée non seulement par un travail acrobatique mais s’imprègne de technique de danse. Le répertoire ne se limite pas à la reprise de gags convenus et s’enrichit de l’héritage littéraire et théâtral. Les thématiques se diversifient. • De nouveaux clowns, entre tradition et modernité ♦ Les Colombaioni
Dans les années 1970, les Colombaioni (d’origine italienne) se sont affirmés avec force sur la scène française et ont participé à l’émergence et à la structuration des comédies clownesques. Le clown est réinvesti non pour ce qu’il est en soi mais essentiellement pour les situations dans lesquelles il est amené à se trouver ou qu’il est amené à provoquer. Ainsi, déclarent-ils que « c’est la situation qui est comique pas le maquillage »2, qu’ils ont progressivement délaissé. Les situations sont elles-mêmes reconsidérées. La trivialité des propos ou des gestes, qui peut être acceptable voire indispensable dans la piste, peut vite devenir inadéquate au jeu sur scène. L’actualisation ou le détournement d’entrées classiques s’imposent. Par exemple, Petite abeille donne moi du miel, fréquemment jouée, dans laquelle un personnage entre Si, effectivement, l’art clownesque contemporain s’est affranchi de la piste, les moments clownesques ne sont pas absents du nouveau cirque (les clowns de tôle d’Archaos le prouvent). Certes, le clown semble remplacé par un comédien qui fait le clown. Celui-ci use notamment de la parodie (Cirque du Grand Céleste), du grotesque (Compagnie Cahin-Caha), de la caricature (Cirque Plume) ou encore du loufoque (Compagnie Foraine). 1 Notons ici que les pédagogues de la scène théâtrale se sont emparés du personnage clownesque. Ainsi, par exemple, dans son Ecole de Mime et de Théâtre fondée en 1956, Jacques Lecoq incite ses élèves à trouver le clown qui est en eux ; « le clown n’existe pas en dehors de l’artiste qui le joue », précise-t-il (Le corps poétique, un enseignement de la création théâtrale, Arles, Actes Sud, 1997, p. 153). 2 Intervention dans le film Clowns et Augustes, proposé et écrit par Denis Granais, coréalisé par Hervé Masquelier, production La Cinquième-17 juin Production, décembre 1999.
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en piste la bouche pleine d’eau et la recrache à la figure de l’Auguste, est considérée démodée. Ils la reprennent et introduisent de nouveaux protagonistes, le Roi et Hamlet. Le final entre le clown blanc et l’Auguste, qui s’échangent des jets d’eau, est la transposition du duel entre Hamlet et le frère d’Ophélie. Ainsi, Laërte se présente-t-il devant Hamlet la bouche pleine d’eau, mais quel n’est pas son étonnement (ses petits yeux, à moitié masqués par ses joues grossies par le liquide, deviennent deux billes rondes et brillantes) de constater que Hamlet a également les pommettes rebondies. Il va s’en suivre un réel duel de mimiques et d’attitudes gestuelles accompagné de projections savamment dosées d’une multitude de jets d’eau qui cherchent à faire mouche – plus en déclenchant le rire du public qu’en atteignant l’adversaire. C’est en appuyant sur son ventre que le vaincu provoque le bouquet final. Le public applaudit la performance technique, puisque ces bouches saturées d’eau semblent contenir une quantité impressionnante de liquide, mais il apprécie également le jeu d’acteur et la qualité de l’échange juste dans le rythme et les intentions conflictuelles. La référence aux humeurs (ces substances fluides qui émanent du corps) inscrite dans un contexte savant, la pièce de William Shakespeare, crée une juxtaposition qui provoque une distance parodique tout à la fois de la situation et du genre. ♦ Les Macloma
Fondés en 1972 par un groupe d’étudiants en théâtre et en arts plastiques de l’Université de Paris 8-Vincennes, les Macloma, dont les centres d’intérêt se portent sur les petites formes, qui vont des expressions théâtrales populaires à la bande dessinée en passant par le burlesque américain et le théâtre de marionnettes, montent leurs premiers spectacles aux titres évocateurs (Les Clowns, Hérozéro, Darling-Darling). Au cours de tournées en France et en Europe, ils rencontrent Dario Fo qui les conforte dans leur démarche et les encourage. Il les considère comme des clowns de vérité ; ce qui signifie notamment qu’ils trouvent le bon rythme dans la chute et qu’ils savent donner et recevoir des coups de pieds au cul… avec art ! « Ils ne sont pas de fins poètes. Ils savent avoir de l’agressivité jusqu’à la douleur, ils ont une violence de sucre et une truculence de miel, et ils dénoncent toujours explicitement le monde obtus, trivial, obscène, qui nous fait accepter la société dans laquelle nous vivons, 256
multinationale, multicapitaliste, multiconsommatrice, multimilitaire, multimasculine, autodestructrice. »1
Leurs clowns ne sont pas des types figés ; mais des personnages, aux caractères identifiables inscrits dans une succession de sketches les obligeant au changement d’apparence (costumes, maquillages). Ainsi leurs caractéristiques clownesques s’adaptent aux personnages. Réciproquement, leurs personnages ne s’adaptent-ils pas à leurs clowns ? Le jeu mis en place intègre des objets, des accessoires, qui parfois se fondent dans leur panoplie. En 1990, Philippe Azoulay, Alain Cantonné et Guy Pannequin montent Trio. En 1994, ils créent On ne mourrira jamais !, d’après une pièce de Matei Visnek. Pour Quidam (1986), spectacle du Cirque du Soleil, ils assurent les entrées clownesques. Alors que tous les artistes entrent dans la piste en tombant du ciel, eux proposent de sortir des égouts. S’adaptant au projet de la troupe, ils investissent le répertoire clownesque. D’une part, ils constituent un trio (le clown blanc, l’Auguste et l’excentrique), dont la référence à celui composé par les célèbres Fratellini est suggérée par l’évidente complémentarité des clowns, par la fantaisie extrême qui touche au loufoque et à l’absurde, par le soin apporté aux accessoires et aux costumes. D’autre part, les entrées sont composées à partir de gags, dans lesquels les objets ont une place déterminante, qui s’enchaînent sur un rythme soutenu. Les regards complices qu’ils jettent aux spectateurs appuient les effets recherchés. Dans le final, les clowns parachèvent leur relation avec le ciel (occupé par les artistes de la prouesse) ; en effet, malgré les ballons gonflés à l’hélium qu’ils se sont attachés dans le dos, ils resteront, emportés dans une folle danse, attachés à la terre qui recèle les bas-fonds dont ils sont issus, puisque, malgré tout, c’est le monde qui pour l’heure nous occupe et qu’il s’agit de dépasser. ♦ La Clown Kompagnie
Dominique Lannes et Henri Thébaudeau (qui a participé à la fondation des Macloma) créent deux personnages clownesques : Bretelle et Bigoudi. En composant un duo, qui de fait fonctionne 1 Texte de Dario Fo, disponible sur le site : http://www.liceus.com/cgibin/ac/age/4211.asp
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comme un couple, selon Pierre Robert Levy, ils « transposent dans leurs spectacles les problèmes de la vie à deux avec ses difficultés, ses petits bonheurs, ses mini-drames de chaque jour »1. Sur le ton léger de la comédie, deux clowns (composés en référence à l’Auguste) assument les fonctions de peintres en bâtiment. En décrivant le maquillage de Bretelle, qui accentue les traits tombants aux niveaux des yeux et de la moustache très fournie, l’auteur trouve que celui-ci « se compose une figure de bon gros chien aux yeux doux ». Le sourire de Bigoudi semble autoriser une plus grande palette d’émotions. Au cours de leur labeur, le hasard va permettre à Bretelle de découvrir que son collègue d’infortune est en fait une femme. En effet, elle se découvre en utilisant sa casquette pour éteindre une casserole en feu et est trahie par son abondante chevelure. Sa gestuelle vive et sautillante n’avait pas trompé le public qui se joue de la naïveté de Bretelle. L’idylle se conclut par un mariage, d’où le titre du spectacle, Cérémanie. ♦ Les Matapeste
Les Matapeste, dont l’existence remonte à 19782, se revendiquent compagnie de théâtre clownesque. Hugues Roche, alias Félix Matapeste et Francis Lebarbier, cofondateurs, se déclarent respectivement « comédien-clown » et « clown et comédien »3. L’un est également auteur et metteur en scène ; l’autre auteur et responsable des lectures publiques. Les titres et attributions ainsi déclinés laissent présager de l’importance accordée au(x) texte(s) par l’équipe artistique. En effet, ce dernier semble toujours être un support indispensable à l’élaboration des spectacles. La Divine Clownerie (1985-1986), Le Matagraal (1992-1993), Les MataTchekov (1996-1997), autant de titres de spectacles qui, parmi d’autres, affichent clairement les références livresques. Les MataTchekov, mis en scène par Hugues Roche, présente cinq monologues d’Anton Tchekhov (La Mort d’un fonctionnaire, Les Méfaits du tabac, Une Nature énigmatique, Intrigues et Une nuit d’épouvante), interprétés par Francis Lebarbier. Lorsque les Matapeste, affirment que ces textes 1 Pierre Robert Levy, Les Clowns et la Tradition clownesque, Sorviliers, La Gardine, 1991, p. 248. 2 Leur premier spectacle avait pour titre : Pas là ! Où ça ? Mais là ! C’est ça ! 3 Dossier de presse de la compagnie diffusé en 1998.
