L'ÉPOQUE DE LA RENAISSANCE (1400–1600) TOME III: MATURATIONS ET MUTATIONS (1520–1560)
A COMPARATIVE HISTORY OF LITERA...
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L'ÉPOQUE DE LA RENAISSANCE (1400–1600) TOME III: MATURATIONS ET MUTATIONS (1520–1560)
A COMPARATIVE HISTORY OF LITERATURES IN EUROPEAN LANGUAGES SPONSORED BY THE INTERNATIONAL COMPARATIVE LITERATURE ASSOCIATION HISTOIRE COMPARÉE DES LITTÉRATURES DE LANGUES EUROPÉENNES SOUS LES AUSPICES DE L’ASSOCIATION INTERNATIONAL DE LITTÉRATURE COMPARÉE
Coordinating Committee for A Comparative History of Literatures in European Languages Comité de Coordination de l’Histoire Comparée des Littératures de Langues Européennes 2010–2013 President/Président Margaret R. Higonnet (University of Connecticut) Vice-President/Vice-Président Marcel Cornis-Pope (Virginia Commonwealth University) Secretary Treasurer/Secrétaire Trésorier Svend Erik Larsen (Aarhus University) Acting Treasurer/Trésorier par intérim Vivian Liska (University of Antwerp) Members/Membres assesseurs Theo D’haen, César Dómínguez Prieto, Angela Esterhammer, Patrizia Lombardo, Inocência Mata, Thomas Nolden, Anders Pettersson, Fridrun Rinner, Franca Sinopoli, Steven P. Sondrup, Francesco Stella, Anja Tippner Past Presidents Randolph D. Pope (Charlottesville) †â•›Henry H.H. Remak (Indiana) Mihály Szegedy-Maszák (Bloomington) Mario J. Valdés (Toronto) †â•›Jacques Voisine (Paris) Jean Weisgerber (Bruxelles) Past Secretaries Daniel F. Chamberlain (Kingston) †â•›Milan V. Dimić (Edmonton) Margaret R. Higonnet (Storrs) †â•›György M. Vajda (Budapest)
Volume XXVI L'Époque de la Renaissance (1400–1600) Tome III: maturations et mutations (1520–1560) Sous la direction de Eva Kushner
L'ÉPOQUE DE LA RENAISSANCE (1400–1600) Tome III MATURATIONS ET MUTATIONS (1520–1560)
Sous la direction de EVA KUSHNER University of Toronto
JOHN BENJAMINS PUBLISHING COMPANY AMSTERDAM/PHILADELPHIA
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TM
The paper used in this publication meets the minimum requirements of American National Standard for Information Sciences — Permanence of Paper for Printed Library Materials, ANSI Z39.48-1984.
Library of Congress Cataloging-in-Publication Data L'Époque de la Renaissance (1400–1600) : Tome III: maturations et mutations (1520–1560) / Sous la direction de Eva Kushner. â•…â•… p.â•…â•… cm. -- (Comparative history of literatures in European languages = Histoire comparée des littératures de langues européennes, ISSN 0238-0668 ; v. 26) â•… Includes bibliographical references. ╇╇ 1. European literature--Renaissance, 1450–1600--History and criticism. PN703 .E66â•…â•… 2011 809/.894/09024--dc20 88175836 ISBN 978 90 272 3459 9 (hb ; alk. paper) ISBN 978 90 272 8780 9 (eb) CIP © 2011 - John Benjamins B.V./Association Internationale de Littérature Comparée No part of this book may be reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm, or any other means, without written permission from the publisher. John Benjamins Publishing Co. • P.O.Box 36224 • 1020 ME Amsterdam • The Netherlands John Benjamins North America • P.O.Box 27519 • Philadelphia PA 19118-0519 • USA
Table des matières
1
Avant-propos Eva Kushner Chapitre I.╇ Transformation de l’Occident Un nouveau marchéâ•›: les échanges intercontinentaux László Makkai
3
L’Expansion de l’Empire Ottoman Pierre-Louis Vaillancourt
11
Campagnes et ruraux Michel Péronnet et Eva Kushner
20
Villes et citadins Michel Péronnet
28
Le Sac de Rome et la chute de Florenceâ•›: l’asservissement de l’Italie Bonner Mitchell
35
Chapitre II.╇ Mouvements réformateurs et littérature La voie luthérienne Markus Wriedt
43
La voie calviniste Francis Higman
67
La littérature au service de la religionâ•›: les «â•¯radicaux╯» Edward Furcha
76
L’humanisme évangélique Erika Rummel
86
La restauration catholique Miquel Battlori
94
v
vi
Table des matières
Chapitre III.╇ Diffusion et répercussion de l’évangelisme La Bible en langues vernaculaires Paul Chavy
105
La littérature de combat André Stegmann
113
La littérature d’édification André Stegmann
123
Rôle de l’image François Lecercle
142
Chapitre IV.╇ Défense et illustration des langues nationales Grammaires, vocabulaires Paul Chavy
155
Les droits de la poésie vernaculaire Werner Bahner
160
Culte des langues et recherches linguistiques Paul Chavy
171
Chapitre V.╇ La civilité nouvelle La nouvelle pédagogie humaniste Aldo Scaglione
183
Les traités de civilité Jean-Claude Margolin
197
Présence littéraire de l’activité physique et de la danse John McClelland
210
Le statut de la femme Marie-Rose Logan
219
Chapitre VI.╇ Conscience littéraire et artistique La querelle des arts et sa signification historique Zoé Dumitrescu-Busulenga and Mirela Şaim
227
La crise de la rhétorique Cesare Vasoli
235
Table des matières
vii
La conquête de la poétique d’Aristote Danilo Aguzzi-Barbagli
247
La théorie des genres littéraires François Lecercle
255
Théories de la musique et de ses rapports avec la poésie James Helgeson
266
Théories de l’art plastique Philip Sohm
284
Renaissance de Vitruve et des traités d’architecture Dudley Wilson
295
Chapitre VII.╇ Pour l’aristocratie de l’esprit Le mouvement poétiqueâ•›: survivances et ruptures Yvonne Bellenger
307
L’humanisme chevaleresque Michel Stanesco
315
Aspects du pétrarquisme Eva Kushner
331
Le rôle humaniste de la narration Mary Ann Maxwell
339
La question de l’art épistolaire Rachel F. Stapleton
350
Chapitre VIII.╇ L’humanisme érudit Les Académies, cercles littéraires, ordres religieux Bonner Mitchell
361
Imprimeurs et éditeurs philologues et leurs oeuvres Charles Béné
369
L’historiographie savante Claus Uhlig
377
L’humanisme juridique Paul Chavy
388
viii
Table des matières
Chapitre IX.╇ Progrès de la science La littérature scientifique et l’essor de la quantification Kim Veltman
395
La révolution copernicienne Jean-Pierre Verdet
404
Science et technologieâ•›: nouveaux horizons Alex Keller
415
Médecins, chirurgiens, pharmaciens Paul Chavy
422
«â•¯Naturalistes╯» Andrea Ubrizsy Savoia
434
La magie naturelle, la Cabale, l’alchimie et les arts de la divination Dóra Bobory
460
Chapitre X.╇ Mondes nouveaux La conquête économique, politique, spirituelle et religieuse André Stegmann et Paul Chavy
473
Géographes Antoine de Smet
486
Images des pays nouveaux dans les littératures européennes Jane Couchman
492
Texte et parole dans le Nouveau Monde Josiah Blackmore
503
Chapitre XI.╇ La culture populaire Le rôle de la culture populaire Pablo Péméja
509
Genres épiques et lyriques «â•¯populaires╯» chez les Slaves Hana Voisine-Jechová
520
La littérature populaire didactique Josef Schmidt
529
Le laboratoire du théâtreâ•›: Renaissance érudite et alternative populaire Horst Heintze
536
Table des matières Chants nationaux William Bowen
ix 543
Chapitre XII.╇ La Renaissance en crise Les croyances chiliastiques et apocalyptiques Imre Bán
553
Les conflits moraux Konrad Eisenbichler
558
Déstabilisation philosophiqueâ•›: les voies profanes de la pensée Michel Péronnet
566
Complément Bibliographique
575
Index
619
Avant-propos
Le volume que voici assume maintenant sa place, non sans fierté et non sans hésitation, au sein de la sous-série Renaissance de l’Histoire comparée des littératures de langues européennes. Pourquoi cette fierté et pourquoi cette hésitationâ•›? Il n’est sans doute pas exagéré d’affirmer que l’Association internationale de littérature comparée, fondée à Venise en 1955, oeuvre depuis ses débuts à la création d’une histoire comparative des littératures. Mais la construction d’un projet de cette envergure ne fut pas immédiate, car elle exigeait une réflexion concertée et approfondie sur la nature même de l’histoire littéraire, sur la problématique de son internationalité, et sur la possibilité d’une oeuvre collaborative. C’est en 1967 que fut mis sur pied le comité chargé de la réalisation du projetâ•›: le Comité de Coordination, responsable de la création et du développement de l’Histoire comparée jusqu’à ce jour. C’est lui qui décide de l’acceptation ou de la non-acceptation de nouveaux plans de séries ou de volumes, qui choisit leurs directeurs, qui veille à l’évaluation des ouvrages préalablement à leur envoi à la maison d’édition. Les directeurs de projets oeuvrent régulièrement en consultation avec le comité de coordination, jusqu’à l’achèvement des ouvrages dont ils sont responsables. Le nom de la collection implique une limite qui fut parfois mise en questionâ•›: pourquoi confiner une histoire véritablement internationale à l’étude d’oeuvres de langues européennesâ•›? Question, à l’origine, de compétences réellesâ•›: les groupes de travail existants ne pouvaient en toute intégrité pousser leurs recherches, analyses et synthèses au-delà des littératures en langues européennes. Il s’avéra bientôt que le corpus à étudier dépassait les limites continentales, si l’on songe par exemple aux littératures latino-américainesâ•›; et, par ailleurs, l’Association internationale de littérature comparée se mit à créer graduellement, côte à côte avec le Comité de coordination, des groupes de travail habilités à conduire des études n’excluant aucune partie du monde. Sous la direction de son premier président, le regretté Henry Remak, le Comité de coordination entreprit un long travail de réflexion sur la nature même d’une histoire littéraire comparée. Internationalement le comparatisme était en pleine évolutionâ•›: ne fallait-il pas résolument cesser de prendre pour unités de base les littératures dites nationales et de décrire les relations entre ellesâ•›; mais plutôt identifier et approfondir des aspects du système littéraire traversant les frontières linguistiques et politiquesâ•›? Les mouvements littéraires constituent un tel aspect et ce n’est pas sans raison que les premiers volumes publiés furent Expressionism as an International Literary Phenomenon (dir. Ulrich Weisstein) et The Symbolist Movement in the Literature of European Languages (dir. Anna Balakian). De toute évidence, les mouvements, en repensant la création littéraire, renouvellent les genresâ•›; c’est ainsi que la sous-série portant sur le romantisme envisage séparément poésie et prose. Un des secteurs d’étude les plus novateurs examinés par l’Histoire comparée, c’est celui des régions (par exemple la péninsule ibérique ou les pays nordiques, secteurs où il est question des parentés qui s’instaurent en matière de production littéraire, et dans des langues diverses, à l’intérieur de vastes régions non définies par des frontières nationales). Souvent, les études de périodes s’offrent le plus spontanément au regard de 1
2
Eva Kushner
l’historien, qui s’aperçoit sans délai à quel point il lui faut les problématiser C’est ainsi qu’un volume fut consacré à L’aube de la modernité (1680–1760), et le suivant au Tournant du siècle des lumières (1760–1820). Le présent volume et la sous-série dont il fait partie, à savoir L’époque de la Renaissance (1400–1610), appartient de prime abord à cette catégorie, dont le principe organisateur est d’ordre chronologique et repose sur la notion très générale d’une Renaissance à l’échelle européenne. Mais ce n’était là qu’un point de départ, une invitation à repenser ce qui à première vue se présentait comme une évidence. La périodisation dont résulte la division de la sous-série en quatre parties, donc quatre volumes, fut le résultat d’un travail d’équipe qui en lui-même illustrait la collaboration active, et non dépourvue d’esprit critique réciproque – avant la chute du mur de Berlin – entre comparatistes de l’«â•¯Ouest╯» et de l’«â•¯Est╯» Des chercheurs appartenant à l’Institut d’études littéraires de l’Académie hongroise des sciences, au Centre d’études supérieures de la Renaissance de Tours, à l’université de Paris IV-Sorbonne, et aux universités canadiennes Carleton, puis McGill, élaborèrent et mirent en oeuvre le plan d’ensemble. Le premier volume de la sous-série, L’avènement de l’esprit nouveau (1400–80), dir. Tibor Klaniczay, Eva Kushner, André Stegmann, fut publié en 1988 aux presses de l’Académie hongroise des sciences, qui étaient alors la maison d’édition de l’Histoire comparée. En revanche, le quatrième volume de la sous-série Renaissanceâ•›: Crises et essors nouveaux (1560–1610), dir. Paul Chavy, Tibor Klaniczay, Eva Kushner, parut en 2000 chez Benjamins (Amsterdam), maison d’édition actuelle de l’Histoire comparée. De toute évidence, l’ordre de publication de la sous-série Renaissance n’est pas celui des tranches chronologiques étudiées. Nous osons espérer que l’ensemble formé par les quatre ouvrages aura su démontrer au bout du compte sa cohérence par la manière inductive dont il interroge l’époque, et le concept même, de la Renaissanceâ•›; par son effort pour représenter les métamorphoses du littéraire au sein des culturesâ•›; par sa vision d’une prémodernité fécondée par l’apport du monde antique et répondant à tous les appels d’un univers en expansion. Qu’il me soit permis de rendre hommage ici à nos collaborateurs disparus. Parmi eux, Paul Chavy, historien de la traduction et lui-même traducteur sans faille, nous a fait don de la version française de plusieurs des textes présentés ici. Je tiens à exprimer ma reconnaissance personnelle au Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, à l’université Victoria (Toronto) et à la Fondation Jackman pour le soutien qu’ils ont accordé à mes travaux au cours de la préparation du volume que voici. Je remercie vivement l’Association internationale de littérature comparée ainsi que l’Union académique internationale pour leur généreux et encourageant appui de l’Histoire comparée des littératures de langues européennes.
Eva Kushner
Chapitre I. Transformation de l’Occident Un nouveau marché Les échanges intercontinentaux László Makkai En 1520, l’Europe venait de voir en l’espace d’une génération ses connaissances géographiques s’étendre au globe terrestre tout entier. Après l’expédition de Magellan, en effet, les Européens pouvaient situer leur continent sur la Terre, comme Copernic avait situé leur planète dans le système solaire. L’astronome polonais, émerveillé par l’harmonie qu’il avait découverte dans le ciel, aurait voulu que les habitants de la Terre fissent ce qu’il exigeait de ses astronomes. «â•¯Il serait fortement à souhaiter que dans l’établissement de l’harmonie du mouvement ils imitent les musiciens qui, en tendant ou détendant une corde, prennent grand soin de faire vibrer la corde voisine, jusqu’à ce qu’elles atteignent toutes ensemble l’harmonie désirée et qu’aucune ne donne plus de son dissonant.╯» Mais sur la Terre il ne voyait que désaccord, mortalité, infécondité, dépréciation monétaire, principales causes de la ruine des pays. Dans ses traités sur la monnaie il souligne que l’instrument indispensable des échanges de biens entre les hommes est «â•¯la monnaie, mesure universelle des prix, mesure qui doit rester stable et fixe.╯» Il attaque fortement les «â•¯nominalistes╯» qui laissent au bon plaisir des souverains l’établissement de la valeur nominale des monnaies, ce qui a pour conséquence l’avilissement monétaire et, partant, l’anarchie du marché, l’enrichissement des spéculateurs et l’appauvrissement du peuple. D’après la théorie «â•¯substantialiste╯», qu’il professait lui-même, la valeur de la monnaie provient de son contenu en métal nobleâ•›; là est le véritable étalon. Avant Gresham il a posé en principe que la mauvaise monnaie – celle dont le contenu de métal noble est inférieur à sa valeur nominale – chasse la bonne, et par là il peut être regardé comme le fondateur de la théorie financière moderne. Vrai penseur de la Renaissance, Copernic a observé la circulation de la monnaie comme le mouvement des planètes. Pour lui, comme pour ses contemporains, la monnaie est la force motrice des échanges et une bonne monnaie est indispensable au marché mondial alors en voie de formation. Pour frapper une bonne monnaie, il faut du métal noble. En premier lieu de l’or, car depuis la réforme monétaire italienne du XIIIe siècle, c’est la monnaie d’or qui est en Europe la mesure des échanges de biens, la monnaie d’argent ne servant que de monnaie divisionnaire. La monnaie d’or était aux mains des seigneurs féodaux et de la riche bourgeoisie commerçante, de sorte que sa finesse et son poids restaient à peu près invariables, tandis que la monnaie blanche – les pièces d’argent – monnaie des petites gens, faisait l’objet de manipulations continuelles, tour à tour dépréciée, revalorisée, puis dépréciée à nouveau par adjonction de cuivre. L’étalon de toutes les valeurs, même de l’argent, c’était l’or. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, un commerçant italien déclarait que le rapport de valeur entre ces deux métaux était «â•¯cosi dato da Dio e conservato dalla natura╯». Étalon par excellence aux yeux des théoriciens de l’économie, l’or incarnait dans la pratique la valeur suprême. «â•¯Quelle chose merveilleuse que l’orâ•›!╯» disait Colomb. «â•¯Qui en a devient le maître de tout ce qu’il désire. Avec de l’or, on peut même faire entrer des âmes au 3
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László Makkai
Paradisâ•›!╯» A cette époque, en effet, de vente d’indulgences et de commerce des reliques, l’or est devenu le huitième sacrement, le plus efficace, celui qui assure le pouvoir sur les sept autres et peut garantir le salut des vivants et des morts. Luther s’est opposé à ces pratiques, mais tout ce qu’il a pu obtenir de ses fidèles, c’est qu’ils attendent leur salut céleste de la grâce «â•¯gratuite╯» que procurent les sept sacrements ecclésiastiquesâ•›; leur salut terrestre, c’est à l’or qu’ils ont continué à le confier. Calvin, lui, unira les voies des deux saluts dans sa doctrine de l’↜«â•¯ascèse capitaliste╯», qui considère le travail comme un service divin et l’or comme un capital créant éventuellement du travail. Toutefois, le marché mondial du milieu du XVIe siècle n’est pas dominé par les calvinistes, mais bien par les tenants de l’église traditionnelle, Portugais, Espagnols, Italiens. Ils ne voyaient pas l’or comme une promesse de travail, mais comme un don divin auquel avaient droit les chrétiens, peuple élu de Dieu qui, pour cette raison, pouvait en déposséder les païens de façon légitime. Les païens ne recevaient-ils pas en contrepartie la religion chrétienne, comme les chrétiens recevaient l’or en récompense de leur foiâ•›? Même quand le raisonnement n’était pas aussi simpliste, c’est essentiellement dans ce contre-échange que les Espagnols et les Portugais voyaient la raison d’être du commerce d’outre-mer, comme l’a formulé d’ailleurs autour des années 1570 le Portugais Monclaroâ•›: «â•¯Como vemos que abriu Nosso Senhor o comércio para a India para dilatar nela sua santa fé.╯» Les villes des colonies espagnoles, toutes vouées à extraire l’or du pays, évoquent par leurs noms l’image d’une vraie «â•¯Terre sainte╯»â•›: Santa Fé, San Salvador, Trinidad, Veracruz, Concepción, Asunción, etc. Les missionnaires eux-mêmes ne désapprouvaient pas ce «â•¯saint╯» commerceâ•›; ils n’ont commencé à s’étonner et à protester qu’au moment où les conquérants ont oublié la réciprocité, lorsqu’ils ont pris les païens, non pour des âmes à sauver, mais pour des esclaves à asservir ou même des brutes à écraser et qu’ils ont regardé l’or, non plus sous l’angle du salut des âmes, mais sous celui de leur réussite en ce monde. Las Casas a élevé la voix, au nom de l’humanisme chrétien, contre les atrocités inouïes commises sur les Indiens, mais lui-même proposait de les faire travailler de façon «â•¯humaine╯», voire de les remplacer par des Noirs, plus robustes. Saint François Xavier ne s’indignait pas, lui non plus, de l’exploitation des peuples orientaux dans un but commercialâ•›; il ne trouvait révoltant que de voir des prêtres portugais se livrer au mercantilisme et à la contrebande, raison pour laquelle il a secoué ses vêtements et ses sandales en quittant Malacca pour ne pas emporter avec lui la poussière de ce temple de Mammon. Le «â•¯marché mondial╯» du milieu du XVIe siècle était donc très loin de ce que nous entendons aujourd’hui par ces mots, c’est-à-dire une activité partagée par les diverses parties du mondeâ•›; il consistait alors à satisfaire de toutes les façons possibles la faim d’or de l’Europe. Pour les chasseurs d’or – colonisateurs espagnols et portugais et, derrière eux, financiers italiens et allemands –, l’or ne représentait pas un capital à insérer dans la production, mais une valeur en soiâ•›; et le moyen de faire affluer l’or, c’était le commerce. Comment aurait-il pu en être autrementâ•›? Le commerce croissant entre les continents servait, non les besoins vitaux des peuples, mais le luxe de quelques privilégiés. Ce qu’on transportait, c’était, comme au Moyen Âge, des articles de grand prix et d’encombrement restreintâ•›: métaux nobles, pierres précieuses, épices, parfums, riches tissusâ•›; ce «â•¯nouveau╯» marché mondial n’est nouveau que dans la mesure où les Européens ne dépendent plus des négociants musulmans du Proche et de l’Extrême-Orient, mais vont s’approvisionner directement aux sources, s’emparant ainsi de la majeure partie du
Un nouveau marché
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profit abandonné jadis aux intermédiaires. Et cela en or, car l’or est le but final de tous les échanges. Toutes les autres marchandises sont les instruments qui permettent de faire sortir l’or de ses cachettes et de l’attirer vers sa «â•¯place naturelle╯», l’Europe. C’est là qu’il vaut le plus par rapport à l’argent, 12 fois plus – contre 10 en Perse, 8 en Inde, 6–7 en Chine. Les gens d’alors voyaient déjà clairement le mécanisme du marché mondialâ•›: l’or allait vers l’ouest, l’argent vers l’est, ce dernier tendant vers la Chine «â•¯como a su centro, porque en tuda las mas tierra es peregrina╯», déclarera au début du XVIIe siècle le Portugais Duarte Gomes Solis. En sens inverse, l’or était partout un hôte de passage, sauf en Europe. Le chemin de l’or vers l’Europe avait été frayé surtout par les Portugais avec le commerce des épices, commerce qu’ils avaient organisé au cours des premières décennies du XVIe siècle avec une rapidité étonnante, même aux yeux des contemporains, en se substituant aux intermédiaires arabes auxquels Venise, qui en avait auparavant le monopole, versait de l’or européen. Les Portugais avaient atteint, avant 1520, les côtes de la Chine et créé partout sur leur chemin des comptoirs fortifiés. Ils n’ont pas été longs à découvrir les avantages qu’on pouvait tirer de la disparité des valeurs attribuées aux métaux. Au Malabar, pays producteur de la plus grande partie du poivre et du gingembre, ils payaient en argent, ce métal leur étant fourni par l’Iran et l’Inde des Mogolsâ•›; au delà de Malacca, dans les îles où ils prenaient le girofle et la muscade et où dominait le commerce chinois, à l’argent s’ajoutait le cuivre, matière recherchée pour la monnaie chinoise («â•¯caixa╯»). Le commerce d’Extrême-Orient est évoqué en 1534 par ces vers du poète portugais Garcia de Resendeâ•›: Querem ouro, prata, cobre Vermelhão, querem coral, Azougue tambén la val, Quem tem vinho nâo vem polne Se é de Almada ou Seixal.
Si en certains endroits les épices étaient payables en or, la contre-valeur était en grande partie couverte par l’argent et le cuivre que l’Europe exportait. Car les navires portugais, dans la première moitié du XVIe siècle, emportaient, semble-t-il, quelque 200 à 300 tonnes de cuivre et une tonne d’argent pour acheter de l’or africain et des épices d’Extrême-Orient. Le reste de leurs cargaisonsâ•›: cinabre, corail, étain, plomb, mercure, tissus de luxe italiens, hollandais, anglais et vin méditerranéen ne formaient qu’une fraction négligeable des marchandises envoyées en Orient. D’ordinaire, le cuivre couvrait un quart du prix des épicesâ•›; l’argent couvrait le reste. Cependant, vers le milieu du siècle, comme les prix du poivre et du cuivre ont monté à peu près parallèlement et plus vite que celui de l’argent, l’argent s’est mis à jouer un plus grand rôle. Le commerce portugais d’outre-mer échangeait donc surtout du métal contre des épices, toute autre exportation ou importation (parfums, pierres précieuses, soie, porcelaine) n’étant qu’accessoire. L’or provenait d’Afriqueâ•›; l’argent et le cuivre ont été d’abord produits exclusivement par les mines de Saxe, de Bohême, du Tyrol et de Hongrie. Mais, dans la seconde moitié du siècle, des capitalistes de l’Allemagne du sud jouissant de crédits italiens ont investi dans l’industrie minière, jusque là assez primitive, et l’ont fait progresser. En particulier, ils ont développé un procédé d’affinage du cuivre (Saigern) qui permettait d’obtenir, d’une part, du cuivre rouge, et d’autre part, 5 kg d’argent par tonne de minerai. Entrant ainsi en possession d’argent
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László Makkai
brut, ils brisaient le monopole des souverains d’Europe centrale. C’est de cette manière, en ajoutant les revenus des mines à leurs entreprises antérieures, que se sont enrichis les Fugger, les Welser, les Hochstätter, les Imhoff, les Tucher, les Paumgärtner, les Stromer, les Haller et autres dynasties d’Augsbourg et de Nuremberg, tout comme la dynastie hongaro-polonaise des Thurzó, au point de devenir les rivaux des financiers italiens. Leur ascension rapide – comme plus tard leur ruine soudaine – a été fonction avant tout de la conjoncture du cuivre et de l’argent sur le marché mondial. Le développement de l’artillerie et surtout l’armement des vaisseaux transatlantiques ont beaucoup augmenté le besoin de bronze pour la fonte des canonsâ•›; mais plus importants encore étaient les besoins du commerce portugaisâ•›: d’une part, en cuivre brut, d’autre part, en objets de cuivre jaune fabriqués à Nuremberg et ailleurs. Le grand marché international du cuivre a été longtemps Venise mais, après l’installation d’un dépôt d’épices portugais à Anvers, le cuivre et l’argent d’Europe centrale se sont dirigés vers Anvers à la rencontre des épices. «â•¯L’arzento va dove e il piper et havendo Portogallo il piper, todeschi lo va tuor a Lisbona╯», constataient en 1530 les délégués vénitiens à Constantinople, constatation valable déjà pour les vingt années précédentes, Lisbonne étant pris ici au sens figuré, puisque les transactions s’effectuaient à Anvers. C’est entre 1510 et 1540 que l’exploitation du cuivre et de l’argent en Europe centrale a battu son plein. Vers 1520 le roi du Portugal a fait acheter, de cette production, environ 5,5 tonnes d’argent et une quantité inconnue, mais sans doute considérable, de cuivre, dont une partie seulement devait aller outre-mer, le reste servant en Europe aux dépenses d’équipement et au financement du commerce portugais. Ce que l’Europe recevait en échange, c’était avant tout des épicesâ•›: le poivre et le gingembre du Malabar et de Sumatra, la cannelle de Ceylan, le girofle des Moluques, la muscade des îles Banda. On estime qu’au début du XVIe siècle, l’Extrême-Orient produisait neuf à dix mille tonnes d’épices, dont les trois-quarts étaient du poivre. L’Europe et la Chine en consommaient chacune 25â•›%â•›; le reste était absorbé par les pays intermédiaires. A la fin du siècle, la production aura doublé et une grande partie du surplus prendra le chemin de l’Europe, où la consommation s’est étendue de l’aristocratie aux classes moyennes. Au cours du premier tiers du siècle, les Portugais ont pratiquement monopolisé le commerce européen des épices, centralisé par eux à Anvers. En effet, leurs bateaux bloquaient l’entrée de la mer Rouge, empêchant le transit vers Venise par l’Égypte et la Syrie. Situation désastreuse non seulement pour Venise, mais pour le sultanat mamelouk, qui fut conquis par les Turcs en 1516–17. En 1538, avec l’aide des marins vénitiens, la flotte turque reprit aux Portugais le port d’Aden, clé de la mer Rouge, et mit le siège devant Diu, forteresse portugaise récemment créée sur la côte du Gujarât. Désormais, malgré des conflits continuels avec les Portugais, restés maîtres de Diu, les navires arabes pouvaient jeter l’ancre à Aden, transborder leur cargaison sur de plus petits bateaux et atteindre Djedda, point de départ de caravanes. Vers le milieu du siècle, Venise pouvait enfin respirer et recevoir de nouveau des épices par les ports d’Égypte et de Syrie. Les Portugais se seraient résignés assez facilement au partage, vu l’accroissement de la production, n’eussent été leurs frais accrus d’équipement et le coût de la protection armée qu’il fallait assurer aux vaisseauxâ•›; d’où un profit réduit de cent pour cent par rapport au début du siècle. Le Portugal n’a pallié ces difficultés que grâce à l’afflux de l’argent d’Amérique et à la traite des esclaves vers le Nouveau Monde.
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L’autre puissance colonisatrice, l’Espagne, a pris un chemin tout différent, non seulement parce qu’elle dirigeait ses navires vers l’ouest, mais aussi parce que son empire colonial n’offrait pas les mêmes caractères que celui des Portugais. Ceux-ci, en Afrique et en Extrême-Orient, ne s’installaient que dans des têtes de pont côtières où, ayant peu de contacts avec les indigènes, ils n’exerçaient guère sur eux d’influence sociale ou culturelle. Les Espagnols, au contraire, ont transplanté en Amérique l’ordre social et la culture de la Castille. Ils y ont introduit des plantes et des animaux du Vieux Monde. Ils ont cherché à y implanter la religion, la science, les techniques, les modes de l’Europe – le climat social et spirituel de l’époque, c’est-à-dire de la féodalité tardive et de la Renaissance. Ils y ont assujetti les indigènes, envoyé des dizaines, puis des centaines de milliers de pionniers, exploré le pays à la recherche de l’or et de l’argent. Ce sont ces métaux précieux qu’ils ont fait venir d’abord en Europeâ•›; puis s’y est ajouté le sucre, premier produit de l’économie de plantation, pour l’obtention duquel a été institué l’esclavageâ•›; plus tard encore, sont venus le cacao, le tabac, le café – marchandises de luxe, comme celles que transportaient les Portugais. C’est tout de même l’Amérique qui présente, dans une mesure modeste, les premiers germes d’un commerce mondial de type nouveau, en transportant des articles de première nécessité, d’abord pour fournir aux colons des vêtements, des outils, des armes, ensuite pour habiller les esclaves noirs de toile fabriquée en Europe centrale. Mais cette fonction reste accessoireâ•›; elle n’est que la condition qui permet d’atteindre le but principalâ•›: l’acquisition des métaux précieux. Les premiers esclaves noirs ont été importés aux Antilles pour travailler dans les mines, en remplacement des indigènes exterminésâ•›; c’est après l’épuisement des mines d’or qu’on est passé à la culture sucrière de grande envergure, qui a exigé dès le début un travail d’esclaves. Au cours des deux premiers tiers du XVIe siècle, près de 200.000 noirs ont été amenés d’Afrique, soit à peu près l’équivalent de toute la population blanche de l’Amérique à cette époque. Importateurs de la main-d’oeuvre noire, les Portugais ont puisé à leur tour à la source américaine de l’or. Le marché des hommes offrait une marge bénéficiaire double de celui des épices. Ce que chante Garcia de Resendeâ•›: He cousa que sempre val E tresdobra ho cabedal Em Castella e nas Antilhas.
La découverte, en 1545, des mines d’argent de Potosi a bouleversé le statut de ce métal. Déjà la production japonaise, tombée entre les mains des Portugais, s’était brusquement élevée dans les années 1540 à 13 tonnes par an (26 à la fin du siècle) et faisait concurrence aux 28 tonnes de l’Europe centrale. L’apport de celle-ci devient insignifiant devant les 200 tonnes annuelles que donnent, jusqu’en 1560, les nouvelles mines de Bolivie s’ajoutant à celles du Mexique. Le prix de l’argent américain et japonais tombe, en conséquence, au quatorzième de celui de l’or. Dès lors, le caractère du commerce portugais se modifie. Le monopole royal, qui jusque là contrôlait aisément le centre d’échanges d’Anvers, voit s’ouvrir des brèches dont profite le commerce privé, voire les contrebandiers et les pirates. Du côté du Pacifique, en effet, Espagnols et Portugais ont pris contact avec les Philippines et par elles la majeure partie de l’argent américain et japonais destiné à la Chine évite Lisbonne et le contrôle royal. Les bénéfices de ce trafic, qui s’exerce au détriment du commerce officiel, demeurent en Extrême-Orient, dans les mains des casados, fixés là d’une manière légitime, et des lancados, qui y vivent en situation irrégulière.
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L’Espagne, elle aussi, a dû partager l’or et l’argent affluant vers la métropole avec ses émigrés qui, sur la terre américaine, fondaient des villes et voulaient égaler le luxe de la mère-patrie. Le Portugal et l’Espagne étaient enviés pour leur richesse. L’or, pourtant, ne s’est pas amassé chez euxâ•›; il était happé non par leurs colonies, mais par d’autres Européens. Le poète espagnol Quevedo connaissait bien le chemin que prenait «â•¯Don Dinero╯» – la monnaieâ•›: Nace en las Indias honrado Donde el mundo la acompaña, Viene a morir en España, Y es en Génova enterrado.
C’est, en effet, vers Gênes ou autres cités italiennes que va finalement «â•¯l ’or des Indes╯», vers des financiers qui ont des siècles d’expérience. Si l’expansion portugaise et espagnole a été rendue possible par la révolution de la navigation, fruit des conquêtes techniques et scientifiques de la Renaissance italienne, la colonisation a été à son tour financée par des méthodes de gestion élaborées en Italie et usant de techniques raffinéesâ•›: comptabilité en partie double, lettres de change, assurances maritimes, placements avantageux, exploitation des écarts monétaires… Abandonnant à d’autres la navigation et ses périls, les inventeurs de ces techniques en ont gardé le maniement pour eux-mêmesâ•›: ils sont devenus des banquiers. L’or affluant en Europe ne restait que peu de temps à Lisbonne ou à Séville et n’y «â•¯mourait╯», comme dit le poète, que pour les Portugais et les Espagnols. Il était ensuite absorbé par le grand réseau des banques que les financiers italiens avaient, depuis le XIIIe siècle, déployé sur toute l’Europe, véritable système sanguin de l’économie, dont le double coeur se trouvait à Florence et à Gênes. Mais ce réseau avait aussi des centres annexes partout où s’exerçait un actif commerce d’articles de luxe. Le banquier italien ne reste pas chez luiâ•›; toujours à la poursuite de l’or itinérant, on le voit à Lisbonne ou à Séville. Ce sont les Génois qui transféraient les fonds d’Anvers à Lisbonne. Ce sont eux qui ont fourni les capitaux et les techniques à l’industrie sucrière de Madère, des Açores, du Brésil, des Canaries et des Antilles – industrie qu’ils connaissaient bien, puisqu’ils l’exerçaient depuis longtemps, à grand renfort d’esclaves, dans le bassin oriental de la Méditerranée. Marchionni, banquier italien fixé à Lisbonne, en alliance avec les représentants lyonnais et brugeois des banques de Florence, a financé de nombreuses expéditions portugaises d’outre-mer. Pourtant c’est à Séville que les Génois étaient particulièrement actifs, Séville dont le sonnet CXIV de Herrera dit qu’elle est Reina del grande Océano dichosa Sin quien a España falta la grandeza… No ciudad, eres orbeâ•›; en ti se admira Junto cuanto en las otra se derrama, Parte de España, mas major que el todo.
Ce que le sonnet ne mentionne pas, c’est que les vrais seigneurs de la «â•¯reine des océans╯», de cette ville «â•¯qui égale le monde entier╯», de ce «â•¯morceau d’Espagne qui vaut plus que tout le pays╯», ce sont alors les Génois, principaux soutiens politiques et financiers de Charles Quint à partir de 1528. Déjà auparavant, ils s’étaient fait garants des droits de Séville, monopolisant l’exportation du sel et de la laine espagnols, négociant le transport des noirs vers l’Amériqueâ•›; plus tard, ils seront les distributeurs européens de l’argent américain et les perpétuels contrôleurs
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des finances de l’Espagne. A côté d’eux, les fameux banquiers espagnols de l’époque, tels les Ruiz de Medina del Campo, les Espinosa de Séville, les Malvenda de Burgos et leurs semblables, ne sont que des figurants ou des acolytes. Nous retrouvons les Génois dans bien d’autres villesâ•›: Venise, dont ils gèrent les finances avec leurs collègues florentinsâ•›; Anvers, centre d’échanges internationauxâ•›; Lyon, officine où se négocient les emprunts d’Étatâ•›; Londres, où le banquier génois Pallavicini est devenu Sir Horatio, membre de l’aristocratie anglaise. C’est que Gênes est une cité spécialisée dans la banque. Après avoir perdu ses colonies de la Méditerranée orientale et de la mer Noire, elle n’a pas, comme Florence et Venise, développé d’industrie particulièreâ•›; elle a même remplacé sa propre flotte par des navires affrétés à Marseille et à Raguse. Elle est ainsi devenue la ville caractérisée par Valsecchi comme «â•¯una gigantesca società per azioni, di cui è patrizi sono li azionisti e gli amministratori. Questa singulare situazione trova la sua espressione e, in uno certo senso, la sua sanzione ufficiale in una istituzione che rappresenta, ancor piu che il governo, esponente della potenza politica in declino, la vera potenza di Genova, la potenza economicaâ•›; il Banco di San Giorgio…╯»
Derrière la façade monumentale de cette banque, les personnalités comme les Grimaldi, les Lomellini, les Spinola restaient plus effacées que les financiers de Florence qui, sans organisation centrale, tenaient sous leur coupe toute l’Europe. C’était, par exemple, la dynastie des Strozzi, présents partout, même au Pérou. A Lyon, sur 169 banques, 143 étaient italiennes, les plus importantes étant celles des florentins Strozzi, Gondi, Salviati, Capponi, Bardi, Ruccellai. Ce sont eux qui furent les commanditaires de l’expédition américaine de 1524 menée sous les couleurs françaises par leur compatriote Verrazano. Florence était représentée à Anvers par Lodovico Guicciardini, financier et écrivain, à Londres par les filiales des Borromei et des Salviati. D’autres villes italiennes moins importantes avaient aussi des banques dans les centres commerciauxâ•›: Crémone avec les Affaitadi, Lucques avec les Buonvisi. En fait, le réseau des banques italiennes couvrait toute l’Europe, de Lisbonne à Dantzig et de Naples à Londres. Ce réseau constituait, du même coup, le premier organisme d’information européen. Non seulement il donnait en priorité des indications sur les mouvements des marchandises et les écarts entre les cours, mais il faisait état également des événements politiques jugés importants pour la marche des affaires. Les grandes banques avaient leur agence spéciale de renseignements, comme en témoigne la Fugger-Zeitung d’Augsbourg. Ajoutons que les imprimeries – entreprises soutenues financièrement par les banques – ont fleuri près d’elles dans les grands centres commerciauxâ•›: Manuce à Venise, Plantin à Anvers, Estienne à Lyon. Ce système a fonctionné sans heurt jusqu’au milieu du siècle, jusqu’au moment où l’argent des mines de Potosi a afflué. Mais alors le capital sud-allemand, qui se rattachait à ce réseau, a éprouvé de grosses pertes du fait que les mines d’argent européennes cessaient d’être compétitives. Les Fugger furent les premiers à sentir le dangerâ•›: ils retirèrent leurs investissements des mines de Hongrie. En 1549, le Portugal, à son tour, ferma son dépôt d’Anversâ•›: les épices ne procuraient plus d’argent. Les États devenaient insolvablesâ•›: l’Espagne et la France firent banqueroute en 1557, le Portugal en 1560, mettant en difficulté les banquiers sud-allemands, leurs principaux créanciers. La crise n’était pas superficielleâ•›; c’est l’économie mondiale tout entière qui se trouvait ébranlée par les conditions nouvelles du marché.
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Les Espagnols et les Portugais, en effet, dépendaient de plus en plus de l’étranger. Ils manquaient de bois, de chanvre, de fer et de cuivre pour construire leurs naviresâ•›; ils manquaient de blé pour nourrir une population croissante. Les articles de grande consommation, aussi bien que les articles de luxe, devaient être importés. Même le sucre produit dans leurs propres colonies leur arrivait par Anvers, où on le raffinait. L’activité portuaire de Lisbonne et de Séville, régie par les monopoles royaux, dépérissait au profit des ports étrangersâ•›; il faut dire que les commerçants de ces villes, devenus paresseux, prêtaient facilement leur nom, moyennant finance, aux Français, Anglais et Hollandais. La piraterie ne cessait de gagner du terrain. Aux pirates français, présents dès le début de la colonisation espagnole, se joindront bientôt les Hollandais et les Anglais. Cependant, le système économique qui semblait encore florissant peu avant 1560 ne s’est pas effondré brusquement. L’afflux de l’or et de l’argent vers l’Europe est loin d’être tari. Le luxe de la Renaissance tardive règne toujours dans les cours royales. Les Génois contrôleront encore pour quelque temps le marché de l’argent américain et celui des esclaves. Mais ils finiront par imiter les grands banquiers allemands en plaçant leurs fonds dans des propriétés terriennes, des titres aristocratiques et des rentes. Cette grande crise économique a eu au moins un effet positif, celui d’assurer la paix en Europeâ•›: faute de ressources pour continuer des guerres ruineuses, l’Angleterre, la France et l’Espagne déposent les armes et signent en 1559 le traité du CateauCambrésis. Mais il faudra attendre encore quelques décennies pour que s’instaure, au début du siècle suivant, un nouvel ordre économique, dans lequel les Hollandais et les Anglais joueront un rôle de premier plan.
L’Expansion de l’Empire Ottoman Pierre-Louis Vaillancourt
Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil. Victor Hugo, L’Enfant.
Une expansion indéfinie Les multiples croisades faites au Moyen Âge pour la conquête des Lieux Saints avaient habitué l’opinion européenne à la lutte contre les Infidèles. Mais après s’être emparés du pouvoir dans l’empire musulman, ce sont les Turcs, conduits par Mehmet II, qui prennent Constantinople en 1453 et s’installent aux portes de l’Europe, qu’ils menaceront pendant deux siècles. Leur échec à Rhodes en 1480, le règne d’un Bâyazîd II plus pacifique, celui d’un Sélim Ier occupé à envahir la Perse procurent un répit temporaire qui cesse avec Süleymân le Magnifique sous le pouvoir duquel, entre 1520 et 1566, l’empire double presque son étendue. Ce dernier relance l’expansion vers le Danube, fait tomber Belgrade en 1521, fait main basse sur la Hongrie par la victoire de Mohàcs en 1526, campe devant Vienne en 1529. La levée du siège ne désamorce pas la poussée de cet infatigable conquérant, qui maquille ses revers par des fêtes et des triomphes et répare ses défaites sur terre par des revanches en mer. Il reviendra cinq fois en Hongrie pour mourir en 1566 devant Szigeth. S’il délaisse momentanément le Danube, c’est pour porter la guerre plus loin que son pèreâ•›: aux confins de la Perseâ•›; en Méditerranée, où il prend Rhodes dès 1522 mais devra reculer devant Malte en 1565â•›; au Levant, où Sélim avait déjà soumis la Syrie, la Palestine, l’Égypte. S’alliant avec le roi des pirates, Barberousse, qui avait fondé l’État barbaresque d’Alger en 1518, il occupe Tripoli, Bougie et fait reconnaître à l’ouest sa suzeraineté, annulant l’influence acquise par les Espagnols entre Oran et Tripoli. S’alliant avec les Français, il intervient dans le Sud de l’Italie en 1535, à Nice en 1543, en Corse en 1553. Contre Süleymân, Venise guerroie prudemment entre 1537 et 1540. Contre lui s’arment les empereurs, Charles Quint qui reprend Tunis en 1535, mais échoue à Alger, et après son abdication en 1556, Ferdinand Ier en Allemagne et, en Méditerranée, Philippe II dont la flotte est détruite près de Djerba en 1560. Contre lui s’élèvent successivement les voix de huit papes, multipliées par celle des légats, commissaires, prêcheurs, vendeurs d’indulgences et collecteurs de fonds de croisade, qui tous appellent avec la même ferveur les Chrétiens à l’union sacrée. Outre les sermons aux peuples et les missives aux princes, les papes s’unissent aux Espagnols pour envoyer leurs galères déloger le Turc de la côte italienne en 1535. Trois ans plus tard, Paul III, neutralisant provisoirement la France, forme la plus grande ligue de l’époque. Mais la flotte du pape, de l’Espagne et de Venise se soustrait honteusement au combat devant Preveza. Il faudra attendre Lépante, en 1571, pour qu’une seconde ligue paraisse mettre un terme plus décisif que Vienne, Tunis ou Malte à la brillante série des victoires turques et atténuer un peu la terreur qu’elles ont fait naître. 11
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Entre la peur … et les intérêts Vers 1600, Boccalini évoquera ce Turc qui épouvante tout le monde, de la proche Allemagne frappée de Türkenfurcht à la lointaine Islande où l’on implore Dieu contre ce danger. La terreur se nourrit de l’apparente invincibilité des musulmans et des atrocités qu’ils commettent lors des razzias – enfants empalés ou coupés en deux – qu’illustrent alors des gravures. Elle est nourrie par les sermons et les prières, et par la «â•¯cloche aux Turcs╯» que Charles Quint faisait sonner à midi pour rappeler l’imminence du péril. Mais la panique frappait surtout les habitants du littoral ou des régions frontalières, les plus éloignés continuant simplement de grogner contre les taxes levées pour la croisade. L’Europe se sent menacée, mais non assiégée. Le péril n’apparaît jamais assez urgent pour mobiliser les populations ou distraire les gouvernements de leurs préoccupations immédiates. En 1523 et 1524, des délégués hongrois viennent en vain implorer l’aide militaire de l’Empire auprès des diètes de Spire et de Nuremberg. Les armées de secours, en 1529, n’arriveront à Vienne qu’après le départ de Süleymân. Après l’euphorie de Pavie, la bonne volonté des Espagnols d’épauler les tentatives de Charles Quint en Allemagne s’estompe et la peur des musulmans, ennemis de l’intérieur parfois, ne grandira que lentement. Venise en 1540 conclut avec les Ottomans une paix que le pape qualifie de trahison et refuse, en 1550, de rouvrir les hostilités. A Constantinople, qui, avec 300,000 habitants, pèse lourd dans la balance du commerce vénitien, ses diplomates – trente-trois «â•¯bailes╯» (représentants permanents) et vingt-sept ambassadeurs extraordinaires –, s’activent à aplanir les difficultés des échanges. Des firmans adressés par le sultan à ses dignitaires interdisent d’ailleurs de molester ou de rançonner les marchands. Même en guerre, Venise continue son négoce par l’intermédiaire de Raguse. Restreints avec les voisins trop proches, comme les Allemands, ou éloignés, comme les Anglais, les rapports économiques restent actifs entre la Sublime Porte et les villes italiennes ainsi qu’avec la France, pays qui conclut même avec elle des ententes militaires. D’abord secrets, bientôt diffusés, les accords franco-turcs et les actions conjointes scandalisent la chrétienté qui voit la flotte de Barberousse hiverner à Toulon. En retour, la France reçoit libertés, privilèges et sécurité de commerceâ•›; son ambassadeur, D’Aramon, accompagne le sultan dans sa glorieuse équipée en Perse. Si la realpolitik impose une acceptation de facto des liens avec l’empire ottoman, elle n’entraîne pas une reconnaissance de jure d’un statut de membre de la communauté des nations. Le Turc reste l’ennemi traditionnel et les arrangements économiques n’affectent pas des mentalités plutôt sensibles aux avancées inquiétantes de Süleymân. Une littérature surtout belliciste Entre la bataille de Mohàcs et celle de Lépante fleurit une propagande anti-turque multiforme. Les combattants hongrois sont stimulés par une poésie épique. Le peuple est abreuvé de présages, prédications ou «â•¯prognostications╯» qui annoncent la chute de la puissance ottomane, grâce notamment au livre de Daniel où «â•¯l ’animal à la petite corne╯» est identifié à la Corne d’or. On publie des songes du sultan et des «â•¯vaticinations╯» que l’on prétend traduits du turc, relatifs à la prise de la «â•¯pomme rouge╯» (Constantinople), permettant même de fixer à 1596 la date de
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cet effondrement. Des compilations d’écrits anti-turcs circulent. A un échelon plus élevé, Baldassare Castiglione, dans son Cortegiano (1508–1516), parle en faveur de «â•¯l ’entreprise╯» contre les Turcs, comme le fera Giovanni Botero, dans sa Raison d’État (1583), après bien d’autres théoriciens politiques. Des références à cette lutte apparaissent dans les traités marquant la réconciliation des souverains. Partout et à tous les niveaux se répondent en écho des incitations qui usent d’une même rhétorique et confinent à l’exercice scolaire. Tout étudiant peut composer sur demande une Oratio de bello Turcis inferendo. Cette littérature reproduit des modèles antérieurs, se contentant parfois de les rééditer, comme la harangue de Filipo Buonaccorsi («â•¯Callimachus Experiens╯») en 1533. Elle répète les mêmes poncifs sur la faillite de la chrétienté, dont l’affaiblissement moral et l’effondrement spirituel provoquent le châtiment divin, idée qui prend un relief particulier, cependant, avec la montée de la Réforme. La chrétienté, c’est toujours l’Europe, et les reproches faits aux princes pour leurs dissensions et leur égoïsme rappellent ceux d’un Pie II au XVe siècle. Les chefs spirituels et temporels sont aussi les destinataires de ces appels. Un véritable calendrier les invitait chaque mois à la lutteâ•›; en janvier l’invitation était lancée au pape, en février à l’empereur, en mars aux Slaves, en avril aux rois, en mai aux évêques, etc. Les exhortations savantes ont des cibles plus restreintes. L’Espagnol Juan Sepúlveda adresse sa Cohortatio à Charles Quint en 1529, imité en cela par son compatriote Juan Luis Vivès, lequel rend le Souverain Pontife responsable de la tuerie de Mohàcs pour avoir temporisé avec François Ier. L’italien Claude Tolomi, s’adressant à Clément VII en 1529 encore, impute plutôt la défaite aux divisions des princes chrétiens, à leur mésentente dont Süleymân a profité. Les lettrés grecs exilés au XVe siècle transmettent à leurs disciples leur haine indéracinable du Turc. La délivrance de la Grèce, «â•¯pédagogue de l’Europe╯», prend pour eux le pas sur celle de la Jérusalem chrétienne. Le vieux et vénérable ambassadeur de France à Venise, l’humaniste Jean Lascaris, vient haranguer Charles Quint au nom de Clément VII. Inspiré par la douleur de voir sa patrie occupée, il propose un plan d’opérations où se trouvent minimisées les forces turques et donné pour certain le soulèvement général des populations conquises. De courts récits circonstanciels attachés à un combat particulier jouent également un rôle dans cette propagande. On y retrouve les mêmes évocations de la lutte pour la vraie foi, une description ambivalente des Turcs, à la fois dénaturés et puissants, auxquelles s’ajoutent des considérations tactiques sur les préparatifs et le déroulement des manoeuvres. La prise de Tunis en 1535 sera un épisode aussi populaire en Europe que l’avait été celle de Rhodes en 1480 et Paul III fait même graver une médaille le représentant en train de bénir la flotte. D’autres textes s’attachent à des faits moins glorieux, comme la bataille de Mohàcs. Le Génois Uberto Folieta déplore Tripoli après avoir exalté, comme d’autres, la conquête de Tunis. López de Gómara, en 1545, s’intéresse au destin des frères Barberousse et en 1559 paraît une histoire des guerres contre les Turcs due à la plume de Guillaume Aubert. Plus tard, l’héroïque résistance de Malte en 1565 sera de même célébrée avec éclat, dans une douzaine d’avis, discours, lettres, avertissements… A ces appels du coeur s’opposent de rares réserves de l’esprit, naturellement moins claironnantes et souvent mal jugées. La critique de la croisade est aussi vieille, certes, que l’institution elle-même, fondée en général sur les enseignements du Christ et sur les conditions d’une juste guerre telles que définies par les théologiens, parfois même inspirée d’une certaine défiance à l’égard des visées réelles du Saint-Siège. Au XVIe siècle, c’est plutôt de Charles Quint que se
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méfient les Italiens, selon Machiavel, et l’empereur doit affirmer avec force en 1528 qu’il n’entretient aucune ambition de monarchie universelle. En Allemagne, c’est le Souverain Pontife qui fait l’objet d’une suspicion généralisée. Un belliciste comme Ulrich von Hutten, adversaire du légat Cajétan qui vient recueillir des fonds pour la croisade, exhortait l’empereur en 1518 à prendre la conduite de la guerre. L’idée de croisade se dilue dans une perspective nationale et laïque d’un conflit entre États et non plus entre religions. Après 1560, les sérieux projets d’offensive de François de la Noue et de René de Lucinge s’appuieront sur cette vision et l’initiative sera confiée aux princes temporels. C’est sur une toile de fond nationaliste et anti-romaine que s’élève la voix du pacifiste modéré qu’est Érasme. Dans sa Consultatio de 1530 sur l’utilité de porter la guerre contre les Turcs, il dénonce l’hypocrisie de la croisade et n’admet qu’une guerre défensive, en tant qu’ultime recours. En attendant, il conseille aux princes de s’occuper davantage du bien de leurs sujets. La pensée réformée sera, elle aussi, attachée aux préceptes de douceur évangélique, préceptes que les radicaux, comme les anabaptistes, pousseront à leur logique extrême en refusant de porter les armes et en mettant tout leur espoir dans la conversion des Infidèles. Calvin et Luther adhèrent d’abord à cette conception. Le premier prêche la paix, mais les circonstances l’amènent à changer d’attitude et à biffer un passage de l’Institution après la première édition de 1536. Luther, de plus en plus sensible à la proximité du danger, abandonne la thèse du courroux divin contre une chrétienté pécheresse, qui interdit toute résistance, pour admettre qu’il est légitime de se défendre contre les Turcs, non parce qu’ils suivent une autre religion, mais en raison des brigandages qu’ils commettent. Récits de captifs et de voyageurs Les mémoires des chrétiens qui ont connu la captivité restent en marge, et de la littérature belliciste, qu’elles soutiennent cependant par leur hostilité au monde turc, et de la littérature de voyage, à laquelle elles fournissent des détails de première main, mais dont elles s’éloignent par leur vision négative. Le siècle précédent avait produit un modèle du genre, le récit où Georges de Hongrie, capturé en 1438, décrit ses souffrances, mais aussi, de façon assez objective, l’univers dans lequel il avait vécu pendant vingt ans. Son succès se maintient au XVIe siècle, grâce à des traductions et des rééditions nombreuses, autant en raison de sa qualité que de la relative rareté de tels textes à un moment où croît l’intérêt du public pour les captifs, dont le nombre est fortement accru par la consolidation de la puissance barbaresque. Tunis compte dix mille esclaves dont le soulèvement facilitera la chute de la ville. Alger, cité fatale aux chrétiens, en compte vingt-cinq mille. Des ordres religieux fondés au XIIIe siècle, les mercédaires et les trinitaires, s’emploient au rachat des captifs, tâche qu’ils font connaître au public par des discours de victimes de l’oppression turque et par des récits édifiants de martyrs livrés aux pires tortures pour leur refus d’apostasier. Ces exemples méritent d’autant plus d’être soulignés que les tentations ont pu être grandes pour eux de passer à l’Islam, pour être mieux traités, ou affectés à la milice, voire libérés. De hautes fonctions récompensent parfois la conversionâ•›: les deux tiers des vizirs sont d’anciens renégats. Jérusalem compte plus de convertis à l’Islam que l’inverse. Des garnisons, voire des collectivités presque entières, comme les Serbes, pourtant simplement soumis et non capturés pour être vendus, se laissent séduire. Ce sont autant ces tentations que
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leurs misères et leurs tribulations que rapportent les anciens captifs, comme le hongrois Bartholomy Georgewitz, dix ans esclave et galérien, dont le récit, très précis sur les dangers de la fuite, connaît à partir de 1544 une vogue aussi grande que celle de son prédécesseur Georges de Hongrie, avec lequel il est souvent confondu. Guillaume Postel exprime son mépris pour ces témoignages de captifs, en alléguant que leurs infortunes colorent trop leur jugement. A tort, car ils produisent des informations souvent plus fiables que certains voyageurs, en particulier les pèlerins de Jérusalem qui offrent de leur périple des relations plus inspirées de la Bible que du pays réel et bourrées de récriminations et d’invectives. Au Moyen Âge, ces textes trahissaient la difficulté d’imaginer l’↜«â•¯autre╯», de reconnaître la diversité. Ils étaient restés souvent en version manuscrite, comme la Peregrinación de Ricoldo da Monte Croce, prié par le pape de séjourner chez les musulmans, ou le Grant Voyage de Bernhard von Breydenbach. Curieux du monde musulman, le duc de Bourgogne Philippe le Bon avait envoyé Ghillebert de Lannoy, puis Bertrandon de la Broquière recueillir des informations en vue d’une croisade. Au début du XVIe siècle, Teodoro Spandugino compose une description également fiable. Toute cette production, en partie imprimée au XVIe siècle, permet à Paolo Giovio en 1539 et à Giovan Antonio Menavino en 1549 d’offrir des compilations à la fois compréhensives et objectives sur l’histoire, les moeurs, le gouvernement et la religion des Turcs, auxquelles les voyageurs ultérieurs seront largement redevables pour leurs propres relevés. La multiplication des échanges économiques et diplomatiques allait favoriser l’émergence d’une nouvelle catégorie de voyageurs, moins astreints à des observations stratégiques ou religieuses. Mis à part celui de Johann Boemus en 1536, la plupart des traités importants sont composés par des Français, Christophe Richer (1540), Antoine Geuffroy (1542) et Jacques Gassot (1550). Ce qui s’explique par les accords entre la France et la Sublime Porteâ•›: certains de ces observateurs, en effet, accompagnent les ambassadeurs de France, occupant ainsi une position privilégiée. En 1553, 1557 et 1560, paraissent les ouvrages les plus influents du siècle, ceux de Pierre Belon, de Jacques Thevet et de Guillaume Postel, ce dernier le plus remarquable des trois, homme de science, aussi original que savant. La série sera couronnée avant la fin du XVIe siècle par d’autres textes fondamentaux sur les Turcs, de Nicolas de Nicolay (1567), de Du Fresne-Canaye (1573) et de Ghislain de Busbecq (1581), lui-même ambassadeur de l’empereur à Constantinople. Pour l’Afrique du Nord, paraît en 1550 (en italien) Description de l’Afrique de Léon l’Africain, document capital en ce domaine. La connaissance du monde musulman Au XVIe siècle, dans la littérature exotique, deux ouvrages étaient consacrés en moyenne à l’empire ottoman contre un à l’Amérique. La peur alimente l’intérêt en même temps que s’additionnent, s’améliorent et se multiplient les informations, grâce à l’abondance des sources antérieures et à l’accroissement des enquêtes et des contacts directs. Malgré la permanence des clichés, la connaissance du monde musulman s’élargit, en particulier sur les aspects qui frappent le plus les observateurs. Ce qui retient d’abord l’attention, c’est évidemment la force et la puissance de l’armée turque, que les Européens admirent sans réserves. Ils soulignent à l’envie sa cohésion, son
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efficacité et son ampleur, cette capacité inégalée de rassembler promptement jusqu’à cinq cent mille hommes. Ils relèvent les qualités des soldats, leur bravoure, leur simplicité. Tous les détails sont donnés de la composition des troupes, des ordres de marche et de bataille, du recrutement, des récompenses. Une telle supériorité mérite cependant d’être expliquée. Étudiant la discipline de la «â•¯chevalerie turque╯», Paolo Giovio avance trois causesâ•›: l’obéissance inconditionnelle des soldats, le fait qu’ils préfèrent mourir plutôt que de se rendre et leur frugalité, c’est-à-dire l’abstinence de vin (et de painâ•›!). Certains préconisent pour l’Occident une forme d’éducation militaire comparable à celle que reçoivent les janissaires. Déjà le lien entre l’extension de l’empire et l’armée est connu. Le sultan maintient son pouvoir par une large armée sur pied, mais celle-ci doit constamment être employée à l’extérieur pour ne pas devenir un fardeau et un danger à l’intérieur. L’empire est par là condamné à toujours conquérirâ•›; jugement corroboré depuis par tous les historiens. La taille de l’empire constitue un autre sujet d’étonnement et le fait qu’une telle diversité de peuples soit soumise à un contrôle administratif ramifié et rigoureux. Que tous les fils de cette trame compliquée soient tenus par la main d’un seul être en qui sont réunies les puissances temporelle et spirituelle provoque des sentiments mêlés de surprise, d’horreur et d’envie, car cela rappelle à l’Europe ses dissensions, tout en lui indiquant une voie de salut entre toutes abhorrée, le despotisme. Faut-il que les sujets soient esclaves pour que l’État puisse assurer la paix, la sécurité et la discipline et se montrer rapide et efficaceâ•›? L’équation «â•¯despotisme = régime turc╯» reste le préjugé le plus tenace du siècle et renforce l’opposition à la montée de l’absolutisme. Car si le despotisme est, selon Aristote, le pire régime parce qu’il constitue la déviation du meilleur, la monarchie, il en constitue aussi la tentation permanente. Forme-repoussoir quasi symbolique, le régime turc soutient cependant un État qu’on tente d’évaluer et de mesurer à l’aune de la règle nouvelle, celle de l’équilibre des puissances. Les alliances ou les compromis avec les Turcs relèvent de ce souci qu’a chaque État, en Italie comme dans le reste de l’Europe, de contrebalancer ses rivaux. L’absence d’une noblesse et l’existence de lois d’héritage empêchant sa constitution apparaissent à certains comme l’une des preuves que le pouvoir est dépourvu de «â•¯freins╯», ce qui caractérise le despotisme. Néanmoins, ce défaut même assure la qualité de l’armée, par l’attention accordée au mérite plutôt qu’au rang dans l’attribution des commandements. Dans l’administration, les petites gens sont motivées par l’espoir d’accéder aux hautes charges par le talent, sans être bloqués par la naissance. On porte attention à un système éducatif qui encourage aussi de fulgurantes ascensions sociales, ainsi qu’à la pratique du devchirmé ou ramassage des jeunes chrétiens. Quatrième motif de surpriseâ•›: la tolérance religieuse pratiquée dans l’empire, où les peuples conquis, d’obédience chrétienne ou juive, peuvent conserver leur religion s’ils renoncent au prosélytisme et s’abstiennent de parler de leur culte aux musulmans. La stupéfaction évoluera en admiration au fur et à mesure que s’aggraveront en Europe les luttes religieuses. Mais les conseils des modérés de s’inspirer du modèle turc resteront encore longtemps lettre morte. Sauf sur la question de tolérance, alors d’actualité, le XVIe siècle ne modifie en rien la perception qu’avaient les Européens de la religion islamique. L’armature conceptuelle traditionnelle se maintient. Si, au Moyen Age, avaient paru deux traductions latines du Coran, ces efforts ne visaient pas à propager la connaissance de l’Islam, mais bien à fournir des instruments pour
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la conversion des Infidèles et ils contribuaient à alimenter la littérature anti-coranique qui avait débuté au IXe siècle et reste fort active au coeur du XVIe siècle. Pierre le Vénérable avait fait précéder l’une des premières traductions d’une longue réfutationâ•›; suivant une formule inverse, des traités anti-coraniques intègrent des traductions partielles. Le tableau ne change pas avec la traduction italienne d’Arrivabene en 1547 et la révision latine de Bibliander en 1543 à l’usage des Réformésâ•›; ce dernier fournit en introduction un vaste survol critique des notions religieuses islamiques. Ces ouvrages ne se limitent pas toujours à réfuter des prétentions théologiques adverses sur la Trinité, la divinité du Christ, sa Passion, etc. La polémique intègre les observations sur les liens entre prescriptions coraniques et vie privée, les rituels, les pèlerinages, les habitudes sexuelles ou matrimoniales, comme la polygamie. Elle aborde les rapports enchevêtrés des compétences temporelle et spirituelle. Souvent peu charitable, elle répète les pires invectives sur la personne de Mahomet, sa lubricité, sa bestialité, son épilepsie, son ivrognerie, le décrivant comme un magicien dont le cadavre a été dévoré par les chiens ou les cochons. L’image du Turc Mais d’où vient-il, ce Turc, dont le nom, selon une étymologie populaire, dérive de tortura et auquel l’Européen assimile dorénavant tout musulman, le Perse comme l’Arabe, cet ancien Sarrasin des chansons de gesteâ•›? Là-dessus, deux thèses s’affrontaient. La première le faisait descendre des Troyens, ce qui expliquait et même justifiait la revanche qu’il avait prise contre la Grèce. La seconde le rattachait aux Scythes, ces tribus sauvages des montagnes hyperboréales, thèse qui confirmait le devoir des chrétiens de résister à la barbarie. Bête cruelle ou frère humainâ•›? L’image qu’on se forme du Turc provient de ce genre d’élucubrations sur ses origines, où s’amalgament fantasmes médiévaux et appréciations modernes. Selon l’image adoptée d’emblée, le Turc est tantôt un brave homme, que les voyageurs représentent dans sa vie quotidienne, pieux, sobre, modeste et équitable, courtois et hospitalier, respectueux de sa parole et des lois, tantôt une synthèse de tous les défauts opposés. En lui, comme d’ailleurs dans les textes qui le dépeignent, cohabitent les incompatibilités. L’éloge n’est pas gratuitâ•›; il vise à culpabiliser l’Européen et à lui faire honte de ses défaillances. L’appréciation contradictoire se maintient pour les deux traits les plus soulignésâ•›: la bravoure (et la lâcheté), la luxure (et la chasteté), qui constituent l’archétype caractérologique de la gente ferocissimeâ•›: une violence qui dégénère en cruauté, une sensualité qui mène à la paillardise, voire à la sodomie avec les femmes, les hommes et les garçons, ce peccatum nefandum dont le Turc est friand et qui entraîne même l’apostasie de certains. Les femmes aussi, lubriques comme les hommes, s’adonnent à de «â•¯bastardes amours╯». Mais les papes eux-mêmes, clame Luther, brûlent d’amours infâmesâ•›; ils ne valent pas mieux que les Turcs. D’où la dérivation injurieuse du terme, invective commode pour vitrioler l’adversaire, hérétique ou papiste. Aux dénonciateurs d’un Calvin Turcissimus, au légat Cajétan qui assimile les Réformés aux Turcs, aux docteurs de la Sorbonne qui condamnent les propositions de Luther comme aussi perverses que celles du Coran, répliquent les martyrologues protestants qui «â•¯turquifient╯» à leur tour leurs opposants. Profitant paradoxalement de l’exacerbation des haines religieuses, le Turc devient moins repoussant. Pour les catholiques, les juifs
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et les Turcs sont moins à blâmer que les protestants, car s’ils adhèrent à une religion fausse, ils n’ont pas trahi la «â•¯vraie╯» foi. Les turqueries dans la littérature de fiction Proche et présent, le monde ottoman n’entre que rarement dans les ouvrages d’imagination. Avant 1520, aucun recueil de nouvelles ou de poèmes, aucun roman, aucune pièce, sauf des farces, ne lui sont exclusivement consacrés. Silence qui s’explique aisément par les sentiments trop vifs de haine et de peur provoqués par la menace turque, minant les possibilités d’affabulation et d’idéalisation. Si la connaissance du milieu s’accroît considérablement, celle de la culture et de la littérature ottomane stagne, réduisant d’autant les chances d’influence intertextuelle. Enfin le siècle n’a pas encore le goût du dépaysement et ne recourt épisodiquement à l’oriental que pour habiller l’occidental. Pourtant, paraîtra La Soltane (1561) de Gabriel Bounin. Puis, à partir de 1580, les pièces de deux grands écrivains, Cervantes, ancien bagnard à Alger, et Lope de Vega marqueront le début d’une utilisation massive du «â•¯Turc╯» coïncidant avec le repli du péril. La turcophobie du XVIe siècle cédera le pas à la turcophilie du XVIIe. En attendant d’être en vogue, le monde musulman doit se contenter d’une présence allusive dans les littératures européennes. Les meilleurs signes d’un intérêt et d’une connaissance qui ne vont pas toutefois jusqu’à stimuler l’imaginaire créateur se trouvent chez Rabelais, dont les références aux Turcs sont autant de clins d’oeil à l’actualité. Dans Pantagruel (1532), Panurge raconte de façon plaisante comment il a échappé des mains des Turcs. Dans Gargantua (1534), Picrochole reçoit un plan de conquête qui copie ceux des croisades où se trouvent incluses tant les prises de Tunis, d’Alger, de Rhodes, de Jérusalem, de Constantinople et de Malte (à enlever aux chevaliers «â•¯jadis Rhodiens╯») que la mise en esclavage de Barberousse. Aussi ironique, le Tiers Livre (1546) rappelle l’aversion des Turcs pour les braguettes des costumes masculins portés en Europe et le prologue (1552) du Quart Livre, éloge de la diplomatie de Henri II, dissipe habilement le blâme de complicité alors porté contre le roi pour la chute de Tripoli en 1551. Le Lazarillo de Tormes (1554) reflète la situation en Espagne. La mère du héros s’acoquine avec un palefrenier maure, bientôt accusé de vol, et lui donne un petit frère qui présente tous les traits du père. Sur un ton plus grave, quelques romances populaires espagnoles chanteront les exploits guerriers contre les Turcs. La «â•¯haute╯» littérature répugne davantage encore à des emprunts. Les rares mentions qu’on trouve chez Ronsard, Du Bellay, Jodelle ou Scève, indiquent que le sujet est connu, mais qu’il ne paraît pas digne d’être traité par les poètes. L’ abondante littérature belliciste fournissait pourtant des matériaux nombreux, susceptibles d’alimenter, voire de générer des formes littéraires, comme les guerres contre les Sarrasins avaient produit au Moyen Age les chansons de geste. Mais les combats s’ajustent plutôt mal à une littérature plus courtoise que militaire. Dans la littérature dominée par l’idéal chevaleresque, le Turc est encore le Sarrasin, ou plutôt la figure emblématique de l’ennemi, le fidèle miroir des vertus du chevalier lui-même. L’Arioste situe son Roland Furieux (entrepris en 1516, achevé en 1532) à l’époque de Charlemagne, en guerre avec le roi sarrasin Agramant. Dans la partie chevaleresque des Angoysses douloureuses (1541) d’Hélisenne de Crenne, Guénelic accomplit un périple rempli d’exploits dans un pourtour méditerranéen réduit à une fonction décorative.
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Les récits de captivité offraient encore un riche tissu de péripéties facilement transposables. Mais elles appartenaient à un fonds littéraire traditionnel. Les côtes méditerranéennes étaient écumées par des pirates depuis l’Antiquité et le roman grec avait usé abondamment de ce risque pour corser l’intrigue. La fréquence nouvelle des incursions ne s’accompagne pas d’une recrudescence des récits. Il est probable que le personnage même du captif, souvent vil, obscur, grossier, a rebuté une littérature de plus en plus élitiste. Dans la dixième nouvelle de l’Heptaméron (1559), Marguerite de Navarre nous présente un héros preux et vaillant, qui se rend à l’ennemi pour sauver sa ville et ses compagnons, et dont le mérite est apprécié par le sultan qui le traite courtoisement. Lorsque Matteo Bandello met en scène un captif dans ses Novelle (1554), c’est le peintre Filippo Lippi, prisonnier, galérien, puis jardinier. Il fait sur un mur le portrait de son maître, lequel, admiratif, s’excuse de l’avoir fait ramer et le libère après lui avoir fait exécuter quelques commandes. Dans les deux cas, il s’agit de la reconnaissance de la valeur. Les qualités du captif ne sont pas toujours en cause. Celles du maître sont mises en question dans un récit où un esclave maltraité se venge sauvagement sur les enfants et la femme de celuici. Ailleurs, Bandello aborde le cas de la séparation des conjoints et loue la patience d’un maure envers son épouse capturée. Les textes des voyageurs et des géographes comme André Thevet et Léon l’Africain comportaient des historiettes, notamment sur les cours princières, susceptibles d’intéresser le public cultivé du temps. Bandello retient pour son recueil trois anecdotes turques et cinq mauresques. Ses traducteurs et adaptateurs français Pierre Boaistuau et François de Belleforest les reprennent dans leurs Histoires tragiques (1er tomeâ•›: 1559). Porté par la popularité du genre, Belleforest puise directement chez les voyageurs d’autres épisodes concernant les rois de Tunis, de Fez et du Maroc. Souvent tragiques, comme le titre l’indique, les événements retenus serviront ensuite au drame plutôt qu’au roman. Des quatre nouvelles les plus connues alors, reprises et adaptées, trois se trouvent chez Bandello, une autre vient de Nicolas de Moffan qui, bien que captif luimême, s’est plutôt intéressé à l’assassinat par Süleymân de son fils Mustapha et dont le récit de 1556 inspire Bounin et Belleforest. Sauf celle qui traite du peintre Lippi, toutes gravitent autour de ce qu’un contemporain appelle l’↜«â•¯escurie╯» du sultan, ce sérail peuplé de femmes, d’eunuques, de nains et de bossus où se trouvent investie, magnifiée et sacralisée par la sexualité, la puissance illimitée d’un seul homme, image que repousse avec horreur la pensée politique mais qui fascine l’imagination littéraire. Propice aux complots et aux folies, l’atmosphère du sérail, tant chérie dans les oeuvres ultérieures, s’esquisse déjà nettement dans ces nouvelles, comme dans celles de Cintio en 1565 et de François Yver en 1572. L’empire ottoman aurait-il été entre 1520 et 1560 le commode exutoire des fantasmes de plus en plus déréglés des Européensâ•›? Les arts visuels semblent confirmer cette impressionâ•›: on peut noter alors un goût marqué pour les scènes de martyres dans la peinture italienne et la représentation fréquente, dans la gravure, de corps mutilés d’enfants et affriolants de femmes, supports de désirs inavoués vite réprimés. En 1558, un défilé en l’honneur de Henri II provoqua, lorsque parurent des gens costumés en Turcs, des «â•¯cris et des huées épouvantables╯».
Campagnes et ruraux Michel Péronnet et Eva Kushner Au milieu du XVIe siècle, la littérature n’ignore pas la campagne ou, du moins, certains de ses aspects. La plupart des écrivains, en effet, sont nés ou ont vécu en milieu champêtreâ•›; la nature leur est familièreâ•›; les thèmes, les métaphores, les expressions rustiques sont omniprésentes dans leurs oeuvres. D’autre part, les humanistes ont repris la tradition alexandrine, horatienne et virgilienne qui vante la beauté, le calme, les agréments de la campagne. La «â•¯pastorale╯» fleurit sous une forme lyrique, romanesque ou dramatiqueâ•›; si ses bergers et bergères appartiennent à un monde idyllique, le cadre où ils évoluent évoque à tout moment les champs et les forêts, les vergers, les prairies et les bocages. Toutefois, rares sont les ouvrages plus réalistes qui, comme les Treize propos rustiques (1547) de Noël du Fail, portent témoignage, dans une certaine mesure, sur les moeurs et la langue des villageois. L’imprimerie a diffusé l’héritage agronomique des Anciensâ•›: les Travaux et les jours d’Hésiode, les Géorgiques de Virgile, l’Histoire naturelle de Pline, les oeuvres de Caton, Varron, Columelle, Palladius réunies sous le titre de Scriptores de re rustica ont fait l’objet de nombreuses éditions et traductions. Quelques traités plus récents ajoutent peu aux vieux enseignements. C’est le cas du Ruralium commodorum opus du magistrat bolonais Pier’dei Crescenzi, composé au début du XIVe siècle et répandu en français sous le nom de Rustican. Le Praedium rusticum (1554) de Charles Estienne sera traduit en 1564 par son gendre Jean Liébault sous le titreâ•›: L’Agriculture et maison rustique. Ces ouvrages savants n’ont eu qu’une influence minime sur le peuple des campagnes. Certes quelques gentilshommes vivant sur leurs terres – ceux qui sont assez instruits pour tenir des «â•¯livres de raison╯» – ont pu s’y référer. Mais la plupart des ruraux ne savent ni lire ni écrire. La prolifération des collèges urbains a contribué, en fait, à augmenter la différence culturelle entre les villes et les campagnes, celles-ci devenant une sorte de musée des archaïsmes et rejetées comme tel par les citadins. La grande masse des paysans, du «â•¯riche laboureur╯» au simple journalier, ne connaît guère que la routine ancestrale. Certains écrits, cependant, sont spécialement destinés au public des campagnesâ•›: ce sont les livrets de «â•¯littérature populaire╯», portés jusqu’au village par le colporteur à l’usage des lettrés ou semi-lettrés, consistant en almanachs, en proverbes et préceptes, en récits merveilleux, en contes pieux tirés de la Légende dorée ou de l’↜«â•¯histoire sainte╯». Le gros de la culture populaire se transmet oralement, par l’intermédiaire de chanteurs, acteurs, prêcheurs itinérants, ou tout simplement d’une génération à l’autre du fait de l’éducation des enfants par les parents. Ainsi se perpétuent, à côté de connaissances pratiques, de nombreuses croyances magiques, chargées de sorcellerie, peuplées de loups-garous et de vampires, que les «â•¯deux réformes╯» – la protestante et la catholique – combattent maintenant avec le souci d’épurer la religion des campagnes des superstitions et des survivances du paganisme. ***
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Il ne faut pas s’attendre à une transformation profonde du village au cours d’une brève période comme celle de 1520 à 1560. Un livre d’histoire des campagnes a pu s’intituler Le Village immobile (G. Bouchard). L’historien Slicher van Bath classe dans la même catégorie toutes les économies agricoles européennes depuis l’époque médiévale jusqu’à l’époque moderne (1150–1850) et donne à ce système le nom de «â•¯consommation agricole indirecte╯»â•›; celui-ci se reconnaît à ce qu’une partie de la production est auto-consomméeâ•›; une autre partie est prélevée au profit de certains groupes sociaux (noblesse, clergé)â•›; le surplus, quand il existe, obéit aux lois du marchéâ•›; certains ruraux font figure de médiateurs (seigneurs, curés, notaires) entre la société globale et ces «â•¯sociétés paysannes╯», celles-ci jouissant assez souvent d’une relative autonomie. Il est impossible de parler de «â•¯campagne╯» au niveau de l’Europe sans indiquer les différences qui existent dans les paysages, les populations, les économies. La campagne européenne offre, en gros, trois aspects. Fixés dès le haut Moyen Âge, nous les avons encore sous les yeux. La «â•¯campagne╯» proprement dite («â•¯open field╯») se caractérise par un paysage découvert avec quelques rares bosquets et pâtures. Les parcelles cultivées, longues et étroites, ne se distinguent guère les unes des autres, sinon par le partage en grandes masses des terres réservées à l’assolement triennalâ•›: blé d’hiver et blé de printemps, la troisième sole ou jachère étant parcourue par les ovins ou quelques bovins – ce qui rend toute clôture impossible. Les paysans, exploitant des terres fertiles, n’ont pas besoin de surfaces très étendues et vivent dans des villages rapprochés, visibles l’un à l’autre. C’est le paysage des grandes plaines qui s’étendent du bassin de Londres ou du bassin de Paris, depuis longtemps mis en valeur, jusqu’aux horizons illimités des steppes de Moravie et d’Ukraine. Le second type de paysage est le «â•¯bocage╯». Les parcelles mises en culture, généralement carrées, sont encloses de murs ou de haies vives qui fournissent le bois de chauffageâ•›; elles sont desservies par des «â•¯chemins creux╯». Les landes, non closes, restent en friche et sont réservées à la pâture. La population est généralement dispersée en hameaux de quelques maisons. Le troisième type est le paysage méditerranéen. Des champs carrés cultivés en blé d’été, par moitié des surfaces chaque annéeâ•›; des oliveraies proches des villagesâ•›; des vignes sur les pentesâ•›; des troupeaux de moutons et de chèvres épars dans la garrigue ou le maquis. Au XVIe siècle, certaines régions se montrent capables de disposer d’un surplus céréalier négociableâ•›: la Sardaigne et la Sicile dans l’espace méditerranéen, la Pologne dans l’espace nord-européen. D’autres tendent à se spécialiser dans l’activité la plus conforme à leurs aptitudes naturelles. C’est, par exemple, la Castille, spécialisée dans l’élevage ovin. Les éleveurs se sont groupés en une société jouissant d’un statut de personne morale et largement privilégiée par la loiâ•›: la Mesta. Deux millions de moutons appartenant à trois mille éleveurs pâturent l’hiver dans le sud, traversent le plateau central au printemps et prennent leur pâturage d’été autour de Léon, Ségovie, Soria et Cuenca. Tout au long du siècle, la Mesta fournira des laines de qualité à l’exportation. En Angleterre, la spécialisation vers l’élevage ovin dans l’ouest et le Nord-Ouest est poussée si loin qu’on prétendait à l’époque que «â•¯les moutons allaient perdre l’Angleterre╯» (Thomas More). En France, certaines régions confirment leur vocation vinicoleâ•›: le Bordelais, la Bourgogne, les coteaux de la Loire, les environs de Paris.
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L’Europe méditerranéenne reste vouée à la trilogie agricole ancestraleâ•›: blé, vigne, olivier, accompagnée de quelque élevage. Les cultures réussissent particulièrement bien en Andalousie et dans la plaine du Pô, puisqu’elles sont capables un temps de supporter, l’une les prélèvements destinés à l’Amérique, l’autre le ravitaillement de centres urbains très peuplés. Autour des villes s’est développé le jardinage. Dans les potagers et les vergers les innovations techniques ont porté sur les engrais, l’arrosage, l’irrigation, le drainage, les amendements et l’introduction de plantes nouvellesâ•›: artichauts et melons venus d’Orient, haricots venus d’Amérique. Au XVIe siècle, les villes du Bas-Languedoc voient se créer des jurandes de jardiniers pour la production des «â•¯herbes╯» (légumes cultivés pour leurs tiges ou leurs feuilles) et des «â•¯racines╯» (légumes dont on consomme la partie souterraine). La période 1520–1560 s’inscrit en Europe dans le mouvement de reprise économique et sociale qui a succédé aux catastrophes – famine, guerre, peste – du début du XIVe siècle. Les campagnes ont recommencé à produire, sans pour autant subir des pressions démographiques intolérables. La chrétienté latine occidentale, en particulier, a répondu par une sorte d’autorégulation à ce que P. Chaunu appelle le «â•¯défi du monde plein╯». Depuis 1450, on assiste à une croissance régulière de la production aboutissant vers 1550 à des chiffres comparables à ceux de la période antérieure à la Grande Peste (H. Mendras). Mais des mécanismes de freinage sont à l’oeuvre. D’abord l’inflation provoquée par l’expansion des surfaces. Sur les terres nouvelles, plus médiocres, les rendements sont moindresâ•›; les exploitants demandent néanmoins des prix équivalents, ce qui pousse à la hausse les produits des bonnes terres et cette hausse entraîne avant peu une nouvelle hausse des produits inférieurs. Pour limiter la croissance interviennent aussi les fluctuations du climat. Dans un système aussi dépendant des conditions naturelles, une «â•¯mauvaise année╯» fait passer de l’abondance à la disette et une succession de «â•¯mauvaises années╯» de la disette à la famine. Vers le milieu du siècle, le climat a quelque peu changé. Un climat aux étés chauds, aux hivers secs et ensoleillés, se transforme en un climat aux étés frais, aux hivers tantôt doux et pluvieux, tantôt extrêmement rigoureux, mutation qui se révèle tout à fait nuisible à l’économie agricole. On a répertorié les crises qui ont eu une importance à l’échelle européenneâ•›: 1520–23, 1529–31, 1546â•›; elles deviennent ensuite plus violentes et plus longuesâ•›: 1556, 1562–66, 1572–76, 1582… L’évolution démographique est contrôlée dans toute la chrétienté occidentale par une auto-régulation, qui n’a jamais été exprimée théoriquement, mais n’en a pas moins existé. Une première limitation de la population est obtenue par le célibat définitif d’une partie des femmes. Une autre par le retard de l’âge du mariage (jusqu’à 26–27 ans pour les hommes, 24–25 ans pour les femmes) qui réduit la période de fécondité à une dizaine d’années. Une famille «â•¯complète╯» ne peut donc guère compter sur plus de six ou sept enfants et la mortalité infantile ou juvénile va réduire de moitié le nombre de ceux qui parviendront à l’âge adulte. Le mariage, noeud du système, est magnifié sur les plans religieux et juridique. Le Concile de Trente souligne la haute valeur de ce sacrement et l’autorité paternelle ne cesse de s’exercer sur le mariage des enfants et la transmission du patrimoine. Une véritable ascèse morale se développe autour de l’éthique du mariage. Il n’est pas étonnant que cette institution devienne au théâtre un des principaux ressorts de l’intrigue, comique ou tragique, et que se multiplient dans la littérature les types de la vieille fille et du fils illégitime.
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La seigneurie demeure l’élément essentiel d’encadrement de la paysannerie. «â•¯Le passage du Moyen Âge aux temps modernes a été absolument insensible dans l’histoire de la seigneurie╯» (B. Guénée). La seigneurie «â•¯foncière╯» comprend, d’une part, une réserve constituée de parcelles conservées par le seigneur et, d’autre part, des tenures mises en valeur par des paysans qui jouissent de droits étendus, notamment celui de transmettre et celui d’aliéner, mais reconnaissent la propriété éminente du seigneur sur leurs parcellesâ•›; ils paient pour cela un droitâ•›: le cens. La seigneurie «â•¯banale╯» assure l’encadrement judiciaire, policier, administratif et économique des paysans. Elle est productrice de revenusâ•›: amendes de police et de justiceâ•›; droits de marché, de poids et mesures, d’usage du four, du moulin ou du pressoir («â•¯banalités╯»)â•›; droits de mutation («â•¯lods╯» et ventes) sur les transactions passées devant le notaire de la seigneurie. Les archives où sont conservées les titres de propriété et les preuves d’usage se nomment «â•¯terriers╯». Autre élément-cadre de la vie ruraleâ•›: la paroisse. Sous l’autorité d’un ministre – curé catholique ou pasteur protestant – les habitants du village reçoivent un enseignement religieux et doivent adapter leur comportement aux préceptes moraux et sociaux édictés par leur Église, obéissant les uns aux mandements des évêques, les autres aux décisions du Conseil des anciens. Enfin, plus ou moins vigoureuse selon les lieux et l’époque, est apparue la communauté villageoise. Les habitants d’un «â•¯finage╯» élisent certains d’entre eux pour gérer les affaires communes dans divers domainesâ•›: domaine religieux (biens de l’Église rurale)â•›; domaine fiscal (levée des tailles seigneuriales et royales), domaine économique (usage des biens communaux, voire organisation des assolements). En France, une communauté de ce type «â•¯forme corps╯», relevant d’un droit spécial correspondant de nos jours à celui des «â•¯personnes morales╯»â•›; elle peut témoigner en justice, faire ou recevoir des legs, instaurer des règlements de police, etc. Considérés individuellement, les villages présentent une extrême variété. Un finage, avec une communauté villageoise et une paroisse, peut être divisé entre plusieurs seigneurs indépendants ou liés entre eux (co-seigneurie). En revanche, un seul seigneur peut contrôler plusieurs seigneuries. Dans certains cas – celui des «â•¯grands╯»â•›: ducs et pairs en France, lords en Angleterre, títulos en Espagne, boïards en Russie –, un même seigneur possède des dizaines, voire des centaines de seigneuries, comprenant souvent de nombreux villages et quelquefois des villes. Il faut aussi distinguer les seigneuries ecclésiastiques, les seigneuries laïques, les seigneuries princières ou royales. *** A l’époque qui nous occupe se produit un peu partout une évolution qui modifie sur plusieurs points le vieux système. En Angleterre, les seigneurs tendent à étendre leur réserve aux dépens des censives. C’est que, dans une économie de marché à tendance inflationniste, il vaut mieux être producteur et vendre ses récoltes au cours du jour que jouir d’un revenu fixé à l’avance. Le seigneur s’efforce donc de transformer le paysan indépendant (freeholder) en un tenancier inscrit sur le rôle du manoir (copyholder) et, par la suite, à ne plus attribuer de censives, mais seulement des baux
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précaires à des tenants at will ou farmers. Ainsi se constituent les grands domaines des seigneurs anglais. Dans le royaume de Naples ou en Andalousie, une évolution comparable mène à la création de latifundia, grandes propriétés mises en valeur grâce à une abondante main d’oeuvre salariée. A l’est de l’Elbe, où l’on pratique la culture des céréales pour l’exportation, les seigneurs entretiennent des relations suivies avec les gros négociants des ports de la Baltique. Les petits tenanciers et les petits propriétaires libres restent en dehors de ce circuit. Exposés aux aléas des récoltes, aux spéculations des seigneurs, ils finissent par s’endetter et par céder leur terre au seigneur, qui accroît ainsi sa réserve. Les paysans, soit qu’ils aient perdu leur exploitation, soit qu’ils trouvent trop lourd le joug des corvées, tendent à fuir vers des terres vierges. En Pologne comme en Moscovie, les seigneurs obtiennent l’appui de l’État pour imposer un système de contrainte qui lie le paysan à la terreâ•›: c’est le «â•¯nouveau servage╯», qui s’établit progressivement entre la seconde moitié du XVe siècle et la fin du XVIe. Le seigneur trouve parfois préférable d’exploiter sa seigneurie en percevant les cens, les droits économiques et les droits de justice. Il a tendance alors à affermer ses terres, au point quelquefois de faire disparaître entièrement sa réserve, pour s’affranchir des soucis de gestion et toucher des rentes en numéraire. Ce type de seigneurie se développe dans le royaume de Danemark. La France présente, selon les régions, toutes les formes d’évolution. Dans la Gâtine poitevine, les défrichements se font à partir de métairies tenues à bail précaire, les terres affermées étant prises sur la réserve seigneuriale. Dans la région parisienne, le seigneur fait mettre en culture la réserve par des locataires à bail qui sont de véritables entrepreneurs disposant d’un outillage puissantâ•›; souvent ces fermiers regroupent des parcelles venant de seigneuries diverses pour former de grandes exploitations. Dans la plaine du Nord, le même processus donne naissance à la «â•¯fermocratie artésienne╯» (J.-P. Jersenne). Sur les censives apparaissent des acheteurs, véritables «â•¯rassembleurs de terres╯», qui forment le groupe des «â•¯laboureurs╯». Ailleurs, des citadins ambitieux rassemblent peu à peu des terres qui formeront une seigneurie, élément de stabilité dans leur fortune et base d’un éventuel statut de noblesse. Les seigneurs trouvent en face d’eux la communauté villageoise, qui peut faciliter ou entraver le jeu des mécanismes décrits précédemment. En Angleterre, par exemple, en acceptant le partage des communaux et la clôture des parcelles (mouvement des enclosures), elle favorise un remembrement au profit du seigneur, de ses fermiers ou de quelques propriétaires survivants, au détriment des ouvriers agricoles qui n’ont que leur cottage et qui trouvent dans les communaux le moyen de faire paître quelques bêtes et de ramasser un peu de bois. En France, la communauté paraît dans l’ensemble soucieuse de maintenir l’équilibre acquis et résiste à toute tentative d’aggravation du système seigneurial et au partage des communaux. En revanche, à l’est de l’Elbe et même à l’ouest, dans l’Empire, des communautés plus faibles se montrent incapables de s’opposer à l’établissement du nouveau servage. L’État est intervenu dans les rapports entre seigneurs et paysans. En Europe orientale, le nouveau servage est inscrit dans la pratique juridique. En France, au milieu du siècle, les communautés bénéficient d’un statut officiel. Dans le royaume de Naples, Charles Quint réorganise l’appareil judiciaire et répartit les domaines de compétence entre les justices royale et seigneuriales.
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Dans toute l’Europe, sauf en Angleterre, l’intervention de l’État aboutit à substituer à une «â•¯aristocratie╯», groupe social dominant de facto, une «â•¯noblesse╯», groupe social dominant de jure. L’aristocratie était constituée à l’origine d’individus ayant obtenu d’un plus puissant qu’eux une terre en échange de services, habituellement militaires. A ce lien réel s’ajoutait l’↜«â•¯hommage╯», lien personnel comportant un serment de fidélité. Un peu partout, ce lien d’homme à homme s’est étendu, est devenu un lien d’homme à roi, puis d’homme à État. Les aristocraties acquièrent, pour finir, un statut juridique qui en fait des noblesses. D’où les expressionsâ•›: «â•¯Dieu fait les gentilshommes, le roi fait les nobles╯», «â•¯El infanzón nace y el caballero se hace╯», «â•¯Puede el Rey hacer caballero, más nos fijo de algos╯». Victimes des guerres privées ou nationales, et peut-être d’un épuisement biologique, les anciennes aristocraties tendent à disparaître et ce sont des hommes nouveaux que les rois trouvent en face d’eux et dont ils font des nobles. En Beauce, par exemple, au XVIe siècle, 75â•›% des seigneurs sont des «â•¯hommes nouveaux╯» installés à la place de vieux lignages chevaleresques désormais éteints. Les nobles bénéficient de certains privilèges, parmi lesquels des privilèges successorauxâ•›: ils sont soustraits au droit commun en matière de transmission de patrimoine et peuvent ainsi maintenir intact un patrimoine héréditaire. C’est ainsi qu’en Angleterre, le family estate se transmet aux aînés comme un dépôt dont ils n’ont que l’usufruit. En Espagne, existe un système de majorat qui assure la transmission du patrimoine à l’aîné. En France, surtout en pays de droit romain, c’est le droit d’aînesse qui joue également. L’inégalité des patrimoines et la faveur des rois ont créé une distinction entre une grande et une petite noblesse. La petite noblesse européenne est en majorité ruraleâ•›; elle vit en général au milieu de sa seigneurie, dans un château ou une maison forte, surveillant sa réserve et ses censives. *** Au XVIe siècle le clergé – un des «â•¯trois ordres de l’imaginaire féodal╯» (G. Duby) – est partout présent dans la vie paysanne. Pour assurer le service de la religion, le clergé a reçu des propriétés foncières et le pouvoir de prélever un dixième du produit brut des récoltes, la dîme. Le produit de la dîme est théoriquement divisé en trois partsâ•›: celle des clercs, celle des pauvres et celle des bâtiments. Les clercs peuvent recevoir, en outre, une portion de patrimoine ecclésiastique appelée bénéfice. A chaque fonction séculière (évêque, chanoine, curé) ou régulière (abbé, prieur) correspond un bénéfice habituellement constitué de biens fonciers. Souvent le clerc devient alors seigneur du lieu. Les bénéfices sont d’importance extrêmement variableâ•›; ils représentent de 20 à 30â•›% du sol dans le Nord de la France ou en Normandie, 4 ou 5â•›% seulement dans le Midi. Ce système, qui fait des clercs des propriétaires, voire des seigneurs, et les transforme pour la perception de la dîme en collecteurs d’impôt suscite d’une part la convoitise des États et d’autre part les rancoeurs de la paysannerie. Les gouvernements cherchent à établir leur mainmise sur les biens de l’Église en les sécularisant ou en contrôlant la transmission des fonctions ecclésiastiques. Les paysans considèrent que le service rendu n’est pas toujours suffisant par rapport au prix payé. ***
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Le monde des campagnes apparemment immobile, chaque village frileusement replié sur lui-même vivant sa propre histoire, est cependant agité parfois de mouvements brutaux. Toute la période moderne connaît des «â•¯fureurs paysannes╯» (R. Mousnier), réaction irraisonnée à ce qui paraît une agression imposant à la communauté des «â•¯nouveautés╯» inacceptables. C’est ainsi que la «â•¯Guerre des paysans╯» perturbe l’espace germanique pendant une dizaine d’années (1523–1532) avec un paroxysme dans le courant du printemps 1525. Outre quelques doléances religieuses, les «â•¯douze articles de la paysannerie╯» (février 1525) expriment des revendications dirigées contre le régime seigneurial. On y réclame la conservation ou le rétablissement de l’ancien droit coutumier, la suppression du servage, la restitution à la communauté des terres communales usurpées par le seigneur. On y exige la diminution des corvées. On y souhaite que le souverain promulgue des lois pour interdire d’augmenter les droits dûs au seigneur. A cette époque, dans le climat social, religieux, politique d’un Empire troublé par la Réforme luthérienne, les paysans se croient capables de faire aboutir leurs demandesâ•›; mais abandonnés de tous, même de Luther qui lance un pamphlet contre les «â•¯hordes pillardes╯», les paysans sont écrasés à Frankenhausen par les armées du duc de Bavière et du margrave de Hesse et à Saverne par celle du duc de Lorraine. En France, les fureurs paysannes se tournent contre les prélèvements fiscaux d’un État de plus en plus fort, dont la puissance se fait sentir jusque dans les plus petits villages. Les «â•¯croquants╯» d’Aquitaine se soulèvent contre la gabelle, forment des bandes, exigent le maintien des privilèges et coutumes de la province (1549). Les Réformes, la protestante et la catholique, s’attaquent toutes deux – souvent avec les mêmes mots, les mêmes arguments, les mêmes moyens d’action – à l’extirpation des «â•¯superstitions╯» conservées en milieu rural. Les paysans ont réagi de façon variable à ces intrusions. Là, ils adoptent les principes protestants non seulement à l’égard de la magie et de la sorcellerie, mais aussi contre les «â•¯superstitions╯» catholiquesâ•›: messe, pèlerinages, culte des images, invocations propitiatoires en faveur des vivants ou des morts. Ailleurs, ils se montrent au contraire spécialement attachés à leur dévotion particulière, aux saints et aux saintes, à la Vierge, à tel ou tel pèlerinage. En Angleterre, dans les comtés du Sud-Ouest (1554) et du Nord (1556), ils s’unissent pour s’opposer aux progrès du protestantisme. En Espagne, ils livrent volontiers l’hérétique à l’Inquisition et prennent plaisir aux autodafés. D’une manière générale, les paysans s’opposent à tout ce qui peut compromettre la cohésion de la communauté villageoise. Là, c’est le seigneur qui veut asservir le paysanâ•›; là, c’est le curé qui veut chasser les superstitionsâ•›; là, le ministre protestant qui veut imposer une morale austèreâ•›; là, l’officier du roi qui vient lever un nouvel impôt. Leurs brusques accès de fureur sont très souvent liés à des peurs ancestralesâ•›: peur de la nuit, des fantômes et des revenantsâ•›; peur de l’étranger qu’on ne connaît pas, du voisin qu’on connaît trop bienâ•›; peur du sorcier, du magicien, de l’envoûteur, de ceux qui ont signé un pacte avec Satanâ•›; peur du péché, mais aussi du confesseur, du directeur de conscience qui terrorise et infantilise. Vastes mouvements de peur qui touchent, dans l’attente du Jugement dernier, les «â•¯fanatiques de l’Apocalypse╯». Quand l’occasion s’en présente, toutes ces peurs trouvent un exutoire dans la colère et la violence. Quelles sont les descriptions et représentations littéraires de cette existence rurale, et est-il même possible d’en parler d’une manière tant soit peu unifiéeâ•›? Certes, une image dominante est celle qui oppose la campagne à la ville, évoquant et idéalisant la vie champêtre. Le thème
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est loin d’être nouveau. Il suffit, pour s’en persuader, d’évoquer le De vita solitaria de Pétrarque ou l’éloge de la villa, avec arguments à l’appui, au XVe siècle chez Leon Battista Alberti. De nombreux poètes du XVe et XVIe siècle s’inspirent de Virgile, d’Ovide, et plus encore de la deuxième épode d’Horace, pour louer la vie rustique, la maison natale, l’ambiance familiale qui y règne. «â•¯En Espagne le bucolisme de Virgile et de Théocrite nourrit un genre nouveau, inauguré par L’Arcadie de Sannazaroâ•›: […] en 1530, Garcilaso de la Vega, dans les Eglogues, recrée aux bords du Tage une campagne idéalisée, et c’est dans un mode d’innocence que s’épanche en 1559 le lyrisme élegiaque des bergers de la célèbre Diane de Jorge de Montemayor.╯» (Pierre Civil, Essais sur la campagne à la Renaissanceâ•›: mythes et réalités, dir. G.-A Pérouse et Hugues Neveux, Paris, 1991, p.â•›103). La nostalgie de l’Age d’or est souvent liée au contraste entre la paix rustique avec l’agitation, et souvent les dissensions, de la vie de cour. Tel est en particulier l’objet du traité Menosprecio de corte y alabanza de aldea (Valladolid, 1539) par Fray Antonio de Guevara, à qui la dialectique ville-campagne doit beaucoup. Ce qui rend son cas particulièrement significatif, c’est sa double expérience concrète de la vie de cour dans sa jeunesse, et de l’existence villageoise qu’il privilégie par la suite. Il ne s’agit pas d’une rase campagne favorable à la solitude, mais d’une campagne cultivée, source de comfort, de plaisir, d’abondance, attirante pour l’aristocrate comme pour l’homme des champs. C’est ce que dépeint Alonso de Herrera dans son Libro de agricultura (1528 et 1539). La vision de la campagne apparaît donc souvent comme subordonnée à la comparaison avec l’agitation de la cour, ou encore comme source de plaisirs ou de profit, ou des deux, pour citadins et courtisans en mal d’isolement. Ce n’est pas à dire que la campagne soit représentée totalement comme dépourvue d’attraits esthétiques. On a pu comparer la découverte des paysages et phénomènes naturels proches des villes à celle, si vive dans les mentalités de l’époque, des continents lointains. Voyager était difficileâ•›; il n’est pas étonnant que la curiosité de nombreux citadins se porte vers des singularités domestiques plutôt qu’étrangères, en particulier vers le réseau hydrographique et les accidents du relief, sans exclure l’attrait du merveilleux local. «â•¯La complaisance aux mythes locaux, tout comme la recherche des prodiges de la nature, trahit une même forte emprise de l’irrationnel […]sur l’esprit d’un individu hyper-réceptif isolé au sein de contrées inconnues.╯» (Hervé Baudry, «â•¯Les singularités campagnardes dans la littérature de voyage au XVIe siècle, Essais sur la campagne à la Renaissance, p.â•›82). Les non-campagnards trouvent donc maintes raisons tant matérielles qu’esthétiques et même spirituelles pour apprécier la campagne mais aussi pour la transformer. La vie et les écrits du Vénitien Alvise Cornaro illustrent à merveille l’interdépendance des paysans et des propriétaires dans ce processus de transformation. Son intérêt principal portait sur la bonification des terres incultes et sur la régulation des eaux de la lagune vénitienne, comme en témoigne par exemple son Trattato di acque (1560). Mais il ne perd jamais de vue les besoins des ouvriers agricoles d’une part, et d’autre part les avantages que les propriétaires terriens retirent de leurs propriétés et du labeur de ces travailleurs. Cette complémentarité fournit à Cornaro la justification idéologique de l’idéal qu’il trace du gentilhomme campagnard, qui tout en s’enrichissant par l’agriculture contribue aussi à embellir le territoire et à y instaurer un mode de vie juste et paisible. L’imaginaire n’est-il pas alors à l’oeuvre dans cette représentation de la campagneâ•›?
Villes et citadins Michel Péronnet Au milieu du XVIe siècle les villes paraissent encore les proches héritières des villes médiévales. Elles constituent comme celles-ci un espace privilégié, avec une organisation politique, une organisation juridique, une organisation militaire – ces pouvoirs s’exerçant sur un territoire précisâ•›: la cité close de murs et ses alentours immédiats. Grâce à une population serrée et socialement très diversifiée, la ville se définit comme une concentration de puissance politique, économique, religieuse et culturelle. *** A l’↜époque, les villes géantes (de plus de 100.000 habitants) sont rares. Constantinople, où règne de 1520 à 1560 le sultan Süleyman [Soliman le Magnifique], occupe la première place avec quelque 300.000 habitants. Paris doit en compter 200.000 et Moscou, au milieu du siècle, n’est pas loin de ce chiffre malgré deux désastreux incendies en 1547. De toute l’Europe, c’est l’Italie la contrée la plus urbanisée. A Naples, en 1547, ont été distribuées 212.103 cartes de pain. Milan au temps de Charles Borromée abrite plus de 180.000 âmesâ•›; Venise atteindra le chiffre de 168.627 en 1563. Entre 50.000 et 100.000 habitants, une ville est une très grande ville. Or, dans cette catégorie se classent une demi-douzaine d’autres villes italiennesâ•›: Palerme, Messine, Rome, Florence, Bologne, Gênes. En Espagne Séville, au Portugal Lisbonne, toutes deux à la tête du nouveau commerce maritime, connaissent une croissance remarquable. Aux Pays-Bas, Anvers bénéficie d’un essor économique qui lui fait frôler 100.000 âmes aux environs de 1560. En Angleterre, à l’avènement d’Élisabeth (1558), Londres groupe quelque 70.000 habitants. Mais, dans leur immense majorité, les villes de ce temps se contentent d’une population de 10.000 à 40.000, l’éclat d’une ville étant fonction moins de sa taille que des activités qui s’y pratiquent. Il est toutefois incontestable, même si ces chiffres paraissent modestes, que l’Europe traverse alors une période d’expansion urbaine. On le remarque un peu partoutâ•›: en Italie, dans la Péninsule ibérique, plus encore peut-être dans le Nord de l’Europe. En 1557, Amsterdam compte deux fois plus de maisons qu’en 1514. Hambourg, Dantzig, Augsbourg doublent de population en moins d’un siècle. Depuis la fin du XVe siècle, les pertes subies du fait des épidémies et des guerres ont été largement compensées par le dynamisme de l’économie. Politiquement, la ville est, en général, dotée d’un régime qui a longuement procuré au monde urbain, entre 1300 et 1600, une forme d’autonomie. C’est un corps constitué, qui possède une personnalité moraleâ•›; ce qui matériellement s’exprime par un sceau, des armoiries, un drapeau, une Maison commune ou Hôtel de ville, dominée par son beffroi et son horloge rythmant la vie de la cité. Son gouvernement comporte généralement un pouvoir exécutif exercé collectivement par des consuls, des jurats, des échevins et, de façon permanente, par un premier magistratâ•›: maire, capitoul, bourgmestre, doge, podestat. Auprès d’eux un conseil, de taille et de recrutement variables, peut émettre des avis. Les chefs de foyer se réunissent en assemblée générale pour des opérations électorales ou des consultations sur des problèmes importants. Tel est, dans ses grandes lignes, le système commun à toutes les villes d’Europeâ•›; mais les détails varient avec les lieux et les temps. Assez souvent il arrive qu’un patriciat urbain formé par 28
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l’alliance des grandes familles (il popolo grosso) contrôle tous les postes-clés et exerce de facto un pouvoir oligarchique, voire dictatorial ou même despotique. Le gouvernement de certaines villes, comme celui de la «â•¯république de Venise╯», suscite un vif intérêtâ•›; témoin le succès dans toute l’Europe du traité de Contariniâ•›: De magistratibus et republica Venetorum, 1543. Les villes de quelque importance sont les sièges d’un évêché et certaines d’un archevêché couvrant plusieurs diocèses. Au centre-ville se dresse l’église épiscopale, la «â•¯cathédrale╯». Les grandes abbayes s’étendent plutôt dans les faubourgs, à la dénomination desquels elles contribuent souventâ•›: Saint-Germain, Saint-Antoine, Saint-Marcel… Les ordres mendiants se sont établis en ville pour assurer enseignement et prédication auprès des masses urbaines. Sur le plan religieux, les dirigeants de la ville assument un rôle des plus importants. «â•¯Le gouvernement de la ville est institué, en premier lieu, pour augmenter et consolider la gloire de Dieu, pour réprimer toute injustice et particulièrement les grands péchés et méfaits╯» (Registre du Conseil de Bâle, 1523, cité par B. Moeller). La crainte de la colère de Dieu, manifestée par des calamités comme la peste, pousse le magistrat à éviter de déclencher cette colèreâ•›: «â•¯Dieu pourrait s’irriter et punir, outre le coupable, le Conseil et la ville toute entière╯» [Ulm]. Aussi a-t-on mis en place une législation imposant aux citadins des obligations religieuses et réprimant les infractions, spécialement en matière de blasphème, crime abominable qui peut susciter la colère divine. En face des Réformes protestantes, les villes adoptent des attitudes diverses. Dans des pays comme l’Espagne et l’Italie, l’Inquisition veille à une adhésion massive au catholicisme romain, alors que dans l’Empire chaque ville est un cas d’espèceâ•›: sur 85, seulement 14 garderont leur obédience à Rome. Les autres se proclament luthériennes ou calvinistes. *** L’aspect physique des villes commence à être mieux perçu grâce aux représentations diffusées par l’imprimerie. Des vues cavalières de toutes les grandes villes d’Europe illustrent, par exemple, la Cosmographia universalis de Sebastian Münster (1544). Le paysage urbain est dominé par les beffrois et les clochers de la «â•¯ville sonnante╯». Deux autres traits sautent aux yeuxâ•›: l’entassement des maisons et l’importance des remparts. La plupart des maisons de ville n’ont pas changé depuis le XVe siècle. Structures «â•¯à colombage╯», elles sont accolées l’une à l’autre, bâties sur des parcelles étroites et longues, leur petit côté sur l’axe de circulationâ•›; ce qui donne à leur propriétaire «â•¯pignon sur rue╯». Au rez-dechaussée, l’échoppe ou l’atelier, que prolongent vers la cour des magasins ou des appentis. Au premier étage, la salle commune avec sa cheminée, grande dévoreuse de bois, dont on brûle plus pour la cuisine que pour le chauffage. Au second ou au troisième, des chambres pour le maître et son épouse, pour ses enfants, pour les apprentis, pour quelque compagnon encore célibataire. Toutefois, dans le tissu urbain des villes les plus prospères, apparaissent des nouveautés. «â•¯L’architecture╯», avait dit Alberti (1404–1472), «â•¯vaut gloire à la cité sous le rapport de l’utilité, de l’ornement et de la défense╯». De plus en plus, au XVIe siècle, architectes et urbanistes cherchent à disposer au mieux, dans une enceinte de remparts, les édifices, les rues et les places. Les nombreuses églises, neuves ou modifiées, font preuve assez souvent de changement dans le goût artistique. Mais c’est surtout l’architecture civile qui crée des édifices d’aspect nouveau, communautaires ou privésâ•›: hôtels de ville, halles, palais royaux, demeures princières, résidences de riches négociants.
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Les villes sont des lieux tout désignés pour des activités industrielles, c’est-à-dire la transformation par une main d’oeuvre qualifiée de produits bruts en produits finis, prêts à la consommation. Cette industrie prend diverses formes. Si le petit artisanat est plus que jamais répandu, cette époque connaît déjà un certain nombre de grandes entreprises groupant un personnel nombreux, pratiquant la division du travail. Un exemple classique en est l’arsenal de Veniseâ•›; on pourrait citer aussi des entreprises sidérurgiques, notamment les fonderies de canons. Outre ces manufactures concentrées existe la manufacture dispersée, dont le centre est en ville, mais dont une bonne partie de la main d’oeuvre se recrute très souvent à la campagne. Le marchand-fabricant achète la matière première, fait effectuer les travaux préparatoires, puis distribue les tâches à des travailleurs isolés, parfois propriétaires de leurs outils. L’exemple-type en est le tissage. La production textile est, en effet, le secteur le plus florissant de l’industrie du XVIe siècle. Certaines villes sont réputées pour leurs tissus de laine, de lin, de soie, dont elles sont largement exportatrices (Italie du Nord, Flandre, Angleterre). Leur renom est souvent lié à des produits de haute qualitéâ•›: velours, damas, brochés. D’autres industries de luxe prennent place dans des villes dont le nom sert de label de qualitéâ•›: armes de Tolède, cuirs de Cordoue, tapisseries des Flandres, verreries et miroirs de Venise. C’est généralement dans les villes ou tout près d’elles que sont installés aussi les brasseries, les briqueteries et les poteries, les grands ateliers façonnant le bois et le fer, les imprimeries et industries annexes. La vocation première de la ville est d’être un lieu d’échangeâ•›: la place du marché en est une partie essentielle. Outre le marché local, certaines villes prennent part à un trafic plus large grâce à leurs foires, qui attirent périodiquement, parfois de très loin, les marchands «â•¯forains╯», c’està-dire étrangers, et qui donnent lieu à des transactions importantes. Bien que les foires restent très vivantes, leur rôle au XVIe siècle tend à diminuer, car les inconvénients de ce système de vente sont considérablesâ•›: il faut transporter toutes les marchandises sur le lieu de la foire, puis vers les entrepôts de l’acheteur, rapporter chez soi les invendus, déplacer de grosses sommes en numéraire. D’où un nouveau mode de venteâ•›: la vente sur échantillon. Celle-ci implique des relations suivies et confiantes entre vendeur et acheteur, une organisation complexe de stockage pour faire face aux à-coups des commandes et la généralisation de techniques comptables raffinées, pour tenir compte d’opérations comme les règlements à terme. Le commerce devient dès lors une occupation quasi-sédentaire. Sans sortir de la cité, le négociant entouré de secrétaires et de comptables donne des ordres, qu’un réseau postal transmet à ses représentants lointains. *** La population de la ville est loin d’être homogène. Ses habitants ne sont pas tous des «â•¯bourgeois╯». Ce qualificatif est réservé à ceux qui, n’appartenant pas à la noblesse, peuvent de par leur rang ou leur fortune participer à l’administration municipale. Les nobles peuvent avoir une résidence urbaine – tantôt simple «â•¯hôtel╯», tantôt riche demeure, voire somptueux «â•¯palais╯», comme en connaissent les villes italiennes. Ils partagent alors leur existence, selon les saisons, entre la campagne et la ville. Mais les plus grosses fortunes urbaines sont celles des négociants exerçant leur activité à l’échelle du marché mondial. Les banquiers génois, lombards, florentins se placent au plus haut
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rang socialâ•›: les Médicis atteignent à la papauté et bientôt à la royauté. Les Fugger d’Augsbourg sont à la tête d’un véritable empire économiqueâ•›: en 1546 leur actif, estimé à 7,5 millions de ducats est comparable aux revenus annuels de Charles Quint. Leurs activités s’étendent sur toute l’Europe occidentaleâ•›; ils contrôlent l’argent du Tyrol, le cuivre de Hongrie, une bonne partie de l’industrie textile des Pays-Bas. Grâce à leur réseau commercial et financier, ils jouent un rôle considérable dans les transferts de fonds, notamment dans celui des sommes provenant de la vente des indulgences en Allemagne. On connaît par ailleurs leur rôle décisif dans l’élection de Charles Quint à l’Empire. De la ville d’Augsbourg aussi, mais de moindre envergure, sont les Welser, qui étendent un moment leurs intérêts jusqu’au Vénézuéla. Les simples marchands opèrent sur le marché régional ou localâ•›; ils peuvent pratiquer le commerce de gros, mais la plupart sont des détaillants tenant boutique. Ils appartiennent à la même couche sociale que les maîtres de métiers. Chaque métier urbain est organisé en un «â•¯corps╯», formé par l’ensemble des travailleurs d’une même brancheâ•›: charpentiers, boulangers, cordonniers, tailleurs, etc. et officiellement reconnu par les autorités municipales. Ces corps d’arts et métiers existent dans toute l’Europeâ•›; ils s’appellent arte en Italie, gilde aux Pays-Bas et en Allemagne, guild en Angleterre, corps, communauté, maîtrise ou jurande en France. Leurs membres se répartissent en trois catégoriesâ•›: les maîtres qui, ayant fait preuve de leur compétence professionnelle, peuvent diriger un atelierâ•›; les compagnons, ouvriers formés, susceptibles de devenir des maîtres en réalisant un «â•¯chef-d’oeuvre╯»â•›; les apprentis qui, comme leur nom l’indique, sont en train d’apprendre le métier auprès d’un maître, à qui ils sont liés par contrat pour une durée assez longue, allant jusqu’à sept ans. Toute une réglementation protège les maîtres contre la concurrenceâ•›; en limitant le nombre des compagnons par atelier, elle vise à obtenir que le coût du produit soit partout le même et que le juste prix payé par le client laisse au maître un juste profit. Elle protège aussi le consommateur en fixant les règles à suivre pour que lui soit livré un produit de qualité. L’↜«â•¯esprit de corps╯» est renforcé par des liens religieuxâ•›: chaque métier forme une confrérie avec chacune son propre saint. Pour la fête du saint patron, les confrères assistent à la messe, prennent part à la procession. A la mort d’un de ses membres, la confrérie assure le service funèbre. Le petit peuple urbain (il popolo minuto) est composé de compagnons, d’apprentis, de journaliers et même d’ouvriers agricoles, tels que les jardiniers et les maraîchers. A la population fixe vient s’ajouter une population flottante venue de l’extérieur, poussée par les paniques que provoquent les guerres, les épidémies, ou simplement par la faim et la pauvreté. Car ces malheureux pensent trouver en ville un peu plus d’assistance. Derrière des remparts entretenus à grands frais et constamment occupés, selon un tour de garde et de guet, par la milice bourgeoise, le citadin a le sentiment de vivre sur un îlot de sécurité au milieu d’un océan de peurs. Le patriotisme urbain repose avant tout sur cette impression d’habiter en lieu sûrâ•›; l’↜«â•¯honneur de la ville╯» exige des murailles toujours plus puissantes, mieux armées, sur lesquelles viendront buter les dangers extérieurs. Les institutions de la communauté urbaine procurent la tranquillité. Bientôt, dès le Quattrocento dans les villes italiennes, une notion hédoniste se fait jourâ•›: lieu de calme, de quiétude, la ville devient un espace à organiser pour la «â•¯commodité╯» de ses habitants, qui aspirent à mener une vie paisible et jouir de leur bonheur (voluptas). Cette finalité hédoniste de l’urbanisme se trouve fortement
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exprimée par Alberti. Les termes de «â•¯civilité╯», d’↜«â•¯urbanité╯», de «â•¯politesse╯» témoignent des relations que devrait engendrer chez les citadins le milieu privilégié qui est le leur. Pour leur plaisir, pour celui de leurs compatriotes, les riches et les puissants vont attirer les artistes, les savants et les poètes pour honorer et embellir leur cité. *** Centres d’éducation, les villes forment et abritent les élites intellectuelles et artistiques. Bien que les écoles de village se soient multipliées, c’est à la ville qu’il faut chercher des établissements offrant une instruction plus poussée, collèges urbains et universités. Des diplômes viennent couronner ces études. Les diplômés de théologie pénètrent largement l’ordre du clergéâ•›; les diplômés de médecine forment l’armature d’un système d’assistance contre la maladie et la pauvretéâ•›; les diplômés de droit peuplent les cours de justice, comme juges ou comme avocats, et constituent une pépinière où se recrutent les cadres administratifs nécessaires au développement des États. Or, la plupart de ces diplômés sont issus de la classe urbaine dirigeante. En quelques générations, grâce à l’acquisition de seigneuries foncières, d’offices et de charges municipales ou royales, ces rejetons de la bourgeoisie deviendront des nobles à part entière. Dans certaines villes, réunis par des commandes officielles ou privées, des artistes guidés par les mêmes conceptions esthétiques et utilisant des techniques analogues créent un «â•¯chantier╯» dont toutes les productions offrent entre elles des rapports de ressemblance. Déjà séculaire, le chantier des Pays-Bas, de Bruges à Gand, d’Anvers à Bruxelles demeure florissant. C’est là qu’au siècle précédent les frères Van Eck ont inventé le procédé de la peinture à l’huile sur toile, bientôt universellement répandu. En 1560 près de 350 peintres sont inscrits à la guilde des peintres d’Anvers. Les hôtels de ville de Bruges et de Louvain, la Grand-Place d’Anvers et celle de Bruxelles font l’orgueil de ces cités. Dans l’espace germanique, chaque ville libre impériale est fière de son foyer artistique. Strasbourg, où s’est illustré Schongauer, a maintenant Baldung Grien (v.1484–1545)â•›; Nuremberg a Dürerâ•›; Augsbourg Holbein l’Ancien, dont le célèbre fils travaillera à Bâle et à Londres. Les deux Lucas Cranach, père et fils, dirigent à Wittemberg un atelier prospère. A Ratisbonne, Altdorfer, peintre, dessinateur, graveur et architecte, exerce des fonctions officielles. En Italie, le chantier florentin est le plus ancien et le plus prestigieux. Les principes de l’art nouveau qu’ont posés Alberti, Brunelleschi, Ghiberti, Donatello, Masaccio se sont transmis, de maître à élève, jusqu’à Michel-Ange (1475–1564). Un autre chantier particulièrement actif est celui de Venise, où le Titien (1489–1576) a pris la suite des Bellini et de Giorgione. Les papes ont grandement contribué à faire de Rome une ville d’art. Jules II (pape de 1503 à 1513) avait fait commencer la reconstruction de Saint-Pierre sur les plans de Bramante. Raphaël a dirigé les travaux de 1514 à sa mort (1520). Michel-Ange, installé à Rome à partir de 1534, jette en 1546 les plans de la coupole. Jules II lui avait fait peindre la voûte de la chapelle Sixtine. Clément VII et Paul III lui font exécuter sur le mur du fond la fameuse fresque du «â•¯Jugement dernier╯». Si le sac de Rome en 1527 cause des dégâts importants, ils sont rapidement effacés dans une ville devenue capitale de la catholicité rayonnante et de la Contre-réforme. ***
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La civilisation urbaine est pourtant menacée par divers dangers contre lesquels le rempart n’est d’aucune défenseâ•›: les troubles politiques et sociaux, les épidémies, le paupérisme. Quelques villes se sont révoltées contre le pouvoir central pour conserver leurs libertés et privilèges qu’elles estiment menacés. Gand se soulève en 1540 contre son seigneur le duc de Bourgogne, qui est aussi l’empereur Charles Quintâ•›; écrasée, la ville perdra toutes ses franchises. Bordeaux conduit en août 1548, sans plus de succès, la révolte de l’Aquitaine contre la gabelle. Non moins graves pour les citadins et plus fréquentes sont les dissensions intérieuresâ•›: heurts entre factions politiquesâ•›; troubles sociaux opposant le popolo minuto au popolo grossoâ•›; antagonismes religieux entre catholiques et protestants, accès d’antisémitismeâ•›; conflits du travail entre maîtres et compagnons, dont le type est la grande «â•¯rebeine╯» de Lyon en 1529. Ces compagnons lyonnais sont dénoncés par une ordonnance royale pour avoir défilé en armes «â•¯comme nos gens de guerre╯». Dès cette époque, en effet, les compagnons sont organisés en «â•¯devoirs╯» pour défendre les intérêts communs. Ces confréries secrètes, souvent armées, sont interdites, mais la répétition même des ordonnances royales dirigées contre elles démontre leur active survivance. Autre cause d’inquiétude pour les citadinsâ•›: les «â•¯pestilences╯». Ce terme désigne non seulement la peste, mais toutes les maladies épidémiques mal définies qui tendent à provoquer leurs ravages les plus spectaculaires dans la population compacte des villes. Les descriptions littéraires des pestilences urbaines sont multiples. Les services de santé, religieux et laïques, strictement locaux, se montrent impuissants. En 1546 une brillante étude de l’érudit véronais Fracastor (Girolamo Fracastoro), De contagione et contagiosis morbis, donne une théorie cohérente de la transmission des maladies infectieuses, mais peu de moyens de l’éviter. Comme défense, les cités portuaires ont, à l’instar de Venise, institué pour les vaisseaux arrivant de contrées suspectes la mise en «â•¯quarantaine╯». En période d’épidémie les riches citadins se réfugient dans leur domaine campagnard, abandonnant la ville aux pauvres, lesquels, dans l’imaginaire de la peur, sont regardés comme des «â•¯pestiférés╯», des «â•¯engraisseurs de peste╯» contaminant leurs concitoyens par pure malveillance. La prolifération des pauvres dans les villes est un des problèmes auxquels elles ont à faire face. «â•¯Indigents╯», «â•¯mendiants╯», «â•¯vagabonds sans feu ni lieu╯», ces déracinés cherchent asile là où les aumônes seront peut-être plus copieuses qu’à la campagne et où l’assistance est mieux organisée. Aux alentours des années 1520, «â•¯se développe un important effort de pensée théorique et pratique sur les problèmes que soulève le paupérisme croissant╯». (P. Brachin). En 1526, en effet, la ville d’Ypres édicte un statut des pauvres qui sera imité un peu partout en Europe et, quelques mois plus tard, l’humaniste Vivès publie le De subventione pauperum, traité qui témoigne des mêmes tendancesâ•›: il s’agit de confier le service d’assistance à un comité de laïcs, sous contrôle du magistrat urbain, de doter ce service de ressources régulières, de provenance généralement fiscale, de fixer les pauvres dans leur lieu d’origine et au besoin de les y interner. En Angleterre, où l’on cherche depuis longtemps, mais en vain, à empêcher le vagabondage, un texte de 1536 est considéré comme le premier de la série des Poor Laws. La subsistance des pauvres est mise à la charge des paroisses et en 1551 est imposé un système de quête qui sera sans cesse renforcé. En France on relève les mêmes tendancesâ•›: assistance confiée aux laïcs sous contrôle des magistrats urbains, taxes en faveur des pauvres, renvoi de ceux-ci dans leur paroisse d’origine. Un «â•¯Bureau des pauvres╯» apparaît à Grenoble en 1520. A Lyon, en 1531, se
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crée une institution semblable sous le nom d’↜«â•¯Aumône générale╯». A Paris, le «â•¯Grand bureau des pauvres╯» est établi en 1535. Du fait de la sécularisation de la charité urbaine, on voit s’achever alors toute une évolutionâ•›: le concept chrétien de l’↜«â•¯éminente dignité du pauvre╯» a fait place à celui de la «â•¯correction des coquins, ou comment réduire le nombre des oisifs malfaisants.╯» *** On le sait, la civilisation de la Renaissance a été une civilisation urbaine. Une étude de la période 1520–1560 ne manque pas de le confirmer. Bien que l’énorme majorité de la population européenne reste rurale, c’est dans les villes qu’ont germé et grandi les idées et les goûts nouveauxâ•›; c’est de ville en ville qu’ils se sont étendus peu à peu à toute l’Europe, l’essor culturel allant de pair avec l’urbanisation. Pour favoriser le développement des belles-lettres et des beaux-arts, il fallait disposer d’un surplus de ressources. Or les plus grandes fortunes n’étaient plus, comme à l’époque féodale, les fortunes inactives de propriétaires terriens, mais le fruit de la remarquable activité industrielle et commerciale qui faisait, au milieu du XVIe siècle, la prospérité de nombreuses villes.
Le Sac de Rome et la chute de Florence. L’asservissement de l’Italie Bonner Mitchell Les décennies du milieu du seizième siècle voient les dernières campagnes des Guerres d’Italie, campagnes au cours desquelles une série de catastrophes militaires et politiques vient sceller l’asservissement de l’Italie. Parmi ces catastrophes, deux surtout – le sac de Rome en 1527 et la chute de la dernière république florentine en 1530 – frappent l’esprit des contemporains, et notamment celui des hommes de lettres. Rome vers 1520 La Rome qui fut envahie par les soldats impériaux le matin du 6 mai 1527, n’était pas seulement le siège de la Sainte Église Catholiqueâ•›; elle était aussi, aux yeux de ses habitants et à ceux de beaucoup d’humanistes étrangers, la capitale moderne de la république des lettres. Il est vrai qu’elle ne jouissait pas depuis très longtemps de cette dernière distinction. La renaissance des lettres n’avait pas commencé à Rome et bien que la Ville Éternelle eût parmi ses hommes de lettres dans la seconde moitié du quinzième siècle le grand pape humaniste Pie II (Aeneas Silvius), Lorenzo Valla et Pomponius Laetus, fondateur de l’Académie Romaine, on peut dire qu’elle ne devint un grand centre de vie littéraire, à l’échelle européenne, que sous le pontificat de Jules II (1503–1512). Ce pape ne s’intéressait guère lui-même aux belles-lettres, étant surtout un homme d’action, mais la ville, qui jouissait d’une nouvelle prospérité économique, comptait désormais parmi ses résidents un bon nombre de cardinaux riches et lettrés, ainsi que plusieurs grands mécènes privés tels que le banquier Augustin Chigi et le Luxembourgeois expatrié Giano Corizio (Johann Göritz ou Coricius). La nouvelle de l’élection de Léon X en 1512 fit affluer à Rome un grand nombre de nouveaux écrivains, florentins et autres, qui s’attendaient à ce que le nouveau pape renouvelât dans cette ville le mécénat par lequel ses ancêtres Médicis s’étaient rendus célèbres à Florence pendant le siècle précédent. Il ne tarda pas, en effet, à engager comme secrétaires latins les humanistes Pietro Bembo et Jacopo Sadoleto, et des poètes courtisans se disputèrent bientôt l’honneur de lui réciter leurs vers pendant ses dîners au Vatican. La mort de Léon X et l’élection de l’austère pape flamand Adrien VI assombrit pendant deux ans la vie littéraire romaine, mais celle-ci reprit après l’élection du nouveau pape Médicis Clément VII en 1523. Les letterati romains du premier quart du seizième siècle ne doutèrent pas de ce que leur ville de résidence était le centre littéraire de l’Europe, et en cela ils n’avaient pas entièrement tort. Il est vrai que l’historien d’aujourd’hui, même le plus bienveillant, est gêné pour trouver des chefs-d’oeuvre que l’on puisse assigner avec justice à la Rome de cette époque. Si le Cortegiano de Castiglione, par exemple, y fut écrit en partie, et si au moins six parmi les personnages qui figurent dans ce livre passèrent du temps à Rome, il est plus juste d’associer l’ouvrage à la petite cour princière d’Urbin, dont l’auteur avait la nostalgie. Cette absence de chefs-d’oeuvre reconnus est sans doute due en partie au fait que les Romains écrivaient encore surtout en latin. 35
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La Rome de Léon X est en effet la dernière grande forteresse des belles lettres latines. Même les vers satiriques que l’on affiche chaque printemps à la statue de Pasquin sont généralement latins. Dans toutes les occasions solennelles, les hexamètres coulent à torrents, et les Romains excellent à les déclamer. En matière de prose, ce sont tous des admirateurs fanatiques de Cicéron, et ils se flattent d’avoir hérité seuls la prononciation et la manière oratoire antiques. Cette passion néo-latine n’allait pas sans quelque étroitesse d’esprit, et les humanistes étrangers se moquèrent quelquefois des prétentions latinistes des Romains. Presque tous ceux qui y séjournèrent, cependant, tombèrent sous le charme de la vie littéraire de l’Urbs. Le jeune latiniste français Christophe de Longueil (Longolius), qui avait dû s’enfuir de Rome à la suite d’un procès intenté contre lui par quelques jeunes Romains jaloux de son érudition, ne perdit jamais l’espoir de pouvoir y retourner. Érasme, qui sera dur pour les lettrés romains dans son Ciceronianus, avait pourtant écrit à propos de son séjour romain de 1509â•›: «â•¯…je ne puis ne pas soupirer après Rome quand je me rappelle quelle liberté … quelles promenades, quelles bibliothèques, quelles douces conversations avec des hommes si érudits … [j’abandonnai en quittant cette ville].╯» L’Arioste, tout en refusant dans sa VIIe Satire l’offre de retourner à Rome comme ambassadeur du duc de Ferrare, suggère qu’on aurait pu le fléchir si, au lieu de lui vanter les honneurs qu’il pourrait y gagner, on lui avait rappelé les avantages que la ville offrait aux poètes et aux lettrésâ•›: Dis-moi qu’à Bembo, à Sadoleto, au docte Giovio, à Cavallo, à Molza, à Vida et à Tebaldeo je pourrai parler chaque jour… Dis-moi que j’aurai toujours, pour ce que je lis ou écris, un conseil, que je veuille le prendre d’un Latin, d’un Toscan, ou d’un Grec barbu. Tu peux encore me proposer le grand nombre de livres anciens que Sixte fit recueillir pour l’usage public du monde entier.
L’impression défavorable évoquée par Martin Luther, qui avait passé un mois à Rome en 1510–11, fait vraiment exception, mais sa vision d’une nouvelle Babylone était partagée par des milliers d’étrangers qui ne connaissaient pas la villeâ•›; et on doit la placer à côté de la conception auguste de Rome comme capitale de la république des lettres pour comprendre la réaction du monde littéraire à la nouvelle de la catastrophe. Le sac Les soldats de Charles Quint – Espagnols, lansquenets allemands, et Italiens ennemis du pape – infligèrent à la ville un sac dont les horreurs n’ont que peu de parallèles dans l’histoire. Une anarchie presque totale régna entre les murs pendant plusieurs jours, et les meurtres, les viols, les tortures et les incendies ne cessèrent tout à fait qu’avec le départ de l’armée impériale après une occupation de huit mois. Aucune classe sociale ne fut épargnée. Les prêtres, les moines et les religieuses furent particulièrement maltraités. L’effet du sac sur la société littéraire romaine fut foudroyant. Une poignée d’écrivains comme l’historien Paolo Giovio, Francesco Berni et le futur autobiographe Benvenuto Cellini purent se sauver avec le pape dans le Château Saint-Ange. Certains grands hommes des années précédentes, comme Castiglione, Bembo, Sadoleto, et l’Arétin, ne se trouvaient plus à Rome. Mais bien des écrivains et leurs mécènes souffrirent personnellement des cruautés des
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lansquenets et, surtout, des Espagnols. Les hôtes des deux orti letterari les plus célèbres, Angelo Colocci et Giano Corizio, perdirent toutes leurs possessions, y compris leurs bibliothèques, et le second mourut des suites du traitement brutal auquel il fut soumis. Venant s’ajouter aux souffrances humaines, la perte en livres et en manuscrits fut inestimable. Les soldats impériaux arrachaient les belles reliures des livres et des codices et jetaient les pages dans la rue, ou bien ils détruisaient des bibliothèques publiques et privées entières sans autre motif que celui du vandalisme. Certaines rues étaient jonchées de papiers. Il est possible qu’un certain nombre d’ouvrages anciens et contemporains aient péri dans toutes leurs copies, et que la perte d’archives, notamment au Capitole, ait été immense. La Bibliothèque Vaticane elle-même perdit un certain nombre de ses livres et de ses manuscrits, mais la majorité en fut sauvée parce que le prince d’Orange avait fait du palais son quartier général. Une société littéraire romaine se reconstituera après la sac, et des écrivains et érudits étrangers viendront de nouveau s’installer dans la ville, surtout sous le pape Paul III. L’esprit qui y régnera ne sera cependant plus le même. Ayant reconnu leur vulnérabilité en face des puissantes nations étrangères, surtout l’Espagne, et subissant bientôt, avec le reste du monde catholique, la Contre-Réforme, les lettrés romains n’auront plus la même légèreté d’esprit ni la même arrogance en matière linguistique et littéraire. Le culte du latin lui-même diminuera, et pour les ouvrages de belles lettres, sinon pour les traités érudits, on se servira de plus en plus de la koinè vulgaire, à base toscane, qui avait déjà été adoptée par la plupart des écrivains dans les autres villes de la péninsule. Répercussions Pour le reste de l’Italie et de l’Europe, la nouvelle de la prise et du sac de Rome constitua certainement la nouvelle la plus extraordinaire du seizième siècle, comme celle de la prise de Constantinople l’avait été pour le siècle précédent. En raison des communications lentes de l’époque, elle mit longtemps à parvenir dans toutes les capitales, et les détails de la catastrophe ne se précisèrent que peu à peu. On n’a qu’à lire les documents diplomatiques vénitiens pour le mois de mai 1527, publiés dans I diarii di Marino Sanudo, pour se rendre compte de cette lenteur et de la confusion des premières informations. Ce n’est qu’avec l’arrivée d’un moine rescapé à Venise, le 20 mai, que le Doge et ses conseillers purent comprendre avec certitude la gravité de l’événement. Les premières nouvelles ne parvinrent à la cour de Charles Quint en Espagne que vers le 20 juin. Mais avant la fin de l’été, l’Europe entière savait ce qui s’était passé. Les hommes de lettres, surtout ceux qui avaient séjourné à Rome, furent en général frappés d’horreur, même s’ils n’avaient pas approuvé la politique de Clément VII et se plaignaient de la corruption de l’Église. Bembo écouta avec douleur le récit de son ami le poète Molza, qui s’était réfugié à Padoue. Sadoleto, qui avait quitté Rome juste à temps, et qui venait de rentrer dans son diocèse de Carpentras, envoya une série de lettres angoissées à ses amis humanistes en Italie et ailleurs. Parmi les écrivains italiens, il n’y avait guère que Pietro Aretino, à Venise, pour trouver quelque satisfaction au désastre. Ayant été banni de Rome par Clément VII, il écrivit à Charles Quint pour le mettre en garde contre une trop grande confiance dans la bonne volonté du pontife vaincu. Et dans une lettre au pape lui-même, il osa lui conseiller de se soumettre entièrement
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à l’empereur. Francesco Berni, qui partageait les fortunes du Saint-Père, répondit à cette insolence par un sonnet mordant. L’humaniste Pietro Alcionio, qui avait été l’un des écrivains patronnés par le pape, et qui se réfugia au Château Saint-Ange, défendit d’abord la cause de son maître vaincu, mais finit par passer au service d’un ennemi acharné de celui-ci, l’ex-cardinal Pompeo Colonna. Le sac comme motif littéraire et comme événement symbolique Plusieurs écrivains romains composèrent presque immédiatement des ouvrages littéraires qui traitaient du sac. Giglio Gregorio Giraldi fit une épître en vers latins dans laquelle il détailla avec soin les souffrances des hommes de lettres. Le poème De Romanae Urbis Excidio de Pietro Corsi (daté «â•¯Ex Urbis cadavere╯») fut publié à Paris en 1528 par Henri Estienne et trouva beaucoup de lecteurs humanistes. Les allusions au sac dans les oeuvres des années suivantes sont très nombreuses. Piero Valeriano trouva dans la catastrophe la matière la plus émouvante de son dialogue pessimiste «â•¯De Infelicitate Letteratorum.╯» L’Arioste réussit même même à évoquer le désastre avec émotion dans le Roland furieux (Chant XXXIII). En France et en Angleterre, dont les rois étaient plus ou moins les alliés du pape, la nouvelle du sac et des malheurs du Saint Père suscita une grande indignation. François Ier, écrivant à Clément VII au mois d’août, s’apitoya sur le sort du pontife et de la ville en disantâ•›: «â•¯Nous ne pouvons penser que les infidèles eussent sceu faire davantage.╯» (Les comparaisons des soldats impériaux aux Turcs ou aux Goths du cinquième siècle sont fréquentes dans les écrits de l’époque.) Dans les pays de l’Empire et en Espagne, la réaction fut mélangée. Des luthériens pouvaient croire que le malheur venait d’un acte de Dieu, tandis que le clergé catholique, même à la cour de Charles Quint, ne cacha pas sa mortification. Érasme, à Bâle, ne dénonça pas la politique de son souverain et semble avoir hésité d’abord à se prononcer sur l’affaire, mais en octobre, 1528, il reprit sa correspondance avec son vieil ami Sadoleto, qu’il avait connu à Rome, pour exprimer la douleur qu’il avait ressentie en apprenant le désastreâ•›: «â•¯…la calamité de la ville de Rome fut une calamité de toutes les nations [parce que] c’était non seulement la citadelle de la religion chrétienne et la nourrice des hommes de génie et des Muses [mais] en vérité la mère commune de tous les peuples.╯» Quant à Luther, en résidence à Wittemberg, il accueillit la nouvelle d’abord par une boutade de goût douteux, en écrivant à son ami Nicolas Hausmannâ•›: «â•¯Rome et le pape ont été détruits misérablement parce que le Christ a voulu que César, en persécutant Luther pour le compte du pape, soit forcé de détruire le pape pour Luther.╯» Un peu plus tard, de manière plus sobre, il écrivitâ•›: «â•¯Je n’aimerais pas que Rome fût détruite parce que ce serait un présage terrible.╯» C’est en Espagne qu’eut lieu la discussion la plus importante, entre hommes de lettres, sur les événements de Rome. Baldassare Castiglione remplissait à Valladolid les fonctions de nonce apostolique auprès de Charles Quint. Homme honnête et paisible, il s’était employé de son mieux à éviter la guerre entre le pape et l’empereur. La nouvelle du sac le rendit presque fou de douleur, et ses souffrances devinrent plus terribles encore quand il reçut en décembre une lettre dans laquelle le pape lui reprochait de ne pas avoir fait tout son possible pour empêcher la catastrophe. Il y répondit longuement pour se justifier. Vers le début de l’année 1528,
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il apprit l’existence d’un dialogue espagnol dont l’auteur donnait la responsabilité morale du sac de Rome au pape et à la cour romaine. Castiglione envoya un avertissement à l’auteur et, après s’être procuré une copie de l’ouvrage, le dénonça à l’Empereur. Le jeune auteur s’étant plaint à son tour de ces démarches, Castiglione lui répondit par une très longue lettre dont le langage violent s’accorde mal avec le caractère noble du «â•¯parfait courtisan.╯» Le dialogue était l’ouvrage d’un jeune disciple d’Érasme, et il constitue l’un des documents les plus remarquables de l’érasmisme espagnol. L’auteur s’appelait Alonso de Valdésâ•›; il était frère de l’écrivain Juan de Valdés (également admirateur d’Érasme) et, depuis quelque temps, secrétaire latin de l’empereur. C’était lui qui avait rédigé les lettres aux autres princes de l’Europe dans lesquelles Charles Quint se défendait contre l’accusation d’avoir causé le sac. Son Diálogo de la cosas ocurridas en Roma, couché dans un castellan naturel et vigoureux, présente les discussions d’un jeune Espagnol, Lactanzio, avec un archidiacre réfugié de Rome. Lactanzio défend la politique de l’empereur et finit presque par convaincre l’archidiacre que la responsabilité de la catastrophe doit être imputée au pape, ou plutôt à ses mauvais conseillers. On peut aussi considérer cette catastrophe comme un châtiment de Dieuâ•›: «â•¯…tout ce qui est arrivé est venu par manifeste jugement de Dieu, pour châtier cette ville où, à la grande honte de la religion chrétienne, régnaient tous les vices que la malice des hommes pouvait inventer…╯» Et Valdés met en avant des idées érasmiennes sur la nécessité d’une réforme de la foi. La longue réponse de Castiglione ne lui fait pas honneur. S’il arrive à nous émouvoir en évoquant les souffrances terribles des Romains, son argument majeur contre les raisonnements de Valdés est une accusation d’hérésie. Il traite le jeune auteur de luthérien et suggère aussi que ses erreurs peuvent provenir du sang juif qui existe dans sa famille. L’Inquisition espagnole examina l’accusation portée contre Valdés et, tout en condamnant certaines de ses idées, le disculpa d’hérésie. (Elle ne poursuivra les érasmiens espagnols qu’un peu plus tard.) Quant à Castiglione, il ne se remit pas des souffrances que lui avait causées le désastre de Rome, et il mourut en 1529 à Tolède. Le monde qu’il avait connu et dont il avait cherché à définir les valeurs les plus civilisées n’existait déjà plus en grande partie. Charles Quint, en apprenant la nouvelle de sa mort, observa avec justiceâ•›: «â•¯Je vous dis que l’un des meilleurs chevaliers du monde est mort.╯» Second événement catastrophique Une deuxième catastrophe en Italie, liée à celle de Rome, frappa aussi les esprits des hommes de lettres et eut de grandes répercussions sur le mouvement littéraire italien. Ce fut la chute, en 1530, de la dernière république florentine. Beaucoup d’intellectuels du seizième siècle voyaient en Florence, même plus souvent qu’en Venise, l’incarnation de l’idéal de liberté républicaine qu’ils admiraient chez les Athéniens du temps de Périclès et les Romains de la période préimpériale. Florence devait cet honneur en grande partie à ses citoyens d’une époque déjà éloignée, aux partisans du comune du Trecento et du Quattrocento, et notamment aux chanceliers humanistes Coluccio Salutati et Leonardo Bruni. L’arrivée au pouvoir des premiers Médicis en 1434 avait interrompu pour longtemps l’histoire de la démocratie florentine (tout en favorisant le développement de la renaissance des arts et des lettres). Mais le bannissement de Pierre de Médicis en 1494 avait ouvert une nouvelle période de démocratie républicaine, et le retour des
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Médicis en 1512, peu avant l’élection au pontificat de Léon X, n’avait pas amené, dans les premières années, une répression très sévère des libertés. Ce pape pouvait dire, sans trop d’hypocrisie, par sa devise personnelleâ•›: «â•¯Jugum meum suave est.╯» Plus tard, cependant, le nouveau pontife Médicis Clément X fit gouverner la ville par un Cardinal Passerini qui s’aliéna grandement les sympathies de la population. En avril, 1527, la ville faillit être saccagée par l’armée impériale qui se dirigeait vers le sud, mais en apprenant le sac de Rome et la défaite du pape, les Florentins profitèrent de l’occasion pour chasser le cardinal régent et pour secouer le joug des Médicis. Les cris de «â•¯Libertàâ•›!╯» et de «â•¯Repubblicaâ•›!╯» se firent entendre de nouveau dans les rues, et on établit après bien des discussions une nouvelle constitution républicaine. Clément VII, lamentablement vaincu par les armées de l’empereur, fut pendant longtemps impuissant à réimposer sa domination sur sa patrie, mais il finit par se réconcilier avec Charles Quint, et celui-ci se chargea de reprendre Florence pour le compte du pape. Dès ce moment, le sort de la république était décidé. Une armée impériale composée d’Italiens, d’Allemands et d’Espagnols arriva sous les murs de la ville (fortifiés selon des plans de Michel Ange) au début de l’automne, 1529. Les Florentins soutinrent alors un siège de onze mois avant de se rendre le 12 août, 1530. Leur résistance héroïque constitue l’un des épisodes les plus célèbres de l’histoire italienne, et elle a saisi l’imagination de bien des patriotes des générations suivantes. Chute de Florence et histoire littéraire Cet épisode intéresse en premier lieu l’histoire littéraire parce qu’il a marqué les vies et les oeuvres de beaucoup d’hommes de lettres, ensuite parce que la chute de la ville est devenue, avec le sac de Rome, le symbole de l’asservissement de l’Italie, et finalement, parce que la révolution florentine fut en grande partie un phénomène spirituel et même littéraire. Les meneurs de la révolte, dont beaucoup étaient des lettrés, vécurent dans une atmosphère d’exaltation extraordinaire. Cette exaltation était en partie de nature religieuse et traduisait une renaissance de l’esprit dévot qui avait régné dans la ville à l’époque de Savonarole. C’est ainsi que le Grand Conseil avait voté en 1528, par onze cents voix contre dix-huit, la proclamation de Jésus Christ comme «â•¯Roi de Florence.╯» Mais l’exaltation était en partie aussi de nature humaniste et érudite et s’inspirait de l’étude de l’histoire grecque et romaine (complétée par l’examen de l’exemple contemporain de Venise). Les intellectuels se chargèrent d’éduquer le peuple dans ses devoirs civiques. Après la création de la milice populaire, qui avait été préconisée par Machiavel, la Seigneurie décréta qu’une fois par an, dans l’église principale de chaque quartier de la ville, un jeune homme ayant de l’instruction devait faire un discours aux miliciens sur les vertus civiques. Plusieurs de ces discours, pleins d’idéalisme et de ferveur, ont survécu, dont un par le poète Luigi Alamanni. La reddition de la ville n’entraîna pas les mêmes horreurs que Rome avait connues trois ans auparavant. Clément VII, se souvenant qu’il était «â•¯lui aussi Florentin,╯» réussit à faire épargner à sa patrie le sac par les soldats victorieux. Le traité de paix stipulait même que la liberté de la ville devait être préservée et interdisait les représailles contre les citoyens qui avaient servi la république. Ces promesses ne furent naturellement pas toujours tenues. Un certain nombre de citoyens furent mis à mort et beaucoup d’autres durent s’exiler. La liberté républicaine disparut
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pour jamais quand le jeune Alexandre de Médicis devint en 1532, grâce à l’empereur, le premier duc de Florence. La défaite de 1530 créa une nouvelle génération de fuorusciti, c’est-à-dire d’exilés politiques, la plus illustre de toutes après celle à laquelle avait appartenu Dante deux siècles auparavant. Les nouveaux exilés se dirigèrent vers des pays ou des villes amis de la république, vers la France, vers Ferrare, et, surtout, vers Venise. Luigi Alamanni, qui avait déjà passé une première période d’exil, assez misérable, en France, y retourna. Cette fois il fit fortune à la cour, devenant le confident de Catherine de Médicis et se voyant conférer par François Ier d’importantes missions diplomatiques. Tout en continuant à servir la cause républicaine dans l’exil, il s’adonna aux belles lettres et contribua ainsi beaucoup à l’influence littéraire italienne en France vers le milieu du siècle. Vers Venise ou la ville universitaire de Padoue se dirigèrent bon nombre d’autres fuorusciti, dont le théoricien politique Donato Giannotti, Jacopo Nardi (auteur d’une des premières comédies néo-classiques florentines) et, après un certain temps, Filippo Strozzi et Benedetto Varchi. Les exilés, dont les espérances de revanche restèrent intactes pendant de longues années, maintinrent des contacts étroits les uns avec les autres et guettèrent toutes les occasions politiques. Après la mort de Clément VII, Jacopo Nardi, Filippo Strozzi, et le cardinal Ippolito de Médicis allèrent en délégation plaider sans succès la cause républicaine devant l’empereur à Naples. Après l’assassinat du duc Alexandre par son cousin Lorenzaccio (qui prit à son tour le chemin de Venise), les fuorusciti envahirent la Toscane avec une armée. La défaite de cette armée en 1537 et la capture de Filippo Strozzi furent un désastre dont le parti des exilés ne se remit jamais. Strozzi se donna la mort dans la prison de Côme Ier en 1538 et Lorenzaccio fut tué par les agents du duc en 1548. Chacun de ces deux hommes devint après la mort un martyr presque légendaire, et chacun laissa un document littéraire dans lequel il justifiait ses actions et se comparait aux patriotes antiquesâ•›: l’Apologia de Lorenzaccio et la lettre adressée au «â•¯Deo liberatori╯» de Strozzi. On serait cependant loin de la vérité en pensant que tous les lettrés et hommes de bonne volonté à Florence avaient soutenu la république. L’exemple le plus illustre des hommes de convictions opposées est celui de Guichardin, qui avait été condamné in absentia par la république et qui rentra à Florence en 1530 comme conseiller du parti des Médicis. De plus, les partisans républicains ne s’obstinèrent pas tous dans leur opposition au nouveau régime ou dans leur exil. Benedetto Varchi revint à Florence en 1543 sur l’invitation de Côme Ier et devint l’un des membres les plus actifs de la nouvelle Accademia Fiorentina, que le duc avait prise sous sa protection. La défaite de 1530 ne mit naturellement pas fin à la vie littéraire de la villeâ•›; celle-ci fut au contraire plutôt brillante sous Côme Ier, mais les lettrés de la nouvelle période, qui est celle de la Contre-Réforme, détourneront leur attention des affaires politiques pour la diriger vers des sujets plus étroitement littéraires, tels que la question de la langue et de la poétique néo-aristotélicienne. Parmi les écrivains qui vécurent les événements de 1527–30, un nombre remarquable – Jacopo Nardi, Benedetto Varchi, Bernardo Segni, Filippo de’ Nerli, et Francesco Guicciardini – composèrent plus tard des histoires de leur ville ou de l’Italie. Le chef-d’oeuvre parmi ces ouvrages est incontestablement la Storia d’Italia de Guichardin, qui sera le livre de chevet de Montaigne une génération plus tard.
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D’autres villes italiennes souffrirent de catastrophes terribles pendant les Guerres d’Italie. Gênes fut saccagée par les impériaux en 1522. Milan eut à supporter plusieurs occupations françaises ou impériales. Pavie fut mise à sac par les Français en 1527. Mais ce furent surtout les calamités de Rome et de Florence qui marquèrent dans l’esprit des contemporains l’asservissement de l’Italie. Les Bolognais assistent en 1529–30, comme en 1515, au spectacle d’un pape venu s’humilier devant un souverain étranger, mais la domination espagnole, consacrée par la rencontre de Clément VII et de Charles Quint, sera beaucoup plus durable que l’hégémonie française, symbolisée par la rencontre de Léon X et de François Ier quatorze ans auparavant. Bientôt il n’y aura plus guère que Venise et Lucques à garder leurs libertés. Il serait impossible de définir toutes les conséquences de ces événements pour le mouvement littéraire, ou de les distinguer toujours des conséquences de la Contre-Réforme, la révolution spirituelle qui suivit de près les désastres militaires. Il est hors de doute, cependant, que la perte des libertés politiques et l’humiliation collective affectèrent profondément la mentalité des générations littéraires suivantes. Certains humanistes italiens commencèrent même à comprendre que leur patrie perdait la primauté intellectuelle qu’elle détenait depuis le début de la renaissance des lettres. L’historien Paolo Giovio, qui avait assisté au sac de Rome, écrivit en 1546, à la fin de ses Elogia virorum litteris illustrium (très appréciés dans le nord de l’Europe), que les étrangers avaient enlevé à l’Italie non seulement ses libertés mais aussi «â•¯les ornements de la paix, de l’érudition et de la fleur des arts.╯»
Chapitre II. Mouvements réformateurs et littérature La voie luthérienne Markus Wriedt On ne saurait décrire la tradition littéraire qui s’appuie directement ou indirectement sur Luther sans commencer par une évaluation approfondie de l’oeuvre de son fondateur. A bien des égards, tant pour ses contemporains que pour les génerations futures qui l’invoquaient malgré lui, Luther est le noyau de la cristallisation de toutes les autres identités évangéliques et de leurs développements. La fragmentation caractéristique de cette identité «â•¯luthérienne╯» repose en premier lieu sur le fait que Luther ne voulait être perçu ni comme le patron, ni comme le fondateur, ni comme l’innovateur ou initiateur d’un développement radicalement nouveau. Son effort visait plutôt au retour vers l’ancien, vers ce qui était déjà établi, vers une situation historique légitimée par la seule Écriture et par sa relation dans le temps avec Jésus-Christ. Même lorsque Luther idéalise, d’une manière tout à fait anachronique, l’époque de l’église primitive et le consensus quinquesaecularis, on peut discerner là un aspect important de sa mentalité, dont il faut tenir compte lorsque l’on tente de le situer au sein de l’histoire des littératures. Luther articule son appel à la réforme à un moment où il semble que deux mondes s’entrechoquent dans tous les domaines de la société, de l’église et de la culture, tentant de clarifier leurs rapports par la contradiction mutuelle et le conflit. Aux rudiments d’une mentalité germanique valorisant les moeurs du passé, la tradition, et un droit non codifié, s’oppose une mentalité romane implicitement plus ouverte à l’innovation, à l’insistance sur le progrès et au renouvellement et à la mise en pratique de principes juridiques codifiés. Même si, depuis le haut Moyen Âge, la victoire de la mentalité romane paraissait assurée, du moins à l’intérieur des institutions dominées par l’Église, ou des institutions sociales proches encore de sa dominance religieuse, cette situation n’était pas nécessairement prise en compte par la mentalité ambiante spontanée, et de nombreux conflits se produisaient aux points de friction entre des sphères culturelles plus ou moins protégées qui s’affrontaient. Au sein de ce tumulte, Luther semble souvent opter consciemment pour le renforcement de l’aspect conservateurâ•›; dans ses sermons et traités il s’adresse à «â•¯ses chers Allemands╯» afin de promouvoir une réforme conservatrice, c’est-à-dire le retour aux conditions héritées de l’ancienne église, établies, transmises et légitimées par la parole et le commandement de Dieu. C’est pourquoi la notion de réforme conservatrice guidera notre analyse historico-littéraire de l’oeuvre de Luther et de ses effets sur son contexte tant proche que lointain. Dans ce but, deux restrictions s’imposent. Tout d’abord, ne serait-ce que pour délimiter ce travail, nous nous en tiendrons aux témoignages imprimés et authentiquement transmis. Il ne nous est pas loisible ici de traiter de la grande influence de la parole personnelle de Luther et de la riche tradition orale résultant de son enseignement. Il y faudrait des recherches plus approfondies sur la difficile vie quotidienne et sur les mentalités caractéristiques de la prémodernité. En second lieu, l’importance exceptionnelle de Luther et l’histoire complexe de la réception de sa pensée nous imposent une autre restriction. Il n’est guère possible de circonscrire 43
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l’entier réseau des références à lui et de la riche production littéraire prenant position tant pour lui que contre luiâ•›; et développant, en grande partie de manière autonome, des méthodes de réflexion et d’argumentation et de leur mise en forme qui lui sont dues. Pour leur faire justice il faudrait une histoire littéraire entièrement consacrée au mouvement réformiste de Wittemberg. Contentons-nous de ménager dans cette forêt quelques clairières donnant accès au riche matériau à traiter. Martin Luther, prophète des Allemands Chercher l’élément structurant de la production littéraire d’un auteur, c’est poser la question de sa conscience de lui-même. Or, dans le cas de Luther, celle-ci ne se laisse pas exprimer en un seul concept ou une notion clef, en dépit de nombreux témoignages, et d’une profonde réflexion qui va au-delà de celle que tout un chacun peut consacrer à sa propre pensée et action. Luther se considère appelé à une multiplicité de fonctions et de tâches. En témoigne, pour commencer, son interprétation programmatique de son propre nomâ•›: Luder – en haut allemand tardif ce vocable a pour connotation «â•¯saleté╯» et «â•¯poubelle╯» – se transforme en Eleutherius, Luther «â•¯le libéré, en même temps valet et prisonnier du Christ╯». Ainsi s’annonce déjà la notion, exprimée par tant de paradoxes subséquents, de l’action justificatrice de Dieu vis-à-vis de l’impuissance totale de l’être humain à agir d’une manière autonome dans le sens de l’obéissance à Dieu et de l’amour du prochain. En même temps, Luther ne cessait de rappeler sa dignité et sa fonction de docteur de l’Ecriture sainte, à ses yeux autorité suprême et base inconditionnelle de toute argumentation théologique. A partir de 1521, un nouveau titre devient centralâ•›: Luther s’identifie comme Ecclésiaste, comme prédicateur, comme évangéliste. Ce que ces trois auto-désignations ont en commun, c’est qu’il se conçoit comme interprète de l’Écriture sainte et comme l’annonciateur de la joyeuse nouvelle de la rédemption de l’homme et de sa réconciliation avec Dieu en Jésus-Christ. A son tour cette mission prend source dans le baptême, ce qui constitue dans sa personne à lui la manifestation du sacerdoce commun à tous les croyants. Cette auto-caractérisation peut nous guider dans notre recherche d’une clef systématique de la création littéraire chez Luther. Il se perçoit comme prédicateur et comme exégète de l’Ecriture, et par là même comme responsable de ce qui s’appelle aujourd’hui la cure d’âme, notion hautement appréciée par lui. Une première difficulté surgit alors. Martin Luther n’était aucunement un théologien systématique. Sa «â•¯doctrine╯» ne se développe pas dans des traités concis, logiquement construits et protégés de tous côtésâ•›; ni dans les genres littéraires traditionnellement consacrés à ce type de débat. Sa théologie résulte plutôt d’une situation concrète. D’une part il insiste sur une exposition fiable et solideâ•›; d’autre part, il ne se laisse pas réduire à des formules fixes qui seraient infidèles au vécu, aux situations concrètes. Il n’accepte pas le lit de Procuste de l’orthodoxie confesionnelle, lui préférant une exégèse vivante, contextuelle, en situationâ•›; et ne se laisse pas arrêter par les frontières des genres établis. Ce qui rend unique l’oeuvre littéraire de Luther, c’est la manière créatrice dont il joue avec les interdits traditionnels, les genres, les mises en scène, les citations. Nombreuses étaient les situations où l’on faisait appel à son exégèse en matière de jugement éthique, de cure d’âme ou de recommandations pour le service de l’Électeur, ou encore de
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conflit. Mais Luther théologien était du même coup prêt à la lutte et à la controverse. Jamais par amour de la confrontation et de la querelle, mais plutôt par souci d’une interprétation ouverte à la vie et soumise au jugement de l’Écriture. Ce contexte doit toujours être pris en considération lorsqu’on examine la création littéraire chez Luther. Souvent il nous aide à comprendre un texte dont le genre et la structure argumentative sont choisis par lui comme masque pour provoquer le lecteurâ•›; ou pour attirer l’attention de celui-ci sur l’absence de rapport entre forme et contenu. Ici intervient à nouveau la structure fondamentale de la réforme conservatriceâ•›: Luther utilise nombre de modèles traditionnels d’exposition de la dogmatique paulinienne-augustinienne concernant la justification par la foi, dogmatique en voie d’être (re)découverte. Il a également recours à la rhétorique classique, s’appropriant des genres littéraires spécifiques et empruntant même des formes d’expression aux autorités de l’église ancienne. Néanmoins, le renom qui s’attache à lui est celui d’un novateur annonçant l’avènement d’une époque nouvelle. Cela tient au fait que par son indépendance d’esprit Luther fait de la rhétorique, des genres et de la patristique ses instruments, et qu’il manipule leurs fonctionsâ•›; sa démarche argumentative change et, parfois, renouvelle leur sens. Il transforme modèles et structures. Il en résulte non seulement une transformation sui generis de la théologie occidentale mais en fait une création nouvelleâ•›: la théologie évangélique. Nous en étudierons trois aspectsâ•›: l’utilisation de la langue allemande et la traduction de la Bible, la reprise et la transformation de formes et genres littéraires, et la réappropriation et la transformation de l’Église ancienne et de son héritage. Utilisation de l’allemand et signification de la traduction de la Bible Luther est un des rares auteurs prémodernes qui ait réfléchi en profondeur à son propre usage de la langueâ•›; il lui accorde un statut exceptionnel. Le don de la parole n’est-il pas ce qui distingue l’homme des autres créaturesâ•›? Lui-même apprécie hautement, outre sa langue maternelle, l’hébreu et le grec, langues de la Bible, et la langue savante de son temps, le latin. Par celui-ci, il est lié d’une part avec les appels humanistes à la réforme qui se font jour au seuil de la prémodernitéâ•›; d’autre part il exige en vue de toute exégèse le recours au texte dans sa langue d’origine. Autour de lui, le manque de connaissance des langues étrangères et de sensibilité à leurs caractéristiques était source d’erreurs menant à un chaos généralisé dans le domaine de l’éducation théologique et de la dévotion. A la différence de ce que les humanistes considéraient comme l’idéal de l’éloquence, Luther ne considère pas l’habileté des tournures de phrase et un style ciselé comme les critères les plus importants. Ses convictions en matière de théorie linguistique, fondées sur une théologie biblique de la langue, sont d’un caractère fortement fonctionnel proche de certains aspects de la linguistique moderne. La langue, moyen de communication englobant, a quatre butsâ•›: la transmission d’un message et sa réception aussi complète et compatible que possibleâ•›; la construction ou l’achèvement et la stabilisation d’une relation personnelle, l’initiation d’une action, et enfin une forme de présentation et représentation de soi. Cette conception s’accorde avec l’inséparabilité de la parole et de l’action que dénote le vocable hébraïque dabar []דבר. Les oeuvres de Dieu sont sa parole. C’est ce qui permet à Luther de dire que «â•¯l’évangile n’est en fait
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pas ce qui est écrit dans les livres et exprimé en lettres, mais bien plutôt une prédication orale, une parole vivante et une voix qui résonne à travers le monde entier et est annoncée sur la place publique, afin d’être entendue partout.╯» (WA12, 259) En conséquence, Luther peut reconnaître que la prédication, tâche principale du théologien, ne se réduit pas à proclamer la Parole au cours de la messe, mais agit également à travers la cure d’âme, l’enseignement universitaire et l’exhortation publique à suivre la volonté de Dieu. Ce lien particulier entre la parole et l’action comporte de graves conséquencesâ•›: Luther, et le mouvement de réforme qui le suit, se distancient d’une part par rapport aux philologues de stricte obédience, et d’autre part par rapport aux spirituels. En outre, afin que tous comprennent, Luther souligne l’usage de la langue maternelle comme moyen de communication théologique et de controverse. Dejà au cours de sa période d’Erfurt Luther utilisait des expressions allemandes dans ses conférences sur les sentences latinesâ•›; plus tard le mélange ingénieux des deux langues qu’il pratique dans ses sermons et ses discours publics devient presque proverbial. Certes, la lecture intensive des sermons de Johann Tauler, ainsi que de l’anonyme Eyn deutsch theologia de Francfort, appuie fortement sa conviction concernant l’usage de la langue vulgaire comme moyen d’expression de la pensée théologique. Mais il ne se limite pas à utiliser des éléments linguistiques populairesâ•›; il les intègre de plus en plus à tous les genres qu’il pratique, particulièrement dans le domaine du culte et de ses élémentsâ•›: réécriture des segments liturgiques traditionnels, des lectures bibliques, d’une grande partie des hymnes et chants médiévaux. Mais de quelle forme de ce haut allemand nouveau, qui vient à peine d’émerger, s’agit-ilâ•›? Non pas encore de sa structure unifiée, mais plutôt de signes d’une normatisation en cours, que Luther continuera à mettre en oeuvre. Il fait s’entrepénétrer le dialecte de sa maison natale d’Eisleben et Mansfeld, dialecte moyen-allemand essentiellement ouest-thuringien, avec des éléments régionaux issus du territoire frontalier entre l’allemand «â•¯ostmitteldeutsch╯» et «â•¯niederdeutsch╯» caractéristique de la vallée de l’Elbe, de Magdeburg et Wittembergâ•›; c’est ce qui marque jusqu’à un certain point ses écrits antérieurs à 1522. A partir de là, les parlers régionaux cèdent la place à des phénomènes plus généraux issus du langage juridique de la chancellerie saxonne et de celui des imprimeurs qui y était cultivé, et qui au cours des années trente accepte de plus en plus la standardisation provenant du langage des imprimeurs du Sud-Ouest de l’Allemagne. Que ce soit en phonologie, en morphologie, en syntaxe ou en graphématique, Luther représente toujours un moment de transition en matière linguistique. Attaché, d’emblée, à des formes et structures plus anciennes, il finit toujours par trouver le moyen de se réorienter en direction de la langue formelle qui deviendra le Neuhochdeutsch. Ces créations verbales demeurent présentes dans nombre d’aspects de l’allemand contemporainâ•›; et c’est sa complète familiarité avec la langue allemande qui lui vaut sa renommée de précurseur en matière langagière. Et c’est aussi pourquoi on ne saurait surestimer l’importance de sa traduction révisée de la Bible, qui avait précisément pour but d’être reçue par le langage populaire. Il va sans dire que cette pragmatique vernaculaire se manifeste également dans la plupart des autres genres littéraires pratiqués par Luther. Sa langue va droit au but et adhère à la situation, conduite dictée par son attachement à la parole de Dieu et au devoir de la proclamer. Son engagement est existentiel avant la lettreâ•›; par là, la pragmatique de son discours suit le modèle fonctionnel de transmission qui est essentiellement celui des Évangiles. D’où une stratégie verbale qui incorpore la communauté à laquelle il s’adresse et sa situation, car il se préoccupe
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davantage de l’efficacité communicationnelle de sa parole que de l’effet esthétique à prévoir. Il se conforme ainsi, par son effort de manipulation de la langue, aux exigences de la rhétorique classique concernant aptum et proprietas. Luther tient avant tout à transmettre le message de la Bible aux laïques illettrés et dépourvus d’éducation théologique, en venant à leur rencontre en leur langue. Ce n’est pas à dire qu’il se soumette automatiquement aux codes restreints du parler populaireâ•›; il tente, surtout lorsqu’il s’agit de genres tels que les textes liturgiques, les chants, les traductions, et qui s’adressent à des publics non définis par des limites territoriales, de maintenir ou même de créer un langage commun qui doive encore beaucoup au latin des savants ou à un certain idiome de cour. Sans aucun doute le discours oral occupe une place de choix dans l’oeuvre littéraire de Luther. Il y consacre beaucoup de réflexion et lui donne un fondement théologiqueâ•›: la voix est l’âme de la parole tandis que l’écrit est lettre morte jusqu’à ce que la communication orale lui donne vie. Ici transparaît la conviction anthropologique que partage l’humanisme, et selon laquelle l’homme se distingue fondamentalement des autres créatures par sa capacité de communication langagière. La réflexion que Luther consacre à l’usage de la langue se manifeste primordialement dans sa technique de traduction, dont il a rendu compte d’une manière détaillée. A coup sûr ses traductions ne se limitent pas aux textes bibliques mais s’étendent également aux fables classiques et à l’adaptation en allemand d’hymnes et chants ecclésiastiques. Mais c’est bien la traduction de la Bible qui est la plus significative. Son principe le plus important est l’abandon de la traduction mécanique qui prévaut au cours du Moyen Âge tardif dans plus de trois cents traductions partielles de la Bible peu attentives au sens et à la forme du texte cible. Luther, en revanche, privilégie le sens et le contenu objectifâ•›: «â•¯Là où les mots ont peut-être souffert et restent ouverts à une compréhension meilleure, nous ne nous sommes pas laissé forcer…afin que le sens ne serve pas les mots, mais que les mots servent le sens.╯» (WA 38,11â•›; WA 30/II;WA TR 4, No. 5002). Toutefois, cette liberté dans la traduction tendant à diverses interprétations nouvelles et à des restructurations du texte biblique est limitée du point de vue théologiqueâ•›: selon Luther, la signification des mots doit être saisie à partir de la totalité de l’Écriture sainte et du contexte de son unique histoire. Ce qui sous-tend cette pratique, c’est la conviction théologique selon laquelle l’Écriture s’interprète elle-mêmeâ•›: foncièrement, en tant que révélation de la parole de Dieu, l’Écriture est ipso facto claire et évidente. En cas de difficultés d’interprétation il n’est que de partir du coeur même de l’Écriture, c’est-à-dire de l’amour de Dieu révélé en Jésus-Christ et de l’action rédemptrice opérée par sa Croix et sa résurrectionâ•›; et d’éclaircir le passage problématique par sa relation avec d’autres passages de l’Écriture. En définitive, cette conception s’oppose, dans le cadre des controverses théologiques de l’heure, au primat de la jurisdiction du Pape qui dominait d’une manière absolue l’enseignement scripturaireâ•›; elle soutient le principe herméneutique fondamental de l’accès de tout être humain à l’interprétation de l’Écriture et annulle la distinction entre le clergé et la laïcité devant l’indisponibilité des certitudes théologiques. A vrai dire, la traduction de la Bible par Luther est, théologiquement, adaptation et réponse plutôt que reproduction fidèle mot par mot. Pour lui, traduire, c’est adapter ce qui est dit dans une autre langue à la sienne propre. Il se saisit donc d’expressions grecques et hébraïques pour leur substituer des expressions idiomatiques allemandes qui conviennent. Ce procédé se
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heurte à des limites dans des passages théologiquement importants où Luther reste proche du texte original pour éviter de générer des créations verbales susceptibles de lui attirer le reproche d’être linguistiquement arbitraire et théologiquement sectaire. Dans toutes ces circonstances il ne se laisse pas guider uniquement par son propre sens linguistique, mais travaille en consultation avec des collègues et amis dont certains, tels Philipp Melanchthon, Johannes Bugenhagen, Veit Dietrich ou encore Justus Jonas, proviennent de contextes linguistiques très différents du sien. Non content de se corriger lui-même continuellement, Luther est attentif au comportement linguistique de ses contemporains et à la critique de plus en plus différenciée provenant tant du côté catholique romain que du côté de la réforme non-conformiste et même dissidente. Grâce à cette prise en considération des propriétés de la langue cible, la Bible de Luther devient la première oeuvre en traduction à capter l’esprit de l’allemand et établit par là une norme durable. Reprise et transformation de formes et genres littéraires Existe- t-il réellement une littérature réformée que l’on puisse qualifier de luthérienneâ•›? Cette question se justifieâ•›: Luther ne cesse d’affirmer que son traitement de la langue est à tel point distinct qu’il est à l’abri des plagiats et des paraphrases. Mais actuellement les recherches qui nous permettraient de souscrire d’une manière génerale à ces affirmations sont insuffisantes. Contentons-nous d’examiner quelques phénomènes individuels, en attendant la synthèse à venir. Comme dans le domaine de la langue, dans celui des formes littéraires la pratique luthérienne se situe entre tradition et innovation. Luther sait à merveille utiliser des éléments issus de la production littéraire du passé dans des contextes variés et complexes, et les orienter vers son publicâ•›; il en résulte selon la situation, le contenu et le destinataire une multitude de différenciations et nuances stylistiques. Contemporains et commentateurs ultérieurs s’accordent pour dire à quel point, grâce à sa sensibilité langagière, Luther utilise les moyens de la rhétorique classique d’une manière qui fait paraître toutes naturelles ses combinaisons de mots, de phrases, de pensées. Son tempérament naturel et sa touchante simplicité s’y reflètent. Mais, en définitive, la rhétorique classique sous-tend l’oeuvre orale et écrite de Luther. On peut même dire que cette combinaison particulière des élements de la rhétorique classique et de la simplicité du parler vernaculaire caractérise la rhétorique luthérienne et plus tard la rhétorique réformée provenant de Wittemberg. Il ne s’agit pas d’eloquentia comme la plus haute activité ni comme objectif lointain mais de la propagation de l’Évangile en vue de laquelle la rhétorique joue un rôle purement instrumental. «â•¯Dire beaucoup brièvement et finement en peu de motsâ•›: tel est l’art, telle est la plus grande vertu.╯» (WA TR 3, Nos. 3579 et 3637). Par cette phrase Luther fait allusion à la vertu classique de la perspicuitas que Quintilien plaçait au sommet de sa doctrine rhétorique. Elle agit à l’encontre de la verbositas que Luther, par ailleurs, dénonce en lui-même. Un autre principe qu’il utilise fréquemment est celui de l’expolitio, explication approfondie de rapports d’interdépendance que l’on obtient en mutlipliant les formulations. Au centre de l’effort rhétorique figure l’exigence de l’aptum. On entend par là le rapport approprié entre les moyens rhétoriques et le ton général du texte et de ses parties, compte tenu de l’objectif du texte. Luther veille au
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rapport étroit entre théologie et langue, mais aussi à l’attente du lecteur, sans pourtant vouloir plaire à celui-ci à tout prix. D’une manière générale on peut dire qu’il maîtrise toute une gamme de styles qu’il utilise selon les circonstancesâ•›; et que sous la pression du manque de temps son verbe n’est pas toujours égal à lui-même. Vis-à-vis des genres littéraires existants, Luther se situe, comme dans le cas de la rhétorique, entre tradition et innovation. Il reprend nombre de formes littéraires, les transformant d’une manière fonctionnelle. Son originalité réside précisément dans la tension de ce jeu entre forme traditionnelle et message d’actualité, et c’est cela qui fait de lui un créateur prémoderne. Mais non dans le domaine de la poésie qu’il aime mais où il se considère peu doué (WA, Br 3, No. 698). Rappelons ici que jusqu’en 1516 il écrit exclusivement en latin et qu’après cela, se sentant fortifié dans la mouvance de sa réception mystique, il publie en langue allemande. Avec le commencement de son procès à Rome et ses apparitions publiques de plus en plus fréquentes l’allemand devient sa langue. L’utilisation de celle-ci est en relation étroite avec ses convictions théologiques et correspond également à son lectorat de prédilection. Luther demeurera bilingue toute sa vieâ•›; selon l’occasion, le choix de la langue sera l’instrument du message. Il rend compte sans hésitation de son mode de travail, de la facilité avec laquelle les mots lui viennent, de l’infaillibilité de sa mémoire. Prises de position spécifiques, écrits de polémique et de controverse, et surtout les quelque quatre mille cinq cents lettres qui ont été conservées, jaillissent d’un seul jet. Par ailleurs, l’excès de travail mène à des interruptions de plus en plus fréquentes et retarde les projets de publication. Il n’en reste pas moins que les projets de longue haleine bénéficient de périodes de maturation au cours des quelles Luther retravaille son texte en consultation avec des amis, collègues, membres de la cour du prince électeur. La création littéraire qui débute dès 1507 comprend plus de six cents titres différents dont la plupart paraissent du vivant de Luther dans approximativement trois cent cinquante ouvrages. D’autres publications sont posthumes. Impressions illégales et écrits non-autorisés sont presque insaisissables…Lors de son auto-défense devant la Diète de Worms Luther divise ses oeuvres en trois catégoriesâ•›: libri doctrinales, servant à l’interprétation de la Bibleâ•›; libri contentationes, destinés à la controverse, et libri disputationes, où l’analyse de ce qui touche à la propagation de l’Évangile devait se situer à un niveau intellectuel érudit. Ces trois catégories, que Luther ne cesse de réorganiser au cours des années, ne correspondent à aucun genre littéraire spécifique. Dans sa recherche de l’expression la plus fonctionnelle du message biblique, il met à l’essai nombre de genres. Décrivons ici les plus importants. La traduction de la Bible Qualitativement, sinon quantitativement, elle se trouve au centre de l’oeuvre luthérienne. Dès avant 1521 Luther avait commencé à traduire en allemand des passages bibliques marquants. A mesure que la dispute au sujet de l’autorité ultime de l’Église s’intensifie, Luther reconnaît de plus en plus la nécessité d’une traduction complète de la Bible, dont il affirme l’autorité suprême pour l’Église et la société. Il profita de son séjour forcé au château de Wartburg pour traduire des parties selon lui essentielles de l’Écriture. C’est alors qu’il développe les principes-clef de sa traduction qui se distinguera considérablement de celles de ses quelque trois cents précurseurs.
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Le sens littéral avec son contenu théologique devient central et remplace la technique qui à la fin du Moyen Âge exigeait la poursuite minutieuse de chaque lettre, «â•¯a littera ad litteram╯». A côté de la Vulgate il utilise déjà le mode d‘expression de la version du Nouveau Testament d’Érasme dans sa deuxième édition. A partir de 1522 il se tourne vers la traduction de l’↜Ancien Testament, plus étendu. La première traduction complète est présentée en 1534. Le succès singulier de la Bible de Luther repose avant tout sur sa clarté d‘expression et sur la beauté de sa langue. Alors que ces deux derniers critères lui valent d‘être respectée jusqu‘à nos jours, ce que les contemporains de Luther apprécièrent avant tout, c‘est que sa traduction était facile à comprendre. Mais grâce à ses gloses en marge, et ses préfaces, elle servit également de commentaire. La prédication Luther prêchait intensivement. Plus de deux mille de ses sermons individuels provenant de cultes hebdomadaires ont été conservés mais l’authenticité de ce corpus est variable, du fait que les sermons traduits par lui sont les moins nombreux. Dans la plupart des cas il s’agit de copies préparées pour la publication surtout par Stephan Roth et Georg Rörer. Luther reprend le genre de la collection anthologique de sermons non pas pour y proclamer la pensée réformée mais pour imposer un modèle normatif. Il publie des anthologies cohérentes soit par leurs thèmes ou par leurs fonctions, ou encore par l’interprétation pertinente d’un sermon. Telles sont les «â•¯Kirchenpostille╯», contenant des séquences de sermons consacrés aux stades de l’année liturgique, un cycle portant sur le catéchisme, un autre sur la Genèse, ou encore des «â•¯Hauspostille╯» plus familières sur des textes du Nouveau Testament. Ces anthologies servent à orienter le clergé réformé qui se constitue peu à peu, mais également à alimenter la spiritualité des laïques. Sur le plan méthodologique Luther se libère tôt de l’héritage du Moyen Âge finissant et s’oriente vers une démarche analytique. A côté des sermons thématiques Luther se tourne, à partir de 1520, vers l’homilie fondée sur un texte scriptural, cherchant ainsi à mieux propager le message évangélique en consolidant les connaissances bibliques des lecteurs. Il prêche librement sur la base de quelques notes, utilisant l’appareil dialectique et rhétorique à sa disposition. Outre le dialogue fictif il met en vedette proverbes et métaphores, s’éloignant des légendes des saints et autres histoires exemplaires dans le goût du Moyen Âge finissant. Le catéchisme Dans le but de transmettre la doctrine évangélique tant aux pasteurs qu’aux laïques d’une manière claire et précise, Luther adopte comme genre littéraire le catéchisme, de plus en plus répandu à la fin du Moyen Âge. Paraît d’abord le Petit catéchisme (1529). Conçu en premier lieu pour les jeunes et leur éducation chrétienne au foyer, il finit par triompher également en milieu scolaire et paroissial. Y sont expliqués en première instance les grands symboles essentiels de la foi chrétienne, le Décalogue, l’Oraison dominicale ainsi que les sacrements (le baptême, la Sainte-Cène, la confession), complétés par quelques prières. Ce petit ouvrage brille par ses
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qualités pédagogiques, son langage simple, la vivacité de sa structure souvent dialogique et facile à retenir. Outre le fait qu’il reste à la base de l’enseignement ecclésiastique luthérien, sa réception littéraire reste inégalée. Mentionnons également le Grand catéchisme qui, conçu davantage, par son volume, en vue de l’édification, est illustré, et censé stimuler par l’image l’analyse des thèmes de la doctrine réformée. Il est structuré selon les mêmes principes que le Petit catéchisme, mais plus extensif. Écrits programmatiques Bien que Luther cherche depuis 1517, dans le cadre semi-officiel du monde académique, à discuter de son herméneutique biblique et des conséquences de celle-ci pour la théologie, l’Église et la piété – le procès de Rome le force, à la suite de l’élection de l’empereur en 1519, à des prises de position programmatiques. L’année 1520 est le point culminant de la création littéraire de Luther. Dans une multitude de genres il pose, tout en évitant la systématicité du manuel, les fondements de la doctrine réformée telle qu’il la voit exprimée dans les Évangiles. Dans le «â•¯Sermon des bonnes oeuvres╯» il expose d’une manière accessible à tous sa conception de la justification par la foi et de la sanctification, et dans ce contexte il critique sévèrement la version populaire de la doctrine de la grâce, et de la justification par les oeuvres, qui prévalait à la fin du Moyen Âge. Luther saisit l’occasion de l’initiative de Karl von Miltiz qui a pour résultat le traité De libertate christiana pour développer en langue allemande sa (re)découverte de la liberté du chrétien en tant que servitude, ainsi que sa doctrine du sacerdoce de tous les croyants, doctrine qui était déjà courante pendant le Moyen Âge tardif sans avoir encore été spécifiquement dirigée contre la distinction, à cet égard, entre clergé et laïques. Ensuite, tenant compte de «â•¯l ’incommodité de la nation allemande╯», si souvent mise en évidence, il trace un programme de réforme sociale et ecclésiastique dans An den christlichen Adel deutscher Nation qui sera complété dans De captivitate babylonica Praeludium par une critique acérée des structures et des carences caractéristiques de l’Église au cours des siècles précédents. Luther y attaque surtout la notion moyenâgeuse de l’infaillibilité de l’Église, et le primat de la Papauté, qui en découle, dans le domaine de l’enseignement et du droit. Il ne cesse de réclamer la mise en pratique de l’Évangile dans le domaine ecclésial, spirituel, social et politique. Sous la pression de situations conflictuelles il se voit de plus en plus souvent forcé à corriger des déviations du mouvement réformateur et à en dénoncer publiquement les défauts. De ce fait, ses écrits perdent parfois leur caractère programmatique et formel. Néanmoins, des textes tels que «â•¯Von weltlicher Obrigkeit, wie weit man ihr Gehorsam schuldig sei╯» ou «â•¯An die Ratsherren aller Städte deutschen Landes, dass sie christliche Schulen aufrichten und erhalten sollen╯» connaissent une large réception. Il convient également de compter les confessions personnelles de Luther parmi ses écrits programmatiques. L‘érudit de Wittemberg ne se préoccupa point, à vrai dire, de les rassembler. Mais elles existent sous forme de sommaires, comme aussi ceux visant à promouvoir l‘unification politique de la cour de Saxe. Avant tout il faut mentionner ici les «â•¯Schmalkaldische Artikel╯» de 1536, qui ne furent publiés que deux ans plus tard.
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Controverses et polémiques théologiques C’est surtout à travers ses écrits de circonstance et ceux consacrés à l’édification et à la dévotion que Luther gagna en popularité. La diversité des contextes se reflète dans la multiplicité des formes que Luther emprunte pour attaquer et pour se défendre, pour expliquer, consoler et juger. Il serait fructueux de relier la centaine de ses écrits polémiques à la biographie de Luther et à son développement théologique. Contentons-nous de citer quelques points culminants de sa lutte, menée tout au long de sa vie, pour atteindre la vérité évangélique. L’analyse de la théologie scolastique se transforma vite en querelle au sujet de l’autorité suprême dans l’église et dans la société. Elle atteignait au vif les fondements même de l’Église, et celle-ci réagit de tout son pouvoir, en liaison avec les autorités séculières. La fin du procès ecclésiastique, et l’excommunication formelle, ainsi que l’exécution par l’État du jugement conforme à la loi de l’Église, rien de tout cela ne mit fin à la tension issue de la controverse théologique, ni à la zone de conflit. Toute sa vie Luther polémiqua contre l’Église de Rome et ses représentants tels que Johann Eck, Alexander Prierias, Augustin von Alfeld, Hieronymus Emser, Thomas Murner et Johannes Cochläus, sans toutefois renoncer à l’espoir de l’unité encore à venir d’une église réformée en Occident. Un second front s’ouvrit au début des années vingt lorsque le mouvement réformateur commença à se fragmenter plus rapidement. Apparurent d’abord des «â•¯rêveurs╯», réformateurs radicaux tels que les prophètes de Zwickau et Andreas Bodenstein de Karlstadt, qui de thomiste devint augustinien radicalâ•›; puis une rangée, difficile à dénombrer, de dissidents réformateurs, de réformés radicaux et de non-conformistes. Le conflit avec les utopistes politiques du mouvement réformateur au sujet de Thomas Müntzer se termina d’une manière traumatisante à l’extrême sous la forme catastrophique de la guerre des paysans. Comme Luther avait initialement critiqué les princes pour l’oppression démesurée qu’il exerçaient sur la population rurale, certains meneurs paysans adoptèrent ses écrits comme faisant autorité en vue de la lutte pour la restitution du droit germanique ancien et de leurs privilèges passés, réels ou imaginaires. Cette réduction socio-politique du message réformé concernant la justification du pécheur et sa liberté en Dieu allait beaucoup trop loin aux yeux de Luther lui-même. Il fit donc appel aux princes pour le maintien du vieil ordre donné par Dieuâ•›; à la suite de quoi des dizaines de milliers de victimes innocentes périrent du fait que les princes se servirent de la prise de position théologique de Luther pour légitimer et brutalement défendre leurs intérêts politiques. Horrifié, Luther fait un dernier effort (WA 18, 357–61) pour établir la distinction entre l’empire de Dieu et celui du monde et du diable. A la suite de cette confrontation Luther, terrassé par la dépression et la maladie, continue à s’exprimer péremptoirement, que ce soit contre les juifs, les Turcs, les baptistes ou d’autres groupes marginalisés de la société du XVIe siècle. Incompréhensible au lecteur d’aujourd’hui, la brutalité de ses prises de position ne relève pas uniquement de sa disposition personnelle, mais aussi, et surtout peut-être, de ce qu’il croit vivre à la fin des temps. Le conflit ultime entre le Christ et son puissant adversaire, l’Antéchrist, est déclenché. Dans cette lutte, on ne saurait survivre sans prendre parti. Seuls, ceux qui adhèrent au Christ sans faillir, au sein de la plus extrême adversité, mourront certes, mais seront sauvés par Lui dans la Résurrection et le Jugement dernier, et guidés vers une éternité spirituelle. C’est cette vision apocalyptique et eschatologique
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de l’histoire qui imprègne de plus en plus la création littéraire de Luther, comme son oeuvre en généralâ•›; mais on ne saurait, sans nouvelles recherches approfondies, conclure qu’il y ait là une dimension fondamentale de la mentalité luthérienne et post-luthérienne. Littérature d’édification Outre ce travail d’exposition et d’avancement des perspectives réformées dans les controverses théologiques et socio-politiques, Luther compose parallèlement un grand nombre de textes d’édification exprimant l’aspect consolateur et libérateur de l’Évangile, textes dont on ne saurait surestimer l’impact dans la création d’une identité évangélique. Dans ce domaine il fait sienne la tradition, riche à la fin du Moyen Âge, de l’ars moriendi, en dédiant aux mourants, à ceux qui craignent la mort et aux personnes en deuil ses sermons sur «â•¯La contemplation des saintes souffrances du Christ╯» et sur «â•¯La préparation à la mort╯» ainsi que sa méditation «â•¯Tessardecas consolatoria pro laborantibus et oneratis╯» composée en un latin fort soigné. Au sein de cette riche production, relativement peu étudiée jusqu’ici, il faut également noter l’importance des prières et des commentaires à leur sujetâ•›; par exemple, les dix traités sur l’Oraison dominicale, ou les deux commentaires successifs concernant les Psaumes, et finalement, point culminant de la mariologie de l’époque, l’interprétation par Luther du Magnificat. En tout, il a composé quatre-vingt-quatre prières, figurant en partie dans les textes liturgiques préparatoires aux cultes et en partie tout simplement intégrées aux Propos de table. Même là où Luther semble s’appuyer sur des modèles provenant du Moyen Âge tardif, ces textes portent l’empreinte stylistique de sa personnalité. Dans le but de fournir aux fidèles des modèles de vie, il a recours à la tradition médiévale des vies et légendes des saints, les transformant toujours dans le sens du message évangélique. Mentionnons enfin la forme du récit de la Passion qui complète en 1529 son livre de prières et qui selon sa biographie est l’oeuvre d’auteurs contemporains proches de lui. Chants Dans le contexte de la réforme du culte commencée au cours des années 1520 apparaît un autre genre littéraire qui a contribué à garder vivante, pendant quatre siècles et demi et malgré de nombreuses ruptures et par-delà bien des frontières, la piété évangélique selon Lutherâ•›: le chant. Ce corpus comporte des versions des Psaumes, souvent liées à des contextes historiques précisâ•›; ainsi, le célèbre «â•¯C’est un rempart que notre Dieu╯», renvoie au psaume 46 relativement à la controverse avec Zwingli au sujet de la Sainte-Cène. Luther dote certains de ses chants de ses propres mélodies, qui toutefois ne sont pas sans rappeler des séquences de tons provenant d’hymnes ou de chants populaires médiévaux. Il y a là un mélange de sévérité bien particulière et de simplicité accessible, et favorable à la mémorisation. Il est d’autres genres encore que Luther adopte et transforme dans le même esprit de service à la cause évangéliqueâ•›: proverbes, fables et contes, sans compter, comme source de théologie réformée et comme transformation des réalités politiques quotidienne, les propos de table.
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Écrits épistolaires L’édition de la correspondance compte maintenant dix-huit volumes et le nombre des lettres de Luther qui y figurent approche de trois mille, écrites entre 1501 et 1546. Le latin y prédomine mais à partir des années 1520 on voit Luther y intégrer de plus en plus la langue allemande. Ses sujets sont d’une prodigieuse diversitéâ•›: lettres de recommandation, de prise de position, de demande, de politesse La cure d’âme est un domaine particulièrement significatif. Il y a certainement un rapport entre l’efficacité de Luther dans sa vie, et sa correspondance. L’empreinte que porte la langue de ses lettres est celle de la vivacité et de la liberté créatrice avec laquelle il traite formes et formules. Même là où la correspondance traverse une distance mondaine considérable Luther atteint à une authenticité qui serait irréalisable dans un autre genre littéraire. On peut dire que l’art épistolaire allemand lui doit son rang parmi les littératures. Remarquons encore que parfois, sous le couvert d’une lettre ou de quelque envoi, Luther expédie quelque pamphlet ou texte polémique. Il est donc peu de formes littéraires que Luther n’ait utilisé, soit pour les imprégner de la proclamation du message évangélique et de sa conception à lui de la théologie, de l’église et de la piété, soit dans le but de se saisir de topoi et de possibilités de représentation littéraire dans le but d’illuster, de clarifier et d’approfondir le message. Martin Luther et la transformation de l’héritage de l’Église des premiers temps Reconstruire la bibliothèque de Luther s’est avéré impossible. Après sa mort elle fut dispersée à tous les vents. Fut conservée une trentaine d’ouvrages théologiques comprenant surtout des éditions de la Bible en diverses langues. Mais il n’y eut pas trace matérielle des sources de sa connaissance sans pareille de tous les domaines intellectuels de la prémodernité. Il est donc d’autant plus important de consulter les circonstances de sa formation intellectuelle ainsi que ses notations autobiographiques, comme par exemple son allusion au fait qu’au moment d’entrer au cloître des hermites augustiniens d’Erfurt il avait vendu tous ses livres à l’exception de ses éditions latines de Plaute et de Virgile. Il faut donc puiser dans le contexte de l’époque et l’on voit alors combien la réception de la culture occidentale sert, chez Luther, d’une manière fonctionnelle à illustrer, approfondir et expliciter les énoncés bibliques et le réseau de leurs relations. Il peut d’un même souffle porter aux nues une interprétation biblique réussie, et juger d’une manière acerbe la critique biblique contemporaine qui tend à se substituer à la Bible. Et il sait également, après avoir déconseillé la lecture des Anciens, tirer de leurs écrits, en les renouvelant, des illustrations pour sa doctrine réforméeâ•›! Dejà à Erfurt il est attiré par les auteurs de l’Antiquité classique/gréco-romaine. Son apprentissage plus tardif du grec lui donne accès en particulier à Homère qu’il loue abondamment mais lit également en traduction latine. Il explore Aristote ainsi qu’Ésope, Plaute et Virgile, Térence, Ovide, Juvénal et Horaceâ•›; et à cause de leur contribution morale, Tacite et Lucien de Samosateâ•›; et la rhétorique de Quintilien lui est familière. Mais c’est l’autorité des Pères qui intéresse Luther le plus intensément et parmi eux, l’influence prédominante sur le plan théologique comme aussi, plus tard, sur celui de la justification des prises de position réformées, est celle de saint Augustin. Luther le cite explicitement et
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il s’appuyera sur son anti-pélagianisme. Mais Jérôme, Cyprien, Athanase et Lactance retiennent également son attentionâ•›; et parmi les poètes de l’Antiquité tardive, Prudence. Quant à la tradition de l’Église catholique médiévale, on a longtemps pensé, vu l’attitude générale de Luther vis-à-vis de la scolastique, qu’il la condamnait en bloc. Mais de nouvelles recherches ont montré que non seulement Luther connaissait les auteurs, Thomas d’Aquin avant tout, mais qu’il tient compte de la théologie et de la littérature d’édification du Moyen Âge. Bernard de Clairvaux, Gerson, la littérature monastique et mystique, et du côté de la mystique allemande Meister Eckhart et Johannes Tauler, rien de tout cela ne lui est inconnu. Il s’avère informé surtout, en matière de littérature d’édification et de théologie, de la piété provenant du Moyen Âge tardif. A côté de tous les traités concernant l’ars moriendi, la confession, la consolation issus de cette théologie si préoccupée de la cure des âmes, ainsi que des sermons qu’elle inspire, Luther puise assidûment dans les ouvrages provenant de son propre ordre religieux. Son mode de réception de tous ces écrits ne consiste pas, en géneral, en citations ou parallélismes précis, mais plutôt en une véritable argumentation avec les voix du passé, ce qui leur donne une vie nouvelle. Il entre en rapports polémiques avec elles, faisant état de ses propres expériences, illustrant ses affirmations théologiques, les utilisant apologétiquement comme autorité. De toute évidence il ne s’agit pas d’un apprentissage de type philologique, mais plutôt d’un processus personnel d’assimilation. Loin de se limiter à la littérature d’église, Luther utilise abondamment la matière allemande, ses motifs et figures, ses légendes et fables, ainsi que des auteurs néo-latins tels qu’Agricola et Erasme. Du côté d’Erfurt, citons dans ce domaine Eobanus Hessus, Mutian, Crotus Rubeanus, ou encore des exilés plus tardifs tels que Urbanus Rhegius, encore peu connu tant dans le domaine latin qu’allemand. Reste également à explorer ici le rôle médiateur de Melanchthon. Au cours des années trente et quarante les rapports avec les autres littératures d’Europe se feront de plus en plus intensesâ•›; ce qui demeure constant, c’est le caractère fonctionnel des écrits de Luther, qui n’écrit ni pour écrire ni pour se manifester mais pour exercer – c’est du moins son intention – son rôle d’interprète de l’Évangile. Luther écrivain En 1545, Luther insistera pour dire que son rôle réformateur lui fut imposéâ•›; il nous incombe (du moins pour élucider son point de vue à lui) d’appliquer cette attitude à toute sa création littéraire. Se sentant ainsi forcé d’entrer dans la mêlée pour l’amour de l’Évangile, et sous la pression des conflits du moment, Luther puisera dans l’arsenal de la fin du Moyen Âge les genres et motifs les plus susceptibles de l’aider à exprimer cette vérité évangélique. Dans la mesure où la tradition littéraire remonte à l’Antiquité gréco-latine, il sait aussi extraire des pierres de cette carrière. Du même coup les changements que l’on peut observer dans ces interprétations et emprunts ne sont pas moins remarquables que l’empreinte, chez lui, de formes plus nouvelles. C’est ainsi qu’il renonce tôt à la satire et se montre peu préoccupé par la littérature d’édification. Plus il se plonge dans la pratique de la traduction biblique et gagne en familiarité et en assurance vis-à-vis des textes bibliques, plus il se sent à l’aise dans ses relations avec les formes et modèles traditionnels. Par-delà les thèses, traités, commentaires et autres formes de discours
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académiques il découvre des genres et formes qui ne doivent rien au discours officiel de l’Église et de l’université. Il découvre qu’il peut s’exprimer en poésie, ce qu’apprécient ses lecteursâ•›; il se voit à leur service de plus en plus consciemment, au point où les contraintes linguistiques lui procurent une certaine joie. Souvent des idées lui viennent qu’il relie à des formes nouvelles non sans liens avec les formes traditionnelles. Tout cela, il va sans dire, demeure dans son esprit subordonné à la proclamation de la Parole… Compte tenu de cette dominante, on voit s’estomper la différence entre genres théologiques et profanes et apparaître parmi les écrits littéraires de Luther journaux, plaintes, fables, protestations, lettres fictives, récits brefs, histoires de fous, dialogues, discours encomiastiques et privilèges. Ainsi il parvient à faire servir toutes ces formes, par l’empreinte qu’il leur imprime, à la communication qu’il souhaite avec lecteurs et auditeurs. Le Moyen Âge finissant lui lègue, parmi la richesse de sa littérature pieuse vies de saints, de martyrs, écrits mystiques. Par ailleurs, en une relation de tension elle-même novatrice, Luther s’approprie d’une part des images et motifs bibliques et d’autre part des éléments issus des sciences naturelles en voie de s’émanciper. Le lecteur de la Bible y trouve des motifs rassurants tels que l’armure spirituelleâ•›; des prières, bénédictions et saluts fondés sur l’Oraison dominicale ainsi que tout l’imaginaire apocalyptique. Semblablement Luther emprunte librement aux phénomènes naturelsâ•›: images et descriptions météorologiques, représentations d’animaux, expériences et expressions tirées de la vie quotidienne. La «â•¯tour d’ivoire╯» lui est étrangèreâ•›! L’actualité fait le reste, en lui fournissant des tournures et expressions reflétant le procès canonique qui lui est intenté, l’analyse politique, la dispute juridique. Ses formules sont parfois osées, provocatrices mêmeâ•›; mais attentionâ•›: la polémique luthérienne est réfléchie et ne laisse rien au hasard. Sa brutalité est effet de style et sa manière d’anéantir l’adversaire n’est que l’expression de son sens apocalyptique de lui-même qui, se situant à la fin des temps, forcé de choisir entre le Christ et l’Antéchrist, et ayant choisi la bonne part, rejette son adversaire dans la mêlée. Tout ce qui défamiliariseâ•›: facétie, plaisanterie, mascarade, caricature, sert à stimuler l’intérêt du lecteur par la tension créatrice qui survient entre la forme et le message. Luther met les rieurs de son côté, ridiculise son adversaire, souligne la gravité de la situation tout en la relativisant pour en fin de compte la maîtriser. Le lien avec la substance de l’argument théologique n’est jamais perdu de vue. La justification par la foi, l’ecclésiologie, la christologie, la sotériologie sont toujours au coeur de la figuration littéraire, et l’homme Luther revient toujours à son sens du devoir. Négliger cette dimension essentielle serait s’écarter considérablement de l’énoncé. Il serait erroné de penser que Luther se soit mis à écrire à cause d’une doctrine abstraiteâ•›; il n’a toujours à coeur que l’opportunité de parler de l’Évangile et de la grâce divine, de saisir tout moment favorable pour appeler à la pénitence. Le mot et la chose sont chez lui inséparables. Destinés à servir, à édifier, à répondre à l’actualité, les écrits de Luther sont crédibles précisément à ce titre, confirmant à la fois sa grandeur et les limites de notre perception rétrospective.