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exposent « des personnages si humbles, si humains, si pitoyables qu’on jurerait que Tchekhov les a écrits pour des clowns », sans doute faudrait-il ajouter si profonds. Pour Les Matapeste, chaque individu possède plusieurs clowns, chacun d’eux tirant profit de la complexité même qui compose l’être humain. Ainsi, pour émerger, il puisera ses particularités au sein de catégories qui peuvent sembler antagonistes, telle que féminité / masculinité, agressivité / douceur, autoritarisme / suivisme…, mais présentes en germe ou résolument affichées en chaque individu. Les personnages des œuvres sont alors réinvestis par le comédien qui n’expose pas un clown, qui serait une entité univoque, mais une nouvelle personnalité élaborée et reflétant une intimité propre recomposée. Ainsi, Les Matapeste interprètent ces rôles en passant par le filtre − à moins que ce ne soit un révélateur − du clown. Ils extirpent le dérisoire, le fragile, l’éphémère, mais aussi l’ignoble et le pitoyable, le mesquin et le glorieux qui peuvent exister dans la profondeur des personnages et l’exposent au travers du masque clownesque. Tcherviakov, fonctionnaire de police servile qui meurt en éternuant ; Ivan Nioukhine, conférencier soumis aux injonctions de sa femme ; Chelestov, médecin pris dans sa folie dénonciatrice sont autant d’énigmes individuelles, d’êtres en quête d’amour ou de reconnaissance, chacun blessé par les rigueurs du monde dans lequel il vit, mais également dirigé par ses angoisses. Un jeu de distances s’opère. La face du clown, tant attirante que repoussante avec son gros nez rouge, n’est plus portée par une personne neutre et sans histoire. Elle est l’image, en partie fixée par les soulignements des sourcils et du sourire rouge imprimés sur la base blanche, que doit assumer et faire vivre le comédien, afin d’interpréter les héros d’A. Tchekhov ; héros à la personnalité complexe contextualisée dans une réalité fortement inscrite dans l’histoire. Leur parti pris introduit de la distance, puisque cohabitent le clown du personnage, chargé de la référence littéraire, et le clown du comédien qui ne peut totalement disparaître. Cette coexistence, même si elle n’est que sous-jacente, limite l’identification du spectateur qui se surprend à rire aux côtés du comédien et contre le personnage, et quelque part ainsi contre lui-même. Les caractères sont rendus au travers des traits amplifiés par la présence du maquillage clownesque accompagné d’accessoires et de postiches. Le corps est également sollicité pour 259
éclairer et donner du volume, du relief, aux personnages. Ainsi, sur un texte, qui malgré son détournement est encore porteur du langage de l’écrivain, vont se greffer une gestuelle et un jeu scénique qui n’excluent pas le contact physique avec le public qui pourra être sollicité. Le texte n’est alors plus un carcan inviolable, mais un matériau domesticable au profit d’une intention artistique. ♦ Le Prato
Gilles Defacque donne une définition toute personnelle au mot burlesque, qu’il aime autant que celui de clown. Il est « la mise en crise d’un processus, la destruction d’une mécanique, jusqu’à la sienne propre, jusqu’à se moquer, devant le public, de soi-même, avec cruauté et dérision »1. G. Defacque est un clown parleur, bavard même. Il joue avec les mots, les objets et les situations. Sans fard, mais avec un nez rouge sur une moustache bien fournie, il ouvre de grands yeux ronds et une bouche toujours prête à lâcher des phrases, des cris ou des exclamations. C’est en 1973 que G. Defacque, Alain D'Haeyer et Jean-Noël Biard initient Le Prato. Théâtre international de quartier (lieu ouvert aux amateurs) à Lille. Au gré des festivals, au fil des tournées, gagnant en reconnaissance, l’équipe du Prato s’engage dans un programme de création, de diffusion et de formation. Les spectacles de clowns sont écrits par l’équipe elle-même, qui produit ainsi ses propres dialogues, ou n’hésite pas à puiser dans le répertoire théâtral classique et contemporain. La référence au cinéma qui fut un temps muet est admise. Par un processus de création collective, chacun des personnages apporte des fragments d’existence en prise avec la réalité sociale. Les récits confiés lors des solos ne se limitent pas à l’anecdote, ils nous entraînent sur la fragile frontière qui culmine entre le tragique et le comique, de par leur similitude avec les problématiques actuelles (par exemple, celles liées au travail, à la perte d’emploi, à la précarité…). Ne faut-il pas en rire, puisque pour le moment l’action semble se heurter à un mur ? Le rire, qui parfois reste coincé dans la gorge, est-il une marque d’acceptation, une autorisation à différer momentanément l’action ? Peut-on engranger les éléments 1 Gilles Defacque, « Un clown-poète, burlesque et populaire », entretien réalisé par Marc Moreigne, Paris, Arts de la piste, n° 15, op. cit., p. 8.
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insupportables qui entravent les vies de certains, sans rancœur, avec la conscience qu’un jour le plus rapidement possible il faudra agir ? Alors peut-être faut-il se tenir prêt, la sollicitation du rire puis son déclenchement étant dès lors des témoignages de résistance. Ainsi, « Face au tyran, à l’ordre », G. Defacque affirme que « le clown fait ressortir de l’enfance, du mouvement, du plaisir. Il vient donner quelque chose aux gens, un moment d’histoire ensemble… »1 ♦ Maripaule B. et Philippe Goudard
Maripaule B. et Philippe Goudard font partie des premiers élèves de l’école créée par Sylvia Monfort et par Alexis Grüss, dans laquelle la première apprend l’acrobatie et le second travaille, notamment, le trapèze et les bambous. Comme pour de nombreux artistes de leur génération, la confrontation aux techniques de cirque vient en complément d’un intérêt ou d’une pratique, voire d’une formation, artistique autre. Maripaule est déjà initiée à la danse ; quant à Philippe, le théâtre ne lui est pas étranger avec notamment une expérience de la commedia dell’arte. Dans un premier temps, ils seront clowns. En effet, de 1975 à 1989, c’est sous les noms de Motusse et Paillasse qu’ils sillonnent le monde. La Compagnie Maripaule B. – Philippe Goudard annonce MOTUSSE ET PAILLASSE - CLOWNS, et affirme ainsi le parti pris de s'engager et de s'inscrire historiquement dans un genre tout en voulant agir sur sa définition. Le terme « Motus » est en soi une invitation au silence et « Paillasse » renvoie à la tradition du bateleur ou du bouffon de foire. L’héritage est accepté et le genre clownesque revendiqué. Cependant, biffer de rouge le statut ambitionné revient à poser la question de son existence même. Le propos de Maripaule B. et de Ph. Goudard est bien d’être clowns mais en dépassant la figure clownesque liée au cirque traditionnel. Le clown ne peut plus être ce gugusse à l’apparence aseptisée et aux gags éculés qui fait pleurer les plus jeunes et attriste les plus vieux. La compagnie revendique la création d’un « théâtre clownesque en un acte ». Assurément, le désir de théâtraliser s’affiche ; pas seulement par 1 Gilles Defacque, « Qu’est-ce qu’être clown ? », Paris, Arts de la piste, n° 19, HorsLesMurs, février 2001, p. 32.
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nécessité quant au lieu de la représentation, puisque les artistes de ce courant ne s’intègrent pas dans le circuit des cirques traditionnels, mais pour sortir ce personnage d’un domaine qui ne lui permet plus d’évoluer, redonner corps à ce costume qui tout à la fois masque l’apparence physique de celui qui l’endosse et libère l’individu qui accepte de l’habiter avec sincérité, inscrire cette figure dans une dramaturgie qui en dévoile la complexité. Simultanément, il s’agit de maintenir présente la référence au cirque, puisque le clown y a trouvé, si ce n’est un havre de paix, tout du moins un abri propice à la constitution d’une identité et à l’émergence d’une forme aboutie. Motusse, tout de blanc vêtu, porte une veste courte sur un pantalon droit froncé à la taille, des gants et des mocassins. Un bonnet de laine dégage son front sur lequel est dessinée une étoile. Paillasse, quant à lui, est habillé d’un costume de toile ouvert sur un polo. Des gants blancs et un béret noir complètent l’accoutrement. Sans doute, ne sommes-nous déjà plus devant le couple traditionnel du clown blanc et de l’Auguste. Ces deux personnages tout à la fois semblables et complémentaires développent un jeu subtil dans une relation de confrontation et de complicité. Maripaule B. et Ph. Goudard ont ainsi participé, dans les années 1970, aux expérimentations artistiques qui, indirectement, rendaient bien dérisoires et caducs les atours des clowns de la piste classique. La compagnie a, parallèlement à son travail de création dans le nouveau cirque et au théâtre, contribué au développement d’une démarche réflexive sur le cirque au travers notamment de la publication de la revue Ecrits sur le sable1, confrontant ainsi leur approche artistique concrète de cette forme aux discours historique et esthétique.