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Conclusions et conséquences En fin de compte, Luther a-t-il sécularisé ou rendu profane la littérature religieuse de la fin du Moyen Âgeâ•›? Certes, la ligne de démarcation entre le théologique et le profane était mieux définie avant son temps, mais il serait malaisé d’établir que le changement n’est dû qu’à lui. Le développement rapide de l’imprimerie, ainsi que la production conséquente de la littérature de masse, surgirent en une dynamique ingouvernable. On peut facilement présupposer que Luther sut faire de cette technologie son instrument, non sans virtuosité. En témoigne le nombre de ses éditions et d’écrits confiés par lui à l’imprimerieâ•›; et la réaction indubitable du marché. La réforme fut un book event. Luther comprit ce phénomène et sut l’utiliser. A coup sûr, la tendance sécularisatrice qui se faisait jour parmi les domaines, structures et procédures jusqu’alors chasse gardée de l’église de Rome, n’est pas l’oeuvre du seul Luther ni d’ailleurs conforme à son intention. Soulever ces questions, c’est s’aventurer dans une vaste problématique de périodisation en tentant de capter la fin du Moyen Âge et le seuil de la prémodernitéâ•›; mais aussi dans celle de la notion de «â•¯confessionnalisation╯». Nous nous en tiendrons à la question de savoir s’il y eut un domaine littéraire appartenant en propre à Luther et dont la littérature évangélico-luthérienne serait héritière. Indiscutablement il exerça une fonction d’intermédiaire et de transmetteur entre l’héritage qu’il avait reçu de la tradition et l’activité novatrice (dont il niait qu’elle fût sienne…) et dont le professeur de théologie de Wittemberg avait été à ses yeux, et resta, le modèle. On peut à juste titre lui attribuer une utilisation créatrice de la langue allemande, et la transformation vivace de formes littéraires déjà existantesâ•›; et l’on voit à quel point tant de textes portant la marque de sa vie et de sa pensee théologique cessèrent vite d’être à lui seul. Catéchismes, chants, pièces de théâtre, poèmes, pamphlets polémiques, sermons et ensembles de sermons, conférences, toutes ces formes littéraires allaient maintenant se trouver aux mains d’autres théologiens et écrivains populaires, porter d’autres empreintes et répondre existentiellement et fructueusement à d’autres situations. Ce que l’on peut attribuer à Luther, c’est son appropriation sans pareille de formes qui sont aussi ses messages. Devenir de l’oeuvre luthérienne Une histoire littéraire complète de l’impact de Luther en tant qu’initiateur du mouvement évangélique, puis de la réformation wittembergeoise, est encore à créer. Nous pouvons toutefois contribuer quelques indications concernant les sympathisants, amis, compagnons de route et collègues de Luther. Un premier groupe s’assemble autour de l’influent professeur de théologie de Wittemberg sans particulièrement étudier ses oeuvres ou porter son empreinte. Il s’agit, outre Philipp Melanchthon, le porte-parole le plus éloquent de la réformation wittembergeoise, des collaborateurs de première heure: Johann Amsdorf, Justus Jonas, Veit Dietrich et Johannes Bugenhagen. Ils proviennent d’horizons fort différents, tantôt humanistes, tantôt scolastiques, et adoptent chacun à sa façon la théologie réformée de Luther ainsi que ses formes littéraires. Ce qui caractérise cette première géneration, c’est qu’elle conserve l’ambivalence distinctive de la création littéraire caractéristique de Luther, cette écriture si fortement axée sur le contexte, la situation concrète, la controverse ou l’opportunité apologétique du moment qu’on peine à
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définir sa nature littéraireâ•›; c’est en fin de compte leur conciliation de la langue nationale et du genre littéraire avec le contenu théologique qui fait que ces écrits se répandent avec succès. Un second groupe d’adhérents se compose de ceux directement influencés par les oeuvres de Luther. Ici il faut distinguer plan national et international. Ses écrits en langue allemande contribuent en territoire allemand au développement de la langue et à la construction de l’identité. De nombreux écrivains fidèles à Luther, mais aussi des opposants fidèles au pape, se sentent encouragés par l’énorme succès de sa langue, de sa diction, des formes qu’il utilise. On peut observer ce phénomène, tout particulièrement, dans le domaine des pamphlets et brochures que les controverses théologiques produisent dans les débuts de la Réforme. Parmi ces auteurs on compte à côté des représentants de la noblesse allemande surtout Ulrich von Hutten et Franz von Sickingen, des bourgeois instruits et des membres de l’élite académique, surtout ceux proches du mouvement humaniste allemand, mais aussi des ouvriers instruits tels que Hans Sachs, et des membres des classes moyennes et même inférieures des campagnes et des villes, qui restent anonymes ou souhaitent le rester. A mesure que leurs écrits se multipliaient et se répandaient, s’effaçait peu à peu parmi eux l’empreinte luthérienne et l’univocité de la réformation wittembergeoise. Cet éloignement progressif était particulièrement le fait de dissidents qui à l’origine avaient adhéré au mouvement réforméâ•›: anabaptistes, radicaux, spiritualistes, non-conformistes. Parmi les anabaptistes des débuts il faut avant tout noter Balthasar Hubmeier ou encore Hans Hut, qui analysèrent le plus explicitement leurs différences avec Luther. L’anabaptisme se développe rapidement en une variante spécifique de la Réformation à travers l’Europeâ•›: ces groupes maintes fois expulsés, bruyamment fondamentalistes, enclins à interpréter la Bible littéralement, et pacifistes à l’extrême, allaient se chercher de nouvelles patries dans des régions éloignées et tolérantes de l’Europe. Le groupe des Hutterites, persécuté et poursuivi à plusieurs reprises, se forma au Tyrol. En Suisse il faut noter Konrad Grebel et la communauté anabaptiste de Zürich. Les régions du nord de l’Allemagne et la Pologne donnèrent asile aux dissidents persécutés de la Réformation wittembergeoise. En Hongrie ce furent les autorités musulmanes qui firent preuve de tolérance religieuse et abritèrent les représentants non-conformistes de la Réformation. On n’observe pas ce genre de tolérance dans les régions où des états nationaux étaient en voie de se constituerâ•›: France, Angleterre, Scandinavie. C’est pourquoi l’anabaptisme se concentra plutôt dans les pays dont l’identité nationale et confessionnelle était encore moins définie. En ce qui concerne la Réformation radicale, son représentant principal, outre Andreas Bodenstein de Karlstadt, directeur de thèse de Luther, fut Thomas Müntzer. Également, les «â•¯prophètes de Zwickau╯», en particulier Cellarius, se concentrèrent sur des aspects particuliers de la pensée de Luther en contradiction avec lui. De même, ce furent des adhérents de Luther, en grande partie non-identifiés, qui préparèrent et fomentèrent la catastrophique guerre des paysans. Eux aussi dévièrent par rapport aux positions originelles de Luther dans la mesure où celles-ci avaient évolué avec les circonstances politiques du moment. Enfin, cette vue d’ensemble de «â•¯la voix luthérienne en Allemagne╯» serait incomplète sans une mention de Caspar Schwenckfeld, représentant, difficile à caractériser, d’une réformation spiritualiste. En outre, il est particulièrement difficile de vérifier la présence de la voix de Luther dans la pensée pieuse d’écrivains isolés mais aussi influents que Jakob Böhme et Sebastian Franck. Ce qui est certain, c’est que par l’entremise de ces groupes marginaux par rapport à la Réformation la voix de Luther se fait entendre à travers l’Europeâ•›; outre les anabaptistes, les
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spirituels non-conformistes contribuent le plus à transmettre l’héritage réformé en langue allemande. C’est pour des raisons théologiques qu’ils se séparaient de Lutherâ•›: ils ne prenaient en considération ni les principes herméneutiques de l’interprétation réformée de la Bible ni la distinction entre la loi et l’Évangile. Il reste toutefois une certaine continuité dans le domaine de la création littéraire. La diffusion du message évangélique, en langue allemande surtout, dans des contextes et situations spécifiques, favorise son assimilation à nombre de formes littéraires. Mais cette assimilation, à son tour, rend de plus en plus inévitable la rupture entre ces auteurs et Luther et avec les représentants institutionnels de la réformation wittembergeoise. Sans aucun doute, la pensée réformatrice de Martin Luther se répandait peu à peu en différentes langues vulgairesâ•›; et pourtant c’est dans la lingua franca du monde académique de l’époque, le latin, qu’elle se manifesta le plus vigoureusement. Mais ce fut surtout par l’entremise de son collègue et compagnon d’armes le plus proche, Philipp Melanchthon, que la voix de Luther se fit entendre à travers l’Europe. Né en 1497, cet intellectuel humaniste vint à Wittemberg en 1518. Après quelque hésitation initiale, Luther reconnut en lui le porte-paroles le plus compatible du message évangélique. La formation humaniste de Melanchthon, son réseau de contacts académiques et intellectuels par-delà les frontières, ses liens avec des humanistes de stricte obédience comme aussi avec des esprits appartenant à d’autres horizons culturels, tout cela lui permettait de transmettre à travers l’Europe la pensée wittembergeoise. Pendant toute sa vie Melanchthon se préoccupa de l’université, souhaitant surtout former les étudiants débutants dans l’esprit de l’Évangile. Trois jours après son arrivée à Wittemberg, porteur d’un programme de réforme des études presque complet, il eut, le 28 août 1518, l’occasion de prononcer son discours inaugural. Déjà comme professeur à Tübingen il avait considérablement élargi le canon des études, ajoutant au trivium (grammaire, dialectique et rhétorique) et au quadrivium qui lui faisait suite (arithmétique, géométrie, astronomie et musique) la poésie et l’histoire. A Wittemberg il mit l’accent sur l’étude du grec, des mathématiques, et surtout, de l’histoire. Sa réforme visait avant tout à instaurer une propédeutiqueâ•›: tous les étudiants devaient suivre des cours d’ «â•¯arts libéraux╯» à la faculté de philosophie avant de pouvoir s’inscrire aux facultés professionnelles (droit, médecine, théologie). De nombreux étudiants se contentaient de cette première formation pour accéder à des carrières dans l’administration des villes ou au service des cours. Non sans difficulté, Melanchthon réussit à faire nommer dix professeurs à cette faculté des arts pour y enseigner l’hébreu, le grec, le latin, la poétique, les mathématiques (deux chaires), la dialectique, la rhétorique, la physique et l’éthique. Son insistance sur le Studium trilingue eut pour effet de mettre fin aux modalités pédagogiques qui avaient prévalu jusqu’alors et au conflit implicite entre la Via Antiqua et la Via Moderna. Certes, la série de réformes effectuées aux autres facultés wittembergeoises ne fut pas l’oeuvre du seul Melanchthon, mais ce qu’il avait accompli à la faculté des artes en fut le point de départ, incitant également nombre d’autres universités à se réformerâ•›; et celles nouvellement fondées prirent également conseil de lui. Si Melanchthon marqua profondément l’histoire de l’éducation au XVIe siècle, ce ne fut pourtant pas avant tout comme organisateur pédagogique mais comme auteur de nombreux ouvrages. On en vit même des exemplaires où son nom avait été couvert d’encre afin de le rendre illisible, ou découpé, dans des écoles et séminaires catholiquesâ•›! L’étendue de son
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influence est difficile à mesurer. A côté d’ouvrages de grammaire dont certains étaient encore utilisés au XVIIIe siècle, ce Praeceptor Germaniae publia des ouvrages de théologie systématique et d’éthique, de rhétorique et de dialectique, de physique et de psychologieâ•›; mais aussi des traités juridiques, médicaux, géographiques, mathématiquesâ•›; de botanique, et d’autres sciences naturellesâ•›; et il se laissa même séduire par des thèmes astrologiques. Il composa également de nombreux discours et récits historiquesâ•›; et édita des ouvrages d’auteurs classiques grecs et latins. Tout aussi décisive fut l’influence qu’il exerça par l’intermédiaire de ses disciples qui lui demeurèrent attachés pour la vie et avec qui il pratiqua un échange épistolaire intenseâ•›; on a conservé 9500 lettres de lui. Toute cette production livresque et épistolaire fit de Melanchthon un savant véritablement européen et étendit à l’échelle de l’Europe l’impact de la réformation wittembergeoise. Des recherches récentes commencent seulement à explorer l’étendue de son héritage. Dès 1516 avait paru son édition du poète comique latin Térence sur qui, jeune professeur à Tübingen, il avait prononcé une conférence, mais dont il continua toute sa vie à apprécier la valeur en vue de l’éducation des jeunes. L’édition comporte une introduction mettant en perspective, en un latin excellent, la littérature comique grecque et latine. Erasme, dont on craignait les commentaires acérés et parfois féroces, la couvrit de ses louanges. Elle fut réeditée 120 fois jusqu’au début du XVIIe siècleâ•›! Son héritage humaniste, son orientation vers les langues d’origine de l’Antiquité classique et la perfection avec laquelle il les possédait, telles sont les raisons principales de la réception européenne de Melanchthon. Dès 1532 son manuel de rhétorique fut traduit en anglais. Son ouvrage de logique, Erotemata dialectices, le fut peu de temps après et peut avoir influencé le célèbre monologue de Hamlet. Vingt au moins des ouvrages publiés par les savants de Wittemberg circulaient en Angleterre. Ainsi, le Praeceptor Germaniae devenait aussi le Praeceptor Angliae. Henri VIII chercha à faire venir Melanchthon en Angleterreâ•›; en 1553 l’université de Cambridge lui offrit une chaire. Melanchthon déclina poliment toutes ces invitations après quoi de nombreux savants anglais d’une génération plus jeune vinrent étudier auprès de luiâ•›; et John Rogers, evêque de Londres, en rendant compte de sa rencontre avec Melanchthon, s’exprima avec beaucoup d’admiration à son sujet. John Donne le loue comme un homme extrêmement réfléchi, libre de toute humeur belliqueuse, rayonnant de savoir et de tolérance. A vrai dire, l’attitude de Melanchthon, accommodante, prête au compromis, sans renoncer à son propre point de vue, toujours précis et clair, permettait le dialogue et fut largement adoptée par la première réformation anglaise jusqu’au début du XVIIe siècle. L’image de ce penseur si pieux et si savant, qui attribuait à la volonté humaine une valeur plus grande que ne le faisait Luther, et qui mettait en oeuvre des réformes de l’Église avec une circonspection exemplaire, imprima à l’église anglicane, jusqu’à l’époque des Lumières, la marque de la réformation wittembergeoise transmise par lui. En France, la réformation initiale, qui précéda celle dominée par Calvin, est essentiellement liée à la réception de l’oeuvre de Melanchthon par les penseurs humanistes. Il était en contact épistolaire fréquent avec les frères Guillaume et Jean du Bellay, et avec Marguerite de Navarre, soeur de François Ier, dont la cour était l’Eldorado des intellectuels humanistes. Les oeuvres de Melanchthon furent imprimées très tôt à Paris, Orléans et Lyonâ•›; quelques-unes en traduction française. Ce fut donc en premier lieu la réception de l’oeuvre humaniste de
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Melanchthon qui fit apprécier en France la réformation wittembergeoise et la pensée de Luther, son chef spirituel. Plus tard, nombreux furent ceux – Marguerite en particulier – qui voulurent faire appel au talent de Melanchthon comme médiateur pour instaurer la paix parmi les partis religieux divisés. Dans l’esprit d’une certaine élite intellectuelle française Melanchthon était devenu l’espoir oecuménique de l’Europe. François Ier, qui pour des raisons politiques souhaitait s’assurer de l’alliance des princes allemands, chargea Melanchthon de faire l’inventaire des possibilités de rapprochement parmi les partis religieux ennemis. En réponse à sa demande, Melanchthon érigea l’Église primitive en modèle de la vraie foi catholique, sur la base de l’Écriture et de l’idéal patristique. Par une missive du 28 juin 1535 François Ier invite Melanchthon à une disputation en Sorbonne. Mais les discours prévus ne réussirent pas à déjouer les stratagèmes politiques du jour et les prises de position à court terme. On ne saurait, par ailleurs, surestimer le prestige dont jouissait Melanchthon en Italie. Le discours inaugural concernant la réforme des études qu’il avait prononcé à Tübingen, discours inspiré par la rénovation humaniste de l’éducation, fut imprimé à Côme en décembre 1518 – à peine quinze jours plus tard. Les oeuvres de Melanchthon furent mises à l’index sans tarder, victimes de la politique romaine. Il n’en reste pas moins que Melanchthon resta l’auteur le plus demandé au marché noir après Érasme et le cynique Pierre Arétin. C’est à Venise qu’il fut vénéré le plus, ce qui l’incita par la suite à protester, aussi au nom du prince électeur Johann Friedrich, dans une lettre au Doge Pietro Lando et au sénat de la république de Venise contre les poursuites que subissait le mouvement évangélique et en faveur de la libération des confesseurs de la foi évangélique emprisonnés. Les Loci communes étaient particulièrement appréciés, non seulement en latin mais dans la traduction italienne probablement exécutée par Lodovico Castelvetro entre 1530 et 1534. Celio Curione, Marcantonio Flaminio, Teofilo Folengo, Aonio Paleario, Lorenzo Romano, Lucio Paolo Rosello, Jacopo Sadoleto, Filippo Valentini, Pietro Paolo Vergerio, Girolamo Zanchi comptaient parmi les enthousiastes de cette «â•¯source douce et pure╯». D’autres oeuvres suivirent, tel le Chronicon Carionis. Le comportement pacifiant de Melanchthon permettait aux humanistes italiens d’espérer qu’il aurait pour résultat le maintien de l’unité de l’Egliseâ•›; c’est pourquoi ils restaient en relations avec lui, par correspondance surtout. Il importe également, afin de compléter ce panorama de la circulation de la pensée luthérienne en Europe, de mentionner Sébastien Castellion, Pietro Paolo Vergerio et Pierre Martyr Vermigli, réfugiés à Bâle à cause de leur foi. Lelio Sozzini, devenu dissident plus tard de par sa prise de position anti-trinitaire, demeura pendant près d’un an à Wittemberg et fut fréquemment reçu chez Melanchthon. La faveur dont jouissait Melanchthon n’était pas limitée au milieu évangélique. De grands esprits fidèles à la tradition romaine, tels Pietro Bembo et Lilio Gregorio Giraldi, appréciaient grandement son savoir et le considéraient comme le plus éminent auteur allemand, même s’ils ne partageaient pas son orientation évangélique. Cette estime était d’ailleurs multilatéraleâ•›: Melanchthon tenait à ce que ses étudiants fissent des séjours en Italie afin d’y puiser aux sources de la meilleure éducation et d’entrer en contact avec les sommités italiennes. Par l’intermédiaire de Johann Mathesius, pasteur, et recteur de l’Ecole latine de Joachimsthal (Jachymov), que ses études à Wittemberg avaient attiré vers la pensée de Luther et de Melanchthon, la réformation wittembergeoise pénétra en Bohême.
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Grevé par près d’une centaine d’années de division due aux Hussites et à leurs successeurs, les Frères tchèques, le groupe évangélique était étroitement surveillé. Pourtant, Martin Luther était considéré comme le successeur de Jan Hus, martyr par le feu à Constance pour avoir défendu la vérité évangélique. Les Frères tchèques et les Utraquistes de Wittemberg faisaient preuve d’un même courage dans la défense de leur confession. L’Académie de Prague était le haut lieu de l’hussitisme. C’est pourquoi l’université ne pouvait posséder une faculté de théologie, et les cours de théologie étaient interdits. En conséquence de nombreux étudiants se rendirent de Bohême à Wittemberg une fois que les 95 thèses de Luther furent connues. S’ils étaient attirés par le nom de Luther, c’est néanmoins Melanchthon qui devenait leur professeur. Johann Mathesius apprend beaucoup de lui dans le domaine de l’organisation des études. Matthäus Collinus, après dix ans d’études intensives à Wittemberg, revint à l’université de Prague pour y occuper la chaire de grec. Inévitablement Melanchthon influença, par l’intermédiaire de ses étudiants, l’organisation des études à Prague. Parmi eux mentionnons Peter Codicillus, actif pendant la période suivante. Outre ces contacts personnels, c’est surtout par l’intermédiaire des ses écrits que s’exerce l’influence de Melanchthonâ•›: les manuels de dialectique et de physique, les études sur Aristote, notamment sur le De animaâ•›; les Loci communes et le Chronicon Carionis eurent un succès considérable en latin d’abord, puis en traduction tchèque. La Grammaire à elle seule fut rééditée dix-huit fois et devint un des manuels scolaires les plus importants en Bohême, Moravie et Slovaquie. En Hongrie, l’oeuvre de Melanchthon se répandit également très tôt par l’entremise de pasteurs, d’étudiants et de conseilleurs municipaux. Quelque 450 étudiants revinrent de Wittemberg en Hongrie porteurs d’idées nouvelles, ayant non seulement suivi les cours de théologie réformée Melanchthon mais profité de l’hospitalité de sa maison. Parmi eux Matthias Dévai (1500–45) fut un des premiers martyrs du mouvement évangélique en Hongrieâ•›; et Johannes Sylvester, par sa traduction hongroise du Nouveau Testament, contribua substantiellement à la diffusion de la pensée évangélique. Melanchthon était en Hongrie l’auteur étranger le plus fréquemment publié. Ce sont ses ouvrages concernant la Sainte-Cène qui attirèrent le plus d’attention, étant donné le conflit à ce sujet entre les évangéliques wittembergeois et les réformés. Mais les écoles hongroises utilisaient également sa grammaire, son programme scolaire et ses recueils de poèmes. Il ne faut pas non plus sous-estimer son activité en matière de politique et d’organisation ecclésiastique. Dans l’affaire du synode d’Erdöd, annulé le 20 septembre 1545, la Confessio augustana joua un rôle décisif. En ce qui concerne la Scandinavie, rendre compte de la réformation évangélique sans mentionner ses liens avec Wittemberg serait impensable. Les deux grandes monarchies sanctionnèrent d’autorité l’adoption de la réformation wittembergeoise. A partir de 1536, le roi du Danemark Christian III renouvela toutes les structures ecclésiastiques des pays sous sa domination (le Danemark, la Norvège et l’Islande) en liaison épistolaire constante avec Philipp Melanchthon. L’enseignement du latin et l’université de Copenhague furent institués selon ses propositions. Outre la Postilla de Luther, sa traduction de la Bible et ses commentaires bibliques, ce furent surtout les Loci communes qui constituèrent le fondement de l’éducation théologique en Scandinavie. Réciproquement un nombre considérable d’étudiants scandinaves se rendit à Wittemberg. A l’occasion de son ordination en 1542, le premier évêque évangélique d’Islande,
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Gissur Einarsson, rapporta toute une collection d’ouvrages melanchthoniens. Pour les pasteurs islandais privés de telles ressources, on imprima 216 exemplaires des Loci communes en traduction islandaise et ce fut là un premier pas dans la direction d’un programme de formation théologique. Particulièrement significatif fut le Cronicon Carionis, où s’exprime la conception melanchthonienne de l’histoireâ•›; il fut imprimé pour la première fois (1532) au Danemark, en Finlande et en Islande, fut bientôt traduit et analysé, et donna une première impulsion à l’historiographie scandinave. A côté de Melanchthon, Johannes Bugenhagen fut aussi un témoin de la réformation wittembergeoise dans le nord de l’Europeâ•›; c’est là que se situe son activité orientée surtout vers l’imitation du modèle wittembergeois en matière d’organisation ecclésiastique, sans trop d’égard aux particularités locales. Cependant, de nombreux réformateurs de la première heure, à défaut d’écrits nouveaux, se saisissent de Luther et font de lui la pièce de résistance de leur propre prédication et de leur organisation ecclésiastique, tout en s’émancipant de lui. Dans ce sens, la réformation haut-allemande de Nuremberg, Ulm et Augsbourg est tout aussi inconcevable sans l’oeuvre de Luther que le revirement de Huldrych Zwingli à Zürich. Mais très vite ces mouvements acquièrent, par leur libre accès à la Bible et leur mode d’exégèse biblique de toute évidence influencé par l’humanisme, un profil indépendant qui au cours de la controverse concernant la Sainte-Cène mena après d’innombrables négociations à une rupture tranchée. A maintes reprises, Luther reprocha aux Zürichois leur «â•¯esprit différent╯». Après la mort de Zwingli, ce furent les représentants de la réformation marqués par l’humanisme qui dans le concordat de Wittemberg mirent fin à la controverse, provisoirement. Le résultat ne persuade ni Luther ni les réformateurs haut-allemands, et comme l’on sait, le différend n’est pas encore réglé de nos jours. En Suisse, la voix de Luther fut d’abord dominée, et vite remplacée par celles de Zwingli et de ses compagnons d’armes. Johannes Oekolampad, Theodor Bibliander, et plus tard surtout Heinrich Bullinger apprécient le contact avec Wittemberg, et cultivent surtout leurs relations avec Melanchthon, évitant plutôt un Luther vieilli, terrassé par la maladie, et devenu irascible. Les discussions évoluent avant tout autour de la question de l’éducation réformée. Il ne sera pas question ici de la «â•¯seconde réforme╯», celle effectuée par Calvin, ni de ses conséquences littéraires. Disons seulement que le renouvellement de la pensée réformée passe moins par Luther que par des penseurs humanistes tels que Guillaume Farel et Pierre Viret et d’autres réformateurs portant l’empreinte humaniste et haute-allemande. Il faut inévitablement évoquer Martin Bucer, considéré par les uns comme un opportuniste instablement lié à la réformation suisse, mais par d’autres comme un discret intermédiaire entre Wittemberg et Zürich ainsi que Genève. Né en Alsace, ce théologien formé par les humanistes de Sélestat vécut d’abord à Strasbourg où prévalait encore la tolérance religieuse due aux dissidents réformés. Après une période d’études à Heidelberg où il devint prédicateur à la cathédrale, on le retrouve intensément actif parmi les bourgeois de Strasbourg. Sa voix était-elle vraiment celle de Lutherâ•›? On en discute encore. Les autorités, favorables à l’humanisme, ne lui faisaient pas obstacle et semblaient voir dans les réformes instituées par lui l’esprit de l’Evangile teinté d’humanisme plutôt que l’esprit de Wittemberg. Ses réformes ne rencontrèrent guère d’oppositionâ•›; et il devint, à côté de Melanchthon, l’homme dont on attendait un compromis entre les partis divisés par leurs doctrines concernant la Sainte-Cène. Réformateur également en Hesse au cours des
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années trente, il participa aussi comme représentant officiel de la position évangélique dans les pourparlers de Haguenau, Worms et Speyer, et à la suite du conflit de Schmalkalden émigra en Angleterre. Là. il ne fut pas sans effet sur les débuts de réformation entrepris par Henri VIII, et posa les premiers fondements du Book of Common Prayer. A sa mort en 1551 il était professeur à Cambridge, fort estimé. Sa vaste correspondance à l’échelle européenne compte au moins 10.000 lettres mais n’a jamais été éditée, à cause de son écriture illisible. Son activité était essentiellement centrée sur la réforme scolaire, le dialogue interconfessionnel, les controverses théologiques et la forme des dévotions. Ce que son oeuvre a surtout de spécifique, c’est sa théologie scripturale, qui préserve tous les principes de Luther mais néanmoins finit par s’émanciper de lui en pratique dans ses conclusions. C’est pourquoi on ne saurait considérer la voix de Bucer comme répercutant en Europe celle de Luther même si on l’entend parfois s’accorder par quelques notes avec le choeur de Wittemberg. Luther mourut en 1546â•›; il est difficile, aujourd’hui encore, de reconstruire sa pensée d’une manière systématique, tant elle fut toujours conditionnée par les circonstances et les luttes qui furent les siennes. Melanchthon, dans ses Loci communes, tenta de le faire, du moins selon l’avis de nombreux lecteurs contemporains. Par la suite, l’héritage luthérien continua à se fragmenterâ•›: Melanchthon fut soupçonné de sympathiser avec les positions calvinistes, notamment en ce qui concernait la Sainte-Cèneâ•›; Matthias Flacius Illyricus, parmi d’autres «â•¯crypto-calvinistes╯» prétendait défendre l’authentique doctrine de Luther. Se posait également la question d’accepter ou de refuser les définitions impériales jusqu’à ce qu’advînt une solution permanenteâ•›; ce fut l’ «â•¯Interim╯». Melanchthon considérait le domaine de la liturgie et des dévotions comme secondaire et pensait que les Evangéliques n’avaient rien concédé sur le plan doctrinalâ•›; Flacius, lui, voyait l’héritage de Luther déjà compromis par des «â•¯éléments extérieurs╯», et appelait les fidèles à résister. C’est ainsi que l’affaire de l’Interim devint une crise majeure pour la Réformation wittembergeoise, et aboutit à une fission sans retour et à un flot d’écrits polémiques. Même un des amis de la toute première heure, Georg Major, occasionna un conflit. Dès 1536 il y eut désaccord au sujet des propos de Caspar Cruciger, professeur de théologie proche de Melanchthon, qui sans nier le rôle unique du Christ, attribue à l’homme une certaine capacité de participation à son propre salut du fait que l’expiation opérée par le Christ a libéré son vouloir. Mais le pasteur Konrad Cordatus de Nimègue voit là un retour au catholicisme et au salut par les oeuvres. A deux reprises Luther tenta de servir d’arbitre, en insistant sur le fait que si les oeuvres sont nécessaires en vue du salut, elles n’en sont pas l’agent principalâ•›; bien que la discipline soit nécessaire, elle ne l’est pas en vue du salut car l’expression «â•¯nécessaire en vue du salut╯» impliquerait qu’il y a mérite. Ces formulations mirent fin au conflit pour un certain tempsâ•›; mais il éclata à nouveau en 1551 lorsque Nikolaus von Amsdorf attaqua Georg Major pour avoir mal interprété le sola gratia. Ce qui foncièrement lie entre elles toutes ces querelles et polémiques, c’est la question de savoir quel est le rapport entre la rédemption et la sanctification. La mort des participants mit fin au conflit… Comment formuler en une doctrine savante et définitive le message évangélique de la justification par la foi fidèlement à Lutherâ•›? Parmi les tentatives pour répondre à ce besoin une nouvelle querelle éclata à propos de la signification de la loi pour les fidèles déjà justifiés. L’occasion en fut le synode d’Eisenach (1556) suspendu par suite de la «â•¯dispute de Major╯» (majoristischer Streit). De son vivant Luther avait écarté, au cours de plusieurs disputes, le point de
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vue «â•¯antinomique╯» selon lequel le pêcheur justifié par la souffrance et la mort du Christ serait dispensé des exigences de la loi. Melanchthon finit par se rapprocher du groupe d’Amsdorf, soupçonné d’antinomismeâ•›; Flacius et Joachim Mörlin (1514–71) parmi d’autres soulignaient en revanche la continuité de la signification de la loi pour le pécheur racheté. La controverse entre les «â•¯justifiés╯» et les «â•¯nés à nouveau╯», et l’utilisation fréquente des termes «â•¯abstrait╯» et «â•¯concret╯» caractérisent le rétrecissement d’esprit de cette orthodoxie naissante. Un autre problème se posait à ceux qui tentaient de stabiliser la doctrine luthérienne, celui de la collaboration de l’homme avec la Grâceâ•›: la foi est-elle une propriété humaine ou prendelle source uniquement dans l’intervention extérieure de la Grâceâ•›? Cette seconde perspective avait été celle adoptée par Luther dans de nombreux écritsâ•›; Melanchthon voyait la possibilité d’accepter ou refuser le don de la Grâce plutôt dans le domaine humain. Il y eut confrontation à ce sujet à Iéna en 1556–57. On comptait sur le colloque prévu à Weimar en 1560 pour élucider le problème mais les positions, trop inflexibles de part et d’autre, menèrent à la rupture. Par la suite, Matthias Flacius fut congédié de son poste de professeur et Viktorin Strigel fut heureux d’accepter en 1563 une invitation à Leipzig. En fin de compte on peut affirmer que Strigel n’allait pas jusqu’à ressusciter un semi-pélagianisme, puisqu’il admettait que l’homme est responsable d’accepter le salutâ•›; et que Flacius ne peut être considéré manichéen, puisque selon lui la Grâce était extérieure à l’homme d’une manière absolue, ce qui équivalait à refuser à l’humain la possibilité de s’exprimer théologiquement. Une dernière querelle concernant la justification par la foi est liée au nom d’Andreas Osiander (1498–1552), prédicateur à Nuremberg où il avait puissamment promu la Réformation. A la suite de l’Interim il partit pour Königsberg où son enseignement mena à des désÂ� accords concernant l’immanence de la justification par le Christ. Il tient à dépasser la simple imputation du salut au sauveur et ainsi à préserver, à titre d’effet, l’immanence divine et par là un degré de divinisation de l’humain qui soit théologiquement descriptible. Parce que l’extra nos favorisé par les Réformés ne prévalait pas encore pleinement, Melanchthon et plus tard Johannes Mörlin et Johannes Brenz intervinrent à titre de conseillers externes. Le débat fut alourdi une dernière fois par l’intervention de Franciscus Stancarus (1502–1572) qui soulignait ce que l’action rédemptrice du Christ devait à son humanité. La disparition d’Osiander ne calma pas le conflit, et l’Église de Prusse orientale resta longtemps encore troublée par des désaccords de même nature. Les controverses relatives à la Sainte-Cène opposèrent Johannes Brenz aux représentants d’une position intermédiaireâ•›; Brenz et les théologiens de Wurtemberg, se fondant sur l’interprétation par Luther de l’ubiquité du Christ selon les paroles finales de l’Institution, Martin Chemnitz, ainsi que Melanchthon jusqu’au moment de sa mort, mettaient l’accent sur une Multivolipräsenz. Des écrits polémiques, notamment ceux de Joachim Curaeus, qui flétrit la doctrine luthérienne de l’ubiquité du nom d’hérésie monophysiciste, continuèrent à empoisonner l’ambiance. Le prince August Ier (1526–86), jusque-là fortement luthérien, se sentit trahi par ses théologiens et passa à l’attaqueâ•›: Peucer et d’autres «â•¯crypto-calvinistes╯» furent incarcérés et Pezel fut banni. L’absence d’unité se manifesta également autour de la prédestination, et de la difficulté à établir une juste proportion entre une détermination extrinsèque et une participation intérieure (donum perseverantiae)â•›; ainsi que du péché originel. Se dessine peu à peu d’une part
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une réformation nettement calviniste, et d’autre part une théologie nettement luthérienne qui trouvera son unité dans la Formula concordiae de 1577 et dans le Konkordienbuch de 1580. Ce qui ne mit pas fin aux conflits, loin de là. La voix de Luther devint de moins en moins reconnaissable dans ses métamorphoses, et la formula concordiae devint concordia discors…La «â•¯voie luthérienne╯», qui n’est pas la voix de Luther comme auteur, doit désormais être explorée à même cette fragmentation.
La voie calviniste Francis Higman Nous étudierons ici primordialement les rapports entre la pensée «â•¯calviniste╯», notamment celle de Calvin lui-même, de Viret, de Farel et de Théodore de Bèze, et la littérature de langue française. Farel Guillaume Farel (1489–1565), né à Gap en Dauphiné, a fait ses études, plutôt tardivement, à Paris, où il fut fortement influencé par Jacques Lefèvre d’Étaples, vicaire général de l’évêque de Meaux et centre du groupe réformateur évangélique de ce diocèse. Farel participa à cette activité d’évangélisation entre 1521 et 1523, mais il quitta la France en 1523 pour prêcher une réformation plus radicale de l’église. Pendant quinze ans, il connut une vie mouvementéeâ•›: Bâle, Montbéliard, Strasbourg, Metz, Aigle, Neuchâtel, Lausanne, Genève… Par la fougue de sa parole, par la netteté de son enseignement, par son courage physique, il réussit à implanter la réforme dans les pays francophones qui constituent actuellement la Suisse romande (à l’exception des cantons de Fribourg et du Valais, restés catholiques). Omniprésent, perspicace dans le choix de ses collaborateurs, il fut présent à tous les moments critiques de la réforme francophoneâ•›; il participa, en particulier, aux deux disputes (Rive, 1535 et Lausanne, 1536) qui imposèrent définitivement la Réforme à Genève et dans le pays de Vaud (la carte religieuse de la Suisse, fixée vers 1540, n’a plus changé depuis). C’est Farel qui recruta Pierre Viret en 1531, et Calvin en 1536, au service de la Réforme, et c’est lui qui, conscient de l’importance du livre dans la dissémination de l’Évangile, établit l’imprimeur Pierre de Vingle à Neuchâtel en 1533, et un second imprimeur, Jean Girard, à Genève en 1536. Après 1538, Farel lui-même s’installa définitivement, en dehors de quelques voyages, à Neuchâtel. Remarquable pionnier et prédicateur, Farel semble n’avoir laissé aucun texte homilétique. Dans la transcription des débats de la dispute de Lausanne ses interventions se caractérisent par leur longueur plutôt que leur éclat stylistique. Ses écrits publiés prolixes, et sa syntaxe entortillée font de lui le réformateur le moins lu du monde francophone. Son Summaire et briefve declaration (1529, réédité plusieurs fois) était, une fois de plus, l’oeuvre d’un pionnier car c’est le premier résumé systématique des doctrines réformées en langue française. Mais il en a dit lui-même que l’Institution de la religion chrestienne de Calvin (édition française, 1541) l’a rendu inutile, tant l’écriture de Calvin était supérieure à la sienne. Lorsqu’il demanda à Calvin son opinion concernant son écrit le plus long, Le glaive de la parolle (1550), la réponse de ce dernier fut involontairement comiqueâ•›:â•›il tente de ne pas répondre, de laisser le soin du jugement à Viret, se dit mal placé pour évaluer le travail de son ami tant leurs manières d’écrire sont différentes, luimême péchant par excès de concision (ce qui sous-entend que Farel souffre du péché opposé)â•›! Un ouvrage de Farel fait pourtant exception. Oeuvre de pionnier comme les autres, son premier écrit est aussi le premier écrit issu de la Réforme francophone. Sa diffusion fut remarquable. Il s’agit du Pater noster et le Credo en françoys, composé pour les ouailles de Farel à 67
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Montbéliard (1524) et imprimé à Bâle par Andreas Cratander. Après une courte préface dénonçant le fait que «â•¯jusques à maintenant les brebis de Dieu ont esté tresmal instruictes, par la grand negligence des pasteurs qui les devoient instruire de prier en langaige qu’on entendist, et non pas ainsy seulement barbouter des levres sans rien entendre╯», il présente une explication de l’Oraison dominicale sous forme de prière. L’auteur/lecteur s’adresse ainsi à Dieu, en brodant sur les paroles du Pater une prière qui explique du même coup la compréhension réformée du texteâ•›: Pourtant o tresmisericordieux seigneur, je ploye les genoulx de mon coeur devant toy, et je dictz selon ton commandementâ•›: O nostre pere, qui es ès cieulx, non point seulement maintenant, mais à tousjours, plain de jubilation, et de lyesse, auquel nous nous debvons attendre, et mettre toute nostre fiance, auquel nous debvons que nous sommes creez, auquel nous debvons que de noz pecchez nous sommes rachetez et delivrez, auquel nous debvons tous les biens et vertus que nous avons, lequel nous appellons pere, affin que nous sçachons que tu es doulx et bening envers nous…
D’une part, le message réformé de la foi entière en Dieu et du pardon des péchés s’exprime bien dans ce texteâ•›; d’autre part, malgré le caractère diffus de sa syntaxe qui serait plus évident encore si notre extrait était reproduit en entier, il y transparaît un mouvement spirituel, un élan inconditionnel vers Dieu, un sentiment de dépendance du fidèle vis-à-vis de la grâce de Dieu, attitudes répondant non seulement aux enseignements des réformateurs mais aussi aux besoins de nombreux croyants catholiques. Le commentaire sur l’oraison dominicale semble bien être de Farelâ•›; mais celui du Credo qui suit est en fait la traduction d’un passage du Betbüchlein de Luther – encore une innovation, puisqu’il s’agit de la première traduction de Luther en français à voir le jour. Une fois de plus, là où Luther avait écrit à la troisième personne, Farel adapte le contenu pour en faire une prière, s’adressant à Dieu à la seconde personne. Or, ce bref texte de Farel eut une diffusion surprenante. Transporté à Paris, il y fut réédité vers 1525 avec des ajouts importantsâ•›; il est la source des fameuses «â•¯additions╯» à ses traductions d’Érasme qui ont tant coûté à Louis de Berquin. Sous cette forme originale, le texte de Farel/ Luther fut en outre copié à la main et déguisé au moyen d’enluminures pour ressembler à un livre d’heures portant les armoiries du père d’Anne de Montmorency, qui n’aimait guère les «â•¯luthériens╯». Toutefois, c’est sous une forme modifiée que ce texte connut son succès le plus éclatantâ•›; par exemple, pour estomper l’insistance farellienne et luthérienne sur la foi seule, dans le passage du Pater noster que nous citons ci-dessus «â•¯mettre toute nostre fiance╯» devient simplement «â•¯mettre nostre fiance╯». Ainsi lavé de ses accents les plus clairement réformés, mais gardant tout son élan spirituel, le Pater noster et le Credo ont été incorporés dans Le livre de vraye et parfaicte oraison, l’un des ouvrages de piété les plus populaires de l’église gallicane. On en compte quinze éditions entre 1528 et 1545. Il ne fut jamais censuré. C’est ainsi que Farel influença profondément les attitudes et le langage de la spiritualité française de toute une génération. Viret Pierre Viret (1511–71) jouissait de deux avantages dans son travail d’évangélisation du Pays de Vaud et de Genèveâ•›: il était le plus populaire et accessible des premiers réformateurs
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francophones et, étant né à Orbe, le seul d’origine suisse. Fils d’artisan, il étudia pendant deux ans à Parisâ•›; nous ne savons ni quelles étaient ses ressources, ni comment il parvint en un laps de temps si court à acquérir sa considérable formation classique, littéraire, linguistique et théologique. A l’âge de vingt ans, il participe aux côtés de Farel à sa campagne d’évangélisation de Neuchâtel, Lausanne et Genève. A la suite de la dispute de Lausanne, il devient un des pasteurs de Lausanne, où il reste jusqu’en 1559. Après un désaccord avec le gouvernement (bernois) de Lausanne, il rejoint Calvin à Genève. A partir de 1561, il circule surtout dans le midi de la France (Nîmes, Lyon, Orange…) Pour Viret, la forme préférée de l’écrit est le dialogue. Dans ses Disputations chrestiennes (1544), dans ses nombreuses Expositions sur l’Oraison dominicale, sur le Credo, sur les commandements, dans son Instruction chrestienne (1564), il met en scène trois, quatre, cinq amis discutant de questions religieuses en vogue. Ces discussions sont moins «â•¯truquées╯» qu’on n’aurait attendu, bien que ce soit invariablement la solution évangélique qui en fin de compte triomphe. Néanmoins, les objections des tenants de l’église traditionnelle (respect de l’autorité, l’église comme arbitre nécessaire de l’interprétation des écritures, orgueil des «â•¯novateurs╯») sont solidement présentées. Viret apporte à la littérature réformée un élément qui autrement lui aurait tant soit peu manquéâ•›: l’humour, dont nous reparlerons à propos de Calvin. Dans Des Actes des vrais successeurs de Jesus Christ (1554), il s’attaque au rituel de la messeâ•›: «â•¯Or que diroit maintenant S. Paul, s’il entroit en une église, et qu’il ouyst là chanter en langage que nul d’entre le peuple ne puisse entendreâ•›:…qu’il veist ce mommon jouer alentour d’une oublie, comme un chat avec une sourisâ•›: faire là le marmiteux comme un crocodile, qui ploure quand il veut manger un homme, et puis le devoreâ•›: prendre ce pain, frapper contre sa poictrine, comme estant bien marryâ•›: l’appeller Agneau de Dieu, et puis le manger, et se faire donner à boire apresâ•›? Que pourroit icy dire un personnage qui n’auroit jamais veu tels tournoyemens, et tels tordions, ne telle farceâ•›? Ne pourroit-il pas bien dire, Ce povre Agneau n’a garde de devenir mouton, car ce loup l’a mangéâ•›?
Il n’est point étonnant que Viret ait été, après Calvin, l’auteur francophone le plus imprimé et vendu pendant le premier demi-siècle de la Réforme. Sa manière à la fois discursive et détendue de passer d’un sujet à l’autre était du goût de l’époqueâ•›; ses saillies humoristiques, la vivacité de ses émotions, et notamment son indignation contre les abus de l’église catholique se communiquent bien au lecteur. Mais, comme il arrivait à l’époque, ni sa phrase ni la structure de ses traités n’étaient ciblées, dirigées sans distraction vers un but donnéâ•›; son premier grand traité, De la difference qui est entre les superstitions et idolatries des anciens payens, et les erreurs qui sont entre ceux qui s’appellent Chrestiens (1542), passe en revue au cours de ses 460 pages le contenu de cinq ou six traités de Calvinâ•›! Il faut songer au fait que tous les écrivains, non seulement les réformés mais aussi les catholiques qui dès les années 1520 se mirent à composer des réponses, sont bien fils de la Renaissanceâ•›: ils avaient hérité d’une langue française bien équipée pour la narration, la description, la poésie, et pour l’expression de la piétéâ•›; mais ils cherchaient à l’utiliser pour des sujets nouveaux sous forme de débats, arguments, discussions sur des sujets abstraitsâ•›: pour cela, le français n’avait jamais servi et nous assistons ici au développement de formes doxographiques. Les écrivains empruntaient naturellement à la source linguistique de leurs prédécesseurs, c’est-à-dire au latin. Par exemple, le latin dispose de toute une gamme de procédés de subordination, tandis que le français avec son omniprésence du «â•¯que╯» peut être
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monotone. Il en résulte une phrase «â•¯rouleau-compresseur╯» qui essaie de présenter en même temps le pour et le contre avec leurs qualifications respectives suivies d’une série d’exemples pour et contre avant d’aboutir à une conclusion réfléchie. Une telle phrase est de la longueur d’un paragraphe, elle peut contenir jusqu’à douze ou quinze subordonnéesâ•›: elle n’est guère accueillante à la conversation philosophique, à plus forte raison théologique. Voilà le contexte dans lequel explose, tout à coup, Calvin. Calvin Jean Calvin (1509–64), né à Noyon en Picardie, fit ses études de droit à Orléans et à Bourges, et commença des études de théologie et de langues et littératures classiques à Paris (1526–33). Il quitte Paris vers la fin de cette année et, après plusieurs séjours temporaires, fait imprimer en mars 1536 la première édition de son Institutio religionis christianae, résumé, en six chapitres, de la doctrine réformée, préfacé d’une épître au roi François Ier qui est une éloquente apologie des coreligionnaires de Calvin en France. Théologiquement important, l’ouvrage est assez sommaireâ•›; rien ne permettait de prévoir la destinée qui l’attendait. Quatre mois plus tard, Calvin passait par Genève en route pour Strasbourg, en vue de ses études théologiques et de la composition de nouveaux ouvrages érudits. Farel profita de sa présence pour le sommer de rester à Genève et aider à la réformation de la ville. C’est un témoignage de l’extraordinaire perspicacité de Farel, qui a su identifier dans ce timide savant inexpérimenté de vingt-sept ans le collaborateur capable d’assurer l’avenir de la Réforme. Calvin resta. Deux ans plus tard, les deux pasteurs sont expulsés de Genève suite à une querelle sur les pouvoirs respectifs de l’église et de l’étatâ•›; Calvin devient pasteur à Strasbourg d’une petite communauté de réfugiés francophones, et y donne des cours de théologie. C’est un temps de maturation de sa pensée et de son expérience. Rappelé en 1541 à Genève où il est considéré indispensable, il y resta jusqu’à sa mort. Je me suis efforcé le plus que j’ay peu, de m’accommoder à la rudesse des petis, pour lesquelz principallement je travailloye…J’ay tenu une façon autant populaire et simple qu’on la sauroit souhaiter… Il n’y a meilleur moyen que d’exposer et deduire les matieres distinctement et par certain ordre de mener un poinct apres l’autre, user d’une simplicité et rondeur de parolle qui ne soit point eslongnée du langage commun…Je m’estudie à disposer par ordre ce que je dy, afin d’en donner plus claire et facile intelligence…(Contre les anabaptistes, 1544â•›; Calvini opera VII, 139–140).
La tentation est forte de voir dans ces paroles des présages du Discours de la méthode, mais il faut se rendre à l’évidenceâ•›: le but de Calvin est tout pratique et évangélique. Ses principes littéraires se basent sur les exigences de la «â•¯prédication par l’écrit╯». Choisir un vocabulaire simple, populaire, sans néologismesâ•›; et surtout, structurer ses phrases «â•¯afin d’en donner plus claire et facile intelligence╯». Cela paraît banal, mais il fallait l’inventer (en langue françaiseâ•›; car en langue allemande, Luther s’y était employé avec passion. Cf. supra, «â•¯La voie luthérienne╯». Calvin crée une phrase comportant peu de subordonnées, et une linéarité de pensée claire et lucideâ•›:
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Quand on allegue ces proverbes de Salomon, que la correction ouverte est meilleure que l’amour cachée, et que le chastiment d’un amy est bon et fidele, il n’y a nul qui ne s’y accorde. Mais quand ce vient à les practiquer, il n’y a nul qui y veuille mordre. Je dy cecy, pource que j’ay escrit un traicté où je remonstre qu’un homme fidele conversant entre les papistes ne peut communiquer à leurs superstitions sans offenser Dieu. Ceste doctrine est claire. Je l’ay prouvée par tesmoignages de l’escriture, et raisons si certaines qu’il n’est pas possible d’y contredire. Qui plus est, il y a une raison peremptoire laquelle conclud en un mot. Car puis que Dieu a creé noz corps comme noz ames, et qu’il les nourrist et entretient, c’est bien raison qu’il en soit servy et honoré. (Excuse aux Nicodemites, 1544â•›; Calvini Opera VI, 589).
Autre trait de la langue de Calvinâ•›: il établit une séparation de styles entre style noble (pour l’exposition de la doctrine) et style bas (pour attaquer l’ennemi)â•›: Pareillement ceste doctrine nous est tant souvent reiterée, que le Seigneur Jesus viendra lors en majesté avec ses Anges, pour prononcer la sentence derniere, et appeller les enfans de Dieu en leur pleine possession de leur heritage celeste, et envoyer les meschans en enfer, pour separer les boucz des agneaux, pour accomplir en ses membres l’oeuvre de la redemption qu’il a faicte. // Ces pourceaux au contraire renversent avec le groing toute ceste doctrineâ•›: disant, qu’il ne reste plus rien apres que le cuider est abolyâ•›: et qu’il suffist que l’esprit s’en retourne à Dieu, en partant du corps. (Contre les Libertins, 1545â•›; Calvini Opera VII, 224).
La première partie de ce paragraphe exploite le langage et les images de la Bibleâ•›; dans la seconde partie, on trouve l’image grossière du pourceau (non moins biblique mais choisie dans un esprit argumentatif) pour caractériser les adversaires. Mais tout n’est pas invective triste chez Calvinâ•›: il possède une vivacité et un humour qui rendent la lecture agréable (séduisante, disent ses adversaires). Dans le Traité des reliques, Calvin énumère les sept suaires du Christ disposés en diverses églises, les quatorze clous de la Croix, les nombreux corps des apôtres, les douze peignes de ceux-ciâ•›: Pource qu’ilz ont donné à sainct Sebastien l’office de guerir de la peste, cela a faict qu’il a esté plus requis, et que chascun a plus appeté de l’avoir. Ce credit l’a faict multiplier en quatre corps entiers, dont l’un est à Rome à sainct Laurens…, le quatriesme pres de Narbonne, au lieu de sa nativité. En outre, il a deux testesâ•›: l’une à sainct Pierre de Rome, et l’autre aux Jacopins de Thoulouse. Il est vray qu’elles sont creuses, si on se rapporte aux Cordeliers d’Angiers, lesquelz se disent en avoir la cervelle…Mais quand on aura bien contrepoisé, qu’on divine où est le corps de sainct Sebastien.
Pendant les années 1540, Calvin composa toute une série de petits traités en françaisâ•›: Petit Traicté de la sainte cene de Nostre Seigneur Jesus Christ (1541), Advertissement tresutile du grand proffit qui reviendroit à la Chrestienté, s’il se faisoit inventoire de tous les corps sainctz, et reliques, qui sont tant en Italie qu’en France, Allemaigne, Hespaigne, et autres Royaumes et pays (1543), Petit traicté monstrant que c’est que doit faire un homme fidele cognoissant la verité de l’evangile, quand il est entre les papistes (1543), Advertissement sur la censure qu’ont faicte les bestes de la Sorbonne touchant les livres qu’ilz appellent heretiques (1544), et autres. En plus, il a traduit en français la seconde édition de l’Institutio (1539, augmentée en 17 chapitres)â•›; en 1541, paraît donc l’Institution de la religion chrestienne, véritable «â•¯monument de l’éloquence française╯» (Plattard). Moins populaire et stylistiquement mieux unifiée que les petits traités, cette traduction
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réussit à éviter le piège des multiples subordinations caractéristiques du latinâ•›; elle divise les phrases latines en deux ou trois phrases françaises. Les écrits de Calvin sont admirés tant par ses amis que par ses adversaires, mais ils sont difficiles à imiter. Ni Farel ni Viret n’apprennent à imiter sa simplicitéâ•›; déjà formés, leurs styles ne se laissaient pas modifier. C’est au-delà de notre tranche chronologique de 1520–60 que se manifestera l’influence stylistique de Calvin. Ses traités, reproduits sur la presse de Jean Girard, sont exportés vers la France. La censure s’en occupe. Une première liste de livres condamnés est dressée dès 1543, mais reste inéditeâ•›; en revanche, en 1544 paraît le premier Catalogue des livres censurés par la Faculté de théologie de Paris. Il est suivi d’éditions augmentées en 1545, 1547, 1549, 1551 et 1556. Et chaque fois, parmi les livres en langue française condamnés, les trois quarts proviennent d’imprimeurs genevois, et l’auteur le plus souvent visé est Jean Calvin. Mais la censure n’est pas le moyen le plus efficace pour combattre une doctrineâ•›: le marché devient clandestin. Pour remplacer une «â•¯mauvaise╯» doctrine il en faut une «â•¯bonne╯». Si Calvin et ses collègues écrivent en français, les docteurs catholiques sont obligés de faire de même. C’est ce qui se produit, lentement d’abord, puis de plus en plus systématiquement après 1550â•›: Antoine de Monchy, René Benoist, Gentian Hervet, Antoine du Val, Christophe de Cheffontaines publient réponses, réfutations, épîtres contre les réformateurs. Dans ces écrits polémiques, on peut fructueusement suivre l’acquisition progressive d’une manière d’écrire qui a ses origines dans les traités de Calvin. Voici Gentian Hervet en train de réfuter la doctrine réformée de l’eucharistie et de la manière de recevoir le corps du Christ dans le sacrement. Remarquons la brièveté des phrasesâ•›: Mais de vous autres Sacramentaires on peut bien dire en verité, que vous ne le prenez en façon du monde. Car vous ne le prenez pas comme les infideles et meschansâ•›: car il n’est pas possible de le prendre s’il n’y est. Or il n’y peut estre selon l’institution, si la consecration ne se fait par ceux à qui Jesus Christ a baillé la charge. Vous ne le prenez pas par foy, comme les fidelesâ•›; car outre ce qu’il n’y est pas, vous ne croiez pas qu’il y soit. Et la foy ne fait pas qu’on puisse prendre une chose qui n’est pasâ•›: mais bien qu’on croie qu’une chose y est, qu’on ne voit ni comprent-on pas (L’antihugues, 1567).
Une dernière étape à noterâ•›: à partir de 1560, les tensions politico-religieuses en France se font de plus en plus aiguësâ•›; les guerres de religion éclatent à partir de 1562. Dans ce contexte, les pamphlets politiques pullulentâ•›: l’exploitation de l’imprimerie en vue de la diffusion des idées, jusqu’ici limitée au domaine théologique, s’étend à la politique. Dans des milliers de pamphlets publiés pendant les trente années des guerres la phrase linéaire et simple s’acclimate dans la langue françaiseâ•›: la langue classique se crée. Bèze Il faut souligner que Calvin ne fut pas seul créateur d’une nouvelle forme de français. Il trouvait dans la poésie de Clément Marot (1497–1544) une simplicité de style qui correspondait bien à ses propres principesâ•›; et Marot avait déjà commencé à mettre en vers français quelques Psaumes de l’Ancien Testament avant d’entrer en contact avec Calvin. Mais c’est bien Calvin qui l’a invité à
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poursuivre ce travailâ•›: avant sa mort, il avait mis en vers un tiers des cent cinquante Psaumes en une langue simple, accessible, transparente, tout en gardant la spécificité de la poésie hébraïque. Dotés d’une musique très simple, ces psaumes étaient devenus le livre de cantiques de l’église genevoiseâ•›; mais, après la mort de Marot, le recueil était resté incomplet. Théodore de Bèze (1519–1605), poète et érudit en langues classiques, quitta la France en 1549 pour se rendre à Genève. De 1550 à 1559, il occupa la chaire de grec à l’Académie de Lausanneâ•›; il devint ensuite recteur de l’Académie de Genève, pasteur et, après la mort de Calvin en 1564, son successeur. A part ses écrits théologiques et politiques sur le rôle du magistrat, Bèze composa en français l’Abraham sacrifiant, première tragédie en françaisâ•›; et la suite de la traduction versifiée des Psaumes de David, achevée en 1561. Aux écrivains de la Renaissance, avides de faire revivre la tragédie classique, deux modèles se présentaient, le grec et le romain. Les tragédies grecques, et notamment celles de Sophocle, sont écrites en une langue très sobre et dénuée, tandis que les tragédies de Sénèque fournissent un modèle de rhétorique riche, abondante et même surabondante en figures, en comparaisons épiques, en descriptions développées, en monologues grandiloquents. C’est ce dernier modèle qui a le plus attiré les poètes et dramaturges de la Pléiade, et c’est dans cette lignée que se situent la plupart des tragédies du XVIe siècle français. Mais Bèze fait un autre choix, et s’en explique dans son épître «â•¯aux lecteurs╯»â•›: Combien que les affections soyent des plus grandes, toutesfois je n’ay voulu user de termes ny de manieres de parler trop eslongnees du commun…[Je] n’ay usé de strophes, antistrophes, epirremes, parecbases, ny autres tels mots qui ne servent que d’espoventer les simples gens.
Arguments parallèles à ceux de Calvinâ•›: simplicité, accessibilité, souci d’être compris par les simples gens (car l’Abraham sacrifant n’est pas seulement un exercice de classe pour élèves lausannois, mais aussi une oeuvre de propagande enseignant la foi salutaire incarnée par Abraham). Remarquons la simplicité de ces quelques vers tirés du grand monologue d’Abraham, sommé par un ange de sacrifier son propre fils, et luttant contre ses doutesâ•›: Las que feray-je à la mère dolente Si elle entend ceste mort violenteâ•›? Si je t’allegue, helasâ•›! qui me croiraâ•›? S’on ne le croit, las, quel bruit en courraâ•›? Seray-je pas d’un chacun rejetté Comme un patron d’extreme cruautéâ•›? Et toy, Seigneur, qui te vouldra prierâ•›? Qui se vouldra jamais en toy fierâ•›? Las pourra bien ceste blanche vieillesse Porter le faix d’une telle tristesseâ•›?
Dans l’évolution subséquente du théâtre français, l’exigence de richesse poétique et les sujets tirés de la mythologie classique l’emportèrent sur la simplicité grecque et le sujets bibliques sans que ceux-ci disparaissent complètementâ•›: que l’on songe aux deux tragédies bibliques de Racine. Si la tragédie selon Bèze n’a pas eu de suites importantes, il en fut autrement pour son Psautier. Les années 1550 voient fleurir la poésie de la Pléiade. Selon Ronsard, la poésie est un «â•¯fabuleux manteau╯» qui recouvre et cache la vérité transcendante dans les plis de son riche tissu (cf.
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T. Cave). C’est dire que la poésie attire l’attention sur elle-même. Elle est érudite, elle s’adresse donc à l’élite, elle est richement ornée d’images, d’allusions mythologiques, de descriptions. Les principes poétiques représentés par les Psaumes de David sont diamétralement opposés à ceux de la Pléiade. Accessible à tous, biblique sans être mythologique, armée d’un message grave plutôt que de rêveries amoureuses et visant à le communiquer au-delà des vers euxmêmes, cette poésie est une sérieuse rivale à celle de la Pléiade. On sait que, malgré un échec partiel des plans de publication, au moins 27.000 exemplaires furent imprimés en 1562–63. Dans toutes les éditions depuis des Octante-trois Pseaumes de 1551 figure un poème liminaire de Bèze qui lance un défi aux poètes de la Pléiadeâ•›: Sus donc, esprits de celeste origine, Monstrez ici votre fureur divine, Et ceste grace autant peu imitable Au peuple bas, qu’aux plus grands admirable. Soyent desormais vos plumes adonnées A louer Dieu, qui les vous a données. C’est trop servi à ses affections, C’est trop suivi folles inventions, On a beau faire et complaintes et cris, Dames mourront, et vous et vos escrits… …Cercher vous faut ailleurs qu’en ce bas monde Dignes subjets de vostre grand’faconde. Mais pour ce faire, il faut premierement Que reformiez vos coeurs entierement. Vos plumes lors d’un bon esprit poussees Descouvriront vos Divines pensées. Lors serez-vous Poëtes veritables, Prisez des bons, aux meschans redoutables. Sinon, chantez vos feintes poësiesâ•›: Dames, amours, complaintes, jalousiesâ•›: Quant est de moy, tout petit que je suis, Je veux louer mon Dieu comme je puis.
Et la versification des psaumes applique ces principes de simplicité et de transparence ainsi que le montre cet extrait du psaume 130 (131), le «â•¯De Profundis╯», dans la version de Marotâ•›: Du fons de ma pensee, Au fons de tous ennuis, A toy s’est adressee Ma clameur jours et nuitsâ•›: Entens ma voix plaintive, Seigneur, il est saisonâ•›; Ton aureille ententive Soit à mon oraison.
De toute évidence, il y a là par rapport au style de Ronsard perte d’effets poétiques, de richesses lexicales, de descriptions ornementées, d’images concrètesâ•›; mais il y a gain de clarté
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et d’accessibilité. Ces psaumes étaient destinés à être chantés, sur des airs qui figurent dans la plupart des éditionsâ•›: Entre les autres choses qui sont propres pour recréer l’homme et luy donner volupté, la musique est ou la premiere, ou l’une des principalesâ•›: et nous faut estimer que c’est un don de Dieu, deputé à cest usage…Mais encore y a-il davantageâ•›: car à grand’peine y a-il en ce monde chose qui puisse plus tourner ou flechir çà et là les moeurs des hommes, comme Plato l’a prudemment consideré. Et de faict, nous experimentons qu’elle a une vertu secrete et quasi incroyable à esmouvoir les coeurs en une sorte ou en l’autre. Parquoy nous devons estre d’autant plus diligens à la reigler en telle sorte qu’elle nous soit utile, et nullement pernicieuse.╯» (Calvin, «â•¯Epistre╯» en préface des Psaumes de David).
C’est le plus grand succès musical du XVIe siècleâ•›: tous les compositeurs français, à la seule exception de Guillaume Costeley semble-t-il, se sont essayé à l’harmonisation d’au moins un psaumeâ•›; certains (Goudimel, Claude Le Jeune) ont harmonisé les cent-cinquante – et plus d’une fois. Les principes poétiques manifestés dans le Psautier se retrouvent plus tard dans d’autres créations poétiques issues des milieux calvinistes. Les Octonaires sur la vanité et inconstance du monde d’Antoine de la Roche-Chandieu (1581) sont de petits poèmes très simplesâ•›; dans leur mise en musique par Paschal de l’Estocart, ou encore par Claude le Jeune, ils ont un impact puissant. Et les Sonnets de la mort de Jean de Sponde (1588) continuent cette lignée de poésie simple et sérieuse, que l’on pourrait rapprocher de la poésie métaphysique de John Donne, ou de la simplicité de celle de George Herbert. Cette poésie est-elle restée strictement protestanteâ•›? Vers la fin du siècle, il y a contamination mutuelle entre les poètes des deux confessions. D’une part, les Huguenots, notamment d’Aubigné, s’approprient les techniques de la Pléiadeâ•›; d’autre part, des catholiques tels que Desportes adoptent la simplicité des calvinistes. Terence Cave, dans Devotional Poetry in France, trouve impossible de classer la poésie religieuse de la période 1570–1610 selon les confessions. Les principes poétiques de l’Académie de Baïf, notamment leur insistance sur la compréhension des mots dans la poésie chantée, se rapprochent des principes «â•¯genevois╯»â•›: il n’est pas surprenant de retrouver Claude Le Jeune, musicien des Psaumes, parmi les plus éminents membres de cette Académie. «â•¯Enfin Malherbe vint.╯» Le célèbre mot de Boileau pour marquer le renversement du goût poétique au début du 17e siècle donne l’impression que rien ne l’avait préparé. En fait, il y avait eu une longue et lente préparation, tant dans la langue que dans l’esthétique littéraire. L’essentiel de cette préparation émane de Genève et du mouvement religieux guidé par Jean Calvin. Ce n’est pas un hasard si Malherbe a été présenté à Henri IV par le fils d’un pasteur calviniste qui à coup sûr avait reçu une formation basée sur les écrits de Calvin. Il s’appelait Jacques Davy Du Perron, cardinal et évêque.
La littérature au service de la religion: les «â•¯radicaux╯» Edward Furcha On n’a pas encore trouvé d’étiquette littéraire satisfaisante qui puisse s’appliquer à tous les individus du XVIe siècle, nombreux et assez divers, qu’on appelle souvent les réformateurs «â•¯radicaux╯» ou «â•¯hétérodoxes╯». Parmi plusieurs classifications proposées pour y ranger ces champions d’une vie «â•¯radicalement╯» chrétienne, la plus notable et la plus largement acceptée est celle de George H. Williams dans The Radical Reformation. Dans cet ouvrage capital, Williams et ses collaborateurs sont redevables à Ernst Troeltsch de l’utile distinction entre les termes «â•¯Église╯», «â•¯secte╯» et «â•¯culte╯». Ils ont appliqué au XVIe siècle les catégories troeltschiennes d’↜«â•¯Église╯» et de «â•¯secte╯» et, à leur suite, les historiens ont parlé des réformateurs mineurs de cette époque comme de «â•¯gauchistes de la Réforme╯», de «â•¯radicaux╯» ou d’↜«â•¯anabaptistes et spiritualistes╯». Sans dénier l’utilité de telles distinctions, je suggère d’aborder autrement le sujet pour comprendre les desseins et les fins de ces réformateurs de moindre envergureâ•›: il faut remarquer, en effet, qu’au centre des démarches d’une grande majorité d’entre eux se trouve le principe de la regeneratio, c’est-à-dire de la «â•¯re-naissance╯» (Furcha 1972, 11–22). Les catégoriser ainsi, c’est vouloir examiner sérieusement la seule affirmation théologique qui leur est commune, à savoir qu’une personne doit être rénovée de l’intérieur par l’intervention de l’esprit de Dieu, lequel fait vivre la parole de Dieu dans les personnes vivantes plutôt que dans des structures héritées du passé. User de cette formule comme du principe-clef de notre propos peut s’avérer le moyen le moins contestable de parvenir à évaluer la contribution des radicaux au renouvellement du corpus christianum. Bien qu’ils se soient eux-mêmes considérés comme des réformateurs de l’Église et de la société et qu’ils aient laissé un héritage littéraire non négligeable, ils ont été dans une large mesure tenus en marge, non seulement par les grands réformateurs de leur temps, mais aussi par la plupart des historiens du début de l’âge moderne. De ces réformateurs «â•¯marginaux╯», maints étaient des théologiens laïques. Quelques-uns avaient été prêtres et docteurs de l’Église. D’autres étaient des artisans et des ouvriers qui n’avaient pas reçu de formation théologiqueâ•›; mais ce qui leur manquait en matière d’instruction littéraire, ils le compensaient par la ferveur avec laquelle ils voulaient réformer l’Église et par leur dévouement sans borne à la religion chrétienne. Même si certains de ces Radicaux ne possédaient que des notions historiques plutôt frustes sur l’État, l’Église et la nature des réformes souhaitables, ils acceptaient tous – chacun à sa façon – l’autorité de l’Écriture en matière de conduite et de morale chrétiennes et s’efforçaient de restaurer ou d’imiter très exactement l’Église telle qu’elle avait existé, croyaient-ils, à l’aube du christianisme. C’est ce que voulaient en priorité beaucoup d’entre euxâ•›: restituer l’esprit qui animait l’Église primitive. Ils étaient fermement convaincus qu’une telle restauration ouvrirait dans le monde, sous la souveraineté de Dieu, une ère de justice et de paix (probablement de leur vivant et avec leur aide) et qu’elle assurerait l’imminente «â•¯seconde venue╯» du Christ. Quelques critiques de leur oeuvre ont pu conclure hâtivement que le legs littéraire de ces hétérodoxes demeure assez insignifiant. On peut soutenir pourtant que certains de leurs écrits 76
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méritent notre attention pour l’influence qu’ils ont exercée sur le public, restreint mais choisi, qui les a lus. Si nous relisons avec soin leurs ouvrages, nous pouvons à notre tour – sans être gênés par leurs diverses étiquettes confessionnelles – découvrir les liens qui unissaient entre eux ces hommes et ces femmes ou qui les rattachaient à leurs contemporains plus connus, à la recherche comme eux de réformes spirituelles et ecclésiastiques. D’emblée, il nous faut noter que tous possédaient plus ou moins en partage un élément fourni par la féconde tradition de la piété populaire. On peut en découvrir des racines au Moyen Âge dans les mouvements hétérodoxes. Cette piété a atteint le XVIe siècle en passant par ce qui restait du mouvement laïque des Frères et Soeurs de la Vie commune ainsi que par la littérature de tradition mystique. A cet égard, les ouvrages de Maître Eckart, ceux de Suso et surtout la Theologia germanica ont laissé une marque indéniable sur les activités réformistes en généralâ•›: ils nourrissent les accès de mécontentement, les poussées d’anticléricalisme, les révoltes contre l’ordre établi. Parmi ceux qui prônaient la régénération, certains en faisaient une affaire presque exclusivement individuelle. D’autres l’étendaient aussi aux «â•¯groupements╯» spirituellement renouvelés. Un petit nombre d’avocats du principe régénérateur cherchaient à appliquer à tout le monde ce potentiel de changement, convaincus que la force des régénérations individuelles aboutirait à l’amélioration des structures sociales. A la première catégorie appartiennent les plus anciens anabaptistes réunis à Zollicon près de Zurich, ainsi que les hommes et les femmes qui ont accepté en 1527 les sept articles de la Confession de Schleitheim comme exprimant leur solidarité chrétienne. Parmi les partisans notables de cette régénération individuelle sont Conrad Grebel, Blaurock et Felix Mantz en Suisse, Caspar von Schwenckfeld en Allemagne. Des groupes enclins avant tout à former des conventicules sont apparus en Autriche, en Allemagne et aux Pays-Bas, où ils se sont constitués en «â•¯communautés des élus╯». Les plus connus sont Balthasar Hubmaier, Hans Hut, Obbe et Dirk Phillips et Menno Simons. Moins homogène que les précédentes semble être la troisième catégorie, celle des «â•¯radicaux╯» qui, pour promouvoir leurs réformes, voulaient étendre le principe du renouvellement et de la re-naissance aux milieux sociaux où ils vivaient et travaillaient. Les plus notables sont probablement Andreas Carlstadt, Hans Denck, Sébastien Franck, Melchior Hoffmann, Thomas Müntzer, Michel Servet et Sébastien Castellion. Nous avons choisi de faire porter notre analyse sur quatre d’entre eux, particulièrement remarquables pour leur fécondité, leur réputation ou leur influence. *** Andreas Bodenstein (1477?–1541) a été généralement appelé Karlstadt, du nom de sa ville natale, ou Carlstadt (comme il écrit son nom le plus souvent) à partir de 1521. Il arriva à la toute jeune université de Wittemberg après des études traditionnelles de scolastique et de thomisme, respectivement à Erfurt et à Cologne. Il obtint sa maîtrise et son doctorat en théologie tout en enseignant à Wittemberg, puis compléta ses études en droit canon et civil au cours d’un bref séjour à Rome en 1516. Fait notableâ•›: il renonça en 1523 à son rang et à ses privilèges de clerc pour revêtir l’habit de paysan, se proclama un «â•¯nouveau laïc╯» et se retira sur les terres que possédait sa femme pour
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y gagner sa vie «â•¯à la sueur de son front et par le travail de ses mains.╯» Il écrivit et publia beaucoup. Soixante-quatorze de ses écrits ont survécu et se trouvent dans diverses bibliothèques européennes et nord-américaines, sans qu’aucune édition critique de ces ouvrages ait encore été entreprise. Comme il voulait contribuer à la réforme des plus humbles chrétiens, Carlstadt n’en a composé que vingt-deux en latinâ•›; cinquante-deux sont écrits en allemand. Au milieu de son existence, durant l’été de 1530, il quitta son Allemagne natale pour Zürich. Là, il travailla comme chapelain avec Huldrych Zwingli sous les auspices de la Fondation Grossmünster dans le cadre d’une ville évangéliquement réformée. Après être resté quatre ans à ce poste, Carlstadt retourna à l’enseignement de la théologie et accepta une chaire à l’université de Bâle. Il s’y distingua comme théologien et juriste et y gagna le respect de ses collègues. En plus de son enseignement, il servit son université en tant que recteur et contribua à en restaurer la bibliothèque. De nombreuses oeuvres de Carlstadt connurent plusieurs éditions et, bien qu’il fût persona non grata dans les cercles romains et luthériens, il toucha un large public de lecteurs et exerça une influence considérable, quoique discrète, dans le camp des réformés, sur les anabaptistes en Allemagne du Sud-Ouest et en Suisse, ainsi que sur des activistes tels que Thomas Müntzer. Deux des dernières contributions de Carlstadt à la pensée chrétienne furentâ•›: d’abord son concept de jus biblicum, innovation qui intègre l’autorité de la parole de Dieu, rapportée par l’Écriture, à celle du droit, principe d’ordre de la société humaineâ•›; puis l’assez extraordinaire application qu’il fit à son temps de la notion médiévale de Gelassenheit [passivité, soumission]. Son recours au jus biblicum, en le rapprochant du légalisme biblique, lui permettait du même coup d’attribuer toute l’autorité spirituelle à l’Écriture, dont il déclarait qu’elle trouve en elle-même sa seule interprète. En faisant appel à la Gelassenheit, qui est la façon correcte dont une personne régénérée répond à la parole de Dieu intérieurement perçue, il était en mesure d’affirmer que le salut procède à la fois de la grâce divine, qui joue un rôle actif, et de la réaction humaine, dont le rôle est passif. Par une voie oblique, Carlstadt est arrivé à une forme d’égalitarisme chrétien s’exprimant pratiquement par l’idée d’une «â•¯prêtrise de tous les croyants╯», qui se grouperaient en «â•¯congrégations d’élite╯» pour desservir le grand corpus Christianorum. *** Hans Denck (1495/1500?–1527) n’a pas eu un auditoire aussi étendu que celui de Carlstadt, malgré la profonde spiritualité dont témoigne son oeuvre. Son «â•¯voyage spirituel╯» l’a mené du catholicisme de sa Haute-Bavière natale, par la voie de l’humanisme, jusqu’aux enseignements de Luther. Il s’identifia avec les anabaptistes d’alors – assez longtemps pour que certains l’aient appelé le «â•¯Pape de l’Anabaptisme╯». Il était à Bâle, approfondissant ses récentes expériences en spiritualité chrétienne, lorsqu’une mort soudaine mit fin à sa courte vie. Les écrits de Denck qui subsistent aujourd’hui fournissent la clef de cette spiritualité. On a de lui trois poèmes composés vers 1521–23, quelques lettres écrites entre 1520 et 1527, neuf traités et une pétition adressée à la ville d’Ulm datant de ses deux ou trois dernières années. Le premier de ces traités est sa Confession de foi, présentée en manuscrit au Conseil de la ville de Nuremberg. L’auteur commence par reconnaître gravement la naturelle pauvreté de son esprit. Il continue, toutefois, en déclarant qu’il sent en lui un pouvoir capable de s’opposer à tout
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ce qui existe dans la nature et d’en triompher. De là vient un sentiment de béatitude, inespéré pour un être humain rempli de péchés, mais offert par Dieu en don gracieux dans le processus de la régénération. Comme il fallait s’y attendre, Denck trouve fausse la foi qu’il a héritée de ses parents, car la simple transmission de formes extérieures ne garantit à personne qu’il a reçu sa juste part. A sa place Denck énonce ce qu’est la vraie foiâ•›: un état d’âme qui ne dépend pas de symboles traditionnels, un don fait directement par Dieu à tous les hommes capables de le recevoir «â•¯de bonne foi╯». Pour l’obtenir, aucune obligation n’est requiseâ•›; il suffit d’être gelassen. Cette vraie foi est libre de toutes les contraintes et exigences établies par les humains et leurs institutionsâ•›; elle est seule efficace pour aller jusqu’au coeur du mal et le vaincre. L’Écriture est l’unique aliment de la foiâ•›; elle permet à celle-ci de grandir au sein de l’âme et de donner ainsi naissance à une nouvelle vie. Ce processus ne doit rien à la force humaineâ•›; il est tout entier l’oeuvre de Dieu dans l’esprit du croyant. Cette affirmation est essentielle si l’on veut comprendre la spiritualité de Denck. Celui-ci entend par là miner toute tendance à l’arrogance et prévenir le penchant naturel des humains à former des groupes sectaires et à créer ce qu’il appelle ein wüsten Greuel (une «â•¯abomination de la désolation╯»). Pour bien comprendre l’Écriture, on a besoin selon lui d’être guidé par l’esprit de Dieu. Denck est disposé à reconnaître la validité de la Loi aussi bien que de l’Évangile. La Loi, pense-t-il, a été instituée par Dieu «â•¯pour la mortification des incroyants╯»â•›; l’Évangile a été offert aux hommes «â•¯pour vivifier les croyants╯». Toute personne désireuse de passer de l’incroyance à la croyance doit subir la mort de son vieux moi avant d’être régénérée pour une nouvelle vie. Il faut noter qu’ici le mot «â•¯incroyance╯» ne désigne pas tant le refus d’accepter comme articles de foi certaines formules du Credo que le fait de «â•¯vivre en rébellion contre Dieu╯». Comment Denck voyait-il le chemin de la grâce et que pensait-il des marques communément répandues de la spiritualité, à savoir les sacrementsâ•›? Avec beaucoup de prudence, il a formulé une opinion sur deux seulement des sept sacrements de l’Église médiévaleâ•›: le baptême et la communion. Les Conseillers municipaux, à qui il adressait son plaidoyer pro vita sua, devaient s’inquiéter avant tout de sa position sur ces deux points, car probablement ils soupçonnaient que, comme Schwenckfeld et d’autres, il n’aimait pas le terme «â•¯sacrement╯» même pour parler de ceux qui, pensaient-ils, avaient été institués par Jésus-Christ lui-même. Il n’est pas surprenant que Denck critique les opinions et les pratiques qui avaient cours alors dans le camp protestant en ce qui concerne ces sacrements. Il commence par le baptême, sacrement de l’initiation chrétienne. Pour clarifier sa position, Denck use de la métaphore du nettoyage, rappelant à ses lecteurs que l’impureté ne peut être nettoyée par une simple application d’eau venue du dehors. Ce qu’il faut par-dessus tout, pour qu’elle puisse à elle seule régénérer quelqu’un, c’est qu’elle vienne «â•¯d ’en haut╯». La lutte intérieure qui s’ensuit est un combat de toute une vie, plus ou moins violent selon les moments, et qui n’est gagné qu’une fois franchies les eaux «â•¯proches de la côte╯», le ressac qui se brise sur une vie statique et donne lieu à un renouvellement dynamique. En conclusion, l’essentiel réside dans ce «â•¯baptême interne╯», le baptême externe étant un signe acceptable du contrat passé entre Dieu et l’individu régénéré, sans qu’il soit pour cela nécessaire à la rédemption. Donc, comme on pouvait s’y attendre, Denck limiterait volontiers l’acte extérieur du baptême aux seuls croyants, avouant que baptiser les enfants lui paraît un exercice dénué de sens.
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De même, Denck fait peu de cas de l’acte extérieur qui consiste à manger du pain et à boire du vin pour constituer le sacrement de l’Eucharistie. (Comme beaucoup de protestants, il n’emploie pas ce mot et préfère parler du «â•¯Souper du Seigneur╯» ou simplement de «â•¯rompre le pain et boire à la Coupe╯»). Comme dans sa discussion du baptême, il part du principe que l’homme est par nature corrompu ou empoisonné. Le seul moyen de chasser le poison du corps et de l’âme est le refus de nourriture. (Denck emploie là deux termes assez étrangesâ•›: Unessigkeit (abstinence) et Aderlass (saignée). Malheureusement il n’en donne pas le sens exact, mais je présume que le premier terme indique une attitude analogue au «â•¯Stillstand╯» de Schwenckfeld, c’est-à-dire qu’il faut s’abstenir de prendre part à la célébration de l’Eucharistie tant qu’on n’est pas à peu près certain de ce que les célébrants de cet acte solennel ne souillent pas le sacrement, en même temps que leur personne, en raison de leur indignité. La «â•¯saignée╯» semble être pour Denck la «â•¯résignation à souffrir╯», le bon vouloir du véritable disciple du Christ à accepter la dérision, la perte de ses biens et même la mort, en vue de préparer le royaume de Dieu et de créer des communautés de chrétiens fidèles et obéissants, qui ne soient pas disposés à «â•¯se vendre╯» aux structures et aux normes mondaines. En ce qui concerne l’Eucharistie, l’attitude de Denck est la même qu’à l’égard du baptêmeâ•›: la véritable Eucharistie est «â•¯spirituelle╯»â•›; c’est seulement par elle que le croyant peut faire l’expérience de la «â•¯déification.╯» Si l’on se réfère, en effet, aux concepts traditionnels de l’Incarnation, la position de Denck était proche de ce qu’on appelle le docétisme. Selon lui, une véritable incarnation prend place dans tout être humain qui s’abandonne totalement au Fils de Dieu. Une formule mémorable souligne cette attitudeâ•›: «â•¯Une personne est déifiée par l’amour de Dieu, et Dieu est humanisé dans cette personne.╯» S’il est un thème prépondérant dans l’oeuvre de Denck, c’est celui de l’amour divin. Par la force de cet amour, Dieu effectue le rachat de l’humanité égarée. Savoir cela, c’est résoudre les mystères de la vieâ•›; voilà le trésor que découvre celui qui cherche la vérité – vérité que Dieu a communiquée par sa parole. En raison de cette acception particulière de l’↜«â•¯amour╯» et de la façon dont il est communiqué dans le cadre des relations que Dieu cherche à établir et à maintenir avec les hommes, Denck ne peut être qualifié de «â•¯littéraliste╯» dans son interprétation de l’Écriture. Il admettrait probablement que le canon de l’Écriture contient la parole de Dieu, mais il ne manquerait pas d’affirmer aussi qu’elle n’y est pas toute. Denck peut-il être pour cela qualifié d’un certain universalismeâ•›? La question demanderait à être examinée plus longuement. Dans son Was geredt sey de 1526 (Denck, Selected Writings, pp.â•›182–214), il allègue que la possibilité de se racheter est donnée à tout le mondeâ•›; il suffit d’écouter la parole de Dieu, présente chez tout être humain. Comme il s’en tient fermement à l’idée que Dieu opère directement avec tout un chacun, on peut aisément se passer des structures externes de l’Église. Donc, selon Denck, les deux traits pertinents de l’Église, unité et universalité, sont assurés, non parce qu’elle a son centre à Rome, mais plutôt parce que ceux qui disent «â•¯oui╯» à la parole divine sont, en quelque sorte, unis entre eux par leur «â•¯ressemblance avec le Christ╯». L’emploi du temps d’une vie chrétienne, tel que le propose Denck, est, pour user d’un terme moderne, conceptualisé. Les individus qui sont en harmonie avec la parole de Dieu «â•¯audedans d’eux-mêmes╯» doivent manifester par une conduite irréprochable cet amour divin qui est à la racine de leur vie. Ceci peut, en gros, paraître assez orthodoxe, mais s’écarte pourtant de
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la pensée chrétienne alors dominante par sa tendance à une interprétation antinomique de la volonté divine à l’égard de l’humanité. Certes, Denck ne nie pas que des lois soient nécessaires pour guider les personnes non régénérées, mais il semble aussi prétendre que quiconque est en possession de la vérité se trouve par là en mesure d’obéir aux commandements de Dieu sans avoir besoin de lois. Ceux qui ont la parole de Dieu dans le coeur et sur les lèvres montreront par leur vie quelle foi les habite – non en vertu de leur mérite personnel, mais parce qu’ils ont reçu le don divin de la grâce. Denck paraît avoir trouvé un moyen de concilier des contrairesâ•›: d’une part, son assertion que le genre humain est «â•¯pitoyable et sujet à tous les maux du corps et de l’âme╯», d’autre part, le principe que Dieu est la source du parfait amour. C’est que la première expression s’applique à l’homme tel qu’il est par nature, la seconde à la divine étincelle dont tout être humain est doté. Dans la personne de Jésus, «â•¯en qui cet amour parfait s’est révélé le plus complètement╯», Dieu et l’humanité – par ailleurs infiniment distants – se trouvent réunis. Aux yeux de Denck, puisque cette réunion est chose faite, toute action divine apparaît comme une action humaine et toute souffrance humaine doit être comptée comme une souffrance de Dieu. Pour qu’il lui soit possible d’imiter le Christ, un être humain a besoin seulement de «â•¯chercher avidement la ferveur amoureuse quand elle peut encore être trouvée╯». (En allemand, «â•¯l ’amour╯» est du genre fémininâ•›: die Liebe). Là où cette ferveur est présente, on peut procéder aux préparatifs de son mariage avec son fiancé, le Christ – qui incidemment procurera la robe de noces appropriée. Cette métaphore, comme bien d’autres dont use l’auteur dans son traité Du véritable amour, situe le processus de purification et de libération dans la personne qui s’est vraiment abandonnée à Dieu. Il s’agit clairement d’une activité spirituelle qui élimine le besoin de règles et de prescriptions, aux yeux de Denck pures inventions humaines. Même l’Écriture, avancet-il, prise uniquement comme un texte, ne saurait changer un coeur corrompuâ•›; elle peut tout au plus instruire, ce qui n’est de moindre valeur. Mais quand le coeur est en état de piété, c’està-dire quand on sait reconnaître en soi la divine étincelle, alors on peut progresser en écoutant l’Écriture. Si l’on définit la pensée réformée comme une façon de découvrir dans l’Évangile une révélation plus claire que n’offrait la Loi auparavant, Denck n’est pas très loin de la position des réformés. Il en diffère cependant par son insistance sur un point crucialâ•›: la Loi et l’Évangile, sous leur forme externe, lui apparaissent interchangeables. Mais, d’un autre point de vue, il semble avoir été un véritable évangélique, passant, dans ses écrits, d’un stade de quasi-désespoir (sa Confession, où il se regarde comme une créature pécheresse) à un état optimiste (Du véritable amour) et atteignant vers la fin de sa brève existence un sage scepticisme, qui se demande si l’on peut (dans cette vie, du moins) réussir à se transformer radicalement (recantation). Au cours de cette dernière phase de son évolution spirituelle, Denck doute de ce qu’il a cru et fait quand il était proche des anabaptistes. Son haut degré de Gelassenheit – remarquable chez quelqu’un de vingt-six ans – lui permet de se désintéresser de sa carrière pour s’abandonner et tout subordonner à la parole de Dieu. Peut-être Denck a-t-il subi également une forte influence humaniste dans sa recherche avide du véritable amourâ•›; toujours est-il que sa dernière position est celle qui intéresse le plus un interprète moderne de son oeuvre. On a là un homme droit et modeste, qui n’ambitionne rien de plus, pour lui-même et pour les autres, que de vivre sous l’oeil de Dieu.
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Dans un compte-rendu assez enthousiaste de la biographie de Sebastian Franck (1499–1542) par Will-Erich Peuckert, Walter Nigg a reconnu comme suit l’importance de ce spiritualiste radical du XVIe siècleâ•›: «â•¯Franck… a devancé le Credo de la religion moderne. Avec une intuition prophétique il a ouvert la voie a un Protestantisme libéré, qui dans le tumulte de l’époque ne pouvait encore se développer. Son spiritualisme chrétien possède une valeur éternelle qui, à elle seule, permet aux humains d’aujourd’hui d’accomplir la plus difficile de leurs tâchesâ•›: surveiller avec sagacité la tournure des événements pour faire obstacle aux forces qui montent.╯»
Cette marque d’approbation donnée à Franck en 1944 par un théologien de tradition réformée est surprenante, mais étrangement prophétique. L’étoile de Franck a monté récemmentâ•›; ces dernières années ont vu un nombre croissant de chercheurs se tourner vers son oeuvre afin d’y découvrir pour eux-mêmes ce que Franck avait à dire et que n’ont pas entendu en son temps les Églises établies et ceux de ses contemporains qui en étaient membres. Franck a été un écrivain relativement prolifique. Trente-deux ouvrages, composés entre 1528 et 1542, ont connu de son vivant une ou plusieurs éditions. C’est un des premiers chroniqueurs qui aient tenté, dans les annales de la chrétienté occidentale, de donner leur place légitime aux gens privés de la liberté de s’exprimer. Ce n’est pas avant les dernières années du XVIIe siècle, avec la publication du Kirchen und Kertzergeschichte de Gottfried Arnold, qu’on reverra un effort semblable. Franck a été, lui aussi, fortement influencé par l’humanisme érasmien. Le principe ad fontes qu’il y puisait l’a aidé à se démarquer des activités réformistes entreprises par les tenants de l’Église romaine, par Luther ou par d’autres et à chercher, en indépendant, les manifestations de la vérité, au lieu de tenter de consolider des structures croulantes pour préserver le faux idéal du passé. A son avis, rétablir ou réformer l’extérieur de la religion était s’élever contre l’esprit de Dieuâ•›; c’est Lui qui oeuvre à transformer les individus et à remplacer les vieilles structures par de plus valables. Selon Franck, la vérité ne saurait être contenue dans les limites d’une période donnée. Il faut oublier tout ce que nous avons appris dans notre jeunesse, abandonner ou changer tout ce que Luther et Zwingli nous ont légué. L’attitude de Franck ne veut pas dire, bien sûr, que selon lui la vérité soit inconnaissable. Ce qu’il affirme, c’est que personne dans le passé ni personne dans sa génération n’a jamais connu l’entière vérité. Il montre dans ses Deux cent quatre-vingt Paradoxa qu’on peut arriver à la vérité en juxtaposant des assertions apparemment contradictoires. C’est après avoir été déchiré entre des vues opposées et soumis aux souffrances qu’endure tout vrai chercheur au nom et dans l’esprit du Christ, qu’un homme clairvoyant se voit offrir la vérité. Seuls ceux qui ont reçu en eux le don de Gelassenheit peuvent être qualifiés de vraiment «â•¯pieux╯». Ce sont les seules personnes à voir le monde sous un jour nouveau – car elles sont régénérées, elles re-naissent par la grâce de Dieu, qui leur permet de recevoir le vrai Christ, c’est-à-dire la Parole éternelle conçue chez un croyant au fond de son être. Pour Franck, l’image idolâtrée de l’Église n’a aucun rôle à jouer dans le processus de la rénovation interne. Franck n’a pas – en théorie, du moins – rejeté l’Incarnation. Il pouvait certainement en accepter l’historicité pour le premier siècle de notre ère. Toutefois, comme il répète que la vérité spirituelle transcende le temps et le lieu, il pouvait affirmer aussi que Dieu est actif partout et à
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toutes les époques. C’est ainsi que l’histoire manifeste les merveilleuses actions de Dieu. Quant à l’Écriture, elle adresse un message spécial aux enfants de Dieu capables d’en saisir le vrai sens et de la reconnaître comme un discours merveilleux…╯» opposé à tout ce qui n’est qu’apparence et illusion╯», tandis que pour les incroyants, elle demeurera éternellement une allégorie et un paradoxe. A cause de la nature spirituelle dont Dieu l’a gratifié, Franck retourne «â•¯aux sources╯»â•›; il ne les trouvera pas, toutefois, dans un texte extérieur, contrôlé ou sauvegardé par un magistère humain, mais plutôt dans l’oeuvre que Dieu accomplit en tout croyant. L’intériorisation de telles expériences les protège de toutes les possibilités de distorsion inhérentes aux choses matérielles. La spiritualité de Franck lui permet de poser en principe que la foi se manifeste par la façon de vivre et non à travers tel ou tel credo ou profession de foi. Comme on pouvait s’y attendre, bien entendu, théorie et pratique ne coïncident pas toujours. Il n’est qu’à voir l’usage que Franck fait de l’Écriture. Elle ne lui a pas servi, c’est évident, d’unique guide de la vie spirituelle. Au moins treize livres de la Bible ne sont jamais cités dans ses Deux cent quatre-vingt Paradoxa. Il n’a pas écrit de commentaires bibliques, sauf une brève présentation du Psaume 64 (1539), et il n’a, semble-t-il, prêché aucun sermon. Une trop grande attention portée à la lettre de la Bible aurait été contraire à son principe de l’illumination par la parole intérieure. Historien, il a relevé dans ses sources toutes les affirmations paradoxales qu’elles contenaient, mettant côte à côte les apparents contraires et les scrutant jusqu’à ce que son travail de réflexion ait distillé la vérité. Cette méthode lui a permis d’être tolérant à l’égard des positions hétérodoxes et de tout ce qui pouvait dépasser sa compréhension immédiate. Son ouverture d’esprit et sa pénétration vis-à-vis d’autrui font de Franck un remarquable précurseur de la tolérance et du libéralisme des siècles à venir, ainsi qu’un des représentants les plus radicaux de la pensée protestante de son temps – assez à l’↜«â•¯avant-garde╯», en fait, pour qu’on l’ait accusé d’universalisme. *** Thomas Müntzer (1489–1525) renia la prêtrise et se mêla à des querelles concernant certains groupes défavorisés de son tempsâ•›: les paysans et les mineurs de l’électorat de Saxe. Parmi les «â•¯petits╯» réformateurs du début du XVIe siècle, nombreux et hauts en couleur, il est l’une des figures les plus remarquables et, en un sens, les plus tragiques. Sa carrière aurait pu se dérouler de façon relativement paisible, s’il avait continué à s’occuper de ses paroissiens sans chercher à résoudre des problèmes épineux qui dépassaient les limites de la spiritualité et de la religion et empiétaient sur le domaine de la politique. Il se mêla d’affaires qui l’opposèrent à l’autorité temporelle et le firent exécuter, âgé seulement de trente-cinq ans, comme coupable de rébellion. Contrairement à beaucoup de ses contemporains travaillant à réformer l’Église et la société, Müntzer a écrit relativement peu. En dehors de son oeuvre liturgique, nous n’avons de lui que quelques traités, un petit nombre de sermons et des lettres à ses amis ou à ses adversairesâ•›; au total, pas plus de six à huit cents pages d’une édition critique moderne. Néanmoins, son influence a été considérable. Quand on cherche à l’évaluer, il faut tenir compte de plusieurs facteurs. En premier lieu, il est le seul «â•¯enthousiaste╯» qui a paru être prêt à «â•¯affronter╯» Luther sur son propre terrain et qui le blâme de ne pas s’attaquer aux besoins d’une «â•¯chrétienté pourrie╯». Dès 1521, avec la
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publication de ce qu’on appelle le «â•¯manifeste de Prague╯», Müntzer exprime son inquiétude devant les demi-mesures prises pour tenter de sauver la chrétienté brisée. A leur place, il réclame une restitutio, une redécouverte de l’Église primitive, telle qu’elle existait au temps du Christ et des apôtres. En second lieu, Müntzer a combiné en lui les traits d’un prophète avec ceux d’un pasteur et d’un conseiller. Il avait pris conscience, en effet, en s’occupant de sa paroisse, des vices du système social qui rendaient virtuellement impossible une réforme de l’Église «â•¯dans sa tête et ses membres╯», comme le voulait Luther. Confiant néanmoins en la grâce de Dieu, qui veut bien user d’instruments comme lui pour «â•¯dégrossir╯» le coeur humain (entgröben est le mot employé), Müntzer ose espérer une sorte de changement radical transformant les chrétiens «â•¯de nom╯» en disciples du Christ animés d’une foi invincible. Ce qui implique plusieurs conditions, dont l’une est qu’il faut accepter le Christ dans ses souffrances et non dans sa gloire. Vouloir accepter ces souffrances, c’est ce que Müntzer appelle «â•¯connaître le Christ amer╯». Troisième pointâ•›: aux yeux de beaucoup de gens du commun, Müntzer s’est rangé de leur côté, tandis que leurs dirigeants divinement intronisés semblaient plus soucieux de poursuivre leurs intérêts particuliers que de rendre moins lourd le fardeau des impôts et des dîmes. Ses attaques visent en priorité les princes et les prêtresâ•›; les premiers sont exhortés à remettre de l’ordre dans la société et les seconds sont blâmés pour avoir inventé les «â•¯éclatantes cérémonies des impies.╯» L’action réformiste de Müntzer connut bien des obstacles et des déboires. Luther le tenait pour un «â•¯enthousiaste╯» indésirable. Les héritiers de Jan Hus ne répondirent pas à son appel autant qu’il aurait pu l’espérer et les princes qui avaient subi l’influence de Luther l’estimèrent assez dangereux pour interdire à leurs sujets de l’écouter prêcher. Comme il avait déjà biffé d’un trait l’Église papale, il n’avait pas d’autre choix que de se tourner vers les simples chrétiensâ•›: il allait les aider à rompre les liens de servitude et de peur qui les enchaînaient aux autres humains et à leurs institutions. Il prit à coeur désormais d’insuffler aux chrétiens régénérés la véritable timor Dei. Pour cela, il écrivit une Messe allemande et un Office allemand durant son pastorat à Allstedt. De cette façon, les vrais croyants seraient exposés, dans la pratique collective de leur culte, à la source de l’unique autorité réglant les affaires humaines, c’est-à-dire, déclarait-il, la parole de Dieu. En outre, il publia des appels à une réforme radicale. Ils ne lui rapportèrent qu’une hostilité accrue de la part de Luther, le silence réservé de Carlstadt, que Müntzer avait espéré intéresser à sa cause, et la censure des autorités temporelles. Plus que jamais, Müntzer semble certain que seule une personne libérée de toute trace de frayeur humaine peut se ranger parmi les élus auxquels Dieu, une fois encore, doit confier le rétablissement d’une véritable Église apostolique. Ceux qui se soumettent à la volonté divine dans un total abandon d’eux-mêmes (Gelassenheit) sont susceptibles de sentir en eux la transformation qui fera d’eux, à leur tour, les instruments qui transformeront le système social. Il devrait en résulter un monde d’hommes et de femmes régénérés vivant en nouvelles communautés sous l’oeil de Dieu. ***
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Si les radicaux du XVIe siècle sont des révolutionnaires, leurs exhortations à la révolte ou leurs exigences de changements sociaux n’étaient pas pour eux des fins en soi. Ce qui est typiquement radical, c’est l’idée – commune à tous – que les individus peuvent être régénérés grâce à l’esprit de Dieu, qui travaille en eux à rendre concrète la parole divine. Seule cette communication de la volonté de Dieu à celui qui s’y abandonne totalement permet de bâtir vraiment le corps du Christ et d’effectuer une réelle transformation des structures socio-religieuses au sein desquelles vivent les individus. Si les radicaux du XVIe siècle, même les représentants d’un spiritualisme aussi radical que celui de Schwenkfeld, ne refusent pas d’accorder une certaine importance aux traditions ecclésiastiques et théologiques, ils n’attribuent ni autorité ni force vitale à la tradition en tant que tradition (si vénérable qu’elle puisse paraître). Pour eux, l’autorité suprême en matière de foi et de morale est détenue par la Parole vivante – le Christ intérieur – qui seule est génératrice de vie. Cette autorité les fait vivre, agir, et même parfois mourir, en gens convaincus que Dieu seul peut vraiment amener, en changeant les coeurs, les révolutions nécessaires à l’amélioration de la société. Ils ne dédaignaient pas, cependant, de servir à Dieu d’instruments, pour que fût entendue, à travers leurs paroles, l’éternelle Parole. C’est pourquoi ils composèrent des ouvrages édifiants (Schwenckfeld, Denck et Franck)â•›; ils créèrent une liturgie de leur temps (Müntzer) et s’engagèrent dans des débats théologiques (Carlstadt), avec l’espoir de toucher, chacun à sa façon, l’opinion publique. En fait, si l’on pouvait savoir avec exactitude quel public ils ont atteint, on trouverait sans doute que beaucoup de radicaux ont mieux réussi que les partisans du statu quo ou que les principaux réformateurs à intéresser les laïcs et à les engager dans leurs causes respectives. Ils faisaient non seulement bon usage de l’Écriture en traduction, mais ils ont rédigé aussi la plupart de leurs écrits dans la langue du peuple plutôt qu’en latin et, au lieu de vouloir détruire les structures sociales et ecclésiastiques existantes, ils cherchaient à modeler des communautés de fidèles sur le patron idéal des Églises primitives. Le fruit de leurs labeurs ne sera cueilli, mûr, que par des générations à venir.
L’humanisme évangélique Erika Rummel Deux courants religieux coulent, peut-on dire, parallèlement au cours principal de la Réformeâ•›: le mysticisme et l’évangélisme. L’un et l’autre de ces mouvements restent quelque peu amorphes et mal définis parce que leurs représentants, à la différence des luthériens et des calvinistes, n’ont jamais rédigé de profession de foi ni fondé d’Église. En fait, la nature de leurs croyances repoussait toute forme d’institution. Esprits libres, ils avaient en commun le désir de réformer et de rénover les individus plutôt que les Églisesâ•›; mais leur refus d’adhérer à des positions doctrinales spécifiques les rendait suspects aux yeux des catholiques aussi bien que des protestants. Aussi se sont-ils retrouvés souvent, tel le Christ dans l’Évangile, sans lieu où poser leur tête. Le mysticisme, au sens large que lui assigne Jean Gerson, est la conviction qu’on peut arriver à la connaissance de Dieu «â•¯en l’embrassant dans une union d’amour.╯» Les mystiques du XVIe siècle rejettent toute autorité externe, qu’elle vienne des hommes ou des livres. En fait, ils rejettent même l’Écriture, dans leur désir d’être guidés uniquement par la lumière intérieure de la révélation divine. Ils étaient, comme dit Lewis Spitz, des «â•¯subjectivistes religieux╯». Leur mysticisme englobait souvent des notions d’universalisme et de panthéisme, c’est-à-dire qu’ils croyaient l’essence divine partout présente dans la Création et le salut possible pour tous les hommes, quelle que soit leur foi. Le mystique allemand Sebastian Franck (1499–1542) – cf. supraâ•›: «â•¯La littérature au service de la religionâ•›: les Radicaux╯» – toucha un large public grâce au style populaire de ses écritsâ•›; il parlait d’une Église de croyants invisible du dehors et perceptible seulement par l’œil intérieur. Rites et cérémonies étaient pour Franck des singeries (Affenspiel). Il n’est pas surprenant que ses efforts d’intégration à une religion organisée aient été rejetés et qu’il soit resté toute sa vie un errant. A la recherche d’âmes sœurs, il parcourut toute la gamme des positions doctrinales, de prêtre catholique à ministre luthérien et à sectateur de l’anabaptisme. De plus en plus critique des Églises établies, il écritâ•›: «â•¯Il nous faut désapprendre tout ce que nous avons appris des papistes depuis notre enfance et tout changer de ce que nous avons reçu du Pape ou de Luther et de Zwingli.╯» (Jones, p.â•›49). Nulle Église formelle, en effet, n’est capable de sauver l’hommeâ•›; seule le peut la clarté interne de la révélation. Expulsé de Strasbourg en 1531, Franck essaya de gagner sa vie en fabriquant du savon à Esslingen, puis alla s’établir à Ulm comme imprimeur. Banni de cette ville en 1539, il se rendit à Bâle, où il mourut en 1541. Les ouvrages de Franck les plus connus sont Chronicaâ•›: Zeytbuch und Geschichtbybel (Chroniqueâ•›: Livre du Temps et Bible historique) (1531) et une cosmographieâ•›: Weltbuch (Livre du Monde) (1533). Dans ces œuvres il révèle son histoire spirituelle, déclarant que l’Écriture, lettre morte, a rendu les hommes «â•¯hérétiques et imbéciles╯». Il critique le raisonnement humain, qui ne peut opérer, dit-il, que dans la sphère des intérêts mondains et se montre stérile appliqué aux choses divines. Comme les autres mystiques, Franck penche pour l’universalisme. «â•¯Mon cœur n’est éloigné de personne╯», écrit-ilâ•›; «â•¯j’ai des frères chez les Turcs, les Papistes, les Juifs, tous les peuples╯» (Bainton, p.â•›128). Franck approuvait les idées d’Érasme, dont il a traduit l’Éloge de la folie, et déploré la persécution par les catholiques réactionnaires. Il était aussi en contact avec des radicaux tels que 86
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Kaspar Schwenckfeld, Hans Denck et Johann Buenderlin. Tous les quatre partageaient certaines positions spiritualistes. Noble de Silésie, Schwenckfeld (1489–1561) parlait de la Parole vivante écrite par le doigt de Dieu dans le cœur du croyant. Cet évangile, qu’il fallait chercher dans le Christ, était le puits de vérité. C’était la Parole de Dieu qui faisait entrer l’homme dans la communauté spirituelle. Ayant repoussé «â•¯les promesses alphabétiques de salut╯» offertes par les Églises établies, Schenckfeld se retrouva isolé et proscrit. Denck (1495–1527) – cf.supraâ•›: «â•¯La littérature au service de la religionâ•›: les radicaux╯» – fut d’abord proche du mouvement anabaptiste, mais adopta bientôt certains éléments mystiques, rejetant tous les aspects extérieurs de la religion, y compris l’Écriture. Il voyait dans le Christ le révélateur de la lumière et de l’amour de Dieu, lequel accorde librement à chaque homme son salut, tous les rites formels devenant donc superflus. Ces vues rendirent Denck persona non grata auprès des Églises établies. Banni successivement de Nuremberg, de Strasbourg et de Worms, il mourut à Bâle de la peste. Buenderlin († 1533) fut également attiré par le mouvement anabaptiste, mais se consacra plus tard à une religion d’expérience intérieure. Il opéra en Haute Autriche, prêchant et écrivant sur un ton prophétique et extatique. Il ne rejetait pas entièrement les cérémonies, mais les considérait seulement comme un moyen d’éveiller les âmes. A un stade plus parfait, l’homme n’a plus besoin de telles béquillesâ•›; guidé par une lumière intérieure, il devient un membre de l’invisible Église du Christ. Aux Pays-Bas, Dirck Volckertsz Coornhert (1522–1590), graveur d’Amsterdam, professait des vues similaires à celles de Franck et acceptait aussi les idées de son compatriote Érasme, dont il traduisit quelques écrits en hollandais. Coornhert croyait que la vraie religion consiste en une propension au bien, d’inspiration divine, qui s’exprime intérieurement par l’amour de Dieu et extérieurement par l’amour d’autrui. Le salut s’obtient plutôt par la foi que par l’observance des rites. Coornhert, tout comme Franck, souligne que l’homme est libre de suivre ou non les règles purement humaines et qu’il faut s’appuyer sur l’inspiration divine pour comprendre la parole de Dieu. En Espagne, où les idées des grands réformateurs n’ont jamais pris racine, le désir de réforme a trouvé son expression dans un mouvement illuministe né dans le paysâ•›: l’alumbradismo. Ses représentants ont associé divers concepts religieux. Les historiens distinguent en général dejados et recogidos. Ces derniers étaient des mystiques, au sens propre du terme, aspirant à une communication directe avec Dieu et rejetant l’aide de la raison. Leur principal représentant est Francis d’Osuna († 1542). Son Tercer abecedario spiritual (Troisième alphabet spirituel) a de lointaines racines dans la tradition médiévale du mysticismeâ•›; il se fonde sur le recogimiento, c’est-à-dire un «â•¯recueillement╯» de l’âme, une concentration qui mènera à l’illumination et à l’union avec Dieu. Comme les regitos, les dejados croyaient à la possibilité de s’unir avec Dieu par l’illumination, mais ils pensaient qu’on puisait une inspiration personnelle dans la lecture de l’Écriture. C’était l’amour de Dieu – concept crucial de leur idéologie – qui illuminait l’individu et lui permettait d’arriver à comprendre la Parole. Cet amour divin libère l’homme de l’esclavage où le tiennent les lois et les règles qu’il a lui-même faites. Le père spirituel du mouvement, Pedro Ruiz de Alcaraz, a développé ses théories dans la seconde décennie du siècle. Il enseignait que «â•¯dans
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l’homme l’amour de Dieu est Dieu╯», c’est-à-dire que l’amour divin est une force extrêmement puissante. L’homme ne peut rien pour s’attirer ce don de Dieuâ•›; ni bonnes œuvres ni sacrements ne lui donnent une chance de le mériterâ•›; pas plus que l’instruction et l’éducation ne contribuent à faire connaître Dieu et à s’unir à Lui. Alcaraz a exercé une influence formatrice sur Juan Valdés, dont nous parlerons plus loin dans le contexte de l’évangélisme italien. En France, Guillaume Postel (1510–1581) offre un exemple de l’errant spirituel. Un biographe moderne le décrit comme «â•¯à la fois Schwärmer (visionnaire) et catholique, tiraillé entre Luther et Ignace de Loyola et violemment repoussé par tous les partis╯» (Stahlmann, p.â•›307). Postel entreprit deux voyages en Orient, où son contact avec des cultures non-chrétiennes élargit sa vision et le conduisit à embrasser l’universalisme. Dans De orbis terrae concordia (1544) il fait porter à une Église catholique corrompue le blâme du schisme protestant. Dans Alcorani… et evangelistarum concordiae liber (1543) il cherche à concilier tous les enseignements religieux et fait appel au Christ, «â•¯source de concorde╯», pour rassembler le monde entier sous la houlette d’un seul pasteur. La pensée religieuse de Marguerite de Navarre (1492–1549) défie également toute catégorisation rigide. La savante sœur aînée de François Ier se sentait très proche des idées prônées par les réformateurs de Meauxâ•›; l’évêque Briçonnet était d’ailleurs son directeur de conscience. Elle fut, en outre, la protectrice d’autres esprits libresâ•›: le poète Clément Marotâ•›; Gérard Roussel, collaborateur de Lefèvreâ•›; Louis de Berquin, encore qu’elle ait été incapable d’empêcher l’exécution de ce dernier pour hérésie en 1529. En fait, la Sorbonne considérait comme inorthodoxes les propres écrits de Marguerite et plus d’une fois François fut obligé d’intervenir en faveur de sa sœur. Après l’affaire des Placards (1534) Marguerite se retira dans ses terres à Nérac, où elle accueillit comme valet de chambre Bonaventure des Périers (1500–1544). Toutefois le scepticisme de l’auteur du Cymbalum mundi (1537) se révéla trop outrancier pour le goût de sa libérale maîtresse. La pensée éclectique de Marguerite de Navarre a suscité diverses interprétations, d’ailleurs contradictoires. Abel Lefranc dans son ouvrage classique Les Idées religieuses de Marguerite de Navarre note l’opposition entre l’affirmation de René Doumic «â•¯qu’elle adhère de toutes ses forces aux dogmes de la foi catholique╯» et celle d’Émile Faguetâ•›: «â•¯La reine de Navarre est toute pénétrée de pensée calviniste╯» (pp.â•›1–2). Lefranc lui-même penche pour une appréciation plus nuancée de ses attachements religieux et met l’accent sur son rejet de tout système doctrinalâ•›: «â•¯La sœur de François Ier a été sûrement protestante╯», dit-il, «â•¯mais à sa manière╯» (p.â•›23). La religion de Marguerite a trouvé à s’exprimer dans son œuvre poétique, en particulier dans le Dialogue en forme de vision nocturne et le Miroir de l’âme pécheresse (1531), ainsi que dans son recueil de nouvelles, l’Heptaméron. Dans un passage-clef du Dialogue Marguerite exprime son aversion pour le dogmatisme et souligne l’importance personnelle qu’elle attache à l’amour comme grâce salvatriceâ•›: Je vous prie que ces fascheux debatz D’arbitre franc et liberté laissez Aux grandz docteurs, qui l’ayantz ne l’ont pasâ•›; […] Mais quant à vous, quoy qu’on vous die ou face, Soyez seure qu’en liberté vous estes Si vous avez l’amour de Dieu et grace. (vv.61–69)
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Son rejet du légalisme et l’importance donnée à «â•¯l ’ignorance mystique╯», idées que lui a transmises son conseiller Guillaume Briçonnet, s’expriment aussi dans la farce L’Inquisiteur, où l’on trouve ce dialogue entre l’inquisiteur et un enfant (qui représente le simple peuple)â•›: Inâ•›: Qu’esperez vous trouver en [Dieu]â•›? Enâ•›: Dodo. […] Inâ•›: Mais qui est ce Dieu làâ•›? Enâ•›: Bon bon. […] Inâ•›: Des bonnes œuvres, des merittes, qu’est-ceâ•›? Enâ•›: Lza, lza, lza. Valetâ•›: O Dieu, qu’il dict bienâ•›! (Théâtre profane, éd. V.-L. Saulnier, pp.â•›70–71)
Les réponses absurdes suggèrent que l’intellect humain est incapable de saisir l’essence divine. C’est aussi ce que pensaient Lefèvre et Briçonnetâ•›: la raison est incompatible avec la compréhension du divin. L’évêque de Meaux écrit en ce sens à Margueriteâ•›: «â•¯Dame Raison doibt aussy estre folle et en si lointain pais bannye que, destituez de toutes cures et solicitudes, simplifions nostre ame pour estre susceptible de l’unyion divine.╯» Dans l’Heptameron aussi on découvre un but spirituel. Ce recueil de contes, transcrit par Des Périers (qui en fut, disent certains, le co-auteur), traite avant tout de l’amour, sacré et profaneâ•›; mais il comporte un autre message, plus subliminal, qui témoigne de sentiments mystiques. L’amour apparaît également comme une force rédemptrice dans les poèmes des Prisons, adaptation de la dialectique platonique, où l’on voit l’âme secouer les chaînes de l’ambition mondaine pour se bâtir un palais consacré au savoir. Prison littéraire, dont elle sera délivrée par le contact sanctifiant de l’amour divin. Plus tard, la pensée religieuse de Marguerite fut influencée par les enseignements de Luther, de Calvin et des Libertins spirituels. Ces derniers, avec Quintin et Pocque, commencèrent à être actifs au début des années 30. Dans le cercle de Marguerite, Roussel fut leur principal représentant. Quintin et Pocque eux-mêmes séjournèrent à Nérac en 1543 et Marguerite garda jusqu’à sa mort Pocque à son service comme aumônier. Au centre de leurs croyances les Libertins mettaient l’amour – force effaçant les péchés sans les juger – et l’identification de l’homme avec Dieu par l’entremise de l’Esprit. La régénération de l’homme impliquait un retour à l’innocence et à la simplicité spirituelle. L’emploi par Marguerite de phrases dépourvues de sens peut trahir l’influence des Libertins, dont Calvin disait qu’ils parlaient un «â•¯gazouillis d’oiseaux╯». Mais les réformateurs de Meaux avaient des traits communs avec les Libertins, usant comme eux d’une langue simpliste et d’images empruntées au vocabulaire du nettoyage. La réforme de Meaux comportait, elle aussi, un évangélisme fondamentaliste, qui après la dissolution des Fabristes continua à jouer un rôle dans les écrits de Marguerite. Le mot «â•¯évangélisme╯» a été forgé, précisément, par l’historien français Imbart de la Tour pour caractériser l’attitude des réformateurs de Meaux et du cercle de Marguerite, où tout était centré sur l’Évangile. Par la suite Hubert Jedin a étendu le terme aux spirituali italiens, en particulier au cercle entourant l’émigré espagnol Juan Valdés. La propriété du terme reste quelque peu discutable, mais les érudits s’accordent en général pour reconnaître à l’évangélisme trois caractéristiquesâ•›: son caractère non-dogmatique, son solafidéisme et l’importance qu’il accorde à l’Écriture.
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L’Évangélisme a fleuri en Italie dans les années 30 et 40, quand des cercles d’hommes et de femmes aux idées concordantes se groupèrent autour de Gasparo Contarini à Venise, de Juan Valdés à Naples et de Reginald Pole à Viterbe. Les membres de ces cercles étaient en général des gens instruits et appartenaient souvent à l’aristocratie. L’un des précurseurs de l’évangélisme italien est Gilles de Viterbe, dont on peut dire qu’il a donné au mouvement sa deviseâ•›: reformandi sunt homines per sacra et non sacra per homines. Mais la figure centrale de l’évangélisme des années 30 fut l’Espagnol Juan Valdés (1509– 1541), descendant d’une famille de juifs convertis. Dans sa jeunesse, Valdés assista aux réunions religieuses des alumbrados dirigés par Isabel de la Cruz et Pedro Ruiz de Alcarazâ•›; de là sa ferveur religieuse, son mépris des rites extérieurs et une réflexion fondée sur la prière. Juan Valdés a étudié à Alcalá, où il eut des contacts avec les Érasmiens espagnols, bien que, visiblement, il ait été moins impressionné par eux que son jumeau Alfonso Valdés, qu’un correspondant déclarait «â•¯plus érasmien qu’Érasme en personne╯». Son Diálogo de doctrina cristiana était une critique acerbe de l’Église traditionnelle. Poursuivi par l’Inquisition, il fut innocenté, mais devant la menace d’un nouveau procès, il partit pour l’Italie en 1531. Il s’établit à Naples, où il entra en contact avec la très intelligente Giulia Gonzaga (1499–1566), duchesse de Fondi, à qui est dédié son catéchisme, l’Alphabet chrétien. Il y donne au lecteur le conseil suivantâ•›: «â•¯Tourne-toi vers toi-mêmeâ•›; ouvre les oreilles de ton âme afin d’entendre la voix de Dieu et pense en vrai chrétien que, dans cette vie, tu n’auras ni satisfaction ni repos réels si ce n’est issus de la connaissance de Dieu, que procurent la foi et l’amour de Dieu╯» (fo.8). Valdés a été reconnu comme le chef d’un groupe religieux qui a attiré, entre autres, la poétesse Vittoria Colonna (1490–1547), Bernardo Ochino (1487–1565), Pietro Martire Vermigli (1500–1562). Peut-être a-t-il aussi façonné la spiritualité de l’auteur anonyme du Beneficio di Cristo. Les Valdésiens regardaient l’Évangile comme la seule source légitime de foi et de doctrine, rejetant la science théologique, ainsi que les spéculations et le dogmatisme qu’elle requiert. Quand le concile de Trente mit fin au tolérantisme catholique, les spirituali durent choisir. Certains, comme Ochino et Vermigli optèrent pour l’exil et embrassèrent ouvertement le protestantismeâ•›; d’autres, comme Valdés, feignirent de se conformer aux exigences de l’Église catholique et devinrent, selon le terme de Calvin, des «â•¯Nicodémisants╯» (d’après le Pharisien Nicodème qui n’allait voir le Christ que de nuit). Calvin, qui trouvait détestable un tel conformisme, flétrit ces «â•¯protonotaires délicats qui sont bien contents d’avoir l’Évangile et d’en deviser joyeusement et par ebat avec les Dames, moyennant que cela ne les empesche point de vivre à leur plaisir.╯» (Collection des chefs-d’oeuvre méconnus, éd. A. Autin, Paris, 1721, p.â•›215). Un des représentants de l’évangélisme qui n’ont été associés à aucun groupe particulier est Ortensio Lando (1505–1555). Moine augustinien, il quitta son ordre en 1535 et mena une vie errante jusqu’au moment où il se fixa à Venise. Les écrits de Lando, fruits de sa veine satirique et de son humour paradoxal, furent très discutés. Sa pensée offre des affinités avec Luther, dont il a traduit quelques ouvrages en italien, et avec Érasme, avec lequel il a entretenu des relations d’amour et de haine à la fois. Son fielleux dialogue Des. Erasmi funus (1540) mêle à un éloge élaboré d’Érasme des critiques virulentes et a laissé perplexes les contemporains (ainsi que les interprètes modernes). Dans son Dialogo della Sacra Scrittura (1552) Lando souligne que l’Écriture est le seul fondement de la religion et de la foi et la seule condition préalable du salut. Il dénigre les pratiques religieuses extérieures et considère que la véritable Église est l’invisible
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congrégation spirituelle des gens de bien. Quoique ses idées soient devenues de plus en plus radicales, il n’a jamais rompu avec l’Église romaine. En 1553 il faisait l’objet d’une enquête pour hétérodoxieâ•›; c’est la dernière année attestée de sa vie. Étroitement associés aussi à l’évangélisme italien se trouvent bon nombre de représentants de la réforme catholique à ses débuts, tels que Gasparo Contarini (1483–1542), Jacopo Sadoleto (1477–1547), Gian Matteo Giberti (1495–1543) et Reginald Pole (1500–1558), dont le cercle à Viterbe devint le foyer de l’évangélisme après la mort de Valdés. Tous les quatre ont occupé de hautes situations dans l’Église catholique et ont contribué à la rédaction du Consilium de emendanda ecclesia (1536) qui ouvrait la voie au concile de Trente. Leurs idées présentaient à cette époque une affinité troublante avec celles des réformateurs du Nordâ•›; ce qui a conduit Philip MacNair à formuler radicalement que l’évangélisme a été un concept «â•¯employé comme instrument par les Catholiques pour interpréter une phase embarrassante dans l’histoire de l’Église romaine, lorsque des idées qui ressemblaient singulièrement à du crypto-luthérianisme ont pénétré jusqu’au Collège des cardinaux╯». De ces représentants de l’évangélisme catholique, Pole est peut-être la figure la plus curieuse. Cousin de Henri VIII, Pole participa à contrecœur à la politique menant au divorce du roi et, pour éviter le conflit, partit pour l’Italie. Dans la sécurité de son exil volontaire, il écrivit Pro ecclesiasticae unitatis defensione, où il s’élève contre la fondation d’une Église anglaise schismatique. Peu s’en fallut qu’il ne fût élu pape. Après la mort d’Édouard VI, Pole retourna en Angleterre et fut consacré évêque de Canterbury. L’importance qu’il attache à la foi, la primauté donnée à l’Écriture, la nécessité d’une réforme interne de l’Église font de lui un représentant à la fois de l’évangélisme et de l’érasmisme. A vrai dire, parmi les hommes que nous avons rangés sous les rubriques du mysticisme et de l’évangélisme, nombreux sont ceux qui pourraient aussi, au moins à quelques moments de leur vie, être qualifiés d’érasmiens. La proclamation d’Érasme «â•¯je ne suis ni chef ni membre d’aucune secte╯» (Allen Ep 2445) pourrait leur servir de commune devise. Mystiques et évangéliques mettaient l’accent comme Érasme sur l’homme intérieur et l’Église invisible, méprisaient les cérémonies et les rites, rejetaient le doctrinalisme. Parmi ceux qui approuvaient les idées d’Érasme, on trouve Gérard Roussel, que Jean Lange désigne comme l’un des principaux champions d’Érasme en Franceâ•›; les frères Valdésâ•›; Jacobo Sadoleto, dont Angelo Odoni dit qu’il admirait chez Érasme «â•¯la pieuse érudition et l’érudite piété╯»â•›; Gian Matteo Giberti, qui a exprimé son admiration pour «â•¯l’éloquence et la sagesse╯» d’Érasmeâ•›; Reginald Pole, de qui Thomas Lupset, dans une lettre à Érasme, parle en ces termesâ•›: «â•¯Je veux attester l’amour et le respect qu’il a pour vousâ•›; aucun mot n’est assez fort pour décrire son affection et son dévouement à votre égard.╯» (Allen, Ep. 1595). Sebastian Franck et Dirck Coornhert ont montré leur estime pour la pensée d’Érasme en traduisant quelques-unes de ses œuvres en vernaculaire. A cette liste on peut ajouter de nombreux autres traducteurs qui étaient visiblement en accord avec la pensée érasmienneâ•›: le fameux prêcheur Alonso Fernández, qui a traduit l’Enchiridion d’Érasme en espagnolâ•›; Louis de Berquin, qui l’a traduit en françaisâ•›; Catherine Parr, à la suggestion de qui la princesse Mary commença une traduction anglaise de la Paraphrase de Jean. On aurait tort de considérer ces versions comme de simples exercices littérairesâ•›; elles témoignent non seulement de l’habileté linguistique des traducteurs, mais aussi de leur orientation religieuse.
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Parmi les érasmiens, Étienne Dolet (1508–1546) mérite une mention spéciale, car, converti sur le tard, il mourut en martyr de la cause évangélique et érasmienne. Dolet étudia le droit à Toulouse comme étudiant de Jean de Langeac. Banni de Toulouse pour avoir critiqué la ville, il se rendit à Lyon, cité plus libérale, qui avait offert l’hospitalité à Rabelais, Marot, Michel Servet, Des Périers et autres esprits indépendants. Dolet, cicéronien convaincu, entra en controverse avec Érasme à propos de la théorie de l’imitation, qualifiant son adversaire de vieillard verbeux et superficiel à tendances luthériennes. Mais il finit par faire la paix et devint alors un admirateur de l’humaniste hollandais. Il était devenu imprimeur et se mit à publier ses propres œuvres, ainsi que des éditions et traductions d’auteurs classiques et modernes. Accusé de vendre des ouvrages hérétiques, Dolet fut mis en jugement et condamné à mourir sur le bûcher. Parmi les «â•¯ouvrages hérétiques╯» se trouvaient des traductions françaises d’Érasmeâ•›: l’Enchiridion et l’Exomologesis. Nous en arrivons maintenant à celui qu’on a appelé «â•¯le dernier des Érasmiens français╯» (c’est le titre d’un article de Raymond Lebègue). Chez Rabelais († 1553) s’associaient des accents issus de l’érasmisme et de l’évangélisme, bien que la complexité de sa pensée religieuse ait amené ses contemporains à le qualifier d’↜«â•¯athée╯». De nos jours, l’accusation a été reprise par Abel Lefranc, mais L. Febvre, en la diffusant, a replacé le terme dans son contexte historique. Comme Pierre Viret l’a expliqué dans son Interim (1565), il était «â•¯courant d’appliquer ce mot, non seulement à ceux qui nient toute divinité, s’il se trouve dans le genre humain pareil malheureux, mais aussi à ceux qui se moquent de toute religion.╯» Le terme, alors, désignait le sceptique, le railleur, le «â•¯lucianiste╯», comme Calvin appelle les moqueurs d’après le satirique grec à l’esprit cinglant que chérissaient les lecteurs de la Renaissance. Rabelais partagea cette épithète avec des auteurs tels que Dolet et Des Périers, et même avec son mentor Érasme. D’autres parallèles intéressants existent entre la vie d’Érasme et celle de Rabelais. Comme Érasme, le jeune Rabelais est entré au monastère et s’est adonné assidûment à l’étude des classiques, occupation mal vue de ses supérieurs. Tous deux ont fini par quitter la vie monastique pour voyager et étudier. En dépit de l’allégation d’hérésie, ni l’un ni l’autre n’ont rompu formellement avec l’Église catholique ou abandonné le sacerdoce. Tous deux ont âprement critiqué l’Église, fait la satire des abus ecclésiastiques et recommandé en priorité l’Évangile comme voie d’accès à la piété. Dans une lettre à Érasme, Rabelais a reconnu sa dette intellectuelle envers l’humaniste hollandaisâ•›: «â•¯Je vous appelle mon père, et vous appellerai aussi ma mère,… car ce que je suis et ce que je peux faire, c’est à vous seul que je le dois et je serais le plus ingrat de tous les hommes… si je ne le reconnaissais pas╯» (Allen, Ep. 2743). Rabelais jouissait de la protection royale ainsi que du patronage du cardinal Du Bellay, mais son Gargantua et Pantagruel, dont les diverses parties furent successivement publiées, le maintint sur la liste noire des théologiens de Paris et l’obligea parfois à se montrer circonspect. Rabelais n’a jamais clairement défini ses croyances religieuses, mais le lecteur les devine derrière le voile de la satire. Cette façon indirecte de communiquer ses idées a conduit V.-L. Saulnier à faire de Rabelais un «â•¯hésuchiste╯», c’est-à-dire un crypto-évangélique. Son credo peut se réduire à une simple affirmationâ•›: l’existence d’un Dieu, Être suprême, force motrice de l’univers, que l’homme peut «â•¯implorer, invocquer, prier, requerir, supplier╯» et avec lequel il doit collaborer («â•¯estre cooperateur╯») pour obtenir son salut (Quart livre, chap.23). Rabelais trouve certainement tout autoritarisme religieux détestable, que ce soit l’attitude réactionnaire
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des théologiens de Paris ou la rigidité doctrinaire de Calvin. Il prend position contre Luther en parlant de la «â•¯foy formée de charité╯» (Pantagruel, 2.8)â•›; il prend position aussi contre les Papimanes qui veulent voir dans le pape Dieu sur terre et il tourne en dérision les faux-moines, «â•¯les sarrabovites, cagots, escargots, hypocrites, cafards, frappards, potineurs et autres gens du mesme genre, qui sont deguisés pour mieux tromper le monde╯» (Gargantua, 2.34). Ainsi, Rabelais a beau ne pas être un réformateur au même titre que Luther ou Calvin, sa satire a eu des effets aussi profonds que n’importe quel tract de la Réforme. L’évangélisme est épars dans toute l’œuvre de Rabelais. Dans sa lettre traçant le programme d’une éducation vraiment libérale, Gargantua fait à son fils la recommandation suivanteâ•›: [il te faut] «â•¯pendant quelques heures par jour, commencer à t’inspirer des saintes lettresâ•›; d’abord en grec, le Nouveau Testament et les Épîtres des apôtresâ•›; puis en hébreu, l’Ancien Testament╯» (2,3). L’évangélisme s’affiche aussi dans la prière que Pantagruel prononce pour sa victoire avant le combat contre Loup Garouâ•›: il promet de veiller à ce que l’Évangile soit prêché «â•¯purement, simplement et entièrement╯» et de chasser les faux prophètes qui ont «â•¯par constitutions humaines et inventions dépravées envenimé tout le monde╯» (Pantagruel, 2,29). Dans son étude sur L’Évangélisme de Rabelais, M.A. Screech pose une questionâ•›: «â•¯Rabelais est un évangélique, soitâ•›; mais est-il, au vrai sens du mot, un réforméâ•›?╯» Il conclutâ•›: «â•¯Pour plaire à Rabelais, une vraie réforme de l’Église aurait dû être presque autant catholique qu’évangélique╯» (p.â•›95). Les caractéristiques de l’évangélisme – accent mis sur la foi, dédain d’une doctrine et d’une Église organisée – ont fait de ce mouvement un phénomène transitoire. Après le concile de Trente il n’était plus possible de se maintenir dans une «â•¯inconclusion équilibrée╯», selon la formule de Philip McNair. Mais, bien que le mouvement se soit évanoui, ses représentants ont laissé dans l’histoire de l’Europe leur marque littéraire et préservé l’essence de l’évangélisme pour la postérité.
La restauration catholique Miquel Battlori Au cours de la période que nous étudions, les mouvements de réforme amorcés par le schisme d’Occident se concrétisent et se propagent sans parvenir encore à se structurer. Comme il arrive toujours, réforme religieuse et production littéraire s’influencent mutuellementâ•›: les écrits incitent à la réforme, et la réforme encourage une nouvelle littérature religieuse. Bien que l’accent personnaliste de l’humanisme ait profondément affecté toute la vie de l’église, la réforme et son expression littéraire sont avant tout intimement liées au renouvellement des institutions ecclésiastiques tant pontificales que laïquesâ•›: il règne une aspiration à une réforme totale de la tête jusqu’aux membres, in capite et in membris. Réforme de l’épiscopat A commencer par les dernières décennies du XVe siècle, cette réforme fit l’objet de toute une littérature à la fois doctrinale, normative et ascétique. On constate la même attitude critique et polémique tant parmi les cercles humanistes, surtout érasmiens, que dans les secteurs les plus attachés à l’église institutionnelle, et tant dans les régions les plus touchées par la Réformation protestante, comme par exemple l’Allemagne de Jakob Wimpeling et de Georg Witzel, que dans l’Espagne de l’érasmisme (Juan de Maldonado) et des moines réformateurs (Pablo de León) inspirés par la théologie médiévale. La littérature qui critique la sécularisation des évêques est accompagnée d’une littérature plus constructive qui tend à présenter l’évêque idéal comme exemple à suivre pour son austérité, comme précepteur des fidèles en matière de doctrine théologique et pas seulement ou même principalement juridique et canonique, comme pasteur des âmes voué au gouvernement de son église plutôt qu’à la gestion des biens séculiers. Au seuil même de la période que nous étudions, en 1520, et à cheval entre la France et l’Italie, mourait à Turin l’archevêque Claude de Seyssel, qui avait été évêque de Marseille, et qui dans ses écrits doctrinaux de 1518 avait déjà insisté sur la nécessité d’une réforme intérieure, d’une conversion spirituelle chez les prélats. Deux ans auparavant, le Vénitien Gasparo Contarini, encore laïc mais déjà influencé par l’ambiance réformiste promue par son compatriote Paolo Giustiniani, avait dédié à son ami Pietro Lippomani, récemment nommé évêque de Bergame, son De officio viri boni ac probi episcopi. Plus tard, cet auteur devait jouer un rôle important dans le sens de la réforme catholique, comme envoyé pontifical et comme cardinal, au moment où son contemporain Gian Matteo Giberti implantait dans son diocèse de Vérone une profonde réforme pré-tridentine. Dans le même sens, et également avant le Concile de Trente, les dominicains Francisco de Vitoria, Bartolomé Carranza et Domingo de Soto furent en Espagne parmi les nombreux auteurs à tracer le portrait de l’évêque idéal. La littérature religieuse de l’époque cultivait également la biographie d’évêques qui se distinguaient par leur exemplarité normative. En Espagne, parmi les nombreux prélats réformistes de la période antérieure, l’érasmien Alonso Fernández de Madrid choisit comme objet biographique un moine hiéronymite provenant d’une famille de conversos, dans sa Vida de Fernando 94
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de Talavera, primer arzobispo de Granada (1557). En Italie, l’humaniste Lodovico Beccadelli, archevêque de Raguse, étudie, parmi d’autres prélats moins illustres (Cosimo Gheri) ou moins exemplaires (Pietro Bembo) les grands modèles que furent les cardinaux Contarini et Pole, passant intentionnellement sous silence, alors que domine la répression contre-réformiste, leur attitude initialement irénique vis-à-vis du mouvement protestant et leur prédilection pour la théorie de la double justification. Exigences vis-à-vis du clergé Maints auteurs qui développaient ainsi une théorie de l’évêque idéal souhaitaient également appliquer leur idéal réformateur à tous les fidèles, et particulièrement aux prêtres, dont la préparation théologique et spirituelle à leur ministère laissait souvent à désirer, et qui avaient tendance à passer outre la prescription du célibat. Un exemple caractéristique de ce double effort réformateur est celui de Don Juan Bernal Díaz de Luco qui ajoute un Aviso de curas (1543) enrichissant à son Instrucción de prelados (1530). Cette même préoccupation s’étend à travers toute l’Europe, ainsi qu’en témoigne la grande diffusion que connurent les traités à l’intention des prêtres publiés en 1519 à Paris par l’Ecossais John Mair et le Flamand Josse Clichtove, suivis de ceux du chartreux néerlandais de Cologne Pieter Bloemeveen (1532), du curé allemand Johannes Gropper (1538), et en 1558 de celui du dominicain Pedro de Soto qui participa avec le cardinal Otto Truchsess à la fondation du collège sacerdotal de Dillingen. Toutes ces clameurs en faveur de la réforme du clergé ne doivent pas nous conduire à généraliser à l’excès au sujet du manque de préparation intellectuelle et morale du clergé catholique au cours de la première moitié du XVIe siècle. Dans toutes les régions de l’Europe on trouve des exemples du contraire qui ne constituent peut-être pas la règle, mais ne sont pas non plus tout à fait exceptionnels. Parmi les plus représentatifs, signalons les théologiens controversistes allemands Johannes Maier Eck et Johannes Dobeneck (Cochlaeus)â•›; Joan-Baptista Anyès (Agnesius) de Valence, mais originaire de Gênes, défenseur de saint Jérôme contre Erasme et fécond écrivain latin et catalan en prose et en versâ•›; et ceux qui, également en Espagne, comme par exemple le chanoine Antonio de Porra, s’efforçaient d’étendre la pratique de la prière mentale à tous les chrétiens. Rien n’atteste autant l’étendue et la pénétration des idées visant à la réformation et au perfectionnement du clergé que la création de l’école de San Juan de Avila en Castille et en Andalousie, et, en Italie, la fondation de la Compagnia di Santa Maria della Pace par Francesco Cabrini et Francesco Sanabona, ainsi que de l’Oratoire de San Felipe Neriâ•›; toutefois, ce n’est qu’au cours de la période suivante que le rayonnement littéraire de ce groupe sacerdotal se fera sentir. Liens nouveaux entre clergé et laïcs Un des traits typiques de l’ambiance dans laquelle se déroule la vie religieuse et sa littérature à cette époque – surtout en Espagne et en Italie, régions où la réforme catholique s’accomplit plus indépendamment des pressions protestantes – est la relation intime des prêtres et religieux avec les fidèles laïcs dans des centres de spiritualité et des associations pieuses accessibles aux
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chrétiens de toutes les couches de la société. Ce qui contribue à cette spiritualité partagée, particulièrement dans les villes pourvues d’une forte base bourgeoise et artisanale, c’est d’une part la réforme des guildes dans un sens à la fois plus «â•¯intimiste╯» et plus attentif aux œuvres de charité, et d’autre part la persistance avec laquelle les ordres religieux mendiants, suivant une longue tradition médiévale, encourageaient chez les laïcs une vie de piété et de prière. Dans ces milieux s’épanouissent en Espagne une vie et une littérature spirituelles au sein desquelles le biblisme critique et philologique d’Érasme coexiste avec des tendances mystiques en provenance des Pays-Bas, d’Allemagne et d’Italie, et avec la persistance de constantes médiévales, celles des spirituels et fraticelos qui débouchera dans le phénomène de l’illuminismeâ•›: malgré la condamnation inquisitoriale de 1525 celui-ci s’entremêlera avec les courants protestants, ce qui les mènera tout d’abord à la nouvelle crise de 1570, et ensuite à la naissance du quiétisme proprement dit. En Italie, ces centres de piété, plus ou moins secrets et en même temps agissants sur le plan caritatif, à la fois sacerdotaux et laïcs, donnaient naissance à de nouveaux ordres religieux. Et ce n’est donc pas par hasard que ce fut un franciscain réformé, Bernardino da Feltre, qui renouvela les monts de piété alors que la crise du mercantilisme battait son plein, et qui fonda en 1494, dans la ville de Vicencia, la Compagnia segreta di San Girolamo, de toute évidence l’antécédent de la Compagnia del Divino Amore destinée à s’étendre à travers toute l’Italie. Et ce n’est pas non plus par hasard qu’un dominicain combatif du nom de Battista Caironi da Crema, auteur du traité Della cognitione et vittoria di se stesso (Milan, 1531) et du Specchio interiore (1540) influença les nouvelles orientations des Théatins et des Barnabitesâ•›; et qu’il trouva le défenseur et le diffuseur le plus enthousiaste de ses écrits en la personne du chanoine augustinien Serafino Aceti de’ Porti da Fermo, auteur lui-même d’une série de traités portant sur la prière mentale et le discernement spirituel. Un réseau de piété affective relie entre elles les principales villes italiennes, dont l’expression littéraire est une intense correspondance pieuse, monument le plus impressionnant de la vie spirituelle en Italie à cette époque. Il ne s’agit pas d’une piété détachée du monde matériel puisqu’au contraire elle est attentive à ses angoisses les plus immédiatesâ•›: le manque d’argent en temps de crise, responsable de l’expansion des monts de piété, et la propagation de la syphilis par suite des guerres constantes de cette époque, cause de la création d’hôpitaux pour incurables. Cette piété à deux faces, qui s’adresse à Dieu et aux hommes, et dans les oratoires et dans les hôpitaux, caractérise les Compagnie del Divino Amore. Ettore Vernaza, bourgeois de Gênes, fonde celle de Gênes en 1497 et plus tard celles de Rome (San Girolamo della Carità) et Naples. Le Divino Amore de Rome sert à la fois de centre de réforme spirituelle de la curie pontificale et de moyen d’expansion des Compagnie. Deux officiels de la curie pontificale, Gaetano Thiene de Vicenza et Gian Pietro Carafa de Naples, participent à celle de San Girolamo. Thiene introduit à San Girolamo le prélat de Brescia Bartolomeo Stella, disciple de la mystique augustinienne Laura Mignani, d’où contact fécond entre Rome et Brescia, où Stella établit le Divino Amore en 1520, alors que Gaetano renforce celui de Vicenza et crée celui de Venise. Thiene et Carafa, avec en outre Paolo Consiglieri, obtiennent de Clément VII le droit de mener une vie commune à l’image des apôtres, en faisant vœu de pauvreté et en s’engageant dans les œuvres de charité, le culte, la prédication évangélique. C’est ainsi que vit le jour le 24 juin 1524 le premier ordre de clercs réguliers dont fera partie très tôt le savant Bernardino Scotti et dont les membres seront
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connus sous le nom de Théatins du fait que leur premier supérieur, Gian Pietro Carafa – le futur Paul IV -avait été jusqu’alors évêque théatin, de Chieti dans les Abruzzes. A Brescia, ville de Laura Mignani et Partolomeo Stella, sainte Angela Merici fonde la Compagnia delle dimesse di Santa Orsola pour l’éducation des jeunes filles. A Naples, où Gaetano Thiene (+1547) passa une majeure partie de sa vie, le Divino Amore fondé en 1519 par Vernazza inspire à la dame catalane Maria Llonch, veuve d’un juriste valencien au service de Ferdinand le Catholique, l’idée de se vouer au secours des malades et de fonder, avec la collaboration de Maria Ayerbe, duchesse de Termoli, un monastère de Clarisses coletiennes qu’elle finira elle-même par rejoindre, et qui deviendra en 1538 le premier couvent de Capucines. Au cours des décennies suivantes, le mystique siennois Buonsignore Cacciaguerra, d’abord négociant à Palerme, puis curé à Rome et membre également de San Girolamo della Carità, fit trois séjours à Naples. Hormis ses traités spirituels sur la communion et les tribulations, son Autobiographie intime nous révèle un «â•¯pèlerin╯» singulier qui entremêle pèlerinages intérieurs et extérieurs, ranimant ainsi en Italie une longue tradition spirituelle de l’Église. Deux pénitents de Battista de Crema, le docteur en médecine et plus tard prêtre Antonio M. Zaccaria (+1539), et la veuve Lodovica Torelli, comtesse de Guastalla, ayant émigré de Crémone à Milan établirent là une Confraternità della Divina Sapienza qui est à l’origine d’un nouvel ordre de clercs réguliers, la congrégation de saint Paul (Barnabites) approuvée par Clément VII le 27 juin 1524, et des communautés féminines des Angéliques et des Guastalinas. Au cours des mêmes années, le courant de piété chrétienne envers les plus démunis conduisit également à la fondation d’un autre ordre, celui des clercs réguliers de Somasca, fondé par le noble vénitien Girolamo Miani (ou Emiliani)â•›: devenu prisonnier en 1511, il commença une nouvelle vie au service des pauvres, des malades et surtout des orphelinsâ•›; ses orphelinats se propagèrent de Venise à Vérone, à Brescia, Bergame, Milan et Somasca, où il mourut en 1537, avant que Paul III n’approuvât la nouvelle institution. Cette même année, un autre militaire, le Portugais saint Juan de Dios (+1550), converti par la prédication de saint Juan de Avila, fonda, avec la collaboration de laïcs, à Grenade, un hôpital qui fut approuvé comme ordre hospitalier par Pie V en 1572. Renouvellement d’ordres anciens et littérature Le renouvellement de la vie religieuse et de sa littérature ne s’explique pas uniquement par la création de nouvelles institutions, mais également par la réforme des ordres existants, déjà commencée avant 1520. Cette réforme se fit à deux niveaux distincts. Les anciens ordres monastiques, constitués à l’origine par des monastères autonomes, tendent à s’organiser en congrégations sous la direction d’une abbaye où l’observance des règles était déjà profondément implantée. En revanche, dans le cas des ordres mendiants médiévaux, on préféra trouver une symbiose nouvelle entre des provinces géographiquement délimitées et les congrégations observantes créées au XVe siècle, de telle sorte que les celles-ci maintenaient la cohésion de leur gouvernement, tandis que celles-là pouvaient donner un élan nouveau à la réforme et à la discipline. En étudiant l’influence de l’histoire des ordres religieux sur celle de la culture européenne il importe de se rappeler que même si chaque institution a conservé certains traits caractéristiques du pays de sa naissance, elle n’en est pas moins imprégnée de traits propres au pays où elle s’est
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établie. Les religieux diffusent partout en Europe des valeurs religieuses et culturelles communes, tandis que la politique des princes, tant catholiques que protestants, vise à un isolement «â•¯particulariste.╯» Parmi les congrégations bénédictines les plus influentes entre 1520 et 1560 figure, en Italie, celle de sainte Justine de Padoue (1419) connue sous le nom de Casinense à partir de 1504, et qui absorba celle de Sicile (1483) en 1506â•›; en Espagne, celle de Valladolid, à laquelle les Rois Catholiques assignèrent en 1493, pour des motifs non uniquement religieux, l’abbaye de Monserrat en Catalogneâ•›; dans les pays de langue allemande celle de Melk (Autriche) et celle de Kastl (Bavière) – deux monastères déjà réformés à la fin du XIVe siècle – et celle de Bursfeld (1459) dont la maison principale, située en Basse-Saxe, tomba aux mains des protestants en 1542â•›; aux Pays-Bas celle de Liège, approuvée en 1545 bien que certains monastères belges et néerlandais fussent rattachés à celle de Bursfeld. Le relâchement monastique ainsi que la Réforme protestante eurent sur certains moines des effets déconcertants et contradictoiresâ•›: au cas de Rabelais, moine réfractaire de Maillezais s’oppose celui de Benedetto de Mantoue, disciple de Juan de Valdés à Naples dont Il beneficio di Giesù Christo (Valence, 1543), traité fort influencé par Calvin, fut amplement diffusé parmi les milieux piétistes italiens. D’autres moines, tels que Emilio Emili (+1531), traducteur italien de l’Enchiridion, et Alonzo Ruiz de Virués, évêque des Canaries de 1538 à 1545, et dont l’hostilité envers Luther l’emportait sur son enthousiasme pour Erasme, firent preuve d’une affinité plus discrète pour la nouvelle spiritualité érasmienne. En historiographie comme en théologie, les bénédictins de cette période oscillaient entre les courants médiévaux et ceux plus modernesâ•›; leur spiritualité restait fort attachée à la devotio moderna antérieure. Ce fut le cas de deux des écrivains les plus répandus, Wolfgang Seydel (+1562), auteur d’un Trostbüchlein et d’une Geistlicher Layenspiegel et du moine belge de Liessis, Louis de Blois ou Blosius (+1566), auteur prolixe du Paradisus animi fidelis, de L’institution spirituelle, et du Miroir de religion. En relation intime avec l’humanisme chrétien de Venise naquit la congrégation camaldule de Monte Corona, fruit de la renaissance de la vie érémitique promue par deux patriciens de Venise, Vincenzo Quirinio, disparu en 1514 alors que Léon X venait de le nommer cardinal, et Paolo (auparavant Tommaso) Giustiniani (+1528). Tous les deux adressèrent au pape une requête insistante en faveur de la réformation de l’église entière. Giustiniani influença la réforme catholique uniquement par sa vie et sa correspondance, puisque ses écrits spirituels sont restés inédits jusqu’au XXe siècle. Par la suite, un général de l’ordre des camaldules, Ippolito Ballarini de Novari, engagera l’amour fraternel, si typique de l’Italie du Quintecento, dans une voie nouvelle, celle de l’oecuménisme, avec son Tractatus de diligendis inimicis (Venise, 1546â•›; traduction italienne ?1555). Les chartreuses deviennent des centres à la fois contemplatifs et actifs sur le plan littéraire et le plan religieux. Il y eut des théoriciens de l’amour divin parmi les chartreux tant en France, avec le Compendium divini amoris (Paris, 1530) et la Briefve doctrine de l’amour divin (1546) de Jean Perceval (+1561), qu’à Cologne. Dans cette ville à elle seule, lieu de rencontre d’ âmes contemplatives venant de toute l’Europe, particulièrement d’Allemagne et des Pays-Bas, Johannes Gerecht (Iustus) Landsberg (1490–1539) fit alterner Pharetra divini amoris (Anvers 1532) avec son Enchiridion militiae christianae (Cologne, 1538) au moment même où la chartreuse de Cologne s’engageait dans une lutte spirituelle interne en faveur de la restauration catholique.
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A partir du Ve concile de Latran de 1517, les ordres mendiants impriment à celle-ci un nouvel élan, favorisant le développement des réformes internes déjà commencées. Cette réforme ne portait pas uniquement sur la discipline et les pratiques externes, mais surtout sur la vie intellectuelle et religieuse, produisant là une extraordinaire floraison théologique et littéraire. Les dominicains insignes déjà mentionnés bénéficièrent des efforts réformateurs de l’ordre dans son ensemble, depuis le généralat de Tommaso de Vio (Caietanus) (1508–18) jusqu’à celui de Stefano Usodimare (1553–58). A titre exceptionnel, aussi tard que 1557, le roi attribue la riche commanderie cistercienne de Val-des-Choux à un dominicain servant la maison de Lorraine, Pierre Doré, auteur de nombreux ouvrages de spiritualité tels que Les voyes du paradis (1537), Le cerf spirituel (1544), et du Second livre des divins bénéfices (1569). Au cours des mêmes années, les dominicains allemands menaient une lutte acharnée contre le protestantisme, tandis qu’en Espagne le Libro de la oración y meditación (Salamanque, 1554) du frère Luis de Grenade et la Apología sobre ciertas materias morales en que hay opinion (Séville, 1557) du naïf Domingo de Valtanés, opposaient les dominicains favorables à l’oraison contemplative, même pour les laïques, à ceux qui, tel Melchior Cano, ne l’étaient pas. La crise générale, qui ne se limitera pas à l’Espagne, éclatera avec force en 1559, lors de la parution d’index de livres interdits, celui de Paul IV à Rome, et en Espagne celui de l’inquisiteur Fernando de Valdés, et du procès contre l’archevêque de Tolède, le frère Bartolomé Carranza de Miranda. Depuis la bulle Ite et vos de Léon X (29 mai 1517) les franciscians sont déjà divisés en deux ordres indépendantsâ•›: les conventuels et les observants. En 1546–49 les conventuels se dotent d’une constitution, et malgré le nombre de couvents devenus observants, et ceux, nombreux, qui disparurent au sein des régions dominées par les protestants, ils demeurèrent en Italie les plus attachés à la tradition franciscaine originelle, appuyèrent les réformes capucines et alcantarines, et continuèrent à cultiver avec zèle les études théologiques. C’est ainsi que les Franciscains fournirent au Concile de Trente un grand nombre de théologiens et de prêtres y compris l’évêque de Bitonto, Cornelio Muso, grand prédicateur, et un personnage plus modeste, Joan Jubí, subtil théologien originaire de Mallorque, évêque auxiliaire de Barcelone, théologien subtil et humaniste digne d’attention. Parallèlement, le troisième ordre régulier établi en 1447 parvint à unir tous les couvents de tertiaires réguliers existant en Italie et en Sicile, et à envoyer à Trente, comme procureur de son général, le théologien et écrivain andalou Juan Jodar. Après l’union de tous les couvents qui s’étaient ralliés à la réforme franciscaine depuis la fin du XIVe siècle, les observants constituaient l’ordre franciscain le plus nombreux d’Europe. Ils se consacraient avant tout à la prédication parmi le peuple, tout en continuant, selon les traditions de divers paysâ•›: en Croatie ils aidaient l’Église en secondant le curé de la paroisseâ•›; en Italie, ils défendaient avec le plus grand zèle la doctrine catholique contre les protestants, tandis qu’en Allemagne Kaspar Schatzgeyer adoptait une attitude beaucoup plus conciliante. D’une manière génerale, ils assurèrent la continuité de l’école spirituelle de Bonaventureâ•›: rappelons le Directorium inflamandae mentis (Bologne, 1522) d’Antoni da Moneglia (+1527). Dans les régions néerlandaises ils multiplièrent les éditions d’ouvrages de théologie et de spiritualité en langue latine, flamande et française. En Espagne, ils créèrent une école supérieure de théologie illustrée par Alfonso Castro et Andrés Vega, tous deux théologiens tridentinsâ•›; et un courant hispano-franciscain, plutôt qu’une école proprement dite, de spiritualité. Deux frères
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lais observants deviennent guides spirituels pour d’autres mystiquesâ•›: le frère Barnabé de Palma, d’origine sicilienne, passé maître dans l’oraison de recueillement dans sa Vía de la perfección espiritual del anima ou Vía spiritus (Séville, 1532), ouvrage très diffusé jusqu’en 1559â•›; ainsi que le médecin Bernardino de Laredo (+1540), auteur de la Subida del Monte de Sion (Séville, 1535, 1538…), qui fut inspiré par Herp et inspira à son tour sainte Thérèse. Juan de Cazalla, évêque auxiliaire d’Avila depuis 1517, plus proche de Bonaventure, et le frère Francisco Ortiz (+1545), plus proche des Illuminés, avaient un certain penchant pour l’illuminisme. Dans son El arte para servir a Dios (Séville, 1521) Alonso de Madrid défend du même coup la formation ascétique de la volonté et la mystique du pur amour de Dieu. Toutefois, c’est Francisco de Osuna qui demeure le maître entre tous de l’oraison de recueillement et de la mystique franciscaine par son Abecedario espiritual, ouvrage en six parties dont les doctrines rencontrent quelque réticence chez sainte Thérèse et saint Jean d’Avila et qui propose aux plus avancés dans la vie spirituelle la contemplation de la vie du Christ. Enfin, le frère Antonio de Guevara (+1545), courtisan et auteur du Menosprecio de la corte y alabanza de aldea (Valladolid, 1539), évêque auxiliaire de Guadix et de Mondoñedo, eut au niveau européen une influence provenant moins de ses écrits religieux que de sa pensée de moraliste et politicologue chrétien dans Marco Aurelio o relox de príncipes (Valladolid, 1545), tant de fois réédité et traduit. Mais la vie réformée des observants ne suffisait pas à tous. Afin de suivre la règle de saint François à la lettre, le frère Ludovico da Fossombrone passa chez les conventuels, et grâce à l’appui de la duchesse de Camerino, Caterina Cibo, nièce de Clément VII, il obtint en 1528 l’approbation des frères capucins mineurs, qui constituèrent, jusqu’en 1619, une congrégation réformée au sein de l’ordre des mineurs conventuels. Par l’incorporation de nombreux moines provenant des Marches et de Calabre, et de quelques observants de renom tels que le théologien et écrivain Frans Titelmans en 1536, cet ordre, appuyé également par Vittoria Colonna, se propagea à travers l’Italie. Cependant, la fuite du frère Bernardino Ochino, général de l’ordre, vers la Suisse afin d’y rejoindre les protestants, souleva de sérieux soupçons contre cet ordre, mais la présence de quelques moines à Trente contribua à les dissiper. De son côté, Pedro de Alcántara (+1562) passa des observants à la Custodie réformée des conventuels espagnols, dont il devient commissaire en 1556. En 1561, la Custodie est érigée en province, qui sera rattachée à l’observance l’année suivante. Les alcantarains se répandirent surtout à travers l’Estrémadure, le Portugal et le Brésil. Il est possible que le Tratado de la oración y meditación, attribué à Pedro de Alcántara et réédité de nombreuses fois, soit à la fois le résumé d’un ouvrage semblable du frère Louis de Grenade, et un écrit proprement alcantarain visant à conduire les âmes contemplatives vers une oraison plus mystique et plus élevée. Quant aux carmélites et aux augustins, ils furent en mesure, au cours de cette période, de conserver leur unité grâce aux réformes entreprises par leurs propres généraux. Alors qu’il était vicaire général du Carmel, le franco-chypriote Nicolas Audet étouffa un début de schisme parmi les moines de Narbonne, et envoya une lettre circulaire, l’Isagogicon, qui prônait la réforme du culte, l’observance et la pauvreté, et ordonnait à chaque province d’avoir au moins un couvent complètement réformé. Élu général à l’unanimité en 1524, il dirige l’ordre jusqu’à sa mort en 1562â•›; au cours de cette période, il visite personnellement les couvents d’Italie et de France et dépêche des envoyés en Espagne et en une Allemagne alors secouée par la Réformation protestante.
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Parmi les augustins on compte deux généraux distingués, tous deux humanistes chrétiens et théologiens consacrés à la réforme religieuse et intellectuelle de leurs ordres, et, devenus cardinaux, à celle de l’Eglise tout entièreâ•›: Egidio Antonini da Viterbo, hébraïsant, général de 1506 à 1518, cardinal à partir de 1517, patriarche de Constantinople et évêque de Viterbe de 1523 à 1532â•›; et Girolamo Seripando, secrétaire d’Egidio (1514–17), vicaire général en 1538, général l’année suivante, controversiste avec les évangéliques italiens mais modéré dans ses opinions théologiques car penchant vers la doctrine de la double justificationâ•›; il fut ensuite visiteur et réformateur des couvents augustins des péninsules italienne et ibérique, et de France, théologien du parti de Marcello Cervini au Concile de Trente, pasteur modèle en tant qu’archevêque de Salerne (1554–63), cardinal en 1561 et légat du pape à Trente, où il mourut en 1563. Tous les deux exercèrent très tôt une profonde influence sur la littérature religieuse de l’ordreâ•›: Antonio Meli da Crema (+1528) dédia à Lucrèce Borgia, dont il fut le confesseur durant ses années d’intense et pieuse vie intérieure, sa Scala del paradiso (Brescia, 1527)â•›; Ambrogio Quistelli de Padoue (+1549) est l’auteur du De verbo Dei praedicando (Venise, 1537, 1544)â•›; en Espagne, parmi les figures pré-tridentines, on peut signaler le savant prédicateur Dionisio Vasquez, le réformateur Luis de Alarcón, auteur du Camino del cielo (Alcalá 1547, Grenade 1540)â•›; sans oublier le prélat idéal que fut saint Thomas de Villeneuve, archevêque de 1544 à 1555, d’un diocèse aussi dépourvu de réformes que celui de Valence, abandonné pendant un siècle par ses évêques partisans des Borgia et par les amis laïcisants de Charles Quint. Tous ces écrivains spirituels sont contemporains de Richard Whytford, de l’ordre de sainte Brigitte, soumis à la règle augustinienne, et auteur d’une vingtaine d’ouvrages de spiritualité en anglais publiés durant les premières décennies de la réforme anglicane. Parmi les autres ordres mendiants, celui de la Merci apporta également sa contribution à la littérature religieuse espagnoleâ•›: la Perla preciosisima que asegura y repara la vida cristiana (Tolède, 1525) de Jeronimo Perez et l’Espejo de religiosos (Valladolid, 1533)â•›; en Italie, les servites étendirent leur activité vers les laïques grâce à l’élan nouveau que lui imprimèrent les tertiaires de l’ordreâ•›; alors que les minimes, dont la règle fut approuvée par Pie VI en 1560, continuèrent dans la voie de l’austérité et de la pénitence jusqu’au déclin de la Renaissance. Ignace de Loyola Nous avons laissé pour la fin de cette énumération la grande figure de saint Ignace de Loyola (Loyola, Guipúzcoa 1491 – Rome 1556) car le rayonnement de son œuvre s’étend aussi sur toute la période suivante. Parmi ses écrits, certains sont de lui seul, d’autres furent composés en collaboration, mais toujours sous sa direction immédiate. Les premiers comprennent les Ejercicios spirituales et une partie de son Epistolarioâ•›; les seconds, l’Autobiografía et les Constitutiones. Ce qui est communément appelé Autobiografía, mais qui plus exactement s’intitule Acta patris Ignatii, c’est le récit de la vie de Loyola depuis la blessure reçue au château de Pampelune en 1521 jusqu’à ses dernières années romaines, tel qu’il l’a lui-même conté au jésuite portugais Luís Gonçalves da Camara, qui à son tour le dicta en castillan à un copiste espagnol de Rome (1553), terminant la dictée en italien à Genève (1555). Les parties les plus pertinentes pour la littérature religieuse du XVIe siècle, celles qui décrivent ponctuellement ses expériences
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spirituelles intimes, sont les trois premiers chapitres, relatant la conversion d’Ignace, son pèlerinage à Montserrat (1522) et son séjour à Manresa (1522–23). La fréquence de ses voyagesâ•›: en Terre sainte (1523–24), à l’université de Barcelone (1524–26) et celle d’Alcalá (1526–27), à Salamanque (1527), à l’université de Paris (1528–36), à Venise, Vicence et Rome (1537), pousse le protagoniste de ce beau récit à assumer le nom de «â•¯pèlerin╯», un pèlerin sui generis, bien distinct du pèlerin médiéval qui trouvait dans ses cheminements la voie vers la perfection. Dans les milieux universitaires d’Alcalá et de Paris Ignace se mit en quête de compagnons capables de consacrer leur vie à l’apostolat et à la recherche de la perfection. Les premiers qu’il trouva se dispersèrent vite. C’est à Paris que se rassemblèrent les compagnons définitifsâ•›: le Savoyard Pierre Favre qui écrira un Mémorial autobiographique intimeâ•›; le Navarrais François Xavier, dont les lettres envoyées de l’Inde et du Japon apportent à l’Europe une nouvelle vision de l’Orient, et suscitent de nouvelles vocations missionnairesâ•›; les Castillans Diego Laínez, Alfonso Salmeron et Nicolas de Bobadilla, prédicateurs en faveur de la réforme et, dans le cas des deux premiers, théologiens tridentins renommésâ•›; et le Portugais Simão Rodrigues, qui jouera un rôle de premier plan dans le cadre de la politique religieuse de Jean III. Le 15 août 1534, à Montmartre, ce groupe de sept fit en privé un voeu de chasteté et de pauvreté, s’engageant à se rendre à Jérusalem dans un délai préétabliâ•›; et, si cela s’avérait impossible, à se mettre au service du pape. A l’expiration de ce délai, en 1537, alors que le Savoyard Claude Jay et les Français Jean Codure et Paschase Broet avaient rejoint le groupe, celui-ci quitta Venise pour Rome, où fut constituée une nouvelle congrégation religieuse. Rayonnement de la doctrine ignatienne Les Exercices spirituels étaient le moyen par lequel saint Ignace avait gagné ses premiers adeptes. C’est dans cet ouvrage ainsi que dans sa correspondance que se manifestent le plus clairement son langage et son styleâ•›: un langage archaïsant, caractéristique d’un exilé, plus proche du castillan de l’époque des Rois catholiques que de celui du temps de Charles Quint, émaillé de réminiscences du basque illettré de son enfanceâ•›; et un style qui tire ses expressions les plus efficaces de l’imagerie chevaleresque et des descriptions d’intimes états d’esprit, et de conflits spirituels. «â•¯Quant à leur substance╯» (expression de Laín), les Exercices proviennent des années passées à Manresaâ•›; ils furent ensuite retouchés et complétés par leur auteur jusqu’en 1547. Loyola y effectue une synthèse très personnelle de courants spirituels déjà existants dans un but très concretâ•›: on doit savoir organiser sa vie, soit en acceptant sa condition actuelle, soit en la réformant, sans se laisser affecter par le désordre d’émotions qui ne sont pas directement dirigées vers le service et l’amour de Dieu. Bien qu’il soit orienté avant tout vers la transformation de l’auteur lui-même, le livre envisage déjà la conversion et la réforme de maints autres êtres. Le disciple idéal est celui qui finit par opter pour une pauvreté totale, à l’image de Jésus-Christ, prédicateur du salut. Les Exercices sont nourris de sources écrites et d’autres issues de la culture environnanteâ•›: la foi franciscaine du peuple basque, la littérature tant dévote que chevaleresque de la cour itinérante des Rois Catholiques que Loyola suivit à partir de 1506, la devotio moderna méthodique de Monserrat, l’atmosphère lullienne de Barcelone, et, à partir des études qu’il fit à Barcelone et
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à Alcalá, une piété humaniste de type érasmien, en plus de la tradition patristique et ecclésiastique des universités d’Alcalá et de Paris. Par ailleurs, faisons état des sources mentionnées par Loyola lui-même dans son autobiographieâ•›: à Loyola ce fut une Vita Cristi (très probablement celle du chartreux Ludolphe de Saxe, dans la traduction espagnole d’Ambrosio Montesino) et un Flos sanctorum, celui sans doute du dominicain Jacopo da Varazze, traduit en espagnol par Gonzalo da Acaña, et augmenté d’un prologue de Juan Gualberte Vagadâ•›; à Manresa, une version espagnole de l’Imitación de Cristo alors attribuée à Gerson et que Loyola surnommait «â•¯el Gersoncito╯», sans compter quelques livres d’heures et de confession, des textes provenant des Évangiles, l’Exercitatorio de l’abbé de Montserrat, García de Cisnerosâ•›; et, pour ce qui est de la contemplation, pour tenter de saisir le sens de l’amour, le Liber creaturarum de Ramón Sibiuda (Raymond de Sebonde), ou, plus vraisemblablement, l’ensemble diffusé par le chartreux belge Pierre Dorlant sous le titre de Viola animae. La compagnie et ses textes Suivre le Christ, pauvre et patient, tel est l’idéal des Exercices mais aussi celui des Constituciones de la Compañía de Jesus. Celles-ci remontent aux délibérations de saint Ignace et de ses compagnons qui se déroulèrent à Rome en 1539 ainsi qu’à la Formula Instituti, approuvée verbalement par Paul III le 3 août de cette même année avec une intervention du cardinal Contarini, et insérée dans la bulle de fondation de la Compagnie, Regimini militantis ecclesiae, promulguée par ce pape le 27 septembre 1540. Elle limite le nombre des membres à soixante et établit les règles tant générales que spécifiques du nouvel ordre, orientées vers le bien-être des âmes tant sur le plan de la vie comme sur celui de la doctrine, vers la propagation de la foi catholique au moyen de la prédication, des exercices spirituels et des œuvres de charité, parmi lesquelles l’enseignement de la doctrine aux enfants et aux illettrés est d’une particulière importanceâ•›; et vers un lien particulier avec le Souverain Pontife grâce à un vœu spécial d’obéissance envers celui-ci, et d’obéissance au préposé de la Compagnie en vue de l’avancement des fins déjà citées, de la pauvreté évangélique, et de l’exclusion de l’office choral. Les principes établis et approuvés par les jésuites présents à Rome en 1541 prévoient, en particulier, l’élection à vie du généralâ•›: Ignace fut élu le premier général de l’ordre le 8 avril. En 1544 il obtint de Paul III la révocation du contingentement des membres, la possibilité pour la Compagnie de se doter de ses propres ordonnances et d’y apporter des changementsâ•›; et, en 1546, la permission d’accepter, outre les profès, des coadjuteurs spirituels et temporels astreints à des voeux simples. En vue de la rédaction des Constituciones, œuvre à la fois législative et spirituelle, Ignace put, dès 1547, compter sur l’aide et la collaboration de Juan Alfonso de Polanco, secrétaire de la Compagnie. Une fois qu’en 1551 la première version des Constituciones fut approuvée par les nombreux jésuites venus à Rome à l’occasion de l’année sainte, Ignace continua à les élaborer jusqu’en 1554, année où il compléta les chapitres consacrés aux collèges. Ceux-ci, avec les missions auprès des infidèles, deviendront les œuvres les plus caractéristiques et les plus efficaces du nouvel ordre religieux. L’appellation «â•¯compagnie╯» vient des compagnie pieuses créées partout en Italie, bien que la Formula de 1538 utilise des termes militaires devenus traditionnels, tels que «â•¯sub crucis vexillo Dei militare╯». Mais le régime monarchique de la Compagnie, tel qu’il est décrit dans les
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Constituciones, est paternaliste plutôt que militaire. Saint Ignace souligne comme vertu caractéristique de son ordre celle de l’obéissance dans l’exécution, la volonté et le jugementâ•›; et, dans la dernière partie de la légende bonaventurienne de saint François, des comparaisons telles que «â•¯comme s’il s’agissait d’un corps mort╯», «â•¯como si fuese un cuerpo muerto╯». Cependant, ses douze volumes de correspondance comme général de la Compagnie laissent entrevoir que l’obéissance qu’il demandait aux siens, tout comme celle qu’il exerçait vis-àvis du Souverain Pontife, était beaucoup plus humaine et nuancée que ne le laisseraient croire bien des interprétations dont cette phrase a été objet. L’essentiel, c’est la vision monarchique et hiérarchique qu’Ignace étend à toute la société, à l’image des conceptions de l’Église et des monarchies de l’époque. Mais il se rend compte également du fait que les lois doivent s’adapter aux circonstances de leur lieu et de leur temps. Pour cette raison, ainsi que nous l’avons dit, il demande au pape pour la Compagnie la possibilité d’instituer, de changer et même d’abolir telle ou telle ordonnance, en fonction de ce qu’exigent les circonstances, sans jamais parvenir à préciser, ni lui-même ni selon les bulles papales et en dépit des propositions de Polanco, les principes essentiels et immuables du nouvel ordre. Dans ce même dessein, il établit une claire distinction entre les Constituciones et les minutieuses Règles de chaque office, sujettes à des adaptations ultérieures au gré des circonstances. Sans doute, rien ne démontre autant le talent pratique de saint Ignace que l’évolution subie par la Compagnie depuis la première Formula de 1539 jusqu’aux Constituciones de 1554. A la mort d’Ignace de Loyola le 31 juillet 1556, dix-neuf collèges ont été fondés en Italie, dix-huit en Espagne, trois au Portugal, deux en France et un en Bohême, outre quatre maisons destinées à des fins purement spirituelles dans divers pays. La littérature pédagogique, doctrinale et spirituelle en provenance de ces centres ne commence à s’épanouir, et à former sa propre école, qu’au cours des quatre dernières décennies du XVIe siècle.
Chapitre III. Diffusion et répercussion de l’évangelisme La Bible en langues vernaculaires Paul Chavy En 1520, la traduction de la Bible dans une langue vulgaire n’est pas une nouveauté. Dès le XIIe siècle en Europe occidentale, sont apparues des versions d’abord partielles, puis complètes, de l’Écriture. Le mouvement a touché progressivement d’autres pays à mesure que les langues populaires gagnaient en maturité et que les changements sociaux, un niveau culturel plus élevé, un sentiment national plus vif poussaient les fidèles à exiger que le texte sacré leur soit accessible dans leur propre idiome. Malgré l’opposition officielle de l’Église romaine, maintes fois affirmée, une bonne partie de l’Europe possède en 1520 des Bibles en langue vulgaire, complètes ou partielles, imprimées ou manuscrites. On en trouve déjà impriméesâ•›: en allemand (1466), en italien (1471), en catalan (1478), en néerlandais (1478), en tchèque (1488), en français (v.1498). Ailleurs, des Bibles vulgaires existent sous forme manuscriteâ•›: en Hongrieâ•›; en Biélorussie (version de Skaryna, faite à Vilno en 1517–19)â•›; en Pologne («â•¯Bible de la reine Sophie╯», composée près de Cracovie en 1455)â•›; en Angleterre, où abondent les manuscrits wyclifiens (plus de deux cents sont parvenus jusqu’à nous). Quant aux traductions partielles, on trouve un peu partout, manuscrits ou imprimés, les textes bibliques qui ont la faveur des fidèlesâ•›: Psautier, Évangiles, Épîtres. En Russie, c’est en constatant la diffusion des Psaumes en langue vulgaire par des chrétiens judaïsants que l’archevêque de Novgorod, Gennadios, fait mettre toute l’Écriture en slavon (1499), fixant ainsi le texte sacré dans une nouvelle langue liturgique, qui fera obstacle pour quelque temps à des versions plus proches du peuple. *** Le fait nouveau, vers 1520, c’est que les traductions scripturaires seront désormais affectées par un double facteur de mutationâ•›: l’humanisme et la Réforme. En effet, d’une part, la philologie humaniste cherche à retrouver le texte authentique de l’Écriture et à l’interpréter avec toute l’exactitude que permet la connaissance des langues nouvellement enseignéesâ•›: le grec et l’hébreu. On ne se contente plus, comme texte de base, de la Vulgate de saint Jérôme, dont une critique textuelle plus clairvoyante ne cesse de souligner les faiblesses. Celles-ci apparaissent en particulier dans le Nouveau Testament latin qu’Érasme a tiré du grec en 1516, ouvrage qui se révèle d’une importance capitaleâ•›; dans la Bible polyglotte d’Alcalá (1917)â•›; dans la Bible du P. Sante Pagnino, faite sur le grec et l’hébreu (Lyon, 1528)â•›; dans la Bible hébraïque de Sébastien Münster (1534)â•›; dans la Vulgate révisée par Isidoro Chiari (1542), lequel n’apporte pas moins de huit mille corrections au texte traditionnel. D’autre part, les Réformateurs, déniant toute autorité à l’Église romaine, dont ils dénoncent les abus, proclament qu’en matière de foi, seule compte l’Écriture et que tous les fidèles, quelles que soient leur langue et leur éducation, doivent avoir accès à la parole de Dieuâ•›: aussi 105
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convient-il d’en multiplier les versions en langue vulgaire. C’est Érasme qui exprime de la façon la plus éclatante ce désir de vulgarisation universelle, dans un des préambules de son Nouveau Testamentâ•›: «â•¯Je m’oppose vigoureusement à ceux qui ne veulent pas laisser lire à chacun la Sainte Écriture mise en langue vulgaire… Je voudrais que toute femme lise l’Évangile, qu’elle lise les Épîtres de saint Paul. Puissent ces textes être traduits dans toutes les langues, pour être lus et compris, non seulement des Écossais et des Irlandais, mais aussi des Turcs et des Sarrasinsâ•›!… Puisse le laboureur à sa charrue en chanter quelque morceau, le tisserand à sa navette en fredonner quelque phrase, le voyageur en tirer des récits pour alléger la fatigue du chemin (…)â•›!╯»
Nombreux sont les pays où les prologues des traducteurs répéteront ce leitmotivâ•›: la voix de Dieu doit parvenir à tous. *** Dans la première générations des traducteurs «â•¯modernes╯», trois noms s’imposentâ•›: Luther, Lefèvre d’Étaples, Tyndale. Martin Luther, après avoir bravé la Diète de Worms (avril 1521), s’est retiré secrètement au château de la Wartburg. Là, entre autres travaux, il s’occupe à traduire le Nouveau Testament du grec en allemand. Il se sert pour cela de la seconde édition du Nouveau Testament d’Érasme et consulte ses amis, en particulier Melanchthon. Le Nouveau Testament allemand de Luther paraît à Wittemberg en septembre 1522, aussitôt attaqué par Hieronymus Emser, qui y relève quelque mille quatre cents fautes et hérésies. Il n’en est pas moins chaleureusement reçu, non seulement en Allemagne, mais aussi en Hollande, au Danemark, en Suède. En France, Jacques Lefèvre d’Étaples a entrepris de préparer une Bible française à la demande des princesses Louise de Savoie et Marguerite d’Angoulême. Son intention première était de réviser la «â•¯Bible de Charles VII╯» éditée dans les dernières années du XVe siècle par le confesseur de ce roi, Jean de Rély. Il s’agit d’une «â•¯Bible historiale complétée╯», c’est-à-dire fondée à l’origine sur l’Historia scholastica (1164) – «â•¯histoire sainte╯» due à Petrus Comestor (Pierre le Mangeur) – dont on a peu à peu enrichi la trame en puisant dans les versions de la Vulgate, au point que finalement le texte du Mangeur est réduit à un commentaire. En révisant l’ouvrage, Lefèvre supprime la plus grande partie de cette gloseâ•›; il confère le reste avec le latin de la Vulgate et le grec des Septante, traduisant directement du grec quelques passages. Le 8 juin 1523, paraissaient à Paris, chez Simon de Colines, les quatre Évangiles, condamnés dès le 16 août par la Sorbonne. Lefèvre, cependant, assuré de la protection royale, continuait son Nouveau Testament et le publiait au complet en octobre 1524. Les milieux «â•¯évangélistes╯» l’accueillirent avec enthousiasme. En Angleterre, William Tyndale a voulu également donner une version moderne de la Bible. Il suit, pour son Nouveau Testament, la 3e édition de celui d’Érasme. L’hostilité des théologiens conservateurs l’oblige à aller se faire imprimer en Allemagneâ•›: les Évangiles de Mathieu et de Marc paraissent en anglais à Hambourg en 1524, les autres parties du Nouveau Testament les années suivantes, à Cologne et à Worms, de 1525 à 1528. Complets ou partiels, d’autres Nouveaux Testaments ont été imprimés durant cette décennie ou peu après. Les uns suivent le latin d’Érasmeâ•›: c’est l’Évangile de saint Mathieu en néerlandais de Jan Pelt, publié en 1522, condamné en 1524â•›; c’est le Nouveau Testament en néerlandais
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de Delft (1524), qui connaît une dizaine de rééditionsâ•›; c’est le Nouveau Testament italien du Florentin Antonio Brucioli (1530)â•›; c’est, plus tardivement, vers 1533, la version tchèque de Beneš Optat. Les autres, de plus en plus nombreux, s’appuient sur l’allemand de Lutherâ•›: Nouveaux Testaments néerlandais d’Anvers, 1523 (impr. Adriaan van Berghen) et 1526 (impr. Jacob van Liesveldt)â•›; Nouveaux Testaments danois, 1524 (version de Hans Mikkelsen) et 1529 (version de Christiern Pedersen)â•›; Nouveau Testament suédois, 1526 … Ainsi commence, par une floraison de Nouveaux Testaments soucieux d’authenticité, l’ère des traductions bibliques «â•¯modernes╯». *** Les Anciens Testaments, eux, n’apparaissent guère avant 1928–30, suscitant moins d’empressement de la part du public et des traducteurs. Érasme manifestait une véritable aversion pour cette antique partie de l’Écriture. L’hébreu, qui en est la langue principale, est aussi moins accessible que le grecâ•›; même de bons hébraïsants demandent souvent à être guidésâ•›; de là le succès, en 1528, de la Bible de Sante Pagnino, qui interprétait en clair latin l’hébreu de l’Ancien Testament. Toutefois, la Bible chrétienne ne peut être regardée comme complète qu’avec ses deux parties. Les traducteurs se sont donc mis à la tâche, tant bien que mal. Lefèvre d’Étaples a entrepris d’y travailler dès 1524, une fois publié son Nouveau Testament. Pour ce, il retraduit en français à partir de la Vulgate les livres historiquesâ•›; le reste est essentiellement une révision du texte de Jean de Rély débarrassé de sa glose. Sa version – qui n’est pas, on le voit, radicalement neuve – est publiée à Anvers, chez Martin Lempereur (De Keyser), en sept parties successives, de 1528 à 1530. Cette même année 1530, chez le même imprimeur, une édition réunissant les deux Testaments en français formait la «â•¯Bible d’Anvers.╯» Luther, lui, mit onze années à terminer sa Bible. Il a, pour l’Ancien Testament, utilisé la Bible hébraïque de Brescia (1494) et tenu grand compte des remarques de Rashi (IXe–XIIe s.) accessibles à travers les postilles de Nicolas de Lyre. Les diverses parties de l’Ancien Testament ont été, là aussi, publiées successivement, avant que ne sorte des presses en 1534 la Bible allemande intégrale de Luther. Jusqu’à sa mort, le Réformateur ne cessa de la réviser avec l’aide de ses amis. Elle connut, on le sait, un succès prodigieux, que ses adversaires cherchèrent en vain à endiguerâ•›: Hieronymus Emser publie en 1527 sa propre version du Nouveau Testamentâ•›; c’est le texte de Luther un peu retouché d’après la Vulgate. De même, ceux qui avaient entrepris de donner avant Luther une Bible allemande complète ont reproduit, en fait, dans la «â•¯Bible de Zurich╯» (1529), réimprimée quatre fois jusqu’en 1538, la version luthérienne dans la mesure où elle était parue, exception faite de quelques livres traduits par Conrad Pellican, Léon Juda, Theodor Bibliander et autres. Tyndale ne put lui-même achever sa Bible. Il réussit à faire imprimer successivement à Marbourg ou ailleurs en 1430 et 1531 les livres du Pentateuque et le livre de Jonas traduits de l’hébreu. Il avait en manuscrit les autres livres historiques de l’Ancien Testament quand il fut exécuté à Vilvorde pour hérésie (1536). On peut saluer chez Tyndale la création d’un style biblique anglais qui, adopté par l’Authorized Version de 1611, restera pour quatre siècle un modèle. Miles Coverdale, sans avoir les mérites de Tyndale, acheva l’oeuvre de celui-ci et fit imprimer à Zurich, Cologne ou Hambourg la première Bible anglaise intégrale (1535). Cependant, en Angleterre, le climat avait changéâ•›: Henri VIII venait de prendre personnellement la tête de l’Église anglicane (1534). Le pouvoir politique et l’autorité ecclésiastique encourageaient
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maintenant la diffusion de la Bible. Une réédition de celle de Coverdale – la 4e ou 5e – s’autorise en 1537 de la permission royale («â•¯set forth with the Kinges most gracyous lycence╯»). A cette même date paraît sans lieu d’impression (Anversâ•›?) une autre version faisant état, elle aussi, de l’appui officiel du roi et de l’Égliseâ•›: sous le nom de Thomas Matthew il faut, semblet-il, reconnaître John Rogers, un ami de Tyndale, qui a refondu les précédentes éditions. La Bible de Richard Taverner, savant helléniste, publiée en 1539 par l’Imprimeur du roi, ne s’écarte guère des éditions de Tyndale-Coverdale que par la suppression des notes marginales les plus controversées. Elle n’obtint qu’une audience limitée et, quand Henri VIII ordonne d’installer dans chaque église une Bible anglaise intégrale du plus grand format («â•¯one book of the whole Bible of the largest volume in English╯»), c’est une révision de la «â•¯Matthew’s Bible╯» imprimée à Paris, puis à Londres en 1539, et réimprimée six fois en deux ans, qui va devenir en Angleterre l’omniprésente «â•¯Great Bible.╯» En Hollande, pays privilégié des imprimeurs, les Bibles se multiplient. Pour publier une Bible néerlandaise complète, plusieurs officines d’Anvers s’affrontentâ•›: celle de Jacob van Liesveldt, qui dès 1526 avait produit une Bible intégrale en ajoutant en hâte un Ancien Testament traditionnel à son Nouveau Testament luthérienâ•›; celle de Willem Vosterman, dont les éditions sont révisées par les théologiens de Louvain. En Italie, Brucioli a lui-même achevé sa Bible, dont il dédie la première édition au roi de France, François Ier (1534). Tout comme son Nouveau Testament, son Ancien Testament ignore la Vulgate pour suivre, grâce à Sante Pagnino, le texte hébreu. De Brucioli procèdent le Nouveau Testament de Frère Zaccheria (1536), ainsi que la Bible du P. Marmochino, autre dominicain de Florence, qui retouche Brucioli d’après la Vulgate (1538). Les Suédois, à leur tour, vont imprimer en 1541 leur première Bible, la «â•¯Bible de Gustav Vasa╯», traduite pour l’essentiel de Luther, dans une langue purement suédoise qui fera école. Vers 1540, donc, la France, la Hollande, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, la Suède possèdent imprimées des Bibles complètes «â•¯modernes╯» en langue vulgaire. Le Danemark, l’Islande (Oddur Gottskálksson, 1540), la Bohême ont leur Nouveau Testamentâ•›; ce dernier pays a aussi plus ou moins rénové, à la faveur de plusieurs rééditions (1529, 1533), sa vieille «â•¯Bible de Prague╯». La Pologne connaît seulement quelques nouveautés partielles – l’Ecclésiaste (1522), l’Ecclésiastique (1536), le Psautier (1539) – qui viennent supplémenter l’antique Bible «â•¯de la reine Sophie╯», toujours manuscrite. Le magyar a vu traduire les Épîtres de saint Paul (Cracovie, 1533), les Évangiles (Vienne, 1536) et possédera en 1541 un Nouveau Testament entier, tiré du grec par Sylvester János. *** Le clivage entre «â•¯catholiques╯» et «â•¯protestants╯» (ce dernier terme s’introduit peu à peu dans les langues européennes après la diète de Spire, 1529) ne cesse maintenant de s’accentuer. La Bible française d’Olivétan se présente comme une entreprise ouvertement protestante. Elle provient d’une initiative des Vaudois du Piémont qui, le 12 septembre 1532, tinrent dans le val d’Angrogne un synode, auquel assistaient Farel et Saunier. Il y fut décidé qu’une nouvelle traduction de l’Écriture s’imposait. Ce fut l’oeuvre de Pierre Robert, dit Olivétan, cousin de Calvin. Les Vaudois auraient versé cinq cents couronnes pour en couvrir les fraisâ•›; un distique, obtenu par acrostiche, signale cette paternitéâ•›: «â•¯Les Vaudois, peuple evangelicque / Ont mis ce thresor en publicque.╯» Parue le 30 juin 1535, la Bible d’Olivétan est souvent appelée «â•¯Bible de Serrières╯»,
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du nom de la localité (près de Neuchâtel) où elle a été imprimée. Elle est dédiée, non à un riche seigneur, mais «â•¯à paovre Eglise à qui rien on ne presente.╯» Olivétan déclare qu’il a «â•¯conféré toutes translations anciennes et modernes, jusques à l’italien et l’allemand╯» (c’est-à-dire les versions de Brucioli et de Luther). Pour les livres protocanoniques, ses innovations sont nombreuses, ainsi que pour le Psautier, qu’il a traduit «â•¯de l’hébreu╯» en confrontant le français de Lefèvre avec le latin de Pagnino. Pour les livres deutérocanoniques et le Nouveau Testament, en revanche, il a adopté presque intégralement la version de Lefèvre, avec de rares corrections inspirées par Érasme. Il a pris soin de distinguer par la typographie les mots qui reflètent le texte original et ceux que requièrent les besoins de la langue française. De révision en révision, il a poli lui-même ses textes, usant pour le Nouveau Testament de 1530 du pseudonyme «â•¯Belisem de Belimakom╯» (en hébreuâ•›: «â•¯N’importe qui╯» de «â•¯n’importe où.╯» Après sa mort (1538), sa Bible a continué d’être revue par les pasteurs de Genève. Sur elle s’appuient de nombreuses Bibles protestantes françaises imprimées à Genève ou à Lyon. Une édition de Genève, la «â•¯Bible de l’épée╯» (d’après l’image de la page de titre) est doublement remarquable, d’une part parce qu’elle est la première Bible française qui ne soit pas imprimée en gothique, d’autre part à cause de sa préface, qui allie l’esprit humaniste à l’esprit réformateur. Avec le protestantisme se répand la vogue des Psaumes chantés en langue vulgaire. Depuis le XIIe siècle, le livre des Psaumes avait souvent été traduit, en prose ou en vers, et publié à part, avec une prédilection marquée pour les sept «â•¯Psaumes de la Pénitence╯». Bien que regardés par les protestants comme typiques de leur culte, les Psaumes en vers chantés ont été bien accueillis également par les catholiques tolérantsâ•›; les uns et les autres collaborent même à des Psautiers collectifs jusque vers 1555. Notons en Allemagne les Psaumes de Joachim Aberlin (Der gantz Psalter, 1537) et de Hans Gamersfelder (1542)â•›; en France ceux de Clément Marot, qui en laissa cinquante à sa mort (1543) et dont l’oeuvre a été continuée par Théodore de Bèze et autres auteursâ•›; en Angleterre, ceux de Thomas Sternholde (1548) et de Robert Crowly (1549)â•›; en Italie, Il Psalterio di David in ottava rima d’Innozentio Ringhieri (1555â•›?)â•›; aux Pays Bas, les Psalmen de Jan Utenhove (1558–1561). Au cours de cette période, on prend de plus en plus comme texte de base, non plus le Psalterum Gallicum de la Vulgate, mais la version que saint Jérôme avait ultérieurement tirée de l’hébreu, le Psalterum juxta Hebraeos. Toutefois, le souci d’exactitude tendra plutôt à s’effacer, vers la fin du siècle, au profit de la recherche des valeurs expressives typique du maniérisme et du baroqueâ•›: la paraphrase en vers des Psaumes va devenir un genre littéraire largement exploité, en particulier par les poètes catholiques, qui ont le sentiment d’affronter par là les huguenots sur leur propre terrain. *** Devant le succès des Églises protestantes, en effet, la résistance catholique s’organise et on peut parler de Contre-Réforme à partir de la première session du concile de Trente (1545–49). On devait s’attendre à y voir se ranimer la vieille controverse concernant la vulgarisation de la Bible. De fait, le 1 mars 1546, parmi les abus dénoncés, figurent les traductions de l’Écriture en langue vulgaire. Le 16 mars, comme la mention en a disparu, le cardinal Pacheco, évêque de Jaén, hostile aux Bibles vulgarisées, en appelle de cette omission. Le cardinal Madruzzi lui donne la réplique et, le 1 avril suivant, prononce un long plaidoyer en faveur des traductions en
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vulgaire, tandis que son adversaire clame sa désapprobation. La séance ayant été levée dans la confusion, on décida finalement de ne plus aborder un sujet qui risquait de diviser profondément le concile. Il faudra attendre la dernière session (1563) pour que la question soit débattue. Un compromis est alors adoptéâ•›: la lecture de la Bible en langue vulgaire est admise, mais avec toute sorte de réservesâ•›; il faudra l’autorisation de l’évêque ou de l’inquisiteur, «â•¯qui pourront permettre, d’après l’avis du curé ou du confesseur, la lecture des saintes Bibles traduites en langue vulgaire par des auteurs catholiques à ceux qu’ils auront jugés capables de fortifier leur foi et leur piété par cette lecture, au lieu d’en éprouver du dommage.╯» Il est clair, néanmoins, que dès le milieu du siècle une partie de l’opinion catholique n’était pas hostile aux traductions. Au contraire, ne convenait-il pas d’opposer aux Bibles protestantes des Bibles rectifiant leurs erreursâ•›? Celles-ci seront toutefois moins nombreuses que les premières. C’est que la vulgarisation protestante ne cesse de s’étendre, voire de se diversifier selon les sectes. On distinguera bientôt, en néerlandais, une Bible calviniste (1556), une Bible luthérienne (1558), une Bible mennonite (1560). Le finnois a eu son Nouveau Testament en 1548, grâce à Michel Agricola, disciple de Luther et de Melanchthonâ•›; ce texte du «â•¯père de la littérature finnoise╯» traversera trois siècles presque sans changement. Des Nouveaux Testaments espagnols sont imprimés à Anvers (Francesco de Encina, 1543), à Venise (Juan Pérez de Pineda, Espagnol exilé à Genève, 1556). Un Ancien Testament castillan, dit «â•¯la Bible des Juifs╯», publié à Ferrare en 1553 est le résultat de la collaboration entre un rabbin portugais, Duarte Pinhel, et l’Espagnol Jerónimo de Vargasâ•›; des deux tirages, l’un était dédié à une dame israélite, l’autre au duc de Ferrare Hercule II, sympathique aux luthériens. À partir de 1555, Casiodoro de Reina prépare la première Bible espagnole intégrale, dite «â•¯Bible de l’ours╯» (d’après l’image de la page de titre), qui verra le jour à Bâle de 1567 à 1569. Un Nouveau Testament italien, que le traducteur veut «â•¯dépourvu de toute afféterie toscane╯», est publié à Genève par Giovan Luigi Pascale (1555). À Genève également, des Anglais exilés sous le règne de Marie Tudor (1553–1558) – dont William Whittingham – éditent un Nouveau Testament (1557), puis une Bible complèteâ•›; la Bible anglaise de Genève, cette «â•¯Breeches Bible╯» (la «â•¯Bible des culottes╯»), allusion à l’insolite appellation du vêtement que se fabriquent Adam et Ève pour cacher leur nudité (Gen. III, 7), connaîtra dans les familles la même faveur que la «â•¯Great Bible╯» dans les églises. En français, tandis que Calvin, Théodore de Bèze et autres théologiens de Genève révisaient inlassablement la Bible d’Olivétan, Sébastien Castellion (dit aussi Châteillon), protestant indépendant, après avoir quitté Genève pour Bâle et publié dans cette ville une Bible latine, y donnait en 1555, dédiée à Henri de Valois, une version française qui fit scandale. Non seulement l’auteur comble les lacunes du récit biblique par des extraits de Flavius Josèphe, mais surtout, désireux d’être compris des plus simples, il remplace les mots savants par des termes populaires, parfois empruntés au parler bressanâ•›: baptiser devient «â•¯laver╯»â•›; un holocauste est un «â•¯brûlage╯»â•›; le Tout-Puissant reçoit l’épithète de «â•¯Rochefort╯». Aussi est-il accusé par les Genevois d’écrire «â•¯dans le jargon des gueux╯» et d’être «â•¯un instrument choisi par Satan pour tourner l’Écriture en dérision.╯» Au Danemark paraît en 1550 toute la Bible selon Lutherâ•›: c’est la «â•¯Bible de Christian III╯» (dont le portrait orne l’ouvrage), oeuvre de Christiern Pedersen. Dans le monde slave, le pasteur Primoz Trubar met en slovène le Nouveau Testament (Tübingen, 1554)â•›; en Pologne, après le
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Nouveau Testament du luthérien Jan Seklucyan (Königsberg, 1553), c’est une version calviniste que fait préparer le prince Radziwill, la future «â•¯Bible de Brest╯» (Brest-Litovsk, 1563). À l’usage des slaves du Sud, le comte Jan Ungnad fait imprimer à Urach (Wurtemberg) un Nouveau Testament serbo-croate en glagolitique et en cyrillique (1563). En Bohême, les versions existantes seront bientôt éclipsées par les six volumes de la Bible de Králice (1579–93), dont la langue deviendra le plus éclatant spécimen de tchèque classique. Face à la profusion protestante, la production catholique paraît restreinteâ•›; encore faut-il remarquer que la plupart des Bibles catholiques ne fait que reprendre, avec des corrections parfois minimes, les textes protestants. En Allemagne, les catholiques se rallient autour de la Bible de Johann Dietemberger (Mayence, 1534), qui combine Luther, Emser et la Bible de Zurich. Aux Pays-Bas, si la version du carme Alexander Blanckart (Cologne, 1540), refonte de Bibles anciennes, n’obtient que peu de succès, celle de Nicolas van Winghe (Louvain, 1548), traduite d’une Vulgate corrigée par le P. Hentenius, est promise à un bel avenir. C’est aussi à Louvain, foyer de la Contre-Réforme, que les Français répondent aux Bibles huguenotes. La «â•¯Bible de Louvain╯» (1550), autorisée non sans réticences par les théologiens, est l’oeuvre de deux religieux, Nicolas de Leuze et François de Larben, qui ont corrigé la version de Lefèvre d’Étaples là où elle leur semblait s’écarter de la Vulgate, sans se faire faute d’emprunter aux Bibles genevoises. Enfin, en Pologne, une Bible catholique est tirée par Jan Leopolita-Nicz de l’ancienne Bible polonaise révisée à la fois sur la Vulgate et les rééditions de la Bible tchèqueâ•›; le Nouveau Testament en est publié à part en 1556â•›; la Bible entière paraîtra en 1561. *** Ces quarante années – 1520–1560 – ont été cruciales, on le voit, dans l’histoire de la vulgarisation biblique. Sous la pression de l’humanisme réformateur, la Bible, pour la première fois depuis saint Jérôme, changeait de base dans la chrétienté occidentale. À la Vulgate latine, si longtemps intangible, se substituaient les textes originaux hébraïques et grecs. À cet égard, le Nouveau Testament d’Érasme et, à un degré moindre, l’Ancien Testament de Pagnino ont joué un rôle de premier plan en tant qu’outils de traducteurs. Le grand innovateur, on ne peut en douter, a été Luther. Sans oublier tout à fait les Bibles allemandes antérieures, il a été hardiment de l’avant et a réussi à donner de l’Écriture une version populaire qui, d’emblée, a rivalisé avec la Vulgateâ•›; en fait elle est supérieure en bien des points au texte de saint Jérôme par l’exactitude et la qualité verbale. À partir de 1522, le Nouveau Testament de Luther ne peut être ignoré ni des adeptes du Réformateur, ni de ses adversaires. La grande vague luthérienne déferle sur toute l’Europe. Les autres traducteurs ont été en général moins radicaux. Sans doute ont-ils débarrassé le texte sacré de sa gangue de gloses, ne fût-ce que pour les remplacer par leurs propres notes marginales. Mais bien des versions nouvelles s’appuient fortement sur les anciennes, les révisant plus ou moins à la lumière d’Érasme ou de Lutherâ•›: c’est le cas en Italie, en Angleterre, en France, en Bohême, en Pologne. Il n’y a pas eu ruptureâ•›; on n’a pas fait table raseâ•›; et encore moins en ce qui concerne les Bibles qui se veulent catholiques et qui se retournent plus souvent que les autres vers la Vulgate, dépositaire d’une tradition fortement enracinée. Dans ce renouveau biblique, on ne peut manquer de remarquer l’insigne prééminence qu’y assume le Nouveau Testament. C’est par cette dernière partie de l’Écriture – celle qui offre
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l’essentiel du message chrétien – que tous les traducteurs commencent leur travail. L’Ancien Testament vient plus tard, quand il vient. De celui-ci une seule portion est vraiment populaireâ•›: le Psautierâ•›; aussi les psaumes ont-ils bénéficié d’un traitement d’exception. Grâce aux traductions dans de nombreuses langues vulgaires, le nombre des lecteurs de la Bible s’est, au cours de ces années, prodigieusement accru. Plusieurs peuples – Polonais, Hongrois, Slovènes, Danois, Suédois, Finnois – sont venus se joindre à ceux qui pouvaient déjà se procurer des éditions imprimées, au moins partielles, dans leur idiome national. Au-delà de l’allemand, le rayonnement de Luther s’est exercé sur cinq ou six autres langues. L’ardeur des imprimeurs à publier des Bibles, soutenue par des raisons tant commerciales qu’idéologiques, a permis une large diffusion du texte sacré. Dans les milieux protestants la Bible devient omniprésente et les réticences officielles de l’Église romaine ne l’écartent pas toujours des foyers catholiques. La Contre-Réforme ne pouvait livrer qu’un combat d’arrière-gardeâ•›; ses appels à la tradition se défendaient mal contre la philologie humaniste et l’on voit finalement la plupart des Bibles s’affirmant catholiques s’aligner pour l’essentiel sur les traductions protestantes et n’en différer souvent que par des détails foncièrement insignifiants.
La littérature de combat André Stegmann La rupture fracassante L’excommunication de Luther, qui aurait pu être un épiphénomène, marque une date décisive. En 1520, le prophète de trente-sept ans, dont la théologie explosive et déviationniste s’élaborait depuis sept années, tôt attaquée par l’un de ses plus sérieux adversaires, Johannes Eck, rompt avec Rome et lance ses grands programmes de combat, avec un succès fulgurant, dans des éditions simultanées en latin et en allemand. L’Appel à la nation allemande (août 1520) fixe son programme politique et religieuxâ•›: libération de la tutelle romaine et ecclésiale allemande, divulgation d’une nouvelle exégèse de l’Écriture, réforme de l’enseignement vers une formation plus simple et plus populaire d’un christianisme vécu, et surtout abolition des frontières entre pouvoir spirituel et temporel, visant à réunir la société en une unité plus juste et plus cohérente. L’appel ne pouvait qu’être entendu par les villes, soucieuses de renforcer leur autonomie, par les princes, désireux d’exercer contre l’empereur un pouvoir décentralisé, par la bourgeoisie et le peuple cherchant à se dégager des tutelles administratives et particulièrement ecclésiastiques. Beau programme, auxquels la réalité apportera parfois de cruels démentis, avec tour à tour l’anarchie, la révolte ou un féodalisme étatique accru. Le Traité de la liberté du chrétien (octobre) proposait à la fois une libération des contraintes extérieures, compensées par un enracinement personnel de la foi (propositions 1–19), et les applications sociales qui en découlent (propositions 20–30). «â•¯Libre de tous, serf de tous╯». Curieusement, Luther n’excluait ni la pratique du jeûne et de l’ascèse, aptes à mater l’esprit, ni le travail, sanctifié par la foi, ni la charité, pour la première fois mentionnée, nécessaire (malgré le rejet des oeuvres en vue du salut) non pas au nom du Christ, mais par sens communautaire et contre la mendicité envahissante. En conséquence, Luther n’abolissait pas absolument les fondations pieuses, en particulier les monastères. «â•¯Un petit nombre╯», dit seulement son texte. La captivité babylonienne de l’Église (novembre) élabore à travers les éléments polémiques la nouvelle théologie, encore rudimentaire, qui donnera lieu à diverses interprétations ultérieures, voire à d’irrévocables conflits avec Zwingli, Calvin et les anabaptistes, non seulement à propos de la Cène et des sacrements, mais aussi du péché, du salut, du sens de l’Écriture. L’essentiel est la rupture consacrée avec la scolastique, le droit canon, tous les développements de la doctrine de l’Église et surtout avec la double autorité ecclésiale et papale. Muette ou hésitante sur des points essentiels de la théologie, sauf sur ses assises fondamentales des rapports de Dieu avec la créature et sur la nature d’une Église invisible, révolutionnaire sur le seul plan spirituel, puisqu’elle ne cesse de réaffirmer l’obéissance au pouvoir temporel, la doctrine luthérienne pratiquement constituée ne laisse à l’Allemagne qu’une deviseâ•›: «â•¯Libertéâ•›! Mort à l’Antéchristâ•›!╯» Le combat victorieux de la Réforme allemande progressa sans défaillance de 1520 à 1550. Le rôle conjoint des prédicants, des princes et des villes assurèrent ses conquêtes successivesâ•›: dès la première heure et en l’absence de Luther, la Saxeâ•›; puis les villesâ•›: Strasbourg (1524), Nuremberg 113
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(1524), Berne (1528), Bâle (1529), Hambourg (1529), Ulm (1530), Lubeck (1531), presque toutes avant les principautésâ•›: Hesse (1526), Anhalt, Poméranie et Wurtemburg (1534), Brandebourg, (1539 Schleswig-Holstein (1542), Brunswick (1545), Palatinat (1546), Mecklembourg (1549), suivant une logique variable selon les États, dont les caractères géographiques et économiques ne sont pas primordiaux. L’occupation de Munster et la dramatique guerre des paysans donne l’occasion à Luther de jouer un rôle préventifâ•›: Sincère admonestation (1522) après les troubles d’Erfurt et de Wittemberg, De l’autorité temporelle (1523), Exhortation à la paix (1525), puis un rôle répressifâ•›: Contre les hordes pillardes et meurtrières des paysans (1525). Presque partout, suscitée ou tolérée par les prédicants, l’opération se déroule de la même manièreâ•›: occupation ou fermeture des églises et des couvents, avec ou sans bris des images et des autelsâ•›; contrainte au mariage des prêtres et des nonnes, en signe d’acceptation de la nouvelle foiâ•›; expulsion (ou, plus rarement, emprisonnement) des récalcitrantsâ•›; imposition de la messe nouvelleâ•›; organisation de conseils. Condamnable ou non, la violence témoigne surtout de l’appui populaire en faveur d’une réforme largement souhaitée devant l’apathie, l’isolement ou l’incompétence du clergé et particulièrement des évêques. Mais ce fut surtout le jeu politique inlassablement repris par Charles Quint, et le retardement prolongé d’un concile que tout le monde désirait et l’attitude contrainte ou tolérante des princes plus ou moins gagnés à la réforme – sans l’être nécessairement à Luther – qui permirent l’implantation progressive du luthéranisme en Allemagne. La fin de l’Interim en 1548 et le principe «â•¯cujus regio, ejus religio╯» finirent par fissurer la fragile construction et favoriser la Contre-Réforme après 1560. Calvin et les anabaptistes instaureront bientôt des mouvements réformateurs différents, avec confessions et Églises organisées, et déjà certains ne s’accommoderont ni de l’Église ancienne ni des nouvelles. En 1562 s’achève le Concile de Trente, qui consacre la Réforme catholique. Les protagonistes mèneront donc des combats diversifiés selon les moments et selon les personnes. A des degrés divers, nous les retrouverons à propos des oeuvres d’édification. Controverses Dès ses premiers grands écrits polémiques, Luther est violemment attaqué de partout. En Angleterre, le roi Henri VIII écrit lui-même une Assertio septemis acra mentorum (1521)â•›; la réponse de Luther suscite une riposte par John Fisher. En Allemagne, ses détracteurs seront Cochlée et surtout Johannes Eck, en qui il trouvera un adversaire durable et acharné. Ce dernier l’avait attaqué dès 1518 et, présent à tous les grands débats organisés par Charles Quint, il discutera chaque point controversé du nouveau dogme. Luther est attaqué à Rome par le Suisse M. Silber (1522), en France par G. de Brie, puis par le plus fidèle disciple de Lefèvre, Josse Clichtove, qui compose un Anti-Lutherus (1524) avant la prise de position d’Érasme. Les questions abordées, sur le plan théologique encore plus que sur le plan politique, étaient trop sérieuses pour être écartées, comme on le fit en Angleterre ou en Pologne, par la simple interdiction des ouvrages de Luther. Aussi les controverses officielles de Leipzig, de Ratisbonne, d’Augsbourg examinèrent-elles les problèmes posés. Certains étaient secondairesâ•›:
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la communion sous les deux espèces, le mariage des prêtres (à quoi se rallia le modéré Julius Pflug), le purgatoire (qui n’est pas matière de foi) et son incidence sur les messes des défunts, certaines formes non essentielles et conciliables de la liturgie (images, culte des saints). D’autres points, en revanche, paraissaient fondamentauxâ•›: justification par la foi, libre-arbitre, degré d’autorité en matière de foi – de l’Écriture seuleâ•›? des concilesâ•›? de l’Égliseâ•›? –, examen de la hiérarchie ecclésiastique et de son rôle, légitimité de la suprématie du Pape. La plupart de ces problèmes n’étaient pas nouveaux, mais, ainsi rassemblés en un faisceau critique, bientôt transformés en «â•¯confession de foi╯», ils ébranlaient l’édifice entierâ•›: telle est la nouveauté réelle de la Réforme luthérienne. Luther en fut le centre de 1520 à 1540. Durant la première décennie, jusqu’à l’élaboration de la confession d’Augsbourg, le grand réformateur oeuvra lui-même sur le triple plan de la libération politique, de l’élaboration de la nouvelle doctrine et des polémiques contre la résistance catholique ou les déviationnistes Münzer ou Zwingli. Mais le controversiste le plus constant, le plus ouvert, le plus modéré, et qui semble parfois même avoir transgressé les intentions de Luther sans être désavoué, demeure Melanchthon. Il prit part à toutes les rencontres officielles organisées par Charles Quint et resta, après la mort de Luther (1546), son continuateur et le plus fidèle défenseur des acquis luthériens. Les controverses, assorties de nombreuses publications doctrinales, se poursuivirent de part et d’autre, avec du côté catholique, les rudes doctrinaires Eck et Hoffmeister (1510–47) et de plus modérés, J. Pflug et J. Gropper (1503–59), cependant que les luthériens élaboraient lentement leur propre «â•¯confession de foi╯», non sans polémiques avec Zwingli, puis avec Calvin, et en exerçant une dure répression sur les anabaptistes, partout rejetés. Après 1540, la France suivra Genève, avec ses polémiques propres, publiques ou simplement écritesâ•›: le socinianisme pénètre assez profondément la France entre 1550 et 1560 et s’organise en Église officielle en 1559 avec sa propre «â•¯confession de foi╯», qui n’a pas l’accord entier de Calvin. Pour leur part, les «â•¯chrétiens sans Église╯», réfugiés surtout dans l’Europe de l’Est, réunissent progressivement leurs fractions rivales lorsqu’ils s’organisent en communautés, beaucoup refusant toutefois d’entrer dans les querelles du moment. C’est seulement plus tard que s’organisera, se développera et essaimera le grand mouvement pacifique unitarien. L’Angleterre présente une situation à part. Avec son titre de Défenseur de la Foi, Henri VIII se heurte au refus papal de son divorce et organise une Église nationale, qui sauvegarde en apparence l’autonomie de la hiérarchie ecclésiastique et l’orthodoxie de la doctrine religieuse. Elle s’ouvrira sous Édouard VI (1547–53) à une relative pénétration luthérienne, grâce à Somerset. La fâcheuse répression de Marie «â•¯la sanglante╯» (1553–58) laissera toute latitude à Élisabeth d’entreprendre un aménagement durable avec les «â•¯39 articles╯» de 1563, véritable «â•¯confession de foi╯»â•›: John Foxe dans ses Acts and Monuments (Londres, 1553) dresse le bilan de cette patiente conquête de l’autonomie. Au cours de la période 1520–1560, ces controverses occupent une place essentielle dans l’Europe entière, qu’elles réorganisent sur le plan théologique, politique, social et moral. Du côté de l’Église traditionnelle, elles obligèrent à un réexamen sérieux de sa nature, de sa doctrine et de sa fonction. Le concile de Trente rassembla un grand nombre de controversistes et procéda à sa propre «â•¯réformation╯» de l’Église romaine, aboutissement de trente ans de lutte,
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et aussi de réflexion sur son histoire, sans renoncement à aucun article doctrinal, mais non sans quelque excès réactionnaire et en laissant divers points non résolus. Le rôle d’Érasme Il faut distinguer entre l’attitude personnelle d’Érasme après 1520 et l’exploitation ambiguë, sinon contradictoire, de son oeuvre. En 1520, Érasme est à l’apogée de sa gloire, tant par l’étendue et la diffusion de son oeuvre que par sa correspondance avec l’Europe entière. Il avait travaillé vingt ans à la fois sur le plan polémique, professant un anticléricalisme militant, souvent excessif, et sur le plan doctrinal, en redéfinissant une philosophia Christi rendue à la fois plus individualiste et plus militante. Sans dévier de sa ligne de conduite, Érasme, non seulement réédite ses Adages et ses Colloques non modifiés, mais il continue à s’en prendre à des usages abusifs de l’Église (jeûne, pèlerinages…) et poursuit sa correspondance avec des relations douteuses. Il se décide d’abord à se démarquer de Luther dans le De libero arbitrio (1524), puis d’Oecolampade (1525). Il cesse toute correspondance avec Luther en 1526, marque son désenchantement devant les premiers résultats de la Réforme et s’oriente délibérément vers les ouvrages de piétéâ•›: Commentaire aux Psaumes, réédition de l’Office de N.D. de Loretteâ•›; il accumule surtout éditions ou commentaires des Pèresâ•›: Irénée (1526), Athanase et Ambroise (1527), Augustin (1529), Grégoire de Nazianze (1531), Jean Chrysostome (1527–33). Il quitte Bâle perturbé pour s’établir à Fribourg (1529–35). S’il combat, modérément, mais clairement, les réformateurs (Adversus Pseudo-Evangelicos, 1529), il reste fidèle à une solution de conciliation évangélique dans son grand traité De la concorde de l’Église (1533), dédié au plus modéré des catholiques de Worms et de Ratisbonne, Julius Pflug. Mais il lui faut combattre sur un autre frontâ•›: les tenants d’une étroite orthodoxie, Zúñiga en Espagne, Clichtove et Beda en France, A. Pio en Italie. Par delà les polémiques, Gattinara, chancelier de Charles Quint, François Ier et Clément VII prient les censeurs de laisser Érasme en paix (1527). Le pape rénovateur, Paul III, ira jusqu’à lui offrir en 1534 un chapeau de cardinal. Il n’en va pas de même des vicissitudes de l’érasmismeâ•›: du vivant de l’érudit, et surtout après sa mort, chacun veut le récupérerâ•›: Berquin ajoute à ses oeuvres suspectes des traductions du Commentaire du Pater et de l’Enchiridionâ•›; W. Roy publie à Anvers un texte qui combine Luther et Érasme (1529). Le Moriae encomium paraît en tchèque (1517). Geldenhauer extrait des citations tendancieuses des Annotationes d’Érasme (de hereticis), commentées dans le sens luthérien (Augsbourg, 1530). Une influence presque toujours déformée s’exerce selon deux directionsâ•›: satirique et théologique. On ne retient des Colloques que l’anticléricalisme, et particulièrement l’antimonachisme, tendance amplifiée en France par de nombreux poètes et par Marguerite de Navarre, en Angleterre par le féroce Franciscanus de Buchanan (1536) ou par les pamphlets de Dunbar. S’y ajoutent souvent les traditionnelles attaques sur la messe, le culte des saints, les miracles, la simonie, etc. Tout le public européen est atteint, Espagne et Portugal compris. Sur le plan plus sérieux de la doctrine, les rééditions de l’Enchiridion, du Nouveau Testament, accompagnées le plus souvent des Paraphrases ou des Annotations – en principe oeuvres de légitime édification évangélique – gardent leur arrière-plan de controverseâ•›; elles ont été
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mises en cause dès les années 1520 (Lefèvre, Lee, Clichtove, Eck), censurées par les Facultés de Paris ou de Louvain, condamnées successivement par les premiers Index parisiens (1544–56). Elles seront surtout diffusées dans les pays réformés, avec d’autant plus de succès que chacun y ajoute des commentaires à son goût. Pamphlets Les controverses ne furent pas toujours sereinesâ•›: le comique frappe et le ridicule tue. La tradition satirique, et particulièrement anticléricale, fleurissait depuis longtemps. Luther commença, avec sa verve savoureuse, par ses Murs de séparation (1519), où sont groupées les revendications essentielles de la Réformeâ•›: «â•¯plus de célibat, d’interdit, de pèlerinages, de fêtes d’Égliseâ•›; plus de dispenses ni d’indulgencesâ•›; plus d’abstinence, de messes privées, de peines ecclésiastiques╯»â•›; c’est un vibrant réquisitoire contre la Rome papale, riche de la vente des indulgences, «â•¯pillage du pauvre╯». Il récidive, en 1522 avec le pamphlet des Zwei Greulichen Figuren (l’âne-pape et le moine-veau), puis avec Les juifs et leurs mensonges et, bien à contretemps, en 1545, avec une violente diatribe contre la papauté «â•¯fondée à Rome par le diable╯». Fortes d’une libération sans doute plus civile que religieuse, les provinces nordiques et allemandes – la Saxe spécialement – virent paraître une masse de pamphlets anonymes, qui réclamaient une révolution radicale. En 1534, dans un beau style biblique, Rothmann, aux PaysBas, dans son Traité de la vengeance invite à la révolution immédiate. Jusqu’à sa mort, Luther eut en outre à faire front contre les tentatives de dissidence, zwingliennes et anabaptistesâ•›: là, le pur pamphlet l’emporte souvent sur la controverse, à la différence de ses principaux alliés, moins enclins à la violenceâ•›: Amerbach, Oecolampade, Bucer, Melanchthon, plus érasmiens et plus soucieux de l’importance de l’enjeu théologique. Chez Calvin les controverses religieuses se confondirent souvent avec des attaques personnelles d’une ironie corrosive. Le Traité des reliques, Contre les nicodémites, Contre les pseudodialecticiens, le Traité des scandales, Contre les libertins, outre les injures traditionnelles (fou, âne, bête…), valent par la mise en scène comique et visent à la démystification d’un monde hypocrite, encore que la satire sociale n’y soit qu’effleurée. Mais, avant lui, dès 1530, Farel, à Neuchâtel, avait utilisé des placards incendiairesâ•›: Antoine Marcourt, après une ironique Confession de foi de N. Beda (1533) et parallèlement à son Livre des marchands, lance son fameux placard sur les Abus de la messe papale, qui entraîne chez François Ier un arrêt de sa politique de tolérance en 1534. A deux reprises, N. Des Gallars entre en lice pour défendre Farel et Calvin contre Caroli et Cochlée (1546–48). De 1550 à 1560, les questions théologiques ont tendance à passer au second plan avec Th. de Bèze et son Passavant (1550), avec Pierre Viret surtout et ses longs pamphletsâ•›: Du Monde à l’Empire (1550 et 1561), L’Office des morts, La Physique papale et le Requiescat du Purgatoire (1552), la Necromance papale (1553), De la vraye et fausse religion (1560), l’Interim (Lyon 1565)â•›; avec les féroces réquisitoires de Conrad Baduisâ•›: l’ Alcoran des cordeliers (1556) et les Satyres chrétiennes de la physique papale (1560). L’un des triomphes du genre fut l’Anatomie de la messe (1552) d’Agostino Vainardo, qui dénonce
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point par point les abus liturgiques du cérémonial papisteâ•›; l’ouvrage connut de 1556 à 1561 des traductions en anglais, français et latin, Du côté catholique Murner, dont la verve s’était exercée bien avant, lança quatre pamphlets contre Luther et, en 1522, connut son plus grand succès avec le Grand fou luthérien. Blomevenna s’en prenait à son tour à Luther dans sa Candela evangelica (1526). A la fin d’une longue carrière, Pierre Gringore, dans son Blason des hérétiques, se contente d’un persiflage ironiqueâ•›: après des centaines d’hérésies qu’importe celle des nouveaux prédicantsâ•›? Où placer les évangéliques français, Marot, Rabelais, Marguerite de Navarreâ•›? Marot, qui en avait tâté, rejeta la Nouvelle Jérusalem genevoise, mais sa traduction en vers des Psaumes, tôt mis en musique, eut un immense succès dans toutes les terres de Réforme. Marguerite, toute soeur du Roi qu’elle était, vit condamner son Miroir du l’âme pécheresse. (1533) et, outre son Théâtre engagé, ne publia plus que deux longs nouveaux textes édifiants, d’esprit évangélique, non polémiques. L’édition posthume de son Heptaméron, dont les devisants vont chaque jour à la messe, contient bien quelques scandaleuses histoires de moines et dégage des effluves d’irrévérence boccacienneâ•›: il serait abusif de l’intégrer à un combat pour la Réforme. Rabelais remplit Pantagruel et Gargantua et surtout le Tiers et le Quart Livre, de son rire où l’humour subtil alterne avec la grosse farce et de ses piques contre moines et théologiens. Mais il désavoue Dolet et finit par renvoyer dos à dos Papefigues et Papimanes. A partir de 1545, le camp catholique trouve un savoureux pamphlétaire en Artus Désiré. Une véritable verve populaire anime son oeuvre, depuis le Miroir des Francs-Taupins (1546) et le Combat du fidèle papiste (1549) jusqu’au Passavant parisien (réplique à Bèze) et à la Dispute de Guillot le porcher (1556), en passant par les Grands jours du Parlement de Dieu (1551), qui renvoie aux réformés l’insulte de l’Antéchrist. En 1561, un ancien condisciple de Calvin, Gentian Hervet, s’en prend par deux fois aux Genevois, suivi par le carme Thomas Beauxamis, qui entame à cette date une série de pamphlets contre «â•¯l ’armée satanique╯». René Benoist (le «â•¯Pape des Halles╯»), Claude de Sainctes et le bénédictin R. Desfreux répliqueront aux Abus de la messe papale. Sans qu’on puisse parler de combat pour l’Évangile, l’Italie, où sont réfugiés beaucoup d’expulsés ou d’exilés volontaires, poursuit sa vieille tradition anticléricale, plus concrètement dirigée contre la Rome papale, avec les Pasquinades ou les pamphlets occasionnels de l’Arétin. Curieusement Berni, dont les satires ne s’intéressent guère aux problèmes religieux, réserve un de ses Capitoli au saint Pape Adrien VI – flamand, il est vrai – qui tenta de purifier la Cour papale. Le seul qui s’engagea vraiment fut, du côté catholique, Girolamo Muzio qui polémiqua contre Ochin et Vergerio (1550) et contre Bettini (1558). Les Paradossi de Landi ou la Circe de Gelli, plus subtilement hétérodoxes, furent néanmoins tôt repérés par l’Inquisition. Aucun pamphlet véritable n’apparaît en Espagne malgré l’introduction de nombreux ouvrages italiens ou allemands, notamment dans leurs éditions d’Anvers, Bâle ou Venise. C’est sur le plan des déviances spirituelles, produites avant tout par le puissant courant érasmien, que se fera la rénovation évangélique. Le seul pamphlet qui mérite d’être signalé est l’Image de l’Antechrist (Genève, 1542) traduit en espagnol par Alonso de Pena et publié à Genève en 1557. La mutation, plus politique que religieuse, se fit sans heurt sérieux en Angleterre et les remous autour du divorce d’Henri VIII n’entraînèrent pas de véritable campagne contre la théologie traditionnelle. Les tentatives d’implantation des réformés, malgré les initiatives
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ultra-conciliatrices de Bucer, n’aboutirent pas. Ni sous Henri VIII, ni même sous Edouard VI (1547–53), on n’éprouva le besoin d’une propagande pamphlétaire contre l’Église. L’interrègne de Marie, ses efforts de restauration catholique et ses deux cent quatre-vingt-huit bûchers n’amenèrent aucune autre campagne que doctrinale. Si en 1559, à l’avènement d’Élisabeth, tous les évêques, sauf un, refusèrent le rétablissement de l’ordre ancien, la protestation resta sans lendemainâ•›: l’anglicanisme représentait depuis longtemps la conscience nationale anglaise. Polémique par l’histoire Au plan historique, le combat s’engagea sur trois fronts majeursâ•›: l’histoire ecclésiastique, qui dénonçait ou défendait les déviances ou la pureté des doctrines et des moeurs de l’Église, particulièrement de la Papauté et des couventsâ•›; l’histoire doctrinale, à partir des Conciles et des Pèresâ•›; l’histoire récente ou contemporaine, particulièrement après 1550. L’Allemagne mena à peu près seule ce combatâ•›: de 1530 à 1540, Sébastien Franck reprenait les Annales des ducs de Bavière d’Aventinus, qu’il exploitait à rebours, avant de publier sa Grande Chronique, à Ulm en 1538â•›; H. Bonn publiait sa Chronique de Lübeck en allemand et en latin. Dans son encyclopédie, en principe purement géographique, Omnium gentium mores, M. Bohemus développait des vues hétérodoxes qui lui valurent l’Index, tout comme la Bibliotheca universalis de Gesner, (1544) qui privilégiait les auteurs réformés, anciens et modernes. Caspar Hedio, dans sa Chronique des abbés d’Ursperg (1536) démontrait tous les abus du système monacal et, plus polémique encore, Robert Barnes éditait à Wittemberg ses Vies des pontifes romains. Du côté catholique, on reprendra inlassablement le même argument rattachant Luther aux hérétiques anciens et modernes, essentiellement Wyclif et Hus. Dès 1523, la Chronique des hérétiques de Bernard de Luxembourg, l’inquisiteur dominicain de Cologne, ouvre une longue série. J. Hofmeister développe le thème de l’hérésie (1533) et écrira plus tard une version antiréformiste du colloque de Ratisbonne (1546). Sur l’implantation de la réforme calviniste en Suisse, A. Froment raconte les Actes merveilleux de la cité de Genève, auxquels répliquent les récits de J. de Gacy et de Jeanne de Jussie, religieuse de Sainte Claire, sur les persécutions exercées par les réformés. En France, on réédita le Promptuaire des Conciles de Lemaire de Belges (1ère éd. 1511), qui connaîtra une édition anglaise (1539) et latine (1556). A Louvain, le théologien Jean Driedo a combattu directement Luther sur la grâce et le libre arbitre dans quatre ouvrages polémiquesâ•›; son volumineux corpus De structuris et dogmatis ecclesiasticis ne sera publié qu’après sa mort (Louvain, 1543). L’apogée de la controverse se situe après 1550. Kirchmaier, qui mène surtout le combat au théâtre, lance son Regnum papisticum, mais seuls les deux ouvrages de Sleidan et d’Illyricus connaîtront un succès populaire et une vogue durable. Sleidan, auteur du De quatuor summis imperii luminibus (Strasbourg, 1555) trouvera en Bodin un solide adversaire. Illyricus fut le principal rédacteur (1556–59) des célèbres Centuries de Magdebourg, où il souligne la conjonction du politique et du religieux, attestée aussi par son Catalogue des témoins de la vérité (1556) et ses populaires poésies latines sur la corruption de l’Église. Ses ouvrages d’exégèse furent condamnés pour manichéisme.
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En Angleterre, dans la période faste d’Édouard VI, qui suivit son retour d’exil, John Bale composa un Catalogue d’écrivains illustres de l’Angleterre, au choix orienté (1557), comme l’avait été à Bâle, quelques années auparavant, celui de Lycosthenes complétant et rejoignant la Bibliothèque de Gesner. Les savantes répliques catholiques ne manquaient pas de poids. Le cardinal Sirleto publie à Venise, de 1551 à 1558, ses six volumes des Vies de saints et le solide théologien Guillaume Lindanus, évêque de Ruremonde, expose les Règles saines de l’interprétation de l’Écriture (Cologne, 1558), ouvrage souvent réédité, imité et traduit par la suite. Gentien Hervet édite pour sa part les Canons des Saints conciles (Paris, 1559). Tous ces ouvrages serviront de fondement aux controverses directes entre catholiques et réformés. Toutefois, sur le plan de l’histoire ecclésiastique, c’est sur les ouvrages de Laurent Surius et surtout sur le monument qu’est l’Histoire ecclésiastique de Baronius, l’un des best-sellers du XVIIe siècle, que butteront désormais les tentatives de répliques réformées. En France, à la veille des guerres de religion, l’Histoire des martyrs (1555) de J. Crespin rattache les victimes contemporaines aux persécutions des premiers siècles. Il sera aisé d’allonger les éditions ultérieures qui se poursuivront jusqu’à la fin du siècle avec la liste des condamnés, particulièrement hors de France, en Angleterre, sous Marie la sanglante, en Italie et surtout en Espagne. Le ministre français A. de Chandieu complètera Crespin dans son Histoire des persécutions (1557–1563), bientôt suivie des violentes images des guerres françaises, très partiales, de Tortorel et Périssin (1570). Le théâtre engagé Dès la rupture luthérienne, le prosélytisme s’engagea dans la voie populaire du théâtre, moins toutefois qu’on n’aurait pu s’y attendre étant donné les fortes traditions germaniques des Fastnachtspieleâ•›; les promoteurs de la Réforme étaient trop occupés à organiser l’installation du culte. Hans Sachs, bien qu’il ait salué le libérateur dans Die wittenbergisch Nachtigall (1522), poursuivit son immense production sans se mêler au combat religieux. C’est à Bâle et à Zurich que triomphèrent un temps les pièces engagées de N. Manuel. Du Pape et de son clergé dénonce l’exploitation des défunts (1521). La messe malade ridiculise les pratiques liturgiques. Surtout Le Pape et le Christ oppose la pauvreté et la charité du Sauveur au faste et à la richesse éhontée de Rome, fruit de l’exploitation des fidèles. Mais Manuel, mort en 1530, n’aura pas de successeur. Après la tentative isolée de Servet, dans la Farce des théologastres (1523), le relais se fera par les pièces de Marguerite de Navarre (improprement appelées Théâtre profane) jouées soit à Paris, soit à Nérac, qui ridiculisent le clergé et lui opposent la piété simpliste de l’enfant. Neuchâtel et Genève prendront une voie plus engagée, avec la Moralité ou la maladie de chrétienté (1533), La vérité cachée (1545), ainsi que L’Homme justifié par la foi, d’H. de Barran (Genève, 1554). D’autres, sans répercussion notable, furent La déconfiture de Goliath de J. de Coignac (Genève, 1554) et Le triomphe de Jésus Christ, traduit de John Fox par Jacques Bienvenu (Genève 1562), lequel s’était illustré dans une polémique occasionnelle avec le pamphlétaire catholique Artus Désiré.
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L’Italie, sans entrer dans la controverse théologique, resta dans la vieille tradition anticléricale, qui prenait à cette date un nouveau relief. La Mandragola de Machiavel, composée avant 1520, destinée à être jouée devant le pape même, pouvait être considérée comme une fantaisie aristophanesque s’en prenant aux superstitions populaires et comme une oeuvre pieuse, malgré l’immoralité boccacienne de l’intrigue. Quant à la Clizia (1525), il fallait de la malveillance pour y trouver autre chose que la satire des pédants et de l’amour sénile. Moins innocentes étaient les deux comédies de l’Arétinâ•›: La cortigiana (1534) laissait transparaître les vices de la papauté, et L’ipocrito (1545) «â•¯entre le prêtre et le moine╯» a tous les traits du Tartuffe, mais le personnage est de tous les temps. Les répliques catholiques furent rares et inefficaces. Trois farces, entre 1528 et 1531, mirent en scène Lutherâ•›: l’une raille son mariage, la seconde ses moeurs et son appétit, la troisième son destin après la mort. Puis le combat cessa. Il fut repris par le théâtre scolaire latin, uniquement dans le camp réformé, sous le voile de l’allégorie, dans les deux pièces de Gnapheus. Le Morosophus (1541) est une transposition de la Nef des fous de Brandt et de la Moria d’Érasme, avec le même cadre intemporel et la satire transparente de l’Église. L’Hypocrisis (1544), qui met en scène Jupiter et Psyché, est moins explicite, malgré son titreâ•›: le personnage de Psyché, la mal mariée, suggère les déviances de la foi. Déjà, le même Gnapheus avait ouvert la longue voie de l’allégorie biblique. L’Acolastus (1525) développe l’histoire du fils prodigue qui, après toutes ses erreurs mondaines, retrouve l’humilité et la simple confiance en Dieu. Th. Kirchmaier (Naogeorgus), pasteur en Bavière, plus incisif et plus doué, connut de 1538 à 1552 une longue série de succès et vit paraître dès 1547 une édition d’ensemble de ses pièces. Pammachus, c’est-à-dire le pape, est successivement critiqué par Pierre et Paul constatant l’état déplorable de la chrétienté, puis par Porphyre, par l’Empereur Julien, plus directement enfin par Satan, le Christ et la Vérité. La pièce eut plusieurs rééditions et fut traduite en allemand et en anglais. Mercator est un procès où comparaissent un riche marchand, un prince, un évêque et un franciscain. Ici encore interviennent Satan et le Christ. Le marchand, converti, sera sauvé, les trois autres iront en enfer. La pièce fut traduite en allemand, polonais, hollandais, frison, tchèque, français. L’édition française fut maintes fois rééditée et poursuivit sa carrière après 1600. L’Incendia (1541) imagine que le pape (Pammachus) et ses cardinaux ont projeté la destruction de l’Allemagneâ•›; celle-ci est sauvée par Philalethes, prince de Saxe. Hammanus (1543) raconte l’histoire d’Esther, à l’innombrable postérité. Hiermius (1551), en abordant le fondement doctrinal du néant de l’homme voué au péché et la question de la prédestination, s’éloigne de la satireâ•›: le péril turc est làâ•›; la doctrine du Christ est foulée aux pieds. L’Église catholique est-elle seule en cause ou Kirchmaier est-il quelque peu désabusé des résultats de la Réformeâ•›? La critique sociale prend le pas sur la lutte doctrinale. Avec Sedechias, le mauvais roi, tous les malheurs du temps s’accumulentâ•›: mauvaises lois, luxe des cours, brigandage et adultère. La pièce s’achève pourtant sur un éloge de la monarchie. Mais le malheureux prophète est éliminé et Satan triomphe. La dernière tragédie biblique de Kirchmaier, Judas Iscariotes, paraît en 1552, en même temps que deux pièces adaptées de Sophocle, Ajax et Philoctète. L’auteur vivra encore onze ans, sans fournir d’autre production dramatique. Son traité De dissidiis componendis (Bâle 1559) marque un retour à l’irénismeâ•›: il est vrai qu’il était devenu suspect en terre germanique.
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L’Eusebia d’Antoine Schorus, joué au gymnase d’Heidelberg en 1550, ne mettait pas seulement en cause la paillardise monacale et les désordres des évêques, mais également le rôle des princesâ•›: aussi l’auteur, poursuivi par le Comte palatin, dut-il se réfugier en Suisse. Mais, on le sait, le domaine du théâtre religieux dépasse de beaucoup la littérature de combat. La vitalité des tragédies et comédies bibliques s’est aussi manifestée hors de tout contexte polémique. Le chapitre suivant en témoignera.
La littérature d’édification André Stegmann Malgré l’importance et la durée des polémiques, inachevées en 1560 aussi bien avec l’église traditionnelle qu’entre les différentes églises nouvelles, chacun eut le désir d’asseoir la réformation générale sur des preuves. Les Réformés devaient convaincre qu’ils détenaient, seuls, le véritable sens de l’écriture, puis, quand ils accordèrent, après l’avoir conservée par principe, la tradition limitée aux Pères des quatre premiers siècles et aux sept premiers conciles oecuméniques, ils se lavèrent du reproche qu’on leur adressait de renouveler les hérésies des premiers temps, en combattant à leur tour tout ce qui touchait à la double nature du Christ et à la Trinité, pour oeuvrer au réexamen du texte de l’écriture et à son interprétation, en vue d’une redéfinition de la nature et de la Providence divine, de l’homme et des conditions de son salut, des formes de la vie chrétienne, individuelle et collective, de l’ecclésiologie. Il s’opéra, en ces quarante années, un immense labeur de fixation des doctrines qui dépassait le cadre polémique, tout en s’en nourrissant. La fixation d’un corpus doctrinaire cohérent et complet fut la première nécessité. Elle se manifeste dans tous les camps, aussi bien chez les catholiques, qui s’affligent des désordres de l’église et de la lenteur ou de l’inefficacité des réformes que chez les réformés. Les uns refusent d’entrer dans la virulence de la polémique (Bucer, Melanchthon, Capito) les autres constatent l’inefficacité ou le péril théologique, politique ou moral, de la rupture (Érasme, Pirckheimer, Witzel, Castellion, Cassander). Les polémistes eux-mêmes ne s’enfermèrent pas dans ce rôle, mais tantôt parallèlement, tantôt en y renonçant, agirent tous dans le sens des solides exposés doctrinaux. L’âge précédent ne les avait pas négligés, particulièrement dans les domaines de la mystique, de la philosophie morale, et de la piété populaire. Avec les Réformés, le mouvement s’accéléra et, qualitativement, donna une floraison surprenante, quand on mesure les efforts financiers des imprimeurs pour produire tant d’oeuvres savantes et tant d’in-folios de vente peu productive. La Bible Le premier voeu de la Réforme fut l’accès à l’Écriture pour tous. La Papauté elle-même venait d’y songer, en confiant à des savants d’esprit moderniste – dont Érasme, malheureusement trop peu philologue et théologien – une nouvelle éditionâ•›: c’est la fameuse Bible d’Alcalá – mais latine et qui ne satisfera pas non plus, sur le plan exégétique, les nombreux réformés, anciens moines et, de plus en plus, bon hellénistes ou hébraïsants. L’essentiel était de fournir un texte, avec ou sans commentaire conforme à l’esprit nouveau. C’est à quoi s’appliquèrent, par priorité, dans chaque pays gagné à la Réforme, les prédicants (cf. ch. IIa). Beaucoup s’appliquèrent d’abord à faire oeuvre scientifique, en réexaminant la Vulgate et les diverses traditions. Les grands réformateurs eux-mêmes, Luther, Zwingli, Calvin, en fixèrent le texte et l’esprit, aidés de théologiens avertis. La plupart d’entre eux, anciens moines – franciscains, chartreux – avaient une solide formation théologiqueâ•›; la plupart connaissaient 123
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l’hébreu et l’enseignèrentâ•›: H. Moller et J. Forster, Fl. Illyricus à Wittemberg, S. Munster à Bâle, Bibliander à Zurich… Cependant, la Réforme ne précipita pas les éditions en langue vernaculaire ni même la forme de la Vulgate. Les Bibles latines l’emportent largement et ce sont elles que visa la censureâ•›: l’Index espagnol de 1554 fut entièrement consacré a la condamnation de cinquante-huit Bibles complètesâ•›; imprimées à Anvers, Bâle, Lyon, Paris et Venise – toutes latines – après un réexamen attentif de gens compétents, pour motiver la condamnation et en permettre éventuellement la réimpression, une fois expurgéesâ•›: l’Inquisition de Séville en avait examiné quatre cent cinquanteâ•›! De ces publications qui conservèrent leur vogue, quelques-unes avaient précédé de quelques années la Réforme luthérienne ou l’avaient suivie de peu sans en subir l’influenceâ•›: la très orthodoxe Polyglotte d’Alcalá (1520), celle d’Érasme en 1519, celle de Lefèvre en 1523, sur la condamnation desquelles les divers Index hésitèrent. Les plus importantes et les plus rééditées – mais réservées aux savants – furent celles d’R. Estienne (1528) et la Bible «â•¯hébraïque╯» de Vatable (1539–1543), utilisée par Estienne lui-même, dans sa réédition de 1540. Calvin se contenta d’avaliser la Bible d’Olivétan (1535). Face à la vogue de la traduction de Luther, et, se servant à l’occasion de lui, le dominicain Dietemberger publia dès 1522 la sienne, qui, avec quarante-huit éditions, demeura la Bible catholique allemande. La France eut, en langue vulgaire, outre les Bibles protestantes, la Bible catholique de Louvain (1550), et celle de René Benoist (1566). En Angleterre, l’édition de Tyndale (1524) donna lieu à une discussion théologique serrée avec Th. More. Commentaires partiels L’intérêt central porté à l’Écriture se diversifie à l’infiniâ•›: méditation personnelle autant qu’édification d’autrui, beaucoup plus que dissertations théologiques formelles, et au demeurant nécessaires, que nous retrouverons dans des exposés doctrinaux. Largement préparée par l’âge antérieur, la totalité de l’Ancien et du Nouveau Testament continuera d’être commentée dans tous les campsâ•›: l’oeuvre se poursuivra sans discontinuer après 1560. On ne saurait compter les centaines d’ouvrages édités et réédités alors. La différence essentielle est que, du côté catholique, on préfère le plus souvent rééditer les textes patristiques anciens, de préférence des tout premiers siècles. Ainsi, pour les Epîtres de Paul entre 1530 et 1545, Bâle, Cologne, Venise, Paris rééditent les commentaires de saint Chrysostome, saint Anselme, saint Ambroise, voire de Primasius, disciple de saint Augustin, qui avaient rassemblé les gloses des Pères antérieurs ou du savant archevêque byzantin du XIe siècle, Theophylacte. On rassemble, pour le Lévitique, les textes d’Ambroise, Augustin, Cyprien, Grégoire de Naziance, Origène, Théodoret… Pour des raisons diverses, les quatre évangélistes font l’objet de commentaires séparés. Matthieu fera l’objet d’un examen critique sur l’authenticité de R. Simon, dont ne s’étaient guère souciés les exégètes du siècle. Les commentateurs protestants – Melanchthon, Bullinger, Bucer, Estienne – lui accordent un intérêt particulier sur la continuité avec l’Ancien Testament judaïque, l’apparition des faux prophètes, l’esprit d’enfance, l’Évangile révélé aux simples, avec les Béatitudes, qui comportaient
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plus d’éléments d’édification que de polémique, ce que confirment les éditions catholiques, sensiblement plus tardives, de Bredenbach, M. Pistor ou Ch. Guillard (1560–62). Marc et Luc ne seront guère commentés chez les réformés que par les auteurs qui ont pris le parti d’être systématiquesâ•›: Hegendorp, Myconius ou Sarcerius. Jean a leur faveur comme appui de la valeur de l’inspiration dans la Foi, de l’organisation du ministère, de la base dogmatique de la Cène, de la fin eschatologique de l’histoire et du christianisme. Aux commentaires globaux, on préfèrera souvent de longues amplifications sur des chapitres particuliers. Les catholiques publient plus encoreâ•›: Luc aura leur faveur sur des points particuliersâ•›: l’Annonciation et le Magnificat, qui développent le culte marial, la douceur du Christ, les Béatitudes. Il s’agit, presque toujours, de développements parallèles, indépendants les uns des autres, même à l’intérieur des groupes réformés. Des études comparées montreraient mieux à la fois l’épanouissement de la liberté d’inspiration individuelle et un vaste espace de rencontre oecuménique que l’on n’a pas alors cherché. Mais, depuis l’accent éclatant donné à saint Paul, par Luther puis par Érasme, il fallait s’attendre à voir s’épanouir commentaires et homélies sur celui que l’on n’était pas loin de considérer, hors l’Écriture, comme l’authentique premier, et peut-être seul doctrinaire de l’église primitive. Si les commentaires seront encore plus nombreux à la fin du siècle, la liste des éditeurs et glossateurs est d’ores et déjà impressionnante, surtout si l’on y joint les rééditions des Pères des premiers sièclesâ•›: en particulier Anselme (Cologne, 1533), Chrysostome (Bâle, 1536), Ambroise (Bâle, 1538), sans parler des rééditions de Jérôme et Augustin. Après Luther – et parallèlement souvent à Érasme –, ce furent, dès les années 20, Bugenhagen (Pomeranus), co-auteur de l’édition de la Bible avec Luther, Hegendorp, et surtout Melanchthon, dans son enseignement à Wittemberg, où l’impression alsacienne (Haguenau et Strasbourg) double celle de Wittemberg et Nuremberg. Toutes les épîtres furent aussi commentées séparément, dans tous les camps selon les affinités électives de chacun. Ce fut parfois pour des raisons doctrinales, plus rarement pour insister sur l’esprit profond du christianisme et ses incidences morales et ecclésialesâ•›; particulièrement les Épîtres aux Galates, aux Corinthiens, à Timothée, commentées, après Luther ou Zwingli, entre 1520 et 1530, surtout par Melanchthon et Bugenhagen, reprises plus tard, entre 1540 et 1560, par Artopeus, Chythraeus pour les luthériens, et par Calvin, W. Musculus ou Rodolf Gwalter, dans la confession helvétique. Du côté catholique, à l’exception de l’Épître aux Romains, que glosent, entre autres, Sadolet et Soto, il faut attendre la reprise d’éditions orthodoxes, notamment à Cologne, en France et en Espagne, pour contrebalancer les éditions réformées. L’étude de l’Ancien Testament était quelque peu tombée en désuétude. La Réforme lui redonna vigueur. Plus encore qu’aux éditions intégrales de la Bible, c’est aux innombrables commentaires séparés des différents livres qu’il faut faire appel. Outre l’établissement d’un texte sûr, et en particulier la discussion du texte grec des Septante, tous les problèmes essentiels étaient posés. Il n’y eut guère de rupture, sauf chez les anabaptistes, avec les dogmes essentielsâ•›: le péché originel, la soumission aveugle à Dieu invisible, redoutable, le passage de l’Ancienne à la Nouvelle Loi, l’élection divine et une certaine structure ecclésiale, l’éradication brutale des hérétiques, l’obéissance au pouvoir séculier.
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Mais l’interprétation étroite ou limitative de passages isolés figea les réformés sur des aspects qui auraient pu trouver leur solutionâ•›: le culte des images, le statut de l’âme après la mort, le mérite et les oeuvres… Et, par exemple, le principe admis de la soumission à l’autorité civile entraîna plus de complications et de contradictions pratiques, dans son application locale, non sans une difficulté d’interprétation entre Luc, XII et I Cor. VI. Sur ce point particulier, luthériens et calvinistes engageront longuement le combat de 1525 à 1545, par les commentaires aux Actes des Apôtresâ•›: Hegendorp, Brenz, J. Menius, J. Jonas, Sarcerius du côté de Luther, Brunfels, Bullinger et Calvin lui-même, dans le camp relativement homogène de Strasbourg, Bâle, Zurich et Genève, à travers les inlassables tentatives de conciliation de Bucer. Mais le résultat final fut que l’organisation de la cité chrétienne en territoire réformé résulte essentiellement – outre les situations locales – des commentaires à l’Ancien Testament. Il faut faire, dans ce cas, une situation à part aux commentaires des prophètes, grands et petits, innombrables et concordants chez les réformés, en raison de la valorisation apportée à l’Esprit Saint et à son corollaire, la vocation prophétique. C’est au nom d’une inspiration personnelle que Luther, Farel, Calvin, ont fait reposer leur certitude et leur autorité. Tout chrétien d’ailleurs y participe, puisqu’il n’est de foi que selon la conscience individuelle éclairée d’en haut, idée que ne nient pas les catholiques. Chacun des grands ou des petits prophètes apporte une note doctrinale spécifique, qu’utilisera à sa manière chaque commentateur, qui n’en donne souvent qu’une glose partielle. Mais tous ont en commun le sens aigu du péché, l’humiliation volontaire de la créature, ainsi que l’espoir messianique et l’attente du salut. C’était d’ailleurs poursuivre la grande tradition patristique (Augustin, Origène, Jerôme) et médiévale (Théophylacte, Bernard, Hugo de saint Victor), consciemment ou non reconnue de la Réforme. Chacun y puisera, dans un sens où l’édification s’associe à la polémique. Dès les années 1520, Fr. Lambert et Capito, souvent appuyés de préfaces de Luther. Puis Bugenhagen et Luther lui-même éditeront les quatre grands prophètes. Mais le commentateur le plus constant des prophètes demeure Calvin, qui les prit comme base exclusive de ses sermons à la fin de sa vie (cf. infra) et donna une édition des douze prophètes mineurs en 1560, et publia séparément un commentaire à Isaïe (1552) à Daniel (1566) et à Jérémie (posthume, 1565). Tout l’Ancien Testament fut commenté, livre à livre – à l’exception des livres deutérocanoniques, rejetés par les réformés – et d’autant plus volontiers repris plus tard qu’ils narraient les histoires célèbres d’Esther, de Judith, des Maccabées, tôt exploitées par le théâtre. Les plus utilisés, source d’édification exaltante et assimilable, furent le Cantique des cantiques et les Psaumes, et, dans un parallèle antithétique, qui fait appel à la même imagination et à la même sensibilité, Job, Jérémie et l’Ecclésiaste. Beaucoup de ces textes bénéficiaient d’une reprise récente de succès antérieurs, ce qui témoigne d’un changement de sensibilité religieuse dès la fin du XVe siècle. Calvin suivra sensiblement les mêmes choix que Luther, mais exploitera plus souvent l’Ancien Testament dans ses innombrables sermons. Pour tous les deux, l’édition commentée du Psautier complet – Luther en 1540, Calvin en 1557. Mais les Psaumes, par-delà leurs innombrables éditions commentées, devinrent très tôt l’instrument privilégié de l’édificationâ•›: remplaçant le cérémonial papiste, ils furent, dans toutes les langues populaires, le lien entre fidèles et prédicantsâ•›: la musique paracheva tout.
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Il faut constater toutefois la masse et la persistance des éditions latines glosées, justifiées par bien des motifsâ•›: caractère durable européen du latin, adressé à un public de niveau supérieur, que l’imprimerie ne cesse d’accroître, et cet autre aspect de la piété que les réformés encouragent aussi, la méditation solitaire silencieuse. Mais ce n’est que plus tard, pour la langue vernaculaire, que les Psaumes deviendront vraiment matière poétique, tout autant chez les catholiques que les réformés. Sermons Si toute la trame de l’histoire de la Réforme jusqu’en 1560 se tisse entre les rencontres personnelles, les correspondances, les synodes, les colloques qu’on publie inlassablement, la prédication n’en reste pas moins l’action essentielle du mouvement. Le sens retrouvé de la Parole précède, puis accompagne l’organisation ecclésiale. Avec des imprimeurs depuis longtemps actifs dans l’édition humaniste et souvent militante, les éditions se multiplièrent. Pour les catholiques, notamment avec les sermons de carême, ce ne fut que la poursuite d’un usage ancien, dans un contenu rénovéâ•›: ainsi pour Lefèvre d’Étaples, R. Messier, G. Pépin, Raulin, Eck ou Hofmeister, ces derniers édités à Cologne ou Anvers. La grande majorité des prêches luthériens ne fut pas recueillie, du moins dans un premier temps, d’autant qu’ils avaient été prononcés en langue vulgaire, voire dialectale, quoique composés en latin. Mais l’intérêt des communautés extérieures – Italie, Pologne, Danemark, Angleterre, France – amena les plus en vue des prédicants à diffuser soit l’homilétique de Luther ou de Calvin, soit la leur, qui prolongeait souvent leurs éditions bibliques, comme ce fut le cas de l’infatigable luthérien Beugenhagen, des Homeliae cathechisticae de K. Huber (Francfort, 1550) ou des Evangelicae Canciones d’Artopeaeus, sans cesse réédités à Wittemberg, Nuremberg ou Francfort, après l’extension de la Réforme et surtout les rapprochements germano-suisses. Le cas le plus intéressant est celui de Calvin, dont Colladon dressa l’inventaire en vue d’une publicationâ•›: il relève quatre cent seize sermons sur saint Paul, cent cinquante-neuf sur Job, quatre-vingt-quatorze sur les Psaumes, deux cents sur le Deutéronome, cent vingt-trois sur la Genèse, huit cent dix-huit sur les Prophètes… et il y a quatre volumes perdusâ•›! Les plus diffusés, du côté calviniste, furent ceux du général des franciscains, Ochin dont les cinq volumes de Sermons furent diffusés à Bâle et Genève de 1542 à 1562, avant que ses Dialogues ne provoquent son expulsion. En Angleterre, le chef incontesté de la Réforme, Thomas Cranmer, archevêque de Cantorbéry depuis 1533, publia en 1547 son Book of Homelies et W. Barlow ses Homélies chrétiennes. Mais on préféra le plus souvent, dans le camp catholique, particulièrement en France, de rééditer la solide homilétique des Pères, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Chrysostome, Jérôme, Théodoret. En 1588 à Lyon, Laurent Condio, complété par le dominicain G. Mosanus publia une Bibliotheca homiliarum et sermonum priscorum Ecclesiae Patrum, classés par thèmes et par fêtes, qui rappelait l’ampleur de la Parole aux premiers siècles chrétiens. Elle abordait implicitement tous les problèmes contestés de la Réforme, et, explicitement, y joignait en marge les scholies «â•¯hérétiques╯».
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Patristique et histoire ecclésiastique Effectivement, dans le double rôle de polémique et d’édification, la patristique, déjà largement développée à la période précédente, ne cesse d’intervenir. Malgré l’affirmation un peu abrupte de la Réformeâ•›: «â•¯L’Écriture seule╯», Luther et Calvin, les premiers, n’hésitent pas à y rattacher ce qui dans les quatre premiers siècles peut l’éclairer, quitte à orienter choix et commentaires. On ne pouvait récuser Jérôme, ni celui qu’il utilise pour le combattre, Origène. Augustin servira, entre autres, d’antidote à saint Thomas et on croira pouvoir retenir qu’il ne reconnaît pas la suprématie papale. Certaines attitudes demeurent ambiguës, puisque Pellican, encore franciscain, avait publié au début du siècle un Ambroise et un Augustin. Le cas d’Origène est particulièrement intéressant. Jacques Merlin et Guillaume Petit, qui appartenaient tous deux au milieu fabriste, avaient publié dès 1512 les quatre in-folios des Œuvres complètes. Érasme achève son oeuvre avec une nouvelle édition (Bâle, 1536). Inutile pour les réformés de refaire ce travail, d’autant qu’Augustin, Origène et Jérôme, tous trois étroitement attachés à la seule Écriture et imprégnés de l’Ancien Testament autant que du Nouveau, offraient, apparemment, des garanties équivalentes. Mais Origène parle peu ou bien subtilement de certains dogmes (Incarnation, péché originel, Jugement dernier), souligne la gratuité de la grâce, la liberté intérieure de la Foi, le repentir du péché, personnellement vécu et non remis, et insiste partout – non sans excès – sur le plus allégorique et symbolique des actes. A la limite, et même s’il sauve l’essentiel de la théologie, son attitude se ramène à sa glose sur Mathieuâ•›: «â•¯Toute âme a besoin… jusqu’à la plénitude des temps, de pédagogues, d’administrateurs, de procureurs afin qu’après tout cela… libéré du pédagogue, des administrateurs et des procureurs…elle soit capable de recevoir l’excellence de la doctrine du Christ.╯» On comprend quelle résonance a trouvé Origène chez les réformés, après Érasme, malgré les réserves que formulait encore Cassiodore au VIe siècleâ•›: «â•¯Subtiliter decipit innocentes.╯» Mais les deux camps rivalisent dans la réédition des Pères des quatre premiers siècles, et de préférence du second siècle, plus près des origines, les réformés – non sans quelques entorses, notamment sur la liturgie ou le culte des saints – trouvant une justification du retour à la pureté de l’Église primitive, après d’ailleurs les «â•¯évangélistes╯» antérieurs à Luther, Beatus, J. Merlin, Lefèvre d’Étaples, Pellican, encore catholique, ou d’Amerbach (saint Augustin-Bâle 1506, que remplacera l’édition d’Érasme en 1528). On utilisa les éditions plus nombreuses du côté catholique, en des sens évidemment divers et contradictoires. Ainsi pensait-on rappeler qu’Origène, Tertullien, Ambroise avaient encouragé la liberté de conscience, la tolérance et l’indépendance à l’égard de l’État. Mais lorsque Luther ou Henri VIII favorisèrent l’union autoritaire de l’Église et de l’État, le césaropapisme des premiers siècles et du Moyen Âge changea de camp. Globalement, l’utilisation constante des Pères par les deux camps, dans le détail des oeuvres édifiantes plus qu’autour des éditions complètes, se concentra sur quelques points essentiels. Dans la lutte contre l’hérésie (Origène, Jérôme, Augustin, plutôt qu’Ambroise et Lactance), les réformés s’accordèrent, avec des nuances sur le mode de répression, en se fondant, comme les Pères eux-mêmes, sur des textes fameux de l’Exode, du Deutéronome ou de Daniel. Sur la hiérarchie ecclésiastique, partout conservée ou rétablie, on retrouva les bases du choix par
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vocation, tout en limitant le rôle de l’installation dans la fonction pastorale, contre le papisme, qui en faisait un sacrement. Les réformés – sauf en Angleterre – restreignirent au maximum ce que les Pères apportaient sur le développement d’une certaine liturgie aux premiers siècles, considérant qu’elle ne découlait pas de l’Écriture même. Enfin, ils exaltèrent au maximum tout ce qui encourageait la notion de sacerdoce universelâ•›: «â•¯pneuma╯», fraternité active, participation des fidèles à la vie communautaireâ•›; la Contre-Réforme s’en souviendra. C’est sous cet aspect positif et majeur que, de 1535 à 1560 l’érasmisme des années 1525–35, appuyé sur la Patristique, reçut la plus heureuse des diffusions. Les Index eux mêmes, de plus en plus sévères envers Érasme – à Paris de 1544 à 1556, en Espagne jusqu’en 1559 – en témoignentâ•›: aucune des éditions érasmiennes des Pères n’y figurent. Exposés doctrinaux Il va de soi que, parallèlement aux controverses et aux pamphlets, les nouvelles Églises définissent et propagent leur corps de doctrine, cependant que les catholiques affinent et précisent les positions traditionnelles. La double restauration avait été plus qu’engagée avant 1520. Du côté luthérien, outre Luther lui-même, qui avait déjà commenté Pater et Credo dès avant 1520, publiés en 1522 sous le titre de Betbüchlein et donna un traité de la Vraie et parfaite oraison (1527), se contentant souvent par la suite de préfacer les livres de ses disciplesâ•›; ce fut Melanchthon, qui au premier poste des controverses ultérieures, multiplia les textes doctrinaux, déjà parfaitement définis dans les Loci communes de 1521, fixés dans la Confession d’Augsbourg (1530). Néanmoins, chacun dans son secteur – Marburg, Worms, Leipzig, Wittemberg, Bâle, Strasbourg, Anvers – en latin le plus souvent, en allemand, voire avant 1540 en français, apparurent sans discontinuité des textes sur l’ensemble de l’Écriture, non sans soulever des incertitudes ou des contradictions, pas seulement sur les grands principes théologiques (libre-arbitre, Eucharistie, corps mystique de l’Église), mais sur l’organisation ecclésiale, la liturgie et les rapports avec l’État. En fait, chacun peut opérer assez librement, une fois affirmées, sans solution, les positions luthérienne et zwinglienne sur l’Eucharistie, l’accord étant acquis sur l’essentiel de l’opposition à Rome. Les textes majeurs furent le Catéchisme allemand de Capito (1527), la Somme chrétienne de Fr. Lambert (1529), les Phrases divinee scripture de Westheimer (1536), le Grand Catéchisme allemand de Butzer (1534), la Margarita theologica de Spangenberg (1540), le Catéchisme de Drach (1545) et les Homiliae catechisticae de K. Huber (1550). Issus des cercles de Sélestat et de Strasbourg, qui accueillera en 1525 les suspects du cercle de Meaux, Lefèvre, Caroli, Roussel et F. Lambert, le seul à s’engager réellement, Westheimer et D. Brunfels lancent une réforme modérée. Westheimer poursuivra son élaboration de la doctrine luthérienne. Brunfels, après quelques libelles anti-papistes où il se détache d’Érasme et même de Luther (1520–23) reprendra une carrière toute scientifique de médecin et de botaniste, mais se trouvera, dans ses Pandectes (1527), le père du «â•¯nicodémisme╯» (acceptation de la simulation religieuse dans la religion de l’État) contre lequel s’élèvera violemment Calvin. Parallèlement, Zwingli avait pris solidement pied à Zurich, en fondant de 1524 à 1530 la première église d’État, dont il formula la doctrine et l’organisation, sur des principes éthiques
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et juridiques, dans une série d’écrits dont le premier, dès 1523 – Auslegung und Gründen der Schlussreden – commentait ses soixante-dix-sept thèsesâ•›; et qui aboutit, un an avant sa mort tragique, à une Confession de foi (1530), distincte de celle d’Augsbourg. Il avait été secondé à Bâle, dont il avait pris possession (1522–1536) par Oecolampade, zwinglien des premières heures, qui sur le plan doctrinal publia en 1522 un livre sur la Cène hésitant encore entre les positions de Luther et de Karlstadt. Parallèlement encore, en terres de langue française, Farel préparait les voies à Calvin. Il assura surtout la double tâche de la controverse et d’une réforme immédiatement applicable, dans une série de traités sur le baptême, les sacrements, la Cène réformée (1533), qu’il poursuivra à Neuchâtel et à Genève, notamment par un recueil de prières et de psaumes (1542) et un commentaire au Pater, ainsi que des extraits de la Sainte Écriture. Mais il avait publié à Turin dès 1525 une Sommaire et briefve déclaration, fondée sur la seule Écriture, et qui reconsidérait tous les points essentiels de la Foi, de l’organisation de l’Église et des diverses pratiques religieuses. En 1537, il proposa à Genève une Confession de foi, qui lui valut son expulsion. Mais Calvin en était déjà l’inspirateur. C’est pour défendre les persécutés français que celui-ci adressa à François Ier son Institutio religionis christianae (Bâle, 1536), somme théologique, qui ne variera pas et qu’il ne fera qu’étoffer par la suite, dans ses rééditions successives et dans la traduction française de 1541. De son immense production doctrinale ultérieure – outre les commentaires à l’Écriture, qui passaient aussi dans ses Sermons (cf. supra) il suffit de retenir le De necessitate reformandae Ecclesiae (1542), après un Catéchisme latin (1538), la De predestinatione (1550), la Ratio vera christianae pacificationis (1549), repris et élargi dans l’édition française de 1559, enfin les Ordonnances ecclesiastiques (1562) et l’ultime Confession de foi (1564). Autour du maître, outre son cousin Olivétan, éditeur en 1535, de la Bible, qui sera celle des calvinistes, la première génération de pasteurs, en Suisse romande ou à travers la France entière, se contentera de diffuser les éléments de la doctrine genevoise ou de défendre les membres de la communauté qui, en France, ne s’organisera en Église qu’en 1559. Les ouvrages de l’espagnol Fr. de Enzinas ont pu avoir une influence aux Pays-Bas, avant leur condamnation et leur quasi-suppression par l’Index de 1551. Une Breve y compendiosa instituçion (Anvers, 1540) adapte Calvin, et curieusement, Enzinas y joint une version de la Liberté chrétienne de Luther et un traité pratique sur la Vie quotidienne du chrétien. Une édition du Nouveau Testament, dédiée à Charles Quint (Anvers, 1543), examinée par Soto, l’entraîne en prison. Il s’en évade. Réfugié d’abord en Angleterre, il finira sa vie à Genève (1552). L’action de Guy de Brès fut durable en Wallonie, puisqu’elle aboutit à une Confession de foi (1561) approuvée de Calvin, malgré des différences sensibles d’organisation. Son Bâton de la Foi reprend l’examen de tous les points essentiels de la doctrine chrétienne, en utilisant quarantetrois docteurs et les quatorze premiers conciles, insistant sur le rôle de l’esprit, le franc-arbitre et les mérites, les problèmes sacramentaux, la liturgie et les rapports avec le pouvoir civil. Des Gallars se contentera d’écrire des traités de propagande pour défendre Farel et Calvin, Jean Garnier une Brève confession de Foi (1549), Antoine Du Pinet, actif polémiste par ailleurs, signera un traité de la Conformité des églises réformées avec la primitive Église (Lyon, 1564) fondé en principe sur Tertullien et qui entérine pratiquement les usages de Genève, évitant les problèmes dogmatiques.
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Calvin engagea sa réforme par un corps doctrinal, l’Institutio Religionis Christianae, en 1536, reprise en français en 1541, dont l’édition définitive paraîtra en 1559. Il avait été éditeur, avec Olivétan, d’une traduction française de la Bible, puis il en tira les conséquences pratiques dans une Confession de foi, avec Farel (1537), un Catéchisme (1538), et un De necessitate reformandae ecclesiae (1542). Il lui fallut engager ensuite toute une série de polémiques (cf. supra) et certains de ses ouvrages de spiritualité impliquent une réfutation ou une discussion de cet ordre. Pendant les vingt-quatre ans de son action religieuse – entre écrits et sermons – il éditera des Commentaires à la Genèse, au Deutéronome, aux quatre grands Prophètes après les douze petits, à tout le Psautier, toutes les Épîtres, particulièrement celles de Saint Paul, aux Actes des Apôtres. Particulièrement significative est son approche des Épîtres de Saint Paul, de celles aux Romains, de celle aux Galates (1552), qui soulignent particulièrement le dépouillement, la gratuité de la grâce et l’humiliation devant Dieu, inlassablement répétées dans tous les sermons de Job (1563) et son horreur de la paillardiseâ•›; l’Harmonie évangélique (1555) place d’une manière quelque peu ambiguë la charité dans le refus de juger autrui, en commençant par une censure personnelle sur le Deutéronome (1555), qui souligne la permanence de la formation juridique de Calvin et la nécessité d’une organisation rationnelle de la nouvelle Église. Son enseignement, outre une Instruction aux ministres de Genève, portera sur les matières utiles pour notre temps (quatre sermons), les «â•¯idolâtries╯», les devoirs de l’homme chrétien, pas moins de soixante sermons sur la justification et cinquante-huit sur les commandements. Calvin, qui veut en revenir à la «â•¯seule Écriture╯» n’en étoffe pas moins sa doctrine de jugements tirés de la patristique et, par exemple, contre l’autorité romaine, il fait état d’un texte de Saint Grégoire. S’il diverge plus fortement que Luther sur des points essentiels du dogme catholique, il a contribué à ressourcer bien des notions vitales, le christocentrisme, la vocation individuelle, la fraternité communautaire, un culte intérieur et extérieur épuré… Philippe Melanchthon (1497–1560) qui partagea sa vie entre les publications purement humanistes comme professeur dans diverses universités germaniques, et sa diffusion d’un luthéranisme, parfois critique, dans la Confession d’Augsbourg, dont il fut le principal artisan, satisfit une partie des évêques présents et même la Curie romaine. Le Consilium ad Gallos (1534) confirme cette volonté de rapprochement. Mais il ne cessa de défendre Luther dans une Vie du réformateur trois fois reprise (1538, 1541, 1549). Il participera toute sa vie à des commentaires de l’Écritureâ•›: Épîtres de Paul (1524), Daniel (1543), Ecclésiaste (1550), Proverbes (1555). Il composera pour les écoles un Catechismus puerilis (1549), où l’on voit que le latin y règne encore, donnera une position moins nuancée sur le Concile de Trente (Annotationes…), redéfinira le rôle de la prière publique (Examen… ante ritum publicae orationis, 1552) et reviendra une dernière fois sur la Cène (Judicium de controversia coenae domini, 1560). Curieusement avait paru à Wittemberg un poème latin de lui sur Saint Christophe. Il faut mettre à part le cas de Martin Bucer, luthérien à ses heures, issu de Sélestat et de Strasbourg, qui oeuvra toute sa vie à la réunion des églises protestantes, à travers une série de colloques, de voyages et d’échanges épistolaires. Invariable sur la nécessité de la rupture avec l’église traditionnelle, il était prêt à certaines concessions, même sur des points essentiels, comme la présence réelle, la vie monastique, voire un Pape réformateur, ce qui était le cas de Paul III, et de la première phase du Concile de Trente. Il traduisit de 1526 à 1536 une dizaine de
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commentaires bibliques de Luther, qui prouvent sa fidélité au fondateur. Il édita quarante-deux petits traités en allemand, son Grand catéchisme, et des Dialogues (1535), qui tentaient d’analyser les points controversés. Interlocuteur privilégié, malgré les suspicions que suscitait chez tous sa volonté conciliatrice, il finit par rompre en 1548 avec l’Interim. C’est en Angleterre où il se réfugia logiquement, en raison de l’attitude anglicane, qu’il publia son principal traité De regno Christi, composé à Londres en 1550, mais publié à Bâle, puis en français, à Genève (1558), autant politique que théologique, fondé à la fois sur la patristique et sur la Bible, et où il associe étroitement le pouvoir civil au religieux, écarte les divisions dogmatiques et vise avant tout à l’organisation pratique de la vie communautaireâ•›: éducation, mariage, prédication, charité… Les catholiques ne demeurèrent nulle part en reste dans la redéfinition de la doctrine. On ne peut retenir ici que les oeuvres majeures, souvent inséparables des controverses. Le principal disciple de Lefèvre, Clichtove, le premier à avoir dressé une attaque doctrinale complète contre Luther, en 1521 (cf. supra), avait par avance fixé ses propres positions dans son Elucidatorium Ecclesiasticum (1516)â•›: il paracheva son oeuvre dans son Propugnaculum Ecclesiae (1526), où explicitement, il s’en prenait aussi à Érasme. Tout se trouvait ici confirmé et restauréâ•›: les rapports de l’Écriture et de la Tradition, la messe, les sacrements, le culte marial, la hiérarchie et les fonctions pastorales, la vie monastique… Érasme, pour sa part, publiait en 1533 en pleine édition des Pères, son admirable De sarcienda ecclesiae concordia, qu’il dédiait à un inlassable controversiste catholique plus conciliant que le fougueux Eckâ•›: bilan mesuré de sa longue lutte pour une Réforme. Malgré ses titres importants de général des Dominicains et son bref rôle conciliateur contre Luther en Allemagne, l’oeuvre dogmatique que J. Eck réalisa à Rome, avec l’aide de rabbins, ses Commentaires de la Bible et son édition du Nouveau Testament (1527), encore trop marqués de l’esprit scolastique, s’imposèrent d’autant moins qu’il tenait peu compte des graves objections soulevées par la Réforme et s’attachait par trop à la défense de la primauté de Rome. Souvent réédités furent aussi ses traités, qui conservent toujours leur aspect polémique. Le Catalogue des erreurs de Luther (quatre vingt-quatreâ•›!) eut moins de succès que son Enchiridion Locorum communium (1538), qui connut huit éditions lyonnaises et une traduction française (1570). Eck reprend un à un les points essentiels des controverses qu’il avait souvent animéesâ•›: la nature de l’Église, l’Écriture, la Foi et les oeuvres, mais il insiste particulièrement sur le primat de Saint Pierre, les conciles et les sacrements, au point même de s’en prendre au dominicain de Florence, bien vu en Cour de Rome, Ambrogio Catharin, pour une insuffisance doctrinale, voire une certaine complaisance envers les doctrines nouvelles, diffuses dans ses nombreux traités sur la grâce, la prédestination ou la confession, qui subirent pourtant les attaques des Réformés. Tôt reconnu comme le plus solide des théologiens, Jean Driedo, dont les quatre volumes de Traités, rassemblés à Louvain dès 1533, furent réédités en Europe tout au long du siècle et servirent souvent de base aux décrets du Concile de Trente, se signale par ses prises de position anti-luthériennes. Cochlaeus, chanoine de Mayence, qui visa à atteindre le cadre européen dans ses alliances privilégiées avec les cardinaux romains les plus actifs (Pole, Contarini, Sadolet), composa des oeuvres à destination de l’Angleterre ou de la Pologne, jugeant la persuasion doctrinale
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préférable à la force, tentant en outre des actions directes dans les villes germaniques travaillées par la Réforme. Avec Pighius, Witzel, Gropper et Hoffmeister apparaît une deuxième génération de théologiens, mieux informés et plus compréhensifs devant la Réforme luthérienne. Hoffmeister, augustin, qui fut en temps prieur à Colmar, devint prédicateur de Ferdinand et disparut à trentesept ans d’une mort suspecteâ•›; plus de vingt traités de lui examinèrent séparément les points controversésâ•›: l’examen des Dialogues (Fribourg, 1538) approfondit la Cène (1546), la liturgie et les sacrements (1545). Plusieurs de ses traités furent diffusés hors d’Allemagne, à Venise, Rome et Paris et, par les Jésuites, atteignirent un plus grand public dans des éditions d’Ingolstadt. A. Pighius, qui passa par Louvain, Cologne et Rome, fut actif à Worms et Ratisbonne, et multiplia, presque tous publiés à Cologne en 1542, les traités doctrinaux sur les points controversés essentiels, en un sens conciliant, mais réalisant parfois, non sans risque, un propos minimisateur, qui le fera considérer comme un moliniste avant la lettre. Il rappelle que la justification ne vient effectivement que du Christ, que la vie du chrétien est charité en acte, que le libre arbitre reste presque un mystère, ce qui pouvait passer pour semi-luthérienâ•›; mais il maintient le sacerdoce et les sacrements, l’accord de l’Écriture et des Conciles, la suprématie du Pape, la distinction du pouvoir civil et du pouvoir religieux. Ses Explicationes catholicae (Paris, 1542), sa Hierarchia ecclesiastica (Cologne, 1538) furent plus souvent rééditées que sa Ratio componendorum dissidiorum (1542). Son seul traité polémique (Apologia adversus Bucerum, d’aillerus posthume – Paris, 1543) visait juste en s’adressant au principal conciliateur de l’autre camp, mais définitivement hostile à l’Église traditionnelle. G. Witzel, pasteur luthérien reconverti en 1531, qui subit deux ans de prison sous Luther et fut successivement conseiller de Ferdinand, puis de Joachim de Luxembourg et restera un des rares défenseurs de l’Interim de 1548, traduira ses expériences dogmatiques dans divers traités dont le plus important, la Methodus Concordiae (1537) réexaminait la totalité des questions doctrinales, que confirmaient deux exposés ultérieurs, examinant la primitive Église (1540) et un dialogue à trois personnages, le Gespräch Büchlein (1534), dans lequel un luthérien, un papiste et lui tentaient de montrer qu’ils appartenaient à une même Église du Christ. C’était la voie érasmienne du De sarcienda ecclesia (1533), qu’une lettre de Witzel à Érasme (8 septembre 1532), avait peut-être encouragé. Les écrits de Gropper, chancelier de Cologne, qui eut un rôle délicat dans la démission d’Hermann de Wied, l’archevêque passé à la Réforme en 1541, comptaient moins que son action. Son Enchiridion christianae institutionis (1538) présente à son tour un exposé motivé et complet de la doctrine traditionnelle. Mais surtout Gropper, protecteur des Jésuites, prépare l’importante entrée en scène d’un Jésuite de premier rang, Pierre Canisius (cf. vol. IV, Crises et essors nouveaux, 1560–1610), prêtre de Cologne, Jésuite en 1546, nonce en Allemagne, qui commence la publication d’une longue oeuvre doctrinale, par un Petit et Grand Catéchisme (1556). Érasme, de 1522 à sa mort, avant même sa rupture avec Luther, s’était battu pour une Église rénovée et un christianisme engagéâ•›; il ne va cesser de se ressourcer jusqu’à sa mort à la tradition chrétienne. Dès 1522, à un Pape enfin digne et de plus son compatriote, Adrien VI, il dédie son Commentaire sur les Psaumesâ•›; et il préface la traduction de la Cité de Dieu par
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Vivèsâ•›; il dédie en 1523 une Virginis et Martyris comparatio, une Paraphrase de Saint Jean, une de Saint Luc, et médite déjà son De libera arbitrio. En 1524, un Exomologensis défend la confession, et entreprend la longue série des Pères de l’Église avec le Saint Jérôme (six volumes), six Dialogues de Chrysostome, et un De orando Deum, un Office de Notre-Dame-de-Lorette (1525), six Sermons de Chrysostome (1526), ajoute la Vulgate à son Nouveau Testament, un fragment d’Origène sur Saint Matthieu (1527), deux opuscules de Faustus de Byzance, Grâce et libre arbitre et Contre les Ariens, un Commentaire du psaume 85 (1528), le De opificio Dei de Lactance, un Saint Augustin en dix volumes, l’Adversus contra pseudo-evangelicos, (1529), un traité du XIIe siècle sur la Présence réelle, une traduction latine de Chrysostome, un Commentaire du psaume 22 (1530), deux Homélies sur le jeûne et le De spiritu sancto de Saint Basile, le Pro pace ecclesiae (1531). Après tant de publications Érasme, malade, se limitera désormais à répondre à ses nombreux correspondants et à veiller à diverses rééditions de ses oeuvres. En 1533, il réédite un Commentaire sur le Psaultier d’un moine du IXe siècle, une Explicatio du Credo, et surtout le De sarcienda Ecclesia, véritable testament spirituelâ•›;â•›et, en 1534, un De preparatione ad mortem. En 1535, il publie encore l’Ecclésiaste et s’engage dans un bref Ars praedicandi. En 1536, un bref De puritate tabernaculi. Paul III avait alors songé à l’inclure dans une promotion de cardinaux, qui aurait effacé toutes les diverses condamnations de la Sorbonne. Les différents Index espagnols, en 1551 et 1559, poursuivront une part considérable de ses oeuvres, dont l’exemptera l’intelligent examen de 1571, ne demandant que quelques suppressions ou corrections à cinq de ses oeuvres, d’ailleurs ajouts de réformés, les éditions patristiques, après un réexamen global de l’édition bâloise des neuf in-folios de 1540. Lignée érasmienne L’attitude ambiguë d’Érasme avant 1522 provoque un éclatement chez ses disciples avouésâ•›: ils n’utiliseront pas, de fait, les mêmes textes. Érasme lui-même avait proposé en 1526 une attitude de tolérance légale envers les réformés, démentie d’ailleurs dans l’Adversus pseudo-evangelicos, qui approuva une sévère répression de l’hérésie. C’est à la fois dans le noyau indépendant et actif de Strasbourg et de Bâle, puis autour de Ferdinand, à Vienne, que se manifestent des actions en partie contradictoires ou convergentes, sur le plan de l’édification. Les éléments polémiques demeurent, mais passent au second plan. G. Witzel (1501–1573), correspondant d’Érasme, sauvé de la misère après une vie errante par une pension de Maximilien, participe à toutes les grandes Diètesâ•›: Ratisbonne (1542), Spire (1544), Augsbourg (1548), défend ses positions irénistes dans diverses éditions collectives de lettres (1532, 37, 50), dans une Methodus conciliandi (1537), et en compose la somme, dans une Via regia, qui ne verra le jour qu’en 1600. Johannes Cochlaeus (1479–1552), fidèle à sa foi d’origine, chanoine de Mayence en 1526, lié à l’Oratoire romain et qui participera en 1539 à l’élaboration du concile de Trente, mettra sa plume, en près de deux cents libelles, au service de la tradition, en un sens souvent polémique, dont une sévère analyse, au demeurant bien informée des Actes et écrits de M. Luther, dont il souhaitait la conversion au nom des notions fondamentales de l’unité d’une Église universelle
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et de la communion des saints, tentant de tirer Érasme en un sens exclusivement catholique et participant activement aux colloques conciliateurs de 1540 à 1546. Jean Heigerlin (Fabri) (1478–1541), évêque de Vienne et ministre de Ferdinand, auquel Érasme s’était adressé en 1526, et qui dut répondre aux calomnies de Flacius Illyricus, tente à son tour un solide compromis dans sa Christliche Beweigung. Son successeur, en 1540, Fr. Nausea (+ 1550) ne cessera d’écrire et de prêcher dans ce sens. Le plus intéressant, suspect aux catholiques, bien vu des réformés est Georges Cassander (1513–1566), professeur à Bruges, puis à Cologne, fervent éditeur de patristique, particulièrement de saint Augustin, dont il extrait des Sentences, en relation avec des réformés anglais et allemands très suspects. Son oeuvre principale, le De officio pii ac publicae tranquillitatis vere amantis (1561), suscita une violente polémique, en particulier de la part de Calvin, comme des théologiens de Louvainâ•›; il insista sur l’unité profonde des Églises, fondée sur le Credo, sans chercher à tout concilier ni entrer dans les problèmes doctrinaux, si importants soient-ils. Il accepte par la suite de préciser ses positions dans un De articulis inter Catholicos et Protestantes, compromis qui affirme pourtant l’Église romaine comme la seule authentique, parce que fondée sur la tradition apostolique. Personne ne fut satisfait, moins sur le plan doctrinal que parce que Cassander maintenait le lien entre le pouvoir spirituel et le pouvoir politique. Il venait en outre de prendre parti contre le Conseil à la France désolée, de Castellion (1562). Sébastien Castellion (1515–1563), passé à la Réforme, avait rejoint Calvin à Strasbourg et le suivit à son retour à Genèveâ•›: fort suspect, il dut s’exiler dès 1544 et s’installa à Bâle où il vécut, misérablement d’abord, puis comme professeur de grec à l’Université durant deux ans. Il avait publié une traduction latine de la Bible en 1551, mais fut impliqué dans une des principales querelles de l’époque, avec le De hereticis an sint persequendis, ouvrage collectif, publié sous un pseudonyme, autour de l’exécution de Michel Servet. Il se fondait sur une position idéologique (la tolérance est fruit de la charité) et sur une évidence pratiqueâ•›: on est toujours l’hérétique de quelqu’un. Il s’appuyait sur de nombreuses références patristiques. Théodore de Bèze, installé à Lausanne, lui répondit immédiatement sur le terrain politiqueâ•›: la punition de l’hérésie, indispensable, biblique d’ailleurs, est l’affaire des autorités civiles. A Genève, elles resteront toujours fortement imbriquées. Castellion interviendra encore plus tard, lors de la première guerre civile en France dans son Conseil à la France désolée, publié aussi sous un pseudonyme, qui rejoint les appels, en 1561, de Jacques Bonassis, prieur d’une abbaye et du chancelier de l’Hospital. Reconnaissant une responsabilité aux deux camps, il développe, avec une éloquence émue, le très simple précepteâ•›: on ne force par les consciences. Le dernier des érasmiens notables est André Modrzewski (1503â•›?-1572), secrétaire de Sigismond II, en Pologne, congédié en 1565, qui laissa plusieurs traités touchant la théologieâ•›: De libero arbitrio, De peccato originis, De providentia, De mediatore, et qui dans son oeuvre principale De republica emendenda (1554), consacre deux parties à l’Église, inspirées du De sarcienda d’Érasme.
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Anabaptisme Encore plus tôt déviationniste devant la nouvelle orthodoxie, l’anabaptisme naît à Anvers en 1519 et s’étend en Allemagne du Sud et en Suisse. Balthazar Husmaier, brûlé à Vienne en 1528 publia, entre autres, un traité Von Ketzern und ihren Verbrennen (1525), contre la peine de mort aux hérétiques, position qu’adopte aussi, en 1527, Michel Sattler, dans une profession de foi collective. Des flottements se manifestent tôt dans le clan anabaptiste. Hans Denck (1495â•›?-1527) autre victime des Luthériens, qui l’appellent diabolique, se conforme «â•¯par charité╯» à sa mort aux règles des anabaptistes, mais, dans son oeuvre posthume (1528), les Hauptreden manifestent des tendances réformatrices plus qu’une doctrine, plaçant le Verbe au-dessus de l’Écriture, ce qui entraîne une série de conséquences ambiguës sur tous les points du dogme. Ludovic Hatzer, exécuté en 1529, traduit les prophètes d’hébreu en allemand, et écrit un Liber contra Christi Dictamen, supprimé par Zwingli. Hans Hut, qui se suicide en 1527, n’eut pas le temps de faire oeuvre théologique. Melchio Hoffmann, pelletier souabe, qui se déclara «â•¯le second Elie╯», passa dix ans dans les prisons de Strasbourg. Le plus actif, ancien curé en Frise, revenu des erreurs de violence de Münster et des trois cents fanatiques liquidés en 1535, déjouant les persécutions, Menno Simons (1496–1556) fonda une secte clandestine, qu’il entretint spirituellement de nombreux écrits théologiques, dans sa langue néerlandaise d’origine, dont le Fondamentbook (1539) est la base doctrinaleâ•›; il considère l’Église comme un peuple séparé et rejette, comme contraire aux Écritures, toutes les pratiques sacramentelles. David Joris, (1501–1556) fonda une secte dissidente et reparut à Bâle en 1544, sous le nom de Jean de Bruges. Centrant sa vocation sur la mission prophétique (il en est le troisième David), il écrit beaucoup et résume sa doctrine dans le T’Wonderboek (Livre des Merveilles), rejetant tous les dogmes, non apocalyptique, et fondé sur le seul règne de l’Esprit. Il meurt tranquille, mais sera jugé, déterré, brûlé trois ans après sa mort. B. Ochino (1495–1563) est un dissident de la Réforme et ne se rattache aux anabaptistes que parce qu’il trouva refuge auprès d’eux en Pologne à la fin d’une vie tourmentée et malheureuse. Franciscain, puis capucin, il s’enfuit de Venise en 1542, passa à Bâle, puis à Zurich, d’où il fut chassé. Il prêchait partout une doctrine de tolérance, mais suspecte sur des points essentiels, notamment sur Jésus-Christ, prophète et simple médiateur. Castellion publia son Exposition sur Saint Paul, Curione ses Déclamationes Sacrae (Bâle, 1550), un Commentaire aux Galates, tous ouvrages composés en italien et traduits, soit en latin, soit en allemand. Mais son oeuvre essentielle reste ses Dialogi XXX, également traduits en latin par Castellion et édités en 1563, dont les nos. 19–20 le rattachent aux anti-trinitaires. Les diverses tendances subsistèrent après 1560, aux Pays-Bas, dans le Holstein et surtout en Bohême, en Moravie, en Transylvanie. Spirituels non confessionnels Quelques-uns ne se satisfont pas des nouvelles Églises. On a vu les hésitations d’Érasme, de Bucer, de Melanchton, d’Hubmaier et le ralliement assez superficiel des premiers anabaptistes. L’appartenance confessionnelle de certains sera purement liée à leur situation géographique,
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notamment à Bâle, Zurich ou Strasbourg, lors de leur rattachement juridique à la Réforme. Beaucoup auraient pu faire leur la déclaration de Stancaroâ•›: «â•¯Papistica ecclesia mala est, pejor lutheriana, omnium pessima helvetica aut sabaudica╯». Otto Brunfels (1488–1534), chartreux défroqué, médecin de la ville de Berne, se tourna résolument vers les sciences, tout en ayant participé à la diffusion de la piété nouvelle dans des Precationes biblicae, souvent éditées en latin, en français et en allemand, et réexploitées par des calvinistes modérés comme Pellican ou Castellion. Caspar Schwenkfeld (1489–1561), rallié à Luther en 1525, entre en conflit dès 1525, se réfugie à Strasbourg, qu’il doit quitter en 1533, et continue à travers l’Allemagne à se faire des disciples, contestant à la fois l’autorité absolue de la Bible, la présence réelle et évidemment tous les sacrements, réinterprétant l’Évangile et saint Paul dans un sens individuel, tout intérieur, qui interdit l’édification d’une Église quelconque, tout en prêchant une tolérance charitable envers toute confession et tout pouvoir politique. Son oeuvre ne fut publiée qu’en 1564, mais est déjà toute contenue dans une lettre de 1527 (ou De cursu Verbi Dei). Voisin dans le temps, l’espace, la formation, l’évolution, Sébastien Franck (1499–1527), prêtre en 1524, passe à la Réforme en 1527, se marie, séjourne deux ans à Strasbourg, fraternise avec les anabaptistes, qu’il loue dans la Chronick, est expulsé à la demande d’Érasme et achève sa vie à Bâle. Il laisse plusieurs ouvrages en allemand et diffusés en latin. Nullement «â•¯hérétique╯» sur la nature de Dieu, la Création, l’Homme «â•¯capax Dei╯», il devient ambigu, voire franchement hétérodoxe, sur tout le sens de l’Écriture, purement symbolique, même en ce qui concerne le Christ et la Rédemption, et ne se fie plus qu’à une lutte entre le libre arbitre et la grâce, guidée par l’Esprit, qui engage toutefois le rejet du monde, l’attachement à la Croix et la pratique de la justice et de la charité. On ne peut éviter de poser les cas de Rabelais ou de Marguerite de Navarre, demeurés toujours dans la religion officielle, jamais hétérodoxes et rangés commodément sous l’étiquette d’↜«â•¯évangéliques╯», voire de «â•¯libertins spirituels╯». Ni l’un ni l’autre n’ont de franche approche théologique, et leur anti-monachisme, ou même anticléricalisme n’est pas toujours clairement manifesté. Ce n’est qu’incidemment que le problème intervient dans l’inclassable «â•¯roman╯» de Rabelais, moins dans tel épisode que dans un constant jeu intellectuel et verbal, nullement innocent, et l’imitateur de L. Pulci et de Merlin Coccaie en joue allègrement et subtilement dans son utilisaton du Polyphile. Certes, les Papefigues et les Papimanes sont sans ambiguïté, mais l’appel aux «â•¯vérolés très précieux╯» ou à la Dive Bouteille demeurent toujours des énigmes. L’on ne saurait oublier qu’il fut l’admirateur d’Érasme et de Budé, le fidèle des frères du Bellay, ou de Symphorien Champier, ni sa très libre traduction franciscaine. Marguerite est plus engagée. Son Miroir de l’âme pécheresse (1531), condamné, puis absous par la Sorbonne, fleure son luthéranisme et nombre d’ambiguïtés demeurent sur ses positions d’une femme qui n’est pas théologienne. Rien à dire sur son concept de Dieu, de la grâce, de la prière, de la Charité centrale, qu’elle valorise utilement. Son anticléricalisme est patent dans son Théâtre, dit profane, et ses Mistères restent de pure tradition médiévale. Elle est de son temps, accentuant utilement les tendances réformatrices.
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L’anglicanisme Quelque peu en marge de ce courant continu et évolutif se situe l’Angleterre et la révolution radicale religieuse opérée par Henri VIII. Dans le premier quart de siècle, l’Angleterre avait largement participé à l’humanisme continental, grâce surtout à Érasme qui y séjourna, qu’Henri VIII invita encore à se fixer en Angleterre en 1527, et qui ne cessa sa correspondance, en particulier avec Th. More, le solide polygraphe P. Vergil, sir Th. Wyatt et le cardinal Wolsey, sans parler de louanges répétées à Henri VIII. Celui-ci, dans son Assertio septem sacramentorum (1521), apparaît encore comme un champion de la Foi. Les problèmes théologiques furent soulevés en 1529 à propos du Purgatoire, «â•¯quaestio vexata╯» de toujours. C’est le chancelier Th. More, sur le point de devenir grand chancelier du royaume, dont le beau-frère J. Rastelle imprima The supplication of souls, doublé d’une attaque contre La Supplication des mendiants, de Simon Fish (1528), qui attaque la simonie des prêtres des ordres mendiants, le cumul des bénéfices, attaques visant particulièrement le richissime cardinal Wolsey. More réfute point par point l’argumentation de Fish, puis s’appuie sur la raison et l’Écriture (Isaïe, Zacharie, Epitres de Pierre, Jean et Paul), et finalement le magistère de l’Église, qui justifient l’existence du Purgatoire et la valeur des oeuvres, des prières aux défunts, voir des pèlerinages. John Fisher (1469â•›?-1535), évêque de Rochester et cardinal à la fin de sa vie, composa plusieurs traités pour faire pièce à Luther, en particulier un Traité du sacerdoce (1524) et un Traité de la prière (en latin) qui n’a d’originalité que sa langue simple et imagée. La grande affaire et sans doute l’origine du schisme fut le divorce royal, qui occupa, en raison de l’annulation demandée à Rome par Henri VIII, tous les théologiens catholiques européens. Reginald Pole fut envoyé sur le continent. Quatre ans de démarches deux fois inutiles, puisque dès 1531, la suprématie royale avait été reconnue par le clergé quasi unanime et que les diverses Confessions de foi (1537–1542) conservaient toutes la doctrine et la liturgie traditionnellesâ•›: présence réelle, messe, purgatoire, confession, voeux religieux, célibat des prêtres et des moines, images. L’excommunication, arrivée en 1533, ne fit que durcir les positions et engager une répression des récalcitrants. La plus grave et la plus spectaculaire fut celle de Th. More et de Fisher, exécutés en 1535 après des mois de prison et de tentatives pour les faire fléchir. D’autres suivirent jusqu’à la fin du règne. La plupart des ouvrages, qui ne relèvent guère de la pure édification, bien qu’ils incorporent des éléments de comportement spirituel, tournent autour de la soumission spirituelle, comme temporelle, au prince. Tels furent les traités d’Edward Foxe, évêque d’Hereford, présenté par Wolsey et aumônier d’Henri VIII, dans son De vera differentia regiae protestatis et ecclesiasticae (1534), qui s’appuie sur des textes bibliques et patristiques, mais sans donner une suprématie au pouvoir royal, alors que le De vera obedientia (1535) de Stephen Gardiner, ainsi qu’un Discours latin (1534) de l’évêque de Chichester, Richard Simpson insistent sur la soumission des sujets, même ecclésiastiques, tandis que l’ex-prieur des augustins de Cambridge, Robert Branes, exécuté à Londres en 1540 avec Cromwell et trois prêtres qui refusaient la suprématie royale, maintient une soigneuse distinction. William Tyndale subit aussi le bûcher, aux Pays-Bas en 1536 – mais lui, luthérien de la première heure – avait publié à Anvers en 1528, destiné à ses compatriotesâ•›: The Obedience of a
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Christian Man, qui avait ouvert la voie. Durant le règne, très court, d’Edouard VI (1457–1453), roi à neuf ans, les régences successives du duc de Somerset, puis de Warwick, qui exécuta son prédécesseur, agirent, au plan religieux, en sens contraire, mais aboutirent finalement au même résultat. La tolérance du premier, les rigueurs du second amenèrent un enracinement de la Réforme. En 1549, le Prayer Book, ainsi que la liturgie, reçurent des restrictions et l’obligation du service dominical fut renforcée. L’Angleterre devint une terre de refuge pour P. Martyr, Tremellio, B. Ochino, de Lasco et Bucer. Calvin dédiera plusieurs ouvrages et adressera plusieurs lettres de 1548 à 1551 à Edouard VI et obtint de lui en 1550 des lettres patentes pour l’↜«â•¯église des étrangers╯», avec un surintendant et quatre ministres. Le surintendant était Jean de Lasco, désigné par Calvin. Mais les tentatives d’implantation du calvinisme échouèrent. Des anabaptistes furent brûlés, après avoir été de nouveau attaqués par le chapelain de Somerset, William Turner, qui s’en prend aussi à la liturgie «â•¯romaine╯» dans un Traité sur la messe (1551). Bucer, dans son ultime ouvrage, le De regno Christi, dédié à Édouard VI, l’invite à se défier de tout pouvoir des ministres temporels de son église et à décider seul, à l’exemple des grands prophètes, en matière de religion. Le règne inattendu de Marie (1553–1558), qui avait reçu des menaces d’un large groupe d’officiels avant son avènement, n’entraîna ni soulèvement ni révolution dans les coeurs. Le changement se fit en douceurâ•›: on maintint dans les textes officiels la suppression de la primauté papale. Mais ce sont des événements politiques qui vont faire basculer les choses. En 1554, Marie épouse Philippe II, le nouveau pape Pie II proclame le royaume l’Irlande. Le cardinal Pole, avec son lourd passé, rentre en légat pontifical. En décembre, les lois contre les hérésies sont rétablies, le 3 janvier 1555, toutes les anciennes lois sont abrogées, le 4 février, s’allume le premier bûcher. C’est avec l’approbation des deux Chambres et lors de procès juridiquement bien conduits que commença la sanglante répression, sous la présidence du chancelier Stephen Gardiner (1489–1556), qui avait publié en 1535 en De vera obedientia. Les premières victimes furent Hooper, évêque de Gloucester, Saunders et Taylor, deux recteurs, et Rogers, un prébendier de SaintPaul, exécutés en février 1555. Les pasteurs emprisonnés, dans leurs pétitions, reprirent en détail tous les éléments de leur Foi, sans s’en tenir à la seule Écriture, mais rappelant qu’ils suivent aussi Athanase, Irenée, Damase, Tertullien et les conciles des quatre premiers sièclesâ•›: rien de nouveau certes à cette date, mais utile rappel en terre étrangère et de foi différente, ajoutant qu’ils acceptent l’obéissance au pouvoir établi, même schismatique à leurs yeux. Malheureusement, à l’extérieur, leurs coreligionnaires faisaient publiquement des voeux pour la mort de la Reine… cependant que des rumeurs de complots nobiliaires inquiétaient le pouvoir. Toute la responsabilité des procès semble revenir au chancelier Gardiner et à l’évêque de Londres qui pourtant, jadis emprisonné, chargé du plus grand nombre de procès, aurait poussé les accusés à la rétractation pour les sauver de la mort. Les quatre victimes les plus illustres en octobre 1555 furent Ridley, Hugh, Latimer et Thomas Cranmer, leurs procès particulièrement entremêlés de problèmes politiques autant que religieux. Cranmer (1489–1556) excellent théologien, vrai fondateur de l’église nouvelle, laissait de nombreux ouvrages extraits des Pères, des scolastiques, des conciles, avait traduit en anglais
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le Nouveau Testament d’Érasme, des Homélies et des Prières, et préparé un Catéchisme et une Liturgie propres à l’église anglicane. Latimer, fait évêque de Worcester par Cromwell, qui avait subi la prison de 1539 à 1547, était un prêcheur bien falot, mais il avait eu le malheur de se prononcer publiquement en 1553 contre la succession de Marie. Dans la seule année 1555, soixante-dix personnes furent condamnées, en quatre ans de règne, deux cent soixante-treize. John Foxe (1516–1587), apologiste de Cromwell, recueillit avec soin, en citant toutes ses sources, l’Histoire des Martyrs, dans ses Acts and Monuments (1563)â•›; quatre fois accrue et rééditée de son vivant jusqu’en 1583, contestable seulement sur des détails, elle fut imposée dans toutes les églises et cathédrales en 1571, fixant pour toujours l’image de «â•¯Marie la sanglante╯». Reste le cas de John Knox (1505–1572) à la vie mouvementée, qui convertit l’Écosse au calvinisme. Il avait prêché en 1547 à Saint Andrews, en 1549 à Londres et Newcastle, était devenu chapelain d’Édouard VI, mais avait refusé cure et évêché, s’était enfui à Genève en 1554. Rentré en Écosse, il fut condamné à mort à Édimbourg, s’enfuit à Genève, puis rentra à nouveau. Il composa beaucoup d’ouvrages polémiques, mais aussi d’appels à la foi nouvelleâ•›: une Exhortation chrétienne (1554)â•›; il prêcha au couronnement de Jacques V en 1557, et rédigea une Convention en 1572, qui organisait la nouvelle Église, en laissant sa monumentale Histoire de la réformation de la religion en Écosse, publiée à sa mort. En raison de leur structure particulière et de leur dimension spirituelle européenne, on ne peut que traiter à part des oeuvres des quatre grands saints du siècleâ•›: Ignace de Loyola (1491– 1556), François Xavier (1506–1552), Thérèse d’Avila (1515–1582) et Jean de la Croix (1542–1591). François Xavier, l’Apôtre de l’Orient, en répondant à la vocation missionnaire souhaitée par Ignace, avait composé un Catéchisme, en 1544, traduit en malabar, macassarois, malais, loluque et japonais, en expliquant une manière progressive de catéchiser, essentiellement chantée ou accompagnée de cantiques, et donne dans ses cent trente-six lettres des renseignements purement historiques. Sa «â•¯Journée du chrétien sanctifiée╯», antérieure à 1544, est un guide sommaire de brèves prières, parmi une récitation ou un chant de psaumes ou d’hymnes chrétiens, fondés expressément d’↜«â•¯élans d’amour╯». Thérèse d’Avila a rédigé sa propre Vie qu’elle appelle Livre des Miséricordes de Jésus, et laissé une oeuvre abondante concernant la création de ses Carmélitesâ•›: l’Histoire de ses fondationsâ•›; une manière de visiter les monastèresâ•›; des Avis à ses religieuses et près de deux cents Lettres. Son oeuvre purement spirituelle est dominée par l’irruption de ses grâces mystiques. Le Chemin de la perfection, à la demande de ses religieuses, insiste sur la contemplation, la difficulté plus grande de vivre dans le monde, les vertus de charité et de pardon, le détachement et l’humilité, sans exclure le jeûne et la mortification. Les Pensées pour l’amour de Dieu, les Méditations sur la communion ou celles sur le Pater, sa trentaine de Poèmes – faits plutôt pour être chantés – brillent par leur qualité littéraire. Mais sa grande oeuvre est son Château de l’âme ou Lion des demeures. Elle offre sept variations spirituelles sur la communication intime avec le Seigneur, coupées de réformes à l’Ancien Testament et surtout à l’Évangile de Jean, et aux joies et aux dangers de l’extase. Ces oeuvres, écrites pour la plupart à la fin de la vie Thérèse, ne furent éditées séparément ou collectivement qu’au début du siècle suivant.
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Ignace de Loyola, dont on connaît la vie mouvementée et le départ modeste, avec ses onze compagnons déterminés, composa dès 1538 ses Exercices spirituels, publiés à Rome en 1548, bientôt traduits en latin. Mais il se consacra surtout à l’organisation du nouvel Ordre, reconnu après seize mois d’attente en 1540. Les Constitutions ne furent éditées par le P. Planco qu’en 1558. Ignace avait rédigé un bref Journal spirituel dans l’année 1544 (éd. en 1933) qui révéla sa nature passionnée et mystique, méconnue de son vivant et même de ses proches. Au concile de Trente, deux disciples des Saint Ignace, le P. Seripando et le nouveau général (Ignace étant mort) Lainez jouèrent un rôle décisif dans la dernière phase, la plus importante, qui consacrait la réforme intérieure de l’Église. La Compagnie de Jésus avait gagné déjà les quatre continents, remontant en Italie, en Espagne, en Allemagne, où elle allait reconquérir rapidement le sud du l’Empire, la Pologne, l’Europe centrale, tout en développant ses missions au Nouveau Monde, aux Indes, en Chine et au Japon. Elle fondait partout écoles et universités. En 1600, elle comptait trois cent cinquante-trois établissements. Sur le plan doctrinal autant que par son action, l’un des plus actifs fut le P. Canisius (1521– 1597), qui publia, dès 1556 à Ingolstadt un Petit et un Grand Catéchisme, puis une Summa doctrinae christianae, diffusée dans toutes les langues et sans cesse rééditée, et ses Sermons, comme prédicateur de Ferdinand à Vienne. C’est toutefois Stanislas Hosius, à l’autre extrémité de l’Allemagne, qui fut le véritable introducteur des Jésuites, avec le Père Le Jay, puis Canisius lui-même. Il avait autant agi qu’écrit en Prusse, par une participation active aux Diètes (1544–1555) et aux synodes provinciaux (1544 et 1548). Son titre de cardinal en 1561 élargit son audience. Modéré plutôt par politique que sur le plan doctrinal, il n’en contribua pas moins à l’exil en Pologne de la plupart des antitrinitaires. Tous évitèrent d’entrer dans des controverses, qui allaient se poursuivre, voire s’intensifier. Avec ces grandes figures et non les seuls Jésuites, en ce sens, le terme de Contre-Réforme devient inadéquatâ•›: il s’agit bien de Réforme catholique. *** Prise sous l’angle de l’édification, la période 1520–1560, liée aux problèmes politiques, créa l’éclatement de la Réformeâ•›: chaque nouvelle Église précisa et renforça ses propres positions doctrinales. L’imprimerie, à Strasbourg et surtout Bâle, maintint toutefois un terrain d’échanges permanents. Les trois pays demeurés intégralement liés à l’Église traditionnelle subirent des ébranlements inégaux par la double politique de diffusion orthodoxe et de répression de ses dirigeants, aux conséquences souvent imprévisibles. Les principautés italiennes, dans leur morcellement, le contre-coup des guerres étrangères, l’action inquisitoriale, la politique papale, à la fois plus libérale et doctrinalement attentive à sa propre réforme, dans le long déroulement du concile de Trente de 1545 à 1563, mirent fin à toute velléité dissidente. L’Espagne, dans une action convergente du pouvoir, des Universités, des archevêchés et finalement de l’Inquisition, bloque toute tentative de scission. La France eut une politique incohérente, puis répressive, qui n’empêcha pas une forte implantation du calvinisme. En 1560, on est au bord des guerres de religion qui couvriront toute la période suivante. Et partout en Europe, l’entrée en scène des Jésuites, sur le terrain et dans leurs écrits, va modifier considérablement l’atmosphère.
Rôle de l’image François Lecercle Les années 1520–1560 sont une période essentielle pour le statut de l’image. La Réforme provoque une intense spéculation théorique (un vaste corpus théologique sur l’image se constitue, exhumé des bibliothèques ou élaboré à nouveaux frais) en même temps qu’elle a des conséquences concrètes très immédiates (les destructions et une modification radicale de l’architecture religieuse) et une influence à plus long terme sur les développements mêmes de l’iconographie religieuse. Le développement de la théologie des images La Réforme n’invente nullement la question des images. Depuis la grande crise iconoclaste qui a secoué l’Orient et, par contrecoup, l’Occident aux VIIIe et IXe siècles, la querelle a poursuivi une vie souterraine, ponctuée de quelques crises. Officiellement, le camp iconophile l’a emporté, et l’Église célèbre en l’image un «â•¯livre des illettrés╯» (liber idiotarum, selon une métaphore due à Saint Grégoire) investi de trois fonctionsâ•›: didactique, mnémonique et dévotionnelle, selon une triade dont Bonaventure fournit l’expression canonique. Elle défend également leur culte par l’argument, attribué à St Basile, de la «â•¯translation au prototype╯»â•›: la vénération est légitime, puisque le simulacre, loin de détourner l’affect du fidèle, ne sert que de relais, dirigeant la vénération vers le saint représenté. Mais tout au long du Moyen Âge, le liber idiotarum suscite, le plus souvent chez les clercs, l’hostilitéâ•›: on lui reproche d’égarer le peuple dans la superstition et l’idolâtrie, et de l’engluer dans la matière. Ces attaques sont suscitées par le développement du culte des images et des reliques et le tour parfois frénétique que prend ce culteâ•›: götzen (idole) devient un terme commun, dans les pays germaniques, pour désigner les images, avant même la Réforme. C’est pourquoi beaucoup de mouvements schismatiques incluent l’image dans les critiques qu’ils adressent à la hiérarchie romaine, et prennent des colorations plus ou moins iconomaquesâ•›: les Vaudois au XIIIe siècle, les Lollards en Angleterre (à la fin du XIVe et au début du XVe siècle) et les Hussites en Bohême (au début du XVe siècle). Dans le sein même de l’Église, certains courants développent des formes aniconiques de dévotionâ•›: la piété cistercienne dépouille ses temples de tout simulacre. La continuité de ces attaques explique que l’apologie iconophile soit toujours vivace, avant même la Réformeâ•›; simplement, elle est discrète, cantonnée essentiellement dans les commentaires du Décalogue. Avec la Réforme, la querelle éclate au grand jour et prend une importance de premier plan, qui se marque par une abondante production théologique. Au lieu de faire l’objet de parenthèses, la question suscite des traités à part entière, ce qui ne s’était pas produit depuis le début du IXe siècle. L’apparition de traités et de pamphlets spécialisés va de pair avec un développement de la question, dans quatre directions. Le premier effort, dans les deux camps, est de rassembler un florilège de citations bibliques, condamnations des idoles aussi bien qu’exemples d’ornements religieux (les chérubins de Moïse, le serpent de bronze, les décorations du temple de Salomon). Cette recherche d’autorités culmine dans la publication des grands textes de la 142
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querelle médiévale. Les Actes du grand concile iconophile de Nicée II (787) paraissent en 1540, dans une traduction latine due à George Longus. Les Livres carolins, écrits dans l’entourage de Charlemagne (ca. 790), qui fixent la position occidentale modérée, favorable aux images, mais récusant leur adoration, sont édités en 1549. Et les trois Discours sur les images de Jean Damascène (ca. 720), qui développent ses positions iconophiles, sont publiés en 1551 en grec et en deux traductions latines l’année suivante. En quelques années, les trois principaux textes sur les images ressuscitent. Cette exhumation s’accompagne d’un approfondissement de la doctrine même de l’image. La question des fondements, qui est à la fois celle de l’interdit du Décalogue et celle de la possibilité de représenter un Dieu par définition infigurable. Les protestants récusent toute figuration de Dieu et les catholiques la justifient par l’incarnationâ•›: en se faisant homme, Dieu a donné l’exemple de la traduction visible de son essence immatérielle. La question débouche sur celle de l’origine, de l’apparition des simulacres et de leur culte. Les catholiques les datent de l’époque apostolique même et du Christ, qui imprime miraculeusement sa face sur un linge pour la donner au roi Abgar ou, pendant la Passion, à Sainte Véronique, tandis que les protestants récusent ces témoignages comme fables apocryphes. Enfin, la question de l’utilité déchaîne les polémiques. Pour mieux asseoir leur apologie, les catholiques s’efforcent de multiplier les fonctions, passant de la triade traditionnelle à des listes parfois fort longues, mais leurs adversaires s’ingénient à découvrir autant d’abus qu’ils découvrent d’usages. C’est sur ce terrain que les positions sont les plus variables, car certains protestants reconnaissent une très réelle utilité aux images, tandis que des catholiques ne ménagent pas leurs critiques aux abus. En revanche, la question de l’adoration ressoude les rangs protestants dans un rejet absolu, tandis que les catholiques sont partagés, comme l’était déjà la tradition iconophile, puisque Grégoire le Grand, condamnant l’iconoclasme dans une lettre célèbre à l’évêque de Marseille Serenus, rejetait tout aussi catégoriquement l’adoration. Les deux premiers traités entièrement consacrés à l’image, parus en 1522, sont le Von Abtuhung der Bilder [De l’abolition des images] de Karlstadt et le De non tollendis imaginibus (littéralement De la non abolition des images) de Johan Eck. Malgré le parallélisme de ces titres, il n’y a pas, comme au VIIIe siècle, deux camps qui s’affrontent massivement. Certes, la grande fraction entre partisans de la rupture avec Rome et partisans de l’obéissance reste valable, mais sur le terrain des images le clivage s’estompe dans la mesure où, dans les deux camps, l’éventail des positions est très large. Dans le camp protestant, les divergences ne sont pas seulement pratiques. Certes, elles portent sur la manière dont les images doivent être abolies, immédiatement et par les fidèles ou bien de façon mesurée et sous la conduite des autorités, mais elles sont aussi beaucoup plus fondamentalesâ•›: entre Karlstadt, qui lance contre les simulacres une condamnation absolue et réclame leur abolition immédiate et définitive, et Luther qui, condamnant l’adoration, reconnaît aux images une utilité pédagogique certaine, il y a au moins autant de divergences qu’entre Luther et certains évêques catholiques allemands qui fustigent certains abus, et condamnent l’adoration des simulacres tout en défendant leurs vertus didactiques et mémoratives. Certains auteurs sont à la limite des deux camps, adoptant des positions entièrement ambivalentesâ•›: Érasme prodigue également les critiques aux superstitions populaires qu’encouragent les simulacres et les éloges aux vertus didactiques et mémoratives de l’image.
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Le meilleur exemple de cette instabilité des positions est le statut d’adiaphora que les images prennent dans la pensée luthérienneâ•›: elles sont une de ces questions dont la solution peut varier selon les situations et les traditions locales. Loin d’être nécessairement un des points de fracture des deux camps, les images sont au centre des négociations menées par Melanchthon avec la Cour de France dans les années 1540 pour une réunification de l’Égliseâ•›: elles sont un des terrains où le compromis est possible entre les luthériens sensibles à l’utilité des images et les catholiques modérés, soucieux de réformer les abus du culte. Ce n’est pas dans les pays germaniques majoritairement gagnés à la Réforme, ni en Italie, où les idées nouvelles n’ont qu’un impact restreint, mais en France, où les deux partis sont dans un rapport moins inégal, que la recherche d’un compromis se fait. Les images sont donc un des principaux sujets agités au Colloque de Poissy (juillet 1561) et à la rencontre de Germain (janvier 1562) aboutissant aux édits de janvier qui s’efforcent d’assurer le statu quo religieux. Mais le développement de la querelle n’est pas complètement déterminé par les circonstances locales. Même si la production théorique est particulièrement dense dans les moments de crise, en particulier lors des vagues iconoclastes successives, la polémique dépasse de très loin les frontières et traverse les années. C’est bien au niveau de l’Europe entière que la question se développe, d’abord dans les pays germaniques, en France et en Angleterre – et par contrecoup en Italie et en Espagne où les théologiens catholiques se mobilisent, sans qu’il y ait de véritable courant iconomaque autochtone, les quelques théologiens protestants (Bernardino Ochino en Italie) prenant le chemin de l’exil. La querelle se déchaîne aux Pays-Bas dans les années 1560, mais il faudra attendre les années 1580 pour qu’elle déborde en Pologne. Les positions protestantes sont multiples et complexes. La plupart des auteurs, même farouchement hostiles à l’image religieuse (Calvin, Zwingli) soulignent que ce n’est pas l’art en tant que tel qui est en cause, et que la peinture et la sculpture sont, en elles-mêmes, un don de Dieu. Tous ont en commun de récuser complètement l’adoration, la superstition et les abus attachés à la présence des images dans les lieux de culte. En gros, le culte des images est la preuve que l’Église, oubliant la pureté du culte primitif, encourage un retour aux pratiques idolâtres du paganisme. L’image devient le symbole d’une perversion du culte, elle englue les fidèles dans la matière et elle encourage la paresse et l’ignorance des prêtres qui se déchargent de leurs tâches sur ces «â•¯sermons muets╯». Cette dénonciation des pratiques traditionnelles de l’Église est commune à tous, mais les avis divergent sur la place que l’on peut faire à l’image dans la pratique religieuse et sur ses propriétés intrinsèques. Alors que les iconomaques radicaux proscrivent toute présence de l’image dans le temple, les luthériens acceptent un retable au-dessus de l’autel. Alors que Karlstadt, Bucer, Zwingli, Bullinger, Viret, Calvin dénient toute utilité, même didactique, à l’image, et attaquent, souvent violemment, Grégoire le Grand et son «â•¯livre des idiots╯», les luthériens sont convaincus de leur utilité didactique et mémorative intrinsèque. Ils défendent le principe que la chose n’est pas responsable de l’abus qu’on peut en faireâ•›: qui songerait, dit Luther, dans ses Sermons de carême de 1522, à abolir le soleil, le vin et les femmes sous prétexte que d’aucuns les adorent ou en abusentâ•›? Luther lui-même donne l’exemple d’un bon usage des images en veillant personnellement à l’illustration de ses Bibles. Si importantes qu’aient été les divergences entre les différentes obédiences protestantes, elles n’excluent pas les tentatives de rapprochement. Tout comme il y a eu des tractations entre catholiques et luthériens où l’image semblait offrir un terrain d’entente possible, il y en a eu à l’intérieur du camp protestant, et elles
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dureront jusqu’à la fin du siècle. Au Colloque de Montbéliard (1586), luthériens et calvinistes français, menés par Jacques André et Théodore de Bèze, cherchent un compromis, l’image sera l’un des domaines où l’accord paraîtra possible, pour finalement achopper. De 1520 à 1560, les positions se définissent. Vers 1560, la théologie protestante amorce un tournant, en portant une attention de plus en plus soutenue à l’histoireâ•›: les Centuriateurs de Magdebourg, qui publient leur grande compilation historique à partir de 1559 (les catholiques rétorqueront, à partir de 1588, avec les Annales de Baronius), donnent un tour historique à la polémique sur les images. Malgré les divergences, la production protestante est, dans l’ensemble, plus simple et moins pléthorique que l’apologie catholiqueâ•›: la critique va plus directement au fait, et sa force est plus grande d’être plus lapidaire. Les traités spécialisés sont plutôt de courts pamphlets (Karlstadt, op. cit., Bucer Das einigerlei Bild bei den Gotglaübigen, an orten da sie verehrt, nit mögen geduldet werden (Les images ne doivent pas être tolérées par les croyants dans les lieux de culte, 1530), la critique de l’image prend plutôt la forme de chapitres dans un traité de plus grande ampleur (le plus important étant l’Institution chrétienne de Calvin). Assez rares avant 1560 sont les véritables traités de quelque ampleur comme le De origine erroris (De l’origine de l’erreur) de Bullinger (1539). L’apologie catholique est, en volume, beaucoup plus considérable. Elle est faite d’opuscules polémiques (Pelargus, In Iconomachos (Contre les iconomaques, 1531), elle prend place dans de grandes machines de guerre contre l’hérésie (Thomas More, A Dialogue concerning heresies (Dialogue sur les hérésies, 1529), mais surtout elle s’efforce d’élaborer de véritables traités spécialisés où les arguments sont capitalisés d’un auteur à l’autre. Après Eck, Cochlaeus (De Sanctorum invocatione et intercessione deque imaginibus et reliquiis eorum pie riteque colendis (De l’invocation et de l’intercession des saints et de la nécessité d’honorer, avec piété et selon le rite, leurs images et leurs reliques), 1544), le Père Catarino (De certa gloria, invocatione ac veneratione sanctorum (De la gloire, invocation et vénération indubitablement dues aux saints), 1542), Konrad Braun (De Imaginibus, 1548), Mathieu Ory (De Imaginibus, inédit, ca. 1552) jusqu’au décret pris lors de la dernière session du Concile de Trente (session XXV, 4 décembre 1563, Décret De invocatione, veneratione et reliquiis Sanctorum et sacris Imaginibus). Les positions catholiques sont en apparence plus homogènes devant l’attaque, car les auteurs évitent d’étaler leurs divergences. L’unanimité n’est pourtant que de surface. Le clivage essentiel porte sur l’adoration et sur la réforme des abus. Il y a, dans le sein de l’Église romaine, des prélats à formation humaniste qui, hostiles aux abus et aux superstitions populaires, sont amenés à taire leurs critiques pour ne pas donner des armes à l’ennemiâ•›: Giustiniani et Querini qui, à la veille de la Réforme, critiquent les abus des images dans un opuscule envoyé à Léon X, seront amenés par la suite à les défendre. La position essentiellement défensive adoptée par l’Église au début favorise cette apparente unité. Mais dès le début de la Réforme, les positions des évêques allemands sont sensiblement différentes de celles des théologiens de Romeâ•›: sous le feu de l’ennemi, les évêques, pour ne pas perdre tout contact avec leurs ouailles, sont presque contraints de condamner les abus, voire l’adoration des images (Hohenlandenberg, Christenlich underrichtung (…) die Bildtnüssen und das opffer der Mess betreffend (Instruction chrétienne… concernant l’utilité des images et le sacrifice de la Messe, 1524), alors que Rome ne cède pas de terrain à l’adversaire. Mais les polémiques internes au camp catholique se développeront surtout après le Concile de Trente, entre adversaires de l’adoration et défenseurs des positions
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iconolâtres, entre partisans d’une politique effective de réforme des abus et leurs adversaires, plus soucieux de ne rien concéder aux protestants. La théologie catholique adopte d’abord une position essentiellement défensive, et s’efforce de mettre l’image à l’abri des attaques dont elle est l’objet. La recherche d’autorités est le premier pas, et l’Église s’emploie à exhumer tout le corpus iconophile patristique, et en particulier byzantin. Dans les coulisses du Concile de Trente, en particulier, une intense prospection des Pères est organisée. L’axe essentiel de cette apologie est une stratégie de «â•¯dématérialisation╯» du simulacre, qui consiste à dissocier l’image de sa réalisation matérielle pour en faire une pure «â•¯semblance╯». Les deux meilleurs exemples de cette stratégie sont les traités de Konrad Braun et de Mathieu Ory. Le premier, approfondissant la métaphore grégorienne, donne à l’image le statut de hiéroglyphe, le second fait appel à la théorie scolastique du signe. Dans les deux cas, l’image devient une relation plus qu’un objet, et sa face concrète apparaît étrangère à son essence d’image. Après 1560, la stratégie s’inverse, la politique catholique devient offensive, organisée autour d’images qui redeviennent des objets bien concrets. Le décret du Concile de Trente, en 1563, définit une stratégie à deux faces, positive et négative, soulignant l’éminente utilité des images, mais confiant aux évêques le soin de contrôler, dans leur diocèse, l’érection de nouvelles images et de lutter contre les abus. Ces tentatives de réforme n’arriveront jamais à se traduire véritablement dans les faits, car l’emportera la promotion systématique des images anciennes qui font l’objet d’une dévotion populaire. Dans bien des cas, les spéculations des théologiens semblent complètement étrangères à la réalité sensible de l’imageâ•›: quand les théologiens catholiques s’interrogent pour savoir si l’adoration des fidèles s’adresse au simulacre ou seulement, à travers lui, au prototype, l’interrogation est totalement coupée de la réalité tangible et visible. On peut même dire que le discours théologique n’a d’autre objectif que de contourner la réalitéâ•›: il s’agit de conjurer la réalité sensible, en élaborant une différence aussi fondamentale qu’invisibleâ•›: trouver, derrière un même événement concret (des gestes d’adoration devant le simulacre), deux scènes diamétralement opposées, et renverser l’évidence d’un culte idolâtre pour métamorphoser celui-ci en vénération pure. Mais la question des images ne se limite pas à ces spéculations théoriques, elle a également des effets très concrets. Les bouleversements concretsâ•›: destructions et abolitions Le bouleversement le plus spectaculaire est naturellement l’abolitionâ•›: la Réforme, en dépouillant ses temples, apporte la transformation la plus radicale. Si la théologie catholique est, dans l’ensemble, tout entière destinée à maintenir un statu quo, à réfuter les attaques pour ne rien changer aux pratiques, l’hostilité à l’image est fondamentalement une hostilité aux pratiques traditionnelles de l’image. Il est donc logique qu’elle cherche à se traduire immédiatement dans les faits. Le premier effet concret est la disparition – ou, chez les luthériens, la raréfaction – des images dans les lieux de culte. Mais cette abolition s’est faite selon des scénarii très variables suivant les situations locales. C’est à Wittemberg, la ville de Karlstadt, que l’abolition est décidée
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pour la première fois – et la Réforme mise en place – à l’hiver 1521–1522. La chose se fait par une véritable dialectique entre action populaire et décision du magistrat. C’est après une série de petits épisodes iconoclastes que le Conseil rend une ordonnance abolissant les images, mais sans entrer dans les modalités pratiques (janvier 1521). C’est à la suite de cette décision officielle que se déchaînent véritablement les brisements. La dialectique est simpleâ•›: la foule pratique la politique du fait accompli et met l’autorité au pied du mur. L’autorité s’efforce d’entériner son action pour éviter les débordements. Car les autorités sont en général très méfiantes devant ces mouvements populaires et ce qu’ils charrient de révolte latente. Cette réticence est, du reste, partagée par les théoriciens, qui pressentent sans doute une parenté secrète entre les débordements de la violence et les excès de l’adoration. Chez Luther, une telle réticence est manifeste, mais elle est perceptible même chez les plus radicauxâ•›: Karlstadt, malgré ses appels pressants, ne semble pas avoir pris une part active aux destructions, et Zwingli, qui adopte une position très ferme contre toute espèce d’image, marque plus d’une hésitation devant le passage à l’acte. Dans les régions où triomphe le luthéranisme, il n’est pas étonnant que l’abolition – partielle – se fasse sous la direction des autorités, comme cela se produit à Nuremberg en 1524. Dans bien des cas, on a l’impression que les images sont moins un enjeu véritable qu’un symptôme exprimant des tensions plus profondes. L’abolition devient un symbole, l’image cristallisant des antagonismes qui dépassent de très loin la question de la représentation. Les destructions opérées par les Anabaptistes à Münster, en 1534–1535, traduisent, certes, une hostilité résolue à l’image, liée à une conception particulière de l’Incarnation (le verbe se fait chairâ•›: l’image ne vaut rien puisqu’elle ne saisit rien de ce processus essentiel), mais elle traduit aussi une révolte plus générale. L’iconoclasme devient un acte symbolique qui dépasse de très loin les simulacres qui en sont les victimes – et le prétexte. C’est en Angleterre peut-être que cela apparaît le mieux, dans la mesure, paradoxalement, où la situation y est plus confuse. Les images sont abolies puis rétablies selon les fluctuations du pouvoir, avec l’alternance de règnes iconomaques (Henri VIII et Édouard III, plus tard Élisabeth) et iconophiles (Mary). Certes, dès la fin des années 1520, se développe une polémique théologique, entre Thomas More et Tyndale, mais bien des acteurs du drame semblent obéir moins à une conviction religieuse qu’à des options d’ordre politique. Les partisans de l’abolition n’ont parfois d’autre motif que le désir de mettre un terme à une source de troubles politiques et sociaux. Et toute la question des images prend, en Angleterre, un tour très particulier, car la place laissée libre par l’abolition définitive des images religieuses (dans le Settlement de 1559, sous Élisabeth) est aussitôt remplie par le développement d’un culte de l’image du princeâ•›: autour de la personne d’Élisabeth s’organisera un véritable culte iconique. L’arrière-fond politique de la querelle religieuse – déjà très actif à l’époque byzantine, et parfaitement reconnu par les théologiens du XVIe siècle – surgit avec plus d’évidence qu’ailleurs. Dans les pays qui restent acquis au catholicisme, l’iconoclasme, même quantitativement marginal, à une importance très réelleâ•›: les brisements ont toujours un impact symbolique qui dépasse de très loin les dégâts matériels très modestes. Il n’est pas besoin d’une foule en furieâ•›: les quelques actes individuels qui ont lieu en France (Paris, 1528â•›: une statue de la Vierge est mutilée) peuvent avoir un retentissement considérable, provoquant des cérémonies expiatoires, de solennelles exécutions capitales (à Paris en 1543). C’est bien de symbole qu’il s’agit, et les catholiques s’entendent à répondre par des rituels appropriés. La cérémonie expiatoire transforme le
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«â•¯martyre╯» de l’image en une nouvelle forme de prédication muette et une occasion de réveiller la ferveur des foules. L’exécution publique répare le meurtre symbolique par une mise à mort réelle. Pour ce qui est des conséquences pratiques, l’iconoclasme n’a pas eu exactement les effets que l’on pourrait attendre car, loin d’être toujours négatif, il a parfois paradoxalement contribué à préserver les oeuvres. Dans le cas des abolitions organisées par le magistrat, il y a eu, en général, peu de destructions. A Zurich, par exemple, les images sont retirées par leurs «â•¯propriétaires╯», c’est-à-dire par les familles patriciennes qui les avaient commandées et dont l’écusson figurait souvent en bonne place. La démarche n’était pas sans logiqueâ•›: ces objets étaient accusés d’attester moins la piété des donateurs que leur orgueil familial. Chassés des églises, ils redeviennent un capital à la fois symbolique et financierâ•›: un patrimoine artistique, conservé – et par là même protégé – comme élément de représentation sociale et valeur mobilière, dans ce qui commence à constituer des collections privées. C’est pourquoi, les oeuvres du XVe siècle se sont souvent mieux conservées dans les pays protestants que dans les pays catholiques où elles ont eu, dans les églises, à souffrir non seulement de l’usure et des accidents dus à l’usage de masse mais aussi aux évolutions du goûtâ•›: le Baroque a eu, en Italie, des effets similaires à l’iconoclasme violent. Reste qu’il y a eu des destructionsâ•›: des «â•¯brisements╯», opérés par le peuple. Dans certains cas, du reste, les nécessités de la guerre y ont été pour quelque chose. Les Anabaptistes, à Münster, en 1534–1535, n’ont pas détruit les images seulement pour assouvir leur iconophobie, ils les ont aussi utilisées comme matériau de défense. Et il n’est pas jusqu’aux catholiques les plus radicaux qui ne fassent, à l’occasion, de mêmeâ•›: la Ligue, à Paris, fera fondre des images pour en récupérer le métal précieux. Il n’est pas possible de dresser un tableau d’ensemble des pertes ainsi occasionnées. Elles sont très variables selon les régions et les époques. Les principaux brisements ont eu lieu à Wittemberg (1522), Bâle (1529), Münster (1534–1535) et, sous une forme plus épisodique à travers les années, en Angleterre et plus encore en Écosse. Mais en outre elles sont difficiles à apprécier. Les récits et témoignages sont toujours polémiques – et surtout métaphoriques. D’un côté, on présente un rituel purificateur, une répétition solennelle du geste d’Ezéchias, abattant les idoles pour restaurer la pureté du culte primitif. De l’autre, on peint une scène de carnage et de pillage, répétition du meurtre des Innocents ou des invasions barbares, où un prétexte religieux déguise mal le déchaînement d’un instinct sanguinaire et cupide. Ces récits, et les quelques traces matérielles de ces actions – statues aux yeux caves, aux membres coupés – sont, d’une certaine manière, plus importants que l’ampleur réelle des destructions, car ils sont la confirmation paradoxale de ce que le discours théologique essaie de nier. Tout d’abord, ils attestent la connivence profonde qui lie l’iconoclaste et l’idolâtre. Quand l’idolâtre adore la statue comme si elle était le saint lui-même et non pas un simple représentant, l’iconoclaste s’acharne à faire subir au simulacre un supplice qui confirme ce statut de corps qu’il lui refuse pourtant. Au moment même où il accuse le simulacre de n’être qu’un simple bout de bois, il met tout son acharnement à le traiter comme corps. Le déferlement de haine n’est que l’inversion d’une passion idolâtreâ•›: emblématique est la figure de cette femme de Lucerne, dont Myconius rapporte le cas dans une lettre à Zwingli, qui fait ériger une statue d’Apollinaire pour obtenir sa guérison, et, l’ayant obtenue, déteste sa propre superstition et fait abattre cette «â•¯idole╯», au grand scandale de l’Église. Mais le plus grand paradoxe est que, abattu, le simulacre accomplit jusqu’au bout sa nature d’imageâ•›: c’est l’ultime façon pour lui d’inciter les fidèles à la dévotion en proposant l’imitation des vertus du modèle. Martyrisée, l’image ne se contente plus
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de rappeler la Passionâ•›: elle la subit en sa propre chair. La piété iconophile s’est nourrie, depuis l’époque byzantine, de ces «â•¯martyres╯» où une image maltraitée (en général par un juif), se mettait à saigner pour ensuite utiliser ce sang rédempteur à des fins de guérison et de conversion. La scène iconoclaste ainsi entre complètement dans la logique du didactismeâ•›: destinée, par sa théâtralité même, à frapper les esprits des spectateurs, elle est comme la quintessence même de l’image. Pour les iconoclastes, le brisement démontre l’inanité des images et enflamme le zèle religieux des foulesâ•›: pour les iconophiles, il rappelle le martyre des saints et soulève, chez les croyants, pitié, terreur et haine de l’hérésie. Dans les deux cas, il a exactement les mêmes propriétés didactiques et émotionnelles. Les destructions ont assurément modifié la décoration religieuse, mais leur retentissement symbolique a sans doute été encore plus grand que leurs conséquences pratiques. Dans les pays germaniques, les pertes effectives restent modestes et ces troubles font peu de victimes humaines. Il n’y a guère que les grandes vagues iconoclastes qui parcourent la France en 1561–1562 et les Pays-Bas en 1566, qui causeront des dégâts plus sérieux. Mais c’est surtout la répression espagnole qui, en 1566, fera des ravages parmi les «â•¯images vives╯», c’est-à-dire les hommes. Plus évidentes sont les conséquences «â•¯sociologiques╯» de ces mouvements. Elles apparaissent très tôt avec les suppliques que les corporations des peintres adressent aux magistrats municipaux. Ainsi à Strasbourg en 1525 et à Bâle en 1526, les peintres, tout en prenant garde de ne pas mettre en doute la légitimité des nouvelles orientations religieuses, attirent l’attention des autorités sur la situation dramatique où ils se trouvent plongés subitement. L’organisation même des guildes les empêche de se reconvertir dans les activités voisines qui leur seraient accessibles (les «â•¯arts appliqués╯»â•›: peinture sur verre, patrons de broderie pour les peintres, joaillerie pour les sculpteurs, etc.) et ils se voient dans l’impossibilité de nourrir leurs enfants. D’où la tentation, pour certains, de continuer à faire ce qu’ils ont toujours peint, en transgressant les interdits officiels. Les sanctions s’abattentâ•›: prison, confiscation des oeuvres, menace de se voir retirer la citoyenneté. A part la banqueroute et la reconversion, quand elle est possible, l’autre solution est donc l’émigrationâ•›: Holbein ne s’expatrie pas seulement pour sacrifier au traditionnel périple à travers l’Europe picturale. Mais tous les arts ne sont pas également confrontés à ces difficultésâ•›: la situation la plus grave est indéniablement celle des sculpteurs. Car la sculpture, notamment sur bois, qui avait développé, en Allemagne, un art d’un réalisme impressionnant, incarnait par excellence l’incitation à l’idolâtrie. La virtuosité artistique, poussant à un réalisme presque hallucinatoire, signait presque la condamnation de l’art, et de fait le nombre des sculpteurs tombe dans les pays gagnés à la Réforme. Si dramatique qu’il soit, l’appel des peintres de Strasbourg ne signifie pas que leur intérêt économique rende les artistes rétifs aux innovations religieusesâ•›: au contraire, on compte des peintres parmi les meneurs des mouvements iconoclastes (Hans Greiffenberger à Nuremberg, par exemple) et ceux qui font allégeance à la Réforme ne manquent pas. Il n’y a pas de paradoxe, puisque les principaux théoriciens, de Zwingli à Calvin, proclament la légitimité d’un art autorisé par Dieu. Les artistes peuvent éprouver quelques inquiétudes quant à l’exercice de leur art, en un temps où la part de l’inspiration religieuse dans l’ensemble de la production est encore écrasante. Cette incertitude s’exprime très clairement dans la préface d’Albrecht Dürer pour son traité des proportions du corps humain (Underweysung der Messung, 1525), mais d’une certaine manière, l’exigence d’épuration du culte manifestée par la Réforme n’est pas sans rejoindre la
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volonté de promotion sociale et la revendication d’une dignité libérale qu’affiche, depuis un siècle, la théorie humaniste de l’art. En quelque sorte, l’Art a tout à gagner s’il se démarque complètement de ces louches pratiques populaires qui, certes, entourent les objets plastiques d’une vénération extrême, mais qui n’est pas sans relents de cuisine satanique. Dans sa volonté de promotion humaniste, l’art peut fort bien s’accommoder d’une Réforme qui la distingue très radicalement de ces objets qu’un peuple ignare entoure de soins douteuxâ•›: ce n’est pas seulement la piété, mais également la dignité de l’Art qui sortent froissées quand – de l’aveu même de quelques évêques catholiques – des fidèles apportent en offrande aux statues des pains, des volailles et des morceaux de fromage. Il ne faut pas, il est vrai, exagérer les ruptures. Si certains se plaignent de se voir pratiquement privés, du jour au lendemain, de leur gagne-pain, un Dürer, malgré la sympathie qu’il affiche pour les idées nouvelles, n’en continue pas moins de répondre à la demande de ses commanditaires catholiquesâ•›: la crise religieuse ne change pas grand-chose à ses relations avec l’évêque Albert de Brandebourg et il n’a pas plus à souffrir des sanctions de l’autorité que de la perte de ses clients catholiques. Eût-il vécu plus longtemps, sa situation aurait peut-être changé. Son œuvre en tout cas ne connaît aucune mutation radicaleâ•›: tout au plus évite-t-il les excès et les hardiesses iconographiques. Son autoportrait en Christ, assurément, est antérieur à l’époque où les théologiens, même catholiques, fustigent l’audace des peintres qui font poser, pour leurs portraits de saints, des modèles réels. Mais la sympathie pour les idées nouvelles, si elle se marque en toutes lettres dans la préface du traité, ne se traduit pas directement et clairement dans la peinture. Il est vrai que la situation reste confuse, et pour longtempsâ•›: les confessions ne sont pas toujours stables, les retournements ne sont pas rares et, en dehors des moments de crises, beaucoup de fidèles, tentés par l’épuration des pratiques de dévotion, hésitent à rompre avec l’Église. La peinture, elle aussi, connaît ces zones intermédiaires. Le renouvellement de l’iconographie Pourtant il est bien évident que la peinture n’est pas sortie indemne de l’aventure. Dans les pays protestants, la baisse de la production religieuse est certaine, sans pour autant constituer un abandon complet. Les iconomaques les plus résolus n’excluent pas toute forme de peinture religieuseâ•›: Calvin autorise les scènes tirées de la Bible, pourvu que, chassées des temples, elles ne risquent pas d’inciter quiconque à l’adoration. Mais indéniablement, la Réforme a joué son rôle dans le long procès de sécularisation de la peinture qui s’était engagé avant elle. La première conséquence, et la plus manifeste, est donc quantitativeâ•›: l’économie d’ensemble de la production se trouve bouleversée. Assurément, la Réforme n’est pas le moteur unique de cette évolutionâ•›: elle s’est bornée à précipiter un mouvement culturel de fond. Les évolutions du marché de la peinture répondent à celles de la demande sociale, qui n’est pas la traduction immédiate des bouleversements religieux. Néanmoins, la fortune, dans l’Europe du Nord, à la fin du siècle et au début du suivant, de la nature morte, du paysage et de la «â•¯scène de genre╯» sont des effets lointains de cette nouvelle répartition des secteurs profanes et religieux. Mais le changement n’est pas seulement quantitatif, il s’accompagne de modifications qualitatives, comme le développement d’un type de portrait plus austère que les savantes mises en scène du portrait italien.
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Mais ce sont là des conséquences secondesâ•›: c’est en modelant une idéologie protestante – ou plus exactement des idéologies protestantes – que la Réforme a influé à long terme sur le développement de la peinture dans les pays où elle dominait. Reste que la Réforme a également laissé des traces perceptibles sur la peinture religieuse. Même chez un Dürer, qui continue à produire pour l’Église catholique, sans que sa production connaisse de mutation radicale, on peut discerner les effets de sa crise personnelle. De ses Quatre Apôtres, par exemple, on a pu soutenir qu’ils constituaient un manifeste réformé, puisqu’on peut reconnaître, notamment, Philippe Melanchthon. Il est vrai que la chose ne va pas sans paradoxe, et l’éloge implicite (les penseurs de la Réforme sont les nouveaux évangélistes, et la Réforme un retour à la pureté des origines chrétiennes) n’est pas la seule interprétation possible. Car, en distribuant à des contemporains les rôles apostoliques (tout comme le fera le retable luthérien de Dessau, qui transforme une Cène en galerie de réformateurs), Dürer tombe sous le coup des accusations que les iconomaques lancent contre l’imageâ•›: mensongère, elle rabaisse les choses de là-haut aux choses d’ici-bas, et avilit les Saints en leur prêtant l’effigie d’hommes ordinaires. En outre, elle s’emploie à confirmer pleinement l’accusation lancée par les catholiques, pour qui l’hostilité à l’image, loin d’être l’effet d’une piété plus épurée, s’enracine dans une volonté de puissance et une auto-idolâtrie démesurées, les protestants n’abattant les images des Saints que pour usurper leur place. La recherche d’une nouvelle iconographie religieuse est beaucoup plus nette chez les Cranach, liés de plus près à Luther. De tous les chefs de la Réforme, Luther est de très loin le plus important pour l’histoire de l’art, non seulement parce qu’il accorde encore une place à la peinture religieuse jusque dans les lieux de culte (le retable du maître-autel), mais également parce qu’il semble avoir été, tout au long de sa vie, de plus en plus convaincu de l’utilité pratique des images. Cette «â•¯peinture luthérienne╯» présente essentiellement trois caractéristiques. Tout d’abord, une évolution formelleâ•›: les portraits de Saints qui représentaient largement plus de la moitié de la production picturale religieuse, laissent place au retable, qui devient la forme maîtresse. Ce changement va de pair avec la constitution d’une thématique. Les peintres mettent en image la théologie luthérienneâ•›; ils en traduisent directement les principes (par exemple, la différence entre la Loi et l’Évangile) à travers certains épisodes bibliques négligés ou complètement ignorés jusque là par les peintres, tel le serpent d’airain. Ils représentent aussi des épisodes bibliques auxquels Luther accorde une valeur emblématique, tels le Christ et la femme adultère (symbole des pouvoirs du Christ, accordant son pardon contre la Loi) ou le Christ bénissant les enfants (pris comme allégorie d’une promesse de la grâce). Même les épisodes qui n’ont rien de spécifiquement luthérien, comme la Cène, connaissent une promotion certaine. Par le choix de ses sujets bibliques, la peinture souligne les points forts de la nouvelle théologie. Rares sont les véritables inventions, mais les modifications sont considérablesâ•›: la Vierge, qui était, avec le Christ, le premier personnage de la peinture religieuse antérieure, s’efface, ainsi que les légendes des Saints, et leur place est conquise par des épisodes de l’Ancien Testament, et quelques sujets du Nouveau. Pour ce qui est des «â•¯effets ingénieux╯» chers à la peinture humaniste, on pourrait croire qu’ils seraient complètement éliminés par la volonté de toucher directement le spectateur. Mais la prédication iconique ne dédaigne pas les sous-entendusâ•›: l’iconographie du serpent d’airain permet de doubler paradoxalement l’utilisation de l’image d’une mise en garde implicite contre ses séductions. Il y a toutefois, dans l’arsenal des effets picturaux, un procédé assez neufâ•›: le
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recours à l’écriture. Certes, les inscriptions étaient chose assez courante en peinture, mais l’intervention de l’écrit était toujours ponctuelle et limitée. Les peintres luthériens n’hésitent pas à insérer de longues citations bibliques dans leurs tableaux, dans une forme nouvelle de «â•¯livre des illettrés╯» où les deux instruments sont confrontés presque à part égale. Preuve de la souveraineté qui est reconnue au Verbe, voire d’une centaine méfianceâ•›: il faut le garde-fou du verbe divin pour empêcher le spectateur de s’abîmer complètement dans la pure contemplation sensible, en oubliant la fonction d’abord didactique du tableau. On s’est souvent interrogé – de façon plus ou moins polémique – sur les effets de la Réforme sur les arts plastiques. Il est difficilement niable que la production artistique baisse dans les pays où la Réforme s’impose. Mais les historiens catholiques ont souvent eu tendance à exagérer les «â•¯ravages╯» exercés par la Réforme, faisant rimer «â•¯ruine de l’âme╯» et «â•¯ruine de l’Art╯». La baisse de production, quantitative et parfois qualitative, est due, non pas à une volonté délibérée des réformateurs, mais aux bouleversements introduits dans l’organisation même de la production artistique. La demande sociale baisse considérablement et change de nature, la structure même du marché est bouleversée puisque le principal commanditaire, l’Église, disparaît. Mais ce sont aussi les troubles de l’époque qui, plus généralement, ne sont guère favorables à l’éclosion de l’art, tandis qu’une période de prospérité et d’expansion urbaine avait, au XVe siècle, stimulé le développement de l’art dans ces mêmes pays. Restent, dans cet ensemble, des secteurs florissants, la gravure en particulier. Son succès n’est certes pas un effet de la crise religieuse, puisque sa carrière était déjà éclatante à la fin du XVe siècle. Mais indéniablement elle profite des débats lancés par la Reforme. Elle a l’avantage sur les autres arts plastiques, d’échapper plus facilement aux accusations d’idolâtrie. Elle a surtout l’avantage de mettre plus facilement en pratique les vertus didactiques du «â•¯livre des illettrés╯»â•›: si l’image, qui frappe plus facilement les esprits, est comme prédestinée à la propagande, la production en série fait de la gravure l’instrument idéal. Et des deux côtés, d’Âne-Pape en Luther-Antéchrist, on s’est efforcé de recourir à ce moyen. La caricature est une arme efficace et elle se développe comme un nouveau genre pamphlétaire, traduisant directement en images la polémique religieuse. Les effets iconographiques des bouleversements religieux ne se font pas seulement sentir dans la mouvance de Luther. De nouvelles iconographies voient le jour, qui ne lui doivent rien. Ces temps troubles sont propices à l’éclosion de figures hétérodoxes, aussi étrangères à la vieille orthodoxie romaine qu’aux nouvelles églises en gestation. Les peintres ne se répartissent pas seulement en tenants de la tradition et en partisans du renouveau, il est également parmi eux – et non les moindres – des personnages étranges qui sentent l’hérésie, voire – n’en déplaise à Lucien Febvre – l’athéisme. Déjà, au tournant du siècle, Savonarole fustigeait la dépravation des peintres profanes (mais pour glorifier la bonne peinture religieuse). A Nuremberg, on chasse des peintres soupçonnés d’un crime bien pireâ•›: être «â•¯sans Dieu╯» (gottlos). De fait, dans les frontières indécises qui séparent le sacré du profane, on voit parfois surgir des tableaux au message énigmatique. L’oeuvre singulière des frères Beham ou d’un Baldung Grien développent une iconographie déroutante. La représentation de la mort semble avoir été un des secteurs les plus névralgiques de cette recherche où la peinture éprouve sa capacité à parler, non pas avec l’évidence didactique que lui reconnaissait la tradition iconophile, mais avec tout un arsenal de ruses, de non-dits et de messages codés. Le cas de Baldung Grien est le plus singulier peut-être, puisqu’il
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peint des toiles ambiguës où les historiens contemporains décryptent un discours épicurien aux résonances antichrétiennes. Dans ce cas, une des composantes de la peinture renaissante – l’aspiration humaniste et le culte du beau – entre en contradiction ouverte avec cette soumission au Verbe divin qui est la caractéristique même – et, pour les théologiens, la raison d’être – de la peinture à travers tout le Moyen Âge occidental. La polémique sur les images a mis en évidence une ambivalence qui était déjà tout à fait perceptible auparavant. L’image était à la fois ce discours paraphrastique, ouvert aux illettrés, dont la tradition ecclésiale fait le double ancillaire du Livre et de la Parole, et ce message énigmatique où la tradition néoplatonicienne découvre d’infinis jeux de sens. Les deux avaient parfois tendance à se confondreâ•›: ainsi dans l’Allégorie sacrée de Bellini (Louvre) où un certain nombre de figures parfaitement identifiables (Job, St Sébastien, la Vierge) sont confrontées dans une scène qui défie l’interprétation. La fonction traditionnelle de l’image (transmettre, sous une forme accessible à tous, le récit biblique) est retournée en son contraireâ•›: proposer une énigme qui défie durablement l’ingéniosité des doctes. La Réforme ne bouleverse pas fondamentalement la situation. Simplement, la méfiance protestante envers l’image religieuse n’est pas seulement attachée aux aberrations de l’usage populaire, mais aussi à ces jeux intellectuels qui sont la fierté de la peinture humaniste et qui, en matière religieuse, finissent par transformer l’Écriture en une série d’effets ingénieux. Tout au long du XVe siècle, les arts s’efforcent de s’affranchir de leur condition servile, de se faire reconnaître un statut intellectuel et non plus manuel. Les peintres, pour prouver leur aptitude à dépasser les frontières du visible, multiplient les jeux intellectuelsâ•›: un Giorgione est célébré pour la manière dont il représente à la fois la face, le dos et les flancs d’un personnage par divers effets de miroir et de reflet. De tels effets, quand ils s’appliquent à un sujet religieux, ont tendance à faire dévier la célébration sacrée en un triomphe de l’art. Car l’art, dans la mesure même où il prétend à une dignité humaniste, ne peut plus se cantonner dans un rôle didactique où l’apologie iconophile prétendait l’enfermer. Au Moyen Âge, faire de l’art un livre des illettrés était une façon de le légitimer. À la Renaissance, cela devient, face aux revendications nouvelles des artistes, une façon de le cantonner dans un statut ancillaire. La peinture ne saurait se contenter d’être un artifice didactique ou mnémotechnique, elle revendique une légitimité intrinsèque, dont le maniérisme est l’affirmation la plus éclatante. En limitant étroitement les représentations religieuses, la Réforme a donc eu le souci, non pas seulement de lutter contre les aberrations de l’usage populaire et ses propensions à l’idolâtrie, mais également contre une forme beaucoup plus insidieuse d’idolâtrieâ•›: celle d’un art qui, multipliant les effets, réduit le propos religieux à une sorte de prétexte. Là où le peuple adorait un simulacre, les doctes commencent à vénérer un Artisteâ•›: il valait mieux cantonner ces débordements de la peinture humaniste dans un espace profane. La question des images n’est donc pas simplement religieuse. Son instabilité même – l’image pouvant être tour à tour un terrain de compromis (adiaphoron) et un détonateur en cas de crise – démontre que plusieurs fils s’y nouent. Le statut même de l’art est en cause, qui ne peut plus se contenter des définitions médiévales. Les frontières qui séparent domaine sacré et domaine profane, culture populaire et culture savante, arts libéraux et arts mécaniques bougent, et l’image, avec son aptitude à frapper les esprits et mobiliser les foules, devient le terrain privilégié où toutes ces tensions peuvent s’exprimer.
Chapitre IV. Défense et illustration des langues nationales Grammaires, vocabulaires Paul Chavy Au milieu du XVIe siècle, avec l’essor des langues vulgaires que connaît l’Europe, les oeuvres grammaticales et lexicographiques les concernant se sont multipliées. Bon nombre de ces langues, toutefois, avaient déjà fait l’objet – certaines depuis longtemps – de travaux de cet ordre. Grammaires Dès le haut Moyen Âge, il n’est pas douteux qu’on se soit servi de la langue maternelle pour enseigner le latin. Vers l’an 1000, le moine Aelfric commente la grammaire latine en anglosaxon. L’Italie, la France connaissent, à partir du XIIe siècle, des grammaires latines où l’idiome vulgaire sert à éclaircir des termes techniques. En fait, les grammaires des langues vernaculaires vont continuer longtemps, pour nombre d’entre elles, à être des grammaires latines expliquéesâ•›; elles font figure de «â•¯grammaires générales╯», le prestige du latin étant tel que ce qui vaut pour le latin paraît valoir pour toutes les autres langues. Mais, par la force des choses, ce sont aussi des «â•¯grammaires comparées╯», car de la confrontation des langues naissent inévitablement des observations sur leurs divergences et des réflexions sur les traits caractéristiques de chacune. De plus, les indications vulgaires qu’elles contiennent ont contribué à doter les langues modernes de leur propre terminologie grammaticale. Ces ouvrages se fondent, en général, sur les grammairiens latins du IVe siècle, Donat (Aelius Donatusâ•›: Ars major et Ars minor) et Priscien (Priscianus Caesariensisâ•›: Institutiones grammaticae). Telles sont au XIIIe siècle les grammaires provençales d’Uc Faidit (Donatus provincialis ou Le Donatz provensals) et de Raimon Vidal (Las Rasès de trobar), que deux siècles plus tard Jofre de Foxa adaptera au catalan. Tel est en allemand le Donatus minor des environs de 1400. Telles sont encore, au XVIe siècle, la grammaire latine de Thomas Linacre, publiée en anglais (1512) avant de l’être en latin, celle de Scakarius en flamand (1518), celle de Honterus en polonaisâ•›: De grammatica libri duo (Cracovie, 1532). Toutefois, à l’époque de l’humanisme, s’ajoute aux grammairiens anciens pris comme modèles l’influence des éducateurs modernes et de leurs travaux, qui portent non seulement sur le latin, mais aussi sur le grec et l’hébreuâ•›: Reuchlin, Érasme, Melanchthon. Avant la période 1520–1560, on ne saurait ignorer les deux grands pionniers de la littérature grammaticale en langue vulgaireâ•›: Alberti et Nebrija. C’est l’Italie qui, en ce domaine comme en d’autres, a donné l’exemple. La première vraie grammaire d’une langue vernaculaire, ce sont les Regole della lingua fiorentina (Rome, vers 1443) de Leon Battista Alberti. L’auteur ne se contente pas d’italianiser les termes techniques de Donat et Priscienâ•›; il adapte avec succès leurs systèmes à la description de sa langue maternelle, réussissant à se libérer d’une stricte emprise de la langue classique. Un demi-siècle plus tard, l’Espagne va posséder à son tour une 155
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grammaire de langue vulgaire, l’Arte de la lengua castillana (1492), que l’humaniste Antonio de Nebrija publie à Salamanque, six ans après sa grammaire bilingue latino-castillane. L’ouvrage comprend quatre partiesâ•›: orthographia, prosodia, etymologia (morphologie) et syntaxis. Personne n’avait encore composé pour une langue vulgaire une grammaire aussi ample, aussi détaillée, aussi approfondie. Dans la première moitié du XVIe siècle en Italie, le toscan s’impose graduellement comme langue littéraire avec pour modèles Dante, Pétrarque et Boccace. C’est sur les textes de ces auteurs que portent les travaux grammaticaux qui prolifèrent alors. Ainsi les Regole grammaticali della volgar lingua, que Francesco Fortunio publie en 1516. Si les Prose della volgar lingua (1525) de Pietro Bembo ne sont pas une grammaire formelle, mais un dialogue écrit pour vanter les qualités de la langue toscane, l’auteur y insiste sur l’importance de la grammaire comme base d’une rédaction parfaite. Son compatriote Niccolò Liburnio a déjà publié en 1521 Le Tre Fontane sopra la grammatica et eloquentia di Dante, Petrarcha et Boccaccio. Suivent les ouvrages de Trissino (Grammatichetta, 1529), de Filippo Oriolo (Regole della lingua volgare, 1531), d’Atenzo Carlino (Grammatica volgar, 1533), de Tizzono Gaetano (Grammatica volgare, 1538) et de bien d’autres. Ce n’est pas avant 1530 qu’a paru la première ébauche d’une grammaire française. Elle est l’oeuvre de Palsgrave, «â•¯Angloys natif de Londres et gradué de Paris.╯» Son Esclarcissement de la langue françoyse, mal composé mais bien documenté, est destiné aux étrangers qui veulent apprendre le français. Deux ans plus tard, Du Guez (ou Du Wez), précepteur français du prince Arthur, publie en anglais, avec le même but, An Introductionie for to lerne to rede, to pronounce and to speke french trewly. En 1558, c’est encore pour enseigner le français – cette fois, à la jeunesse allemande – que Jean Garnier fait paraître à Genève son Institutio gallicae linguae. La première grammaire française écrite pour des Français est celle du médecin Jacques Dubois (Sylvius Ambianus), qui part à la recherche des règles cachées derrière l’apparente confusion de la langue vulgaire. Comme le titre l’indique, son livre est une grammaire latino-françaiseâ•›: Grammatica latino-gallica, 1531/32n.s., c’est-à-dire qu’elle est, selon F. Brunot (1906/67, II,135), «â•¯ni grammaire du français rédigée en latin, ni grammaire simultanée du latin et du français, mais… grammaire du français rapporté au latin╯». Considérant, en effet, que le français est du latin déformé, Sylvius regarde toujours la forme la plus proche du latin comme la plus correcte et, à l’occasion, préconise un latinisme aux dépens de l’usage populaire. Sur ce point, Louis Meigret, dans son Tretté de la grammere françoeze (Paris, 1550), est en opposition directe avec son prédécesseur. Pour lui, les grammaires anciennes sont sans autorité sur la langue actuelleâ•›; c’est à l’usage qu’il faut s’adresser. Il s’élève contre «â•¯plusieurs qui disentâ•›: «â•¯nous dussions dire ainsi suivant les règles latines et grecquesâ•›; auxquels, pour toute satisfaction, il faut répondre que nous devons dire comme nous disons╯» (fo.26vº, transcrit en orthographe moderne). Certes, la grammaire de Meigret n’est pas un chef-d’oeuvreâ•›; les erreurs y sont nombreuses et il y manque, grave lacune, une syntaxe bien constituée, l’auteur avouant qu’il ne la «â•¯poursuit que par rencontres╯». Néanmoins, il y a là les éléments d’une grammaire solide et on a pu saluer en Meigret le fondateur de la grammaire française. En Allemagne, on ne cesse de déplorer que la langue vernaculaire reste incertaine faute de règles et qu’elle ne puisse en conséquence s’élever au niveau des langues classiques. Seuls quelques ouvrages touchent aux questions grammaticales posées par l’allemand, tels que le livre d’Ickelsamer, ami de Luther et de Melanchthon. Son Die rechte weis aufs kürtssist lesen zu
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lernen (1527 et 1534) peut être regardé comme l’ébauche d’une première grammaire de langue allemande. Un certain nombre d’ouvrages concernant cette langue naissent alors, généralement destinés aux chancelleries. Plusieurs suivent la tradition classique et font figure de rhétoriques autant que de grammairesâ•›: le livre de Schryfftspiegel (1527), l’Orthographie de Fabian Frangk (1531), le Handbüchlin de Meichssner (1538). D’autres auteurs sont davantage dans l’esprit de la Réformeâ•›: J. Kolross (1530), Peter Jordan (1533), Fuchssperger (1542). Mais il faudra attendre la génération suivante pour que paraisse la première grammaire complète de l’allemandâ•›: ce sera l’oeuvre de Laurentius Albertusâ•›: Teutsch Grammatick oder Sprach-kunst (1573). Comme l’Allemagne, l’Angleterre en est au stade de la grammaire latine expliquée en vernaculaire. La grammar qui donne son nom aux grammar schools consiste à enseigner le latin à l`aide de l`anglais, avec l`ambition de développer chez l`élève une pensée logique. A cette époque le manuel scolaire le plus commun est la Lily’s Grammar (1ère éditionâ•›: 1510), maintes fois rééditée au cours du siècle, oeuvre de plusieurs pédagogues, dont William Lily (1468â•›?-1522) et John Colet (1466/67–1519). C`est seulement en 1586 que William Bullokar donnera A Brief Grammar for English et en 1640 que Ben Jonson publiera The English Grammar. Dans le reste de l’Europe, les travaux grammaticaux sur les langues nationales sont moins avancés qu’en Italie, en Espagne, en France, voire en Allemagne et en Angleterre. Pour les langues nouvellement écrites, le premier problème qu’avaient dû résoudre les grammairiens était de leur donner une orthographe, car la représentation de leurs phonèmes par l’alphabet latin n’allait pas de soi. Jan Hus en faisait la remarque dès 1412 en décrivant les sons du tchèque dans son Orthographia bohemicaâ•›: «â•¯Latinum abecedarium pro idiomate bohemico scribendo non potest sufficere.╯» Grâce aux signes diacritiques et autres innovations préconisées par Hus, l’écriture tchèque avait été à peu près normalisée dès le milieu du XVe siècle. Le polonais, après l’échec d’un système compliqué dû à Parkoszovicz (vers 1440) a attendu 1512 et l’Orthographia du célèbre grammairien Zaborowski pour que soit proposée une écriture satisfaisante. Les fondements de l’orthographe hongroise ont été établis par Dévai Biro Mátyás, qui étudia à Cracovie et à Wittemberg, où il faisait partie des amis de Luther et de Melanchthon. Son Orthographia hungarica, rédigée en hongrois, a été publiée à Cracovie en 1549, mais une édition antérieure existe certainement. L’auteur a tenu compte des travaux de Zaborowski sur le polonais, ainsi que des ouvrages allemands de son temps. C’est à la même époque, vers 1542, que Michael Agricola pose les bases de l’écriture finnoise avec son Abckiria, dont il ne subsiste aujourd’hui que des fragments. Quant aux grammaires elles-mêmes du tchèque, du polonais, du hongrois, à l’époque qui nous occupe, leurs règles ne sont encore qu’esquissées, en général à travers les gloses en langue vulgaire des grammaires latines. Une édition viennoise (1514) des Rudimenta grammatica de l’Italien Niccolò Perotti est glosée en tchèque. La Grammatika Czeska (1533) des deux prêtres bohémiens Petr Gzell et Beneš Optat, plusieurs fois rééditée au cours du siècle, est très mince et se préoccupe essentiellement de bien traduire en tchèque le Nouveau Testament. Ses trente-neuf pages comportent beaucoup de notes sur les éditions de Donat glosées en tchèque, éditions qui, comme les Donati elementa ad collationem Henrici Glaneari (1540), vont se poursuivre jusqu’à la fin du siècle. Mais ce n’est pas avant 1571 que la Grammatika česká de Jan Blahoslav donnera à la langue tchèque une vraie grammaire.
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En 1527, à Cracovie, ont paru les Rudimenta de l’humaniste allemand Christopher Hegendorf, grammaire latine fondée, d’une part sur l’Ars minor de Donat, d’autre part sur le De octo partium constructione d’Érasme. Le texte latin est complété par des explications en trois langues vernaculairesâ•›: allemand, polonais et hongroisâ•›: ce qui donne une sorte de grammaire comparée élémentaire de ces langues. L’humaniste polonais Franciscus Mymerus, très actif à Cracovie, a spécialement contribué à l’introduction de la langue polonaise dans les manuels d’enseignement. Il a complété par des gloses en polonais maintes publications latinesâ•›; par exemple, l’ouvrage de Johannes Honterusâ•›: De grammatica libri duo (Cracovie, 1532). Une autre grammaire latine, celle de Jacobus Henrichmann (dont la première édition, perdue, est antérieure à 1537) a été également pourvue de commentaires polonais. Mais c’est seulement en 1568 que P. Stojenski (Statorius) publiera la première grammaire dans sa langue maternelleâ•›: Polonicae grammatices institutio. Le Hongrois János Sylvester a fait beaucoup pour donner à sa langue une littérature grammaticale. Étudiant à Cracovie, où il fréquentait les milieux érasmiens, c’est lui qui ajouta les gloses hongroises à la grammaire, mentionnée plus haut, de Hegendorf. Disciple ensuite de Melanchthon à l’université de Wittemberg, il va publier dans son pays, en 1539, une Grammatica hungaro-latina qui constitue une des meilleurs réalisations, pour une langue nationale, de la littérature grammaticale de la Renaissance. Enseignant à partir de 1543 à l’université de Vienne le latin, le grec et l’hébreu, Sylvester s’est inspiré non seulement des grammairiens classiques, mais aussi de grammaires hébraïques, notamment des Rudimenta de Reuchlin. Vocabulaires Le développement de la lexicographie en langues vulgaires a été de pair avec celui de la grammaire. Les glossaires médiévaux se donnaient pour but d’éclaircir les difficultés des textes latins, en particulier celles que présentait le latin classique, le «â•¯fort╯» latin, comme disaient les traducteurs françaisâ•›; au début, chaque glossaire ne couvrait que le vocabulaire du texte à expliquer. Du XIIIe au XVe siècles, ces glossaires ont peu à peu pris de l’ampleur, pour devenir des dictionnaires bilingues, tels le dictionnaire latin-flamand de Gerhard de Schueren (1475), un dictionnaire français-anglais imprimé par William Caxton (1480), un dictionnaire latin-breton (1499), un dictionnaire latin-tchèque (1511), un dictionnaire latin-anglais (1538). Le dictionnaire latin du Hollandais Murmellius, publié à Cologne en 1513, a connu par la suite un beau succèsâ•›; populaire dans les écoles sous le titre de Pappa puerorum, il sera interprété en allemand, flamand, français, polonais. Bientôt, en effet, à côté des ouvrages bilingues, se développent des dictionnaires polyglottes. Certains, couvrant deux langues nationales en parallèle avec le latin, semblent plus spécialement destinés aux voyageurs et aux commerçants. C’est, par exemple, au début du siècle (on ne connaît que la réédition de Strasbourg en 1535) le Dictionarius latinis, gallicis et germanicis vocabulis conscriptus… Dictionnaire ou vocabulaire couché en vocables latins, françois et allemands. Ou encore le Dictionarius trium linguarum, latine, teutonice, boemice, potiora vocabula continens, peregrinentibus apprime utilis (Vienne, 1513). Puis le nombre des langues augmente. Le Dictionnaire des sept langages (Anvers, 1540) met en face du latin six langues vulgairesâ•›: italien,
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français, espagnol, allemand, flamand, anglais. Le Dictionnaire des huict langages ajoute au précédent le grec. Le plus fameux dictionnaire de cette période est sans conteste celui de l’Italien Calepinus qui, publié pour la première fois en 1502, s’amplifie au cours du siècle, d’édition en édition, pour inclure finalement, outre les langues déjà mentionnées, l’hébreu, le hongrois, le polonais. D’autres ouvrages lexicographiques conservent la forme, en faveur dans l’enseignement médiéval, de «â•¯trésors╯», où les mots sont classés par catégoriesâ•›: noms d’arbres, d’herbes, d’animaux, de minéraux, etc. A partir du XVe siècle, ces vocabulaires (nominal, nemenclator, nomenclatur) comportent très souvent la traduction du mot latin dans une ou plusieurs langues vulgaires. Parmi les auteurs qui ont contribué à enrichir les langues, il faut compter les traducteurs. Certains annexent à leur texte un glossaire expliquant les mots difficiles ou les néologismes, cas fréquent dans les domaines qui exigent des termes techniques, comme la médecine et le droit, ou encore là où les divergences culturelles risquent de déconcerter le lecteur, par exemple dans les traductions d’historiens classiques, riches en allusions à des institutions disparues. Sur le même plan, il faut souligner l’importance des traductions en diverses langues vulgaires des recueils de proverbes et de locutions, dont Érasme a été l’illustre promoteur avec ses Adages, Paraboles et Apophtegmes. On le voit, les ouvrages grammaticaux et lexicographiques de cette époque, appelés à modeler les diverses langues de l’Europe, s’appuient pratiquement tous sur la grammaire latine et puisent leurs termes de référence dans le vocabulaire latin. C’est pourquoi, malgré les différences d’origine, de structure, de terminologie qui séparent ces langues, il n’est pas surprenant de constater qu’il existe entre elles tout un réseau de parallélismes reflétant, au delà de la diversité linguistique, une commune façon de penser et – mis à part quelques traits nationaux – une véritable mentalité européenne.
Les droits de la poésie vernaculaire Werner Bahner Au XVIe siècle, dans de nombreux pays européens, la langue vulgaire fut élevée au rang de langue nationale. Il s’ensuivit un effort assidu pour légitimer cette ascension sur le plan théorique. On commença à découvrir dans la langue vulgaire un moyen de communication apte à tous les domaines de la vie, fort capable de remplacer le latin, et exigeant, afin de pouvoir remplir ces fonctions, des soins intenses. De nombreux savants et poètes de formation humaniste s’adonnèrent, en conséquence, à cultiver leur langue maternelle, y découvrant une obligation nationale essentielle. C’est pourquoi ils critiquaient violemment le dédain de la langue maternelle qu’affichaient encore divers contemporains. En effet, les défenseurs de la langue maternelle considéraient que cette attitude ne pouvait qu’entraver le développement ultérieur de celle-ci. Ils faisaient leur et répétaient l’argument prononcé pour la première fois en langue moderne par Dante Alighieri, selon qui la langue maternelle était la langue naturelle de l’homme, et méritait par conséquent d’être cultivée et honorée. Par la suite, on mit souvent en relief, pour en faire l’éloge, l’étape de l’histoire du latin au cours de laquelle les Romains se mirent à enrichir et à façonner leur langue afin qu’elle égalât le grec dans le domaine de la philosophie, de la science, de la poésie. Plus particulièrement, on se proposait d’imiter l’exemple de Cicéron, qui s’attaquait énergiquement à ceux qui avilissaient la langue de leur propre peuple en faveur du grec, au lieu d’imprimer au latin l’expressivité et le savoir atteints par les Grecs. Au cours de ces efforts pour légitimer la langue vernaculaire dans son nouveau statut, on attribua souvent une position-clef à la poésie exprimée en cette langue. Il incomba désormais à celle-ci de faire vivre dans des oeuvres de qualité l’esprit de la jeune langue nationale. Suivant les critères établis par l’humanisme dans le domaine des langues vernaculaires, on ne pouvait répondre à ces attentes, et former et enrichir sa propre poésie vernaculaire, qu’en imitant, dans toute leur créativité et toute leur complexité, le savoir comme aussi les moyens d’expression rhétoriques et poétologiques des deux littératures anciennes. Italie Le lien entre l’humanisme et la langue vulgaire se forgea en premier lieu en Italie. Pietro Bembo (1470–1547) en fut le théoricien fondateur dans Prose della volgare lingua (1525). Dès le milieu du XVe siècle étaient apparus des principes stylistiques humanistes pour la poésie italienne, mais Bembo fut le premier à en tirer des conclusions théoriques. C’est surtout dans la littérature du «â•¯volgare╯» qu’il trouva les modèles de style exemplaires à ses yeux. Il commence par la défense de ce «â•¯volgare╯» à partir de l’argumentation des poètes et écrivains italiens de la deuxième moitié du XVe siècle qui avaient défendu le «â•¯volgare╯» comme égal au latin. En particulier, Laurent de Médicis s’employa à faire reconnaître à la langue vulgaire la même perfection et la même dignité qu’au latin. La richesse du «â•¯volgare╯» éclate déjà, pense-t-il, dans les oeuvres de Dante, de Boccace et de Pétrarque, oeuvres qui sont loin d’être indignes d’une comparaison avec les oeuvres antiques. Un des principaux arguments de Laurent de Médicis consistait à dire que le 160
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«â•¯volgare╯», à l’encontre des langues anciennes, était encore fort apte à évoluerâ•›: relativement aux âges humains il n’en était qu’à l’adolescence. De la comparaison entre le Trecento italien et la littérature romaine Bembo, en revanche, tirait des conclusions différentes. En mettant l’évolution historique de la langue latine en corrélation avec celle du «â•¯volgare╯» il soulignait des processus de développement des langues liés au modelage rhétorique et esthétique, processus toujours suivis d’un remplacement, ce qui justifie le rôle de successeur dévolu au «â•¯volgare╯». Ainsi, le «â•¯volgare╯» avait atteint, grâce aux auteurs qui l’avaient utilisé, le caractère de langue littéraire classique. A l’instar des auteurs romains qui du temps de Cicéron s’orientaient vers les Grecs dans leur effort pour enrichir leur propre langue et pour acquérir dans ce but la formation esthétique nécessaire, les grands poètes italiens du Trecento s’orientaient vers les classiques latins. Selon Bembo, la langue italienne, entre temps, avait également atteint un point où il fallait canoniser les formes d’expression les meilleures afin qu’elles servent de base aux développements ultérieurs. Le principe stylistique, familier aux humanistes, de l’imitatio, devait donc désormais être appliqué aussi au sein de la littérature en langue vulgaire. Ce que représentait Cicéron pour la prose romaine, et Virgile pour la poésie romaine, devait être représenté respectivement par Pétrarque et Boccace pour la poésie et la prose italiennesâ•›: leurs oeuvres contenaient les modèles de style dont il fallait imiter la forme. Cette canonisation soulignait, il est vrai, l’élévation de la langue vulgaire au rang de langue littéraire classique, mais de par sa conception archaïsante et puriste elle comportait aussi un danger, celui d’un raidissement classicisant et d’un éloignement progressif par rapport à la langue vivante en voie de développement. En tout état de cause, Bembo contribue, par ses Prose della volgare lingua, à renforcer ce qu’au Trecento Dante, Boccace et Pétrarque avaient accompli pour les fondements d’une langue littéraire italienne. Même si, par la suite, les oeuvres de ces auteurs ne furent pas uniformément considérées comme modèles stylistiques, et même si la littérature s’oriente plus intensément vers un usage vivant de la langue, leur statut de classiques ne fut jamais remis en question. Dans Prose della volgare lingua, Bembo développe quelques sujets et principes qui continuèrent sans cesse à être repris et débattus par les humanistes de divers pays européens en relation avec leurs propres langues. Ceux-ci ne partageaient pas nécessairement les idées de Bembo, mais ils s’accordaient avec lui sur les données du problème. Ainsi, Bembo maintenait un principe essentiel selon lequel on ne pouvait parler d’une langue que si elle disposait d’une littératureâ•›: une langue sans littérature ne méritait pas d’être considérée comme langueâ•›; ce n’était qu’une favella. C’est pourquoi Bembo distingue strictement entre langue parlée et langue littéraire. A ses yeux, seule compte la langue littéraire, car ce n’est qu’en elle que la langue vernaculaire peut développer pleinement ses richesses en pratiquant l’imitatio. Puisque, selon cette conception, le développement linguistique, une fois atteinte la perfezione, est nécessairement sujet à la corruption, Bembo s’oppose également aux tendances voulant reconnaître dans le toscan parlé de son époque, dans une koinè qui serait valable pour l’Italie entière, ou encore dans l’usage linguistique de la cour de Rome, des normes obligatoires du «â•¯volgare╯». Quant à un usage exemplaire, Bembo renvoyait le lecteur à la langue des trois grands écrivains florentins du Trecento, préparant ainsi le développement ultérieur de tendances conservatrices et puristes en matière de langue.
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En outre, Bembo introduisit dans l’humanisme, par opposition à la langue vernaculaire, un trait nettement aristocratique, en libérant le langage poétique du respect de l’usage général. En matière de langage poétique, selon lui, seul le jugement de quelques lettrés et savants pouvait être considéré comme décisif. La grande masse était parfaitement incompétente en la matière. Une des idées caractéristiques de Bembo veut que pour lui le style est le critère décisif dans l’évaluation d’une oeuvre, le sujet traité n’étant que d’un intérêt secondaire. L’essentiel consiste dans le mode d’expression, et dans la fidélité avec laquelle l’oeuvre suit les règles de la poétique proclamée par son auteur. Bembo va jusqu’à en déduire qu’un poète doit passer sous silence ce qu’il ne sait exprimer élégamment. Il dirige surtout son attention vers l’ «â•¯elezione╯» et la «â•¯dispositione╯», c’est-à-dire vers le choix et l’ordre des mots au sein de la phrase. En matière de choix des mots, il fallait les expressions les plus pures, les plus claires, les plus belles et les plus agréables dans le style exigé par le sujet. En matière de «â•¯disposizione╯», l’harmonie constituait l’élément décisif. C’est ainsi que l’on pouvait espérer atteindre à la beauté poétique, effet de la «â•¯gravità╯» et de la «â•¯piacevolezza╯» de l’oeuvre. Dans Prose della volgare lingua, Bembo avait donc établi la position essentielle de l’humanisme par rapport à la langue vernaculaireâ•›; là fut dès lors le point de référence de nombreux traités sur la défense du «â•¯volgare╯» et sur la question de la langue italiene. C’est surtout Benedetto Varchi (1503–65) qui dans L’Ercolano, terminé en 1560 mais publié seulement en 1570, rendit un retentissant hommage à l’effort de Bembo pour imposer la langue italienne. Il comparait cet effort avec celui de Cicéron en faveur de la langue latine. Il soulignait aussi comment la langue italienne et sa littérature avaient, déjà, dans la rivalité avec les modèles antiques, développé des traits dépassant les performances linguistiques et stylistiques de l’Antiquité. Ainsi, par exemple, l’art poétique italien permettait, grâce à la rime, de meilleures possibilités d’harmonie que le mètre antique. Mais, avant tout, le «â•¯volgare╯» possédait une «â•¯onestà╯» bien supérieure à celle du latin et du grec. De cette manière, Varchi portait un coup victorieux contre les imitateurs humanistes qui se sentaient tenus à l’ «â•¯imitatio╯» jusque dans les «â•¯Priapées╯» romaines, frivoles et lascives. Dans d’autres genres également, Varchi croyait découvrir une supériorité chez les poètes florentins du Trecento, soulignant expressément et particulièrement, à la différence de Bembo, l’apport poétique de Dante. De même que Pétrarque atteint, et même dépasse, Pindare et Horace, de même on pourrait, selon Varchi, affirmer que Dante dépasse Homère et Virgile. Cette appréciation de Dante était également partagée par Sperone Speroni (1500–88) dont le Dialogo delle lingue (1542) devait exercer une forte influence sur l’humanisme français, et particulièrement sur Du Bellay, dans le domaine de la langue vulgaire. Esquissant ses positions essentielles concernant le «â•¯volgare╯», Speroni fait parler Bembo lui-même. Tout en partageant, dans l’essentiel, les attitudes de Bembo, il en arrive à une compréhension plus approfondie des différentes fonctions de la langue. Il distingue entre langue au sens de communication philosophique ou scientifique, et langue poético-rhétorique. Il donne à entendre que le véritable intérêt de l’humanisme vis-à-vis de la langue vulgaire porte primordialement sur la poésie. La preuve ne peut en être fournie que par cette dernière, si tant est que sa langue vernaculaire est déjà suffisamment expressive et émancipée. Un haut niveau d’expressivité exige toujours une langue intensément travaillée, riche déjà d’ornements et de traditions poétiques.
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France L’exemple donné en Italie par «â•¯l ’umanesimo volgare╯» et le développement éclatant de la littérature depuis le Trecento ne manquèrent pas de rayonner vers la France, où, avec le développement d’un état national, surgissaient des problèmes et des besoins analogues et où semblaient s’imposer des nécessités semblables. Dans La concorde des deux langages, oeuvre terminée au plus tard en 1511, Lemaire de Belges fut le premier à traiter de la rivalité de l’art poétique français avec celui de l’Italie, tout en soulignant leurs points communs. Outre l’utilisation de genres provenant du Moyen Age, la poésie française, au cours de la première moitié du XVIe siècle, s’intégra progressivement des formes poétiques tant antiques qu’italiennes, sans qu’il y ait eu, d’abord, de tensions entre anciennes et nouvelles tendances. Dans son Champfleury, publié en 1529, Geoffroy Tory s’efforce d’établir pour la littérature française des lignes de développement national mais ne s’occupe pas, dans ce contexte, des nouvelles exigences humanistes vis-à-vis de la langue et de la poésie. Particulièrement typique pour la coexistence à droits égaux de formes poétiques traditionnelles et nouvelles est L’art poétique françois (1548) de Thomas Sébillet. Celui-ci était fort conscient de l’importance des littératures anciennes pour la culture et le développement de la poésie en France. Cependant, il ne doutait aucunement de ce que les intérêts et les besoins liés à la formation de la nation imposaient des exigences plus hautes à la poésie vernaculaire. Ceci s’exprimait inter alia par le rôle de premier plan que Sébillet attribuait à l’inspiration poétique et aussi par le fait qu’il libérait le poétique de la tutelle du rhétorique. Il militait pour les genres lyriques nouveaux (ou renouvelés) tels que le sonnet ou l’ode sans pour cela rejeter les formes fixes médiévales qu’il décrit et illustre d’une manière détaillée. Un groupe de jeunes poètes qui, presque aussitôt, allait entrer dans l’histoire sous le nom de Pléiade, se sentit plutôt provoqué qu’encouragé par le manifeste de Sébillet. Il est vrai que Sébillet avait déjà à l’égard de la poésie en langue vernaculaire des exigences dépassant celles qu’elle avait affrontées dans le passéâ•›; mais, selon la Pléiade, on ne pouvait satisfaire à ces exigences que si un changement fondamental se produisait dans la pensée et la pratique poétiques. Impossible de bâtir sur les fondements existantsâ•›; il fallait préparer et faire naître, par des réformes fondamentales, ce qui seul, selon l’exemple de la littérature antique et de la littérature italienne déjà convertie, pouvait être considéré comme poésie véritable. En plaidant pour quelques renouvellements nécessaires dans l’art poétique français, mais seulement à titre de supplément plutôt que point de départ d’une réorientation radicale, L’art poetique françois ne pouvait être perçu par la Pléiade que comme nourri d’illusions qu’il fallait détruire. Il fallait inventorier systématiquement tous les aspects de l’art poétique pour pouvoir fonder sur eux la réforme nécessaire. L’art poétique français ne pouvait accomplir sa mission nationale qu’en appliquant d’une manière conséquente les principes développés par l’humanisme dans le domaine des langues vernaculaires. Tel était le programme de Du Bellay exprimé dans sa Deffence et illustration da la langue françoise (1549). Du Bellay commence par souligner expressément le principe de l’↜«â•¯umanesimo volgare╯» selon lequel une langue vernaculaire n’était pas de nature inférieure aux langues anciennes. Soigneusement cultivée, la langue française pouvait atteindre à la même expressivité, et sustenter des auteurs aussi éminents qu’Homère, Virgile, Cicéron. Dans ce but, il fallait satisfaire à deux conditions essentielles. Pour profiter du savoir transmis par le grec et le latin, les poètes français devaient connaître ces deux langues. Ils devaient aussi adapter à leur propre langue les
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moyens d’expression et les procédés que ces études leur faisaient découvrir. Dans la deuxième partie du manifeste Du Bellay esquisse les tâches à accomplir en France pour créer une langue poétique répondant aux plus hautes exigences. Contrairement à Sébillet il ne voit pas en France de tradition poétique sur laquelle se fonder afin de réaliser ces objectifs. Il juge trop légères, à cet égard, les poésies d’un Marot ou d’un Heroët. La poésie française devait incarner d’une manière exemplaire les nouvelles aspirationsâ•›; mais il fallait aussi que cette mission nationale lui fût publiquement attribuée. C’est pourquoi Du Bellay récuse énergiquement toute conception de la poésie vernaculaire qui y verrait un simple passe-temps ou un jeu de société, ce qui serait en contradiction avec la noblesse de son rôle. À la cour, toutefois, de telles conceptions étaient répandues et se manifestaient dans médiocrité de la poésie de cour. En revanche, l’imitation des auteurs antiques pouvait mener à une poésie satisfaisant aux plus hautes exigences en s’incorporant «â•¯doctrine, érudition et ornements.╯» Du Bellay rejetait absolument les genres médiévaux à formes fixes tels que le rondeau, la ballade, le virelai, le chant royal. Les poètes français ne devaient cultiver que les genres usuels dans l’Antiquité, et le sonnet inventé par les Italiens. De même que d’autres poètes humanistes, Du Bellay voyait dans l’épopée nationale un sommet de la création poétique parce qu’elle exige beaucoup du poète et que la nouvelle fonction nationale de la poésie peut y trouver son expression la plus complète. En vue du développement ultérieur du français, Du Bellay recommandait l’invention de néologismes, sans exagération et conformément au système de la langueâ•›; il proposait également un recours occasionnel aux archaïsmes. Le poète peut encore enrichir sa langue par la fréquentation de savants et d’artisans et la connaissance de leurs terminologies, afin de «â•¯tyrer de là ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses╯». Du Bellay se montrait impressionné par l’exemple des Italiens qui avaient déjà accompli ce que la poésie française se fixait comme butâ•›; les mérites de Bembo font donc l’objet d’une mention spéciale. La poésie française peut ainsi rivaliser avec l’italienne dans l’imitation de la poésie antique et un jour, peut-être, la dépasser. Le programme poétique de Du Bellay eut de fortes répercussions auprès de ses contemporains français. Les défenseurs de la tradition française s’organisèrent pour lui faire échec. Ainsi, Barthélemy Aneau prétendit que la Deffence et illustration était plutôt une «â•¯offense et dénigration╯» du français. Il ne voyait pas dans les exigences humanistes et dans l’exemple du développement littéraire italien un idéal valable, et défendait la poésie française du passé et ses genres comme un précieux patrimoine. Dans la préface de la deuxième édition de son Olive, Du Bellay riposta à ces reproches. Les «â•¯rimasseurs╯», «â•¯versificateurs╯» et «â•¯rhétoriqueurs╯» excitaient particulièrement sa colère à cause de leur succès, en particulier dans les milieux de la cour. Ils avaient, selon lui, à tel point corrompu le goût du public qu’il était difficile à la vraie poésie «â•¯d ’antique et solide érudition╯» de s’imposer. L’Italie offrait une alternative véritableâ•›; une poésie répondant aux plus hautes exigences pouvait s’y déployer sans contrainte, parce que des poètes riches d’une érudition humaniste s’y occupaient de cultiver leur langue et qu’ils écrivaient dans cette langue. Il s’agissait donc de rompre avec les traditions nationales du Moyen Âge et les arts poétiques courants et d’entraîner la poésie française dans la voie d’une poétique nouvelle. La Deffence et illustration de la langue françoyse apparaît donc comme le manifeste d’un mouvement liant la langue vulgaire à l’idéal humaniste.