1 Maripaule B., Philippe Goudard, (sous la direction de), Ecrits sur le sable…, n° 1 (1993), n° 2 (déc. 1994), Montpellier, Publication de la Compagnie Maripaule B. – Philippe Goudard – Artistes Associés pour la Recherche et l’innovation au Cirque.
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• Une nouvelle génération ♦ Les Nouveaux Nez
Dans le chaudron de l’alchimiste André Riot-Sarcey1, qui dirige la « classe de clown » du CNAC, Nicolas Bernard, Roger Bories, Roseline Guinet et Alain Reynaud2 concoctent leur quatuor clownesque. A. Riot-Sarcey écrit qu’il est « difficile de parler de ce petit bonhomme au nez rouge, de cet étrange étranger qui ne cesse de vous surprendre, de disparaître quand on le met en boîte, de passer les frontières quand on veut le garder à la maison… »3. La profondeur de sa personnalité, indispensable à sa reconnaissance et à son acceptation, ne peut être atteinte que par l’élaboration studieuse de facettes diverses et multiples. Ainsi, Georges Pétard, Jésus, Madame Françoise et Félix Tampon sont-ils advenus pas à pas au fil des cours ; quatre personnalités forgées par chacun des artistes, qui aura su puiser dans l’ensemble de ses expériences personnelles, dans la profondeur de ce qui le constitue. Mais l’aptitude de chacun au jeu, à la rencontre, à l’échange est née de la confrontation avec les autres clowns eux-mêmes en cours d’élaboration. Le ciment est homogène et solide puisque émulsionné dans le même temps, dans le même pétrin. Les explorations de situations par l’improvisation permettent d’élaborer des saynètes. Les idées exploitables dans le cadre d’une représentation sont repérées, captées et élaborées, jusqu’à ce que le rythme et la justesse du geste et du propos fonctionnent, c’est-àdire qu’ils puissent transmettre conjointement du sens et de l’émotion. La plus grande partie de ce travail incombe à A. RiotSarcey, qui assume le rôle de metteur en scène.
1 Ancien instituteur, élève de Jacques Lecoq, celui-ci a débuté sa carrière de clown au Circus Roncalli en 1976 et a été chargé de la « formation d’acteur de cirque, clown » au CNAC de 1985 à 1993. 2 Nicolas est musicien de jazz et lesté d’une expérience de théâtre amateur ; Roger est photographe, initié aux arts martiaux, à la danse et à la comédie et a déjà rencontré Alain au Poppy Circus ; Roseline, très jeune, attirée par le cirque, suit les cours de l’école Le Beetchouc Circus à Grenoble, apprend la clarinette et pratique la danse jazz et les claquettes ; Alain a créé le Poppy Circus et suivi des stages chez Annie Fratellini. 3 André Riot-Sarcey, in : Programme affiche du spectacle des Nouveaux-nez, « Le Jour des petites lunes », Paris, L’Olympia, du 19 au 31 décembre 1995.
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Pour le spectacle de fin d’études de la deuxième promotion, les quatre élèves assurent les entrées clownesques : « T’as pas vu les clowns », « Voici le bois », « Je saute ? », « Petite fleur suivie de gros bouquet », « La course de la paix ». Un quatuor de clowns, des entrées clownesques et une piste, tous les ingrédients étaient réunis pour courir les chapiteaux. Mais le choix fut différent puisqu’ils décident de travailler pour la scène. Leur premier spectacle, Cinq folies en cirque mineur (1991), expose leur histoire et celle de leur metteur en scène. Entre les instants de jeu, s’intercalent des pauses où chacun prend un instrument. Celles-ci fonctionnent comme des charnières pendant lesquelles le temps et l’histoire s’effacent. Chaque clown se ressource auprès des autres par le rythme partagé autour d’une mélodie commune. La thématique de ce premier spectacle pose les questions fondamentales du passage de la piste à la scène. Le succès rencontré sur les scènes du music-hall1 et dans les festivals de cirque les conforte dans leur choix, irrévocable, d’exploiter une scène frontale. L’obligation de confirmer face au public l’engagement amorcé existe ; deux ans de travail seront nécessaires à la création de Le Jour des petites lunes (1994). « Nous nous donnons des directions de travail mais sans limites, sans contraintes. Nous voulons seulement agrandir notre maison et construire ensemble un spectacle entièrement neuf, en gardant les mêmes personnages », expliquent-ils2. Ils développent rapidement les conséquences d’un tel objectif : « Seulement pour faire un spectacle entièrement neuf avec les mêmes personnages, il faut d’abord que chaque clown se remette devant son propre établi, qu’il fasse l’inventaire de son personnage et entreprenne de nouvelles recherches sur tous les plans : le langage, la gestuelle, les objets, les exploits, le rythme, la musique et il faut que tous les jours, il confronte son travail avec les autres clowns ».
1
En janvier 1991, les Nouveaux nez réalisent la première partie du spectacle de Rufus. C’est le début de la reconnaissance. Suivront 350 représentations en France et à l’étranger. De nombreux Prix saluent l’originalité et le professionnalisme de Cinq folies en cirque mineur. 2 Dans Le Plus Beau Métier du monde, film réalisé par Bernard Cauvin (Production Ardèche images production / Compagnie Via / Paris Première avec la participation du Centre National de la Cinématographie, 1995).
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Le problème est double, la permanence du personnage et son adéquation avec les autres. Mais il faut également gérer l’évolution de ce clown qui est conduit de spectacle en spectacle et qui progresse, acquiert une maturité qui se développe en parallèle de celle de l’individu qui vieillit et se transforme lui-même. Le chemin pris par chacun des clowns ne doit pas nuire au quatuor ; ainsi le travail d’improvisation est l’occasion de croiser et de créer des rencontres productives entre les clowns, de confronter les découvertes de chacun et de les inscrire dans des échanges fructueux. Cependant, ces quatre clowns fonctionnent encore et malgré tout comme des doubles distanciés. Métamorphosés par le port du gros point rouge au milieu du visage, et ainsi autorisés à la différence, les comédiens de leur propre personnage s’embringuent avec leur histoire personnelle dans une succession de rencontres, tendres ou brutales, innocentes ou dramatiques, mais qui élaborent la trame de leur deuxième spectacle Le jour des petites lunes. Pour un temps seulement, car très vite les velléités d’un Georges Pétard, alias Napoléon, drapé dans un trop grand manteau, ou les accès d’autoritarisme d’une Madame Françoise, convaincue de ses engagements, ou les bruyants silences de Jésus, ramené à la dure réalité de la vie par de magistrales claques, ou encore les décalages intempestifs d’un Félix Tampon, bien souvent pris au dépourvu, viennent remettre les choses à leur non-place et rétablissent le désordre souhaité et indispensable à l’existence. Quatre marionnettes à l’image des Nouveaux Nez s’impriment dans le castelet ancré sur la scène. La scène sur la scène, le clown du clown, opèrent, conjointement, comme un miroir dans le miroir, une duplication de l’image et de l’intention. Le procédé est similaire à l’usage de plus en plus fréquent de la vidéo en direct, qui crée le double du comédien filmé. A. Riot-Sarcey affirme que « le clown n’a pas de passé ni d’avenir », qu’il « est là avec tout ce qu’il porte, mais qui lui échappe » ; le principal étant que cela n’échappe pas au spectateur et que l’empilement de toutes les couches héritées de l’histoire laisse apparaître la profondeur de nos clowns contemporains. Dans Le théâtre des Nouveaux-Nez (1997), il s’agit bien, paradoxalement, d’une recherche des racines culturelles, et pour un exilé du théâtre, un paria du patrimoine textuel, un banni de la culture élitiste de revisiter les œuvres 265