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A la tête de la Pléiade, Pierre de Ronsard lui-même promulguait ces principes tant dans ses poèmes, à commencer par les Quatre premiers livres des Odes (1550) que dans ses préfaces et dans son Abrégé de l’art poétique françois (1565). Selon lui, l’indispensable enrichissement de la langue poétique française pouvait s’effectuer à l’aide de néologismes et de formations verbales compatibles avec les particularités de la langue française. Seul, celui qui comprend la nouvelle fonction nationale de la poésie peut aspirer au nom de poète. Et puisque l’épopée répond le plus parfaitement à ce que le nouvel esprit attend de la poésie nationale en langue vulgaire, le «â•¯poète héroïque╯» devient l’incarnation même de celle-ci. Dans la préface, adressée au «â•¯lecteur apprentif╯», de son épopée La Franciade (1572), Ronsard dépeint avec ferveur les capacités et connaissances attendues du «â•¯poète héroïque╯». La poésie contemporaine dépourvue d’une telle inspiration n’est que de la «â•¯prose rimée╯». Les vrais poètes épiques, à commencer bien entendu par Ronsard lui-même, sont pourvus «â•¯d ’artifice et d’un esprit naturel élabouré par longues estudes et principalement par la lecture de bons vieux Poètes Grecs et Latins╯», et font preuve d’un «â•¯style nombreux, plein d’une vénérable majesté, comme a faict Virgile en sa divine Aenéide╯». Jacques Peletier du Mans, qui partageait l’essentiel des principes poétiques de la Pléiade, avait aussi, dans son Art poétique françois, désigné l’épopée comme la forme poétique la plus expressive. Soulignant fortement les différences entre rhétorique et poésie, il leur assignait en conséquence des formes radicalement différentes. L’orateur doit tenir compte de l’entendement de ses auditeurs beaucoup plus que le poète. Ainsi, contrairement au poète, il ne doit pas choisir de mots trop exclusifs, ou s’exprimer de manière trop imagée. Les possibilités linguistiques et créatrices du poète dépassent de beaucoup celles de l’orateur. Vis-à-vis de ces exigences, la poésie française est, selon Peletier, loin d’avoir épuisé ses possibilités, donc atteint son apogée. En France, somme toute, la pensée humaniste se portait à la défense de la langue vernaculaire, considérant celle-ci capable de remplir toute aspiration à créer un verbe poétique expressif au service de tous les genres classiques. On pouvait prédire au français un avenir glorieuxâ•›: c’était aux poètes de parachever son émancipation, de prouver son égalité avec les langues poétiques de l’Antiquité et les chances considérables qu’il avait de donner aux générations futures de nouveaux modèles à imiter. Espagne Plus intensément qu’en France, où, en 1509, Claude de Seyssel recommandait déjà au roi la politique linguistique de l’Empire romain comme exemple louable à imiter, c’est en Espagne que le lien entre langue et politique joua un rôle de premier plan du côté des défenseurs de la langue vernaculaire. L’élan avait été donné par Nebrija dans sa Gramàtica de la lengua castellana. La langue, selon lui, était toujours compagne de l’Empire. Le devenir politique d’une nation se reflétait dans sa langueâ•›; les apogées politiques devaient être suivies de grandes réalisations linguistiques, ou inversement. Le moment, pensait-il, était venu de doter la «â•¯lengua castellana╯» de normes qui l’affermiraient, puisque, en vertu de la situation politique particulièrement propice, elle avait atteint son apogée. La littérature espagnole devait donc devenir de plus en plus consciente de cette heureuse contingence, et y répondre par des créations appropriées. Dans Arte de poesía castellana (1496), Encina avait déjà vu la poésie espagnole comme ayant atteint le sommet de
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l’excellence en comparaison avec celle d’autres pays, du fait qu’elle avait su profiter de l’exemple novateur de la littérature italienne, et en particulier de celui de Dante et de Pétrarque. Au cours de la première moitié du XVIe siècle, les idées de politique linguistique de Nebrija exercèrent une puissante influence sur la littérature et l’historiographie de l’Espagne. La conquête du Nouveau Monde renforça la conscience d’une mission de succession romaine, exprimée d’une manière vivante par Cristobal de Castillejo dans la dédicace de son El autor e su pluma. Cependant, vers le milieu du siècle, des voix de plus en plus nombreuses se mirent à suggérer qu’en comparaison avec sa puissance politique l’Espagne subissait un certain retard dans son développement linguistique et littéraire. Il fallait avouer qu’en fait d’expressivité poétique il en était ainsi et que l’exemple italien donnait à réfléchir en vertu de ses critères différents. C’est ainsi que les principes de l’↜«â•¯umanesimo volgare╯», et les oeuvres poétiques de la Renaissance, commencèrent à manifester leur effet sur le développement littéraire de l’Espagne. Juan de Valdés fut le premier, dans son Diàlogo de la lengua (1535), à étudier la conception de Bembo. Au début de ce traité, un des devisants répond de la manière suivante à la question de savoir si la «â•¯lengua castellana╯» était aussi élégante et noble que le toscanâ•›: «â•¯Si, mais je la considère aussi comme plus vulgaire.╯» La cause en serait le fait que le castillan n’avait jamais possédé de modèles linguistiques tels que ceux qu’avaient suivis Dante et Pétrarque. La pureté se trouve plutôt dans la tradition anonyme des proverbes. En outre, Valdés s’oppose à la séparation catégorique que voit Bembo entre langue parlée et langue littéraire. Il partage à cet égard les idées d’Erasme, qui rejetait au même titre le principe linguistique cicéronien de l’↜«â•¯imitatio╯», et celles de Castiglione, qui dans son Cortegiano met écrire et parler au même rang. Les principes humanistes de Bembo en ce qui concerne la langue vernaculaire ne furent acceptés en Espagne qu’au cours de la seconde moitié du XVIe siècle. Il fallait alors contrer le mépris de la littérature espagnole exprimé par les milieux humanistes italiens, et l’idée qu’il était impossible à l’Espagne de combler, par un travail intense, son retard par rapport au développement littéraire de l’Italie. Dans ses commentaires sur les poèmes de Garcilaso de la Vega (1580), Fernando de Herrera excusait ce retard par le fait que les affaires militaires avaient été mises au premier planâ•›; la «â•¯reconquista╯» ne permettait pas le loisir exigé par la poésie. Pourtant quelques changements s’étaient produits et déjà certaines oeuvres poétiques témoignaient de la puissante expressivité du castillan. Dans ces commentaires sur Garcilaso, Herrera se proposait d’esquisser le programme d’une poésie inspirée par l’esprit national et classique selon les principes de l’humanisme appliqué à la langue vernaculaire. De tels efforts égalent, pour la littérature espagnole, ceux de Du Bellay et de Ronsard en ce qui concerne le développement littéraire du français. Herrera est convaincu de ce qu’aucune autre langue vernaculaire ne dépasse l’espagnol. Mais il est également conscient du fait qu’il faut encore beaucoup d’ «â•¯erudición y doctrina╯» à la poésie espagnole pour qu’elle puisse atteindre au niveau de la poésie italienne. Du moins des esprits brillants tels que Garcilaso de la Vega ont-ils montré dans certains genres la capacité de la poésie espagnole à égaler la poésie italienne et celles de l’Antiquité. Herrera décrit les principaux genres de celles-ci, expliquant leur construction et retraçant leur histoire. Dans les différents genres, les auteurs antiques n’offrent pas nécessairement les meilleurs exemplesâ•›; ils sont souvent surpassés par les auteurs modernes. Aux yeux de Herrera, il n’existe aucun exemple si parfait qu’on doive l’imiter aveuglément. Il souligne le principe de l’ «â•¯imitatio╯» mais admet que tout sujet laisse assez
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de place à une transformation créatrice. Dans le cas du sonnet notamment, il s’oppose à une imitation par trop servile. Pétrarque, Bembo, et les poètes antiques eux-mêmes n’ont nullement épuisé le thème de l’amour. «â•¯Y no supieron inventar nuestros precesores todos los modos y observaciones de la hablaâ•›; ni los que ahora piensan haber conseguido todos sus misterios, y presumen poseer toda su noticia, vieron todos los secretos y toda la natureleza de ella.╯» Herrera accorde un rôle décisif à l’↜«â•¯invención╯», liée à l’↜«â•¯elección╯» et a la «â•¯colocación╯» dans le développement d’une langue poétique de haute valeur. La langue poétique doit se distinguer nettement de la langue parlée et de l’usage général, sans pour autant tomber dans l’extrême. Selon Herrera, les éléments créateurs de la langue ne peuvent s’épanouir pleinement que dans les langues populaires. Créer et introduire des mots nouveaux n’est encore possible que dans les langues vivantes, mais non plus dans les langues classiques qu’Herrera appelle (comme nous faisons aujourd’hui) des langues mortes. Herrera concédait au poète des libertés considérables dans les créations linguistiques, et traçait ainsi une ligne de développement au «â•¯culteranismo╯». Dans les premières décennies du XVIIe siècle prédominera la conviction selon laquelle la langue et la littérature espagnoles avaient atteint le niveau de celles de l’Antiquité. Juan de Robles (1574–1649) constatait dans Primera parte del Culto Sevillanoâ•›: «â•¯De forma que esta hoy nuestra lengua en el estado que la latina estuvo en tiempo de Ciceron y en término de su periodo.╯» Aldrete (1560–1641) également, dans Del origen y principio de la lengua castellana o romance que oi se usa en España (1606), concluait que l’espagnol était devenu assez expressif pour tous les domaines de la vie. Selon la conviction de nombreux contemporains, l’aspiration, proclamée au XVIe siècle, d’atteindre à l’expression linguistique la plus élevée et l’encouragement à chérir dans ce but les modèles poétiques de l’Antiquité étaient maintenant faits accomplis. C’est avec fierté que Góngora annonçait à ses adversaires que la «â•¯lengua castellana╯» avait atteint, par ses efforts poétiques, la perfection et la dignité de la langue latine. Fray Jerónimo de San José (1567–1654) proclamera dans Genio de la Historia (1651) que l’Espagne, dont la langue passait jadis pour barbare, est en voie de dépasser les prestigieuses cultures grecque et latine. Ce qui, au XVIe siècle, était encore considéré comme audace poétique comptera comme normalâ•›; témoin l’oeuvre de Garcilaso de la Vega. Portugal Au Portugal, la défense de la langue vernaculaire se fit d’abord d’une manière comparable à la conception suivie par Nebrija en Espagne. L’idée de l’expansion du pouvoir était liée à une politique linguistique consciente. On proclama avec certitude que le portugais était parlé dans des lieux autrefois complètement fermés aux langues classiques anciennes. Le portugais était considéré comme égal au latin. Fernão de Oliveira surtout, qui publia en 1536 sa Gramatica di linguagem Portuguesa, et João de Barros (1496–1579), auteur également d’une grammaire du portugais ainsi que d’un Dialogo em louvor da nossa linguagem, s’engageaient pour l’usage généralisé de la langue maternelle. Des poètes de plus en plus nombreux considéraient la création d’oeuvres poétiques de haute valeur en langue portugaise comme leur devoir national. Les dernières décennies du XVIe siècle verront apparaître toute une série d’auteurs portugais qui deviendront classiquesâ•›: Gil Vicente, Sá de Miranda, Camoëns et d’autres. En même temps,
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toutefois, la langue et la littérature portugaises avaient à se défendre contre le puissant rayonnement de l’espagnol, après l’annexion du Portugal par Philippe II. Gandave, Leão parmi d’autres tentent de fonder la priorité de leur langue maternelle face à l’italien, au français et surtout à l’espagnol sur le fait qu’elle est la plus proche du latin. L’expressivité linguistique et poétique des oeuvres portugaises classiques constitue un autre argument en sa faveur. Angleterre Dès les premières décennies du XVIe siècle apparaissait déjà en Angleterre un humanisme favorable à la langue vernaculaire, impatient de la voir égaler le latin, et ayant pour but l’anoblissement systématique de la langue du pays par le recours aux modèles antiques. Ici comme dans les autres pays on se mit à compter su la création d’oeuvres poétiques de grande valeur pour parvenir à l’émancipation de la langue anglaise. À la différence des pays de langue romane il y avait des tensions entre ces aspirations humanistes et celles des défenseurs d’un puritanisme rigoureux hostile à la poésie à cause de son caractère et de ses visées par trop laïques. Plusieurs défenses de la poésie apparurent, notamment The Defense of Poetrie de Sir Philip Sidney, écrite en 1583 mais publiée en 1595. Quant à la mission de succéder aux poètes antiques, les poètes humanistes anglais avaient à rivaliser avec la littérature italienne, française et espagnole. Cette volonté se manifestait surtout chez Edmund Spenser, qui voulait dépasser l’Orlando furioso d’Arioste, et atteindre la stature de Virgile. De plus en plus, on comparait les nouvelles oeuvres anglaises aux classiques des littératures anciennes et de ceux d’Italie et de France. Ce palmarès trouva son expression la plus exemplaire dans Palladis Tamia, Wits Treasury (1598) de Francis Meres (1598) qui pense toujours avoir trouvé en anglais des exemples équivalant aux modèles grecs, latins et italiens. Il en déduisait par exemple que si Homère était considéré prince parmi les poètes grecs, et Pétrarque parmi les poètes italiens, Chaucer devait l’être parmi les écrivains anglais. Il constatait encore, fièrement, que si la langue grecque avait atteint le sommet de l’expressivité et de la gloire par l’oeuvre de poètes tels qu’Hésiode, Homère, Pindare et d’autres, et la langue latine par celle de Virgile, l’anglais était tout aussi extraordinairement enrichi, et amélioré dans son potentiel artistique, par Sidney, Spencer, Daniel, Drayton, Warner, Shakespeare, Marlowe et Chapman. Parallèlement à ces affirmations d’une tradition propre au pays et considérée déjà comme classique, il y eut de nombreuses tentatives pour souligner la valeur intrinsèque de l’anglaisâ•›; ce sera la thèse de George Tuttenham dans The Arts of English Poesie (1589) et celle de Richard Carew dans The Excellency of the English tongue (1595–6). Allemagne En Allemagne, au XVIe siècle, l’ «â•¯umanesimo volgare╯» ne put prendre racineâ•›; pourtant, au cours de la Réforme, la langue vulgaire assuma une valeur de premier plan. Au moment même où la Réforme, avec la traduction de la Bible par Luther, marque la naissance d’une langue nationale allemande, et où les circonstances politiques poussent l’humaniste Ulrich von Hutten à
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commencer à écrire dans cette langue, l’impact théorique du latin sur la poésie en langue vulgaire s’arrête parce que l’humanisme lui-même est en retrait, confiné surtout à l’école latine et à l’université princière, donc coupé de la vie nationale du peuple. Ce n’est que dans les premières décennies du XVIIe siècle que Martin Opitz commencera dans Aristarchus sive de contemptu linguae Teutonicae (1617) et dans son Buch von der deutschen Poeterey (1624) à méditer sur ce que les humanistes des pays romans et d’Angleterre avaient promulgué et réalisé en fait de poétiques pour les langues vernaculaires élevées au rang de langues nationales. Europe centrale et orientale En Bohême et en Moravie, grâce au mouvement hussite, apparurent dès le XVe siècle de puissantes aspirations à donner à la langue tchèque, riche déjà d’une littérature substantielle, valeur de langue commune. Ces aspirations furent couronnées au XVIe siècle. Des écrivains patriotes, s’exprimant aussi bien en latin qu’en tchèque, avaient d’abord été formés dans des cercles humanistes où régnait le latin. Mais ils considéraient le tchèque comme tout aussi expressif que le latin et le grec, et traduisaient dans leur langue maternelle de nombreux auteurs anciens. Ils surent ainsi façonner une prose tchèque érudite. Le premier représentant de ces auteurs tchèques d’érudition humaniste, auteurs qui ultérieurement furent souvent associés au mouvement religieux des Frères tchèques, fut Viktorín z Všehrd, mort en 1520. L’un de leurs derniers et plus importants représentants, contraint à émigrer après la bataille de la Montagne Blanche (1620â•›?) fut Jean Amos Comenius (1592–1670), un des plus importants penseurs humanistes en matière de philosophie et de pédagogie dans l’Europe du XVIIe siècle. En Hongrie également le XVIe siècle vit le développement d’une large littérature nationale en langue vernaculaire. On y commençait également à considérer la promotion de la langue maternelle comme une responsabilité patriotique. Une philologie nationale fut élaborée qui prenait pour acquise l’égalité du hongrois avec le latin. Sylvester qui, en 1539, rédigea la première grammaire hongroise, soulignait que le système du hongrois n’avait rien à envier aux trois langues sacrées. Bálint Balassi (1554–94) illustra par ses oeuvres la littérature de la Renaissance en langue hongroise. Aux XVe et XVIe siècles, la langue et littérature serbes et croates furent intensément cultivées dans la ville-république de Raguse (Doubrovnik) qui fut, à partir de 1526, sous la suzeraineté turque et était un lieu d’intenses relations culturelles italo-slaves. Des cercles humanistes s’y formèrent, qui étudiaient la littérature italienne de la Renaissance, les auteurs antiques mais aussi la poésie épique populaire en langue serbe. Leurs aspirations littéraires atteignirent leur point culminant dans l’oeuvre d’Ivan Gundulić (1588–1638), notamment dans son épopée Osman. La langue et la littérature polonaises atteignirent, elles aussi, une nouvelle étape au XVIe siècle dans le cadre de la Réforme et du mouvement humaniste. C’est dans cet esprit que se firent connaître surtout Mikolaj Rej z Naglowic (1505–69) et Jan Kochanowski (1530–84). Tandis que Rej ouvrit à la langue polonaise de nombreux domaines littéraires nouveaux avec en particulier ses descriptions satiriques et sa critique sociale, Kochanowski, excellent connaisseur de la poésie grecque et latine antiques ainsi que de la poésie italienne et française de la Renaissance,
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développa en langue polonaise une poésie lyrique expressive et savamment structurée. C’est son séjour en France, où il fut témoin de l’activité de la Pléiade, qui lui avait inspiré le projet de doter la langue polonaise d’une poésie qui lui fût propre.
Culte des langues et recherches linguistiques Paul Chavy Au milieu du XVIe siècle, les langues vernaculaires de l’Europe sont ou deviennent, à quelques exceptions près, des objets d’attention, voire d’un véritable culte, depuis les langues majeures qui ont déjà produit une appréciable littérature jusqu’au idiomes émergeant à peine d’un usage strictement populaire. Plusieurs facteurs, en effet, se conjuguaient alors pour provoquer ou pour accélérer ce processusâ•›: développement des nationalismes, centralisation administrative, affrontements religieux, diffusion du livre et de l’instruction. Cet intérêt s’explique tout d’abord par la maturation des nationalismes. En effet, les sentiments «â•¯nationaux╯», naguère liés au lieu de naissance, à une allégeance féodale, au dévouement à une dynastie, s’infléchissent maintenant vers les nouvelles réalités politiques que provoque un peu partout le renforcement des États. Dans les monarchies occidentales, en France, en Espagne, en Angleterre, on voit se manifester au-delà des particularismes locaux une solidarité accrue autour du souverain et la fierté d’appartenir à un pays dont les étrangers reconnaissent la puissance et l’éclat. Plus complexe est la situation en Italie et en Allemagne, contrées où la ferveur patriotique s’est attachée à des citésâ•›; les rivalités, voire les conflits entre villes voisines sont parfois férocesâ•›; cependant des ententes plus ou moins durables s’établissent, des alliances se nouent, des ligues se forment, reflétant des intérêts identiques et la conscience d’une communauté culturelle dont témoigne une langue vulgaire mutuellement compréhensible en dépit des différences dialectales. L’histoire humaniste donne un nom à ces régions où les peuples cherchent dans le passé une unité dont ils éprouvent la nostalgieâ•›: Italia, Germania. Des peuples, enfin, ont affirmé ou manifestent alors leur solidarité ethnique en luttant contre une agression, une domination ou une menace étrangères. C’est en partie le cas de l’Italie qu’irritent les incursions françaisesâ•›; c’est surtout celui des Tchèques guerroyant contre l’empereur, des Hongrois contre les Turcs, des Suédois contre le Danemark, des Hollandais contre les Espagnols, des Russes contre les Tartares et les Chevaliers teutoniques. Partout l’amour de la langue «â•¯nationale╯» apparaît comme une marque évidente et un élément essentiel du patriotisme. Autre facteur, particulièrement notable dans les grandes monarchiesâ•›: la centralisation administrative. Les souverains, ou les juristes qui les conseillent, souhaitent qu’un pouvoir efficace s’exerce sur toute l’étendue du territoire, particulièrement en matière de fiscalité et de justice. Aussi voit-on dans ces pays l’autorité royale promouvoir un langage unique chargé d’appliquer en tous lieux les mêmes règlements. A défaut du latin, trop savant pour l’ensemble des sujets, la langue du roi acquiert la préséance sur tout autre parler. Le français, le castillan, l’anglais deviennent des langues officielles, parfois autoritaires. Charles Quint, en 1536, au mépris des usages diplomatiques, s’adresse au Pape en espagnol. En France, en 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts fait du français la seule langue des tribunaux. Henri VIII, en tant que chef de l’Église anglicane, ordonne la diffusion dans tout le royaume de la Bible anglaise. Les convulsions religieuses favorisent dans tous les pays l’usage de la langue populaire. Réforme et Contre-Réforme suscitent des polémiques qui dépassent le monde ecclésiastiqueâ•›; un large public est invité à y prendre part, dans un parler qui lui est familierâ•›: appels, pamphlets, satires foisonnent. Les réformés – et bon nombre de catholiques – chantent les Psaumes en langue 171
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vulgaire. Le désir de mettre la parole de Dieu à la portée de tous multiplie les vulgarisations de l’Écriture. Ces versions bibliques ont souvent constitué un modèle littéraire, voire, dans les pays de langue encore fruste, un premier modèle et le point de départ d’une littérature nationale. Enfin, avec la diffusion de l’imprimerie, le niveau d’instruction est généralement en hausse. Même s’il faut écarter des lecteurs potentiels «â•¯les brigands, les bourreaux, les aventuriers et les palefreniers╯» mentionnés par la gigantesque ferveur de Gargantua, le nombre des livres imprimés témoigne de l’extension d’un public capable de tirer profit d’un texte écrit, pourvu que ce soit dans une langue compréhensible. Or l’humanisme érudit, latinisant, hellénisant, hébraïsant, a fait tache d’huile grâce au zèle des traducteurs et ce savoir vulgarisé ne peut trouver son expression chez les moins doctes que dans leur idiome maternel. Car, en valorisant le latin classique, les humanistes ont paradoxalement fortifié les langues vulgaires, poussant vers elles des gens qui s’accommodaient d’un latin «â•¯vivant╯», mais que décourage une langue savante héritée d’une Antiquité révolue. Les pédagogues aux idées avancées se montrent favorables à cette évolution. Il y aurait une économie énorme, remarque Jean Bodin en 1559 (De instituenda in rep. iuventute oratio), à étudier les sciences en langue vulgaire, comme le faisaient les Grecs et les Romains et comme commencent à le faire les Italiens. Au niveau intellectuel le plus élevé, dans les foyers de culture que sont les cours princières, l’entourage des prélats, les collèges, les académies, les «â•¯chambres de rhétorique╯», au sein d’une certaine noblesse et d’une certaine bourgeoisie, parmi les magistrats, les médecins, les imprimeurs, s’est formée une élite de gens raffinés, où se recrutent érudits, poètes et écrivains. Or, presque toujours, à leur passion pour les «â•¯belles lettres╯» se joint l’amour de leur langue maternelle. Promotion générale des langues vernaculaires Plusieurs langues vulgaires sont déjà considérées – certaines depuis longtemps – comme des langues majeures, que les dictionnaires polyglottes jugent utiles de joindre au latin, tel le Dictionnaire des sept langages (Anvers, 1540) qui couvre, en plus du latin, six grandes langues européennesâ•›: italien, français, espagnol, allemand, flamand, anglais. Ces langues, qui sont celles des peuples dont la présence politique et économique donne sa structure à l’Europe de l’Ouest, bénéficient déjà d’une tradition littéraire substantielle, qui leur assure assez de prestige pour qu’on les distingue d’un simple parler. Car une langue n’a statut de langue que par l’oeuvre de ses écrivains, ainsi que le remarque Bembo dans Prose, p.â•›159â•›: Non si può dire, che sia veramente lingua alcuna favella, che non ha scrittore. Les auteurs sont, au sens ancien de auctores, ses garants. En Italie, les «â•¯trois couronnes florentines╯» – Dante, Pétrarque, Boccace – ont donné au vulgaire ses lettres de noblesse. Alberti a insisté, après Dante, pour que l’italien soit mis sur le même pied que le latin. Au XVIe siècle, néanmoins, la questione della lingua reste posée. Faut-il préférer le vulgaire au latinâ•›? Les latinegianti comme Lazzaro Bonamico (1479–1552) continuent à répondre nonâ•›: la langue populaire n’étant que du latin corrompu, il ne faut pas chercher la vraie langue nationale ailleurs que dans un latin régénéré. Les volgarizanti, eux, ont opté pour le vernaculaire. Mais lequel choisirâ•›? Car les parlers italiens sont loin d’être uniformes. Dans cette controverse, le manifeste le plus marquant est un dialogue de Bembo élaboré vers 1512 et publié à Venise en 1525â•›: Prose della volgar lingua. De la discussion entre quatre personnages il
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ressort que les Italiens, dans la même position vis-à-vis du latin que jadis les Romains en face du grec, doivent à leur exemple cultiver leur propre langue. Laquelleâ•›? Le toscan seul s’est montré capable de produire des chefs-d’oeuvre. Si Dante n’est pas sans défauts, Pétrarque et Boccace offrent de brillants modèles aux poètes et aux prosateurs. Le monopole réclamé par Bembo et d’autres pour le toscan ne s’est pas imposé sans contestation. Le provençal conservait ses partisansâ•›; un véritable cénacle occitan a existé, avec un ardent championâ•›: Giovanni Maria Barbieri (1519–1574). Trissino (Epistola a Clemente VII, 1524) propose de créer une langue littéraire s’inspirant de différents dialectes. Castiglione, dans son Cortegiano, 1528 (écrit de 1513 à 1518) prescrit à son parfait courtisan de parler, non le toscan, langage du commun peuple, mais une lingua cortegiana plus conforme à l’élégance de la cour papale. Néanmoins le toscan a fini par triompherâ•›; il faut seulement lui donner le lustre qu’il mériteâ•›: c’est ce que demande Sperone Speroni dans son Dialogo delle lingue, 1542. Ce sera désormais la langue littéraire acceptée dans toute l’Italie. Son dynamisme et ses ambitions s’expriment bien dans le «â•¯trésor╯» publié par Francesco Alunno de 1545 à 1548â•›: Della fabrica del mondo, «â•¯dix livres contenant les mots de Dante, Pétrarque, Bembo et autres bons auteurs, grâce auxquels les écrivains peuvent exprimer aisément et éloquemment toutes les conceptions humaines sur l’entière Création.╯» En France, les théories italiennes sur la promotion du vernaculaire ont été très tôt connues et partagées. Déjà en 1513, La Concorde des deux langages de Lemaire de Belges conviait Français et Italiens à pratiquer fraternellement la haute poésie en vulgaire. Geoffroy Tory dans son Champfleury (1529) vante les qualités du françaisâ•›: «â•¯Notre langue est une des plus belles et gracieuses de toutes les langues humaines.╯» Jacques de Beaune dans son Discours comme une langue vulgaire se peut perpétuer (1548) trouve la français au moins égal au grec ou au latinâ•›: «â•¯La nostre vulgaire me semble bien avoir autant de grace en beaucoup de choses que la latine ou grecque, et ne fusse qu’en ses paroles assemblées avec plus grande doulceur de voieles et consonnantes que la mesure latine.╯» Le français, cependant, ne peut se placer sous l’égide d’auteurs aussi prestigieux que l’italien. Son passé médiéval est alors dédaigné et, quand Thomas Sébillet (Art poetique françoys, 1548) propose comme auctores des poètes modernes comme Marot et Scève, il provoque la riposte, l’année suivante du fameux manifeste largement inspiré de Speroni que signe Joachim du Bellayâ•›: la Deffence et illustration de la langue françoyse, selon laquelle la littérature française n’a produit jusqu’ici rien qui vailleâ•›; c’est dans l’imitation des Anciens, des Néo-latins et des Italiens qu’il faut envisage l’avenir. Pour un certain nombre de Français, toutefois, la «â•¯défense╯» de leur langue doit s’exercer moins contre le latin, puissant mais peu agressif, que contre l’italien, qui jouit en France d’un prestige irritant. Pourtant, le français le vaut bienâ•›! Le lustre qu’on ne trouve pas dans sa tradition littéraire, on le cherche dans l’ancienneté de la langue. Des mythes linguistiques se créent, en rapport avec les origines, troyennes ou autres, attribuées à la nation. Joachim Périon ne doute pas que le français possède une noblesse naturelle puisqu’il est proche parent du grec (Dialogorum de linguae gallicae origine eiusque cum Graeca cognatione libri quattuor, 1555). Guillaume Postel suggère une origine encore plus vénérable, puisqu’il est le parler d’une race élueâ•›: gallim signifiant en hébreu «â•¯sauvé des eaux╯», les Gaulois seraient des rescapés du Déluge (De originibus, seu de Hebraicae linguae et gentis antiquitate deque variarum linguarum affinitate liber, 1538). Le mythe d’une vaste et ancienne civilisation gauloise est développé en quinze livres par
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Jean Picard (De prisca Celtopaedia libri quinque, 1556). La langue française n’est donc pas moins noble que la grecque ou la latine et peut se targuer de son droit d’aînesse vis-à-vis de l’italien. Dans la péninsule ibérique, le castillan, fort de la puissance des rois très-catholiques et des faveurs politiques et économiques par eux conférées à leurs sujets castillans, est devenu langue officielle. Il supplante la plupart des dialectes régionaux et réduit le catalan, naguère florissant, à un rôle subalterne. A la différence du français, il se soucie de maintenir son passé médiéval et se vante, en face de l’italien, d’être l’héritier le plus direct du latin classique, auquel il est même à certains égards supérieur. Dès 1492 Antonio de Nebrija lui avait donné une grammaire, l’Arte de la lengua castellana. Toutefois, comme les autres vulgaires, c’est une langue qui demande à être enrichieâ•›; ce que réclame, par exemple, Juan de Valdés dans son Diálogo de la lengua. 1535, véritable «â•¯défense et illustration╯» du castillanâ•›; ce que demandent aussi Sebastián Fox Morcillo, qui voudrait voir l’espagnol s’inspirer du latin sans le calquer, et Hurtado de Mendoza, qui défend sa pureté contre les italianisants. Car, malgré le conservatisme des universités, l’influence italienne se fait très fortement sentir, favorisée par les liens entre l’Aragon et les Deux-Siciles, ainsi que par la présence de nombreux Italiens à la cour de Rome. Face à l’expansion du castillan et à l’impérialisme espagnol, la langue portugaise se défend remarquablement, soutenue par un vif sentiment national et fière d’un brillant passé, car le galaïco-portugais a longtemps régné comme langue littéraire sur toute la péninsule à l’ouest de la zone catalane. L’impact des grandes explorations finit de la fixer, avec les Décadas da Ásia, 1552, de João de Barros pour la prose, en attendant qu’en 1572 paraisse, en vers, le chef-d’oeuvre de Camoënsâ•›: Os Lusíadas. L’allemand aussi connaît une tendance à uniformiser le langage populaire et à en promouvoir l’emploi. Déjà la prospérité de la Hanse avait créé un bas-allemand standardisé pour les besoins commerciauxâ•›; mais finalement c’est à partir du «â•¯moyen allemand de l’Est╯» que s’instaure la langue la plus largement comprise, qu’adoptent les chancelleries et que favorisent les imprimeurs. Le populaire Hans Sachs, maître chanteur, savetier et humaniste, acquis à la Réforme, produit en vulgaire une oeuvre extrêmement variée. Ulrich von Hütten et Luther introduisent le vernaculaire dans leurs écrits polémiques et religieux. Paracelse donne à Bâle en 1527 un cours de médecine en allemand. Mais c’est la traduction de la Bible par Luther (1522– 34), rapidement diffusée à un nombre incalculable d’exemplaires, qui forge de façon définitive l’avenir de la langue allemande. Le néerlandais, que les Français appellent alors «â•¯flamand╯», «â•¯thyois╯» ou «â•¯bas-allemand╯», a été cultivé de longue date. Bien que des dialectes locaux subsistent dans les campagnes, une langue commune s’est élaborée dans la bourgeoisie prospère des villes. Parallèlement à une remarquable littérature néo-latine, dont Érasme et Jean Second sont d’illustres représentants, les ouvrages en néerlandais abondent, didactiques, mystiques, dramatiques. La lutte contre la domination espagnole renforce encore l’attachement à la langue nationale. Les «â•¯chambres de rhétorique╯», qui organisent jeux et tournois littéraires, resteront jusqu’à la fin du siècle des centres intellectuels actifs, où se mêlent érudits, écrivains et amateurs cultivés. Menacé par les italianismes et les gallicismes, le néerlandais réussira à se dégager de ces influences en s’en enrichissant. Dans les Îles britanniques, la langue illustrée par Chaucer est demeurée fluctuanteâ•›; à la fin du XVe siècle l’imprimeur et traducteur William Caxton s’en plaint encore amèrement. Peu à peu, cependant, elle s’affermit autour du parler de Londres et rayonne avec l’autorité royale
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à partir de la capitale. Devant elle reculent ou stagnent les parlers du Nord, dialectes qualifiés parfois sans distinction d’ «â•¯écossais╯», ainsi que les langues celtiquesâ•›: le véritable écossais, le gallois, l’irlandais. La réforme religieuse accomplie par Henri VIII de 1529 à 1539 et la rupture des Anglicans avec Rome fortifient l’anglais dans le domaine religieuxâ•›: les traductions anglaises de la Bible sont officiellement appuyées à partir de 1537 par les pouvoirs politique et ecclésiastiqueâ•›; en 1549 le Book of Common Prayer généralise l’emploi de l’anglais dans le culte. Si l’humanisme, qui a pénétré en Angleterre entre 1490 et 1520, s’est d’abord peu intéressé au vernaculaire (l’Utopia de More, publiée en 1516, a dû attendre 1550 pour être traduite en anglais), les humanistes de vocation enseignante vont se mettre à cultiver leur langue maternelleâ•›: Thomas Elyot, Thomas Wilson, Roger Ascham surtout qui, avant de donner des leçons de grec à la future reine Élisabeth, publie son Toxophilus (1545) dont la préface proclame que l’ouvrage traite «â•¯un sujet anglais en langue anglaise pour les Anglais.╯» C’est que le sentiment national ne cesse d’être avivé par les luttes ouvertes ou sourdes qui opposent l’Angleterre aux Écossais, aux Français, aux Espagnols. Finalement, à la date où commence le règne d’Élisabeth (1558), la langue anglaise atteint une maturité qui va en faire l’instrument d’un extraordinaire essor littéraire. *** Outre les langues alors communément reconnues majeures, d’autres postulent le droit à l’existence. En Bohême, le tchèque, déjà riche de poésie au XIVe siècle, a trouvé ensuite dans le mouvement hussite l’occasion d’un essor rapide. Si les premières générations humanistes écrivent uniquement en latin, une ère nouvelle commence avec Victorien Kornel de Všerhd (1460–1520) suivi d’une lignée de savants bilingues qui s’intéressent aux humanités classiques, à l’histoire, aux sciences naturelles. Après la bataille de Mohácz (1526), le démembrement de la Hongrie provoque, par réaction, l’aube d’une véritable littérature nationale. Plusieurs disciples d’Érasme – Gábor Pesti, Benedek Komjáti, János Sylvester – vulgarisent en philologues des textes bibliques. Pesti met en hongrois les fables d’Ésope. Sylvester publie une grammaire latino-hongroise (1539) et compose des distiques en hongrois pour prouver que cette langue peut accueillir des formes poétiques. C’est lui qui, en 1541, fait paraître en hongrois une version complète du Nouveau Testament. Malgré le quasi-monopole dont le latin jouit en Pologne, le polonais apparaît dans l’oeuvre de l’autodidacte Mikolaj Rej. Mais c’est avec Jan Kochanowski que la poésie en langue nationale entre d’emblée dans son âge d’or. Celui-ci, après un voyage en Allemagne, en Italie et en France, devient le secrétaire du roi Sigismond Augusteâ•›; dès la lecture de son premier poème devant la diète de Sandomir, il est salué comme le maître d’une langue incomparable, alliant le mérite esthétique à la simplicité du parler commun. Si le roumain émerge à l’âge de l’imprimé avec quelques traductions du slavon et du grec, l’Europe balkanique, coupée de la chrétienté par la poussée turque, voit ses idiomes nationaux déclinerâ•›: la riche littérature paléo-bulgare, la puissante poésie orale serbe ont perdu leur éclat. La Moscovie, condamnée à vivre en vase clos, ne connaît qu’une activité littéraire restreinte. Pourtant, autour du grand-duc de Moscou qui se proclame depuis le début du siècle «â•¯grandduc de toute la Russie╯», un fort esprit patriotique agit en faveur de la langue russe. Celle-ci s’impose en face du slavon dans les domaines hagiographique et hymnologiqueâ•›; elle s’introduit
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dans la littérature laïque avec le récit historique ou légendaire, voire l’essai politique ou moralâ•›; elle s’imprime après 1552 sur les presses installées à Moscou par le métropolite Makarios, luimême compilateur du monumental Grand Ménologe. Dans le Nord de l’Europe, une série de langues manifestent leur présence grâce au succès de la Réforme, certaines retrouvant là une vitalité perdue. C’est l’islandais, vieille langue des sagas et des Eddas, qui acquiert un nouveau souffle à partir de 1540 grâce à la traduction de la Bible et aux sermons des pasteurs luthériens. C’est le danois, dans lequel Christian II exilé fait mettre le Nouveau Testament à Wittemberg en 1524, suivi en 1550 de la Bible de Christian Pedersen. C’est le suédois qui, dans un pays séparé politiquement du Danemark depuis 1523, religieusement de Rome depuis 1527, voit paraître un Nouveau Testament dès 1526, puis la Bible de Gustav Vasa, dont le texte inaugure en 1541 le suédois moderne. En Finlande, Michel Agricola devient avec son Nouveau Testament (1548) le «â•¯père de la littérature finnoise╯». Le premier livre estonien (1535) est un catéchisme luthérienâ•›; les pasteurs lettons se mettent à pratiquer la langue du pays, tandis qu’en Lithuanie se développe également une littérature religieuse dans la langue du peuple. Ainsi, d’un bout à l’autre de l’Europe, brille toute une constellation de langues vernaculaires, anciennes, nouvelles ou rénovées, que les peuples ont à coeur et dont l’imprimerie affirme à des degrés divers la valeur et la dignité. Rhétoriques et poétiques Les langues vulgaires ne pouvaient rivaliser avec le latin qu’en se stabilisant, en se normalisant, en se fixant des règles de morphologie, de syntaxe, d’orthographe, de ponctuation, en précisant et en amplifiant leur vocabulaire. Aussi a-t-on vu paraître, à partir de la fin du XVe siècle, une floraison de grammaires, de lexiques, de dictionnaires (cf. supraâ•›: «â•¯Grammaires, vocabulaires╯»). Toutefois, pour «â•¯illustrer╯» ces langues, leur donner du «â•¯style╯» ou, comme le réclament les théoriciens d’alors, de la «â•¯grâce╯», de l’↜«â•¯élégance╯», de la «â•¯douceur╯», de la «â•¯vivacité╯», de l’╯»énergie╯» et de l’↜«â•¯énargie╯» (grec enargeiaâ•›: clarté, éclat), la correction ne suffit pasâ•›; il faut bien écrire, en prose et en vers, art dont les principes sont traditionnellement enseignés par la rhétorique et la poétique. Au niveau des langues vulgaires, le terme de «â•¯rhétorique╯»â•¯» jouissait d’une grande vogue depuis le siècle précédent. Les vieux arts de dictier étaient remplacés par des arts de première rhétorique ou rhétorique prosaïque et des arts de seconde rhétorique ou rhétorique métrifiée. En France, en Bourgogne, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Angleterre, les poètes se plaçaient volontiers sous ce signe. On avait en France les Rhétoriciens (que nous appelons «â•¯Grands Rhétoriqueurs╯»), les Rederijkers en Hollande et en Flandre. Les Rethorians en Angleterre (Lydgate célèbre Chaucer comme le «â•¯nobler rethor poete of brytagne╯»). Quant aux prosateurs, ils cherchaient souvent une écriture de haut style en l’enrichissant de fleurs de rhétorique. Ce goût pour une prose ornée, pour des formes poétiques complexes marque en littérature un mouvement «â•¯flamboyant╯», qui n’est pas sans rappeler l’architecture du temps. On a là, dès le XVe siècle, une efflorescence de recherches stylistiques, quelque peu confuses, qui vont fusionner avec les ressources de la rhétorique classique refourbie par l’humanisme.
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La rhétorique scolaire des siècles précédents se fondait pour l’essentiel sur Cicéron (en particulier sur le De inventione, ouvrage de jeunesse) et sur la Rhetorica ad Herennium, alors attribuée au même auteur, sur ce qu’on connaissait de Quintilien à travers les écrits de Cassiodore et d’Isidore de Séville, enfin sur la «â•¯Lettre aux Pisons╯» (Ars poetica) d’Horace. Les humanistes ont élargi ces bases. (Cf. tome I, pp.â•›226 sqq. «â•¯La rhétorique dans la formation des intellectuels╯»). Les nouveaux pédagogues ont brisé le cadre étroit où la rhétorique était confinée, dans le trivium, entre la grammaire et la dialectique. Ils ont pris en compte tous les ouvrages de Cicéron consacrés à l’art oratoire (De oratore, Brutus, Orator, De optimo genere oratorum)â•›; ils ont publié in extenso le De institutione oratoria de Quintilien, commenté et vulgarisé l’↜«â•¯Art poétique╯» d’Horaceâ•›; ils ont édité et traduit les rhéteurs grecs, discuté la «â•¯Rhétorique╯» d’Aristote, découvert sa «â•¯Poétique╯»â•›; ils ont tiré de Platon (Phèdre, Gorgias) ce qui concernait l’éloquence et la poésie. Finalement ils ont mis en question la structure même de la rhétorique traditionnelle et la place qui devait lui revenir dans les études littéraires. Convaincus que l’Orateur représente l’Homme par excellence, ils ont poussé leurs élèves vers le culte de l’éloquenceâ•›; éloquence latine d’abordâ•›; puis, quand les langues vulgaires ont exigé à leur tour d’être cultivées, l’éloquence dans ces langues a été l’un des premiers buts qu’ils se sont fixés. Aussi bien, les mêmes principes s’y appliquaient. Ce qui est valable pour le latin doit être valable pour tout autre idiomeâ•›; ne s’agit-il pas, d’ailleurs, d’ennoblir à son contact des langues roturièresâ•›? Pierre Fabri l’affirmeâ•›: le latin porte «â•¯en soy science universelle╯» et cette science est «â•¯applicable en tous langages.╯» Parmi les innombrable écrits concernant l’art de s’exprimer, il n’est donc pas étonnant que beaucoup, s’adressant à un public érudit ou scolaire, soient rédigés en latin. L’un d’eux, le De duplici copia verborum et rerum d’Érasme, avec une trentaine d’éditions en cinquante ans, a été un guide important de l’éducation humaniste. Mais nombreux aussi sont les ouvrages rédigés dans une langue vulgaire, qui s’appliquent plus spécialement à cette langue et ajoutent aux classiques des exemples modernes. Les Italiens discutant en italien sur la langue italienne sont légions. Tomitano, avec ses Ragionamenti della lingua toscana, 1545, se montre résolument moderne en faisant de Pétrarque le «â•¯parfait orateur et poète en langue vernaculaire.╯» Giraldi Cintio consacre deux discorsi aux romans, comédies et tragédies (1554). Cavalcanti écrit en italien une Retorica très aristotélicienne (1555). Les ouvrages français abondent aussi. Le grant et vray art de plaine rhetorique de Pierre Fabri (1529) rassemble les deux rhétoriques, prosaïque et métrifiée. Les Arts poétiques fleurissent, tel celui de Thomas Sébillet (1548) et celui du traducteur d’Horace, Jacques Peletier (1555). La Rhetorique françoise de Foclin est de 1555, les Dialogues de l’invention poetique de Daniel d’Auge de 1560. L’espagnol a de Miguel de Salinas La Rhetorica en castellano, 1541â•›; le néerlandais la rhétorique de Mathijs de Castelein, 1548â•›; l’allemand Alexander Hugâ•›: Rhetorica und Formularium Teüsch, 1528, Kaspar Goltwurmâ•›: Rhetorica Teusch, 1545â•›; l’anglais Thomas Wilsonâ•›: The Arte of Rhetorique, 1553. La plupart de ces écrits sont en gros d’allégeance cicéronienne. L’art littéraire, c’est essentiellement l’art oratoire, qu’il soit «â•¯judicial╯», «â•¯délibératif╯» ou «â•¯démonstratif╯», que le style en soit «â•¯simple╯», «â•¯tempéré╯» ou «â•¯sublime╯». Toute oeuvre étant d’abord un discours, l’auteur explorera son sujet (inventio), dressera son plan (dispositio), rédigera son développement (elocutio) et le fixera dans son esprit (memoria) avant de l’exprimer en public (pronunciatio). Si les deux dernières phases, qui concernent l’éloquence parlée, sont souvent négligées, les trois premières demeurent essentielles et l’elocutio fait l’objet de soins particuliersâ•›: c’est là que
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s’appliquent tous les procédés – tropes et figures – minutieusement recensés par les anciens rhéteursâ•›; c’est là que naît le style. Dans cette perspective, la poésie ne se distingue guère de la prose que par l’emploi du vers. «â•¯Est enim finitimus oratori poeta╯», disait Cicéron (De oratore, 1, 16, 70). A l’instar d’Horace, qui empruntait aux rhéteurs la plupart des conseils qu’il donnait aux poètes, les poétiques modernes sont à base de rhétorique et s’efforcent surtout de caractériser les divers genres versifiés. Dans certains traités, toutefois, l’influence d’Aristote se fait sentir. Si la philosophie du Stagirite est en déclin, le prestige de sa critique littéraire est en hausse. De sa Rhétorique et surtout de sa Poétique nouvellement accessible, mise en latin par Lazzi en 1536, émergent des idées nouvelles, dont la principale est que la poésie ne se confond pas forcément avec la versificationâ•›; le propre de la poésie tient dans la mimesis (imitation), notion ambiguë qui va susciter bien des commentaires. Daniella interprète la théorie aristotélicienne pour la première fois en langue vulgaire dans sa Poetica (1536)â•›: en imitant, le poète n’a pas à rapporter le vrai – c’est l’affaire de l’historien – mais à peindre par ses fictions le «â•¯vraisemblable.╯» Ce sera là un lieu commun de la critique italienne, bientôt exporté vers d’autres pays. Le renouveau platonicien qui suit les traductions ficiniennes vivifie une autre image du poète, qu’on trouvait déjà chez Cicéron, mais loin derrière l’image intellectuelle qui domine la tradition classique. Chez Platon le poète puise son inspiration dans une transe d’origine divine, une frénésie que les Romains traduisaient par furor poeticus. Image qu’exploite Patrizi (Discorso della diversità dei furori poetici, 1553) et que reprennent tous les poètes, comme ceux de la Pléiade en France, qui ambitionnent pour leur art et pour le langage qui l’exprime une aura surnaturelle. Le changement le plus radical dans l’évolution de la rhétorique se situe au milieu du siècle avec l’apparition des théories ramistes. Ramus (Pierre de La Ramée), nommé Lecteur royal de philosophie et d’éloquence en 1551, ayant précédemment démantelé la rhétorique cicéronienne et réarrangé l’Organon d’Aristote, laisse à la logique le soin de pourvoir à l’inventio et à la dispositio. De ce fait, la rhétorique est pratiquement réduite à l’elocutio, donc au travail du style, lequel ne se bornera pas à l’imitatio, mais se poursuivra par l’aemulatio. Omer Talon introduit ces innovations dans sa Rhetorica latine, qu’Antoine Foclin vulgarise en 1555 avec sa Rhetorique françoise. Limitées à la France avant la mort de Ramus, ses idées philosophiques et littéraires connaîtront plus tard une expansion considérable, en particulier dans l’Europe protestante. (Cf. infra, «â•¯La crise de la rhétorique.╯») Sous quelque forme que ce soit, la rhétorique et la poétique, enseignées dans les classes avancées des écoles et répandues dans le public lettré par de multiples écrits, ont exercé sur des langues encore malléables une puissante influence formatrice. Modèles stylistiques Mais dans la formation du goût et l’↜élaboration des styles littéraires un autre facteur intervientâ•›: l’appel mimétique des textes regardés comme exemplaires. Les langues nationales, dans leurs rêves de grandeur, cherchent à se modeler sur la manière d’écrire d’auteurs réputésâ•›: classiques avant tout, mais aussi néo-latins et italiens. Et puis, dans les pays où s’impose la Réforme, Luther a exercé avec sa Bible allemande un rayonnement capital en tant que modèle
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linguistique et littéraire. De ces modèles les littératures modernes ont tiré profit par la traduction et l’imitation.. La traduction d’abord, inégale selon les pays. En Italie et en France, si des textes classiques ont été vulgarisés au XVe siècle et même avant, c’est autour de 1530 que commence vraiment la grande activité des traducteurs en langue vulgaireâ•›; en trois ou quatre décennies ils mettent en italien ou en français une partie appréciable de la littérature gréco-latine. En français passent également nombre d’oeuvres italiennes, des ouvrages espagnols – dont les Amadis – et, par l’intermédiaire du latin, une partie de la Réforme allemande. En Allemagne, où le latin conserve de fortes positions, les traductions sont un peu moins nombreusesâ•›; on y voit cependant, après Reuchlin, des érudits comme Hieronymus Boner mettre en vulgaire Démosthène, Hérodote, Plutarque, Ovide. L’anglais aussi connaît un bon nombre d’ouvrages classiques et italiens, plusieurs traduits de façon indirecte, sur le latin ou le français. Les traductions espagnoles, après quelques vulgarisations précoces, restent plus clairsemées. Ailleurs on ne traduit guère que dans le domaine religieux. Si la plupart des traducteurs veulent d’abord faire connaître à leurs compatriotes les richesses de la culture antique, ou les expériences étrangères, ou les vérités sacrées, ils visent aussi, assez souvent, à «â•¯décorer╯» leur idiome national. Plus d’un souligne dans sa préface l’attention qu’il a portée aux problèmes de style. Ainsi Étienne Le Blanc, vers 1534, en interprétant «â•¯trois oraisons╯» de Cicéron, déclare vouloir représenter «â•¯en la langue Françoyse l’art, faconde, éloquence et persuasive manier de parler de ce grand orateur parmi les Latins╯». Antoine Le Maçon, en 1545, a poli sa version du Decameron, car, dit-il, «â•¯il ne falloit point que les Tuscans fussent en telle erreur de croire que leur Boccace ne peüst estre representé en nostre langue aussi bien qu’il est en la leur.╯» En 1559 Jacques Amyot affirme que «â•¯l ’office d’un propre traducteur ne gist pas seulement à rendre fidelement la sentence de son autheur, mais aussi à representer aucunement et à adombrer la forme du style et manier de parler d’iceluy.╯» On pourrait multiplier, en français et en d’autres langues, les déclarations de ce genre qui révèlent combien les traducteurs ont oeuvré en faveur des recherches stylistiques. Mais la traduction n’est qu’un cas particulier de l’imitation et les langues modernes ont été fécondées par celle-ci sous toutes ses formes et à tous les niveauxâ•›: genres, sujets, choix des mots, structure des phrases, ornements mythologiques, invocations païennes, images, comparaisons, périphrases, allusions… Nombre d’auteurs, de poètes surtout, indiquent ouvertement leur modèle («â•¯imité de…╯») ou bien, d’un clin d’oeil au lecteur, lui demandent de lire leur texte en contrepoint du texte qui l’a inspiré. «â•¯La Renaissance╯», dit F. Rigolot (Le Texte de la Renaissance, p.â•›174) «â•¯est un moment privilégié de l’intertextualitéâ•›; non seulement parce que l’imitation y est reconnue comme une condition indispensable de l’écriture littéraire, mais parce que la contamination et la transgression des textes correspond à la mentalité exploratrice et expansionniste de cette époque.╯» En ce temps d’humanisme triomphant, traduction et imitation portent en priorité sur les auteurs classiques. Leurs oeuvres ouvraient aux modernes un vaste champ d’application de la rhétorique et de la poétique, prodiguant les exemples susceptibles d’être transférés en vulgaire, depuis le mot, le tour syntaxique, la structure de la phrase («â•¯proverbes╯», «â•¯sentences╯», «â•¯adages╯» sont à l’honneur) jusqu’aux règles propres à chaque genre littéraire. Cet héritage se présente sous les auspices de maîtres reconnus. Cicéron l’emporte pour les discours, les lettres,
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les dialogues, les essais philosophiques et morauxâ•›; on peut lui adjoindre Démosthène sur le plan oratoire, Platon et Lucien sur celui du dialogue, Plutarque et Sénèque sur celui de la philosophie morale. L’histoire érudite, cultivée par les Italiens, adopte essentiellement la manière de Tite-Liveâ•›; c’est la génération suivante qui s’éprendra de Tacite. En poésie, Virgile règne sur l’épopée et, avec Théocrite, inspire la pastorale. Horace excelle dans l’ode, l’épître et la satire. Plaute et Térence sont les maîtres de la comédie. C’est chez Sénèque, reflet romanisé de Sophocle et d’Euripide, qu’on va chercher la formule des tragédies à l’antique. A partir de ces modèles et de quelques autres se constitue le dogme de l’↜«â•¯imitation des Anciens╯», qui contribuera longtemps à régir le développement des langues et littératures modernes. N’oublions pas la présence, à côté des classiques, de la littérature néo-latine. Elle se fait sentir d’abord par sa masseâ•›: au milieu du XVIe siècle, trois-quarts des livres imprimés sont en latin. C’est aussi que, dans les meilleurs cas, elle allie le prestige de la langue savante rénovée à des sujets, des événements, des sentiments qui touchent la sensibilité contemporaine. L’humanisme latin a précédé et continue à dépasser de beaucoup l’humanisme vulgaire, auquel il sert plus ou moins de guide. Nombreux, d’ailleurs, sont les auteurs bilinguesâ•›: Siniser, Bembo, Joachim du Bellay, Rémy Belleau et bien d’autres. Chez eux on trouvera plus d’une fois des oeuvres vulgaires inférieures aux latines, comme si l’apprenti manquait de maîtrise ou l’instrument de souplesse. N’est-ce pas en latin, en effet, que l’auteur a appris à composer, à écrire avec propriété, précision, clarté, force ou éléganceâ•›? «â•¯En tout ce qui concerne la forme,╯» dit Paul Van Tieghem (La littérature latine de la Renaissance, p.â•›37) «â•¯les néo-latins avaient une énorme avance sur leurs rivaux en langues vulgaires, même en Italie pour ce qui est de la prose historique et didactiqueâ•›; cette avance en certains pays était telle que le second concurrent n’était pas encore parti quand le premier avait presque achevé sa carrière.╯» On peut certes regretter avec le même auteur (ibid.) que les grands écrivains néo-latins n’aient pas consacré leur talent à promouvoir leur propre langue. «â•¯Si Pontanus et le Mantouan avaient écrit en italien, Vivès en espagnol, Budé en français, Morus et Buchanan en anglais, Érasme et Jean Second en hollandais, Lotichius en allemand, Lobkovitz en tchèque, Janicius en polonais, Pannonius en hongrois, il est très probable qu’ils auraient fait oeuvre moins artistique, moins achevée extérieurement, mais ils auraient singulièrement enrichi leurs littératures respectives.╯» Du moins, grâce à l’universalité du latin, leur influence s’est exercée sur l’ensemble des littératures européennes. La primauté linguistique et littéraire de l’italien n’a pas manqué non plus d’orienter le progrès des autres langues. Il leur a donné d’abord de la hardiesse. En France, par exemple, chaque fois que le français s’attaque à un domaine auparavant réservé au latin, on invoque en général le précédent du «â•¯toscan╯» ou des «â•¯modernes Italiens.╯» Mais c’est toute l’Europe du Sud et de l’Ouest que la vague de l’italianisme a balayée, du Portugal à la Hollande, de l’Angleterre à la Dalmatie, charriant avec elle des modèles de prose et de vers, les contes de Boccace et de Bandello, les sonnets de Pétrarque et des pétrarquisants, l’épopée romanesque de l’Arioste. Des anthologies fournissent une abondante provende aux traducteurs et imitateurs, tels les neuf volumes des Rime di diversi, dont la publication s’étale de 1545 à 1560. Cet engouement pour les modes italiennes n’a pas été sans provoquer, on l’a vu, des réactions nationales. Au nom du naturel et de la simplicité, certains en dénoncent les «â•¯afféteries╯», s’insurgent, comme Barthélemy Aneau (Quintil Horatian, 1550) contre la «â•¯corruption italique╯», rejettent «â•¯l ’art de pétrarquiser.╯» Hurtado de Mendoza, Roger Ascham, Ramus et d’autres adoptent une attitude
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résolument anti-italienne. Un peu partout néanmoins les importations venues d’Italie se révéleront de longue duréeâ•›: italianismes dans le vocabulaire social et culturel (qu’on pense aux termes d’architectureâ•›!), stéréotypes pétrarquistes dans l’expression des sentiments, triomphe universel du sonnet, tout cela trahit dans l’histoire des langues européennes le prestige des modèles italiens. Il y a moins à dire sur le modèle allemand, qui s’appuie sur un seul texteâ•›: la Bible de Luther. Mais celle-ci a bénéficié d’un tel accueil dans tous les pays protestants qu’elle a pesé sur l’avenir de plusieurs langues, en particulier des langues scandinaves et baltes, constituant pour elles un monument spirituel et littéraire auquel il sera désormais nécessaire de se référer. Même là où le nombre des lecteurs de l’Écriture demeure limité, la prédication, les hymnes, les cantiques popularisent pour longtemps dans l’Europe du Nord l’esprit et le style du Réformateur. *** C’est vers le milieu du XVIe siècle, on le voit, que le culte voué par les peuples à leurs langues nationales dessine dans ses grandes lignes la carte linguistique de l’Europe d’aujourd’hui. Par comparaison avec la mosaïque médiévale, cette carte s’est simplifiée. Quelques langues qui avaient brillé d’un vif éclat (catalan, provençal, gaélique) ont maintenant pâli, victimes de l’expansion de leurs voisines. De même, les dialectes, les patois, les parlers locaux ont tendu à s’effacer ou à déchoir au profit des langues de communication et de culture plus larges et mieux assises, reposant en partie sur les structures politiques, mais reflétant surtout – et c’est là peutêtre l’apport le plus significatif de ce temps – des identités ethniques qui persisteront jusqu’à nos jours à travers les vicissitudes de l’histoire.
Chapitre V. La civilité nouvelle La nouvelle pédagogie humaniste Aldo Scaglione L’histoire culturelle et politique a souvent mis au centre de la période 1520–1560 les inquiétantes dislocations issues de la Réforme et des désastreuses guerres d’Italie, qui ont fait douter de la rationalité de l’homme et de la foi qu’avaient les humanistes en un progrès indéfini, fruit des lettres et des arts. Cependant, si l’on se tourne vers le domaine de l’éducation, cette période revêt un autre aspect, tout aussi surprenantâ•›: on assiste alors à une puissante revitalisation des postulats chrétiens, qui s’opère sur le plan des idées et des sentiments sans rien rejeter d’essentiel de ce que prescrivait l’humanisme. Car, sauf exceptions notables, l’enseignement dispensé alors dans les salles de classe aurait été inconcevable au Moyen Âgeâ•›; seul l’humanisme peut l’expliquer. Ce n’est pas sans surprise qu’on voit Melanchthon et Loyola, ascètes par ailleurs si stricts, rivaliser d’efforts pour répandre la parole du Christ et de leur Église par la bouche d’un Aristote, d’un Virgile ou d’un Cicéron. Finalement les deux camps se sont ralliés de facto à la position d’Érasme (Antibarbarorum libri), controversée mais largement acceptéeâ•›: c’est un signe de barbarie que de ne pas comprendre que le vrai christianisme doit être une docta religio, une doctrine où l’enseignement du Christ et l’Écriture doivent s’accorder avec la sagesse antique et la perfection formelle léguées par la littérature païenne. En éducation, dans la première moitié du siècle, les grands auteurs sont, sans nul doute, Érasme et Vivès. Ces maîtres illustres ayant été abondamment étudiés, contentons-nous de résumer à grands traits leurs contributions respectives à la pensée pédagogique, avant de décrire les systèmes scolaires en voie de développement dans différents pays d’Europe et en terre de mission. En 1511 Érasme fit connaître ses idées éclairées concernant l’éducation des enfants dans De ratione studiiâ•›; en 1529 cet ouvrage fut suivi par De pueris satim ac liberaliter instituendis, titre qui est déjà en soi un programme demandant que l’enfant soit traité à la fois avec fermeté et indulgence. La formation scolaire débute à l’âge de sept ans, une fois que l’enfant a appris au foyer les éléments du latin et de la foi chrétienne. Il faut enseigner le latin tout d’abord au moyen de la conversation, et plus tard seulement par la grammaire. Érasme s’oppose à une discipline trop sévère, encourage l’éducation physique et exige avant tout que l’intérêt de l’enfant soit stimulé. Ce sont les Colloquia scholastica de Mathurin Cordier qui reflètent le plus clairement les idées pédagogiques d’Érasme. Cet ouvrage, publié en 1564 à Lyon, mais écrit à Genève, met l’accent sur les thèmes de la vie quotidienne, puis sur le Nouveau Testament et les Psaumes, et propose à titre de lecture seulement «â•¯Caton╯», Térence et Cicéron, le tout à la fois en version française et latine. La popularité de l’ouvrage finit par concurrencer celle des Colloques d’Érasme, dans les écoles catholiques aussi bien que protestantes. Juan Luis Vivès (1492–1540) fut nommé par Henri VIII tuteur de la princesse Mary, pour qui il écrivit De ratione studiis puerilis (1523). Son Exercitatio linguae latinae et son oeuvre majeure, De tradendis disciplinis (1531) jouirent également d’un grand succès. Vivès est novateur en ce qu’il répudie énergiquement la méthode scolastique et combine, comme Érasme, culture 183
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ancienne et enseignement chrétien. Il insiste pour mettre l’enfant en contact avec la vie contemporaine d’une manière concrète, en lui donnant l’occasion d’observer sur place ceux qui pratiquent arts et métiers. Même si l’influence dominante d’Érasme et de Vivès s’impose à tous les stades de l’éducation, les pédagogues impliqués le plus directement sont les dirigeants des principales Églises issues de la Réforme ou de la Contre-Réforme, ainsi que leurs collaborateurs les plus actifsâ•›: Melanchthon, Sturm, Mathurin Cordier, Loyola, Ramus et leur entourage immédiat. Notons que tous sont essentiellement, sinon directement, en rapport avec un ordre laïque d’éducateurs qui ne s’est distingué par aucun auteur influent, mais a collectivement inspiré une nouvelle direction et une nouvelle méthode à toutes les Églisesâ•›: il s’agit des Frères de la vie chrétienne, ou Hiéronymites, lesquels, à partir de la Hollande, ont établi aux XIVe et XVe siècles une chaîne comme on n’en avait encore jamais vu d’écoles extraordinairement prospères, usant habituellement de leurs propres manuels, chaîne qui, à travers les Pays-Bas, le Nord-Est et SudEst de la France, la Rhénanie, l’Allemagne du Nord, s’étendait jusqu’en Pologne. Cette influence s’est exercée sur toute l’Europe en partie par voie directe, mais aussi par l’intermédiaire du Collège de Montaigu, collège important et novateur de l’Université de Paris. A partir de 1499 il eut à sa tête un ex-directeur d’école des Frères, Jan Standonck, puis, vers 1510, un autre Frère, Noël Béda. Leurs méthodes furent transmises à de nombreux étudiants de Montaigu, en particulier à Johannes Sturm, à Loyola et ses premiers disciples et, directement ou par l’intermédiaire de Sturm, à Jean Calvin et à Mathurin Cordier. Le programme conçu par Ramus en 1551 pour le Collège de Presle offre également des rapports étroits avec ces méthodes et ces idées nouvelles. Les principaux points à souligner d’emblée sont les suivantsâ•›: 1.
2.
Soit à cause de leur formation personnelle, soit – c’est parfois le cas – sous l’influence des Frères (dont certains dirigeants étaient allés en Italie au milieu du XVe siècle suivre les cours des meilleures écoles humanistes), les auteurs et enseignants des diverses confessions sont alors pour la plupart pétris d’humanisme, si bien que leur activité quotidienne – plus que leurs oeuvres, souvent polémiques – réalise les voeux les plus chers des humanistes italiens. Parce qu’elles ont une origine commune, tantôt générique, tantôt spécifique, les idées, méthodes et pratiques concernant l’éducation diffèrent beaucoup moins d’une confession à l’autre qu’on ne pourrait s’y attendre. Une exception importanteâ•›: les calvinistes sont allés à contre-courant en établissant un système tout à fait anti-séculier, donc anti-humaniste, ce qui fait d’eux, sur le plan de l’éducation, les réformateurs les plus radicauxâ•›; ce sont eux qui ont tiré les conséquences les plus logiques des prémisses du nouveau christianisme, quelque forme qu’il ait priseâ•›; les autres confessions, au contraire, peuvent être caractérisées plus ou moins comme ambivalentes à cet égard, pour avoir voulu accorder les exigences de Dieu avec celles du monde, la culture chrétienne avec la païenne, l’instruction religieuse avec les lettres classiques.
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Luther et Melanchthon On sait que Martin Luther rejetait le quadruple allégorisme de la scolastique, assurément sous la pression de l’humanisme sur sa pensée. Hostile à toute la scolastique médiévale, il condamnait ce quadruple allégorisme comme démembrant le sens de façon «â•¯impie╯», inutile et incertaine (voir son commentaire du Psaume 22). Henri de Lubac affirme que tous les protestants, à quelques exceptions près, ont suivi cette ligneâ•›; il cite Rull (Rullus) de Bâle, qui parle du «â•¯figmentum scolasticorum de quadruplici sensu Scripturae╯» (Disputatio de verbo Dei, ch.277), ainsi que d’autres auteurs qui dénoncent l’arbitraire de cette division par quatre. En revanche, les théologiens catholiques, dont les Jésuites, se cramponnent à la tradition thomiste et continuent à défendre la pratique médiévale. Selon H. de Lubac, Franciscus Toledo (cardinal Tolet) qui enseignait l’exégèse allégorique au Collège romain, en faisait une matière de foi. (De Lubac, Exégèse médiévale, vol.I, p.â•›33 sqq, avec réf. à Luther, Opera latina, Wittemberg, III). Les idées de Luther sur l’éducation se trouvent surtout dans les écrits suivantsâ•›: le Sermon sur la vie en mariage (1519) et l’adresse À l’aristocratie chrétienne de la nation allemande (1520)â•›; il déclare les parents responsables de l’éducation de leurs enfants et recommande l’usage dans les écoles de la Bible, des épîtres de Paul et des écrits d’Aristote (mais non de l’Aristote des scolastiques). Les villes doivent aussi avoir des écoles pour les filles à qui on enseignera une heure par jour l’Évangile en allemand ou en latin. La lettre ouverte de 1524 aux bourgmestres et échevins de toutes les villes germaniques les presse d’ouvrir et d’entretenir des écoles. Le Sermon aux prêcheurs pour inviter les gens à envoyer leurs enfants à l’école [Sermon an die Prediger, dass sie die Leute ermahnen ihre Kinder zur Schule zu halten] (1530) est le cri d’alarme de quelqu’un qui voit les troubles civils affliger le pays et dépeupler les écoles. Il faut cultiver le latin, le grec, l’hébreu, les mathématiques et la musique. «â•¯Il faut partout instituer les meilleures écoles (pour les garçons et pour les filles)… afin de former, d’une part, des hommes capables de régir leur pays et leur peuple et, d’autre part, des femmes capables d’élever les enfants, de tenir une maison et de commander aux serviteurs.╯» (Adamson 155…). La Bible ne suffit pasâ•›; les arts libéraux sont indispensables. Luther contribua directement à l’élaboration de manuels pour l’enseignement élémentaireâ•›: ce sont le petit Catéchisme de 1529 et, la même année, son petit manuel pour les femmes et les enfants (on y trouve l’alphabet, les Commandements, le Credo, la numération et la table de multiplication). Le bras droit de Luther en matière d’éducation fut Philippe Melanchthon (1497–1560), le puissant, infatigable «â•¯précepteur de l’Allemagne╯» [praeceptor Germaniae], professeur de grec à l’université de Wittemberg de 1518 à sa mort. Jetons un coup d’oeil sur les manuels de Melanchthon à l’usage du trivium dont les exemplaires subsistent à la British Libraryâ•›: Elementa latinae grammatices (1526), Grammatica latina (1548), Dialectices libri IV (1534), Rhetorices elementa (1539). Dans l’édition de 1526 de la Grammaire latine, une préface de Chilianus Goldstein déclare qu’il édite ce manuel composé par Melanchthon uniquement pour les élèves de niveau élémentaire recevant une instruction privée. Il s’oppose aux auteurs de manuels qui, ne se bornant pas à une simple et brève présentation du sujet, ennuient inutilement les bons élèves. C’est, selon lui, notre devoir de les mener aussi vite que possible à la lecture des auteurs. C’était l’avis, répète-t-il, des premiers humanistes, qui ont tous critiqué chez leurs prédécesseurs médiévaux une prolixité improductive, alambiquée (et fondamentalement incorrecte)â•›; ils énoncent une
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légion de règles inutiles au lieu de mettre l’étudiant directement en face des bons auteurs [auctores]. La préface est datée de Wittemberg, janvier 1525. Le texte commence par cette définitionâ•›: Grammatica est certa loquendi et scribendi ratio… Nomen grammaticé literaturam significat. Le manuel est simple, direct, compact. Après avoir consacré une page à l’orthographe, il traite surtout de morphologie et il est parsemé de brèves remarques syntaxiques du typeâ•›: quelles sont les conjonctions préposéesâ•›? les conjonctions postposéesâ•›? etc. Le texte diffère un peu dans l’édition de 1548, qui a pour sous-titreâ•›: denuo recognita et plerisque in locis locupletata. À la page 7 on trouve la même définition de la grammaire, avec cette remarque en bas de pageâ•›: Grammaticé(n)… Fabius latine literaturam vertit. Unde et literaturam a quibusdam vocatos videmus eos qui in re grammatica, hoc est in litteris versarentur. On se rappellera les distinctions établies par Politien pour éclaircir la confusion causée par les différents termes employés dans l’enseignement de la grammaireâ•›: l’enseignement élémentaire est le domaine propre des grammatistae ou literatoresâ•›; le terme de grammaticus désigne plutôt un philologue ou un savant expert en critique littéraire. La Préface est de Melanchthonâ•›; elle est adressée à Christianus Egenolphus typographus Francofordiensis et datée de Wittemberg 1540, bien que ce soit une édition de Robert Estienne. Dans cette préface l’auteur trouve encore que les manuels tendent à être trop prolixes et félicite Mycillus pour l’excellence de son travail révisant, à la requête de l’auteur, cette édition de la grammaire de Melanchthon. Le texte est bien plus long que celui de 1525â•›; de nouveaux chapitres ont été ajoutés traitant en détail de la syntaxe (syntaxis) puis de la ponctuation et, plus brièvement, de la prosodie et de la métrique. La syntaxe comporte un chapitre polémique, De periodis, déclarant que la construction rigide – 1. nom (nominatif), 2. verbe, 3. objet direct, 4. objet indirect, 5. adverbe – doit être fermement maintenue comme exercice d’école, mais ne vaut pas pour la rédaction d’un texte. C’est là une note intéressante, conforme au retour général à la constructio médiévale, c’est-à-dire à l’analyse grammaticale, dénoncée comme barbare par les premiers humanistes, mais qui s’était révélée, du moins comme exercice pratique, plus efficace qu’on ne s’y attendait. On reprend la «â•¯synchyse╯» saxa vocant Itali mediis quae in fluctibus arasâ•›; ce fameux vers de Virgile, sorte de plaisanterie peut-être dans l’esprit du poète, avait été exploité depuis que Maro Grammaticus en avait fait le modèle typique d’une hyperbate confuse, mais séduisante. Une citation de Cicéron sert à montrer comment une période doit être divisée par des virgules et des points-virgules (cf. Scaglioneâ•›: The Classical Theory of Composition, 1972, p.â•›126 sqq. et passim sur la construction, 118–120, sur la synchyse, et 38–40 sur la division par des virgules.) La Dialectique de 1534, datée de Wittemberg Calendis Iulii est dédicacée à un mécène [benefactor], Guilielmus Reifenstein. La préface déclare que ce livre est, une fois de plus, destiné aux jeunes écoliers et souligne que l’étude de la dialectique y est facilitée par la présence de nombreux exemples, qui rendent ce manuel plus pratique que les précédents. Il ne les remplace pas, toutefois, car ils sont tous fort utilesâ•›: telles les oeuvres de Joannes Caesarius [Caesareus, dans la Rhetorica], de Rodulphus (la Topica d’Agricola) et surtout d’Aristote. Au début du livre I, la dialectique est définie comme le seul art qui donne dans tous les domaines la certitude. Tous les autres arts doivent être placés après elle, comme le fait Platon (anteponit omnibus artibus aliis Plato hanc, ut alias neget res intueri ipsas, sed somniare de rebus, hanc unam videre (5). La dialectique diffère de la rhétorique (7) en ce qu’elle va droit à l’essence des choses, tandis que
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l’autre revêt le produit brut de la dialectique de toute une ornementation de mots et d’idées (D. nudam causam brevibus verbis… designatâ•›; Rhetorica addit elocutionem inventis a D., et velut ornamentis verborum et sententiarum vestit.) Cette sorte de subversion du parti-pris humaniste, qui voulait placer la rhétorique au sommet du trivium, vient sans doute du désir qu’a le réformateur de faire passer la vérité avant l’élégance, res avant verbaâ•›; attitude qui sera aussi de facto celle des réformateurs catholiques. La préface de l’édition de 1539 des Rhetorices elementa s’adresse aux studiosi adulescentes Albert et Johann Reifenstein, fils de Guilielmusâ•›; elle date, selon Melanchthon, de «â•¯deux ans après la publication de la Dialectique╯». [Cette dernière doit donc remonter à 1517–21]. Le nouvel ouvrage est donc dédié aux mêmes élèves pour qui Melanchthon avait auparavant composé la Dialectique. Cela indique clairement qu’il se proposait de leur enseigner cette dernière d’abord – il le dit lui-même, même s’il a précédemment affirmé que la dialectique se situe, idéalement, au point culminant des artes sermocinales et constitue le plus noble de ces arts. Mais, la rhétorique exigeant plus de préparation et de maturité, il est naturel de l’enseigner plus tard, quand les élèves sont prêts à en tirer profit, comme le sont maintenant les siens. Les deux disciplines sont si étroitement unies que chacune se comprend mieux en liaison avec l’autre – clair rappel de la célèbre doctrine d’Agricola. L’auteur répète qu’il a indiqué dans la Dialectique pourquoi il avait décidé de composer ce manuelâ•›: afin de ne pas augmenter le nombre des auteurs à consulter, mais d’aller droit vers Aristote en évitant la masse des vaines disputes scolastiques qui encombrent le chemin. «â•¯Necessaria praecepta et ad iudicandum utilia iacebant obruta stultissimis rixis, nihil ad rem pertinentibus╯» (3). Personne ne s’est jamais mis au courant de l’état actuel de la discipline en lisant des auteurs ni en jugeant des controverses. Il en va différemment pour le manuel de rhétorique que Melanchthon écrit maintenant, car les auteurs qui se présentent sont excellentsâ•›: Cicéron peut servir aux débutants comme aux élèves avancés, si bien que de nouveaux manuels (elementa) n’apparaissent pas nécessaires. En d’autres termes, pour la rhétorique l’héritage humaniste suffit, et la dialectique ancienne suffira aussi, une fois débarrassée des ajouts et des distorsions de la scolastique médiévale. Néanmoins, Melanchthon va publier maintenant une rhétorique, pour montrer précisément la relation de celle-ci avec la dialectique, puisque l’une ne peut être comprise sans l’autre. En somme, il veut souligner l’unité des disciplines littérairesâ•›: point à ne jamais oublier. «â•¯Neque enim intelligi Dialectica, nisi ad Rhetoricam collata, potest.╯» (5). Ses conseilsâ•›? Lisez Cicéron et Quintilien après avoir lu mon manuel en guise d’introductionâ•›! Des exemples contemporains y sont ajoutésâ•›; peut-être parleront-ils plus directement que les Anciens aux gens de notre temps. En 1523 les De rhetorica libri tres sont dédiés à Bernardus Maurusâ•›; le volume contient aussi les Tabulae de schematibus et tropis Petri Mosellani et autres tables de figures par Melanchthonâ•›; sont aussi incluses des tables tirées du De copia d’Érasme. Toutes ces annexes se retrouvent à la fin de l’édition qu’a donnée Martinus Caesar en 1529. Dans sa préface à Maurus, Melanchthon dénonce l’usage captieux de la dialectique auquel se sont livrés les scolastiques («â•¯Lyrani, Carrucani╯»â•¯» entre autres) qui ne pouvaient souffrir Érasme, Capnio [Reuchlin] et Luther. Mais les belles lettres fleurissent de nouveau. Il termine ce passage polémique par l’affirmationâ•›: «â•¯commune argumentum est et rhetori et dialectico,╯» puis «â•¯Rhetorica dicendi artificium… ad omnia civitatis recte constituendae munera (pages non numérotées). La préface
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est datée de janvier 1519, à Wittemberg (Saxe)â•›; c’est un des premiers éloges de Luther dans les polémiques d’alors. Dans un essai récent sur la tradition philosophique de l’herméneutique à partir d’Aristote, Hans-George Gadamer n’hésite pas à attribuer à la Rhétorique de Melanchthon un rôle capital. Cette révision de la vieille discipline allait permettre aux fidèles, à l’âge de l’imprimerie, de lire et d’interpréter l’Écriture directement, sans l’intermédiaire traditionnel imposé par les institutions, c’est-à-dire le prêtre. «â•¯Précisément l’emploi de la rhétorique aristotélicienne par les réformateurs, en particulier Melanchthon, nous intéresse ici. D’un art de faire des discours Melanchthon a fait un art de comprendre les discours, une herméneutique. Deux facteurs ont convergéâ•›: le fait nouveau que le texte était imprimé – avec les caractéristiques que cela comporte – et la méfiance théologique des Réformés à l’égard de la tradition…╯» (123 sqq.). Membre de la «â•¯prêtrise universelle╯», le nouveau croyant a besoin d’un outil – la rhétorique – pour interpréter correctement les formules «â•¯littéraires╯» inhérentes au texte, en l’absence d’un interprète officiel parlant du haut d’une chaire. L’influence de Melanchthon sur l’éducation s’est exercée aussi en ce qu’il a inspiré les oeuvres de beaucoup de ses amis. Exempleâ•›: Sleidan en 1556, avec De quatuor summis imperiis in gratiam juventutis, ouvrage qui imposera pendant deux siècles aux écoles protestantes la théorie des quatre monarchies. Les protestants avaient des chaires spécialisées en histoire universelle à Mayence et Fribourg. De là vient qu’en 1572, un Jésuite, le P. Rhetius, comme avant lui Petrus Canisius, proposa de considérer l’histoire comme une servante de la théologie, afin de rivaliser avec Melanchthon et David Chytraeus, promoteurs de cette opinion. (Chytraeusâ•›: De lectione historiarum recte instituenda et historicorum fere omnium series et argumenta, Argentinae, 1565). Johannes Sturm Johannes Sturm (né à Schleiden, près de Cologne, en 1507) a été formé par les Frères de la vie commune à Liège (1521–24), puis à Louvain, où il eut Cleynaerts pour ami, et enfin à Paris (1529–36) où, tout en étudiant la médecine, il donna des cours privés sur la grammaire et la dialectique d’Agricola au Collège royal. En 1536, acquis à la Réforme, il alla s’installer à Strasbourg sur l’invitation de Martin Bucer (cf. Codina Mirâ•›: Aux sources, 218–223). Les autorités municipales lui ayant demandé de réorganiser dans la ville l’enseignement public, il fournit en février 1538 le plan (le fameux Avis) d’un «â•¯gymnasium╯» basé sur ses expériences acquises à l’école St. Jérôme de Liège. La même année, il publie le programme exemplaire de la nouvelle école, le De literarum ludis. Le système pédagogique de Sturm ressemble à d’autres sur bien des pointsâ•›; il est, en particulier, remarquablement proche du système qui fera le succès des Jésuites, où tous les détails sont soigneusement planifiés et régis par une stricte discipline. Mais il diffère de tous les autres dans l’application de son programme. On y enseigne, en effet, tout l’éventail des arts libéraux et des disciplines avancéesâ•›: une véritable encyclopédie, ou du moins ses bases. Après quelques années d’application, Sturm modifia le plan original de ses De literarum ludis et groupa logiquement les disciplines en deux «â•¯grands cycles╯» comprenant d’abord neuf classes (neuf années), puis cinq classes (cinq années), trajet que l’élève devait parcourir de 7 à 21 ans. Le premier
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cycle couvrait le trivium et le quadriviumâ•›; le second offrait les disciplines «â•¯professionnelles╯»â•›: théologie, droit, médecine et philosophie. Si l’idée de base de ce curriculum lui est venue des Hiéronymites, il l’a appliquée avec une rigueur sans précédent. Donc, à l’instar des écoles des Frères, le Gymnasium encourageait ouvertement l’émulation et la concurrenceâ•›; c’était là, en partie, la raison pour laquelle les classes étaient divisées en «â•¯décuries╯», chacune avec à sa tête un «â•¯décurion╯». Deux fois l’an, en octobre et vers Pâques, avaient lieu des examens officielsâ•›; les promotions à la classe supérieure (progressio) étaient solennellement annoncées en présence des autorités et des notables de la villeâ•›; des prix étaient décernés aux meilleurs élèves. Le pessimisme de Sturm à l’égard de la nature humaine, ses expériences de réformé l’emportant sur son passé humaniste, apparaît dans l’autorisation qu’il donne aux châtiments corporelsâ•›: «â•¯illiberale est puniri et castigari verberibusâ•›; at quoniam maxima pars vitiosam naturam habet…╯» (De literarum ludis, 8r, cité par Codina Mir 225). En accord avec l’humanisme chrétien d’Érasme, Sturm vise à harmoniser le savoir et la morale, doctrina et moresâ•›; toute étude sera donc subordonnée à sa véritable et suprême fin, pietas. La formule pietas litterata, qui décrit cet idéal, a été appliquée à tous les systèmes d’éducation protestants, et elle peut s’appliquer fort pertinemment, nous le verrons, au système jésuite. Comme le dit Sturmâ•›: «â•¯Satis enim praeclare agetur si omnium studia referantur ad pietatem et sapientiam╯»â•›; «â•¯Propositum a nobis est, sapientem atque eloquentem pietatem finem esse studiorum.╯» (De literarum ludis, 13v, 15r. Voir aussi 4v.). Par conséquent, les maîtres seront tenus, par serment, d’être loyaux à leur Église comme à leur école et de se montrer bons chrétiens à la fois dans leur vie privée et dans leur enseignement. Les élèves paient des droits d’inscription, à moins qu’ils ne bénéficient d’une bourse d’études. Le ludus litterarius alterne avec les classes d’exercices physiques, comme la natation, le saut, la course, l’escrime, etc. Le seul et unique langage employé est le latin, les anciens Romains étant en tout les modèles à suivre. On fait constamment appel à la mémoireâ•›; les élèves doivent tenir des cahiers de notes quotidiennes (diaria, ephemerides), comme le recommandait le De copia d’Érasme. Ces cahiers servent aussi à préparer les compositions, fréquentes et de difficulté graduelle, sur des sujets donnés, de rhétorique ou de dialectique. On se servait uniquement de textes anciens, tels que les oeuvres de Térence et de Plaute. On les lisait, on en apprenait par coeur des passages, on les mettait en scène. Le grec aussi était enseigné, mais passait après le latin. Les poètes classiques (Catulle, Tibulle et Horace) étaient au programme pour les élèves de dix ans (on omettait les passages choquants). En premier lieu, on apprenait les règles, selon la méthode déductive de Melanchthon, à partir de la lecture des auteurs. Les grammaires utilisées étaient, non seulement le Donatus, mais aussi des grammaires modernes, entre autres celles de Melanchthon, de Murmellius, d’Érasme, de Nicolaus Clenardus (Cleynaerts, auteur également d’une grammaire hébraïque très connue). Johannes Murmellius, disciple d’Alexander Hegius à Deventer et professeur à Münster en même temps que recteur de l’école d’Alkmaar, a publié de nombreux ouvrages d’érudition et des manuels scolairesâ•›; parmi ces derniers le Pappa puerorum, livre de lecture qui sera longtemps employé pour l’étude du latin au niveau élémentaire. La rhétorique avait pour base les Partitiones oratoriae de Cicéron. Sturm montre aussi son attachement au pur humanisme en revendiquant pour l’histoire une place de choix, comme le montre sa lettre de 1565 à Michael Beuther le pressant de prendre un poste d’historien à Strasbourg (Classicae epistolae, éd. J. Rott, Paris, 1938, pp.â•›87–89).
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Le Gymnasium de Strasbourg fut imité par de nombreuses villes protestantes telles que Bâle, Heidelberg, Tübingen, Altdorf, Augsbourg, Hambourg, Lausanne, ainsi que par le Collège de Calvin à Genève. En même temps il fut critiqué pour son usage trop radical des classiques, son cicéronianisme exclusif et son invraisemblable emploi du latin pour enseigner le catéchisme et la doctrine chrétienne dans des pays où régnait la Bible de Luther. Le collège de Nîmes À Nîmes les protestants firent très tôt une expérience intéressante, quoique malheureuseâ•›; elle a été étudiée par Codina Mir (233–240). L’humaniste nîmois Claude Baduel (1491–1561), alors lecteur au Collège royal, fut rappelé de Paris en 1540 pour organiser et diriger une Université et un Collège des arts autorisés l’année précédente par François Ier. Baduel avait suivi à Wittemberg les cours de Melanchthon, qui l’avait recommandé à Marguerite de Navarre. Il a connu Vivès, Budé, Sturm et peut-être Érasme, accompagné Sturm à Strasbourg, où il rencontra Bucer et Calvin. À Nîmes, il prit comme principes de base ceux de Sturm, visant à l’acquisition d’une parfaite latinité et d’un style tel que le demandait Aristote, pur, clair, orné et approprié. Les classes se suivaient de telle façon que chacune cultivait l’une de ces qualités. Les élèves abordaient les cours «â•¯publics╯» après avoir parcouru ce cycle de l’âge de cinq ou six ans jusqu’à quinze ans. Vers vingt ans, ils étaient prêts à entamer des études universitaires de droit, de médecine, de théologie ou de lettres. L’école était régie par un conseil composé du principal, de quatre «â•¯gymnasiarques╯» – délégués par la ville aux affaires scolaires – et de quelques autres personnalités. Régents et professeurs n’y prenaient part qu’avec voix consultative. En 1550, après une décennie de querelles futiles, Baduel quitta Nîmes pour Genève, à l’invitation de Calvin, et son collège tomba dans une semi-obscurité. Les collèges calvinistes Le système d’éducation le plus radicalement protestant se développa en Suisse sous Calvin, d’abord au Collège de Rive à Genève, puis au Collège de Lausanne, enfin de nouveau à Genève, où fut fondé le collège de Calvin proprement dit, mais pas avant 1559. En effet, Calvin, qui avait passé quatre ans au Collège de Montaigu, puis subi à Strasbourg l’influence de Bucer, avait été expulsé de Genève en 1538. Ayant passé à Strasbourg les années 1538–41 comme professeur au Gymnasium de Sturm, il en rapporta à Genève une pédagogie plus humaniste. Le Collège de Rive avait eu des débuts franchement humanistes. Il était animé par un compagnon de Calvin, Guillaume Farel. Dès 1538, un sommaire de son programme avait été imprimé – premier programme en français d’un collège protestant – sous le titre L’ordre et manière d’enseigner en la ville de Genève au Collège╯» (Codina Mir 240–255). D’emblée, le Collège de Rive se distingua comme étant le premier collège «â•¯trilingue╯», basé – comme le seront les collèges jésuites – sur les trois langues sacréesâ•›: latin, grec, hébreuâ•›; il était en fait quadrilingue, car la langue française y était l’objet d’une égale attention. Calvin était réalisteâ•›: il fallait cultiver le vernaculaire en vue de la prédication. L’orientation du programme
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accordait une priorité absolue et quasi exclusive à l’étude de l’Écritureâ•›; tout le reste lui était subordonné. Farel et Calvin parlaient une heure chaque jour, respectivement à 9 h. et à 14 h. Dans les classes de Grammaire quelques auteurs classiques étaient admis, Térence, Virgile, Cicéronâ•›; mais on remit à plus tard l’ouverture de classes de rhétorique et de dialectique. Quand les bons bourgeois de Genève reprochèrent à cette école de ne pas accorder la moindre place aux arts libéraux, il leur fut répondu que ces derniers n’étaient pas exclus a priori et qu’à la longue ils pourraient entrer dans le programmeâ•›; mais il fallait, pour l’instant, prouver qu’ils étaient propres à servir l’Écriture. En conséquence sont exclus le droit et la médecine, disciplines sans liens avec cet objectifâ•›! En 1559, le Collège de Rive disparut pour faire place au Collège de Calvin à Genève, qui eut statut d’université et répliquait le Collège de Strasbourg. A sa création collaborèrent Théodore de Bèze et Mathurin Cordier. Cependant le Collège-Académie de Lausanne était devenu le premier établissement d’études supérieures en Suisse romande. Les leges scholae Lausannensis d’août 1547, quoique non imprimées, semblent avoir fourni à Calvin et à Bèze le plan des Leges academiae Genovensis de 1559. Signées de Simon Sulzer, elles sont inspirées de Sturm et de Melanchthon. À la différence des neuf classes de Sturm ou des huit de l’école de Celle [Zelle], le Collège de Lausanne proprement dit, de même que son homologue de Genève, était divisé en sept classes couvrant le cycle humaniste «â•¯Grammaire, Rhétorique, Dialectique╯»â•›; au-dessus, l’↜渀»Académie╯» comportait quatre chaires offrant des cours publics en grec, hébreu, théologie et lettres («â•¯arts╯»). Les élèves des classes de Première et de Seconde pouvaient assister à ces cours. Dans les classes les élèves étaient groupés en décuries, non pas selon l’âge ou le rang social, mais selon leur mérite et leur succès. Le décurion surveillait, dans chaque décurie, le travail de ses condisciples. Les défaillances intellectuelles étaient sanctionnées par des épithètes péjoratives du typeâ•›: nota asini (âneâ•›!), nota sermonis soloecismi (faiseur de solécismesâ•›!). En matière de style, les progrès étaient attestés par des compositions graduées (themata) allant de la simple imitation au développement de sujets originaux, en latin ou en grec, en prose ou en vers. Les meilleurs élèves de Première et de Seconde se livraient le samedi à des exercices, tantôt de logique (disputationes circulares), tantôt de rhétorique (declamationes). On accusait bien les disputationes d’être des exercices scolastiques oiseux, du pire type médiévalâ•›; pourtant Calvin les conserva à Genève, en dépit de son mépris humaniste pour les futilités sophistiques. On commençait en Septième par les rudiments de lecture et d’écriture, suivis en Sixième par les Disticha Catonis en édition bilingue et l’acquisition des règles élémentaires. On passait en Cinquième dès qu’on pouvait prendre correctement une dictée et lire en français le Nouveau Testament. Une grammaire plus avancée et la lecture des classiques prenaient place en Quatrième et en Troisième. La Seconde et la Première abordaient le grec avec des textes classiquesâ•›; les élèves s’exerçaient à l’analyse rhétorique et dialectique en plusieurs langues à l’aide des manuels et des textes. Le catéchisme calviniste, la prière, le chant des hymnes sacrés, la présence aux sermons, tout cela assurait la progression jusqu’au but principal de cet enseignementâ•›: la piété chrétienne. Le plus célèbre collaborateur de Calvin en matière d’éducation fut Mathurin Cordier, un Français qui enseigna la grammaire à Paris, Bordeaux, Neufchâtel, à l’Académie de Genève et à Lausanneâ•›; il a contribué en particulier aux Colloquia scholastica. Publié en 1564 à Lyon, mais
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composé à Genève, ce manuel restera apprécié trois siècles dans les écoles aussi bien catholiques que protestantes, concurremment aux Colloques d’Érasme. Les élèves peuvent avoir, outre une grammaire, les Colloquia de Cordier, un dictionnaire, le Nouveau Testament, les Psaumes et le catéchismeâ•›; également un Cato, un Térence et les lettres de Cicéron, ces trois derniers ouvrages à lire en privé plutôt qu’en classe. Les écoles calvinistes se démarquaient on ne peut plus nettement des collèges jésuites. Il peut donc paraître ironique que les Jésuites aient admis sans hésitation – contre les objections et les doutes de certains d’entre eux – l’étude des auteurs classiques à la place des auteurs chrétiens, excluant même les pères de l’Église et les débuts de la poésie chrétienne. Dainville (179 sqq.) examine cette apparente contradiction et la différence entre cette attitude et celle, par exemple, de Castellion adoptant, dans la ligne de Calvin, l’Écriture et les Pères comme seule matière d’enseignement – ce qui étonnait fort l’humaniste Sturm. Castellion, en effet, bannit l’antiquité profane avec ses Dialogues tirés de l’Histoire sainte (1542), livre généralement bien accueilli dans les écoles protestantes, où il remplace les classiquesâ•›; deux siècles plus tard, Lhomond composera un ouvrage analogueâ•›: Epitome historiae sacrae. Les Jésuites, pense Dainville, regardaient l’étude des formes littéraires antiques et des vertus païennes comme une préparation obligatoire aux études chrétiennesâ•›: on trouvait là des modèles parfaits, irremplaçables à imiter fidèlement. Une fois passée la période «â•¯héroïque╯» de la première génération, les protestants, issus pourtant de l’humanisme, devinrent anti-humanistes, alors que les Jésuites, venus de milieux espagnols et parisiens d’esprit encore plus ou moins scolastique et médiéval, passèrent résolument à l’humanisme sous l’influence de la culture italienne. Cette sorte de «â•¯conversion╯» avait commencé avec Ignace lui-même. Les textes «â•¯immoraux╯» étaient expurgés ou, mieux, présentés en anthologies, selon la formule de Possevin. Ramus Dans le domaine de l’éducation, on ne peut passer sous silence Peter Ramus [Pierre de La Ramée, 1515–1572]. Nommé Lecteur royal en 1551, il dut abandonner ce poste l’année suivante en tant que huguenot. Il fut un des pionniers des idées protestantes sur l’enseignement, mais ses projets de réforme de la Sorbonne restèrent lettre morte et l’influence directe qu’il eut à Paris fut limitée, d’abord par son exil temporaire en Allemagne et finalement par son assassinat lors du massacre de la Saint-Barthélemy. Néanmoins elle s’exercera, profonde et durable, grâce à ses disciples et ses imitateurs, en France et ailleurs, en particulier dans les pays protestants. Les manuels composés par lui et par son collaborateur Omer Talon [Audomarus Talaeus] sur chacun des ‘arts’ du trivium et plusieurs autres disciplines firent longtemps autorité, et le programme exposé dans son Ciceronianus joua un rôle capital. (Cet ouvrage, dont la dédicace date du 8 décembre 1558, ne fut publié qu’en 1573 à Bâle.) L’histoire complexe de l’ample influence exercée par Ramus a été fort bien explorée, notamment, de façon très complète, par Walter J. Ong, S.J.
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La Compagnie de Jésus Le premier groupe de compagnons d’Ignace de Loyola à prendre contact avec les milieux universitaires vint à l’université d’Alcalá. Il était composé d’Ignace lui-même et de Sosadilla, Laynez, Ledesme, Salmerón et surtout Jerónimo Nadal, fondateur et organisateur du premier collège à Messina. Ils se rendirent ensuite à l’université de Paris et sans aucun doute l’expérience parisienne, et plus spécifiquement le modus parisiensis des collèges de Sainte-Barbe et Montaigu, exerça une profonde influence sur les projets subséquents de Loyola. Il n’est nullement prouvé qu’Ignace, comme l’allèguent certains, ait copié le programme strasbourgeois de Sturm en 1538. Codina Mir propose de considérer le modus parisiensis comme intermédiaire direct entre les méthodes des frères hiéronymites et les jésuites, qui auraient commencé par se prévaloir de l’expérimentation de Nadal à Messina, contrairement à l’hypothèse première qui veut que les collèges jésuites aient pris pour modèle Liège, en passant par Strasbourg. En bref, les Frères empruntèrent leurs méthodes pédagogiques de Paris (la scolastique en logique, et la grammaire modistique)â•›; puis, à leur tour, ils exportèrent à Paris leurs propres aptitudes d’organisateurs, à travers la réforme que Standonck avait fait subir à Paris au collège de Montaigu, qui du coup acquiert les caractéristiques de Zwolle, à savoirâ•›: des classes graduées, divisées en décuries, des examens de passage, des promotions périodiques, et l’utilisation de procédés mnémotechniques tels que le rapiarium aussi bien que les stratagèmes éducatifs des notatores, inconnus à Paris auparavant. En Italie, les Jésuites adaptèrent le modus parisiensis aux goûts du public italienâ•›; et partout, sous tous les climats, ils effectuèrent de telles adaptations aux réalités du monde. Ils adoptèrent l’enthousiasme pour la rhétorique qui régnait à Rome parce que Muret, Manuzio et tant d’autres orateurs y avaient réussi et étaient devenus éminents. Ils furent, et sont restés, maîtres dans l’art de subordonner tous les moyens à leur fin, «â•¯la plus grande gloire de Dieu╯». Mûrissant surtout au sein du climat culturel italien, le programme pédagogique des Jésuites en vint à être primordialement centré sur la rhétorique. Or, la rhétorique avait été enseignée avant 1500 sous différentes formes, mais, notamment dans les universités françaises, uniquement comme matière «â•¯extraordinaire╯» et facultative, et sous la forme de ars dictaminis selon l’exemple italien. Cela équivalait à utiliser une approche rhétorique à la manière de Quintilien, en songeant à l’éducation de la personne plutôt qu’à son instruction au sens étroit, à la formation de l’esprit et du caractère plutôt qu’à l’érudition. Ce que cette méthode avait d’original, c’était son habileté psychologique dans l’organisation de l’enseignement et des exercices, methodus non sans ressemblance avec celle de Ramus, originale sans être unique puisqu’elle était déjà partagée par les Frères et par Sturm. Le programme des Jésuites, et son étonnant succès, ne saurait être compris sans qu’il soit tenu compte de l’état général des institutions pédagogiques aux environs de 1540, et des intérêts spécifiques de l’Église à cet égard. D’une manière générale on ressentait le besoin d’améliorer les ressources disponibles pour l’éducation primaire, secondaire et universitaireâ•›; mais villes et états ne voulaient ni ne pouvaient soutenir l’effort administratif et financier qu’il aurait fallu déployer pour accomplir cette tâche. Les Jésuites, et d’autres ordres nouveaux, se proposaient pour combler cette lacune et en assumèrent seuls la responsabilité, vu qu’ils étaient à la fois désireux
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de le faire, et suffisamment armés dans ce but. L’échec des pouvoirs publics leur en donnait l’occasion et la plupart des villes leur rendirent pour leurs services un hommage reconnaissant. Dans ce domaine, en outre, les pays catholiques étaient privés de l’avantage que Luther offrit à ses disciples lorsqu’il plaça sur la liste des devoirs de parents chrétiens l’obligation de veiller à l’éducation de leurs enfants, afin que ceux-ci fussent à même de lire l’Ecritureâ•›: puissant appui à l’alphabétisation, fût-ce dans le secteur privé plutôt que public. Il est vrai, par ailleurs, que le Concile de Trente ordonnait aux prêtres d’établir des écoles en vue de la diffusion de la doctrine chrétienneâ•›; mais le niveau de compétence des prêtres à cet égard était trop bas pour suffire à la tâche… Le Concile exigeait également l’établissement d’écoles séparées, parallèles, servant au même but, mais sans en avoir les moyensâ•›; et l’idée même d’offrir des écoles élémentaires publiques pour le commun du peuple, idée également encouragée par le Concile, était reçue avec méfiance puisque l’alphabétisation risquait de déstabiliser le statu quo social. Une fois que les Jésuites avaient pu affermir leurs projets d’action apostolique dans le climat particulier des milieux ecclésiastiques romains, leurs aptitudes personnelles répondirent à merveille aux besoins précis de l’Eglise. Il fallut d’abord pallier rapidement la déplorable ignorance du clergé, faute de quoi celui-ci ne pouvait être chargé de l’éducation des masses. Le Concile de Trente était sur le point d’exiger l’établissement de séminaires destinés au clergé et en donna l’ordre aux diocèses. L’ineptitude tant intellectuelle que morale des prêtres fournissait un argument de poids à la propagande protestante, et promulguer des décrets n’y pouvait rien puisque les éducateurs nécessaires n’étaient pas disponibles et que par ailleurs les diocèses résistaient aux décrets, faisant la sourde oreille si Rome ne fournissait ni l’argent ni le personnel. C’est dire que les Jésuites arrivaient à point pour assumer une fonction tant difficile que crucialeâ•›; le séminaire principal, situé dans la capitale de la chrétienté, leur fut confié. En même temps il parut nécessaire de pouvoir recevoir des membres du clergé allemand dans les murs, facilement contrôlés, de la capitale romaine, afin de pouvoir les former en vue de leur mission apostolique dans leur pays. C’est pourquoi, le 31 août 1552, le pape Jules III fonda le Collegio Germanico sur la base de la bulle Dum sollicitaâ•›; il fut immédiatement confié aux Jésuites, qui formaient des convictores dans le collège qu’ils venaient d’ouvrir à Rome. Bien qu’en général on estime naturel que les séminaires tridentins fussent identifiés avec les établissements jésuites, il s’avère que ce n’était qu’une coïncidence, fruit d’un réel besoin d’une part, et d’autre part du fait que seuls les Jésuites possédaient l’équipement nécessaire. Le succès des Jésuites fut tel qu’ils devaient refuser nombre de demandesâ•›; ils étaient relativement peu nombreux, et leurs ressources demeurèrent longtemps modestes et instables. Même au cours des époques subséquentes, lorsqu’ils furent plus solidement établis, ils continuèrent à n’accepter qu’avec hésitation de nouvelles charges. Par exemple, Grégoire XIII (1572–85) fonda de nombreux collèges et séminaires destinés à la formation de prêtres, tout particulièrement dans les régions disputées par les protestants. Tout en utilisant les Jésuites comme ses meilleurs alliés, il prit lui-même des initiatives directes par l’entremise de ses visiteurs et nonces. Considérons par exemple Fribourg, ville suisse placée entre deux bastions du protestantisme, Berne et Genève. En 1579–80, Grégoire XIII y fit fonder un collège sur le terrain de deux abbayes dépossédées. Les Jésuites, toutefois, commencèrent par en refuser la directionâ•›; puis, en 1580, ils l’acceptèrent à contre-coeur et y envoyèrent Petrus Canisius (mort en 1597) et Robert Andrew.
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Le collège ouvrit en 1582â•›; à ce moment les Pères avaient déjà formulé leurs programmes et manuels. Les collèges étaient aux mains des Jésuites leur arme la plus puissante et le meilleur moyen pour influencer la société. Le premier fut celui de Messina (1548), suivi par le collège de Rome (1551) et une foule de collèges provinciaux parmi lesquels celui de Parme (1599) était destiné à devenir le plus prestigieux. Au moment de la mort d’Ignace en 1556 il y avait quelque mille Jésuites ayant fait leur profession, plus de soixante-dix maisons et près de cent «â•¯fondations╯»… En 1625 les Jésuites seront au nombre de treize mille, et le nombre des fondations situées non seulement en Europe mais au Japon, en Afrique, et en Amérique latine, atteindra cinq cent cinquante. A Rome, le Collège romain se développa rapidement. Il offrait des études de théologie, de philosophie et d’humanités (celles-ci comportant le latin, le grec, l’hébreu, et plus tard l’arabe). De nombreux externes du Germanico augmentèrent encore sa population étudiante, à tel point qu’il concurrençait l’université de Rome (la Sapienza) elle-même, dont les effectifs se mirent à baisser. Les professeurs venaient surtout d’Espagne, et les étudiants d’Italie. Le système éducatif conçu par Loyola commence à la fin du primaire, comprend toutes les classes et toutes les disciplines du secondaire jusqu’au baccalauréat, et continue par l’établissement d’universités jésuites enseignant uniquement les arts et la théologie. L’âge d’entrée variait entre neuf et quatorze ansâ•›; la licence survenait généralement à l’âge de vingt-et-un ans. Les collèges européens ne devaient pas accepter des élèves ne sachant pas lire et écrire, tamdis qu’en terre de mission les illettrés étaient admis, puisque l’alphabétisation était une légitime activité apostolique parmi les infidèles. Cela n’empêcha pas les collèges jésuites d’Amérique, d’Afrique et d’Asie du Sud et de l’Est d’instaurer des programmes de langue et littérature latines semblables à ceux d’Italie, Virgile et Cicéron en mains, même si les débutants indigènes illettrés avaient d’énormes lacunes à combler… Au collège de Goa, par exemple, en 1552, on lisait Virgile, Salluste et Cicéronâ•›; et en 1556 les Tristia d’Ovide… Le curriculum des lettres d’humanité commençait par des cours de grammaire avancée, de rhétorique, de langues (latin, grec, hébreu) et de lecture des auctores. On avançait ensuite vers la logique et la philosophie proprement diteâ•›: philosophie naturelle et morale, métaphysique, théologie, études scripturaires. Loyola ne s’intéressait guère aux questions de forme, sauf dans la mesure où elles pouvaient influer sur l’attention du lecteur et sur l’efficacité de la communication. Ses collaborateurs poussèrent plus loin ces indications et ajoutèrent des allusions à l’élégance cicéronienne et à la pureté du style, qualités fondamentales tant pour l’efficacité du prédicateur que pour l’orateur devant s’adresser aux auditoires raffinés que les Jésuites souhaitaient atteindre. Une des grandes innovations de la pédagogie jésuite était l’organisation des classes dans un ordre logiquement progressif aidé par une méthode de révisions générales précédant les recherches particulières. Pour cette raison il ne paraissait guère nécessaire de départager les étudiants selon leur âge ou leur degré d’avancement ou même leur intelligence ou leurs études préalables. Il en résulta un manque d’ordre et d’intégration que Loyola désapprouvait, et qui lui paraissait très éloigné du modus parisiensis… ***
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Ce qui ressort de ce passage en revue des diverses théories et pratiques pédagogiques de la période que nous étudions, c’est le retour en masse des postulats chrétiens sans que fût affaibli l’élan de l’humanisme. Car, à quelques exceptions près, ce qui se passait dans les salles de classe n’eût guère été compris au Moyen Âgeâ•›; et eût pourtant été impossible sans le rôle directeur de l’humanisme. On voit des apôtres du Christ tels que Melanchthon et Loyola enseigner la Parole de Dieu à travers les écrits «â•¯païens╯» d’Aristote, de Virgile, de Cicéron. Leur idéal commun était une docta religio sachant utiliser la sagesse et la beauté formelle léguées par les Anciens pour faire comprendre le message universel et intemporel du Christ.
Les traités de civilité Jean-Claude Margolin La Renaissance, et plus particulièrement l’espace chronologique auquel nous nous référons, n’a pas inventé la civilitéâ•›: ni le mot ni la chose. Mais on peut dire sans exagération que la notion, d’origine latine et en partie cicéronienne, a pu s’introduire sans le moindre effort dans l’ensemble des idées, des valeurs ou des pratiques que connote la notion plus générale d’humanitas, source verbale, mais surtout idéelle de l’humanisme conquérant. D’autre part, le petit traité d’Érasme de 1530, intitulé De la civilité des moeurs puériles (De civilitate morum puerilium) a connu un tel retentissement européen, voire extra-européen, bien au-delà de la vie d’Érasme et même du XVIe siècle, qu’on peut à bon droit le considérer comme un phare tournant, éclairant non seulement les voies du futur, mais faisant sortir de l’ombre ou de l’ambiguïté des grappes de concepts relatifs au passé. Origine du mot et son usage à l’époque de la Renaissance Le mot français «â•¯civilité╯», dont le radical est «â•¯civil╯» et auquel on peut associer toute une série de dérivés comme «â•¯civilisation╯», «â•¯civiliser╯», «â•¯civique╯», etc. vient du latin civilitas, qui désigne étymologiquement la qualité de civis ou citoyen, citoyen d’une civitas, cité (dont l’extension territoriale peut d’ailleurs varier considérablement, puisque la qualité de civis Romanus, la citoyenneté romaine, a pu s’appliquer à un moment de l’histoire de Rome à tous les ressortissants de nations, hier ennemies ou étrangères, qui acceptaient de se soumettre aux lois de la République ou de l’Empire romains). Mais ce qui est vrai du français l’est aussi de la plupart des langues romanes (on se contentera d’évoquer l’italien civiltà) et même de langues non romanes, comme l’anglais civil et civility ainsi que tous leurs dérivés. Si l’allemand préfère les termes de Höflichkeit ou de Lebensart pour désigner ce que l’on entendait à la Renaissance et encore aujourd’hui par «â•¯civilité╯», on retrouve le radical latin civis dans Zivilisation ou zivilisieren. On peut constater la double connotation sémantique de ces termesâ•›: d’une part, celle qui a trait aux qualités des citoyens, c’est-à-dire d’une communauté humaine destinée à vivre sous les mêmes lois, à jouir des mêmes droits, à accepter les mêmes obligations, donc à entretenir des rapports pacifiques, libéraux, sinon égalitaires et fraternels, entre ses différents membresâ•›; cette civilité, qui repose sur un État de droit constituant une société de citoyens, s’oppose à toutes les formes de barbarie, de despotisme, de tyrannie qui ne reconnaissent que des sujets, sinon des esclaves, soumis au bon plaisir du chef. D’autre part, mais non sans rapport avec la première chaîne sémantique, «â•¯civil╯», «â•¯civilité╯», «â•¯civilement╯» s’appliquent à toute une série de vocables, de syntagmes ou de circonstances ayant trait à la politesse, à la courtoisie, aux usages mondains, bref à toutes les attitudes, à tous les gestes, à tous les comportements, à tous les propos qui caractérisent des êtres «â•¯civilisés╯» par rapport à des êtres frustes, grossiers, barbares ou «â•¯sauvages╯». Mais s’agit-il seulement d’un comportement extérieur, autrement dit fait d’apparences ou de bons usagesâ•›? Peut-on imaginer une civilité qui ne se référerait qu’à un état de la société ou à un état des moeurs, sans qu’elle ait quelque influence sur le comportement intérieur de l’individuâ•›? 197
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Allons plus loinâ•›: l’honnêteté, la bienséance, la politesse, la sociabilité (tous vocables que connote le concept de civilité) peuvent-elles être tout à fait indépendantes de la qualité intellectuelle du sujetâ•›? Il semble difficile de l’admettre, car l’apprentissage et la pratique de ces vertus civiles implique une certaine réceptivité, une sensibilité, une capacité de langage et de compréhension qui sont incompatibles avec une aridité intellectuelle intégrale. En tout cas les humanistes de la Renaissance, Érasme en tête, héritiers des grands pédagogues du Quattrocento, mais aussi de la pensée de Platon, de Plutarque, de Cicéron ou de Quintilien, ne pouvaient même pas concevoir l’idée d’une séparation entre deux ordres, dont l’un eût été celui de l’éthique, et l’autre, celui de la connaissance. L’expression même de humaniores litterae (ou celle, synonyme, de bonae litterae) par laquelle ils désignent la culture qu’un enfant ou un adolescent doivent assimiler pour accéder de l’état d’inculture ou de «â•¯sauvagerie╯» (caractérisé par l’adjectif latin rudis) à celui d’↜«â•¯érudit╯» (eruditus désignant précisément celui que l’instruction ou l’éducation a fait sortir de l’état de rudis) montre à l’évidence que la morale, les moeurs et les connaissances sont en connexion continuelleâ•›: les «â•¯belles╯», ou plutôt «â•¯bonnes╯» lettres sont celles qui vous rendent «â•¯plus humains╯». Que faut-il entendre par ce degré supérieur d’humanitéâ•›? Si l’on se réfère au concept cicéronien d’humanitas, nous assistons aux mêmes dérivations sémantiques qu’avec le concept de civilitas, avec lequel, malgré sa plus grande extension théorique, il finit par se confondreâ•›: la qualité d’homme ne s’applique pas seulement aux différences spécifiques qui, sur le plan anatomique et physiologique, le maintiennent à l’écart de toutes les autres créatures vivantesâ•›; elle a, dès les temps les plus anciens, voulu signifier un ensemble de qualités morales aussi bien qu’intellectuelles constituant cette «â•¯humanité╯», qu’on oppose non sans raison à l’↜«â•¯inhumanité╯», c’est-à-dire à la barbarie, à la cruauté, à la méchanceté. Les qualités de l’être humain se rapportent d’ailleurs à cette différence spécifique majeure qu’il est doué de raison (et de langage). Ici encore, l’éthique, apparaissant comme le fruit de la raison (et, pour les humanistes chrétiens, comme le fruit de la raison divine, dont la raison humaine est un reflet), rejoint, sans pourtant se confondre avec elle, la connaissance théorique. En 1529, c’est-à-dire un an avant son court traité de «â•¯civilité puérile et honnête╯», Érasme publiait un ouvrage de pédagogie à l’usage des très jeunes enfants, le De pueris statim ac liberaliter instituendis, et en utilisant l’adverbe liberaliter pour caractériser cette éducation qu’il voulait «â•¯libérale╯» (c’est-à-dire celle qui fait accéder un enfant à l’état d’homme libre, libre de son jugement et de ses actions, libéré de toutes les entraves que son inculture primitive lui imposait), il soulignait explicitement que l’enfant devait être conduit du même pas ad virtutem et ad bonas litteras. Mais, de même que le corps est l’instrument de l’âme, et que l’hygiène physique est une condition nécessaire, sinon suffisante, de la bonne santé intellectuelle et morale (le De pueris est plein de conseils hygiéniques, tirés d’ailleurs pour la plupart de Quintilien, du pseudo-Plutarque et des recommandations médicales d’Hippocrate et de Galien), le comportement du jeune enfant, dans la vie quotidienne, de son lever à son coucher, à table, dans la rue, avec ses parents, ses maîtres, les personnes âgées, ses vêtements et leur usage, ses propos ou son silence, bref, tout ce qui relève de ces mores ou «â•¯moeurs╯», c’est-à-dire des usages sociaux établis par des siècles de civilisation – et, pour Érasme, de civilisation chrétienne – constitue l’enveloppe extérieure d’une morale intérieure, invisible, mais toujours vigilante. Nous reviendrons sur ce traité d’Érasme, mais je voudrais dès maintenant souligner une apparente contradiction dans l’enseignement moral et philosophique de l’humanisteâ•›: la leçon du célèbre adage sur les Silènes d’Alcibiade, constamment
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reprise sous des formes différentes dans ses écrits religieux, c’est qu’il ne faut pas juger les êtres selon les apparences qu’ils donnent d’eux-mêmes dans leurs attitudes, leur vêtement, leurs proposâ•›; tout cela ne représente qu’une vile écorce, qu’il s’agit de percer pour examiner (métaphoriquement) la réalité intérieure, invisible aux yeux de la chair, inaccessible à la foule ordinaire qui représente en fait cette communauté avec laquelle on est amené à vivre. Or les manières de table ou la façon de regarder son voisin, la manière de rire ou celle de se moucher sont bien les comportements les plus extérieurs qui soientâ•›; et Érasme s’y tient dans son opuscule, semblant identifier le bien avec cet ensemble de règles de bienséance ou de politesse. On répondra ceciâ•›: Socrate, Antisthène, Épictète, et tous les philosophes dont Érasme a voulu montrer les aspects rudes ou grossiers, sont des adultes qui ont acquis depuis longtemps une richesse intérieure qu’ils sont capables de diffuser par leurs moyens propresâ•›; le jeune enfant a tout à apprendre, il doit acquérir des réflexes ou des comportements sociaux qui le rendent capable de vivre dans une société donnée, dans un état de civilisation déterminé. Enfin, cet ouvrage d’Érasme ne constitue qu’une partie des règles de l’éducation de l’enfant. Ce serait une grave erreur de l’isoler des ouvrages de pédagogie intellectuelle ou du catéchisme qu’il a composé à l’intention de ces mêmes enfants. Mais l’idée de civilité, dans son extension linguistique et sémantique à travers l’Europe (sans compter les termes qui ne dérivent pas de civis / civilitas mais qui ont le même contenu sémantique, oscillant entre les deux pôles d’un comportement purement extérieur et social et d’un raffinement moral et affectif, enrichissant l’individu mais tourné vers l’autre), ne concerne pas que les enfants en situation d’apprentissage. La Renaissance a consacré un grand nombre de ses analyses à des hommes faits, à des «â•¯citoyens╯» dont la participation à la vie civile et à la vie civique est, bien entendu, beaucoup plus importante que celle des enfants, qui ne déploient encore leur activité qu’au sein d’une communauté familiale ou scolaire. Parmi les devoirs du «â•¯citoyen╯», de l’homme civilisé ou de l’homme «â•¯poli╯», le développement des cours européennes a fait surgir le type du courtisan, de l’homme de cour. Ces deux expressions, pratiquement synonymes, nous font immédiatement songer à deux ouvrages dont la célébrité fut immense en leur temps, et bien au-delàâ•›: l’un date de 1528, c’est le Cortegiano de Baldassare Castiglione, l’autre est d’une date qui déborde la période envisagée ici, mais prolonge exactement la tradition des traités de civilitéâ•›: c’est L’Homme de cour de Baltasar Gracián, qui inaugure le XVIIe siècle. L’un est d’un Italien, l’autre d’un Espagnol, mais c’est aux mêmes sources latines et romanes qu’ils se sont abreuvés, et les traits de ces deux «â•¯hommes de cour╯» offrent bien des ressemblances. Issu de la noblesse mantouanne, lui-même «â•¯courtisan╯» auprès de Ludovic le More, de François de Gonzague, de Montefeltro, duc d’Urbino, familier de Raphaël et de Michelange, enfin nonce pontifical au service de Clément VII, il introduit dans son traité de civilité, expérience d’une vie, les «â•¯ingrédients╯» qu’il estime nécessaires à la formation morale, intellectuelle, esthétique et sociale d’un jeune noble, sans négliger pour autant les exercices du corps auxquels conviennent excellemment les armes. Les lettres, et notamment la poésie, formeront son esprit et son art de la conversationâ•›; les beaux-arts – peinture, musique et danse – lui fourniront les précieuses armes de séduction, le rendant apte à une vie sociale policée, comme le rappel des hauts faits d’hommes illustres du passé.
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L’éducation de la jeune fille n’est pas négligée même si la «â•¯tendreté molle et délicate╯» de la future Dame de cour, mirroir du parfait courtisan, avec «â•¯une manière de féminine douceur en tous ses mouvements╯» l’éloigne à tout jamais de «â•¯«â•¯toute similitude d’homme╯». Le livre de Castiglione a fait le tour de l’Europe de la Renaissanceâ•›; ses éditions et ses traductions sont innombrables. L’Angleterre s’en est notamment inspirée, et le Courtyer de Sir Thomas Hoby de 1561 n’en est qu’une traduction. L’ouvrage italien avait d’ailleurs été déjà traduit en français dès 1538, en espagnol en 1540. Mais la version de Hoby, avec des éditions successives en 1565, 1577, 1588, 1603, exercera une influence certaine sur Sidney, Spenser, Shakespeare, et autres. Dans une dissertation allemande de 1973, intitulée Civil und Civility, Siegfried Elwitz entreprend une analyse lexicologique très poussée des termes anglais, à travers trois siècles de littérature, du XVIe au XVIIIe siècle, en relation avec le vocable allemand de Höflichkeit, ou politesse. L’auteur a sans doute raison de souligner, à grand renfort de textes et de références, les nuances particulières que revêt telle ou telle expression, en se glissant dans le moule linguistique et national ou dans une société particulière. Mais à vouloir trop isoler ces concepts et ces vocables, on risquerait de perdre de vue le caractère européen et les sources méditerranéennes, latino-italiennes, de cette civilitas que nous avons évoquée au début de ce développement. Il nous paraît donc préférable d’entreprendre, à travers la littérature ou même d’autres documents du XVIe siècle, un petit tour d’Europe, sans chercher à focaliser l’attention sur un pays particulier. S’il est vrai que certaines modalités de la «â•¯vie civile╯» ou de la «â•¯civilité╯» varient, d’un pays ou d’un époque à l’autre, comme les coutumes et les costumes, s’il n’est pas moins vrai que l’atmosphère religieuse colore à sa façon ces pratiques sociales – la civilité puritaine ou calviniste n’est pas celle des pays latins et catholiques –, il demeure que les principes où ces formes s’enracinent ne sont pas foncièrement différents. En fait, l’étude de la civilité à l’époque de la Renaissance – et une extrapolation au-delà de ses limites nous fournirait le même enseignement – révèle une sorte d’équilibre entre la permanence d’un idéal éthico-social et le changement des modes, des modalités ou des formes de la civilité. Une autre dissertation allemande (Wandel des Anstands, 1970) s’est intéressée à ce changement des convenances dans deux autres univers linguistiques et culturels, l’allemand et le français, en étendant son enquête du XIe au XXe siècleâ•›: de cette étude comparative de Heinrich Heckendorn, nous retiendrons des conclusions analogues. L’idée de civilité souligne l’importance que l’on attache à la vie «â•¯civile╯», c’est-à-dire à la vie dans une société civile, par différenciation (sinon par opposition) de cette vie avec la vie hors du monde, la vie monacale. Non certes que la vie conventuelle n’implique pas, de son côté, courtoisie, politesse, disciplineâ•›; mais l’idéal de cette vie est autreâ•›; il est ailleurs. Le croyant mystique, ou le religieux qui a sacrifié à Dieu tous ses intérêts terrestres ou mondains, n’est pas directement concerné par les us et coutumes d’une société profane, même si ceux qui la composent sont, dans leur ensemble, des paroissiens fidèles. Cette distinction a été bien faite dans un article de Silvano Cavazza consacré à Érasme, c’est-à-dire à un homme qui vivait dans la «â•¯société civile╯», dont la «â•¯civilité╯» s’est intéressée à la vie quotidienne de l’enfant, et qui est en même temps un homme de Dieu, un théologien dont l’idéal de vie s’exprime par la philosophia Christi, ou, si l’on préfère, par l’↜«â•¯imitation de Jésus-Christ╯», qui mobilise des valeurs d’un autre ordre. La civilité exprime et extériorise les relations interhumainesâ•›; la «â•¯philosophie du Christ╯» est la vie contemplative de l’homme en «â•¯conversation╯» avec Dieu. Mais l’action de la
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grâce peut se manifester dès la vie terrestre, et il n’est pas de comportement, commandé par les obligations de la vie «â•¯civile╯» qui ne puisse se transformer et s’épurer en un acte humano-divin. Ainsi en est-il de l’amour, selon Ficin et les néo-platoniciens chrétiens. Mais les leçons de civilité concernent généralement les attitudes ou les gestes corporels, tels qu’ils sont perçus et interprétés dans la quotidienneté du monde. En 1559, C. de Calviac noteâ•›: «â•¯… Les Allemans mâchent la bouche close et trouvent laid de faire autremens. Les Françoys au contraire ouvrent à demy la bouche…╯» Et Montaigne remarque dans les manières de tableâ•›: «â•¯Je disnerois sans napeâ•›; mais à l’alemande, sans serviette blanche, très-incommodémentâ•›: je les souille plus qu’eux et les Italiens ne font, et m’ayde peu de cuiller et de fourchette…╯» L’usage ou le non-usage du couteau individuel est une question qui préoccupe les auteurs du Cortegiano et du Galateo. On y apprend que les Italiens se plaisent à avoir chacun un couteauâ•›; «â•¯les François au contraire, toute une pleine table de personnes se serviront de deux ou trois couteaux sans faire difficulté de les demander ou prendre, ou bailler s’ils l’ont╯». La question hantait encore Montaigne, qui a pu faire bien des observations dans son voyage en Allemagne, Suisse et Italieâ•›: «â•¯Et jamais Suisse n’est sans couteau, duquel ils prennent toutes choses et ne mettent guiere la main au plat.╯» On pourrait multiplier les textes littéraires, reflets directs des usages, mais les gravures et des tableaux de l’époque qui représentent des convives, même quand les pratiques alimentaires ne constituent pas le thème central de la scène (comme dans les Noces de Cana du Titien), sont encore plus expressifs. Tous les témoignages convergent pour faire des Allemands de grands buveurs et pour voir dans ces beuveries (de vin ou de bière), de leur point de vue, bien entendu, une forme de convivialité, qui serait jugée, d’un autre point de vue (c’est-à-dire dans un autre pays), comme une forme d’incivilité. Il n’empêche qu’avec son franc-parler (et peut-être ses préjugés de gentilhomme gascon), Montaigne juge les Allemands comme «â•¯la plus grossière nation de celles qui sont aujourd’huy╯», remarquant ensuiteâ•›: «â•¯Les Allemans boivent quasi esgalement de tout vin avec plaisir. Leur fin, c’est l’avaler plus que le gouster.╯» Et encore ce trait de psychologie comparée des peuples sur cet important chapitre qu’aucun touriste ne saurait négligerâ•›: «â•¯L’estomac d’un Espagnol ne dure pas à nostre forme de manger, ny le nostre à boire à la Souysse.╯» Si nous passons maintenant en Angleterre, on constatera que les règles du savoir-vivre sont souvent directement empruntées à l’Italie, sous l’effet des traductions et des voyageurs revenus de la péninsule. C’est ainsi que se forme progressivement l’idéal du gentleman et que des éducateurs comme Sir Thomas Elyot, auteur du Gouvernour en 1531 – le premier livre composé en anglais sur l’éducation des enfants –, comme Edmund Tilney, auteur en 1568 de A brief and pleasaunt discourse of duties in Mariage, ou comme Roger Ascham, auteur du Schoolmaster (1570) et grand admirateur et imitateur du Cortegiano (ou plutôt du Book of the Courtier), ont à coeur de préparer les jeunes gens dont ils ont directement ou indirectement la charge à leurs devoirs et à leur fonction dans la société des adultes à laquelle ils auront bientôt accès. Dans de tels ouvrages, ce n’est pas tant à des remarques d’ethnographie ou de psychologie sociale comparée que se livrent ces éducateursâ•›; ils énoncent plutôt des règles de savoir-vivre auxquelles ils prétendent accorder une valeur universelle. Le «â•¯parfait gentilhomme╯» pourrait bien être britannique, de surcroît. En effet, si l’influence italienne est reconnue, vers le milieu du siècle, règne en Grande-Bretagne un courant d’idées – ou du moins d’humeur – analogue à celui qui, en France, dénonçait les Français «â•¯italianisés╯». Attirance et rejet tout à la fois, car l’Italie, qui
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a introduit dans toute l’Europe les raffinements des moeurs, des manières de table, la pratique des exercices sportifs et de la danse, bref les manières de la «â•¯bonne société╯», peut paraître aussi une pépinière d’extravagants, comme l’affirmera vers la fin du siècle un Italien, Tomaso Garzoni. L’amour-propre national est piqué au vif. «â•¯Ecoutez, s’écrie Ascham, ce que l’Italien dit de l’Anglais… Inglese Italiano e un diablo incarnato…╯» Mais, juste retour du pendule, un autre Anglais, le poète Robert Greene, proteste et écritâ•›: «â•¯Je suis seulement natif d’Angleterre, mes pensées sont anglaises, et je ne suis pas un diable incarné pour admirer les choses d’Italieâ•›!╯» Les devoirs de civilité, à l’intérieur d’une classe sociale ou d’une nation, oscillent constamment entre le désir de conserver et d’affermir les valeurs ou les vertus que l’on se plaît à croire liées au sol natal ou à sa lignée ancestrale et une certaine complaisance à l’égard des modes – linguistiques, vestimentaires, culinaires, ou autres – d’un pays voisin qui passe momentanément pour l’arbitre des élégancesâ•›: d’où cette italomanie (qui peut se retourner aussi facilement en italophobie), cette anglomanie, cette francomanie, et toutes les manifestations, tous les engouements plus ou moins durables que l’on voudra. Les Anglais ont un mot – et il était déjà monnaie courante au XVIe siècle – pour désigner cet idéal social, moral, éducatif, esthétique, correspondant en gros à notre civilitéâ•›: fashion, ou fashionable. Mais, pour en trouver des applications concrètes, il suffira de lire la traduction par Peterson (1576) du Galateo, ou sa Cyvile and uncyvile life (1579), ou encore celle, par George Pettie et Bartholomew Young (1579) de la Civile conversazione de Guazzo. Le «â•¯De civilitate morum puerilium╯» d’Érasme (1530) et son héritage Nous avons déjà évoqué ce court traité du «â•¯prince des humanistes╯»â•›: il importe à présent de l’examiner de face et de réfléchir aux raisons qui ont pu lui conférer pendant plusieurs siècles une fonction paradigmatique. Publié par Froben à Bâle en 1530, ce texte a été dès l’année suivante adapté, doté de divisions, annoté (par Gisbertus Longolius) et publié sous cette forme à Cologne. Huit ans plus tard, il était mis en questions et réponses, à la manière d’un petit catéchisme ou d’une imitation des propres colloques du Rotterdamois, par Reinhardus Hadamarius (Anvers, 1539). Il était traduit en haut-allemand dès 1531, en anglais l’année suivante, en 1537 en tchèque, en 1546 en néerlandais. La première traduction française est due à Pierre Saliat, et date de 1537. Elle est publiée à Paris par Simon de Colines, sans que le nom d’Érasme apparaisse dans le titreâ•›: c’est pourtant à la fois du De pueris et du De civilitate qu’il s’agitâ•›: Declamation contenant la manière de bien instruire les enfans, dès leur commencement. Avec un petit traicté de la civilité puérile. Il n’est pas impossible que l’année suivante ait paru une seconde édition de cette traduction, sous le titre plus allégorique de L’Entrée de Jeunesse en la maison d’Honneur, mais cette édition, signalée par Du Verdier, ne semble pas avoir laissé de traces. Une seconde traduction française paraît en 1558, publiée par Robert Granjonâ•›; son auteur est Jean Louveau, un sympathisant de la Réforme, et l’on notera avec intérêt que le court traité d’Érasme a été soigneusement expurgé des références – en vérité peu nombreuses – à la religion catholique et romaine. Dès l’année suivante, ce même texte est réédité à Anvers par Jehan Bellère, portant comme titre La Civilité puérile, distribuée par petits chapitres et sommaires, à laquelle nous avons ajouté la Discipline et Institution des Enfants (car, pour faire bonne mesure, et sans se soucier de
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faire subir à l’humaniste catholique, mort depuis plus de vingt ans, une compromettante dérive idéologique posthume, le traducteur ou l’éditeur avait joint au texte d’Érasme la version française d’un court texte pédagogique du réformé alsacien Otto Brunfels). Autre trait qui mérite d’être signaléâ•›: l’innovation révolutionnaire apportée par l’imprimeur Granjon, qui utilisa pour publier Érasme en français un caractère typographique absolument inéditâ•›: la lettre française d’art de main, visant à imiter l’écriture cursive, qu’on appellera dès lors «â•¯lettre de civilité╯». Ainsi, par cette nouveauté technique, le petit manuel de la «â•¯bonne conduite╯» du jeune enfant se présentait en même temps comme un livre élémentaire ou plutôt comme un cahier d’écriture, le cahier du maître proposant aux jeunes apprentis des modèles de lettres. Cette utilisation fréquente du manuel d’Érasme dans les pays réformés, et notamment dans les pays germaniques, prouve à la fois le caractère universel de ces conseils de pédagogie et de morale pratiques, et la cote extrêmement élevée de la fortune d’Érasme, qui restait, même aux yeux des luthériens, une «â•¯lumière de la Germanie╯», comme on le désignait de son vivant. Une libre imitation du De civilitate morum puerilium est entreprise en 1559 par Claude Hours de Calviac sous un titre qui inverse substantif et adjectif, Civile honnesteté pour les enfants, marquant par là l’équivalence sémantique entre les deux vocables de «â•¯civilité╯» et d’↜«â•¯honnêteté╯»â•›: édition parisienne due à Philippe Danfrie et Richard Breton. Dans la même «â•¯aura╯» calviniste de la seconde moitié du XVIe siècle, on citera le texte du vieux pédagogue Mathurin Cordier, converti sur le tard, dont le Miroir de la jeunesse pour la former à bonnes moeurs et civilité de vie, publié à Poitiers par les frères Moynes, n’est autre qu’une paraphrase souvent littérale du texte de Saliat, débarrassé bien entendu de son «â•¯infection romaine╯». On pourrait, tant en France, que dans le reste de l’Europe, allonger considérablement la liste de ces éditions, traductions, adaptations, en terre catholique comme en pays protestant. C’est avec Philippe Ariès, le grand historien de l’enfance, que nous commencerons par nous étonner (même si cet étonnement n’est pas entièrement dénué de rhétorique)â•›: «â•¯Imaginerait-on un grand écrivain, moraliste ou philosophe du XIXe ou du XXe siècle – un Nietzsche, un Thomas Mann, un Sartre –, parvenu au faîte de la gloire (en 1530 Érasme avait 63 ansâ•›!), qui prendrait la peine de publier un manuel «â•¯sur la manière de se tenir à table, se moucher, cracher ou pisser, marcher dans la rue et poser ses pieds, regarder son voisin, etc.╯» C’est ce que fit pourtant le grand humaniste. Et de citer aussitôt le célèbre religieux français de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, qui imita encore très étroitement Érasme en publiant en 1711 ses Règles de la bienséance et de la civilité chrétienneâ•›: il s’agit de Jean-Baptiste de La Salle. L’originalité d’Érasme, comme le pensent Ariès, Chartier et Julia, c’est tout d’abord d’avoir audacieusement fait passer dans la culture écrite – en le transformant même en un genre littéraire – un ensemble de conseils ou de recettes que le Moyen Âge s’était contenté de transmettre avant tout oralement (par exemple sous la forme de proverbes). Ce qui n’était qu’un code coutumier du comportement va devenir un modèle canonique, un «â•¯lieu commun╯» auquel le latin originel va conférer un prestige supplémentaire. Bien entendu, un imprimé signé d’Érasme, quelle qu’en soit la nature, est doué d’une puissance de diffusion et de pénétration à laquelle ne pouvaient prétendre les manuscrits de courtoisie du XVe siècle, qui décrivaient en des vers faciles à retenir (en latin, en français, en anglais, en italien, etc.) la manière de bien se conduire en société. Plutôt que de «â•¯civilité╯» (ou civilitas) que l’on n’employait guère alors, on parlait de «â•¯courtoisie╯» (ou curtesye), ou d’urbanitas, ou encore de «â•¯régime pour tous serviteurs╯», ou
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de «â•¯contenances╯» à table. Ces codes non écrits, ou écrits sans possibilité ou sans intention de les diffuser hors d’une communauté restreinte, ont pu, dans une certaine mesure, modeler ou transformer des comportementsâ•›: ils ne pouvaient pas transformer en profondeur et pour longtemps les esprits. L’autorité d’un écrivain universellement reconnu et admiré, et la médiation des écoles, collèges et autres institutions favorisant la concentration d’enfants, en dehors de la communauté familiale et des institutions proprement religieuses, expliquent au contraire le succès et l’influence durable du petit traité d’Érasme. Sept courts chapitres prétendent donner les règles de la civilité à l’usage des jeunes enfantsâ•›: après celles qui concernent la décence et l’indécence du maintien, le vêtement, la manière de se comporter dans une église, les règles présidant aux repas et la manière de se tenir à table (le chapitre le plus long), celles qui concernent les rencontres, le jeu, et enfin le coucher (ces deux derniers chapitres étant spécialement courts). Quelques brèves citations ne rendront pas justice à Érasme, mais elles permettront en tout cas, par la variété même et la minutie des recommandations, de prendre la mesure de ce code de morale pratique qui a modelé des générations d’enfants à travers le monde. Dans la manière de se moucher (ch.I)â•›: «â•¯Avoir la morve au nez, c’est le fait d’un homme malpropreâ•›; on a reproché ce défaut à Socrate le philosophe. Se moucher avec son bonnet ou avec un pan de son habit est d’un paysanâ•›; sur le bras ou sur le coude, d’un marchand de salaisons… Il est plus décent de se servir d’un mouchoir, en se détournant, s’il y a là quelque personne honorable…╯». Du regardâ•›: «â•¯Que le regard de l’enfant soit doux, respectueux, honnêteâ•›; des yeux farouches sont un indice de violenceâ•›; des yeux fixes, signe d’effronterieâ•›; des yeux errants et égarés, signe de folie…â•›; des yeux perçants marquent de l’irascibilitéâ•›; trop vifs et trop éloquents, ils dénotent un tempérament lascifâ•›; il importe qu’ils reflètent un esprit calme et respectueusement affectueux… Chez les Espagnols, regarder quelqu’un en abaissant légèrement les paupières est une marque de politesse et d’amitié…╯» (ch.I). De la boissonâ•›: «â•¯Pour un enfant, boire plus de deux ou trois fois au cours d’un repas n’est ni convenable ni sain. Il ne faut pas non plus boire aussitôt après le potage, surtout un potage au lait… Le vin et la bière, qui est tout aussi enivrante que le vin, nuisent également à la santé des enfants et dépravent leurs moeurs. Il convient mieux à la chaude jeunesse de boire de l’eau… Voici les récompenses de ceux qui ont la passion du vinâ•›: des dents noires, des joues pendantes, des yeux chassieux, l’engourdissement de l’intelligence, une vieillesse prématurée…╯» (ch.IV). Du vêtementâ•›: «â•¯Le vêtement est en quelque sorte le corps du corps, et il donne une idée des dispositions de l’esprit… Il faut ici s’accommoder, comme dit le proverbe, à la coutume et au pays… Les légers tissus de soie ne font estimer ni les hommes ni les femmes qui les portentâ•›; on est obligé de les doubler d’un autre vêtement pour cacher ce qui sans cela serait impudiquement découvert… Maintenant l’usage des chemises, des caleçons et des chausses met à l’abri des regards les parties naturelles quand même le vêtement du dessus s’écarterait… Un peu de négligence dans l’ajustement ne messied pas à la jeunesse, mais il ne faut pas pousser cela jusqu’à la malpropreté… Si tes parents t’ont donné des habits élégants, ne tourne pas les yeux sur toi pour te contempler, ne gesticule pas de joie… Ce serait vouloir ressembler au singe ou au paon…╯» (ch.II).
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Des rencontresâ•›: «â•¯Lorsqu’un enfant rencontre sur son chemin quelque personnage respectable par son âge, vénérable par sa fonction de prêtre … il doit s’écarter, se découvrir la tête et même fléchir légèrement les genoux… Ce n’est pas à un homme … que l’on accorde cette marque de respect, c’est à Dieu. Dieu l’a ordonné par la bouche de Salomon … il l’a ordonné par la bouche de Paul … et si le Grand Turc (ce qu’à Dieu ne plaise) devenait notre maître, ce serait pécher que de lui refuser le respect dû aux fonctions publiques…╯» (ch.V). De la paroleâ•›: «â•¯Un enfant bien né ne doit jamais salir sa langue de paroles obscènes ni leur prêter l’oreille. Les noms des choses qui souillent le regard souillent la bouche. S’il est absolument besoin de désigner quelqu’une des parties honteuses, qu’il emploie une périphrase honnête. S’il est forcé de parler d’une chose qui pourrait provoquer le dégoût …, il doit s’excuser auparavant… C’est non seulement un outrage et une cruauté, mais une sottise que d’appeler borgne un borgne, boiteux un boiteux, louche un louche et bâtard un bâtard …╯» (ch.V). Du jeuâ•›: «â•¯Dans les jeux honnêtes, montre de la bonne humeur, non cette pétulance qui amène des querellesâ•›; jamais de tricheries ni de mensonges … C’est pour le plaisir qu’il faut jouer, non pour le gain… Un enfant doit avoir la même retenue au jeu qu’à table.╯» (ch.VI). Du coucherâ•›: «â•¯Que tu te déshabilles ou que tu te lèves, sois pudiqueâ•›; aie soin de ne pas montrer aux yeux des autres ce que l’usage et l’instinct commandent de cacher … Avant de poser la tête sur l’oreiller, fais le signe de la croix sur ton front et sur ta poitrine, recommande-toi au Christ par une courte prière. Fais de même le matin, aussitôt ton lever … Dès que tu te seras soulagé le ventre, ne fais rien avant de t’être lavé à grande eau le visage, les mains et la bouche … Personne ne choisit son pays ni son pèreâ•›: tout le monde peut acquérir des qualités et des moeurs …╯». Ici encore, il y aurait lieu de s’étonner de la banalité et du caractère on ne peut plus traditionnel de ces conseils à la jeunesse. Eh quoiâ•›! Le même Érasme qui a habitué son lecteur à l’entendre appeler un chat un chat et qui répète souvent qu’il n’y a pas d’obscénité dans les paroles mais uniquement dans l’attitude ou les intentions vicieuses du lecteur, du causeur ou du «â•¯voyeur╯», recommande ici l’abstention ou l’usage de périphrases qu’il eût ailleurs considérées comme hypocrites. Et quelle obsession au sujet de ces parties dites honteuses (notre sélection de citations n’a rien d’inflationnisteâ•›!). Nous répondrons, ici encore, qu’il s’adresse à de jeunes enfants, dont la sensibilité, l’imagination et l’esprit critique ne sont pas ceux d’un adulte, et d’un adulte habilité à lire et à comprendre dans toutes leurs finesses l’Éloge de la Folie ou le colloque de L’Épicurien. D’où sa mise en garde. Quant à l’insistance sur la pudeur corporelle, elle correspond aux recommandations les plus expresses de l’Église romaine, dans sa réaction contre des moeurs effectivement grossières, que de nombreux témoignages du temps, la littérature, l’iconographie satirique ou des documents juridiques qui ne prêtent pas à l’exagération ou à l’imagination littéraire, reflètent avec ou sans complaisance. Elle correspond aussi à la nature profondément pudique d’Érasmeâ•›: que l’on se souvienne par exemple de ses diatribes contre les danses et les chansons franco-flamandes de son temps, qui sont pour lui le comble de l’obscénité, et dont il dénonce la nocivité pour la chasteté des jeunes vierges. On aura constaté, en parcourant ce court traité, qu’aucune hiérarchie n’est établie entre des conseils purement hygiéniques ou médicaux, des recommandations d’ordre purement social ou extérieur (comme les salutations dans la rue, la manière de disposer sur la table les verres, le couteau et les assiettes), des préceptes moraux ou d’autres (essentiellement dans le
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chapitre III consacré au comportement dans une église, ce symbole de l’↜«â•¯infection romaine╯» transformé ou supprimé par les «â•¯réviseurs╯» protestants) exclusivement religieux. Mais il faut comprendre que pour les contemporains d’Érasme et pour cette société traditionnelle dont Philippe Ariès a écrit l’histoire, l’éducation de la jeunesse formait un toutâ•›: l’idée de séparer une instruction purement intellectuelle d’une éducation exclusivement morale, ou d’envisager une société civile (ou «â•¯laïque╯») indépendante de l’univers religieux, est une abstraction qui peut trouver aujourd’hui sa logique, voire sa justification philosophique ou anthropologique, mais que l’époque de la Renaissance et de la Réforme ne pouvait pas même concevoir. L’association des deux traductions du De pueris instituendis et du De civilitate morum puerilium était parfaitement naturelle, comme l’attention portée par Érasme aux écrits moraux et philosophiques de Galien, dont il fit des traductions, ou à ceux de Plutarque, dont les Moralia (qu’il traduisit aussi partiellement) correspondaient bien à cette propédeutique et même à cette paideia syncrétique objectif majeur de celui qui a proposé, précisément dans le De pueris, cette formule si opportuneâ•›: «â•¯Les hommes ne naissent point hommes, ils le deviennent╯» (ou mieux, si l’on voulait rendre exactement le latin effinguntur, «â•¯ils inventent leur humanité╯»). La postérité du court traité d’Érasme a été considérable. Certains des ouvrages d’éducation que nous avons déjà rencontrés, et dont nous soulignions l’héritage italien – comme ceux des Anglais Elyot et Ascham, ou des traducteurs du Cortegiano et du Galateo – sont aussi les fils spirituels d’Érasmeâ•›; fils dûment reconnus par ailleurs. Mais la «â•¯percée╯» du De civilitate est véritablement européenne. On s’en rend aisément compte par le seul examen des rééditions, des adaptations – comme la réécriture de quelques paragraphes dans les milieux calvinistes ou luthériens –, des traductions, non seulement au cours du XVIe siècle, mais jusqu’à la Révolution française, et bien au-delà. Nous avons déjà signalé les traductions françaises et l’adaptation de Cordier. Mais dès 1537, paraissait à Prague une traduction en tchèque, suivie un peu plus tard (1554) d’une traduction anglaise de Whittinton – A lytle booke of good maners for chyldren – et d’une traduction en néerlandais, Goede manierliicke seden (1559). L’Allemagne ne demeure pas à l’écart avec sa traduction-adaptation sous la forme de petites règles ou de préceptes présentés sous forme interrogative, que l’on peut apprendre par coeurâ•›: c’est, du pédagogue Reinhardt Hadamarius, les Höffliche und züchtige Sitten … in kurtze Fragstuck, publiés en 1575 à Marbourg. La bibliographie – incomplète – de Vander Haeghen ne comporte pas moins de six pages pleines pour signaler la fortune européenne du court traité d’Érasme, dont la traduction française d’Alcide Bonneau (reprise par Ariès) ne marque pas la limite. Le rayonnement d’Érasme a été tel (même quand, pour des raisons politiques ou religieuses, son nom devait être momentanément effacé) que ces préceptes apparaissaient à tous les éducateurs comme la norme absolue. Et s’il leur arrivait d’opérer les adaptations nécessaires, commandées par le progrès de la civilisation matérielle ou de nouveaux équilibres sociaux, les leçons d’hygiène corporelle, d’éthique sociale et religieuse leur paraissaient toujours valables. En France, les écoliers de la IIIe République, qui se voulait laïque et universelle, n’étaient-ils pas gratifiés de leçons de morale pour lesquelles, moyennant la suppression de quelques indices spécifiquement religieux, le traité érasmien serait resté parfaitement adéquatâ•›?
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La civilité et ses modes d’expression, ou l’art ajouté à la nature Parmi les diverses expressions de cette politesse ou de ce raffinement de moeurs, il en est une qui jouit d’une faveur particulière au temps de la Renaissance, au moins dans les milieux de la bonne bourgeoisie et de l’aristocratie, et, bien entendu, dans les cours princièresâ•›: je veux parler de la danse. Expression corporelle, certes, mais en même temps mode de communication, même si les apprêts de la danse, ses conventions, les circonstances ludiques ou festives de son emploi en font un mode réservé et ambigu. D’autre part, il y a, comme on sait, danse et danseâ•›: de même qu’il y a une «â•¯haute╯» musique, qui s’oppose à la «â•¯basse╯», des instruments nobles, comme la lyre, le luth, la harpe, et d’une manière générale les instruments à corde, et des instruments bas ou ignobles, comme la cornemuse ou la vielle, sinon la trompette (à cause de ses connotations guerrières), de même toutes les danses n’expriment pas cette politesse ou cette délicatesse de moeurs que nous essayons de préciser. On a déjà évoqué la violente «â•¯sortie╯» d’Érasme contre les danses et les chansons franco-flamandes du début du XVIe siècle, où il ne voit que paillardise ou incitation à la débaucheâ•›: «â•¯Aujourd’hui, dans certains pays╯» – [il pense en particulier à ses compatriotes, et plus spécialement aux Flamands] – «â•¯c’est une coutume de publier tous les ans des chansons nouvelles, que les jeunes filles apprennent par coeur. Le sujet de ces chansons est à peu près de cette sorteâ•›: un mari trompé par sa femme, ou une jeune fille préservée en pure perte par ses parents, ou encore quelque coucherie clandestine avec un amant. Et ces actions sont rapportées d’une façon telle qu’elles paraissent avoir été accomplies honnêtement, et l’on applaudit à l’heureuse scélératesse. A des sujets empoisonnés viennent s’ajouter des paroles d’une telle obscénité par le moyen de métaphores et d’allégories que la honte en personne ne pourrait s’exprimer plus honteusement. Et ce commerce nourrit un grand nombre de gens, surtout dans les Flandres. Si les lois étaient vigilantes, les auteurs de telles pitreries devraient être frappés à coups de fouet et soumis au bourreau, et au lieu de chansons lascives, contraints à chanter des refrains lugubres. Mais ces gens qui corrompent publiquement la jeunesse vivent de leur crime … Dans la musique qui se pratique chez nous, même en ne tenant pas compte de l’obscénité des paroles et des thèmes, que de légèreté, et même, que d’insanitéâ•›! … Ajoutez-y encore les flûtes des Corybantes et le vacarme des tambourins, qui déchaînent la rage. C’est au son de cette musique que dansent des vierges, elles s’y accoutument, et nous n’estimons pas qu’il y ait là le moindre danger pour les moeurs … Pis encoreâ•›: n’avons-nous pas introduit dans nos églises ce genre de musique dérivé des choeurs de danseurs et de fêtes orgiaquesâ•›? …╯»
Érasme n’a pas réservé de développement spécifique à la danse dans son traité de la civilité puérile. De toute façon, les enfants n’ont pas atteint l’âge de cette pratique. En revanche, il est très attentif à toute la gestuelle «â•¯révérencielle╯» de l’honnête enfant, comme on l’a déjà noté à propos du chapitre V (De congressibus, ou Des rencontres). C’est ainsi qu’il prescrit en détail la figure du salut. L’enfant commence par ôter son chapeauâ•›: «â•¯En parlant, on tient son chapeau de la main gauche, la droite posée légèrement sur le nombrilâ•›; il est plus convenable encore de tenir son chapeau suspendu des deux mains, les pouces au-dessus, de façon à cacher la place de l’aine…╯» On pourrait reprendre presque mot pour mot les paragraphes qu’Érasme a consacrés au regard et aux mouvements du visage et appliquer ses conseils au cavalier, au moment où il aborde sa cavalière. Les théoriciens des figures de danse n’étaient-ils pas en possession du traité
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de la civilité puérileâ•›? Et l’adulte ne doit-il pas, tout comme l’enfant, «â•¯tourner ses regards vers la personne à qui on parle …╯», des regards qui soient «â•¯calmes, francs, ne dénotant ni effronterie ni méchanceté …â•¯» Civilité des gestes de la vie quotidienne, civilité de la danse, il est encore nécessaire et décent (au sens propre du terme) de tenir compte des variantes nationales ou régionales que le voyageur a enregistrées au cours de ses déplacements. C’est Calviac qui nous renseigne à ce sujet, dans La civile honesteté pour les enfantsâ•›: «â•¯Il y a plusieurs façons de faire la reverence, selon les pays ou on se trouve et les coustumes d’iceux. Mais les françoys ployent seulement le genouil droyt se tenans autrement plustost droyctz que enclinés, avec un doux contournement et mouvement du corpsâ•›; et ostans le bonet de la main droyte le tenant ouvert par le dedans l’abaissent au mesme costé droyt.╯»
La civilité, mode d’accès nécessaire, mais insuffisant, à l’humanisme Nous sommes partis des deux mots-concepts latins de civilitas et d’humanitas et nous les avons même rapprochés au point de les confondre. L’homme civilisé, disions-nous, est celui qui exprime au mieux les valeurs d’humanité que sa nature recèle comme autant de potentialités. Et se civilisant tant sur le plan matériel que sur le plan intellectuel et sur le plan moral, l’homme devient «â•¯plus humain╯», c’est-à-dire qu’il acquiert progressivement son humanité. Mais nous avons souligné, chemin faisant, l’ambiguïté ou la polysémie de la notion de civilité, oscillant entre des faits de civilisation réductibles à un examen objectif ou ethnographique, et un idéal de vie en société comprenant un ensemble de règles morales et faisant appel, en conséquence, à des jugements de valeur. Avec un mélange de pragmatisme et d’idéalisme, Érasme et tous les auteurs de traités de civilité, d’essais moraux ou de psychologie sociale, ont eu raison de prendre les choses à la racine, je veux dire le petit d’homme à son entrée dans le monde, alors que son corps et son esprit sont parfaitement malléables. Les conseils détaillés et prosaïques, les règles d’hygiène – qui s’adressent à l’enfant aussi bien qu’à ceux ou à celles qui ont la charge de l’éduquer – apparaissent donc comme une condition nécessaire d’une vie agréable, en dépit de ses contraintes et de ce contrôle permanent de soi, car l’être humain n’est pas destiné à vivre en solitaireâ•›: la délicatesse des manières a comme corollaire celle de ses voisins, de ses camarades, de ses compagnons d’étude ou de jeu. Mais, bien entendu, l’accomplissement de ce programme quotidien relatif aux vêtements, à la nourriture, à la démarche, aux expressions du visage et du corps, ne suffit pas à faire de l’enfant un homme accompli. Pour Érasme, la «â•¯sauvagerie╯» ou l’inhumanité, c’est aussi – je dirais même c’est surtout – l’état d’inculture de l’esprit. Un homme qui ne connaît pas les rudiments du savoir, ni les éléments de base de la religion, n’est pas tout à fait un hommeâ•›; il est même plus près de la bête que de l’homme, si tant est que la raison fait de la créature humaine une espèce supérieure à toutes les autres. Cet exercice de la raison, cette assimilation des leçons du maître, ne pourra s’accomplir que par une succession d’actes libres (tel est le sens primordial de l’éducation «â•¯libérale╯»). Or les règles de la civilité sont imposées de l’extérieur, par l’état de la société, les usages, la situation familiale de l’enfant.
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En outre, les règles de civilité sont façonnées à l’image de communautés données, celle de la Cour, celle de la vie conventuelle ou de la vie universitaire, celle de la vie militaireâ•›: c’est là leur aspect relatif, variable, évolutif, tandis que les principes de l’éducation humaniste sont considérés comme valables pour tous les temps et tous les paysâ•›: il suffira que l’éducation d’un prince comporte un supplément de programme, ou que l’éducation des filles comporte les modifications et surtout les allégements scientifiques qui paraissent aussi devoir s’imposer (bien qu’alors on revienne, tout au moins à nos yeux, à des considérations sur l’état de la société et la place de la femme dans cette société, qui n’est pas destinée à durer éternellement sous sa forme actuelle). Quoi qu’il en soit, et en dépit des difficultés qui peuvent se rencontrer pour rendre parfaitement adéquates les règles relatives du savoir-vivre aux principes permanents du savoir-vivre selon le bien – c’est tout le sens du recte vivere, expression christianisée du stoïcisme antique –, on peut dire que l’introduction de ces règles de civilité sous la forme de traités ou d’ouvrages littéraires de toute espèce, ou dans la pratique quotidiennement vécue, a façonné à l’époque de la Renaissance la figure de l’homme moderne.
Présence littéraire de l’activité physique et de la danse John McClelland Au milieu du XVIe siècle, un fait marquant de la littérature est l’importance nouvelle que l’on accorde au corps et à ses activités fonctionnelles, biologiques, ludiques et instrumentales. Non seulement le physique et l’organique viennent occuper une place importante dans la poésie et la fiction, mais la conception même qu’on a du corps va revêtir des aspects jusque là ignorés, récusés ou du moins non explorés. Pendant le Moyen Âge le corps avait bien pu servir de métaphore statique, permettant de saisir la nature du cosmos – chez Dante, par exemple, l’Enfer est le corps même du Diable – mais au XVIe siècle cette métaphore devient dynamique, conférant aux phénomènes ainsi conçus un caractère organique et évolutif. Bien entendu, la nouvelle mise en valeur du corps résulte moins d’une brusque rupture intellectuelle d’avec la tradition que de la convergence de réflexions qui ont peu à peu mûri et de leur projection sur la littérature. Selon une idée un peu simplificatrice on distinguerait la Renaissance du Moyen Âge sur la base de leur attitude envers le corps. La Renaissance aurait conçu l’être humain dans son intégralité, tandis que le Moyen Âge l’aurait vu plutôt comme une dichotomie aux composantes antagonistes, les pulsions du corps causant le plus souvent un préjudice à l’âme. Depuis avant saint Augustin la libido faisait problème pour les chrétiens. Lorsqu’on passe d’une mentalité considérée comme médiévale à une mentalité imaginée comme typiquement de la Renaissance, la problématique chrétienne du corps ne cesse pas pour autant de s’inscrire dans la littérature. Pourtant d’autres facteurs viennent s’y ajouterâ•›: d’autres contextes, moraux et esthétiques, viennent la modifier. La poésie érotique à la manière de Pétrarque est un phénomène littéraire qui, estime-t-on, signale à bien des égards le début de la Renaissance (son apparition tardive dans la littérature anglaise, son absence quasi totale en littérature allemande sont culturellement très significatives). Dans cette poésie le corps de l’aimée acquiert une qualité plastique qui le place à michemin entre le corps irréel des romans chevaleresques et le corps caricatural de la littérature populaire. Toutefois, ce corps ne s’y rencontre que démembré, réduit aux parties que le costume médiéval laissait apercevoir ou devinerâ•›: cheveux, front, yeux, lèvres, dents, gorge, seins. Ces parties sont aussitôt métamorphosées en autant d’objets précieux par un jeu de métaphores et de comparaisons tirées du monde minéralâ•›: perles, rubis, saphirs, ivoireâ•›: du monde météorologique et cosmiqueâ•›: neige, soleil, astres, planètesâ•›: éventuellement du monde végétalâ•›: roses, lys, ébène. Deux vers de Pietro Bembo semblent en faire la synthèseâ•›: «â•¯Se’n dir la vostra angelica bellezza, Neve, or, perle, rubin, due stelle, un sole.╯»
Bien entendu, la première fonction de ces métaphores consiste à souligner ou la dureté de la dame à l’égard de l’amant (elle est insensible à ses plaintes) ou son inaccessibilité (elle n’appartient pas au monde des humains). Ce faisant, on élimine de ces textes le vrai corporel, malgré le but qui leur est assignéâ•›: exprimer une passion qui cherche à s’actualiser dans une corporalité très intense. Le corps organique de l’aimée n’est pas plus présent dans cette littérature – qui prétend pourtant célébrer la beauté corporelle – que ne l’est le corps organique de l’amant. A la 210
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réification du premier correspond la spiritualisation du second, car le poète/amant courtois – cathare, puis pétrarquiste, finalement néo-platonicien – tend à dématérialiser ses désirs et ses émotions. Rares sont les textes qui fusionnent dans un registre homogène l’intériorité du regard pétrarquiste et le sentiment d’une véritable présence corporelleâ•›: Garcilaso nous en propose quand même quelques exemplesâ•›: sonnet 5, «â•¯Yo mesmo emprenderé a fuerça de braços…/… desnudo ‘spirtu o hombre en carne y huesso╯» ou encore sonnet 13, «â•¯los blancos pies en tierra se hincavan/y en torcidas rayzes se bolvían╯» (il s’agit de Daphné se métamorphosant en laurier). Les souffrances de l’amant non exaucé peuvent bien être traduites dans ces textes par des verbes désignant un effet physiqueâ•›: il brûle, gèle, change de couleur, rit au milieu des larmesâ•›: la célèbre canzona de Guido Cavalcanti, «â•¯Donna me prega,╯» (vers 1300) avait énuméré tous ces effets de l’amour sur l’amant. Deux cent cinquante ans plus tard ce même langage se retrouve toujours, assorti toutefois à une plus grande précision physiologiqueâ•›: «â•¯When in my face the painted thoughts would outwardly appear, I know how that the blood forsakes the face for dreadâ•›: And how by shame it stains again the cheek with flaming red.╯»
(Henry Howard, comte de Surrey)
Ce discours textualise sans aucun doute une tentative de représenter authentiquement, mais avec les seuls moyens descriptifs dont on disposait à l’époque, l’état ou les états psycho-physiologiques de l’amoureux. Il n’en reste pas moins vrai que dans la poésie d’amour pétrarquiste le physique des amants est dématérialisé au profit d’un discours qui substitue des sentiments aux sensations. Il s’ensuit une conclusion importante. Là où la littérature du Moyen Âge entretenait une attitude ambivalente envers l’adultère (cf. les romans qui traitent de Tristan et Iseut ou des aventures de Lancelot et Guenièvre), la Renaissance contourne le problèmeâ•›: l’amour charnel devient une impossibilité sémiotique, car ni l’amant ni l’aimée ne possède un corps qui soit signifié dans son intégrité. L’aboutissement logique du pétrarquisme peut être observé en France dans la mode des «â•¯blasons╯» et des «â•¯contre-blasons╯» ou poèmes descriptifs du corps féminin. Cette mode prit son essor à l’instar des épigrammes «â•¯Du beau tétin╯» et «â•¯Du laid tétin╯» composées par Clément Marot en 1535â•›: dès 1536 on pouvait même en constituer des anthologies (Hécatomphile, Blasons du corps féminin) qui furent rééditées jusqu’en 1572. Les parties du corps que les blasonneurs (Maurice Scève en tête) ont choisi de célébrer étaient le plus souvent les mêmes que dans les descriptions pétrarquistes. Mais par la suite on en composa sur le ventre, le nombril, la cuisse, le vagin, le cul, cela en dépit de Marot, qui avait invité ceux qui feraient d’autres blasons d’éviter les «â•¯mots, qui sonnent sallement, /Parlons aussi des membres seulement /Que l’on peult veoir sans honte descouvers.╯» Malgré le prétendu intérêt qu’ils affichent pour le corps de la femme, les blasonneurs se révèlent en réalité profondément misogynes. La volupté que ces poèmes suscitent relève plus de fantasmes auto-érotiques que d’un véritable désir pour la femme. Bien que se situant sous le signe d’attitudes propres à la Renaissance à l’égard de la beauté et du plaisir, ces poèmes prolongent au milieu du XVIe siècle les craintes et les superstitions misogynes qui remontent au Livre de la Genèse. La fragmentation du corps de l’aimée – parfois aussi du corps du poète-amant
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(cf. la Délie de Maurice Scève) – permettait sans doute un certain sentiment de sécuritéâ•›: en décomposant les charmes de sa dame, en décomposant aussi les sites somatiques de ses propres désirs, l’amoureux pouvait prétendre maîtriser à la fois la menace que l’Ève éternelle portait à son salut et sa propre sexualité qui risquait de l’entraîner dans une complicité avec elle. Dans les Blasons des années 1530 et 1540 nous sommes loin de la célébration du corps féminin que l’on peut observer dans la Vénus d’Urbino du Titien (1538). Si la poésie contemporaine ou légèrement postérieure aux blasons ne donne pas dans la misogynie, elle ne s’écarte guère non plus de la tradition descriptive des pétrarquistes. Dans cette poésie la véritable sensualité ne perce guère. Ou bien elle est contenue par la morale néo-platonicienne à laquelle ces poètes se soumettentâ•›: la passion qui les a surpris lorsqu’ils vaquaient, disent-ils, à des occupations plus cérébrales devient pour eux une sorte d’exercice spirituel menant à la connaissance de la vraie beauté divine. Ou bien elle est transmuée en une sorte de badinage bon enfant – cf. Ronsard, Continuation des amours, 1555 (sonnet XXIII)â•›: «â•¯Mignonne, levés-vous, vous estes paresseuse, […] Je vois baiser cent fois vostre oeil, vostre tetin, Afin de vous aprendre à vous lever matin.╯»
Lorsqu’en revanche la corporalité érotique n’est ni dissipée par une asexualité volontaire ni occultée par la morale ou par la périphrase, elle peut se manifester soit sous la forme d’un réalisme un peu cynique (Michel-Ange, Rime No.20â•›: «â•¯Quand’ io ti veggo, in su ciascuna poppa/ mi paion duo cocomer in un sacco,/ Ond’ io m’accendo tutto come stoppa╯»), soit sous celle d’une franchise qui demeure pourtant avouable (Louise Labé, Oeuvres, sonnet 18â•›:â•›: «â•¯Baise m’encor, rebaise moy et baise╯»). De tels exemples sont pourtant rares, le refoulement inhérent au pétrarquisme néo-platonisant donnant le plus souvent lieu à un défoulement dans la grivoiserie ou même dans l’obscénité. Beaucoup de poètes de l’époque ont composé des poèmes de type pornographique, mais le cas emblématique reste celui des notoires Sonnetti lussuriosi de Pietro Aretino. Ce sont seize sonnets caudati, c.-à-d., faits de 14 vers plus une coda de 2 vers 1/2, composés aux environs de 1528 pour expliciter autant de gravures faites d’après des dessins de Jules Romain dépeignant l’acte sexuel dans des postures diverses. Ces poèmes prennent la forme d’un dialogue où le couple (une prostituée et son client) parlent en termes directs de leurs corps, des sensations qu’ils ressentent et des gestes érotiques qu’ils sont en train d’accomplir. La nature toute physique de leurs rapports situe les épisodes sous le signe de la licence, dans tous les sens du termeâ•›: ces sonnets célèbrent les plaisirs de deux corps enfin libérés de toutes les contraintes morales, sociales et psychologiques que l’esprit humain leur a imposées. Mais parallèlement à cette littérature érotique qui voudrait privilégier le corps, mais finit le plus souvent par lui refuser toute présence réelle, il en existe une autre, plus équilibrée. On y voit apparaître le corps comme un objet intégralement humain en lui-même, faisant cause commune ou dialectique avec son âme, mais avant tout surmontant toute fragmentation métaphorique de sa matérialité. Son fonctionnement organique est présenté comme entièrement naturel et susceptible de procurer à son propriétaire un plaisir légitime, tout comme le contact avec le monde concret des êtres et des objets peut lui provoquer une souffrance réelle. Les appétits sexuels et gourmands se voient attribuer leur juste place dans la hiérarchie des facultés,
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la douleur est promue au rang des sensations avec lesquelles il est permis de compatir. Tout en célébrant la jeunesse et la beauté («â•¯la vieillesse/Fera ternir votre beauté╯»), cette littérature envisage sans les mépriser la laideur, la faiblesse de la chair et la déchéance de la vieillesse. Un corps assumé subjectivement en vient à se substituer au corps souvent ridiculisé et toujours coupable de la littérature du Moyen Âge. Quelques textes des années 1540–1550 ont à cet égard une valeur paradigmatique. La nouvelle XXX de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre raconte l’histoire d’une jeune veuve qui pratique une chasteté forcenée et toute puritaine, mais qui commet involontairement un acte incestueux avec son fils adolescent. Enceinte, elle accouche d’une fille, laquelle, à la suite d’autres péripéties, épouse celui qui est à la fois son frère et son père. Or ce texte ne prête ni à rire ni à se gausser de la lubricité féminine, car il s’agit d’une femme pieuse, chaste et noble de rang et de caractère, qui n’a été motivée dans ses actions que par la morale la plus stricte, mais de ce fait inhumaine. La faute de la veuve réside moins dans l’acte lui-même que dans son refus préalable de reconnaître la normalité des désirs sexuels, les siens et ceux de son fils. Sa punition demeure toute psychologiqueâ•›: elle vit quotidiennement en présence de sa faute, qu’elle est seule à connaître. Elle mérite toutefois une certaine compassion, car son péché résulte non d’un égarement des sens, mais d’un rigorisme déplacé. Dans ce conte, comme ailleurs dans l’Heptaméron, la sexualité est représentée comme une partie tout à fait avouable et agréable de notre être corporel et affectif. Son refoulement, en revanche, peut engendrer des actes répréhensibles (comportements désordonnés, voire homicides). La forme que Marguerite imprime à la matière de la nouvelle XXX transforme radicalement une histoire grivoise en une réflexion sérieuse sur le problème de la sexualité (problème compliqué par l’apparition de la syphilis). Bien entendu, Marguerite privilégie dans son enquête une morale chrétienne – d’où par endroits une certaine ambiguïté – mais en fin de compte la dame est censurée pour n’avoir pas voulu admettre les droits du corps. Un second texte paradigmatique, mais qui ne touche pas à l’érotique du corps, provient du roman anonyme Lazarillo de Tormes (av. 1554). Issu de la couche sociale la plus humble – et de ce fait donc l’objet en puissance d’une moquerie littéraire – le héros éponyme devient le guide maltraité d’un mendiant aveugle. Profitant du handicap de son maître, il se console de son sort en buvant subrepticement dans la jarre à vin de celui-ci. S’en rendant compte, l’aveugle le punit en le frappant en pleine figure avec la jarre. Vu de loin, l’épisode pourrait constituer une scène de farce, mais ici il est raconté à la première personneâ•›: «â•¯Fue tal el golpecillo, que me desatino y saco de sentido, y el jarrazo tan grande, que les pedazos dél se me metieron por la cara, rompiéndomela por muchas partes, y me quebro los dientes, sin los cuales hasta hoy dia me quedé.╯»
L’emploi narratif de la première personne fait partager la situation au lecteur et lui fait plus directement sentir la douleur de la blessure. Le corps meurtri du petit Lazare suscite la compassion et non plus le rire. Ce changement de point de vue, qui place l’observateur à côté de l’actant, rapproche la littérature d’un genre pictural qui a connu une grande floraison au XVIe siècle, le portrait et l’autoportrait. Lorsque le portrait du corps se retrouve dans les textes narrés à la troisième personne, sa fonction consiste, ou bien à constater l’équivalence entre le corps et l’âme, les deux
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étant également beaux ou également laids, ou bien à souligner une opposition entre la partie visible de la personne et son caractère. Tout ce qui dépasse les normes esthétiques de la beauté masculine ou qui reste en deçà (corps trop grand ou trop petit, trop flasque ou trop musclé) augure mal de la personnalité. Lorsque les normes sont respectées, il en résulte un être parfait. Dans une oraison funèbre pour Laurent II de Médicis (1519) l’humaniste Philoponus décrit longuement toutes les capacités physiques du défunt, afin de démontrer que celles-ci coïncidaient parfaitement avec les qualités morales énumérées précédemment. La description se termine ainsiâ•›: In corpore pulcherrimo herculeae vires inerantâ•›: et tanta in singulis quibusque membris bonitas effulgebat, ut animi bonis nulla ex parte cederat.
Pour ce qui est des êtres dont le corps et l’âme ne coïncident pas, rappelons le portrait de Socrate, au physique repoussant et à l’âme inestimable, dans le «â•¯Prologue╯» du Gargantua de Rabelais (1534) et citons en exemple celui que fait Castiglione du duc Guidubaldo frappé par la goutte (Libro del Cortegiano, 1528)â•›: non essendo ancor il duca Guido giunto alli venti anni, s’infermo` di podagre, le quali con atrocissimi dolori procedendo, in poco spazio di tempo talmente tutti i membri gli impedirono, che né stare in piedi, né moversi poteaâ•›; e cosi` resto` uno dei più belli e disposti corpi del mondo, deformato e guasto nella sua verde età.
L’image est si frappante qu’il est surprenant de ne pas rencontrer dans l’oeuvre littéraire d’artistes plastiques des portraits plus précis. Dans sa Vita (1558–62) Benvenuto Cellini se contente de dire que sa maîtresse était «â•¯molto bella,╯» qu’un jeune homme qu’il avait pris comme modèle était «â•¯bello di persona, maraviglioso di color di carne╯» et d’un «â•¯intaglio della testa … assai più bello che quello antico di Antino.╯» De lui-même il ne souffle mot et le seul passage de son autobiographie à posséder un véritable intérêt pour l’historien du corps est emprunté à Pietro Torrigiano, qui raconte la manière dont il brisa le nez de Michel-Angeâ•›: «â•¯gli detti séi grande il pugno in sul naso, che io mi senti’ fiaccare sotto il pugno quell’ osso et tenerume del naso, come se fusse stato un cialdone.╯» De même, abstraction faite de quelques détails épars, dans ses Vite de’ più illustri pittori (1550) Giorgio Vasari s’abstient de dépeindre ses artistes au physique, se contentant de préciser leur caractère et leur manière de vivre. L’autoportrait naît de l’impression que l’on a de son propre corps (cf. Surrey, «â•¯When Windsor walls sustain’d my wearied arm,/My hand my chin, to ease my restless head╯») mais seuls quelques écrivains se sont essayés à une représentation plus complète. Francesco Berni fit de lui-même un portrait assez sommaire et assez curieux par le choix et l’ordre des détails. Il parle d’abord de toute sa personne («â•¯grande, magro e schietto╯»), ensuite de ses jambes («â•¯lunghe e sottil╯»), puis se concentre exclusivement sur la figureâ•›: le visage large, le nez grand, l’espace entre les sourcils étroit, l’oeil concave, bleu et franc, la barbe abondante. Il est intéressant de comparer ce portrait avec l’effigie, plutôt désabusée mais somme toute satisfaite, que l’humaniste polonais Klemens Janicki (1516–1543) traça de lui-même à l’époque où il était étudiant à Padoue (ces vers sont d’ailleurs typiques de son oeuvre poétique, qui manifeste un intérêt inhabituel pour un corps maladif)â•›:
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Invalidum mihi corpus erat viresque pusillae, frangeret exiguus quasque repente laborâ•›: forma decora satis, vultus non tristis, in ore non dubia ingenui signa pudoris erant.
Un texte d’intérêt capital se trouve dans l’autoportrait que trace Michel-Ange lorsqu’il énonce sur un ton mi-sérieux/mi-comique les effets délétères produits sur son corps par l’exécution du plafond de la Chapelle Sixtineâ•›: «â•¯I’ho già fatto un gozzo in questo stento […] E’ i lombi entrati mi son nella peccia, E fo del cul per contrapeso groppa E’ passi senza gli occhi muovo invano […] Pero` fallace e strano Surge il giudizio che la mente porta, Chè mal si trà per cerbottana torta. La mia pittura morta Difendi orma’, Giovanni …╯»
Rime, No.5, vv.1,9–11,15–19
Une partie de l’intérêt de ce tableau provient du fait que c’est un peintre, et pas n’importe lequel, qui se décrit. Mais il frappe aussi par sa saisie existentielle de notre déterminisme corporel. Michel-Ange fond en une seule unité textuelle, dont le registre stylistique est d’ailleurs ambigu, une grande oeuvre d’art et les répercussions physiques et psychiques que son élaboration a produites sur le corps et le jugement de l’artiste. Ces vers de Michel-Ange s’alignent sur le passage du Lazarillo de Tormes cité plus haut, qui réunissait, dans un langage également ambigu, le vol banal de quelques gorgées de vin et le pénible défigurement du voleur. Du coup le corps est sujet et objet, source de plaisirs et de peines, la dimension simplement matérielle de notre être, mais en fin de compte la partie de nous-même qui définit et conditionne tout le reste. Pour la littérature européenne en général, deux genres en particulier eurent un retentissement qui dura tout le siècleâ•›: le renouveau sous une forme renaissante de la tradition épicoromanesque du Moyen Âge (l’Amadis de Gaula, 1508, l’Orlando furioso, de l’Arioste, 1516) et les livres de civilité (voir le chapitre précédent). Dans le premier genre, les descriptions physiques des personnages restent ce qu’elles avaient été pendant les siècles précédents, idéalisées et conventionnelles, mais dans le second, le corps s’impose comme le premier élément qu’il convient de maîtriser dans le processus qui aboutira à la création d’un nouveau «â•¯gentleman.╯» Le corps est pour ainsi dire absent de la littérature chevaleresque et omniprésent dans les traités d’hygiène et de politesse élémentaires. A lire, par exemple, le Galateo de Della Casa (1558) on a l’impression d’une société où l’on est constamment assailli par les mauvaises odeurs, par la laideur et la difformité, par la vue de gens qui s’acquittent de leurs besoins presque en public, par le corps, en somme, de l’Autre qui ne se gêne pas pour faire matériellement intrusion dans votre vie. On ne conçoit pas encore la distinction entre ce que l’on devrait faire en privé et ce que l’on peut faire devant ses commensaux ou autres connaissances. Les traités de civilité semblent naître dans l’écart perçu entre la réalité et le roman chevaleresque. Le lieu de cet écart est défini comme étant le corps, qui persiste à être réfractaire au processus de civilité et qui par conséquent devient l’objet d’une obsession.
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S’agissant du corps dans la littérature de la période 1520–1560, l’oeuvre de Rabelais s’impose à notre attention. Les analyses de Bakhtine ont éclairé la manière dont le corps y est conçu comme s’appropriant par ses orifices un monde qui est lui-même organisme, l’engloutissant, le transformant, puis le rendant sous une forme transmuée, méconnaissable, mais authentique. Toutefois, le corps chez Rabelais ne se limite pas à cela. Citons, à titre de rappel, quelques passages qui permettent de compléter Bakhtine. Dès le prologue du Pantagruel (1532, mais les numéros des chapitres sont ceux de l’édition remaniée de 1542, plus généralement disponible) le corps est présenté comme souffrantâ•›: d’eczéma, de maux de dents, de goutte, d’érysipèle, d’épilepsie, de chancres, de diarrhée, de syphilis, d’autres infections vénériennes, etc. Toutes ces afflictions sont présentées dans un langage comique, voire burlesque, mais ce qu’il faut retenir, c’est qu’elles sont incurables. Après une rapide évocation de la terre comme un corps biologique (les mers sont la sueur de la terre produites en passant trop près du soleil), Rabelais arrive (fin du ch. 2) à une image saisissanteâ•›: avant que Pantagruel ne sorte du ventre de sa mère Badebec, il est précédé par une caravane de mulets, de muletiers, de dromadaires, de chameaux et de charrettes chargées de sel, d’oignons, etc. Le corps de Badebec – le corps de la femme, de la mère – renfermait un monde bizarre et insoupçonné. A la fin du roman (ch. 32 et 33) le narrateur, Alcofribas Nasier (anagramme de François Rabelais), entre dans la bouche de Pantagruel et y trouve toute une contrée qui ressemble au paysage français (donc pas exotique) mais qui fonctionne sans référence au monde extérieur et sans le connaître. Ensuite Pantagruel tombe malade d’une affection de l’estomac et d’une gonorrhéeâ•›: les médecins réussissent à guérir les deux maladies en pénétrant encore par la bouche dans le corps du géant. Le roman s’ouvre et se referme alors sur les mêmes imagesâ•›: corps malades, corps qui cachent des mystères – mais qui finissent par les révéler. Les images du début semblent étranges et ridicules (elles se concentrent autour des parties basses du corps), celles de la fin, localisées dans la partie haute, sont caractérisées par un grand optimismeâ•›: on peut connaître le corps, il ne renferme plus rien d’insolite, on peut porter remède à ses diverses maladies, même vénériennes. La bouche étant à la fois le doublet visible, iconique et symétrique du vagin et le contraire fonctionnel, symbolique et dialectique de l’anus, le texte pantagruélique se déroule dès lors comme un jeu d’acheminements inversésâ•›: de la maladie à la santé, de l’excrétion à l’alimentation, de l’indicible corporel à l’avouable, de la chose à son signe, d’un monde que l’on possède par l’appareil génito-anal à un monde qu’on assimile par l’oralité sous toutes ses formes. Le Gargantua (1534/1542) continue à utiliser le corps comme une source sémiotique. Rabelais y aborde le problème de la bonne nutrition et de ses rapports avec les plaisirs de la boucheâ•›: une liste de mets considérés comme délicieux au ch. 3 est répétée presque textuellement au ch. 21, mais cette fois-ci ils sont condamnés comme nuisiblesâ•›: on les remplace dans le régime de Gargantua par des plats plus sains. Or ce qui a changé entre temps c’est la manière de concevoir la finalité du corps. Celui-ci n’est pas qu’un organe procurant des plaisirs mais l’instrument de la vie active, qu’il convient d’entretenir. Gargantua passe une bonne partie de sa journée (ch. 23) à faire des exercices préparant son corps pour la guerre, qui occupera sa vie d’adulte. Mais le Gargantua ne fait pas que condamner le corps comme source de plaisirs. Le passage sur les «â•¯torche-cul╯» (ch. 13) subjectivise la défécation, considérée dans les fabliaux comme un acte ridicule, dans les traités de civilité comme un acte offensif, et nous rappelle que c’est un acte qui peut rapporter un véritable plaisir à celle ou à celui qui l’accomplit.
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Deux autres chapitres, 6 et 27 nous permettront de passer de la présence du corps dans la littérature de la Renaissance à la recherche d’une causalité de cette présence, ainsi que de sa résonance dans d’autres domaines de la civilisation. Dans le premier de ces chapitres Rabelais raconte la naissance étrange de Gargantua. Empêché de sortir du ventre de Gargamelle par la voie normale, il est contraint de naître par l’oreille gauche. Dans le second, Frère Jean des Entommeures s’attaque aux soldats pillards de l’armée de Picrochole, les mettant littéralement en morceaux armé de la seule croix processionnelle. Il s’agit d’épisodes parodiques à plusieurs niveaux, mais l’essentiel à noter, c’est le recours dans les deux épisodes à un lexique anatomique spécialisé. Ce langage médical annonce par sa haute technicité la maîtrise du corps par le savoir anatomique, manifestée dans le fait de pouvoir donner à chaque organe son nom propre et scientifique. Entre le Pantagruel et le Gargantua le corps a perdu son mystère. Lorsque Gargantua mange six pèlerins en salade (ch. 38), les pauvres, à la différence d’Alcofribas, ne trouvent dans la bouche du géant que des dents gigantesques qui menacent de les broyer. Il n’y a donc plus lieu de s’effrayer ou de s’étonner devant le corps. Comme tout autre phénomène il est assujetti aux processus heuristiques de la raison et de l’observation. L’instauration du corps comme objet constitutif d’un discours de fiction et comme sujet d’action littéraire n’a pu évidemment s’accomplir sans qu’évoluent dans un sens parallèle d’autres domaines plus ou moins connexes. En guise de conclusion nous essaierons de tracer schématiquement trois de ces développements. En premier lieu on constate une transformation radicale dans la conception de la médecine aux alentours de 1500. Sous l’effet de la traduction en latin de l’oeuvre de Galien, elle cesse de se préoccuper exclusivement des maladies et des états pathologiques pour réfléchir sur les structures du corps, sur ses fonctions, ainsi que sur la valeur hygiénique de l’exercice. Cette attention portée aux exercices physiques confirme un mouvement esquissé au siècle précédent. Suivant le modèle proposé par Platon (République, Lois) et propagé par Marsile Ficin (traduction et commentaires de Platon, 1466–1495), des pédagogues humanistes avaient introduit dans les écoles diverses formes de la gymnastikê (eurythmie, discipline des passions par la discipline du corps). Déjà donc, avant Rabelais, les futurs écrivains avaient pu être exposés dès le collège à la notion d’un corps qu’il fallait maintenir en équilibre avec l’esprit. Dans une autre direction la redécouverte de Galien amena les études anatomiques à un nouveau stade de perfectionnement. Entamée au XIVe siècle par Mondino dei Liucci, la description morphologique de l’être humain culmina dans le De humani corporis fabrica (1543) de Vésale. Or ce livre eut un grand retentissement, car les illustrations, faites par un des élèves du Titien, devinrent vite célèbres indépendamment de leur fonction cognitive. Cette alliance de l’art et de la médecine marquait l’aboutissement d’un processus parallèle commencé dès l’invention de la perspectiva artificialis (L.-B. Alberti, 1435). Ce système – auquel il faut ajouter le prestige de la statuaire antique – imposait à l’artiste la nécessité de conférer à son tableau la dimension de la profondeur, partant de représenter la solidité musculaire des personnages. Ce qui conduisit les peintres (par exemple, Léonard) à s’intéresser de plus en plus près à l’anatomie des corps et à pratiquer eux-mêmes des dissections. Les Vier Bücher von menschlicher Proportion (1528) d’Albrecht Dürer répandirent en Europe toute une nouvelle esthétique du corps fondée sur une synthèse de l’observation directe et des principes de la représentation harmonique.
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Les recherches, les réflexions et les évolutions matérielles de la médecine et de l’art plastique firent en somme découvrir dans le corps une complexité structurelle, bio-mécanique et physiologique qui avaient échappé aux anciens systèmes de figuration picturale et intellectuelle. La morphologie et la syntaxe du corps étaient plus subtiles qu’on ne les avait imaginées et exigeaient, pour être pensées et décrites, une sémiotique discursive qui fût égale à son objet. D’où, dans tous les domaines pratiques, un nouveau langage du corps qui s’est propagé dans la littérature soit par le biais de médecins-écrivains (Fracastor, Rabelais), soit par le contact entre peintres, médecins et littéraires dans les cours royales, princières et ecclésiastiques (à la cour des Médicis, Ficin, Politien et Michel-Ange ont été contemporains). Troisième et dernière constatationâ•›: la représentation du corps nouveau ne s’arrêtait ni à la figure peinte ou sculptée, ni aux schémas rénovés de la pensée médicale. L’évolution de l’art de la guerre au cours du XVe siècle – le massacre par projectiles a remplacé le combat corps à corps – et la centralisation de la vie politique et culturelle dans les cours des souverains modifiaient de fond en comble la vie des nobles. Le chevalier du Moyen Âge s’est transformé en courtisan, métamorphose qu’on a baptisée «â•¯der Prozess der Civilisation╯» et qui impliquait d’autres normes de comportement social. La politesse, la subtilité, la légèreté, la sprezzatura remplacèrent la franchise, l’action directe, la lourdeur, la démonstration de l’effort. C’était par l’élégance de ses allures que le courtisan affirmait son adhésion à ce nouvel ethosâ•›: par la grâce de sa démarche et de son maintien il indiquait sa conformité aux codes désormais en vigueurâ•›; par la parade du corps – et du costume qui le revêtait – qu’il manifestait sa modernité et qu’il se montrait, littéralement, «â•¯un homme de cour╯». Au delà de sa tenue et de ses gestes ordinaires, le courtisan s’affichait dans certaines activités ludiques – la danse, l’escrime, l’équitation, le jeu de paume – qui allaient se substituer au tournoi et dont la pratique devait au cours du XVIe siècle être «â•¯mesurée╯» (règlementée) et renouvelée. La danse en particulier se manifeste comme une référence inéluctable dans les textes quasi purement «â•¯littéraires╯». Pour Castiglione (Cortegiano I.17) celui qui ne sait pas danser est tout simplement ridicule (il est donc curieux de constater que chez Rabelais les Thélémites ne dansent pas). Dans d’autres contextes (chez Pierre de Ronsard ou Henry Howard, p.ex.) la mention de la danse indexe ou bien l’érudition humaniste du poète qui parle savamment du bal des astres ou de la danse des musesâ•›: ou bien son intégration dans la vie de cour lorsqu’il évoque les bals, festins et banquets qui en constituent le train ordinaireâ•›: ou bien sa participation exubérante dans les festoiements étudiants, à l’imitation des Grecs anciens. Il est presque sans exemple, toutefois, qu’on envisage la danse sous l’angle de la physicalité. Pontus de Tyard fait bien allusion à «â•¯ces Buffons╯» qui dansent «â•¯à corps perdu … Non sans folastre et plaisant mouvement╯», mais il s’agit d’un spectacle et non pas d’une activité où le poète et sa dame auraient participé. Chez le courtisan la manière contrôlée dont il exécute «â•¯un passo solo grazioso e non sforzato╯» est une manifestation de son intelligence (Castiglione, Cortegiano I.28). Ronsard fait écho à cette idée dans un texte grivois de 1553, la «â•¯Premiere folastrie╯». Il n’éprouve aucun plaisir à faire l’amour avec sa maîtresse «â•¯maigrelette╯», car elle est trop décharnée. En revanche la précision qu’elle exhibe en dansant le «â•¯conjure╯» au point qu’il «â•¯l ’ayme mieux selon laguelle [son] coeur╯». Ce lien entre la danse et l’érotisme — les moralistes opposent volontiers la danse sacrée de David à la danse lascive de Salomé — accentue une dimension inévitable de la rencontre d’un homme et une femme qui exécutent des gestes
Présence littéraire de la l’activité physique et la danse
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rythmés réciproques. Cette problématique de la danse a incité Sir Thomas Elyot à consacrer à une apologie allégorique de la danse plusieurs chapitres de son Governor (I.19–25). Allégorie à part, la danse continue d’être une activité qui excite. Dans deux sonnets de ses Amours de 1552 (numéros 91 et 131) Ronsard raconte qu’il est tombé amoureux de Cassandre en la regardant danser, tandis que le pauvre Henry Howard éprouve des émotions cuisantes à cause d’une dame «â•¯that refused to dance with him╯» (Poems of Love and Chivalry, 30). Du fait de leur caractère spectaculaire, donc démonstratif, ces jeux avaient généré une paralittérature qui les enseignait et les commentait dans le cadre des comportements nouveaux. Les thèmes corporels du roman et de la poésie annoncent les préoccupations de cette paralittérature et reflètent ce dont les écrivains, présents à la cour, étaient journellement témoinsâ•›: le sentiment du pouvoir expressif des gestesâ•›: la réalité et l’intégrité matérielles du corpsâ•›: la possibilité d’en connaître tous les fonctionnementsâ•›: les rapports mutuels entre le physique et le spirituel, entre la beauté et la moraleâ•›: les répercussions de la sexualitéâ•›: les droits du corps et le déterminisme qu’il exerce sur toutes les manifestations de l’êtreâ•›: en somme la perception que tout commence et que tout finit par et dans le corps.
Le statut de la femme Marie-Rose Logan «â•¯Si j’avais une barbe, je serais roi de France╯». Cette boutade de Renée, duchesse de Ferrare (1510–1575) et fille du roi de France Louis XII, illustre les contradictions qui caractérisent alors le statut de la femme. Dans les Pays-Bas et en Angleterre, des femmes se retrouvent chefs d’État, mais en France la loi salique leur interdit l’accès au trône. Les pédagogues humanistes encouragent l’éducation de la femme, mais la vision masculine de l’éducation, du mariage et de la maternité qui conditionne la société lui ferme souvent les portes de la participation au savoir que semblait lui promettre l’éducation nouvelle. La Réforme libère la femme de l’étau dans lequel l’avaient enserrée les préjugés misogynes hérités à la fois de l’enseignement des Pères de l’Église et des oeuvres satiriques du Moyen Âge, mais cette même Réforme lui assigne le rôle de maîtresse de maison vouée à son époux et à son foyer et, dans la prose vernaculaire du temps, se perpétuent satires et polémiques. En d’autres termes, le statut de la femme reflète les contrastes inhérents à une société en pleine mutation, dans laquelle tradition et innovation se côtoient. Dans le domaine de l’érudition et de la poésie lyrique, le nombre de femmes qui s’affirment par leur plume excède de loin celui des générations précédentes. Leurs voix, souvent passées sous silence dans les anthologies et histoires de la Renaissance, ne déparent pas, on va le voir, l’ensemble des voix mieux connues des humanistes et écrivains mâles. Au Moyen Âge, les grandes abbayes gérées par de puissantes abbesses étaient souvent les seuls lieux privilégiés où s’exerçait un pouvoir féminin. Si ce pouvoir disparaît dans une société qui se laïcise sous l’influence de la pédagogie humaniste, d’une part, et de la Réforme, d’autre part, d’autres formes de pouvoir prennent la relève. Souvent garanties par l’hérédité, ces formes de pouvoir s’allient à l’élitisme social et culturel qui caractérise la société du XVIe siècle en général. Par les caprices du destin, plusieurs pays européens ont été au XVIe siècle gouvernés par des femmesâ•›: dans les Pays-Bas, Marguerite d’Autriche (1480–1530), Marie de Hongrie (1505– 1558) et Marguerite de Parme (1547–1586) ont fait tour à tour fonction de régentesâ•›; Marie Stuart (1542–1587) a été reine d’Écosse de 1542 à 1567â•›; en Angleterre, Catherine d’Aragon remplit les fonctions de régente en l’absence d’Henri VIII, Marie Ière (1516–1558) règne sur l’Angleterre et l’Irlande de 1553 à 1558 et Élisabeth Ière (1533–1603) lui succède. Cette dernière souveraine, qui se refusa au mariage, s’illustra de 1558 à 1603 par un règne qui reste l’un des plus glorieux qu’ait connu l’histoire de l’Angleterre. Toutes privilégiées qu’elles soient par leur naissance, la plupart de ces femmes se heurtent néanmoins sous une forme ou une autre à l’autorité patriarcale. Marguerite d’Autriche, mariée en bas âge au roi de France Charles VIII, dut quitter la France lorsque son conjoint décida, pour des raisons politiques, d’épouser Anne de Bretagne. La chute de la très catholique Marie Stuart fut en partie provoquée par John Knox, figure de proue du protestantisme écossais, que des bois gravés de l’époque dépeignent trompetantâ•›: «â•¯Aucune femme ne peut ni ne doit se maintenir sur le trône, si les ouvrages de John Knox proclament la vérité.╯» Et Catherine d’Aragon devra se soumettre à la volonté de son époux Henri VIII, quand celui-ci en 1533 prendra la décision de divorcer et d’épouser Anne Boleyn afin de s’assurer un descendant. Marie Tudor, fille de Catherine d’Aragon et d’Henri VIII, a régné à la suite de la mort de son demi-frère Édouard VI, 220
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après avoir subi bien des humiliations. Ses efforts pour restaurer le catholicisme en Angleterre échouèrent et lui valurent le surnom de «â•¯Marie la Sanglante╯». En vue de leurs fonctions à venir, ces femmes ont reçu une éducation poussée dont a bénéficié également leur entourage. Il en va de même des femmes issues de la noblesse ou des couches supérieures de la société. Elles sont dès lors à même de jouer un rôle important dans la diffusion et la transmission de la culture nouvelle, de s’essayer à écrire en vers, comme Marguerite d’Autriche, ou à composer des traductions, comme le fait la future reine Élisabeth qui, à l’âge de dix ans, composa une version anglaise du Miroir de l’âme pécheresse de Marguerite de Navarre. Certaines d’entre elles acquièrent un véritable talent d’écrivain ou de poète, comme Vittoria Colonna (1490–1547), descendante de la puissante famille des Gibelins en Italie ou, en France, Marguerite de Navarre (1492–1549), soeur de François Ierâ•›; en Angleterre, la vaste culture de Catherine d’Aragon lui vaut le surnom de «â•¯musée des lettres et du savoir╯»â•›; en Espagne, l’infante Doña Maria s’entoure d’érudits et d’érudites comme Luisa Siega qui, à l’instar de Beatriz Galindo surnommée «â•¯La Latina╯», première dame d’honneur d’Isabelle de Castille, possède une parfaite connaissance des langues anciennesâ•›; de son côté, Bona Sforza, épouse de Sigismond Ier, roi de Pologne, favorise l’essor de la culture latine dans ce pays. La puissance que leur confère leur rang incite de nombreux humanistes à rechercher le patronage de ces souveraines. Aussi leur adressent-ils des traités, le plus souvent rédigés en latin, dans lesquels ils font l’éloge du mariage et du sexe fémininâ•›: en 1526, Érasme dédie à Catherine d’Aragon son De christiani matrimonii institutioâ•›; la même année, Corneille Agrippa de Nettesheim dédie à Marguerite d’Angoulême, un traité intitulé De Sacramento matrimonii declamatio, qu’il traduit en français en 1529â•›; la même année, il adresse à Marguerite d’Autriche son De Nobilitate et praecellentia foemini sexus. Quelques années plus tard – probablement entre 1531 et 1538 –, Sir Thomas Elyot compose un dialogue intitulé The Defence of Good Women qui met en scène deux personnages, Candidus et Caninius. Le premier exalte les mérites du sexe fémininâ•›; le second en énumère les défauts. Le dialogue se termine par l’assentiment de Caninius aux arguments avancés par Candidus en faveur de Zénobie, reine de Palmyre au troisième siècle de notre ère. Apparemment il s’agit d’un éloge à peine voilé de Catherine d’Aragon – laquelle n’avait pas perdu tout prestige après son divorce. C’est sans doute pour des raisons politiques que l’auteur a évité de lui dédier l’ouvrage, paru à Londres en 1540. L’éducation et le mariage, ces deux constituantes du statut de la femme, font l’objet d’exposés et de débats dans la plupart des États européens. La pédagogie humaniste, qui ne connaît ni frontières géographiques ni barrières sociales, s’accompagne d’une réflexion sur l’institution matrimoniale. Si de nombreux humanistes répondent à l’appel des grands, ils ne vivent ni n’écrivent uniquement pour eux. Depuis le XVe siècle, les seigneurs italiens ne s’opposaient pas à ce que leurs filles reçoivent une éducation plus ou moins comparable à celle de leurs fils. Le but de l’éducation des jeunes filles n’est d’ailleurs pas le même que celui des jeunes gens, selon l’idéal proposé par Baldassare Castiglione dans Il cortegiano (1528), ouvrage rapidement traduit dans plusieurs langues européennes. L’école appelée «â•¯la maison du bonheur╯» qu’établit Vittorino da Feltre (1466–1519) à la cour du duc de Mantoue Gianfrancesco Gonzaga, offre un modèle typique de l’éducation adaptée aux jeunes femmes de bonne famille. Son enseignement comporte, outre l’apprentissage
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des langues anciennes, une solide formation chrétienne, ainsi que des leçons de maintien et d’esthétique. Parmi les pédagogues qui se chargent de l’éducation des futures reines et dames de la noblesse, les plus connus sont Juan Luis Vivès, appelé à la cour d’Angleterre par sa compatriote Catherine d’Aragon pour diriger les études de la princesse Marie, et Roger Ascham (c.1515–1568) qui surveille celles de la future Élizabeth Ière. Dans le De institutione foeminae christianae (1523), Vivès met l’accent sur la grammaire, la prononciation, la mémorisation et la conversation latine. Tout comme Vittorino da Feltre, il considère la modestie, l’obéissance et surtout la piété comme les vertus cardinales de la femme cultivée. En 1524, il compose un recueil d’adages, Satellitium ou Symbola, ainsi qu’un abrégé du De Institutione à l’intention de la princesse Marie Tudor. Ces ouvrages rédigés en latin eurent un certain retentissement, car ils furent traduits en anglais et en français et firent l’objet de plusieurs réimpressions. Dans la bonne bourgeoisie, les filles sont rarement confiées à des précepteurs. Leurs mères leur apprennent à lire, écrire et compter ainsi qu’à gérer la maison. Il leur arrive aussi de trouver en leur père ou leur frère un mentor ou, en tout cas, un enthousiaste défenseur de l’éducation féminine. L’exemple qui vient immédiatement à l’esprit est celui de Margaret More-Roper (1515–1544), fille de Thomas More. Parmi les grands humanistes, Thomas More est sans doute le père qui s’intéressa le plus à l’éducation de ses enfants et de son entourage. Durant ses nombreuses absences, il maintenait le contact avec ses enfants et leur précepteur, William Gonnell. Margaret fut sans nul doute la pupille la plus douée de «â•¯l’école de Thomas More╯». Sa connaissance des langues anciennes impressionna Henri VIII, John Voysey, évêque d’Exeter, aussi bien qu’Érasme. Ce dernier lui dédia son commentaire des oeuvres de Prudence et échangea un certain nombre de lettres avec elle. Margaret, de son côté, produisit une élégante traduction du commentaire sur le Pater qu’Érasme publia chez Froben en 1523. Margaret More-Roper est aussi l’exemple parfait de la femme cultivée, pieuse et attachée au foyer. La vie qu’elle mena aux côtés de son époux Richard Roper pourrait servir d’illustration vivante aux principes énoncés par Vivès. Celui-ci, d’ailleurs, exprime son admiration pour elle dans le De Institutione et le De ratione vitae studiosae ac litteratae in matrimonio collocandae et degendae (1544). Charitas, soeur de Willibald Pirckheimer (1470–1530), fit de solides études en latin et en grec, tant et si bien que l’humaniste Christophe Scheurl, surnommé le «â•¯Cicéron de Nuremberg╯», disait qu’il n’avait rencontré dans sa vie que deux femmes érudites, Charitas et l’italienne Cassandra Fedele (1464–1558). Cette dernière s’était illustrée en prononçant, à l’université de Padoue, un éloge d’Ange Politien rédigé en latin. Dans une lettre adressée à Charitas, Scheurl la félicite également d’avoir préféré le livre à la quenouille et la plume au fuseau. Suivant l’exemple des grandes abbesses du Moyen Âge, Charitas préféra le couvent au mariage et, jouissant de l’appui de son frère et de Melanchthon, elle réussit à défendre le monastère de Sainte-Claire dont elle était devenue abbesse contre les hordes luthériennes. Margaret More-Roper, Cassandra Fedele et Charitas Pirckheimer sont, à bien des égards, des exceptions car si le monde des humanistes se montre favorable à la femme, la «â•¯république des lettres╯» est avant tout un territoire masculin. Par exemple, l’humaniste français Guillaume Budé (1468–1540), dont l’épouse Roberte Le Lieur avait une certaine connaissance du latin, ne considéra la naissance de ses filles que comme un obstacle à l’étude. On retrouve le même esprit en Espagne, où quelques femmes exceptionnelles réussissent pourtant à poursuivre des étudesâ•›: Doña Luisa Medrano enseigna les lettres classiques à l’université de Salamanque et échangea une importante correspondance
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avec l’humaniste Marineo Siculo. Clara Chietra et Doña Luisa de Padilla poursuivirent respectivement des études de médecine et de philosophie à l’université de Salamanque, une des rares universités à ouvrir alors ses portes au sexe féminin. Luisa Siega, à qui nous avons déjà fait allusion, adressa en 1546 une lettre au pape Paul III rédigée en grec, latin, hébreu, arabe et syrien et fut l’auteur de nombreuses poésies et déclamations latines. On compte également parmi les «â•¯intellectuelles╯» Sor de Maria Tellez dont la contribution à l’essor des lettres espagnoles consiste en une traduction de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ de Ludolphe le Chartreux. En Allemagne, ainsi que dans les pays slaves et scandinaves, l’humanisme est dès 1520–1525 intimement lié à la Réforme. Les réformateurs abolissent les voeux monastiques et, dans un premier temps, le mariage religieux, pour le rétablir ensuite selon leurs propres termes. Luther aida les soeurs du couvent de Nimschen à s’évader au début des années 1520 et l’une d’elles, Catherine von Bora (1499–1550), devint son épouse en 1525. Toutefois, il serait faux de voir en Luther et en d’autres réformateurs des partisans de l’émancipation féminine. De fait, Luther considérait l’acte conjugal non pas comme un acte d’amour, mais comme une fonction vitale, semblable en cela au boire et au manger. Jean Calvin, par contre, se targuait d’aimer son épouse et a célébré l’amour conjugal dans certains de ses écrits. La plupart des épouses de réformateurs furent avant tout, comme Catherine von Bora (par ailleurs fort jolie, au dire d’Érasme) des épouses et des mères exemplaires. Anna Zwingli, Katherine Melanchthon et Wibrandis Rosenblatt – cette dernière tour à tour épouse et veuve de l’humaniste bâlois Ludwig Keller, du réformateur Oecolampade et de Wolfgang Capito – s’illustrèrent par leurs vertus domestiques. Dans un sens, ces femmes sont des exemples typiques des critères matrimoniaux chers à une certaine bourgeoisie allemandeâ•›: elles endurent de nombreuses maternités, veillent sur leur époux et offrent l’hospitalité à quantité d’hôtes que leur sympathie pour la Réforme obligent à chercher un refuge. Certaines femmes, toutefois, se couvrirent de ridicule par leur zèle réformiste. Argula von Grümbach (1492- c.1563) se fit la championne de la cause d’un jeune luthérien, professeur à l’université catholique d’Ingolstadtâ•›; l’enthousiasme d’Argula dont la connaissance des sources bibliques était limitée, lui valut le blâme des autoritésâ•›; celles-ci confièrent à son mari le soin de la châtierâ•›; ce qu’il ne manqua pas de faire, la pétulance de son épouse lui ayant après tout coûté son poste de préfet. Un prêcheur d’Ingolstadt n’hésita pas à qualifier Argula, dont les intentions étaient certes nobles, «â•¯d ’insolente fille d’Eve╯». Si les démêlés d’Argula sont liés à la Réforme, ils reflètent aussi ce qui, dans l’opinion commune, est dû à une épouse «â•¯désobéissante╯» et à une femme au franc-parler. Ils illustrent une réalité dont toute une littérature misogyne en langue vernaculaire est friande. En effet, de l’Évangile des Quenouilles à Rabelais et Cristo de Castillero, de nombreux écrits continuent comme au Moyen Âge à présenter un portrait peu flatteur de la gent féminine. La plupart de ces ouvrages mettent en scène des femmes issues des couches inférieures de la société, mais ils sont destinés à un public lettré. L’Évangile des Quenouilles composé par Fouquart de Cambrai, Antoine du Val et Jean d’Arras au début du seizième siècle fut traduit en anglais sous le titre The Gospelles of Dystaves. Cet ouvrage, qui connut un grand succès durant tout le siècle, commence par un éloge de la femme, mais le reste rapporte les propos incongrus recueillis par le narrateur, dont le but évident est de divertir son public. Certaines anecdotes fameuses, telles dans l’oeuvre de Rabelais «â•¯la dame de Paris╯» ou «â•¯la sorcière de Panzoust╯», découlent d’une veine semblable.