interdites. Ces clowns, toujours circassiens, puisque confrontés aux prouesses et au répertoire, toujours musicaux, puisque là encore la musique et le rythme, aux sons de quelque contrebasse, clarinette, percussions ou accordéon, sont le catalyseur, le point de convergence, la pierre de réunification qui offrent un havre de ressourcement, savent encore, par une mécanique pertinemment orchestrée, faire rire leur public. ♦ A&O Joël Colas reçoit une formation de danseur de corde et de funambule au CNAC. C’est pendant ces années de formation qu’il compose son personnage de clown déjà familiarisé avec un tonneau (objet fétiche riche d’imprévus) présent dans A & O, spectacle réalisé après plusieurs expériences artistiques [au Cirque du Grand Céleste (en 1993) par exemple]. Par ailleurs, au Cirque Baroque (de 1995 à 1998), il assistera Agustin Letelier dans sa réalisation de Ningen (1998). Entre temps, il a peaufiné son personnage, est devenu A et s’est attaché à O. Ce second Auguste, clairement féminin mais encore marqué par les stigmates de l’enfance, sera interprété par Aline Muhein, puis par Leonor Canales. Avec l’âge, le maquillage du clown s’est adouci et le visage a perdu de ses rondeurs. L’étonnement porté par les yeux s’est libéré de ses deux larmes qui menaçaient de rouler sur les joues, pour travailler un plissement de front plus interrogateur. La relation du duo est conventionnelle. Elle consiste à découvrir l’autre et à apprendre à l’aimer. L’originalité de la prestation réside dans le dialogue gestuel entamé avec les objets. Ces derniers semblent habités d’une vie propre et autonome qu’il faut domestiquer. Un parallélisme s’établit entre le chemin parcouru par les deux clowns, l’un vers l’autre, et celui accompli dans la maîtrise des éléments scéniques. ♦ Nikolaus « Le rire serait l’indice d’un effort qui rencontre tout à coup le vide » ; Nikolaus-Maria Holz cite Kant pour éclairer sa démarche, et, précise que « le clown c’est l’art du présent »1. Un présent 1
Nikolaus-Maria Holz, « Présentation de l’atelier clown », in : Actes de l’université d’été « Transversalité des domaines artistiques et pédagogiques du théâtre », sur le site : http://www.educnet.education.fr/theatre/formation
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inscrit dans une suspension du temps provoquée par « une qualité de l’instant, ce fabuleux espace où il n’y a pas de pesanteur, pas de frottement ». Nous pensons qu’il y a, alors, place au vertige. Nikolaus-Maria Holz a fait des études de philosophie à la Faculté de Cologne avant d’être admis au CNAC. Il se consacre à la jonglerie et suit la formation d’acteur de cirque dispensée par A. Riot-Sarcey. Il se revendique clown et jongleur. Après un passage chez Archaos et au sein du Cirque Baroque, il monte Parfois, j’ai des problèmes partout… (mise en scène A. RiotSarcey, 1993), son premier spectacle, dans lequel il dévoile en solitaire la palette de ses savoir-faire et surtout les inscrit dans une vision complexe des choses et des rapports que l’on peut entretenir avec celles-ci. En 1997, il crée la Compagnie Pré-o-c-coupé, Christian Lucas est associé à l’équipe de création et réalise les mises en scènes. En 1998, Le Monde de l’extérieur, se présente comme un spectacle de clown, jonglage, acrobatie et magie pour deux artistes. Olivier Manoury, musicien compositeur au bandonéon, est intégré au projet. Le personnage isolé dans une sorte de loft, encombré d’objets dont le public découvre, au fur et à mesure de leur entrée en jeu, les diverses fonctions, dont seul Nikolaus détient la logique, car ses prestations spectaculaires se caractérisent par une approche particulière de l’objet. Les registres explorés vont de la maîtrise aisée, toute en tension, propre au jongleur, à la maîtrise de la non maîtrise, sous-tendue par la compensation musculaire, commise par le clown − les multiples pérégrinations de ses balles rouges en témoigne. Celui-ci, en rencontrant l’objet, se plie à sa rigueur. « En manipulant l’objet, l’objet me manipule »1, déclare N.-M. Holz. Ce dernier va à l’objet en travaillant une qualité du toucher qui suscite chez le spectateur une perception inverse ; c’est-à-dire que l’objet dirigerait le contact. Le clown est alors empêtré et nourrit le sentiment d’être handicapé face à l’objet qu’il explore ; à moins qu’il ne se laisse exploré par l’objet ! Mais la fluidité et le relâchement acquis par le jongleur sont mis à profit dans la préhension développée par le clown. C’est peut être là 1 Nikolaus-Maria Holz, « Qu’est-ce qu’être clown », Table ronde organisée par J.-M. Guy, Paris, Art de la piste, n° 19, op. cit., p. 31.
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qu’intervient le vertige qui l’enveloppe, certes maître d’un mouvement « en contrôle », cependant en équilibre et en déséquilibre perpétuel. Christian Lucas compare la « silhouette inquiétante » qui évolue sur la scène aux « sculptures de Giacometti emportées par leur déséquilibre » ; ainsi « le personnage de Nikolaus se heurte en permanence à ses obsessions et tourne en rond »1. « Ce qui est bien à l’extérieur, c’est que je n’y suis pas », déclare Nikolaus ; cependant, cet extérieur perturbe son intérieur par ses intrusions saugrenues (sonores, en provenance d’une cuvette de WC, et visuelles, le musicien apparaît derrière une porte de réfrigérateur). L’isolement n’y peut rien si ce n’est rendre encore plus angoissant le monde refusé et mis à distance. ♦ D’autres clowns et clownes
De nombreux jeunes artistes participent, avec leur singularité, au renouveau clownesque. Damien Bouvet (Compagnie Voix Off), depuis 1992, construit un Petit cirque avec quelques casseroles et autres ustensiles de cuisine. D. Bouvet, mobilisant son imagination et faisant appel à celle du public, développe, sur un format de vingt minutes, une succession de numéros se référant au cirque. Il manipule fildefériste, chevaux, clown, éléphant et otarie, pour recréer un univers simple et fragile. Il poursuit la même démarche avec Les Petits toros, en 1995 et Clown sur tapis de salon, en 1998. En 1993, Bernard Collins et Philippe Martz (BP Zoom) soit Mister B. et Mister P., composent un duo clownesque, un grand fou et un petit méchant, qui se veut en phase avec son époque. En 1997, Frank Dinet, metteur en scène et comédien, aujourd’hui Directeur du Samovar2, donne naissance à Amamouche. Ce personnage proche du clown se révèle dans un premier solo A propos de l’art contemporain. C’est par ses évolutions et ses 1
Christian Lucas, « Présentation », in : site : http://www.theatreonligne.com/guide/detail/ 2 Le Samovar « rassemble des metteurs en scène, comédiens, chorégraphes, danseurs ou chanteurs, qui s’associent pour unir leur recherche personnelle à une pédagogie » (La Vapeur du Samovar, nov.-déc. 2002). L’école organise des stages en direction de professionnels dans lesquels sont alliés « le théâtre (texte et gestuel), le clown, le chant, le bouffon, la marionnette et les techniques de cirque ».
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rencontres et conflits avec les objets (valise, instruments de musique) qu’il crée un monde étrange à la logique imprévue où règne le non-sens. Nous voudrions enfin insister plus particulièrement sur l’irruption des femmes dans l’univers clownesque1. Les femmes qui aujourd’hui s’emparent de cette figure ne s’en servent pas uniquement pour donner naissance à la part cachée d’elle-même, mais pour construire un être qui peut conserver une part de naïveté et de maladresse et développer un regard incisif sur le monde dans lequel il vit avec conscience, et distance. Ainsi, Emma la Clown, spectacle éponyme du personnage énergique composé par Meriem Menant, en 1995, est un solo durant lequel, elle fabrique une paire d’ailes d’ange pour s’évader du monde. Ancienne élève de J. Lecoq. L’artiste nous propose une clowne tendre et furieuse à la fois, qui fait rire et qui inquiète, qui mêle les petits tracas et les grands conflits (cependant, son costume de cheftaine scout et ses gros godillots participent à un effacement des caractères sexuels féminins, comme si une féminité trop affirmée faisait disparaître l’identité clown). Clémentine Yelnik, qui ne croit « qu’à la sauvagerie de la solitude et à un mélange explosif personnel »2, a fait évoluer son personnage au cours de son engagement dans l’association Rire Médecin3 et auprès de Clowns sans frontières. Pour elle, ce mélange, qu’elle implique dans sa recherche est fait « de timidité, de peur pour le monde, de colère, de sentiment d’impuissance et d’une passion infinie de l’être humain ». Bérénice Levy est jongleuse, et participe entre autres aux spectacles du 1
Rappelons que Tristan Rémy était extrêmement dur sur les capacités des femmes à pouvoir jouer le rôle du clown dans le duo classique et constatait « que les clownesses réussissent d’autant mieux que leur partenaire ne possèdera que des ressources moyennes. Elles brillent par l’absence d’éclat du compère » (Les Clowns, Paris, Grasset, 1947, p. 439). Sans commentaire ! Par ailleurs, convention oblige, le clown doit être asexué ! A. Riot-Sarcey rappelle que « même Annie Fratellini affirmait qu’elle était asexuée lorsqu’elle jouait son rôle de clown ». 2 Clémentine Yelnik est citée par Gilles Costaz (« Clémentine Yelnik, la clown révoltée », Paris, Arts de la Piste, n° 19, op. cit., p. 38. 3 Le Rire Médecin est une association fondée par Caroline Simonds, en 1991. Elle s’est inspirée du Big Apple Circus (Clown Care Unit) à New York dans le cadre duquel elle a travaillé trois ans en affirmant le principe qu’il « est beaucoup plus facile de soigner un enfant heureux ».