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Un esprit de polémique et de controverse, hérité en France de la «â•¯querelle des femmes╯» engagée au siècle précédent par Christine de Pisan, anime défenseurs et détracteurs du sexe féminin. Divers auteurs prennent parti pour ou contre la femme. En France, l’avocat André Tiraqueau, ami de Rabelais, publie en 1513 un traité, De legibus connubialibus, dans lequel il proclame l’infériorité de la femme en s’appuyant sur des références théologiques, médicales et éthiques ainsi que sur des sources tirées de la littérature gréco-romaine. Cet ouvrage fit l’objet d’une riposte, Deffense des femmes contre André Tiraqueau par Amaury Bouchard, qui proclame l’excellence du sexe féminin et son égalité avec l’autre sexe. De même, dans Le Fort inexpugnable de l’honneur du sexe féminin, qui fut publié à Paris chez Jean d’Allyer en 1555, François de Billon prend le parti de la femme. La participation de Billon à la «â•¯querelle des femmes╯» est considérée comme un document important, car ce dernier attaque les propos de Pantagruel et de Rondibilis sur le cocuage. Cet épisode du Tiers Livre de Rabelais fit l’objet d’une paraphrase dans un texte, probablement dû à Thomas Sébillet, ironiquement intitulé La Louenge des femmes. Selon Michael Screech, il ne s’agirait pas d’une hostilité personnelle de Billon contre Rabelais, mais d’une prise de position idéologique. Quoi qu’il en soit, François de Billon reprend lui aussi le thème si cher aux humanistes de la «â•¯femme sage et paisible╯» qui est avant tout un «â•¯don de Dieu╯». D’autres ouvrages comme L’Amie de cour (1541) de Bertrand de la Boderie postulent l’égalité des sexes tout en présentant un portrait des artifices et stratagèmes de l’habituée de la cour. Une querelle similaire engage en Espagne détracteurs et partisans du sexe féminin. Cristo de Castillejo (1490â•›?-1550) énumère les défauts du sexe féminin dans un dialogue intitulé Diálogo que habla de las condiciones de las mujeres (Dialogue qui traite de la condition féminine) tandis que Fray Antonio de Guevara, qui occupa les fonctions de prédicateur et d’inquisiteur à la cour de Charles Quint, entremêle d’invectives contre les femmes son exaltation du rôle chevaleresque de l’homme dans Relox de principes o Marco Aurelio (1529), traduit en français deux ans plus tardâ•›: L’horloge des Princes ou livre doré de l’empereur… Marc-Aurèle. Guevara, inspiré par Castiglione dont il connaissait bien l’oeuvre, fait toutefois preuve d’un certain esprit de tolérance. Son ouvrage exerça une réelle influence en Angleterre et en France (il est cité notamment par Montaigne) et même dans tout le reste de l’Europe. Dans les différentes classes sociales, le mariage, en tant qu’institution sociale, demeure à bien des égards une entrave à l’évolution du statut de la femme. Fidèles aux enseignements de saint Paul, la plupart des humanistes dont l’influence s’exerce entre 1520 et 1540/45 considèrent le mariage dans la pratique ou dans leurs écrits comme une institution religieuse et sociale qui garantit l’obéissance et l’humilité de leur compagne sinon sa piété. Ainsi que nous l’avons vu, la voix des réformateurs se joint à la leur. C’est dans l’oeuvre d’Érasme que l’on trouve la réflexion la plus nuancée sur l’état de mariage. Outre les colloques traitant du mariage (Procus et la jeune femme, Virgo misogamos, Virgo poenitens, Uxor mempsigamos sive Conjugium publiés chez Froben en 1523), le prince des humanistes a publié un Encomium matrimonii en 1519, que Berquin traduit sous le titre Déclamation des Louanges de mariage) et en 1526 l’Institutio christiani matrimonii dédiée à Catherine d’Aragon. Érasme qui avait, contre son gré, prononcé des voeux monastiques, comprenait l’importance attachée au mot «â•¯voeu╯». Si, à l’instar de ses contemporains, il valorise le mariage chrétien, il met par contre l’accent sur l’importance du libre-arbitre. Amoureux de l’étude, admirateur de Margaret More-Roper et de Charitas Pirckheimer, il fait grand cas de la femme
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cultivée. Dans le De matrimonii christiani institutio il écritâ•›: «â•¯La quenouille n’est pas la seule arme contre l’oisiveté … cela vaudrait mieux si on leur apprenait à étudier…╯». Mieux vaut après tout épouser une femme instruite, capable de converser avec les beaux esprits qu’une femme oisive et inculteâ•›! La seule femme qui mette en question la validité de l’institution matrimoniale est une Française, Hélisenne de Crenne. Son roman intitulé Les Angoisses douloureuses qui procèdent d’amour (1538) obtint un succès de scandaleâ•›; il fournit une mise au point sur le statut de la femme mal mariée et fait contrepoids aux exagérations de la «â•¯querelle des femmes╯». Dans les pays latins, l’essor de la poésie lyrique exalte la femme. Sous l’influence de Pétrarque, Bocacce, Firenzuola (Della bellezza delle donne) et Castiglione, elle est chantée pour sa beauté physique en des termes tour à tour platonisants, pétrarquisants, ficiniens ou franchement sensuels. L’Arétin, le Tasse, Guarini évoquent des femmes lascives ou inaccessibles. En Espagne, Garcilaso de la Vega, Fernando de Herrera et Jorge de Montemayor chantent leurs amours passionnées au rythme de sonnets pétrarquisants – tout comme le fait, à Chypre, Erotocritas de Cornaros. «â•¯Objet de plus haute vertu╯»â•›: cette dédicace de Maurice Scève à sa chère Délie résume la vision platonisante et pétrarquisante qui anime son oeuvre, de même que celle d’Antoine Héroët, auteur de La parfaicte Amye. Dans leur «â•¯fureur poétique╯», les poètes de la Pléiade accordent une place de choix à la beauté féminine. L’Olive de Joachim du Bellay, recueil aux accents pétrarquistes, en est un exemple typiqueâ•›; mais c’est à Ronsard que revient l’honneur d’avoir joué sur toutes les gammes poétiques pour faire sentir au lecteur les tortures et les délices que causent les contraintes et l’abandon charnels. Il ne faut pas oublier toutefois que le domaine de la poésie lyrique compte aussi des femmes poètes. En Italie, Vittoria Colonna, qui, selon certains aurait inspiré Michel-Ange, est connue pour ses oeuvres lyriques au même titre que Gaspara Stampa et Veronica Franco, auteurs d’une poésie sensuelle. En France, Marguerite de Navarre, Louise Labé (v.1516/23–1566), Pernette du Guillet, Hélisenne de Crenne et Marie de Romieu se distinguèrent entre autres par leurs écrits, dans lesquels résonne une authentique voix lyrique. Aux Pays-Bas, l’anversoise Anna Bijn (1494–1575), ennemie jurée de Luther, compose des vers empreints à la fois de charme mélodieux et d’astuce théologique. Ses refrains spirituels font, d’une certaine manière, écho à ceux de l’oeuvre mystique en vers et en prose de Teresa Sánchez de Cepeda y Ahumada, plus connue sous le nom de Thérèse d’Avila (1515–1582). Puissante réformatrice du Carmel, Thérèse joua un rôle considérable dans la vie de ses contemporains, religieux et laïcsâ•›; de nos jours, elle s’impose surtout par l’élan intrépide qui l’a guidée dans ses écrits comme dans ses actions. Quant à la paysanne, elle est souvent illettrée, tout comme le paysan son compère. A l’instar de Bertrande de Rols, l’héroïne du «â•¯procès de Martin Guerre╯», elle n’existe que pour et à travers l’autorité patriarcale ou conjugale. Toute affirmation de soi reste dès lors vouée à l’astuce, mais plus souvent au silence, à la souffrance et au châtiment. Dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, deux nouvelles seulement attribuent un rôle majeur à une femme de rang inférieurâ•›: la cinquième nouvelle, où la batelière réussit à déjouer les intentions vicieuses de deux Cordeliers à son égardâ•›; et la vingt-neuvième nouvelle, où la femme du laboureur, l’ayant trompé avec le curé, sauve celui-ci de la colère de son mari par un habile stratagème. Dans ces deux cas,
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Marie-Rose Logan
c’est, en effet, uniquement l’astuce de la paysanne qui assure son triomphe, ce qui est plutôt preuve d’injustice que de justice sociale. Notons qu’à la suite de la vingt-neuvième nouvelle le dialogue-cadre traite brièvement de l’inégalité. Un des devisants déclare simplement que les «â•¯pauvres gens et mecaniques╯» sont plus enclins au vice que leurs supérieurs. Parlemente, porte-parole de l’auteur, prend au contraire leur parti en disant que malgré leur sort difficile l’amour peut prendre place dans leurs cœursâ•›; enfin, un dernier devisant conclut que paysans et paysannes vivent plus près de la nature que les nobles, ce qui rend plus vifs leurs plaisirs. Cet échange de vues montre que si Marguerite de Navarre a réfléchi à l’inégalité sociale en général, elle ne se penche pas sur le sort de la paysanne plus spécialement.
Chapitre VI. Conscience littéraire et artistique La querelle des arts et sa signification historique Zoé Dumitrescu-Busulenga et Mirela Şaim Quand, en 1547, Benedetto Varchi présenta ses Due Lezioni à l’Académie de Florence, le «â•¯discours des arts rivaux,╯» – point de départ de la polémique qui animera le deuxième débat (Qual sia più nobile o la scultura o la pitturaâ•›?╯») – avait déjà toute une histoire. De longues discussions avaient précédemment eu lieu sur les rapports réciproques des arts – théorie et pratique – visant à constituer finalement une doctrine systématique des «â•¯beaux arts╯» ou du moins des arts visuels, auparavant considérés seulement comme un ensemble de techniques sans grande valeur culturelle, bonnes à guider la main dans la production «â•¯mécanique╯» des objets. C’est seulement lorsqu’on aura conscience qu’il existe des théories propres à la production artistique que les arts figuratifs seront admis parmi les arts libéraux et, par la suite, atteindront au statut d’activités «â•¯dignes╯» ou «â•¯nobles╯». C’est de ce début polémique que va naître au Quattrocento la théorie moderne de l’art qui finira par nourrir au XVIIIe siècle le concept d’esthétique. Faisant suite aux disputes sur la poésie, qui avaient polarisé les conceptions artistiques du Trecento, la «â•¯querelle des arts╯» fait l’objet au Quattrocento d’une polémique qui aboutira à fixer le statut théorique des arts visuels et, par corrélation, la fonction sociale de l’artisteâ•›: c’est au cours de ces «â•¯débats╯», «â•¯querelles╯», «â•¯batailles╯» et, finalement, «â•¯dialogues╯», que les trois arts visuels – peinture, architecture et sculpture – se dotent d’un discours théorique qui justifiera socialement et politiquement les pratiques «â•¯manuelles╯», plus ou moins laborieuses, des artistes. Stratégie de légitimation institutionnelle, le discours conférant aux arts «â•¯mécaniques╯» le statut d’arts «â•¯libéraux╯» exige en fait la construction d’une théorie de l’art bien argumentée, accordant aux arts visuels une valeur morale et épistémologique qui leur soit propre. Au XVIe siècle ce discours, fortement empreint de rhétorique, reprend un ton polémique qu’il avait déjà connu au XVe siècle et devient le discours «â•¯de la comparaison des arts╯», autrement dit paragone. Il s’agit d’une suite de «â•¯topoi╯» qui vont structurer une idéologie esthétique en plein essor. Car les éléments figuratifs, l’aspect discursif et comparatif de ces discussions sur le paragone illustrent bien la difficile mutation qui va faire entrer l’idéologie de l’art dans l’ère moderne. À l’aube de la modernité, en effet, c’est cette reconstruction du champ de la théorie des arts visuels, étendue aux rapports avec la poésie, la rhétorique et la science, qui rendra chaque registre artistique capable d’accéder à une autonomie spécifique, aussi bien dans sa méthode que dans son objet. Ce développement vers la particularisation de chaque art, qui finira par s’opposer à la vision initiale de l’humanisme – celle d’un savoir encyclopédique et totalisateur – correspond à l’évolution vers l’académisme et le maniérisme inspirés par la Contre-Réforme, processus propre à la période finale de la Renaissance italienne. 227
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Le changement, dans les idées et les images, qui a fait passer du «â•¯débat╯» au paragone, du Quattrocento au Cinquecento, de l’humanisme civique (platonisant) au maniérisme et à la critique académique (de terminologie néo-aristotélicienne), représente une mutation profonde de la critique des arts en tant que métadiscours du savoir esthétique – lequel, au fond, s’intègre à l’ensemble du discours sur la méthode qu’a tenu la Renaissance et aborde ainsi nombre de questions propres à la théorie des arts à l’aube de l’ère moderne. Du Quattrocento au Cinquecento L’ampleur de cette transformation qui a affecté la philosophie humaniste de l’art dans son ensemble ne peut être comprise qu’en suivant les tours et les détours de son histoire. Il convient donc de refaire le parcours qui, partant de la «â•¯querelle╯» des arts, mène à travers un dispositif discursif plus «â•¯égalitaire╯», analytique, spécialisé et nuancé, jusqu’à la mise en parallèle des divers discours de savoir esthétique. Cette comparaison est dominée clairement par une argumentation analytique en faveur de la spécificité de chaque art, c’est-à-dire le paragone. Bien qu’il en soit déjà question chez Lucien («â•¯Le Songe╯») comme «â•¯topos╯» figuratif, c’est du Moyen Âge qu’il faut partir. La toute première mention d’une «â•¯bataille des arts╯» se trouve dans un poème didactique du XIIIe siècle, de Henry d’Andelli, poème qui raconte la «â•¯bataille des sept arts╯» libéraux à l’Université de Paris, récit allégorique qui restitue sous la forme d’une «â•¯psychomachie╯» les conflits idéologiques et sociaux du monde académique d’alors. Plus tard, le thème de la «â•¯querelle╯» ou de la «â•¯dispute╯» des arts devient un topos narratif capital dans le discours critique élaboré par la Haute Renaissance sur l’artiste et son apport à la vie civique. Mais c’est au Quattrocento, à Florence, que l’humanisme civique reprend les discussions théoriques sur les arts plastiques pour faire coïncider la théorisation des arts figuratifs avec les grandes lignes d’un néoplatonisme général, qui accorde à chaque réalisation artistique un statut scientifique et lui offre ainsi la capacité d’inscrire son appartenance à un ordre idéal transcendant. Leon Battista Alberti, dans son traité «â•¯De la Peinture╯» (Della Pittura, 1435), reconnaît à la peinture un statut cognitif abstraitâ•›; par la suite, Léonard parlera à ce propos de cosa mentaleâ•›: le visuel cache un rapport harmonique proportionnel de sorte que la peinture est à concevoir comme la production d’une surface visuelle qui repose sur un savoir scientifique contrôlant l’imitation sélective de la nature. Comme telle, la production de l’artiste a le pouvoir «â•¯divin╯» de corriger les imperfections naturelles de chaque chose grâce à ses efforts de généralisation au service de l’idée platonicienne du beau et du bien. Alberti concevait cette qualité «â•¯scientifique╯» de la peinture de manière mathématique et, en fait, tout le Quattrocento entreprend de chercher, de découvrir et d’exposer les proportions géométriques du beau, proportions qui sont alors perçues comme des éléments abstraits cachés que doit mettre au jour une pratique éclairée, sous peine de rester, dans sa perception empirique, purement technique et «â•¯tout simplement manuelle╯». Pour arriver à réaliser ce «â•¯discours abstrait du visible╯», l’outil intellectuel le plus efficace sera la perspective, du fait qu’elle encourage la «â•¯traduction╯» du visuel selon une pratique conceptuelle proche du calcul géométrique. Dans ce contexte, la perspective linéaire fonctionne
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à la fois comme outil de description réaliste et comme instrument de projection abstraite, assurant le rapport de la perception à la vision idéalisante. La théorie complète de la perspective, qui se trouve dans les deux premiers livres du traité de peinture d’Alberti, constitue donc l’échafaudage d’une méthodologie scientifique apte à fonder une philosophie des arts, porteuse de rationalité dans ses propos et de légitimité dans ses enjeux socio-politiques. Sur le même plan, il faut ajouter que l’autre œuvre majeure d’Alberti – son traité d’architecture De re aedificatoria (1452) – constitue encore plus clairement un discours philosophique du visuel. Ce livre, en effet, envisage son objet, la construction architecturale, comme art et science à la fois et fait de l’artiste un créateur analogue à la divinité. Organisant les formes et les volumes dans l’espace, l’architecture devient le fondement de la construction artistique et réunit les figures géométriques primaires en des ensembles d’une harmonie et d’une beauté idéales. Macrocosme et microcosme appartiennent également à l’architecture, à l’art de construire, de sorte que toute structure spatiale sera considérée comme exprimant une philosophie de l’espace. Mais si, un peu plus tard, un Luca Pacioli di Borgo, dans De divina proportione (1496–1503) sera en mesure de développer en mathématicien la pensée des rapports numériques pour la faire coïncider avec une théorie détaillée et systématique du beau – théorie qui sera ensuite insérée dans un discours néo-pythagoricien de visée mystique – Alberti gardera toujours dans ses propos un équilibre rationnelâ•›: pour lui les rapports numériques universels et le discours mathématique de la perspective servent surtout un but pédagogique de communication et de modélisation du savoir esthétique. Pour lui, la qualité scientifique des arts visuels ne constitue qu’un élément partiel d’une vision humaniste très générale, vision qui définit l’humain par le désir et le pouvoir de prendre possession de l’univers tout entier en se servant de sa raison. La raison humaine, capable de concevoir des rapports numériques calculables, constitue l’outil par excellence qui donne à l’artiste la maîtrise du monde – maîtrise que l’artiste des débuts de la Renaissance s’emploie à mettre au service de la cité et des autres humains. Pour Alberti, qui appartient à la période «â•¯civique╯» de la Haute Renaissance, la condition humaine ne peut être que sociale et, par conséquent, les oeuvres d’art ont pour mission de satisfaire aux besoins de la vie socialeâ•›: c’est à cause de cette conviction qu’Alberti considère, comme le fera après lui Léonard, que la peinture d’histoire, qui représente des groupes humains, est plus noble et plus difficile que le portrait individuel, genre consacré à des êtres isolés. Représentant de l’humanisme civique florentin du Quattrocento à ses débuts, Alberti appartient à une génération qui a des idées platonisantes d’une nuance particulière. «â•¯Les rapports entre Alberti et le platonisme sont relativement complexes╯», remarque A. Blunt, ajoutant que si «â•¯bon nombre d’idées de sa philosophie sont, en dernière analyse d’origine platonicienne╯», il s’agit surtout d’un platonisme puisé à ses sources humanistes primaires (Pétrarque, Bruni, Salutati) et assez différent du néoplatonisme théologique ficinien, d’influence plotinienne et orientale, qui sera adopté et cultivé comme idéologie esthétique et politique à la cour de Laurent de Médicis. Ainsi, par ses doctrines qui font appel à la fois à la raison, au réalisme et au platonisme, L.B. Alberti se trouve au carrefour des développements idéologiques qui constitueront par la suite la théorie de l’art au temps de la Renaissance. Il reviendra à Léonard et à Michel-Ange de développer, bien qu’avec des visées différentes, les idées d’Alberti sur l’idéalité de la figuration et sur la logique du visible, en rompant toutefois avec son «â•¯réalisme╯» naïf. En ce qui nous concerne,
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c’est seulement la partie de leur pensée qui touche à la polémique sur les arts plastiques qui sera évoquée ici. Pour Léonard, les arts visuels sont des structures qui existent dans l’espace, mais leur réalisation reste toujours une «â•¯chose spirituelle╯» (cosa mentale)â•›: aussi est-ce la définition méthodique de l’art qui l’identifie du point de vue théorique et lui attribue une position hiérarchique dans l’ordre de la création artistique. Ainsi la peinture, qu’il préfère à la sculpture, est, selon Léonard, une scienceâ•›; car elle est fondée sur l’observation de la nature et sur l’analyse mathématique des proportions. Savant, l’artiste est aussi créateur et inventeur dans l’ordre de l’imaginaire, révélant à l’oeil «â•¯au moyen du dessin et sous une forme visible l’idée et l’invention qui ont existé tout d’abord dans son imagination╯» (Traité de la peinture). Dans quel ordre ranger les arts du visible selon leur valeurâ•›? Léonard donne la primauté à la peinture, qu’il place avant la sculpture, en partant de l’idée que la peinture est plus capable d’imiter la nature, de créer des effets et de produire des illusions. Il considère aussi que la peinture a une plus grande possibilité d’expression en ce qui regarde la représentation du visible, même quand il s’agit de suggérer l’immatériel, d’imposer le simulacreâ•›: «â•¯la peinture fait apparaître palpable l’impalpable, elle met en relief les objets plans, et crée un effet d’éloignement pour les objets rapprochés╯». Notons, en passant, que cet argument sera repris et précisé de façon plus moderne par Galilée qui, un siècle plus tard, défendra la supériorité de la peinture en partant de la propriété qu’elle a de transposer sur des plans, en deux dimensions, les objets tridimensionnels. On peut dire néanmoins que, d’une certaine manière, la pensée de Léonard clôt une période, puisqu’elle met un point final aux considérations d’Alberti. Le réalisme albertien comportait une vision mathématique des arts visuels. Léonard, lui aussi, croit possible de voir dans une oeuvre d’art l’expression d’un savoir, d’identifier l’image comme la surface d’une vérité profonde qui émerge en «â•¯trompe-l’oeil╯». Ces effets de simulacre faussant la perception directe sont accomplis par le sentiment des rapports mathématiques présents dans le réel. Comme on le voit, les idées albertiennes sont, chez Léonard, soit transformées, soit poussées jusqu’au paradoxe. Michel-Ange, qui n’a pas laissé une oeuvre théorique aussi riche ni aussi profonde que Léonard, témoigne néanmoins d’une mutation idéologique parallèle, bien que leurs formules soient souvent opposées. Michel-Ange et Varchi Ainsi, en désaccord avec Léonard, Michel-Ange sera le défenseur le plus convaincu de la «â•¯dignité╯» suprême de la sculpture. Et c’est en commentant les opinions de Michel-Ange sur l’art que Benedetto Varchi donnera l’expression la plus complète de la question du reclassement des arts plastiques parmi les arts libéraux dans ses Due Lezioni, dont, spécifiquement, la deuxième dispute de la deuxième conférence (lezione), intitulée «â•¯Qual sia pio nobile, o la scultura o la pittura, est consacrée à la discussion de la «â•¯plus grande dignité╯» de la sculpture parmi les arts visuels. Varchi est très convaincu de l’importance de son sujet, qui, affirme-t-il, est encore plus actuel de ses joursâ•›: «â•¯Io non penso che niuno di qualche ingegno si ritruovi in luogo nessuno, il quale
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non sappia quanto grande sia stata sempre, e sia oggi pià che mai, la contesa e differenza non solo fra gli scultori e pittori, ma fra gli altri ancora, della nobilità e maggioranza fra la pittura e la scultura…╯». C’est pour cette raison que le discours de Varchi traite de cette question controversée sous plusieurs aspects. Dans sa défense polémique de la sculpture Varchi apporte à la fois des arguments d’autorité, tirés des opinions des «â•¯experts╯», et des arguments «â•¯de raison╯». Ainsi, à l’appui de sa démonstration, il cite les opinions d’Alberti et de Castiglione, mais aussi celles qui apparaissent dans les lettres de réponse à son enquête, dont celle de Michel-Ange, celles de Bronzino, Vasari, Cenini et autres. En ce qui concerne l’argumentation, elle est déployée comme paragone et repose sur plusieurs présuppositions d’une philosophie esthétique propre à cette périodeâ•›: les mérites supérieurs de la sculpture sont défendus par une comparaison entre les exigences d’un réalisme idéalisant (dont les concepts principaux sont la perfezione et la somiglianza), la simultanéité de la représentation, le degré de difficulté, la capacité de représentation plurielle dans l’espace (face à la peinture qui est ici considérée comme «â•¯mono-visionnaire╯»), la complexité technique, l’artifice, la richesse d’ornementation, la convenance, l’utilité, la beauté et le plaisir donné au spectateur. Discours académique rempli de dynamisme, l’exposé de Varchi déploie une argumentation ingénieuse qui fait de ce texte une parfaite illustration de l’éloquence léguée par la Renaissance italienneâ•›: l’auteur traite avec maîtrise une série de lieux et d’idées esthétiques auparavant exploités par la philosophie de l’art dans la tradition romano-toscane et les met au service d’une vision renouvelée de l’art et de la philosophie. Selon cette vision, qui accorde la place centrale à la sculpture, l’idéologie esthétique reçoit une autonomie qui se soutient par une série de critères internes à l’objet du discours, donnant à l’art une valeur immanente. Renouvelé, le discours des arts libéraux est maintenant systématisé pour pouvoir suivre une stratégie de différenciation des arts, ce qui entraîne la mise en lumière des fonctions spécifiques et des procédés techniques propres à chaque art. De ce point de vue, un changement de vocabulaire est significatifâ•›: la discussion sur la variété des moyens et des sujets reprend des termes propres à la théorie rhétorique, en donnant une importance accrue aux concepts d’↜«â•¯inventio╯» et de «â•¯dispositio╯», ré-appropriés au domaine des arts du visuel. Ainsi, comme l’a bien montré M. Baxandall, le concept même de variété est issu d’une valeur rhétoriqueâ•›: le sens de varietas, après être passé par une phase métaphorique touchant aux objets concrets, a repris ensuite une valeur plus abstraite applicable au style et à la composition. De «â•¯ut rhetorica pictura╯» à «â•¯ut pictura poesis╯» Les études de P.O. Kristeller, E.R. Curtius, Rensselaer Lee, J. White, John Spencer, E. Panofsky et M. Baxandall, ont pleinement démontré que la construction du discours théorique sur l’art visuel à la Renaissance est essentiellement de nature rhétorique, de sorte que les notions et les grands axes de la rhétorique classique se retrouvent, par un transfert discursif, dans la production de l’idéologie artistique de l’époqueâ•›: le discours théorique de l’art est non seulement
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structuré selon les règles d’une élocution oratoire apprise chez Cicéron et Quintilien, mais les données spatiales même des arts du visuel sont aussi graduellement conceptualisées par le recours au vocabulaire technique de la rhétorique classique. Les sujets narratifs des tableaux et des statues sont saisis en fonction de l’↜«â•¯inventio╯»â•›; la figuration expressive fait souvent appel aux définitions de l’↜«â•¯elocutio╯», la notion de «â•¯couleur╯» prenant maintenant une importance particulière, bien que fortement re-élaboréeâ•›; enfin, les notions du disegno qui structurent le discours méthodique des arts visuels dérivent directement des théories de la dispositio rhétorique. Qui plus est, l’évolution du discours de la théorie de l’art peut se concevoir comme un glissement du modèle qu’offrait la rhétorique classique (celle de la République et de l’Empire) vers le modèle imposé par la poétique aristotélicienne retrouvée, c’est-à-dire comme le passage d’un topos analogique à l’autreâ•›: du topos cicéronien «â•¯ut rhetorica pictura╯», propre au Quattrocento, au topos horatien «â•¯ut pictura poesis╯», qui, à partir du XVIe siècle, dominera la pensée esthétique du monde moderne. Dans ce contexte, il nous semble évident que le renouvellement du discours de la rivalité entre les arts qui refait surface au milieu du Cinquecento est à mettre en rapport direct avec la «â•¯nouvelle vague╯» provoquée par la redécouverte de la Poétique d’Aristote. La première partie du siècle a été dominée en Italie par l’assimilation de cette «â•¯Poétique╯» grâce aux traductions, commentaires et adaptations. Entre 1530 et 1570, l’Italie est pratiquement «â•¯investie╯» par les traductions de la Poétiqueâ•›: en 1536 la publication de la version d’Alessandro de Pazzi (qui circulait en manuscrit depuis 1524), suivie, en 1549, par la version vernaculaire de Bernardo Segni, ainsi que par de nombreuses versions plus ou moins partielles, mais commentées, dues à Francesco Robortello, Vincenzo Maggi, P. Capriani, J.C. Scaligero, Castelvetro, et al. En même temps, les théories de l’imitation, du genre et de la «â•¯catharsis╯» exposées dans la Poétique font aussi l’objet d’études importantes, comme celles de Bernardino Daniello, Agostino Niffo, Bartolomeo Ricci, Minturno, Tasso, Castelvetro. Et bien que le plein impact de cette redécouverte ait été ressenti surtout au niveau des formulations en théorie littéraire, il est tout aussi évident que le néo-aristotélisme de souche padouane se fera sentir aussi au niveau de la pensée théorique portant sur les arts, exprimé particulièrement par le discours des artistes et des critiques d’art vénitiens. Car, en opposition avec les doctrines artistiques prônées par le platonisme romano-toscan, la Renaissance italienne a institué un second discours théorique de l’art visuel, qui trouve son origine dans le milieu vénitien. À la doctrine de la beauté transcendante défendue par les néoplatoniciens toscans, voilà que s’oppose la doctrine de la beauté «â•¯immanente╯»â•›: selon cette idéologie d’inspiration sensualiste et de conception néo-aristotélicienne, les arts seront perçus et valorisés en fonction de leur capacité à imiter la natureâ•›; et c’est vers cet effet mimétique que tend l’effort de l’artiste, qui cherche à inspirer au spectateur un plaisir esthétique entièrement saisissable au niveau phénoménal de la perception. Par conséquent, les arts ne seront plus regardés comme des «â•¯sciences╯», mais comme des techniques formelles, de sorte que l’oeuvre d’art plastique, en tant qu’expression d’un style individuel, sera considérée de plus en plus comme analogue au poèmeâ•›: sa signification sera désormais perçue comme tout aussi unique et «â•¯intraduisible╯» que celle de la poésie. Alors, le système des arts tout entier sera re-situé et reconstruit comme système expressif de «â•¯méthode
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imitative╯», et la «â•¯dignité╯» relative de la peinture et/ou de la sculpture sera défendue à partir d’une argumentation reposant sur des présuppositions qui la relient à une idéologie esthétique de transition vers la création «â•¯poétique╯». «â•¯The persistent comparison between poetry and painting╯», écrit Kristeller, «â•¯went a long way, as did the the emancipation of the three visual arts from the crafts, to prepare the ground for the later system of the five fine arts╯» («â•¯The Modern System of the Arts). Le discours du «â•¯paragone╯» et l’institution sociale de l’art Dans ce trajet à travers les siècles et les lieux, une place importante est occupée par la question de l’hégémonie de la poésie sur les beaux-arts. C’est, en effet, à partir de la configuration symbolique des divers arts que se conçoit un discours du savoir qui vaut à la fois sur le plan social (de lui dépend la condition socio-politique de l’artiste) et sur le plan expressif-cognitif, car il structure le registre des représentations artistiquesâ•›; celles-ci, de signification et de possession méta-langagières, sont de plus en plus valorisées en tant qu’objets uniques, obtenus par un acte créateur qui dépasse la maîtrise technique. Dans la deuxième moitié du Cinquecento, la nouvelle hiérarchie des arts ne sera plus conflictuelle comme auparavant, mais plutôt complémentaire et analytique, s’appuyant maintenant sur le topos comparatif du paragone, comme chez Varchi. La position prise par Varchi, en 1546, bien que favorisant la sculpture, selon l’esprit romano-toscan, correspond surtout à une idéologie artistique d’influence vénitienne, de sorte que Mendelsohn a raison d’affirmer que «â•¯the «â•¯Lezzioni were written in direct response to the esthetic climate of courtly Venetian academies, and as a rebuttal to the praises of painting.╯» («â•¯Paragoni╯»). Un peu plus tard, en 1550, toujours à Florence, Giorgio Vasari, dans sa préface à la première édition des «â•¯Vies╯», reprend la discussion de la «â•¯dignité relative╯» des arts visuels (qu’il appelle arti del disegno), mais son apport au débat sur le paragone se limite à une stylisation de l’argumentation, preuve que l’exposé de Varchi a réussi à fixer le problème sous une forme équilibrée, qui représentera l’idéologie artistique de la Renaissance tardive. Mais tandis que B. Varchi tient à Florence un discours qui restructure la vieille question de la «â•¯querelle╯» des arts selon une perspective vénitienne, la comparaison des «â•¯trois arts du dessin╯» se développe aussi hors des milieux artistiques toscans. Le Dialogo di Pittura (1548) de Paolo Pino, Della Nobilissima Pittura (1549) de Michel-Angelo Biondo et Dialogo della Pittura intitolato l’Aretino (1557) de Lodovico Dolce sont tous des écrits issus du milieu vénitienâ•›: ils proposent une justification esthétique du sensualisme pictural – lequel, d’ailleurs, évolue rapidement vers un maniérisme de forme expressive et dramatique. Tout en reprenant l’argumentation systématisée par Varchi, les Vénitiens, tout en favorisent la peinture, sont obligés de radicaliser les présupposés de l’analyse varchienne pour élaborer une idéologie formaliste, reposant sur la force d’expression personnelle de l’artiste et identifiant l’artiste à son style, sa maniera. De ce fait, le discours du paragone devient de plus en plus un discours opposant des individus, un «â•¯antagonisme╯» critique des personnalités, de Michel-Ange et de Raphaël, ou du Titien, plus tard du Titien et du Tintoret, et ainsi de suite.
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Zoé Dumitrescu-Busulenga et Mirela Şaim
Il faut toutefois remarquer que cette polarisation personnelle de la thématique des arts rivaux ne faisait que mettre en évidence les changements importants survenus au XVIe siècle dans l’institution sociale de l’art, concernant la condition sociale de l’artiste et, par conséquent, la signification socioculturelle de l’oeuvre d’art. Avec le XVIe siècle italien commence l’institution des académies qui, transcendant les positions individuelles, vont augmenter la validité normative du champ culturel en tant que lieu de production sociale des biens symboliques. Il s’agit là d’un phénomène social qui transfère dans le champ de la production théorique un conflit propre aux institutions prémodernes réglant l’activité des artistesâ•›: c’est seulement avec l’apparition des académies que l’institution sociale des artistes (producteurs des biens symboliques) se donne les moyens de transformer la critique d’art en mécanisme de validation socio-politique. L’oeuvre d’art sera produite et évaluée selon des critères «â•¯appropriés╯», établis d’après un «â•¯savoir spécifique╯» autonome, indépendant de tout pouvoir politiqueâ•›: monarque, État, Église, etc. La comparaison devient ainsi la figure discursive de déploiement textuel des positions différenciées qui, au temps de la Renaissance, se trouvent en concurrence pour gagner une meilleure reconnaissance symbolique. «â•¯C’est ainsi que, exclus pendant le Moyen Âge du cercle des ‘arts libéraux’ en raison de l’importance de leur part manuelle, les arts visuels – et tout d’abord la peinture – ne gagnent une dignité nouvelle à partir de la Renaissance qu’en recourant à la production d’écrits théoriques et en s’attribuant une parenté de nature avec les activités reconnues comme intellectuelles, spécialement la poésie.╯» (Dario Gamboni) En ce sens, le discours du paragone, portant sur la comparaison et la différence, constitue une mise en discours du savoir analytique au niveau des arts plastiques, ce qui ouvre la voie à la production d’un discours autonome de l’art, discours désormais affranchi du transcendant et du religieux, proposant pour but la «â•¯vérité de la représentation symbolique╯», vérité saisie selon une idéologie naturaliste, où la justification mimétique reçoit une signification variable. Il s’agit encore d’une «â•¯naturalisation╯» analytique, issue d’un débat sur les capacités relatives à atteindre cette illusion réaliste. L’évolution de la querelle au dialogue marque aussi une meilleure prise de conscience des différences spécifiques insurmontables de chaque art dans la poursuite méthodique d’un but commun, la beauté. L’apport du dispositif comparatiste, de plus en plus analytique, proprement dialogue chez Pino et Dolce, est fondamental pour la formation du discours critique de l’esthétique moderneâ•›: le discours du paragone (précédé par celui de la querelle des arts au Quattrocento), peut donc être vu comme le premier effort historique de mise en discours du comparatisme en tant que représentation de la différence, de l’↜«â•¯hétérogène au sein même de l’homogène╯», de l’altérité dans l’identité. Le rayonnement européen de la «â•¯comparaison╯» des arts reste une «â•¯constante dialectique╯» (B. Munteano), un axe paradigmatique qui traverse le discours d’analyse critique de la modernité néo-classique et constitue le sujet de nombreux textes jusqu’à la fin du XVIIIe siècleâ•›: parmi les auteurs qui s’y sont distingués on peut citer Nicolas Poussin, Gilio da Fabriano, Antonio Possevino, Filippo Nunes, I. Francesco da Silva, G. Botari, et al.
La crise de la rhétorique Cesare Vasoli La tradition humaniste du Quattrocento, depuis ses débuts jusqu’aux textes essentiels de Georges de Trébizonde, de Valla et de Politien, avait revendiqué pour la rhétorique une fonction de guideâ•›; elle devait gouverner non seulement les techniques et les méthodes de l’expression oratoire, mais l’élaboration même de tous les processus mentaux de recherche. L’art du discours et la poursuite de la certitude logique, le développement de la capacité d’expression et la «â•¯découverte╯» des «â•¯arguments╯» étaient en fait, pour les humanistes, une seule et même opération qui avait pour but de persuader un public divers et changeant auquel il fallait communiquer des connaissances de toute sorte. Comme ils étaient convaincus, en particulier, de ce que seul le renouvellement des arts du discours pouvait transformer la vieille philosophie, ces maîtres avaient longuement analysé les grands modèles de la rhétorique classiqueâ•›: Cicéron, Quintilien, Hermogène, cherchant chez eux la manière de persuader dans le domaine moral et politique, une «â•¯voie╯» pour la réforme (repastinatio) de la logique et les moyens de rénover l’édifice entier des «â•¯arts╯» humains. Selon Lorenzo Valla, la mission de la rhétorique (et de l’éloquence, qu’elle régit) consiste à passer du discours dialectique, domaine privé et «â•¯domestique╯», au domaine «â•¯civil╯» de l’oratio erga omnes, moyen de communication incomparable, mais qui ne consiste pas à présenter de simples évidencesâ•›; il fait appel également à l’activité de la mémoire et de l’imagination, au jeu complexe, mais prévisible, de la volonté et des passions humaines. En vérité, l’art du discours, pris au sens le plus large, n’a pas seulement permis – comme l’a écrit Politien – aux hommes «â•¯dispersés sur la terre╯» de s’unir pour vivre en commun, en acceptant le lien des coutumes et des lois, mais c’est aussi à lui qu’on doit l’avancement de toutes les formes du savoir, le bien-être général de la société, les progrès de l’éducation et des autres pratiques spirituelles et civiles. Des conceptions analogues, qui constituent un des aspects les plus typiques de la réforme intellectuelle humaniste, furent communément acceptées au début du XVIe siècle par les gens cultivés, héritiers directs des maîtres du Quattrocento. C’est sans doute parce qu’il heurtait leurs convictions que l’ouvrage de Rodolphe Agricola De inventione dialectica n’obtint chez eux qu’une diffusion limitée. Bien que né de l’enseignement humaniste italien, il en divergeait. Plutôt que de désigner la rhétorique comme couvrant toute forme de discours, Agricola avait voulu distinguer entre cet art et la dialectique, c’est-à-dire entre les moments logiques que sont l’↜«â•¯invention╯» et l’↜«â•¯ordonnance╯» des arguments (jugement) et la recherche de la persuasion et de l’efficacité émotive. Il avait beau s’être servi, pour définir la mission première de la dialectique, d’un terme de rhétorique traditionnelle, celui d’inventio, c’est une fonction différente qu’il avait attribuée à la rhétoriqueâ•›: celle d’↜«â•¯orner╯» les liens logiques qui constituent la trame de tout discours. C’était là une attitude susceptible de développements extraordinaires, qui pouvait conduire – on le verra, quand elle sera poussée à l’extrême dans les thèses ramistes – à une sévère limitation du «â•¯champ╯» de la rhétorique. Cet ouvrage (qui eut beaucoup de succès après 1519) n’a longtemps circulé que dans la région rhéno-flamande, où il influença fortement le jeune Érasme. 235
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Ce sont plutôt d’autres causes qui devaient motiver la crise de la rhétorique humaniste, les mêmes qui, de la naissance de la Réforme au début de la Contre-Réforme, ont imposé une profonde transformation des traditions culturelles. La première est que la société européenne où s’offraient maintenant les modèles d’éducation humanistes était bien différente de celle qui les avait conçusâ•›; c’était la France de François Ier, l’immense empire de Charles Quint, l’Angleterre des Tudor, et non plus ce monde italien de seigneuries citadines, de républiques aristocratiques et d’états régionaux, alors beaucoup plus accueillants à l’apologie humaniste de l’↜«â•¯éloquence╯» et au personnage de l’orateur comme maître de sagesse civique. En Italie même, la chute des régimes républicains (à la seule exception de Venise) avait détruit les vraies assises d’un emploi politique de la rhétoriqueâ•›; plus tard, une domination étrangère oppressive et le climat de répression politique et religieuse qui a suivi 1548 ont réduit la rhétorique à un domaine strictement littéraire, aux élégances et jeux verbaux des intellectuels de cour ou à la recherche désespérée d’un langage allusif susceptible de laisser plus ou moins transparaître des opinions et des croyances ouvertement inavouables. A cela s’ajoute que les controverses religieuses ont pris après 1517 un aspect explosif et qu’a changé aussi l’allure des débats intellectuels, transportés pour la plupart sur le terrain théologico-juridiqueâ•›; la structure formelle de la polémique de type humaniste cédait devant l’élan des violentes passions confessionnelles et politiques, excitées ou opposées par la stricte intransigeance d’autorités maintenant inconciliables. De plus, la rhétorique ainsi coupée de ses traditionnelles fonctions éthico-politiques a subi, ces années-là, un autre assaut non moins chargé de graves périls. La grande diffusion de la philosophie platonisante et des courants ésotériques, hermétiques et cabalistiques a introduit dans l’art du discours un noeud serré d’éléments symboliques et magico-religieux qui auront vite fait de favoriser la transformation de la rhétorique en un instrument de «â•¯religion magique╯», de mystères cabalistiques ou d’ambitieux projets pansophistiques. Ainsi le retour aux textes d’Hermogène et aux fondements néo-platoniciens de sa doctrine rhétorique pouvait prendre un sens ésotérique, pour atteindre son point extrême avec les tentatives emblématiques de Giulio Camillo Delminio. La crise politique et religieuse n’est toutefois que l’aspect le plus évident d’une mutation historique et intellectuelle irréversible. En vérité, le fait que les techniques de la rhétorique ont été annexées par la «â•¯nouvelle╯» dialectique ou les projets de classification (qui constituent un phénomène typique des années 20 à 60) est difficilement explicable s’il n’est pas confronté avec les exigences vitales de la culture occidentale, qui se voyait contrainte d’envisager d’une façon critique un patrimoine de notions et d’idées toujours plus vaste et de moins en moins contrôlable. Si l’on tente aujourd’hui de faire l’↜«â•¯inventaire╯» du contenu mental d’un homme cultivé du Cinquecento à son apogée, on demeure stupéfait de la complexité des doctrines, croyances, images, symboles et mythes qui se trouvent alors déposés sur le fonds commun de la tradition classico-chrétienne héritée du Moyen Âge. La vieille mémoire culturelle de l’Occident accueillait tous les jours, peut-on dire, des nouveautés, des connaissances et des expériences neuves qu’il fallait loger dans un épais tissu déjà plein de contradictions, et pourtant toujours prêt à recevoir en série d’autres hypothèses, d’autres découvertes, d’autres inventions. Si dur qu’ait été le processus d’enrichissement et d’assimilation du savoir entrepris par les philosophes naturalistes, par les hommes de science
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et les techniciens, on imposait un labeur non moins ardu à la «â•¯mémoire historique╯», qui devait retrouver un long passé, obscur et fuyant, et distinguer entre le vérifiable et le mythe. Dans une telle situation culturelle, on comprend que les humanistes aient eu recours aux instruments de la rhétorique classique aussi bien qu’aux expédients mnémotechniques, aux combinaisons cabalistiques et au rêve lullien d’un art combinatoire universel. Les nombreuses tentatives d’ouvrages encyclopédiques ou combinatoires, les «â•¯théâtres du monde╯» (comme celui de Camillo), les refontes d’↜«â•¯arbres des sciences╯» lulliens constituent, en somme, autant de réponses à une réelle exigence historique. Mais naturellement l’ambition d’élaborer une «â•¯méthode╯» efficace dans toutes les branches du savoir, en frayant une «â•¯voie╯» qui mènerait avec ordre et clarté à travers la «â•¯sylve╯» confuse de l’expérience, devait user des procédés bien attestés de la tradition rhétorique, identifiant l’ordre du discours avec l’ordre des choses. C’est ainsi que, dans la ligne d’Agricola, les doctrines de l’inventio et de la dispositio furent vite assignées au champ encore mal défini de la nouvelle dialectique humaniste. Puis à la rhétorique, de plus en plus réduite à la simple «â•¯ornementation╯» du discours, on enleva encore la théorie de la «â•¯méthode╯», développée à partir d’Hermogène et soudain transformée en un critère général de recherche et d’organisation des connaissances. Finalement, cette discipline, déjà limitée au «â•¯discours populaire╯» ou à la dispute juridique, se vit encore interdire les domaines où s’imposaient, d’une part le conformisme rigide de la confession, d’autre part le pouvoir autocratique, qui n’admettait aucun débat. C’est peut-être justement parce qu’il était conscient des besoins de son temps que le dernier défenseur de la nature «â•¯civile╯» et de la finalité éthico-politique de la rhétorique insistait encore, en 1559, sur la relation étroite entre les «â•¯repubbliche civili╯» et l’art du discours. Républicain convaincu et défenseur de sa cité lors du siège de 1530, le gentilhomme florentin Bartolomeo Cavalcanti affirmait que «â•¯l ’une des plus importantes entreprises de la vie civile est d’avoir à persuader les gens en ce qui concerne les choses dont on traite souvent dans la cité╯» et que la rhétorique donne précisément «â•¯le moyen d’arranger autour d’elles des discours bien appropriés à leur nature╯». Les «â•¯jugements╯» et les «â•¯délibérations╯», écrivait-il, sont en fait «â•¯les facteurs principaux du gouvernement de la cité╯». Or, pour arriver à une décision juste et utile, il faut absolument pouvoir débattre entre les arguments opposés, ce qui est le propre du rhéteur et du dialecticien. Comme il accepte la définition cicéronienne de l’orateur vir bonus dicendi peritus, Cavalcanti pense que l’adresse à «â•¯ménager (…) les contraires╯» et à construire des discours persuasifs est peut-être la vertu la plus nécessaire à une libre république. Certes, dans aucune page de sa Retorica, l’exilé qui écrivait sur le libre territoire de saint Marc ne cache l’amertume laissée par sa malheureuse expérience politiqueâ•›; il ne pouvait que lui opposer l’image idéale d’une communauté humaine où la discussion et la persuasion tiendraient la place du commandement impératif et de la contrainte sans réplique. Mais l’apologie de la rhétorique et l’analyse précise de ses procédés classiques restaient liées chez lui aux espoirs politiques de sa jeunesse, ceux d’avant les événements qui avaient marqué la crise ultime de la société florentine. Cavalcanti était, en somme, le noble représentant d’une attitude intellectuelle qui contrastait alors profondément avec la dure réalité des temps. En fait, la crise de la conception quattrocentesque de la rhétorique avait déjà été proclamée par des hommes qui avaient reçu une bonne formation humaniste avant de se lancer dans des activités diverses.
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Humaniste, disciple d’Érasme et très influencé par le petit livre d’Agricola, l’Espagnol Juan Luis Vivès avait parlé, dès 1533, dans De ratione dicendi de la «â•¯décadence╯» et de la «â•¯corruption╯» des arts du discours. Reprenant une idée déjà exprimée dans De causis corruptarum artium (1531), Vivès déclarait que les vieux auteurs avaient dénaturé la rhétorique lorsqu’ils lui avaient attribué des fins et des moyens étrangers à ses fonctions. Quant à lui, des cinq parties traditionnelles, il en assignait quatre à la dialectique, ne laissant à la rhétorique que le modeste domaine de l’↜«â•¯élocution╯». L’↜«â•¯art du discours╯» devait se limiter au choix des mots, à leur ordonnance, à l’étude des genres et des styles, sa seule préoccupation étant d’↜«â•¯orner╯» (adornare) le «â•¯propos╯» (sermo) produit par la dialectique. Mais elle n’avait ni ne devait avoir aucun rapport avec la philosophie, les sciences ou les arts libéraux, dotés de contenus spécifiquesâ•›; elle ne pouvait non plus s’approprier l’↜«â•¯invention╯» ni l’↜«â•¯ordonnance╯» des arguments, qui appartiennent absolument à la logique. Au contraire, pour Vivès, il fallait refuser à la rhétorique toutes ses prétentions «â•¯étrangères╯», causes de confusion et d’incertitude encombrant le chemin naturel du savoir. Les pages de l’humaniste érasmien offrent un document exemplaire de la nouvelle façon de considérer les rapports entre dialectique et rhétorique, entre art du discours et argumentation logique, qui avait pris naissance avec le texte encore ambigu d’Agricola. Mais de telles idées n’étaient nullement isoléesâ•›; elles exprimaient au contraire une conviction fort bien enracinée, en particulier dans la tradition de l’humanisme rhéno-flamand. Lorsqu’on lit la Rhetorica de Philippe Melanchthon (publiée pour la première fois en 1519, puis refondue sous le titre Institutiones rhetoricae en 1521â•›; rééditée en 1531 sous celui de Elementorum rhetoricae libri duo et plusieurs fois réimprimée), on ne rencontre pas, en fait, une argumentation bien différente. En effet, tout au début de la Rhetorica, le Praeceptor Germaniae souligne très explicitement l’étroite union de la rhétorique avec la dialectique et, en substance, sa dépendance vis-à-vis de cette discipline. Le lien entre ces deux «â•¯arts╯» est à ce point intrinsèque que Melanchthon croit impossible de tracer entre eux une frontière précise, surtout si l’on veut distinguer les «â•¯lieux╯» dialectiques des «â•¯lieux╯» rhétoriques. Melanchthon, qui cite non seulement Cicéron et Quintilien, mais aussi Agricola, soutient que l’inventio et la dispositio sont communes aux deux arts et que la rhétorique peut s’approprier seulement, pour habiller le discours, l’elocutio, quasi vestitum. Voilà justement pourquoi les vieux auteurs lui ont confié, en particulier, les «â•¯affaires du barreau╯», où le facteur persuasif prend une grande valeur, tandis qu’ils ont laissé à la dialectique toutes les disciplines qui exigent la rigueur et l’exactitude. A la dialectique appartenait donc la mission d’↜«â•¯enseigner╯», à la rhétorique celle de «â•¯persuader╯» et d’↜«â•¯émouvoir╯» en ajoutant au raisonnement logique la force exhortative ou dépréciative de ses techniques. Mais le réformateur ne se bornait pas à tracer cette nette distinctionâ•›; l’orateur, ajoutait-il, ne pourra user de son ornatus s’il ignore la ratio ou methodus dicendi de la dialectique. Il peut, c’est vrai, outre les procédés dialectiques, employer aussi des arguments et des «â•¯lieux╯» propres à la rhétoriqueâ•›; mais la fonction essentielle de celle-ci reste l’étude et l’usage des «â•¯tropes╯», des «â•¯schèmes╯» et des «â•¯figures╯», c’est-à-dire des formes «â•¯exornatives╯» dérivées, pour une bonne part, du système des «â•¯lieux dialectiques╯». Ces considérations, nous les retrouvons dans les écrits d’un autre humaniste de tradition agricolienne, Johannes Sturm qui a beaucoup contribué à la diffusion du De inventione dialectica en France et dans les écoles réformées allemandes. Mais Sturm nous intéresse surtout
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pour les importants développements de la problématique dialectique de sa «â•¯méthode╯», qui ont contribué à attribuer définitivement à la dialectique un concept d’origine rhétorique. Le mot grec methodos (que la littérature du Quattrocento avait connu principalement à travers un ouvrage de rhétorique réputé, le De methodo gravitatis d’Hermogène) avait en fait pris un sens voisin d’↜«â•¯ordre╯» et de «â•¯voie╯», à force d’être employé dans les écrits d’inspiration humaniste sur la réforme des divers domaines du savoir, de la grammaire au droit, de la médecine à l’art épistolaire et à la logique. Comme l’a montré Gilbert, nombre d’auteurs avaient combiné de multiples doctrines et techniques, des procédés rhétoriques, logiques et scientifiques, liant (Dieu sait commentâ•›!) les «â•¯méthodes╯» suggérées par Galien avec celles proposées par Hermogène. Mais surtout l’usage du terme «â•¯méthode╯» au sens large, désignant un procédé simple et pratique pour apprendre et enseigner les différentes disciplines, devient de plus en plus commun à partir des années 20. Il n’y a pas lieu de rappeler ici tous les exemples donnés par le P. Ong pour souligner comment ce mot apparaît, avec une fréquence significative, non seulement au front des manuels de grammaire, d’art épistolaire et de rhétorique, mais en tête même de la seconde édition (1520) du livre d’Érasmeâ•›: Ratio seu methodus perveniendi ad veram theologiam. Il semble toutefois que le premier à l’ôter à la rhétorique pour l’employer en dialectique, a été vraiment Melanchthon, du moins à partir de l’édition de 1537 de ses Dialectici libri et aussi, de façon plus schématique, dans la révision ultérieure des Erotemata dialectices. Sa façon de considérer la methodus est d’ailleurs très significativeâ•›: c’était pour lui un procédé logique, quoique visiblement d’origine rhétorique, qui constituait 1) un critère général applicable à tout enseignement pour le rendre clair et précisâ•›; 2) une voie à suivre pour que l’instruction soit rapide et sûreâ•›; 3) une «â•¯mise en ordre╯» ou «â•¯disposition╯» des matières en étroit rapport avec la théorie des «â•¯lieux╯» et la «â•¯topique générale╯». Ce n’est pas toutâ•›: pour clarifier parfaitement, semble-t-il, ses propositions, Melanchthon cite en exemple plusieurs méthodesâ•›: pour la médecine le Canon d’Avicenne, pour la théologie l’Épître aux Romains de saint Paul et pour l’art oratoire les Institutiones de Quintilien. De tels précédents inspirent aussi Sturm, lequel toutefois porte en ce domaine une attention plus spécifique aux techniques rhétoriques, comme l’y invitait évidemment sa grande connaissance de l’oeuvre d’Hermogène. Le professeur allemand (à qui l’on doit peut-être l’édition parisienne d’Hermogène de 1530–31) cherche à établir un étroit rapport entre la théorie rhétorique de la «â•¯méthode╯» et celle à laquelle s’était attaqué Galien. Voilà pourquoi, dans In partitiones oratorias Ciceronis dialogi quattuor (1539), il a introduit dans la doctrine rhétorique les trois «â•¯voies╯» ou «â•¯méthodes╯» galiéniques (synthesis, analysis, diaeresis) en les combinant avec la notion de systasis qui, chez Hermogène, indiquait une technique visant à «â•¯prouver╯» ou «â•¯confirmer╯» les arguments du discours. En somme, pour Sturm aussi, l’art de la rhétorique venait à la suite des autres disciplines, afin de les rendre persuasives. Mais, naturellement, la méthode était et restait d’un caractère scientifique, née de la rencontre entre les trois «â•¯voies╯» classiques de Galien et la logique platonicienne de la «â•¯division╯» des procédés d’exposition et d’enseignement. Comme il est écrit au livre III des Dialecticae partitiones (1543), la «â•¯méthode╯» est en fait une tradendarum artium atque doctrinarum ratio, dont l’utilité est évidente dans les processus démonstratifs, et qui sert d’instrument tout à fait spécifique à la dialectique et aux disciplines annexes. Ce qui est, à bien voir, une solution assez voisine de celle proposée par Melanchthon dans les Erotemata dialectices, où la «â•¯méthode╯» est surtout une «â•¯science╯» ou
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un «â•¯art╯» capable d’analyser tous les problèmes complexes et de mettre de l’ordre dans la forêt confuse des connaissancesâ•›; c’est-à-dire un processus maintenant totalement coupé du tronc des techniques rhétoriques. Nous ne savons pas exactement quels rapports ont existé entre Sturm et un autre humaniste, lui aussi présent à Paris autour de 1530 et beaucoup plus proche de la tradition d’Hermogèneâ•›: Giulio Camillo Delminio. Mais, avec lui, l’analyse des tendances visant à dépouiller la rhétorique d’une bonne part de son ancienne hégémonie devient plus complexe et doit prendre une autre direction. Giulio Camillo fut, on le sait, un des hommes les plus célèbres de son temps, orateur, poète et maître ès «â•¯artes dicendi╯». Sa renommée, toutefois, lui vient moins de ses importants écrits de rhétorique (Trattato delle materie che sotto lo stile dell’eloquente possono venireâ•›: Trattato della imitazioneâ•›; Discorso sopra Hermogene) que de son Theatro del mondo, monument encyclopédique bourré de significations hermétiques et cabalistiques, dont Frances Yates a illustré et la structure symbolique et les évidentes hypothèses magico-astrologiques. Certes, déjà dans ses oeuvres rhétoriques, une solide adhésion à la doctrine cicéronienne et aux fondements néo-platoniciens de la théorie d’Hermogène sur les «â•¯Idées╯» laisse transparaître de plus profondes aspirations ésotériques. Mais la vraie vocation de Delminio (qui veut faire de la rhétorique l’instrument d’un savoir cabalistique capable de saisir le mystérieux langage du cosmos) se révèle plutôt dans ses écrits concernant la «â•¯merveilleuse découverte╯», comme le Discorso in materia del suo theatro et La Idea del theatro. Du reste, la lecture de ses autres menus ouvrages de caractère cabalistico-religieux – riches aussi de thèmes hétérodoxes – confirme ces traits qui caractérisent la culture d’un homme ayant profondément médité Pic de la Mirandole, Ficin et les doctrines de Georges de Venise. On ne s’étonnera donc pas que Giulio Camillo ne veuille pas, déclare-t-il, faire comme les vieux orateurs et confier les différentes parties du discours aux «â•¯luoghi caduchi come caduche╯»â•›; ce qu’il faut, c’est «â•¯raccomandare eternamente gli eterni di tutte le cose che possono esser vestiti di orazione con gli eterni di essa orazione╯», c’est-à-dire confier l’éternel de toute chose aux «â•¯lieux éternels╯» qui sont un miroir d’absolue vérité. Il développe ainsi un nouveau système de «â•¯mémoire╯», attribué à la rhétorique mais fondé sur des caractères, symboles et analogies mystico-magiques, surtout en recourant aux techniques du langage allusif et spécialement à la métaphore, car celle-ci reflète les liens mystérieux entre l’ordre des «â•¯choses célestes╯» et celui des choses «â•¯inférieures╯», liens sur lesquels est modelée la parole humaine. Mais justement parce que la rhétorique devient le précieux instrument du savoir ésotérique et cosmique, Camillo porte une attention particulière aux «â•¯figures╯» et aux «â•¯tropes╯» qui peuvent enrichir la langue commune et la rendre capable de transmettre des vérités «â•¯secrètes╯» qui resteraient autrement inexprimées et incommunicables. Parmi ces structures rhétoriques, ressortent spécialement celles qui unissent en elles choses, images et paroles, les fixant ensemble dans la mémoireâ•›; c’est le cas de la métaphore «â•¯figurée╯» typique de l’impresa (emblème), que l’humaniste frioulan analyse avec une singulière finesse. Il suffit de penser à la fortune de ce genre de rhétorique dans la culture italienne et européenne du Cinquecento à sa maturité (depuis le fameux traité d’Alciat jusqu’à ceux de Ruscelli et de Bocchi) pour comprendre le sens de ces imprese, qui font allusion à des motifs hermético-cabalistiques ou se rattachent plus directement à une attitude nicodémique dont on a de larges traces dans la littérature du temps. Naturellement, la rhétorique se transformait par là
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en un «â•¯manuel de pratique cabalistique╯» ou en un «â•¯rituel magique╯», quand elle ne prenait pas le caractère ambigu d’une théorie du discours allusif, interprétable seulement par celui qui en possède la «â•¯clé╯». Mais peut-être le tournant rhétorique marqué par l’oeuvre de Delminio était-il une conséquence de la profonde crise spirituelle des années qui virent, à la veille de la Contre-Réforme, la faillite du courant spiritualiste et évangéliste et une répression croissante exercée par les autorités religieuses et politiques. En un monde où l’oppression laissait toujours moins de champ à la libre discussion, les techniques du langage allusif, le jeu des métaphores, des «â•¯énigmes╯» et des figurations symboliques restaient vraiment les seuls moyens de faire passer, sous un déguisement, des messages qu’on ne pouvait plus exprimer en clair. Un examen des modes rhétoriques et des procédés linguistiques employés dans de nombreux textes «â•¯nicodémiques╯» pourrait aisément, je crois, confirmer cette hypothèse par des exemples et des témoignages tout à fait éloquents. Giulio Camillo est mort en 1544â•›; son évolution intellectuelle et religieuse reste en grande partie obscure. Quatre ans plus tard, dans la même ambiance vénitienne, Sperone Speroni, disciple de Pomponazzi et maître de logique à Padoue, publiait les Dialoghi delle lingue qui, avec le Dialogo della rettorica constituent une autre manifestation typique de la crise des «â•¯arts du discours╯» au XVIe siècle. Homme de lettres et philosophe aristotélicien, Speroni opérait dans une tradition culturelle tout à fait étrangère, sinon opposée, à celle du rhéteur et cabaliste Delminio et sa conception de la science restait rigoureusement liée aux grands thèmes péripatéticiens toujours débattus à l’école de Padoue. En défendant la langue vulgaire comme étant un moyen valide pour communiquer les vérités spéculatives, Speroni partait de la ferme conviction que le savoir philosophique est tout à fait indifférent à la «â•¯variabilité╯» humaine et conventionnelle des diverses expressions linguistiques. Il affirmait que la même langue qui servait à traiter des «â•¯choses viles et vulgaires╯» était aussi capable d’exprimer parfaitement «â•¯les mystères sacrés de la philosophie╯», étant donné que «â•¯la nature, en tout temps, en tout lieu et sous tous ses aspects est toujours la même et ne saurait varier avec les changements de vêtements et de contingences historiques╯». Sans aucun doute, la «â•¯forme des paroles╯» avec lesquelles les philosophes auront à raisonner sera la langue commune qu’emploie la «â•¯plèbe╯» pour ses besoins et ses rapports quotidiens. Cependant seuls les «â•¯lettrés et amateurs de savoir╯» pourront percevoir «â•¯le sens et le sentiment╯», qui échappent aux âmes rudes et vulgaires. Afin d’établir une distinction plus nette entre le domaine «â•¯objectif╯» de la connaissance scientifique, éternelle et inchangeable, et celui, toujours changeant, des vicissitudes humaines, où l’on se fait mieux comprendre par le vraisemblable que par le vrai, Speroni assignait une place à la rhétorique (et avec elle à toutes les formes de discours où la «â•¯forme╯» est d’une importance particulière) aux confins des relations inter-humaines et, par conséquent, des disciplines éthico-juridiques. Le philosophe qui entreprend de comprendre et de transmettre le vrai se meut, en fait, dans l’univers pur et abstrait des doctrines spéculatives – «â•¯lesquelles sont des sciences non des mots mais des choses, en partie divines, en partie fournies par la nature╯». Mais puisque les hommes ne sont pas tous philosophes et s’intéressent moins à la connaissance pure qu’à l’institution de rangs, de lois et de coutumes civiles, la certitude «â•¯vraisemblable╯» dont on a besoin à cette fin reste confiée à la force de persuasion du rhéteur-orateur. Celui-ci use de «â•¯raisons probables et quelque peu incertaines╯»â•›; ses instruments sont l’↜«â•¯agrément╯» et la «â•¯conviction╯» plutôt que la rigoureuse démonstration syllogistique. Pourtant, pour le commun des hommes,
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qui «â•¯se situent entre les animaux et les êtres intelligents╯», l’opinion rhétorique tient toujours lieu de véritéâ•›; les «â•¯lois de la cité╯» ne peuvent pas avoir des bases plus solides que les «â•¯opinions rhétoriques╯», variables et changeantes, mais par là convenables à leur «â•¯sujet╯». Les lois civiles ne sont pas de «â•¯vrais dieux╯», mais «â•¯des idoles adorées par ceux mêmes (…) qui les fabriquent de leurs mains╯»â•›; elles n’ont pas la moindre nécessité intrinsèque. Il est naturel que le philosophe ne s’en occupe pas, «â•¯adonné qu’il est aux oeuvres de la nature qui, éternelle, produit ses effets par une loi éternelle et immuable╯»â•›; l’orateur, au contraire, «â•¯dont l’art, la conduite, les moeurs et les paroles sont du domaine de la cité, non des croyances ou du savoir, sait persuader avec plus d’agrément╯» que n’en peut offrir la science pure. Sans aucun doute, en écrivant ces mots, Speroni faisait sienne une distinction bien établie dans l’histoire de la philosophie péripatéticienne qui au XVIe siècle avait trouvé, justement à Padoue, d’illustres théoriciens comme Sabarella. Il n’est pas étonnant qu’un ami et collègue de Speroni, Bernardino Tomitano ait exprimé des opinions très semblables dans les Ragionamenti della lingua thoscana (1546), disant que seul l’orateur peut s’adapter «â•¯à la nature, à la qualité, aux manières, aux coutumes, à la vie et à la profession╯» de celui qui l’écoute, lequel, par conséquent, attend de lui la maîtrise des arts civils, et non l’usage des instruments qui servent à la «â•¯civile conversation╯». Tomitano pensait aussi que la rhétorique était absolument exclue du domaine «â•¯suprême╯» de la science, restant enfermée dans le «â•¯territoire╯» de la «â•¯persuasion╯» et de l’↜«â•¯opinion╯»â•›; si elle recouvrait ses droits vis-à-vis de la «â•¯prudence pratique╯» et des disciplines «â•¯humaines╯», sa nature n’en était pas moins évidenteâ•›: c’était un art «â•¯subalterne╯» et «â•¯populaire╯», créé pour le milieu judiciaire – cours et tribunaux – et non pour le monde austère des doctes. La rhétorique, déjà privée par les dialecticiens «â•¯agricoliens╯» d’une bonne partie de son ancienne hégémonie et transformée par Delminio en instrument des vérités ésotériques, était ainsi réduite à la condition de logique «â•¯mineure╯», encore dotée cependant de sa propre autonomie instrumentale. Mais, toujours au cours des années 40, un autre «â•¯dialecticien╯» proche aussi de la tradition agricolienne se lançait à son tour dans une vive polémique anti-péripatéticienne, pour repousser avec intransigeance la distinction entre les deux «â•¯logiques╯» et les deux «â•¯méthodes╯»â•›: Petrus Ramus [Pierre de la Ramée]. Déjà, dans les Aristotelicae animadversiones et les Dialecticae institutiones de 1543, le jeune maître avait montré que la confusion des divers procédés et processus logiques était la cause de la stérilité de la logique péripatéticienne et il avait soutenu que la dialectique ne comportait que deux «â•¯parties╯»â•›: l’↜«â•¯invention╯», qu’il ôtait entièrement à la rhétorique, et le «â•¯jugement╯», c’està-dire la «â•¯disposition╯» des arguments, donc des syllogismes. Plus tard, en tout cas à partir de 1546, année où il avait publié sous le nom d’Omer Talon les Dialectici commentarii, Ramus avait conféré à la dialectique l’entière théorie de la «â•¯méthode╯», dépassant Melanchthon et Sturm, pour la définir simplement comme la «â•¯dispositio rerum variarum ab universis et generalibus principiis ad subiectas et singulas partes deductarum╯», donc comme un procédé incontestablement didactique, inséparable de la discipline logique. La «â•¯méthode╯» était, en somme, l’instrument le plus utile pour distinguer les principes et définitions des différents arts et les ranger selon le critère de leur généralité et de leur compréhension. L’unique mission que Ramus accordait à la dialectique était de séparer et de distinguer les définitions dans les diverses parties, pour continuer, par degrés, jusqu’aux notions les plus particulières illustrées d’↜«â•¯exemples╯».
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Il est impossible de suivre dans toutes ses phases l’évolution de la doctrine ramiste qui, partant de présupposés de caractère dialectico-rhétorique, cherche à réunir les deux disciplines en une seule «â•¯nouvelle╯» dialectique, munie de nombreux instruments pris à la tradition rhétorique. Mais, pour comprendre les propositions de Ramus, mieux vaut s’appuyer sur sa Dialectique française de 1555, traduite en latin en 1556. Là, il rejette toute distinction entre la logique de la science et celle de l’↜«â•¯opinion╯», entre les techniques du discours philosophico-scientifique et les instruments dialectico-rhétoriques attribués au discours «â•¯populaire╯». Selon Ramus, une telle attitude est une grave erreur qui a empêché un développement fructueux de la «â•¯dialectique╯» en faussant le vrai rapport entre les deux arts du discours. Aristote d’abord, puis ceux qui l’ont suivi, ont cru qu’il existait deux logiques, l’une propre aux savants, l’autre aux incultes, croyance acceptée par Cicéron et Quintilien, qui l’ont transmise à la philosophie scolastique. Le résultat est un mélange des plus hybrides de concepts, d’instruments et de méthodes, la fausse attribution à la rhétorique du domaine entier de l’↜«â•¯invention╯», dénié à la dialectique qui en est pourtant la dépositaire naturelle. A cette situation Ramus réagit vivement, affirmant que les choses connaissables peuvent être, certes, ou bien «â•¯nécessaires╯» et du domaine de la «â•¯science╯», ou bien «â•¯contingentes╯» et du domaine de l’↜«â•¯opinion╯», mais qu’il n’existe pas pour cela deux «â•¯voies╯» logiques différentes. De même que la vision peut percevoir des couleurs changeantes et des couleurs stables, de même une seule logique peut connaître et le nécessaire et le contingent. La dialectique, écrit-il, est «â•¯art de bien disputer et raisonner quelque chose que ce soit, tout ainsi que grammaire est art de bien parler de tout ce de qui se pourroit offrir et proposer╯». Le dialecticien devra donc rétablir la conception unitaire de son art et rejeter les erreurs commises par tant de logiciens, anciens et «â•¯modernes╯». L’insistance de Ramus sur l’unité et l’↜«â•¯unicité╯» de la dialectique (à quoi correspond sa défense intransigeante de l’unicité de la «â•¯méthode╯», identique pour toutes les disciplines) est ici encore plus explicite, s’il se peut, que dans les pages polémiques des Aristotelicae animadversiones. En vérité, l’unique division à faire dans l’↜«â•¯art de bien disputer et raisonner╯» (pour Ramus les deux concepts sont à peu près interchangeables) est la distinction capitale entre «â•¯invention╯» et «â•¯jugement╯», comparables respectivement à la grammaire (qui enseigne les parties du discours) et à la syntaxe (qui en décrit la construction). Toutefois, l’↜«â•¯invention╯» a un objet différent de celui que lui assignaient en théorie les oeuvres de 1543. Maintenant, sa fonction consiste à «â•¯déclarer les parties séparées dont toute sentence est composée╯», c’est-àdire, comme l’explique Ramus, à traiter des termes du discours que les «â•¯Euclidiens╯» appellent «â•¯catégorèmes╯» et les autres philosophes «â•¯principes, éléments, modes, raisons, preuves, arguments╯». Ceux-ci constituent les liens entre les diverses parties d’un énoncé et forment ainsi la trame essentielle du discours, quel qu’il soit, scientifique, poétique ou rhétorique. Les conséquences de cette doctrine vis-à-vis de la rhétorique sont évidentesâ•›; mais pour les comprendre à fond, il suffit de lire un écrit rédigé sous l’influence directe de Ramusâ•›: la Rhetorica (1548) de son collaborateur le plus direct, le dévoué Omer Talon. En premier lieu, Talon souligne que la rhétorique ne possède que deux compétencesâ•›: l’elocutio et la pronunciatio, attendu que l’inventio rerum et dispositio est absolument du ressort de la dialectique. Reste donc à la rhétorique l’utile fonction d’indiquer les «â•¯tropes╯» et les «â•¯figures╯» de l’↜«â•¯élocution╯» et les divers moyens à employer pour «â•¯prononcer╯» les discoursâ•›; mais elle n’a aucun droit à définir les modes de l’↜«â•¯invention╯» ou les règles de la «â•¯mémoire╯» et de la «â•¯méthode╯». En second lieu,
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la limitation du champ de la rhétorique est en corrélation – il faut insister sur ce point – avec le caractère exclusivement «â•¯ornemental╯» de l’art oratoire, qui doit se préoccuper uniquement d’accroître l’efficacité du discours. C’est pourquoi Talon (et Ramus) accordent une attention particulière à la théorie des «â•¯figures╯» rhétoriques et spécialement au «â•¯nombre╯» [numerus], c’est-à-dire aux formes métriques du discours poétique et oratoire. L’intérêt porté par Ramus à cet aspect de la rhétorique est assez vif pour qu’il ait suivi avec beaucoup de sympathie les efforts déployés par Baïf pour créer une métrique mathématique qui impose de stricts rapports numériques dans le rythme des discours.. Les développements de la dialectique ramiste et les rééditions successives, sous le contrôle direct de Ramus, de la Rhetorica de Talon (1562, ‘67, ‘69), déborderaient les limites de cette étude, en nous engageant dans la discussion des nombreuses «â•¯variantes╯» introduites dans la doctrine de la «â•¯méthode╯» et des conséquences «â•¯axiomatiques╯» de la doctrine logique, variantes surtout manifestes dans la dernière version (1572) de la Dialectica. Mais, comme Ramus, en particulier dans ses dernières conclusions, tend à annexer des procédés d’origine rhétorique et des modèles «â•¯euclidiens╯» dans la construction de son système dialectique qui ne laisse à la rhétorique que le soin de l’↜«â•¯ornamentum «â•¯, il serait bon d’examiner maintenant une autre solution à la crise de la rhétorique – l’inverse, en un sens, de la précédente – proposée par un autre humaniste, Mario Nizolio. Celui-ci, dans l’Antapologia pro M. Cicerone et oratoribus (1547–48), traité de polémique contre Maioragio, avait écrit que le véritable rhéteur et orateur devait être à la fois «â•¯savant╯» et «â•¯éloquent╯» et que, pour cette raison, il était supérieur au pur philosophe, incapable de forger des discours efficaces. Il ajoutait que toute la technique de la dissertatio se limitait aux cinq «â•¯facultés╯» rhétoriques traditionnelles, de sorte que les «â•¯dialecticiens╯» (qui admettent la seule «â•¯invention╯» et écartent les autres «â•¯facultés╯») ne sauraient enseigner qu’une doctrine tronquée, pleine de fausses, subtiles et vaines complexités. Il est clair que Nizolio entendait par cette polémique faire reconnaître la supériorité de l’↜«â•¯éloquence╯» sur toutes les autres disciplines. Dans De variis principiis et vera ratione philosophandi contra pseudodialecticos (1553), livre qui attirera l’attention de Leibniz, il déclare que l’ignorance des principes de la grammaire et de la rhétorique a rendu aveugles, non seulement les dialecticiens et les métaphysiciens, mais aussi les «â•¯grands philosophes╯» qui prétendent professer des vérités sublimes, alors qu’ils ne font que «â•¯glisser╯» sur les arguments les plus élémentaires des deux disciplines. Du reste, ajoutait Nizolio, la grammaire et la rhétorique sont bien plus vraies que la dialectique ou la métaphysique et plus utiles pour philosopher correctement. Il n’hésitait pas à soutenir que «â•¯philosopher correctement╯» n’est autre que «â•¯bien dire╯», c’est-à-dire être conscient de la vraie valeur et du sens philologique des mots. C’est pourquoi, en se battant contre les «â•¯pseudo-philosophes╯», il les accusait surtout d’avoir subordonné les arts du discours à la métaphysique et de n’avoir pas compris que la logique est un art du discours, susceptible d’être réduit aux canons de l’↜«â•¯art oratoire╯», de la «â•¯rhétorique╯» ou de l’↜«â•¯éloquence╯». D’aucuns prétendent rabaisser la rhétorique jusqu’à en faire un instrument «â•¯servile╯» de la dialectique en lui ôtant tout droit à l’↜«â•¯invention╯» et en la confinant dans la zone «â•¯inférieure╯» des «â•¯choses civiles et pour ainsi dire grossières╯». Ils ignorent que les orateurs, de Démosthène à Cicéron, se sont toujours servi de toutes les façons d’argumenter et que les rhéteurs ont aussi employé de plein droit le syllogisme et l’induction. En réalité, comme l’ont démontré Valla et Agricola, seul le «â•¯commerce de la philosophie avec
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l’éloquence╯» peut réaliser cette parfaite méthode du discours qui est le fondement même du savoir. Ou encore, pour aller jusqu’au bout de la pensée de Nizolio, la rhétorique et l’art oratoire sont la vraie logique «â•¯humaine╯», toujours en contact avec le réel et le particulier, loin de ce monde abstrait de vocables et d’essences dont est construit l’univers des métaphysiciens. Mario Nizolio, c’est évident, cherchait à résoudre la crise de son art par un retour à la doctrine vallienne du noeud entre «â•¯philosophie╯» et «â•¯éloquence╯», attribuant à cette dernière une nette primauté en tant que logique réelle et concrète du discours. Mais une position aussi ambitieuse et aussi tranchée était en contraste avec une situation économique et culturelle qui – on l’a vu – rendait toujours plus impossible à la rhétorique de jouer son vieux rôle «â•¯civil╯», surtout maintenant que les nouvelles méthodes scientifiques d’inspiration mathématique l’excluaient du domaine de la science. On peut donc comprendre qu’aux alentours de 1562 un philosophe platonicien, Francesco Patrizi de Cherso (Dalmatie), en publiant ses Dialoghi della retorica, ait pu composer une sorte d’éloge funèbre du vieil art de la parole. Patrizi maintenait qu’à cet art on ne pouvait plus reconnaître aucun caractère scientifique, mais seulement le «â•¯statut╯» de faculté naturelle, commune à tous les êtres parlants, doctes et plébéiens, savants et incultes. Mieux encoreâ•›: pour le philosophe dalmate, l’usage de la langue, que ce soit par l’orateur ou par toute autre personne pensante et parlante, se rattache toujours aux mêmes fonctions (narration, argumentation, amplification, diminution, ornementation, opposition, glorification et dénigrement) immuables dans leurs fins et leurs moyens. C’est pourquoi, réduite qu’elle était à un système de règles suivies par tous les locuteurs, la rhétorique paraissait une discipline inutile et indigne d’être reconnue par les hommes de science. Mais cette liquidation radicale du caractère «â•¯scientifique╯» de la rhétorique n’est pas l’aspect le plus intéressant de la discussion de Patrizi. Car il entend relier les origines et la fortune de la rhétorique à une conjoncture politique particulière, à ces moments de crise intense où la carence des lois et des gouvernants ouvre la voie aux orateurs qui surgissent alors pour «â•¯remuer╯» le peuple et qui le poussent, soit à prononcer des jugements, soit à instituer de nouvelles lois. Pour Patrizi, en somme, la rhétorique ne dépendait pas de tel ou tel régime politique. L’exemple de Florence, Lucques, Gênes, Raguse, ainsi que des villes germaniques et suisses, démontrait que dans les États républicains dotés de lois solides, il n’y avait pas place pour la puissance subversive de l’art oratoire. Mais le pouvoir d’un discours persuasif pouvait s’exercer sous le signe de la «â•¯licence╯», quand dans les cours de justice et dans les conseils prédomine le «â•¯peuple╯», dont l’âme «â•¯plébéienne et passionnée╯» n’est pas sensible aux démonstrations rationnelles. Voilà pourquoi la rhétorique a eu du succès au temps des anciennes républiques, avant que la «â•¯monarchie impériale╯» n’ait détruit toute forme de régime populaire. Pétrarque avait bien cherché à la tirer du tombeau où elle était restée cachée un millénaire, mais l’autorité des princes et des lois en avaient fait un fantôme errant à «â•¯l ’image des esprits inapaisés╯». Dans un monde dominé par la dure intransigeance de la raison d’État, dans une société radicalement divisée par les luttes religieuses et déchirée par les conflits d’ambition entre grandes Puissances, il ne restait en vérité aucune place pour des discours persuasifs et un art oratoire efficace susceptible de perturber l’ordre établi. Patrizi montrait qu’il s’en rendait parfaitement compte, quand il écrivait que la rhétorique avait péri parce qu’↜«â•¯elle se désintéressait totalement des sciences naturelles et mathématiques pour se borner au domaine juridique et à l’ornement du discours, laissant le reste aux gens savants en ces matières╯», si bien qu’à la fin il ne lui était resté d’autre
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refuge que parmi les «â•¯maîtres d’école╯», les «â•¯courtisans╯» et les «â•¯hommes qui veulent passer pour galants╯». Patrizi admirait, certes, le «â•¯divin génie╯» de Giulio Camillo, qui avait tenté de «â•¯faire sortir╯» la rhétorique de sa réclusion pour lui donner comme champ «â•¯toute l’amplitude du monde╯» et en faire l’instrument d’un savoir sublime et universel. Mais c’était là, lui semblait-il, une mission aussi impossible que de «â•¯vouloir assigner des fins à l’infini╯». Son inévitable échec lui confirmait éloquemment la défaite d’un art ambitieux qui, resurgissant à une époque de crise politique et civile, devait maintenant se plier à l’humble service de la courtisanerie et de la «â•¯galanterie╯». Exclue de la cité parfaite chère au philosophe dalmate, rejetée par l’École, expulsée des conseils et cabinets des Princes, réduite dans la communauté chrétienne à simplement «â•¯orner╯» une foi pré-établie, la rhétorique devait survivre seulement comme «â•¯fait╯» littéraire, pour illustrer de ses grâces les pages des poètes, les péroraisons des avocats et les lourdeurs de la prose édifiante, apologétique ou laudative.
La conquête de la poétique d’Aristote Danilo Aguzzi-Barbagli Les réflexions sur la nature de l’activité créatrice et en particulier sur les origines, la forme et le but de ses expressions littéraires, déjà ébauchées au XVe siècle et pourvues par les philologues des instruments techniques indispensables, s’intensifient dans la seconde moitié du seizième siècle au point d’assumer l’aspect d’un mouvement culturel unifié et cohérent, en dépit de ses complexes ramifications. Assez longtemps, on a qualifié la critique littéraire de la Renaissance, en particulier ses manifestations italiennes initiales, de critique aristotélicienne. Qu’elle soit vraiment conforme à la doctrine d’Aristote est devenu de plus en plus douteux à la lumière d’études récentes. Si on se rappelle que dans l’Antiquité l’influence de la Poétique fut un phénomène plutôt limité dans le temps et l’espace, la critique américaine a probablement raison d’affirmer que les Italiens du seizième siècle ont «â•¯inventé╯» la Poétique d’Aristote. Ce manque de fidélité à Aristote ne doit pas être considéré comme un crime. Il faut tenir compte d’abord des écarts que présente la pensée du philosophe antique, écarts justifiés historiquement comme étapes dans la conquête de sa Poétique. Il faut en même temps tenir compte du fait que ces variations témoignent d’une tendance essentielle de l’esprit humanisteâ•›: celle qui consiste à employer librement des éléments adaptés de la culture classique pour mieux organiser certaines réalités de la vie contemporaine. On doit en somme définir la critique littéraire de la Renaissance, dans ses grandes lignes épistémologiques, comme un phénomène éclectique lié à des formes mentales de nature typiquement humaniste. On a déjà indiqué qu’au cours du quinzième siècle les instruments techniques indispensables pour aborder le texte de la Poétique, ont été retrouvés et raffinés. L’oeuvre du philosophe grec commence alors à être connue des humanistes italiens. On en trouve des traces dans les écrits de Leonardo Bruni, de Valla, de Politien, de Landinoâ•›; mais il s’agit en général de détails d’un intérêt limité, de citations quelquefois assez vagues, d’indications qui ne révèlent pas une étude organisée et approfondie. En 1498 Giorgio Valla publie à Venise sa traduction en latin de la Poétique. Cette oeuvre va constituer le premier document d’importance majeure pour le développement des recherches sur les théories littéraires. Il est vrai que quelques années auparavant, en 1481, on avait publié à Venise le commentaire d’Averroès sur la Poétique dans la traduction latine de Herman l’Allemand. Ce volume fut réimprimé en 1515 et de nouvelles éditions parurent au cours du seizième siècle. Malgré sa fortune éditoriale à l’époque de la Renaissance, le commentaire d’Averroès n’arriva jamais à susciter un travail critique original. Valla n’a pas de prétentions exégétiques. Il présente à un public élargi d’hellénisants une traduction ayant pour but de rendre dans un langage simple et aisément compréhensible une oeuvre dont la lecture est difficile dans l’original, à cause de ses complexités lexicales et syntactiques, de ses fréquentes lacunes et, à la regarder de plus près, du nombre de transitions injustifiables qu’on y rencontre. La traduction de Valla révèle l’intelligence interprétative de l’humaniste, qui se manifeste surtout vis-a-vis des mots-clefs de la terminologie aristotélicienne. Si cette traduction n’est pas sans erreurs, quelques-unes d’entre elles sont imputables aux fautes du manuscrit employé pour la traductionâ•›: l’Estensis Gr. 100, maintenant à la Biblioteca Estense de Modène. Un autre genre d’erreurs indique les insuffisances philologiques du traducteur, erreurs compréhensibles si on 247
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se rend compte de ce qu’en général elles apparaissent dans des passages du texte particulièrement discutés alors par la majeure partie des philologues. La publication de l’editio princeps, préparée par Lascaris et imprimée par Alde Manuce à Venise en 1508, facilita la reconstruction du texte, ainsi que l’étude du traité à un niveau philologique plus élevé que la traduction de Valla n’avait pu le permettre. Dans l’état actuel des recherches, il n’apparaît guère que le travail de Lascaris et de Manuce, loué aujourd’hui par des hellénistes estimés tels que D.S. Marguliuth, ait éveillé alors un intérêt à la mesure de son importance philologique. Dans la trentaine d’années écoulées entre la traduction de Valla et celle d’Alessandro de’ Pazzi, l’influence de la Poétique se propage avec une lenteur extrême. Pomponio Gaurico, Lodovico Ricchieri, Pietro Pomponazzi mentionnent les théories littéraires d’Aristoteâ•›; mais il s’agit toujours de remarques superficielles ou fondées, comme dans le cas de Pomponazzi, sur le commentaire d’Averroès. Beaucoup plus significative pour la période mentionnée est la discussion du genre tragique dans la préface de la Sofonisba de Giangiorgio Trissino, tragédie publiée pour la première fois en 1524 et destinée à être accueillie avec une faveur extraordinaire dans les cercles littéraires français du seizième siècle. Cette discussion doit être considérée historiquement comme le premier essai en Europe d’utilisation systématique des théories littéraires d’Aristote. La cause la plus immédiate de l’extraordinaire floraison de la critique littéraire dans la seconde moitié du seizième siècle en Italie est sans doute la traduction de la Poétique par Alessandro de’ Pazzi, publiée en 1536 quelques années après la mort du traducteur. La supériorité de cette traduction sur celle de Giorgio Valla est immédiatement visible, même du point de vue typographique. On relève des erreurs dans le travail de Pazziâ•›; on trouve aussi qu’il confère des interprétations inadmissibles à des passages que Valla avait parfaitement compris. Mais, d’une manière générale, la traduction de Pazzi marquait un progrès indiscutable sur la précédente et connut un immense succès. Le témoignage le plus clair de cette popularité est le nombre des éditionsâ•›: l’oeuvre de Pazzi fut réimprimée la première fois à Bâle en 1537 et immédiatement après à Paris en 1538. Ensuite une douzaine de nouveaux tirages parut dans la seconde moitié du siècle, et les textes grecs et latins de Pazzi furent employés par Robortello et Maggi-Lombardi dans leurs commentaires. Treize ans après, la première traduction dans une langue moderne suivait la version de Pazziâ•›: en 1549 Bernardo Segni publia à Florence sa traduction en italien avec une intéressante introduction et des notes explicatives. Au cours de la première période de cette diffusion et assimilation de la Poétique, l’un des érudits les plus importants est Vincenzo Maggi. En décembre 1541 Maggi discutait de théories littéraires aristotéliciennes à l’Académie des Infiammati à Padoue, continuant les leçons données quelques mois auparavant par Bartolomeo Lombardi. Passé au Studio de Ferrare en 1543, Maggi reprit ses exégèses devant ce célèbre auditoire. L’oeuvre la plus connue de Maggi, écrite en collaboration avec Bartolomeo Lombardi (In Aristotelis librum de Poetica communes explicationes) fut publiée en 1550, l’auteur nous informant dans la préface qu’il l’avait déjà terminée en 1548, année où avait paru le grand commentaire de Francesco Robortello. Ainsi il est clair qu’à partir de 1548 l’étude de la Poétique en Italie prend place dans un mouvement organique, dont l’historien peut aisément révéler la dynamique intérieure dans ses axes d’expansion. Les grands commentaires latins de Francesco Robortello (In librum Aristotelis De arte poetica explicationes, Florence 1548), de Vincenzo Maggi et Bartolomeo Lombardi (In Aristotelis librum De arte poetica communes explicationes, Venise 1550) et de Pietro Vettori
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(Commentarii in primum librum Aristotelis de arte poetica, Florence 1560) constituent dans leur ensemble une base solide sur laquelle s’appuient continuellement des traités d’art poétique plus indépendants, qui ne se sentent pas obligés de suivre de près la suite logique du texte aristotélicien. L’influence de ces commentaires, en ce qui concerne la méthode de présentation de la matière et par conséquent la structure formelle de l’oeuvre, se manifestera encore dans les grands commentaires en italienâ•›: celui de Lodovico Castelvetro (Poetica d’Aristotele volgarizzata et sposta, Vienne 1570, suivi d’une édition posthume et retouchée publiée en 1576) et celui d’Alessandro Piccolomini (Annotazioni nel libro della Poetica di Aristotele, Venise 1575). En abandonnant le latin quelque peu rigide de leurs prédécesseurs, ces commentaires répandront la fraîcheur d’une langue maternelle et s’accompagneront d’une liberté d’esprit incitant leurs auteurs à attaquer les idées aristotéliciennes qui ne leur paraissent pas convaincantes, ou à chercher à les moderniser par de longues digressions dans lesquelles la prétention de suivre intégralement le texte original est complètement oubliée. Dans la quinzaine d’années qui sont au centre de notre attention, l’analyse de la Poétique d’Aristote n’empêche aucunement la continuation des études sur l’Ars poetica d’Horace. Bien au contraire, l’intérêt pour l’oeuvre du poète latin s’accroît avec la même intensité. Pendant les douze ans qui suivent la publication du premier commentaire latin de la Poétique, environ sept commentaires de la Lettre aux Pisons sont imprimés en Italie et beaucoup d’autres, composés pendant la même période, restent encore inédits. En 1548 Robortello publia sa Paraphrasis in librum Horatii qui vulgo de arte poetica ad Pisones inscribitur dans le même volume que son travail sur Aristote. Dans cette Paraphrasis Robortello prolonge une tradition de la Renaissance qui, après les études du quinzième siècle, s’est enrichie des analyses de Pomponio Gaurico (1510), de Giovanni Britannico da Brescia (1511), de Matteo Bonfini (1514), d’Aulo Giano Parrasio (1531) et de Vincenzo Maggi (1546). Le commentaire d’Horace par Robortello est suivi de ceux de Jacopo Grifoli (1550), de Giason de Nores (1553), de Grancesco Lovisini (1554), de Pietro degli Angeli (vers 1560), de Giovan Battista Pigna (1561). Pendant notre période paraît en outre une moisson de discussions indépendantes en matière de doctrine littéraire d’intérêt majeurâ•›: le Discorso della diversità dei furori poetici et l’explication du sonnet de Pétrarque La gola il sonno e l’ociose plume par Francesco Patrizi da Cherso (1552)â•›; les Discorsi intorno al comporre dei romanzi, delle commedie e delle tragedie et la Lettera sopra il comporre le satire atte alla scena de Giambattista Cinthio Giraldi (1554)â•›; I romanzi de Giovan Battista Pigna (1554)â•›; la Lettera a Bernardo Tasso sulla poesia epica de Giambattista Cinthio Giraldi (1557)â•›; le De poeta de Sebastiano Minturno (1559)â•›; Gli heroici de Giambattista Pigna (1561) et, la même année, les Poetices libri septem de Jules-César Scaliger. A l’époque de la Contre-Réforme, les adeptes du système d’Aristote se partagent en des camps fort différents. Les uns se voyaient à la fois comme les gardiens et les interprètes fidèles du texte du maître. Pour d’autres l’enseignement du Stagirite semblait autoriser des prises de position plus en harmonie avec les aspirations de la Renaissance tardive. Si on passe en revue les grands commentaires en latin et en italien, on peut voir d’abord que même la structure formelle de ces oeuvres est portée inéluctablement à produire des déformations de la pensée originelle. Les commentateurs sectionnent le texte grec de la Poétique en de brefs passages de deux à vingt lignes. Suit la traduction littérale du passage en latin, reprenant (avec des corrections éventuelles) la version de Pazzi, dans le cas de Robortello et de Maggi-Lombardi, ou bien en en
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fabriquant une toute nouvelle en italien, dans le cas de Castelvetro et Piccolomini. Puis la version est suivie par le commentaire en tant que tel. Si l’on considère cette disposition, on constate que le commentateur commence sa discussion en partant d’une position arbitraire, en ce sens que la progression logique du discours d’Aristote s’avère plus ou moins fragmentée. Or, le procédé d’analyse du philosophe grec ne se réduit jamais à une série d’affirmations axiomatiquesâ•›; elle procède au contraire vers une unité d’ensemble assez claire malgré les lacunes du texte et ses points obscurs. Les premiers commentateurs italiens de la Contre-Réforme avaient tendance à enfreindre cette unité. En fragmentant le texte ils étaient enclins à donner de l’importance à des détails qui, dans la totalité du discours originel, n’ont qu’une valeur secondaire. Par ailleurs leur insistance sur l’étude du texte, justifiée à l’époque par la nécessité de comprendre, se transformait souvent en une exégèse de caractère purement philologique. Cette exhibition de virtuosité humaniste aboutit à un mélange d’intérêts exégétiques qui gêne une compréhension vraiment approfondie de la pensée d’Aristote. Le risque de faire violence à l’unité structurale de l’ancien traité, d’accorder à tous ses détails la même importance, s’accompagne d’un autre danger, qu’on pourrait presque qualifier de naturel. Car, au début, leur étude assidue de l’Ars poetica portait les commentateurs à regarder l’oeuvre d’Aristote à travers un prisme horatien. Historiquement une telle tendence se comprendâ•›: l’oeuvre du poète latin est facile à comprendre et à assimiler. Le discours est simple, élégant, amusant même. L’ami de Mécène voit la littérature latine au sein de la réalité d’une période historique bien définie, dans le cadre général de la production littéraire romaine qui cherche à surpasser la perfection de la littérature grecque. Et ici nous observons des correspondances très précisesâ•›: chez les critiques littéraires de la Contre-Réforme, la conscience des fonctions sociales de l’écrivain est en général toujours présente, en même temps qu’ils s’efforcent d’illustrer la littérature nationale en y acclimatant des formes, des principes, voire des buts, retrouvés à travers les lettres et la culture classiques. Le critique de la Contre-Réforme est donc prédisposé à concevoir une conception essentiellement rhétorique de l’oeuvre fondée sur la poétique horatienne. Le principe du poète latin, selon lequel la fonction de l’art littéraire est de satisfaire un certain public avec un mélange adroitement contrôlé d’éléments ornementaux et fabuleux ajouté à la vérité historique et morale de la matière traitée, ne pouvait laisser indifférents des hommes sur qui pesait inévitablement l’atmosphère du Concile de Trente. Le principe fondamental de la Poétique d’Aristote est beaucoup plus difficile à comprendre et à appliquer. La préoccupation centrale du philosophe grec est d’établir la manière de rendre une oeuvre poétique (tragédie et poème épique) aussi parfaite que possible dans sa structure intime, de façon que cette oeuvre puisse produire le plaisir particulier qui lui est propre. Ainsi Aristote n’a pas de préoccupations d’ordre moral ou pédagogiqueâ•›: ses termes de référence sont plutôt inhérents à la culture grecque la plus mûre, par exemple dans la conception du beau comme équilibre de relations volumétriques et tonales soutenu par un principe informateur unique, ou dans son désir de donner au concept de mimesis ces connotations positives que la critique platonicienne lui avait arrachées. Le chapitre d’introduction du commentaire de Robortello montre déjà que l’auteur part de positions préconçues. Le critique déclare que le but de la poésie est tripleâ•›: dans son oeuvre le poète imite la réalité, donne du plaisir, fournit une édification morale. La tendance substantiellement rhétorique, qui nous est déjà révélée par cette déclaration, est renforcée dans le
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commentaire par l’importance accordée par Robortello à l’étude de la psychologie du public. Plus encore que le classement des genres littéraires, qui pourrait être justifié par certains passages un peu ambigus du texte aristotélicien, les intérêts d’ordre psychologique empêchent parfois Robortello d’atteindre le plein sens de la Poétique. Le critique italien est en réalité plus préoccupé de l’effet particulier de la poésie sur l’âme du lecteur ou de l’auditeur que de l’harmonie structurelle de l’ouvrageâ•›; or, c’est celle-ci qui reflète la direction fondamentale de la recherche d’Aristote. Une fois déplacé le point de vue central, la mise en relief de certains détails est tout à fait logique. Selon Robortello, une oeuvre d’art, pour être acceptable, doit respecter la vérité. Donc la principe de la vraisemblance va jouer dans ce système un rôle primaire, créant des problèmes qui embarrasseront presque tous les critiques de la Renaissance tardive ainsi que des poètes comme le Tasse. La conciliation du principe de la vraisemblance avec les éléments fictifs, auxquels la poésie ne peut guère renoncer, tourmente Robortello. Il essaie de sortir de l’impasse par des digressions minutieuses sur les discussions d’Aristote à propos des différences entre l’histoire et la poésie et sur la nature du possible et du probable. Dans un passage assez important sur le vrai et le vraisemblable dans la tragédie, le critique déclare explicitement que les choses véritables sont capables de nous émouvoir parce que nous n’avons pas de doute sur la manière dont elles se sont passées. Pour Robortello le faux est inadmissible dans la poésieâ•›: le poète peut employer des éléments fabuleux, s’ils font déjà partie de la tradition populaire ou si l’artiste est capable de leur donner l’apparence de la vérité. Tout comme le sujet – le premier, selon Aristote, des éléments fondamentaux de l’oeuvre poétique – doit être utilisable comme instrument de persuasion, les deux autres composantes de la triade foncière aristotélicienne (le personnage et la forme d’expression) sont interprétés par Robortello dans un mode rhétorique. Le personnage doit fournir un exemple de conduite moraleâ•›: le méchant doit donc être puni ou bien exposé au ridicule du comique. La position initiale de Maggi-Lombardi est assez proche de celle de Robortello. Maggi, qui dans la collaboration des deux auteurs a joué le rôle principal, soutient dans les Prolegomena de son commentaire que le but de la poésie est le raffinement de l’âme humaine. Les différences entre Robortello et Maggi se révèlent de façon très claire dès qu’ils parlent de leur conceptions de la catharsis tragiqueâ•›; pour Maggi elle ne constitue pas une espèce de libération débarrassant l’individu des sentiments de terreur et de pitié, mais un avertissement contre les dangers que présente l’indulgence à l’égard de ces passions, qui sont du même ordre que la colère et la concupiscence. Dans le système de Maggi le public de la poésie n’est pas limité à une élite intellectuelle, il comprend aussi le peuple, le vulgus. Pour que le poème atteigne son premier but – devenir un instrument d’édification morale – le poète n’est pas obligé de se limiter à des sujets qui correspondent à la véritéâ•›; il lui faut plutôt être attentif à ce qui est acceptable selon l’opinion commune. Le sujet de la poésie est donc le naturel ou le nécessaire, le vraisemblable, le raisonnable. Est acceptable tout ce qui obéit aux lois de la bienséance. Comme on peut le voir, la liberté de choix de l’écrivain est fortement limitée par Maggi, qui continue dans ce sens en déclarant que les personnages de la tragédie doivent se conformer à des types traditionnels. Les tendances rationalistes de Maggi se découvrent encore une fois quand il transforme en termes de poétique normative les observations d’Aristote sur la durée ordinaire de la tragédie et qu’il commence à formuler cette loi de l’unité de temps que Castelvetro plus tard soutiendra avec tant d’insistance.
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Le commentaire de Pietro Vettori, plus philologique que littéraire, continue, d’une manière approfondie, la tradition humaniste de la critique textuelleâ•›: son but principal est le rétablissement du texte et la recherche de corrections scientifiquement admissibles. Vettori abandonne la traduction de Pazzi et découvre des interprétations plus exactes du difficile langage aristotélicien. Ses notations d’ordre littéraire expriment une tendance générale moralisatrice et rhétorique, sans constituer un système critique unifié, de même que chez Robortello et Maggi-Lombardi. La première oeuvre notable de critique littéraire composée pendant cette période est le Discorso intorno al comporre dei romanzi publié par Giambattista Giraldi en 1554, mais daté du 29 avril 1549. Giraldi étudie un genre littéraire inconnu d’Aristote, dont il défend néanmoins la légitimité et le droit à l’existence. Le critique déclare sans ambages que les lois du philosophe grec ne sont applicables qu’à des compositions dont l’action est unitaire. Impossible, donc, d’établir des relations valables entre le poème épique des anciens et le poème chevaleresque moderneâ•›: les lois du premier ne sont pas applicable à l’autre. Ayant ainsi établi la distance entre les deux sortes de poèmes, le critique peut indiquer les moyens de rapprocher le poème chevaleresque de l’épopée ancienne sans faire violence aux aspects traditionnels de l’un ou de l’autre. Il est évident que Giraldi est en faveur des modernes, sans trop s’éloigner des Anciens. Il récuse le principe d’unité d’action pour le roman chevaleresque, mais il insiste pour que la vraisemblance et les bienséances soient observées. A ce point il doit inévitablement affronter le problème des rapports entre le vraisemblable et le fantastique, qui garde tant d’importance dans le poème chevaleresque. Il s’en tire en déclarant que les éléments de pure invention peuvent trouver place dans des épisodes secondaires et qu’il est permis au poète de s’en servir quand ils ont déjà été utilisés par des poètes antérieurs, tels l’Arioste. Quant à la question des bienséances, Giraldi soutient que les personnages et les lieux doivent être conçus suivant les moeurs contemporaines. De cette façon il sera plus facile de procurer du plaisir au public et de contribuer à son édification morale, but ultime de la poésie. Toujours en 1554 Giraldi publia une autre opuscule ayant pour titre Discorso intorni al comporre delle tragedie et delle commedie. En matière de dramaturgie, le principe central défendu par Giraldi est encore motivé par des exigences moralisatrices. Le but du drame est pour lui d’introduire de bonnes moeurs dans la société, par l’imitation d’une action dépeinte dans un langage versifié. La vraisemblance est d’une importance capitale dans l’idéation de la situation tragique. Selon Giraldi le poète doit représenter les événements de la manière dont ils doivent se passer nécessairement. A la suite d’Aristote, le critique italien croit que les sujets de la tragédie et de la comédie doivent être de grandeur appropriée, mais à la différence de l’ancien philosophe il préfère le sujet double au sujet simple, et il considère le dénouement heureux de la tragédie comme de beaucoup préférable à tous les autres. Assez notable dans le troisième essai critique publié par Giraldi en 1554 (Lettera overo discorso sopra il comporre le favile atte alla scena) est l’effort fait par l’auteur pour suivre de plus près que par le passé la structure logique de la Poétique. Giraldi ne renonce pas à sa conception moralisatrice de la poésie et il explique comment des éléments comiques et des éléments tragiques se mêlent dans la nouvelle forme de la satire dramatique. Les Romanzi de Pigna, publiés, comme on l’a dit, en 1554, sont un autre document pertinent dans l’histoire de la critique littéraire européenne si l’on veut comprendre comment les idées d’Aristote ont été utilisées pour affirmer et défendre la légitimité de certains genres
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littéraires inconnus de l’Antiquité. Il est vrai qu’au début Pigna reprend la thèse de son maître Giraldi, selon laquelle le fait qu’Aristote ne pouvait pas connaître des genres développés par les modernes ne constitue nullement une raison suffisante pour nier leur valeur artistique. Dans les Romanzi néanmoins la discussion du poème chevaleresque est originale. L’auteur commence par étudier les différences entre le poème chevaleresque et l’épopée gréco-romaine et il en signale les différences d’ordre structural, tandis que les similarités sont retrouvées dans le choix de certains thèmes généraux communs. À la suite de cette comparaison, Pigna énonce ses règles pour la composition du poème chevaleresque moderne. Sans attaquer Aristote, il s’éloigne de certaines positions du Stagirite par une minutieuse élaboration des idées de celui-ci, aboutissant finalement à des conclusions très personnelles. On trouve aussi chez Pigna une attitude didactique vis-à-vis du but de la poésie et une insistance assez marquée sur le principe de la vraisemblanceâ•›; celui-ci, dans sa pensée, se réduit à une considération attentive soit de la cohérence de tel personnage, soit de la fidélité de ce personnage à une tradition dont il est l’incarnation la plus récente. Tandis que la critique littéraire revendique toujours une indépendance de plus en plus visible – témoin la lettre sur la poésie épique que Giraldi envoya à Bernardo Tasso en 1557 – la conquête de la Poétique du point de vue purement philologique fait des progrès elle aussi, les contributions les plus marquantes à l’amélioration du texte aristotélicien se trouvant dans les Emendationum libri due (1557) de Carlo Sigonio et dans les Antexegemata (1559) de Cristoforo Rufo. En 1559 Sebastiano Minturno publia son De poeta, suivi en 1563 de l’Arte poetica. L’oeuvre de Minturno est une des premières synthèses critiques de la Contre-Réforme à être connue et étudiée avec soin en dehors de l’Italieâ•›: en France Vauquelin de la Fresnaye l’indique comme une des sources les plus importantes de son Art poetique, et en Angleterre son influence sur la Defence of poesie de Sir Philip Sidney est évidente. Le succès de Minturno est au fond assez simple. Ce critique présente pour la première fois une discussion de tous les problèmes importants de critique littéraire qui passionnaient ses contemporains, sans s’en tenir, comme les commentateurs, au texte de la Poétique et sans se limiter à des genres particuliers, comme Giraldi et Pigna. La nature essentiellement aristotélicienne de son système est tempérée par quelques influences de la tradition rhétorique d’Horace et de l’esthétique de Platon – éléments confondus dans un ensemble qui correspond bien aux tendances éclectiques de la culture de ce temps. Dans son examen du but de la poésie, le critique scrute les possibilités de cet art et les nécessités auxquelles il doit satisfaire. Pour Minturno, le poète est responsable d’une fonction civilisatriceâ•›: il est de son ressort de contribuer à la formation des jeunes, d’exhorter les adultes à la pratique des vertus, de consoler les vieillards à la fin de leur vie. Pour y parvenir, le poète doit respecter la vraisemblance et les bienséances et imiter le vrai, ou ce qui peut être accepté comme tel par le public. Examinons enfin les Poetices libri septem de Jules-César Scaliger, publication posthume à Lyon datée de 1561. Pour Scaliger, poésie veut dire «â•¯langage qui imite╯», et le discours mimétisant est fondé sur le «â•¯mot╯» individuel, qui est avant tout l’imitation d’une «â•¯chose╯». Scaliger reconnaît bientôt qu’un des objets d’étude les plus importants dans son système est «â•¯la chose╯». «â•¯Les choses╯» sur lesquelles le poète dirige son attention sont les hommes, les idées, les actions, les objets matériels, considérés dans une hiérarchie qui va du plus haut jusqu’au plus bas.
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La noblesse des genres littéraires doit être établie selon cette hiérarchie, dont on peut voir un exemple dans la définition de la tragédieâ•›: «â•¯Imitatio per actiones illustris fortunae, exitu infelici, oratione gravi metrica╯». La relation très étroite établie par Scaliger entre le mot et la chose, le signe de l’imitation et l’objet de l’imitation, conduit ce critique à une interprétation nouvelle du principe de la bienséance. Pour Scaliger la bienséance ne consiste pas à doter un personnage de caractéristiques à ce point typiques qu’elles puissent assurer sa ressemblance avec des modèles pris dans la nature, comme on le pensait dans le monde classique. Cette distinction entre des ordres différents ne doit plus être marquée. Dans la pensée de Scaliger le spectateur, au théâtre, ne doit pas sentir de différence substantielle entre les individus présents sur la scène et les personnes qu’il pourrait rencontrer dans la vie réelle. Cette idée semble conduire Scaliger à une sorte de naturalisme outré. Mais attentionâ•›: le critique déclare bien que «â•¯ces choses qui sont ainsi constituées par la nature doivent être découvertes au sein de la nature et, après avoir été tirées dehors, elles doivent être placées sous les yeux des hommes╯». Néanmoins la «â•¯nature╯» de Scaliger avait été singulièrement codifiée par Virgile. Le passage précité continue ainsiâ•›: «â•¯Pour faire cette opération de la manière la plus convenable, nous devons chercher l’exemple dans la personne qui seule mérite le nom de poèteâ•›: je veux dire Virgile, dont le divin poème doit nous permettre d’établir les différents types de personnages╯». Comme on peut le voir, les tendances naturalistes de Scaliger se concilient à la fin avec son culte du monde classique. Le travail du poète est de nature essentiellement pédagogiqueâ•›: selon Scaliger, l’artiste est libre de choisir n’importe quel sujet, pourvu que les exigences de l’enseignement moral continuent à être respectées. On peut observer que, dans la douzaine d’années qui s’écoulent entre la publication du premier grand commentaire en latin et la publication des Poetices de Scaliger, la conquête de la Poétique d’Aristote se prolonge et s’intensifie de manière vraiment surprenante, même si parfois cette opération conduit en fait à une adaptation des idées du philosophe aux nécessités culturelles modernes. La première période, quand l’autorité du philosophe ou, si l’on veut, la manque de familiarité avec son texte rend encore timides les interprètes, est suivie d’un affranchissement rapide permettant la composition de plusieurs traités qui déjà annoncent la querelle des anciens et des modernes, comme dans le cas de Giraldi. Et enfin, avec les vastes synthèses de Minturno et de Scaliger, une série de problèmes destinés à occuper les esprits des poètes et des critiques jusqu’au triomphe de la révolution romantique sont mis à la portée du public européen.
La théorie des genres littéraires François Lecercle Le développement de la théorie des genres, entre 1520 et 1560, est marqué par une double inégalité, géographique et proprement littéraire. La disparate géographique est liée à la fortune, très diverse d’un pays à l’autre, de la poétiqueâ•›: en plein épanouissement en Italie et, dans une moindre mesure, en France, elle est pratiquement inexistante ailleurs, en Angleterre et dans l’Est de l’Europe notamment, et même dans les pays germaniques où, après des débuts prometteurs (Vadianus, 1517), elle entre en sommeil jusqu’à la fin du siècle (Pontanus, 1595), alors même que continue à se diffuser une abondante littérature scolaire de métrique latine. Mais l’inégalité la plus frappante tient à ce que les différents constituants de ce qui est pour nous la littérature – qui n’existe pas encore en tant que telle – reçoivent une attention très variable. Il existe, depuis l’Antiquité, une tradition de classification des genres «â•¯poétiques╯» (théâtre et poésie) mais, en dépit de la typologie des genres oratoires, la prose est loin de recevoir pareil traitement. Bref, le domaine est très inégalement jalonné. Cette situation persistera, en gros, jusqu’à la fin du XVIIIe siècleâ•›; néanmoins la théorie des genres connaît, dans la période envisagée, quelques mutations décisives, dans deux sens contrairesâ•›: des théories beaucoup plus abstraites et globalisantes s’élaborent tandis que commencent à se multiplier les traités particuliers. Les modes d’existence du genre Il faut d’emblée distinguer la simple existence du genre et sa codification. Une littérature donnée peut parfaitement connaître des genres littéraires propres, sans que ceux-ci reçoivent jamais de définition expliciteâ•›: les textes n’en respectent pas moins les mêmes règles plus ou moins conscientes, constituant ainsi un genre au plein sens du terme. L’absence de théorisation est parfois poussée jusqu’au mutisme du lexiqueâ•›: ainsi, c’est l’historiographie moderne qui a donné un nom aux «â•¯canards╯» qui envahissent la production imprimée à la fin du siècle. En l’occurrence, ce silence, qui plonge le genre dans l’anonymat, s’explique par l’indignité totale de ces textes, car le traitement théorique accordé au genre dépend du rang dont il peut se prévaloir dans les hiérarchies littéraires. Il y a donc un degré minimal de la théorie des genres, c’est la conscience muette, sanctionnée seulement par le lexiqueâ•›: l’existence du mot est la seule attestation de la réalité de la chose. Il y a là un nominalisme naïfâ•›: le genre existe à partir du moment où l’on peut le désigner. Et l’absence de toute codification ne nuit nullement à la diffusion, comme l’atteste le cas des sbornici, compilations religieuses qui constituent une bonne partie de la production littéraire bulgare au XVIe s. Entre la codification explicite et cette conscience implicite qu’atteste l’existence d’un terme générique, il existe des intermédiaires. Et une preuve plus tangible de la conscience du genre est donnée lorsque le nom générique sert de titre, ce qui est particulièrement fréquent en poésie où, à côté de recueils de Poésies, d’Oeuvres poétiques, de Rime, etc., paraissent des recueils 255
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homogènes comme Les quatre premiers livres des Odes de Ronsard (1550). Le titre générique est alors lié à une conscience très forte d’innovation qui s’exprime dans la préface. Ces titres ou sous-titres font, en quelque sorte, figure de forme balbutiante d’une défense et illustration du genre. Il suffit, du reste, de considérer quelques échantillons d’un genre nouveau comme la tragi-comédie pour se convaincre de l’importance du titreâ•›: Anabion sive Lazarus redivivus, comoedia nova et sacra (1539) de Johan Witz (Johannes Sapidus), Comoedia tragica quae inscribitur Magdalena Evangelica (1546) de Petrus Philicinus, Tragique comédie française de l’homme justifié par la foi (1554) de Henry de Barren, Tragicomédieâ•›: Argument pris du troisième chapitre de Daniel avec le Cantique des trois enfants chanté dans la fournaise (1561) d’Antoine de La Croix, etc. Ces titres affichent leur nouveauté et soulignent le bouleversement qui vient combler le fossé admis entre tragédie et comédie. Le propos théorique latent est parfois repris dans un avant-proposâ•›: lorsque le genre est neuf, une préface ou une dédicace développe l’indication donnée per le titre ou le sous-titre (c’est le cas de la préface des Odes de Ronsard ou du prologue de l’Anabion de Witz). Il n’est pas fortuit, du reste, que, dans ces deux exemples, les préoccupations génériques soient liées à une confrontation avec les modèles antiquesâ•›: elles vont souvent de pair avec un besoin de légitimation qui s’exprime par la reprise, parfois modifiée, d’un genre antique. En poésie, la constitution de recueils homogènes est une preuve assez nette de l’importance accordée au genre, mais on en trouve un témoignage encore plus éloquent dans les collections d’Oeuvres complètes. Ronsard est le premier en France à regrouper ainsi ses écrits en 1560, et ses oeuvres répondent évidemment à une volonté de regroupement des poèmes selon le genre (voir éd. Laumonier, t. X, p.â•›xxvii). Manifestement, la classification et la codification que suppose le genre confèrent au texte moderne une légitimité qui l’égale aux textes anciens. La forme la plus achevée de la théorie des genres reste néanmoins la typologie explicite, même si, en 1520, règne un flou théorique complet. Le vocabulaire même n’est pas en placeâ•›: les mots «â•¯manière╯», «â•¯taille╯» et «â•¯façon╯» désignent des patrons métriques (agencement des rimes, types de strophe, longueur des vers) plutôt que des «â•¯genres╯» définis à la fois par des contraintes formelles et sémantiques. Le mot «â•¯genre╯», certes, paraît dans la Défense et Illustration (1549) de Du Bellay, mais dans des expressions («â•¯genres d’écrire╯», «â•¯genres d’auteurs╯») qui n’ont pas grand chose à voir avec une typologie des textes soumis à des contraintes similaires. L’opposition aristotélicienne du genre et de l’espèce ne sera que très progressivement appliquée an domaine littéraire, et un Scaliger, qui met en place cette opposition (Poetices libri septem, 1561, écrit avant 1557) emploie très souvent dans son traité un mot pour l’autre. Cette confusion lexicale et cette apparition très incertaine du concept même de genre ne sont rien à c6té de la confusion qui règne dans la poétique. Certaines métriques allemandes, il est vrai, dès la fin du XVe et le début du XVIe siècle, s’efforcent de distinguer soigneusement entre les niveaux et considèrent successivement la lettre, la syllabe, le pied, le vers et le poème. Chez un Corvinus (Compendiosa et facilis diversorum carminum structura, 1496) et un Bebel (Ars versificandi, 1506), l’analyse des genera carminum est déjà assez proche d’une typologie des formes poétiques (puisque ces techniciens du vers s’en tiennent à des considérations purement formelles). En revanche, un traité au propos apparemment moins technique et métrique, la Rhétorique métrifiée, de Gratien du Pont (1539) examine types de rimes et types de vers dans une confusion que favorise le double sens du terme «â•¯rithme╯» utilisé. Le vocabulaire est si flottant
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qu’il ne permet pas de distinguer nettement des phénomènes aussi différents que la rime, le vers et le poème. On ne dispose donc, en 1520, que de concepts impropres à une typologie générale des textes. Entre genera dicendi, classification stylistique trop vaste, et genera carminum, classification métrique trop limitée et technique, on ne trouve guère qu’un arsenal vulgaire – en françaisâ•›: taille, manière, façon – au sens très imprécis de modèle, le plus souvent métrique. Néanmoins, sur ces bases fragiles, et avec la redécouverte des théories antiques, s’élaborent ou se développent plusieurs théories des genres. Prose et poésie Il serait vain d’espérer trouver les traces d’une théorie globale des genres littérairesâ•›: même si plusieurs signes dénoncent la fragilité de leur frontière, deux disciplines se partagent le domaine. Les limites sont, dans les deux cas, mobiles. La rhétorique hésite entre une vocation très générale (l’elocutio, qui étudie les faits d’expression, est un prolongement de la grammaire) et un objet très particulier (les pratiques oratoires). Symétriquement, la poétique oscille entre une définition technique très restrictive (la «â•¯seconde rhétorique╯» médiévale, c’est-à-dire un art de la versification) et une prétention annexionniste qui cherche, à la suite d’Aristote, à délivrer la poétique de son rapport au vers pour lui confier le champ entier de la mimesis. Ces vocations flottantes se traduisent par un double mouvement d’annexion qui est précisément lié à la question du genre. Par le biais des exemples, en effet, il est possible de soumettre la prose à l’appareil conceptuel de la poétique et vice versa. Ainsi, Trissino parsème sa Poetica (1529 et ca 1549) d’exemples boccaciens pour démontrer la validité universelle de la réflexion poétique, tandis que la Retorica de Sansovino (1543) et la Rhétorique françoise de Fouquelin (1555) illustrent leurs concepts de citations de poètes. Il est vrai que, réduisant essentiellement sa Rhétorique à une elocutio, Fouquelin n’a guère de mal à faire la preuve de l’unité de la prose et de la poésie. Mais Sansovino, en retrouvant les trois genres de la rhétorique antique à la fois dans les poèmes de Pétrarque et dans les nouvelles de Boccace, ne se borne pas à postuler l’unité de ce qui est presque déjà la «â•¯littérature╯»â•›: il esquisse une théorie globale qui, pour se contenter de recenser trois genres, n’en marque pas moins une volonté d’unifier et de rationaliser le domaine des lettres. Et même s’il n’aboutira que deux siècles plus tard, cet objectif n’en constitue pas moins le moteur profond de la théorie des genres. Ces tentatives d’annexion, du reste, ne s’arrêtent pas en 1560, elles auront une longue carrière. A la fin du siècle, en Allemagne, Pontanus enrôle la poésie sous la bannière rhétorique en calquant ses Poeticae Institutiones (1594) sur le modèle de Quintilien, tandis qu’en Italie, Denores, dans sa Poetica (1588), convertit Boccace en une mine de tragédies et d’épopées. En un double mouvement dont la contradiction n’est qu’apparente, la théorie des genres multiplie les frontières pour mieux faire apparaître l’unité de l’ensemble. A côté de ces tentatives d’unification, théorie de la poésie et théorie de la prose suivent leur cours séparé – et, à vrai dire, fort inégal. La codification des genres de prose est singulièrement balbutiante, comparée aux classifications des formes poétiques, constamment reprises depuis l’Antiquité.
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La théorie des genres prosaïques puise à deux modèles rhétoriquesâ•›: la classification des trois styles (genera dicendi) – grave, moyen et humble – et celle des trois types de discoursâ•›: démonstratif, délibératif et judiciaire. Les deux n’ont pas du tout la même extensionâ•›: la première est très générale et s’applique à toute espèce de texte, la seconde tout à fait particulière et ne définit que des espèces oratoires. Mais la confusion lexicale, qui permet de mélanger les niveaux, favorise paradoxalement l’ébauche d’une théorie des genres. Ainsi, Pierre Fabri, dans sa Rhétorique prosaïque, premier livre du Grand et vrai art de pleine rhétorique (1521), oppose successivement «â•¯deux manières de parler╯» (prose et rithme, c’est-à-dire vers et prose, éd. Heron, t. I, p.â•›27) puis «â•¯trois manières de parler╯» («â•¯hautes et graves╯», «â•¯moyennes et familières╯», «â•¯basses et humiliées╯», id., p.â•›27–29) qui associent un style et des matières, et enfin «â•¯trois genres de parler╯» (espèce disputative, espèce expositive et espèce narrative, id., p.â•›36–37). Cette dernière partition occupe une position intermédiaire entre les deux précédentesâ•›: plus fine que celle des deux types de discours et plus particulière que celle des trois styles, elle répartit en trois catégories, encore grossières et lacunaires, les formes de prose. En calquant maladroitement des «â•¯fonctions╯» et des parties du discours oratoire, Fabri esquisse une typologie assez raffinée, puisque, admettant des dosages variés de ces composantes, il ouvre la voie à une analyse componentielle des genres de prose. Une telle transformation des concepts rhétoriques traditionnels en une théorie – encore rudimentaire – des genres de prose s’observe également dans la Rhétorique de Courcelles (1557) qui, consacrant un chapitre à la narration (chap. 6, De la narration, récit ou conte), passe, avec une absence significative de transition, de la définition traditionnelle de la narration (une des fonctions oratoires et une des parties du discours) à la description d’un type de texte autonomeâ•›: le récit ou conte se ramène à l’expression presque pure de cette «â•¯opération╯» oratoire. Là encore, la fonction oratoire devient le caractère essentiel – et comme la différence spécifique – d’un type de texte. Ces esquisses sont modestes, si on les compare aux taxinomies élaborées à la même époque pour les genres poétiques, et cette inégalité de traitement entre prose et poésie apparaît encore plus clairement dans les traités consacrés à un genre précis. Alors que les ouvrages spécialisés se multiplient, dans la deuxième moitié du siècle, pour la poésie et le théâtre, les genres de prose les plus reconnus ne suscitent presque aucun écho. Il faut attendre 1574 pour qu’un Francesco Bonciani, dans sa Lezione sopra il comporre della novella, confère à la nouvelle – en transposant la Poétique d’Aristote – la sanction théorique. Et pourtant, le besoin de définir le genre de prose dans lequel on écrit se fait concrètement sentir, mais il s’affiche surtout dans les avant-propos. Ainsi, un long récit en prose comme l’Alector de Barthélemy Aneau (1560) se présente, dans l’épître dédicatoire, comme «â•¯une histoire fabuleuse couvrant quelque sens mythologic. Toutesfois bien dramatique, et d’honneste invention, d’artificielle variété et meslange de choses en partie plaisantes, en partie graves et admirables, et quelques fois meslées, plus toutesfois tenants de la Tragique que de la Comique╯». La volonté explicite de transgresser – plaisamment – les normes, qui va de pair avec une analyse des composantes (matière mêlée, dosage de tragique et de comique), révèle les enjeux de ce souci générique. Pour prétendre à une pleine reconnaissance, chaque texte doit préciser sa place sur la carte littéraire. Et les repères traditionnels et les catégories simples s’avérant insuffisants, il faut annoncer la formule qui vous donnera droit de cité. Ce sont les inventions des auteurs qui, mettant en cause les catégories admises, installent la
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théorie des genres sur fond de querelle latente entre les traditions dûment théorisées de l’Antiquité et les inventions sans garants de la modernité. Les théories d’ensembleâ•›: les deux genres de taxinomie poétique Pour les genres poétiques, la situation est beaucoup plus complexe que pour la prose – et il faut distinguer deux cas. Les théories d’ensemble qui, depuis l’Antiquité, tentent de donner une image globale et organisée de la production poétique, connaissent, à la période considérée, un renouveau très net, mais cet épanouissement s’accompagne d’une véritable innovationâ•›: la multiplication des traités spécialisés qui répond à un besoin d’approfondissement que ne peuvent assouvir les taxinomies globales, souvent superficielles. Aux listes globales de baliser le domaine, aux traités ponctuels de pousser l’analyse. Pour être parfois superficielles, les théories d’ensemble sont loin d’être simples, et l’on peut opposer deux genres de théorieâ•›: une taxinomie «â•¯plate╯» et énumérative et une taxinomie hiérarchisée et «â•¯combinatoire╯». Les deux types ont des origines fort différentes. La théorie combinatoire a une ascendance ouvertement aristotélicienne, et elle est entièrement liée à la diffusion massive de la Poétique d’Aristote, vers le milieu du siècle. La théorie énumérative est, elle, héritée de la poétique médiévale. Les arts de seconde rhétorique, qui avaient des préoccupations essentiellement techniques, transmettaient un savoir-faire, sous forme de prescriptions et de préceptes. Quand ils considéraient les formes poétiques, c’était pour énumérer les contraintes qui pesaient sur chacune. À la différence des métriques latines d’inspiration humaniste, et à destination scolaire, qui prennent soin de classer les phénomènes, ces listes vulgaires n’ont pas grand souci de structuration de l’ensemble. La Rhétorique métrifiée de Gratien du Pont est un assez bon exemple de la survie des codifications médiévales, qui règnent sans partage en France, au point que l’on en découvre encore la marque dans les poétiques qui se veulent les plus novatricesâ•›: le chapitre de la Défense et illustration qui passe en revue les «â•¯genres de poèmes (que) doit élire le Poëte français╯» (II,4) s’en tient au principe de la liste non structurée. Néanmoins, cette théorie énumérative ne reste pas entièrement statiqueâ•›: de Gratien du Pont à Thomas Sébillet (Art poétique, 1548), Peletier du Mans (Art poétique, 1555) et Scaliger (Poetices libri septem, 1561), un certain nombre de changements importants s’opèrent. Tout d’abord, un évident souci de clarificationâ•›: le désordre et la confusion des niveaux, favorisés, chez Gratien du Pont, par un lexique flottant, sont éliminés chez ses successeurs. Il est vrai que, sur ce point, les poéticiens français sont en retard sur les italiens, puisque, dès 1529, la première partie de la Poetica de Trissino construisait le poème par élargissement progressif, de la lettre à la syllabe, au pied, au vers et à la strophe, avant de passer en revue les formes poétiques. Mais ce besoin de clarification aboutit, chez les Français, à mieux cerner la place de la théorie des genres. Les poétiques se construisent en deux volets. Sébillet oppose implicitement une poétique générale – qui traite du vers, de la rime, etc. – et une poétique particulière, dont relèvent les genres. Peletier du Mans distingue une poétique générale et une poétique proprement française. Le développement de la théorie des genres est donc lié à un relativisme historiqueâ•›:
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la divergence des poétiques vulgaires, qui ne répondent pas aux mêmes règles que la poétique gréco-latine, oblige à un effort d’élucidation. Le souci de clarification transforme peu à peu la liste des poéticiens médiévauxâ•›: on ne se contente plus tout à fait d’une énumération plate, et Sébillet amorce un rudiment de structuration en repérant des sous-classes. Son chapitre «â•¯Du Dialogue, et ses espèces, comme sont l’Eclogue, la Moralité, la Farce╯» (II, 8) regroupe des formes pleinement autonomes et fait apparaître leur parenté secrète dans cette appartenance à un même groupe. En tissant ces liens inattendus, la taxinomie ne se cantonne plus dans la pure description, elle se mue en principe d’intelligibilité. Mais cet approfondissement a des limites, qui éclatent chez le poéticien qui incarne le point d’aboutissement ultime de cette théorie énumérative. Chez Scaliger, en effet, le raffinement dans le recensement des sous-genres n’a d’égale que l’absence de structuration de l’ensemble. Se voulant exhaustive, sa poétique dresse des listes interminables (livre I, chap. 4 à 57, livre III, chap. 96 à 127), mais se voulant également complètement rationnelle et méthodique, elle répertorie minutieusement les sous-catégories. Et il y a une sourde contradiction entre ces deux exigencesâ•›: le parti d’exhaustivité, qui allonge interminablement la liste, fait obstacle à l’organisation rationnelle, qui se perd dans le détail de l’énumération. Dans cette ère pré-cartésienne, le dénombrement entier ne fait pas bon ménage avec l’ordre des raisons. Avec Scaliger, le parti prescriptif et technique des catalogues médiévaux est quelque peu altéréâ•›: anti-aristotélicien, Scaliger hérite néanmoins d’Aristote son ambition de rationalité. Savoir-faire et recettes de fabrication laissent place à une exigence proprement philosophique et à la volonté très affichée de réduire la diversité immaîtrisable du réel par la rigueur analytique d’une méthode. Malgré ce parti pris philosophique, Scaliger reste étranger au mouvement qui, à partir du milieu du siècle, et en Italie exclusivement, cherche, à partir d’Aristote, à définir des critères et à les combiner. Le tournant que représente cette deuxième procédure est importantâ•›: au lieu de partir des formes poétiques pour en faire le décompte, on commence par une analyse très abstraite des composantes du texte, et des procédures qu’il met en jeu. Au lieu d’être empirique, descriptive et énumérative, cette nouvelle théorie sera déductive, abstraite et combinatoire. Mais la différence entre les deux n’est pas seulement de démarche, elle est aussi d’objet. La théorie énumérative a une propension marquée pour les «â•¯petits genres╯» (nous dirions plutôt les formes poétiquesâ•›: rondeau, sonnet, ballade, etc., définis essentiellement par des critères formels), tandis que la théorie combinatoire, qui se soucie peu de faire le détail des contraintes formelles, s’occupe des grands ensembles, à commencer par les monuments codifiés par la traditionâ•›: tragédie, comédie, épopée, etc. La Poetica de Trissino est exemplaire de ce partage puisque, écrite en deux phases très séparées dans le temps, elle pratique tour à tour les deux styles. La première partie (sections I–IV), publiée en 1529, dresse une liste des petits genres de poèmes, après avoir passé en revue les différents types de vers et de strophes. La seconde (sections V–VI), écrite vingt ans plus tard mais publiée seulement en 1568, s’attache aux grands genres. Pour les définir, Trissino a recours, à la suite d’Aristote, à trois critèresâ•›: le moyen (discours, rythme, harmonie), l’objet (meilleur, égal, pire) et le mode (indirect, direct, mixte). Ces critères permettent de regrouper les textes en classes distinctes. Le mode, par exemple, définit trois classesâ•›: la poésie «â•¯lyrique╯» use du mode direct, le théâtre et l’églogue du mode indirect, l’épopée du mode mixte. Et ainsi, les genres répertoriés anarchiquement par la théorie énumérative s’ordonnent en ensembles délimités.
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Si l’on part des moyens qui s’offrent au poète et non plus de la réalité empirique des textes, on s’oriente vers une prospection abstraite du champ littéraire, insoucieuse de la réalité historique et des pratiques effectives des auteurs. Mais, en même temps, la théorie aristotélicienne sanctionne – et avec elle une longue tradition – un éventail assez limité de genres «â•¯nobles╯». Les théoriciens du genre, au milieu du XVIe s., se retrouvent donc pris entre l’ouverture indéfinie que suppose la combinatoire abstraite et la clôture étroite qu’impose une tradition ancienne et jalousement gardée. Le développement de cette théorie combinatoire s’explique précisément par ce hiatusâ•›: par sa démarche déductive et non pas empirique, la Poétique d’Aristote donne les moyens de penser tout le champ du possible et non pas seulement les quelques genres dont elle développe le cas. Cette tradition écrasante, au nom de laquelle des humanistes sourcilleux condamnent toutes les innovations des poètes modernes, fournit des armes théoriques qui serviront à soulever le joug de l’Antiquité. D’où la polémique qui se développe – et jusqu’à la fin du siècle – sur la valeur qu’il faut accorder au recensement d’Aristoteâ•›: est-ce une liste close ou une liste inachevéeâ•›? Les silences du théoricien condamnent-ils les genres nouveaux à une indignité définitive et à l’inexistence théorique, ou bien le catalogue, inachevé dans les notes fragmentaires qui nous sont parvenues (la comédie, par exemple, n’est pas véritablement traitée), est-il prêt à accueillir toutes les formes que l’évolution du goût susciteraâ•›? Ces spéculations sur une poétique énigmatique en ses lacunes ont incité certains à développer le système aristotélicien jusque dans ses conséquences ultimes. Le cas le plus étonnant est celui du commentaire publié en 1570 par Castelvetro, La poetica d’Aristotele vulgarizzata et sposta, qui élabore la typologie des genres de très loin la plus poussée du siècle. Castelvetro part des trois critères d’Aristote – manière, instrument, mode – et les combine, d’abord deux à deux, puis tous trois ensemble, aboutissant ainsi à quatre-vingt-quinze classes (éd. W. Romani, t. I, p.â•›65–82). Tentative un peu déroutante parce qu’il serait impossible d’illustrer d’exemples concrets ces quatre-vingt-quinze cas théoriques. Et tentative d’autant plus folle que Castelvetro, qui voit très bien l’écart qui se creuse entre le système abstrait et la réalité empirique, entreprend de réduire cette liste au nom des données de l’expérience et des exclusions prononcées par les doctes. Ce faisant, il entre dans une série de contradictionsâ•›: d’un système rigoureusement exhaustif, dont l’abstraction même garantit la légitimité, il retombe dans un système mixte, élaborant un compromis boiteux entre la combinaison abstraite et les jugements de valeur des doctes. Par cette exigence de rationalité exacerbée qui se renverse en déraison compulsivement taxinomique, le cas de Castelvetro n’est pas si éloigné de celui de son homologue anti-aristotélicien, Scaliger. Tous deux souffrent de la même contradiction entre un besoin d’exhaustivité qui pousse à dénombrer tous les cas possibles (Castelvetro) ou toutes les formes attestées (Scaliger), et un souci de rationalité pratique qui, chez le premier, vient défaire la grille théorique et, chez le second, finit par capituler devant la masse hétéroclite de la collecte. La théorie se heurte au foisonnement immaîtrisable du réel. La taxinomie plate reste au plus prés du concret, mais elle est contrainte de limiter son dessein rationnel au recensement des espèces, et elle est parfois conduite à y renoncerâ•›: la postérité de Scaliger (Pontanus en est un bon exemple), en s’efforçant de réduire la liste, abandonnera le souci d’exhaustivité. La théorie combinatoire, symétriquement, ne retrouve la réalité des textes que pour y perdre une partie de sa rigueur rationnelle. Les deux types de théorie débouchent donc également sur ce qu’il faut appeler une crise des genres, et qui se développe sur deux terrains. Elle prend tout d’abord le forme d’une
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perplexité devant la diversité des classements possibles. Cette hésitation est perceptible chez Scaliger, qui multiplie les typologies concurrentes (p. ex. celle des espèces de poètes, au début du livre I). Perplexité qui s’accentuera chez Minturno (L’arte poetica, 1564) et se transformera, chez Viperano (De poetica libri tres, 1579), en une réfutation systématique de toutes les typologies, au bénéfice de la diachronieâ•›: cette découverte progressive de l’illégitimité fondamentale d’une taxinomie qui ne saurait se fonder en nature débouche sur une valorisation de l’histoire. Et la deuxième caractéristique de cette crise est son lien, de plus en plus accentué, à une querelle latente des Anciens et des Modernes. La polémique sur le statut de la Poétique d’Aristote – ouverte ou close, globale ou fragmentaire – débouchera, dans la deuxième moitié du siècle, sur la question fondamentale du droit à l’innovation. Les nouveaux genres, qui demandent leur reconnaissance théorique, soulèvent des polémiques qui révèlent le véritable visage de la théorie des genresâ•›: l’insistance sur l’exhaustivité des listes, loin de répondre à un amour désintéressé de la vérité, marque la volonté d’occuper tout le champ littéraire. Apparemment modeste en ses recensements descriptifs, la théorie des genres entend détenir les clefs du royaume et exercer sans partage un pouvoir qui devient absolu dès lors qu’elle peut accréditer ses prétentions à l’exhaustivité. Ce nouveau visage de la théorie des genres n’apparaît que discrètement, et de manière souvent implicite, dans les théories d’ensemble, c’est pourquoi il est important de survoler les traités consacrés à un genre particulier et les pamphlets suscités par les oeuvres hétérodoxes. Les traités spécialisés et les polémiques littéraires La publication de traités entièrement consacrés à un seul genre est assurément une preuve de maturité de la théorie poétique. Certes, certains chapitres de Scaliger sont aussi substantiels qu’un traité spécialiséâ•›: celui sur l’épigramme soutient fort bien le comparaison avec le traité de Tommaso Correa (De toto eo poematis genere quod epigramma vulgo dicitur, 1569)â•›; mais consacrer un ouvrage autonome à un genre relativement mineur comme l’épigramme suppose une reconnaissance de sa dignité théorique sans commune mesure avec le traitement, si détaillé soit-il, dans un panorama d’ensemble. Le premier genre à recevoir pareil honneur est la comédie, à laquelle, dès 1511, Vittorio Fausto consacre son De comoedia libellus. C’est, bien sûr, une lacune de la poétique antique qui est ainsi comblée, car, malgré son prestige ancien, la comédie n’a pas bénéficié, dans l’Antiquité, d’un traitement comparable à celui de la tragédie, et la discrétion de ses apparitions dans la Poétique d’Aristote est un des arguments utilisés pour démontrer le caractère lacunaire du traité. Fausto rassemble donc tout un ensemble d’observations et de préceptes, en une monographie assez systématique qui va de l’étymologie du mot, aux types de vers et aux figures de style appropriés, etc. En somme, un premier type de traité rassemble, synthétise et parfois développe le corpus doctrinal transmis par la tradition poétique, en donnant parfois une dignité théorique nouvelle à des formes poétiques qui ne suscitaient que des commentaires rapides, comme la satire (Sansovino, Discorso sopra la materia della satira, 1560), les vers héroïques (Pigna, Gli heroici, 1561), l’épigramme (Correa, op. cit., 1569), le madrigal (Speroni, Lezioni sopra i madrigali, 1574), etc. Ce mouvement va s’amplifiant tout au long de la deuxième moitié du siècle et aboutit
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à une telle spécialisation de l’analyse que l’on consacre parfois un ouvrage, non plus à un genre, mais à tel aspect de la théorie d’un genre, comme la catharsis tragique (Lorenzo Giacomini, De la purgazione de la tragedia, 1586). Mais les traités spécialisés ne se bornent pas toujours à recueillir les éléments épars légués par la tradition, ils peuvent essayer les instruments théoriques de la poétique antique sur un corpus nouveau. Ont été ainsi promis à la dignité théorique le romanzo (Pigna, I romanzi, 1554 et Giraldi Cinzio, Discorso intorno al comporre dei romanzi, 1554), la nouvelle (Bonciani, op. cit., 1574), le dialogue (Sigonio, De dialogo liber, 1568, Speroni, Apologia dei dialoghi, ca 1574). Et la démarche de ces traités est souvent d’une simplicité déconcertante dans son ingéniositéâ•›: Giraldi Cinzio élabore la théorie du romanzo par un emprunt systématique à celle de l’épopée. Pour penser le romanzo, il suffit de dégager le réseau des ressemblances et des différences qui le rattachent à l’épopée et l’en distinguent. Ce qui suppose un rapport étrange à la poétique aristotélicienneâ•›: il faut recourir à Aristote pour secouer son joug. Transposant Aristote, Giraldi Cinzio est forcé de confirmer la validité de ses concepts, mais pour que le romanzo soit un genre à part entière, et non pas une épopée ratée, il doit démontrer que la poétique d’Aristote est historiquement limitée et trop étroite pour rendre compte des pratiques modernes. C’est par fidélité à l’aristotélisme qu’il faut briser le carcan de la Poétique et en détourner les catégories. Ce relativisme historique, très explicite chez Giraldi Cinzio, s’exprime également dans les querelles littéraires qui, en Italie, ponctuent le siècle, soulevées par les nombreux textes qui exhalent des relents d’hérésie, alors même qu’ils sont, comme la Divine Comédie, célébrés comme la pierre fondatrice de la littérature vulgaire. La question du genre prend dans ces polémiques une grande importance, car de l’identification d’un genre et du respect de ses normes dépend l’acceptation du texte litigieux, ou son rejet définitif. C’est pourquoi la violence polémique peut être considérée comme une forme minimale – et pour ainsi dire négative – de la théorie des genres. Lorsque Juan de Valdés lance ses attaques contre le romancero (Diálogo de la lingua, ca 1535), il lui accorde une reconnaissance qui, pour être négative, n’en est peut-être que plus frappante. Dans les polémiques qui se succèdent en Italie, on peut distinguer, en gros, trois casâ•›: des polémiques que l’on pourrait qualifier d’↜«â•¯archéologiques╯», qui portent sur la résurgence moderne d’un genre ancien comme la tragédieâ•›; des polémiques «â•¯tératologiques╯» suscitées par des textes qui échappent totalement aux normes, comme la Divine Comédieâ•›; et des polémiques «â•¯hétéromorphiques╯» à propos de genres hybrides, comme la tragi-comédie. Les polémiques sur la tragédie soulevées par l’Orbecche (1541) de Giraldi Cinzio et surtout par le Canace e Macareo (1541–1542) de Speroni sont centrées sur la théorie de la tragédie et se développent sur un double plan théorique et historique. Les tentatives de reconstitution en vulgaire d’un genre antique abandonné sont l’occasion de confronter les interprétations de la théorie aristotélicienne (sur des points épineux comme la catharsis), et surtout de mesurer les marges de liberté permises à l’écrivain. Jusqu’à quel point l’auteur tragique moderne, pris entre les prescriptions du théoricien et l’imitation nécessaire des modèles anciens, est-il tenu de réécrire Oedipe Roi et de se soumettre aux moindres parenthèses d’Aristoteâ•›? L’intérêt de ces polémiques tient, non pas tant à un enrichissement de la théorie de la tragédie qu’à la confrontation, parfois brutale, entre les prescriptions des doctes et leur mise en pratique. Ce ne sont pas seulement les ambiguïtés et les incertitudes de la théorie aristotélicienne que cette confrontation met à nu, mais également le fossé qui sépare le modèle théorique de sa réalisation concrète.
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Le second type de polémique accorde à la notion de genre une place plus diffuse et plus paradoxale. Il ne s’agit plus, à propos de la Divine Comédie, de mesurer les écarts que Dante se permet, ni ses manquements à la théorie aristotélicienne, il s’agit de préciser la bannière sous laquelle le texte pourrait être rangé. Cette polémique sur Dante, engagée dès les Prose sulla volgar lingua de Bembo (1525), aura des prolongements fort complexes jusqu’à la fin du siècle, et la question du genre y conquiert peu à peu une place décisive, jusqu’à devenir la question inaugurale, puisqu’elle décide si le texte est à reléguer au cabinet de curiosités ou à vénérer comme un Modèle. Mais tout à fait étrange est la désinvolture avec laquelle on répond à une question si décisive. Lenzoni, tout au long d’un copieux traité (In difesa della lingua fiorentina e di Dante, 1560) défend l’étiquette de comédie, mais tout en admettant la parenté avec une épopée, et c’est dans une virevolte finale qu’il conclut que le poème réunit tous les genres connus d’Aristote. Cette attention scrupuleuse, qui consacre des dizaines de pages à la définition d’un genre pour tout remettre en cause dans une pirouette, manifeste une indifférence étrange pour la réponse à une question qu’elle pose pourtant très minutieusement. La solution de ce paradoxe est simpleâ•›: la définition du genre exact dont relève la Divine Comédie importe moins que la démonstration qu’il relève effectivement d’un genre. Le contenu importe peu – et l’on est ici au plus loin de l’acharnement des polémiques sur la tragédieâ•›: l’étiquette générique sert moins à éclairer la nature du texte qu’à garantir son droit à l’existence et lui apporter la caution des doctes. A la fin du siècle, un troisième type de polémique viendra occuper une position intermédiaire entre les deux premiersâ•›: il s’agit, non d’un genre canonique, ni d’un texte aberrant, mais d’une forme hybride. La question du genre se pose alors pleinementâ•›: il n’est plus question de coller une étiquette dont le contenu est finalement indiffèrent, mais d’élaborer une définition rigoureuse en constituant, à partir de fragments empruntés à des formes différentes, une «â•¯chimère╯» théorique. Le meilleur exemple est tardifâ•›: c’est la querelle sur la tragi-comédie soulevée par le Pastor Fido de Guarini (1585, édité 1590), et qui oppose Guarini lui-même (Il Verrato, 1588, Il Verrato secondo,1593) et Denores (Discorso, 1586, et Apologia, 1590). Tardive, cette querelle fait apparaître d’autant mieux les enjeux attachés au genre. Les questions un peu scolastiques agitées à propos d’Aristote (sa Poétique est-elle close ou ouverte, globale ou fragmentaireâ•›?) sont à nouveau posées, mais avec une conscience aiguë du relativisme historique. Au lieu d’être un carcan étroit, à jamais figé dans l’illusion d’une nature immuable, la théorie des genres doit devenir un garde-fou mobile, indéfiniment adaptable aux évolutions du goût. Les polémiques, en même temps qu’elles inventent la critique esthétique, instaurent un dialogue fécondâ•›: la littérature a besoin de l’effervescence des questions que pose le théoricienâ•›; inversement, la poétique ne peut, sous peine de tomber dans un psittacisme stérile, rester indifférente aux mutations littéraires et garder jalousement des frontières dépassées. Elle doit constamment reconsidérer la carte d’un domaine qu’elle a pour mission d’explorer, non d’interdire. Cette absolue prééminence des théoriciens italiens a des raisons assez claires, à commencer par la vigueur de la réflexion linguistique, dans un pays où l’unification de la langue est loin d’être réalisée et où les particularismes locaux s’affrontent. De la définition de la langue littéraire (italienne, courtisane, toscane, florentine, etc.) dépend la prééminence culturelle et, du coup, la littérature devient un enjeu véritable. En outre, l’Italie dispose de trois modèles – Dante, Pétrarque et Boccace – capables de rivaliser avec les Anciens, et la dignité reconnue à cette littérature vulgaire induit la double nécessité de sa confrontation avec le legs antique et
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de sa théorisation. Plus apte qu’une autre à soutenir la comparaison avec l’Antiquité, la littérature italienne se voit contrainte de théoriser ses pratiques pour s’avérer pleinement digne de la confrontation. Et la question du genre – de sa résurgence, de son adaptation, voire de son détournement ou de l’innovation totale – est l’un des instruments les plus évidents de cette comparaison. Il est donc logique que la question du genre se pose, au XVIe s., sur le double fond d’une querelle des Anciens et des Modernes et d’une conscience très vive de la différence des vulgaires. La théorie des genres relève non plus d’une nature universelle et immuable mais de la poétique propre à chaque langue. En dépit des tentatives pour repenser les rapports entre poétique et rhétorique, et pour donner un statut théorique à la prose non oratoire, cette théorie des genres reste essentiellement une théorie des genres poétiques. Celle-ci connaît, dans la période qui nous occupe, un certain nombre de bouleversements. A côté de la théorie énumérative, héritée des arts de seconde rhétorique médiévaux, qui décrit et donne des recettes de fabrication, apparaît, sous le patronage d’Aristote, une théorie plus abstraite et déductive qui prétend couvrir le champ entier de la production poétique en combinant des critères. Mais la mutation la plus décisive tient moins à ce changement de méthode qu’au changement de propos qui apparaît avec les polémiques littérairesâ•›: d’un rôle à la fois descriptif et normatif – qui consiste à codifier la norme et à enseigner les moyens de son application – la théorie des genres en vient à incarner une sorte d’inquisition poétique, prompte à excommunier les textes hétérodoxes, à refouler dans le non-être théorique tout ce qui perturbe la norme. Mais face à cette «â•¯police des textes╯», des théoriciens s’efforcent de donner une légitimation théorique aux innovations des poètes, quitte à calquer la théorie d’un genre nouveau sur celle, légèrement adaptée, d’un genre antique. Ce faisant, ils en appellent, au nom des évolutions nécessaires du goût à travers l’histoire, à une théorie ouverte et plus attentive aux pratiques contemporaines, sans pour autant qu’elle se contente de les décrire empiriquement. Ce sont donc moins deux méthodes – l’énumération et la combinaison – qu’il faut opposer, que deux approches du genre et, plus généralement, deux conceptions des rapports entre la poétique et son objetâ•›: un attachement à la norme abstraite, qui identifie Aristote à la nature des choses, et un évolutionnisme attentif à ne pas couper la réflexion théorique du renouvellement des formes littéraires. Les deux se réclament également d’Aristote, et la principale rupture dans l’histoire des théories du genre s’opère dans les années 1540, quand la Poétique d’Aristote envahit réellement et massivement le discours des poéticiens. A partir de cette date, le développement de la théorie des genres est fondamentalement lié au destin de la poétique aristotélicienne, mais il faudra attendre la fin du siècle pour qu’elle déborde véritablement les frontières franco-italiennes.
Théories de la musique et de ses rapports avec la poésie James Helgeson Jadis, Musiciens, poètes et sages Furent mêmes auteurs, mais la suite des ages Par le temps qui tout change a séparé les trois Puissions-nous, d’entreprise heureusement hardie Du bon siècle ramener la coutume abolie Et les trois réunir, sous la faveur des Rois. Jean-Antoine de Baïf, 1570
Dans son Breve discorso sopra la musica moderna, publié en 1649, Marco Scacchi (1580–1656) distingue deux pratiques musicalesâ•›: la premièreâ•›: ut harmonia sit domina orationis (où l’harmonie est la maîtresse de la parole)â•›; la secondeâ•›: ut oratio sit domina harmoniae (où la parole est maîtresse de l’harmonie). La distinction faite par le théoricien italien n’est pas neuveâ•›; elle trouve son origine dans la définition d’une «â•¯prima pratica╯» et d’une «â•¯seconda pratica╯», établie au cours d’un fameux débat entre Claudio Monteverdi (1567–1643) et Giovanni Maria Artusi (v. 1540–1613). Le sujet de la controverse, c’est l’écriture musicale, en particulier l’usage de la dissonance et la mise en musique de textes poétiques. Artusi s’était attaqué à Monteverdi dans un dialogue publié en 1600â•›; celui-ci répondit brièvement à son adversaire dans la préface de son Cinquième livre de madrigaux (1605), suggérant, non sans ironie, qu’il entendait publier un ouvrage intitulé Seconda pratica overo perfettione della moderna musica, qui reprendrait point par point les critiques de son détracteur. C’est pourtant le frère du compositeur, Giulio Cesare Monteverdi, qui se chargea de sa défense. Dans ses Scherzi musicali de 1607, il reprit le terme «â•¯seconda pratica╯» et insista sur le lien entre la seconde pratique – celle qui subordonnait l’écriture musicale à l’expression du sens poétique – et la philosophie platonicienne. Il cita en particulier un passage du troisième livre de la République (398c) où le philosophe insiste sur l’importance primordiale du texte dans le chant destiné à former les citoyens (Palisca 1994, 75–82). Entre l’élément verbal et l’élément musical d’un texte mis en musique, lequel est le plus importantâ•›? Doit-on donner la place de choix à la musique ou à la poésieâ•›? À la Renaissance, la réponse la plus courante (mais non la seule) est celle qui privilégie l’élément textuel. L’humanisme érudit, d’une part, et les autorités religieuses, catholiques et réformistes, de l’autre, soulignent l’importance du Verbe par rapport à son support musical. L’histoire du rapport entre musique et texte en Europe à la Renaissance évolue dans l’interaction entre plusieurs couches d’influences. Nous aborderons en premier lieu les pratiques de mise en musique héritées du Moyen Âge, avant d’analyser les recherches humanistes sur la musique qui visent, à travers l’étude des textes théoriques hérités de l’Antiquité, à remettre en usage une pratique musicale basée sur celle des Anciens. Nous évoquons pour conclure les pressions religieuses, protestantes et catholiques, sur la composition et la publication de la musique et des textes poétiques à la Renaissance.
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Musiciens et poètes Jean-Antoine de Baïf (1532–1589), membre de la Pléiade, écrira plusieurs sonnets pour accompagner la publication d’un recueil de chansons, La Musique (1570), de Guillaume Costeley (v. 1531–1606). Dans les tercets de l’un de ces sonnets que nous avons cité ici en exergue, Baïf invoque un passé dans lequel les fonctions de poète, de musicien et de philosophe n’étaient pas encore séparées. Le projet de Baïf est celui de retrouver les «â•¯effets de la musique╯», célèbres dans l’Antiquité. Pour Baïf, les «â•¯effets╯» de la musique ne se rattachent pas uniquement à un passé mythiqueâ•›; son projet, inspiré par le néo-platonisme de Marsile Ficin (1433–1499), se fonde sur une conviction de la réalité des effets. Cette musique puissante ou «â•¯efficace╯», selon la tradition, est celle d’Orphée et d’Amphionâ•›; la puissance de la musique orphique, qui déplace les arbres et les rochers, celle d’Amphion qui répare les murs de Thèbes, sont autant de figurations mythologiques du pouvoir poétique et musical. Pour Baïf, une telle entreprise est avant tout politiqueâ•›: bien saisir les principes de l’harmonie, c’est déjà exercer un pouvoir – celui d’Orphée et d’Amphion – commun au roi et au poète. Rhétorique ou musiqueâ•›? En grec, le mot mousikè possédait un sens beaucoup plus vaste que celui de notre «â•¯musique╯». Il pouvait désigner tous les arts placés sous le pouvoir des muses. Le sens du mot peut s’étendre jusqu’à «â•¯arts et lettres╯». Pourtant, le terme «â•¯mousikè╯» dénote généralement l’union de ce que nous appelons aujourd’hui la «â•¯musique╯» et la «â•¯poésie╯», bien que le terme puisse également s’appliquer à la musique instrumentale sans texte. Sans y prêter beaucoup d’attention, Baïf n’ignore pas qu’il existe une tradition musicale et poétique beaucoup plus récente, celle de la poésie médiévale écrite en français ou dans d’autres langues vernaculaires. Si, pour les Anciens, le fait poétique ne se pense pas, en règle générale, en dehors du «â•¯chant╯», on peut dire sans trop d’exagération qu’une conception de la poésie comme fusion de la musique et de la parole sous-tend également l’essentiel de la production poétique médiévale en Occident. Comme la poésie de l’Antiquité, les formes fixes médiévales, celles pratiquées par les troubadours et les trouvères et par leurs successeurs partout en Europe, ne se conçoivent pas sans référence à une structure musicale, tout au moins implicite. En particulier, la forme courte médiévale est, par son essence, une forme «â•¯lyrique╯» (le terme «â•¯lyrique╯» est pourtant anachronique). Elle répond aux exigences de la mise en musique. D’ailleurs – du moins jusqu’à la mort de Guillaume de Machaut (v.1300–1377) – on ne s’étonnera guère qu’un «â•¯poète╯» soit également un compositeur. À la fin du Moyen Âge, la distinction que l’on établit entre «â•¯musique╯» et «â•¯poésie╯» se caractérise encore par un certain flou terminologique. Dans une double ballade écrite vers 1377 à la mémoire de Machaut, Eustache Deschamps (v. 1346-v. 1407) décrit le musicien disparu à la fois comme «â•¯poëte╯» (à l’époque un mot rare en français, presque un néologisme) et comme rhétoricienâ•›: «â•¯le noble Rhétorique╯». La définition de Deschamps reprend les termes mêmes du défunt, qui, dans son Dit du vergier, cantonne l’art de «â•¯versifier╯» à la rhétoriqueâ•›: «â•¯Rhétorique versifier/fait l’amant, et métrifier/et si fait faire jolis vers/nouveaux et de mètres divers╯» (Guillaume de Machaut, Dit du vergier, prologue).
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La poésie est-elle un art rhétorique ou un art musicalâ•›? Le vers médiéval dépend-il de la rhétorique ou de la musique, du trivium ou du quadriviumâ•›? La question est difficile à trancher. Sous le terme «â•¯musique╯», les Anciens distinguaient trois disciplinesâ•›: la rythmique, la métrique et l’harmonique. Dans le De musica, saint Augustin traitait du rythme du vers et de la métriqueâ•›; la partie annoncée sur les proportions mathématiques n’a jamais paru. En revanche, Boèce, dans le De institutione musica, s’attachait surtout à l’aspect mathématique (au sens moderne) de la musique, c’est-à-dire à «â•¯l ’harmonique╯». Pourtant, au Moyen Âge, l’art du vers relève souvent de la rhétorique. Pour Brunet Latin (1210–1294), par exemple, l’art du vers est déjà une ars rhetorica à part entière. Selon le maître de Dante, dans Li livres du tresor, il y aurait deux sortes de discoursâ•›: la prose et la rime. Ces deux «â•¯parlers╯» sont tributaires de la rhétorique. Si la prose est souple, ample comme «â•¯le commun parler des gens╯», le vers est «â•¯étroit et plus fort╯» (Langlois 1902â•›; iii, n. 4). En effet, il semblerait que la place des vers dans le curriculum des sciences ait beaucoup fluctué entre la musique et la rhétorique, le trivium et le quadrivium. C’est à travers l’articulation de la poésie dans son rapport avec la rhétorique que la distinction entre musique et vers se dessine à l’époque médiévale. Car, d’une certaine manière, le vers médiéval n’est ni rhétorique, ni musique, ou plutôt il représente la synthèse des deux. La poésie est une «â•¯fiction╯». C’est à travers l’art d’un faiseur, à la fois «â•¯rhétoriqueur╯» et «â•¯musicien╯», que l’élément verbal et l’élément musical se réunissent dans le chant. En invoquant Guillaume de Machaut, Deschamps écritâ•›: Ô fleur des fleurs de toute mélodie, Très doux maître, qui tant fûtes adroit, Guillaume, mondain dieu d’harmonie, Après vos faits, qui obtiendra le choix Sur tous faiseursâ•›?
jouant ainsi sur la polysémie du mot «â•¯faits╯»â•›: composition, poème, acte (Butterfield, 291). La parole de Deschamps rejoint une fameuse définition de la poésie donnée par Dante dans la De vulgari eloquentia (IIâ•›; iv, 2)â•›: «â•¯[poesia] nichil aliud est quam fictio rethorica musicaque poita╯» («â•¯La poésie n’est rien d’autre qu’une fiction, créée selon la rhétorique et la musique╯»). La «â•¯poésie╯» constituerait ainsi un moyen terme entre «â•¯rhétorique╯» et «â•¯musique╯», trivium et quadrivium. C’est de Machaut qu’il faut partir pour comprendre la transformation du rapport entre texte et musique à la fin du Moyen Âge. Entre la mort de Machaut, sans doute le plus grand poète et le plus grand compositeur du XIVe siècle français, et celle du contrepointiste prodigieux que fut Josquin Desprez, en 1521, on assiste à un bouleversement du rapport entre texte et musique. Cette transformation déclenchera plusieurs tentatives de théorisation de l’art du vers, conçu alors comme «â•¯seconde rhétorique╯», dans les traités de versification du XVe siècle et dans la poétique des Rhétoriqueurs. L’identité du vers comme art «â•¯rhétorique╯» ou art «â•¯musical╯» a sans doute moins d’importance lorsque les deux éléments de l’art poétique se retrouvent dans le même acte créateur chez un même artiste. Le terme «â•¯musique╯» devient autrement prestigieux lorsque le versificateur n’est pas celui qui met ses propres vers en musique. C’est, à ce qu’il nous semble, le cas d’Eustache Deschamps.
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Lorsque, dans un traité de 1393 intitulé «â•¯l ’Art de dictier et de fere chançons, balades, virelais et rondeaulx […]╯», Deschamps traite de l’art de la versification, c’est sous la rubrique de la musique. Le fait est révélateurâ•›; Deschamps entend faire de la poésie une musique autonome. La structure du traité de Deschamps est calquée sur la liste des sept arts libéraux. Après un bref aperçu de tous les arts du trivium et du quadrivium, l’opuscule de Deschamps présente sa théorie du vers dans la dernière partie traitant de la musique, de loin la plus importante. Le concept de «â•¯musique╯» que véhicule Deschamps est pourtant beaucoup plus étendu que le nôtreâ•›; il établit dans son traité une distinction entre la «â•¯musique naturele╯» et la «â•¯musique artificiele╯». Pour lui, la «â•¯musique artificiele╯» est la musique selon notre acception moderne du terme (ce qui est joué par des instruments ou chanté). La «â•¯musique artificiele╯» est également la musique en tant que discipline mathématique – le son des cloches, par exemple, souvent associé à Pythagore dans la tradition théorique. Selon Deschamps, le «â•¯plus rude homme du monde╯» (Langlois, 271) peut manier les principes de la musique artificielle, car elle ne consiste qu’en un nombre de procédures mécaniquesâ•›: «â•¯chanter, accorder, doubler, quintoier, tierçoier, tenir, deschanter par figure de notes, par clefs, et par lignes […]╯» (271). En revanche, la musique «â•¯naturele╯», équivaut à la poésie et ses formes fixes. Celle-ci est une «â•¯musique de bouche [proférée] par voix non pas chantable╯». Pour Deschamps, les poètes «â•¯lisent de bouche╯» les douces paroles de leur chant poétique et plaisent ainsi à ceux qui les écoutent. Pourtant, si tout le monde peut devenir musicien, il faut naître poèteâ•›: «â•¯L’autre musique ne peut être apprise a nul, se son propre cœur naturellement ne s’y applique╯». La musique «â•¯artificiele╯» est une technè, qui peut augmenter l’effet du versâ•›; elle demeure, pourtant, un embellissement factice. C’est la structure poétique du vers qui compteâ•›: la «â•¯musique naturele╯» n’a finalement pas besoin de musique, même si les «â•¯Chançons natureles╯» (les textes poétiques, récités et non chantés) sont «â•¯délectables╯»et «â•¯embellies par la mélodie des teneurs, trebles, et contrateneurs du chant de la musique artificielle╯» (271). Le traité de Deschamps est généralement considéré comme le premier des «â•¯Arts de seconde rhétorique╯». Ces traités semblent parfois suggérer une certaine «â•¯crise d’identité╯» vis-àvis du statut par rapport à la musique. Plusieurs tentent, à l’instar de Deschamps, de redéfinir le vers pour qu’il soit de nature musicale. Lorsque, à la fin du quinzième siècle, Jean Molinet (1433–1507), dans l’Art de Rhétorique vulgaire (1493), avance l’idée selon laquelle la «â•¯Rhétorique vulgaire est une espèce de musique appelée richmique╯», il ne reprend pas uniquement une idée très ancienne, celle d’Augustin dans le De doctrina christiana, qui fait du rythme de la prosodie une sorte de musique («â•¯musica rythmica╯»). Comme Deschamps avant lui, et comme Jean Lemaire de Belges ( v. 1473-apr. 1515) quelque vingt ans plus tard, pour qui, dans le Traité de Concorde des deux langages, rhétorique et musique sont une seule et même chose, Jean Molinet opère le coup de force d’un maître voulant placer l’art du vers au même rang que celui du contrepoint. La composition musicale en Europe au XVe siècle est dominée par un quasi-monopole de spécialistes flamands ou bourguignons, parmi lesquels on peut citer Guillaume Dufay (v. 1400–1474), Gilles Binchois (v. 1400–1460), Johannes Ockeghem (v. 1420–1497), et Josquin Desprez (v. 1440–1521). C’est grâce aux recherches de ces compositeurs que la chanson – encore dépendante de la structure du texte poétique en 1400 – s’affranchira aux alentours de 1500 des formes plutôt rigides de la versification médiévale. Dès les dernières décennies du XVe siècle,
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on constate le déclin des formes fixes médiévales, remplacées par de nouvelles configurations plus souples qui répondent aux innovations des musiciens. L’Art de dictier annonce donc déjà la séparation, à partir de la mort de Machaut, en deux professions distinctesâ•›; celle de la composition et celle de la poésie. Dans cette même double ballade de Deschamps, le poète établit une liste d’instruments retenus pour chanter le deuil de Machaut. Le poème sera mis en musique par son contemporain, François Andrieu, car Deschamps n’écrit pas de musique. Quand Jean Molinet, vers 1497, écrit une déploration semblable à la mort d’Ockeghem, il établit lui aussi une liste. Cette fois-ci, pourtant, il s’agira non pas d’instruments mais de compositeurs, parmi lesquels Josquin Desprez qui mettra lui-même en musique le texte de Molinet. François Rigolot a montré comment, dans les ouvrages des «â•¯Rhétoriqueurs╯» bourguignons et français, le souci de la musique poétique tend à assimiler la musique du vers à la «â•¯seconde rhétorique╯» (Rigolot, 1982). Selon lui, la musique composée représente pour la génération des Grands Rhétoriqueurs une véritable hantiseâ•›: le Rhétoriqueur travaille dans un espace volontairement différencié de celui de ses collègues musiciens. Souvent, la poétique des Grands Rhétoriqueurs ne dépend plus de l’oralité mais bien plutôt d’un art essentiellement écrit. Rimes «â•¯équivoquées╯», incompréhensibles à l’oral, ballades «â•¯figurées╯» ou en rébus, acrostiches, poèmes-images, autant de formes dépendantes d’un substrat visuel, de la marque tracée sur papier plutôt que du trait de l’écho dans l’espace et dans le temps. C’est notamment le cas du poème-emblème, qui force une confrontation, dans l’acte même de la lecture, entre image et parole. Les poètes de l’humanisme naissant semblent souvent ressentir une gêne semblable quant au rapport du poète à la musique, et verront le rapport entre poésie et musique sous un autre biais – en assimilant la fonction poétique au pouvoir spirituel d’Orphée, d’Amphion, ou d’Arion, désirant, en fin de compte, pour emprunter une expression à Stéphane Mallarmé, «â•¯reprendre à la Musique son bien╯». (Helgeson 2001, ch. 1). Poésie et musique dans les publications du seizième siècleâ•›: frottola, madrigal, chanson, Lied, contrefaçon Aux alentours de 1500, deux phénomènes marquent avant tout la transition entre les anciennes pratiques médiévales et l’écriture poétique et musicaleâ•›: l’invention de l’imprimerie musicale et la disparition des formes fixes poétiques. Au XVIe siècle, les nouvelles techniques d’impression musicale rendent possible une diffusion sans précédent de la musique, transformant radicalement sa production et sa consommation. L’impression musicale est plus complexe sur le plan technique que celle des textes, en usage depuis le milieu du quinzième siècle. Il existe quelques exemples isolés de musique imprimée avant 1500â•›; pourtant la première collection de chansons à être imprimée, selon un processus assez fastidieux inventé par l’éditeur, c’est le Harmonice musices Odhecaton A, un recueil de chansons polyphoniques publié à Venise en 1501 par Ottaviano Petrucci (1466–1539). Alors que les recueils de chansons médiévales sont des produits de luxe détenus, pour l’essentiel, par de grands aristocrates ou des fondations religieuses, l’impression rendra possible une diffusion beaucoup plus large de la nouvelle musique. Dès 1550, la pratique de la lecture musicale s’est étendue assez largement dans les classes lettrées. Ainsi, des chansons nouvelles peuvent s’apprécier en famille ou entre amis dans les maisons prospères, bourgeoises et aristocratiques. Les
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théologiens de la Réforme mettront bientôt à leur profit les ressources de ce nouveau marchéâ•›: Luther, dont deux livres d’hymnes seront imprimés dès 1524â•›; Calvin, qui soutiendra les traductions des Psaumes de Clément Marot et de Théodore de Bèze. La version complétée du Psautier réformé sera publiée par ce dernier à Genève en 1562 (Perkins 1999, 724–5, 735). On voit dans les nouveaux recueils de chansons – à commencer par celui de Petrucci – le témoignage d’un déclin des formes fixes – ballades, rondeaux, virelais – dans la deuxième moitié du XVe siècle, ainsi que les produits d’une invention de nouvelles formes poétiques et musicales. Le cas du rondeau est instructifâ•›: très présent dans l’œuvre de Guillaume Dufay (v. 1400–1474), et encore pratiqué par Johannes Ockeghem (v. 1420–1497), il disparaîtra entièrement chez Josquin Desprez (v. 1440–1521), mis à part quelques oeuvres de jeunesse. Cultivée encore par les poètes, notamment les Grands Rhétoriqueurs et Clément Marot, pendant les premières décennies du seizième siècle sous la forme du rondeau à rentrement, cette forme, citée encore dans les traités de poétique, y compris l’Art poétique françoys (1548) de Thomas Sébillet, ne se rencontre que rarement après la publication de l’Adolescence clémentine de Clément Marot en 1532. C’est dans ces nouveaux recueils de chansons que l’amateur de musique a pu goûter à de nouvelles expériences musicalesâ•›: les frottole et par la suite les madrigaux en Italieâ•›; les motetchansons de Josquin et de ses contemporains septentrionaux ainsi que le corpus de «â•¯chansons parisiennes╯», qui fleurissent en particulier dans les années 1530 et 1540â•›; dans les terres de l’Empire, d’abord le Tenorgesang allemand et par la suite une production indigène de Lieder influencée par les madrigaux italiens contemporains. En Espagne, plutôt que des madrigaux, on voit paraître une production indigène de romances et de villancicos. Ces derniers, d’une forme autochtone connue dès le XVe siècle, par exemple, le Levanta, Pascual, chanson de Juan de Encina sur la défaite des Maures à Grenade, en 1492, qui paraît dans son Cancionero de las obras en 1496, resteront fort populaires au XVIe siècle. Les œuvres de Luis de Milán (c. 1500-c. 1561) sont caractéristiques de cette production plus tardive de villancicos (Perkins 1999, 496, 786). Curieusement, le grand contrapuntiste Tomás Luis de Victoria (1548–1611) n’écrira pas de villancicos, de madrigaux ou de cancionesâ•›; il préférera se dédier entièrement à la composition de musique sacrée (Perkins 1999, p.â•›898). L’Odhecaton A de Petrucci constitue une source autrement précieuse sur la circulation internationale des chansons de la deuxième moitié du quinzième siècleâ•›; il contient un échantillon assez hétéroclite, témoignant surtout du prestige international dont jouissaient encore les compositeurs flamands au tournant du siècle. On y retrouve des morceaux à forme fixe, principalement des rondeaux, ainsi que des compositions plus libres, écrites par des compositeurs qui commencent à s’affranchir des limites rigides imposées par les formes consacrées. On y retrouve également des frottole italiennes. La frottola est cultivée par les compositeurs de l’Italie du Nord, surtout à la cour d’Isabelle d’Este à Mantoue, dès la fin du quinzième siècle. Les frottole apparaissent dans nombre de publications et de manuscrits du début du seizième siècle, notamment les dix collections de chansons polyphoniques imprimées à Venise par Ottaviano Petrucci à la suite de son premier recueil. La forme de la frottola est proche du virelai français. En pratique, les frottole imprimées par lui sont caractérisées par une certaine hétérogénéité dans l’ordre des parties répétées ainsi que dans le choix des textes traités. La mise en musique du texte est généralement syllabiqueâ•›; le texte – le plus souvent de petites odelettes
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imitées d’Horace – est facilement compréhensible par l’auditeur, caractéristique que partage la frottola italienne avec la chanson française de la génération suivante, celle de Claudin de Sermisy (v. 1490–1562) ou de Clément Janequin (v. 1485–1558). Les compositeurs de frottole sont en général italiens, et la polyphonie de la frottola est assez simple, s’appuyant sur des progressions d’accords qui préfigurent, selon Brown, celles de la musique tonale (Brown 1976, 102–03). Pour Dent, la frottola serait déjà passée de mode en 1530â•›; elle fait place au madrigal italien cultivé d’abord par des maîtres franco-flamands (Dent 1968, 34). Pourtant, il semblerait que la transition entre «â•¯frottole╯» et «â•¯madrigal╯» ne soit pas si brusqueâ•›; on retrouve encore des frottole dans les sources imprimées des années 1530 et certaines caractéristiques de la frottola sont également celles du nouveau madrigal (Haar/Groves, «â•¯Madrigal╯», §1). À partir de 1530, c’est avant tout la forme du madrigal qui s’impose. Les Madrigali de diversi musiciâ•›: libro primo de la Serena (Rome, 1530), collection assez hétéroclite qui contient des ouvrages de Verdelot et de Festa ainsi que quelques chansons françaises, est le premier livre à porter le titre «â•¯madrigali╯» (Haar/Grove, «â•¯Madrigal╯», §2). Les termes frottola et madrigale s’appliquent à l’origine à des formes de versification précises – on connaît un corpus de «â•¯madrigali╯» du quatorzième siècle. Pourtant, les termes semblent avoir perdu cette précision aux alentours de 1500 (Dent 1968, 35). Le madrigal, qui n’a donc rien à voir avec son homonyme médiéval, prend son essor aux alentours de 1530–40â•›; les premiers compositeurs de madrigaux sont fréquemment franco-flamands, flamands ou néerlandais, travaillant en Italie au service des grandes familles de la péninsule. Comme c’était déjà le cas pour la frottola, les recueils imprimés de madrigaux se destinent à un public assez large. La mise en musique ne s’appuie sur aucune forme fixe, aucun système de répétitions conventionnelles comme celles du virelai, du rondeau, ou de la frottolaâ•›; la pratique compositionnelle assimilera toutes les ressources de la polyphonie savante perfectionnée par Josquin. On retrouve encore cette écriture raffinée dans les œuvres d’Adrian Willaert (ca. 1490–1562), cité par le frère de Monteverdi comme l’exemple même de la prima pratica ancienne et sans doute le premier grand maître du «â•¯madrigal╯». Pourtant, le madrigal, à l’instar du néo-pétrarquisme de Pietro Bembo (1470–1547), mettra l’accent sur l’expression du texte poétique, soulignée par des effets musicaux de plus en plus élaborés, appelés souvent «â•¯madrigalismes╯». C’est donc en particulier dans la composition de madrigaux que les Italiens ont laissé libre cours à leur fascination pour les effets du chromatisme, fascination appuyée en partie par les recherches humanistes dans le domaine de la théorie musicale de l’Antiquité et sans doute aussi par l’usage du clavier, qui prend sa forme actuelle (octave divisée en douze demi-tons) dès 1470 (Dent 1968, 48). La recherche de la dissonance expressive et des effets mimétiques sera donc de miseâ•›; elle sera poussée à l’extrême par un Gesualdo ou un Marenzio à la fin du siècle. Cette pratique démonstrative sera imitée dans les madrigaux en d’autres langues vulgaires jusque dans les premières décennies du dixseptième siècle. Un exemple classique du «â•¯madrigalisme╯» expressif est l’usage de suspensions dissonantes pour souligner la douleur exprimée, ainsi qu’un chromatisme paroxystique pour signaler les turbulences de l’esprit. En général, le madrigal italien est moins marqué par la polyphonie savante que les productions d’un Josquin ou d’un Willaert. Le madrigal est souvent plutôt homophone, de sorte que le texte, ordinairement repris de la poésie néo-pétrarquiste, est mis en évidence et est avant tout compréhensible. Dans la deuxième moitié du siècle, plusieurs formes inspirées de chansons
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populaires, notamment la villanella napolitaine, forme fixe tripartite qui a connu une énorme popularité dans la deuxième moitié du siècle, sont également cultivées. Parmi les compositeurs du madrigal, citons notamment Philippe de Monte, résidant à Prague, sans doute le plus prolifique de tous les maîtres du genre, et surtout le flamand polyglotte Roland de Lassus, qui, entre 1560 et 1590, apportera une contribution considérable au corpus de madrigaux et de villanelle en italien, en allemand, et en français. Le madrigal connaîtra une grande popularité partout en Europe, notamment en Allemagne et, à la fin du siècle, en Angleterre, où il sera cultivé par Thomas Morley (v. 1558–1602), Thomas Weelkes (v. 1576–1623) et Orlando Gibbons (1583–1625), entre autres. Claudio Monteverdi représente à la fois l’apogée et le crépuscule du madrigal italien, qui fera place à de nouvelles formes de l’opéra, de la cantate dramatique et du madrigal concerté. C’est Pierre Attaingnant (v. 1494–1552), imprimeur parisien, qui inaugure, en 1528, une remarquable série de recueils dédiés à la chanson française. Les Chansons nouvelles en musique à quatre parties de 1528 sont imprimées selon une nouvelle technique mise au point par Pierre Hautin trois ans plus tôt. Ces ouvrages – qui mettent particulièrement en vedette les compositeurs Clément Janequin et Claudin de Sermisy, ainsi que le poète Clément Marot (1496–1544), dont les vers sont très prisés par les compositeurs – constituent une source précieuse, un fonds de textes poétiques. La chanson parisienne, totalement affranchie des formes fixes de la poésie médiévale, exhibe une forme en général assez limpide qui hérite, dans sa simplicité, de la frottola italienne. Dans les recueils poétiques, comme dans les publications musicales, les formes fixes médiévales sont remplacées par les formes nouvelles, d’inspiration gréco-romaine (l’épigramme, l’ode) et néo-pétrarquiste (le sonnet, naturalisé en France dans les années 1540). On retrouve également des chansons hétérométriques dans les sources imprimées, par exemple celles de Pernette du Guillet ou de Marguerite de Navarre. Dans les recueils d’Attaingnant des années 1530 et 1540, on peut découvrir des variantes ou des textes autrement inconnus des poètes de l’époque, par exemple une version en huitain d’un dizain de la Délie, object de plus haulte vertu (1544) de Maurice Scève (v. 1511–v. 1564)â•›; (van den Borren, 1968, 2â•›; Perkins 1999, 607–48). La chanson parisienne dépend moins d’une forme lyrique stricte que d’une pratique compositionnelle adaptée au rythme du texte et d’une texture musicale simple et gracieuseâ•›; souvent, les chansons sont transcrites pour être chantées par une voix accompagnée du luth. (L’image de la dame jouant de l’instrument devient rapidement incontournable dans la poésie de la Renaissance. On la retrouve chez les néo-pétrarquistes italiens, chez Maurice Scève et, déclinée aussi au masculin, chez Louise Labé, ainsi que dans la poésie de la Pléiadeâ•›; le luth apparaît souvent dans la poésie anglaise de l’époque élisabéthaine.) Parfois, comme dans quelques chansons de Janequin, l’écriture s’appuie sur la recherche d’effets descriptifs (voir, par exemple «â•¯La Guerre╯» et «â•¯Le chant des oyseaux╯»). De tels effets mimétiques ne sont pas la norme. De même, la chanson parisienne ne cultive pas le chromatisme ou les techniques expressives plus recherchées du madrigalâ•›; de telles influences se feront pourtant sentir dans la production de chansons de la deuxième moitié du siècle, en partie à travers l’influence des Italiens, en partie par les spéculations savantes sur les genres chromatiques et enharmoniques mentionnés dans les traités de théorie musicale grecs. C’est ainsi que l’on retrouve, dans le recueil de Guillaume Costeley, La Musique (1570), un motet intitulé «â•¯Seigneur Dieu, ta pitié╯», dont la troisième partie envisage la différenciation de tiers de tonâ•›; Costeley prévoit même dans sa préface un nouveau clavier accordé pour rendre ces micro-intervalles.
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Dans la deuxième moitié du siècle, c’est surtout l’influence de Pierre de Ronsard et ensuite de Jean-Antoine de Baïf et de son Académie qui se feront ressentir dans les milieux musicaux et poétiques français. Ronsard, très estimé par les musiciens, souligne à plusieurs reprises l’importance de la musique dans sa conception humaniste de la poésie, notamment dans la Préface des Odes de 1550, la Préface sur la musique de 1562 et l’Abrégé d’art poétique de 1565. De nombreuses pièces tirées de ses Amours sont mises en musique, particulièrement l’odelette «â•¯Mignonne, allons voir si la rose╯» . Il en subsiste plusieurs versions, dont une, très belle, de Costeley. Même le sonnet «â•¯Quand j’apperçoy ton beau chef jaunissant╯» se voit transposé en musique par le psalmiste huguenot Claude Goudimel (v. 1514–1572). La chanson allemande, ou «â•¯Lied╯», de cette même période montre des caractéristiques nettement plus conservatricesâ•›; l’essentiel de la production allemande dans la période 1450–1550 consiste en des chansons construites, selon l’usage médiéval, sur un ténor préexistant (Tenorlieder), ainsi qu’en un certain nombre de compositions polyphoniques plus libresâ•›; Heinrich Isaac (v. 1445–1517) est sans doute le plus grand compositeur à avoir cultivé le genre (Keyl/Groves, «â•¯Tenorlied╯»). Les canti fermi sont en général tirés d’un corpus de Hofweise, «â•¯mélodies de cour╯», dérivant de la tradition des Minnesinger et des Meistersinger. Pourtant, dans la deuxième moitié du siècle, on assistera à une véritable explosion dans la production de madrigaux. Ce sont surtout les compositeurs d’origine néerlandaise ou franco-flamande qui dominent dans la première partie du siècleâ•›; selon l’analyse de Gudewill, ce n’est qu’à partir de 1570 que les Allemands commencent à prendre le relais, produisant, dès la génération suivante, de grands maîtres comme Heinrich Schütz (1585–1672) et Hans Leo Hassler (1564–1612). Entre temps, Roland de Lassus (v. 1532–94), en particulier, ainsi que Jacob Regnart (v. 1540–99), se sont déjà distingués dans la composition de chants polyphoniques sur des textes allemands. La principale influence italienne sur le «â•¯Lied╯» allemand en formation est la villanelle. Les villanelles de Regnart marient le style du madrigal à la forme napolitaine – par exemple dans les trois volumes de ses Kurtzweilige teutsche Lieder zu drei stimmen nach Art der Neapolitanen oder welschen Villanellen, publiés entre 1576 et 1579 (Gudewill, 1968, 107). Les Allemands s’essaient aussi à la mise en musique de textes italiensâ•›; parmi les plus beaux exemples de madrigaux italiens de l’époque de Monteverdi, on retrouve le travail de Heinrich Schütz, surtout son Primo libro de madrigali, publié à Venise en 1611 (Gudewill 1968, 96–120). *** Enfin, on ne saurait passer sous silence l’usage, partout en Europe, de la «â•¯contrefaçon╯», c’està-dire de l’écriture d’un texte destiné à être chanté sur un air déjà connu. Dans un tel procédé, la musique préexistante constitue une sorte de forme fixe ad hoc, une structure qui régit la composition d’un nouveau texte. Cette pratique qui permet de réduire les coûts de l’impression musicale encore très onéreux offre également un curieux effet de palimpseste. Le texte originel de la chanson reste d’une certaine manière sous-jacent, présent sous le nouveau sens, souvent religieux, qui tente de le remplacer, voire de l’effacer. Tels sont les très nombreux textes écrits sur l’air de la chanson «â•¯Jouissance vous donneray╯», dont un texte de Marot magistralement mis en musique par Claudin de Sermisyâ•›; et un opuscule de Marguerite de Navarre, sur la mort de son frère, le roi François Ier. Le poème de Marot est ambigu dans sa déroutante fusion d’érotisme et de discours évangélique.
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Jouissance vous donnerai, Mon Amy, et si mènerai A bonne fin votre espérance. Vivante ne vous laisserai Encore, quand morte serai L’esprit en aura souvenance. Si pour moi avez du souci Pour vous n’en ay pas moins aussi Amour le vous doit faire entendre Mais s’il vous grève d’être ainsi Apaisez votre cœur transi Tout vient à point, à qui peut attendre.
Dans la version de Marguerite, le sens se trouve pourtant nettement détourné de sa nuance érotiqueâ•›; ce même processus «â•¯d ’assainissement╯» se retrouve dans les nombreuses rééditions religieuses de chansons vernaculaires, notamment celles écrites sur des textes de Ronsard, surtout dans les milieux calvinistesâ•›; Ronsard s’est lui-même essayé à l’écriture de contrefaçons. Bien entendu, la contrefaçon est aussi une arme précieuse de propagande politique et religieuse, permettant de diffuser rapidement des textes polémiques dont on veut amplifier l’effet par l’ajout d’une musique connue. Elle sera en particulier mise à profit par toutes les parties lors des sanglantes guerres de religion qui commenceront à déchirer l’Europe dans la deuxième moitié du siècle, aussi bien en France qu’aux Pays-Bas et dans les principautés allemandes. Humanistes et musiciens Aux alentours de 1400, l’Italie était l’un des foyers les plus féconds de la composition musicale. En particulier, les compositeurs associés à «â•¯l ’Ars Nova╯» ont innové dans le domaine du rythme et de la technique du contrepoint. Au XVe siècle, ce sont plutôt des compositeurs septentrionaux – Guillaume Dufay, par exemple, fera un long séjour en Italie dans les années 1420 et 1430 – qui s’imposent dans le milieu de la composition musicale, tendance encore présente dans les premières décennies du XVIe siècle. L’apport tout à fait considérable du Quattrocento italien à l’évolution de la musique en Europe se fera essentiellement ressentir dans le domaine théorique de l’érudition humaniste. Dans les milieux humanistes italiens, c’est la pratique antique qui aura tendance à imposer ses préceptes à l’écriture musicale. L’humanisme prônait un retour à une conception grecque de la musique, envisagée comme le vecteur d’une puissance véritable, manifeste dans les représentations mythologiques du pouvoir de la musique. Dans les écrits des humanistes florentins, on revient à une conception très ancienne, encyclopédique, de la musique, science du nombre. La physique, science du comportement des objets matériels du monde selon le numerusâ•›; l’astronomie, intellection des proportions célestesâ•›; l’architecture, loi de la proportion dans les constructions terrestresâ•›; la médecine aussi, connaissance des mécanismes du microcosme – tous les arts trouvent place dans une «â•¯encyclopédie╯» où la musique tient la place métaphorique centrale – car c’est la proportion qui est de mise dans tous les arts. C’est ce qu’en ont fait divers théoriciens néo-platoniciens du Cinquecento, par
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exemple François Georges de Venise, qui publia en 1525 son Harmonia mundi en trois volumes, divisée en trois «â•¯cantiques╯» séparés en huit «â•¯tons╯» – c’est-à-dire huit sections –, et Tyard dans son Solitaire second, ou discours de la musique, qui traite des rapports mathématiques de la musique, d’après Boèce, Gaffurio, et, à un moindre dégré, Glaréan et Aristoxène. La lecture de traités grecs sur la musique (notamment celui d’Aristoxène, élève et contemporain d’Aristote) apportera, à la Renaissance, quelques nuances dans la pensée musicale. Elle inspirera surtout une volonté de transformer la pratique contemporaine, de châtier ses écarts avec la musique antique. C’est ainsi que, dans le domaine musical, l’activité théorique s’applique à la définition des modes grecs afin de pouvoir revivifier les «â•¯effets de la musique╯» connus par les anciens. Chez Platon, certains modes favorisent certaines dispositions de l’âme. Platon souligne ainsi l’importance du mode «â•¯dorien╯» (République, III, 398) dans l’éducation du bon citoyen. Il décrit aussi des effets à son avis plus douteux (ramollissement, comportement efféminé, luxure, tristesse) du mode lydien. De même, Aristote, dans le Politique, traite des effets des différents modes musicauxâ•›; il recommande en particulier le mode lydien dans la formation des jeunes (1342b). Il n’existe, cependant, aucun document qui décrive la composition exacte de ces modes, et donc point d’accord à la Renaissance sur leur formulation. Gaffurio se penche sur le problème de la définition des modes dès la fin du quinzième siècle. Ce sont des traités du théoricien florentin que Pontus de Tyard s’inspirera un demi-siècle plus tard, ainsi que du Dodecachordon d’Henri Glaréan, publié à Bâle en 1547â•›; le traité de ce dernier établit un système de douze modes d’après le traité d’Aristoxène – Zarlin en proposera un autre dans ses Institutioni harmoniche publiées à Venise en 1558, et Galilée encore un autre, en 1581. La question des modes préoccupera aussi les membres de l’Académie de Baïf, car, pour reproduire les «â•¯effets╯» de la «â•¯Musique selon sa perfection╯», il faut savoir jouer selon les modes anciens. C’est sur la notion d’un pouvoir musical, à utilité politique et morale, que s’appuieront les théoriciens de la Renaissanceâ•›; elle transparaît dans les grands projets humanistes tels que l’Académie de Poésie de Musique et les recherches de la «â•¯Camerata Fiorentina╯», qui aboutissent à l’invention de l’opéra à la fin du siècle. Courants néo-platoniciensâ•›: Ficin et ses disciples Le grand traducteur et commentateur de Platon, Marsile Ficin (1433–1499), s’intéresse surtout à la «â•¯musique╯» poétique, et chante «â•¯sur la lyre╯» (sans doute la lira di braccio) des chants orphiques et des poésies afin de réaliser pour lui-même ces effets musicaux orphiques (Tomlinson, 1994). Ficin est, par ses préoccupations théoriques, emblématique de l’histoire de l’humanisme musical en Italie à la Renaissance. Le penseur florentin élabore une théorie musicale qui réserve aux vers une place de choix. La théorie de la «â•¯fureur divine╯», énoncée dans le Phèdre et l’Ion de Platon – traduits et commentés par Ficin – joue donc un rôle primordial. Pour Ficin, la Poésie constitue un moyen privilégié de s’approcher de la raison divine par l’imitation de l’harmonie céleste. Dans la lettre «â•¯De divino furore╯», Ficin définit deux imitations de cette harmonie célesteâ•›: la musique «â•¯superficielle et vulgaire╯» et la poésie. Pour le penseur florentin, la qualité de la musique «â•¯vulgaire╯» proviendrait d’une symétrie entre l’imitation musicale et l’harmonie des sphères, d’une proportion mathématique originelle, tandis que celle de la
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«â•¯musique-et-poésie╯» (hanc Plato graviorem musicam poesimque nominat) naît d’une fusion plus profonde (graviorem) de l’harmonie du vers et de la signification. La «â•¯fureur╯», c’est l’occasion non pas d’un témoignage du divin, mais plutôt d’une expression inspirée permettant au philosophe d’actualiser à travers les mots de la poésie ce qui est entrevu en spéculation, et d’assimiler la puissance de la musique à l’intérieur d’une Poétique supérieure, garantissant – contre toute critique platonicienne, par exemple – la valeur de l’objet poétique et du Poète. Le rôle du «â•¯poète inspiré╯» s’inscrit dans une problématique de la légitimité transmise par la «â•¯fureur╯»â•›: celle de l’éloquence «â•¯numérique╯», accompagnée de l’entendement des mystères divinsâ•›; celle également, parallèle, d’un souci de légitimité dans la vie politique qui sous-tend la relation entre le poète et son mécène, voire entre le poète et son roi. Pontus de Tyard (1521–1605) est l’un des plus fidèles disciples français de Ficin. Dans le Solitaire premier, ou discours des Muses, et de la fureur Poëtique (1551), vulgarisation de la théorie de la «â•¯fureur poétique╯» largement inspirée de l’interprétation ficinienne du Banquet et de l’Ion de Platon, l’auteur affirme que la vraie poésie provient d’une «â•¯divine fureur╯». Suivant Ficin de très près et le traduisant parfois, Tyard définit les quatre fureurs selon les «â•¯degrés╯» que suit l’âme dans sa lente remontée vers Dieuâ•›:«â•¯car la fureur divine […] est l’unique escalier, par lequel l’Âme peut trouver le chemin qui la conduise à la source de son souverain bien, et felicité dernière.╯» (Ficin, 1990, 26, notre traduction) Pour Tyard, comme pour Ficin avant lui, la poésie est poesis musicaque, combinaison de la parole poétique avec la «â•¯musique╯». Tyard avait affirmé dès 1551 la supériorité de la «â•¯musique╯» ancienne et de l’aspect verbal de la poésie chantée. Le Solitaire second, ou prose de la Musique (1555) constitue la suite de l’œuvre de 1551, et présente un précis de théorie musicale. L’idée qui sous-tend les deux Solitaire, comme la théorie musicale de Ronsard ou de l’Académie de Baïf, c’est donc celle qui relie la musique à une métaphysique de la «â•¯loi╯» ou de la «â•¯règle╯» de la mesure ou du nombre et qui de ce fait prête à la musique certains «â•¯effets╯» exercés sur les auditeurs. Selon l’expression de Baïf, qui rappelle le De triplici vita (1489) de Ficin, les effets de la musique «â•¯resser[e]nt […] desserr[e]nt, ou accroississ[e]nt l’esprit╯» de l’auditeur, «â•¯selon que le sens de la lettre le requiert╯» (Yates,1947â•›; 342). La théorie de Ficin a, on le sait, un puissant retentissement dans l’histoire intellectuelle de la Renaissance. Ronsard offre, dans l’Ode «â•¯À Michel de l’Hôpital╯» (1552), une autre version de cette théorie. Plus hardi que Tyard dans son interprétation de Ficin, il met la poésie au premier rang de l’échelle métaphysique. Dans cette ode, les quatre «â•¯fureurs╯» de Platon, interprétées par Ficin dans son commentaire sur l’Ion, font l’objet d’un réarrangement stratégique qui pose la poésie comme l’élément le plus important du système métaphysique, et qui consacre le poète comme l’héritier d’Apollon. Pour Ronsard, donc, la technè poétique sera considérée comme acquise dans le fait même de l’inspiration, pour être employée dans l’expression des vérités les plus exaltées et les plus cachées. C’est ainsi que la «â•¯fureur poétique╯», définie comme une fureur «â•¯musicale╯», offre aux poètes de la Pléiade un puissant moyen de se justifier et d’expliquer le lien métaphysique qui les relie à une origine à travers l’acte de l’inspiration et du même coup les consacre comme poètes véritables. Tout poète est par définition un plus haut musicien, puisque son art est un art de la signification, le verbum, aussi bien que de l’harmonie d’un numerus qu’il comprend instinctivement. (À cet égard, nous ne sommes pas bien loin du mot de Deschampsâ•›: «â•¯La [musique naturelle] ne peut être apprise à nul, se son propre cœur naturellement ne s’y
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applique╯» (Deschampsâ•›: VIIâ•›; 271) – bien que, dans le cas de la poétique néo-platonicienneâ•›, il ne s’agisse pas du «â•¯cœur╯» du poète – d’une sorte d’essence poétique, mais d’une inspiration qui vient de plus loin, de dehors, un souffle «â•¯d ’origine╯» pour ainsi dire, un «â•¯ravissement╯».) Dans l’«â•¯Hymne à l’Eternité╯» (1556), adressé à Marguerite de France, Ronsard annonce d’emblée sa filiation orphiqueâ•›: «â•¯Rempli d’un feu divin qui m’a l’âme échauffée,/je veux, mieux que jamais, suivant les pas d’Orphée/découvrir les secrets de Nature et des Cieux╯» (Ronsard, t. 8, 246, vv. 1–3). Pour le poète vendômois et pour ses condisciples, la fureur divine annonce la légitimité poétique et, réciproquement, celle-ci est comme garantie par les signes de la fureur. L’association entre Orphée et l’inspiration est étroite. Dans ses Odes de 1550, Ronsard chantait une poésie «â•¯mesurée à la lyre╯»â•›: «â•¯et [je] ferai encore revenir (si je puis) l’usage de la lyre, aujourd’hui ressuscitée en Italie, laquelle lyre seule doit et peut animer les vers et leur donner le juste poids de leur gravité╯» (Ronsard Iâ•›; 48). Le poète véritable, inspiré par la «â•¯fureur divine╯», sine qua non de la poésie, est de droit divin un chantre puissant. Ceux qui n’en sont pas nourris ne sont pas de la lignée du Musicien et doivent bien se garder de «â•¯rimaillerâ•›;╯» car il ne sied qu’aux élus d’exercer cette «â•¯psychogogie╯» musicale qu’est la poésie lyrique. Pontus de Tyard, suivant Ficin de très près, en formule ainsi l’interdiction dans le Solitaire premier de 1551â•›: «â•¯Aussi n’entreprenne temerairement chacun de heurter aux portes de Poësie, et fait ses vers miserablement froids celuy, auquel les Muses ne font grace de leur fureur, et auquel le dieu ne se monstre propice et favorable.╯» (Tyard, Solitaire premier, éd. Baridon, 1950, 22).
C’est ainsi que la poésie offre au poète par le biais de la «â•¯fureur divine╯» une justification puissante et le moyen d’écarter tout usurpateur de la couronne de laurier. Les recherches poétiques de Ronsard sur la poésie impliquent un travail novateur sur la versification, que le poète entend «â•¯mesurer à la lyre╯». Le topos musico-poétique, avec ses échos néo-platoniciens, est repris à un moment donné par tous les membres de la nouvelle «â•¯Brigade╯», chacun à sa manière. Les théoriciens hostiles à la Pléiade ne tarderont pas à souligner les prétentions musicales exagérées des jeunes poètes. Dès 1550, Barthélemy Aneau s’en prend à ceux qui revendiquent, sans aucune connaissance pratique de la musique, le statut de musicien. Aneau reste méfiant à l’égard de ces nouveaux «â•¯musiciens╯»â•›; il doute que Ronsard et les «â•¯poètes lyriques╯» qui l’entourent connaissent même les caractéristiques de la lyre grecque . Pour lui, les jeunes poètes sont de piètres musiciensâ•›: «â•¯le plus habile se trouv[e] moindre qu’un petit […] flûteur de village╯». Aneau met le doigt ici sur l’ambiguïté essentielle de la «â•¯lyre╯» poétique à l’époque, c’est-à-dire la coexistence du statut musical et du statut métaphorique de l’instrument. D’après la critique énoncée par Aneau, la «â•¯lyre╯» devient, pour les poètes de la Pléiade, l’emblème de la fonction sociale du poète. Le poète est tel parce qu’il tient la lyreâ•›; l’instrument est comme la couronne royale qui accorde et réifie le pouvoir, objet-signe qui passe de génération en génération. Pourtant, on s’aperçoit à la lecture de Ronsard que cette «â•¯lyre╯», métaphore de la légitimité, n’est pas encore tout à fait métaphorique. Elle n’est pas la voix poétiqueâ•›; elle est comme le substrat qui prête à la voix une ampleur résonnante, qui transforme l’énoncé en vers puissants. La lyre est autre, secondaire, métaphore pourtant de la présence préalable de la forme concrétisée, de la structure qui discipline déjà l’énoncé poétique, mesuré à l’arithmétique lyrique. Ronsard, qui n’est pas un néoplatonicien convaincu, ajoute pourtant un supplément musical à ses Amours dans l’édition de
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1553. Au moment où naîtra l’Académie de Poésie et de Musique, en 1570, Jean-Antoine de Baïf s’appliquera avec un grand sérieux à la réforme de la métrique française selon les anciennes normes, à la poésie mesurée et à la musique qui l’accompagne. Le projet de Tyard, qui devait traiter des quatre fureurs, fut abandonné par le poète des Erreurs amoureuses avant la fin des années 1550. Tyard semble atteint d’un plus grand scepticisme quant à la fiabilité de la métaphysique ficinienne. Le néo-platonisme ficinien, très actuel en France en 1550, est déjà un peu passé de mode en 1556 (année du deuxième livre des Hymnes de Ronsard)â•›; il connaîtra à Paris un nouvel essor, grâce à Jean-Antoine de Baïf, vers 1570. L’↜Académie de Baïfâ•›: musique et pouvoir L’Académie de Poésie et Musique fondée par Jean-Antoine de Baïf réunit compositeurs et poètes dans le but de faire renaître les effets de la musique antique. Pour Baïf, une telle entreprise est avant tout politiqueâ•›: bien saisir les principes de l’harmonie, c’est déjà exercer un pouvoir – celui d’Orphée et d’Amphion – commun au roi et au poète. Chez Platon, l’État doit maintenir les lois consacrées et se plier le plus possible à l’harmonie éternelle du cosmos. L’entraînement à la bonne musique est censé donner aux sujets du royaume un sens de l’harmonie de l’État, et du cosmos, dans lequel ils doivent vivre. Celui – monarque ou musicien – qui sait manipuler les principes de l’harmonie est ainsi capable de mettre en oeuvre dans son propre intérêt et éventuellement dans celui du royaume un pouvoir magique prodigieux. Dans la langue de Platon, le mot clé ici est donc «â•¯rhythmizein╯», c’est-à-dire «â•¯former╯», dans le double sens d’éduquer et de donner une forme. Lorsque le roi de France, Charles IX, a apposé sa signature aux lettres patentes de l’Académie en novembre 1570, les guerres de religion entre catholiques et réformistes sont déjà bien entamées. À ce moment donc très pénible, l’Académie se donne pour tâche de faire revivre tout le pouvoir magique de la musique. Dans les lettres patentes de l’Académie de Poésie et Musique, fondée «â•¯pour l’établissement et avancement des poésie et musique mesurées jointes ensemble à l’imitation des Grecs et Latins╯», Baïf explique les raisons de son projet. Il entend fonder une Académie composée d’auditeurs et de musiciens, «â•¯sous le bon plaisir du Roi╯», ayant pour but de faire renaître la musique antique et ses effets pacificateurs Baïf a peut-être un autre mobile, qui relève du lien très intime entre le pouvoir royal et le pouvoir poétique. Comme d’autres penseurs d’inspiration néo-platonicienne, il désire redonner des lettres de noblesse à l’art du vers, en l’identifiant à la musique, c’est-à-dire en recréant une forme de musique ancienne où le vers, et celui qui l’écrit, jouent le rôle principal. À cet effet, Baïf tente de remplacer les formes traditionnelles, syllabiques, de versification française par une nouvelle métrique, calquée sur la mesure quantitative des Anciens. Selon le système de Baïf, lorsqu’un vers «â•¯mesuré à l’antique╯», est mis en musique, la métrique est explicitée, par chaque chanteur, dans les rythmes de la chanson. Ainsi, une syllabe «â•¯longue╯» correspond au double de la longueur d’une syllabe courte. Le procédé est certes assez simple, pourtant, il tend à transformer assez radicalement le caractère rythmique habituel de la chanson (Perkins 1999, 641). Il n’empêche que le système de Baïf reste mal adapté aux particularités de la langue française, qui n’a ni accent tonique ni définition claire de la longueur des voyelles. Une telle adaptation des règles de la prosodie antique aux besoins de la langue vulgaire semble davantage possible dans
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une langue accentuée comme l’allemand ou l’anglais. L’Allemand Conrad Gessner a d’ailleurs employé un tel système dans sa tragédie Mithridates de 1555. En Angleterre, Sir Philip Sidney s’est penché sur la question de la versification quantificativeâ•›; le poète a peut-être été sensible à l’influence de Baïf – Sydney était Paris en 1573 – peut-être celle de Ramus. (Attridge 1974, 121–23). Le massacre de la Saint-Barthélemy témoigne sans doute de l’inefficacité de ces tentatives pour restaurer la magie antique de la musique. Pourtant, l’importance de l’Académie reste considérableâ•›; songeons aux impressionants spectacles officiels tels que le «â•¯Ballet comique de la Royne╯», donné pour célébrer le mariage du duc de Joyeuse en 1581. Selon Frances Yates ce ballet est charactérisé par le même arrière-plan mythologique et idéologique, le même discours d’harmonie et d’ordre divin qui sous-tend toute l’entreprise de Baïf. La musique de l’Académie – écrite par d’excellents compositeursâ•›: le protestant Claude Le Jeune et le catholique Jacques Mauduit – marie écriture homophonique et recherches rythmiques nouvellesâ•›; selon van den Borren, elle semble avoir impressionné Giulio Cesare Monteverdi et inspiré ses Scherzi musicali de 1607 (van den Borren 1968, 30). L’Académie, dont l’histoire est amplement commentée par Mersenne dans ses Questiones celeberrimae in Genesim (1623)â•›; (Yates 1947, 325–26) et dans son Harmonie universelle, préfigure l’Académie française. Camerata fiorentina et naissance de l’opéra L’opéra italien trouve également son origine dans l’Académie platonicienne de Ficin ainsi que dans les courants néo-platoniciens du XVIe siècle. C’est sous l’égide du comte de Vernio, Giovanni de’ Bardi (1534–1612), que le salon érudit appelé Camerata fiorentina s’est réuni, aux alentours de 1576–82, pour méditer, dans un esprit humaniste proche de celui de l’Académie platonicienne du Quattrocento et de l’Académie de Baïf, sur la forme que devrait prendre l’union de la musique et de la poésie. C’est chez Vincenzo Galilei (v. 1520–1591), dans son Dialogo della musica antica e della moderna de 1581, que nous retrouverons les principales orientations idéologiques de la première Camerata. Suivant les préceptes de Platon, et notamment le célèbre passage, déjà évoqué, du troisième livre de la République sur la fonction de la musique dans la cité, Galilei insiste sur l’importance primordiale du sens du texte. Activement hostile à la polyphonie, inconnue de la musique antique, il ira jusqu’à critiquer la notion du plaisir musical prônée par Aristote dans le Politique (vii, 5). À l’instar de Ficin, le théoricien insiste plutôt sur les bienfaits moraux d’une musique appropriée. C’est donc d’une prise de position idéologique d’inspiration néo-platonicienne que naîtra l’écriture monodique des intermèdes de cour et, par la suite, des premiers opéras. Héritant des recherches humanistes sur l’expressivité de la parole et sur les meilleurs moyens de souligner et d’augmenter l’émotion de l’auditeur, et provenant également de la tradition des Anciens qui voient dans la musique un moyen d’exprimer et de transmettre les «â•¯effets╯» réels, l’opéra florentin tendra à subordonner la musique à l’impératif de la parole. La musique fonctionnera ainsi comme une sorte de substrat qui prête de l’ampleur, de la résonance, à la parole considérée comme l’élément le plus important. L’humanisme néo-platonicien est ainsi une source importante de ce nouvel art qu’est l’opéra. C’est dans cet esprit hellénisant de la Camerata que travailleront les premiers compositeurs de l’opéra, Jacopo Peri (1561–1633), Giulio Caccini (v. 1545–1618), et surtout Claudio Monteverdi, dont le premier opéra est l’Orfeo de 1607
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Musiciens et religion Bien entendu, la philosophie néo-platonicienne n’est pas seule à insister sur les effets, bénéfiques ou maléfiques, de la musique. Chez les théologiens également, il existe une longue tradition de réflexion à ce sujet. Au XVIe siècle, catholiques et protestants prendront position par rapport aux fonctions traditionnelles de la musique et de son usage à l’égliseâ•›; les deux partis mettront également à leur profit son pouvoir passionnel. Déjà, dans la pensée de saint Augustin s’annonçait la complexité de l’attitude des pères de l’Église face au pouvoir extra-langagier de la musique. Dans le De doctrina christiana (II, 17), l’auteur des Confessions affirmait qu’il existe trois sortes de musique terrestreâ•›: l’harmonique (la voix)â•›; l’organique (les instruments) et la rythmique (la métrique). Augustin semble par moments attacher plus de valeur à la signification verbale qu’à la sonorité de la musique – par exemple dans un passage du livre X des Confessions où il établit une différence bien articulée entre l’attrait d’une musique édifiante et le danger de trop s’y complaire. La musique, «â•¯animée╯» par la parole, n’est pas essentielle à la transmission de son message. Elle peut, à la limite, détourner l’auditeur de l’approche du Verbeâ•›; le chant est conçu comme un corps animé par la parole divine. Le constat ancien de la puissance séductrice de la rhétorique, repris dans la pensée patristique, suggère un certain air de famille entre les dangers de la rhétorique et ceux de la musique. Si, pour reprendre la formule de saint Paul, Verbum Dei sufficit, le rejet de l’éloquence classique topique dans la pensée des pères de l’Église va déjà de pair avec son discours prudent sur l’emploi de la musique à l’église. Les commentaires de saint Augustin ne signalent pas une remise en question fondamentale de la hiérarchie verbe/musique dans la pensée de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, hiérarchie affirmée bien avant Augustin, à partir de Tertullien, dans un grand nombre de réflexions sur l’instrument musical dans les textes patristiques (Cattin 102). Chez Augustin, pourtant, le son de la musique semble parfois prendre la première place, notamment dans une réflexion bien connue sur le jubilus dans les Enarrationes in Psalmos, selon laquelle la musique a le pouvoir d’exprimer ce que le cœur comprend mais qui ne peut se dire. Ainsi saint Augustin semble parfois donner une tout autre valeur à la musique, plus apte, selon lui, à exprimer une joie divine qui dépasse les paroles. De telles doctrines concernant la musique, acceptées dans la théologie catholique, seront encore courantes, bien que mises à l’épreuve, à l’époque de la Réforme. Pour les théologiens catholiques, la question de la musique se pose en particulier au moment du Concile de Trente (1545–63). Lorsque les membres du Concile abordent la question de la musique, ils insistent surtout sur l’idée que le texte sacré doit être intelligible lorsqu’il est chanté. En particulier, l’enchevêtrement des lignes musicales qui caractérise la grande polyphonie d’Ockeghem ou de Josquin se verra sévèrement censuré. C’est pour cette raison que Giovanni da Palestrina se penchera sur le problème d’une écriture polyphonique qui laisse facilement passer le texte de la messe. Le style moins recherché, plutôt vertical, de la chanson italienne, un style remettant en relief le texte de la chanson, influera sur Palestrina qui, selon la tradition, «â•¯sauvera╯» la polyphonie pour l’Église en montrant que le texte d’une messe polyphonique peut répondre aux exigences d’intelligibilité.
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La question brûlante du bon usage de la musique se pose également chez les réformés. Ulrich Zwingli, musicien de grand talent selon les témoignages de l’époque, est pourtant très hostile à l’usage de la musique à l’église. Il partage cette attitude avec Jean Calvin (1509–1564), qui s’oppose particulièrement à la participation des instruments de musique et à la musique polyphonique pendant le culte (Haar/Groves, «â•¯Zwingli╯», «â•¯Calvin╯»). La polyphonie n’est pourtant pas interdite en dehors du culteâ•›; c’est dans les milieux calvinistes que la pratique consistant à chanter les Psaumes en langue vulgaire va acquérir une très grande popularité. Même dans les milieux catholiques, les traductions de Clément Marot (1496–1544), publiées dans la dernière année de la vie du poète, et mises en musique avec celles de Théodore de Bèze (1519–1605) par Claude Goudimel dans un style très accessible proche de celui de la chanson parisienne, seront très appréciées, a tel point qu’il paraîtra nécessaire par la suite d’interdire leur usage aux catholiques. À l’époque de l’Académie de Baïf, c’est une habitude tout à fait suspecte, bien que très répandue, que celle de fredonner les psaumes des réformés. C’est sans doute pour cette raison que Baïf se sent obligé de faire de nouvelles traductions «â•¯contre les haereticques╯», pour combattre celles des Huguenots. Les traductions de Baïf seront mises en musique, cependant, aussi bien par le protestant Claude le Jeune que par le catholique Jacques Maudit. À la différence de Calvin et de Zwingli, Martin Luther est plutôt favorable à la musique. Il semblerait qu’il ait chanté, joué du luth et de la flûte et qu’il ait su, comme Zwingli, composer correctement à quatre partiesâ•›; il appréciait particulièrement la musique de Josquin (R.Leaver, 265). La messe, sous une forme modifiée, continue à être chantée en latin dans les églises luthériennes en versions polyphoniques contemporainesâ•›; Luther prône également l’usage de chansons en langue vernaculaire, intercalées entre les parties de la messe. En 1523, des placards contenant des hymnes luthériennes en langue vulgaire sont publiées à Wittembergâ•›; l’année suivante paraît une collection d’hymnes luthériennes, éditée par Johann Walthers dans cette même ville. Au moins huit éditions augmentées paraîtront par la suite (Leaver, 272). D’autres collections d’hymnes, par exemple les Geistliche Lieder auffs new gebessert und gemehrt zu Wittemberg (V. Schumann, 1539), paraîtront dans les grandes villes ralliées à la cause luthérienne (Leaver, 276). Dans un tableau célèbre du peintre Hans Holbein, le double portrait des Ambassadeurs (1533), aujourd’hui à la National Gallery de Londres, le portraitiste a inséré, parmi divers objets, une image de la première édition du livre d’hymnes édité par Walthers, le Geystliches Gesangbüchlein de 1524. Holbein a choisi de montrer la partie ténor de deux chants différents, la traduction faite par Luther du «â•¯Veni Creator Spiritus╯», ainsi qu’une hymne allemande intitulée «â•¯Mensch wiltu leben seliglich╯» (Jardine, 425–7). Dans le tableau d’Holbein, peint à Londres au moment de la controverse concernant le divorce d’Henri VIII, le chant semble pourtant figurer le schisme et la désharmonie, signalée également par la corde brisée du luth. Le chant grégorien ne disparaît pas tout à fait du service religieuxâ•›; par exemple, Lucas Lossius publie à Nuremberg en 1553 une anthologie de chants appropriés à l’usage luthérienâ•›; c’est le Psalmodia, hoc est cantica sacra veteris ecclesiae selectae. (Leaver 1989, 273). *** C’est d’ailleurs par ce beau rêve d’une harmonie déjà brisée dans le tableau d’Holbein par les forces du schisme qu’il convient de clore cet aperçu du rapport entre la poésie et la musique à la Renaissance. En fin de compte, le lien entre texte et musique rejoint, dans la pensée des
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théoriciens, des compositeurs et des poètes, le pouvoir éthique et politique de la musique et de la poésie. Nous avons souligné ici l’indivisibilité du pouvoir politique, poétique et religieux à cette époque. Il ne faut surtout pas perdre de vue toute la violence possible de ces termes, apparemment anodins, de «â•¯poésie╯» et de «â•¯musique╯», ni s’étonner de la véhémence avec laquelle la question de leur rapport a pu être débattue. Au seizième siècle, on croit encore à Orphée et à la puissance de sa lyreâ•›: Qui par son bois sonnant son bruit si merveilleux Les fleuves arrêtait roidement périlleuxâ•›: Et les hautes forêts de leur cyme sauvage Le suivaient descendant au bord coi du rivage. (Maurice Scève, Microcosme, I, 983–86)
À la Renaissance, la puissance musicale est encore réalitéâ•›; c’est ainsi que Jean Bodin peut, en 1576, faire de la musique l’archétype définitif de sa théorie de l’État, à la fin de ses Six Livres de la République, et que Baïf évoque son projet de joindre philosophie, musique et poésie «â•¯sous la faveur des Rois╯». Le poète est musicien car il «â•¯mesure╯» explicitement ses vers «â•¯à la lyre╯» afin de manier un pouvoir véritable, de transformer réellement son environnement. Les hymnes, les psaumes ont un effet réel sur les âmes des auditeursâ•›; c’est ainsi que le rôle bénéfique de la musique dans le culte pourra rester pendant longtemps sujet de débat féroce chez les catholiques comme dans les milieux réformés. Sans doute faut-il, pour comprendre cet état d’esprit, se remémorer tout le pouvoir attribué à la magie de la musique, ce que Maurice Scève, dans son Microcosme (1562), appelait encore «â•¯la force, et la vertu de si sainte chanson,/qui les pierres rangeait d’elles-mêmes au son╯» (Iâ•›; 977–78).
Théories de l’art plastique Philip Sohm «â•¯Teoricaâ•›: la science spéculative qui donne des règles à la pratique et ramène la raison dans le travail.╯» Cette définition de la «â•¯théorie╯» anciennement donnée par l’Accademia della Crusca suit une longue tradition qui faisait passer la théorie avant la pratique ou, comme dit Léonard de Vinci, le «â•¯discours mental╯» avant l’↜«â•¯opération manuelle╯». Leon Battista Alberti et Léonard pensaient que la théorie précède et régit la pratique, en particulier la pratique de leur temps, qui était gouvernée par les habitudes d’atelier et les secrets de métier. Ils rattachaient la «â•¯science╯» et les «â•¯vrais principes╯» de l’art au quadrivium d’abord, le trivium venant en second. Leurs vues prendront un caractère officiel en 1563, quand sera fondée l’Accademia del Disegno, grâce à laquelle (selon Giorgio Vasari, 1568) «â•¯les artistes pourront se libérer totalement des contraintes des guildes et s’élever dans l’échelle sociale.╯» Pour sortir de la pratique d’atelier et permettre de ranger les arts visuels parmi les «â•¯arts libéraux╯», l’Accademia établira un curriculum qui insistera sur la géométrie, l’optique, les proportions et la perspective. Mais, auparavant, l’Accademia Fiorentina, académie littéraire florentine relevant des Médicis, envisageait autrement les aspirations des artistes, ce qui fit d’elle, aux termes de Vincenzio Borghini, «â•¯une académie à faire les choses, non à y penser.╯» Borghini représente la tendance qui, entre 1520 et 1560, a poussé nettement la théorie de l’art du quadrivium vers le trivium. Avant 1520, des théoriciens comme Alberti, Piero della Francesca, Léonard de Vinci, Luca Pacioli et Pomponio Gaurico pensaient qu’on pouvait, en observant la nature, «â•¯extraire certains principes et procédés╯» artistiques à partir des moyens que la nature emploie. Mais plus tard ceux qui ont écrit dans le sillage de la Poétique d’Aristote (publiée pour la première fois et largement commentée dans les années 1540 – cf. supra) se sont moins intéressés aux vérités scientifiques qu’à la rhétorique et la poétique de l’art. En 1548 Paolo Pino institue en peinture trois catégoriesâ•›: invenzione, disegno et colorito, sur le modèle rhétorique de inventio, dispositio, elocutioâ•›; division tripartite qui, une fois adoptée par Lodovico Dolce et Giorgio Vasari, devint la norme dans la théorie de l’art. Le quadrivium survécut néanmoins en Italie et fleurit même au nord des Alpes. Les principales formes littéraires qui, entre 1520 et 1560, traitent de la théorie de l’art sont le dialogue humaniste et les biographies d’artistes. Ces catégories correspondent à la division de la rhétorique par Quintilien (arte, artifice, opere dicamus) et de la poétique par Néoptolème (poesis, poietes, poiema). Le dialogue humaniste est plus explicite en ce qui concerne la théorie, car il s’intéresse aux règles et à la téléologie de l’art (arte, poesis). La biographie, elle, aborde la théorie à propos de la pratique et de la critique de chaque artiste (artifice, poietes) et de son oeuvre (opere, poiema)â•›; elle révèle une étroite relation entre le caractère de l’artiste et le résultat de son travail. Une distinction venant également de la rhétorique et de la poétique est celle de l’ars et de l’ingenium, le premier terme suggérant un intérêt plus marqué pour la tradition, l’ordre et la doctrine, le second pour l’innovation, l’originalité du style et de l’imagination, pour ce qui, dans les composantes de l’art, est plus subjectif qu’objectif. Les artistes des années 1540 et 1550 ne partageaient pas la tendance moderne à exprimer la théorie de l’art dans des discussions, humanistes ou scientifiques, qui sous une forme littéraire 284
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cherche à formuler des principes directeurs. Pour eux, la théorie se trouvait tout aussi bien dans les œuvres même et jusque dans les modes de vie (selon Vasari, une vie d’artiste est une oeuvre d’art). Sans l’expérience pratique et la connaissance intime des matériaux, la théorie à elle seule est futileâ•›: tel est le thème qui revient continuellement durant cette période. Michel-Ange a été très souvent regardé – par Varchi, Vasari, Doni, Gelli et autres – comme l’incarnation de la théorie mise en pratiqueâ•›; or, Varchi ayant projeté de comparer sur le plan théorique la peinture et la sculpture, en cherchant quelles étaient leur nature et les valeurs propres à chacune, MichelAnge condamna ce genre de discours littéraire et ne s’intéressa qu’à la pratique. L’implication est claireâ•›: tout discours est superflu, puisque la théorie se trouve dans l’oeuvre elle-même. Des deux sources possibles du savoir-faire artistique, Vasari donne la priorité à l’oeuvre sur le texte, enseignant à ses lecteurs comment considérer la théorie par l’anecdote suivanteâ•›: «â•¯Giovanni della Casa avait commencé à écrire un traité sur la peinture et désirait clarifier quelques détails subtilsâ•›; il s’adressa alors à des professionnels et demanda à Daniello da Volterra de modeler un David en terre cuite, puis de faire un tableau de ce même David.╯» Par un examen minutieux des deux oeuvres, l’humaniste apprit de l’artiste ce qui jusque là lui avait échappé. Dans la théorie de l’art entre 1520 et 1560, tous les développements importants, ou presque, ont pris place en Italieâ•›; ils ont tous, ou presque, été écrits et publiés entre 1545 et 1550. Hors d’Italie les écrits sur l’art témoignent clairement et constamment de leur lourde dette envers une sélection de traités italiens. Si plusieurs textes italiens ont été publiés hors d’Italie, aucun texte étranger n’y a été publié. Tous les ouvrages écrits durant cette période au Nord des Alpes ou en Espagne pour donner à l’art une expression littéraire se rattachent de façon manifeste aux aspirations d’artistes qui «â•¯italianisent╯» de plus en plus, soit grâce à des contacts directs avec l’Italie, soit par l’observation attentive d’oeuvres antiques ou modernes importées de ce pays. Aucune biographie n’a été publiée hors d’Italie avant l’ouvrage de Lampsonius qui date des années 60. A la seule exception de Francisco de Hollanda (qui rapporte un dialogue tenu à Rome) la littérature extérieure à l’Italie reflète la pensée italienne de la période qui va d’Alberti à Léonard de Vinci et ignore, ou peu s’en faut, le discours humaniste et biographique qui a dominé la théorie italienne de 1520 à 1560. Discours humanistes sur l’art La forme littéraire la plus répandue où s’exprime la théorie de l’art a été le dialogue. Aux textes de Pino, Doli, Dolce, Sagredo et Hollanda mentionnés plus bas, il faudrait ajouter un ouvrage perdu du sculpteur Baccio Bandinelli (1493–1560)â•›: Dialoghi con Giotto sopra la scoltura e disegno. On peut aussi considérer comme une forme de dialogue les lettres de huit peintres et sculpteurs qui forment l’essentiel de la documentation des Due lezzioni (1549) de Benedetto Varchi. La prédominance du dialogue dans les années 40 et 50 (on ne trouve pas de dialogues sur l’art avant cette période) témoigne d’une profonde influence des modèles humanistes, particulièrement du modèle de cour répandu par le Cortegiano de Castiglione. On peut imaginer qu’un nombre croissant de lecteurs s’intéresse à l’art en lettrés, non en artistes et en techniciens, ni forcément en collectionneurs ou en connaisseurs. Le discours humaniste d’alors est écrit entièrement en langue vulgaire, ce qui montre en quel sens la questione della lingua a été résolueâ•›;
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auparavant. Leon Battista Alberti, Pomponio Gaurico (1504) et Luca Pacioli (1509) n’écrivaient sur l’art qu’en latin (Alberti a traduit en italien le De pictura expressément pour les peintres). Le «â•¯paragone╯» En avril 1547 l’historien et philologue florentin Benedetto Varchi (1503–1563) prononça devant l’Accademia Fiorentina deux conférences, imprimées ensuite par l’imprimeur ducal Lorenzo Torrentino sous le titre Due lezzioni (1549). La première – la plus courte – soumet à une exégèse exhaustive le sonnet de Michel-Ange Non ha l’ottima artista. En choisissant ce sonnet, l’intention de Varchi était d’énoncer certaines idées fondamentales concernant (1) la supériorité du concept sur l’exécution (le concept étant présenté comme une «â•¯idée╯» platonicienne et une «â•¯forme╯» aristotélicienne) et (2) le contrôle artistique que peut exercer sur la matière un «â•¯divin╯» artiste comme Michel-Ange. Que le concept soit privilégié aux dépens de l’exécution révèle une façon foncièrement littéraire d’aborder l’artâ•›; Varchi esquive ainsi des problèmes formels et techniques qu’il était mal préparé à traiter. Son expertise philologique, par contre, l’amenait à présenter Michel-Ange non comme un peintre, mais comme un poète-philosophe. La seconde «â•¯leçon╯», divisée en trois «â•¯disputes╯», contient le fameux paragone entre la peinture et la sculpture. Varchi a sollicité des lettres sur ce sujet de la part des artistes membres de l’Accademia Fiorentina, dont trois peintres (Vasari, Agnolo Bronzino, Jacopo Pontormo) et trois sculpteurs (Tribolo, Benvenuto Cellini et Michel-Ange). Chacun vante la supériorité de son art et Varchi tente d’arbitrer le débat d’un ton impartial, mais sa préférence pour la sculpture éclate à tout moment, fondée sur une conviction bien établie que Michel-Ange est un génie qu’on n’a jamais surpassé. L’argumentation de Varchi repose sur une série de termes divers, associés deux par deux, qui correspondent potentiellement aux mérites respectifs de la sculpture et de la peinture, à savoirâ•›: l’essence et l’accident, le savoir et la sophistication, la vérité et la vraisemblance, la peine et la facilité. Les peintres vantent l’universalité de la peinture, capable de tout imiter dans la nature, y compris des phénomènes immatériels comme la foudre, le feu, les reflets sur l’eau. Varchi répond que ce sont là des «â•¯détails╯» et que la couleur ne fournit que ce que la nature présente d’accidentel, tandis que la sculpture saisit les «â•¯choses substantielles╯», les «â•¯essences╯». C’est des matériaux de la peinture que procèdent couleur et «â•¯détails╯», tandis que les effets naturels obtenus par les sculpteurs sont fonction du talent (ingegno) de l’artiste. La peinture imite le dehors, les effets visibles de la nature (natura naturata), alors que la sculpture découvre les principes sous-jacents qui gouvernent la nature (natura naturens). Les peintres prétendent que la sculpture n’existe que dans les limites de la matière, alors que la peinture «â•¯peut faire paraître exister ce qui n’existe pas.╯» Mais pour Varchi «â•¯la peinture est sophistication, rien d’autre, de l’apparent et non du réel, quelque chose comme les images qu’on voit dans un miroir.╯» Finalement les sculpteurs l’emportent, représentés par Michel-Ange, le nouveau Pygmalion, qui donne à la pierre l’âme, la vie, le souffle.
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Florence contre Venise Le paragone de Varchi a créé le cadre théorique d’une autre discussion, plus durable, où il s’agit de savoir laquelle des peintures vient en têteâ•›: la florentine ou la vénitienneâ•›? L’obscur peintre lombard Paolo Pino fut le premier à transformer en rivalité géographique les questions posées par le paragone. Son Dialogo di pittura (1548) met face à face un peintre vénitien, «â•¯Lauro╯», plein de fougue et de passion, et un Florentin, «â•¯Fabio╯», pédant et pointilleux. L’année suivante, Anton Francesco Doni – futur auteur d’I Marmi (1552), écrit qui bizarrement comporte une conversation entre des statues sur la Piazza di Duomo – met en scène dans le Disegno (1549) un peintre fictif nommé «â•¯Pino╯» vis-à-vis d’un sculpteur florentin, «â•¯Silvio╯». En identifiant la sculpture avec Florence et la peinture avec Venise, Doni montre clairement comment le paragone de Varchi s’est transformé en campanilismo [esprit de clocher] artistique. Le débat entre «â•¯Pino╯» et «â•¯Silvio╯» est jugé par le sculpteur florentin Baccio Bandinelli qui, arbitre impartial, conclut en faveur de «â•¯Silvio╯». Les détails des discours fantaisistes de Doni sont souvent obscurs (dans une lettre au peintre vénitien Paris Bordone, publiée en annexe, Doni confesse son ignorance en la matière) et trop souvent il semble nous en dire plus sur lui-même que sur le sujet qu’il est censé traiter. Le plaidoyer de Giorgio Vasari en faveur de l’art toscan et sa critique des Vénitiens doivent être lus dans le même contexte que Varchi, Pino et Doni. Ce fut le Vénitien Lodovico Dolce (1508–1568), auteur dramatique, philologue, traducteur et éditeur, qui composa la première réfutation de Vasari avec son Dialogo della pittura intitulato l’Aretino (1557). Le dialogue s’ouvre au moment où «â•¯Pietro Aretino╯» découvre le philologue florentin «â•¯Fabrini╯» (amalgame de Varchi, Giovan Battista Gelli et Carlo Lenzoni) en train de contempler un vieux retable de Giovanni Bellini. «â•¯Aretino╯» attire son attention vers l’autre côté de la nef, sur un tableau du Titien, le Martyre de saint Pierreâ•›; c’est la première d’une série de démarches qui aboutit à la conversion de «â•¯Fabrini╯» à l’art vénitien. Au début, celui-ci résiste lourdement aux efforts déployés par «â•¯Aretino╯» pour le convaincreâ•›; mais peu à peu il abandonne son admiration pour Michel-Ange et finit par l’accorder au Titien. Remarque intéressante, de nombreux arguments employés par Dolce en faveur de Venise viennent directement de Vasariâ•›: l’artiste doit surpasser la natureâ•›; l’antiquité est une mine de beautéâ•›; il faut faire montre d’aisance et de grâceâ•›; la forme idéale est le dessin. Le véritable Arétin, lui, avait des opinions assez différentes. Dans ses recueils de lettres publiés à partir de 1536, il s’intéresse moins à l’art qu’à une épistémologie du talent (ingegno) et se montre attiré vers les formes sensuelles du naturalisme plutôt que de l’idéalisme. L’Arétin, cet ennemi des conventions culturelles et du pédantisme, a été édulcoré par le pétrarquisme littéraire de Dolce et, du coup, ressemble beaucoup à Dolce lui-même. Sous-jacente au débat entre Vénitiens et Florentins est la position privilégiée accordée à Michel-Ange. Varchi pensait que Michel-Ange transcende les contraintes inhérentes au transport des concepts dans la matièreâ•›; dans les mains de Michel-Ange la matière se plie aux idées de l’artiste. La stratégie la plus efficace de Varchi était de comparer Michel-Ange à Danteâ•›: tous deux usent d’un style soutenu, traitent de sujets austères avec philosophie et créent une beauté spirituelle. Giovan Battista Gelli (Lettura terza sopra lo Inferno di Dante, 1556) et Carlo Lenzoni (In difesa della lingua Fiorentina e di Dante, 1557) développèrent l’argumentation de Varchi et
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Dolce les parodia. Son «â•¯Fabrini╯» est partisan d’une vision idéaliste, absolutiste, représentée par Michel-Ange et Dante, où la beauté est unique. «â•¯Aretino╯» défend une vision de l’art qui admet toute sorte de beautés. Il fait appel, pour la peinture et la poésie, à une téléologie du plaisir (delectare) qui place très haut Raphaël, le Titien et Pétrarque. Dolce ridiculise l’attitude florentine par des apophtegmes appropriés, par exemple sur la nature répétitive de l’idéal («â•¯Si vous avez vu un Michel-Ange, vous les avez tous vus╯»), formule que «â•¯Fabrini╯», têtu, répète inlassablement. Le dialogue humaniste hors d’Italie Dans l’ouvrage de Diego del Sagredo Medidas del Romano (1526), qui fut un des livres les plus répandus en Espagne, au Portugal et en France, avec au moins onze éditions avant 1560, nous assistons à une conversion à l’italianismeâ•›: un «â•¯Romano╯» qui doit beaucoup à Alberti enseigne la décoration et l’architecture à un peintre du pays qui ne connaissait que le plateresque. Francisco de Hollanda (1517–1584), peintre portugais qui a résidé à Rome entre 1538 et 1540, a contribué à publier la première édition portugaise de Sagredo (1541) et, peu après, commencé à écrire ses propres dialogues sur l’artâ•›: Tractato de pintura antigua (composé en 1547–49â•›; imprimé seulement en 1896). Hollanda transporte à Lisbonne un dialogue sur l’art qu’il déclare être une conversation à laquelle il a réellement assisté, à Rome, entre Michel-Ange et Vittoria Colonna. Son but est celui de Sagredoâ•›: convertir à une vision italienne les artistes du pays et leurs commanditaires. Comme le «â•¯Michel-Ange╯» de Hollanda s’exprime parfois en vrai Michel-Ange, des érudits ont souvent cru entendre le maître lui-même. Mais ce «â•¯Michel-Ange╯» parle portugais et sa pensée dévie inévitablement vers les préoccupations locales. Hollanda adopte l’idéal platonicien des Florentins et s’en sert d’instrument critique pour dénigrer le naturalisme de l’art flamand, auquel la péninsule ibérique porte un intérêt spécial. La force et la longueur de son argumentation pour prouver que la peinture est un des arts libéraux suggère qu’au Portugal on la regardait encore généralement comme un art mécanique. Néanmoins Hollanda a pu être pris par ses lecteurs pour un correspondant étranger digne de foi rapportant à Lisbonne une «â•¯réelle╯» conversation sur l’art entre Italiens. Coda Cette section ne serait pas complète sans la mention d’un ouvrage d’une rare banalité, Della nobilissima pittura (1549), composé par un omniscient manqué, Michelangelo Biondo (1500– 1565) qui a écrit sur la médecine, la physionomie, l’astrologie et les courtisanes romaines avec la même opacité et les mêmes clichés que sur la peinture. Biondo est aussi peu sûr dans les faits (il attribue à Mantegna la Cène de Léonard de Vinciâ•›!) qu’il est inepte en ce qui concerne la théorie. Giorgio Vasari et la tradition biographique. Un an après la publication des Due Lezzioni, le peintre et architecte Giorgio Vasari (1511–1574) lança la première édition des Vite de’ piu eccellenti architetti, pittori et sculptori italiani da
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Cimabue insino a’tempi nostri (1551) avec une critique cinglante du paragone, débat «â•¯créé et entretenu sans raison par nombre de gens╯», dit-il, faisant allusion aux excès de rhétorique et aux théories sans fondement pratique qu’il avait fait naître. A la différence de Varchi, de Doni et de Dolce qui écrivaient pour des humanistes comme eux, Vasari déclare s’adresser à un public de peintresâ•›; en conséquence, j’ai, dit-il, «â•¯écrit en peintre, autant que j’ai pu et… dans la langue que je parle, le florentin ou toscan.╯» Vasari pensait que les grands principes de l’art étaient incorporés dans les oeuvres elles-mêmes et que, par conséquent, la plus haute forme de la théorie était la critique et la biographie. Craignant pour l’avenir de l’art, dont sa théorie cyclique de l’histoire prédisait le déclin, il cherchait quelle forme littéraire pourrait le mieux le faire revivre, si les oeuvres elles-mêmes étaient de nouveau perdues (comme l’art antique l’avait été à la chute de l’Empire romain). Sa solution était la biographie, et non la théorie humaniste ou littéraire. Les Vite de Vasari, première histoire de l’art publiée sous forme de biographies, agacera le public pendant deux siècles par son parti pris toscanâ•›; avec sa réédition de 1568, très augmentée et plus connue, ce fut à l’époque le traité d’art le plus influent. Rien qu’au XVIIe siècle, au moins quatorze auteurs d’ouvrages sur l’art ont fait à Vasari le douteux honneur de les avoir irrités au point d’écrire un livre. La liste des «â•¯vies╯» fut établie politiquement par l’Accademia Fiorentina pour affirmer l’hégémonie linguistique de la Toscane sur l’Italie. Plusieurs des principaux participants aux Vite de 1551, projet médicéen, étaient des philologuesâ•›: Pierfrancesco Giambullari, Carlo Lenzoni, Vincenzio Borghini, Cosimo Bartoliâ•›; l’ouvrage sortit des presses de l’imprimeur ducal (Lorenzo Torrentino). Paolo Giovio et Annibale Caro servirent de conseillers littéraires, mais apparemment ne participèrent pas directement à la rédaction. Les Vite sont dédiées à Cosme Ier. Plusieurs autres histoires de l’art sous forme de biographies ont été commencées dans les années 40â•›; aucune ne sera publiée avant la fin du XVIIIe siècle, mais toutes éclairent le projet qu’avait conçu Vasari. Son envie d’écrire les Vite, dit-il, fut stimulée par une conversation qu’il eut en 1540 avec Paolo Giovio (1483–1552), évêque de Nocera et ami de Léon X. Giovio avait exprimé le désir d’écrire une histoire biographique «â•¯degli uomini illustri dell’arte del disegno stati da Cimabue, insino a tempi nostri╯»â•›; apparemment Vasari emprunta l’idée aussi bien que le titre. Pour sa part, Giovio réalisa un catalogue illustré de sa célèbre galerie de portraits, la Descriptio musaei (1546), et laissa des notes sur divers artistes. Ces notes se limitaient aux peintres vivants et le campanilismo de Vasari en était absent. Plus proches de celui-ci par la forme et le parti pris sont les notes attribuées à Antonio Billi (1481–1530) et celles de l’Anonyme de Magliabecchia (écrites entre 1537 et 1542), deux séries de notes publiées en 1891. Toutes deux présentent les vies des artistes par ordre chronologique et limitent leur choix surtout à des Florentinsâ•›; mais tandis que l’ouvrage de Billi reste un zibaldone, l’auteur anonyme a fait un effort de structure. Il était aussi en contact avec des artistes bien connus de Vasari (Jacopo Pontormo, Baccio Bandinelli) et s’est servi maintes fois des mêmes sources écrites que Vasari (Pline, Alberti, Ghiberti, Villani, et al.). Giovanni Battista Gelli (1498–1563), auteur dramatique et philologue, a écrit les Lezione sopra que’due sonetti del Petrarca che lodano il ritratto della sua Laura (1549) et les Memorabili d’artistes (publié seulement en 1896), qui contiennent pour une bonne part la même information que le livre de Vasari, y compris une définition de l’art de la Renaissance opposé à la «â•¯barbarie╯» de l’art médiéval et au style «â•¯germanique╯» qui manque de proportions.
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Le caractère et la vie de l’artiste comme oeuvre d’art Ce qui différencie l’ouvrage biographique de Vasari de tous les ouvrages antérieurs et ce qui en fera par la suite le modèle généralement suivi (aujourd’hui encore le grand courant de l’histoire de l’art use de cette méthode), c’est que l’attention y est centrée sur les rapports entre l’artiste et son oeuvre. Vasari a puisé ouvertement à des sources littérairesâ•›: les novelle de Francesco Sacchetti et de Matteo Bandello lui servent à illustrer ses personnages par des anecdotes. En optant pour une épistémologie psychologique de l’art, il prépare le terrain pour une interprétation qui met tous les aspects de la vie d’un artiste en correspondance avec sa production artistique. «â•¯Tout peintre se peint lui-même╯», écrira Giovanni Paolo Lomazzo (1584) résumant la tradition biographiqueâ•›; c’est ce que fait l’artiste en se projetant lui-même (inévitablement) dans son artâ•›; Fra Filippo Lippi a peint diverses figures féminines sous les traits de sa maîtresse et Andrea del Sarto a donné à toutes les femmes qu’il a représentées la physionomie de sa femme. Vasari fait jouer à ses artistes différents rôles traditionnels, mythiques et hagiographiques, et fait passer les vérités poétiques avant l’exactitude historique. Des anecdotes illustrant le travail de l’artiste sont tenues pour vraies, même si les faits ont été reconnus déformés ou fabriqués. La courbe sinueuse des figures de Parri Spinelli que les formalistes modernes qualifient de gothique, Vasari l’explique dans sa biographie comme un reflet inconscient de la vie réelle de l’artisteâ•›: traumatisé par une agression, il a cessé de peindre ses personnages droits et les représente penchés d’un côté comme pour éviter les coups. Le goût de Vasari pour la biographie en matière d’art et d’histoire l’a poussé à introduire chaque vie par un portrait de l’artiste, afin qu’on puisse, à partir des traits et de l’expression, saisir son caractère et, de là, la source de son art. Qu’on «â•¯lise╯» des portraits ou des oeuvres, il s’agit du même système d’interprétation, qui assume que des «â•¯signes╯» visibles (c’est le mot de Vasari) révéleront fidèlement le caractère. Dans un monde où toute action d’un individu est révélatrice de vérité intérieure, le style devient un concept important et un instrument indispensable de diagnostic. Pour Vasari le style est quelque chose d’essentiellement psychologique. Le style artistique est lié au caractère de l’artisteâ•›: il en est l’extension, c’est sa signature. Le style dépend, certes, du sujet du tableau – on admet bien des «â•¯styles╯» en poésie ou en architecture – mais plus souvent le «â•¯style╯» est pris au sens de qualité artistique ou de façon de faire individuelle et s’applique moins au motif qu’à l’artiste. Vasari a vu dans le style (à peu près comme aujourd’hui l’histoire de l’art vulgarisée) une façon de faire particulière, se révélant d’elle-même pour désigner son créateur et tourner l’attention vers lui aux dépens de l’invention et de l’illusion inhérentes au tableau. La méthode biographique, dans les Vite de Vasari, souligne continuellement l’auto-réflexivité du style en glissant dans le récit une parabole artistiqueâ•›: ainsi, le cruel Castagno, qui a d’abord peint avec un couteau et achevé la vie de Domenico Veneziano avec des poids de plomb, peint des figures féroces et fortement tranchées. La Théorie dans l’histoire L’ordre chronologique suivi par Vasari en rassemblant ses vies d’artistes faisait de son livre une histoire de l’art. (Les dialogues humanistes dont nous avons parlé ne font preuve pratiquement d’aucune conscience historique.) Lorenzo Ghiberti (1370–1455) avait écrit auparavant une
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histoire, mais beaucoup plus brèveâ•›; et Billi, le manuscrit de Magliabecchia et Gelli décrivent un art de la Renaissance qui commence avec la rinata de Cimabue et finit avec Michel-Ange, tout comme Vasari. Mais Vasari diffère de ces derniers par le dessein qu’il a conçu de jouer un rôle d’historien et de faire des Vite un objet d’intérêt littéraire. L’historiographie était pour lui un art d’écrire, non une «â•¯simple narration des faits╯» (selon Condivi) mais un livre écrit pour «â•¯plaire et instruire.╯» L’histoire de l’art de la Renaissance est divisée en trois périodes, correspondant plus ou moins au Trecento, au Quattrocento et au Cinquecento, distinctes chacune par son style et son fondement théorique. Privés de bons modèles à imiter, les artistes de la première période se contentaient de copier mécaniquement la nature, et ils le faisaient mal. Ceux de la seconde période ont découvert l’↜«â•¯art╯», c’est-à-dire qu’ils ont fait entrer les beaux-arts parmi les arts libéraux et amassé un savoir, des règles et des mesures qui leur permettaient de reproduire exactement la nature – «â•¯ni plus ni moins.╯» Les artistes de la troisième période ont dépassé les «â•¯règles, méthodes et ordres╯» de leurs devanciers en découvrant la grâceâ•›; en d’autres termes, ils remplacent ars par ingeniumâ•›; ils abandonnent un contrôle mécanique de production, clair et quantifié, pour le principe d’une beauté transcendante née du caractère de l’artiste et de ses dons innés ou «â•¯divins.╯» La structure historique adoptée par Vasari confirme donc la prééminence de la liberté individuelle et du talent sur la théorie et la règle. Pour Vasari celles-ci existaient encore, mais entendues de façon paradoxaleâ•›: les artistes ne sont pas liés par les règles, bien que leur oeuvre s’ordonne selon la règleâ•›; ils observent la mesure, tout en produisant des oeuvres «â•¯hors mesure╯». La beauté cessait d’être commensurable pour devenir «â•¯cette douce et gracieuse union qui s’établit entre le vu et le non-vu.╯» Confuse et fuyante de nature, la «â•¯grâce╯» marquait la victoire du style personnel et rendait unique l’oeuvre d’art, laquelle s’explique par le caractère et la vie de l’artiste plutôt que par une commune tradition et un ensemble de règles. La structure historique des biographies posait aussi d’autres questions. Pourquoi l’art progresse-t-il et dégénère-t-il avec le tempsâ•›? Pourquoi au cours d’une même période offre-t-il des caractéristiques communesâ•›? L’art étant un phénomène naturel (la nature peint des figures dans les nuages et les pierresâ•›; les enfants peignent d’instinct, sans maîtres ni modèles), il est soumis à l’inéluctable processus de la natureâ•›; l’histoire montre que, «â•¯comme l’homme╯», l’art «â•¯naît, grandit, vieillit et meurt.╯» Le mécanisme premier du progrès artistique se trouve dans le concept d’imitation. Les humanistes envisageaient l’imitation dans le contexte de l’avancement de l’↜«â•¯art╯» ou de la création de la beautéâ•›; à ces vues Vasari ajoute une plus large perspective historique en parlant de progrès collectif. Il en présente deux modèlesâ•›: d’une part, une évolution résultant de l’étude attentive d’un canon de belles oeuvres (ars)â•›; d’autre part, une révolution qui brise toutes les règles et qui, comme chez Michel-Ange, crée une «â•¯nouvelle nature╯» par la vertu d’un talent inné (ingenium). Le déclin de l’art s’explique par les événements et les régimes politiques. Des forces politiques ou sociales venues du dehors, telles que les invasions barbares, l’iconoclastie et l’abandon de Rome par Constantin ont provoqué le premier déclin de l’art. De ce désastre Vasari a tiré divers enseignements moraux qu’il adresse aux mécènes et collectionneurs florentins pour leur montrer qu’il est important de soutenir les arts. Au-delà du contrôle des hommes intervient l’avide et capricieuse Fortuna, dont la roue ramène inévitablement les affaires humaines vers le déclin. Basés sur les réalités de la vie et sur la fortune, les modèles de progrès et de déclin de Vasari posaient un dilemme aux artistes contemporains, puisque la
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conquête de la beauté parfaite apportait avec elle les semences de sa destruction. Si l’art avait atteint son point culminant avec Michel-Ange, alors le déclin devait approcher. C’est là un des motifs des Viteâ•›: retarder le déclin en attirant l’attention sur les plus belles oeuvres d’art à imiter, aussi bien que servir d’archives pour le cas (ou au moment) où «â•¯le même désastre╯» se produirait et où s’installeraient sur l’Italie les ténèbres d’un nouveau Moyen Âge. Formes subalternesâ•›: autobiographies, journaux et guides Le Memoriale de Baccio Bandinelli (commencé en 1552, publié en 1905) est un autoportrait spirituel du sculpteur vieillissant qui croit, après avoir lu Vasari et en particulier la vie de Fra Angelico, à une correspondance entre la grâce personnelle et la grâce artistique. Moins pieuse est la fameuse autobiographie de Benvenuto Cellini, La Vita scrita da lui medesimo (commencée en 1558, publiée en 1728), mais elle partage l’opinion de Vasari selon laquelle les actes et les dits d’un artiste sont inséparables de son art. Un troisième sculpteur, Raffaello de Montelupo, a laissé à sa mort (1566) une autobiographie inachevée (publiée en 1880). Que ces ouvrages aient tous été écrits par des sculpteurs signale probablement, en partie, un effort pour redonner à la sculpture la place centrale qu’elle occupait dans les arts visuels avant que les peintres n’aient réussi à se mettre au premier rang au cours des débats sur le paragone. Assurément les biographies de Vasari donnaient aux artistes le droit d’écrire leur propre biographie, mais le fait que celles-ci n’ont pas été publiées avant d’avoir revêtu un intérêt historique, c’est-à-dire à partir du XVIIIe siècle, suggère que les artistes accordaient à leur autobiographie plus d’importance que le public. La Vita di Michel Angelo Buonarroti (1553) d’Ascanio Condivi (1525–1574) se situe entre une biographie bien informée et une autobiographie pleine d’↜«â•¯on-dit╯». Secrétaire de MichelAnge, Condivi manquait de la culture théorique et littéraire qu’exigeait son sujetâ•›: sa conception de l’art est rudimentaireâ•›; ses descriptions sont platesâ•›; son récit de la vie de Michel-Ange, bien qu’apportant des renseignements factuels, se lit comme une notice nécrologique. Les Ricordi de Jacopo Pontormo (écrits de 1554 à 1556, publiés en 1902) rapportent des futilités quotidiennes, les habitudes bizarres de l’auteur et une vie spirituelle parfois tourmentée qui en font autant une construction littéraire qu’un journal fidèle. Le livre de comptes de Lorenzo Lotto (Libro di spesi, 1538–1556, publié en 1894) et celui de Jacopo Bassano (1515/16–1592â•›; écrit à partir de 1549, inédit) contiennent quelques références à leurs opinions personnelles. C’est aussi pendant cette période que les guides d’art ont formé un nouveau genre littéraire, contribuant à établir, de même que les biographies, un canon artistique de la beauté. Quoique dérivés du courant biographique, ils étaient, de par leur fonction et leur public (touristes, pèlerins et connaisseurs locaux), encore proches des anciens guides menant les pèlerins aux sanctuaires et aux reliques. Comme les Mirabilie qui les avaient précédés, les guides d’art usent pour leurs descriptions d’un langage fruste et familier qui vulgarise les images complexes en les réduisant à des lieux communs. Ils présupposent un public désireux de voir dans une ville un site artistique plutôt que religieuxâ•›; aussi n’est-il guère surprenant que cette première série de guides se limite aux trois centres artistiques que sont Florence, Venise et Rome. Quand la connaissance des arts deviendra plus populaire et plus largement disséminée, après 1560, les guides paraîtront avec une plus grande fréquence. Le premier guide d’art, Memoriale di molte statue e pitture che sono nell’inclyta ciptà di Florentia (1510) a été écrit par Francesco Albertini
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(† 1520), chanoine de San Lorenzo et ami du sculpteur Bacio da Montelupo, qui le conseilla et rédigea la préface. Le premier guide à s’écarter d’une vue purement locale, Notizie del disegno (faux titreâ•›; publié en 1800), est l’oeuvre de Marcantonio Michiel (1486–1552). Celui-ci visita, de 1521 à 1543, nombre de sites et de collections privées en Vénétie et en Lombardie. À la différence d’Albertini et de la plupart des guides qui se sont succédé jusqu’à la fin du siècle, Michiel parle surtout des collections privées, auxquelles il eut facilement accès en tant que noble de Venise. Son goût très large, qui lui a même permis de faire l’éloge de l’art flamand, se serait exprimé plus systématiquement si son projet de Vite de’pittori e cultori moderni n’avait pas été abandonné. Manuels techniques Très vif au XVe siècle et au début du XVIe, l’intérêt pour la science au service des arts (en particulier en perspective et en anatomie) avait donné naissance à des livres écrits pour ou par des artistesâ•›; cet intérêt tomba fortement quand la littérature artistique se détourna du quadrivium pour favoriser le trivium. Un regain d’intérêt pour le quadrivium se manifestera quand, en 1563, l’Accademia del Disegno de Florence l’inclura formellement dans son curriculum. Des livres sur l’anatomie furent projetés par Rosso Fiorentino (ouvrage inachevé et maintenant perdu) et par Michel-Ange (qui n’a peut-être jamais commencé le sien). Les livres de cette période sur la perspective (écrits, encore une fois, pour ou par des artistes) dérivaient en gros de Léonard de Vinci et tous sont aujourd’hui perdus (Bernardo Zenale, 1524â•›; Bartolomeo Suardi «â•¯il Bramantino╯», au milieu des années 30â•›; ainsi que Bramante). Comme le suggèrent ces exemples, les idées de Léonard ont obsédé les artistes qui traitaient de sujets scientifiquesâ•›; et pourtant ils sont restés inédits jusqu’en 1651, date où Raffaelle du Fresne les publia à Paris avec le De statua d’Alberti. Les manuscrits de Léonard avaient commencé à être mis en ordre très tôt après sa mort (1519) par son élève et exécuteur testamentaire, Francesco Melzi. Ils furent consultés, sur l’original ou sur des copies, par de nombreux artistes, dont Benvenuto Cellini, Giampaolo Lomazzo, Gugliemo della Porta et Federico Zaccaro. Le manque, à cette époque, de publications originales sur la science au service des arts a été heureusement compensé par de nouvelles éditions des classiques en ce domaine, qui ont aidé à combler ce vide. Le De pictura d’Alberti donna lieu à une nouvelle édition latine (Bâle, 1540) et à deux traductions italiennes différentes (celle de Lodovico Domenichi en 1547 et celle de Cosimo Bartoli en 1568). Son De statua fut traduit en allemand par Walter Rivius (1547) et en italien par Bartoli (1568). Le De sculptura (1504) de Pomponio Gaurico, qui comporte des discussions sur les théories des proportions, de la physionomie et de la perspective, fut réédité à Anvers (1528) et à Nuremberg (1542). Hors d’Italie, la théorie était généralement scientifiqueâ•›; c’était là une réaction parallèle à la direction prise par l’art lui-même (soucieux de s’écarter de la vision italo-centrique). Albrecht Dürer (1471–1528), le plus prolifique et le plus fameux des artistes et théoriciens non italiens, a commencé son enquête sur les proportions humaines après avoir rencontré Jacopo de’ Barbari à Venise et vu ses figures mathématiquement dessinées. Pour le jeune Dürer, leur beauté était aussi éclatante qu’était obscur le secret de leur construction. Comme Barbari refusait de lui révéler sa méthode de travail, Dürer se lança dans une longue recherche pour la découvrir
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lui-même. Ses résultats furent publiés dans Underweysung der Messung mit dem Zirkel und Richtescheyt (1525â•›; éditions augmentées en 1533 et 1538) et dans Hierin sind begriffen vier Bücher von menschlicher Proportion (1528â•›; éditions latines en 1528, 1532, 1534, 1535, 1537, 1557, etc.). Dans ces ouvrages l’idée sous-jacente était que la beauté est mesurable et peut être obtenue par des schémas mathématiques constants, plutôt que par l’observation empirique de la nature. En fait, Dürer n’a jamais résolu le problème ardu de l’objectivité et de la véritéâ•›; ses figures portent la marque de la culture allemande de son époque et il a fini par se convaincre lui-même de la futilité de ses aspirations. Les artistes italiens furent de cet avis. Michel-Ange, Vasari, Armenini et bien d’autres condamnèrent chez Dürer ses figures géométriquement conçues, «â•¯en bois╯» et «â•¯sans âme╯», des maquettes de studio plutôt que des êtres doués de vie et de sentiment comme ceux qu’ils savaient créer. Lomazzo en 1584 accusera Dürer de plagiatâ•›: il aurait simplement copié un traité aujourd’hui perdu de Vincenzo Foppa sur les proportions humainesâ•›; même injustifiée, cette accusation révèle une vérité profonde, la lourde dette que Dürer a contractée auprès des sources italiennesâ•›: Alberti, Piero della Francesca, Léonard de Vinci, Pacioli, Gaurico et l’édition de Vitruve par Cesariano. Lomazzo a raison également d’affirmer que Dürer a appris son métier et a pénétré des secrets d’atelier, verbalement ou par écrit, au cours de ses visites aux artistes de Bologne et de Venise. Après Dürer les publications allemandes ont été, soit des manuels techniques (Heinrich Vogtherr, 1537, 1538, etc.â•›; Valentin Boltz, 1549), soit des adaptations de l’ouvrage de Dürer sur les proportions et la perspective, avec des livres sur le même sujet par Hans Sebald Beham (1528, 1546, 1552, 1557, etc.), Erhart Schoen (1538, 1540, 1542, 1543, etc.), ou les deux ensemble. Bien qu’on n’ait pas publié de biographies durant cette période, Johann Neudörfer a rassemblé pour son usage personnel, vers le milieu des années 40, de brèves notices sur des artistes (publiées en 1828), mais on y trouve peu de jugements critiques sur la personne et l’oeuvre de ces artistes. Rares sont les ouvrages français à cette époque. Le plus important et le plus fameux est celui de Jean Pèlerin «â•¯le Viateur╯» (1445–1524), chanoine de Toul, dont le De artificiali perspectiva (1505) connut des éditions successives en France et en Allemagne entre 1520 et 1560. Bien que l’auteur ne soit pas artiste lui-même, il touche à un large groupe de peintres français, allemands et (pour la plupart) italiens, dont Mantegna, Léonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange, Lucas van Leyden et Fouquet. Enfin, en France également, le Champ Fleury (1529 et 1549) de Geoffroy Tory fait appel au De divina proportione (1509) de Pacioli pour montrer comment les proportions impliquées dans les lettres classiques relèvent du corps et du visage humains.
Renaissance de Vitruve et des traités d’architecture Dudley Wilson La fortune de Vitruve au Moyen Âge Le traité sur l’architecture de Vitruve n’a pas été découvert au XVIe siècle, mais bien avant. La preuve en est dans le nombre de manuscrits vitruviens que nous connaissons. En 1963, Krinsky a fait le bilan des manuscrits connus et en a trouvé soixante-dix. Depuis cette date, on en a découvert d’autres, et on peut parler aujourd’hui d’une centaine, dont la majorité remonte au début du XIVe siècle. Cependant, c’est à partir des dernières années du XVe que l’intérêt pour Vitruve s’est accru, au point qu’il est devenu un des auteurs anciens les plus connus. On peut attribuer ce fait, au moins en partie, à l’invention de l’imprimerie et surtout au développement de l’illustration. Il faut dire tout de suite que nous n’avons aucun manuscrit médiéval de Vitruve qui contienne les illustrations auxquelles l’auteur lui-même fait allusion dans son traité. Il est certain que les obscurités du texte, dont se sont plaint presque tous les commentateurs, sont dues dans une grande mesure à ce manque d’illustrations. A partir de l’édition de 1511, cependant, le développement de l’art du graveur avait permis la reproduction de xylographies qui, placées dans le texte, l’avaient rendu beaucoup plus compréhensible, plus attachant et plus pratique. Vers le milieu du siècle, s’introduit dans certains ouvrages, dont celui de Vitruve, le procédé de la gravure en taille-douce, ce qui a beaucoup aidé à la diffusion du système vitruvien et surtout à celle des «â•¯ordres.╯» Principales éditions de Vitruve et analyse de son oeuvre Les principales éditions de Vitruve dont nous ferons mention sont les suivantes. (Elles ne sont pas les seules.) – – – – – – – –
1486 éd. princeps. 1497 éd. dont un exemplaire fut annoté par Guillaume Budé, probablement au cours du séjour à Paris de Giovanni Giocondo. 1511 éd. de Fra Giovanni Giocondo. 1521 éd. en italien avec commentaire et illustrations de Cesariano. 1526 Medidas del Romano de Diego de Sagredo, sommaire et commentaire d’une partie du traité, mentionné ici à cause de son influence. 1547 éd. en français par Jean Martin avec une préface importante de Jean Goujon. 1548 éd. en allemand avec commentaire de Walther Ryff, qui avait déjà donné en 1543 une édition en latin. 556 éd. avec commentaire de Daniel Barbaro.
Le traité de Vitruve comprend dix livres. Dans le premier, Vitruve définit l’architecture, indique quelles doivent être les qualités de l’architecte, et comment, dans une ville, choisir un site convenable. Dans le deuxième livre, il présente en deux chapitres une histoire de l’humanité et de ce 295
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qu’elle a construit, à quoi se rattachent sept chapitres sur les matériaux employés. Le troisième et le quatrième livres ne sont vraiment pas séparablesâ•›: ce sont les deux livres qui retiendront particulièrement notre attention, car ils concernent le temple et ses proportions, ainsi que les quatre ordresâ•›: ionique, dorique, corinthien et toscanâ•›; à ces quatre ordres, s’ajoutera un cinquième, le composite. Dans son cinquième livre, Vitruve nous parle des bâtiments publics et surtout du théâtre. C’est dans ce livre qu’il examine la question de l’harmonie musicale. Le sixième livre est consacré à l’urbanisme et aux bâtiments privés. Le septième parle des matériaux. Le huitième de l’eau. Le neuvième traite de façon assez générale de la géométrie, de l’astronomie et des horloges. Le dixième traite des machines et surtout des machines de guerre. On voit par cette analyse que le traité de Vitruve est une compilation qui, loin de négliger les aspects pratiques de l’art de bâtir, essaie de combiner théorie et pratique et consacre, en somme, beaucoup plus de pages à la pratique qu’à la théorie. Krautheimer, dans un article publié en 1963, affirme que Vitruve, malgré tout ce qu’on a écrit récemment sur les buts de son traité, avait fini par rédiger un manuel pratique à l’usage des constructeurs. Pourtant, ce n’est sûrement pas sur cet aspect de l’ouvrage que ses premiers commentateurs ont insistéâ•›; ce côté de l’art architectural ne semble pas, à première vue, avoir vraiment intéressé les humanistes de l’époque qui nous concerne. Principales éditions de Vitruve avant 1511 L’évolution des attitudes envers Vitruve au cours du XVIe siècle, en particulier entre 1520 et 1560, peut facilement se déduire d’une brève analyse des éditions qui se sont succédé et dont nous venons de dresser la liste. La première édition imprimée, bien que sans date, est à peu près certainement de 1486â•›; elle a été faite par Sulpicius. Le texte fait preuve d’une érudition considérable et dépasse dans son exactitude nombre d’éditions postérieures. L’ouvrage est dédié au Cardinal Raphaël Riario, grand connaisseur de théâtreâ•›; dans sa dédicace, Sulpicius emploie les mots eurythmia et symmetria pour exprimer l’idée centrale à laquelle vont s’attacher tous les commentateurs et successeurs de Vitruve à l’époque de la Renaissance. Nous citons l’édition de 1497, non pas pour le texte imprimé, mais à cause des notes manuscrites figurant dans un exemplaire de la Bibliothèque Nationale, dont on est à peu près certain qu’elles sont de Guillaume Budé. Ces notes et certains passages des Annotations aux Pandectes de 1508 nous permettent de faire ressortir l’influence sur les études vitruviennes à Paris de Fra Giovanni Giocondo, qui résida en France de 1495 à 1505. Budé dit de lui dans ses Annotationsâ•›: «â•¯J’ai réussi à trouver un excellent précepteur pour cette lecture [de Vitruve], le prêtre Jucundus, excellent connaisseur de l’Antiquité et, à cette époque, architecte royal. […] Il exposait la matière non seulement en la commentant par la parole, mais aussi en l’illustrant par l’image. Avec son aide obligeante, j’ai alors corrigé à loisir mon Vitruve et quelques autres écrivains anciens.╯» Entre le célèbre humaniste et l’architecture, d’autres rapports sont à signaler. Budé rencontra Philandrier en 1539, et celui-ci se servit des Annotations dans le commentaire sur Vitruve qu’il publia en 1545. Le nom de Budé paraît aussi dans la préface de la traduction de Vitruve par Jean Martin.
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Archéologie et architecture de l’imagination Les années 1520–1560 marquent en France l’apogée de la Renaissance. C’est en 1532, dans son Pantagruel, que Rabelais déclare que «â•¯toutes disciplines sont restituées…╯». Il ne fait pas mention, pourtant, de l’architecture et lorsqu’il se plaît, dans son Gargantua (1534), à décrire l’Abbaye de Thélème, il attribue à l’édifice, malgré certains détails «â•¯modernes╯» (tels les arcs) et malgré ses voyages en Italie, une architecture bien bizarre – on peut même dire cocasse. Pourtant, à cette époque, la science architecturale se répand un peu partout en Europe, surtout en Italie et en France, témoin les éditions illustrées de Vitruve. Mais c’est aussi par d’autres voies que se diffuse alors la connaissance des bâtiments romains, surtout ceux de Rome, qui représentaient pour les gens de cette époque l’essentiel de l’architecture et même de la culture antiques. L’Europe est, en effet, à une époque d’échanges – entre la France et l’Italie surtout –, une époque de voyages, de pèlerinages aux sites antiques. Les gens cultivés de tous les pays allaient voir en Italie la source de cette civilisation prestigieuse, les restes d’un monde disparu qu’ils étaient décidés à faire renaître. Avant de partir, ces voyageurs – comme nous le faisons – étudiaient la documentation disponible. Pour projeter leurs voyages, ou même dans certains cas simplement pour les vivre en imagination, ils consultaient des livres, illustrés ou non, concernant la topographie, l’archéologie, les monuments de cette antiquité qui pour eux représentait un sommet de la civilisation humaine. Symboliquement, en 1534, Rabelais lui-même fit réimprimer à Lyon chez Gryphius, avec une dédicace à Jean du Bellay, un de ces ouvrages les plus connus, celui de Marliano. Cette édition, imprimée en bonne italique et en format commode (petit in-8), est dépourvue d’illustrations, mais elle comporte un index. Celle de 1550, in-folio, présente des plans de Rome à des époques différentes, quelques plans et élévations de bâtiments, et une série d’index couvrant six feuillets. Les meilleures illustrations sont des bois représentant Romulus et Remus, Laocoon et Hercule, collection sans doute insérée là pour la simple raison que l’imprimeur l’avait à sa disposition. Somme toute, c’est un beau livre de bibliothèque et un assez bon ouvrage de référence. Le livre de Marliano était loin d’être unique et nous voyons par une liste de tels ouvrages dressée par Hautecoeur qu’entre 1550 et 1560, il en parut au moins dix-huit de ce genre. Ils sont d’une variété extraordinaire, depuis le poème où Fulvius chante les antiquités de Rome en une série de véritables blasons architecturaux, jusqu’au magnifique volume de Fabio Calvo publié en 1556, qui expose la topographie de Rome par un ensemble de plans à la fois évocateurs et décoratifs. Les constructeurs n’avaient pas tous le respect scrupuleux des vestiges anciensâ•›: au milieu du siècle, par exemple, l’architecte Pierre Ligorio vantait la chaux fabriquée avec le marbre des vieilles statues. En revanche, un flot d’ouvrages paraît sur les antiquités de l’Italie et on y remarque des noms célèbres, tel Palladio, qui en 1554 fait imprimer deux livres sur Rome, le premier sur ses antiquités, le second sur ses églises. Beaucoup de ces ouvrages n’étaient pas illustrésâ•›; mais dans la plupart, des bois et parfois même des gravures en taille-douce tenaient une place importante, allant des petits bois qui nous rappellent les guides bleus de nos ancêtres et qui ne pouvaient servir que d’aide-mémoire, jusqu’aux planches magnifiques gravées en taille-douce du Libro d’Antonio Labacco appartemente a l’architetture nel quel si figurano alcune notabili antiquita di Roma. Cet ouvrage publié en 1552 a dû son succès presque entièrement à ses gravures, car le texte, lui-même gravé, n’y joue qu’un rôle mineur. Ce fut Serlio qui en 1540,
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dans son Antiquità di Roma, transforma complètement le genre en employant une méthode beaucoup plus élaborée, donnant d’abord le plan, pour traiter ensuite de l’élévation, de la perspective et finalement des détails architecturaux du bâtiment. Après cette date, presque tous les ouvrages du genre ont suivi la même méthode – méthode déjà présente chez Vitruve, où l’art de bâtir se divisait en Ichnographia, Orthographia, Scenographia, termes que reprend Androuet du Cerceau dans son Livre d’architecture de 1559. Cette documentation était, évidemment, insuffisante quand on ne voulait ou ne pouvait pas voyager. Mais elle incitait aux voyages et, une fois arrivé en Italie, le voyageur – érudit, cultivé, ou simplement intéressé – pouvait avoir l’occasion d’admirer non seulement les monuments eux-mêmes, mais aussi les milliers de dessins architecturaux exécutés à cette époque. Ces dessins illustraient deux sortes d’architectureâ•›: la réelle et l’imaginaire. Les visions d’une architecture idéale commencent sans doute pour nous avec Filarete et sa ville imaginaire de Sforzinda, créée dans un ouvrage manuscrit du milieu du XVe siècle. Mais le livre qui représente le mieux cet aspect des études architecturales est incontestablement l’Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna. On ne le lisait pas tant pour son texte, difficile à suivre «â•¯même pour un Italien╯», dit son traducteur français Jean Martin, mais plutôt pour ses illustrations, dont on a deux versions, la première datant de 1499 et la deuxième faite par Jean Goujon pour accompagner la traduction française de 1547. On passe facilement de cet ouvrage aux peintures et gravures de l’École de Fontainebleauâ•›; car il fait penser tout de suite aux tableaux d’Antoine Caron et aux toiles où de nombreux artistes ont peint des scènes mythologiques avec des arrière-plans architecturaux. A côté de ces ouvrages, l’obsession de l’antique se remarque aussi dans les relations des entrées royales, dont plusieurs ont été illustrées. A partir d’environ 1530, ces entrées deviennent de plus en plus «â•¯antiques╯»â•›; un exemple frappant en est la plaquette qui décrit l’Entrée d’Henri II (très amateur de ce genre de spectacle) à Lyon en 1548. Parmi les bois qui l’illustrent, on aâ•›: l’obélisque, le portail de Pierrencise, l’arc de Bourgneuf, le double arc du port Saint-Pot, l’arc triomphal du Temple d’Honneur et Vertu, ainsi que le Bucentaure, bateau dominé par une espèce de temple à l’antique dressé en plein milieu, ce qui devait rendre l’embarcation bien instable. Les décorateurs de ce spectacle ne se sont pas limités à la stricte antiquité. Ils ont esquissé une nouvelle modeâ•›: «â•¯une naumachie de gallères, suyvantz quant à la forme l’antiquité, mais quant à la façon et enrichissement des proues et poupes faictes de nouvelle et follastre invention.╯» Éditions imprimées, 1511–1560 La première édition vraiment illustrée de Vitruve est celle qu’a établie Giocondo et qui fut publiée en 1511. Le texte est moins exact que celui de Sulpicius, mais la raison en est que Giocondo voulait éclaircir certains des passages plutôt obscurs du traité de Vitruve. La grande valeur et le grand agrément de ce volume, bien imprimé sur un très beau papier, résident surtout dans ses bois, assez nombreux. L’un d’eux nous montre une «â•¯dioptra╯», instrument optique de mesure qui serait de l’invention de Giocondo lui-même. Certaines illustrations essentielles à la compréhension du texte manquent, telle la volute du chapiteau ioniqueâ•›; il est évident que, dans ce cas comme dans d’autres, Giocondo n’est pas arrivé à résoudre le problème posé par le texte de Vitruve.
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C’est pourtant la première des éditions imprimées à mettre en valeur la figure symbolique qu’on allait appeler plus tard l’homme vitruvien. Cette figure, qui représente un homme dans un cercle et dans un carré, avait déjà paru dans un manuscrit célèbre de Francesco di Giorgioâ•›; dans l’édition de Vitruve faite par Cesariano en 1521, elle s’impose. Que ce livre soit un des plus beaux du XVIe siècle est en grande partie dû aux superbes xylographies dont Cesariano a illustré son texte. Car, malgré sa date, la mise en page est purement médiévaleâ•›: l’imprimeur a mis le texte au milieu de la page et l’a entouré du commentaire dans une fonte plus petite. Plusieurs bois ont une forme assez curieuseâ•›: une des illustrations de l’ordre ionique, par exemple, nous montre toute la gamme des éléments de l’ordreâ•›: base, colonne (avec entasis), chapiteau (avec striations), tympan et même (détail figuré ici pour la première fois) inclinaison du niveau supérieur. Toutes ces illustrations, cependant, n’ont pas l’importance des deux représentations mentionnées plus haut, de l’homme, à la fois symbolique et très vivant, qu’on appellera par la suite l’homme vitruvien. Le commentaire de Cesariano servit de base à tous ceux qui lui succédèrent. Aux yeux des humanistes contemporains, le texte de Vitruve se réduit aux livres trois, quatre et cinq, c’est-àdire aux livres où il parle du temple et de ses proportions, des ordres et de l’harmonie musicale. Il faut souligner tout de suite que, pour Vitruve, la théorie qui sert de base à ses idées sur les proportions est tout à fait distincte de ses considérations sur l’harmonie musicale, qu’on trouve aussi dans son texte. Pour lui, le temple est l’oeuvre capitale de l’architecte et Cesariano, dans son commentaire, confirme cet aspect du traité. Il déclare en effet que la tâche de construire n’importe quel bâtiment séculier est facilissima par comparaison avec la construction des temples – lesquels doivent être proportionati et diligentemente symmetriati – et que l’architecte capable de bien construire de tels bâtiments peut être regardé comme un demi-dieu. Pour Cesariano, comme pour Vitruve, l’architecture, comme le cosmos (qu’elle copie dans ses plus belles réussites), est à base de mathématiques. Il est donc normal que l’architecte, pour atteindre cet idéal d’une oeuvre «â•¯naturelle╯», prenne comme modèle la dernière et la plus achevée création de Dieuâ•›: l’homme lui-même. Dès lors, son travail devient anthropomorphique. Dans la pensée de Cesariano, l’architecture est une science unique en ce sens qu’elle comprend tout, qu’elle se base, et sur le microcosme, et sur le cosmos. Elle est en fait l’analogue de l’univers. Elle est créée à l’échelle de l’hommeâ•›; tous ses traits distinctifs la haussent à l’échelle de Dieu. Tel est le symbole qu’il faut voir dans les deux bois magnifiques de l’homme vitruvien. Cependant il faut se rappeler que ces bois font partie d’une tradition déjà établie. On en trouve le début, nous l’avons vu, dans un manuscrit célèbre de Francesco di Giorgio, et c’est sans doute à partir de ce petit dessin assez insignifiant qu’on peut tracer une lignée qui passe par Giocondo (dont les deux bois semblent avoir été dessinés dans le même esprit que celui de Giorgio) pour arriver aux figures élaborées par Cesariano, basées elles-mêmes, sans doute, sur des dessins de Léonard de Vinci. Cette figure humaine est décrite par Vitruve et par Cesariano, mais il vaut mieux citer un texte moins connu mais plus explicite. Dans sa Divine Proportion de 1509, Paccioli en parle ainsiâ•›: «â•¯… bien que notre Vitruve ne parle pas de manière tout à fait explicite de la proportion … je m’efforcerai de vous [la] rendre ici claire et compréhensible, pour répondre à l’attente du bon tailleur de pierre, que l’on suppose pourvu de quelque connaissance en dessin, et familier du niveau et du compas … nous parlerons d’abord des proportions de l’homme en ce qui concerne son corps et ses membres, parce que toutes les mesures et leurs dénominations
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dérivent du corps humain, dans lequel toutes les sortes de proportions et proportionnalités se retrouvent, créées par le doigt du Très Haut, au moyen des lois mystérieuses de la nature. … [Les anciens] trouvaient en effet dans le corps de l’homme les deux figures les plus importantes, sans lesquelles il est impossible de faire quelque ouvrage que ce soitâ•›: la première de ces figures est le cercle … l’autre est le carré équilatéral.╯» Cette figure d’un homme «â•¯couché tout plat, ayant les pieds et les mains étendus╯», se trouvant ainsi dans un cercle centré sur son nombril, paraît aussi dans le Champfleury de Geoffroy Tory en 1529 et, fait encore plus significatif, en 1525 dans le traité de Francesco Giorgi, De harmonia mundi, où elle illustre un chapitre intitulé «â•¯Que l’homme imite le Monde en figure circulaire.╯» Dans la traduction en français de cet ouvrage par Lefèvre de la Boderie, se trouve une note marginaleâ•›: «â•¯voyez Vitruve & Albert Dürer╯», car le texte de Giorgi répète les proportions du corps humain établies par Vitruve. Cette figure symbolique s’accorde parfaitement avec l’idée que le temple doit être circulaire, ce concept étant très à la mode à l’époque de la Renaissance. Même au contact de Vitruve, cependant, on note des réactions contre cette attitude, en faveur de l’ancien plan cruciforme. Giorgio lui-même avait dessiné une figure d’homme dans un plan d’église cruciforme, tout en ayant soin d’intégrer dans ce plan certains aspects proportionnels et circulaires. En 1554, Cataneo dans son Quattro primi libri di architettura revient au plan cruciforme en singularisant l’idée de l’homme parfait, c’est-à-dire le Christ. Mais il est évident que sa figure ne marque que la réapparition d’un symbolisme médiéval délaissé pendant une période conquise à l’humanisme antique et, par conséquent, obsédée par l’idée du temple circulaire. Il faut dire aussi que, comme l’homme normal ne peut pas être introduit parfaitement dans un cercle, les efforts pour y parvenir n’ont eu parfois qu’un succès très relatif. Cesariano n’y est pas arrivé et dans l’édition peu connue de Vitruve en latin donnée par Walther Ryff en 1543, l’homme vitruvien porte audessus de sa tête un petit cercle supplémentaire pour lui permettre d’atteindre ainsi au cercle cosmique qui l’entoure. Le commentaire de Cesariano et l’oeuvre de Vitruve en général furent vulgarisés en espagnol par Diego de Sagredo. L’ouvrage de celui-ci parut à Tolède en 1526 et Simon de Colines en imprima une traduction en français vers la même date. Ce résumé commenté des quatre premiers livres de Vitruve, plus quelques notes sur les matériaux et la méthode de construction, connut une vogue extraordinaire à l’époqueâ•›: on trouve une vingtaine d’exemplaires de la traduction française rien que dans les bibliothèques parisiennes. Le titre en espagnol est significatif. Traduit en français, Medidas del romano… veut direâ•›: méthode employée par les Romains pour «â•¯ordonner toutes leurs mesures sur le rond et sur le carré╯». La page de titre de l’édition espagnole de 1542 attire l’attention du lecteur sur les figures qui sont là surtout pour montrer la forme des bases, des colonnes et des chapiteaux des édifices antiques. Les bois de l’édition de Colines sont supérieurs à ceux des éditions espagnoles, surtout concernant l’homme vitruvienâ•›; celui-ci n’est pas compris dans un cercle, il est coupé horizontalement par des lignes de proportions et porte à la main droite un compas (l’homme espagnol, lui, est gaucher). C’est cette idée anthropomorphique qui soutient toute l’argumentation du traité, présenté sous une forme très à la mode, celle d’un dialogue entre deux personnagesâ•›: Tampeso et Picard, précédé d’une discussion sur «â•¯la nécessité et les bienfaits de l’art de bâtir╯» et d’un long exposé où la doctrine de l’homme vitruvien est soutenue par une liste d’autorités antiques. Dans ce même
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passage, d’ailleurs, Sagredo va plus loin que Vitruve et Cesariano, en décrivant, illustrations à l’appui, deux corniches conformes aux dimensions et presque à la forme du visage humain. Selon Sagredo, «â•¯Les anciens voulant faire les moulures de la corniche, … ordonnèrent icelle selon la proportion que nature a mis au visage de l’homme╯». Il avoue que certaines de ses illustrations ne suivent pas les dimensions exactes et n’ont pas été faites «â•¯au compas╯». Cependant, il donne des descriptions détaillées et fait paraître son érudition et sa connaissance des bâtiments antiques sur lesquels il aurait basé son ouvrage, en se référant à ceux de Rome et de Florence. Une traduction de Vitruve en italien accompagnée d’un commentaire de Caporali parut en 1536. La mise en pages est la même que celle de Cesariano. Caporali n’a traduit que les cinq premiers livres et, quoique sa traduction et son commentaire soient sensiblement différents de ceux de Cesariano, ces différences ne font guère preuve d’originalité. Philandrier, dans son commentaire publié en 1545, semble avoir consulté Sagredo. L’édition de Vitruve, accompagnée de ce commentaire, imprimée par De Tournes en 1552, a connu un succès remarquable en France, malgré le manque d’originalité du commentaire et de ses illustrations. La traduction de Vitruve en français par Jean Martin qui parut en 1547 s’accompagne d’un glossaire et d’un essai sur Vitruve par Jean Goujon. Cet essai est remarquable surtout pour l’intérêt qu’il porte aux problèmes de la perspective. En 1548, parut Vitruvius Teutsch, une traduction de Vitruve en allemand par Walther Ryff qui en avait déjà donné (en 1543) une édition en latin. Nombre d’illustrations de ce volume sont copiées sur celles de l’édition de Cesariano et beaucoup d’entre elles paraissent aussi dans l’ouvrage de Ryff sur la construction et les mathématiques qui parut cette même année 1548. Ryff, tout en se plaignant des obscurités qu’il trouvait partout chez Vitruve et surtout dans les passages consacrés aux théories de la proportion anthropomorphique, croit visiblement que tout peut s’expliquer pour peu qu’on le transforme en illustration. C’est un homme pratique, un bâtisseur qui se plaît à illustrer les outils de son métier, dans son Baukunst comme dans son Vitruve. L’édition de Vitruve frappe par les images qu’elle renfermeâ•›: on y voit, par exemple, une salle de bain à l’antique avec une sorte de douche, un coin de salle à manger garni d’un lit qui, malgré sa forme assez contemporaine, serait, selon Ryff, «â•¯tout taillé de façon exquise dans un marbre très ancien et conforme en tout aux habitudes des Romains╯». Nous voilà vraiment aux côtés du constructeur et même du décorateur. C’est maintenant qu’il convient d’introduire Alberti (1404–1472), bien connu en Italie, sans y être alors illustre. Jean Martin traduisit en français son De re aedificatoria en 1553, juste avant de mourir. L’ouvrage est inégal et bizarre. Selon Wittkower, membre du Warburg Institute, il s’expliquerait par une conception de l’architecture où domine une idée toute particulière de la proportion et de l’harmonieâ•›: amalgamant les théories de Francesco di Giorgio, de Paccioli, de Francesco Giorgi, et combinant surtout les quatre sciences du quadrivium, Alberti inclinerait vers une théorie de la musique spatiale qui, en fait, serait développée par un cercle philosophique très fermé vers la fin du XVIe siècle. Pour Wittkower, c’est chez Alberti que Palladio aurait trouvé l’idée de base sur laquelle s’appuierait tout un système de proportions complexes, implicites dans certaines de ses constructions. Il est vrai qu’Alberti (livre IX, chap. 5 et 6) a développé des théories sur les proportions et les nombres qui peuvent aboutir à une théorie de l’architecture qui réunirait les noms de Vitruve, Pythagore, Plotin, et d’autres, non moins prestigieux. Cependant, ce livre débute par la suggestionâ•›: «â•¯qu’il faut en toutes choses publiques
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et privées suivre la moyenne dépense, principalement en architecture╯», et l’idée dominante est que l’architecture doit être harmonieuse et noble, mais avant tout sobre et pure. D’ailleurs, la plus grande partie de son ouvrage, comme c’est le cas du traité de Vitruve, est consacrée à des considérations techniques. En 1556, le traité de Vitruve parut dans une nouvelle édition, cette fois-ci avec un commentaire par Daniel Barbaro, et c’est cette édition, avec son commentaire, qui va devenir l’édition classique de notre auteur. Sans abandonner l’opinion anthropomorphique de Cesariano, Barbaro adopte une attitude beaucoup plus puriste. Pour certains philosophes, la proportion a une existence en soiâ•›; chez eux, on pourrait même dire que la raison d’être d’un bâtiment n’est plus d’être regardé. Car, dès qu’on regarde un temple, et surtout lorsqu’on s’y promène, on en perd le concept d’ensemble et on entre inévitablement dans un espace en mouvementâ•›; or, l’unité de prière vraiment adéquate devrait atteindre au-delà du monde sublunaire et, par conséquent, ne connaître ni mouvement ni transformation. Barbaro ne va pas aussi loin, quoique le long passage au début de son commentaire, où il parle des proportions et de l’harmonie du bâtiment, montre clairement l’importance qu’il attache à cet aspect de l’architecture. Nous avons là l’oeuvre d’un humaniste, dans le sens que pour lui l’architecture est une science gouvernée par des concepts mathématiques. Pourtant, cette attitude de base ne l’empêche pas de parler assez longuement du côté pratique du métier d’architecte. Il exige à la fois fabrica et discorso, et déclare que l’architecte qui ne connaît pas à fond toutes les techniques du métier se rendra ridicule aux yeux de ses ouvriers. Autres traités mineurs (1520–1560) Entre 1520 et 1560 ont paru d’autres traités d’architecture. Faisons une brève mention de l’ouvrage de Jean Gardet et Dominique Berthinâ•›: Epitome ou extrait abbrégé des dix livres de Marc Vitruve, qui parut en 1559. A la fin de leur epitome ils ajoutent des notes sur les trois premiers livres du traité. Leur résumé est remarquable, non seulement à cause d’une digression sur les «â•¯miroers de perspective╯» (auxquels un des auteurs porte intérêt, mais qui n’ont rien à faire avec Vitruve), mais aussi pour les illustrations gravées en taille-douce, procédé relativement nouveau et ici assez bienvenu. La majorité des traités de l’époque basés sur Vitruve insistent sur les ordresâ•›: c’est cet aspect de la doctrine vitruvienne que nous allons examiner maintenant. L’architecture est un jeu de construction où certains éléments sont essentiels. Les structures du XVIe siècle ne font pas exception, car elles dépendent pour leur existence d’une gamme de portes, de fenêtres, de lucarnes, de lignes de toit. Elles peuvent incorporer des colonnes, chacune comportant obligatoirement base et chapiteau. Ces détails, on ne peut envisager de les associer dans un ensemble sans avoir préalablement établi entre eux certains rapports de style. C’est la façon dont l’architecte traite ces détails qui permettra plus tard d’attribuer une date à la construction et de parler de son «â•¯style╯». Pour l’architecte de notre époque, les cinq ordres (dont quatre seulement étaient connus de Vitruve) fournissent une façon de décorer un bâtiment sans que soit perdu le sens de son unité et de ses proportions. Les ordres offrent un système modulaire apportant avec lui sa gamme de proportions, système légitime en ce sens que ses origines ont des fondements
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mythologiques, système complexe comportant des hermétismes scientifiques, dont certains en rapport avec la science encore nouvelle de la perspective. Des cinq ordres, c’est le corinthien qui semble avoir été le plus apprécié, surtout chez les graveurs de l’époque. Au premier abord, c’est le plus complexe et le plus pittoresque. Cependant, dans les traités publiés entre 1520 et 1560, c’est certainement l’ordre ionique qui tient la première place. D’abord, peut-être à cause de la très jolie légende de ses origines. Voici comment la rapporte Sagredo, suivant Vitruve d’assez prèsâ•›: «â•¯[Les Ioniens]… firent une façon nouvelle de colonnes, lesquelles ils taillèrent à l’imitation de la seconde humanité qui est la femme, et retinrent cette seconde forme pour lui donner leurs noms, comme plus ornée, d’autant que la femme est plus belle que l’homme. Or est-il ainsi que la beauté de la femme consiste au visage, lequel est huit fois et demi en la grandeur de sa stature, dont ils prirent fondement que l’on devait donner longueur aux colonnes de huit largeurs et demi. En quoi faisant ils disaient mieux imiter la femme, et complaire en ceci à la déesse Diane. Mais en plus ils voulurent représenter la forme féminine dans les dites colonnes et leurs chapiteaux. Et à cause de cela, adaptèrent à la longueur des dites colonnes une manière de canaux à la semblance des surcots ou cottes qu’on portait au dit temps, qu’ils nommèrent striates, lesquels canaux et voies creuses représentaient les plis et fronces des habits des dites femmes, et, en persévérant à telle imitation, ils faisaient deux entortillures au chapiteau, ainsi que deux coquilles de limace, qui sont de façon spirale. Lesquelles signifient la chevelure que les femmes ont retroussée vers leur oreilles à la façon du dit tempsâ•›; ainsi telles colonnes qu’ils trouvèrent plus élégantes, furent nommés ioniques à la mémoire des dits inventeurs.╯» Cependant, l’ordre ionique possède un autre attrait – peut-être moins poétique – pour les gens de la Renaissance. Plus que tous les autres, il présente des difficultés, dont la plus débattue fut (elle l’est encore) celle de dessiner la volute du chapiteau. Même aujourd’hui, la spirale pose des problèmes. Le texte de Vitruve qui en traite est incompletâ•›: il y manque un passage d’éclaircissement qui n’arrive pas, comme l’avait promis Vitruve, à la fin du livre, et surtout il manque une illustration. C’est Daniel Barbaro, sans doute le plus érudit des commentateurs de Vitruve, qui essaya de remplir cette double lacune en ajoutant à la fin du traité une explication accompagnée d’une gravure relativement soignée. Mais, comme c’est très souvent le cas chez lui, malgré l’éloquence du passage, le procédé qu’il conseille est loin d’être convaincant. Pourtant, selon lui, ce fut Palladio qui le lui souffla à l’oreille et il le trouva meilleur que ceux d’Alberti, de Philandrier et de Serlio. Une deuxième difficulté de l’ordre ionique – et celle-ci intéresse tous les commentateurs – est posée par un élément de fausse perspective. Citons la traduction de Jean Martinâ•›: «â•¯Or tous les membres qui doivent être assis au-dessus des chapiteaux, comme Architraves, Frises … doivent pencher en devant, chacun d’une douzième partie de sa hauteur, à raison que quand nous sommes plantés devant la face d’une édifice, si deux lignes dérivantes du centre de notre oeil, s’étendent en sorte que l’une arrive à son pied, et l’autre jusqu’à son faîteâ•›: celle qui touchera ce faîte, sera de beaucoup plus longue que l’autreâ•›: et de là vient que tant plus la vue fait une ligne allongée en montant, tant plus lui est-il avis que son objet se rejette an arrière. Parquoi s’il est que l’ouvrier fasse pencher en devant, comme dit est, adonc semblera-t-il au regard, qu’ils seront justement assis en ligne perpendiculaire ou à plomb.╯» Dans l’essai qu’il ajouta à la fin du Vitruve en français, Jean Goujon se montre particulièrement fier de cette illustration, ainsi que
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d’une autre qui révèle également l’intérêt qu’il prenait aux problèmes – relativement nouveaux à cette époque – de la perspective, ou scénographie. Les ouvrages spécialisés sur les ordres Le premier des ouvrages traitant spécialement des ordres est aussi le plus complet. En 1537, Serlio fit imprimer son quatrième livre, qui porte sur les ordres. Ce fut le premier de ses livres à paraître car, comme il le dit lui-mêmeâ•›: «â•¯J’ai voulu commencer a faire ostension de ce quatrième livre, lequel est le plus propitiatoire et nécessaire de tous les autres.╯» Il est typique de Serlio qu’il ait voulu commencer son traité sur l’architecture, non pas par des principes, mais plutôt par des éléments décoratifs utiles, et partout dans le livre nous trouvons des passages où Serlio parle explicitement de l’usage que l’architecte peut faire des ordres. «â•¯Ce présent volume╯», dit-il «â•¯j’ai rassemblé au profit de ceux qui en leurs édifices veulent suivre l’Antiquité Romaine╯» et, dans la suite, il insiste sur la fonction utilitaire de son ouvrage. «â•¯De cette porte l’ingénieux Architecte se pourra servir en diverses places… Et si l’on veut mettre le frontispice dessus, pour plus grand enrichissement, l’on en verra ci-après en l’ordre Dorique de deux sortes.╯» Il a observé lui-même les différences entre le texte de Vitruve et les bâtiments de Rome eux-mêmes et il conseille à l’instigateur des travaux de laisser beaucoup de liberté à l’architecte. Lui-même ne suit pas toujours les exemples fournis par l’Antiquitéâ•›: «â•¯Combien que cette porte soit différente de toutes les autres que j’ai jamais vues aux Antiques, si est elle toutefois fort plaisante et demonstrable à l’œil.╯» Quant à l’ordre ionique, il avoue queâ•›: «â•¯Lecteur discret j’ai tiré ces volutes ici selon ma simplicité, à cause que le texte de Vitruve est fort obscur et pesant à entendre.╯» Somme toute, c’est là l’ouvrage d’un architecte pratique, qui veut utiliser les ordres dans le contexte d’un bâtiment «â•¯moderne╯», sans faire trop d’attention à la théorie. En 1550, Hans Blum fit paraître Quinque Columnarum Exacta descriptio atque delineatio, cum symmetrica earum distributione, conscripta, atque lignariis, lapidicidis, statuariis… C’est surtout une collection de xylographies admirablement détaillées où sont clairement indiquées les proportions. Blum parle du «â•¯Théâtre de Marcelle╯» et il nous donne plusieurs exemples de chacun des ordres qu’on y trouve. Son illustration de la volute ionique est compliquée et peu satisfaisante. En 1552, Salviati présenta sa Regola di far perfettamenta col compasso la voluta Et del capitello ionico … per Josephe Salviati pittore ritrovata. C’est un ouvrage beaucoup plus spécialisé, en quatre feuillets seulement, et dans sa préface l’auteur prétend avoir été soutenu dans ses idées par Serlio. L’ouvrage est dédicacé à Daniel Barbaro. En 1558, Bertano fit paraître un nouvel ouvrage sur l’ordre ionique, Gli oscuri et dificili passi dell’opera ionica di Vitruvio. Son ouvrage commence par un passage sur les proportions du corps humain, mais très vite Bertano, qui cite Giocondo, Dürer, Alberti, Cesariano, Filandro, passe aux détails de l’ordre ionique, tâche qu’il croit d’autant plus nécessaire «â•¯que le pauvre Vitruve a fait des erreurs ici comme en beaucoup d’autres parties de son ouvrage╯». Le livre le plus complet et le plus facile à comprendre sur les ordres fut publié en 1562, juste après l’époque que nous explorons. Cependant il faut absolument l’inclure ici. Il s’agit de Vignola et de sa collection de feuillets gravés en taille-douce avec une perfection extraordinaire. Dans son Regola delli cinque ordini d’architettura, Vignola se sert d’illustrations «â•¯afin que la
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clarté du dessin, avec les nombres y ajoutés, soit suffisant à se faire entendre sans beaucoup de paroles, comme tout homme de considération pourra connaître aisément de lui-même╯». Ses gravures sont basées sur les modèles antiques (sauf dans le cas de l’ordre toscan, qu’il n’a pas pu trouver à Rome), mais il y ajoute des variantes de son invention et il combine des éléments pris à plusieurs sites. C’est un ouvrage surtout pratique. Bannis sont les systèmes anthropomorphiques, bannies les théories platonisantes et pythagoriciennes. Une page d’introduction suffit. Cependant c’est certainement un ouvrage humaniste, quoique d’un genre différent, qui dépasse de loin les commentaires et les ouvrages antérieurs. L’architecte est remplacé par l’entrepreneur C’est au moment où, dans les traités d’architecture, le temple cède le pas au bâtiment séculier, que se manifeste un changement qui transforme l’architecte – bon ou mauvais – en entrepreneurâ•›: ce que, depuis lors, il a toujours été, et très souvent au détriment de son art. En Italie, l’architecture était classique bien avant la période dont nous parlons. En France, on est tenté de dire qu’elle ne l’est jamais devenue, et qu’elle semble avoir passé presque sans pause du baroque (au sens non technique du mot) de Blois et de Chambord au baroque de Versailles. Malgré Louis Hautecoeur et sa constante nostalgie d’un «â•¯classicisme français╯», nous remarquons dans les bâtiments et même dans certains traités d’architecture du milieu du siècle, une attention très nette portée aux éléments et aux détails architecturaux, parfois aux dépens de la théorie artistiqueâ•›; tendance, cependant, beaucoup moins marquée en Italie que dans le reste de l’Europe. Le premier et peut-être le plus connu de ces entrepreneurs est un Italien qui résida longtemps en Franceâ•›: Serlio. Malgré sa conviction de ce que la géométrie et la perspective sont les premières sciences nécessaires à l’architecte, les deux premiers livres de Serlio qui traitent de ces sciences ne seront publiés qu’après son traité sur les ordres et celui sur les antiquités de Rome, parce que, dit-il, ces deux premiers livres ne sont pas «â•¯si plaisants à lire que ceux qui traitent de l’architecture╯». Ce besoin d’exciter l’intérêt du public est évident dans tous ses ouvrages. Dans son livre des temples, par exemple, on est étonné de trouver, à la place de la rhétorique de ses collègues, ce début simple et pratiqueâ•›: «â•¯Considéré qu’au temps qui court, soit par peu de dévotion, ou par l’avarice des hommes, l’on ne commence plus de Temple de grande entrepriseâ•›; même qu’on n’achève point ceux que l’on voit ainsi commencés, je disposerai les miens selon la plus simple manière que possible me sera, à ce qu’on puisse les expédier à peu de frais, et en le moindre espace de temps que faire ce pourra╯» (f 3 r). Après quoi, il offre des exemples de temples ronds (comme étant la forme la plus parfaite), ou ovales, ou pentagonaux, hexagonaux, octogonaux. Ensuite, voulant sans doute plaire à tout le monde, il donne aussi des plans cruciformes. En 1559, parut de la main d’Androuet du Cerceau un Livre d’architecture. Contenant les plans et dessaings de cinquante bastimens tous differensâ•›: pour instruire ceux qui desirent bastir, soient de petit, moyen, ou grand estat. Avec declaration des membres et commoditez, et nombre de toises, que contient chaque bastiment, dont l’elevation des faces est figurée sur chacun plan. Plus, breve declaration de la maniere et forme de toiser la maçonnerie de chacun logis, selon la toise contenant six piedsâ•›: Suyvant laquelle, on peut toiser tous edifices, et par là congnoistre la despence
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qu’il convient faire. Pareillement à l’imitation des dictz plans et dessaings, non seulement les maçons, charpentiers, et autres ouvriers, mais aussi ceux, qui se delectent à la pourtraicture, peuvent prendre instruction a bien dessaigner et accomoder tous logis et bastimens. Chose, qui apporte grand plaisir et profit. Cette page de titre, typique de l’auteur, annonce l’ouvrage, non seulement d’un architecte, mais aussi d’un métreur-vérificateur. En principe, notre étude se termine en 1560. Cependant, il est impossible d’omettre le nom d’un des plus grands architectes françaisâ•›: Philibert Delorme qui, en 1561, fit imprimer son premier ouvrage, Nouvelles inventions pour bien bastir et a peu de frais. C’est un ouvrage fait pour être entièrement pratique. Ayant constaté la difficulté et la dépense d’employer des poutres taillées dans des arbres énormes, Delorme fait part du système qu’il a développé lui-mêmeâ•›: il use d’une charpente beaucoup moins sommaire, faite de pièces de bois relativement petites, jointes ensemble par des «â•¯mortaises et des hiernes╯». Il donne aussi des conseils sur les toits en charpenteâ•›; plus légers, ils ne demandent pas la même épaisseur de mursâ•›: par conséquent, le bâtiment «â•¯se peut faire à petits frais, vue la grandeur de l’oeuvre╯» (f 29 r). Évidemment, ce n’est plus un livre d’humaniste, mais plutôt un traité pratique de constructeur. Un autre livre, son Architecture, qui paraîtra en 1567, est consacré également à bien d’autres considérations qu’aux proportionsâ•›; au point qu’il nous parle d’écrire un deuxième volume, celui-là traitant exclusivement des proportions. Il nous promet, d’ailleurs, de baser ses théories sur les proportions du temple de Salomon, telles qu’elles sont exposées dans l’Ancien Testament. Ce deuxième volume n’a jamais paru, et dans le premier Delorme se plaît plutôt à parler des bâtiments qu’il a exécutés lui-même, exposant avec fierté des nouveautés qu’il a employées, comme la trompe du château d’Anet. Dans cette revue de la fortune de Vitruve entre 1520 et 1560, nous avons mis en relief les développements en Italie et en France, mentionnant occasionnellement l’Allemagne et l’Espagne. Pour ce qui est de l’Angleterre, il faut noter qu’elle devra attendre jusqu’au XVIIIe siècle pour avoir une édition en anglais de Vitruve. Cependant, dans ce domaine, on ne doit pas négliger le curieux ouvrage de John Shute, The First and Chief Groundes of Architecture, où Shute traite surtout des cinq ordres. Mais en Angleterre, la Renaissance en architecture ne s’annoncera vraiment qu’au XVIIe siècle, avec les premiers signes de l’influence de Palladio.
Chapitre VII. Pour l’aristocratie de l’esprit Le mouvement poétique: survivances et ruptures Yvonne Bellenger La période 1520–60 voit s’épanouir en Europe des courants poétiques venus d’Italie. Certes, le pétrarquisme n’est pas une invention des années 1520â•›: à cette date, Pétrarque est mort depuis un siècle et demi, et on l’imite en Italie depuis le XVe siècle. Mais ce n’est qu’au XVIe siècle que s’établit la prééminence poétique du Canzoniere, en grande partie sous l’influence de Bemboâ•›: Benedetto Croce allait jusqu’à dire que le pétrarquisme du XVIe siècle aurait pu s’appeler le «â•¯bembisme╯». Quoi qu’il en soit, sur le modèle du chantre de Laure, toute l’Europe va alors entreprendre de «â•¯pétrarquiser╯». Mais Pétrarque ne fut pas le seul modèle proposé par l’Italie à l’Europe au XVIe siècleâ•›: le néo-platonisme (celui de Ficin, de Léon l’Hébreu, celui aussi de Bembo) vient de la péninsule, ainsi que la veine satirique et parodique d’un Berni, d’un Folengo, d’un Arétin. Il y eut aussi le grand renouveau de l’épopée avec l’Arioste, après Pulci et Boiardo, avant le Tasse. L’ample rayonnement de l’Italie ne s’étend pas seulement aux pays limitrophes mais, un peu plus tôt, un peu plus tard, à toute l’Europe jusqu’au Nord et jusqu’à l’Est. D’Italie, la Renaissance poétique touche d’abord l’Espagne, la Dalmatie, puis la France, la Flandre, avant de gagner dans la seconde moitié du siècle l’Angleterre, l’Est de l’Europe avec la Pologne, puis la Bohême, la Hongrie, l’Allemagne enfin, qui ne pétrarquiseront pas avant la seconde moitié ou la fin du XVIe, voire du XVIIe siècle. L’Italie, «â•¯alma mater╯» Depuis la fin du XVe siècle, l’Italie est bouleversée par les invasions étrangères, les conflits politiques, les difficultés économiques, les destructions (sac de Rome en 1527). Dans ces désordres, les écrivains deviennent les protégés des princes ce qui les soumet aux conditions du mécénat. Le succès du Courtisan de Castiglione est à cet égard significatif. Les poètes se trouvent en porte-à-fauxâ•›: soumis aux circonstances, leurs vers reflètent les conditions matérielles de leur compositionâ•›; en témoigne l’abondance des «â•¯genres de cour╯»â•›: pastorales, poèmes chevaleresques, poèmes d’hommage, etc… De plus, alors que les poètes se sentent et se disent investis d’une mission supérieure, ils ne sont souvent, du point de vue social, que d’humbles personnages. Telle est par exemple la situation de l’Arioste à Ferrare, ou celle de Marot et de Ronsard en France. Quelques-uns, il est vrai, échappent à cet asservissementâ•›: ce sont les nantis de la fortuneâ•›: prélat comme Bembo, grand seigneur comme Garcilaso de la Vega. Mais dans la période 1520–60, le cas le plus fréquent est celui du poète voué au caprice ou à l’incompréhension d’un grand. On pense à l’impertinente question du cardinal d’Este demandant à l’Arioste, 307
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à propos du Roland furieux, où il était allé chercher «â•¯toutes ces…sottises╯»â•›; ou à l’exaspération des poètes français perpétuellement condamnés à «â•¯quémander╯» – c’est leur mot – pour vivre. C’est dans ce cadre que l’Italie littéraire continue à briller, donnant à l’Europe des oeuvres nombreuses, inégales et variées. Les diverses régions du pays constituent autant de centres aristiques et intellectuelsâ•›: Venise avec Bembo (1470–1547), avec Gaspara Stampa (1523–54)â•›; Ferrare avec l’Arioste (1474–1533), ainsi que Bandello (1485–1561), auteur des Nouvelles et également poèteâ•›; Florence avec Luigi Alamanni (1495–1556), qui mourut réfugié à Amboise, en France, avec Agnolo Firenzuola (1493–1533), polygraphe, auteur d’une remarquable traduction de L’Âne d’or d’Apulée (vers 1520) et des fables du Discours sur les animaux (1548), avec Benedetto Varchi (1503–65), chroniqueur et poète, avec Gabriele Simeoni (1509â•›?-70), polygraphe et aventurier, avec Luigi della Casa (1503–56), l’un des grands poètes du siècle, qui vécut aussi à Venise et à Rome et apporta un ton nouveau en réaction contre la mode de la langueur pétrarquisteâ•›; Naples avec le père du grand Torquato Tasso, Bernardo Tasso (1493–1569), auteur de belles Rimes, qui parcourut toute la péninsule et servit divers protecteurs en France, et avec Luigi Tansillo (1519–60), auteur de Stances pétrarquistes et d’une longue complainte, Les larmes de Saint Pierre, que les poètes baroques imitèrent à l’envi quelques décennies plus tardâ•›; Rome avec Michel-Ange (1475–1564), avec Vittoria Colonna (1490–1547), Francesco Maria Molza (1489– 1544), Annibal Caro ((1507–66), diplomate au service des Farnèse et traducteur de L’Enéide, de Daphnis et Chloé, et auteur d’élégantes rimes pétrarquistes. Le Vénitien Bembo, grand lettré, puis cardinal, pur cicéronien, auteur de proses «â•¯vulgaires╯» mais aussi de Rimes (1529) strictement pétrarquistes, fut en son temps considéré comme le plus grand poèteâ•›; L. Dolce (1508–68) allait jusqu’à dire dans ses Rimes burlesques que Bembo ne savait plus «â•¯si c’était lui qui était Pétrarque ou Pétrarque qui était lui╯». Il importe également de réserver une place d’honneur à Michel-Ange, créateur prodigieux qui par son art incarne peut-être à lui seul la Renaissance en ce qu’elle a de plus grandiose et en même temps de plus humain, et auteur de Rimes, adressées en apparence du moins à Vittoria Colonna, partiellement publiées en 1546, posthumes en 1623). Il importe de citer tout particulièrement les femmes poètesâ•›: la noble Romaine Vittoria Colonna, pure pétrarquiste liée d’amitié à Bemboâ•›; Veronica Gambara (1480–1550), et Gaspara Stampa (1523–54), Vénitienne ardente et passionnée à qui l’on a souvent comparé sa contemporaine française Louise Labé. La poésie italienne de notre tranche chronologique s’exprime dans des veines diverses. L’Arioste publie les deux premières éditions de son Roland furieux en 1516 et 1521, avant l’édition définitive de 1532, année précédant sa mort, en quarante-six chants. Le Roland connaîtra cent trente-six éditions, sans compter les traductions, jusqu’à la fin du XVIe siècle. C’est l’une des oeuvres dominantes de la Renaissance européenne, synthèse d’un monde chevaleresque finissant, dont la fantaisie légère et souriante, somptueuse et admirablement grave tout à la fois, contribuera à façonner l’image de l’homme moderne pour toute la littérature européenne. Ce chef-d’oeuvre n’est pourtant qu’une des facettes de la production poétique de cet exceptionnel créateur, auteur également de comédies, de satires, de vers latins, de rimes lyriques «â•¯platoniques à la manière pétrarquiste en italien, sensuelles à la manière d’Horace en latin╯» (De Sanctis). Le néo-pétrarquisme n’occupe pas à lui seul toute la scène de la poésie italienneâ•›: la satire et le burlesque prospèrent également. Les satires de l’Arioste (1534, posthumes) mêlent à l’inspiration horatienne des allusions à la vie personnelle du poète et à la société contemporaine,
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renouvelant ainsi le genre. Mais s’ouvre également une veine plus originale encoreâ•›: il revient au Florentin Francesco Berni (1497â•›?-1535) d’avoir créé, dans la voie ouverte par Burchiello, le genre qu’on appellera désormais «â•¯satire bernesque╯» avec ses capitoli en terze rime où ironie et paradoxe déplacent les perspectives et renversent la réalité. Cette veine caustique qui se souvient des «â•¯pasquinades╯» romaines sera encore illustrée, mais différemment, par l’Arétin connu surtout, outre ses Paraphrases sur les Psaumes, (1534) pour ses proses souvent libres, et pour ses vers satiriques. Mentionnons encore Niccolò Franco (1515–70), d’abord collaborateur, puis ennemi de l’Arétin, auteur de vers satiriques dirigés contre lui, de Priapées (1541), de rimes tant pétrarquistes qu’antipétrarquistes…et qui mourut pendu. Enfin, Folengo (1491–1544), auteur sous le pseudonyme de Merlin Coccaïe des Macaronées rééditées plusieurs fois de 1517 à 1522, et continuateur par cette oeuvre de la tradition médiévale dite «â•¯macaronique╯», dont se souvient Rabelais, et qui dans la veine goliardique et carnavalesque est animée d’un vocabulaire latin tout fantaisiste. Cet exemple met en évidence un fait qui demeure primordial au XVIe siècle, en Italie et ailleurs, dans l’histoire de la poésieâ•›: l’importance du latin comme langue de création. La poésie néo-latine n’est dissociable de celle en langue vulgaire ni par ses registres, ni par ses ambitions, ni même quelquefois par ses auteurs. Pour l’Italie citons Fracastor (1478–1533), auteur d’un poème «â•¯scientifique╯» fameux, au moins par son titreâ•›: Syphilis sive de morbo gallico (1530), pièce didactique en hexamètres latins narrant, dans des vers d’une pureté classique, l’histoire du berger Syphilis puni pour avoir été infidèle au Soleil, mais heureusement guéri par le gaiac et le mercure. Dans un registre différent, quoique didactique encore, il faut faire état de La Christiade (1535â•›; 2e édition 1550), ample poème latin de Vida (1485–1566) évoquant la vie du Christâ•›; Vida est par ailleurs l’auteur de plusieurs petits poèmes latins sur des sujets divers dans le goût des «â•¯blasons╯» en vogue à l’époque (les échecs, les vers à soie etc…) ainsi que d’une Poétique latine qui prend position en faveur des modèles latins sur les grecs. Mentionnons, parmi ces Italiens latinistes, le nom de Navagero (ou Naugeriusâ•›: 1483–1529), diplomate et lettré vénitien, ami de l’imprimeur Alde Manuce et dont les Lusus, d’abord publiés en 1530, figurèrent par la suite dans de nombreuses anthologies. Maints poètes espagnols s’inspirèrent de lui. Flaminio (1498–1550), poète de la nature surtout, écrivit également des pièces religieuses fort appréciées. Mais il nous faut avant tout faire état ici de Sannazar (1458–1530), noble Napolitain réfugié en France dès le début du siècle. Il s’était fait principalement connaître par L’Arcadie (publiée en 1504) et les Eglogues marines (1486)â•›; mais sa poésie religieuse ne parut qu’à la fin de sa vie (De partu Virginis, 1526). Quant à ses Épigrammes latines, elles ne virent le jour qu’après sa mort, en 1535, de même que ses Rimes vulgaires (1530). Il fut assurément un des poètes le plus en vogue de son temps, reconnu à travers toute l’Europe. Deux événements politiques vinrent affecter le rayonnement des lettres italiennesâ•›: la clôture du Concile de Trente qui provoque la Contre-Réformeâ•›; et le traité de Cateau-Cambrésis entre la France et l’Espagne, qui installe une hégémonie espagnole en Italie et, du même coup, l’esprit de l’Inquisition.
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Le rayonnement italien en Europeâ•›: du Sud vers le Nord Dès le XVe siècle, avec le marquis de Santillana, l’exemple italien avait fait école en Espagne. Au XVIe siècle apparurent deux poètes majeursâ•›: Juan Boscán (1499–1542), qui traduisit le Courtisan de Castiglione en castillan, et composa des poésies publiées posthumes en 1543 en même temps que celles de son ami Garcilaso de la Vega (1503–36). Celui-ci, de très noble famille, fut le plus grand des poètes lyriques espagnols de la Renaissance en dépit de la relative minceur de son œuvre (trente-huit sonnets, cinq chansons, deux élégies, une épître, trois admirables églogues ainsi que quelques pièces latines). Il devait mourir en Provence, tué à l’âge de trente-trois ans dans une campagne militaire. Plus encore que Boscán, il contribua à imposer en Espagne l’hendécasyllabe italien, le sonnet, la terza rima, et d’autres formes empruntées à Dante et à Pétrarque. Malgré la brièveté de sa vie, il joua dans son pays un rôle comparable à celui de Ronsard en France, fixant de façon définitive la poésie savante espagnole. Dès le début du siècle, le prestige de la langue castillane est considérable. Adoptée non seulement par un Catalan comme Boscán, elle est également employée par certains italiensâ•›: Bembo lui-même composa en castillan des vers auxquels Lucrèce Borgia répondit dans la même langue. Au nombre de ces Castillans par choix on compte le Portugais Montemayor (1520–61) qui publie en 1559 une oeuvre tout inspirée de Sannazarâ•›: la Diana, à la fois poésie et roman, où alternent vers et prose, et dont l’influence, conjuguée à celle de son modèle, l’Arcadia de Sannazar, sera considérable jusqu’au XVIIe siècle, à travers l’Europeâ•›: Belleau dans sa Bergerie (publiée en deux «â•¯Journées╯», 1565 et 1572), d’Urfé dans L’Astrée, et Shakespeare dans plusieurs de ses comédies, se souviendront de la Dianaâ•›; et l’on sait quelle fut aux XVIe et XVIIe siècles la vogue de la pastorale. Simultanément, au Portugal le célèbre dramaturge Gil Vicente (?1470–1536) compose lui aussi en castillan aussi bien qu’en portugais. Plus tard viendra le grand Luis Camoëns, auteur de poésies diverses dans le goût du tempsâ•›: sonnets, élégies, satires, odes, stances, dont plusieurs en castillan. Son oeuvre lyrique majeure, les Lusiades, narrant l’aventure de Vasco de Gama, fut écrite vers le milieu du siècle, lors d’un séjour à Macaoâ•›; mais publiée seulement en 1572. Parmi les terres tôt favorisées du rayonnement italien, il convient de mentionner la côte dalmate et en particulier Raguse (Doubrovnik), point de rencontre de la culture grecque et italienne. Les écrivains de cette ville, au XVIe siècle, sont d’excellents humanistesâ•›: ils usent du latin et de leur langue vulgaire et ils adaptent leurs emprunts étrangers à des thèmes nationaux pour créer à travers l’épopée serbe une littérature véritablement nouvelle. Parmi les poètes lyriques ragusains les plus connus de la période 1520–60 citons Mavro Vetranović (1482–1576) et Marin Drzić (1518–1567). En France, dès le début du siècle les poètes lisent la poésie italienne. Clément Marot (1496–1544), d’une part continuateur de la Grande Rhétorique, éditeur du Roman de la Rose et de Villon, héritier et mainteneur de formes et thèmes traditionnels tels que le rondeau et la chanson, est aussi, d’autre part, un des premiers auteurs de sonnets en français (peut-être même le premier), et l’introducteur de l’églogue et de l’élégie. Son engagement avec la Réforme, et en particulier son rôle sans pareil en tant que traducteur des Psaumes, s’opposera à l’influence de l’italianisme en poésie. Marot eut des disciples dans d’autres pays d’Europe, comme, en
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Flandre, Lucas de Heere (1534–84), continuateur des rhétoriqueurs mais également introducteur du sonnet, de l’épigramme et de l’ode en langue néerlandaise. Maurice Scève (?1500-?1560) fut lui aussi imprégné d’humanisme et de culture italienneâ•›; sa Délie (1544), en dizains de décasyllabes compacts, complexes et éclatants, est le premier canzoniere en langue française. Il est l’auteur également d’une églogue, La Saussaie (1547), et d’un long «â•¯héxaméron╯» (Microcosme, 1562) qui narre l’épopée de l’humanité depuis ses origines. Scève fut au centre d’un mouvement poétique particulièrement vivant à Lyon, avec notamment Pernette du Guillet et Louise Labé (1524–66). (?1510–45) En ce qui concerne Marguerite de Navarre (1492–1549), soeur du roi François Ier, elle fut non seulement l’auteur de l’Heptaméron, recueil de nouvelles inspiré du Décaméron de Boccace, mais aussi de comédies et de recueils de poésie philosophique et religieuse, parmi lesquels le Miroir de l’âme pécheresse, qui lui valut la censure de la Sorbonne. Le mouvement poétique le plus important en France au coeur du XVIe siècle fut à coup sûr la Pléiade dont l’influence considérable s’exerça à travers l’Europe. Ce mouvement eut pour chef d’école Pierre de Ronsard (1524–85), qui s’illustra à peu près dans tous les genres poétiques. Il révéla non seulement sept poètes, selon une liste d’ailleurs variable dressée par Ronsard, mais un groupe plus nombreux. Jean Dorat (1508–88), helléniste, et poète lui-même en grec et en latin, fut le maître de plusieurs d’entre eux à l’époque du Collège de Coqueret. Jacques Peletier du Mans (1517–82), mathématicien aussi bien que poète, fut leur premier théoricienâ•›: en 1545, il publia une traduction en vers de L’art poétique d’Horace, dans la dédicace de laquelle il réclamait davantage d’attention à la langue françaiseâ•›; il jugeait bon d’étudier et de prendre pour modèles les auteurs antiques et le Italiens (étant entendu que Dante, Pétrarque et Bocacce eux-mêmes avaient développé le toscan afin de mieux imiter les modèles antiquesâ•›; et que Cicéron s’enorgueillissait déjà d’exposer la philosophie grecque en latinâ•›!). On peut même noter que la doctrine de la Deffence et illustration de la langue françoyse par laquelle Joachim du Bellay (?1522–60) devient le porte-drapeau du mouvement en faveur du perfectionnement du français en tant que langue littéraire s’inspirait d’un ouvrage italien, le Dialogue des langues de Sperone Speroni, qui demandait la même chose pour l’italien. Le mouvement eut une telle ampleur que l’historien Étienne Pasquier (1529–1615), poète également, put dire dans ses Recherches de la Franceâ•›: «â•¯Vous eussiez dit que ce temps-là était du tout (c’est-à-dire entièrement) «â•¯consacré aux Muses…╯» Le poète Jean-Antoine de Baïf (1532–89) tentera avec les «â•¯vers mesurés à l’antique╯» de fondre poésie et musique et deviendra en 1570 le fondateur de l’Académie de poésie et de musique. Joachim du Bellay est par ailleurs l’auteur du premier recueil de sonnets publié en France, L’Olive (1549, la même année que la Deffence et illustration). Sa mort en 1560 précèdera de peu le début (1562) des guerres de religion. La Pléiade renouvela les genres, les rythmes, les modèlesâ•›: elle élargit les registres, enrichit la langue et la musique des vers, et défendit non seulement la poésie mais la dignité du poète. Elle produisit dans tous les domaines des séries dignes du canon littéraireâ•›: des Amours, des Odes, des Hymnes, des pièces parfois difficiles à classer tels les Regrets ou les Antiquités de Rome de Du Bellay. La Pléiade crée ou recrée l’élégie, publie en France les premiers canzonieri en sonnets, établit l’alexandrin comme le vers français par excellence (sans renoncer pour autant aux ressources du décasyllabe ni à la variété strophique). Au moins pour la durée d’une décennie ce fut effectivement en France «â•¯un temps du tout consacré aux Muses╯».
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On voit selon quels parcours l’Italie a marqué l’Europe dans la période en question, pays par pays. Ce n’est qu’en 1557 que paraîtront pour la première fois en Angleterre, après la mort de leurs auteurs, les sonnets pétrarquistes de Wyatt (1503–42) et de Surrey (1517–47) dans les Mélanges de Tottel. En 1559, l’Espagne voit, ainsi que nous l’avons noté, la publication de la Diana de Montemayor, et en 1572 paraissent au Portugal Les Lusiades. En Pologne s’épanouit, avec notamment les Thrènes sur la mort de sa fille (1580), la superbe veine poétique de Kochanowski (1530–84), auteur également de vers latins. En Bohême, pendant le XVIe siècle (dernier siècle d’indépendance, pour longtemps) c’est surtout la prose savante qui bénéficie de l’essor culturel du pays. En Allemagne, la personnalité dominante en poésie au XVIe siècle est celle de Hans Sachs (1481–1576), ami de Dürer, contemporain des humanistes et auteur d’un hymne à Luther. S’il n’ignore pas la tradition italienne – surtout, dans ses Farces de Carnaval, celle de la littérature narrative – il se rattache à la Grande Rhétorique, celle des Meisterlieder dont il compose plus de quatre mille dans le cadre du Meistergesang. Cet exemple nous rappelle qu’à côté des grands courants de l’âge nouveau (pétrarquisme, néo-platonisme, voix de la Réforme) il subsiste dans la poésie du XVIe siècle tout un réseau de survivances. Survivances Il nous paraît nécessaire de faire intervenir ce terme peut-être ambigu afin de souligner la complexité de la notion même de Renaissance. Il est évident que le mouvement poétique qui rayonne d’Italie à travers l’Europe prolonge, dans ce pays même, les créations des époques précédentesâ•›; et que dans chaque pays et dans chaque langue les novateurs sont héritiers des traditions nationales, fût-ce en réagissant contre elles. Il reste que ces traditions résistent. En Pologne, par exemple, Nicolaj Rej de Naglewice (1505–69), autodidacte enthousiaste, compose des poèmes qui se rattachent à la culture populaire de sa Galicie natale, et qui ne manquèrent pas d’imitateurs. En Espagne, les survivances s’incarnent dans les rééditions du Cancionero de romances (en 1545, en 1550) et le Silva de romances (1550), compilations remaniées d’anciens poèmes populaires qui jouirent d’un très grand succès. L’héritage rhétorique se manifeste dans l’oeuvre de Guevara (1480–1545). En France, Marot représente en ce sens un cas singulier, conjuguant avec un égal bonheur survivance et nouveauté. On pourrait en dire autant – parmi maints autres exemples – de l’Italien Berni, dont la verve burlesque prolonge non seulement le gros rire de Burchiello mais une tradition ancienne et populaire, celle de la parodie irrévérencieuse, et suscite un nouveau type de satire que cultiveront d’autres écrivains à travers l’Europe, de Du Bellay à Góngora ou Scarron… Autre survivance ambiguëâ•›: la poésie néo-latine. Faut-il rappeler que dans la Deffence et illustration de la langue françoyse, Du Bellay raillait ceux qu’il appelait dédaigneusement des «â•¯reblanchisseurs de murailles╯» avant de devenir lui-même, quelques années plus tard, l’un des meilleurs poètes latins de son siècleâ•›? C’est dire combien la pratique de la poésie néo-latine fut parfois perçue, au XVIe siècle même, comme un legs du passé. Mais c’est dire aussi qu’elle le fut également comme comme l’expression de la modernité. Les oeuvres de Sannazar ou de Navagero sont célébrées, à juste titre, comme témoignant d’un esprit nouveau. Il en va de même
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des poésies du Hollandais Jean Second (1511–36) dont les Baisers (publiés en 1539) connurent un succès européen grâce à leur ton voluptueux. Au cours de la période que nous étudions, la production néo-latine est considérable à la fois par sa quantité, sa qualité, sa variété. De Salmon Macrin (1490–1536), lettré poitevin, on disait qu’il était l’↜«â•¯Horace français╯» par ses hymnes, ses odes, son Carminum libellus (1528) dont la poésie amoureuse est nourrie de Catulle. L’Écossais Buchanan (1506–82), qui sera l’un des maîtres de Montaigne (au collège de Guyenne) ainsi que de Marie Stuart, fut un brillant humaniste et helléniste, auteur de tragédies bibliques, de traductions de tragédies antiques, mais également poète néo-latin. Marc-Antoine Muret (1526– 85), ami de la Pléiade, auteur de Juvenilia célèbres, après avoir collaboré à la mise en musique des Amours de Ronsard, publia un Commentaire de ces Amours (1553). Il devait être banni de France pour des questions de moeurs, et terminera sa vie à Rome. Même l’austère Théodore de Bèze (1519–1605) avait composé des Juvenilia fort osés qui ne cessèrent de circuler pendant tout le siècle en dépit de sa volonté. Citons encore Nicolas Bourbon (1503–51) pour ses agréables Nugae, et dans un autre registre Palingène (?1500–43), protestant italien protégé par la duchesse de Ferrare, auteur du Zodiacus vitae, et penseur perplexe, comme Tycho Brahé et Giordano Bruno, devant les limites et les dimensions de l’image traditionnelle de l’univers. Notons en outre qu’il y a continuité entre la production néo-latine du XVe et du XVIe siècleâ•›: les oeuvres du Grec Marulle, de l’Italien Pontano, de l’Allemand Celtis en témoignent. L’âge nouveau n’est pas coupé du Moyen Âgeâ•›; il assume le legs humaniste et transforme l’héritage qu’il reçoit du passé. Ruptures Ce sont pourtant les ruptures qui paraissent les plus évidentes, les plus conscientes, les plus volontiers et solennellement proclamées. On pense évidemment à la Pléiade, soucieuse de rompre avec les formes, les modèles, les usages de la tradition nationale «â•¯comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et telles autres épiceries╯» – tels sont les mots de Du Bellay dans la Deffence et illustrationâ•›; et Ronsard, l’année suivante, affirme la même chose dans la préface de ses premières Odes (1550â•›: «â•¯L’imitation des nôtres m’est tant odieuse…que pour cette raison je me suis éloigné d’eux, prenant style à part, sens à part, oeuvre à part.╯» Et cependant, pour consommer cette rupture, on se tourne encore vers des modèles. On peut sourire de Du Bellay qui, pour défendre et illustrer la langue française, avait imité et même copié l’Italien Sperone Speroni. Mais même alors, Du Bellay indiquait clairement qu’il s’engageait dans la voie d’une transformation radicale, celle de l’enrichissement de la langue qui sera celle de la poésie. Et de même qu’il avait imité, il sera imitéâ•›: en 1595 paraîtra en Angleterre une Défense de la poésie (posthume) où Sydney évoquera Du Bellay. De tels manifestes – et ils furent nombreux – constituent non seulement une promesse – qui fut tenue – mais une réflexion approfondie des poètes sur leur art et sur leur propre vocation. Le changement qui en résulta fut appréciable non seulement dans les formes poétiques (nouvelles musiques du vers, nouvelles métriques), non seulement dans l’ampleur et la variété des registres pratiqués (des genres les plus nobles aux plus familiers), non seulement par l’abondance et la diversité des talents, mais par l’idée que l’on se fait du poète à travers l’Europeâ•›:
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le poète est un être inspiré, un être supérieur, un lettré. Si la poésie est un don des dieux elle est aussi le résultat d’un travail. La conception du poeta vates se marie au XVIe siècle à une conception orphique de la poésie et à sa vision du monde. «â•¯La Renaissance est l’une des rares époques de la pensée où art et science ont donné exactement la même représentation orphique de la nature╯» (Robert Lenoble). Poésie riche de ses contradictions mêmes. Trop de mythologie, a-t-on dit, trop d’afféterie, trop de ce qu’on a longtemps et improprement appele préciosité et qui s’apparente davantage au maniérismeâ•›; celui-ci réside dans la forme ornée et foisonnante des créations du XVIe siècle qui est l’un des moyens par lesquels s’exprime son adhésion au mondeâ•›: curiosité, volonté de voir par-delà les apparences, de ne renoncer à aucun détail, aucune particularitéâ•›; sentiment d’un univers que Marcel Raymond nomme chimérique, c’est aussi une façon de renouer avec quelque chose de très ancien, avec la fascination pour le mystère que traduisent quelques-uns des textes les plus admirés, ou les plus glosés. Ce qui frappe avant tout lorsqu’on tente de contempler l’ensemble du mouvement poétique de l’époque, c’est sa richesse, sa passion pour un passé très ancien, souvent païen, et en même temps sa généreuse ouverture vers des dimensions nouvelles. C’est l’époque de Nostradamus et de ses Prophéties (1555), d’Alciat et de ses Emblèmes (1522)â•›; et primordialement sans doute celle où la poésie assume la conscience poignante, et l’angoisse tout humaine, du carpe diem.
L’humanisme chevaleresque Michel Stanesco La littérature chevaleresque du XVIe siècle a été très longtemps victime d’un jugement de valeur sévère et exclusif, abusivement attribué à Cervantèsâ•›: elle ne serait, en gros, qu’un ensemble de livres ridicules et mal écrits, bons à jeter au feu sans trop de ménagement. Dans leur immense majorité, les historiens et les critiques littéraires de l’âge moderne, évitant de perdre leur temps à de «â•¯vaines╯» lectures, se gardèrent bien d’émettre sur ces histoires des avis différents de ceux de leur illustre devancier supposéâ•›; la cause avait été jugée sans appel et l’autodafé immédiatement exécuté dans la basse-cour d’une ferme de La Manche, vers la fin du XVIe siècleâ•›! A peine quelques romans trouvèrent-ils grâce dans cette expéditive entreprise d’assainissement des moeurs littéraires. Une reconsidération des faits s’imposeâ•›: car il est évident aujourd’hui qu’il ne faut plus confondre avec tant de précipitation les appréciations de Cervantès sur les livres de chevalerie avec celles du curé et du barbier du village de Don Quichotteâ•›; tout compte fait, si complexe et si moderne qu’il soit, Don Quichotte est, comme le disait avec autorité Menéndez y Pelayo, «â•¯le dernier des livres de chevalerie, le définitif et le parfait╯». Ensuite, s’il est vrai que les humanistes du temps avaient opposé à ces romans un refus farouche et constant, on sait déjà depuis quelque temps que cette attitude procédait souvent d’un puritanisme moral qui réprouvait toute forme de poésie et de fiction. D’autre part, une étude comparée de ce qui fut une véritable passion pour la chevalerie au temps de la Renaissance nous permet de mesurer les dimensions réelles d’un phénomène qui ne fut pas uniquement et strictement littéraire, ni limité à l’Espagne et à ses «â•¯libros de caballerías╯». Enfin, des études récentes et, surtout, des éditions critiques de textes rarement ou jamais republiés depuis leur époque de gloire rendent plus aisé l’accès à ce qui était entre temps devenu un fatras de curiosités littéraires. De la chevalerie à l’humanisme chevaleresque Le dépérissement de la chevalerie, processus lent mais irréversible, déclenché déjà au XIVe siècle, avait abouti à la fin du Moyen Âge à la sortie définitive de cette institution de la scène historique. Toutes sortes de raisons y avaient concouruâ•›: changement des mentalités, évolution de l’armement, modification de la conception de la guerre, bouleversements économiques et sociaux. Dans son dialogue sur L’art de la guerre (1521), Machiavel ne consacre pas même une ligne à la chevalerie et à son rôle, autrefois déterminant, dans un conflit armé. Pour cet illustre fondateur des Temps modernes, il est impensable qu’un «â•¯homme de bien╯» embrasse et pratique la guerre comme sa profession particulièreâ•›; or, le chevalier était foncièrement un guerrier professionnel. La guerre deviendra dès maintenant l’affaire exclusive des gouvernements. Le chevalier médiéval était aussi, du moins idéalement, le militaire qui devait regarder son adversaire «â•¯face à face╯», à la longueur d’une lanceâ•›; or, l’emploi de plus en plus généralisé des armes à feu modifiait fondamentalement la tactique sur les champs de bataille. Il est significatif de constater que des chevaliers célèbres – un Jacques de Lalaing, un Bayard – furent tués par ces armes nouvelles, 315
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tenues pour des inventions du «â•¯dyable╯», qui frappaient à distance. Les «â•¯beaux coups d’épée╯» des chevaliers sont désormais considérés inutiles, nuisibles même, au nom de l’efficacité militaire. Quelques défaites catastrophiques, des contraintes sociales et financières, la méfiance de l’Église envers les ordres chevaleresques, l’incapacité des princes et des rois à organiser une croisade contre la formidable poussée ottomane avaient contribué également au discrédit et à l’élimination définitive de la chevalerie en tant qu’institution. Les ordres de chevalerie du Moyen Âge sont considérés par Montaigne comme des «â•¯marques vaines et sans pris╯», rien d’autre qu’une façon commode de récompenser la vertu sans puiser au trésor public. La disparition de la chevalerie ne coïncide pourtant pas avec l’effacement de son rôle dans l’histoire de l’Occident européen. C’est au cours du XVIe siècle que s’affirmera avec une fermeté surprenante ce que nous appellerons l’humanisme chevaleresque. Celui-ci se veut dans sa manifestation historique une reviviscence de l’ancienne chevalerieâ•›; de ce point de vue, il constitue une réalité culturelle complexe, irréductible à la seule passion pour les livres de chevalerie. Catégorie stylistique ayant ses propres symboles, ses motifs, ses idéaux, une vision propre du monde, l’humanisme chevaleresque apparaît à une époque où les sources Vivès de la chevalerie sont déjà taries. En fait, il est une nostalgie pour le passé, tout comme l’humanisme classique, mais pour un passé moins éloigné que l’Antiquité, plus proche parce qu’il n’avait pas encore complètement disparu, moins rigoureux que l’érudition philologique, plus apte à s’exprimer par des symboles que par des syllogismes. L’humanisme chevaleresque se déploie comme un ensemble de comportements socialisés, produits de l’idéalisation des vertus courtoises et des hauts faits d’armesâ•›; il conçoit le destin de l’homme comme une suite de beaux gestes, dignes d’être éternisés dans une narration romanesque. Renouveau de la littérature chevaleresque C’est ainsi que l’humanisme chevaleresque est véhiculé essentiellement par un nombre impressionnant d’histoires romanesques. L’Italien Giovambatista Giraldi Cinzio constatait en 1549, dans son Discorso intorno al comporre dei romanzi, qu’il y avait dans son pays une multitude d’auteurs de ce genre de livres, mais que personne jusqu’à lui ne s’était encore attaché à éclaircir leur composition et leur origineâ•›; «â•¯ceux qui se sont adonnés à écrire des romans, dit-il, traitent de feintes matières de chevaliers, lesquels sont appelés errants. Et l’on voit dans leurs compositions des faits vertueux et courageux, mêlés d’amour, de courtoisie, de jeux et d’autres étranges événements…╯» Cette littérature n’est pas particulière à l’Italieâ•›; Don Quichotte s’enorgueillissait d’avoir dans sa bibliothèque plus de trois cents livres sur les chevaliers errantsâ•›; ce nombre n’est guère excessif par rapport à ce qu’on avait imprimé au XVIe siècle. La littérature chevaleresque couvre en réalité un domaine immense, dont bien des aspects ne nous sont connus encore qu’avec une certaine approximation. C’est le cas surtout des histoires composées à des époques antérieures, mais jouissant toujours auprès du public d’un grand succèsâ•›: les faits d’armes des héros des anciennes chansons de geste, les aventures des chevaliers de la Table Ronde, l’amourpassion de Tristan et Yseut, etc. Ces narrations, dont les versions originales, depuis longtemps oubliées, remontent au XIIe ou XIIIe siècle, sont engagées dans un processus permanent de modernisation. Certes, il arrive qu’on les conserve ou recopie telles quelles, avec le plus grand soin,
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comme un legs précieuxâ•›; l’empereur Maximilien, par exemple, fait copier plusieurs oeuvres qui, sans lui, ne nous seraient jamais parvenues. Mais, le plus souvent, ces textes, après avoir été transposés en prose à partir du XIIIe siècle, sont sans cesse remaniés, interpolés, abrégés, ou allongés, adaptés en d’autres langues, imprimés, réédités par des éditeurs concurrents, etc. L’entreprise de rajeunissement concerne d’abord la langue, mais elle supprime aussi les archaïsmes de toutes sortes, rationalise ce qui n’est plus compris, simplifie ou élimine le riche entrelacement narratif de l’époque antérieure, divise le texte en chapitresâ•›; à l’exception de l’Italie, l’usage de la prose est général, mais il arrive que des oeuvres écrites en prose soient versifiées par la suite. Les livres de chevalerie constituent ainsi une littérature véritablement dynamique. Les narrations chevaleresques les plus populaires se concentrent sans doute autour des personnages des vieilles chansons de geste, remaniées depuis longtemps déjà dans une perspective romanesque. Un poète sicilien du XVIe siècle notait, non sans mépris, que les auteurs et les lecteurs de son temps étaient peu enclins aux sujets religieux, et que sur les places publiques on n’entendait raconter que les exploits d’Orlando et de Rinaldo. La Chanson de Roland est, bien sûr, inconnue, car on préfère de loin un personnage aventureux et amoureux comme Orlando, l’avatar romanesque du héros épique primitif. Mais le héros qui suscite l’enthousiasme est plutôt Renaut de Montauban, dont le texte originel remonte à la fin du XIIe siècleâ•›; l’histoire de ce vassal rebelle de l’époque de Charlemagne, plusieurs fois allongée, rajustée et continuée, avait été mise en prose française au XVe siècle. Ce livre sera par la suite un best-seller, avec vingt-sept éditions en moins d’un siècle. En Italie, la fortune de Renaut, devenue Rinaldo, remonte déjà au XIVe siècle, avec une version en prose et une autre en ottava rimaâ•›; les deux parviendront en Espagne où elles rencontrent une autre tradition castillane autour du même personnage, beaucoup plus ancienne et sensiblement différenteâ•›; en faveur auprès du public, elles donneront naissance à plusieurs romances et influenceront directement un livre de chevalerie espagnol, Reinaldos de Montalbán (1523), ainsi que, plus tard, une comédie de Lope de Vega, Les prouesses de Reinaldos. Renaut de Montauban comporte aussi des suites éditées souvent à part, comme Maugis d’Aigremont, Mabrian, La conquête de Trébizonde (1517), de même que le long poème de la Leandra innamorata de l’Italien Piero Durante da Gualdo, publié à Venise en 1508. L’histoire de Renaut fut constamment réimprimée en Espagne comme livre de colportage, jusqu’à la fin du XIXe siècle, ainsi que celle du géant Fierabras, à l’origine chanson de geste du cycle carolingienâ•›; en France même, Fierabras – dont le protagoniste est compté par Rabelais parmi les ancêtres de Pantagruel – connaît un succès remarquable (vingt-six éditions entre 1478 et 1588), suivi de près par le Galien restoré – Galien est le fils d’Olivier et de la fille du roi Hugues de Constantinople – et par Garin de Montglane, l’ancêtre au «â•¯fier visage╯» d’une illustre lignée de chevaliers. Ces livres sont un mélange de légendes épiques et de sources pseudo-historiques, fortement contaminées par des motifs romanesques. Une autre catégorie de livres de chevalerie est surtout marquée par des motifs folkloriques sans âge. Ces livres satisfont l’engouement d’un très large public pour les aventures extraordinaires et dangereuses de quelque chevalier. L’espace où se meuvent leurs héros est plus vaste que celui des anciennes chansons de gesteâ•›; c’est tantôt un Orient de rêve, tantôt un univers de féerie. La plupart d’entre eux remontent à une époque antérieure, mais leur vogue sera constante et s’étendra à l’échelle européenne au cours du XVIe siècle. Ainsi, Pierre de Provence et la belle Maguelonne avait été, en 1472, le premier roman en prose impriméâ•›; il sera édité encore vingt-cinq
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fois jusqu’en 1585. Un roman espagnol anonyme, racontant les aventures d’un autre célèbre couple d’amoureux, La historia de los dos enamorados Flores y Blancaflor (Alcalá, 1512), est représentatif de la circulation européenne de ces narrationsâ•›: fondé sur un poème italien du XIIIe siècle, qui avait utilisé les deux versions françaises originaires du XIIe, il est aussi influencé par le roman Il Filocolo de Boccace (composé avant 1338) sur le même sujet. Le roman espagnol est à son tour traduit en français et imprimé d’abord à Paris, en 1554, et réédité plusieurs fois encore, jusqu’à la fin du siècle, à Anvers, Lyon, Rouen. Parallèlement, Il Filocolo est traduit en français et en allemand et sera diffusé dans les deux pays par de nombreuses éditionsâ•›; il connaîtra aussi une traduction tchèque (1519) et une autre, plus tardive, judéo-allemande, les deux fondées sur un Volksbuch du XVIe siècle. Il faudrait y ajouter une version grecque, plusieurs autres remaniements italiens et espagnols, ainsi que les continuations sur la postérité carolingienne du couple, dont seront tirés le poème de Ludovico Dolce, L’amore de Fiorio (Venise, 1532) et des compositions dramatiques en italien, allemand, néerlandais, pour se faire une idée de ce que signifie la permanence et l’extraordinaire floraison d’une oeuvre romanesque médiévale au XVIe siècle. C’est une diffusion comparable que connaîtront d’autres romans, comme Huon de Bordeaux (onze éditions au XVIe siècle), racontant les merveilleuses aventures du chevalier Huon et de la belle Esclarmonde dans un Orient fabuleuxâ•›; comme Mélusine, la bonne fée qui préside au destin fulgurant de la lignée des Lusignanâ•›; comme Robert le Diable, fils d’une duchesse de Normandie et d’un démon, chevalier sanguinaire qui finira sa vie saintementâ•›; enfin, comme Paris et Viane, Valentin et Orson, Cléomadès, Godefroy de Bouillon, Pontus et la belle Sidoine, La belle Hélène de Constantinople, ouvrages qui seront remaniés, traduits et imprimés de nombreuses fois, pour finir souvent comme livres de colportage. A leur tour, ces romans fourniront des motifs romanesques et des personnages à des époques ultérieuresâ•›: ainsi, c’est à la version anglaise de Lord Berners de 1540, d’après une édition française de Huon, que Shakespeare empruntera son Obéron, roi de Féerie, pour Le songe d’une nuit d’été. En comparaison avec ces romans, la «â•¯matière de Bretagne╯» occupe au XVIe siècle une place relativement modeste. Il ne faut quand même pas négliger de mentionner que les véritables romans-fleuves que furent le Lancelot-Graal, le Perlesvaus, le Perceforest, ainsi que d’autres romans, comme Tristan et Merlin, sont encore lus et appréciés par un public amoureux du passé arthurien. Le héros cervantin choisira son nom chevaleresque de Don Quichotte à la suite d’un rapprochement probable entre son véritable nom, Quijana, et Lanzarote, le nom hispanisé du célèbre amant de Guenièvre. Une autre preuve de l’engouement toujours vivant pour cette littérature est non seulement la parution d’une édition en prose du Perceval le Gallois (1530), d’après Chrétien de Troyes, mais encore le remaniement en vers octosyllabiques du Chevalier au lionâ•›; l’auteur de cette rédaction modernisée, abrégée et divisée en chapitres est l’écrivain lyonnais Pierre Sala. Il dédiera à François Ier une énorme collection de récits, Les hardiesses de plusieurs roys et empereurs (rédigée entre 1515 et 1523), dont quelques-uns sont consacrés au roi Arthur et au prophète Merlin. C’est à la demande du roi qu’il écrira aussi un Tristan (1525–1529), histoire d’aventures très bien construite, racontée avec verve, roman de cape et d’épée avant la lettre. Au XVIe siècle, on utilisera toujours un des procédés médiévaux de formation des cycles, à savoir celui qui consiste à raconter les aventures des parents et même des ancêtres éloignés de certains héros (prolongements ascendants), ainsi que celles de leur postérité (continuations). On apprécie énormément à cette époque les éditions de ces suites généalogiques rédigées au
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Moyen Âge, comme Guiron le Courtois, Meliadus, Ysaïe le Tristeâ•›; succès remarquable, le Petit Artus de Bretagne, roman indépendant du cycle de la Table Ronde, connaît quatorze éditions. Il existe aussi des créations originales, comme celle de Claude Platin, qui raconte l’Hystoire de Giglan, fils de messire Gauvain (vers 1520), en suivant les romans de Jaufré et du Bel Inconnu, tout comme un auteur anonyme écrira plus tard les aventures de Meurvin (1539), fils du célèbre héros épique Ogier le Danois. Si la «â•¯matière de Bretagne╯» ne bénéficie pourtant plus de l’immense prestige qu’elle avait connu au cours des siècles précédents, les causes de cette situation ne sont – comme le suppose une partie de la critique – ni l’absence d’un Thomas Malory continental ni l’irréalisation de quelque grand projet narratif, comme celui du Livre des Merveilles de Bretagne, élaboré par Jean Lemaire de Belges. En réalité, cette matière avait transmis son souffle romanesque aux grands livres de chevalerie originaux, rédigés à la fin du XVe siècle et dans la première moitié du XVIe. Un Amadís, un Palmerín empruntent au roman arthurien non seulement leur protagoniste – le chevalier errant – et le motif essentiel de la quête, mais encore celui de l’amour, l’idée de la manifestation du destin humain sous forme d’aventures, la représentation d’un monde de fantaisie et de mystère. La veine du roman arthurien ne s’était pas épuisée, elle s’était transformée. Rédigé dans sa forme actuelle par Garcí Rodríguez de Montalvo vers 1492, Amadis de Gaule, le chef-d’oeuvre des romans de chevalerie espagnols, ne sera publié pour la première fois qu’en 1508, à Saragosseâ•›; il paraîtra en Espagne en trente éditions jusqu’en 1587. C’est au cours de la première moitié du XVIe siècle qu’il accède à sa dimension cyclique et européenne. Montalvo lui ajoutera un cinquième livre de son invention, Las sergas de Esplandian (dix éditions entre 1510 et 1588), où l’on suit les aventures du fils d’Amadis, alors que Paez de Ribera (1510) et Juan Diaz (1526) racontent les aventures de ses petits-fils, Florisando et Lisuarte de Grèce. Les aventures du fils de Lisuarte et celles du fils de celui-ci seront narrées respectivement dans Amadis de Grecia et dans Florisel de Niquea par Feliciano de Silva, dans un style souvent emphatique, dont les répétitions et les jeux conceptuels allaient être comparés au style des maniéristes italiens et des euphuistes anglais. Très apprécié par ses contemporains, Feliciano de Silva est traduit dans la plupart des langues de l’Europe occidentale – une version de son premier livre paraîtra aussi en hébreu, à Constantinople, en 1540. On ne cesse d’augmenter Amadis de nouvelles continuations, d’interpolations, de supplémentsâ•›; le nombre de ses livres s’élève de douze en Espagne à dix-huit en Italie et à vingt-quatre en Allemagne. Bernardo Tasso le transpose en italien entre 1539 et 1557, dans un interminable poème, intitulé Amadigi di Francia, de quelque cinquantesix mille vers, tout comme, à la même époque, son compatriote Ludovico Dolce versifiait deux autres livres de chevalerie espagnols, Il Palmerino (1556) et Primaleon (1562). Un nouveau cycle chevaleresque se constitue au XVIe siècle, dont la fortune sera presque aussi grande que celle des Amadisâ•›; il s’agit justement de ce Palmerín de Olivia (Salamanque, 1511), longtemps méprisé par les érudits modernes à cause d’un jugement immérité, exprimé par le barbier du Don Quichotteâ•›: «â•¯cette olive, qu’on la broie et qu’on la brûle, et qu’il n’en reste pas même de cendres╯». Considéré à tort comme une pâle imitation de l’Amadis, Palmerín de Olivia fut à coup sûr un des plus beaux romans de chevalerie et un modèle de prose romanesque. L’auteur de la version française, Jean Maugin – lui-même auteur d’un Tristan de Léonnois (1554) – justifiera sa traduction par le fait que cette oeuvre est «â•¯ample, pleine d’arguments amoureux et conte de regretz lamentables╯» (Préface à la première édition française,
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1546). Palmerín, le protagoniste du roman, n’est pas seulement le parfait chevalier qui erre par le monde en quête d’aventures, pour l’affirmation de sa valeur personnelle et la reconnaissance de sa noble origineâ•›; il est surtout le jeune héros caractérisé par le sens de la mesure et par la sagesse. Ses entreprises, comme l’a montré G. Mancini dans une étude récente, trouvent surtout une justification unitaire dans le motif littéraire de la guerre religieuse contre les Infidèles. Il ressemble ainsi beaucoup moins à un héros comme Amadis, qu’à des champions imaginaires d’une défense victorieuse de Constantinople, comme Tirante et Esplandian. Palmerín de Olivia fut suivi en 1512 par Primaleón, dont le protagoniste est le fils de Palmerín, ensuite par l’histoire des aventures du fils de Primaleón, Platir (1533), et par un livre paru en italien sur le fils de ce dernier, Flotir (1581â•›?). Par ailleurs, un autre roman, Palmerín d’Angleterre, que le même barbier cervantin comparait aux oeuvres d’Homère, et que Góngora considérait comme digne d’être célébré en bronze, raconte les aventures d’un autre petit-fils de Palmerínâ•›; attribué au XVIe siècle, selon une tradition, au roi João II de Portugal, ce roman appartient peut-être à l’écrivain portugais Francisco de Moraes (vers 1544)â•›; toujours à Lisbonne, on lui ajoutera deux autres continuations, l’une sur son fils, Duardos II de Bretagne (1587), l’autre sur son petit-fils, Clarisol de Bretagne (1602). La vogue des cycles romanesques continue avec les aventures du chevalier Clarián de Landanis (1518) – qui allait fournir à Cervantès un des surnoms de son héros, celui du Chevalier de la Triste Figure – celles de son frère Rinamon de Ganayl (1522), et de leurs fils respectifs, Floramante de Colonia (1550) et Lidaman de Ganayl (1528). Un cycle comme Le Miroir des Princes et des Chevaliers (1562) sera traduit de l’espagnol en italien et connaîtra un véritable succès en Angleterre. Tout ne vient pourtant pas de l’Espagneâ•›; Le Miroir des Chevaleries (1533–1550), roman du cycle carolingien, arrive en Espagne par la filière italienneâ•›; Leandro el Bel est la traduction espagnole d’une oeuvre écrite par l’Italien Pietro Lauro (1560), elle-même la continuation d’un roman espagnol largement apprécié, L’invincible chevalier Lepolemo, le Chevalier de la Croix, composé par Antonio de Salazar (dix éditions entre 1521 et 1600). De même, il est possible que le roman de Polisman (1573), présenté comme la version italienne d’un livre espagnol, ait été écrit dès le début en italien et qu’il soit même resté inconnu en Espagne. On ne répétera pas assez, après les lieux communs des historiens modernes, que la littérature chevaleresque n’a pas été un phénomène uniquement espagnolâ•›; même un chef-d’oeuvre comme Amadis de Gaule, par exemple, fut beaucoup plus célèbre en France et en Allemagne qu’en Espagneâ•›; d’autres romans, comme El Caballero del Sol (1552) de Pedro Hernández de Villaumbrales, ne furent jamais imprimés en Espagne, mais connurent leur moment de gloire à l’étrangerâ•›; enfin, cette mode allait durer en certains pays longtemps après l’extinction de leur vogue en Espagne. Sociologie des romans de chevalerie Dans cette «â•¯civilisation du livre╯» que fut le XVIe siècle, les catégories sociales les plus diverses découvriront le plaisir de la lecture grâce au dépaysement assuré que leur fournissaient les romans de chevalerie. Leur immense popularité justifie qu’on se pose quelques questions de sociologie littéraire sur les auteurs, sur leur public et l’évolution de celui-ci, ainsi que sur leurs critiques et leurs détracteurs. Par son origine même, la littérature chevaleresque du XVIe siècle
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est la descendante directe du roman médiéval, c’est-à-dire d’une tradition littéraire qui comptait déjà plusieurs siècles. Au-delà de toute entreprise de mise à jour, elle charrie non seulement le contenu romanesque d’une autre époque, mais aussi la mentalité médiévale pour ce qui est de la propriété littéraire. Bien des livres de chevalerie sont anonymes, parce qu’ils sont issus, à la suite d’innombrables remaniements successifs, des chansons de geste et des romans en prose remontant le plus souvent au XIIIe siècle. Pour les immenses corpus épique et arthurien, mais aussi pour la plupart des oeuvres originales composées au XVIe siècle dans les mêmes sillons – un Marbrian, un Meurvin – le problème de l’identité de l’auteur ne se pose même pas. L’auteur du premier Amadis est anonyme, tout comme ceux des Palmerín, du Felix Magno (Barcelone, 1531), du Caballero de la Rosa ou du Caballero de la Luna. Si dans bien d’autres cas on connaît le nom de l’auteur d’un livre de chevalerie, surtout en Espagne, on ignore tout ou presque de sa personnalité. L’auteur se fait quelquefois passer pour le traducteur d’une histoire supposée écrite à l’origine dans une langue plus prestigieuse ou simplement plus exotiqueâ•›: Jerónimo Fernàndez aurait traduit son Belianis de Grecia (1547) du grec, l’historien portugais João de Barros son Clarimundo (1520) du hongrois, Antonio de Salazar son Lepolemo (1534) de l’arabe, etc. Les auteurs des romans de chevalerie appartiennent à diverses catégories de lettrésâ•›: l’auteur du Teuerdank (1517) est Maximilien Ier, empereur du Saint Empire romain germanique, celui du Don Clarisel de las Flores est Jerónimo de Urrea, gouverneur des Pouilles (1564–1566). Ils appartiennent surtout à la petite noblesse et à la bourgeoisie cultivée de l’époque. Les femmes ne se tiennent pas à l’écart de cette littératureâ•›: ainsi, Cristalian d’Espagne (1545) fut écrit par une femme, Beatriz Bernal de Valladolid. La première version anglaise d’un roman de chevalerie espagnol, Espejo de Principes y Cavalleros, appartient à Margaret Tyler, sous le titre The Mirror of Knighthood (1580)â•›; elle remarque dans sa préface que cette littérature d’origine espagnole était encore inconnue en Angleterre. Il paraît même que celle qui allait devenir plus tard sainte Thérèse d’Avila aurait cédé dans sa jeunesse, sous l’influence de sa mère, à cette mode dévastatrice, pour écrire, elle aussi, un roman de chevalerie. On se souvient par ailleurs qu’un certain chanoine de Tolède, personnage du Don Quichotte, grand amateur des livres de chevalerie, aurait tenté d’en écrire un pour rapprocher davantage le genre du vraisemblable et du possible, les nouveaux critères esthétiques de l’époque moderne. Gonzalo Fernández de Oviedo y Valdés, historien des Indes occidentales, écrivit le roman de Claribalte (1519), avant de devenir, par la suite, un sévère critique des livres de chevalerie. D’autres auteurs ont moins de scrupulesâ•›: Mambrino Roseo en Italie, Anthony Munday en Angleterre ajoutent des continuations aux romans déjà connus ou traduisent et diffusent de nombreux livres, guidés uniquement par des principes commerciaux. En revanche, des auteurs comme Pierre Sala ou Jean Maugin sont à la fois des amateurs éclairés de vieux romans et de bons connaisseurs de la littérature classique et italienne. La littérature chevaleresque atteint un public très varié, en premier lieu, bien entendu, celui qui savait lire. Des libraires à Salamanque, Paris, Lyon, Venise, Francfort-sur-le Main se spécialisent dans les romans et lui fournissent régulièrement de nouvelles éditionsâ•›; plusieurs imprimeurs s’associent parfois quand il s’agit d’une entreprise plus vaste, comme ce fut le cas avec les six volumes in-folio du Perceforest (Paris, 1528). Un inventaire, dressé en 1533, des livres de Jacques Le Gros nous montre que ce bourgeois parisien était un vrai collectionneur des romans de chevalerieâ•›: il possédait, à côté d’un exemplaire de Pantagruel, paru à peine une année plus
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tôt, tous les grands romans du cycle arthurien et carolingien, un Morgante, deux manuscrits de romans non encore imprimés, ainsi que les trois livres d’Amadis en espagnol, dont la version française ne paraîtrait que des années plus tard. On sait déjà, d’après des inventaires de bibliothèques du XVe siècle, que la littérature romanesque bénéficiait surtout d’un important public féminin. Cette vogue continue au XVIe siècleâ•›: «â•¯Je voudrois avoir autant de centaines d’escus,╯» notait malicieusement l’abbé Brantôme dans ses Dames Galantes, «â•¯comme il y a eu de filles, tant du monde que des relligieuses, qui se sont jeadis esmeues, pollues (souillées) et depucellées par la lecture des Amadis de Gaule╯». La jeune lectrice s’identifie aux héroïnes des romansâ•›: «â•¯Elle désire être une autre Oriana, servie par un autre Amadis╯», constatait Fray Juan de Villagarcía dans son Diálogo entre christianos (1539)â•›; cette autre femme attirera par des regards lascifs le soupirant qui «â•¯pensera incontinent estre… un second Chevalier de l’Ardente Epée╯», notait le moraliste Jacques Tahureau dans les Diálogues non moins profitables que facetieux (1565). Girolamo Bargagli nous décrit dans son Dialogo de’ giuochi (1572) un cercle de lecture dans l’hôtel de la comtesse Agnolina d’Elci, où les nobles dames de Sienne avaient l’habitude de lire l’Orlando Furioso et des romans espagnols à la mode. Le public de la littérature chevaleresque ne fut quand même pas uniforme. Les romans arthuriens, écartés du devant de la scène par les nouvelles créations espagnoles et italiennes, s’adressaient à un public plus cultivé, amateur de la tradition romanesque médiévale. Clément Marot connaissait le roman de Lancelot, «â•¯le tresplaisant menteur╯»â•›; en s’intéressant aux vieux mots des romans français, Ronsard oppose la langue de la «â•¯matière de Bretagne╯» à celle des «â•¯latineurs╯» et des «â•¯grécaniseurs╯» de son tempsâ•›: «â•¯encore vaudroit-il mieux, comme un bon bourgeois ou citoyen, rechercher et faire un lexicon des vieils mots d’Artus, Lancelot et Gauvain, ou commenter le Romant de la Rose que s’amuser à je ne sçay quelle grammaire Latine qui a passé son temps╯» (IIIe Préface à La Franciade, 1587). Cependant, la nouvelle pédagogie interdisait déjà, à l’époque de l’enfance de Montaigne, la lecture des Lancelot du Lac, des Amadis, des Huon de Bordeaux, ainsi que des autres livres de chevalerie. Ces sages préceptes n’empêchèrent pourtant pas le jeune Juan de Valdés de passer dix ans de sa vie à ces lectures, même si l’humaniste qu’il allait devenir le regrette par la suite. Un poète et un humaniste aussi distingué que Joachim Du Bellay connaissait également le Roland furieux, la série des Amadis et des Palmerín, tout comme les romans de Lancelot et de Tristan. Des historiens littéraires ont souligné à juste titre ces dernières années que le public des romans de chevalerie espagnols n’était pas fait d’ignorants et que ces livres touchaient d’abord l’élite sociale de l’Europe occidentaleâ•›: les milieux des cours impériales, royales et princières, mais aussi les chevaliers, les soldats, les aventuriers, les femmes cultivées, les poètes – l’auteur de La Célestine possédait, entre autres, huit livres de chevalerie. Ce n’était certes pas un public «â•¯populaire╯», comme c’était le cas pour les légendes épiques médiévales récitées par des «â•¯cantastorie╯» sur les routes d’Italie, ou encore pour les aventures de quelque géant chevalier, publiées dans les almanachs de foire en France. Cependant, nous n’avons aucune raison de mettre en doute le témoignage d’un Juan Arce de Otalora sur les lectures publiques de livres de chevalerie, faites à l’intention des artisans de Séville, sur le parvis de la cathédrale, vers 1560. Disons plutôt que la littérature chevaleresque était devenue à la Renaissance d’une diversité étonnante, diversité souvent ignorée par les historiens des siècles à venirâ•›: elle allait des mises en prose médiévales, imprimées et rééditées tout au long du siècle, aux suites originales les plus
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récentes, des légendes épiques carolingiennes aux poèmes chevaleresques italiens, des chefsd’oeuvre comme Amadis à d’innombrables romans totalement insipides. A cette littérature dynamique et vivante correspond un public varié du point de vue culturel et social, mais toujours passionné et souvent en mutation. Si plus tard le public aristocratique préfère le roman pastoral et sentimental, la littérature chevaleresque gagnera à partir de la fin du XVe siècle un public toujours plus large. Du Verdier publiera en France, entre 1626 et 1629 une compilation en sept volumes des livres de chevalerie espagnols intitulée Le Roman des Romans. L’année même de la parution du dernier de ces volumes, le poète De La Croix, disciple de Régnier, nous offre le portrait burlesque d’une vieille femme, dont la bibliothèque était bien fournie en livres d’oraisons, mais surtout en romansâ•›: on y trouvait, à côté de Rabelais, l’Astrée, le Roland furieux et le Roman des Romans. Cette vulgarisation continuera plus tard grâce aux éditions de la Bibliothèque bleue (Paris et Troyes, 1775–1780), de la Bibliothèque universelle des romans (1775–1789 et 1798–1803), au Corps d’extraits des romans de chevalerie du comte de Tressan (1782), aux éditions populaires d’Epinal, etc. La traduction castillane de 1525 d’un Fierabras imprimé à Genève en 1478, sera constamment réimprimée en Espagne jusqu’à la fin du XIXe siècle. L’attrait pour les histoires chevaleresques ne disparaîtra guère au cours du XIXe siècleâ•›: Robert Southey en Angleterre (1803), Creuzé de Lesser sous Napoléon, Giusto Lodico en Italie (1858–1861), le comte Gobineau en France (1887) écriront d’énormes compilations en prose ou en vers sur les paladins de Charlemagne, sur les chevaliers de la Table Ronde ou sur le vaillant Amadis. Les causes du succès prolongé de la littérature chevaleresque ne sont pas uniquement de nature idéologique. Il est trop facile d’expliquer ces romans comme l’idéologie diffusée par une aristocratie essoufflée qui, ayant perdu le sens de l’équilibre entre l’idéal et la réalité, incapable de comprendre un prétendu «â•¯sens de l’histoire╯», essayait de se réfugier dans des utopies simplificatricesâ•›: on l’a déjà fait pour les premiers romans de la Table Ronde du XIIe siècleâ•›! Le public espagnol, par exemple est plutôt tenté d’assimiler les faits héroïques des Rois Catholiques et de Charles Quint aux aventures des vaillants chevaliers d’autrefoisâ•›; en France, on considère que les prouesses d’Amadis sont les préfigurations de celles de François Ier. On a remarqué aussi qu’une partie de la poésie de l’époque, celle des rhétoriqueurs surtout, était toute intellectuelle et formaliste et qu’elle ne répondait guère aux besoins d’évasion des lecteurs de plus en plus nombreux. La nouvelle poésie de la Renaissance était non rarement imprégnée de subtiles réminiscences de la littérature et de la mythologie antiques pour pouvoir s’adresser à toutes les catégories de lettrés. On aimait aussi ces livres pour l’élégance de leur styleâ•›: la traduction de l’Amadis par Nicolas Herberay des Essarts est considérée en France, vers le milieu du XVIe siècle, comme une «â•¯reigle du beau parler╯». Enfin, cette littérature était un exemple vivant des possibilités inépuisables du genre romanesque, qui évoluait sans gêne de la prose à l’ottava rima, des thèmes folkloriques aux inventions personnelles, des scènes de la sensualité la plus osée à l’histoire d’un amour épuré, des traditions réalistes au merveilleux féerique. Adversaires et détracteurs Cette littérature n’eut pas seulement des partisans fervents, elle eut aussi des adversaires acharnés et des détracteurs farouches. L’origine médiévale du genre romanesque n’était pas pour
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arranger les choses aux yeux de l’humaniste classiqueâ•›: il manquait au roman la noble ascendance antique. Ainsi, tout en expliquant que cette littérature trouvait son principe et le mot qui la désignait dans les proses des Français, Giraldi Cinzio trouvait par ailleurs une étymologie fantaisiste – grecque et, par là, plus noble – pour le mot roman. «â•¯Oh, s’exclamait vers 1550 un humaniste italien en s’adressant aux lecteurs de romans, comme vous feriez mieux si, au lieu des livres espagnols, vous achetiez autant de livres grecs╯». Deux sortes de critiques étaient adressées principalement aux romans, au nom de la morale et au nom de la vérité. On reprochait à leurs auteurs d’être des esprits oisifs et de pousser aussi leur public à l’oisiveté. Les scènes amoureuses des romans susciteraient des désirs bestiaux entre l’homme et la femme (Juan Luis Vivès, 1529), inciteraient à la sensualité et au vice (Fray Antonio de Guevara, 1539). Ces livres donnent de très mauvais exemples et sont très dangereux pour les moeurs, disait aussi Pedro Mexia en 1545. Selon Etienne Jodelle, poète de la Pléiade, ces romans corrompent la jeunesse. Les moralistes recommandent aux parents d’interdire absolument à leur fille la lecture de ces «â•¯sermonnaires de Satan╯», de ces «â•¯inventions du démon╯». Les chevaliers errants, un Orlando, un Esplandian, un Amadis de Grèce, un Palmerín et tous les autres, «â•¯nous les appelons des monstres╯», proclame Arías Montano dans sa Rhetorica (1569). Un évêque italien protestait encore, dans le premier quart du XVIIe siècle, contre la lecture des romans «â•¯maléfiques╯» qu’étaient les Amadis. Déjà au XIVe siècle, le chancelier Ayala déplorait la lecture de Lancelot et de l’Amadis, «â•¯livres de divagations et de mensonges prouvés╯». Au milieu du XVIe, Diego Gracián recommande la connaissance de l’histoire vraie, antique et moderne, et défend de perdre un temps précieux avec la lecture des livres mensongers sur les aventures des Tristan, Renaud, Florisando, Primaleón, Palmerín, Duardos, et tant d’autres, «â•¯parce que les bourdes difformes et déroutantes lues dans ces livres de mensonge enlèvent le crédit aux véritables prouesses qui se lisent dans les histoires de vérité╯» (1548 et 1552). Un grand nombre d’humanistes et de moralistes de l’époque – en Espagne, en Italie, en Allemagne, en France et en Angleterre, avant même leur traduction – proposent de prohiber par la loi ces «â•¯livres pestilentiels╯» et de les détruire par le feu. En Espagne, on essaye d’interdire par des décrets royaux (1531 et 1543) l’importation en Amérique de ces livres, leur possession et surtout leur lecture par les Indiens, qu’ils risqueraient de pervertir. Cependant, ces interdictions furent sans effetâ•›; les listes, dressées par l’Inquisition, des livres qui arrivèrent dans la Nouvelle Espagne, par exemple, au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, font état de l’entrée constante d’un grand nombre de romansâ•›: Roncesvalles, Orlando Furioso, Orlando Innamorato, Amadis, Primaleón, Don Reinaldo, Florisel de Niquea, Don Belianis de Grecia, Don Olivante de Laura, Carlomagno, El Caballero determinado, et d’autres livres de chevalerie dont on n’indique le plus souvent ni le titre ni l’auteur. Il faut dire, par ailleurs, que dans aucun pays et à aucun moment – à une seule exception, tout à fait particulière, sur laquelle nous reviendrons – la censure n’intervient pour défendre la lecture de la littérature chevaleresque. Cela n’empêcha pas plus tard la diffusion d’accusations absurdesâ•›: des catholiques espagnols et italiens affirmeront que les livres de chevalerie auraient corrompu les âmes des Français et des Allemands, en les orientant vers l’hérésie protestanteâ•›; un auteur allemand affirmera que l’auteur de l’Amadis aurait été un expert en magie noire, qui communiquait son poison par l’intermédiaire d’une histoire plaisante.
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En réalité, les critiques faites au nom de la morale et de la vérité ne concernent souvent la littérature chevaleresque que dans la mesure où celle-ci était effectivement la plus appréciée par le public. Marcel Bataillon a montré comment l’érasmiste espagnol Juan Luis Vivès étendait sa critique à toute la littérature de divertissement qui était alors lue en France, en Espagne et aux Pays-Bas, depuis le Décaméron jusqu’à La Célestine et La Prison d’Amour, en passant par Floire et Blancheflor, Lancelot et Amadisâ•›; à ses yeux, toute poésie qui n’est pas au service de l’apostolat spirituel est condamnable. De son côté, un connaisseur de la littérature chevaleresque, Juan de Valdés, lui reprochait le manque d’art et surtout les mensonges qui s’y étalaient sans vergogneâ•›; sa critique s’effectuait au nom de principes esthétiques modernes, ceux qui exigeront que l’oeuvre littéraire soit l’expression de la vie humaineâ•›: la vraisemblance, la convenance psychologique, l’exactitude des détails. Variété des formes et des thèmes S’il est vrai que la littérature chevaleresque du XVIe siècle est redondante et conservatrice, elle n’échappe pour autant ni à la variété formelle ni à une certaine évolution. La dissociation entre le vers et la prose offrait déjà à Giraldi Cinzio un premier critère de classementâ•›: le roman d’origine française, constatait-il, est passé chez les Italiens, qui écrivent en vers groupés en chants, et chez les Espagnols, qui ont choisi la prose divisée en livres. Implicitement il considérait le chant comme plus noble, comme provenant des Grecs et des Latins. Le prestige de l’ottava rima, ainsi que l’influence directe de l’Arioste, expliquent les versifications laborieuses de la «â•¯matière de Bretagne╯», effectuées par l’exilé florentin Luigi Alamanni en Franceâ•›: Gyrone il Cortese (1548), refonte du roman en prose Guiron le Courtois, et L’Avarchide (rédigée entre 1548–1556, publiée en 1570), oeuvre nouvelle où l’auteur combine d’une façon hybride la matière celtique et la mythologie gréco-romaine. Des poètes italiens, un Bernardo Tasso, un Ludovico Dolce, transposent en vers les plus célèbres des romans espagnols. En Espagne, Jerónimo de Huerta écrit en vers polymétriques un Florando de Castilla (1588). Cependant, le roman se développe partout ailleurs en rompant avec le vers et en s’épanouissant dans une prose qu’aucune contrainte ne semble limiter. Le nationalisme est une autre caractéristique de cette littératureâ•›: en effet, si la chevalerie médiévale avait été supranationale, l’humanisme chevaleresque est marqué par les revendications patriotiques et nationalistes. En Espagne, le chevalier Reinaldos, l’ancien Renaut de Montauban, opposé au paladin carolingien Roland, acquiert une physionomie proprement castillane. Le patriotisme est sensible aussi dans les romans portugais. Amadis de Gaule est revendiqué au nord des Pyrénées comme un héros françaisâ•›; Herberay des Essarts présente clairement sa traduction comme une restitution à la langue originale. Jean Maugin dresse l’inventaire des emprunts faits par l’Arioste au Tristan en prose et s’exclameâ•›: «â•¯Voyez… l’Italien/ S’embellir de ce qui n’est sien/ C’est de nostre plumage.╯» L’auteur d’une tentative de traduction en vers de l’Orlando furioso est animé par le désir de «â•¯faire parler les Chevalliers François en leur langaige╯». Le manifeste de la Pléiade exhorte les poètes épiques à suivre la tradition nationale des «â•¯beaux vieulx romans François╯», mais pour en faire renaître… une Iliade ou une Énéide.
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Dans ces oeuvres contemporaines de l’humanisme classique, les ornements mythologiques empruntés à l’Antiquité gréco-romaine sont fréquents. Leurs auteurs témoignent également d’une meilleure connaissance de l’Orient et de l’histoireâ•›; les deux pôles de cette vie chevaleresque idéale sont la cour de la Bretagne arthurienne et celle de Constantinople. Dans un grand nombre de romans, l’ennemi n’est plus un quelconque adversaire sorti des contes de fées ou de l’ancienne tradition romanesqueâ•›; c’est le Turc, dont la poussée vers l’Europe devenait à l’époque de plus en plus menaçanteâ•›; il arrive même, à l’occasion des rencontres guerrières, que le chevalier errant se transforme en un chef d’armée averti, qui écrase l’infidèle aussi bien par la force de son bras que par son savoir militaire. Cette évolution vers l’histoire est accompagnée assez souvent d’une nette diminution de l’élément merveilleux. D’une façon paradoxale, à cause même du prestige du roman de chevalerie, on essaye d’infléchir son contenu vers ce qui est la négation de ses propres principes. Le protagoniste du roman de Florisando (1510), sixième livre de l’Amadis, soutient que les aventures des chevaliers errants sont une regrettable coutumeâ•›; que leurs amours et leurs mariages secrets sont un péché de luxureâ•›; que les enchantements étant impossibles dans l’ordre naturel, seuls les hommes crédules y ajoutent foiâ•›; que les tournois sont à fuir, etc. Le Sévillan Páez de Ribera veut ainsi transformer le roman en oeuvre d’édification morale, mais le résultat n’est point à la hauteur des vertueux principes de l’auteur. Vers le milieu du siècle, on enregistre une tentative de déviation du roman vers la mystiqueâ•›: El Caballero del Sol, écrit par Pedro Hernández de Villaumbrales en 1552, voit dans la quête chevaleresque une allégorie de la pérégrination de la vie humaine. Jamais publié en Espagne, ce roman aura un certain succès en Italie, avec cinq éditions, et en Allemagne, où il sera traduit au début du XVIIe siècle. Dans La Caballería celestial de la Rosa Fragrante (1554), l’auteur, Jerónimo de San Pedro, s’efforce sans talent de transposer l’histoire sainte dans le registre romanesqueâ•›: le Christ devient le Chevalier au lion, les douze apôtres sont les chevaliers de la Table Ronde, Lucifer est le Chevalier au serpent, etc. Ce livre fut le seul roman de chevalerie interdit par l’Inquisition, et deux autres tentatives romanesques semblables, qui suivirent au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, n’eurent aucun retentissement. Comme toute tradition littéraire puissante, la littérature chevaleresque n’échappa ni aux formes popularisantes – dont les agents étaient les «â•¯cantastorie╯» et les auteurs d’almanachs – ni à sa propre contestation parodique. Les Grandes et inestimables Cronicques du grant et enorme geant Gargantua (1532) sont un de ces livres de foire où l’on reprend les aventures chevaleresques sur le mode burlesqueâ•›: les parents du héros sont créés en Orient par Merlinâ•›; après la naissance de leur fils, Gargantua, ils se rendent, en passant par Rome, au Mont Saint-Michel. Transporté par Merlin en Angleterre, sur une nue, Gargantua se met au service du roi Arthur. Après s’être distingué par de formidables prouesses, il épousera la fille du roi du pays d’Utopie. D’autre part, les critiques ont remarqué que Rabelais utilise dans son roman la structure classique des romans de chevalerieâ•›: naissance du héros, éducation, prouesses. Le motif de la quête du Graal est transparent sous celui de la quête joyeuse de la Dive Bouteille. L’ordre chronologique même de la rédaction des deux premiers livres n’est point un signe de désinvolture, comme on l’a ditâ•›: le Gargantua (1534) est un prolongement ascendant du Pantagruel (1532), dans la plus pure tradition de la littérature chevaleresque. Vers le milieu du XVIe siècle, une certaine fatigue est sensible dans la brillante carrière du roman de chevalerieâ•›: «â•¯Certains poètes, remarque Giraldi Cinzio, en ont assez de tant d’Orlandi
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et de Rinaldi et d’autres sujets semblables, devenus trop communs╯». Étienne Pasquier notait que la vogue de l’Amadis en France avait brusquement cessé vers 1560â•›; cependant, cette constatation devrait être prise sous bénéfice d’inventaire, car la fortune de ce qu’on appellerait le Trésor d’Amadis ne faisait que commencer. Cette littérature exerce d’ailleurs une forte influence sur d’autres genresâ•›: ainsi, en Espagne et au Portugal, de nombreux romances, devenus extrêmement populaires, dérivent directement des romans de chevalerie. Ceux-ci fourniront aussi une riche matière au théâtre de l’Âge d’orâ•›: Lope de Vega portera à la scène les exploits de Mainet (Los Palacios de Galiana) et d’Ogier (El Marqués de Mantua), Calderón de la Barca ceux de Fierabras (La Puente de Mantible), Gil Vicente ceux du chevalier errant Don Duardos, etc. Shakespeare empruntera le personnage du nain enchanteur Oberon pour son A Midsummer Night’s Dream à un Huon de Bordeaux en prose (1515), ou plutôt à sa version anglaise de 1540, réalisée par Lord Berner, comme il s’inspirera ailleurs du Mirror of Knighthood (1580), traduction anglaise du cycle espagnol Le Miroir des Princes et des Chevaliers. Amadis est à l’origine de plusieurs pièces de théâtre, de romances et, plus tard, de deux opéras, celui de Lulli (1684), projet inspiré par le roi Louis XIV, et celui de Haendel (1715). L’Arioste utilisera des épisodes de la compilation allemande du Heldenbuch pour quelques-unes de ses additions à l’Orlando furioso, tout comme plus tard Goethe sera influencé par des passages du Teuerdank. Mais c’est surtout à la littérature sentimentale du XVIIe siècle que le roman de chevalerie apportera des marques décisives, sur sa casuistique amoureuse, sur le thème de la conquête de la femme et sur le plaisir de conter. Le chevaleresque appliqué au réel La passion pour les histoires d’amour et d’aventures n’est pas uniquement de nature littéraire. Elle est faite aussi de conventions mondaines et de principes moraux, de formes d’action et d’appréhension du monde qui reflètent une adhésion intime aux valeurs chevaleresques. Il y a surtout dans l’humanisme chevaleresque un rêve de gloire et de générosité, de fidélité dans l’amour et d’élégance morale dans la sociétéâ•›: le mythe du chevalier errant donne un style à la vie. Une personnalité comme celle de l’empereur Maximilien Ier est imprégné de l’idéal chevaleresque, tel qu’il avait été défini par un Wolfram von Eschenbach. Charles Quint, qui se fera peindre en chevalier par Titien, recommandera la lecture de l’Amadis à François Ier, lors de la captivité de celui-ci à Madrid, après la défaite française de Pavie. A son tour, le roi de France fera traduire le roman par un de ses officiers, Nicolas Herberay des Essartsâ•›; les huit livres de l’Amadis paraîtront en France entre 1540–1548 et constitueront un des plus remarquables événements littéraires de l’époque. On découvrira des liens généalogiques entre les Valois et le roi Perion, le père d’Amadisâ•›; on lira des aventures des Amadis comme des préfigurations de l’histoire de la France contemporaine. De son côté, la noblesse allemande considérera pendant deux siècles le livre romanesque de Georg Rüxner (1530) sur les tournois comme une source historique des plus objectives sur les faits chevaleresques de leurs ancêtres. Une preuve que cette littérature ne fut pas seulement un simple passe-temps, mais plutôt l’expression épurée d’un art de vivre, c’est que les romans sont souvent considérés à l’époque comme un reflet exact de la vie de cour. Dans une correspondance entre Doña Magdalena de Bobadilla, dame de la reine Isabelle de Valois, et Juan de Silva, comte de Portalegre, datée de
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1572, des personnages historiques de la cour du roi Philippe II sont désignés sous des pseudonymes empruntés au roman d’Amadis. En 1559, un éditeur français avait eu l’idée de réunir en un seul volume les épîtres, les discours, les complaintes, les devis et les pourparlers des douze livres d’Amadis, en les proposant comme un modèle d’éloquenceâ•›; ce Trésor d’Amadis fut édité une vingtaine de fois, jusqu’en 1606, traduit en anglais (1567) et en allemand (sept éditions entre 1596–1624). Les romans imposent leur style aux mouvements passionnelsâ•›; selon Jacques Tahureau, les étudiants utilisent auprès de leurs dames «â•¯quelques plaisant discours de la belle Floripes, ou de Bietris, de Pierre de Provence et de Maguellonne, d’Artus et Govain, des grandes vaillances du Chevalier à l’Ardente Espee, des loialles amours d’Amadis et d’Oriane…╯». D’autre part, les éditeurs des romans de chevalerie présentent leurs personnages comme exemplaires et leurs faits comme dignes d’être conservés par écritâ•›; ces romans seraient tout aussi profitables que les vies des saints, des sages et des grands rois. Ainsi, dans la préface d’une édition espagnole, Tristan est considéré un modèle de grande vertuâ•›: il a laissé le souvenir de ses hauts faits, car il a été constamment enclin à l’honneur et non aux plaisirs éphémères. Un personnage comme Merlin est comparé aux prophètes de l’Ancien Testament et aux saints de l’Église. La «â•¯geste╯» de Bayard (1525) est écrite par Jacques de Mailles pour donner l’exemple aux jeunes chevaliers. Pour Jean Maugin, ces romans de chevalerie italiens et espagnols ne sont que «â•¯les vies des ancêtres╯» des Français. Au XVIe siècle, les fêtes de cour sont fortement marquées par les cérémonies et les jeux chevaleresquesâ•›: la passion pour le tournoi des jeunes aristocrates français fut très vive jusqu’à la mort accidentelle du roi Henri II au cours d’un tournoi organisé à Paris en 1559. L’Église même finit par l’accepter, avant qu’il ne devienne une revue d’armes ou une représentation théâtrale. Ainsi, le pape Pie IV organisa un tournoi en 1565 pour inaugurer son théâtre de Belvedere, surnommé aussi l’↜«â•¯Atre du plaisir╯». Pendant les fêtes princières, les nobles se déguisent en personnages de romans chevaleresques pour reproduire leurs aventuresâ•›: c’est ce qui se passa à Lyon en 1548, à l’occasion de l’entrée de Catherine de Médicis en cette villeâ•›; en Flandre, en 1552, au cours du voyage du prince Philippeâ•›; à Blois, en 1550, quand, après un tournoi, on représenta une «â•¯mascarade╯» d’après l’Orlando Furioso, alors même que le poème n’avait pas encore été traduit en françaisâ•›; à Florence, en 1579, pendant le tournoi «â•¯romantique╯» qui rassembla les plus illustres familles de la noblesse italienneâ•›; à Cassel, en 1596, etc. Peu à peu, les chevaliers errants – Amadis, Claribalte, Florisel de Niquée, Orlando – se transforment en d’innombrables personnages de ballet ou d’opéra, tout comme le tournoi deviendra au XVIIe siècle un «â•¯carrousel╯», une danse équestre. L’humanisme chevaleresque n’est pas l’apanage de la haute aristocratie, pas plus qu’il ne se réduit à un réservoir de motifs et de personnages pour les fêtes de la Renaissance et du baroque. Le XVIe siècle a considéré souvent le monde selon les valeurs et les conventions chevaleresques. Le temps et l’espace acquièrent ainsi une dimension romanesque. Mabrian met en rapport la légende arthurienne avec la diffusion du christianisme en Inde, tout comme Perceforest avait rattaché l’histoire d’Alexandre au cycle arthurien. Les Bretons considèrent le personnage d’Arthur comme un de leurs grands rois et ne cessent de célébrer sa grandeur héroïque. On aime encore un Charlemagne légendaire, tel qu’il est présenté dans la vieille Chronique du pseudoTurpin, que l’on trouva bon de traduire en français en 1527 et de l’imprimer en latin à Francfort, en 1566. Il y a beaucoup de gens, constate aussi Baldassare Castiglione, qui estiment que la
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conquête de Grenade par les Rois Catholiques fut le fait des chevaliers mûs par l’amour courtois. Les conquistadores du Mexique regardent le Nouveau Monde avec les yeux émerveillés des lecteurs de l’Amadis. La Californie reçoit son nom en souvenir d’une île décrite dans le roman d’Esplandian, île peuplée d’Amazones, se trouvant «â•¯à droite des Indes╯», dans un endroit «â•¯proche du Paradis terrestre╯». Il existe en Sicile des monts Oliveri, un promontoire Orlannu, une localité nommée Montalbanno, en souvenir des paladins de Charlemagne célébrés par les «â•¯cantastorie╯». Pérennité du chevaleresque L’intérêt pour la chevalerie n’a pas cessé brusquement, ni après les décrets royaux en Espagne, ni même après l’éclat international d’un chef-d’oeuvre comme le Don Quichotte de Cervantès. Les romans furent encore édités au cours du premier tiers du XVIIe siècle, en Italie, en Allemagne, en France, aux Pays Bas. Plus tard, ils ont continué à subsister en marge des grands principes esthétiques, plutôt matière que littérature, colportés par les livres de foire, les théâtres de marionnettes, les conteurs ambulantsâ•›; au début de notre siècle, les charrettes siciliennes étaient encore ornées avec les figures les plus célèbres des romans de chevalerie. L’âge classique n’apprécia pas cette littérature prolixe, où il ne voyait que des invraisemblances et des «â•¯redictes╯», et dont la lecture a été considérée jusque très tard comme «â•¯dangereuse pour des jeunes gens dont le goût ne se serait pas encore formé╯». Cependant, en dépit de son mépris pour le «â•¯gothique╯», le XVIIIe siècle ne fut pas totalement étranger à un certain engouement pour «â•¯l ’ancienne chevalerie╯», transformée parfois dans une des formes du sentiment nationalâ•›: le personnage médiéval qu’il préfère est le chevalier héroïque et galant, et les pièces de théâtre ainsi que les romans prétendus historiques font partout son apologie. Il faudra, cependant, attendre le romantisme et son goût pour l’histoire afin qu’une redécouverte de la littérature chevaleresque soit possible. Goethe regrettera vers la fin de sa vie de ne pouvoir lire Amadis de Gaule que dans une édition allemande abrégée et non pas dans sa version originale. Plus tard, Le Moyen Âge chevaleresque deviendra pour certains esprits allemands une véritable source de rêves et d’inspiration. Richard Wagner y puisera la matière de ses drames musicaux, et Louis II de Bavière se fera construire ses célèbres châteaux «â•¯féodaux╯», pour plonger définitivement dans un passé de légende. La mode de cette chevalerie factice se perpétuera grâce surtout aux romans si populaires de cape et d’épéeâ•›: Alexandre Dumas, Eugène Sue, Zévaco, Paul Féval, Fernández y González feront chevaucher à nouveau sur les routes ces «â•¯chevaliers sans peur et sans reproche╯». Traités avec condescendance par l’art officiel, ces romans sont aimés par le public et servent souvent d’exempleâ•›: Walter Scott n’a-t-il pas été le modèle de Balzac, comme Eugène Sue celui de Dostoïevskiâ•›? De nos jours encore, des personnages comme le détective privé du roman de série noire ou le cow-boy porté à l’écran par un John Wayne sont là pour nous rappeler, sous des avatars modernes, la permanence dans notre imaginaire de l’ancien chevalier aventureux et justicier. Qu’est-ce qui assura la transmission de cette idéalisation de la réalité, au-delà de tous les bouleversements sociaux et changements des mentalités subis par l’humanité au cours de ces derniers siècles, pourtant si mouvementésâ•›? L’humanisme chevaleresque n’a été en réalité ni une
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mode passagère et superficielle, ni une «â•¯folie╯», comme on l’a considéré par la suite. Rendus désuets par l’histoire, les chevaliers s’érigent en héros exemplaires en dehors du temps, comme ils le proclamaient encore à l’âge baroque, dans les vers du Sieur Jean Auvrayâ•›: L’oppressé secourir, venger les belles dames Et de monstres affreux repurger l’univers, Ce sont les points d’honneur dont s’échauffent nos âmes, Les objets de nos voeux, les sujets de nos vers.
C’est l’humanisme chevaleresque qui consacra et acheva la transformation du guerrier médiéval en un type idéal d’humanitéâ•›: même caricaturés, parodiés, niés, les chevaliers errants conservaient un étrange prestigeâ•›: «â•¯irréels et ravis╯», «â•¯fatigués et songeurs╯», tels que les imaginait Apollinaire au seuil de notre siècle. L’idéal incarné par le chevalier redresseur de torts, vaillant, pur, généreux, a survécu à la littérature dont il a été le protagoniste. Le chevalier est, sans doute, et au même titre que le style gothique, l’Université ou la cortezia des troubadours, une des inventions fondamentales de l’Europe occidentale. Son errance est à la fois le symbole de la quête de l’Autre et l’histoire de son propre devenir. Avec lui, le monde sort de l’univers traditionnel de l’homologie, pour s’engager vers la découverte de nouvelles dimensions de l’être. Ce personnage, toujours disponible à l’appel de l’aventure, toujours prêt à se vérifier, est un homme nouveau qui, en train de se réaliser lui-même à chaque instant, se forge sa propre existence. L’aventure et l’amour reçoivent avec lui la valeur d’une démarche spécifiquement européenneâ•›: par l’aventure, l’homme se révèle à lui-même, découvre la vérité de sa propre condition, autrement dit, ad-vient à soi. Par l’amour et la découverte des obstacles empêchant sa réalisation, il se place sous l’horizon du temps et éprouve sa finitude radicale. C’est pourquoi le chevalier errant n’est jamais devenu un personnage accessoire de la tradition littéraire, mais se dresse au début de notre histoire comme la figure même du destin de l’homme occidental.
Aspects du pétrarquisme Eva Kushner Inévitablement la question se pose de savoir de quel pétrarquisme il s’agit, une fois que l’on a répondu à la question préalableâ•›: «â•¯De quel Pétrarque s’agit-ilâ•›?╯» En effet, la stature même du poète humaniste, et la nature de son oeuvre, l’érige en symbole de toutes les oppositions qui se manifestent dans cette oeuvreâ•›: celle de la Rome historique et du présent chrétien, celle de son Canzoniere et de la Commedia de Dante à laquelle il semble répondre, celle de la culture latine et de l’essor de la langue vernaculaire et de son esthétique propre. A coup sûr, nous ne pouvons aborder le phénomène si tardif du pétrarquisme européen sans considérer son lien indirect, mais indiscutable, avec l’oeuvre de Pétrarque lui-même. Le pétrarquisme des années 1520–60 – à supposer que l’on puisse parler d’un pétrarquisme, surtout à l’échelle européenne – n’est nullement détaché du grand écrivain qui lui a légué son nom, sa conception à la fois chrétienne et classique de la personne humaine, son érudition sans borne. C’est un courant littéraire dont ce premier Pétrarque est le fondateur et le fondement, mais qui graduellement, au travers de plusieurs métamorphoses, s’émancipe de lui sans pourtant jamais se détourner de lui. Le Pétrarque italien est distinct et inséparable du Pétrarque latin qu’il a d’abord étéâ•›; et le pétrarquisme du chantre de Laure plonge de toutes ses racines dans la spiritualité tourmentée du Secretum. Mais toutes ces continuités et d’autres encore, y compris celle de la constante mise en question de l’histoire que pratique Pétrarque lui-même, ne doivent pas nous empêcher de percevoir un phénomène spécifique et nouveau qui apparaît au XVIe siècle sous la forme de l’imitation de Pétrarque. S’agit-il de la vague de poésie amoureuse qui semble déferler alors sur nombre de littératures européennesâ•›? C’est ce pensent Hans Pyritz et Leonard Forsterâ•›; selon ce dernier, il s’instaure alors en ce qui concerne la notion de l’amour «â•¯un second grand système international de convention amoureuse╯» après celui de la chevalerie médiévale et avant celui de l’époque romantique. Il est indéniable que l’amour idéal avec tous ses paradoxes est au centre du pétrarquisme européen du XVIe siècle. Il nous faut explorer brièvement les raisons de cette extraordinaire popularité, tenter de caractériser ses thèmes principaux et ses moyens d’expressionâ•›; mais également explorer ses relations avec d’autres aspects de la pensée et de la vie culturelle. Forster suggère également que l’idéalisation de la femme aimée est une forme fictive de compensation face aux réalités violentes et souvent misogynes de la vie de l’époque. Le suivre dans cette voie nous entraînerait vers des considérations sociologiques trop générales, puisque les conditions sociales variaient de pays à pays. Sans nier – au contraire – que le chant amoureux ait pu jouer ce rôle, nous opterons pour une analyse en diachronie de la convention littéraire et de ses multiples incarnations formelles. Les poètes imitateurs de Pétrarque (et ici il faut évidemment tenir compte de la plurivocité de la notion d’imitatio) adoptent et adaptent toute la gamme des procédés caractéristiques du Canzoniere. Ce faisant ils mettent en oeuvre une notion de l’imitation elle-même déjà transformée, et en route vers l’inventio. Il reste que le tout premier mobile d’un grand nombre de poètes pétrarquisants est leur perception de Pétrarque lui-même, créateur et imitateur sans pareil. On a pu invoquer l’esprit dans lequel Pétrarque suit Dante tout en se distinguant de luiâ•›: selon Marguerite Waller, les deux poètes communient dans leur croyance en un sens du poème, en un principe d’intelligibilité accessible au lecteur, 331
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bien que leur manière de mettre en oeuvre cette croyance diffèreâ•›: Pétrarque se distinguerait par la relative fixité de son arsenal de procédés littéraires mais, en revanche, par une certaine indétermination du signifié. La raison pour laquelle le Canzoniere a porté aussi le titre de Rime sparse, de vers éparpillés, et aussi de Rerum vulgarium fragmenta, tiendrait alors à ce refus de la fixité, refus qui à son tour libérerait le dire poétique d’un rapport univoque avec le réel. Le poème possède donc sa réalité propre plutôt que de représenter seulement un moi préconçu, et c’est ce qui permet au poète d’y projeter tous ses doutes, toutes ses tergiversations. Et s’il en est ainsi, Pétrarque a fait un double don aux poètes qui le suiventâ•›: celui d’un idiome poétique fortement défini à imiter (et imiter, à l’occasion, signifie dépasser ou contredire)â•›; et celui d’une subjectivité insoumise qui s’interroge sur elle-même et sur tous les possibles. Ce qui contribua par ailleurs à la conjonction historique dont le pétrarquisme est le résultat, c’est la coïncidence entre la richesse poétique du modèle pétrarquien et l’éveil littéraire de plusieurs vernaculaires européens nécessitant de nouvelles poétiques. Il n’en est pas moins vrai que dans plusieurs pays la poésie néo-latine fut elle aussi changée et renouvelée par la vague pétrarquiste… Quelques itinéraires pétrarquistes Il ne nous incombe pas ici de décrire la fortune de Pétrarque au XVe siècle en Italie, fermement établie par Boccace dans De vita Francisci Petracchi de Florentiaâ•›; ni de l’étudier sous l’aspect de l’humanisme civique. Nous le suivons plutôt dans son humanisme littéraire à travers quelquesunes des répercussions de celui-ci à l’échelle européenne. C’est sur le plan de la vie intérieure et de la contemplation du divin que se rencontrent parfois pétrarquisme et néo-platonisme, notamment chez Pietro Bembo (1474–1547), passionnement attaché, comme Pétrarque lui-même, à l’étude des Anciens, mais aussi au développement de la langue vulgaire et de son potentiel littéraire. Cet aspect de la pensée de Pétrarque avait initialement retenu l’attention de Boccaceâ•›; et c’est d’abord le latiniste que l’on vénère et que l’on imiteâ•›; la publication du Canzoniere par Alde Manuce en 1501 attire peu d’attention d’abord. C’est quelques décennies plus tard que survient une vague d’imitation du Canzoniere caractérisée par ses exagérations stylistiques et son usage extrême, voire son abus, de l’oxymoron. Telle est la tendance de Benedetto Gareth, dit Cariteo (1450–1514), de Barceloneâ•›; de Serafino de’Ciminelli dell’Aquila, dit Aquilano (1466– 1500), originaire des Abruzzesâ•›; d’Antonio Tebaldeo (1463–1537), de Ferrare, et de Pamphilo Sasso (1455–1527) de Modène. A Florence, Politien et Laurent le Magnifique suivent le texte de Pétrarque beaucoup plus fidèlement. Bembo aussi le prend pour modèle, en ce sens qu’ils affirment de concert l’autorité discursive des Anciens, particulièrement de Cicéron, par opposition à la préciosité du style provençal et du Dolce Stil Novo italien. L’humanisme européen, on le sait, est itinérant et mobileâ•›; Pétrarque lui-même avait beaucoup voyagé. Malgré guerres et conflits, et peut-être à cause d’eux, les contacts culturels se multiplient avec une intensité sans précédentâ•›; l’imprimerie répand les oeuvres à un rythme jusque là inusitéâ•›; et il n’est pas impensable que l’humanisme littéraire, et en particulier celui de Bembo et de Pétrarque, attirent les esprits lassés par les guerres et les négociations diplomatiques.