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Cirque Romanès. En 1995, elle quitte le Cirque Baroque pour fonder sa propre compagnie M’Zêle. Bercée sous les balles (1996) est construit autour d’un personnage clownesque, Jozette, qui joue de sa maladresse. Mettant en exergue la fragilité, alternant ses prouesses jonglées et des accidents de parcours, Josette s’avère être rapidement dépassée par les aléas de la vie, allant même jusqu’à les provoquer ; mais rien n’est impossible pour une fille aussi simple qui a « appris aux mouettes à voler ! ».
Des années 1980 aux années 1990, les pionniers du nouveau cirque et leurs successeurs ont proposé un kaléidoscope de spectacles hétérogènes et iconoclastes, de pièces « hiéroglyphes » selon l’expression d’Antonin Artaud. Chaque processus de création porte en effet en lui les signes aléatoires permettant de construire en acte, mais toujours dans une relative indétermination, une définition de ce que peut être un spectacle de cirque aujourd’hui, en phase et en tension avec le mouvement réel de la société complexe dans laquelle il est conçu et reçu. Incontestablement, pour les protagonistes de la première vague et pour ceux des suivantes, et au-delà des divergences visibles ou souterraines qui les séparent et les distinguent, l’essentiel est bien de faire œuvre. La conception de chaque spectacle est tributaire d’une écriture (et d’une signature), qui prend forme et consistance au regard d’une intentionnalité esthétique et d’une volonté expressive. Cette conception est plus ou moins directement accessible à la lecture et se concrétise par l’usage de matériaux hétéroclites dans le cadre d’un mélange des arts, dont on peut tenter de cerner les divers processus de construction. Dans les années 1980, le travail de création s’effectue avec les moyens du bord. Les artistes-bricoleurs recourent au fragmentaire et au composite. Les morceaux qu’ils conçoivent et assemblent, tout en conservant leur autonomie, portent simultanément les traces indélébiles du réel dont ils sont extraits et celles résultant des contaminations (actives / passives) des autres avec lesquels ils voisinent. Ce principe du collage-montage, dont on peut déceler les
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grandes lignes, produit ce que Jean-Marc Lachaud nomme des œuvres non-cohérentes1. Les coutures non vraiment masquées accentuent les multiples effets de choc et concourent à l’éclatement de la forme. Les productions des années 1990 tendent, au contraire, à atténuer les fractures internes au sein des œuvres (elles s’appliquent à gommer les traces de colle). Les arts se mixent en d’originaux cocktails où les ingrédients se fondent, en enchaînements-fusions. Le conflit organisé des matériaux s’est transformé en une fusion des éléments. Jean-Michel Guy résume cette mutation en utilisant un vocabulaire imagé opposant la « macédoine » et la « mayonnaise »2. La résolution de la question de l’écriture passe également par une approche des places tenues par chacun dans la relation créateur / interprète. Ce rapport de distinction ou d’assimilation se décline ainsi : création collective avec un meneur de troupe, création collective sollicitant une intervention extérieure, chorégraphe ou metteur en scène sollicitant des interprètes et créateur interprète de son propre projet (solo – duo). Quelles que soient les modalités retenues, les rapports (entre eux) qui en découlent et les exigences quant à l’interprétation de ces spectacles, un enseignement pluridisciplinaire est indispensable. Dans les années 1980, au-delà de leurs formations initiales éclectiques (artistiques ou non) ou autodidactes, les inventeurs du nouveau cirque s’initient sauvagement aux techniques des arts du cirque. Dans les années 1990, la plupart des néo-circassiens ont suivi les cursus développés par des écoles qui revendiquent des projets pédagogiques divers, mais qui, toutes, à des degrés différents, ont introduit des cours de jeu d’acteur et de danse. Cette pluridisciplinarité a le mérite de préparer les esprits et les corps aux demandes auxquelles ils devront, en tant qu’interprètes, répondre. Cette confrontation avec d’autres univers artistiques facilitent le développement d’expériences créatrices enrichissant la pratique de leur spécialité 1 Cf., entre autres, « Notes sur le mélange des arts et les arts du mélange », in : Hybridation, métissage, mélange des arts, sous la dir. de Dominique Berthet, Fort-de-France, Recherches en esthétique, n° 5, 1999, p. 35-39 et, concernant le nouveau cirque, « Le cirque contemporain entre collage et métissage », in : Avantgarde, cirque !, op. cit., p. 126-141. 2 Jean-Michel Guy, Les Arts du cirque en l’an 2000, op. cit., p. 19.
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circassienne, en trouvant de nouvelles figures, en inventant d’autres gestuelles, en utilisant autrement leurs objets et leurs accessoires de travail. L’autonomisation des arts de la piste s’est pleinement réalisée au travers de l’expérimentation de créations centrées sur une spécialité. Il faut, pour répondre à cet objectif, réussir à faire plier la technique pour envisager des œuvres qui à court terme risque d’être prises au piège de la répétition1. La traversée des frontières (toujours maintenues2) entre les arts et les arts de la piste s’assume dans les réalisations abouties que constituent les spectacles du CNAC. Ce terrain d’expérimentation (élèves disponibles / disposés) investi par des chorégraphes et des metteurs en scène révèle une série d’œuvres conçues de manière inédite et engage un débat en acte concernant les modalités d’écriture. Mais, ne peut-on considérer que l’artiste de cirque, bien qu’amené à jouer ou à danser, reste cependant plus proche du performer, tel que celui-ci est défini par Patrice Pavis, comme étant « d’abord celui qui est physiquement et psychologiquement présent devant le spectateur »3 ? En effet, si le corps agissant du circassien participe étroitement à l’édification du simulacre (« Le théâtre est 1 Quels que soient les arts du cirque pratiqués, les artistes concernés expriment des motivations identiques pour expliquer l’abandon de la piste du cirque traditionnel et pour justifier la création d’une compagnie autonome en marge des compagnies de nouveau cirque. Elles sont liées au temps et à l’espace. La durée de la prestation est vécue comme trop limitative et l’espace de la piste est trop normatif. Dans une création contemporaine, l’intervention de chacune des prouesses est également limitée dans le temps, quelquefois fragmentée. De plus, le personnage à assumer pendant la durée du spectacle, influence la prestation qui doit se couler dans le projet global, soit d’un collectif, soit d’un metteur en scène. Le désir de dire s’associe au désir de faire. Cependant, les diverses expériences nous montrent bien que le faire est toujours dominant et le dire bien souvent limité à ce que peut suggérer le faire. Ce, puisque des limites existent du fait de la présence forte de la technique, qui conserve une part d’irréductibilité non négligeable (excepté pour l’art clownesque). 2 Emmanuel Wallon remarque qu’il « demeure vrai que les disciplines de la piste décrochent plus facilement leurs quartiers de noblesse en contractant un mariage avec des arts établis » (« L’histrion et l’institution », in : Le Cirque au risque de l’art, op. cit., p. 228). 3 Patrice Pavis, L'analyse des spectacles, op. cit., p. 55.
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simulacre. Et il naît du simulacre », écrit Michel Corvin1), celui-ci, à l’instant où il exécute sa performance, est dans le temps réel / concret. Lorsque le trapéziste se lâche dans le vide ou lorsque le jongleur propulse ses balles, et bien que ces gestes s’effectuent dans un espace / temps théâtralisé, ils n’appartiennent pas à ce dernier (même si un ratage éventuel peut être récupéré d’un point de vue du théâtral). Dès lors, il est effectivement indispensable de répondre à l’interpellation de Pierre Judet de La Combe, à savoir : « […] est-ce qu’il y a quelque chose de propre au cirque qui fait que les tentatives d’interdisciplinarité seront nécessairement partielles ? »2.
1
Michel Corvin, « Théâtre », in : Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, op. cit., p. 821. 2 Propos rapportés in : Les écritures artistiques : un regard sur le cirque, Actes du séminaire tenu dans le cadre de CIRCA à Auch, Châlons-en-Champagne, CNAC, 1999, p. 14.
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Conclusion […] il faut que quelque chose se passe, que cela plaise, que cela divertisse, tout en voulant dire quelque chose. Le manque d’envergure de la vie que l’on vit, la médiocrité dans le piège dans laquelle elle échoue si souvent, disparaissent ici pour faire place à des êtres remarquables, à des personnalités affirmées, à un champ d’action plus vaste, à de brillantes destinées. Le spectateur attend et participe, curieux de tout ce qui va se dérouler devant lui. Ernst Bloch
Tout au long de la quinzaine d’années qui nous préoccupe, le désir de faire œuvre évolue. Celui-ci, inéluctablement, à des incidences sur les modalités d’écriture du spectacle de cirque. La volonté de faire œuvre oblige à avoir une intention artistique. Dans Vocabulaire d’esthétique1, Anne Souriau définit l’intention comme « orientation de l’esprit dans une représentation qui vise quelque chose ». Elle précise que « plus spécialement, c’est une direction de la volonté vers quelque chose : soit un projet, un dessein d’action, soit la conscience d’un but donnant sens à une action ». Il ressort de cette définition la notion de direction, de trajectoire, qui conduit d’un point à un autre, d’un moment à un autre. La prise en compte de l’intervention de l’esprit et de la volonté est également essentielle. Doté d’une force d’anticipation, l’artiste projette son œuvre vers le futur. Pour cela, deux possibilités s’offrent à lui, soit son intention est « une idée, une image de l’œuvre telle qu’elle devrait être une fois le travail terminé, soit c’est la conscience de quelque fin à la réalisation de laquelle l’œuvre doit contribuer (un but d’ordre moral, religieux, social…) ». Dans tous les cas, l’œuvre ne peut se réduire à l’intention, sinon elle-même serait l’œuvre. L’intention préexiste à l’œuvre. Cependant, l’artiste ne peut 1
Anne Souriau, « Intention », in : Vocabulaire d’esthétique, op. cit., p. 895.