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En Espagne, l’apport pétrarquiste, en particulier dans le domaine de l’image, est d’une intensité et d’une variété telles qu’on a pu en constituer un substantiel répertoire systématiqueâ•›: Pilar Manero Sarolla, Imagenes petrarquistas en la lírica española del Renacimiento (Barcelone, PPU, 1990). Fleurs, fruits, pierres précieuses y côtoient références astrologiques et astronomiques et phénomènes atmosphériques, aussi bien que l’imagerie du monde humain (guerre et paix), du voyage, de la navigation. Juan Boscán Almogáver (1490â•›?-1542), sous l’influence d’Andrea Navagero, ambassadeur de Venise à Grenade, entreprend de suivre de très près le style de Pétrarque en langue castillane. Garcilaso de la Vega (1503–36), devenu ambassadeur de Charles Quint en Italie, y rencontre Pétrarque et le pétrarquisme par l’intermédiaire du chansonnier de Cariteo, mais aussi en fréquentant la poésie de Sannazaro et de Tansillo, qui tous le mènent vers le Pétrarque originel. Garcilaso ne se contente pas de reproduire mécaniquement le modèle métrique de Pétrarqueâ•›; il introduira beaucoup plus de variété dans ses sonnets et chansons, en particulier dans la longueur des strophes. Un Chansonnier général collectif paraît en 1554â•›; il comporte de nombreuses oeuvres anonymes, ce qui semble signaler la popularité du genre. Au Portugal, Francisco Sá de Miranda (1481–1558) fit beaucoup pour importer le pétrarquisme. Il séjourna en Italie à partir de 1521 auprès de Vittoria Colonnaâ•›; il fit don à la langue portugaise de l’hendécasyllabe et du sonnet, et de maints aspects du lyrisme pétrarquien. Citons également Antonio Ferreira, disciple de Pétrarque caractérisé par son patriotisme. Ses Poemas lusitanos suivent Pétrarque sur le plan formel et celui des thèmesâ•›: paysages, passage du temps, allusions mythiques et historiques, mais non sur celui du lyrisme amoureux chantant une femme unique. Quant à Camoëns, ses Lusiades épiques sont plus connues que sa Lírica, qui elle non plus n’est pas consacrée à un amour unique et obsédant. Ce qui le distingue, c’est la force de la nostalgie à laquelle le condamnent l’errance et l’éloignement. Cette nostalgie n’est pas sans imprégner sa poésie amoureuseâ•›; l’amant aspire à devenir l’aimée, à se métamorphoser en elleâ•›: «â•¯En la chose aimée l’amant se transforme…/ Si en elle mon âme est transformée,/ Que d’autre désire le corps atteindreâ•›?╯» (trad. Frédéric Magne). Expressions pétrarquistes de l’amour Il serait aisé d’affirmer que le Canzoniere a servi de modèle à tous les recueils pétrarquisants de poésie amoureuseâ•›; mais ce serait simplifier à l’excès l’histoire du processus d’imitation et d’invention multinational, multilingue, et surtout multiforme que nous tentons de décrire. Ce que tous ces recueils (mais n’excluons pas les créations poétiques extérieures aux recueils exclusivement consacrés au chant amoureux) ont en commun, c’est un mode d’idéalisation de la femme aimée qui n’est plus celui de la «â•¯princesse lointaine╯» médiévale, qu’elle fût ou non inaccessible. Laure n’est que trop réelle. Le célèbre instant de la rencontre et de l’innamoramento est à jamais fixé dans le coeur et la mémoire du poète et, mutatis mutandis, il en sera de même chez ceux qui le suivront. C’est l’état d’âme du poète éperdu d’amour qui est le fil conducteur de l’oeuvre. Celle-ci, nous l’avons dit, fut l’objet de maints remaniements formels de la part de Pétrarque mais ce qui demeure fixe, c’est l’analyse de la blessure initiale donnant naissance à un réseau métaphorique, métonymique et intertextuel de plus en plus dramatique. Ce réseau – et
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c’est probablement là un des secrets de l’extraordinaire succès du modèle pétrarquiste – puise souvent ses images dans la réalité quotidienneâ•›: froid et chaleur, feu et glace, nuit et jour, guerre et paix, le Soleil… Ce qui est caractéristique du texte de Pétrarque lui-même, c’est le jeu des paradoxes par lesquels s’extériorise sa vie intérieureâ•›; les imitateurs se saisissent avec alacrité de cet idiome tourmenté pour y projeter leurs propres situations, car c’est un idiome adaptable. L’imitateur de Pétrarque peut à son gré s’y révéler ou s’y dissimuler, porter aux nues sa bien-aimée ou la maudire pour son indifférence. Chaque poète peut cultiver ses dons individuels dans son utilisation de l’idiome commun… Mais tentons de caractériser brièvement cet idiome avant d’explorer ses multiples variantes. Indéniablement il est dominé par la louange de la femme aimée et admirée. La beauté de celle-ci est emblématiqueâ•›; ainsi, de nombreux poètes reprendront les traits que lui attribue le sonnet 157â•›: ses cheveux d’or, son teint blanc comme la neige, ses yeux semblables aux étoiles, ses larmes de cristal, son doux sourire, son regard modeste (sonnet 123), ses pas légers (sonnet 165). Bientôt cependant ce sont les qualités morales et spirituelles de la dame qui prédomineront sur son aspect physique, ou plutôt qui en seront les reflets ou effets. Ainsi, «â•¯Quando Amor i belli occhi a terra inclina╯» (sonnet 167) lorsque la bien-aimée tourne ses regards vers cette terre (ce qui déjà la caractérise comme un être plus spirituel que l’amant), et qu’elle lui fait don de son chant «â•¯angélique╯» et «â•¯divin╯», nous sommes d’emblée loin d’une simple description idéalisante. De moins en moins personnelle, la figuration de la dame rejoint un schéma de signification certes non sans lien avec celle qu’il désigne à l’origine, ni avec son adorateur, mais tendant déjà, d’une certaine manière, à l’universel. Dans les Amours de Cassandre Ronsard entend la voix de la bien-aimée se répandre à travers la nature entière et bouleverser celle-ciâ•›: «â•¯Et de là sort le charme d’une voix,/Qui tous ravis fait sauteler les bois,/Planer les monts, et montaigner les plaines.╯» Hyperbole s’il en fut, mais hyperbole liant tous les aspects de la beauté de Cassandre à la beauté idéale au sens néo-platonicien. Le rapport entre les deux beautés n’est rien moins qu’expliciteâ•›: «â•¯Je veux brusler pour m’en-voler aux cieux,/Tout l’imparfait de mon escorce humaine,/ […] Que libre et nu je vole d’un plein saut/Outre le ciel, pour adorer là haut/L’autre beauté dont la tienne est venue.╯» Ce mode d’idéalisation n’exclut pas – bien au contraire – de longs et nombreux développements à la louange de la dame et de tous les traits de sa beauté, de son costume, de tous les objets qui l’entourent et dont chacun peut se revêtir d’un sens émotif ou spirituel. Michel-Ange (sonnet XX) mentionne les fleurs qui décorent les cheveux de la dame et qui aspirent à baiser son frontâ•›; son vêtement qui l’entoure tendrementâ•›; la ceinture qui l’étreint et la caresse, suscitant l’envie du poète… Que ce soit sous la forme d’un Canzoniere ou de groupements de poèmes plus restreints, les poètes pétrarquistes décrivent volontiers le moment, le lieu, les circonstances de leur innamoramento, à l’exemple de Pétrarque lui-même et de sa rencontre avec Laure, le 6 avril 1327, en l’église Sainte-Claire en Avignon, rencontre immortalisée par le sonnet «â•¯Benedetto sia ‘l giorno, e ‘l mese, et l’anno…╯» (61) Le sonnet VII des Erreurs amoureuses de Pontus de Tyard paraît à première vue faire allusion uniquement au moment de la première rencontreâ•›: «â•¯Au premier tret, que mon oeil rencontra/Des moins parfaits de sa perfection,/La plus grand part de ma devotion/Soudainement en elle idolatra./ Mais quand le son de sa voix penetra/Dans mon ouïr, l’imagination/ Ravissant haut ma contemplation,/Au plus parfait de son parfait entra.╯» De
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toute évidence, il y a comparaison ici entre la première impression visuelle, qui déjà provoque chez le poète l’adoration, voire l’idolâtrieâ•›; et l’effet de la voix de la dame qui dépasse en force, en profondeur, en qualité cette impression visuelle, puisqu’il mène vers le Beau idéal. C’est là un exemple marquant de la manière dont des éléments matériels peuvent se charger d’ensembles de plus en plus étendus de connotations spirituelles. Notre exemple suivant provient de l’oeuvre néo-latine du poète néerlandais Jean Second (1511–36). Un contraste s’y instaure entre un incident matériel, voire insignifiant à première vue, et l’appel à la réciprocité affective à laquelle le poète invite Lydia. La boule de neige que celle-ci a jeté sur lui se mue en un feu qui consume son coeur. L’oxymore glace/feu est habituel chez les poètes pétrarquistesâ•›; ce qui est inusité ici c’est la frivolité de l’incident face au sérieux que le poète attend de ses conséquencesâ•›: «â•¯Sume pares ignes, miserumque levabis amorem./Lydia, frigoribus semper acerba noces.╯» (Eleg. II, iv). Les paramètres spatiaux sont tout aussi favoris que les paramètres temporels. De même que Pétrarque évoque «â•¯Chiare, fresche e dolci acque╯» (126) au bord desquelles Laure prenait son repos au moment de la fatidique rencontre, et qui peut-être évoqueront pour elle son adorateur lorsque celui-ci aura disparu, de même l’Espagnol Juan Boscán (v. 1490–1542) se sent inspiré par de clairs et frais ruisseaux lorsqu’il se remémore le moment de son innamoramentoâ•›; et son compatriote Garcilaso de la Vega (1503–36) en fait autant avec les «â•¯fuyantes eaux, pures et cristallines╯» de sa première églogue. Ce ne sont là que des exemples de la manière dont, chez Boscán comme chez Garcilaso de la Vega, le lexique et le style pétrarquisants sont à l’honneur. Mais, comme nous l’avons déjà indiqué, tout cet arsenal stylistique ne serait qu’un code sans profondeur, un langage à la mode, sans le mobile subjectif qui l’anime et lui donne son unitéâ•›: la situation et l’état d’âme de l’amant pétrarquiste. Certes, celui-ci devient à son tour une convention, non sans avoir dynamiquement construit le paysage intérieur des poèmes pétrarquisants de notre corpus. Car si la célébration de la bien-aimée est un des pôles thématiques de celui-ci, l’autre est la vie intérieure de l’amant pétrarquiste – de ses souffrances surtout et (moins souvent) de ses joies et bonheurs. Là encore, les plaintes en apparence égocentriques peuvent receler en profondeur une souffrance rédemptrice. La relation amoureuse peut également rayonner dans le sens opposé, celui de l’admiration sans bornes adressée à un être parfait avec qui une entente parfaite est possible. C’est ce qui survient dans les Rime (1530) de Bembo. Celui-ci s’écarte de l’imitation étroite pratiquée par Laurent de Médicis dans ses Rime à lui, à la fois sur le plan métrique et sur celui des motifs. Bembo prône et pratique une imitation stricte de Pétrarque qu’il place au rang des grands classiques de l’Antiquité. Il va, par exemple, dans ses sonnets V et VI décrivant la femme idéale, qui «â•¯giunta a somma beltà somma onestade╯», et la dévotion qu’elle inspire, jusqu’à utiliser des vers entiers de Pétrarque. Mais cette fidélité parfois littérale ne l’empêche pas d’infuser à sa poésie une orientation philosophique qui s’écarte de Pétrarqueâ•›: celle du néo-platonisme ficinien. La femme admirée réunit vertu suprême et beauté suprêmeâ•›; son amant ne peut qu’aspirer à communier avec elle dans cette perfection. Ce n’est pas sans raison que Bembo apparaît comme un des devisants dans le Cortegiano de Castiglione et qu’il y prononce le discours final sur l’amour idéal.
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Pétrarquismes féminins Nous ne pouvons ici qu’esquisser le rôle des femmes-poètes dans le développement du pétrarquisme. Il nous incombe de tenir compte de l’effort d’imagination créatrice (et du courageâ•›!) qu’il fallut pour renverser la relation traditionnelle dans laquelle le rôle d’admirateur et de chantre revenait à l’amant. Au XVIe siècle en Italie, dans les milieux aristocratiques du moins, les femmes participent activement à la vie littéraire. Vittoria Colonna pleure la mort de son époux comme Pétrarque pleurait celle de Laure, avec une émotion religieuse. Veronica Gambara, elle aussi à l’occasion de la mort de son mari, exprime un désir de mort, comme Pétrarque dans son sonnet 36. Mais, par ailleurs, c’est une voix décidément politique qu’elle fait entendre en son propre nom lorsqu’elle enjoint à Charles Quint et à François Ier, au nom du Christ, de mettre fin à leur conflit. Notons cependant que son souhait fait écho littéralement à un vers de Mon Italie de Pétrarqueâ•›: «â•¯Qu’il vous plaise d’abandonner votre haine et votre dédain╯» (CXXVII, v. 104, trad. Nardone, 42). Semblablement, Gaspara Stampa au début de son Canzoniere fait écho, mot à mot, au sonnet initial de celui de Pétrarque, «â•¯Voi ch’ascoltate in rime sparse il suono/ di quei sospiri…╯», ce qui ne l’empêche pas d’exprimer agressivement jalousie, sensualité et désir de possession vis-à-vis de son amant. Ni d’ailleurs de revenir plus tard (sonnet 311) à une attitude de repentance toute proche de celle à laquelle finit par aboutir Pétrarque… Chez Louise Labé il y a également alternance entre plainte d’amour stylistiquement conforme au modèle pétrarquien, et affirmation de soi en tant que femme. Quoi de plus conforme à l’emploi systématique des antithèses pour exprimer la détresse de ne savoir le destin de la relation amoureuse que ce quatrainâ•›: «â•¯Je vis, je meursâ•›; je me brûle et me noieâ•›;/J’ai chaud extrême en endurant froidureâ•›;/La vie m’est et trop molle et trop dureâ•›;/J’ai grands ennuis entremêlés de joie.╯» C’est pourtant la même Louise qui sans honte et sans conventionnelle timidité féminine se fait valoir aux yeux de son amantâ•›: «â•¯Goûte le bien que tant d’hommes désirent,/ Demeure au but où tant d’autres aspirent/ Et crois qu’ailleurs n’en auras une telle…╯» Plus tard, la reine Élisabeth d’Angleterre, «â•¯the Virgin Queen╯», fera son apprentissage littéraire, en partie, par une étude détaillée et savante de l’oeuvre de Pétrarque…et de celle de Machiavel, combinaison révélatrice qui allait lui permettre d’intensifier son pouvoir en exploitant au féminin l’image de l’être souffrant par la faute d’autrui, être, dans son cas, paradoxalement impuissantâ•›: «â•¯I grieve and dare not show my discontent,/I love and yet am forced to seem to hate…/I am and not, I freeze and yet am burned,/Since from myself another self I turned.╯» On hésite à compter la voix d’Élisabeth au nombre des «â•¯voix silencieuses╯» se révélant dans de nombreux pays et en maintes langues, voix que les études littéraires féministes nous font entendre de plus en plus systématiquement. Mais son exemple est à la fois extrême et, en vue de notre étude, irrésistible, parce qu’il démontre une fois de plus à quel point l’adaptabilité du modèle pétrarquien est source de pouvoir d’expression. Échos religieux Vu l’adaptabilité du modèle d’adoration qu’offre le pétrarquisme, il n’est pas étonnant que l’objet adoré puisse être du domaine de la transcendance. C’est ainsi que le moine franciscain
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Girolamo Malipiero compose Il Petrarca spirituale (1536) dont les poèmes s’approprient ceux du Canzoniere, sa versification et même son lexique pour soumettre le moi et l’amener à la repentance. Les soupirs du tout premier sonnet du Canzoniere, soupirs «â•¯ond’io nudriva l’core╯», deviennent sous la plume de Malipiero de nouveaux soupirs jaillissant de son coeur «â•¯per la memoria di quel cieco errore╯», erreur qui n’est plus l’errance amoureuse de la première jeunesse, mais l’aveuglement dont le poète se repent. Si l’objet aimé n’est pas toujours désigné comme étant de nature divine, de nombreux poèmes suggèrent que tel est leur destinataire réel, l’amour humain s’étant avéré si décevant. Thomas Wyatt (1503–42) déclare directement cette substitution du divin à l’humain dans un chant d’adieu à la bien-aiméeâ•›; Dieu sait quel est l’offensé et c’est Lui seul qui peut l’accueillirâ•›: «â•¯Cast upon the Lord Thy cure,/Pray unto him thy cause to judge/Believe, and he shall send recure,/Vain is all trust of man’s refuge./╯» (Chant 122) Un autre chant répète litaniquement «â•¯In aeternum╯», expression qui évoque le recours pieux à l’au-delà dans un contexte liturgique. Réalisant l’impermanence des attachements terrestres et en particulier de celui qu’il avait tant cultivé, le poète se tourne vers l’éternelâ•›: «â•¯In aeternum then from my heart I cast/That I had first determined for the best/ Now in the place another thought doth rest/ In aeternum╯». (Chant CXI) Notons que l’objet de cette autre pensée n’est pas explicitement désigné, ce qui laisse entendre un moment d’attente, d’incertitudeâ•›; il pourrait même s’agir d’un nouvel amour humain, mais l’in aeternum connote plutôt un élan religieux. C’est peut-être chez Joachim Du Bellay que l’on trouve l’indication la plus frappante de la convertibilité de la vision pétrarquienne de l’amour en vision religieuse. En 1549, l’année même de la Deffence et illustration de la langue françoyse qui fait de lui le théoricien de la Pléiade, Du Bellay publie L’Olive, mettant en pratique sa théorie nuancée de l’imitationâ•›: «â•¯Encor’diray-je bien que ceulx qui ont leu les oeuvres de Virgile, d’Ovide, d’Horace, de Petrarque, & beaucop d’aultres, que j’ay leuz quelquefois assez negligemment, trouverront qu’en mes escriptz y a beaucoup plus de naturelle invention que d’artificielle ou supersticieuse immitation.╯» (Oeuvres poetiques, I, 19–20). Au premier abord, L’Olive se présente comme un exemple parfait d’imitation des Rime sparse en tant que recueil de poèmes d’amour à la louange d’une femme aiméeâ•›; et à bien des égards L’Olive accomplit cette définition. Mais voici que le poète, du fond de sa souffrance longuement décrite, tourne son regard vers le Christ en tant que compagnon de toute souffrance humaineâ•›: «â•¯S’il a servi pour rendre l’homme franc,/S’il a purgé mes pechez de son sang, Et s’il est mort pour ma vie asseurer,/ S’il a goûté l’amer de mes douleurs, Prodigues yeulx, ne devez-vous pleurer/D’avoir sans fruit dependu tant de pleursâ•›?╯» Cependant, c’est aussi dans L’Olive que Du Bellay relie cette attitude d’adoration vis-à-vis d’une divinité incarnée à une notion néo-platonicienne de l’éternel, qui ne contredit en rien l’appel au Christ souffrant et rédempteur sur terre, mais qui situe l’origine de son amour, et de tout amour, dans l’intemporel, et l’identifie à la beautéâ•›: «â•¯Si nostre vie est moins qu’une journée/En l’eternel…/Si perissable est toute chose née,/Que songes-tu, mon ame emprisonnee?/╯» Il est un «â•¯plus clair sejour╯»auquel l’âme doit aspirerâ•›: «â•¯Là, est le bien que tout esprit desire╯» (sonnet 113). *** Les quelques aspects de la représentation du Moi pétrarquien mentionnés ici suffisent à montrer que l’on ne peut l’ériger en modèle auto-suffisant de subjectivité prémoderne. La richesse
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même de ses contradictions intérieures, richesse surmultipliée dans les écrits des successeurs, montre que s’il a pu rêver d’un Moi fragment bien intégré dans l’immensité de l’univers, c’est là le rêve d’un poète (Mazzotta, 101) et non une doctrine ni même une structure narrative fermement établie mais plutôt «â•¯un questionnement critique et linguistique investi dans le Canzoniere et dans son langage╯» (Waller, 104). Et ces incertitudes même permirent à ceux et celles qui ont «â•¯imité╯» Pétrarque d’y exprimer en fait leurs propres découvertes d’eux-mêmes vis-à-vis de l’Autre.
Le rôle humaniste de la narration Mary Ann Maxwell Pour traiter du rôle humaniste de la narration, il nous faut commencer par définir ce que signifient ces termes dans le contexte d’une aristocratie de l’esprit. Par «â•¯narration╯» nous entendons les récits en prose écrits entre 1520 et 1560, à l’exclusion du roman chevaleresque. Certes, bien des œuvres poétiques, épiques en particulier, pourraient trouver place iciâ•›; mais nous devons concentrer notre attention sur les rapports entre l’humanisme et les récits en prose. Plus spécifiquement, l’objet de notre propos est la façon dont l’humanisme et l’art des narrateurs se sont recoupés durant cette période. Le grand mot d’↜«â•¯humanisme╯» a été assurément trop souvent discuté et défini pour que nous nous arrêtions à chercher, une fois de plus, une définition succincte et exhaustive de l’humanisme de la Renaissance. Toutefois, en vue de restreindre les paramètres de notre analyse, il nous faut chercher comment l’humanisme, sous ses multiples aspects, a pu établir en fait, avec les contes et récits du XVIe siècle, des rapports qui dépassent le cadre du simple synchronisme. La définition de l’humanisme par Kristeller, en termes de «â•¯profession╯» et de «â•¯pédagogie╯», ne peut guère nous aider. Sans aucun doute, certains narrateurs de la Renaissance ont été par profession des humanistes et un grand nombre d’humanistes se sont servi de contes ou récits, entre autres types de discours, comme d’outils pédagogiques (Érasme, par exemple, en a émaillé ses Colloques). Mais ce que nous cherchons, c’est une description de l’humanisme qui nous permettrait d’affirmer que ce courant de pensée se manifeste dans la narration elle-même. Autrement dit, le sujet exige de voir dans l’humanisme moins une série de phénomènes sociaux et historiques que l’ensemble des idéologies reliant ces phénomènes entre eux. Eugenio Garin, en traitant de l’humanisme dans le premier chapitre de son Italian Humanism, nous fournit un précieux paradigme. Grâce à lui, nous pourrons utilement considérer l’humanisme sous trois anglesâ•›: 1. 2. 3.
comme une série d’opinions constituant une idéologie reconnaissable à certains traits caractéristiques (opinions, par exemple, sur la valeur de la philosophie scolastique, sur la redécouverte de la pensée antique, etc.)â•›; comme une manière de parler et d’écrire issue d’une certaine idée de l’essence et de la fonction du langage, attitude qu’exprime souvent le mot «â•¯rhétorique╯»â•›; comme une image du passé vu dans une perspective historique moderne, instaurant entre le présent et le passé une relation nouvelle.
Chacun de ces trois critères aura son rôle à jouer dans notre examen des rapports entre la narration et l’humanisme. Dulce/utile et la narration Si nous prenons l’humanisme en tant qu’idéologie, la première et la plus simple manifestation de sa rencontre avec la narration concerne le contenu du texte. Tout texte, en effet, est susceptible de contenir une quantité plus ou moins grande d’opinions qu’on peut qualifier d’↜«â•¯humanistes╯». 339
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Par exemple, chez Rabelais la perpétuelle satire de la scolastique ou le programme d’éducation établi par Ponocrates pour Gargantua (Gargantua, ch. XXIII–XXIV) – pris au sérieux ou avec un brin d’ironie – sont visiblement proches des idées et des objectifs humanistes. Toutefois, si l’on trouve dans certains textes un «â•¯contenu╯» humaniste reconnaissable, il en est d’autres où la nature du contenu idéologique et leur relation avec l’humanisme sont beaucoup plus problématiques. Par conséquent, le contenu humaniste d’un texte a beau constituer un facteur important, il ne peut être, en l’occurrence, regardé comme le seul. La seconde caractéristique de l’humanisme, c’est-à-dire son point de vue particulier sur le langage, dont la rhétorique est la base et l’expression, nous mène plus directement au cœur du problème. Comment l’obsession humaniste de la rhétorique a-t-elle changé la nature de la prose narrative, en théorie comme en pratiqueâ•›? L’humanisme a-t-il favorisé, même chez des écrivains qu’on ne peut qualifier d’humanistes, la création d’un genre distinct de récit en proseâ•›? Sur ce point nous sommes notoirement à court de déclarations de la part des rhétoriciens de la Renaissance et, pour ce qui est de la théorie, nous devrons nous fier à des hypothèses reposant avant tout sur ce que contiennent les textes eux-mêmes. Les «â•¯nouvelles╯» qui tombent dans le champ de notre examen présentent, à n’en pas douter, certains traits qui les distinguent clairement des recueils antérieurs, comme les Cent nouvelles nouvelles, Till Eulenspiegel ou les livres de facéties de la période Tudor, dont la vogue s’est poursuivie en Angleterre jusqu’au milieu du siècle. L’un de ces traits est l’importance donnée dans certains récits à des morceaux d’éloquence. On en trouve des exemples frappants chez Bandello (Novelle I.ii), dans l’Heptaméron (nouvelle LXX) et chez Wickram (Rollwagenbüchlein, 26). Mais l’influence d’une éducation pétrie de rhétorique va plus loin que l’insertion de grands discours à l’intérieur des récits. Ce qu’elle crée vraiment, c’est un mode de narration destiné à persuader, instruire et distraire grâce à des exempla attrayants. Tous les textes dont nous parlerons suivent dans une certaine mesure la formule du dulce/utile, même quand l’auteur déclare dans son prologue qu’il se refuse à moraliser (tel Bonaventure des Périers dans ses Nouvelles recreations et joyeux devis). Il faut aussi le soulignerâ•›: certaines particularités des œuvres qui ne semblent pas se soucier du dulce/utile peuvent néanmoins trouver place dans ce contexte. Par exemple, le goût des jeux de mots chez Rabelais ou dans les Nouvelles recreations s’explique par le but recherchéâ•›: créer un discours qui soit à la fois plaisant et moralement profitable. Un autre trait saillant de ces textes est leur réalismeâ•›; ils veulent peindre «â•¯la vie telle qu’elle est╯». En quoi cette tendance au mimétisme se relie-t-elle au dulce/utileâ•›? C’est que l’obstination à présenter le récit comme une histoire vraie, avec tous les artifices qui peuvent donner l’impression qu’elle est vraie ou vraisemblable, se rattache à l’idée que la vraisemblance est à la fois attachante (il s’agit de gens réels ou qui en ont l’air) et instructive (un exemplum a bien plus de force s’il est «â•¯réel╯»). Le vraisemblable a aussi le mérite de pouvoir faire participer le lecteur à des événements historiques. Des auteurs de nouvelles (tel Bandello) remanient des anecdotes tirées de l’histoireâ•›; la plupart prennent soin de situer leurs différents contes à l’intérieur d’un récit qui leur fournit un cadre historique (souvent biographique) ou pseudo-historique, si bien que ce ne sont pas seulement les contes eux-mêmes qui deviennent vraisemblables, mais aussi les circonstances où ils sont racontés. L’Heptaméron, par exemple, insiste sur la véracité, et non la simple vraisemblance, de ses histoires. Bandello use d’une autre tactiqueâ•›: au lieu d’affirmer
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lui-même qu’il s’agit d’histoires vraies, il crée une fiction destinée à nous convaincre que des personnes vivantes – ses amis et ses protecteurs – racontent ces histoires et cautionnent leur vérité du même coup que celle du cadre où elles sont placées. Dans ce contexte on peut s’apercevoir, à considérer les récits en prose, que par «â•¯sentiment historique╯» il ne faut pas entendre simplement la conscience de la distance qui sépare le présent de l’antiquité classique, ou l’impression qu’il y a eu là disparition et redécouverteâ•›; c’est, plus encore, un sentiment qui permet d’apprécier l’historicité de la narration elle-même et de lui attribuer une valeur justement en fonction de son caractère historique. Ceci s’applique même aux récits en prose qui ne sont pas «â•¯réalistes╯» à proprement parler (chez Rabelais, par exemple) ou à ceux dont l’historicité n’est pas ancrée dans la noblesse sociale, ou même morale, des narrateurs (tels les Propos rustiques et les Balivernies d’Eutrapel de Noël du Fail, les contes de Wickram témoins d’une mentalité bourgeoise (comme Von guten und bosen Nachbaurn) et aussi, bien entendu, Lazarillo de Tormes. Étant donné tous ces facteurs, il nous faut, semble-t-il, poser trois questions fondamentales sur la narration en prose durant cette périodeâ•›: (1) quels genres de récits ont été associés à l’humanismeâ•›? (2) quelle action l’humanisme, tel que défini plus haut, a-t-il exercé sur les récits en proseâ•›? (3) finalement, quelle action les récits en prose ont-ils, en retour, exercé sur l’humanismeâ•›? Pour répondre à ces questions, nous allons examiner d’abord les nouvelles, puis des textes plus longs – entre autres l’œuvre de Rabelais – pour finir par le roman pastoral de Jorge de Montemayor. Les distinctions génériques que nous observons ici sont fondées, non pas sur la seule longueur des textes, mais sur le fait que la nouvelle à cette époque avait déjà une longue histoire et constituait une forme bien développée, où nous pourrons observer l’interaction de la prose narrative et de la pensée humaniste plus clairement que dans les œuvres plus longues (Rabelais excepté) dont nous parlerons ensuite. La nouvelle (Italie, France, Allemagne) En 1520, depuis des siècles, des nouvelles avaient été écrites un peu partout en Europe. Mais l’incomparable modèle du genre restait le Décaméron de Boccaceâ•›; c’est lui, plus que tout autre recueil (par exemple les Facetiae du Pogge) qui continue à inspirer les desseins et les ambitions des auteurs de nouvelles, quelles que soient les sources, très diverses, où elles sont puisées. Par exemple, Grazzini commence ses Cene (1540–1547) comme s’il voulait refaire un Décaméronâ•›; en mettant en scène des personnages, jeunes gentilshommes et nobles demoiselles, isolés du monde extérieur (dans ce cas par un orage), il prend nettement modèle sur Boccace, bien que ses histoires (dont il vante justement la novità e varietà) soient d’une tout autre provenance. Le Décaméron, du point de vue chronologique, n’appartient pas à notre sujet, mais il faut remarquer ici que l’ouvrage de Boccace présente lui-même tous les traits que nous avons notés dans les récits en prose touchant à l’humanisme. Le prologue indique le lieu où, dans un cadre historique précis, les nouvelles sont contées et l’auteur, en les situant, montre qu’il a le sens de l’histoireâ•›: «â•¯nelle quali novelle, piacevoli ed aspri casi d’amore ed altri fortunosi avvenimenti si vedranno cosi ne moderni tempi avvenuti come negli antichi.╯»
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Il signale aussi le soin qu’il a pris d’être dulce/utileâ•›: «â•¯le…donne che quelle [novelle] leggeranno, parimente diletto delle sollazzevoli cose in quelle mostrate ed utile consiglio potranno pigliare╯» (18). Les récits eux-mêmes témoignent clairement d’un souci de mimesisâ•›; en effet, ils ne procurent plaisir et utilité que dans la mesure où l’on reconnaît qu’ils sont vraisemblables, sinon véridiques. Naturellement, en produisant une œuvre qui se proposait ces objectifs, Boccace transformait la nouvelle. Ainsi, d’emblée, les traits que nous avons catalogués comme traits «â•¯humanistes╯» ont fait partie de la nouvelle reconçue et recréée avec le Décaméron. De plus, Boccace lui-même n’était pas étranger à l’humanismeâ•›; aussi, ce genre de narration fut-il aussitôt retenu comme une production légitime de l’activité humaniste, probablement moins aux yeux des humanistes professionnels qu’à ceux d’un public prêt à partager et à soutenir leurs idées, bien que sans connaissance spéciale de leurs méthodes et de leurs plans. Dès lors, il n’est pas surprenant, étant donné l’énorme et durable influence du Décaméron, de découvrir que ses imitateurs italiens commencent souvent par le même genre de déclaration. Le premier texte que nous mentionnerons, les Novellae de Morlini (1520), en offre un exemple. Quoiqu’il ne s’agisse pas d’une série de contes présentés dans un récit-cadre et que ces contes dérivent plutôt d’Ésope et d’Apulée que de Boccace, ils sont précédés d’un avis au lecteur qui souligne expressément que ces histoires ne sont «â•¯pas moins amusantes qu’utiles╯» et qu’elles sont à lire «â•¯autant pour les fleurs que pour les fruits, pour la paille que pour le grain╯» (6). Les novellae en elles-mêmes ne semblent guère répondre à une telle prétention, car la morale qui termine chacune d’elles n’est souvent qu’un adage très superficiel sans rapport apparent avec le thème principal du récit. Néanmoins cette affirmation a paru nécessaireâ•›: c’était presque, semble-t-il, une loi du genre. De même Firenzuola, dans la dédicace de ses Ragionamenti (1523) déclare modestement que «â•¯i quali se diletto o utile alcuno vi porgeranno, a lei che fu cagione ch e’venisserro in luce, non a me ne averete obbligazione╯» (16). Une fois de plus, le contraste entre cette prétention et le contenu explicitement scatologique et sexuel des nouvelles conduit à la conclusion que Firenzuola fait cette remarque uniquement parce que c’était un trait générique obligatoire. Il faut ajouter toutefois que ce contraste n’est qu’un élément d’une dichotomie générale entre les histoires, très terre-à-terre, des Ragionamenti et le prologue/récit-cadre, lourdement érudit et didactique, qui déploie une préoccupation dantesque pour la numérologie et s’orne d’un discours de haut style sur l’amour platonique. Grazzini n’offre pas un contraste aussi accentuéâ•›: dès le début, en effet, bien que son dessein d’écrire des nouvelles se modèle ouvertement, nous l’avons dit, sur le Décaméron, l’utilité morale des histoires est subordonnée au plaisir qu’elles peuvent donner. Les histoires, remarque la padrona di casa qui en amorce le déroulement, ne seront pas aussi belles, ni même peut-être aussi bonnes (buone) que celles de Boccace, mais «â•¯non saranno anche ne tanto viste ne tanto udite, e par la novità e varietà doverrano porgere, per una volta, con qualche utilità non poco piacere e contento╯» (10–11). Aussitôt après, elle s’adresse aux jeunes hommes de la compagnie pour les rassurer qu’ils sont tout à fait compétents dans l’art de conter des novelle, car, dit-elle, «â•¯avete tutti buone lettere d’umanità╯». Ensuite, elle leur rappelle en quelle saison ils se trouventâ•›: celle du Carnaval, saison du plaisirâ•›: «â•¯noi semo ora per Carnovaleâ•›: nel qual temp è lecito a i religiosi di rallegrarsi… Perché dunque a noi sarà sconvenevole o disonesto di darci piacere novellandoâ•›?╯» (11)
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Mais, avec les deux exemples italiens qui nous restent à considérer, nous avons affaire à une attitude un peu différente. La mention obligatoire déclarant que le texte est «â•¯plaisant et utile╯» n’apparaît, pour Le piacevole notti (1550–1553) de Straparola, que dans un avis au lecteur rédigé par l’éditeur, Orfeo della Carta, qui souligne, en défense de l’ouvrage, qu’en dépit des apparences on peut en tirer des leçonsâ•›: «â•¯perciò che se voi leggendole considerarete la diversità de’casi e le astuzie che in quelle si contengono, almeno vi saranno di ammaestramento non picciolo╯» (3–4). Le récit-cadre lui-même n’insiste pas sur la question de l’utilité et fait peu d’efforts pour relier les conteurs ou leur parrainage avec des idées spécifiquement humanistes. En fait, il est bon de le remarquer, c’est dans l’auditoire que se trouvent les humanistes, les hommes (par exemple, Pietro Bembo) qui écoutent les histoires racontées par les invitées de Madonna Lucrezia. Ces histoires, à la différence du récit-cadre, ne sont pas toujours d’allure boccacienneâ•›; beaucoup sont des contes tout à fait fantaisistes et ne prétendent pas être utiles en tirant des leçons morales de situations courantes. On peut mettre en parallèle le peu d’insistance sur le dulce/utile qu’on trouve chez Straparola avec la déclaration d’un quasi contemporain, Matteo Bandello, qui nie l’obligation d’obéir à cette formule et qui, en publiant les trois premiers livres de ses Novelle (1554), assure dans son avis aux lecteurs que ses histoires ne sont écrites que pour leur plaisirâ•›: «â•¯ben prego tutti quelli a cui piacerà di leggerle, che con quell’animo degnino di leggerle con il quale sono state da me scritteâ•›: affermo bene che per giovar altrui et dilettare le ho scritte╯» (2). Plus tard, pourtant, dans la dédicace de la Novella I.35, il retombe dans une attitude plus traditionnelleâ•›: si le plaisir est de première importance, le lecteur peut quand même trouver «â•¯non picciola contentezza… quando qualche cosa si narra che, oltra il diletto che se ne piglia, qualche profitto ancora sene trae╯» (433). En fait, l’ouvrage de Bandello illustre fort bien l’alliance de la fonction morale et de ce qu’on peut appeler la fonction «â•¯mimétique╯», c’est-à-dire qu’il démontre combien il est «â•¯profitable╯» de peindre des situations hautement réalistes sur fond historique et de les faire raconter par des personnages réels, eux-mêmes en situation réelle, qui paraissent ainsi garants de la vérité des faits. Bandello indique soigneusement, dans la dédicace de chaque récit, à quel moment, en quel lieu et par qui l’histoire a été racontée. De laborieuses recherches faites par des spécialistes ont été incapables d’établir si ce semblant de reportage est autre chose qu’un faux semblant. Mais ce qui nous intéresse, ce n’est pas la véracité des événements ou des conteursâ•›; c’est l’obstination de Bandello à placer ses récits dans un cadre autobiographique. Le fait qu’il les situe dans sa propre sphère culturelle a pour effet de renforcer leur vérité historique, vérité partiellement assurée par le gain moral qu’on peut tirer de chacun d’eux. Ceci n’est nulle part plus visible que dans la toute première histoire des novelleâ•›: dans le décor d’une cour princière et pour le bénéfice de souverains cherchant à décider au mieux qui leurs enfants doivent épouser, on entend raconter le désastreux mariage du Florentin Buondelmonto di Buondelmonti et ses terribles conséquences. L’histoire est explicitement contée pour sa valeur morale, mais ici l’enseignement est lié de façon très étroite aux personnages du récit-cadre, qui en ont fait leur profit et qui doivent être regardés – ainsi le veut la fiction – comme ayant réellement existé. Quand il s’agit des nouvelles françaises de cette période, il faut se rappeler que, malgré la persistance du modèle boccacien, ce sont des ouvrages qui ont été composés et publiés du temps de Rabelais ou après lui. Comme nous le verrons, l’attitude de Rabelais en ce qui concerne le dulce/utile est bien plus paradoxale que celle des Italiensâ•›: il veut nous convaincre que la
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«â•¯sagesse╯» à tirer du texte ne s’y trouve pas à côté de la frivolité, mais qu’elle est cachée dans le plaisir même que prend le lecteur, que les deux sont, à vrai dire, absolument inséparables, de sorte que l’aspect futile ou bouffon de la narration devient le signe même de son utilité morale et n’est pas simplement un appât servant à attirer le public pour lui faire écouter un sermon. C’est ce qu’il ne faut pas oublier quand on parle de Noël du Fail, dont les Propos rustiques partent du principe que les naïvetés et les candeurs de la vie rustique constituent, paradoxalement, le sommet de la sagesse. Du Fail ne mentionne pas formellement le dulce/utile, mais vante, pour commencer, la méthode de la «â•¯description par les contraires╯»â•›: «â•¯Les Philosophes et jurisconsultes ont cela assez familier de descrire lun contraire par lautre, en baillant par iceluy plus seure et solide congnoissance que silz laissoyent lumbre diceluy pour de prime face traicter leur supposé subject…╯» (601). Les sages de l’antiquité, nous dit-il plus loin, «â•¯ont… choysi leurs estudes aux champs╯» (604). Tout ceci est confirmé dans le premier chapitre, où le narrateur indique comment il a découvert cette inestimable sagesse cachée dans la plus basse classe de la sociétéâ•›: «â•¯…je mapprochay pour avec les autres estre plus attentif à leurs propos, qui me sembloient de grand grace, à raison quil ny avoit fard ne couleur de bien dire, fors une pure verité…╯» (607). Outre que ce paradoxe fait penser à des thèmes typiquement humanistes (sagesse des fous, etc.), il procède clairement de l’idée que l’utile peut se trouver même dans l’aimable simplicité du peuple des campagnes, exemple vivant de la vérité toute nue. Les vieillards qui content les histoires se livrent à des récits plutôt décousus et épisodiques, centrés sur quelques individus, mais illustrant bien les vertus que, dans leur monde, on estime recommandables. Dans les Balivernies d’Eutrapel, les «â•¯histoires╯» ou «â•¯épisodes╯» semblent vouloir démontrer également la sagesse d’Eutrapel. Les deux livres réussissent aussi bien l’un que l’autre à montrer comment s’obtient cette sorte de moralisationâ•›: par une alliance avec une présentation «â•¯réaliste╯», qui en renforce l’effet en tâchant de recréer le réel dans l’imagination du lecteur. Bonaventure des Périers semble commencer, comme Bandello, par nier qu’on puisse trouver dans ses nouvelles plus que du divertissementâ•›; mais cette déclaration se présente, encore une fois, comme un paradoxeâ•›: la plus haute forme d’enseignement n’est autre que le plaisir luimêmeâ•›: «â•¯vous asseurez que je ne fais pas peu de chose pour vous en vous donnant dequoy vous resjouir, qui est la meilleure chose que puysse faire l’homme. Le plus gentil enseignement pour la vie, c’est Bene vivere et laetari…╯» (367). Toutefois, le narrateur qui parle ainsi se comporte en intrus dans nombre de ses récits, portant des jugements sur les personnages, demandant au lecteur ce qu’il en penseâ•›; en outre, beaucoup de ses histoires offrent des exemples de comportement, parfois intelligent (VI), mais en général stupide (XVI). Sur ce point, il ne faut pas exagérerâ•›: derrière ces contes, l’utile reste souvent implicite plutôt que formuléâ•›; il est impossible, pourtant, de prendre au mot le narrateur quand il affirme n’avoir écrit que pour donner simplement de la «â•¯resjouissance╯». Avec l’Heptaméron, nous avons affaire au premier recueil de nouvelles françaises qui prenne le Décaméron comme modèle avoué. Mais, de même que les ouvrages de Du Fail et de Des Périers, l’Heptaméron n’aborde pas explicitement la question du dulce/utile. Ce sera néanmoins, pour Marguerite de Navarre, une grande préoccupation. Pour commencer, elle tient absolument, semble-t-il, à l’instar de Bandello, à prouver la véracité de ses récits. Le personnage Parlamente, qui émet l’idée de raconter des histoires à la manière du Décaméron, prend soin de spécifier que ces histoires doivent être véridiquesâ•›: «â•¯dira chascun quelque histoire qu’aura veue
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ou bien oy dire a quelque homme digne de foy╯» (9). En fait, il n’y a dans tout le recueil qu’une exception indubitable à cette règle (Nouvelle LXXV). De plus, bien que les conteurs ne soient pas formellement incités à moraliser, ils expriment toujours leurs vues, avant ou après leur conte, sur la signification qu’il peut avoir. Ce qui est extraordinairement frappant et différencie l’Heptaméron de ses prédécesseurs, c’est que ces vues ne sont pas acceptées tout bonnement comme l’interprétation définitive du conte. En effet, non seulement les autres personnages du récit-cadre clament bruyamment leur désaccord sur le sens, moral ou autre, à lui donner, mais il arrive aussi que le conteur lui-même change d’avis (Nouvelle XXVI, 221). Ceci repose le problème du dulce/utile et nous sommes ramenés par l’exigence que les contes doivent être historiquement vrais à l’autre problème, celui qui met en cause le principe adopté, semble-t-il, par tant d’auteurs de nouvelles, à savoir que c’est à travers le réalisme – fondé sur la vraisemblance ou la stricte vérité – que la narration atteint son plus haut pouvoir et de divertissement et d’enseignement moral. Dans l’Heptaméron, l’ampleur inhabituelle du récit-cadre et l’importance accordée aux narrateurs eux-mêmes soulèvent plus qu’ailleurs le problème des rapports que les récits, avec leur historicité vraie ou fausse, peuvent avoir avec la narration qu’ils occasionnent. De tous les auteurs de nouvelles, Marguerite de Navarre paraît la plus soucieuse de chercher pourquoi on raconte ces histoires et semble vouloir pousser l’emploi de la narration au-delà du mariage du plaisir et de l’utilité, tel que l’envisageait Boccace. Moins cohérent et moins visionnaire est le seul ouvrage allemand qui représente la nouvelle à cette époque, le Rollwagenbuchlein de Georg Wickram. Ce populaire recueil de contes était destiné, comme l’indique le titre, à tempérer l’ennui des voyages, ce qu’annonce Wickram dans son avis au lecteurâ•›: «â•¯… hab ich euwer aller gunst und liebe allhie ein kurtzweiligs Buchlein für Augen gestellet/ im welchem ir nit wenig kurtzweilig und schimpfliche schwenk vernemmen werden…╯» (7). En effet, la plupart des récits racontent, pour faire rire, des exploits d’imbécilesâ•›; beaucoup, néanmoins, surtout dans la première édition du livre, sont suivis de commentaires qui soulignent leur apport moral. A la fin de la première nouvelle, par exemple, qui a pour sujet un pèlerinage burlesque, on trouve, non pas une, mais trois moralités, dont deux étayées de citations de l’Écriture. La seconde nouvelle, «â•¯Wie enim so in wassers not Sant Christoffel ein groß wechsin liecht verhieß,╯» est une reprise partielle du dialogue d’Erasme Naufragiumâ•›; Wickram ne se contente pas de laisser l’épisode parler de lui-même, il nous explique ce qu’il faut en penser (14). La morale n’est pas toujours aussi crianteâ•›; c’est ainsi que, dans le huitième récit, «â•¯Von bruderliche treuw,╯» on doit supposer que la réconciliation entre deux amis qui se sont querellés donne à l’histoire une valeur exemplaire. Dans beaucoup d’autres, la moralité ne ressort pas clairement, en dépit d’une tonalité fortement protestante, et parfois, alors qu’on s’attendrait à un commentaire idéologique plus explicite, celui-ci ne vient pas – par exemple, dans la vingt-sixième histoire, «â•¯Von einem Münch der die Luterischen mit einem pantoffel wolt geworffen han╯». Par contraste avec un écrivain comme Bonaventure des Périers, Wickram paraît à l’occasion hautement moraliste, mais en fait le Rollwagenbuchlein est infiniment moins pédant que ses œuvres plus longues et paraît répondre effectivement et honnêtement à ce qu’on demande aux nouvelles, d’être à la fois dulce et utile.
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Rabelais Comme nous l’avons dit plus haut à propos des auteurs de nouvelles françaises, l’œuvre de Rabelais peut se lire comme une application de la technique du dulce/utileâ•›; il n’est qu’à voir en particulier le prologue de Pantagruel (1532) et celui de Gargantua (1534). Toutefois, il ne faut pas se contenter d’affirmer purement et simplement que ces qualités existent en fait et se trouvent normalement dans la narrationâ•›; le problème est qu’on peut se demander ce que signifient ici dulce et utile et où ils peuvent bien se trouver. Le prologue de Pantagruel comporte un éloge hyperbolique des vertus des Grandes et inestimables chroniques de l’enorme geant Gargantua et, par implication, de Pantagruel, «â•¯un aultre livre de mesme billon, sinon qu’il est un peu plus equitable et digne de foy que n’estoit l’aultre╯» (218). Ces chroniques sont si importantes, déclare pompeusement l’auteur, que tout le monde devrait laisser son métier et ses affaires pour les apprendre par cœur, de sorte qu’elles ne seraient pas perdues, «â•¯si d’adventure l’art de l’imprimerie cessoit ou en cas que tous livres perissent╯» (216). Ce livre contient «â•¯plus de fruict que par adventure ne pensent un tas de gros talvassiers tous croustevelez╯» (l’auteur semble entendre par là tous ceux qui ne le comprennent pas). C’est un livre, prétend-il, qui réconforte les affligés dans leur détresse morale et même physiqueâ•›; il est «â•¯incomparable et sans parragon╯» (217). De même, le prologue du Gargantua recommande à grands cris les vertus de cet ouvrage, qui toutefois, nous dit-on, sont cachées sous des dehors rebutants, comme Silène, et exigent que le lecteur fasse un effort pour découvrir où se trouve l’utilité du livreâ•›: «â•¯vous convient estre saiges, pour fleurer, sentir et estimer ces beaulx livres de haulte gresse… puis, par curieuse leçon et meditation frequente, rompre l’os et sugcer la sustantificque mouelle… laquelle vous revelera de tres haultz sacremens et mysteres horrificques, tant en ce que concerne nostre religion que aussi l’estat politicq et vie oeconomicque╯» (7–8). Comme nous l’avons vu à propos de Du Fail, cette revendication, avec toute son outrance, se relie clairement à l’obsession humaniste avec le paradoxe de la sagesse des fous, dont on trouve d’innombrables exemples, le plus fameux étant l’Encomium moriae d’Erasme. Il est donc parfaitement clair que la déclaration de Rabelais, qu’on la prenne à la lettre ou non, a des liens étroits avec la pensée humaniste. La nature exacte des relations entre Rabelais et l’humanisme peut faire l’objet de longues discussions érudites, mais il est hors de doute, comme le montrent même ces brefs extraits, que Rabelais s’est mis à l’œuvre avec le même genre d’obsession pour le dulce/utile que celle dont sont marquées les nouvelles examinées plus haut. En outre, la re-narration par Rabelais de contes populaires est tout à fait comparable à la technique habituelle des auteurs de nouvelles. Remarquons qu’avec cette œuvre, nous ne voyons pas seulement comment l’humanisme est introduit dans la narration, mais comment la narration, par un mouvement inverse, embrasse la totalité de l’humanisme. Les nouvelles dont nous avons parlé sont contées – ou plus souvent re-contées – sous l’influence des idées rhétoriques que professaient les humanistes quant au but de la littérature. Les livres de Rabelais peuvent tous être vus sous cet angle. Dans le Tiers livre et le Quart livre, comme dans Gargantua et Pantagruel, le discours humaniste ne constitue pas un intertexte en marge d’un récit populaireâ•›; à la narration, populaire ou fantaisiste, s’allient de nombreuses variétés de discours humaniste. Ces textes ne contiennent pas seulement une «â•¯histoire╯» racontée à la manière humanisteâ•›; on a là des dialogues, des discussions,
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des lettres, de l’histoire, de la médecine, de l’exégèse et des commentaires de texte, de l’épopée, des récits de voyage, des proverbes annotés – et combien d’autres échantillons de toute sorteâ•›! En réunissant tout cela dans le cadre d’un seul récit, Rabelais transforme l’histoire de ses géants en une forme de discours dont l’utilité est égale à celle de tous les autres réunis et qui s’avère, en fait, le véhicule par excellence de tous les discours humanistes. Chez lui, la narration n’est pas mise au service de l’humanismeâ•›; c’est l’humanisme qui devient narration. Autres longs récits en prose (Allemagne, Espagne) Pour terminer, nous jetterons un coup d’œil sur trois autres longs récits en prose, tous composés tard dans la période qui nous occupeâ•›: Von guten und bosen Nachbaurn de Wickram, la Diana de Montemayor et Lazarillo de Tormes. Ce sont trois ouvrages qui sont souvent reconnus comme des prototypesâ•›: le roman de Wickram, comme le premier des romans baroques allemandsâ•›; celui de Montemayor comme une nouvelle variété de pastorale, qui a été amplement imitée et admirée, et Lazarillo, naturellement, comme le modèle du picaresque. Tous les trois soulèvent, à l’examen, quelques questions particulières parce que, justement, ils s’éloignent des modes de discours dont nous avons déjà parlé. C’est ainsi que le livre de Wickram déclare sur la page de titre qu’il est «â•¯fast kurtzweilig zu lesen,╯» mais dans l’avis au lecteur, Wickram ne manifeste pas d’intérêt pour l’aspect dulce du texte et met l’accent, au contraire, presque exclusivement sur son contenu moral. Il énumère avec précision les profits moraux que son lecteur retirera d’un récit aussi puissamment exemplaire. Ce caractère exemplaire, il est bon de le noter, coïncide avec une action qui sort ostensiblement des sentiers battus (l’histoire se passe au Portugal). Nous avons soutenu que le réalisme des contes de Boccace vient, dans une certaine mesure, à l’appui de la théorie du dulce/ utileâ•›; le «â•¯réalisme historique╯», si l’on peut forger cette expression, est un élément désirable à la fois parce qu’il est intéressant en soi et parce qu’il peut illustrer certains enseignements moraux. Mais Wickram proscrit du récit ce qu’on pourrait apprendre «â•¯sur ses voisins ou son seigneur╯», pour ne garder que ce qui sera moralement profitable au lecteur. Avec Montemayor et Lazarillo de Tormes, d’autres questions se posent. Dans la Diana, il n’est pas fait la moindre mention du dulce/utile. Assurément, le récit n’est ni mimétique, ni historique au sens habituel. Ce qu’il faut noter, c’est que Montemayor incorpore dans son décor pastoral une matière qui ressemble fort à des nouvellesâ•›; le meilleur exemple en est l’histoire de Don Felis et Felismena, qui commence au Livre II et occupe une place considérable dans le reste de l’ouvrage. Nous nous trouvons ici, dans un décor pastoral, face à des préoccupations morales et esthétiques solidement implantées, semble-t-il, dans la tradition du genre (par exemple, l’emploi du dialogue poétique), le tout agrémenté de récits du genre «â•¯nouvelles╯», ceux-ci étant insérés dans l’intrigue principale par le biais de divers personnages évoquant le passé. Ces «â•¯nouvelles╯», cependant, ne visent pas à faire pencher le conteur ou les auditeurs vers une décision moraleâ•›; elles provoquent quelque discussion, certes, mais uniquement sur les thèmes obsessionnels de la passion déçue, des revers de fortune et de la fuite du temps, qu’utilisent les épisodes pastoraux. Autrement dit, ces récits servent à un autre usage que ceux des conteurs de nouvelles et de Rabelais.
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Il ne faut pas écarter entièrement la possibilité que la pastorale ait été, elle aussi, un genre que l’humanisme aurait pu reprendre et fait servir à ses finsâ•›; mais Montemayor, semble-t-il, a pris la direction opposéeâ•›: l’↜«â•¯humanisme╯» de la nouvelle est placé ici dans un contexte où, dépouillé de ses qualités pédagogiques et sociales, il est mis au service de la narration de la pastorale, lyrique, intensément introspective. Le problème de Felismena implique, pour être résolu, les mêmes éléments surnaturels que l’amour insatisfait de Sereno pour Diana, ce qui ne saurait passer en aucune façon pour un exemplum propre à guider le lecteur. Lazarillo de Tormes, au contraire, peut représenter la narration du type «â•¯nouvelle╯» si lourdement enrichie de réalisme et de commentaire social qu’elle s’écarte diamétralement de la triade délicatement équilibrée de l’utile, du plaisant et du mimétique. Le narrateur clame hautement son originalitéâ•›: «â•¯yo por bien tengo que cosas tan señaladas, y por ventura nunca oidas ni vistas, vengan a noticia de muchos y no se entierren en la sepultura del olvido╯» (5). Pour ce qui est du dulce/utile, le narrateur a aussi du nouveau à dire sur la question. Les lecteurs trouveront du plaisir à ce livre, que leur attention soit profonde ou légèreâ•›: «â•¯… podria ser que alguno que las lea, halle algo que le agrade, y a los que no abondaren tanto los deleite.╯» Quant à l’utilité, elle n’est pas en cause, car l’utilité morale d’un livre est absolument indéterminable (et le narrateur de glisser là une citation de Pline pour appuyer son assertion)â•›: «â•¯Y a este proposito, dice Plino, que ‘no hay libro, por malo que sea, que no tenga alguna cosa buena’â•›; mayormente que los gustos no son todos unos╯» (5). La question de goût aide à relativiser le problème de l’utilité morale, car elle implique que, de même qu’aucun livre ne peut plaire à tout le monde, aucun livre ne peut profiter à tout le mondeâ•›; de plus, semble déclarer le narrateur, il ne va pas, lui, préciser ce qu’il y a de moral dans ce livreâ•›; il laisse cela au lecteurâ•›; simplement, ce livre peut être mis entre toutes les mains, car personne, même l’auteur (apparemment), ne peut déterminer le bien et le mal qu’il peut faireâ•›: «â•¯Y esto, para que ninguna cosa se debria romper, ni echar a mal, si muy detestable no fuese, sino que a todos se comunicase, mayormente siendo sin perjuicio y pudiendo sacar de ella algun fruto.╯» C’est pourquoi, bien que les aventures de Lazarillo rappellent les histoires racontées dans de nombreuses nouvelles, ainsi que les passages, par exemple, qui chez Rabelais mettent en scène Panurge, on les voit dès le début assignées à une fin bien différenteâ•›; cette divergence représente peut-être, comme la Diana de son côté, l’abandon de l’humanisme narratif en faveur de la narration pour la narration. Conclusion Les rapports qui ont existé durant cette période entre la narration et l’humanisme ont été définis comme tombant dans trois catégories connexesâ•›: le contenu humanisteâ•›; le dessein rhétorique de créer des récits à la fois utiles et agréablesâ•›; enfin, le réalisme mimétique, servant à deux finsâ•›: procurer le dulce/utile et attester la présence du genre de conscience historique qui semble une marque de l’humanisme. En appliquant ces catégories à la narration, nous avons vu que la forme de prose narrative la plus étroitement associée à l’humanisme est la nouvelle et que, pour dire les choses simplement, l’humanisme tâche très fréquemment de moraliser les contes populaires ou d’élargir leur cadre philosophique et historique–bref, de leur donner une signification nouvelle. Toutefois, l’inverse se produit aussiâ•›: la narration, à son tour, s’arrange
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pour englober l’humanisme. C’est ce qui arrive même à la nouvelleâ•›: dans les exemples les plus tardifs de notre période (en particulier Bonaventure des Périers et Marguerite de Navarre), le souci de l’utilité morale se trouve ou subordonné aux exigences de la narration ou remis en question. Peut-être n’est-ce pas un hasard qu’il s’agisse dans ce cas de récits français, composés après Rabelais, dont l’œuvre représente un effort majeur pour englober dans la narration tous les types de discours humaniste, de sorte qu’en les traitant ainsi il pose et brouille à la fois la question de leur recoupement. Finalement, dans les autres longs textes, surtout dans la Diana et dans Lazarillo de Tormes, nous voyons comment l’obsession humaniste pour la rhétorique est furtivement sapée ou franchement combattue par les exigences mêmes de la narrationâ•›: la voie est ainsi ouverte à l’essor du roman.
La question de l’art épistolaire Rachel F. Stapleton Au XVIe siècle, à mesure que les voyages et le commerce international se développent et que les empires européens s’accroissent à travers le monde, la lettre devient de plus en plus indispensable aux relations entre toutes les instances. Les colonies espagnoles aux Amériques, portugaises en Afrique, et l’expansion de Venise vers l’est et son commerce de soie et d’épices dans l’aire méditerranéenne, tout cela nécessite le concours de la correspondance. Mais la fonction de celle-ci n’est pas uniquement bureaucratique ou administrativeâ•›; elle sert aussi aux échanges familiaux, amicaux, amoureuxâ•›; elle véhicule des ordres dans le domaine politique, militaire, financierâ•›; elle dépeint les trésors exotiques du Nouveau Mondeâ•›; elle sert aux débats et à la transmission de savoirs nouveaux en matière de science, de théologie, de philosophie. Bref, elle est le principal moyen de communication entre individus séparés dans l’espace, réseau verbal international de plus en plus fondé sur l’écrit. Cette pratique culturelle active exige bien évidemment un art d’écrire parmi ceux déjà alphabétisés. Certes, on pouvait encore avoir recours à des scribes ou secrétaires mais il devenait de plus en plus souhaitable d’écrire de sa propre mainâ•›; c’était un signe de respect à l’égard du destinataire. Au carrefour du domaine public et du domaine privé la lettre devient le mode d’expression favori pour reproduire et exprimer l’expérience personnelle. C’est un «â•¯écrit envoyé à une personne absente pour lui faire savoir ce que nous lui dirions si nous étions en état de lui parler. La lettre est donc un substitut de la parole, un discours […], c’est-à-dire un acte de communication privilégiant la manifestation du rapport entre celui qui s’exprime et le destinataire.╯» (Viala, 168). A la Renaissance, c’est un genre essentiel qui ne saurait être réduit à une conversation privéeâ•›; plutôt, elle est publique, servant à une multiplicité de buts sociaux, politiques, intellectuels. Pourtant, malgré sa popularité à l’époque, la lettre est longtemps restée exclue du canon des genres considérés comme littéraires. La lettre a souvent servi de document historique. A cet égard, il faut noter que sa datation peut être multiple. La date inscrite peut être celle de la composition, de l’envoi ou de la réception. En outre, le délai entre la date d’un échange et celle de sa publication peut être très long. Ainsi, Érasme publie en 1522 le sixième volume de sa correspondance, contenant quelque 612 lettres datant de 1489 à 1521. L’art épistolaire tel qu’il existe à la Renaissance résulte de la transformation des artes dictaminis enseignés au Moyen Âge et articulés de la manière la plus formelle par Albéric de Montecassino (ca.1086–7) sur la base de la structure oratoire liée à la rhétorique classique, qui propose pour toute occasion salutatio, exordium, narratio, petitio, et conclusio. Le scripteur pouvait combiner sa narration et sa demande avec une salutation et un exorde tout faits, sans être tenu à l’originalité. Tandis que la rhétorique classique privilégiait l’invention, les formules de l’ars dictaminis étaient restreignantes. Du fait que la composition de lettres se limitait surtout aux chancelleries royales et papales – moins en Angleterre que sur le continent – ces limites n’importaient guère. Le style de l’ars dictaminis était particulièrement bien adapté à la société féodale et à son système de patronage. L’avènement des classes commerciales au déclin du Moyen Âge change l’ordre social et, du même coup, l’art de rédiger des lettres. Dès le XIVe siècle les 350
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correspondants commencent à chercher leur inspiration chez les écrivains antiquesâ•›; l’ars dictaminis ne répond plus aux exigences des auteurs de lettres de plus en plus nombreux, et de plus en plus divers. Du coup, ils commencent à modifier les règles de l’art épistolaire en fonction de leurs propres exigences et selon leurs propres personnalités. La progression de ces changements varie considérablement à travers l’Europe. En Italie, le style exigé par l’ars dictaminis persiste beaucoup plus longtemps qu’en Angleterre, où l’évolution des structures sociales et l’avènement de la «â•¯Common law╯» séparent progressivement le langage bureaucratique et administratif de celui de la loi romaine. Certes, on ne saurait affirmer qu’au Moyen Âge la lettre suivait inéluctablement les modèles rigides imposés par les manuels. Il n’est que de songer aux lettres d’amour qu’échangèrent Abélard et Héloïse au XIIe siècle, et au ton satirique de la Rota Veneris de Boncompagno da Signa au XIIIe. Au seuil de la Renaissance, le genre épistolaire va gagner en variété et en fluidité. Il va également s’inspirer des textes antiquesâ•›: Pétrarque découvre en 1345 les Epistulae ad Atticum de Cicéron qui, avec les Epistulae ad familiares, vont devenir des modèles du genre, libres de la rigidité de l’ars dictaminis. Gardons-nous de considérer que les lettres qui suivaient ce style étaient nécessairement dépourvues d’originalité et d’imaginationâ•›; mais les manuels et leurs prescriptions n’y encourageaient guère. Au temps de l’humanisme l’échange de lettres va fleurir et ses richesses nous seront conservées. Les humanistes étaient des correspondants prolifiquesâ•›; ils tenaient à publier leur correspondance de leur vivant et cette tendance, aidée par les progrès de l’imprimerie, contribuait à la circulation et à la préservation de leur oeuvre épistolaire. En outre, ce corpus remplissait également une fonction semblable à celle des revues scientifiques d’aujourd’huiâ•›; il permettait aux savants de s’engager dans des débats et de montrer leur savoir au public. Tout en donnant l’impression d’être spontanées et naturelles, les lettres qui constituent ces collections sont le produit d’un processus complexe de révisions et d’auto-construction, et tiennent du récit plutôt que de l’histoire. Réactions humanistes aux artes dictaminis Près de deux siècles après la découverte des lettres de Cicéron par Pétrarque, Érasme composa un des nombreux manuels humanistes portant sur l’art d’écrire des lettres. Il commença la rédaction de son Opus de conscribendis epistolis en 1498â•›; en 1506 l’ouvrage était presque achevé mais ne fut publié en une version autorisée qu’en 1522, peut-être parce que, peu connu encore au moment de la rédaction, Érasme n’avait pu trouver un éditeur. Il y traite sur un ton satirique les auteurs de lettres qui continuent à pratiquer l’ars dictaminis et réagit contre ses strictes formules. A la différence de Pétrarque, de nombreux auteurs qui publièrent leurs collections de lettres n’étaient pas des savants mais servaient de secrétaires, soit ecclésiastiques soit séculiers. Dans le cadre de leurs fonctions ils tendaient à suivre l’étiquette dictée par la tradition épistolaire médiévaleâ•›; mais lorsqu’ils préparaient leur correspondance pour la publication, ils la retravaillaient dans le sens inspiré par l’Antiquité classique. Il est hors de doute qu’à la Renaissance la lettre jouissait du statut de genre littéraire. Elle était l’objet d’un enseignement scolaire, au centre même de la formation littéraire de l’élève. Le
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De conscribendis epistolis d’Érasme, malgré tout son prestige, n’était dans ce domaine ni novateur ni isoléâ•›; au contraire, Érasme et ses contemporains, l’Espagnol Juan Luis Vivès (1493–1540) et un peu plus tard le Flamand Juste-Lipse (1547–1606) étaient en dialogue constant – sous forme de lettres – au sujet de la réforme en cours du genre épistolaire. Érasme ne se préoccupait pas uniquement des formules et des structures, mais de la manière dont l’épistolier se représente lui-même dans la lettre car, remarque-t-il, la clarté ne suffit pasâ•›; il faut également faire preuve de réelle érudition. Juan Luis Vivès publie de son côté, en 1534, un traité d’art épistolaire également intitulé De conscribendis epistolis, où il proclame aussi qu’il faut redonner vie à ce genre. A ses yeux comme à ceux d’Érasme il s’agissait d’adapter et d’améliorer les règles de l’ars dictaminis tout en tenant compte des modèles de l’Antiquité classique. Il n’omet pas la diversité des langues vernaculairesâ•›: «â•¯Nous pouvons également, si besoin est, utiliser des mots d’une langue autre que celle en laquelle nous écrivons, par exemple, des mots allemands ou anglais si nous écrivons en espagnol[…]. Pourquoi ne pas employer une expression allemande ou écossaise lorsque nous écrivons en latin, si tant est que le destinataire peut en saisir le sens déguiséâ•›?╯» Les auteurs de manuels d’art épistolaire n’avaient pas pour but de fournir des modèles pour toute lettre possible et imaginable, mais plutôt de formuler des préceptes généraux permettant à l’utilisateur de composer, en un style simple et clair, des lettres portant sur une variété de thèmes et de sujets. Lorsque l’édition autorisée du traité d’Érasme finit par paraître en 1522, elle ne comportait rien de radicalement nouveau en fait de critique des modèles dépassés. Elle avait plutôt pour but de suppléer à ce qui manquait dans le domaine épistolaire en proposant une véritable «â•¯encyclopédie d’invention rhétorique╯» sur des thèmes suasoires, démonstratifs, judiciaires et familiers, ainsi que des instructions concernant la manière d’enseigner l’art d’écrire des lettres en tant qu’exercice de composition rhétorique. La contribution d’Érasme à ce domaine eut un succès tel que le livre continua à être utilisé comme manuel scolaire jusqu’à la fin du XVIe siècle par des maîtres qui l’adaptaient, l’imitaient, ou en tiraient des extraits. Érasme se rend compte de ce que l’imitation des styles de l’Antiquité classique pourrait être tout aussi contraignante que celle des styles médiévaux qu’il tentait de moderniser, particulièrement dans le cas des lettres en langues vernaculaires. Il se montre impatient vis-à-vis des prédecesseurs qu’il trouve «â•¯incroyablement barbares╯»â•›: «â•¯N’en déplaise aux Muses, il existe de gros volumes traitant de l’art d’écrire des lettres, avec exemples à l’appuiâ•›; mais Dieu, de quelle qualitéâ•›!╯» Il se montre plus patient à l’égard des auteurs de lettres que de manuels. Il écrit à l’adresse des premiersâ•›: «â•¯Écrivez, si vous le souhaitez, sous l’impulsion du moment, écrivez tout ce qui vous passe par la tête, à condition que ce soit à la manière de Cicéron écrivant à Atticus.╯» Pour l’amour du style, de nombreux défauts sur le plan de la composition et du contenu peuvent être pardonnés… La standardisation du latin, et l’effort effectué par les humanistes pour le rendre plus classique, influait également sur le style épistolaire, par son exigence d’élégance et de clarté. Érasme écritâ•›: «â•¯Même si l’appellation de lettre était restreinte aux échanges privés entre amis, on ne saurait lui attribuer une forme fixe. Néanmoins, pour tenter de définir d’une manière concise ce qui pourrait être la caractéristique principale du genre, je dirais que son mode d’expression doit ressembler à une conversation entre amis. Car une lettre […] est une conversation mutuelle entre amis absentsâ•›; elle ne devrait être ni peu soignée, ni rude, ni artificielle,
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ni limitée à un seul sujet, ni d’une longueur lassante.╯» Tout en maintenant cette notion depuis longtemps familière d’une conversation entre amis séparés par la distance, le traité d’Érasme insiste sur l’art rhétorique qu’exige la lettre. De même que l’orateur doit adapter son style à la nature de son argument, et de son auditoire, de même l’auteur d’une lettre doit, afin de réussir, savoir manipuler et adapter son style au contenu et au destinataire. Cette évolution du style survient à des moments et des degrés différents à travers l’Europe, selon les besoins des classes lettrées de chaque pays et les progrès des langues vernaculaires. En Angleterre la langue vulgaire devient très tôt celle de la loiâ•›; en Espagne, le castillan est utilisé dans les documents de la Reconquista à partir du XVe siècle. Art épistolaire et pédagogie Le statut de la lettre dans la création de rapports personnels et professionnels crée un important marché pour l’enseignement du genre. Érasme insiste sur le rôle du professeur d’art épistolaire, comme d’ailleurs sur le rôle de l’enseignant en général, thème important au sein de son oeuvre pédagogique axée sur la formation de l’élève. «â•¯Afin que mes efforts puissent être de quelque utilité au maître qui n’est pas étranger aux littératures, je l’exhorterais, une fois qu’il a résumé pour ses élèves les règles de la rhétorique, à leur donner fréquemment à faire de brefs exercices épistolaires╯»â•›. Mais, selon Érasme, les obligations du maître ne s’arrêtent pas làâ•›; il doit très soigneusement corriger les devoirs de ses élèves, ne pas se contenter de critiquer les fautes linguistiques les plus évidentes mais noter, corriger et changer tout mot inapproprié, maladroit, vain ou rigide. «â•¯Certains pédagogues, écrit Vivès, en discutant de la composition de lettres, insistent sur l’introduction, la narration, la confutation, la confirmation, l’invention, l’arrangement, et l’élocution, notions tirées de l’art oratoire et de toute évidence superflues et étrangères à la composition des lettres. Pour commencer, nulle lettre ne contient les cinq parties du discours oratoire […] En outre, si parfois elle utilise l’introduction, ou si elle organise ou réfute des arguments, et suit un certain ordre, chaque élément étant à sa place, on pourrait en dire autant de toute forme de composition.╯» Mais, quoiqu’il en soit de la spécificité de la lettre, elle est de plus en plus indispensable à la conduite des affaires, du gouvernement et aux relations avec la courâ•›; les mêmes talents rhétoriques sont nécessaires pour tout rapport interpersonnel. A moins d’être face à face avec son partenaire, on est en relation avec lui d’une manière plus abstraiteâ•›: métaphoriquement, la lettre représente le moi dans toute négociation. L’art épistolaire est donc, d’une part, un élément du savoir formelâ•›; mais d’autre part il est également considéré comme intuitif et pour ainsi dire féminin. L’encouragement courant à écrire d’une manière «â•¯naturelle╯» et peu «â•¯littéraire╯» facilite aux femmes l’accès du genreâ•›; certaines d’entre elles publient leurs collections de lettres en langue vulgaireâ•›: en Italie, les epistolari générés par des femmes deviennent si populaires que des auteurs hommes tels qu’Ortensio Lando vont jusqu’à publier leurs collections sous des pseudonymes fémininsâ•›!
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Invention à l’infini Ce qui sans doute distingue le traité d’Érasme de ceux de ses prédécesseurs médiévaux, c’est son insistance, partagée par Vivès, sur la flexibilté qui permet à la lettre de parler de n’importe quel sujet et ouvre la voie à une infinie variété. «â•¯Commençons par dire qu’en ce qui concerne non seulement la lettre mais toute autre forme de discours, y compris celui que nous sommes en voie de proférer, il faut tant habileté technique qu’autres dons multiples – talent, mémoire, jugement et expérience.╯» Vivès et Érasme s’accordent pour souligner que l’inventio nécessite à la fois inspiration spontanée et artificeâ•›; la lettre doit donner au lecteur une impression de naturel, utilisant habilement dans ce but l’artifice en principe condamnéâ•›! Érasme offre à l’élève la possibilité d’aborder ex tempore autant de sujets ou de combinaisons de sujets qu’un orateur de talentâ•›: «â•¯…je n’ai pas l’intention d’énumérer toutes les formes que la lettre peut emprunterâ•›; ce serait une tâche aussi infinie que de compter les grains de sable de Libye. Car lorsque Cicéron […] mentionne trois sortes de lettres, il n’était pas de son intention de les identifier spécifiquement mais d’en donner un bref résumé.╯» Néanmoins, malgré cette infinie multiplicité de leurs formes, les lettres sont traditionnellement divisées en trois catégories (suasoire, démonstrative, judiciaire) conformes aux divisions de la rhétorique classique, et dont Érasme ne dévie guère. Mais, à la suite de Cicéron, il fait place à une quatrième catégorie, celle du familier, fondée sur la noion d’amicitia. Vivès, en revanche, classe les catégories de lettres selon leur pertinence pour le destinataire. «â•¯Une lettre, écrit-il, peut contenir n’importe quoiâ•›; mais divisons les lettres en plusieurs classes …] Nous parlons de ce qui nous concerne nous-mêmes, ou qui concerne le destinataire, ou les deux à la fois, ou encore de ce qui concerne d’autres personnes. Il existe en nous, comme en tout être humain, l’esprit, le corps, et ce qui nous est extérieur.╯» Mais une division même aussi générale paraît peu utileâ•›: «â•¯Si nous prévoyons autant de différentes formes qu’il y a de sujets différents, dont la variété est infinie, où serait la limiteâ•›? Car existe-t-il un sujet qui ne pourrait figurer dans une lettreâ•›?╯» Ainsi, Vivès et Érasme considèrent l’épistolaire comme un genre malléable et fluide, qui dans le cadre de ses conventions peut remplir toute fonction, servir à tout but que lui destine le scripteurâ•›: «â•¯Nous révélons aux lettres, comme aux plus fidèles de nos serviteurs, toutes nos humeursâ•›; nous leur confions affaires publiques, privées, domestiques. Donc, puisque le choix est sans bornes, empruntons la voie moyenneâ•›: ne nous limitons pas d’une manière absolue aux quatre classes principales, mais n’allons pas jusqu’à inventer une infinité de sous-divisions et de segments.╯» Déjà, la gamme des émotions qui peuvent, selon Érasme, s’exprimer dans une lettre, est tout un mondeâ•›: «â•¯Nous y ressentons joie, douleur, espoir, peur. Par elle, nous exprimons colère, protestation, flatterie, plainte, désaccordâ•›; nous y déclarons guerre et réconciliationâ•›; par elle nous consolons, nous consultons, nous mettons en garde, nous menaçons, nous provoquons, restreignons, relatons, décrivons, louons, blâmons. À travers elle nous ressentons haine, amour, étonnementâ•›; nous discutons, nous négocions, nous nous réjouissons, nous nous querrellons, nous rêvonsâ•›; bref, que ne faisons-nous pas dans la lettreâ•›?╯» Pour tout dire, les lettres ont la capacité d’englober l’ensemble de l’expérience humaine et permettent à une personne de la partager avec une autre.
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Le style Les manuels d’art épistolaire de l’époque tendent à souligner la primauté du styleâ•›: la brièveté et la simplicité ne sauraient être les seules caractéristiques d’un style approprié. celui-ci doit être adapté à la matière, aux circonstances et à la personnalité du correspondantâ•›: «â•¯Il doit véhiculer des pensées mûrement considérées et des mots bien choisis et appropriésâ•›; il doit être autant qu’il est possible adapté au sujet, au lieu, à l’occasion, à la personne. […] Enfin, pour ne pas prolonger cette liste, disons qu’il doit être flexible et […] s’adapter à tout genre de sujet et de circonstance.╯» Selon son habitude, Érasme fournit quantité d’exemples d’occasions qui peuvent survenir, et du style qui leur serait appropriéâ•›: «â•¯Dans le cas des grandes occasions il doit être empreint de dignitéâ•›; si le sujet est moins important, il peut être peu prétencieux, mais élégant et amusantâ•›; s’il y a plaisanterie il doit amuser par sa subtilité et son espritâ•›; s’il y a éloge, un grain de pomposité n’est pas de tropâ•›; dans l’exhortation il doit se montrer puissant et énergiqueâ•›; dans la consolation, adoucissant et amicalâ•›; dans la persuasion, efficace et frappantâ•›; dans la description, clair et vifâ•›; modeste s’il y a requête, consciencieux s’il y a recommandationâ•›; pour célébrer un succès il doit féliciter, et là où il y a détresse il doit compatir avec gravité.╯» Par voie de contraste, dans le cadre de l’ars dictaminis des modèles sont fournis pour tout sujet, toute circonstance, toute combinaison d’auteur et destinataireâ•›; et en dehors de ces prescriptions, originalité et invention sont déconseillées. Si l’élocution est si cruciale aux yeux d’Érasme, c’est parce qu’une lettre est beaucoup plus qu’un contenantâ•›; sa présentation est aussi vitale que son contenu. Matériellement, elle fonctionne en tant que messagerâ•›; c’est pourquoi un style déplaisant affectera négativement la manière dont elle sera lueâ•›: «â•¯Le style d’une lettre sera non seulement adapté à son sujet, mais conformément à ce qu’on attend d’un bon intermédiaire (puisqu’elle agit comme messager) elle tiendra compte du moment et des personnesâ•›; elle ne parlera pas d’un sujet donné de la même manière en toute occasion et à toute personneâ•›; elle s’adressera sous une forme aux vieillards, sous une autre aux jeunes gensâ•›; et son aspect changera selon son destinataire.╯» Le style reflète l’auteur, si bien que les rapports créés par la correspondance peuvent être affaiblis, ou au contraire fortifiés, par les choix stylistiques de l’auteur. Le mode d’adresse, ou salutatio, est un des traits principaux du genre épistolaire. Il indique non seulement à qui la lettre est envoyée mais aussi quel est le destinataire souhaité par l’auteur, et, selon la tradition classique, l’expéditeurâ•›: «â•¯Erasmus Moro suo, S.D.â•›; Érasme à son ami More, salut╯». Sans l’expéditeur ou le récipiendaire, une lettre cesse d’être une lettreâ•›; elle devient journal, ou simple exercice rhétorique. Selon Vivès, il est «â•¯essentiel qu’une lettre indique clairement qui l’écrit et à qui elle est adresséeâ•›; c’est pourquoi tous les auteurs grecs et latins plaçaient le nom de l’auteur et du destinataire tout au début de la lettre. celui de l’auteur d’abord, car il est naturel que l’auteur soit mentionné avant le destinataire╯». (On peut voir là une simple habitude pratique dont la fonction est si évidente qu’elle se passe d’explicationsâ•›; mais comment ne pas songer également à une exigence de la subjectivité prémoderne, s’appropriant une identité et un terrain)â•›? Dans le style dictaminal, le mode de salutation prépare le reste de la lettre, c’est-à-dire la captatio benevolentiae qui doit prédisposer le destinataire favorablement vis-à-vis de l’auteurâ•›; la narratio qui encadre le contenu, la petitio qui sollicite une faveur. Par la conclusio l’auteur prend simplement congé du destinataire.
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Érasme et Vivès, parallèlement à de nombreux autres enseignants de l’art épistolaire, insistent sur l’importance de la première impression que crée la salutatio. C’est, dit Érasme, le frontispice de la lettreâ•›; celui qui y manquerait serait non seulement disgrâcié par son ignorance mais punissable pour son manque de pieux respect.╯» La salutation détermine le ton de ce qui suitâ•›; et bien que le langage trop fleuri du style médiéval soit déconseillé, un ton trop brusque paraîtrait ignorant et impie et doit donc être évité. Selon Vivès, des formules telles que «â•¯je vous baise les mains╯» ou celles promettant obéissance, soumission, et d’autres formes d’attitude subalterne, sont d’une «â•¯ignorance barbare╯» et d’une arrogance qu’il faut à tout prix éviter afin de ne pas paraître insincère ou, selon l’expression d’Érasme, «â•¯dépourvu d’éducation╯». Il est fréquent, tant chez les auteurs médiévaux que chez les humanistes renaissants, d’invoquer l’autorité des Anciensâ•›; en l’occurrence, c’est Érasme qui, racontant l’origine de la salutatio, note que la coutume sociale qui consiste à souhaiter une bonne santé à son interlocuteur a été étendue au domaine de la lettre, puisqu’elle représente une conversation entre amis séparés par la distance. «â•¯Les Anciens commençaient toujours une lettre par une salutation.╯» Alors que cet élément distingue la lettre d’autres genres d’écrits, il ne s’ensuit pas que tout écrit débutant par une salutation soit une lettre. «â•¯…tout livre qui débute par une salutation ne devient pas une lettre à moins d’assumer la nature et les qualités d’une lettre.╯» C’est dire que la lettre est plus qu’un écrit simplement adressé à quelqu’unâ•›; elle doit avoir la qualité d’une conversation et faire preuve de sa fonction de messagère. Érasme ainsi que d’autres humanistes critiquaient sévèrement les salutations et entrées en matière surfaites favorisées par les artes dictaminis, et la médiocre grammaire des textes qu’ils proposaient. Il condamne également les notations détaillées concernant le rang social du récipiendaireâ•›: elles ne font qu’attirer l’attention sur les gloires de ce monde, au mépris de la vraie humilité chrétienne. Les humanistes se montrent fort préoccupés de caractériser la salutatio d’une manière appropriéeâ•›; le rejet de l’étiquette médiévale et de ses effusions exagérées, et l’adoption du mode classique sont au centre de leurs efforts. Ils déconseillent au futur épistolier les excès de flatterie, l’utilisation du pluriel pour s’adresser à une seule personne, et les appellations longues et ronflantes telles que «â•¯lampe éternelle de la religion, étoile du matin de l’ordre dominicain, trésor des deux Testaments, etc.╯» Il faut renoncer d’urgence à de tels excès, «â•¯non seulement parce qu’ils encombrent la salutation de mots superflus, gâtant ainsi sa pureté et sa simplicité, mais parce qu’il est insensé de chercher à substituer quelque chose à la salutation, alors qu’elle est elle-même ce qu’il y a de mieuxâ•›!╯» En géneral, dans sa propre correspondance qui s’étend sur une cinquantaine d’années, Érasme suit les conseils qu’il prodigue à autrui, même lorsqu’il s’adresse au pape (Ep. 1352)â•›: Adriano Sexto Erasmus Roterod. S.D. Bien qu’il renverse ici l’ordre habituel dans lequel l’auteur précède le destinataire il s’abstient de saluer Adrien par tous ses titres honorifiques. Il l’appelle simplementâ•›: Beatissime Pater. Au duc Georg de Saxe il écrit succintementâ•›: S.P. ornatissime Princeps (ep. 1283). Dans sa réponse (ep. 1298) le duc utilise toute la liste de ses propres titres pour s’adresser au «â•¯très savant Érasme╯» en une lettre écrite de sa propre mainâ•›: Dei Gratia Dvx Saxonie, Landtgravivs Thvringie Et Marchio Misne. Erasmo Rotterodamo Doctissimo Gratiam Et Favorem. Sachant que certains de ses correspondants s’adressaient à Érasme en termes grandioses tels queâ•›: le plus grand savant de sa géneration (viro nostrae aetatis omnium doctissimo, ep. 599), ouâ•›: très illustre président du monde cultivé (praeclarissimo literatioris orbis praesidi,
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ep. 599) on peut seulement se demander si de telles flatteries, tellement contraires à ses principes, plaisaient ou déplaisaient à Érasme. Ainsi, au cours du XVIe siècle, à mesure que Vivès, Érasme et d’autres humanistes influencent le genre épistolaire et l’enseignement de celui-ci, la structure de la lettre en cinq parties exigée par l’ars dictaminis commence à se désintégrer. Captatio benevolentiae, narratio et petitio perdent leurs places traditionnelles et la lettre acquiert une disposition plus flexible et plus proche de l’interlocution. «â•¯Une lettre reflète la conversation quotidienne et l’échange de propos continuâ•›; elle n’a pas été inventée dans un but autre que de rendre compte de la conversation virtuelle entre personnes absentes les unes des autres. Sa fonction principale consiste donc à reproduire le plus fidèlement possible le ton de la conversation et le parler familier.╯» Vivès favorise liberté et spontanéité dans la manière dont une lettre présente un sujet, pourvu que des mots de transition lient entre elles des sections disparatesâ•›: «â•¯Il n’existe aucun ordre fixe dans le corps de la lettre. Il faut écrire selon les circonstances, et entrer en matière selon sa préférenceâ•›; rien n’est aussi agréable qu’une simplicité sans ornements.╯» Cette simplicité et ce naturel sont essentiels à la notion de lettre de l’époque de la Renaissance et «â•¯en matière d’éloquence, tout l’art que l’on attend d’une lettre, c’est qu’elle ne soit ni déraisonnable ni inintelligible, et qu’il n’y ait pas confusion dans la suite des sujets abordésâ•›; et que son vocabulaire soit simple et dépourvu d’ornements.╯» Cette absence d’artifices entre en opposition directe avec le mode de rédaction de nombreux traités concernant l’art épistolaire et avec les modèles qu’ils proposaientâ•›; ce qui devrait caractériser la lettre, c’est une spontanéité semblable à celle de la conversation, même si la spontanéité est parfois artificielle, et s’il arrive que les lettres empruntent elles aussi la voie de l’artifice imitant la spontanéité. Selon le style dictaminal l’auteur devait passer, immédiatement après la salutation, à la captatio benevolentiae. Destinée à renforcer la relation entre l’auteur et le destinataire, ou à créer cette relation si elle n’existait pas encore, elle est aussi importante que la salutation initiale pour instaurer la «â•¯conversation entre amis absents╯». Lorsque’auteur et destinataire se connaissent et sont en relations «â•¯il est facile de décider d’une entrée en matière, qui peut varier considérablement.╯» En juillet 1517, Érasme écrit à son ami Thomas More, lui reprochant de n’avoir pas encore répondu à une lettre récenteâ•›: «â•¯Érasme à son ami More, salut. On ne m’a apporté aucune correspondance de ta partâ•›; j’en conclus que de nombreuses affaires te harcèlent de toutes parts. Il m’a suffi d’apprendre par Tunstall que ta situation était prospère, ou du moins, sans histoires.╯» (ep. 597, Erasmus Moro suo S.D. Quod nihil ab te redditur, intelligo quod negociis distinearis. Mihi sat erat quod ex Tunstallo cognoui tibi res letas aut certe incolumes esse). Quelques jours plus tard, More répond à son «â•¯cher Érasme╯» d’une manière aussi peu affectéeâ•›: «â•¯Thomas More à Désiré Érasme de Rotterdam, son meilleur salut. Tu m’as jeté dans une grande inquiétude, mon cher Érasme, avec tes dernières lettres (car j’en ai reçu deuxâ•›!)╯» (Ep. 601). (Thomas Morus D. Erasmo Roterodamo S.P. In magnam sollicitudinem me coniecisti, Érasme charissime, proximis litteris tuis (nam binas accepi). Mais lorsqu’il s’agit d’une personne avec qui on n’est pas familier, l’orateur a un grand avantage en comparaison avec l’épistolier, «â•¯du fait qu’en observant l’expression des juges il peut effectuer des changements sur place.╯» Le conseil que donne Érasme à ses lecteurs est, comme d’habitude, détaillé et pondéréâ•›: «â•¯Concernant le début d’une lettre je dirais que d’une manière générale il est moins difficile à composer que le début d’un discours, car dans le cas
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de ce dernier l’orateur ne peut connaître complètement les tendances et le caractère du juge, et si le débat a lieu devant plusieurs juges il peut y avoir une difficulté supplémentaire, à savoir que ce qui plaît à l’un peut déplaire à l’autre, du fait que leurs dispositions diffèrent. En revanche, l’auteur d’une lettre adressée à un individu spécifique peut facilement connaître ce qui habituellement influence celui-ciâ•›; et même s’il n’a pas affaire à un ami proche, il peut faire diligence et s’enquérir des préférences de son correspondant. Ainsi, outre ce que nous apprend la rhétorique en général sur la manière de cultiver bonne volonté, attention, ouverture d’esprit chez l’interlocuteur, et sur les émotions de l’esprit, ce que la familiarité ou l’observation nous révèlent à propos du caractère d’une personne nous fournira également les éléments appropriés à une introduction. La Captatio benevolentiae est essentielle en vue de la réception de la lettre par son destinataire, surtout si la lettre contient une demande, ou si l’auteur est inconnu au destinataire, qui doit dans ce cas s’efforcer de se faire connaîtreâ•›; alors que les lettres offrant louanges ou conseils doivent tenir compte des sentiments et des attitudes du destinataire. Le contenu narratif de la lettre peut varier selon son sujet et son butâ•›; dans une lettre familière adressée à un ami, le contenu peut être long et porteur de nombreuses nouvelles, comme c’est le cas dans les lettres des familles Paston et Lisle en Angleterre. Dans le cas de lettres de persuasion ou de consolation, le narré peut accompagner un argument suasoire pour ou contre le mariage, comme dans le célèbre exemple donné par Érasmeâ•›; ou renforcer l’effort de consolation dans le cas d’un deuil. Pour ce mode suasoire tout particulièrement, Érasme suit l’exemple de la rhétorique classique dans le sens de son utilisation de l’inventio et de ses multiples possibilités en tout sujet. Ecrire une lettre contenant pétition ou requête était toujours délicat. La moindre négligence dans la composition pouvait compromettre le résultat de la demande. Paraphrasant Servius, commentateur de Virgile au IVe siècle après J.-C., Érasme note les condition génerales d’une requêteâ•›: le destinataire doit être en mesure d’accorder ce qui lui est demandéâ•›; la requête doit être pleinement justifiéeâ•›; elle doit indiquer la manière dont elle peut être accordée et l’avantage qui en résulterait pour le destinataire. Jamais à court d’exemples, Érasme développe les conseils de Serviusâ•›: «â•¯Premièrement, puisque la nature de ce que nous demandons varie, et qu’il y a une telle variété parmi les personnes qui demandent et celles qui reçoivent, la manière de demander doit varier elle aussi. Certaines demandes peuvent susciter une réaction de faveur, par exemple lorsque l’on demande conseilâ•›; d’autres peuvent susciter chez celui qui demande un sentiment de honte, par exemple s’il sollicite un prêt ou s’il suggère un don déshonorable. Ainsi, la manière de demander prendra deux formes, l’une directe, l’autre indirecte […] Ce ton retenu impressionnera fortement le destinataire, alors que la présomption l’aliènerait. Car personne n’accorde de faveurs à celui qui les attend comme si elles lui étaient dues…╯» Comme en tout autre genre de conclusion, celle d’une lettre, pour être appropriée, doit rassembler d’une manière satisfaisante tous les fils de l’ensemble de la lettre, qu’il s’agisse d’une description ou d’une requête. En outre, l’auteur de la lettre doit y prendre congé du destinataireâ•›; et là encore, comme dans le cas de la salutation initiale et de ses complications, l’adieu peut être simple et sans détoursâ•›: Vale, adieu. Entre amis très proches une certaine effusion est naturelleâ•›: «â•¯Adieu, et encore adieu. Je ne puis m’arrêterâ•›; il est si agréable de converser avec un ami.╯» Mais,
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comme dans la conversation, il peut arriver que l’épistolier se souvienne d’une nouvelle matière alors même qu’il ètait sur le point de conclure. Donc, «â•¯si quelque chose a été oublié ou vient à l’esprit de l’auteur par surcroît, celui-ci peut effectuer un ajout sans autre préambule, puis simplement redireâ•›: adieu.╯» Même si l’élocution de la lettre est de la plus grande simplicité, l’auteur s’attend à recevoir une réponse, qu’elle vienne jamais ou non. «â•¯Dans la réponse, la méthode la plus naturelle et la plus aisée consiste à suivre l’ordre de la lettre à laquelle nous répondons. Mais il arrive fréquemment qu’une autre matière vient à prédominer, sans laquelle la réponse ne saurait procéder et qui initialement fait obstacle. […] Il arrive souvent qu’une remarque ou parole fortuite nous incite à répondre sur un sujet qui lui est tout à fait étranger…╯» En matière d’interprétation d’un document ou corpus épistolaire il importe de pouvoir identifier le destinataire. Le lecteur peut alors mieux reconstituer la conversation dont la lettre fait virtuellement partie. L’ubiquité des manuels d’art épistolaire au cours de la période que nous étudions, et leur impact, sont bien documentés, ne serait-ce que par le nombre d’éditions qui ont survécu. Il est intéressant de constater que vers la fin du XVIe siècle les manuels humanistes tels que ceux d’Érasme et de Vivès tendront à être remplacés une fois de plus par des ensembles de modèles et formules proposés aux débutants. Mais en raison du progrès de l’alphabétisation et de celui des langues vernaculaires, ces manuels n’atteindront pas à la popularité de leurs prédécesseurs médiévauxâ•›; mais la distance ne s’en accroîtra pas moins entre l’élegance classique des modèles humanistes et leurs applications dans la vie réelle.
Chapitre VIII. L’humanisme érudit Les Académies, cercles littéraires, ordres religieux Bonner Mitchell Le seizième siècle est une période particulièrement riche pour ce qui concerne l’histoire des institutions littéraires. Dans le nord de l’Europe on trouve encore des survivances très actives de cercles poétiques du Moyen Âge, tandis qu’en Italie sont fondées les premières académies modernes. Un peu partout se constituent aussi des cercles privés qui annoncent les salons littéraires des siècles suivants. Les ordres religieux continuent également à exercer une influence considérable sur la vie intellectuelle de l’époque, surtout par leur enseignement philologique et littéraire. Formation des académies Les décennies du milieu du seizième siècle sont précisément celles au cours desquelles on voit se formuler en Italie le concept moderne de l’académie officielle ou nationale. Déjà au quinzième siècle, plusieurs groupes d’érudits et de poètes italiens avaient repris le nom grec de l’école de Platon pour conférer une certaine dignité antique à leurs discussions sur les auteurs de l’antiquité. Vers le milieu de ce siècle, s’était formée à Naples une académie d’humanistes patronnée par le roi Alphonse Ier. Venise eut à la fin du Quattrocento une «â•¯Neo-Academia╯» fondée apparemment par le grand helléniste et imprimeur Aldo Manuzio. Dans les discussions de cette société, appelée aussi l’Accademia Aldina, on était tenu de parler grec, sous peine d’amende. À Rome, l’académie dite Romaine, ou Pomponienne, d’après son fondateur Pomponius Laetus, se consacra surtout à l’étude de la Rome païenne et républicaine. Elle s’attira pour cela la méfiance et même, brièvement, la persécution, de la part du pape Paul II. La première académie de Florence, dite la Platonica, devint célèbre parmi les humanistes de l’Europe entière pour les études passionnées de Platon et de Plotin qu’instituèrent des membres tels que Marsile Ficin et Pic de la Mirandole. Cette académie cessa d’exister peu après la mort de son protecteur Laurent le Magnifique. A Florence même, cependant, sous la république qui suivit le bannissement des Médicis, se fonde une nouvelle société de lettrés qui jouera un rôle considérable dans les affaires littéraires et politiques de la ville. Cette société, peut-être à l’exemple de l’académie originelle de Platon, prendra le nom des jardins où ont lieu ses discussionsâ•›: les Orti Oricellari. On distingue dans son histoire deux périodes. Vers 1502, Bernardo Rucellai commença à recevoir dans ses beaux jardins des amis aristocrates, dont la plupart avaient la nostalgie du régime médicéen. Pendant quatre ans, les Orti seront le théâtre de discussions fructueuses sur l’histoire de l’Antiquité et sur les questions politiques contemporaines. La théorie politique de Machiavel (qui appartenait pourtant à un parti opposé) aura à sa base des conceptions formulées dans ces discussions. En 1512, l’année du retour des Médicis, le petit-fils de Bernardo Rucellai, Cosimino, 361
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rouvrira les jardins familiaux aux réunions d’érudits florentins. Pendant cette seconde période des Orti, qui se prolongera jusqu’en 1522, les préoccupations politiques seront remplacées, en grande partie, par des soucis littéraires. Machiavel, qui n’a plus de fonctions politiques depuis la chute de la république, viendra participer aux nouvelles discussions, qui semblent avoir porté le plus souvent sur deux sujets intimement liésâ•›: la renaissance du théâtre antique et la poétique de la langue vulgaire. L’une des plus grandes contributions individuelles fut probablement celle de Giangiorgio Trissino, Vicentois qui séjourna au moins deux fois à Florence, en 1513 et 1515. Il y donna probablement lecture de sa tragédie Sofonisba et discuta vraisemblablement avec Machiavel et d’autres Florentins de la Question de la Langue, en leur faisant connaître le traité De Vulgari Eloquentia de Dante, qu’il avait retrouvé. Organisation formelle Toutes les académies et sociétés littéraires dont il a été question jusqu’ici semblent avoir existé presque sans structure formelle et sans officiers, mais avant le milieu du siècle seront fondées dans un bref intervalle trois académies bien organisées, dont deux atteindront assez vite le statut d’institutions publiques. La plus ancienne de ces nouvelles académies est celle des Intronati de Sienne, organisée vraisemblablement vers 1525. Son nom, à l’exemple duquel seront choisis ceux d’une multitude d’autres académies italiennes, est volontairement comique et mystérieux. Intronati peut se traduire par «â•¯Étourdis.╯» Et chaque Intronato prendra un nom académique personnel du même genre. C’est ainsi que le fondateur probable, l’archevêque Francesco Bandini Piccolomini, était «â•¯lo Scaltrito╯», ou le Rusé. L’Académie des Intronati avait en partie le caractère d’un cercle mondain, et le pédantisme était tenu en horreur, mais on discutait beaucoup de littérature – grecque, latine, et italienne. Les plus grandes réalisations des Intronati de cette première époque furent du domaine de la comédie néo-classique en langue vulgaire, c’est-à-dire la commedia erudita, un genre qui était à peine sorti de son enfance mais qui jouissait déjà d’une très grande popularité en Italie. Gl’Ingannati, l’un des chefs-d’œuvre dramatiques de l’époque (publié en traduction française en 1543 sous le titre de Les Abusez) est l’ouvrage collectif de plusieurs Intronati restés anonymes, et le jeune Alessandro Piccolomini écrit pour l’académie sa comédie de l’Amor costante. Les membres de cette académie semblent s’être chargés de la composition et de la représentation d’une comédie pour le Carnaval de chaque année. L’Académie des Intronati a survécu jusqu’à nos jours, devenant ainsi la doyenne de toutes les académies d’Europe. L’un des premiers Intronati, ce même Alessandro Piccolomini, s’étant rendu à Padoue pour y étudier, devint dans cette ville membre d’une nouvelle grande académie réglementée italienne, celle des Infiammati. Padoue, siège de l’antique université de la république de Venise, attirait des érudits des autres régions d’Italie et de plusieurs pays ultramontains, et l’académie qui s’y forma vers 1540 eut un caractère cosmopolite et universitaire assez différent du caractère local et mondain des Intronati de Sienne. Au début, tous les sujets de discussion paraissent avoir été admis chez les Infiammati, même la médecine et le droit, mais après l’élection, en 1542, de Sperone Speroni à la charge de «â•¯Prince╯», ils discutèrent surtout de littérature. Speroni semble avoir proscrit l’usage du latin dans les réunions académiques. Ce théoricien linguistique
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et littéraire avait déjà écrit son Dialogo delle lingue, qui devait servir de source directe à un bon nombre de passages dans la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay. Il fit probablement connaître à ses collègues sa tragédie Canace et discuta sans doute avec eux des règles de ce genre néo-classique. On remarque, parmi les entreprises précoces des Infiammati, une série de conférences sur la Poétique d’Aristote faites en 1541–42 par le philosophe Bartolomeo Lombardi, que les officiers avaient fait venir de Vérone. Les réunions de ces humanistes padouans ne semblent avoir duré, cependant, qu’une dizaine d’années. Une troisième académie fut fondée à Florence presque en même temps que celle de Padoue. Ce fut l’Accademia Fiorentina, première académie ouvertement officielle et l’ancêtre, à plus d’un point de vue, de l’Académie Française et de plusieurs autres académies d’État. La nouvelle société n’avait pas eu, tout au début, de caractère officiel, et les aspirations de ses fondateurs étaient assez modestes. À la fin de 1540, de jeunes patriciens et bourgeois amateurs d’études littéraires avaient décidé de se constituer en l’Accademia degli Umidi («â•¯Humides╯»). L’idée de faire de cette association une institution d’État semble être venue directement du duc Côme Ier, qui n’avait alors que vingt ans. Voulant se montrer aussi grand mécène que les Médicis qui l’avaient précédé dans le gouvernement de la ville et voulant, peut-être surtout, empêcher la formation de cercles intellectuels qui pourraient entretenir des sentiments républicains, Côme se résolut à prendre la nouvelle académie sous sa protection. Quelques Umidi semblent avoir résisté à l’initiative princière, mais la société prit en 1541 le nom ambitieux d’Accademia Fiorentina et en février, 1542, le duc la proclama institution d’État. Le consul de l’académie obtint les privilèges qui avaient appartenu au recteur de l’université, et il fut chargé de la surveillance du commerce des libraires. Il remplira, approximativement, les fonctions d’un ministre moderne des affaires culturelles. Rôle linguistique de l’Académie La Florentine aura deux buts principaux vers lesquels tendront presque toutes ses activitésâ•›: la défense et l’illustration de la langue toscane, et la vulgarisation de la culture littéraire et scientifique. Dans la charte qu’il avait donnée à l’académie, le duc l’avait exhortée à illustrer sa langue «â•¯en interprétant, en composant et en réduisant de chaque autre langue chaque belle science en la nôtre.╯» Cette exhortation correspondait aux désirs des anciens Umidi. Il y avait déjà longtemps que les Florentins n’hésitaient pas à comparer leurs trois grands hommes du Trecento – Dante, Pétrarque, et Boccace – aux plus grands écrivains de l’Antiquité et à recommander l’usage de la langue maternelle dans le domaine des belles lettresâ•›; désormais, ils comprenaient que l’avenir appartenait aux langues vulgaires également dans celui de l’érudition et des sciences. Marsile Ficin avait consacré une grande partie de sa vie à la traduction de Platon en latinâ•›; désormais ses compatriotes traduiront les auteurs grecs et latins en langue toscane. C’est Bernardo Segni, académicien florentin, qui publiera en 1549 la première traduction dans une langue moderne de la Poétique d’Aristote. Si ces académiciens cherchent à conquérir pour leur langue des domaines qui appartiennent encore au latin, il le font sans doute en partie par esprit de patriotisme, mais ils sont animés aussi par des sentiments démocratiques, se sentant un devoir d’éduquer les masses de leurs concitoyens qui ne savent pas le latin. Avec l’encouragement, et presque sous
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l’ordre du duc, l’Académie met en oeuvre un programme ambitieux de conférences publiques que les Florentins accueillent avec enthousiasme. Dante et Pétrarque, considérés non seulement comme des gloires nationales mais aussi comme des réservoirs encyclopédiques de science, feront le sujet d’une grande proportion des conférences. Il était naturel que les nouveaux académiciens attachent beaucoup d’importance aux questions linguistiques. La grammaire toscane n’avait pas été bien analysée, et une grande liberté régnait dans l’orthographe. L’Académie Florentine ne put arriver en quelques années à une codification de sa langue, mais Pierfrancesco Giambullari publia en 1551 une grammaire toscane, bien imparfaite, il est vrai, et ses collègues firent imprimer plusieurs autres ouvrages de théorie linguistique. On discuta beaucoup aussi d’orthographe, et ce sont des académiciens florentins qui recommandèrent l’élimination des lettres «â•¯k╯» et «â•¯y╯» de l’alphabet italien. Les plus grandes contributions de la Florentine furent sans doute dans les domaines de l’éducation populaire et de la législation linguistique. Ses efforts dans ce dernier domaine seront continués à partir de 1582 par une nouvelle institution que l’on peut considérer comme sa filleâ•›: l’Accademia della Crusca, dont les membres feront paraître le premier grand dictionnaire de langue moderne. Développement du mouvement académique En Italie, dans la seconde moitié du siècle, le mouvement académique se développera rapidement. L’historien littéraire Girolamo Tiraboschi comptera cent soixante et onze académies littéraires locales pour le seul seizième siècle. Quant au reste de l’Europe, il ne verra la fondation d’aucune académie littéraire formelle avant 1570. Un premier mouvement d’émulation s’était cependant manifesté au quinzième siècle. L’humaniste errant Konrad Celtes, après avoir connu à Padoue Marcus Musurus, à Ferrare Baptistus Guarinus, à Florence Marsile Ficin, et à Rome Pomponius Laetus, avait fondé en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, et en Pologne plusieurs sociétés littéraires sur le modèle de l’académie romaine de Pomponius. À Cracovie, où il fit des études après son retour d’Italie, il avait organisé avec l’humaniste italien Filippo Buonaccorsi (connu aussi sous le nom de Callimaque) la Sodalitas Litteraria Vistulana. La Sodalitas Litteraria Rhenana, qu’il avait fondée en 1495 à Heidelberg, compta parmi ses membres Johannes Trithemus et Johann Reuchlin. Au début de 1497, l’empereur Maximilien appela Celtes à Vienne, où il travailla en plus à la constitution d’une Sodalitas Litteraria Danubiana. Il fit aussi des séjours à Buda et y établit une sorte de succursale de la société viennoise qui eut une vie très active bien qu’apparemment assez courte. Le mouvement académique international mené par Celtes prit, malgré l’éducation en partie italienne du chef, un caractère germanocentrique (même la sodalitas de Buda réunit surtout des humanistes de culture allemande) et s’il représentait une tendance opposée au scolasticisme universitaire, il traduisait aussi un certain ressentiment envers la domination intellectuelle des humanistes italiens. Quelques autres sodalitates du même genre apparurent pendant les premières années du seizième siècle. Celle de Strasbourg, qui a pour esprits animateurs Jakob Wimpheling et Sebastian Brandt, offrit en 1514 un banquet à Érasme, de passage dans leur ville. Mais ces sociétés humanistes ont la vie courte et le mouvement académique ne se développe guère en Allemagne
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au seizième siècle. La première académie régulière allemande ne sera fondée qu’en 1614. Ce sera la célèbre Fruchtbringende Gesellschaft de Weimar, qui devra beaucoup à l’exemple de la Crusca de Florence, et qui servira elle-même d’exemple pour un bon nombre d’autres Sprachgesellschaften du dix-septième siècle. Si l’Allemagne n’a pas de véritables académies au seizième siècle, la vie de ses hommes de lettres ne manque pas d’organisation mais se concentre en grande partie autour de sociétés poétiques d’origine médiévale. Ce sont les célèbres Singschulen ou Singbrudergesellschaften, sorte de syndicats de poètes dans lesquels les jeunes aspirants reçoivent une formation technique rigoureuse dans l’art de rimer. Ces sociétés, qui datent souvent du siècle précédent, atteignent cependant l’apogée de leur popularité et de leur influence au milieu du seizième, quand leurs poésies compliquées, connues sous le nom de Meistergesang, dominent la littérature en langue vulgaire. L’école de Meistersinger la plus importante est celle de Nüremberg, qui compte parmi ses membres Hans Sachs. On peut remarquer aussi en Europe orientale la formation au cours du siècle de cercles littéraires qui, n’ayant aucune organisation syndicale ou académique, annoncent les salons des siècles suivants. Dans son manoir près de Doubrovnik Nikola Naljesković reçoit aux alentours de 1555 des écrivains de plusieurs villes de Dalmatie. A Pozsony (aujourd’hui Bratislava), devenue capitale de la Hongrie après la prise de Buda par les Turcs, le prélat humaniste István Radecki accueille dans sa résidence des humanistes et des poètes néo-latins, dont János Zsámboki (Johannes Sambucus). En France comme en Allemagne, on trouve au seizième siècle des survivances importantes des sociétés littéraires médiévales. La plus importante de ces institutions est la société connue depuis 1314 comme le Consistoire de la Gaie Science, qui prend, en 1513, le titre de Collège de l’Art et Science de Rhétorique, et qui deviendra finalement in 1694 l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse. Cette société tenait déjà depuis deux siècles des concours de poésie (surtout religieuse) en langue d’oc quand, vers 1513, le français prit le dessus et des genres tels que la ballade et le chant royal remplacèrent le vers et la canso. Dans le Nord, les poètes que nous appelons aujourd’hui les Grands Rhétoriqueurs, participèrent souvent aux concours de poésie, appelés des puys, qui étaient tenus par des confréries à Lille, à Dieppe, à Rouen et dans d’autres villes. Ces institutions ne ressentent que médiocrement l’influence des nouveaux mouvements poétiques et intellectuels, et l’innovateur Du Bellay dira dans la Défense et illustration son mépris pour le Puy de Rouen et pour les Jeux Floraux de Toulouse. La France voit aussi au cours du siècle l’apparition d’institutions littéraires nouvelles nées du mouvement humaniste et de l’imitation de l’Italie. Vers 1522, à Fontenay-le-Comte, chez le jurisconsulte André Tiraqueau, se réunit un groupe de lettrés qui comprend François Rabelais. À Lyon, à partir de 1539 à peu près, Maurice Scève es ses amis constituent une sorte d’académie consacrée à l’étude de Platon et à la culture des belles lettres en langue vulgaire. Plus tard, le groupe de la Pléiade, comme l’association d’amis au Collège de Coqueret dont il était issu, remplit en partie les fonctions d’une académie. Ronsard, Baïf, Du Bellay et d’autres membres du groupe se retrouvent souvent dans ce qu’on a pu appeler le premier salon parisien, chez le gentilhomme Jean de Morel et sa femme Antoinette de Loynes. Ils y rencontrent dans les années 1550 des poètes néo-latins tels que Nicolas Bourbon, et des lecteurs du Collège de France. L’année 1570, enfin, verra la fondation par Baïf et Thibaut de Courville de la première
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académie régulière française. Cette Académie de Poésie et de Musique recevra une charte du roi Charles IX et suscitera pour cela l’envie de l’Université de Paris. S’exerçant surtout, semble-t-il, dans la récitation de vers français mesurés avec accompagnement musical, les académiciens ne négligèrent pas pour autant les autres domaines de la littérature et de la philosophie. Ronsard assistera à leurs séances pendant ses séjours parisiens. Celles-ci ont lieu surtout dans l’hôtel particulier de Baïf, mais le roi Henri III, daignant s’intéresser aux travaux des académiciens, invitera certains d’entre eux à se réunir quelquefois en sa présence au nouveau Louvre. Ainsi se constituera, en marge de la première organisation, mais étroitement associée à elle, une Académie du Palais. Ces deux sociétés eurent une vie assez courte – l’Académie du Palais disparut vers 1585 – mais leur souvenir survit dans l’esprit des hommes de lettres et elles peuvent être considérées, à certains égards, comme des ancêtres de l’Académie Française qui sera fondée un demi-siècle plus tard. Le mouvement académique italien semble avoir fait sentir ses influences en Espagne plus tôt qu’en France, bien que les renseignements à cet égard soient peu nombreux et quelquefois assez douteux. Pedro de Navarra, écrivant en 1564, parle d’une académie de beaux esprits — nobles, et hommes d’église — qui s’était réunie à Séville dans la maison du conquistador Hernán Cortés, quelques vingt ans auparavant. Mais cette société, si elle a existé, n’a pas laissé d’autres documents. Vers la même époque, également à Séville, Fernando Colomb, fils de l’explorateur, réunissait un cercle littéraire chez lui. La première académie espagnole réglementée sera peut-être l’Academia Imitatoria de Madrid, fondée vers 1586, dont le nom faisait allusion aux modèles italiens. Il se peut que Cervantès ait assisté à ses réunions. La première à laisser des documents sûrs fut l’Academia de los Nocturnos de Valence, qui tint des réunions régulières entre 1591 et 1594. Au dix-septième siècle, on verra une grande floraison d’académies espagnoles, surtout à Madrid. Au Portugal le poète italianophile Sá de Miranda tient chez lui dès les années 1530 et 1540 des réunions d’amis qui prennent plaisir à la représentation de comédies et à la lecture de Bembo et d’Arioste. Il n’y aura cependant pas d’académies proprement dites dans ce pays au seizième siècle. Les Pays-Bas et la Flandre ont au quinzième et au seizième siècles, en toute indépendance du mouvement académique italien et d’abord sans rapport avec le mouvement humaniste luimême, des sociétés littéraires qui présentent des ressemblances avec les académies modernes, aussi bien qu’avec les sociétés de rhétoriqueurs de la France septentrionale et les SingÂ�bruderÂ� gesellÂ�schaften allemandes. Ce sont les Rederijkerskamers, ou Chambres de Rhétorique, sortes de syndicats d’écrivains que l’on trouve dans toutes les villes importantes. Elles portent souvent des noms de fleurs (comme la célèbre Églantine d’Amsterdam) et peuvent avoir des devises énigmatiques ou ambiguës («â•¯In Liefde Bloeyende,╯» «â•¯Fleurissant en amour╯» ou «â•¯Saignant en amour,╯» pour l’Églantine). Les Chambres jouissent souvent de la faveur des autorités princières ou municipales et, tout comme les académies italiennes, elles se chargent à l’occasion de préparer les fêtes urbaines. Ces fêtes comportent fréquemment la représentation de pièces dramatiques, surtout des moralités. Les Chambres tiennent aussi des Landjuweel, ou concours de rhétorique, remarquables par le nombre de concurrents et par la richesse de prix. Pour le Landjuweel d’Anvers en 1561, le plus fastueux de tous, il y a presque deux mille rhétoriqueurs, et la ville pourvoit une grande quantité d’or pour la constitution des prix. Les Chambres dominent le mouvement poétique de leurs pays pendant la Renaissance, et c’est surtout parmi leurs
Les Académies, cercles littéraires, ordres religieux
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membres que l’on trouve les novateurs, aussi bien que les conservateurs, en matière de style. C’est un Rederijker, Matthijs De Castelein qui écrit le premier art poétique hollandais, De Const van Rhetoriken, vers 1548, et c’est un autre poète féru des formes traditionnelles, mais qui a passé du temps en France, Lucas De Heere, qui montrera dans son recueil poétique Den Hof en Boomgaerd der Poesiën («â•¯Le Jardin et le verger de la poésie╯») de 1565 les premières influences dans son pays de Clément Marot et de Ronsard. En Angleterre, au début de la Renaissance, la vie intellectuelle est surtout liée aux grandes universités d’Oxford et de Cambridge. Érasme, au cours de sa première visite au pays en 1499, avait été reçu par le cercle des «â•¯Oxford Reformers╯» et avait conçu une grande amitié pour l’un de leurs chefs, John Colet. Ces humanistes ne s’intéressent guère, cependant, au mouvement des lettres en langue vulgaire. Le royaume n’aura pas de véritable académie au seizième siècle (ni même au siècle suivant), mais on remarque dans le dernier quart du seizième l’ébauche d’un mouvement académique qui aurait pu avoir des suites marquantes. Vers 1585 se fonde à Londres une Society of Antiquaries dont les membres s’adonneront, pendant une vingtaine d’années, à des travaux philologiques. Ils étudient notamment la vieille littérature pré-normande, en préparant des traductions et des glossaires de la langue anglo-saxonne, devenue parfaitement incompréhensible aux Anglais de la Renaissance. Certains d’entre eux donnent aussi des éditions de Chaucer. Les Antiquaries, dont les plus connus furent William Camden et Sir Robert Bruce Cotton, travaillaient donc, à leur façon, pour la défense de l’héritage littéraire national. À la différence de leurs collègues académiques en Italie, pourtant, ils ne semblent pas s’être occupés de littérature contemporaine. Celle-ci fut certainement, en revanche, le sujet de bien des discussions dans un autre cercle de la même époque qui est resté plus célèbre à cause de la distinction littéraire de certains de ses membres. Ce fut l’Areopagus, organisé vers 1579, pense-t-on, par Sir Phillip Sidney, Gabriel Harvey, Sir Edward Dyer, et Fulke Greville. Les renseignements concernant leurs réunions tenues à Leicester House sont assez rares, et elles ne durèrent peut-être que deux ans. Rôle des ordres religieux Le rôle des ordres religieux dans la vie littéraire du seizième siècle est certainement moins important que celui des sociétés profanes dont nous venons de parler, mais on a peut-être trop insisté sur l’opposition entre humanistes et clercs, entre humanisme et scolastique, pendant cette période. Les humanistes ont souvent travaillé dans les bibliothèques des ordres – comme celle des Bénédictins à Monte Cassino, celle de Saint-Marc à Florence, ou celle de l’abbaye augustinienne de Saint-Victor à Paris – et les membres des ordres s’intéressèrent souvent à l’activité des académies littéraires, par exemple à celle de la Platonica à Florence, et à celle de l’Académie des Noctes Vaticanae (fondée à Rome en 1562 par Saint Charles Borromée). Certains membres des ordres, comme le Dominicain Matteo Bandello, composèrent même des oeuvres importantes dans le domaine des belles-lettres. À Tarascon, l’abbesse Sœur Scolastique (Claude de Bectoz) entretint des relations épistolaires avec de nombreux lettrés de l’époque et composa elle-même des poésies qui lui valurent le surnom de Sappho. Mais c’est surtout par leur travail d’érudition et d’éducation que les ordres participèrent au mouvement littéraire de l’époque. Parmi
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les nombreuses contributions individuelles dans ce domaine, on peut citer celle d’un Frère de la Vie Commune, Jean Sythen, professeur à Deventer pendant les études d’Érasme dans cette école, qui travailla avec son recteur Alexandre Hegius à la réforme humaniste de l’enseignement des lettres latines. Et c’est précisément vers le milieu du seizième siècle qu’est fondé l’ordre enseignant le plus important des temps modernesâ•›: la Société de Jésus. En 1564, vingt-cinq ans seulement après son établissement, l’ordre possédera déjà 130 collèges. Beaucoup de jeunes humanistes et de jeunes écrivains en sortiront. Du point de vue littéraire, l’instruction donnée par les premiers Jésuites est remarquable par la place qu’elle accorde au théâtre. Le Jesuitendrama deviendra vite une partie importante de la littérature des pays de langue allemande. La première pièce jésuite – peut-être l’Europus de Lewin Brecht, représentée à Louvain vers 1549 – sera suivie de centaines d’autres, et on jouera souvent aussi dans les collèges jésuites certaines comédies de Plaute et de Térence. La consécration de la Contre-Réforme et le progrès de la centralisation politique renforceront, dans beaucoup de pays européens, la tendance vers une plus grande organisation de la vie littéraire et intellectuelle. Les nouvelles formes d’organisation littéraire sont visibles déjà – à côté des survivances des sociétés du Moyen Âge et du premier humanisme – pendant les décennies du milieu du seizième siècle.
Imprimeurs et éditeurs philologues et leurs oeuvres Charles Béné Est-il besoin de noter que la période 1520-60 correspond à une véritable explosion de l’édition humanisteâ•›? Déjà, au cours des décennies précédentes, les Alde Manuce, les Josse Bade, Amerbach ou Ximénès de Cisneros sont des éditeurs (ou imprimeurs) érudits, et leur ambition scientifique, soucieuse de rigueur, l’est aussi de beauté. Il serait impossible d’évoquer, même rapidement, tous les imprimeurs érudits qui se sont signalés, dans les grands pays européens, par la qualité et la rigueur de leurs publicationsâ•›: force sera de se limiter aux «â•¯figures de proue╯», et aux tendances, anciennes ou nouvelles, qui ont alors marqué le développement de l’imprimerie. Entre la période qui nous occupe et les décennies précédentes, il n’y a pas eu rupture. Continuité plutôt, marquée d’ailleurs par le fait que ce sont les mêmes hommes, les mêmes ateliers, les mêmes familles qui offrent les publications savantes les plus prestigieuses. Mais aussi apparition de nouvelles préoccupations, de nouvelles orientations, dues à l’évolution des idées, avec l’affirmation de l’humanisme et de l’évangélisme, les grands courants spirituels nés de la Réforme, luthéranisme d’abord, calvinisme ensuite, puis la littérature née de la réforme catholique et tridentine. Nous aborderons successivementâ•›: Josse Bade et la Devotio Modernaâ•›; Jean Froben et l’expansion de l’érasmismeâ•›; l’imprimerie des Estienneâ•›: humanisme et calvinisme, et Paul Manuceâ•›: humanisme et Contre-Réforme. Cette explosion des publications humanistes et érudites se poursuivra après 1560. Les Estienne, comme l’atelier de Froben, poursuivront leurs publications érudites. D’autres s’affirmeront, comme les prestigieux imprimeurs Plantin et son gendre Moretus, qui feront d’Anvers un des plus grands centres d’éditions européens, au service de Philippe II, de la littérature humaniste (Juste-Lipse), mais aussi spirituelle, de la Contre-Réforme, ainsi que de la «â•¯recusant literature╯» au service des catholiques anglais restés fidèles au Saint-Siège. Nous aborderons enfin des formes de publication que l’on voit se développer tout particulièrementâ•›: d’une part, la poursuite de la diffusion des miscellanées et la création de nouvelles «â•¯sommes╯» inspirées ou favorisées par la Réforme, tel le Catalogus testium veritatisâ•›; ou par la Contre-Réforme, avec le regain d’intérêt pour l’Institutio per exempla sanctorum, directement tributaire des Dictorum factorumque mirabilium exempla de Valère Maxime. D’autre part, il importe d’examiner l’essor de l’emblèmeâ•›; on assiste en effet, durant le XVIe siècle, après la publication des Emblemata d’André Alciat en 1531, à la floraison de très nombreux livres d’emblèmes, d’abord à Lyon, puis à Anversâ•›; progressivement, l’emblème se perfectionne, se diversifie pour se charger de préoccupations politiques, scientifiques ou spirituellesâ•›; on peut songer aux Cent emblèmes ou devises chrétiennes de Georgette de Montenay (Lyon, 1571). Josse Bade et la Devotio Moderna Jodocus Badius van Asche (Ascensius) de Gand (1462-1535), formé chez les Frères de la Vie Commune, a gardé pendant toute sa carrière, de ce contact avec la Devotio Moderna, le goût 369
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d’une culture rénovée aux sources de l’humanisme, et mise au service de l’éducation et de la piété. Cela le conduit à parfaire sa culture humaniste en Italie, à Ferrare, auprès de Guarino, et à Mantoue, où il entendra Béroalde. Après un séjour à Valence comme professeur (Valence avait alors son université) il s’installe à Lyon, où il est d’abord correcteur chez Trechsel et de Wingleâ•›; c’est alors qu’il publie ses premiers travaux, «â•¯commentaires familiers╯» d’auteurs classiques (Virgile, Horace), et les Sylvae morales qui marquent bien le double souci culturel et éducatif de l’auteur. C’est Josse Bade qui gère l’imprimerie au moment de la mort de Trechsel en 1498 et, marié à la fille de celui-ci, Hostelye, s’établit à Paris. Après quelques publications chez d’autres imprimeurs, il finit par diriger sa propre imprimerie à partir de 1503. Il y réunit une véritable académie, où collaborent les lettrés les plus éminentsâ•›: Lefèvre d’Étaples, Budé, Danès, Toussaint, Sylvius parmi d’autres. Pendant leur première période (1503-20) les éditions de Josse Bade représentent exactement ce que furent les premières éditions humanistes, tributaires de la tradition médiévale et s’ouvrant, peu à peu, à la littérature nouvelle. Quelques ouvrages conservent les caractères gothiquesâ•›; peu d’entre eux sont publiés en langue vernaculaire et, jusqu’en 1520, aucun ouvrage ne paraît en grec. C’était là un handicap graveâ•›: Érasme, qui avait beaucoup de considération pour Josse Bade, regrettera en 1517 de ne pouvoir lui confier son Nouveau Testamentâ•›; en revanche, Budé, en 1520, se félicitera de l’acquisition par Bade des nouveaux caractères, et lui confiera son volume de lettres. C’est de cette première période que datent les Stultiferae naves, ouvrage de vers et de prose, artistiquement illustré, où il dénonçait les dangers des cinq sens de nature, après avoir édité, sous forme abrégée et abondamment illustrée, la Stultifera navis de Sébastien Brant. Les publications de Josse Bade à partir de 1520 garderont les mêmes caractères. S’il a, dès 1502, publié les oeuvres des grammairiens et des philosophes médiévaux (Holkot, Jean Mair, Durand), il poursuivra les mêmes publications avec, cependant, le souci d’offrir des éditions plus correctesâ•›: ainsi, en publiant le Doctrinal d’Alexandre de Villedieu il en corrige les erreurs, en le refondant dans l’esprit humaniste. Josse Bade poursuivra également les publications de la latinité classique, assorties de commentaires philologiques et moraux, qui furent critiqués, à tort peut-êtreâ•›: il ne faut pas oublier qu’il s’adressait à des élèves en pleine formation. Il donnera une large place aux auteurs d’inspiration chrétienneâ•›: Prudence, et tout particulièrement Baptiste Spagnuoli, dit le Mantouan, dont il publiera, avec des commentaires, les Parthenicae et les Bucoliquesâ•›; on sait que ce poète, qu’Érasme lui-même avait égalé à Virgile, sera un des plus lus et étudiés dans les universités d’Europe. Bade ne cessera d’éditer les oeuvres des spirituels médiévauxâ•›: saint Antoine de Padoue, saint Bonaventureâ•›; ou plus récentsâ•›: l’Imitation de Thomas à Kempis, ou Savonarole. Mais il fait une large place aux plus grands humanistesâ•›: Politien, Béroalde, Valla, Mosellanus, et surtout Budé et Érasme, dont il éditera les premières oeuvres. C’est une brouille provoquée par une phrase malheureuse du Ciceronianus qui provoquera la rupture entre Bade et Érasme. Aux ouvrages de grammaire Bade accordera une place de premier ordre. Non content de publier, pour les érudits, les ouvrages de Valla, Sulpitius, Perotti ou A. Dati, il a lui-même composé, pour les élèves moins avancés, une dizaine de traités sur le style, la composition des lettres, la syntaxe, la versification.
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C’est à partir de 1520 que Josse Bade éditera des oeuvres grecquesâ•›; jusqu’alors, il s’était contenté de se procurer les seuls caractères utiles en vue de la publication. Outre les lettres de Budé, sortiront de ses presses les Institutiones grammaticae de Gaza, les Epigrammes de Lascaris, des Commentarii Linguae Graecae et le Florilegium de 1531. Quelques plaquettes, tirées des oeuvres de Platon et Démosthène, complèteront cette collection. Par ses préoccupations spirituelles en même temps que pédagogiques, par ses éditions d’auteurs classiques et des plus grands représentants de l’humanisme, Josse Bade représente sans doute une des expressions les plus achevées de ce que le mouvement de la Devotio Moderna a apporté à l’humanisme européen. Jean Froben et la diffusion de l’érasmisme Parmi les imprimeurs érudits qui ont marqué le XVIe siècle Jean Froben de Bâle occupe une place de premier plan. Originaire de Bavière, il débute dans l’atelier de Jean Amerbach, mais à partir de 1491 il a son établissement distinct. On lui doit environ trois cents publications, tant d’auteurs anciens que modernes, et qui se sont signalées à la fois par leurs qualités esthétiques et par leur rigueur scientifique. C’est de Venise que Froben avait rapporté la nouvelle technique aldine qu’il avait déjà utiliséé dans les Adages de 1513. Il déploiera très vite une intense activité, arrivant progressivement à trois, puis à sept presses. Son souci de perfection a fait dire de lui qu’il a apporté plus de profit aux bonnes lettres qu’à sa propre fortuneâ•›; il ne reculait devant aucune dépense pour éliminer les moindres fautes. Avant 1520, c’est de ses presses qu’étaient sortis le Nouveau Testament grec et sa nouvelle traduction latine, qui ne cesseront d’être réédités tout au long du siècle. Érasme, rencontré dans des conditions décrites par Beatus Rhenanus, a fourni à Froben l’ensemble de ses éditions princeps. Entoure d’une véritable équipe scientifique, Froben avait auprès de lui des spécialistes des trois langues anciennes, particulièrement Conrad Pallican pour la langue hébraïque. Jean Froben déploiera, entre 1520 et 1527, une intense activitéâ•›; les titres des ouvrages font apparaître de nouvelles orientations. L’édition des oeuvres d’Érasme continueâ•›: rééditions d’oeuvres déjà parues, mais enrichies de manière sensible, comme le Nouveau Testament (1520, 1521, 1523, 1527)â•›; les Colloques et les Adagesâ•›; et de nouvelles oeuvres, telles les Paraphrases du Nouveau Testamentâ•›; éditions également des Pères des Églises grecque et latine (Cyprien, Hilaire, Chrysostome, Ambroise. Froben participera aux combats d’Érasme, et en particulier à la défense de son Nouveau Testament contre les attaques d’Edward Lee, de Carranza, de Noël Béda et de Pierre Couturier. Renonçant à publier les oeuvres de Luther (c’est le Bâlois Adam Petri qui s’en chargera) il publie les écrits d’Érasme à l’adresse des réformés von Hutten et surtout Luther (De libero arbitrioâ•›; les deux Hyperaspistes). Il publiera largement les oeuvres des humanistesâ•›: Beatus Rhenanus, Thomas More, Vivès (saint Augustin). Grâce aux travaux de Sébastien Munster, ses presses feront une place importante aux éditions hébraïques, aux dictionnaires, et même à une grammaire du chaldéen. Les publications de Froben se poursuivront jusqu’à sa mort en 1527. Mais on ne peut séparer son activité de celle de ses successeursâ•›: son fils Jérôme Froben, son gendre Nicolas Episcopius,
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ainsi que Johannes Herwagen, le second époux de sa femme, lesquels, ensemble, n’ont cessé de poursuivre l’oeuvre de Jean Froben. Aux deux cents cinquante publications réalisées par Jean Froben entre 1491 et 1527 il faut ajouter la centaine de publications réalisées par l’association de ces successeurs. Les liens exceptionnels d’amitié noués entre Érasme et Jean Froben – Érasme fut le parrain d’Erasmius Froben, né en 1515 – expliquent aussi la part que les successeurs ont prise à l’affliction d’Érasme, et aussi leur fidélité à publier toutes ses oeuvres, jusqu’à sa mort en 1536â•›; puis, en nouvelles éditions, les oeuvres de Jérôme, les Commentaires des Psaumes d’Arnobe, de nouvelles éditions du Nouveau Testament (1540, 1541, 1542) et surtout les Adages, le De pueris, les paraphrases des Psaumes, les Apophtegmes, des écrits patristiques (Irénée), quelques classiques (le De officiis de Cicéronâ•›; Sénèqueâ•›; Aristote) et enfin les dernières oeuvres d’Érasmeâ•›: le De praeparatione ad mortem et l’Ecclesiastes, qui parut inachevé. En poursuivant les publications érasmiennes pendant toute sa carrière, en leur assurant en 1540 leur première édition complète, qui par sa qualité s’est affirmée supérieure même à celles qui ont suivi (comme celle de Vander Aa à Leyde), en participant aux luttes d’Érasme aussi bien contre les théologiens que contre les Réformés, et en particulier Lutherâ•›; en poursuivant les éditions classiques et patristiques d’Érasme, et les oeuvres des humanistes les plus éminents, en publiant enfin, grâce aux travaux de Munster, une véritable bibliothèque hébraïque et chaldaïque, l’atelier de Froben et de ses successeurs s’est affirmé comme une des imprimeries les plus vigoureuses, les plus fécondes et les plus prestigieuses du XVIe siècle. L’imprimerie des Estienneâ•›: humanisme et calvinisme Les Estienne forment sans doute la plus prestgieuse famille d’imprimeurs et érudits du XVIe siècle. Déjà Henri Estienne Ier (1465-1520) avait assuré plus de cent vingt éditions savantes, et en particulier le Quintuplex Psalterium de Lefèvre d’Étaples en 1508. Son fils Robert Ier Estienne (1499-1559) est le membre le plus illustre de la famille. Studieux de latin, de grec et d’hébreu, disciple de Lascaris, il travaille d’abord chez Simon de Colines, et c’est à partir de 1526 qu’il dirigera son propre atelier. Son mariage avec Perrette Bade, fille de Josse Bade, établit une continuité d’inspiration religieuseâ•›; en même temps, l’atelier devient une véritable académie où l’on accueille les savants les plus renommés, et où l’on ne parle que latin. Robert Estienne a cherché très tôt à se dégager des contraintes médiévales, en supprimant, dans son Virgile, les abréviations utilisées par son beau-père Josse Bade. La qualité de ses impressions, la valeurs scientifique de ses éditions lui valent, en 1539, le titre de typographe royal pour le latin et l’hébreuâ•›: le même titre pour le grec lui sera attribué après la disparition de Toussaint en 1545. Il bénéficiera jusqu’en 1550 de la protection et de l’aide de François Ier, et les caractères grecs nouvellement ciselés seront appelés caractères grecs du roi. L’examen des publications de Robert Estienne Ier, de 1526 à 1559, montre à la fois sa fidélité à la tradition médiévale (Donatâ•›: Disticha Catonis), et l’attention qu’il porte à l’importance des classiques latins et grecs (Cicéron, Plaute, Valère Maxime, Lucien), des auteurs chrétiens (Praeparatio evangelica), des modernes latins (Polydore Virgile, Érasme, Valla, Budé, Poemata de Bèze) mais aussi des modernes italiens. Il s’intéresse aux questions grammaticales
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et lexicales (Valla, Perotti, Despautère), réalisant lui-même dès 1531 son Thesaurus linguae latinae. Il consacrera une grande partie de son activité aux éditions savantes de la Bibleâ•›: Nouveau Testament de 1523 suivi, en 1528, de la première édition de la Bible in-folio, à partir de la Complutensis et de nouveaux manuscrits. Elle connaîtra en 1532 une deuxième éditionâ•›; puis, en 1540, elle s’enrichira encore de textes chaldéens. La Sorbonne voit d’un mauvais oeil la publication des textes originaux de la Bible, et en interdit en 1547 la publication et la diffusion. Mais c’est l’édition du Nouveau Testament in-folio qui déclanche la colère et les menaces des théologiens, et Henri Estienne se voit obligé de trouver refuge à Genève où il fait profession de calvinisme. Il répondra, point par point, aux censures de la Sorbonne. On peut regretter qu’il ait pris fait et cause pour Calvin dans la poursuite et la persécution des adversaires du calvinisme, et en particulier de Rabelais. Installé à Genève, où il a transporté son matériel d’imprimerie, il mettra ses presses au service de la foi réformée, publiant en 1553 l’Institution de la Religion chrétienne, puis les Commentaires des Evangiles, la Concordance de la Bible (1555) et, en 1560, le Nouveau Testament des Ministres de Genève, parmi d’autres publications. Le deuxième fils d’Henri, Charles Estienne, sera à son tour, et jusqu’en 1561, typographe royalâ•›; il assurera à son tour une centaine d’éditions, dont le Thesaurus Ciceronis, en 1556. On ne peut parler de l’atelier des Estienne sans évoquer l’oeuvre et la destinée de son fils Henri Estienne II (1528-1578), lui aussi érudit, passionné de culture antique. Né à Paris, initié aux lettres grecques par Danès, il ira enrichir sa culture auprès des maîtres italiens. C’est à lui que l’on doit, en raison de sa maîtrise comme helléniste, après l’édition d’Eschyle en 1546, l’édition princeps d’Anacréon en 1554, et de nombreuses éditions classiques grecques. Également, le traité de la conformité du français et du grecâ•›; et surtout le Thesaurus linguae grecae (1572). Plus que son père, il s’engagea comme éditeur, mais aussi comme publiciste au service de la foi réformée. Il éditera les Commentaires de Calvin sur la Genèse et les Psaumes, en 1562â•›; un Nouveau Testament grec en 1566 et quelques ouvrages polémiquesâ•›: citons le Discours merveilleux sur Catherine de Médicis (1565) et surtout l’Apologie pour Hérodote (1566) qui sera à l’origine de sa disgrâce. Il devra quitter Genève et rejoindra Paris de 1578 à 1598, sous la protection de Henri III. C’est à la demande du roi qu’il publia la Précellence du langage français sur la langue grecque. Paul Manuceâ•›: humanisme et Réforme tridentine L’imprimerie des Alde poursuit, après quelques avatars, l’oeuvre entreprise par Alde Manuce. Ainsi, on y réalise, méticuleusement, la publication des grandes oeuvres grecques (Homère, Thucydide) et latines (Cicéron, Virgile, Pline, Tite-Live, Valère Maxime) en utilisant la nouvelle «â•¯romaine╯» qui aura le plus grand succès chez les imprimeurs de la fin du siècleâ•›; c’est, malheureusement, en gardant le grec «â•¯cursif╯», qui devait faire école, lui aussi, au détriment des caractères si heureux, et utilisés aujourd’hui, de la polyglotte d’Alcalá. Mais on ne néglige pas pour autant certains spirituels médiévaux (Catherine de Sienne), les prosateurs modernes (Sannazar, Érasme, Valla) et les modernes italiens (Machiavel,
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Castiglione, Speroni, Pétrarque). On notera enfin les publications dans le sillage du Concile de Trenteâ•›: le Catéchisme, les Decreta, l’Index des livres prohibés, le Bréviaire romain. Venise, enfin, restera le lieu privilégié des publications d’oeuvres latines, et croates, des humanistes de la côte dalmateâ•›: ainsi, les oeuvres du plus grand humaniste croate, Marulle (Marcus Marullus) seront éditées à Venise (ainsi, le De laudibus Herculis, 1524, et sa traduction italienne, en 1549). Miscellanées et «â•¯exempla╯» Le genre des «â•¯sommes╯» ou «â•¯miscellanées╯» a été largement pratiqué à l’époque médiévale. Il l’est davantage encore à l’époque humaniste, bénéficiant à la fois de la découverte de l’imprimerie et de la redécouverte des oeuvres de l’Antiquité. Un des exemples les plus caractéristiques est l’Adagiorum collectanea d’Érasme qui, devenu les Adagiorum Chiliades, sera amplifié d’abord, réédité surtout jusqu’à la fin du siècle. Signalons également l’Adagiorum opus de Polydore Virgile, paru en 1503 et lui aussi constamment réédité. Le succès de ces collections d’adages apparaît dans les Adagiorum chiliades parues chez Wechel en 1599, associant pour chaque sujet les contributions des principaux auteurs d’adages, Érasme en tête. Certains ouvrages ont pour but de fournir des documents de caractère encyclopédiqueâ•›; on ne saurait trop souligner l’importance d’oeuvres telles que le De Honesta Disciplina de Petrus Crinitus (1504), de même que les Lectionum Antiquarum Libri XV de Ludovico Celio Ricchieri (Caelius Rhodoginus), qui ne cesseront d’être pratiqués. Les sources antiques, telles les Nuits attiques d’Aullu-Gelle, sont utilisées. Une place à part doit être réservée aux Faits et dits mémorables de Valère Maxime. On a commencé à l’imiter dès le début du siècle, mais il n’a cessé d’être réédité tout au long de celui-ci. Dans un premier temps, on reprend le titre et on suit le plan de près, ajoutant aux exemples antiques des exemples chrétiens. C’est le cas de Battista Fregoso, dont le Dictorum factorumque mirabilium collectanea, d’abord composé en italien, sera immédiatement traduit en latin et réédité jusqu’à la fin du siècle. Le plan de Valère Maxime a été modifiéâ•›; on suit les étapes de la vie humaine – et les exemples passent, de manière systématique, des modèles chrétiens (avec Jésus souvent nommé premier) aux exemples ethniques. Avec Marulle, le choix est exclusivement religieux. Son Institutio vivendi per exempla sanctorum (Venise, 1506), qui ne cessera pas non plus d’être réédité, connaîtra à la fin du siècle un regain d’intérêt (cinq éditions à Anvers de traductions en langues européennes)â•›; et on voit en Marulle un nouveau Valère Maxime (J. Fowler). Ces différentes Colleactaneae exemplorum trouveront en Henri Petri (Bâle, 1555) un éditeur qui associera, dans un in-folio de mille cinq cents pages, les exempla de Valère Maxime, ceux de Sabellicus (cinq cents pages) et Fregoso (quatre cents pages)â•›; et après d’autres de moindre importance ceux de Marc Marulle (trois cents pages). Il faudrait encore citer les Elogia Virorum bellica virtute illustrium de Paul Jove (1546) et ce genre curieux des facéties, qui suivent le modèle de Poggio Bracciolini, tels les Facetiarum et exemplorum libri VII de Brusoni, qui ne cesseront d’être réédités à partir de 1559. Déjà Ulrich Morhard, en 1552, avait publié à Tübingen un fort volume de Facetiae réunissant des exemples tirés des auteurs les plus célèbres du genre.
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Si le courant de la Contre-Réforme a favorisé la diffusion de certains livres d’exempla, tels ceux de Marulle, la Réforme a, elle aussi, inspiré des «â•¯sommes╯». Parmi les plus célèbres notons le Catalogus testium veritatis de Flacius Illyricus (Bâle, 1556)â•›; celui-ci, dans un gros in-folio de plus de deux mille colonnes, passe en revue tous les écrivains qui, depuis les premiers siècles de l’Église, ont dénoncé la papauté. Il faudrait encore évoquer les «â•¯sommes╯» publiées en langue vernaculaire, tel ce Théâtre du Monde de Boaistuau, et combien d’autres, qui furent pour les studieux du XVIe siècle, Rabelais et Montaigne en particulier, une mine de renseignements toujours à portée de la main. Ils représentent bien, à l’époque, un des aspects les plus caractéristiques de la culture humaniste. L’emblème Si les «â•¯sommes╯», exempla, miscellaneae continuent à développer un genre déjà pratiqué au Moyen Âge, l’emblème constitue une création originale et propre au XVIe siècle. Le terme luimême, déjà commenté par Cicéron et Quintilien, devient un genre autonome chez Pierre Crinitus (1508) et Caelius Thodoginus (1516)â•›: on associe la valeur ornementale «â•¯ad effigiem rerum et animalium╯», ce qui n’implique pas nécessairement un but moral. On s’accorde à reconnaître au juriste André Alciat la primeur de cette création, même si son oeuvre est loin de présenter, au début, toutes les caractéristiques des livres d’emblèmes qui se sont multipliés au cours du XVIe siècle. Alciat lui-même, pour caractértiser son ouvrage, emploie l’expression «â•¯libellum composui epigrammaton cui titulum feci emblemata╯». Il s’agissait donc bien, au départ, d’un livre d’épigrammes, le terme d’emblemata soulignant la variété de l’inspiration, véritable travail de mosaïque réunissant des «â•¯dits╯» mis en relief par un petit poème. On a souligné avec raison l’absence totale d’illustrations (ou de médaillons) dans les premières éditions du Libellus d’Alciat, et même dans les éditions des oeuvres complètes de Bâle (1547) et de Lyon (1548). On a expliqué ce dédain affecté pour les illustrations par le fait qu’Alciat s’adressait à un public de lettrés, les illustrations étant surtout destinées aux «â•¯illiterati╯». Peu à peu se constituera la forme définitive de l’emblème, avec ses trois éléments, à commencer par le motto (inscriptio, titulus) qui peut être une sentence (grecque, traduite sous forme d’épigramme). Mais il arrive aussi que le motto désigne une vertu ou un vice (superbia)â•›; sa destination (in adulatores) et même, de plus en plus, le signifiant. C’est un énoncé complet, parfois un mot unique, parfois aussi un discours explicatif plus ample. Le deuxième élément, qui apparaîtra dans la plupart des recueils d’emblèmes, au point d’en devenir caractéristique, est l’image (pictura, Imago). Là encore, grande variété, le motif relevant souvent de la fantaisie ou des planches disponibles de l’imprimeur. Tantôt l’image ne vaut que pour un seul élémentâ•›; tantôt elle représente une scène. On s’acheminera progressivement vers une représentation symbolique de caractère polysémique. Il faut noter que ces gravures, fréquentes dans les éditions, avaient d’abord un caractère ornemental. L’éditeur les utilisait quelquefois à plusieurs reprises dans le même ouvrageâ•›: elles apparaisaient aussi bien dans les ouvrages descriptifs ou moraux (épopées, recueils moraux de type Stultifera navis) que dans les recueils de poèmes tels que la Délie de Maurice Scève.
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Le texte lui-même, enfin, est loin d’obéir à un code précis. On rencontre le dizain (La Perrière)â•›; le quatrain (Gilles Corrozet). Alciat, lui, selon la diversité de ses sources, offre des formes brèves (distiques, quatrains) ou des développements plus longs (jusqu’à trente-deux vers). Si Alciat reste l’auteur de référence, et si ses emblèmes ne cesseront d’être réédités depuis leur première parution à Milan en 1522 jusqu’à la fin du siècle et même au-delà (Anvers, 1692) et traduits (en français, 1534, 1549â•›; en espagnol et en italien, 1549) son oeuvre trouvera rapidement des émules, tels La Perrière avec le Théâtre des bons engins (1535) et Gilles Corrozet avec L’Hécatomgraphie (1539). De son côté, Claude Paradin accomplira un réel progrès dans le choix des images et la valeur polysémique de l’emblème (Lyon, 1551). De 1550 à 1560, c’est à Lyon surtout que se multiplient les recueils d’emblèmes (par exemple Gabriel Symeoni, Devises et emblèmes héroïques et moraux (1539)â•›; mais il en est publié aussi à Venise (Giovio, 1555), Bologne ((A. Bocchi), à Naples (Scipione Ammirato, 1562), la plupart étant réimprimés à Lyon. Après la période lyonnaise, c’est Anvers et Venise qui prendront surtout le relaisâ•›: les éditions et rééditions de Plantin, par exemple, favorisent la diffusion des oeuvres et du genre vers la Hollande, l’Allemagne et l’Angleterre. Le genre de l’emblème ne cessera de s’affinerâ•›; ainsi, avec Sambucus (Emblemata, Plantin, 1564) on voit remise en cause la finalité morale, cherchant davantage à stimuler l’esprit, car il veut les emblèmes «â•¯choisis et hermétiques╯». Enfin, on ne s’étonnera pas de voir paraître, dans le courant de la Réforme et de la ContreRéforme, de nouvelles orientations. Si le politique a déjà inspiré bien des auteurs, il connaît, à partir de 1610, de nouvelles oeuvres provenant des principaux centres européensâ•›: Francfort, Madrid, Venise, Lisbonne, Amsterdam. Mais c’est surtout l’inspiration religieuse qui prédomine. Dès 1571, Georgette de Montenay a publié ses Cent emblèmes ou devises chrétiennes (Lyon). Le genre trouvera de nouveaux émules avec Théodore de Bèze (Icones et emblemata, Genève, 1580). On pourrait évoquer de même les recueils spirituels publiés à Cambridge (1598), Prague (1601), Anvers (1615, 1624). La publication par Yves Le Hir d’un recueil d’emblèmes figurant dans les Oeuvres spirituelles d’Anne d’Urfé reflète bien, malgré sa date tardive (1605), la liberté de conception et d’illustration de l’auteurâ•›: variété des sujets (animaux, plantes, dieux ethniques)â•›; mais la première place est donnée aux emblèmes d’inspiration chrétienne, avec une grande variété de traitementâ•›: on passe du quatrain au huitain ou au douzainâ•›; l’emblème du crucifix est même accompagné d’un dialogue de quarante-quatre vers. *** L’histoire des miscellanées et des emblèmes illustre et corrobore celle des imprimeurs éruditsâ•›: non contents d’être des transmetteurs du savoir, ils surent développer des domaines esthétiques et culturels nouveaux.
L’historiographie savante Claus Uhlig L’historiographie savante de la tranche chronologique allant approximativement de 1520 à 1560 ne saurait être comprise en dehors de son contexte général sur le plan social, politique, culturel. Ce qui caractérise en effet cette époque, c’est que partout en Europe le mouvement vers l’état national gagne en force. Les supports de ce développement sont la bourgeoisie, concentrée dans les villes, et la monarchie, qui à partir de la Cour domine la vie de la nation, politiquement et culturellement. En ce qui concerne la bourgeoisie, le changement structurel de la société se manifeste plus exactement comme la dissolution de l’état féodal du Moyen Âge qui était basé sur des liens personnels, par l’effet de tendances anti-féodales, centralisantes et absolutistes, liées à la couronne et à sa politique. Les princes souverains, dont certains sont membres de dynasties nouvelles, repoussent les vieilles prétentions politiques de la papauté et se consacrent entièrement à l’administration de leurs fiefs en voie de se constituer en véritables états, et dont certains incluent déjà des possessions transatlantiques, mais aussi à la sauvegarde de leurs intérêts nationaux et internationaux. La conscience nationale en voie de consolidation trouve avant tout son pivot dans le culte du souverain absolu comme elle se manifeste, du point de vue de l’histoire culturelle, par l’expression d’un patriotisme nourri de mythes. Parallèlement à ce développement, l’historiographie européenne à la Renaissance change – nous l’avons indiqué d’entrée de jeu – se détachant graduellement des chroniques et annales comme formes dominantes de l’historiographie médiévale et se détournant, à l’exception significative, il est vrai, de l’histoire de la Réforme en Allemagne, des schémas téléologiques de l’histoire universelle. Parce que, bien avant le siècle des Lumières, l’historiographie de la pleine Renaissance instaure la nation en tant que cadre immanent de l’histoire, elle abandonne complètement la notion de l’histoire de l’humanité comme accomplissement du dessein d’une déité transcendante, même si chaque historien continue à invoquer la Providence divine pour son propre peuple. Somme toute, les piliers de l’histoire universelle au sens médiéval (le schéma des quatre empires et de six ères, la venue de l’Antéchrist et le jugement dernier au terme de l’histoire) ont cessé d’être le support de l’ensemble. D’autres domaines les remplacent dans le champ de vision de l’historienâ•›: la ville, particulièrement chez les historiens italiensâ•›; le territoire ou même l’état comme base de la nation – le plus caractéristiquement chez les historiens français et anglais –, nation qui maintenant, en tant que regroupement particulier, cherche sa place au sein de l’humanité universelle telle qu’elle était conçue jadis, et veut s’y assurer de son identité. L’historiographie renaissante participe pleinement à cette transformation, puisque, abandonnant ses méthodes médiévales, et en prise directe sur l’Antiquité, elle se présente comme sécularisée, rhétorisée et politisée, conséquence d’un processus qui va depuis 1350 environ jusqu’au début du XVIIe siècle. Conformément à ces objectifs nouveaux centrés sur l’idée de nation, un Eusèbe de Césarée (IVe siècle après J.C.) ne peut plus avec son histoire ecclésiastique servir à orienter la recherche humanisteâ•›; celle-ci se tournera à la rigueur vers un Tite-Live et son histoire de Rome, Tite-Live qui s’entend si bien à narrer cette histoire, taillant en pointe les événements dont il parle par une mise en relation dramatique avec des personnalités saillantes. Cet art narratif se joint chez les historiens italiens de l’époque de la Renaissance – qui sont en 377
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pratique les pionniers du développement que nous décrivons – à un maniement rhétorique par lequel les récits, et en particulier les discours rapportés, sont amplifiés et ornés. Cette pratique humaniste, telle qu’elle se rencontre non seulement chez certains historiographes officiels de quelques cités-états italiennes mais aussi chez d’autres représentants européens de l’historiographie nationale, transparaissant à travers l’ensemble de l’érudition des historiens contemporains et de leurs évidents partis pris, va donc de soi comme la signature même de l’époque. Sans nier que la différence réelle entre la Renaissance et le Moyen Âge en ce qui concerne l’historiographie réside dans la critique philologique des sources, dans une faculté de jugement plus mûre et dans une tentative de recherche des causes, il nous faudra accepter le penchant des humanistes en faveur de la rhétorique pour ce qu’il est, à savoir un intérêt pragmatique vis-à-vis de la relation du présent au passé, joint à la volonté, pédagogiquement motivée, d’influencer la pensée de leur propre époque. L’histoire entre politique et culture Les caractères généraux de l’historiographie renaissante dont on vient de parler se réalisent d’abord en Italie, plus exactement dans l’histoire florentine de Leonardo Bruni et chez Machiavel, qui appartient déjà à notre tranche chronologique. Dans ses Historiarum Florentini populi libri XII, composés au cours de la première moitié du XVe siècle, Bruni eut à cœur de représenter l’histoire de Florence en tant que manifestation de pouvoirs et en tant qu’exemple à imiter dans le développement ultérieur de la ville. En revanche, Machiavel envisage un thème très différent, conditionné par l’expérience politique, et particulièrement, la calamità d’Italia, particulièrement intense depuis 1494â•›:â•›l’écroulement complet de la puissance florentine, qu’il décrit dans ses Istorie Fiorentine, rédigées entre 1521 et 1525. Conçue comme exemple à éviter, son histoire de la ville, qu’il faut naturellement considérer comme arrière-plan tant de son Prince (1513) que de ses Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio (1513–17), donne son interprétation des causes de la déchéance de Florence jusqu’à son époque à luiâ•›; à commencer par les luttes intestines entre partis, qui ont affaibli la ville et provoqué l’ingérence d’ennemis extérieurs. Il est vrai que Bruni et Machiavel avaient eu au cours du Moyen Âge tardif des précurseurs tels que Giovanni Villani et Dino Compagni, dont les chroniques adoptent une perspective universelleâ•›; alors que la perspective de Bruni et Machiavel vise la particularité historique de villes autonomes qu’il s’agissait de dégager de l’histoire des empereurs et des papes. Du fait, principalement, que Machiavel fait dériver l’histoire de Florence des rapports tendus entre la liberté civique et les revendications territoriales liées à l’universalisme, il se voit conduit à comparer en profondeur des dissensions internes survenues dans sa cité avec celles de la Rome antique, comparaison qui déjà avait joué un rôle semblable dans les méditations politiques des Discorsi. De même que dans Discorsi II, de même ici dans Istorie, V, il développe en s’appuyant sur Polybios une doctrine des cycles des constitutions politiques (anakyklosis) qu’il relie ensuite à la notion de virtù, déterminante pour l’épanouissement ou la décadence d’un peuple. De plus, ce concept-clé opère à travers toute l’œuvre de Machiavel en opposition dialectique avec celui de fortuna, laquelle désormais ne s’attaque pas avec hostilité à l’homme que ne protège plus la providentia Dei lorsque, moralement et politiquement, il n’observe plus
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suffisamment l’impératif de la virtù. Celle-ci apparaît à Machiavel comme un donné, si bien que ses Istorie fiorentine pouvaient être considérées comme une histoire de décadence. Un ton plus pessimiste encore imprègne la Storia d’Italia (1537–41) du collègue et ami plus jeune de Machiavel, Francesco Guicciardini, ouvrage monumental de sa vieillesse et qui fit époque. Il ne se préoccupe guère d’histoire purement locale mais de l’Italie entière dans le cadre de la politique internationale à l’époque qui l’intéresse, et qui va de l’invasion du pays par Charles VIII (1494), en passant par le sac de Rome (1527) jusqu’à l’élection du pape Paul III (1534), dépeignant les événements rapportés comme une suite continue de catastrophes et même comme une tragédie. Il va de soi que face à ce sombre tableau Guicciardini jette un regard nostalgique vers les jours plus heureux où régnait un Laurent de Médicis. Peut-être était-il possible d’extraire de tout cela quelque leçon pour l’avenir, puisque, comme nous l’apprennent déjà les Ricordi politici e civili (après 1527), le monde reste fondamentalement le même. Le lien entre l’histoire et la politique, caractéristique des oeuvres de Machiavel et Guicciardini, peut également être observé au-delà des frontières italiennes, en France avant tout, sans qu’y soit encore survenue une rupture en direction de l’érudition critique au sens humaniste. Tel est particulièrement le cas du favori de Louis XII, Claude de Seyssel, qui non seulement consacra plusieurs ouvrages à la louange de son maître royal, mais qui dans la Grand’Monarchie de France (1519) commanditée par François Ier, fait état d’expériences historiquement comparables à celles décrites par son contemporain, auteur du Prince. Dans ce sens, Seyssel ne se contente pas de rechercher dans l’histoire causes et effetsâ•›; il en fait un plaidoyer en faveur d’une forte domination, incarnée en France dans l’absolu pouvoir royal. Précédé par le Français Robert Gaguin dans De origine et gestis Francorum compendium (1495), l’humaniste italien Paolo Emilio de Vérone, un des premiers «â•¯historiographes du Roi╯» importés du sud, adopte une direction semblable dans De rebus gestis Francorum, ouvrage qui, bien que rédigé simultanément avec celui de Gaguin, ne commença à paraître qu’en 1516 et ne fut pas achevé avant 1555. Ce qui est remarquable dans ce cas, c’est que l’Italien élargit considérablement l’étendue des parallélismes entre ses sources, y compris Flavio Biondo. Il se pourrait bien que ces oeuvres de «â•¯tradition française╯» combinant une narrativité politisée avec des recherches sur l’antique aient été considérées plus tard comme culminant dans les travaux du secrétaire et archiviste royal Jean Du Tillet, surtout parce que ceux-ci préparaient déjà la voie aux grandes collections de documents entreprises aux XVIIe et XVIIIe siècles. Lorsqu’un Claude de Seyssel exhorte le roi, dans ses écrits historiques, à instaurer explicitement la langue française en tant qu’instrument politique sur le modèle de la langue latine qui avait rendu possible l’empire romain, cette étroite relation du politique et du culturel s’avère appartenir à la période que nous étudions. Toutefois celle-ci comporte également des travaux construits d’une manière plus encyclopédique et dans lesquels un amour désintéressé de l’érudition prédomine sans ambiguïté aucune. Tel est déjà le cas dans De inventoribus rerum de Polydore Virgile (1499), puis dans une plus forte mesure dans Sui temporis historiae libri de son compatriote Paolo Giovio (1550–52) avant de se réaliser d’une manière complète chez l’érudit suisse Christophe Milieu dans De scribenda universitatis rerum historia libri quinque (1551). Il s’intègre donc dans la théorie historiographique l’idée que l’histoire culturelle appartient à l’histoire de la politique et qu’elle s’articule selon les catégories de la prudentia, domaine des arts pratiques et techniques, du principatus, domaine des institutions sociales et politiques, et
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finalement de la sapientia, région de la sagesse mue par l’appétit de connaissance et de culture au sens le plus large, implicite au sein de l’histoire et de la culture elles-mêmes. Les Recherches de la France (1560–1561) d’Etienne Pasquier résonnent d’une tonalité semblablement érudite dans leur quête des sources de la langue et de la culture françaises, sans toutefois atteindre cet horizon plus lointain encore que va conquérir Louis Le Roy, le biographe et disciple de Guillaume Budé, dans son traité De la vicissitude ou variété des choses en l’univers et concurrence des armes et des lettres par les premières et plus illustres nations du monde […] (1576). Là, sa confiance en la possibilité d’une répétition cyclique de l’histoire s’articule à sa croyance au progrès en matière de civilisation, vision qui préfigure les arguments essentiels de ce qui dans la seconde moitié du dix-septième siècle deviendra la «â•¯Querelle des Anciens et des Modernes╯». Les nouveautés pour lesquelles s’enthousiasme Louis Le Roy sont aussi, parfois, liées – comment pourrait-il en être autrement à l’époque des grandes découvertesâ•›? – au Monde nouveau, si bien que l’historiographie, jusque là eurocentrique, se mondialise sensiblement, non sans acquérir du même coup des résonances impérialistes. C’est ainsi que Pierre Martyr d’Angers s’exprime avec enthousiasme envers le pape Clément VII, dans ses De orbe novo decades octo, qui parurent au complet pour la première fois en 1530, après sa mort, et furent rééditées en 1533 et 1536. A ce Christophe Colomb de l’historiographie du «â•¯nouveau monde╯», Francisco López de Gómara se joint avec non moins d’enthousiasme dans sa Historia general de las Indias (1552), envisageant la merveilleuse découverte d’un nouvel hémisphère comme la plus grande réalisation depuis la création du monde. Autant il était naturel que l’Espagne considérât ce nouveau domaine historiographique comme un privilège lui revenant de droit, autant il était à prévoir, inévitablement, que devait s’éveiller au cœur de cette nation la conscience du prix auquel les Conquistadores avaient si immensément agrandi les possessions espagnoles. C’est ainsi qu’une «â•¯conscience de l’Occident╯» (au dire de Reinhold Schneider) s’éveille chez le prêtre espagnol Bartolomé de Las Casas, cet «â•¯apôtre des Indiens╯» qui personnellement touché par l’énormité de l’extermination et de l’assujettissement subi par ceux-ci revendique passionnément pour eux un traitement plus humain, non seulement dans son pamphlet Brevísima relación de la destruyción de las Indias (1552) mais encore dans son grand ouvrage inachevé, Historia General de las Indias (1552–61). Mais si même lui, dans ce dernier ouvrage, replace son expérience vécue de la Conquista dans le cadre de l’historiographie universalisante dont il a été question, d’une manière qui fait penser à Augustin et à Orosius, cela prouve que le nouveau inattendu perce toujours timidement sous l’éclairage de l’ancien, qui inspire davantage de confiance. En dépit de la mondialisation de l’historiographie, c’est encore la perspective eurocentrique de l’étranger qui domine, et qui pour cette raison ne découvre pas l’Amérique, mais plutôt l’invente. L’histoire pendant la lutte des confessions D’une manière analogue, mais pour des raisons tout à fait différentes, la vision historique de la Réformation protestante que nous allons évoquer ici, et qui met radicalement en question l’ensemble de la tradition historiographique, nous apparaîtra également comme orientée vers le passé. En effet, sous l’influence de Luther, l’histoire ne sera pas conçue dans l’esprit de TiteLive ab urbe condita mais dans un esprit augustinien ab orbe condito, car la Réformation ne se
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préoccupe pas en première instance de l’histoire d’une ville ou d’une nation donnée, mais du sort de l’humanité tout entière, qui s’accomplit dans le cadre de l’histoire de la rédemption. C’est pourquoi l’histoire est celle de la révélation progressive de Dieu et de son église, dont il s’agit de rétablir la pureté originelle. Ce n’est que celui qui écoute avec une ferme croyance la parole de l’Évangile qui est capable de distinguer le faux du vrai parmi le tourbillon des opinions sur l’Église de Dieu et qui peut défendre la vérité divine contre les faux prophètes, en l’occurrence l’Église catholique romaine et son Pape. Cette orientation protestante est maintenant la principale raison de ce qu’aux mains des Réformateurs l’histoire, même si en général ils ne nient nullement leur formation humaniste, reste sous l’impact de l’histoire universelle de type médiéval, histoire qu’il faut du reste distinguer de l’histoire globale dont nous venons de parler, précisément parce que pour eux l’histoire de la Rédemption et l’histoire de l’Église se confondent sur la scène du monde. Le premier défenseur signifiant de cette position est l’historien et diplomate strasbourgeois Johannes Sleidanus. Ami de réformateurs aussi importants que Luther, Melanchthon, Bucer, Sturm et Calvin, et auteur d’une histoire universelle d’une énorme popularité intitulée De quattuor summis imperiis (1556), il fut à même d’écrire, surtout à cause de l’information littéraire et politique qu’il avait acquise au service de la France, une histoire authentique de la Réforme, les Commentarii de statu religionis et reipublicae Carolo V. Caesare, histoire créée dès 1545 mais imprimée seulement de 1555 à 1558. Épiques par leur thème, européens par leur étendue, semblables à des annales par leur méthode tout en étant fondés sur de solides recherches d’archives, les Commentarii traitent de la double histoire du conflit politique et de la diffusion de la religion réformée depuis 1517 jusqu’à la mort de l’auteur en 1556. L’histoire de la réforme selon Sleidanus débute avec la première intervention de Luther contre le trafic des indulgences, décrit ensuite l’arrière-plan de l’élection de l’empereur, les révoltes paysannes, l’apparition de l’alliance de Schmalkald, les luttes contre l’empereur qui en résultèrent et enfin la paix religieuse d’Augsbourg. Le fait de prendre parti pour Luther n’empêcha pas Sleidanus d’observer la norme d’objectivité historique au sens cicéronien. Il dut même pour cette raison se défendre en une Apologie contre des critiques formulées au sein de son propre parti, circonstance qui explique que son ouvrage fait autorité et continue à être réédité jusqu’au XVIIIe siècle. L’insistance apologétique de Sleidanus sur le lien entre la vera religio et la vera historia dans son oeuvre met à nouveau en relief le souci central du protestantisme, en train d’exiger de l’historiographie savante qu’elle représente la foi originelle et par là une ecclesia repurgata, purifiée des ajouts humains, et pour elle corrupteurs, que véhicule la tradition catholique romaine. C’est à cet objectif que s’attache en Allemagne la Weltchronik (1532) composée par Johannes Carion, qui à vrai dire n’acquit une structure clairement articulée qu’après avoir été retravaillée par Melanchthon (1558) et Caspar Peucer (1565, 1572), structure justifiant la vieille prétention de l’histoire universelle à faire coïncider ses schémas chronologiques et ses distributions territoriales avec la plénitude et l’accomplissement de l’histoire de la rédemption. Par ailleurs, mettre en relation l’histoire biblique avec l’histoire événementielle, c’était en tirer un enseignement moral dans l’esprit à la fois pragmatique et didactique de la conception humaniste de l’histoire, et par là recommander le Chronicon Carionis melanchthonien pour servir avant tout aux études académiques dans le secteur de l’histoire. Voilà donc que l’histoire devenait principalement histoire de l’Église, chargée de montrer comment la réformation de la doctrine chrétienne et la libération
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de l’église évangélique hors de l’emprise de la papauté constituent un progrès historique voulu par Dieuâ•›; aucune publication du côté protestant n’en témoigne aussi parfaitement que les Magdeburger Zenturien éditées entre 1559 et 1572, en treize volumes, sous la direction de l’archi-luthérien Flacius Illyricusâ•›; fondé sur une base de sources fort étendue, l’ouvrage organise par siècles, mais sans dépasser le XIIIe siècle, son immense quantité de matériaux, justifiant ainsi son titre. Que ce même Flacius Illyricus passe en revue aussi méthodiquement, dans son propre Catalogus testium veritatis (1556), l’histoire antérieure de l’Église à travers ses précurseurs et ses témoins, nous permet d’entrevoir une sorte d’hagiographie protestante, qui dans le but de légitimer la Réforme se répand à travers toute l’Europe, avant tout à Genève, à Strasbourg et à Zürich, cherchant à constituer une martyrologie du christianisme et comptant des auteurs tels que Jean Crespin, Théodore de Bèze et John Foxe parmi ses principaux créateurs. C’est l’anglais John Foxe, qui avec nombre de compagnons dans la foi dut s’exiler sur le continent pour échapper aux sévices de Marie la Catholique, qui représente le mieux cette tendance – dont on retrouve même aujourd’hui des traces en Grande-Bretagne – avec ses Acts and Monuments, ouvrage souvent réédité et mieux connu sous le titre de Book of Martyrs. Il va de soi que le catholicisme se devait de réagir à tous ces ouvrages protestants. Il le fait tout aussi massivement au moyen des Annales ecclesiastici de Cesare Baronio, qui parurent entre 1588 et 1607, pour porter à la Réforme de la part de la Contre-Réforme le coup le plus puissant en compagnie de Paolo Sarpi et de son Istoria del Concilio Tridentino (1619). Ce qui est plus remarquable encore, c’est que les arguments qui à travers toute l’Europe animaient les luttes religieuses par-delà les frontières nationales, et même confessionnelles, étaient interchangeables. C’est ainsi que l’humaniste italien Marc’Antonio Sabellico, historiographe officiel de Venise (1487), fournit des munitions, pour ainsi dire, avec son universellement admirée Rapsodie historiarum ab orbe condito enneades quinque (1498 à 1504), et avec un détour par Strasbourg, à l’évêque anglais John Jewel pour sa défense d’une église réformée nationale dans Apologia ecclesiae Anglicanae (1562, traduction anglaise 1564)â•›; l’Italien comme l’Anglais se trouvaient en effet unis, plus encore que par leur antipathie commune à l’encontre de l’expansion de la puissance de Rome, par une argumentation accordant consciemment Jewel non seulement avec John Foxe mais aussi avec l’archevêque Matthew Parker dans son De Antiquitate Britanniae ecclesiae […] (1572), ouvrage publié anonymement. Clio et Natio De même qu’il importait dans le cas de l’histoire de l’Église qu’elle soit émancipée par rapport à toute prétention dominatrice, de même l’historiographie particulière des nations individuelles d’Europe au cours de notre période doit aspirer ardemment à anoblir son existence au moyen de ses origines et à la confirmer scientifiquement, ou même idéologiquement, dans son droit à l’existence. Commençons avec l’Allemagne, «â•¯nation retardataire╯», qui longtemps tint en suspens l’idée d’être empire telle qu’elle pouvait être fondée sur la translatio imperiiâ•›: la redécouverte du petit opuscule de Tacite, De origine et situ Germanorum (98 après J.-C.) au cours de la Renaissance lui tombe du ciel, pour ainsi dire, pour l’aider à développer, sinon encore une nation, du
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moins un fier sentiment national. Dans ce sens, des humanistes allemands tels que Heinrich Bebel, Jakob Wimpfeling, Konrad Celtis, Beatus Rhenanus et Andreas Althamer reçurent, éditèrent et commentèrent Tacite et c’est ainsi que la tendance de Tacite à idéaliser les Germains comme un peuple vivant dans la nature et aimant la liberté leur fut une rencontre opportune. En vérité, malgré toute leur érudition ils ne pouvaient savoir ce qui ne fut révélé par la recherche qu’au vingtième siècle, à savoir que la louange exprimée par Tacite à l’égard de la pureté du caractère national des Germains ainsi que de la nature libérale et démocratique de leurs institutions politiques était due, selon la loi de tous les topoi errants, à une vieille tradition ethnographique remontant à l’Antiquité. Quelle douche froide, de notre point de vue moderneâ•›! Du côté opposé, le grand projet des humanistes allemands de proposer une «â•¯Germania illustrata╯» conçue comme rivale de l’œuvre historico-topographique de Flavio Biondo qu’est l’Italia illustrata (1448 à 1453), et réclamée par Celtis, repose sur des fondements plus solides. Avec la première histoire allemande indépendante, publiée par Wimpfeling sous le titre Epitome Germanorum en 1505, s’ouvre la voie que le jeune ami d’Érasme, Beatus Rhenanus, suivra méthodiquement jusqu’au bout avec la publication en 1531 de ses Rerum Germanicarum libri tres où, dépassant Tacite aussi bien que Wimpfeling, il conçoit l’histoire allemande et germanique comme unité, sans se laisser aveugler par des mythes nationaux d’ordre idéologique. En ce qui concerne la France, l’historiographie, nationale dans son orientation, suit encore de près la tradition des grandes chroniques du XVe siècle, en ce qu’elle est avant tout associée à diverses théories de la translatio – translatio studii à la suite de la translatio imperii – et aussi au mythe de fondation troyen. Le premier changement se produit déjà dans les oeuvres de Robert Gaguin et Paolo Emilio, changement qui acclimate en France la conception humaniste de l’histoire. C’est surtout à un humaniste italien importé et qui fut en fait le premier historiographe officiel du pays, Paolo Emilio, auteur du De rebus gestis Francorum, achevé en 1555, que la nation doit une image valable d’elle-même. Toute la méthode narrative de l’œuvre de «â•¯Paul-Emile╯» est fondée sur des recherches ethnographiques, philologiques et topographiques fort étendues qu’il s’efforce ensuite d’intégrer dans une synthèse. Les travaux des deux humanistes restèrent fort populaires durant tout le seizième siècle et connurent de nombreuses éditions ainsi que des traductions en français, mais ce fut uniquement l’ouvrage de l’historien italien qui assuma le rôle de modèle dans la période suivante. Les discussions de cette période passent alors de l’héritage de «â•¯Paul-Emile╯» à une concentration sur des thèmes «â•¯dynastocentriques╯» dont l’ Etat et succez des affaires de France (1570) de Bernard Pirard du Haillans constitue un exemple, et sur d’autres problèmes de descendance, maintenant que l’on n’ajoute plus foi à la légende troyenne, notamment sur les possibles origines germano-franques de la nation française, ce qui selon la constatation de François Hotman dans Franco-Gallia (1573) convient parfaitement aux Huguenots à cause de leur prise de position anticatholique. Plus tard, tout à fait dans cet esprit, Lancelot Voisin de la Popelinière, dans son esquisse de l’histoire de France, qui parut sous le titre de Dessein de l’histoire nouuelle des François en même temps que sa quasi-métahistorique Histoire des histoires (1599), devait proposer une nouvelle périodisation faisant ressortir les phases historiques, négligées jusqu’ici, de la Gaule ancienne. C’est aussi à un émigré italien, humaniste distingué de surcroît, Polydore Vergile d’Urbino, que l’Angleterre doit la mise en forme de son histoire officielleâ•›; avec son Anglica Historia écrite «â•¯ad summam laudem regni […] Angliae╯» (1534, puis 1546 et 1555), il donne à la dynastie des
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Tudor, qui ne régnait que depuis 1485, ce dont elle avait besoin aux yeux du reste de l’Europeâ•›: une histoire nationale trouvant sa légitimité dans son propre domaine. A vrai dire, l’humaniste italien fait table rase, au moyen de la critique de sources, des légendaires origines troyennes et arthuriennes des Britanniques, qui, depuis Geoffroy de Monmouth et son Historia Regum Britanniae, (ca. 1136) était en discussion et qu’affectionnaient particulièrement les Tudor puisqu’ils s’enorgueillissaient d’une généalogie arthurienne. Pour cette raison l’ouvrage, terminé sous forme de manuscrit en 1513, dut attendre vingt ans sa publicationâ•›; et l’auteur dut mettre des freins à sa critique des sources une fois dépassée l’année 1400, afin de ne pas déplaire inutilement à Henri VII et Henri VIII. Il va sans dire que l’↜«â•¯immigrant╯» italien ne s’attire pas l’amitié d’historiens du crû tels que John Leland et John Bale avec son scepticisme au sujet de la légende arthurienneâ•›; en revanche, Edward Hall avec Union of the Two Noble and Illustre Famelies of Lancastre and Yorke, ouvrage publié d’abord en 1542, mais d’une manière plus complète en 1550 grâce à Richard Grafton, le rejoint dans cette nouvelle voie. Le titre même de l’ouvrage de Hall révèle son programmeâ•›: encourager l’unité nationale à travers le cheminement de l’historiographie. Visiblement, ce n’est plus en tant qu’annaliste ou chroniqueur au sens médiéval, mais en tant qu’historien portant l’empreinte de l’humanisme, que Hall voit l’histoire de l’Angleterre comme une seule et même séquence, qui s’étend dans son oeuvre depuis le Moyen Âge tardif, c’est-à-dire depuis l’abdication forcée de Richard II (1399) jusqu’à l’expiation finale de cette usurpation représentée comme coupable qu’est la mort de Richard III sur le champ de bataille (1485) et même au présent du «â•¯règne triomphal de Henri VIII╯». Déjà les contemporains de Hall reconnurent que la cohérence narrative à laquelle tend, et même atteint, son oeuvre historique aboutit à la réalisation du principe humaniste de causalité, réussite pour laquelle, par exemple, le Mirror for Magistrates, publié d’abord en 1559, le loue explicitement. Sans aucun doute, face au fait que les «â•¯causes╯» de Hall sont fréquemment exprimées sous la forme de «â•¯caprices de la fortune╯» ou de «â•¯dispositions de Dieu╯», il n’y a aucune raison de l’élever au rang de théoricien de l’histoire. Mais en comparaison avec son successeur Raphael Holinshed dont la compilation, d’une résonance à nouveau pré-humaniste, The Chronicles of England, Scotlande and Irelande (1577, 1587), a servi souvent à Shakespeare dans ses drames historiques, Hall est un véritable historien, car il manie un thème qui est plus qu’une formule historiographique en ce qu’il montre, à cette nation dont le destin est lié à une dynastie, la voie de l’unité élevée au rang de don de la providence, ou de mytheâ•›; thème repris avec un zèle patriotique dans la recherche historiographique de la Renaissance anglaise, d’orientation antiquisante et archéologique, particulièrement à travers l’œuvre de son représentant le plus significatif, William Camden et son oeuvre de grande envergure, Britannia (publiée seulement en 1586). Ce que l’on peut constater en rétrospective au sujet de l’historiographie savante d’inspiration humaniste dans l’ouest et au centre de l’Europe au cours de notre période, trouve aussi son équivalent au nord et à l’est de l’Europe. Ainsi, ce sont les émigrants humanistes Filippo Buonaccorsi et Antonio Bonfini qui vers la fin du XVe siècle dotent d’histoires la Pologne ainsi que la Hongrie, tout à fait selon le modèle de Polydore Vergile dans le cas de l’Angleterre, jusqu’au moment où les historiens du pays purent assumer cette tâcheâ•›; dans le cas de la Pologne, par exemple, ce fut Marcin Kromer, religieux et diplomate, formé non seulement à Cracovie mais aussi à Bologne, qui écrivit De origine et rebus gestis Polonorum (1555), publié également en allemand à Bâle (1562) et suivi en 1575 par une description chorographique de la Pologne. Mais
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il y a mieux lorsqu’une littérature surgit du terroir même, comme c’est le cas en Scandinavie. La première oeuvre d’histoire humaniste y est produite par le Suédois Johannes Magnusâ•›; son Historia […]de omnibus Gothorum Sveonumque regibus […] fut éditée après sa mort à Rome en 1554 par son frère Olaus Magnus, lui même du reste auteur d’une Historia gentibus septentrionalibus publiée en 1555. Mais cette oeuvre elle-même n’eût jamais pu être réalisée sans la chronique Gesta Danorum – ou Historiae Danicae – de Saxo Grammaticus, déjà vieille de trois cents ans, qui toutefois fut republiée 1514 à Paris et à laquelle l’auteur suédois beaucoup plus tardif répond d’une manière pour ainsi dire à la fois ambitieuse et polémique (car entre temps l’Union scandinave s’était désagrégée). Ce qui joue un rôle décisif d’intermédiaire au sein de toute cette production, c’est la Chronica Regnorum Aquilonarium de l’humaniste et diplomate hambourgeois Albert Krantz, ouvrage qui, existant déjà dès 1504 en tant que partie d’un grand projet englobant l’Europe septentrionale, centrale et orientale, ne fut publié qu’en 1546 à Strasbourg et de nouveau en 1583 à Francfort. C’est ainsi que le Suédois Johannes Magnus put se servir du riche fond de sources de l’historien hanséatique Albert Krantz incluant les Historiae Danicae d’une manière lui permettant de dépasser le Danois proto-humaniste Saxo Grammaticus sur son propre terrain par un éparpillement de discours patriotiques et de reproches habituels à l’égard des Barbares. Il n’en faut pas davantage pour établir la dimension pan-européenne de l’historiographie humaniste de la Renaissance. Théorie et méthode Cicéron avait défini l’histoire comme «â•¯testis temporum, lux veritatis, vita memoriae, magistra vitae, nuntia vetustatis╯» (De oratore, II, 9, 36). Au cours du XVIe siècle, variations et amplifications de cet énoncé n’en finissent pas de se répercuter dans les lettres, traités ainsi que les préfaces aux ouvrages d’histoire, avec des titres tels que «â•¯De historia scribenda╯» ou «â•¯De historia legenda╯», constituant entre eux comme un genre en soi, à savoir une ars historica (par analogie avec l’ars poetica d’Horace), continuant à discuter des aspects pragmatico-didactiques et rhétorico-stylistiques de la conception humaniste de l’histoire. Le thème traité dans De utilitate legendae historiae (1531) par le protestant allemand Simon Grynäus illustre d’une manière significative cette tendanceâ•›; mais au cours de la même année, le traité pédagogique De tradendis disciplinis du célèbre humaniste espagnol Juan Luis Vivès dépassa de loin en prestige ce dernier parce qu’il englobe largement tout le domaine de l’historiographie depuis l’antiquité jusqu’au présent par sa valeur souveraine et critique. A la longue, toutefois, tout ce qui peut être mis en avant en vue de l’utilisation et de la défense de l’historiographie – surtout par opposition à la conception aristotélicienne selon laquelle la poésie est plus «â•¯philosophique╯» que l’histoire – devient autant de lieux communs, à tel point que cela pourrait ne plus être rentable pour le travail concret de l’historien. Jetons un coup d’œil dans la direction de la Renaissance anglaiseâ•›: True order and Methode of wryting and reading Histories (1574) de Thomas Blundeville, qui s’appuie sur les oeuvres de Francesco Patrizi (1560) et Giacomo Acontius (ca. 1564) et continue à être considéré comme le premier écrit en langue anglaise formellement consacré à la théorie de l’histoire, ne dépasse pas, dans son apport intellectuel, l’articulation du déjà connu par rapport à son utilité et son exemplarité morale
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ou à la quête des causes à quoi l’historiographie est exhortée. Ce qui constitue concrètement l’apport scientifique de la réflexion théorique en matière d’histoire au XVIe siècle se trouve par contre chez Johannes Wolf dans son célèbre volume Artis historicae penus (1579) réunissant les autorités antiques et modernes sur la question et signalant déjà le stade (stérileâ•›?) de l’anthologisation de la théorie de l’histoire pour notre période. En outre, l’historiographie humaniste de la Renaissance ne manque pas de critiques qui la considèrent – c’est le moins que l’on puisse dire – avec scepticisme. Parmi ceux-ci, il faut signaler avant tout Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim qui, dans son ouvrage, éminemment critique à l’égard de son temps, De incertitudine et vanitate omnium scientiarum et artium liber (1527), ne laisse pratiquement aucune chance à l’histoire de se classer parmi les disciplines considérées dignes de foi (ch. 5). A partir de ce jalon situé tôt dans le siècle, regardons vers sa fin où un Montaigne, non moins sceptique dans son essai «â•¯Des livres╯» (1595), critique l’histoire, malgré tout son amour pour elle, surtout lorsqu’elle est écrite à la manière de Guicciardini, pour sa rhétorisation excessive de la matière, notamment des discours inventés, qui était typique chez les humanistes, et accuse la narration historique de dégénérer en un exercice de style pur et simple. Par voie de contraste, la réflexion portant sur la méthode en matière d’histoire s’avère décidément plus fructueuseâ•›; en France, elle atteint un niveau élevé parce qu’elle met l’histoire en relation avec la jusrisprudence, lui conférant ainsi un fondement plus sûr que celui de la narration. Non sans mobiles politiques en fin de compte, l’humanisme juridique français constitue la jusrisprudence dite élégante sous le signe du mos gallicus – par opposition méthodique au mos italicusâ•›; sans mettre en doute la normativité du droit romain, celle-ci «â•¯retourne aux sources╯» et, traitant celles-ci d’une manière philologique et antiquisante, elle suscite une compréhension nouvelle de la spécificité du droit d’un pays donné. En première instance, François Baudouin et Jean Bodin furent les hérauts de cette tendance grâce à leurs méthodes respectives d’apprentissage de la recherche historique. Dans ce domaine, Baudouin publia De institutione historiae universae et eius cum iurisprudentia coniunctione en 1561 à Strasbourg, alors qu’il était en contact avec les chefs de file du mouvement réformé. Dans cette œuvre, il ne passe en revue les prises de position déjà connues concernant le traitement de l’histoire tant sacrée que profane, que pour affirmer avec plus d’insistance que seul l’enracinement dans la jurisprudence, aussi bien ecclésiastique que civile, pourrait garantir l’intégrité et la continuité de l’histoire. Plus ambitieux encore est le programme de Bodin contenu, cinq ans plus tard, dans sa Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566) où convergent les débats théoriques non seulement du XVIe siècle mais ceux déjà clarifiés auparavant, pour ainsi dire. Sans arriver de manière même approximative à rendre justice ici à l’historiographie, elle fait du moins ressortir certains points. De son côté, Bodin réagit dans un esprit critique à l’excessive rhétorisation de l’historiographie dont nous avons déjà parlé, et établit les conditions nécessaires qui rendent possible l’historiographie. Il croit pouvoir examiner la fiabilité de narrations historiques sur la base de caractères nationaux qu’il considère comme des constantes, faisant intervenir dans ce but la théorie des climats (ch. 5). Pour le juriste de l’époque de la Renaissance qu’est Bodin, l’histoire est en quelque sorte en opposition avec l’histoire universelle portant la marque du Moyen Âge, avec sa doctrine des quatre empires, dépendant de facteurs naturels et politiques les plus variés (ch. 7). Pour préciser davantage cette notion, il construit une polarité fondamentale entre
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les pays du Nord qui sont forts, et ceux du Sud qui sont faibles, et lui surimpose un schéma de zones climatiques, schéma selon lequel la zone favorisée, dont les habitants possèdent le plus de talents, s’étendrait entre quarante et cinquante degrés de latitude nord (ch. 5). Il va de soi que pour le patriote fidèle à son roi qu’est Bodin, cette zone inclut la France et exclut l’Angleterreâ•›; du reste, la Methodus ne réserve pas un sort meilleur à l’empire allemand, dont les prétentions politiques au service des intérêts d’une affirmation de la suprématie française sont réprimandées tout autant que celles de l’Angleterre (ch. 7). Finalement, dans le cas de Bodin, une des valeurs principales de sa préoccupation critique vis-à-vis de l’historiographie, c’est qu’il nous permet de déconstruire les illusoires mythes d’origine des différents peuples, surtout, en l’occurrence, celui de l’ascendance troyenne des Français et des Anglais, et, malgré une petite concession en faveur du serment à l’occasion du couronnement, révéré depuis des siècles, de démasquer celui-ci comme étant issu de raisons de prestige national (ch. 9). L’école française d’une historiographie dotée de méthodes critiques continue, hors de notre tranche chronologique, avec les héritiers de Pierre Bodin tels que Pierre Droit de Gaillard, ou Lancelot Voisin de la Popelinière qui nous est déjà connu, et chez qui l’histoire devient de plus en plus profane et se transforme de plus en plus en instrument d’une spiritualité vouée à la connaissance de soi, comme c’est le cas dans une oeuvre du premier intitulée Methode qu’on doit tenir en la lecture de l’histoire, vray miroir et examplaire de nostre vie (1579). Quant au second, même s’il se trouve presque, avec L’histoire des histoires (1599), sur la voie qui mène à la métahistoire au sens d’aujourd’hui, il tente de tracer rétrospectivement le parcours du développement de l’historiographie depuis sa phase poétique en passant par celle des annales jusqu’aux formes narratives les plus belles de son temps. Étant donné que ni les Anciens ni les Modernes ne s’y étaient particulièrement distingués, La Popelinière se voit obligé, sous le titre L’idée de l’histoire accomplie, dans la seconde partie, de faire état d’alternatives qui permettent de reconnaître en lui non seulement un partisan de la conception cyclique de l’histoire ou encore le défenseur de l’histoire contemporaine, mais aussi le dénonciateur de la rhétorique inutile et de l’exaltation des mythes de fondation. Ainsi, il se réfère, au sein du discours historiographique savant du seizième siècle, non seulement à ce qui est déjà survenu mais aussi à ce qui est encore à venir. En résumé, on peut affirmer que vers le milieu du XVIe siècle, l’historiographie savante liée à la Renaissance et à l’humanisme ramène le travail de l’historien, sur le plan rhétorique et narratif, vers les pratiques de l’Antiquitéâ•›; et qu’exception faite du protestantisme, elle l’émancipe, en le sécularisant, par rapport à la construction universalisante typique du Moyen Âge. Si tant est que la réalisation du principe de causalité n’est en gros que partiellement accomplie, il n’en reste pas moins que les principaux historiens humanistes atteignent, en règle générale, à une cohérence narrative qui ne pouvait qu’être utile à l’intention politique et nationale, morale et didactique de leurs ouvrages. En outre, la perspective historiographique devient désormais vraiment globale suite à la découverte du Nouveau monde. Tout ce développement, accompagné d’une conscience affermie de la théorie et de la méthode dans la direction d’une recherche antiquisante, s’approchait de plus en plus du statut d’une véritable science sans que l’humanisme atteignît encore par là à l’attitude libérée qui sera celle des Lumières. Donc, en ce qui concerne notre tranche chronologique, rien ne la résume d’une manière aussi générale que la phrase suivante de La Popelinièreâ•›: «â•¯L’Histoire se regle au compas du gouuernement de l’Estat╯» (Le Dessein […], p.â•›374).
L’humanisme juridique Paul Chavy Dans une lettre écrite en 1340 (Epistolae III, 14–15), Pétrarque (1304–1374), qui a étudié le droit à Montpellier et à Bologne, exprime son regret d’avoir ainsi perdu sept ans de sa vieâ•›: sept années qu’il aurait pu vouer aux arts et aux lettresâ•›! Pourquoi Pétrarque, pionnier de l’humanisme, condamne-t-il l’enseignement du droit tel qu’il l’a connuâ•›? A cause de son approche «â•¯mercenaire╯». La plupart des juristes ne retirent de leurs études que ce qui peut les servir dans leur profession, sans se soucier le moins du monde de l’origine des lois, de l’histoire de la jurisprudence et, d’une façon générale, de l’admirable civilisation antique que les «â•¯lettres humaines╯» permettent de découvrir. A l’exemple de Pétrarque, la plupart des autres humanistes italiens, Boccace, Salutati, Bruni, Poggio Bracciolini, Maffeo Vegio, se sont montrés sévères pour les cours de droit de leur temps. L’humanisme, pourtant, ne pouvait se désintéresser longtemps de cette discipline qui, depuis le XIe siècle, était fondée, pour une bonne part, sur un visible héritage de l’antiquité classiqueâ•›: le droit «â•¯romain╯». Au milieu du 15e siècle s’amorce un «â•¯humanisme juridique╯». En face de la tradition, essentiellement tournée vers la pratique, les promoteurs du nouveau savoir, armés d’une critique textuelle plus sûre, d’une conscience plus nette des mutations sociales, prennent l’offensive et dénoncent les erreurs et les ignorances de ce passé où régnait, selon l’expression de Rabelais, «â•¯l ’infélicité et calamité des Goths╯». Ce droit, enseigné comme «â•¯romain╯» depuis plusieurs siècles, ne fallait-il pas l’examiner, en rechercher les sources véritables, en tirer des renseignements sur les institutions antiques, voire le réformer pour adapter la sagesse des anciens à la société moderneâ•›? Présence du droit romain Restauré à Bologne à la fin du XIe siècle, le droit romain était fondé sur le Corpus juris Justiniani, ensemble juridique que l’empereur Justinien avait fait compiler à Byzance au VIe siècle par le jurisconsulte Tribonien, son ministre. Les pièces maîtresses en étaient le Code (Codex) et surtout la monumentale anthologie du Digeste (Digesta ou Pandectae), auxquelles s’ajoutaient les Institutes, manuel plus court, plus structuré, et un supplément, les Novellae. En dépit de son prestige, ce droit taillé à la mesure des citoyens romains du VIe siècle ne pouvait s’appliquer tel quel à une Europe refondue au cours des temps par les invasions germaniques, l’expansion du christianisme, le régime féodal. Dans les facultés de droit qui, après Bologne, se multiplièrent au sein des nouvelles universités, le travail des professeurs consistait à expliquer et commenter les textes de Justinien pour les rendre clairs, cohérents et, si possible, applicables. Leurs notes marginales s’accumulèrent. Plus de quatre-vingt-seize mille «â•¯gloses╯», recueillies entre 1220 et 1240 par Accursius, formeront – manuscrites puis imprimées – la glossa ordinaria du Corpus de Justinien.