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maîtriser l’ensemble de ce qui intervient au cours de l’élaboration de cette dernière (son imagination, sa créativité, les incidents de parcours, les rencontres nouvelles…). Le temps de création peut enrichir le projet initial, voire le modifier. L’artiste de cirque, spécialiste de la trajectoire maîtrisée (que ce soit celle de son corps dans les airs, pour le trapéziste, glissant sur un fil, pour le fildefériste, ou celle des balles pour le jongleur, par exemple) qui ne peut souffrir de voir se dérober son objet, doit franchir le pas et tendre vers un but qui peut lui échapper et s’inscrire dans une trajectoire qui va peut-être le conduire à un endroit qu’il n’aurait pas choisi. Il prend un risque supplémentaire ; à celui de la mise en péril de son intégrité physique, il ajoute celui d’un autre ordre. En effet, il doit accepter le risque de se tromper, celui de ne pas montrer ce qu’il pensait donner à voir, peut-être celui de l’échec de son projet. En un mot, il doit intégrer le doute à sa démarche artistique, faire le pari de la réussite. Parce qu’il n’est plus un et indivisible : corps / objet de la discipline / prouesse, il devient au moins artiste interprète, au plus artiste interprète / metteur en scène ou metteur en piste ou, pour reprendre un terme utilisé par Eugène Durif, « metteur en espace »1. Ainsi, le circassien ne limite plus sa prestation à un faire ; il l’élabore dans l’optique d’un dire. Pour cela, il va se détourner, se dérouter de son objectif initial. L’intention va le conduire au-delà de la simple exhibition d’actes de courage, de force ou d’habilité ; elle va le pousser à ne pas se contenter de mettre les spectateurs aux prises avec leurs propres émotions. Puisqu’il dit, même en silence, même sans histoire, l’artiste de cirque affirme la volonté de rester maître de ce dire, comme il est maître de son faire. En Homo faber, homo loquens, l’artiste de cirque peut, selon l’argument de Alberto M. Cireses, matérialiser « l’irréductible bidimensionnalité dire / faire chez l’être humain »2. Peut-être s’agit-il, alors, dans une pluridisciplinarité assumée de tenter de « ressaisir l’unité du geste et de la parole, du corps et du langage, de l’outil et de la pensée, 1
Eugène Durif, Intervention, in : Les Ecritures artistiques, Un Regard sur le cirque, op. cit., p. 21. 2 Alberto M. Cirese, « Homo faber, homo loquens », in : André Leroi-Gourhan ou Les Voies de l’Homme, Actes du colloque du CNRS-mars 1987, Paris, Albin Michel, 1988, p. 193.
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avant que ne s’articule l’originalité de l’un et de l’autre et sans que cette unité profonde donne lieu au confusionnisme »1, selon la formulation de Jacques Derrida. Les artistes engagés dans le nouveau cirque, au vu des contraintes liées à l’objet, à sa maîtrise (autrement dit, à la technique imposée) et à l’ensemble des contingences spectaculaires, tentent de répondre aux exigences de l’indispensable écriture. Les troupes qui s’engouffrent sous les chapiteaux dans les années 1980 développent une approche spécifique de la question de la création. Dans un premier temps, elle n’est pas une urgence consciente. Il s’agit plutôt de l’intuition qu’il existe des matériaux dont on peut s’emparer. Pour Archaos, le Cirque Plume et le Puits aux Images, l’écriture se réalise dans une globalité éclatée. Elle ne se situe pas dans un interventionnisme sur le numéro, mais davantage au niveau de l’inscription de celui-ci dans un ensemble. Les éventuelles interventions sur le numéro se situent à sa marge (éventuellement au niveau du costume, dans une originalité des agrès, dans le rythme et l’intensité des gestes). Certes, les numéros que Pierrot Bidon rassemble sous son chapiteau dénotent, parce qu’ils sont particulièrement connotés. Cependant, ils ont été travaillés individuellement et dans un premier temps sans référence (si ce n’est celle du fouillis de la rue). C’est leur rencontre provoquée dans le même espace qui est constituante du genre. Les metteurs en scène successifs, Franco Dragonne et Michel Dallaire, n’interviennent pas directement sur l’apport de chacun (du moins lors des premiers spectacles). Ils incrustent les propositions individuelles dans l’intention qu’ils développent autour d’un thème. Les numéros sont des données brutes, autonomes. Leur agencement (succession, superposition) est tributaire d’un rythme. La musique le soutient et participe à l’architecture du spectacle. Les éclairages soulignent certains points de la composition, en maintiennent d’autres dans la pénombre, provoquant des découpages et sculptant les images. L’aspect hétéroclite que la présence des éléments provoque est accepté et revendiqué. Il est même recherché, constituant, ainsi une marque de fabrique. Au1
Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 126.
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delà, l’explosion de la scène est signifiante d’un monde lui-même éclaté, saisissable seulement par bribes puisqu’il semble résister à tout système d’analyse globalisant. « Devant les résistances d’un ordre dépassé », écrit Jean-Marc Lachaud, « devaient s’exprimer en toute liberté (jusqu’à la licence) un désordre porteur d’une vie excessive parce que non-aliénée »1. Ce n’est que progressivement que la recherche d’unité semble indispensable pour l’obtention d’une crédibilité artistique. Cependant, si la production d’un propos narratif existe, si des personnages hantent sporadiquement le déroulé des actions, le nouveau cirque, comme l’avance J.-M. Lachaud, « n’imite pas le théâtre et ne cherche pas à “s’anoblir” en respectant les règles qui le déterminent »2. Du fait même de sa constitution – c’est-à-dire à l’initiative de non circassiens qui regroupent des amis, des copains, des artistes professionnels, des musiciens, des techniciens, des bricoleurs, issus de la rue et / ou en rupture de banc avec le théâtre, sortis des écoles des Beaux-arts ou amateurs de fanfares et autres pratiques populaires… dans un même espace – le cirque « puise ici et là les “matériaux” qui seront nécessaires à son expression et intention “éclatées” ». C’est probablement Archaos, avec son Cirque de caractère, qui a poussé au plus haut point le « mélange, surprenant et détonnant, exigeant du public (agressé ou enivré) un autre comportement, une nouvelle disponibilité »3. L’importation se fait à deux niveaux ; d’une part, par l’introduction de numéros évalués sans a priori, et, d’autre part, par le recours au jeu théâtral (textuel, gestuel…), à la danse, voire aux images vidéo. Il y a une corrélation étroite entre des fragments du réel et leur imbrication. Chaque élément agit comme la pièce d’un puzzle à la recherche de la forme permettant le contact avec la pièce voisine, sans jamais souhaiter la recomposition. Les éléments s’inscrivent dans un rapport de tension entre eux et avec le tout.
1
Jean-Marc Lachaud, « En piste ! C’est le cirque… », in : Mélange des Arts au XXe siècle, sous la dir. de Jean-Marc Lachaud, Vitry-sur-Seine, skênê, n° 1, 1996, p. 112. 2 Ibid., p. 113. 3 Ibid.
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Dans ces productions, nous émettons l’hypothèse que coexistent un discours souterrain et un développement graphique qui se défie de la linéarité. Les éléments s’y incrustent par juxtaposition et superposition, n’hésitant pas à l’effacement partiel. La difficulté de lecture correspond à une complexité du réel mis en exergue. La simultanéité de l’occupation des espaces latéraux, de l’espace aérien et terrestre, le déroulement concomitant d’un ou plusieurs numéros, d’une scène dramatique, du déplacement d’artistes… confèrent à l’ensemble l’aspect pluridimensionnel évoqué précédemment. Les éléments qui participent au foisonnement sont tous détenteurs d’une part du réel. Ils ont été choisis (à moins qu’ils ne se soient imposés), positionnés sur une paroi invisible mais qui autorise les rondes-bosses, en fonction d’une linéarité souterraine sur laquelle reposent les images. Précisons que cette linéarité est constituée d’un discours oral non proféré1. Celui-ci peut-être narratif, descriptif, existentiel, politique, éthique… Les spectateurs, en balayant du regard le champ scénique, recomposent un contexte oral, généralement matériellement absent. Cette préexistence d’un texte souterrain redéfinit l’existence d’un éventuel texte énoncé dans le spectacle. Celui-ci n’est alors plus qu’une succession de fragments à considérer au même titre que les éléments graphiques. L’exemple le plus pertinent pour étayer cette hypothèse, est, nous semble-t-il, Métal Clown d’Archaos. En effet, le texte souterrain que nous évoquons est généralement absent des productions ; or, dans ce spectacle, celui qui charpente l’édifice est directement accessible, puisqu’il est proféré par une voix off. Nous pouvons constater que les images ne sont jamais illustratives ; elles ont un déroulement autonome, s’inscrivent et entrent en correspondance (concordance, conflit, complémentarité) dans une pluridimensionnalité. Nous pensons qu’une rupture s’opère au début des années 1990. Nous ne nous résignons pas à intégrer dans notre réflexion la 1
Ce texte souterrain ne doit pas être confondu avec un sous-texte ; tel, par exemple, celui produit / pratiqué dans le cadre de la distanciation brechtienne. Le sous-texte se réfère à un texte qui, en l’occurrence, n’existe pas.
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notion de maturation d’un genre. Nous pensons plutôt que cette évolution est tributaire de plusieurs facteurs, liés à l’évolution générale des arts du spectacle (théâtre, danse), à une contingence propre du nouveau cirque en quête de reconnaissance et à un facteur générationnel. Nous ne développerons pas le premier point, mais nous pensons que le cirque, devenant arts du cirque, a modifié son rapport au théâtre et à la danse, sous l’effet d’une séduction et en résistance à leur possible phagocytose. Intégré dans leur champ, il en subit les règles et les modifications évolutionnistes. L’hypothèse reste toutefois à vérifier. La recherche de légitimité et l’arrivée de nouvelles générations sont à considérer simultanément. En 1990, arrivent sur le marché du travail les premiers artistes issus des écoles, notamment du CNAC. En écho à leur formation, ils ont été confrontés aux productions précédentes en tant que spectateurs ou interprètes. Notons que la notion d’artiste de cirque évolue simultanément à celle d’arts de la piste. Il ne s’agit plus de sortir de l’école avec un numéro et de le répéter à l’identique ou avec quelques variations jusqu’à l’âge de la retraite. En conséquence, l’artiste-circassien devient, comme le conçoit Bernard Turin1 en évoquant l’étudiant de l’ESAC, « un acteur de cirque qui privilégie l’acquisition de toutes ces disciplines au lieu de se polariser sur la notion de numéro fini qui peut-être une création intéressante dans un premier temps mais qui devient a contrario réducteur de la création lorsque l’on aborde le spectacle de cirque comme une œuvre d’art ». L’ouverture à l’innovation confère aux élèves une prétention à la création. Ces derniers ont constaté qu’une malléabilité (relative) du numéro est possible. En effet, progressivement, une intervention, limitée à la marge dans un premier temps, s’infiltre au plus profond du numéro jusqu’à atteindre son essence même. Nous situons le point ultime, accessible, dans l’espace existant entre l’artiste et son objet (ses agrès). En effet, graduellement, les fondateurs font glisser l’intention, qui se développait dans une globalité fragmentée, mais dans un relatif à côté des numéros, vers ceux-ci. Leur durée n’est plus déterminée par le numéro lui-même mais par 1
Bernard Turin, « Le Mot du Directeur », in Guide de l’Etudiant 1998-1999, Châlons-en-Champagne, CNAC, 1998, p. 3.
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le rythme du spectacle ; leur intensité est déterminée par le metteur en scène en fonction de celle qu’il veut bien leur accorder, et celuici peut décider de fragmenter sa présentation. L’élaboration des costumes n’est plus laissée au libre choix des artistes. La musique ne recherche plus qu’un accord minimum avec la prouesse, à charge pour les artistes de s’adapter. La question se pose alors de savoir jusqu’à quel point il est possible de faire plier l’entité numéro, jusqu’à quel point on peut la couler dans l’ensemble et quels peuvent être les moyens favorisant sa soumission. Nous avons vu que la prouesse réside dans la gestion de l’espace travaillé entre le corps de l’artiste et les agrès. Nous pensons que c’est également là que peut s’immiscer l’intention artistique. Ainsi, doit être pris en considération le détournement des conventions de l’art de la bascule pratiqué, notamment, par les artistes issus du CNAC. Dans C’est pour toi que je fais ça !, tous les artistes formés à cette technique sont sauteurs, voltigeurs et porteurs. Cela est rendu possible par le fait que la réception ne se fait plus sur les épaules du porteur, mais sur un épais matelas, muni de poignées latérales, maintenu en suspens au-dessus du sol par deux condisciples. Leur tâche consiste à accompagner la réception du voltigeur, afin d’amortir le contact avec le sol. En quelque sorte débarrassés de l’exigence absolue de la précision de la réception, les voltigeurs sont tout entier concentrés sur la qualité et la libre composition de la figure aérienne, avec cependant l’obligation d’une réception soit sur les pieds, le plus fréquemment, soit sur le dos, alors dans un but dramatique. La technique des deux sauteurs est de courir latéralement (un de chaque côté de la bascule), mais dans le dos du voltigeur déjà présent sur une des extrémités, de prendre un premier appui sur l’axe central de la bascule, puis d’associer leur poids et leur énergie pour peser ensemble sur l’extrémité laissée libre. Ils sont fréquemment aidés d’un troisième acolyte, qui augmente la propulsion fournie. Leur objectif est d’obtenir un lancé, le plus franc possible, mais également à même de fournir une hauteur conséquente. Celle-ci, donne du temps au voltigeur pour s’investir dans une figure complexe et spectaculaire. C’est probablement cette atténuation des exigences de la réception qui conditionne la différence fondamentale entre l’usage 281
fait de la bascule par le cirque traditionnel et le nouveau cirque. Une fois ce verrou sauté, cette pratique circassienne ouvre ses portes à la théâtralisation, et ceci à plusieurs niveaux. En premier lieu, la disparition du partage des tâches amoindrit la spécialisation, puisque les postes sont relativement interchangeables. Les physiques sont moins stéréotypés. Les différences de taille et de poids ne sont plus exploitées collectivement, par la troupe, dans le but de la construction d’une colonne la plus harmonieuse possible, mais individuellement dans la gestion de son propre saut, inscrit dans le projet de la compagnie. L’aseptisation des corps, exigée par la quête d’une forme canonique, disparaît. L’atemporalité, cristallisée dans le cirque traditionnel, s’efface puisque les corps assument, dans l’envol, leurs différences morphologiques. Débarrassés de la recherche du beau, ils acceptent et revendiquent les marques de leur Histoire. Ils sont autorisés au passé, peuvent construire leur inscription dans le présent et donc penser leur futur. Le droit à la composition d’un personnage est donc accessible. Même si Guy Alloucherie a très vite compris que lorsqu’un artiste est dans les airs à huit mètres du sol, et que son urgence première est celle de la conservation de son intégrité physique, il ne peut ni lui demander de déclamer du texte ni d’assumer gestuellement un personnage. Le corps et la pensée sont entièrement convoqués, leur présence absolue conditionne la réussite du mouvement. Tout échappement pourrait avoir des conséquences funestes. A l’occasion d’une table ronde sur la question des écritures artistiques, G. Alloucherie, qui s’exprime sur le spectacle C’est pour toi que je fais ça !, tient des propos applicables à l’exemple qui nous préoccupe : « Quand je suis entré dans les détails de mon travail, j’ai constaté que je ne pouvais pas intervenir dans les techniques de cirque, je me suis rendu compte que cette intervention n’aurait de toute façon pas apporté grand chose. Par exemple, pour la balançoire russe, si j’avais voulu les [les circassiens] faire parler, chanter, cela n’aurait rien apporté à la tension du geste, et aurait été réellement dangereux comme on me l’a fait comprendre lors des répétitions. Alors je me
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suis posé la question : “comment faire pour que cela appartienne à mon histoire et ne soit pas un objet parachuté ?” »1
Cette question est la question fondamentale incontournable de tout créateur d’un spectacle de nouveau cirque. L’exploit en soi est un drame ; alors, comment l’introduire dans une dramaturgie ? Se pose peut-être ici la question du drame réel inscrit dans un récit fictionnel. Le personnage s’efface, disparaît peut-être, lorsque l’individu, artiste de cirque, prend le risque de la prouesse. Guy Alloucherie poursuit : « Je me souviens que l’une de mes acrobates a dit un jour : “Je n’interprète pas un personnage je suis moimême.” Ce n’est pas vrai, cela reste un personnage, parce que ce n’est jamais qu’une partie d’elle sur le plateau. ». Il y a à peine quarante ans, en France, le cirque était considéré « comme une entreprise commerciale vaguement décadente […] qui ne relevait pas de l’art », constate René Solis2. Replié sur une forme figée, depuis quelques décennies déjà il ne fascinait évidemment plus les artistes, comme il l’avait fait dans les années 1920, par exemple. Manquant de conviction quant à la recherche de nouvelles figures et, surtout, offrant une prestation parfois médiocre, il éprouvait même de plus en plus de difficultés à convaincre le public de l’intérêt du spectacle qu’il offrait. La crise était si sévère que certains représentants éminents de la famille circassienne s’engagèrent dans un nécessaire processus de rénovation. Mais, en marge du monde (fermé) du cirque, d’autres, dont l’imaginaire et les désirs étaient portés par l’esprit d’un certain mois de Mai, approchaient autrement le passé de l’univers circassien, quitte à le bousculer en pillant au sein de l’héritage ce dont ils avaient besoin pour concrétiser leurs aspirations festives et novatrices et expérimenter d’inédites écritures circassiennes. Introduisant le numéro spécial qu’artpress consacre au cirque en 1999, Yan Ciret affirme que « le cirque s’est longtemps vécu comme un art mineur pour des mineurs »3. Il précise aussitôt que la 1
Guy Alloucherie, table ronde du « Séminaire » in : Les écritures artistiques, un regard sur le cirque, op. cit., p. 36. 2 René Solis, « Vigies de papier », propos recueillis par Yan Ciret, Paris, Arts de la piste, n° 12, op. cit., p. 30. 3 Yan Ciret, « Editorial », in : Le Cirque au-delà du cercle, artpress, op. cit. , p. 2.
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« sortie de cette ornière a été le point de départ pour des artistes hors-normes qui allaient bouleverser non seulement l’univers du chapiteau, mais toutes les formes de représentation ou de spectacle vivant ». C’est (ce sont), en effet, un cirque (des cirques) différent(s) qui, au travers de ce mouvement indiscipliné né au début des années 1970, va (vont) créer ou forcer un ensemble de passages, inaugurant ainsi une aventure qui, aujourd’hui encore, selon des perspectives et des constructions plurielles, déplie son ardeur chercheuse. Oui, pour reprendre l’affirmation de Y. Ciret, il y a bien « un avant et un après le “nouveau cirque” ». C’est l’émergence et l’affirmation de ce phénomène (des points de vue historique, institutionnel et esthétique) que nous avons voulu comprendre. En nous attachant aux démarches et aux œuvres, c’est également sa diversité, les tournants et ruptures qui le marquèrent, que nous avons souhaité cerner. Mais, qu’en sera-t-il de l’après ? Nul ne peut vraiment prédire le devenir des arts du cirque. La création circassienne se frottent volontiers et sans complexe aux autres arts (qui réciproquement s’intéressent à nouveau à elle1), en refusant farouchement, selon R. Solis, de se laisser « confondre avec autre chose »2, car le risque existe effectivement de voir « la piste » devenir « du sous-théâtre ou de la sous-danse », renchérit Hervé Gauville3. Elle invente et propose, selon des modalités d’écriture singulières, des œuvres hybrides. En activant une « nouvelle théâtralité fondée sur la performance », selon l’expression de Robert Abirached4, elle construit des spectacles composites. Pierrot Bidon n’affirme-t-il pas que « le cirque de demain sera une grande mixture »5 ?
1
Depuis quelques années, metteurs en scène et chorégraphes n’hésitent pas à renouer avec l’univers néo-circassien, de Philippe Decouflé à Mladen Materic, de François Verret à Guy Alloucherie, sans oublier les recherches de Roland Auzet et de son Cirque du Tambour qui mêle prouesses circassiennes, musique contemporaine et images de synthèse. 2 René Solis, « Vigies de papier », op. cit., p. 32. 3 Hervé Gauville, « Vigies de papier », op. cit., p. 32. 4 Robert Abirached, Le Théâtre et le Prince II. Un système fatigué 1993-2004, Arles, Actes Sud, 2005, p. 43. 5 Pierrot Bidon, cité par Dominique Mauclair, in : Planète Cirque, op. cit., p. 274.
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Table des matières Introduction Fondements culturels et institutionnels A. Petite histoire aléatoire des pionniers du nouveau cirque 1. Le temps des saltimbanques a) Aix, ville ouverte (1973-1976) b) Les écoles d’été et les savoir-faire circassiens c) Michel Crespin et La Falaise des Fous 2. Les prémices du nouveau cirque a) Une histoire qui s’écrit à l’oral b) Une utopie libertaire 3. Les précurseurs a) La poésie décalée du Cirque Bonjour b) Le Puits aux Images c) Le Cirque Aligre d) Le Cirque Bidon e) Le Théâtre des Manches à balais f) Bartabas le Furieux B. L'intervention de l'Etat 1. Hésitations et engagements a) Une prise de conscience b) L’avènement du tout culturel 2. Les premières structurations associatives a) L’APMC et l’APEAC b) L’ASPEC 3. Un cirque national a) Les Grüss : une famille française b) Une faillite politique c) Une mission impossible 4. L’ANDAC a) La pression du nouveau cirque b) Arnaque à l’ANDAC c) « Une expérience unique » 5. HLM a) Les éditions b) Les rencontres 6. La création du Syndicat des Nouvelles Formes des Arts du Cirque a) Un regroupement professionnel b) Un art populaire face à la marginalisation élitiste 7. La diffusion a) Les festivals b) Le Circa d’Auch c) Le problème de la diffusion des spectacles de cirque 291
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C. Des écoles pour un cirque de création 1. A la recherche d’un modèle : le CNAC 2. Le début d’une aventure a) Une orientation incertaine b) Un changement de « Direction » 3. Une nouvelle ère a) Un cadre réglementaire b) Des principes pédagogiques 4. L’ENACR et l’ESAC, deux écoles a) L’admission b) Les enseignements c) La pluridisciplinarité 5. La sortie d’école a) L’année d’insertion professionnelle b) Que sont-ils devenus ? 6. Les autres missions du CNAC 7. Une trajectoire (ir)réversible ? D. Les écoles : un système pyramidal 1. La Fédération Française des Ecoles de Cirque (FFEC) a) Un engouement à prendre en considération b) Les bases de la structuration de la formation 2. Les écoles préparatoires a) Arc en cirque b) Le Lido c) L’Ecole Nationale de Cirque de Châtellerault Partis pris esthétiques E. Un cirque au risque de la création 1. Le Cirque Baroque : un cirque à lire a) Noir Baroque b) Le texte en référence c) Le recours au personnage 2. Le cirque Plume : une poésie en acte a) Le chemin buissonnier b) La place de l’auteur c) Le temps de l’acte d) Des spectacles populaires e) Une humanité à partager 3. Archaos : le cirque de tous les risques a) Le maillon manquant b) L’« Art pour l’essentiel et l’accessoire » c) Le désordre du monde d) Des spectacles pluridimensionnels e) Le poids des images 292
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f) Les traces du chaos 171 4. Zingaro : un théâtre équestre et musical 173 a) Ceci n’est pas du cirque ! 173 b) Bartabas le conquérant : l’autonomie consacrée 174 c) Des racines pour mieux voyager 175 5. La Compagnie Foraine : un cirque à l’épreuve des autres arts 177 a) Les influences mêlées 177 b) Le texte et l’acte 179 c) Les arts plastiques dans la piste 180 6. Brefs regards sur d’autres propositions 184 a) La Compagnie Les Oiseaux fous : « ostensiblement ailleurs » 184 b) La Compagnie Volte-Face : un soupçon de distance 185 c) La Compagnie Rasposo : un théâtre-cirque 186 d) Le Cirque en Kit : des bribes de théâtralisation 188 e) Le Cirque du Docteur Paradi : un imaginaire intemporel 190 f) Le Cirque de Barbarie : un cirque de femmes 192 g) Les Tréteaux du cœur volant : le cirque d’un homme-cirque 194 7. Le Québec : une nouvelle terre de cirque 196 8. Ailleurs, d’autres expériences 202 F. Un cirque au risque de la cohérence 205 1. En écho aux années 1980 205 a) Le Cirque du Grand Céleste : un écrin intimiste 205 b) La Volière Dromesko : un cirque de drôles d’oiseaux 207 c) Gosh : un cirque déjanté 209 d) Pocheros : le poids et la légèreté de la vie 212 e) Les Colporteurs : sur un fil perché 215 f) Cahin-Caha : un cirque bâtard 218 g) Un jubilatoire Genre de Cirque 220 2. Des cirques recentrés sur le cercle 221 a) Le Cirque O : une quête de pureté 221 b) Que-Cir-Que : une femme et deux hommes autour d’un mât 222 c) Cirque Ici : l’homme circassien 225 d) Cirque nu : un théâtre d’action 227 3. Les spectacles du CNAC 228 a) Une présentation de travaux d’élèves 228 b) La pluridisciplinarité à l’œuvre 233 4. Les échappés 238 a) Acrobates 239 b) A la conquête du ciel 241 c) Le jonglage : un art en recherche 249 d) L’art clownesque 254 Conclusion 275 Bibliographie 285 293