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Le droit canon À côté du droit romain, pour servir les intérêts spirituels et temporels de l’Église, s’était développé un «â•¯droit canon╯», que codifia à Bologne vers 1140 un moine camaldule, Maître Gratien. Le Decretum Gratiani, accompagné d’une glose recueillie par Johannes Teutonicus, jouera pour le droit canon le même rôle référentiel que le Corpus juris Justiniani pour le droit civil. Les «â•¯décrétistes╯» furent d’abord regardés de haut par les «â•¯romanistes╯», mais peu à peu un modus vivendi s’établit. Bien que traitant de causes différentes devant des tribunaux différents, canonistes et civilistes instituèrent une procédure commune, dite «â•¯romano-canonique╯», qui devint générale. Les ecclésiastiques étaient nombreux à vouloir s’initier au droit civil. Les romanistes ne pouvaient tout ignorer du droit canon. Aussi les universités offraient-elles souvent des programmes de doctorat dans l’une et l’autre discipline qui permettaient à leurs étudiants d’obtenir le titre de docteur in utroque jure. Le droit féodal Un vide juridique de la jurisprudence romaine, le droit féodal, fut plus ou moins comblé au XIIe siècle par l’adjonction aux textes de Justinien des Feudorum Libri compilés par les juristes lombards. Longtemps – jusqu’au milieu du XVIe siècle –, on considéra le «â•¯droit des fiefs╯» comme dérivé du droit romain, en vertu d’une fausse étymologie qui rattachait le latin médiéval feudum/ feodum, non à son origine francique, mais au latin classique foedus ou fides. Règne des gloses C’était moins au niveau des doctrines qu’au niveau des tribunaux que se présentaient concrètement les problèmes. Quelle que fût leur formation, juges et avocats devaient, pour aboutir à une décision acceptable, se référer à des sources juridiques admises par les diverses parties. Pratiquement, aucune cour de justice n’appliquait purement et simplement le droit romain. Les tribunaux ecclésiastiques usaient du droit canon, les cours seigneuriales du droit féodal, les cours régionales ou locales des coutumes du pays, tantôt verbales, tantôt recensées dans des «â•¯coutumiers╯». Le droit romain faisait surtout fonction d’un droit supplétif, fournissant un cadre conceptuel, un ensemble de principes d’interprétation, une sorte de grammaire générale du droit regardée comme la «â•¯raison écrite╯» (ratio scripta). D’où sa place prioritaire dans l’enseignement de la jurisprudence. La doctrine des glossateurs fut raffinée par un jeune contemporain de Pétrarque, Bartolus de Sassoferrato (1313–1357), qui institua en principe la fidélité au droit romain, non seulement à sa lettre, mais aussi à son esprit. Là où les textes du Corpus achoppaient, ils devaient être complétés par un raisonnement – logique ou analogique – que n’aurait pas désavoué un jurisconsulte de la Rome antique. Les gloses de Bartolus, de son élève Baldus et de ses autres disciples (les Commentateurs) prenaient, dans le cas fréquent où elles convergeaient, force de loi. Grâce à ces extensions, un droit romain «â•¯élargi╯», un jus commune, devenait capable de proposer des solutions à la plupart des problèmes juridiques contemporains. Le bartolisme fut reçu avec enthousiasme en Italie, puis au-delà des Alpes, et réputé la seule méthode valableâ•›: nemo jurista nisi Bartolista.
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Réactions humanistes Des réactions contre le bartolisme et contre l’acceptation passive du droit canon se manifestèrent au XVe siècle. Lorenzo Valla (1407–1452) fut un champion agressif, voire arrogant, de l’humanisme. On sait comment il s’attaqua, en philologue et en historien, à la «â•¯Donation de Constantin╯», fondement traditionnel du pouvoir temporel du pape. Sa Declamatio (1440, impr.1517) prouvait la fausseté du document à la fois par l’inélégance de son latin et par ses anachronismesâ•›: n’y voit-on pas l’empereur Constantin conférer à l’évêque de Rome la primauté sur le patriarche de Constantinople… lequel n’existait pas encoreâ•›? Dans ses Elegantiae linguae latinae, Valla s’indigne en grammairien du latin barbare de Tribonien et des juristes médiévaux, y compris Accursius et Bartolus. Comment de si mauvais écrivains auraient-ils pu se montrer bons juristesâ•›? Valla détenait une chaire de rhétorique à Pavie. Ses offenses à Bartolus l’obligèrent à quitter la ville. Une priorité humaniste dans le domaine du droit était l’établissement d’un texte authentique du Digeste. Or les premières éditions imprimées reproduisaient la litera bononiensis, dont se servait l’école de Bologne au XIe siècle. Les humanistes découvrirent à la Bibliothèque Laurentienne un manuscrit (F) plus ancien et plus fiable, peut-être l’original adressé par Justinien au pape Vigile peu après 550. Bien qu’il ne fût pas juriste, Ange Politien (1454–1494) obtint de Laurent le Magnifique d’en faire une collation. Mais, faute peut-être d’en avoir copie, beaucoup de juristes continuèrent à se servir du vieux texte, le corrigeant parfois de façon conjecturale. Ce n’est pas avant 1553 que Lelio Torelli, aidé du grand érudit espagnol Antonio Agostín, donna une édition du Digeste basée sur le manuscrit florentin. Les juristes humanistes avaient remarqué que ce «â•¯droit romain╯» du VIe siècle était en fait un «â•¯droit byzantin╯» qui incorporait en lui des fragments de toute une tradition étalée sur quelque dix siècles, depuis la Loi des douze tables (v.- 450) jusqu’aux lois de la fin de l’Empire, en passant par celles de la République et celles de la période regardée comme «â•¯classique╯» (IIe et IIIe siècles). Le droit canon était, lui aussi, fait de pièces et de morceaux. Dès 1515, un érudit français qui avait étudié à Pavie, Aymar du Rivail (1491–1558), publiait une Historia juris civilis et pontificii. Par une recherche minutieuse, il remontait du Digeste aux anciens jurisconsultesâ•›: Gaius, Ulpien, Papinien, Pomponius, se référant parallèlement à Tite-Live, cherchant à reconstruire la loi des Douze Tables, ajoutant même en tête de son histoire Solon, inspirateur légendaire de la législation romaine. De même, était esquissé l’historique du droit canon. Désormais, l’étude du droit et l’histoire érudite iront de pair. Le nouveau savoir Au début du XVIe siècle, trois noms illustrent la nouvelle approcheâ•›: Guillaume Budé (Budaeus), Ulrich Zäsi (Zasius), Andrea Alciato (Alciatus, en français Alciat). Trait commun à cette génération d’humanistesâ•›: leur parti-pris contre la scolastique, à laquelle ils opposent le nouveau savoir. Budé (1467–1540), érudit parisien, fut, on le sait, un des grands humanistes de son temps. Dans le domaine de la jurisprudence, ses Annotationes in Pandectas furent publiées en 1508.
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Il commence par éliminer les glosesâ•›: elles sont, à ses yeux, un chancre qui ronge le texte. Sur le texte lui-même – comme un siècle plus tôt Leonardo Bruni (De recta interpretatione) –, il cherche comment arriver à l’interprétation juridique correcteâ•›; mais ses remarques sont moins d’un juriste que d’un philologue et d’un savantâ•›: il s’efforce de restaurer les passages grecs, d’interpréter les allusions littéraires, d’élucider les concepts philosophiques. Cette familiarité avec le Digeste va contribuer à nourrir son De asse (1519), ouvrage où l’érudit prend pour guide l‘unité monétaire de Rome pour son exploration du monde antique. Zasius (1461–1536), secrétaire municipal de Fribourg-en-Brisgau et professeur à l’université de la ville, compare les gloses à des plantes parasites qui étouffent l’arbre auquel elles s’accrochent. Dans ses Lucubrationes (1518), il dénonce les erreurs des glossateurs et des bartolistes. «â•¯Les seuls vrais interprètes sont ceux qui tâchent d’expliquer les sources elles-mêmes.╯» Le Milanais Andrea Alciato (1490–1550) a joué un rôle capital dans le développement de l’humanisme juridique. Il avait fait à Pavie des études de droit traditionnelles. Mais ses Paradoxa (1518) suggèrent déjà que la vérité peut avoir plusieurs faces. Séduit par l’humanisme, il fut bientôt convaincu que la combinaison des «â•¯études humaines╯» et des études juridiques serait fructueuse et se proposa de reconstruire les institutions politiques de Rome à partir du droit romain. Alciat introduisit ses idées en Franceâ•›; elles y furent accueillies avec faveur. Il enseigna en Avignon de 1518 à 1522, puis à Bourges à partir de 1529. C’est lui qui donna à l’université de Bourges l’élan initial qui allait en faire, pour plus d’un demi-siècle, le centre européen des études juridiques. Ses cours furent suivis par d’éminents élèves, comme Calvin, et il forma de fervents disciples, que Gentili appelle les Alciatei. La méthode dont Bourges donna le modèle reçut le nom de mos gallicus juris docendi. Par contraste, la voie bartoliste poursuivie en Italie fut dès lors appelée mos italicus juris docendi. Les tendances du mos gallicus sont exprimées dans les statuts de la faculté de droit de Bourges (1548â•›: de ordine, via et ratione interpretandi juris) et surtout dans les écrits des professeurs qui s’y succédèrent après Alciat pendant trois générations. Mais, loin de former un groupe uni, ceux-ci ont été souvent divisés par des rivalités personnelles, des idées divergentes ou des querelles religieuses. Le nombre des professeurs et étudiants huguenots inquiétait les autorités de la ville, qui trouvaient suspecte cette jurisprudence «â•¯réformée╯», peu conforme aux directives du Parlement de Paris. D’une façon générale, l’école de Bourges voulait faire du droit une science, comme l’avait rêvé Cicéron (jus civile in artem redactum). Il fallait donc oublier les opiniones scolastiques, redresser les distorsions successives du bartolisme, de l’accursianisme, du tribonianisme, pour se concentrer sur la reconstruction critique du texte des lois, l’interprétation historique de leur développement et la recherche de leur «â•¯vraie philosophie╯» (vera philosophia)â•›; celle-ci fournirait finalement la structure d’une société idéale où la justice régnerait sans partage. Toutefois, même épuré, le texte réservait des désillusions. On ne trouvait dans le Digeste qu’un amas désordonné, des fragments décousus, des miettes de jurisprudence, au lieu d’un ensemble systématique se développant sans à-coups, comme une science exacte, de l’universel au particulier. Si le mos gallicus se distinguait du mos italicus par des liens plus marqués avec l’histoire et la philosophie, il en différait aussi par des traits fortement nationaux, liés à la conjoncture politique et religieuse. Les Français soulignent en droit canon les «â•¯libertés╯» de l’Église gallicane.
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Ils confirment au roi de France sa totale indépendance à l’égard de l’Empereur («â•¯le roy est empereur en son royaume╯»), et, par conséquent, la primauté des lois françaises sur les lois du Saint Empire, tout «â•¯impériales╯» qu’elles fussent. Ils travaillent beaucoup sur les coutumes régionales, en se fixant pour but ultime la complète unification du droit français souhaitée par le pouvoir royal. Les premiers successeurs d’Alciat à Bourges furent Éguinaire Baron (â•›? – 1550) et François Le Douaren [Duarenus](1500–1559), dont les disputes nécessitèrent l’intervention de Marguerite de Navarre, duchesse de Berry. Baron fut un comparatisteâ•›! Dans ses travaux sur «â•¯le droit romain et français, cette divine sagesse juridique╯» (divina illa juris sapientia jus Romanum et Gallicum), il suggère des parallèles entre les réalités antiques et modernes (assimilant, par exemple, plebs et tiers estat)â•›; son but est une jurisprudence adaptée aux coutumes «â•¯des Gaules╯» et à la législation royale (accomodata… ad mores Galliarum et leges Regias). François Le Douaren [Duarenus] (1500–1559) dresse un programme de refonte systématique des Institutes dans son Epistula de ratione docendi discendique juris, 1544. Parmi ses collègues, François Connan [Connanus] (â•›? – 1551), qui s’est lié d’amitié avec Calvin aux cours d’Alciat, s’attache, lui aussi, à réorganiser rationnellement les Institutes. Hugues Doneau [Donellus] (1527–1591) examinera patiemment tous les textes de Justinien pour en découvrir la logique cachée. C’est dans la seconde moitié du siècle que l’école de Bourges connaîtra son âge d’or, illustré par l’oeuvre de Jacques Cujas [Jacobus Cujacius) (1522–1590). Professeur à Toulouse en 1547, Cujas vint à Bourges en 1555 et y reviendra après un passage à Valence en 1567. Bien qu’il ait appris le latin et le grec en autodidacte, ses subtiles analyses et son érudition encyclopédique soulevaient l’enthousiasme des étudiants (dont J.J. Scaliger et Pierre Pithou), qui lui décernèrent le titre de «â•¯prince des romanistes╯». Ses oeuvres, où figurent en axiomes clairs et brefs les principes élémentaires du droit, seront publiées de 1566 à sa mort (1590), les dernières étant les Observationum et emendationum libri XXVIII, dont Pierre Pithou éditera les huit derniers livres. D’autres érudits contemporains de Cujas ont été formés à l’école de Bourges. Tel François Baudouin (1520–1613) qui souligne clairement en 1561 l’union entre la jurisprudence et l’histoire (De institutione historiae universae et ejus cum jurisprudentia conjunctione). Tel Jean Bodin (1530–1596), qui fut son secrétaire et dont la Methodus (1566) deviendra un des maîtres-livres du siècle. Des humanistes cherchèrent à appliquer au droit canon le même traitement d’épuration philologique et historique dont le droit romain faisait l’objet. Mais les Réformateurs se montrèrent bien plus radicaux et condamnèrent le droit canon sans appel. Luther, en décembre 1520, brûla devant les étudiants de Wittemberg les volumes du Corpus juris canonici, «â•¯d ’où sont venus tous les malheurs du monde╯». Calvin, dans l’édition de 1543 de son Institution de la religion chrétienne, affirme que le droit canon et la législation papale ont anéanti la foi des premiers chrétiens. Hors du droit civil et du droit canon, l’humanisme juridique a cherché à mettre en ordre le droit féodal et le vaste domaine des coutumes. Un peu partout en Europe progressait un mouvement de rédaction des droits coutumiers ou des droits spéciaux régissant des régions ou des villes. L’Espagne fixe par écrit ses «â•¯fueros╯» municipaux ou régionaux. En Italie, les cités émancipées exigent qu’on reconnaisse explicitement leurs droits. Dans le Saint Empire, l’empereur, se considérant comme le successeur des Césars, a «â•¯reçu╯» officiellement le droit romain comme
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«â•¯loi impériale╯», ce qui n’empêche nullement les cours de justice d’obéir à des droits régionauxâ•›: coutumes de Saxe (Sachsenspiegel), coutumes de Souabe (Schwabenspiegel). En Angleterre, Henry de Bracton, dans le De legibus et consuetudinibus Angliae (v. 1250), avait emprunté aux juristes de Bologne le cadre de son oeuvreâ•›; mais la loi romaine ne pénétrera pas vraiment dans le système anglais, qui sera toujours un jus commune fondé sur la coutume. La France est divisée en «â•¯pays de droit écrit╯» (Languedoc, Provence, Dauphiné), où s’applique en principe le droit romain, et en «â•¯pays de droit coutumier╯», où les jugements obéissent aux traditions locales. Certaines de ces coutumes ont été écrites à partir du XIIIe siècle (Establissemens de sainct Louis, Coutumes de Beauvoisis). Au XVIe, le pouvoir royal favorise ce mouvement et ordonne dans la pratique du droit le seul usage de la langue française (édit de Villers-Cotterêts, 1539). Les coutumes ainsi recueillies seront désormais commentées au même titre que le droit «â•¯savant╯» par des juristes érudits. L’un de ceux-ci, et non le moindre, fut Charles du Moulin [Molinaeus] (1500–1566). Après des études à Orléans, il devint avocat au Parlement de Paris (1522). Mais, protestant passé du calvinisme au luthéranisme, il dut aller enseigner le droit en Allemagne, principalement à Strasbourg. Patriote, il pense que la vraie justice doit se baser sur les coutumes ancestrales (mos majorum). C’est pourquoi il contribue à fixer celles de l’Ile-de-France dans sa révision de la coutume de Paris (Commentarii in consuetudines Parisienses) – 1539. Ce qu’on devrait faire, selon lui, c’est rassembler l’ensemble des coutumes françaises en un code cohérentâ•›: souhait exprimé dans son Oratio de concordia et unione consuetudinum Franciae (Omnia op. 1681. II.690). Tout le Nord de la France a conservé des coutumes germaniques. Le droit féodal est également d’origine germaniqueâ•›: Le Douaren et Du Moulin l’ont montré. Quant au droit canon, il est honni par le protestant Du Moulin, qui vitupère contre la sotte pratique des canonistes (stulta praxis canonistarum), leur crédulité à l’égard de textes apocryphes, leur prétention à ne pas être soumis à la législation royale. Le Conseil sur le fait du concile de Trente, qui critiquait l’autorité du pape, lui valut d’être emprisonné de 1557 à 1564. Son jeune protégé, François Hotman (1524–1589), avait dénoncé, lui aussi, la tyrannie romaine dans l’Etat de l’Église primitive (1555). Ex-étudiant de Bourges, calviniste militant et historien nationaliste, il exposera pleinement ses idées dans la Franco-Gallia (1573) – à savoir que la France n’est pas un produit de la romanitéâ•›; ses origines sont franques et elle est encore largement gouvernée par le droit féodal et des coutumes apportées par les envahisseurs germaniques. Déjà, dans son Antitribonianus, écrit en 1552 (publié après sa mort, en 1603), il doute que le Corpus de Justinien soit jamais applicable dans la France moderne. Un juriste, ironise-t-il, armé des lois romaines sur la propriété et les héritages, fera autant d’impression sur un tribunal français que sur les sauvages d’Amérique. Hotman avait raison. Si l’humanisme juridique, sous la forme du mos gallicus, affecta le monde académique européen et, à long terme, contribuera à transformer le droit civil, son effet fut négligeable dans la pratique du droit contemporain. Les hommes de loi professionnels n’avaient cessé de s’enrichir. Leur statut social avait montéâ•›: en France, par exemple, ils constituaient une noblesse de robe. Plus que jamais, ils se souciaient avant tout de gagner leurs procès et fort peu de ce que pensait réellement Papinius ou Ulpien. Aussi cherchaient-ils leurs arguments dans les travaux des bartolistes. Ils trouvaient là, dans ce jus commune, des cas déjà traités dans une perspective contemporaine. Leurs recherches étaient facilitées par des repertoria et un
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système de renvois qui les guidaient parmi des gloses beaucoup moins broussailleuses que ne le disaient leurs adversaires. Le durable succès du mos italicus jusqu’à la fin du siècle et au-delà est attesté (Stein, 86) par les réimpressions des oeuvres des Commentateurs qui sortent en masse des presses non seulement italiennes, mais aussi lyonnaises et parisiennes. Dans la pratique judiciaire, l’argument qui fait autorité est, pour reprendre une expression de Baldus, la communis opinio doctorum, un ensemble convergent de gloses, qui prime n’importe quel texte de loi, quel qu’en ait été le sens original. «â•¯Ultime triomphe du commentaire sur le texte dans une lutte qui avait commencé avec les glossateurs.╯» (Stein, 86). En 1582, Alberico Gentili, protestant italien réfugié en Angleterre, auteur de dialogues de juris interpretibus, demandera ironiquement (Dialogus IV) où les professeurs humanistes enverront leurs étudiants exercer leur profession à la fin de leurs étudesâ•›: dans la République de Platon ou en Utopieâ•›? L’apport durable de l’humanisme juridique est d’avoir fourni des assises solides à l’histoire (Sutto, 247) et d’avoir, du même coup, permis d’élargir et d’approfondir les sciences sociales et politiques.
Chapitre IX. Progrès de la science La littérature scientifique et l’essor de la quantification Kim Veltman Les historiens de la Renaissance ont souvent interprété la Renaissance comme étant un ensemble de livres et d’événements qui ont transformé le parcours de la science moderne. Selon ce modèle, la période allant de 1520 à 1560 serait particulièrement notable à cause de trois livres publiés en 1543â•›:â•›le De revolutionibus de Nicolas Copernic, le De fabrica humani corporis d’André Vésale et la première édition en langue vernaculaire de Eléments d’Euclide traduits par Niccolò Tartaglia. Il règne également une impression selon laquelle, après Gutenberg, toute idée importante a fait l’objet d’une publication, de telle sorte que l’historiographie peut se fonder uniquement sur les imprimés. Mais l’histoire n’est pas si simple. En 1471 Regiomontanus (Johannes Müller) créa la première imprimerie spécialisée dans la publication d’ouvrages scientifiques. Vers 1472 il fit circuler une feuille (30X23cm) cataloguant les livres qu’il se proposait de publier. Elle comprenait les traités d’Euclide et d’Archimède, les Coniques d’Apollonius, le Traité sur le cylindre de Serenus, L’Almageste, la Géographie, la Musique et l’Optique de Ptolémée, l’Hydraulique d’Héron d’Alexandrie, les Sphériques de Menalos et Theodosius, l’Astronomie d’Hygin, l’Arithmétique de Jordanus, l’Optique de Witelo ainsi qu’une série d’ouvrages et de commentaires de sa propre composition. A la suite de la mort imprévue de Regiomontanus en 1474, sa bibliothèque hérita des œuvres de Werner (1468–1528), puis de Hartmann (1489–1564), si bien qu’un corpus considérable de traités classiques ne fut publié qu’au XVIe siècle, comme par exemple l’Almageste de Ptolémée (1515), Witelo (1535), Hygin (1535) et Archimède (1544). La publication d’ouvrages scientifiques tant anciens que contemporains avança lentement. Pendant un demi-siècle, entre 1470 et 1520, des œuvres médiévales telles que la Sphère de Sacrobosco (1499) et l’Optique de Peckham (1482, 1504) virent le jour, ainsi que des traités modernes d’astronomie tels que celui de Stoffler (1514) et de Lefèvre d’Etaplesâ•›; de perspective, tels que celui de Pèlerinâ•›; d’arithmétique pratique, comme ceux de Cirvelo (1505), Lefèvre (1510, 1514), Köbel (1514), Bonini (1517), et Martini (1519). Mais ce ne fut qu’au cours des années 1520–60 qu’un corpus reconnaissable de littérature scientifique parvint à la publication. Y étaient inclus des ouvrages médiévaux tels que Les deux livres du mouvement de Proclus (1542) et la Physique (1533) de Hildegarde de Bingen. Afin de nous concentrer sur l’évolution d’une littérature scientifique systématiquement fondée sur la quantification, nous ne mentionnerons qu’en passant les contributions isolées de Walther (1538) en musique, ou de Sáa (1549) en navigationâ•›; ou les développments dans les sciences de la vie chez Brunfels (1533) en botanique, et chez Vésale (1543, 1545, 1555), Estienne (1546), Colomb et Valverde (1555) en anatomie. Il importe cependant de faire mention de la littérature portant sur les poids et mesures, par exemple Les cinq livres des poids et mesures d’Agricola (Bâle, Froben, 1533) dont une seconde édition contient aussi l’œuvre sur les poids et mesures de l’avocat Alciat, renommé surtout pour ses emblèmes. Importants dans ce contexte sont Le jugement des poids médicaux d’Asculanus, annexé à l’ Onomastikon de médecine de Brunfels (1534)â•›; Le tarif des poids et mesures 395
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correspondants de l’est à l’ouest, d’un pays à l’autre et d’un lieu à un autre, de Pasi (1540)â•›; Sur les mesures de liquides et des pouls. Sur la vérité des mesures et des poids de Cenalis (1546)â•›; Synopsis des poids et mesures de Neander (1555)â•›; l’œuvre de Marheld sur le poids et le prix de l’argent (1556) et l’étude comparative de Rudolff sur les poids, longueurs et systèmes monétaires dans différentes villes et différents pays (1557). Le commerce était sans doute le plus vif stimulant de ces intérêts scientifiquesâ•›; mais la médecine, et particulièrement la pharmacologie, ont aussi beaucoup contribué à ce développement à cause de leur besoin de doses précises. Ainsi Agricola, médecin urbain, rendait visite à titre de passe-temps aux mines et fonderies de sa région, ce qui le conduisit à son travail classique sur les poids et mesures (1546, 1557, 1558), particulièrement en relation avec les nouvelles sciences de la terre telles que la métallurgie et la minéralogie, sujet que Biringuccio (1540, 1556, 1558) et Enzelt (1551, 1557) ont également poursuivi. Malgré l’importance de ces développements, nous chercherons pourtant à nous concentrer sur un autre phénomène, au travers duquel des auteurs traitant de sujets traditionnellement abstraits comme l’arithmétique et la géométrie se sont appliqués au domaine pratique des mesures soit sur la terre (avec la perspective, la géodésie et la géographie), soit dans le ciel (avec l’astrologie et l’astronomie). Il en résulta un nouveau cadre mathématique pour un traitement à la fois théorique et pratique de la nature, vérifiable à l’aide d’instruments. Sans cela, l’explosion d’instruments de mesure, et de littérature portant sur la quantification qui se produira entre 1560 et 1600, ainsi que les contributions subséquentes de Galilée, Descartes, Huyghens et Newton à la synthèse qui aura lieu au XVIIe siècle, considérées comme les moments-clefs dans l’évolution de la science moderne, eurent été impensables. L’arithmétique Dans le domaine de l’arithmétique, les années 1520–60 virent plus de 65 publications nouvelles. En 1494, Luca Pacioli avait publié sa grande Summa d’arithmétique, géométrie, proportion et proportionnalité. Réimprimé en 1525, ce compendium continuait à être une source fondamentale. L’œuvre classique d’Adam Riese sur l’arithmétique (1525) vit le jour avec celle d’Erhard Helm sur le jaugeage, c’est-à-dire le problème de mesurer volumétriquement les tonneaux de vin en utilisant des verges marquées de racines carrées ou cubiques. Riese eut plusieurs éditions comme celle d’Erfurt en 1531, celles de 1544 et 1550 à Leipzig, cette dernière rééditée avec une section portant sur le jaugeage. Le Livre des comptes de Köbel (1544, 1549) combinait également l’arithmétique, la géométrie et le jaugeage. Chez des auteurs tels que Frey (1543) et Helmreich (1561) le jaugeage devient dans leurs publications un thème indépendant. Souvent, les auteurs de ces ouvrages d’arithmétique s’engageaient aussi dans toute une gamme d’applications pratiques. Ainsi Pierre Apian, basé à Ingolstadt et auteur d’une Nouvelle instruction pour tous les calculs des marchands (1532, 1543), publia également dans le domaine de la géographie (1529, 1533), de l’arpentage et des instruments astronomiques, (1532, 1533), de l’astronomie (1533, 1539, 1540) et des cadrans solaires (1541). Gemma Frisius, auteur d’une Méthode facile d’arithmétique pratique (1544), maître de Marcator à Louvain, édita le livre d’Apian sur la cosmographie (1539), publia un texte fondamental sur la géodésie et la cartographie (1533) et d’autres écrits sur l’astronomie et la géographie (1530, 1553) et les nouveaux instruments (par
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exemple en 1545). A Paris, Oronce Finé, auteur d’un traité d’arithmétique pratique (1555), publia également dans le domaine de la géométrie (1544), de l’astronomie (1534, 1538, 1553) et combina en un seul ouvrage (1555) astronomie, géographie, hydrographie. Une série de centres de publication concernant ces matières fleurit, notamment à Francfort, Nüremberg, Leipzig, Paris et Venise. D’autres centres, tout en diffusant ce genre d’ouvrages, jouèrent également un rôle important dans les premières étapes du protestantismeâ•›; témoins Albert (1544), Ammon (1544, avec préface de Melanchthon), Gemma Frisius, 1544, 1548, 1556) et Medler (1550). Fréquemment, ces ouvrages d’arithmétique comportaient également de la géométrie. La géométrie En géométrie, la période 1520–60 vit le recouvrement et la diffusion des oeuvres antiques. Il y eut six éditions des Elements d’Euclide (en 1533, 1537 et 1550 à Bâleâ•›; en 1536 à Wittembergâ•›; en 1548 à Francfort et en 1555 à Augsbourg). Il y eut des éditions d’Archimède (Bâle, 1544â•›; Venise, 1559) et de Psellos (Paris, 1558). En outre, la géométrie était en voie d’acquérir une signification particulière. En grec, ce vocable signifie, littéralement, mesure de la terreâ•›; mais les Grecs euxmêmes observaient une distinction précise entre géométrie théorique et géométrie pratique. Dès l’époque de Boèce la signification littérale joua un rôle de plus en plus important, de sorte qu’au XVIe siècle la géométrie pratique vint souvent à être considérée comme étant la géométrie dans son ensemble. Le texte fondamental de Dürer sur la géométrie fut intitulé Instruction du mesurage (1525). Dix ans plus tard, Jakob Köbel publia Géométrie. De l’ingénieux mesurage et consignation par écrit de toutes les hauteurs, surfaces, plans, longueurs et largeurs des tours, églises, bâtiments, arbres, champs et terres (1535). Un traitement un peu plus abstrait figure dans Le premier livre de géométrie. Une brève introduction à la substance et aux bases de la géométrie et comment on peut…, se servant d’une règle et d’un compas, diviser toutes les lignes, surfaces et corps dans une proportion donnée, par Wolfgang Schmid (1539). En même temps on soulignait de plus en plus l’aspect tri-dimensionnel de la géométrie. Oronce Finé, fondateur d’une chaire à Paris, a poursuivi cette tendance dans son Livre de la géométrie pratique ou de la pratique des longueurs, plans et solides, c’est-à-dire la mesure des lignes, surfaces et corps et autres matières mécaniques qui sont des corollaires des démonstrations des Éléments d’Euclide (1544). Ce livre servit de point de départ à Pierre de la Ramée, ce qui explique pourquoi ce successeur de Finé a inclus la géodésie et les problèmes du mesurage volumétrique dans son livre de géométrie. Le livre de Köbel fut réimprimé en 1556, la même année où virent le jour les deux premières parties du Traité général des nombres et des mesures de Niccolò Tartaglia (1556). Les parties III à VI suivirent en 1560, y compris la Quatrième partie, dans laquelle la grande majorité des figures, et superficielles et corporelles, sont réduites à nombresâ•›; et la Partie cinq, dans laquelle est démontré le moyen d’exécuter avec le compas et la règle toutes les propositions d’Euclide et des autres philosophesâ•›; et la sixième partie, qui traitait d’algèbre. Dans l’intervalle, d’autres tendances se manifestaient. Les Grecs avaient distingué nettement entre la géométrie (quantité continue) et l’arithmétique (quantité discontinue). La mise en relation de la géométrie et de la mesure signifiait que les lignes, surfaces et solides géométriques pourraient être ramenés à un traitement par nombres arithmétiques, ce qui amorçait la nouvelle synthèse de Descartes sous
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forme de géométrie analytique, soixante-dix ans plus tard. En conséquence, on allait pouvoir se servir d’instruments et de modèles soit pour l’enregistrement soit pour la démonstration des problèmes géométriques. Donc l’effet réciproque entre les problèmes pratiques et théoriques en arithmétique et en géométrie a produit un nouveau nexus entre mathématiques, instruments et modèles. Du coup, la géodésie, la géographie, l’astronomie et la cosmologie cessaient d’être surtout objets de débats intellectuels et verbaux mais exigèrent dorénavant des démonstrations visuelles, mécaniques, instrumentales. C’est ce qui conduisit Kepler à concevoir ses célèbres modèles et à découvrir des divergences qui ne se seraient jamais manifestées dans une discussion uniquement verbale. La géodésie et la perspective Au-delà des manuels traitant de la géométrie uniquement comme mesurage de la terre, il existait d’autres ouvrages consacrés spécifiquement à la géodésie. Un de ceux-ci qui fit date est le Livret montrant comment décrire les lieux et trouver leurs distances de Gemma Frisius (1533) expliquant l’usage des horloges dans la détermination des longitudes (cf. Pogo, Isis, 1933). Johann Stoeffler a adapté l’astrolabe aux besoins de l’arpentage dans son Ingénieux mesurage de toutes les grandeurs, plans et déclins en longueur, hauteur, largeur et profondeur (1536). Kaspar Peucer s’intéressa à l’extension de tous ces principes d’arpentage aux longitudes, aux latitudes et à la cartographie dans son ouvrage intitulé De la dimension de la terre (1550). Tous ces intérêts avaient également un autre contexte. A partir du début du XVe siècle d’importantes relations s’étaient créées entre géométrie, perspective et arpentage au travers des œuvres d’Alberti, Filarete, Piero della Francesca, Francesco di Giorgio Martini et Léonard de Vinci. C’est Alberti qui fut le premier à publier dans ce domaine, en 1540. Dürer avait déjà intégré un passage sur la perspective dans son Instruction du mesurage (1525, 1532, 1535, 1538). Rodler, dans son Beau et utile petit livre (1531, 1546) se préoccupe de rendre la pensée de Dürer plus accessible au grand public, et rend explicite le lien entre perspective et mesurage. Hirschvogel (1543) parle de géométrie et de perspective mais publie aussi un livre sur l’arpentage. Ryff publia (1547, 1558) un ensemble de traités tant sur la perspective (Alberti, Serlio) que sur l’arpentage. En conséquence, l’arpentage devint beaucoup plus que le simple enregistrement de points isolés limitant un terrainâ•›; il comprit désormais aussi la description exacte des caractéristiques d’un terrain tenant compte de la perspective. De nombreux artistes reçurent une formation d’arpenteursâ•›; ce n’est pas par simple coïncidence que l’on fit souvent appel à eux, au cours de la seconde moitié du siècle, comme arbitres lors de disputes concernant des terrains, ainsi que l’a montré le père De Dainville. Comprendre ces relations aide à expliquer les relations étroites qui s’instaurèrent à cette époque entre géométrie, arpentage et perspectiveâ•›: voir p. ex. Bartoli (1564), Barbaro (1568) ou Danti dans son édition de Vignola (1583), ainsi que les correspondances entre instruments de l’arpenteur et ceux utilisés pour représenter la perspective, tel le compas de proportion au dix-septième siècle.
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L’astrologie Dans le domaine de l’astrologie il y eut également un mouvement en faveur de la publication des textes anciens, particulièrement ceux de Ptolémée (par exemple en 1538, 1541, 1543, 1550, 1553 et 1556), des textes médiévaux provenant tant de la tradition juive, par exemple Abraham ben Ezra (1537, 1545) que de la tradition arabe – Alchabitius (1521, 1560), Albohali (1546) et AliIbn Abi al-Rajjal (1551), ainsi que des textes provenant de l’Occident latin, notamment ceux de Pietro d’Abano (1552). Là encore, la littérature privilégiant les mesures quantitatives gagne du terrain. Un certain nombre d’ouvrages se contente de prédire l’avenir selon la position des corps célestes, par exemple ceux de Carion ((1529, 1549, Grünbeck (1531), Torquatus (1535), Gauricus (1539). Souvent, ils prédisaient les événements de l’année en cours, comme dans la Pratique de Heller pour les années 1548, 1549, 1551, 1553, 1554, 1557, 1560, 1561, 1580â•›; ou encore les événements de l’année suivante, comme dans le Prognosticum pour l’année 1545 de Gasser (1544) et chez Brotbeyel (1547) et Rheticus (1550). D’autres ouvrages contenaient des tables techniques, des listes et des descriptions d’instruments. En 1532, par exemple, apparut un ouvrage anonyme intitulé Géomancie…avec tables montrant quelles plantes gouvernent telles heures du jour et de la nuit. Deux ans plus tard un autre écrit anonyme vit le jourâ•›: Géomancie…avec cinq tables, un instrument technique et des règles indiquant quelles heures du jour et de la nuit sont gouvernées par chaque planète (1532). Un autre instrument fut décrit par le mathématicien Finé dans son livre intitulé Des douze maisons du ciel et des heures inégales (1536). Outre la superstition, la médecine constitue un des mobiles de ces études, comme par exemple l’Introduction facile au jugement des astres. Fragments pour connaître les maladies et les jours critiques selon le mouvement des astres (1557). La religion était un mobile plus puissant encore. La croyance à la fin imminente du monde était fort répandue à l’époqueâ•›; qui saurait le jour et l’heure de cet événement ne sauverait sans doute pas sa vie, mais peut-être son âme. C’est pourquoi de très grands astronomes n’hésitaient pas à se pencher sur l’astrologieâ•›; ainsi, Regiomontanus dans son Nouveau calendrier de toutes sortes de médecine…avec les éclipses de la lune et du soleil jusqu’en l’année 1563 (1540)â•›; et Rheticus dans ses Tables astronomiques… De l’ascension des signes dans la sphère plane et oblique pour la latitude de 52 degrés (1545). Cette tradition explique pourquoi, à la bibliothèque de Wolfenbüttel, un ouvrage anonyme intitulé Astronomie allemande. De la nature, des propriétés et des effets des sept signes des cieux, des sept planètes et des trente-six images célestes et de leurs étoiles (1545) se trouve relié avec des ouvrages techniques d’astronomie, Précis et description technique des cadrans solaires de Münster, et Gnomoniques de Schöner. Ainsi s’explique également le fait que les comètes, perçues auparavant comme étant des présages de désastres, soient devenues un sujet important en soi, par exemple chez Brelochs (1531), Schöner (1531), Gasser (1538)â•›; et qu’une génération plus tard Kepler luimême fut à la fois astrologue et astronome. De plus, le même terme servait souvent à désigner l’une et l’autre discipline, si bien que les deux domaines restaient interdépendants.
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L’astronomie La publication de l’ouvrage de Copernic en 1543 ne fut que la manifestation d’un ensemble compliqué de développements dans le domaine de l’astronomie, à commencer par le recouvrement, l’édition et la publication des textes provenant de l’Antiquité. Le plus célèbre de ceux-là était l’Almageste de Ptolémée, qui entre 1520 et 1560 connut au moins sept éditions (Cologne 1537, Bâle 1538, Rome 1539, Bâle 1541, Wittemberg 1549, Bâle 1554 et Paris 1556)â•›; et l’œuvre d’Hygin (Bâle 1535 et 1549, Cologne 1539). La publication d’importants textes médiévaux est un autre aspect encore de cette conjoncture, le plus célèbre étant la Sphère de Sacrobosco (Jean de Hollywood), qui connut au moins neuf éditions (Ingolstadt 1526, Venise 1531, Strasbourg 1533, Wittemberg 1549, Paris 1550 et Francfort 1549, 1552 à deux reprises et 1560. Les éditions de textes arabes du Moyen Âge comprenaient ceux d’Al-Petragius (Venise 1531), Al-Farghani dans la traduction de Jean de Séville (Nuremberg 1537), objet d’une conférence de Regiomontanus à Padoue en 1464, et Al-Battani dans l’édition de Platon de Tivoli (Nuremberg 1537). Ce fut la première formulation de la loi du cosinus pour les triangles sphériques. Les textes juifs médiévaux comprenaient ceux d’Abraham ben-Chijja (Bâle 1536). Parmi les textes du Moyen Âge tardif se trouvaient ceux de Peurbach, en particulier sa Nouvelle théorie des planètes comprenant des commentaires d’Erasmus Reinhold (Wittemberg 1542, Paris 1553) et d’Oswald Schreckenfuchs (1556), son Epitome de l’Almageste (Bâle 1543 et Nuremberg 1550) et son Traité sur les propositions de Ptolémée concernant les sinus et cosinus (Nuremberg 1541 et Bâle 1561). Les publications de Regiomontanus comprenaient son Discours d’introduction aux disciplines mathématiques (1537), accompagné de diverses tables. Les tables Le principe des tables astronomiques remontait à l’Antiquité. Le Moyen Âge contribua à ce corpus, en particulier avec les Tables alphonsines, un jeu nouveau de tables planétaires fondé sur les méthodes de Ptolémée, élaboré à Tolède (1272). L’ouvrage fut publié en 1483, et dépassé en 1551 lorsqu’Erasmus Reinhold publia ses Tables pruténiques. Entre temps, au cours du XVe siècle, Regiomontanus avait produit une Table des directions (1467) et une Table de la première sphère mouvante, œuvres qui furent publiées en 1490 et 1514 respectivement. Mais ce fut la période de 1520 à 1560 qui vit les développements les plus importants survenir dans le contexte de ces tables. L’année 1535 apporta un Calendrier lunaire perpétuel jusqu’à l’an 1600â•›; 1541 vit paraître le Traité sur les propositions de Ptolémée concernant les sinus et les chordes de Peurbach ainsi que la Construction des tables du sinus de Regiomontanus et des listes des deux tables principales de sinus. En 1551, année au cours de laquelle Reinhold produisit ses Tables pruténiques, Leowitz publia une Table des ascensions et positions obliques pour la latitude de 48 degrés et 8 minutes, où est situé Augsbourg. Ce qui est plus important, c’est qu’en 1551 Rheticus publia aussi son Canon de la doctrine des triangles, qui fut la première table à fournir les six fonctions trigonométriques au complet, la première table détaillée des tangentes, et la première table des sécantes. Le Canon servit de base au grand Opus Palatinus de triangulis publié par son disciple Valentin Otto en 1596. La signification majeure de ces tables provient de tout ce qui émergeait en même temps dans leur contexte. Le même Regiomontanus qui vient d’être mentionné comme auteur de
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tables était aussi l’auteur d’un traité Des triangles écrit en 1463 et publié pour la première fois en 1533. Cet ouvrage, composé en première instance dans des buts astronomiques, fut un des points de départ dans le développement de la trigonométrie. Etant donné le va-et-vient actif entre l’astronomie et la géographie, ces tables trigonométriques en vinrent bientôt à être appliquées aussi bien aux problèmes de la terre que du ciel. Les vieilles analogies entre la terre et l’univers doivent désormais entrer dans un cadre mathématisable, rendu plus précis par un autre nouveau facteur encoreâ•›: l’extraordinaire développement dans l’invention, le perfectionnement et l’utilisation des instruments scientifiques. On ne pouvait plus calculer toutes ces fonctions d’une manière purement théorique. Elles pouvaient être optiquement enregistrées et vérifiéesâ•›; la théorie et la pratique étaient devenues interdépendantes. Les instruments En astronomie, l’utilisation d’instruments remonte à l’Antiquité. Au Moyen Âge, des instruments tels que l’astrolabe et le quadrant furent inventés et de plus en plus largement utilisés. Le XIVe siècle contribua la «â•¯verge de Jacob╯». Au XVe siècle, Jean de Gmünden constitua une des premières collections d’instruments dont on connaisse l’histoire. Peuerbach en héritaâ•›; puis Regiomontanus en hérita à son tour, et développa des instruments nouveaux, qui inspirèrent de nouvelles créations d’instruments au XVIe siècle. Ainsi, en 1514, Werner améliora la verge de Jacob créée par Regiomontanus et inventa un météoroscope aidant à résoudre les problèmes d’astronomie sphériqueâ•›; et ces inventions furent à leur tour reprises par Pierre Apian dans son Introduction à la géographie. La période 1520–60 vit considérablement augmenter le nombre de publications consacrées aux instruments astronomiques. Parmi celles-là, une des premières fut l’Explication d’un nouvel instrument d’étude du soleil avec toutes ses planches et ses cercles par Sébastien Münster, connu également pour ses travaux sur les cadrans solaires. En 1530, Gemma Frisius publia ses Principes d’astronomie et de cosmographie, et leur utilisation du globe. En 1532, Jacob Köbel publia sa Déclaration de l’astrolabe…utile et nécessaire non seulement aux astrologues, médecins, géographes et autres savants mais aussi aux praticiens de divers métiers. Au cours de la même année, à Ingolstadt, Apian publia son Quadrant astronomique qui contenait également d’autres instruments aidant à discerner les heures tant diurnes que nocturnes et à connaître le soleil, la lune et les autres corps célestes fixes et mobiles. Un an plus tard, Apian publia la description d’un nouveau cadran solaire, sous le titre Folio pour le peuple, ainsi que son Livre des instruments (1533) contenant toute une série d’instruments utilisables en astronomie et en arpentage. Traditionnellement, les astrolabes étaient construits pour être utilisés à une latitude donnée. Voyager vers une autre latitude signifiait qu’il fallait changer l’écran de l’astrolabe. Mais, au XVIe siècle, on parvint à développer un astrolabe universel. A Paris, Oronce Finé publia un Quadrant astrolabique pouvant servir dans toutes les régions de l’Europe (1534) et Juan de Rojas incorpora dans son commentaire un compte-rendu concernant l’astrolabe universel de Hugo Heldt (1550). Gemma Frisius, adaptant une méthode du savant de Tolède Ibn Az-Arquella (ca. 1029–1087), publia son Astrolabum catholicum qui devint le plus fréquemment utilisé de ces astrolabes universels. Concurremment, Johann Stoeffler publia une Elucidation de la construction
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et de l’usage de l’astrolabe (1535) contenant une série de descriptions prises chez différents auteurs. Une seconde édition de cet ouvrage, deux fois plus longue que la première, parut en 1553. Les types d’instruments continuèrent à se diversifier. Mithob publia un ouvrage sur L’utilisation et la structure des anneaux tant sphériques que mathématiques (1535). Apian produisit son Astronomicum caesareum (1540) dédié à l’empereur Charles Quint et contenant d’autres instruments et modèles de l’univers en papier. (Le Landgrave de Hesse, qui développa le premier observatoire moderne en Occident pourvu d’une collection d’instruments scientifiques, possédait un exemplaire de ce livre qui probablement servit de point de départ pour Jobst Bürgi lorsque celui-ci fabriqua ces instruments et ces modèles physiques de l’univers pour le Landgrave au cours des années 1580 et 1590). Un an plus tard, Apian publia un Instrument des sinus ou du primum mobile qui fournit un mécanisme pour le calcul des sinus trigonométriques. Sept ans s’écoulèrent ensuite avant que Schöner ne publiât De l’usage du globe astral (1548). En 1550, Engelhard fit paraître un Livret sur la composition du quadrant astronomique et géométrique, dont le titre confirme sa double application au domaine terrestre et céleste. De nouveaux liens apparurent également entre instruments et méthodes de projection. Ainsi, Stoeffler publia Quelques descriptions cosmographiques. De la sphère cosmographique. De la double projection de la terre sur un plan (1537). Frappant, dans ce contexte, est le développement de projections complexes de cadrans solaires par des savants également actifs en mathématiques et en astronomieâ•›: Hartmann (1526), Apian (1533), Münster (1533, 1537)â•›; Dryander (1536, 1543) ou encore l’auteur anonyme du Livret sommaire (1539, 1544). Dès 1550 Münster se réclamait de principes généraux dans son Type universel de cadrans solaires aux murs indiquant des heures égales et inégales, tchèques et italiennes. Le lien étroit entre projection perspectivale et projection produite par l’écran solaire était parfois explicite dans les manuscrits de l’époque, mais n’atteignit le stade de la publication qu’avec la génération suivante avec Barbaro (1568), Danti, (1583), et Guidobaldo del Monte (1600). Tous ces instruments et modèles étaient fondés sur une conception ptolémaïque de l’univers, et dans la mesure où ils ne tenaient pas compte du modèle copernicien, on tend à les considérer comme fautifs. En juger ainsi, c’est ne pas tenir compte du changement subtil et essentiel qu’ils aidèrent à effectuer. Traditionnellement, l’astronomie et la géographie avaient été des matières surtout conceptuelles. La nouvelle série d’instruments ouvrit ces deux domaines à l’observation mesurable et les conduisit en même temps au sein du cadre mathématique rendu possible par la trigonométrie, destinée à évoluer considérablement au cours des décennies subséquentes. (Les liens entre trigonométrie et logarithmes furent explorés par Bürgi à partir de 1588, et furent ensuite codifiés par Napier, Briggs et Vlacq entre 1618 et 1628). En conséquence, les cartes et modèles de la terre et du ciel devinrent depuis lors vérifiables d’une manière nouvelle, incitant l’usager à concilier le modèle construit avec son original physique. L’astronomie, la géographie et la cosmologie Ces développements furent renforcés par les courants tendant à intégrer géographie et astronomie. Ce rapprochement existait déjà implicitement au second siècle, puisque Ptolémée, auteur de l’Almageste qui décrivait la structure du ciel, était aussi l’auteur de la Géographie. Il devint
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plus clair encore à la fin du XVe siècle, lorsque Martin Behaim fabriqua à Nuremberg deux globes jumeaux représentant la terre et les cieux. Les années 1520–60 amenèrent cette idée dans le domaine de la publication. Gemma Frisius la prenait pour acquise dans son édition du Livre cosmographique d’Apian (1529) et la rendit explicite dans Des principes de l’astronomie et de la cosmographie, et de l’usage du globe par elles (1530, 1553), et Walseemüller en fit autant dans son Introduction à la cosmographie avec quelques principes de géometrie et d’astronomie pour chaque sujet (1550). Sébastien Münster, actif en tant qu’astronome, produisit une édition latine de la Géographie de Ptolémée, et une Cosmographie (1544) qui jusqu’en 1650 connut au moins quarante-six éditions en six langues. Ces parallélismes entre géographie et astronomie évoluèrent également dans la littérature géographique proprement diteâ•›: chez Glaréan (1528), dans le Canon anonyme, chez Honter (1522) et Fidelis (1556) ainsi que dans les Dix livres de la fabrique du monde (1560) de Francesco Alunno, reflétant les visions de Dante, Pétrarque et Boccace dont les cosmologies respectives assumaient un lien direct entre la terre (y compris l’Enfer), le purgatoire et le ciel. Tous ces développements reliant la géographie à l’astronomie servirent à saper les vieilles notions qui opposaient l’imperfection de la terre à la perfection des cieux, et aidèrent à établir une conception nouvelle selon laquelle des lois universelles, fondamentales pour la science, s’appliquent aussi bien à la terre qu’au ciel. *** Ainsi, la période allant de 1520 à 1560 fait beaucoup plus que de rejeter le passé et d’instaurer un paradigme nouveau fondé sur les travaux de Copernic et de Vésale. Elle est également caractérisée par la consolidation des connaissances préalables. Y contribuent des manuscrits mais aussi des éditions d’ouvrages anciens, des textes médiévaux, des écrits du XVe siècle, ceux de Peurbach et Regiomontanus en particulier. Ces publications ont cumulativement apporté une dimension nouvelle au savoir scientifique – un cadre mathématique sous la forme de la trigonométrie mais aussi d’un ensemble d’instruments qui ajoutèrent une dimension quantitative à l’astronomie, à la géographie et à la cosmologie. Ce phénomène fut accompagné par l’émergence de centres où les publications de nature théorique et la création d’instruments pratiques allaient de pair, notamment Nuremberg, Anvers, Paris et, plus près de la fin du XVIe siècle, Kassell, Florence et Londres. La communication qui s’instaura parmi ces centres constitue un premier pas vers l’internationalisation et l’institutionnalisation de la science. A la fin du dixseptième siècle, alors que ce rôle fut assumé par les sociétés savantes qui émergeaient alors, ce processus devint plus systématique. En tout état de cause, les cadres mis en place durant la période de 1520 à 1560 aident à expliquer l’origine de la manie de mesurer que Koyré identifie comme étant un trait essentiel de la science moderne. Et, au sein de cette histoire si complexe, les liens nouveaux entre mathématiques, instruments et visualisation pourraient bien constituer une révolution aussi fondamentale que les très évidents apports de Copernic et de Galilée.
La révolution copernicienne Jean-Pierre Verdet Introduction Il y aura bientôt quatre cent cinquante ans que Copernic s’est éteint, laissant au monde savant sa somme astronomique, le De revolutionibus orbium caelestium, l’année même de sa mort, en 1543. Parmi les œuvres qui marquent d’une pierre blanche les chemins de l’astronomie, le De revolutionibus est celle dont la place et le mérite restent parmi les plus contestés, et Copernic apparaît deux fois fauteur de discordesâ•›: fauteur de discordes, en son temps, parmi les astronomes, les philosophes et les théologiensâ•›; fauteur de discordes, aujourd’hui, parmi les historiens des sciences. Les uns le considèrent non seulement comme le père de l’astronomie moderne, mais comme celui de toute la science moderne, les autres le traitent comme un savant négligeable. Or, s’il est vrai que l’œuvre de Copernic est déroutante – déroutante par sa minceur même, par les conditions de son apparition et, il faut bien l’avouer, par certaines de ses faiblessesâ•›; s’il est vrai que Copernic a été parfois ignorant de ses propres richesses, la simple objectivité oblige à cette constatationâ•›: avec Copernic, et avec lui seul, s’amorce un bouleversement dont sortiront l’astronomie et la physique modernes. Les jugements et les choix de Galilée et de Kepler pèsent plus lourd dans la balance que les arguties des compteurs d’épicyclesâ•›! Nous y reviendrons. Éléments biographiques Si Copernic est indiscutablement, sujet du roi de Pologne, donc Polonais, il appartient à la sphère allemande. De la vie de Nicolas Copernic, fils de Nicolas Copernic et de Barbara Watzenrode, on sait peu de choses. Nicolas Copernic est né le 19 février 1473 à Torun. Située à un point stratégique de la rive nord de la Vistule, cette ville hanséatique avait été transformée en forteresse par les chevaliers de l’ordre Teutonique sous le nom allemand de Thorn. Ils y avaient introduit des colons de langue allemande afin de fortifier leur emprise sur les terres qu’ils avaient arrachées de force aux précédents habitants. D’autres immigrés de même langue s’étaient installés pacifiquement en de nombreuses régions de Pologne. Après des études primaires, effectuées à Torun, on sait que Copernic commença ses études supérieures à Cracovie, par l’unique mention officielle de son passage à l’université Jagellone de Cracovie, où il s’inscrivit pour le semestre d’hiver 1491â•›: «â•¯Nicolas fils de Nicolas, de Torun, a tout payé╯» L’université de Cracovie avait été fondée en 1364, elle était la deuxième dans cette partie de l’Europe, après celle de Prague, créée en 1348, et avant celle de Vienne, en 1365. Casimir le Grand lui avait donné une orientation juridique, puis, en 1400, l’université avait été réorganisée sur les modèles des universités de Paris et de Prague et s’était vue dotée d’une faculté de théologie. C’est le début de sa gloire montante, en partie grâce à l’agitation hussite qui provoque l’afflux vers Cracovie d’étudiants et de professeurs polonais abandonnant l’université de Prague. Certes Copernic, comme tout étudiant de l’époque, subit le cursus du trivium – la grammaire, la dialectique et la rhétorique –, puis celui du quadrivium – l’arithmétique, la 404
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géométrie, la musique et l’astronomie –, mais il semble bien que, quant à l’astronomie, il trouva à Cracovie plus que cet enseignement traditionnel et en général plutôt médiocreâ•›: vers le milieu du XV siècle, juste avant donc que Copernic ne fréquentât l’université de Cracovie, Albert de Brudzewo y avait fondé une école d’astronomie et de mathématiques où l’enseignement de l’astronomie était disjoint de celui de l’astrologie. De plus, une tradition de pratique astronomique existait déjàâ•›: des tables astronomiques cracoviennes et des commentaires cracoviens sur le Traité de la sphère, livre de base de la science astronomique dû à Sacrobosco circulent dès le premier quart du XVe siècle. Et, il est de plus possible, mais aucun document ne le prouve, que Copernic ait bénéficié des cours privés d’Albert de Brudzewoâ•›; un tel enseignement complémentaire n’était pas exceptionnel à l’époque. En tout cas, lorsque, à l’automne 1496, sans avoir achevé les quatre années requises à l’obtention d’un diplôme cracovien, Copernic vint à l’université de Bologne, il se retrouva rapidement l’assistant de Domenico Maria Novara, astronome relativement connu à l’époque par un écrit, publié en 1489, qui affirmait que les latitudes des villes méditerranéennes étaient alors de 1 10’ plus élevées que celles qu’indiquait la Géographie de Ptolémée. De cet accroissement systématique des latitudes, Novara avait conclu à une modification de la direction de l’axe de la terre. Copernic a dû en retenir que, si le pôle Nord changeait de direction, la terre ne devait pas jouir de cette immobilité absolue que Ptolémée, lui avait imposée. Bien qu’il se fût inscrit officiellement à Bologne comme étudiant en droit canon, puis plus tard en droit civil, sa préférence devait aller à l’astronomie, puisque, outre qu’il vécut pendant quelque temps chez Novara qui, comme beaucoup d’autres professeurs, était mal payé et hébergeait chez lui des étudiants comme hôtes payants, Copernic fit sa première observation connue à Bologne le 9 mars 1497. Après le coucher du soleil, il observa la lune s’approchant d’Aldebaranâ•›; l’occultation eut lieu à onze heures. Autre indication de ses connaissances astronomiques et d’un intérêt déjà certain pour cette science, le pape Alexandre VI ayant proclamé l’année 1500 année de jubilé, le 6 septembre, à la fin des cours, Copernic quitta Bologne pour Rome, et, si l’on en croit Rheticus dans sa Narratio primaâ•›: «â•¯vers l’an 1500, âgé de 27 ans environ, [Copernic] fut [à Rome] professeur de mathématiques devant une large audience d’étudiants et un cercle d’hommes éminents et de spécialistes dans cette branche de la science.╯» Bien évidemment, Copernic ne fut jamais professeur de mathématiques à Rome, mais le contexte de ce passage et le retour au vocabulaire de l’époque permettent d’entendre que Copernic y fit une ou quelques conférences d’astronomie. On sait de plus que, durant cette courte escapade romaine, il observa l’éclipse partielle du 6 novembre 1500 au cours de laquelle, à deux heures du matin, les cinq sixièmes de la lune furent obscurcis. Le 27 juillet 1501, Nicolas Copernic se présentait devant le chapitre de Frombork où, cinq ans auparavant, son oncle Lucas Watzenrode, alors évêque de Warmie, lui avait obtenu une charge de chanoine. Il était toujours sans diplôme universitaire, et, puisque les statuts du chapitre accordaient une bourse à tout chanoine qui souhaitait terminer les études qu’il avait commencées, Nicolas sollicita deux années supplémentaires pour apprendre la médecine à Padoue, alors que l’obtention du diplôme de médecin exigeait trois années d’étudesâ•›! Au printemps de 1503, le congé d’études accordé par le chapitre de Warmie touchait à sa fin. Copernic, désireux de ne pas rentrer les mains vides, mais n’ayant pas le droit de postuler en médecine, s’adressa à l’université de Ferrare pour qu’elle le proclame docteur en droit canon.
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Ce qui fut fait le 31 mai 1503. Puis Copernic rentra en Pologne. Il accompagna quelques années son oncle dans ses pérégrinations ecclésiastiques et diplomatiques autant comme secrétaire que comme médecin, puis rentra définitivement dans l’isolement de la petite ville de Frombork. Là, dans ce duché de Warmie, enclave du royaume de Pologne qu’entourent les derniers fiefs des chevaliers de l’Ordre Teutonique, il participera à la gestion du chapitre, aux dernières luttes contre les chevaliers, continuera d’exercer un peu la médecine et se consacrera à l’œuvre de sa vieâ•›: la réforme de l’astronomie. La révolution copernicienne Au temps de Copernic, l’astronomie est toujours dominée par l’œuvre de Ptolémée l’Almageste. Cette domination dure depuis quatorze siècles. Dans l’Almageste se mêlent trois composantes bien distinctes. D’abord, une vision globale du mondeâ•›: une cosmologie. Ensuite, un outil mathématique, la trigonométrie, au service de la résolution des triangles plans et sphériques. Enfin, une astronomie pratiqueâ•›; en l’occurrence, un ensemble de modèles géométriques, de tableaux de nombres et de règles calculatoires, véritables «â•¯recettes de cuisine╯», permettant de localiser à un moment donné les astres vagabonds – les planètes, la lune et le soleil – sur la quadrillage immuable des étoiles fixes. Si la trigonométrie et la pratique astronomique peuvent se permettre d’être innocentes, il ne saurait en être de même de la cosmologie. Une cosmologie suppose une philosophie de la nature ou, pour le moins, une physique, au sens actuel du terme. La cosmologie de Ptolémée est tributaire d’une physique, vieille déjà de cinq siècles, celle d’Aristoteâ•›: physique fausse, bien sûr, et en particulier dynamique fausse où les forces sont proportionnelles aux vitesses, mais physique de bon sens, d’un certain vécu, et au service de laquelle Aristote avait mis sa redoutable logique. C’est par la théorie du mouvement que, chez Aristote, cosmologie et physique sont intimement liées. Parler de cosmos, c’est d’abord affirmer que le monde a une structure, une forme et un ordre, et ce sont cette structure, cette forme et cet ordre que la cosmologie apporte à la physique. En retour, la physique apportera à la cosmologie la garantie de la stabilité de l’ordre du monde, tout en s’attaquant au délicat problème du changement. Elle élaborera les notions philosophiques et les principes de base qui le rendent possible et qui satisfont aux données de l’expérience et aux exigences de la raison, car, au temps d’Aristote, les philosophes de la nature n’ont toujours pas répondu aux défis des Éléates. À écouter Parménide, on ne peut que refuser l’expérience vécue et que dénoncer les phénomènes comme illusoires. Aristote résume ainsi les arguments de Parménideâ•›: «â•¯ nul être n’est engendré, ni détruit, parce que ce qui est engendré doit l’être nécessairement de l’être ou du non-être, deux solutions également impossiblesâ•›: en effet, l’être ne peut être engendré, car il existait déjà, et rien ne peut être engendré du non-être, car il faut quelque chose comme sujet «â•¯. En d’autres termes, ce qui n’est pas, ne peut pas commencer d’êtreâ•›; ce qui est, reste identique à soi-même éternellement, s’il devenait autre, quelque chose qui n’était pas commencerait d’être. Autant dire que la physique est une science sans objet. Le mouvement, dont Aristote ne fera qu’une catégorie du changement, n’est pas possible non plusâ•›; les paradoxes de Zénon ne sont pas plus faciles à contourner que ceux de Parménide.
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Le coureur ne touchera jamais au butâ•›! Avant de toucher l’extrémité de la piste, il aura dû toucher sa moitié et, encore avant, la moitié de sa moitié… Achille ne rattrapera pas plus la tortue, car, le temps qu’il ait rattrapé sa position première, la tortue aura avancé, et le temps qu’il ait rattrapé sa position seconde, elle aura de nouveau avancé… Or, pour Aristote, l’expérience sensible nous impose l’évidence de la réalité du changement et du mouvement et, puisque, en son temps, ces problèmes sont liés à ceux de l’être et du nonêtre, il commencera par introduire les notions d’être en acte et d’être en puissanceâ•›: distinction par laquelle il introduit du non-être dans l’être et supprime le dilemme dans lequel les Éléates, prétendant établir l’incompatibilité de l’être et du changement, enfermaient le physicien. Puis, il dégagera les principes – la forme et la matière – dont dépendent l’existence en acte et l’existence en puissance. La forme sera le principe d’organisation et de stabilité, mais aussi d’évolution. Un être existe en acte par une forme actuelle et par celles de ses propriétés effectivement réalisées à un moment donnéâ•›; il existe en puissance par une forme possible et par ses déterminations potentielles. Mais, puisque la forme est générale alors que les êtres n’existent qu’individuellement, elle ne saurait suffire à fonder l’existence, il faut lui adjoindre un second principeâ•›: la matière. La matière sera le réceptacle indéterminé d’où procèdent les êtres concrets déterminés. Elle sera le sujet premier de chaque être, mais le sujet sans essence. Elle est, comme dit Aristote par la célèbre métaphore de l’airain et de la statue, l’informe par rapport à ce qui a formeâ•›: «â•¯ en effet, le rapport de l’airain à la statue, ou du bois au lit, ou en général de la matière et de l’informe à ce qui a forme, antérieurement à la réception et à la possession de la forme, tel est le rapport de la matière à la substance, à l’individu particulier, à l’être «â•¯). Sur ces bases, Aristote développe une théorie du changement, et en particulier du mouvement, puisque celui-ci ne sera que le changement selon le lieuâ•›: la translation. Le mouvement sera donc traité comme est traité le changement selon la qualité – l’altération –, le changement selon la quantité – l’augmentation et la diminution – â•›: changements affectant tous la substance, et au-dessus desquels Aristote place le changement selon la substance elle-même – la génération et la corruption –, reprenant ainsi la table des catégories et renforçant encore l’interdépendance entre le changement et l’ontologie. Cet ensemble imposant et cohérent sort la physique de l’impasse où les sophistes l’avaient engagée. Il en émerge une théorie du mouvement qui est le lien privilégié entre la cosmologie et la physique, mais cette cohérence générale et le statut particulier attribué au mouvement se paient d’une conception très étroite de celui-ci. À la théorie du mouvement se trouve intimement associée une théorie du lieu et donc la structure d’ordre du cosmosâ•›: ainsi les lignes géométriques «â•¯simples╯» (la droite et le cercle), les éléments (la terre, l’eau, l’air, le feu et l’éther), enfin, le léger et le grave, dont Aristote fait des qualités absolues de la matière, vont se trouver physiquement liés. À chaque élément correspondra un mouvement naturel, lui en imposer un autre sera lui faire violenceâ•›; l’expédier en un lieu qui n’est pas le sien, sera lui infliger une privation qu’il comblera l’occasion venue. Aux lourds, la terre et l’eau, reviennent le mouvement rectiligne vers le basâ•›; aux légers, l’air et le feu, reviennent le mouvement rectiligne vers le hautâ•›; à l’éther, le mouvement circulaire uniforme. Les conséquences pour la science du mouvement elle-même en seront graves. Le mouvement, comme toutes les autres catégories du changement, ne sera qu’un processus fini, éphémère, dont la fonction se bornera à assurer la translation d’un point A à un point B. Il ne peut
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qu’être relatif à des sujets concrets et ne saurait être étudié pour lui-même. Il serait non seulement vain, mais dangereux, de lui prêter des attributs, le risque étant de lui voir perdre sa fonction ontologique et de retomber dans les errements des Éléates. Aristote précise, par exemple, que parler de mouvement de mouvement est dénué de sens. On s’explique les difficultés que les philosophes de la nature ont eues à traiter correctement le mouvement uniformément accéléré, faute de pouvoir le considérer comme un mouvement de mouvement. Les conséquences pour l’astronomie en seront encore plus graves. Il en résultera une série «â•¯d ’axiomes╯» qui verrouilleront longtemps cette discipline. C’est par rapport à ce verrouillage qu’il faut juger l’œuvre de Copernic. Premier verrou, le géocentrisme, qui veut que la terre, rigoureusement immobile, centre que tous les graves ne peuvent que rejoindre, siège au milieu de l’univers, unique centre de tous les mouvements célestes. Deuxième verrou, la dichotomie de l’universâ•›; d’une part, le monde terrestre, qui va de la terre à l’orbe lunaire, monde du changement, du périssable, de la génération et de la corruption, monde des mouvements rectilignes – vers le haut, pour les légersâ•›: l’air et le feuâ•›; vers le bas pour les gravesâ•›: la terre et l’eau –, d’autre part le cosmos, au-delà de l’orbe de la lune, monde de l’immuable, de la non-physique, monde du cinquième élément, l’éther, monde de la pureté permanenteâ•›: pendant plus de vingt siècles, les astronomes occidentaux ne virent ni les taches solaires, ni les étoiles nouvelles, fût-ce la supernova de 1â•›054 qui brilla plus que Vénus durant plusieurs mois et que de nombreuses chroniques asiatiques mentionnent. Enfin dernier verrou, le mouvement circulaire uniforme, considéré comme seul mouvement possible pour les astresâ•›; le mouvement circulaire certes… mais aussi, tout de même, toutes ses combinaisons possibles avec, comme pour marquer les limites de l’emprise idéologique sur la science, la tricherie géniale de Ptoléméeâ•›: le cercle à point équant. En effet, le système des sphères homocentriques, imaginé par Eudoxe, réformé par Calippe et repris par Aristote, représentait les planètes se déplaçant à des distances invariables de la terre. Il ne pouvait donc rendre compte des observations qui révélaient que l’éclat de la planète Mars était variableâ•›; différences d’éclat qu’il était impensable de considérer comme intrinsèques, puisque rien ne saurait changer dans le ciel, et que l’on a très tôt attribuées à des variations de distances. Les cercles concentriques furent abandonnés au profit des cercles excentriques. C’est à Hipparque que l’on doit ce perfectionnement très fécond aussi bien pour l’astronomie que pour les mathématiques. Soit un cercle de centre C (Figure╯1) et soit T un point quelconque situé à l’intérieur du cercle mais distinct du centre. T représente la terre. P est un point quelconque de la circonférence, il représente une planète. Faisons tourner le cercle d’un mouvement uniforme autour de son centre C. Il est évident que, dans ces conditions, la distance de la planète à la terre varie. Il est évident aussi que la vitesse de la planète, vue de la terre, paraît variableâ•›: son mouvement propre est bien uniforme, malheureusement l’observateur n’est pas placé au bon endroit du cosmos pour en juger. Situation troublante dans un monde centré, à tous les sens du terme, sur l’homme, mais enfin écart mineur aux principesâ•›: si la terre n’est pas au centre géométrique du cosmos du moins peut-on affirmer qu’elle trône en son «â•¯milieu╯». Cette disposition d’un cercle excentrique tournant autour d’un centre fixe était bien adaptée à sauver certaines apparences, par exemple, celles qui sont produites par le mouvement du soleil, mais accorder d’autres parties de la théorie astronomique avec les mouvements observés dans le ciel obligea à compliquer toujours plus les combinaisons de mouvements circulaires. Un
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autre moyen de produire une orbite quasi circulaire était d’utiliser un déférent et un épicycle. Considérons un cercle animé d’un mouvement de rotation uniforme autour de son centre C (Figure╯2). Soit un point O quelconque situé sur sa circonférence qui est à son tour le centre d’un cercle plus petit. Un point P quelconque sur la circonférence du petit cercle représente une planète. Pendant que le grand cercle, ou déférent, tourne autour de C, faisons tourner uniformément le petit cercle, ou épicycle, autour de son centre mobile. Ici encore, dans cette combinaison d’un épicycle et d’un déférent homocentrique, il est possible d’ajuster les dimensions des rayons des deux cercles, leur vitesse et leur sens de rotation, de manière à reproduire les apparences. Enfin, pour obtenir un meilleur accord entre les positions théoriques et les positions observées, on prenait quelquefois un excentrique comme déférent (au lieu d’un homocentrique), ou l’on introduisait un second épicycle (Figure╯3), ou un excentrique à centre uniformément mobile. Plus intéressant, cette pratique finit par s’accompagner de l’utilisation de l’équant. Plaçons P sur un cercle excentrique de centre fixe C (Figure╯4). T représente la terre. Sur la ligne des apsides portons CQ = TC. Faisons tourner le cercle de sorte que l’angle PQA croisse uniformément, c’est-à-dire de quantités égales dans des temps égaux. Dans ce cas, bien que P demeure toujours à la même distance du centre C, le point par rapport auquel le mouvement uniforme est le point Q, dit point équant, et le point C, centre du cercle. On peut donc parler de mouvement circulaire par rapport à C, et de mouvement uniforme par rapport à Q, mais on ne peut plus parler de mouvement circulaire uniforme. Quoi qu’il en soit, cette astronomie devait fonctionner sans troubles graves pendant quatorze siècles. Les astronomes, à partir des modèles et des paramètres de Ptolémée, au besoin légèrement modifiés, dressaient des tables des mouvements planétaires, lunaires et solaires. Tables qu’ils remettaient à jour lorsque les écarts entre les prévisions et les observations devenaient intolérables. Et, singularité de la révolution copernicienne, à l’époque de Copernic, cette situation pouvait se perpétuerâ•›: aucun progrès dans la précision des observations – pas plus d’ailleurs que dans l’outil mathématique – ne vient obliger à bouleverser le système du monde. Pour preuve, Tycho Brahé, le plus grand astronome de la génération suivant celle de Copernic, et qui fera gagner un facteur dix à la précision des observations, refusera l’héliocentrisme copernicien et imaginera un système mixte entre celui de Ptolémée et celui de Copernic. Ceci en partie bien sûr pour des raisons idéologiques ou philosophiques, mais aussi en raison de ce progrès même qu’il venait d’apporter à l’observation. Abusé par la diffusion rétinienne que provoquent les étoiles les plus brillantes, Tycho Brahé leur attribue un diamètre apparentâ•›; connaissant d’autre part la précision angulaire de ses observations et constatant l’absence de toute parallaxe annuelle, que devrait produire le mouvement de la terre autour du soleil, il peut en déduire une distance minimale de ces étoiles brillantes. Disposant d’un diamètre apparent et d’une distance minimale, il peut estimer le diamètre réel minimal. Or Tycho tombe sur des diamètres dont l’ordre de grandeur est celui de l’orbite terrestreâ•›: si la conséquence du mouvement de la terre est une telle invraisemblance, mieux vaut y renoncer. Donc pas de crise à l’horizon de la science, comme c’était le cas au temps d’Aristote et comme ce le sera à celui d’Einstein. Pourtant, en 1543, Copernic offre au monde savant un nouveau système cosmologique en contradiction totale avec les apparences et le vécu immédiat. Et ceci dans un ouvrage, le De revolutionibus, qui se veut construit à l’image de l’Almageste. Ouvrage où l’on retrouve les trois composantes de celui-ciâ•›: une cosmologie totalement nouvelle,
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et sur laquelle nous reviendrons, un outil mathématique rigoureusement identique à celui des prédécesseurs de Copernic et une astronomie ni plus ni moins efficace que celle de Ptolémée. Une astronomie où, à ce niveau opératoire, foisonnent effectivement les épicycles, les excentriques et les épicycles d’épicyclesâ•›; autant et peut-être plus que dans l’astronomie ptoléméenne. Peu de changement donc, si ce n’est que, dans la grande machinerie de l’univers, en apparence toujours aussi complexe, Copernic se contente de permuter le lieu, mais aussi la fonction, de deux piècesâ•›: le soleil et la terre. Mais quelle brèche ouverte dans l’ancienne conception du monde, sans raison profonde apparente, et quelle dynamique offerte aux générations à venir. Et d’abord, quoi qu’en pense Arthur Koestler dans Les Somnambules, quelle simplification du mondeâ•›! Le nombre de cercles n’a rien à voir ici, ce sont leurs fonctions qui comptent. Rappelons. Chez Ptolémée, au centre du monde siège la terre, immobile, puis vient la lune qui tourne autour de la terre en un moisâ•›; puis Mercure, Vénus et le Soleil qui bouclent tous les trois leurs révolutions sur le déférent en un anâ•›; puis Mars, en deux ansâ•›; puis Jupiter, en douze, et Saturne, en trenteâ•›; enfin, enfermant l’ensemble du système dans une sphère de dimension modeste, viennent les étoiles fixes qui font leurs révolutions en un jourâ•›! Que de rupture, au point que les discussions ont toujours été âpres sur l’ordre de Mercure et de Vénus. De plus pour rendre compte du comportement différent des planètes inférieures – Mercure et Vénus qui s’éloignent angulairement du soleil assez peu – et des planètes supérieures – Mars, Jupiter et Saturne qui prennent toutes les élongations possibles –, il faut leur donner deux statuts cosmologiques différents, à savoir croiser les rôles des déférents et des premiers épicycles. Plus grave, pour saisir l’économie générale du système sans même vouloir amorcer le moindre calcul de position, il est impossible de ne pas faire intervenir le premier et grand épicycle puisqu’il est responsable de l’errance apparente des planètesâ•›: mouvements directs, stations et rétrogradations. Chez Copernic, l’Univers s’harmonise. Au centre, le soleil, puis viennent Mercure, Vénus, la terre – la terre qui prend rang de simple planète – Mars, Jupiter et Saturne, enfin la sphère des fixes dont Copernic n’ose pas dire qu’elle est infinie, il laisse aux philosophes le soin de trancher, mais en tout cas beaucoup plus vaste que celle du cosmos de l’Antiquité, comme l’atteste l’absence de parallaxe annuelle. Dans ce système, point de rupture, il y a un lien simple, comme Copernic le fait remarquer, entre les distances des planètes au soleil et les durées des révolutionsâ•›: de celle de Mercure, 88 jours, à celle de Saturne, 30 ans, pour finir par l’immobilité de la sphère des fixesâ•›; stations et rétrogradations s’expliquent par le jeu des mouvements des planètes et de la terreâ•›; le comportement différent de Mercure et de Vénus, par leur position entre la terre et le soleil. Dans une première approche, le monde se déchiffre sans l’intervention du premier épicycle, les déférents y suffisentâ•›: le premier épicycle, de dimension modeste, n’est là que pour affiner la précision des prédictions et, nous le savons maintenant, pour rendre compte des écarts entre le mouvement circulaire, supposé échoir aux astres, et le mouvement réel qui est elliptique. Car le mouvement uniforme est maintenu par Copernic et son principe sort même renforcé de la batailleâ•›: l’une des fiertés de Copernic, outre le sentiments de donner aux hommes une cosmologie nouvelle plus harmonieuse que l’ancienne, est l’abolition de l’équant, inadmissible entorse ptoléméenne au mouvement circulaire uniforme. Astuce diplomatique, destinée à calmer les théologiens, ou conviction profonde, peu importe, voilà un verrou qui ne saute pas sous la pression de la cosmologie copernicienne. On peut d’ailleurs juger du poids de cet a priori de la primauté du mouvement circulaire uniforme en se rappelant que Galilée, pourtant
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contemporain de Kepler et contempteur d’Aristote, restera persuadé que les planètes sont bien animées de mouvements circulaires. Un seul des trois verrous saute donc explicitementâ•›: celui du géocentrisme. Copernic ne se prononce pas sur la dichotomie du monde, mais, dans son système, la lune ne devenant qu’un satellite de la terre, cette séparation du monde en deux zones que tout différencie devient insoutenableâ•›: l’orbe de la lune, à l’intérieur duquel le monde de l’impureté est enclos, accompagnant la terre dans sa course autour du soleil, à chaque instant ce monde impur pénètre celui de la pureté et de l’immuable. Une nouvelle approche du système du monde Le gain semble bien mince, pourtant, quelle bombe à retardement Copernic abandonne-t-il sur son lit d’agonie… Le mouvement de la terre autour du soleil ouvre une stratégie nouvelle à la pratique astronomique, même si Copernic semble incapable de l’utiliser lui-même. Ainsi, paradoxalement, alors que ce mouvement de la terre, combiné avec celui des planètes, éclaire le mystère des stations et des rétrogradations, on ne trouve pas dans le De revolutionibus de tables de ces phénomènes, alors qu’elles existent dans l’Almageste de Ptoléméeâ•›! Pire encore, pour l’image de marque de l’astronome praticien Copernic, celui-ci tente d’en faire une théorie à la manière de Ptolémée, c’est-à-dire à l’aide du théorème d’Apollonius appliqué à un corps mobile. Qu’importe, d’autres utiliseront la dynamique offerte. Et, tout d’abord Kepler qui, étudiant le mouvement de Mars après lui avoir retranché celui de la terre, découvrira que cette planète décrit une ellipse dont le soleil occupe l’un des foyers. Le même Kepler, sans cette mise en évidence d’un lien simple entre distances et révolutions planétaires, n’aurait jamais eu l’occasion de mettre son acharnement de calculateur à la recherche de sa troisième loi des mouvements planétairesâ•›: pour toutes les orbites planétaires du système solaire, le rapport du carré des périodes au cube des demi-grands axes est constant. Mais, plus profondément peut-être, la nouvelle astronomie devait bouleverser la physique. Une cosmologie, disions-nous, ne saurait être innocente, celle de Ptolémée s’appuyait sur une physique, celle d’Aristote, qui l’avait largement précédéâ•›; l’ensemble formait un tout certes non exempt de faiblesses, et même de contradictions partielles, mais globalement cohérent. Copernic propose une nouvelle cosmologie sans faire œuvre de physicien, alors que cette cosmologie est incompatible avec la physique d’Aristote. Le monde savant se retrouve face à une cosmologie pour ainsi dire suspendue dans le vide. Le dilemme est simple, ou bien adhérer à la nouvelle cosmologie, pour des raisons astronomiques ou philosophiques, et répudier la physique d’Aristote, et, donc, se voir obligé de construire une nouvelle physique, ou bien garder la physique aristotélicienne et refuser l’héliocentrisme. À Copernic, et à lui seul, revient la gloire d’avoir créé cette situation ouverte vis-à-vis du système monolithique d’Aristote et de Ptolémée et d’avoir mis les physiciens en demeure de choisir. Galilée et Kepler emprunteront des chemins différents, mais feront l’un et l’autre le bon choix. Ce n’est pas une mince référence pour Copernic. C’est bien en ces termes que Galilée pose le problème dès la première journée du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde. Car Galilée a, sinon des preuves, du moins des raisons
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objectives d’adhérer à l’héliocentrisme et de refuser la cosmologie et la physique d’Aristoteâ•›: dans sa lunette, il a vu les phases de Vénus et surtout les satellites de Jupiter. Si les phases de Vénus sont incompatibles avec l’ordre du système solaire selon Aristote, les satellites de Jupiter sont incompatibles avec les fondements mêmes de la cosmologie et de la physique anciennes, en effet Aristote affirme non seulement que les astres ont des mouvements circulaires, mais qu’il n’y a dans le monde qu’un seul centre physique de rotation, et il ajoute fort imprudemment que s’il y en avait plus d’un alors il pourrait y en avoir une infinité. Dès l’instant où des corps célestes tournent autour de Jupiter, même si l’on reste géocentriste, force est d’admettre qu’il y a au moins deux centres physiques de rotation dans l’universâ•›: la terre et Jupiter. Et, s’il y en a plus d’un, il y en a autant que l’on veutâ•›! Galilée adoptera donc la cosmologie de Copernic et construira une nouvelle physique avec le succès et les conséquences que l’on sait. Kepler, lui dégagera les lois empiriques des mouvements célestes et Huygens, celles de la force centrifuge, dans le cas du mouvement circulaire. Il reviendra au génie de Newton d’unifier ces approches différentes, de découvrir la gravitation universelle et de fonder la mécanique céleste. Apparu sans nécessité, l’héliocentrisme n’a, dans un premier temps, apporté aucune facilité nouvelle à la pratique quotidienne de l’astronomie, même pour Copernic, même dans les domaines où le gain paraissait immédiat. Nous avons pris l’exemple des rétrogradations, nous aurions pu exposer celui des mouvements en latitude où Copernic n’apporte aucune simplification faute de penser à faire passer tous les plans orbitaux des planètes par le soleil. De toute façon, à une époque où la dynamique – c’est-à-dire la détermination des mouvements à partir des forces mises en jeu – n’existe pas, où l’ambition des astronomes se borne à une description cinématique rationnelle des apparences célestes, le meilleur système de référence n’est pas celui de Copernic, mais celui de Tycho Brahé (Figure╯5), qui cumule l’avantage ptoléméen d’un observateur terrestre fixe et l’un des avantages coperniciensâ•›: la compréhension immédiate des comportements différents des planètes inférieures et des planètes supérieures. Ce sera lorsque les astronomes, utilisant la loi de la gravitation universelle, détermineront les mouvements des corps célestes à partir de leur position, de leur vitesse et des forces en présence à un moment donné, que la supériorité du système copernicien se révèlera évidenteâ•›: c’est dans ce système que les équations, dont la résolution donne les mouvements, se formulent le plus simplement. C’est donc cent cinquante ans après la parution du De revolutionibus qu’éclate la supériorité de l’héliocentrisme dans un domaine insoupçonnable au temps de son inventeur. Et, c’est bien dans la singularité de son apparition et dans ses virtualités exceptionnelles que réside la grandeur de l’œuvre de Copernic.
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Science et technologie: nouveaux horizons Alex Keller Vers le milieu du XVIe siècle, des innovations significatives se produisent dans de nombreux domaines des sciences appliquéesâ•›; une ambiance enthousiaste se fait jour dans les milieux conscients de l’expansion des connaissances et de l’existence de cultures étrangères à la leur. De toute évidence, ces cultures s’étaient épanouies dans une ignorance totale de l’héritage gréco-romain qui avait été la source de toutes les normes intellectuelles de l’Europe latine. Déjà l’imprimerie, vieille de plusieurs décennies, était solidement établieâ•›; mais on commençait seulement à apprécier pleinement son potentiel en vue de la diffusion des textes scientifiques et techniques alors que, précisément, nombre de textes classiques en matière de technologie étaient sur le point de paraître. En même temps, la gravure sur bois allait permettre de reproduire l’illustration aussi abondamment que l’écrit, donc d’atteindre des publics plus vastesâ•›; toutefois, le coût de la reproduction des livres illustrés limitait l’étendue de leur lectorat. Néanmoins, même si ces ouvrages classiques ne pouvaient devenir des manuels pour tous, puisque seuls les riches étaient en mesure de les acquérir, ce furent ces derniers qui aidèrent à promouvoir la compréhension des arts pratiques en aidant les auteurs soit par l’achat de leurs œuvres, soit par des subsides dûment reconnus sous forme de dédicaces. Ceci est particulièrement vrai de deux grands ouvrages de cette période portant sur les mines et la métallurgie. En 1540, un an après la mort de son auteur, un imprimeur vénitien fait paraître la Pirotechnia de Vanoccio Biringuccio, un technicien siennois spécialisé de son vivant dans la fonte de canons et la direction de mines, qui avait tenu à visiter des ateliers de métallurgie et des fonderies, dans le but d’identifier les techniques qui pourraient le mieux servir les industries dépendant du feu. En fait, il ne se préoccupe pas des arts qui utilisent le feu dans la préparation des boissons et de la nourriture, mais se concentre sur la métallurgie, décrivant les origines de tous les métaux régulièrement utilisés à l’époque, les méthodes de leur extraction et de leur transformation en outils et instruments. Outre les métaux il mentionne également d’autres minéraux utilisés par plusieurs technologies, tels que l’alun, le vitriol et le salpêtre. Quelques années plus tard, et par coïncidence, tôt après la mort de l’auteur, parut un ouvrage plus influent encore, et qui développe l’apport de Biringuccioâ•›: le De re metallica de Georgius Agricola. C’est là, sans jeu de mots, une véritable mine d’information, profusément illustrée, et rendant compte non seulement des différentes techniques utilisées, mais encore de la réussite d’exploitations minières germaniques, particulièrement en Saxonie, pays natal de l’auteur. L’ouvrage traite des mêmes sujets que celui de Biringuccio, mais, souvent, plus en profondeur, et avec d’excellentes illustrations montrant particulièrement les machines utilisées dans les mines et les fonderies et attirant l’attention par là sur les avantages et le potentiel de la mécanisation. Cette démonstration enthousiaste fit que les ingénieurs allemands furent prisés bien au-delà des frontières de leur pays et que les machines allemandes furent imitées, et même importées. Dans l’ouest, la conquête du Mexique et du Pérou, les voyages d’exploration et leur point culminant – la circumnavigation de Magellan – témoignaient tant de la supériorité militaire et politique des Espagnols que de leur savoir-faire maritime. Des richesses inouïes en terres et 415
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en métaux précieux vinrent récompenser une poignée d’aventuriers. Comme dans le cas des ouvrages de Bringuccio et Agricola, ce fut l’abondance des richesses en matière de métaux précieux qui impressionna le plus les lecteurs européens. En même temps, leurs voisins portugais franchirent le Cap de Bonne Esperance, contournant l’Afrique pour arriver en Inde et au-delà, vers les Moluques, surnommées «â•¯les îles des épices╯», en Chine et même au Japon. Ce fut également la richesse de ces empires lointains qui attirait et inspirait les lecteurs. Mais en outre, les récits de voyage vers des contrées lointaines et leurs peuples, et les descriptions de cultures et de récoltes jusque-là inconnues signalaient quelque chose de radicalement différentâ•›: un monde nouveau s’ouvrait. L’éloge du pantagruélion chez Rabelais reflète cet enthousiasme.╯»Icelle moyennant par la rétention des flotz aërez sont les grosses orchades, les amples thalameges, les fors guallions, les naufz chiliandres et myhriandres de leurs stations enlevées et poussées à l’arbitre de leurs gouverneurs. Icelle moyenant, sont les nations que Nature sembloit tenir absconses, impermeables et incogneues à nous venues, nous à ellesâ•›: chose que ne feroyent les oyseaulx, quelque legiereté de pennaige qu’ils ayent et quelque liberté de nager en l’aër que leurs soit baillée par Nature.╯» Bien entendu, le pantagruélion n’est autre que le chanvre – cannabis – utilisé pour fabriquer les voiles des naviresâ•›! Rabelais plaisanteâ•›; la plupart de ses contemporains auraient attribué les réussites de la navigation contemporaine à l’utilisation de la boussole, et à la redécouverte des techniques antiques relatives à la localisation. Connues seulement des géographes inspirés par Claudius Ptolémée qui vivait en Egypte romaine au 2nd siècle av. J.C., ces méthodes cartographiques venaient, un millénaire et demi plus tard, suggérer la manière de placer les nouvelles découvertes sur la carte du monde. Mais il restait encore beaucoup à explorer en Europe même. Dans l’arrière-pays de l’Europe s’étendaient des territoires encore mal connus. Dans son Historia de gentibus septentrionalibus (1555) Olaus Magnus révèle aux lecteurs mieux instruits des pays plus centraux le monde passionnant des péninsules scandinavesâ•›: leurs flores et faunes remarquables, leurs coutumes et leurs technologies insolites, adaptées à un environnement souvent hostile. Mais au sein même de l’Europe on pouvait trouver sous ses pieds ou au bord du chemin des trésors, plus modestes mais fort utiles à la vie humaine, de plantes médicinales qui n’attendaient que d’être découverts. Les traités de botanique nouvellement disponibles diffusaient un savoir qui sans rejeter l’héritage de l’Antiquité accordaient une importance croissante au travail sur le terrain. Pour soigner la plupart des maladies on avait alors recours aux herbes médicinales favorisées tant par les autorités antiques que par la sagesse populaire. C’est en fonction de leur valeur pharmaceutique, en tant que materia medica, que l’on étudiait les plantes. Cependant, les plantes qui prospèrent en sol méditerranéen ne sont pas celles que l’on trouve ordinairement dans le nord de l’Europeâ•›; et par ailleurs, les plantes du nord ne sont pas décrites par les savants de l’Antiquité tels que Dioscoride ou Galien. Quelques-unes d’entre elles pouvaient être connues localement. En tout état de cause, on s’accordait pour penser que Dieu ayant placé toutes les plantes sur terre dans un but donné, toute plante dont l’utilité n’était pas évidente devait servir à guérir une maladie ou une autre. C’est dans les pays germaniques que des traités de botanique d’un style nouveau apparurent d’abord, et le fait que les auteurs les plus connus dans ce domaine s’étaient tournés vers la Réforme n’est peut-être pas une simple coïncidence. On mentionne souvent le caractère pionnier du Herbarum vivae icones (1530) d’Otto Brunfels, mais le Neu Kreutterbuch (1539) de
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Jerôme Bock et le De historia stirpium (1540) de Leonhard Fuchs font preuve de plus d’originalité dans leurs descriptions. Bock décrit les différentes parties des plantes dont il fait état tandis que Fuchs rend compte de leurs formes et de leurs lieux préférés. Tous ces ouvrages parurent en latin aussi bien qu’en allemand, langue maternelle des auteurs, sans ordre préconçu. On pourrait penser que publier de tels ouvrages en langue vulgaire indiquait le désir de les mettre à la disposition du peupleâ•›; mais le latin restait à l’ordre du jour pour qui voulait atteindre un public international. Les gravures sur bois sont à coup sûr aussi importantes que le texte, tant dans l’ouvrage de Brunfels illustré par Heinz Weiditz, que dans le magnifique volume de Fuchs. Les noms des artistes employés par Brunfels et Bock nous sont parvenusâ•›; chez Fuchs, outre le frontiÂ�spice orné d’un portrait de l’auteur tenant un spécimen entre ses doigts, on trouve également à la fin de l’ouvrage – chose très rare au XVIe siècle – le portrait des deux dessinateurs, Heinrich Füllmaurer et Albrecht Meyer, ainsi que celui du graveur, Veit Rudolf Speckle. Non contents d’utiliser ces manuels améliorés et novateurs, les écoles de médecine commencèrent à prescrire à leurs étudiants, comme activité majeure, des excursions d’herborisation destinées à leur faire connaître les remèdes botaniques appropriés à chaque maladie. Mais cette formation n’était pas destinée uniquement aux futurs médecins. Lorsque Ponocrates, le précepteur «â•¯humaniste╯» de Gargantua, propose à celui-ci le programme d’études qu’il considère comme idéal pour un jeune prince, il n’oublie pas d’inclure des promenades dans la nature parmi les formes de récréation utiles et raisonnablesâ•›: «â•¯Passans par quelques prez et aultres lieux herbuz, visitoient les arbres et plantes, les conferens avec les livres des anciens qui en ont escript […] et en emportoient leurs plenes mains au logis.╯» Le jeune prince, il est vrai, ne va pas jusqu’à se salir les mains lui-mêmeâ•›; c’est son page Rhizotome – celui qui «â•¯coupe les racines╯» – qui est chargé des «â•¯marrochons, cerfouettes, beches, tranches et aultres instrumens requiz a bien arborizer╯». Au cours des mêmes décennies, l’Europe commence à prendre connaissance de nouvelles plantes et denrées venant du Nouveau Monde, y compris de produits de base qui finiront par devenir familiers à toutes les cuisines du mondeâ•›: tomates, pommes de terre, chocolat, maïs… Ce que les Européens considéraient comme les Indes orientales avait aussi de précieuses plantes à offrirâ•›; après tout, la quête des épices était le mobile principal des expéditions portugaises. On perçoit un écho de ces cheminements chez Fuchs, par exemple dans sa description du maïs, qu’il considère comme une céréale turque parvenue en Allemagne en provenance de la Turquie, de l’Asie et de la Grèce. Il mentionne également l’aubergine, qu’il désigne par son nom italien, melanzanaâ•›; et les poivrons, mais il confond, ce n’est pas étonnant, le poivron indien – des Indes Occidentales, il entend –, le capsicum, avec le poivre d’Inde de Calicut sur la côte de Malabar au sud de l’Inde, où les marchands portugais et espagnols s’affairaient depuis l’arrivée de Vasco de Gama quarante années auparavant. Le succès des voyages portugais aux Indes orientales et occidentales, avec l’enrichissement qui en résultait et la perspective de plus de richesses encore comme récompense des intrépides, suscitait émulation et envie parmi les autres nations de l’Atlantique, les Français d’abord, puis les Hollandais et les Anglais. Pendant un certain temps les Espagnols et les Portugais tentèrent de garder secrètes leurs méthodes de navigation océanique, ce qui n’était pas facile, puisque leurs propres écoles de navigation nécessitaient des manuels. Parmi ceux-ci, deux étaient particulièrement remarquables, et presque contemporains quant à la date de leur composition, malgré la divergence de leurs dates de publication, due à des
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retardsâ•›: l’Arte de navegar (1545) de Pedro de Medina, et le Breve compendio de la Esfera (1551) de Martin Cortés de Albacar. Bien que Pedro de Medina fût surtout un érudit, bibliothécaire pendant un temps et auteur d’ouvrages d’histoire, il fait preuve d’expérience pratique dans le domaine de l’observation et son livre obtint l’approbation du Pilote Majeur et des cosmographes officiels. Cependant, le ton rhétorique de sa préface fait parfois preuve d’une confiance excessive, par exemple lorsqu’il affirme qu’un navigateur armé seulement d’une boussole et d’un tableau porteur d’une carte où sont tracées quelques lignes est en mesure de savoir où il est, où il se dirige et quelle distance le sépare de sa destination alors même qu’il traverse une étendue «â•¯aussi vaste et spacieuse que cette mer, sans chemins ni indications╯». Il célèbre également «â•¯cette nation espagnole bénie, si renommée dans le monde entier, et que ni le danger de mort, ni la crainte de la faim et d’autres épreuves innombrables╯» n’ont empêchée d’entreprendre des périples par des mers jusque là inexplorées, vers des pays jusque là inconnus. L’auteur insiste sur le fait qu’en récompense pour cet héroïsme l’Espagne a vu des peuples entiers se convertir à la vraie foiâ•›; et il n’insiste guère sur le côté financier de l’entreprise. Martin Cortés fait de même, ajoutant en outre quelques remarques désobligeantes à l’adresse des hérétiques, tout en proposant une explication fort rationnelle des décharges électriques. Les deux auteurs résument brièvement les connaissances cosmographiques de l’époque, et expliquent ce qui était connu à propos des courants et des vents tout en reconnaissant que ce savoir repose sur une longue expérience plutôt que sur la théorie mathématique susceptible de permettre au navigateur de se situer par l’observation des corps célestes. C’est toutefois cette dernière méthode qu’ils préfèrent, puisqu’elle permet de déterminer la latitude à partir de l’altitude du soleil et de l’étoile polaire, même s’ils savaient déjà que l’étoile polaire ne correspond pas exactement avec le nord astronomique, et que la boussole n’indique pas exactement le nord non plus. Ils croyaient cependant que ces variations pouvaient être mesurées et que la navigation pouvait en tenir compte. Déterminer la longitude du navire ou celle des terres nouvelles s’avérait un problème beaucoup plus difficileâ•›; les solutions astronomiques existaient à l’époque, et même auparavantâ•›; mais elles dépendaient d’observations précises liées à l’observation de phénomènes fort rares. Il n’en reste pas moins que les ouvrages de Pedro de Medina et de Martin Cortés de Albacar connurent un considérable succès international. Le livre de Medina fut traduit en français, italien, néerlandais et anglaisâ•›; les traducteurs protestants se permirent d’omettre ce qui exprimait la piété catholique et la ferveur patriotique. De toute évidence, la nouvelle navigation maritime ne pouvait se passer des mathématiques et d’une observation astronomique liée à des calculs exacts. Ceux qui souhaitaient profiter des découvertes et des inventions nouvelles, surtout s’ils occupaient des postes de commande, devaient désormais maîtriser la science des nombres aussi bien que celle des lettres. Pendant les décennies que nous étudions le rôle des mathématiques au sein de la culture gagne en importance. Les nobles habitant des régions côtières pouvaient rêver de commander un navireâ•›; dans la plupart des autres régions de l’Europe ils pouvaient engager des arpenteursâ•›; mais, s’ils étaient attirés par une carrière militaire, ils devaient eux-mêmes acquérir des notions de géométrie en vue de construire des fortifications. En ce qui concerne l’artillerie, il lui fallut longtemps pour devenir suffisamment mobile, précise et être assurée contre le danger des explosions avant de devenir une arme de guerre vraiment redoutable. Même alors, elle eut moins pour effet de décider de l’issue de batailles armées, qui devinrent moins fréquentes, que de décider du sort
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des sièges, à coups de canon. A la place de hautes murailles devenues trop vulnérables, les villes se mirent à construire des fortifications d’un style nouveau, moins élevées, munies de remparts et de bastions plus bas que les anciennes muraillesâ•›; les boulets de canon ennemis pouvaient s’y enfoncer sans créer de brèches, et les défenseurs étaient en mesure de bombarder les assiégeants à partir de leurs postes ainsi protégés. Les assiégeants devaient donc disposer leurs tranchées, leurs mines et leur artillerie de manière à les protéger. Toutes ces constructions exigeaient un niveau élevé de connaissances non seulement en géométrie mais également en trigonométrieâ•›; en fait, le canonnier et l’ingénieur devenaient également en fait des arpenteurs, bien qu’en temps de siège ou de bataille il leur fût impossible de s’approcher de si près des positions ennemies. Il est intéressant de constater que c’est un artiste entièrement dépourvu d’expérience militaire, Albrecht Dürer, qui dans son De urbibus, arcibus, castellisque condendis ac muniendis (1535) devint le premier auteur à énoncer les principes généraux relatifs à la construction de fortificationsâ•›; mais son livre s’inscrit en fait dans une longue tradition considérant l’artiste comme expert dans toutes les formes d’architecture, y compris celle des fortifications. Dürer s’explique ainsi dans sa préfaceâ•›: «â•¯Premièrement je vous conseille de ne pas ériger de structures s’élevant perpendiculairement au-dessus d’une muraille quelconque qui risque d’être bombardée et trouée par les machines de guerre. En effet, sous l’impact violent de gros boulets de canon de telles murailles, si épaisses soient-elles, crouleront et seront détruites. Leur masse et leur poids ne feront que précipiter davantage leur chute sous des chocs et impacts réitérés.╯» C’est ainsi que la géométrie appliquée à la construction de fortifications et aux techniques de sièges devint partie intégrante de la formation des élites appelées à une carrière militaire. C’est encore Ponocrate, le précepteur mis en scène par Rabelais qui insiste pour qu’après le déjeuner on apporte au prince «â•¯des chartes, non pour jouer mais pour y apprendre mille petites gentillesses et inventions nouvelles, lesquelles toutes yssoient de arithmetique.╯» Parce que de telles matières pouvaient s’avérer trop abstraites et difficiles pour l’élève, le précepteur se servait de cartes destinées à conduire l’élève à apprécier et comprendre non seulement l’arthmétique, mais «â•¯des aultres sciences mathematiques comme geometrie, astronomie et musique. Car… ils faisoient mille joyeulx instruments et figures geometricques et de mesmes praticqoient les canons astronomicques.╯» Entre 1530 et 1540 de nouvelles innovations apparaissent dans le domaine des mathématiques, notamment le premier instrument topographique, destiné à servir à des fins tant civiles que militaires. S’il n’a pas inventé la triangulation, Gemma Frisius (Reiner Gemma) l’a du moins rendue compréhensible au public. Grâce à cette technique, la cartographie devient beaucoup plus précise. Une fois que l’on a mesuré une simple base à l’aide de procédés traditionnels, l’arpenteur ou l’ingénieur peut établir des distances entre des points de repère différents, et dresser des cartes topographiques satisfaisantes aux yeux des propriétaires de terres tant séculières et sécularisées que monastiquesâ•›; dans les pays catholiques les religieux continuaient à posséder et gérer leurs terres. Gemma Frisius fait part de ces notions dans son Libellus de locorum describendorum ratione (1533), publié en annexe à son édition du Cosmographicus de Petrus Apianus, (Apian) ouvrage combinant géographie, topographie et astronomie. Par sa Nova Scientia (1537) Niccolo Tartaglia se montre plus consciemment et délibérément novateur encore. Mathématicien de profession, il se déclare inventeur d’une nouvelle branche des mathématiques, celle que l’on désigne du nom de balistique. Dans cet ouvrage, au
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moyen d’une approche mathématique empruntée à Archimède, Tartaglia s’attaque à une impasse datant de la physique aristotélicienneâ•›: la question de savoir pourquoi les projectiles continuent dans leur vol une fois lancés, et comment leur premier et violent mouvement se convertit en un mouvement de chute plus «â•¯naturel╯». Tartaglia espérait aider les canonniers à calculer d’une manière plus précise la trajectoire des projectiles en fonction de l’inclinaison du canon. En fin de compte, l’intérêt pratique de ces conseils fut limité, mais les méthodes envisagées par Tartaglia servirent à aider d’autres savants à résoudre des problèmes plus spécifiques. Afin de faire connaître le modèle d’Archimède, Tartaglia publia en 1543 une traduction latine, déjà vieille, du texte du maître. En 1551 Tartaglia, originaire de Brescia, donc citoyen vénitien, pouvant s’attendre à l’attention du mécénat de Venise, publia, sous le titre de Travagliata inventione la description d’une autre technologie nouvelle constituant à ses yeux une nouvelle branche des mathématiques. Il y entreprend de démontrer comment une technique issue du traité d’Archimède sur les corps flottants pouvait être utilisée dans la récupération d’épaves. Les Ragionamenti expliquant la théorie qui sous-tend son invention contiennent aussi une traduction libre de l’original en langue italienne, première traduction d’Archimède en une langue moderneâ•›! Bien qu’on ne sache pas exactement si la méthode décrite fut jamais mise en pratique, il y a là en tout cas un premier témoignage imprimé auquel l’auteur ajoute ses propres suggestions en vue de ce qui pourrait être un scaphandrier ainsi qu’un corps lumineux qui ne s’’éteindrait pas sous l’eau. La récupération des épaves selon le projet de Tartaglia est devenue pratique couranteâ•›: on attache l’épave à deux pontons, un de chaque côté, ensuite submergé à l’aide de pierres, de sorte que quand ces pierres sont retirées les pontons refont surface et remettent à flot l’épave. En réalité ce procédé n’est applicable que dans des eaux peu profondes, telles que la lagune de Veniseâ•›; du moins Tartaglia fait-il état de vaisseaux naufragés dans ces lieux. Dans ce qui se présente comme un des premiers bulletins de nouvelles décrivant une prouesse technique et intitulé Descrittione dell’artificiosa machina fatta per Cavar il Galeone, un certain Bartolomeo Campi dit avoir utilisé cette méthode quelques années plus tard, en 1560, dans la Lagune. Campi était un artisan forgeron devenu ingénieur militaire et connu pour ses magnifiques heaumes de parade et pour un automate ingénieuxâ•›: une tortue ambulante s’ouvrant au bout de quelques pas pour dévoiler un mécanisme interne fait de cure-dentsâ•›! Toutes les épaves de navires qu’il choisit en vue de ses expériences avaient leurs mâts au-dessus de la surface de l’eau… Une fois les «â•¯caissons╯» – pour employer le terme subséquent – submergés, il les vide au moyen d’une pompe. Malheureusement des fuites d’eau se produisirent et au moment de la publication de son texte Campi dut admettre l’échec de l’expérience, tout en prédisant une réussite future. Aux environs de 1550 des hommes d’expérience dans la carrière militaire commencèrent à exposer leurs vues sur les fortifications. Un de ces pionniers, Giacomo Lanteri, en parle sous forme de dialogue. A la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle le sujet gagne en popularitéâ•›: en 1650 le nombre des titres qui lui sont consacrés dépasse la centaine. C’est ainsi que Gemma, Tartaglia et d’autres réussirent à persuader les classes dominantes en Europe de la nécéssité d’études en géométrie et si possible en trigonométrie pour les jeunes enclins aux mathématiques car celles-ci dès lors n’allaient plus être uniquement le domaine des marchands et des maçons. Auparavant, le titre de mathématicien était quasi synonyme de celui d’astrologue, du moins dans la description de leurs catégories professionnellesâ•›; désormais les mathématiques
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deviennent de plus en plus respectées en tant qu’assises du jugement. Naturellement, ceux qui étaient doués en la matière mais n’appartenaient pas aux classes supérieures allaient tendre à utiliser leurs talents pour servir de précepteurs à leurs supérieurs et gagner ainsi leur protection. Faisant étalage de leur savoir personnel afin de le faire connaître, certains d’entre eux mirent au point des instruments ingénieux d’observation et de calcul, aussi compliqués mais aussi compacts que possible, et utilisables sur le terrain. Ainsi, les personnages moins doués alaient pouvoir acquérir ces moyens de faciliter leur activité. Quant aux inventeurs, conscients de ce que leur ingéniosité ne suffisait pas à les faire connaître si elle ne s’accompagnait de publicité, ils ne se privèrent pas de désigner les lieux où l’on pouvait se procurer leurs inventions et de plus amples modes d’emploi de celles-ci. Comme dans le cas des débats vigoureux et enthousiastes en matière de fortifications, les manuels technologiques commencent à apparaître au milieu du siècle. L’Holomètre (1555) d’Abel Foulon en est un bon exemple. Les écrits mathématiques se consacraient de plus en plus à aider dans leurs tâches pratiques ceux qui possédaient les talents nécessairesâ•›; notons en particulier le rôle important des instruments de mesure des angles. Mais il ne faut pas non plus négliger le rôle de l’astronomie parmi les arts mathématiques, rôle qui ne se limitait pas à l’aide à la navigation. Par ailleurs, pour nombre d’esprits du XVIe siècle, l’astronomie avait partie liée avec l’astrologie autant qu’avec la navigation. Même si les prédictions des astrologues sont mises en doute et si l’Église se montre réticente vis-à-vis de leur déterminisme, on continue à attribuer à l’astrologie un fond de vérité. Sa clientèle reste impressionnée par les symboles mathématiques exprimant les pronostications, qui dérivaient d’observations des corps célestes et de calculs précis. Ceux désirant connaître leur avenir par le moyen de l’astrologie restaient nombreuxâ•›; ils ne pouvaient donc que continuer à accepter ses techniques… Quelques-uns des grands mathématiciens de l’époque, y compris Oronce Finé, auteur d’un éventail d’ouvrages allant du simple manuel, en passant par des explications d’instruments complexes, à un abrégé de la cosmologie, sont de ce nombre. Mais d’autres mobiles également animent les esprits capables d’étudier le cielâ•›; en particulier, le besoin d’établir un nouveau calendrier qui pût remplacer celui en cours, rendu de plus en plus imprécis par les divergences qui se faisaient jour entre différentes manières de mesurer l’année solaire, ce qui affectait de plus en plus les rapports entre les festivités de l’Eglise et le passage des saisons. Ce fut sans doute là le mobile à l’origine des recherches de l’auteur de l’ouvrage le plus révolutionnaire de cette époqueâ•›: Nicolaus Copernicus, l’érudit ecclésiastique polonais, dont le De revolutionibus orbium coelestium (1543) ne fut pas immédiatement pris au sérieux, tant paraît absurde son idée selon laquelle la Terre ne serait qu’une planète du Soleil, tournant quotidiennement sur son axe, et accomplissant une révolution annuelle autour du Soleil en une orbite circulaire. Une fois acceptée, cette thèse bouleversera de fond en comble les idées reçues concernant l’homme et son statut dans l’Univers.
Médecins, chirurgiens, pharmaciens Paul Chavy La médecine des années 1520–1560 a renouvelé – radicalement sur certains points – l’héritage complexe qu’elle recevait des siècles précédents. La médecine «â•¯savante╯» se fondait essentiellement sur la tradition hippocratique et galénique restaurée au XIIe siècle par l’Ecole de Salerne. Le Regimen sanitatis Salernitanum, commenté par Arnaud de Villeneuve (v.1380), maintes fois remanié et traduit en vulgaire, restera ancré dans la mémoire de générations de médecinsâ•›; il en existe plus de trois cents éditions imprimées. Après le déclin de Salerne, des universités italiennes et françaises ont pris la relèveâ•›: Bologne, Montpellier, Paris, Padoue sont devenus des centres importants d’études médicales. Certains maîtres de renom resteront classiques jusqu’au cœur du XVIe siècleâ•›: Mondino de Luzzi pour son Anatomia (1319), Guy de Chauliac pour sa Chirurgia magna (v.1363). Les Arabes – Avicenne, Averroès, Haly Abbas, Albucasis, Rhazes et al. – qui étaient entrés avec éclat dans la médecine médiévale, seront lus plus que jamais. La pharmacie va s’appuyer également sur un long passé, que lui apportent en partie les herbiers, les «â•¯jardins de santé╯», les «â•¯réceptaires╯», les «â•¯luminaires╯», les «â•¯antidotaires╯» compilés et copiés dans les scriptoria des couvents. A côté de cette médecine laïque s’offrent les ressources de la foi chrétienne. Pour conserver ou rétablir la santé, on recourt au contact avec des objets de piété, aux images protectrices, aux aspersions d’eau bénite, prières, vœux, pèlerinages, culte des reliques et des saints (chaque saint spécialisé dans telle ou telle maladie). Cet appel au sacré n’est pas incompatible avec la médecine séculière. Au chevet du malade, le prêtre ou le pasteur, conducteurs des âmes, disputent rarement sa place au médecin du corps, hormis les cas embarrassants de sorcellerie ou de possession diabolique. C’est seulement lors des grandes épidémies, communément attribuées à la colère divine, que l’Église cherche à remédier au fléau par des processions et des cérémonies pénitentielles. Plus que la religion, certaines idéologies ont exercé leur influence sur la médecine. La vogue de l’astrologie est alors à son comble, en particulier de l’astrologie dite «â•¯judiciaire╯», censée révéler l’avenir. Rien d’important ne se fait sans consultation d’un astrologue. Condamnée par quelques sceptiques, l’astrologie ou ses avatars ont séduit nombre d’esprits distingués – de Cardan à Tycho Brahé – y compris des médecins comme Jean Fernel (1497–1558), le «â•¯Galien moderne╯», auteur d’une Medicina universa et médecin de Henri II. La médecine arabe n’y est pas étrangèreâ•›: pour Avicenne ou Averroès, les tempéraments physiques et moraux des humains sont conditionnés par chacune des dix sphères planétaires. Parmi les illustrations des ouvrages médicaux, on trouvera des images «â•¯astrologiques╯» de l’homme ou de la femmeâ•›; les diverses parties du corps sont reliées aux signes du zodiaqueâ•›; le traitement de la partie malade sera choisi en fonction de cette dépendance. Pour beaucoup, les épidémies peuvent être expliquées – et peut-être prévues – par l’observation des étoiles et des planètes. L’alchimie, que l’Occident a héritée du mysticisme oriental, connaît au XVIe siècle un regain de faveur. De Cornelius Agrippa (1486–1535), médecin de Louise de Savoie, auteur du De occulta philosophia, à Paracelse, dont nous parlerons plus loin, les idées cabalistiques et hermétiques qui hantent les alchimistes dépassent de beaucoup le vieux rêve de la fabrication de l’orâ•›; pétries d’ésotérisme, elles évoquent un monde où tout se tient, du «â•¯macrocosme╯» au 422
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«â•¯microcosme╯», où tout agit sur tout grâce aux correspondances, aux sympathies et antipathies de la matière, un monde où tout peut être objet de «â•¯transmutation╯», maître-mot des alchimistes, susceptible de s’appliquer aussi bien aux réactions entre sels, métaux et acides qu’aux moyens «â•¯chimiques╯» de sauvegarder la santé et la vie humaines. Enfin, comme en d’autres temps, dans un tableau de la médecine au XVIe siècle, il ne faut pas oublier la médecine populaire que dispense une plèbe – nomade ou sédentaire – de guérisseurs, bateleurs, bonimenteurs, arracheurs de dents, crieurs de thériaque, vendeurs d’onguents et de potions magiques. Beaucoup sont des charlatansâ•›; mais certains ont acquis une étonnante dextérité à effectuer les opérations qu’ils proposentâ•›: extraire des dents, opérer de la cataracte, extirper des pierres de la vessie, réduire les hernies. Leur spécialisation leur permet de tenter – et souvent de mener à bien – des interventions dépassant la compétence du barbier de village. Leurs services sont loin d’avoir été négligeables. Les études médicales Médecins Ne peut porter le titre prestigieux de «â•¯docteur en médecine╯» que celui qui a obtenu ce grade d’une université reconnue. Les conditions d’admission et les cours offerts varient selon les statuts, les professeurs, les modes du moment. Le programme de lectures peut, en effet, refléter un penchant pour les Grecs ou pour les Arabes, pour des théories générales ou des études spécialisées. Une formation philosophique est appréciée. Galien n’a-t-il pas écrit sur ce point un bref traité, répandu par la traduction d’Érasme (1526)â•›: Quod optimus Medicus sit quoque Philosophusâ•›? L’enseignement est presque purement livresqueâ•›; Padoue – et peut-être quelques universités allemandes – se singularisent en demandant aux étudiants de visiter les malades dans les hôpitaux ou à domicile. Si les études préalables exigent un haut niveau de culture universitaire, la soutenance du doctorat tient souvent dans une explication de textes. C’est en commentant des textes grecs d’Hippocrate et de Galien qu’en 1537, Rabelais, hellénisant, obtient de Montpellier le titre de docteur. En principe, un médecin ne touche pas au malade. Il peut même le soigner sans le voir, sur un simple examen d’urine. Les contacts physiques avec les patients sont réservés aux chirurgiens. Dans les cours souveraines ou chez les grands seigneurs, un «â•¯Premier médecin╯» commande à un «â•¯Premier chirurgien╯» et éventuellement aux médecins et chirurgiens «â•¯de l’ordinaire╯». Chirurgiens La profession de chirurgien, traditionnellement regardée de haut par les médecins, va dans la première moitié du XVIe siècle se hausser presque à leur niveau. Certes, un chirurgien peut encore être un simple barbier qui a appris à faire une saignée, qui sait donner des purges et des clystères, remettre en place les membres luxés, tout en tirant un revenu de son échoppe de barbier. Mais la profession comporte une ample hiérarchie. Après un apprentissage de plusieurs années, des examens – et le paiement des droits appropriés –, on peut devenir bachelier en
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chirurgie, puis licencié et maître «â•¯de robe longue╯», voire obtenir le «â•¯bonnet carré╯» de docteur, pour peu qu’on apprenne quelques phrases de latin. A Londres, en 1540, la Guild of Surgeons fusionne avec la Company of Barbers pour former une solide Company of Barber-Surgeons. A Paris, la Confraternité de Saint-Côme datant de Philippe le Bel s’est instaurée en Collège de chirurgie, subalterne mais rival de la sourcilleuse Faculté de médecine. Les chirurgiens sont parfois des étudiants qui ont renoncé à d’autres études. Mais la plupart commencent au niveau le plus bas. Leur expérience est acquise par la lecture de manuels en langue vulgaire (peu savent le latin) ou par la pratique de leur métier. Tel est, en particulier, le cas des chirurgiens militaires. Le champ de bataille a été une haute école de chirurgie. Avec la prolifération des armes à feu, il faut panser de nouveaux types de blessure, extraire des balles, procéder à des amputationsâ•›: techniques délicates demandant un savoir-faire qui commande le respect. Certains médecins ne dédaigneront pas de se mêler de chirurgie. En 1538, Vésale, docteur frais émoulu de Padoue, où il a procédé à des dissections scalpel en main, se voit offrir à cette université une chaire «â•¯de chirurgie et de médecine╯». Pharmaciens Quant aux pharmaciens, ils sont pour la plupart formés par apprentissage dans le cadre de leurs guildes, corporations ou collèges. A Venise, où la vente «â•¯des épices et des drogues╯» est un négoce ancien et hautement développé, l’apprentissage dure en principe cinq ans, suivi d’un examen qu’administre le Collegio degli Speziali. Comme l’étude des drogues entre dans l’enseignement médical, les universités contribueront plus ou moins à la formation des pharmaciens. En 1536, la ville de Paris demande aux apprentis pharmaciens de suivre deux fois par semaine un cours donné par la Faculté de médecine. Dans les années 40, Padoue et Pise leur ouvrent les premiers jardins botaniques universitaires. En 1550, Montpellier, où des étudiants se destinant à la pharmacie prenaient des leçons privées, transforme ces leçons en cours publics. Mais il faut reconnaître les limites de la profession. Le simple pharmacien (apothicaire, épicier, apotheker, speziale, spicer, drogista) n’est, en principe, qu’un exécutant étroitement contrôlé. On l’accuse souvent, il est vrai, de se livrer à des supercheries, des fraudes et des abus lucratifs. Mais légitimement, en pharmacie, seuls les médecins peuvent prendre des initiatives et expérimenter de nouveaux remèdes. L’hellénisme Un facteur majeur de la révolution culturelle du XVIe siècle a été l’hellénisme. La langue grecque, jusque là ignorée des lettrés d’Occident, conquiert alors l’Europe, en commençant par l’Italie. Du coup, la littérature médicale hellénique, purifiée des altérations scolastiques et coupée de l’influence arabe, offre de solides assises à une révision humaniste de la médecine, de la chirurgie et de la pharmacie. Le premier, Leonicenus [Niccolò Leoniceno] (1428–1524), professeur de mathématiques à l’université de Ferrare, donne à partir du grec une version latine des Aphorismes d’Hippocrate et de plusieurs livres de Galien. L’Anglais Thomas Linacre (1460â•›?-1524) apprend en Italie le grec
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et le latin classiqueâ•›; à son retour en Angleterre, traducteur de plusieurs traités de Galien, médecin de Henri VIII, d’Érasme, de Thomas More, il fonde avec l’aide du cardinal Wolsey le Collège royal de médecine de Londres. Sous son impulsion seront ouvertes à Oxford et à Cambridge des chaires de médecine vouées au culte d’Hippocrate. Le type même du médecin érudit est l’Allemand Janus Cornarius [Hagenbut] (1500–1558), qui fut professeur de médecine à Northausen, Francfort, Iénaâ•›; on lui doit des traductions d’Hippocrate, de Paul d’Égine, d’Aetius, de Galien, de Platon, de Plutarque et de Dioscoride. Dès lors, on comprend l’utilité de lexiques des termes médicaux, tel l’Onomasticon medicinae (1534) d’Otto Brunfels ou la liste dressée par Giovanni Manardi, médecin de Ferrare (Ep.VII.2), clarifiant la nomenclature des maladies de la peauâ•›; publiée par Rabelais à Lyon en 1532, elle est traduite et imprimée à Paris en 1555 sous le titreâ•›: Traicté familier des Noms Grecz, Latins et Arabicques ou Vulgaires… extr. du septiesme livre des Epistres de Maistre Jehan Manard. Parmi bien d’autres érudits, on peut encore citer Jean Gonthier d’Andernach qui, après avoir été professeur de grec à Louvain, où il eut Vésale pour élève, vint faire sa médecine à Paris. Ami de Lascaris, de Guillaume Budé, du Cardinal du Bellay, devenu anatomiste réputé et médecin du roi, il traduisit Galien, Paul d’Egine, Oribase, Alexandre de Tralles, Caelius Aurelianus. Ce renforcement de la médecine hellénique n’assura pas pour autant à celle-ci une totale autorité. D’une part, les humanistes découvraient entre les divers auteurs grecs des contradictions qu’on ne pouvait plus attribuer à des fautes de copie et qu’on s’est laborieusement efforcé de résoudre, ce que fait le médecin lyonnais Symphorien Champier (1471–1538), avec sa Symphonia Platonis cum Aristotele et Galeni cum Hippocrate. D’autre part la médecine arabe, épurée elle aussi par la philologie, maintenait de fortes positions. La querelle arabe Le prestige des Arabes se marque par le nombre et la qualité des éditions latines de leurs oeuvres imprimées à Lyon et à Venise entre 1520 et 1527â•›: Haly Abass, Averroès, Avicenne… Le Canon de ce dernier a été révisé pour l’édition vénitienne de 1527 par un arabisant, Andrea Alpagus de Bellune. Témoin aussi du crédit qu’on leur accordeâ•›: leur place dans les programmes universitaires. A Montpellier, en 1534, sur vingt et un cours, neuf sont consacrés à des auteurs arabes. Au nom de l’hellénisme – et non sans parti-pris contre les «â•¯infidèles╯» –, une réaction, d’abord latente, éclate entre 1525 et 1535. On reproche aux Arabes d’avoir mal traduit le grec, prenant un mot pour un autre («â•¯en face╯» pour «â•¯à côté╯»), une plante pour une autre (la «â•¯rue╯» pour la «â•¯ciguë╯»)â•›; on leur reproche d’avoir ajouté à la pharmacopée hellénique des remèdes sans valeur (l’argile) ou dangereux (le cinabre), obscurcissant par ces confusions la saine médecine grecque. Si la controverse reste courtoise dans les lettres entre érudits, elle donne lieu aussi à des éclats verbaux. Barbaromastix (1553), un dialogue anonyme mais attribué au Florentin Bassiano Landi, dénonce les «â•¯barbares╯» qui ont pollué la médecine classique et tué plus de monde par leurs erreurs que César et Hannibal. Symphorien Champier, qui avait d’abord admis les Arabes à côté des Grecs, se livre en 1533 à une véritable croisade (Myrouel des appothicaires et pharmacopoles, Hortus Gallicus), dénonçant dans la médecine arabe des pratiques et des médications sauvages, étrangères à nos pays. Après 1535, la tension diminuera peu à peu.
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L’anatomie En médecine, c’est l’anatomie qui a fait les progrès les plus évidents. Dans ce domaine, la tradition hippocratique et galénique était faible. La connaissance du corps humain se fondait surtout, par analogie, sur des dissections d’animaux. Seule dans l’antiquité, semble-t-il, l’école d’Alexandrie s’était livrée quelque temps à des dissections humaines. Puis l’usage avait cessé. L’opinion générale y répugnait. Au IIe siècle, Galien reconnaît n’avoir jamais vu disséquer un corps humain et n’avoir de toute sa vie examiné que deux squelettes. L’Église médiévale n’interdisait pas formellement la dissectionâ•›; mais le respect dû aux morts empêchait des actes ressentis comme sacrilèges. Au XIVe siècle, pourtant, on en connaît quelques exemples. Dès 1315, en Italie, Mondino de Luzzi avait procédé à l’ouverture de deux corps de femme. En France, Louis d’Anjou accorde en 1376 aux chirurgiens de Montpellier la permission de prendre une fois l’an le cadavre d’un criminel pour le disséquer. A Paris, ce n’est pas avant 1478 que le Recteur de l’Université autorise la Faculté à ouvrir des corps humains. Mais au début du XVIe siècle, la pratique de la dissection s’est répandue. Berengario da Carpi (1470–1530), professeur à Bologne, se vante d’avoir disséqué plusieurs centaines de cadavres. Fanfaronnade ou vérité, il fut poursuivi par l’Inquisition et dut se réfugier à Rome. Pour les «â•¯anatomistes╯», un problème majeur était de se procurer – légalement ou illégalement – des cadavres dans un état convenable de conservation. On rapporte maintes histoires de chasses nocturnes auprès des gibets ou dans les cimetières. La dissection elle-même prenait souvent la forme d’une cérémonie que nous connaissons par des gravures. Le maître professe du haut de sa chaire en lisant le texte qu’il veut illustrerâ•›; plus bas, un assistant montre sur le cadavre, du bout de sa baguette, les organes cités, que met à nu le scalpel d’un barbier-chirurgien. En général, la scène se situe en plein air devant des tribunes provisoires. Mais au milieu du siècle, les Facultés se mirent à aménager des «â•¯théâtres d’anatomie╯», à commencer par Padoue. Montpellier eut le sien en 1556. Il fallait y résoudre tant bien que mal les problèmes de ventilation, aucun procédé efficace ne permettant de lutter contre la corruption des chairs. Paris n’aura pas de théâtre d’anatomie avant le début du siècle suivant. Toutes les dissections ne manifestent pas une soif intense de découverte. Le souci majeur du maître qui préside est de faire constater l’exactitude du texte qu’il lit. Néanmoins ce type d’opération était plein d’intérêt pour les médecins novateurs cherchant à percer les secrets du corps humainâ•›; beaucoup, oubliant les préjugés, dissèquent de leur propre main. D’autre part, les peintres et sculpteurs sont avides de voir, sinon de faire, des dissections, afin de connaître parfaitement l’agencement des os, des muscles, des nerfs et des veines. On doit à de grands artistes (Léonard de Vinci, Dürer, Michel-Ange) de superbes planches anatomiques. Michel-Ange, diton, cachait pour les disséquer des cadavres dans sa cave. Les ouvrages du temps abondent en squelettes, en éventrés, en écorchés. Si les gravures les plus anciennes restent schématiques pour être claires, les plus récentes savent concilier l’exactitude et un art réaliste de haute qualité. Parmi les livres d’anatomie, citons l’édition de Mondino par Dryander [Eichmann]â•›: Anatomia Mondini… collata per Joannem Dryandrum, Marburg, 1541â•›; une oeuvre du chirurgien Walter Hermann Ryff, écrite d’abord en allemand, puis traduite en latinâ•›: Anatomica humani omnium partium corporis descriptio, Paris, 1543â•›; le livre du médecin parisien Charles Estienne (de l’illustre famille des imprimeurs)â•›: De dissectione partium corporis humani, Paris, 1545, orné
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de soixante-deux gravures sur bois, traduit en français l’année suivante. Sa publication avait été retardée par un procès entre Charles Estienne et son collaborateur, le chirurgien Estienne de la Rivière. Quand le livre parut, il était déjà dépassé. Deux ans plus tôt, en effet, avait été publié à Bâle l’ouvrage de Vésale (De humani corporis fabrica libri septem, 1543) qui a fait date dans l’histoire de la médecine. André Vésale (1514–1564), Bruxellois descendant d’une famille [von Wesel] vouée à la médecine et à la pharmacie, avait fait ses études à Louvain, puis à Paris, sous Gonthier d’Andernach et Jacques Dubois, dit Sylvius, et enfin à Padoue. Jusque vers 1540, il suit la tradition hellénique, éditant plusieurs traités de Galien. Mais bientôt, invité à Bologne, il découvre sa propre méthode, n’hésite plus à critiquer les textes anciens et fonde ses remarques sur les dissections qu’il fait de sa main, au mépris de la coutume. Il surveillera aussi lui-même l’impression de sa Fabrica à Bâle dans l’atelier de son ami humaniste Oporinus. Le résultat sera un des plus beaux livres du siècle, un in-folio illustré de gravures aussi remarquables pour leur art que pour leur valeur scientifique. Médecin de Charles Quint, puis célèbre praticien à Bruxelles, il fut appelé par Philippe II en Espagne. L’Inquisition le harcela. Il périt sur l’île de Zante au retour d’un pèlerinage en Terre sainte, qui lui avait peut-être été imposé. La Fabrica souleva sur-le-champ des critiques et des jalousies. Sylvius se disait scandalisé par les fautes innombrables de son ancien élèveâ•›: «â•¯Y chercher des erreurs╯», s’exclamait-il, «â•¯c’est chercher de l’eau dans la mer.╯» Mais la clarté, la rigueur du texte et la qualité des illustrations lui assurèrent le succès. Une seconde édition, revue et augmentée, parut en 1555. La Fabrica fut traduite en espagnol, avec quelques retouches, par un célèbre anatomiste, Juan Valverde, (Historia de la composición del cuerpo humano, Roma, 1556), puis elle parut en italien (Anatomia del corpo humano, Roma, 1560). Vésale avait donné là une base solide à toute l’anatomie moderne. Parmi les contemporains, élèves ou successeurs immédiats de Vésale, citons Bartolomeo Eustachi (v.1500–1574), découvreur de la «â•¯trompe d’Eustache╯», Fallope [Gabrielle Fallopio] (1523–1562), qui a contribué à la connaissance de l’oreille, Realdo Colombo (1515–1559), élève puis successeur de Vésale à Padoue. C’est un élève de ce dernier, Andrea Cesalpino (1519–1603), physiologiste et botaniste, qui introduit en 1559 dans le vocabulaire médical le terme de circulatio. La circulation pulmonaire avait été pressentie, semble-t-il, par Michel Servet, que ses opinions théologiques menèrent au bûcher en 1553. Progrès de la chirurgie Au début du siècle, Jean de Vigo, chirurgien du pape Jules II, avait écrit une Practica in arte chirurgica copiosa. Sa publication à Rome en 1514 fut suivie de nombreuses rééditions, de traductions (De Vigo en françoys… par Nicolas Godin, Lyon, 1525). On compte au moins vingt et une éditions de la Chirurgie de Vigo de 1514 à 1543. A Strasbourg, le Feldbuch der Wundartzney de Hans von Gersdorf (1517) est un des premiers traités de valeur écrits en langue vulgaireâ•›; il sera réédité maintes fois durant tout le siècle, traduit en hollandais et en latin. L’édition originale est illustrée de ving-trois gravures sur bois représentant les unes des opérations, les autres des instruments chirurgicaux. Guy de Chauliac reste pour beaucoup de chirurgiens le maître, le
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célèbre «â•¯Guidon╯», dont on traduit la Chirurgia magna en vulgaireâ•›; l’édition de Lyon, 1538, du Guidon en françoys est révisée par Jean Canappe. A Paris, Jean Tagault, ex-doyen de la Faculté de médecine, apprenant en 1541 que François Ier voulait fonder une chaire de chirurgie au Collège de France, entreprit un ouvrage sur cette discipline. Son espoir sera déçu. Le premier titulaire de la chaire, nommé en 1542, fut le Florentin Guido Guidi [Vidus Vidius]. L’oeuvre de Tagault, De chirurgica institutione libri quinque, parut à Paris en 1543 et en français à Lyon en 1549. Guidi publia en 1544 sa Chirurgia e graeco in latinum conversa, qui réunit des textes traduits d’Hippocrate, de Galien et d’Oribase. Une version française de Guidi par François Lefèvre s’intitulera Les anciens et renommés aucteurs de la médecine et chirurgie, Lyon, 1555. Le grand chirurgien du temps fut Ambroise Paré (1510–1590). Né en Mayenne, apprenti barbier-chirurgien à Vitré, il vient ensuite à Paris, où il passe trois ans (1533–36) à l’Hôtel-Dieu en qualité de «â•¯compagnon-chirurgien╯». Là, il assiste à des opérations, des autopsies, des dissections. Il projette alors d’écrire une «â•¯anatomie en français╯» à l’intention des barbiers-chirurgiens qui, comme lui, ignorent le latin. Mais son expérience va s’accroître notablement lorsqu’il devient chirurgien militaire. En 1536, au Piémont, il fait sa première découverte. L’usage était de stériliser les plaies faites par arme à feu avec de l’huile bouillante. Un jour, faute d’huile, Paré se résigna à traiter une plaie avec un simple onguent. Ce traitement, contraire aux normes enseignées, se révéla à la fois moins douloureux et plus efficace. Le fer rouge était très employé pour cautériser les plaies. Paré l’évite autant qu’il peut, procédant à des lavages d’eau et de vin, faisant pour le reste confiance à la nature. Après une amputation, au lieu de la cautérisation au fer rouge, Paré prône la ligature des artères, usage qui s’introduira peu à peu en chirurgie. Il mettra fin également à la pratique de la castration avant l’opération des hernies. Devenu «â•¯maître barbier-chirurgien╯» en 1541, Paré suit M. de Rohan au siège de Perpignan, M. de Vendôme devant Hesdin. Après quoi, chirurgien du roi, il est de toutes les guerres jusqu’au traité du Cateau-Cambrésis (1559). Dès 1545, il avait publié chez Vivant Gaulterot, à Parisâ•›: La méthode de traicter les playes faictes par hacquebutes et aultres bastons à feuâ•›; et de celles qui sont faictes par fleches, darz et semblablesâ•›: aussi des combustions spécialement faictes par la pouldre à canon. Cet in-8 en français, illustré de quarante et une gravures sur bois, constituait un manuel précieux pour les chirurgiens militaires. Une seconde édition augmentée en 1551, réimprimée l’année suivante, témoigne de son succès. Dans l’intervalle, Paré n’avait pas oublié son goût pour l’anatomie. Un petit volume paru en 1549 n’était qu’un prélude à son Anatomie universelle du corps humain, Paris, Le Royer, 1561. Ambroise Paré mourra octogénaire en 1590, après avoir servi quatre rois de Franceâ•›: Henri II, François II, Charles IX et Henri III. Pour lui, il n’y avait pas de frontières réelles entre la chirurgie et la médecineâ•›; d’où la hargne de certains médecins dénonçant ses empiétements. Outre la chirurgie proprement dite, Paré s’est intéressé aux maladies infectieuses, à la gynécologie et à l’obstétrique. Il écrira La méthode curative des playes et fractures de la teste humaine (1562), Dix livres de chirurgie avec le Magasin des instrumens nécessaires à icelle (1564), un Traité de la peste, de la petite verolle et rougeole (1568), Cinq livres de chirurgie (1572), Deux livres de chirurgie (1573). L’ensemble sera repris dans Les Oeuvres de M. Ambroise Paré (1575), véritable monument de la chirurgie française au XVIe siècle, qui méritera aux yeux des contemporains une consécration finaleâ•›: sa traduction en latin (Opera Ambrosii Parei…) en 1582.
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Anatomistes et chirurgiens ont collaboré pour réaliser des membres de remplacement à l’usage des amputésâ•›: jambes et brasâ•›; de même, pour les blessés de la face, des dentiers et des yeux artificiels. Leur connaissance accrue de l’anatomie permet aux chirurgiens de tenter avec de meilleures chances de succès l’opération césarienne, sur laquelle François Rousset, un ami d’Ambroise Paré, écrit le premier livre vraiment classique. La pharmacie La profession de pharmacien avait reçu une véritable charte dès le XIIIe siècleâ•›: ce sont les édits publiés de 1231 à 1240 par l’empereur Frédéric II. Leurs principes étaient acceptés à peu près dans tout l’Occident. L’un d’eux séparait nettement le métier de pharmacien de la profession médicale, interdisant toute association pécuniaire entre le pharmacien et le médecin. Un autre décret instituait un strict contrôle des drogues par les autorités. Un troisième exigeait de l’apothicaire le serment de faire ses préparations de façon uniforme, sans s’écarter des normes établies. Au XVIe siècle, dans les villes, ont proliféré les pharmacopées officiellesâ•›: Barcelone (1535), Séville (1545). En 1546, Nuremberg prend comme pharmacopée municipale le Dispensatorium pharmacopolarum de Valerius Cordus. Ce genre d’ouvrages donnait la liste des médications autorisées, dont le pharmacien devait se procurer les élémentsâ•›; mais seuls les médecins avaient le droit de prescrire la composition et la force des remèdes, en s’aidant au besoin de livres comme celui de Sylviusâ•›: Methodus medicamenta componendi et ab aliis composita expendendi ac judicandi (1541). Les pharmacies privées, en nombre limité, sont incorporées en guildes ou corporations. Elles se trouvent parfois en concurrence avec les pharmacies installées dans les monastères ou les hôpitaux voisins. En 1559, les pharmaciens de Barcelone recevant l’ordre de distribuer gratuitement des remèdes aux pauvres, comme le faisaient les dominicains de Sainte-Catherine, protestèrent auprès du pape. À l’époque de la Réforme beaucoup de pharmacies conventuelles ont disparu en même temps que leur communauté. D’autres se sont commercialisées. Nombre de médicaments, en effet, ont gardé longtemps le nom des religieux qui les produisaientâ•›: poudre des Jésuites, baume des Capucins, élixir des Chartreux. Les procédés pharmaceutiques de la distillation, de la décoction et de la macération donnent naissance à des parfums et des liqueursâ•›: les Dominicains de Florence ont manufacturé dès 1508 des eaux de toiletteâ•›; en 1534, François Ier déguste et met à la mode la Bénédictine produite par les moines de Fécamp. Botanistes La pharmacologie médiévale, héritée de la tradition gréco-romaine revue et augmentée par les Arabes, reposait pour une bonne part sur des traitements par les plantes, avec quelques recettes usant d’ingrédients animaux et minéraux. Dès ses débuts, l’imprimerie va multiplier les «â•¯herbiers╯» – illustrés à partir de 1483 – pour guider les botanistes et leur permettre d’identifier les espèces médicinales. Le plus notable de ces ouvrages était le Gart der Gesundheit ou Herbarius zu Teutsch (1485). Une version augmentée, avec des sections animale et minérale, avait paru sous le titre Hortus sanitatis en 1491. L’Hortus est publié en français à Paris vers 1500 (Le grand
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Herbier en françois) et en anglais à Londres en 1526 (Grete Herbal). Bientôt les illustrations paraissent insuffisantesâ•›; entre 1534 et 1544, Luca Ghini, de Bologne, fut le premier, semble-t-il, à dessécher les plantes dans un but d’utilité scientifique. Le XVIe siècle est riche de grands botanistesâ•›: Otto Brunfels, Leonhart Fuchs, Rembert Dodoens…â•›; les jardins botaniques privés ou universitaires se multiplientâ•›; dans les universités, des chaires sont consacrées aux «â•¯simples╯», ce qui comprend, non seulement les plantes médicinales, mais tous les éléments premiers des compositions pharmaceutiques. Quelques plantes exotiques venant d’Amérique ou d’ExtrêmeOrient apparaissent avec le siècleâ•›; la plus notable est le gaïac officinal, dit «â•¯bois de vie╯»â•›; mais c’est beaucoup plus tard qu’on importera le cinchona [quinquina], le baume de tolu, le tabac… Le naturaliste Pierre Belon (1517–1565) élargit et précise la connaissance des plantes du ProcheOrient dans les Observations de plusieurs singularitez et choses mémorables (1553) qu’il a rapportées de ses voyages. Dioscoride L’hellénisme du temps est marqué par la large diffusion des cinq livres de Dioscoride, rétablis dans leur authenticité par les traductions latines qu’en a fait Jean Ruel à partir du grec (Paris, 1516). Cette materia medica est à son tour traduite dans plusieurs langues vulgaires. Pietro Andrea Mattioli publie en 1544 la première version italienne, rapidement rééditée avec des commentairesâ•›; le traducteur enrichit le texte de connaissances nouvelles et donne souvent les synonymes d’un même mot en grec, arabe, allemand et français. Rien qu’à Venise, dit-on, le livre de Mattioli se vendit à 32.000 exemplaires. Celui-ci, toutefois, ne fut pas le seul commentateur de Dioscoride. Valerius Cordus (1515–1544), auteur d’Annotationes in Dioscoridis de materia medica libros (Francfort, 1549â•›; Paris, 1551â•›; Strasbourg, 1561), a laissé aussi le dispensatorium (1546) – cité plus haut – qui l’ont fait saluer comme un des pères de la pharmacie. Amatus Lusitanus (1511–1568), juif portugais exilé, publia à Venise en 1553 et à Lyon en 1558 des commentaires (In Dioscoridis…de materia medica… enarrationes) qui déchaînèrent, entre Mattioli et lui, une virulente controverse. Paracelse Cette pharmacie de tradition grecque et arabe, foncièrement botanique, va être perturbée par un étrange personnageâ•›: Paracelse. Traité de fou, de charlatan, d’illuminé, il n’en reste pas moins un précurseur de la médecine et de la pharmacie modernes. Paracelsus [Philippus Aureolus Theophrastus Bombastus von Hohenheim] (1493–1541), né près de Zurich, a eu très tôt des contacts par son père médecin et son enfance à Augsbourg, avec le milieu des mineurs et l’extraction des minéraux. Il entend parler d’or, d’argent, d’étain, de mercure, d’alun, de sulfate de cuivre. Son père lui donne des notions d’alchimie. A partir de quatorze ans, ses vagabondages le conduisent d’université en universitéâ•›: Bâle, Tübingen, Vienne, Wittemberg, Leipzig, Heidelberg, Cologne. C’est sans doute à Vienne qu’à dix-sept ans il devient bachelier en médecine. Il déclare avoir obtenu le doctorat à Ferrare en 1516, sans qu’on en ait la preuve. On connaît mal les détails de ses voyagesâ•›; il aurait parcouru toute l’Europe, la Russie, l’Orient. On sait qu’il a été chirurgien aux armées, en particulier en Italie en 1521.
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A l’en croire, il a guéri une multitude de patients, dont «â•¯dix-huit souverains╯», de maladies jugées incurables. Quand il se retire en 1524 à Villach, en Suisse, on parle de lui comme du «â•¯Grand Paracelse╯». En 1527, il traite avec succès à Bâle l’imprimeur humaniste Froben menacé d’amputationâ•›; il est alors invité par la ville à donner des cours publics de médecine. Son premier cours fait scandaleâ•›: il le donne en allemand, non en latin, et sous les applaudissements de son auditoire il commence par jeter au feu des exemplaires de Galien et d’Avicenne. Son triomphe ne durera qu’un an. Rebelle à toute tradition, violent, insolent, il suscite à Bâle tant d’animosité qu’il doit s’enfuir nuitamment et retourner à sa vie errante. Mais l’ouvrage qu’il publie en 1536, Die grosse Wundartznei, avidement lu, lui apporte richesse et considération. En 1541, il mourra mystérieusement dans une auberge de Salzbourg à l’âge de 48 ans. Paracelse rejette toutes les théories établies. Il ne croit ni à la pathologie des humeurs de Galien, ni aux quatre éléments d’Aristote. A leur place, il propose trois principes, liés chacun à certaines propriétésâ•›: le sel (stabilité et solidité), le mercure (liquidité et volatilité) et le soufre (combustibilité). Sans être hostile aux remèdes végétaux, Paracelse use volontiers de minérauxâ•›: antimoine, plomb, cuivre, fer, arsenic. Il déclare que la maladie des mineurs, la silicose, est causée par des émanations du minerai et non par des lutins malfaisants. Pour guérir la syphilis, dont il a fait une description exacte en 1530, il prescrit le mercure en traitement interne. Son remède secret, agent de ses cures miraculeuses, était probablement le laudanum (teinture d’opium). À travers un fatras d’idées occultes, Paracelse a introduit la chimie dans la médecine. Lointain précurseur de la chimiothérapie, il l’a été aussi de l’homéopathieâ•›; donné à petites doses, dit-il, «â•¯ce qui rend un être malade peut aussi le guérir╯». Après la mort du «â•¯maître╯», le nombre de ses disciples ne cessera d’augmenter. La plupart seront allemands, mais en Angleterre et surtout en France des conflits vont éclater entre ses partisans et ses adversaires, dressant parfois l’une contre l’autre des facultés entières, Montpellier paracelsienne contre Paris galéniste. Plus d’une pharmacopée du siècle suivant, alliant les deux courants, se qualifiera de «â•¯pharmacopée galénique et chimique╯». *** Au milieu du XVIe siècle, la pharmacie englobe un énorme amas de remèdes, dont certains ont des effets incontestables (purgatifs, émétiques, fébrifuges, etc.). Mais d’autres ne valent que par le poids de la tradition ou de l’autorité. On soigne encore à l’↜«â•¯or potable.╯» Des patients réclament à Ambroise Paré de la «â•¯licorne╯» (corne de narval) ou de la «â•¯mumie╯» (fragment de cadavre embaumé, le plus vieux possible). Le «â•¯bezoar╯» (concrétion trouvée dans des estomacs de ruminant) a des pouvoirs merveilleuxâ•›: simplement attaché à une coupe, il protège contre le poison qu’elle pourrait contenir. La «â•¯thériaque╯» – une panacée ou presque – exige, selon certaines recettes, le savant mélange d’une centaine de substances les plus hétéroclites.
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La plupart des maladies courantes à l’époque sont encore bien connues de nos joursâ•›: influenza, rougeole, varicelle, coqueluche, scarlatine, typhus, typhoïde, tuberculose, etc. Parmi celles qui frappaient l’imagination au XVIe siècle, une des plus alarmantes était la «â•¯petite vérole╯»â•›; on sait que, transportée en Amérique, elle a anéanti en masse les populations des îles et du continentâ•›; elle restera redoutable jusqu’à la pratique de l’inoculation au XVIIIe siècle et finalement son éradication sous le nom de «â•¯variole╯» en 1970. La lèpre persiste, peu contagieuse, mais d’aspect affreux. C’est la peste qui a semé la pire terreur à partir de la «â•¯Grande peste╯» du milieu du XIVe siècle. Le mot s’applique, en fait, à toutes les graves épidémies. Dans les villes, existent des «â•¯conseils de peste╯» pour décider, en cas d’alerte, de mesures d’isolement et d’hygiène. D’autres maladies ont des identités plus douteuses, tel le «â•¯feu Saint-Antoine╯» (érysipèleâ•›?) ou la «â•¯suette anglaise╯» (sudor anglicus) qui, après avoir ravagé l’Angleterre de 1478 à 1553, semble s’être éteinte d’elle-même. Une nouvelle maladie, la vérole, a fait son apparition au tournant du siècle. Son origine américaine est possibleâ•›; elle aurait été rapportée par un marin de Christophe Colomb. Pendant le conflit franco-espagnol pour la possession du royaume de Naples (1493–94), elle frappa les troupes avec une telle virulence que la France dut abandonner la campagne. D’abord nommée mal napolitain, elle fut disséminée dans toute l’Europe par les mercenaires allemands, suisses, hongrois, polonais, anglais de retour dans leur pays, appelée partout mal français, sauf en France où l’on voyait dans cette expression une insulte. Le Français Auger Ferrier l’appelle mal espagnol dans le recueil de textes qu’il lui consacre en 1558â•›: De pudendagra lue hispanica. C’est un poème de Fracastor (Syphilis vel morbus Gallicus, 1530) qui donna à la vérole son autre nomâ•›: la syphilis. Fracastor [Girolamo Fracastoro] (1478–1553) était un de ces génies universels dont la Renaissance présente d’illustres exemples. Il fut astronome, géologue, poète. En médecine, son De contagione et contagiosis morbis (1546) explique la contagion par le passage d’un corps à l’autre de seminaria, corpuscules invisibles, précurseurs hypothétiques de nos germes. Beaucoup de médecins se sont, comme lui, intéressés à la syphilis, pour la décrire (elle a d’abord été confondue avec d’autres maladies vénériennes) ou pour la guérir. On préconise d’abondantes sudations, les onguents au mercure déjà employés contre la lèpre. Ulrich von Hütten conseille dès 1509 le bois de gaïac. Paracelse prescrivit hardiment d’introduire les compositions mercurielles dans l’organisme. Luca Ghini essayera aussi avec un succès relatif le gaïac et la salsepareille. *** Au milieu du XVIe siècle, la médecine bénéficiait de la liberté, propre à la Renaissance, de réviser les idées traditionnelles. Elle en a tiré avantage de façon très inégale. Les progrès de l’anatomie constituent son avance la plus éclatante. Grâce aux dissections et aux travaux des grands anatomistes, on aura désormais une vue du corps humain exacte dans son ensemble, constituant une base solide pour des observations plus fines. La connaissance des structures est alors meilleure que celle des fonctionsâ•›: la physiologie sera plus lente à se développer. Ce n’est pas avant 1628 que le système de la circulation sanguine, partiellement entrevu par Servet et par Colombo, sera clairement exposé par William Harvey.
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La chirurgie a acquis ses lettres de noblesse. Les initiatives d’Ambroise Paré ouvrent la porte à une chirurgie intelligente qui, dans la mesure du possible, évite la brutalité et fait confiance aux processus naturels. La pharmacie, encore lourde de formules archaïques, a été bouleversée et en partie rénovée par le choc paracelsien. Au total, l’époque au cours de laquelle émergent à la fois les noms du Belge André Vésale, du Français Ambroise Paré et du Suisse Paracelse représente une étape mémorable dans l’histoire de la médecine européenne.
«â•¯Naturalistes╯» Andrea Ubrizsy Savoia La Renaissance avait déjà constaté, puis adopté le grand amour du monde classique et de ses écrivains à l’égard de la nature. Cet amour était documenté par une abondance de textes sur l’histoire naturelleâ•›; et c’est en imitant ceux-ci que les humanistes firent renaître les études des plantes et des animaux. Les prenant également pour modèles d’où tirer des enseignements sur la vie quotidienne, ils surent transformer l’étude du monde antique en une force culturelle. Il ne s’agissait pas uniquement, pour eux, d’étudier et d’examiner des textes tombés dans l’oubli au cours du Moyen Âge, mais d’une volonté d’établir un rapport significatif de communication avec leurs illustres prédécesseurs. La résurgence d’un intérêt pour la civilisation du monde antique offrait aussi un vigoureux stimulant à l’étude des plantes et des animaux. Le renom d’auteurs tels qu’Aristote, Virgile et tant d’autres que le Moyen Âge avait lus mais acceptés seulement à la lumière de sa pensée religieuse, était plus prestigieux que jamais. Leur méthodologie était également acceptée, du moins dans la mesure où elle consistait à encourager l’observation directe des organismes vivant dans la nature. Mais l’autorité des manuscrits anciens se mit à perdre du terrain, que ce fût celle des auteurs de l’Antiquité ou celle de leurs interprètes dogmatiques médiévaux, dès que les humanistes commencèrent à découvrir les inconséquences majeures entre écrits classiques et réalité observable. Pour nous, aujourd’hui, cette divergence est évidenteâ•›: les philosophes-naturalistes du monde antique avaient pour terrain d’observation les zones géographiques appartenant au climat méditerranéen, tandis qu’au XVe siècle et au cours des premières décennies du XVIe les botanistes, médecins ou spécialistes en botanique appartenaient à des régions situées vers la limite de cette aire méditerranéenne et il leur fallait constater des divergences dues en partie à des facteurs bioclimatiques tels que nous les connaissons et définissons aujourd’hui. Les savants italiens commencèrent par cette vérification des sources anciennes, dont ils reconnaissaient pleinement l’autorité, et la poursuivirent par l’examen critique des traducteurs médiévaux. Ils inaugurèrent ainsi, ou pour mieux dire, ils renouvelèrent, à la suite de Pline, la période philologique en matière de médecine y compris la botanique, où il s’agissait de reprendre les textes grecs originaux, et de corriger les erreurs de leurs interprètes arabes-latins. Ange Politien (1454–94) avait montré que grâce à l’accès récent aux manuscrits grecs, qui ouvrait la voie à la connaissance progressive de la langue grecque des Anciens, on allait pouvoir remplacer les versions médiévales, ce qui permettrait de trouver la correspondance précise entre la terminologie scientifique des Grecs et des Latins dans l’Antiquité. Il fallait dans ce but opposer à la tradition universitaire les recherches humanistes en la matière et en particulier démontrer l’invalidité des traducteurs arabes, «â•¯barbares╯» qui avaient transmis d’une manière erronée les écrits des médecins grecs anciens. Politien et Niccolò da Lonigo, dit Leoniceno (1428–1524) étaient d’accord sur ce point mais Leoniceno s’écarta de Politien par sa critique de Pline, sur la base d’expériences pratiques réalisées par lui personnellement, à la différence du modèle uniquement philologique. Plusieurs éditions parurent de son De Plinii, & plurium aliorum medicorum in medicina erroribus opus primum Angelo Politiano dedicatum (Ferrare, 1509). Ermolao 434
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Barbaro (1454–93), vénitien, répondit à sa critique de Pline d’un point de vie philologiqueâ•›; sa méthode consistait en disquisitions grammaticales et en une critique historique des sources porteuse d’une nette distinction entre la réalité et les connaissances provenant des manuscrits anciens (cf. Ubrizsy Savoia, 2000a). Barbaro était un diplomate lettré, Leoniceo un praticien des sciences de la vie et un médecin savant en matière de plantes médicales. Barbaro admettait les fautes d’interprétation commises par Pline dans son Historia naturalis et mises en évidence par Leoniceoâ•›; mais il en attribue la responsabilité aux traducteurs arabes, aux copistes et aux curateurs des commentaires. L’oeuvre de Pline fut ensuite l’objet de plusieurs commentaires y compris ceux de Zikmund Hrubý z Jelen (1497–1554), humaniste de Pragueâ•›; et du médecin vénitien Francesco Massari dans In nonum Plinium de naturali historia librum castigationes & annotationes (Bâle, 1537) où il est surtout question de poissons et d’organismes marins. A partir de cette initiative on vit se développer une tendance nouvelle dépassant cette phase «â•¯philologique╯» de la botanique médicale. Plutôt que de s’isoler dans l’ambiance protectrice des bibliothèques et de se contenter, à l’abri des universités, d’ une lecture stérile des manuscrits médiévaux, on commença en Italie à comparer les différentes espèces de plantes médicinales recueillies au cours d’excursions botaniques avec celles décrites par les manuscrits. Mais les temps n’étaient pas encore mûrsâ•›: lorsque survenaient des divergences entre une expérience issue de l’observation directe et les dogmes tirés des manuscrits, on préférait encore résoudre l’impasse en imposant un rapport d’homogénéité entre les nouvelles espèces trouvées dans la péninsule (et ailleurs) et celles n’existant que dans les terres connues des Grecs anciens (Péloponèse, Asie mineure, Proche-Orient), malgré les évidentes différences constatées. Mais ces divergences n’étaient point acceptées par certains savants désireux plutôt d’étendre le domaine de leurs propres expériences en se joignant aux excursions botaniques en Europe d’abord, puis, à la suite des grandes découvertes géographiques, également en Asie, en Afrique et en Amérique. Les oeuvres botaniques écrites durant cette période, bien que riches en références et citations d’auteurs anciens comme garants et sources de prestige, faisaient état d’ un nombre croissant d’espèces nouvellement trouvées en Europe et à l’extérieur de l’Europe. Nous retrouvons l’activité de Leoniceno et de son élève Giovanni Manardo de Ferrare, qui combinait la critique philologique avec la pratique empirique de l’expérience directe. Disposant d’un bagage de connaissances philologiques riche et solide de type généralement «â•¯renaissant╯», ils surent se soustraire aux pratiques médicales d’orientation lourdement magique-astrologique. Ces pratiques scrutaient et interprétaient les mouvements des planètes et des constellations afin d’en tirer des explications concernant les phénomènes du monde tant animé qu’inanimé, depuis la météorologie jusqu’â la médecine, en passant par les plantes et les animaux. La correspondance entre les planètes et les êtres vivants sur la Terre était au centre de cette vision du monde vu à la fois comme microcosme et comme macrocosme. Dans cette perspective la propriété thérapeutique n’était pas une propriété spécifique (et, comme elle le sera plus tard dans le siècle, scientifiquement constatable) de telle planteâ•›; selon la vision magique-astrologique une plante peut acquérir telle propriété thérapeutique sans aucune raison tangible et en vertu de la seule présence de telle constellation, dont Dieu est en tout état de cause le seul manipulateur. Cette vision du monde avait créé en botanique également une orientation et une période magique-astrologique. Leoniceo et Manardo comptent parmi les opposants les plus convaincus de la magie naturelle et de la Cabale.
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Ce n’est pas par hasard que deux des disciples de Leoniceno, Manardo et Calcagnini, ont écrit des «â•¯Epistole╯» (correspondant aux «â•¯Newsletters╯» scientifiques de nos jours) au lieu du «â•¯Commentarium╯» de tradition médiévale. Giovanni Manardo (1462–1536) était un élève de Leoniceo en médecine à l’université de Ferrare et il y devint plus tard son collègue. Il se détacha de plus en plus des dogmes des auteurs anciens et de l’interprétation exclusive de leurs oeuvresâ•›; et commença à construire l’étude des causes et de la nature des maladies sur la base de ses propres observations. La notion antique selon laquelle la connaisance provient des livres (et de l’inspiration divine) commençait à céder du terrain à celle d’une connaissance fondée sur l’expérience pratique mue par la curiosité. Manardo fut le médecin personnel de Giovanni Pico della Mirandola (1463–99), de Ladislas II, roi de Bohême (1513) et du roi Louis II de Hongrie (1518–19). Il parle de cette seconde période dans ses lettres publiées à Ferrare en 1521 sous le titre d’Epistolae Medicinales, puis à nouveau sous une forme intégrée en 1529. Sa méthodologie est celle de l’observation directe, refusant l’utilisation de l’astrologie, pourtant de rigueur à cette époque, pour guérir les maladies et expliquer leur apparitionâ•›; et il répudie les écrivains arabes traducteurs de Dioscoride, les qualifiant de «â•¯barbares╯» pour avoir transmis d’une manière erronée les écrits des médecins grecs anciens. Il était disciple de Dioscoride (Valderas, 1997)â•›; surmontant l’argumentation philologique, il mit en lumière les nombreuses erreurs d’interprétation commises par les Arabes dans la transcription des textes grecs. Il fut le premier à utiliser le terme anthera, c’est-à-dire anthère pour indiquer la partie terminale, gonflée, de l’étamine, organe mâle de la fleur contenant le pollen. Il était en contact étroit avec un autre Italien, également camarade d’études, puis professeur à l’Université de Ferrare, Calcagnini Celio (1479–1541), un des nombreux humanistes qui à la suite de l’âge d’or de la Renaissance «â•¯italienne╯» en Hongrie coïncidant avec le règne de Matthias Corvin continuèrent à séjourner dans ce pays après la mort du roi (1480). La première description botanique d’une plante spontanée originaire de Hongrie fut publiée par Calcagnini dans ses Opera aliquot en une édition posthume préparée par Antonio Musa Brasavola en 1544 (Ubriszy Savoia 2002). Antonio Musa Brasavola (1500–55), ainsi que Manardo, Pic de la Mirandole, Pietro Bembo parmi d’autres personnages illustres dans le domaine de la littérature, de la médecine et des sciences naturelles humanistes, étaient élèves de Leoniceo à l’école de médecine de Ferrare. Parmi eux, Brasavola parvint à formuler une opinion tout à fait iconoclaste en affirmant, dans son Examen omnium simplicium medicamentorum, publié à Rome en 1536 et à Leyde en 1537, que Dioscoride, Théophraste et Pline avaient décrit moins d’un dixième des plantes existant dans le monde d’alors. Pour cette raison, il n’acceptait pas les dogmes médiévaux concernant les auteurs anciens, à qui il emprunte uniquement la méthode empirique, l’étude directe. Il était déjà auteur de monographies concernant certaines plantes médicinales rares comme par exemple In hoc opere contenta Ant. Musae De herba vetonica liber I, L Apulei De medicaminibus herbarum liber I. per Gabrielem Humelbergium Rauenspungensem, archiatrum Isinensem, recogniti ed emendati, adiuncto Commentariolo eiusdem (édité par Gabriel Hummelberg en 1537). Au contraire, en ce qui concerne la majorité des auteurs contemporains, la tradition continue à prédominerâ•›: un des premiers et plus célèbres commentateurs de Dioscoride fut le florentin Marcello Virgilio Adriani (1464–1521), qui (1518) utilise l’interprétation de Dioscoride par Pline. La tradition plinienne est poursuivie par Francesco Massari (1537) dans le domaine des poisons.
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On continue à imprimer des ouvrages de médecine botanique très semblables les uns aux autres traitant de plantes médicinales, c’est-à-dire de simplesâ•›; il s’en publie beaucoup un peu partout en Europe, tant en latin qu’en langues vulgaires. A titre d’exemples nous pouvons citer, en Allemagne, de Johannes Dantz les Tabulae simplicium medicamentorum, quae apud Dioscoridem, Galenum et Plinium sunt… Quas aliae consequuntur tabule. De simplicium medicamentorum facultatibus (Bâle, 1543). Gualtherius Herminius Ryff (nom dont l’orthographe peut êtreâ•›: Riff, Reiff, Rivius, Riffus Walther, et qui est également connu sous le pseudonyme d’Apollinaris Quintusâ•›!) donne un commentaire de Pline dans In Caii Plinii Secundi naturalis historiae (Würzburg, 1548)â•›; pour ce livre Ryff copie In omnes C. Plinii secundi naturalis historiae d’Étienne de Laigue (Paris, 1539)â•›; Bernardus Dessennius de Kronenburg publie De compositione medicamentorum hodierno aevo apud pharmacopolas passim existentium, et quo artificio eadem recte parari queant, cum simplicium atque aromatum…expositionibus (Francfort, 1555). En Italie, on voit paraître Methodi cognoscendorum simplicium libri tres de Bartolomeo Maranta (Venise, 1559). Du côté de la France, c’est l’humaniste médecin Symphorien Champier qui publie des traités latins de botanique médicaleâ•›: Rosa gallica en 1514, Campus Elysius Galliae…in quo sunt medicinae compositae, herbae et plantae virentes en 1533, Gallicum pentapharmacum Rhabarbaro, Agarico, Manna, Terebinthina et Sene Gallicis constans en 1534, proposant des plantes locales au lieu d’espèces exotiques pour remédier aux maladies survenant en France. La tradition aristotélicienne (du moins considérée comme telle – il s’agit en fait d’une traduction par Nicolas Damascène d’un texte pseudo-aristotélicien) reste vivante, interprétée par Jules-César Scaliger (Giulio Bordone, ou Bordoni, Scaligero, della Scala, 1484–1558)) dans In libros duos, qui inscribuntur de Plantis, Aristotele auctore (Paris, 1556). Scaliger fait remarquer combien il est difficile de faire coïncider les plantes qui poussent en Europe avec les descriptions des textes anciens, à cause des variations régionales et climatiques. La tradition de la Materia medica de Dioscoride connaît une époque de gloire. Le médecin-botaniste français Ruelius ou Ruel (Jean de la Ruelle, 1474â•›?–1537) la traduit en 1516â•›: De medicinali materia libri quinque (Paris). A la suite de cette traduction parurent de nombreuses interprétations fondées sur la traduction de Ruelâ•›; par exemple le Pedacii Dioscoridis Anazarbei de medicinali materia libri nove Ioane Ruellio interprete (Bologne, 1526) et le P. Dioscoridae pharmacorum simplicium reique medicae libri VIII, Io Ruellio interprete (Strasbourg, 1529), édité par Otto Brunfels. L’oeuvre originale de Ruel est le De natura stirpium (1536) enrichi de commentaires critiques sur les écrits de Dioscoride. Dans la formulation de ses commentaires Ruel utilise en premier lieu le De re rustica ainsi que les oeuvres de certains contemporains tels que Leoniceno qu’il considère le plus important, parce que les affirmations de ce savant italien se fondent sur son expérience personnelle et sur sa propre observation du réel. Dans l’introduction il accepte l’importance des auteurs anciens, mais affirme que le médecin doit avant tout connaître les espèces de plantes médicinales que lui fournit son propre paysâ•›; et celles-ci ne doivent pas seulement porter les noms grecs, latins et arabes que leur ont donnés les auteurs anciens, mais ceux par lesquels elles sont connues dans les langues vulgaires. Cet ouvrage était dépourvu d’illustrations, tandis que le Pedanii Dioscoridis Anazarbei, de medicinali materia libri sex Ioanne Ruelli…interprete publié à Francfort en 1543 contient des figures qui sans être originales sont de bonne qualité. Pietro Andrea Mattioli avait en partie basé sur ces travaux par Ruel ses célèbres Commentarii in Dioscoridis édités à partir de 1544.
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Il ne nous est pas loisible d’énumérer toutes les éditions qui adoptèrent plus ou moins exactement le texte de Dioscoride, avec ou sans commentaires, en diverses langues, et sous des titres plus ou moins semblables. Citons le Pedanii Dioscoridis Anazarbei, de medica materia libri sex, Accesserunt priori editioni Valerii Cordi simesusii annotationes doctissimae in Dioscoridis de Medica materia libros. Euricii Cordi simesusii indicium de Herbis et simplicibus medicinae (Francfort, 1549) par Ryff avec annotation par Euricius Cordus et son fils, Valerius Cordusâ•›; et une édition traduite en espagnol par le médecin Andrés de Laguna de Segoviaâ•›: Pedacio Dioscorides Anazarbeo acerca de la materia medicinal y de los venenos mortiferosâ•›: traducidos de lengua griega en la vulgar castellana (Anvers, 1555). Bien que le premier recueil de plantes imprimé et reconnu en Angleterre fût l’herbier édité en 1525 par Richard Banckes (désigné comme Banckes’ Herbal), texte médiéval d’un auteur inconnu et dépourvu d’illustrations, c’est à William Turner (c. 1510–1568) que l’on doit le premier véritable herbier, Libellus de herbaria novus (1538) ensuite complété par A new herball, wherein are conteyned the names of herbes in greke, latin, englijsh, duch, frenche, and in the potecaries and herbaries latin, with the properties, degrees and naturall places of the same (Londres, 1551). Celui-ci eut pour résultat un effort notable en matière de nomenclature et d’évaluation critique à l’égard des nombreuses inconséquences commises par les auteurs anciens dans leurs écrits botaniques. Les figures contenues dans ce livre sont des copies du De historia stirpium (1542) de Leonhart Fuchs. Turner, devenu «â•¯père de la botanique anglaise╯» ouvrait ainsi dans son pays une ère nouvelle dans l’étude des plantes et de leur nomenclature. Oeuvres botaniques traditionnelles Grâce au nombre croissant d’éditeurs et de typographes dans les différents pays d’Europe à la fin du XVe siècle et à l’aube du XVIe ces oeuvres interprétatives pouvaient désormais être imprimées en de nombreuses copies et réimpressions. Rappelons ici les textes zoologiques d’Aristote et botaniques de Théophraste en latin, tels que De historia plantarum…de causis, sive generatione plantarum… Theodoro Gaza interprete (Bâle, 1534) ou Historiae, cum de natura animalium, tum de plantis et earum causis (Lyon, 1552), basés sur la traduction du philosophe grec Théodore Gaza (1398–1478). Paraissent également des oeuvres de vulgarisation dans les différentes langues, comme par exemple, en italien, Dell’historia delle piante, di Theophrasto libri tre, tradutti nouamente in lingua italiana da Michel Angelo Biondo medico, ouvrage imprimé à Venise en 1549. La tradition transmettant les textes des auteurs grecs tels que Galien et de ses traductions arabes, surtout celle de Heben Mésue (XIIIe siècle) reste vivante également. Elle groupe des livres de recettes et de prescriptions d’antidotes mentionnant également les plantes employées en médecineâ•›; par exemple, l’Universales Joannis Mesue praestantissime et celeberrimi medici Canones..cum Jacobi Sylvij annotationibus…una cum quamplurimis ex Galeni libris de Simplicium medicamentorum facultatibus, imprimé à Bâle en 1545â•›; ou encore les interprétations rédigées sur la base de ces auteurs, tel que l’In antidotarium Joannis filij Mesuae censura. Cum declaratione simplicium medicinarum (Lyon, 1546) par Angelus Palea (Angelo Paglia) et Bartholomaeus ab Urbe Veterum, ou encore le Mesue qui Graecorum ac Arabum postremus medicinam practicam illustravit… Joannis Manardi et Jacobi Sylvii interprete, imprimé à Venise en 1558. Le
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médecin français, d’origine catalane, de François Ier et de Clément Marot, Martin de Sans-Malice (149â•›?–1551) connu comme Akakia (pseudonyme de plusieurs médecins français) traduisit du grec en latin les oeuvres de Galien y compris celle traitant des plantes médicinales et intitulée Synopsis eorum quae quinque prioribus libris Galeni de facultatibus simplicium medicamentorum continentur (Paris, 1555). Même le Liber aggregationis, seu Liber secretorum de virtutibus herbarum, lapidum et animalium quorumdam (Bologne, 1478) d’Albert le Grand (1193–1280) continuait à être lu et fut réédité en 1539 avec comme titre De virtutibus herbarum, lapidum et animalium. Au cours de la tranche chronologique 1520–60, l’étude des plantes et des animaux demeure donc en partie liée aux traditionnels herbiers et bestiaires du Moyen Âge, non plus sous forme de manuscrits, mais imprimés. Parmi les textes exclusivement consacrés à la botanique, l’ Herbarius latinus, fut plusieurs fois réédité. Cet Herbarius, compilation anonyme de sources classiques, arabes et médiévales sur les plantes médicinales, attribué par erreur à Arnaud de Villeneuve (1235–1311) circula sous divers titres, et avec différents incipitsâ•›: Aggregator practicus de simplicibusâ•›: Herbarius in Latinoâ•›; Herbarius Moguntinus (Mayence, 1484)â•›; Herbolarium de virtutibus herbarum. Une de ces rééditions, le Tractatus de virtutibus herbarum, imprimée à Venise en 1509, décrivait cent-cinquante différentes plantes médicinales trouvables en Allemagneâ•›; elle était illustrée de cent-cinquante xylographies très stylisées, sans indications quant à la manière d’identifier ces plantes. D’autres ouvrages aux titres latins fournissaient les noms des plantes en langue allemande. Le texte d’Apulée continuait à être imprimé, sous le titre, par exemple, de De medicaminibus herbarum liber I (Zürich, 1544) Fondé sur l’Herbarius (rappelons l’édition du Herbarius zu teütsch vnd von aller hand Kreüttern de 1502, contenant les noms des plantes en langue vulgaire), un autre courant se fit jour sous la forme d’un Hortus sanitatis (Mainz, 1491) et de ses variantesâ•›: Hortus sanitatis (rappelant l’Ortus sanitatis. De herbis et plantis. De animalibus et reptilibus paru à Venise en 1511, ou encore l’Ortus sanitatis Register. Es ist nieht zu merken Als dis buch vormals uss dem latin in tuetsch gebracht von alen tiere, foglen, Fishe un edlem gestein ist itz nit vnnot auch hinzugesetz von de edlen kreutern uss dem Herbario…un zuuor das register vber de garten der gesuntheit, imprimé à Strasbourg en 1529. Il en parut plusieurs variantes. Le courant du «â•¯Gart der Gesundheit╯» est parfois attribué à Johann von Cube, (Johann Dronnecke ou Wonnecke von Caub ou Kaub ou Cuba, médecin d’Augsbourg qui mourut vers 1504). Son oeuvre dérive du Herbarius zu Teutsch (Mainz, 1485). Une de ses rééditions s’intitule Das kreüter buch oder Herbarius. Das buch von allen kreütern/Wurtzlen vnd andern dingen/wie mans bruchen soll zu gesundheit der menschen von neüwem corrigiert vnd gebessert (Strasbourg 1528). Cet ouvrage n’est écrit ni en grec ni en latin, mais en allemand, ou plutôt en dialecte bavaroisâ•›; il est illustré de trois cent soixante-dix-neuf xylographies, pour la plupart copiées de diverses sources. Ce genre de répertoire des plantes, animaux et minéraux en rapport avec la santé et la vie quotidienne connaît de nombreuses rééditions et fait l’objet de traductions de l’original allemand vers le français, (Le jardin de santé imprimé à Paris en 1539), et vers l’anglais dans des versions illustrées, comme par exemple The Noble Lyfe and Natures of Man, traduit par Lawrence Andrews à partir d’une version flamande et imprimé en 1521. Il y eut des rééditions semblables d’un texte attribué au poète latin Macer Floridus, peutêtre pseudonyme d’Odo de Meung, déjà édité à Naples en 1477 et intitulé De viribus herbarum.
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Le texte attribué à Macer décrit les propriétés médicinales de soixante-dix-sept herbes en hexamètres latins, forme servant probablement d’aide mnémonique aux médecins et pharmaciens. Une de ses transcriptions s’intitule De herbarum virtutibus jam primum emaculatior, tersiorque in lucem editus. Praetereo Strabi Galli hortulus vernantissmus (Bâle, 1527). Sa traduction anglaise est le Macers Herbal, practised by Doctor Lynacro (1530). Szymon de Lowicz (né c. 1512) en édite une transcription en 1532 à Cracovie. Une seconde édition (1537) est accompagnée de Nomenclatura et interpretatio polonica herbarum nostrarum contenant près de 350 noms de plantes en latin et en polonais. Le Suisse Anton Schneeberger publie, également à Cracovie, un Catalogus stirpium quarundam Latine et Polonice conscriptus (1556, 1557). Faisons état également du texte connu comme Le Grant Herbier, dérivant du Circa instans issu de l’école de Salerne (de Matteo Silvatico, des Plateari parmi d’autres) et dont la première édition française fut réalisée par Pierre Metlinger à Besançon entre 1486 et 1488 sous le titre d’Arbolayre, et dont il parut des éditions nouvelles telles que Le Grant Herbier en Francoysâ•›: Contenant les Qualitez, Vertus et Proprietez des Herbes, Arbres, Gommes & Semencesâ•›: Extraict de Plusieurs Traictez de Medecine Comme de Avicenne, de Rais, de Constantin, de Isaac, de Plataire, Selon le Commum Usaige (Paris, 1521). La traduction anglaise en est The Great Herball publié par Peter Treveris (Londres, 1526) et réédité par Thomas Gybson en 1539. Il convient aussi de faire mention d’un exemple tiré de la tradition des textes arabes appartenant au «â•¯Tacuinum sanitatis╯», (de l’arabe Taqwim) brefs livres de recettes parfois illustrés de plantes et d’autres sujets médicaux et alimentairesâ•›; comme par exemple le Tacuini aegritudinum (Argentorati, 1532) de Yahia Ibn Isa Ibn Gazlah ou le Tacuinum sanitatis (Argentorati, 1531) d’Ibn Butlan. Mais ce type de publication était déjà à son déclin, remplacé par les textes centrés sur les plantes médicinales et les connaissances zoologiques et minéralogiques connexes les plus novatrices. La reprise des auteurs anciens pouvait aisément être combinée avec la critique des auteurs arabes et latins, qui au Moyen Âge avaient d’abord été considérés indiscutables, puis sujets à condamnation une fois que leurs erreurs étaient dévoilées. Dans d’autres pays d’Europe les hommes de lettres commençaient également à émuler le respect voué par les Italiens aux études humanistes, fondé sur le culte de la tradition classique. Au cours des premières décennies du XVIe siècle la Renaissance se déplace vers le nord de l’Europe, rendant de plus en plus discutables les résultats de la confrontation entre les textes anciens et l’observation de la nature. Les plantes observées en Europe ne coïncidaient guère, pour la plupart, avec les espèces décrites par les Anciens, espèces que les médecins-botanistes de la première moitié du XVIe siècle avaient tant cherché à retrouver dans leurs pays respectifs… Tout semblait sombrer dans ces diatribes et contradictions entre le monde décrit par les Anciens, désormais choisis comme guides (intellectuels) à suivre, et le monde qui grâce à l’observation directe s’ouvrait devant les savants du début du XVIe siècle. Les espèces végétales décrites par les Anciens n’étaient pas, en géneral, retrouvables dans les différentes contrées, tandis que les espèces qui y étaient observées différaient de celles décrites dans les manuscrits anciens. Etat de choses difficile à saisir à l’époque mais on pouvait avoir recours à la thèse aristotélicienne selon laquelle tout lieu – conçu comme région – ayant un climat particulier, avait ses propres habitants et êtres vivants, caractérisés par cette différence dérivant du climat local. D’une manière générale, les savants des années 1520–60 ont, pour la plupart, contribué à
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démontrer que les notions transmises par l’expérience gréco-latine de l’aire méditerranéenne ainsi que du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord n’étaient pas nécessairement applicables aux régions septentrionales de l’Europe. Cette thèse se trouvait appuyée par les formes de vie animale et végétale dont le monde ancien n’avait pu avoir connaissance. Il était difficile de faire coïncider les espèces décrites par Théophraste et Dioscoride et d’autres Anciens avec celles observées au XVI siècle à cause de l’absence de figures (sauf exceptions notables) dans les manuscrits antiques. Cette absence était agravée par le fait qu’ils étaient volontairement vagues dans la mesure où il s’agissait de plantes communes dans les régions habitées par Dioscoride et Théophraste. L’absence presque totale d’illustrations dans les textes des Anciens (le Materia medica de Dioscoride dans une copie datant d’environ 512 faisant partie du Codex Julianae Aniciae conservé à Vienne faisant exception, car il est illustré) ne pouvait être compensée par les illustrations schématiques du Moyen Âge tardif qui, destinées à véhiculer des significations symboliques, étaient copiées d’un manuscrit au suivant sans confrontation avec la réalité, et réduites à des figures pratiquement méconnaissables. Dans les manuscrits médiévaux la description, c’est-à-dire le texte, constituait la partie prépondérante (sauf dans de rares exemples comme celui du manuscrit du Tacuinum sanitatis o Historia Plantarum de la Bibliothèque Casanatense à Rome (ms. 459) où texte et illustrations sont équilibrés d’une manière exemplaire), l’illustration était éloignée de la réalité et les figures devenaient des représentations symboliques, stéréotypiques, grossières, des espèces décrites dans le texte. La manière médiévale de copier les figures d’un manuscrit à l’autre sans jamais prendre et dessiner la plante elle-même, menait à la perte de toutes les caractéristiques botaniques qu’avait préservées l’Antiquité… Les représentations devenaient de plus en plus approximatives. Perdant graduellement leur fonction pratique, qui consistait à rendre reconnaissables les espèces, les illustrations finissaient par disparaître des manuscrits. A partir du début du XVIe siècle l’illustration commence à assumer sa fonction au sens moderne. Dans le domaine des sciences naturelles la grande innovation fut l’abandon des illustrations schématiques, inutiles lorsqu’il s’agissait d’identifier dans la nature les espèces qu’elles devaient représenterâ•›; elles furent remplacées par des oeuvres de vrais artistes dont le but était de produire des images aussi vraisemblables que possible. Ainsi, l’art renaissant, avec sa volonté de réalisme, poussa les artistes à mieux comprendre tout ce qui touchait à la forme et à la fonction des organismes représentés. Cette innovation, un des signes avant-coureurs de la Renaissance botanique qui (après les premières illustrations par Léonard de Vinci et Albrecht Dürer entre 1520 et 1530) explosa vers le milieu du XVIe siècle, est liée aux noms des trois «â•¯pères allemands de la botanique╯», Otto Brunfels (ca. 1488–1534), Hieronymus Bock (1498–1554), et Leonhart Fuchs (1502–66). Tous les trois oeuvraient davantage du côté de la médecine et plus expressément de la botanique que de la théologieâ•›; et ils étaient liés au protestantisme. L’illustration botanique Entre 1520 et 1560 on peut distinguer, d’une manière génerale, deux sources principales de renouvellement dans l’étude des plantes, sources liées à deux différentes causes de changement et de développement.
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L’une d’elles fut l’illustration botanique imprimée, dont le pionnier fut, du point de vue chronologique, l’Allemand Otto Brunfels, né à Mainz où furent imprimés les premiers herbiers. Les changements intervenus dans les techniques artistiques, et le réalisme typographique croissant avaient également stimulé et influencé l’illustration dans le domaine des objets d’étude ou de luxe (cadres, portraits). On envoyait les portraits des jeunes filles à marier à leurs prétendants pour les aider à prendre leurs décisionsâ•›; il fallait donc que leurs traits fussent reproduits avec exactitudeâ•›! Pour atteindre à une telle cohérence entre l’art et la vie réelle l’art devait refléter fidèlement la réalité, s’écartant ainsi des figurations médiévales plates et inexpressives, sans rapport avec leur arrière-plan. Les techniques typographiques développées avant tout en Allemagne, et compatibles au plus haut point avec cette renaissance dans l’art (les artistes avaient beaucoup d’enseignements à puiser dans les oeuvres des Anciens) répondaient à un besoin de plus en plus urgentâ•›: apprendre à discerner dans la nature les plantes décrites dans les oeuvres médicales et botaniques. Après un séjour au monastère carthusien de Strasbourg, Brunfels change de vocation et devient médecin à Bâle en 1532, selon son Catalogus (1530) et son Onomastikon medicinae, continens omnia nomina herbarum (Strasbourg, 1534). Son herbier, Herbarum vivae eicones ad naturae imitationem fut publié par Johann (Jean) Schott à Strasbourg en trois volumes, entre 1530 et 1536. Ce n’est pas dans le texte de l’oeuvre que réside son mérite, mais bien dans la qualité et le nombre de ses illustrations. Celles-ci, exécutées en couleurs par Hans Weiditz, surprennent encore aujourd’hui par leur étonnante ressemblance à leurs objets et leur qualité esthétique. Beauté et véracité se rejoignent dans des dessins où les plantes assument des postures fidèles à l’herbier qui les accompagne. Il s’agit de la première publication imprimée (en latin d’abord puis en allemandâ•›: Contrafayt Kreutterbuch) d’une remarquable collection de plantes indigènes prises sur le vif, où les dessins atteignirent à une valeur scientifique. L’auteur tente vaillamment de faire coïncider dans le texte les plantes décrites par les auteurs grecs et latins, et qui appartiennent à l’est du bassin de la Méditerranée, avec les quelques deux cent trente espèces qu’il observe lui-même en Rhénanie, et qu’il nomme en allemand vernaculaire. Hieronymus Bock (1498–1554), Tragus, de son nom latin, après un début de vie monastique et des études universitaires vite abandonnées, devient surintendant des jardins du comte palatin Ludwig. Peut-être est-ce à cause de ce manque de formation universitaire qu’il choisit l’allemand au lieu du latin pour écrire son New Kreutter Buch von unterscheidt, wyrckung und namen der Kreutter, so in Teutshen landen wachsen, publié par Wendel Rihel à Strasbourg en 1539 en une version dépourvue d’illustrations afin de limiter le coût de l’impressionâ•›: le coût des xylographies était fort élevé. L’absence d’illustration était toutefois contrebalancée par un texte fort précis dans ses descriptions, anatomiques surtout, très détaillées afin de permettre l’identification des espèces végétales en question, et riche en renseignements sur les différentes étapes de leur développement, et sur leur habitat. Mais déjà le public préférait acheter des herbiers illustrés, et l’éditeur se vit contraint d’ajouter des illustrations exécutées par un jeune artiste, David Kandelâ•›; ainsi, la seconde édition allemande de l’herbier, le Kreuter Buch, paraît en 1546, enrichie de quatre cents soixante-cinq xylographies, dont un grand nombre copie ou réutilise le travail de Brunfels (les deux auteurs correspondaient entre eux) et de Fuchs, Darin Unterscheid, Wuerckung und Namen der Kreuter soin deutschen Landen wachsen. L’éditeur Rihel, en vue d’un plus grand succès commercial, en lança une traduction latine exécutée par David Cyber sous
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le titre De stirpium commentariorum libri tres, en 1552â•›; et en 1550 Verae atque ad vivum expressae imagines omnium herbarum, fructicum et arborum… Eigentliche und warhafftige abbildung unnd contrafactur aller Kreuter, Stauden, Hecken. Le troisième «â•¯père allemand de la botanique╯», Leonhart Fuchs, fut professeur de médecine à Ingolstadt, ensuite médecin à la cour du margrave Georg von Brandeburg, puis pendant trente-et-un ans professeur de médecine à Tübingen. En dépit de sa renommée en matière de médecine, c’est surtout la botanique qui le rendit célèbre. Son premier ouvrage majeur, Errata recentiorum medicorum, publié en 1530, met en opposition l’authenticité des simples, plantes médicinales utilisées sans manipulation ou ajouts, et des médicaments composés. Il souhaitait avant tout donner à ses étudiants universitaires un «â•¯manuel╯» pratique qui les aiderait à connaître, et à reconnaître dans la nature, les espèces de plantes utilisées en médecine. D’abord publié par Isingrin (Bâle, 1542) sous le titre De historia stirpium commentarii insignes, le texte contenait, pour ces raisons didactiques, primordialement la description d’espèces vivant en territoire germanique, mais aussi d’espèces arrivant peu à peu en Europe, en provenance de l’Asie, de l’Afrique et d’Amérique. Il fait état également du maïsâ•›; mais Fuchs, ignorant son origine américaine, le baptise «â•¯Turkisch Korn╯». Le texte, dérivant de Dioscoride, est peu novateurâ•›; mais l’édition est enrichie de cinq cent onze illustrations d’une page entière, en couleur, dans de nombreux exemplairesâ•›; créées par Albrecht Meyer elles sont transférées sur bois par Heinrich Füllmaurer et finalement taillées par Rudolf Speckleâ•›; les noms des trois artistes figurent à la dernière page de l’édition. Le rapport étroit entre art et science est rendu éloquemment visible par les portraits des deux artistes en train de recueillir des plantes, et du troisième en train de graver les images qui leur sont destinées. C’est là le meilleur herbier du milieu du siècle. Des éditions en diverses langues se préparent dès lorsâ•›: en allemand, une édition corrigée par Fuchs, Neue Kreüterbuch (1543)â•›; en néerlandais Die nieuwen herbarius (1543) dans la traduction de Rembert Dodoensâ•›; en français une édition intitulée L’Histoire des Plantes Reduicte en Tres Bon Ordre voit le jour à Lyon en 1575. Un recueil iconographique publié en 1549, Plantarum effigies, ac quinque diversis linguis redditae contient également la liste des noms des plantes en cinq langues différentes. À l’âge de vingt-trois ans Fuchs était déjà un médecin célèbreâ•›; il fut également invité, en 1543, par Cosme de Médicis, grand mécène des études de sciences naturelles, à devenir premier préfet du jardin botanique de Pise, premier jardin botanique de l’histoire. Avec la fondation des jardins botaniques nous arrivons ainsi à la seconde grande innovation dans l’histoire de la botanique, survenue sous la forme d’un ouvrage didactique, et centrée en Italie. La botanique dans les universitésâ•›: la différence entre le jardin de simples et l’institution nommée jardin botanique La Fabrica Regiminis Sanitatis (1522) de Leonardo Leggi est un ouvrage médical, livre de recettes provenant de l’école de Salerneâ•›; mais il vaut la peine de noter qu’il contient aussi une délicieuse xylographie représentant un jardin de simples annexé, avec une «â•¯cour zoologique╯», à l’édifice abritant la clinique (Domus sanitatis) et l’école privée de médecine, tout cela intégré au domicile de l’auteur, professeur de médecine à Pavie. Le jardin des simples est séparé du jardin des
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animaux par un mur élevé, percé d’une porte de communication. Le jardin des animaux comporte un bosquet peuplé de daims et d’oiseaux, un bassin contenant des espèces aquatiques et un pré muni d’une fontaine où pouvaient s’abreuver lièvres, sangliers, faisans – milieu favorable à l’accueil de diverses espèces d’animaux. Au milieu du jardin des animaux on voit un groupe d’étudiants observant attentivement les indications des professeurs. Le jardin représenté dans la xylographie est un jardin clos à l’arrière de l’édificeâ•›; il est composé de dix alvéoles carrées pouvant accueillir des plantes herbacées, de sentiers entrecroisés, d’une fontaine au centre, et d’arbres fruitiers plantés à l’intérieur des murs. A leur tour ces arbres sont alignés avec le bosquet situé en dehors des murs, si bien que l’ensemble se fond en un paysage harmonieux. À la différence des jardins de simples produisant des plantes médicinales à l’usage des particuliers, des monastères, des hôpitaux et d’autres institutions, les jardins botaniques étaient fondés dans le but de servir l’enseignement public des universités, et étaient donc directement liés à celui-ci. Au sein des universités italiennes la botanique devenait ainsi pour la première fois une discipline autonome, détachée de la pratique médicale. Sous le titre de lectura simplicium la botanique fut enseignée par Giuliano da Foligno à la Sapienza de Rome, avec la permission du pape Léon X, en 1513–14â•›; mais ce fut éphémère. La première chaire de botanique, jointe et subordonnée à la chaire de médecine, et dénommée de fossilibus, de plantis, de animalibus, fut organisée à Padoue en 1533â•›; son premier titulaire fut Francesco Bonafedeâ•›; alors qu’à Bologne Luca Ghini offrit ses cours à partir de 1534, et qu’en 1539 y fut organisée la chaire de simplicis medicinae, déplacée vers l’université de Pise à partir de 1544, ce n’est qu’en 1561 que la botanique y deviendra objet d’un enseignement autonome. Une telle chaire nécessitait, pour fins de démonstration, un jardin botanique. En Italie, les jardins universitaires de botanique commencèrent par être surtout des moyens pédagogiques utiles pour l’étude et l’identification des plantes, et comme lieux d’implantation et d’acclimatation des espèces non autochtones, celles provenant d’autres zones sinon d’autres continents. À Pise, le jardin fut fondé en 1543 par Ghini, désillusionné par son expérience bolognaiseâ•›; à Padoue et à Florence en 1545. L’enseignement de la botanique consistait dans l’étude des espèces, et de leur identification en comparaison avec les plantes décrites par les auteurs anciens. Les savants herborisaient dans les zones où ils espéraient retrouver ces plantes décrites, plus ou moins exactement, dans les oeuvres de l’Antiquité. Mais il y avait de grandes différences entre ces dernières. Ces divergences poussèrent les botanistes à étendre le champ de leurs recherches au-delà des plantes médicinales vers d’autres espèces soit «â•¯rares╯» soit «â•¯communes╯», mais sans utilité pratique, jusque-là négligées par la science. En outre, les zones extra-européennes y gagnaient en attrait. Les diverses épidémies, et la syphilis, qui sévirent à partir de la fin du XVe siècle pour s’étendre au XVIe à travers toute l’Europe, réfractaires à tous les remèdes et moyens de guérison habituels, poussèrent les médecins à chercher de nouveaux médicaments non seulement au vieux monde mais également au Nouveau Monde, et à étudier les plantes tant cultivées que sauvages considérées utiles par les instances locales. Ces activités eurent pour conséquence une augmentation notable du nombre des plantes connuesâ•›: des cinq cent plantes connues par les Anciens le Moyen Âge connaissait un nombre comparableâ•›; mais déjà Brunfels, Lonitzer et Dodoens en décrivent plus de huit cents dans leurs oeuvres, et Mattioli, dans ses différentes éditions, atteint à mille et même mille trois cent. En conséquence, il fallait que des exemples vivants des plantes étudiées fussent disponibles
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au cours de l’année universitaire, même pendant les mois d’hiver lorsqu’elles n’étaient repérables ni dans la nature ni dans les jardins botaniques. C’est de cette nécessité que naquirent les herbiers, pour servir non pas uniquement à l’enseignement mais aussi aussi à l’échange d’information scientifiqueâ•›: les divergences d’opinion entre savants concernant certaines espèces «â•¯critiques╯» pouvaient être mieux résolues si l’on parvenait à expédier d’un bout de l’Europe à l’autre des échantillons désséchés de ces plantes, conservant toutefois leurs caractéristiques les plus typiques. Nous ne savons pas exactement qui fut le premier à préparer un recueil de plantes pressées et collées sur papier (Saint-Lager, 1885). Camus (1895) pense que ce fut l’Anglais John Falconer, actif à l’université de Ferrare et en relations avec Luca Ghini, l’ «â•¯inventeur╯» de l’herbier, au début du XVIe siècle. Cette attribution est fondée sur les affirmations d’Amato Lusitano, présent lui aussi à Ferrare entre 1540 et 1547, et de William Turner (1551) qui mentionne l’herbier importé d’Italie. L’emploi de la pression et de l’assèchement comme techniques de conservation a en tout cas des origines plus lointaines. C’est à Ghini (1490–1556) que revient le mérite d’avoir été le premier à pratiquer et enseigner la méthode d’assécher les plantes, de les comprimer, conserver, coller sur papier et classer en vue d’être intégrées à la collection d’un «â•¯musée╯». Ghini était chargé d’enseigner la médecine pratique à l’université de Bologne où les études médicales, sans parler des descriptions anatomiques, n’étaient guère fondées sur l’observation du corps humain, mais consistaient dans la lecture des traités anciens, parmi lesquels ceux de Galien étaient particulièrement privilégiés, dans le cadre d’une métaphysique aristotélicienne. La scolastique y offrait la certitude d’un monde de vérités et de valeurs bien clos… Au jardin botanique de Pise un des érudits, Luigi Squalerno, surnommé l’Anguillara, était également chargé des soins de l’herbier. Il sera ensuite le premier préfet du jardin botanique de Padoue, destiné à devenir plus célèbre que celui de Pise, d’autant plus que l’on y conserve encore aujourd’hui l’essentiel de la systématisation d’origine (Ubrizsy Savoia, 1995). Ghini avait également une collection de plantes dessinées et peintes, à l’exemple de savants allemands et flamands lesquelles, avec l’assistance de peintres et de sculpteurs, donnèrent naissance à l’iconographie scientifique qui apparaît au XVIe siècle en tant que forme de transmission du savoir (Tongiorgi Tomasi, 1988)â•›; mais sa collection n’est pas parvenue jusqu’à nous, à l’exception de certaines tables récemment retrouvées dans la collection iconographique de Fuchs (Schiavone 1984, Seybold 1986). Mais nous avons aujourd’hui dans leur intégralité les herbiers de trois de ses disciplesâ•›: la collection de Gherardo Cibo (ou de Francesco Petrollini selon d’autres attributions) contenant environ cinq cents échantillons datés de 1532 à 1553 et conservée aujourd’hui à la Biblioteca Angelica de Romeâ•›; celle d’Andrea Cesalpino allant jusqu’en 1563 (aujourd’hui à l’université de Bologne) et celle d’Ulisse Aldrovandi, datant de 1551 à 1590 et également préservée à l’université de Bologne. Les intérêts de Ghini ne se limitaient pas aux plantes médicinales, à en croire un catalogue du jardin de Pise remontant à 1550–51 et incluant de nombreuses espèces dépourvues d’utilité pratique, qu’il avait recueillies au cours de ses herborisations (Cristofolini, 1991). Parmi les collègues et amis les plus appréciés de Ghini, qui envoya à celui-ci mille cinq cents échantillons de plantes desséchées, de figures et de dessins, accompagnés de soixante-neuf textes descriptifs, le tout sous forme d’étude expérimentale de Dioscoride, figurait le Siennois Pietro Andrea Mattioli, dont l’apport atteint son point culminant avec la publication, accompagnée de
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surprenantes illustrations chez Giorgio Liberale da Udine et chez Wolfgang Meyerpeck, d’illustrations in-folio dans l’édition en langue tchèque (1562) et en latin (Commentarii in sex libros Pedacii Discoridis Anazarbei De materia medica publiée par Vincenzo Valgrisi à Venise en 1565) et de ses commentaires concernant le De materia medica de Dioscoride. Mattioli se proposait de suivre la tradition mais aussi, dans l’esprit de la Renaissance, de vérifier la crédibilité des auteurs anciens. Il lui importait, en tant que médecin, de retrouver les espèces décrites par l’auteur grec ancien, mais également d’y joindre ses propres observations. Ses tentatives dans ce sens ont dû rencontrer des difficultés considérablesâ•›: il ne parvenait pas à retrouver en Italie toutes les plantes mentionnées par le médecin grec, originaires de différentes zones géographiques, notamment à l’Est de la Méditerranée. Dans sa quête des plantes décrites par Dioscoride Mattioli découvrit un grand nombre de plantes nouvelles croissant spontanément, en Italie surtout. Mattioli a donc le mérite d’avoir révélé ces espèces nouvelles, augmentant ainsi de cinq cents à mille trois cents environ le nombre des espèces connues de l’Antiquité jusqu’à son époque. Son travail fut d’abord publié en italien, sans illustrations, en 1544â•›; la première édition latine parut chez Valgrisi en 1554. Il offrit un exemplaire de cette édition, dans une reliure ornée en argent et en or, à l’empereur Ferdinand Ier qui l’avait convoqué à Prague en 1554 pour guérir la «â•¯mélancolie╯» de l’archiduc Ferdinand II, comte du Tyrol. Ainsi, Mattioli devint médecin de la Courâ•›; c’est ce qui lui permit avec une aide financière partielle de la part des Habsbourg de poursuivre ses travaux et de devenir une des autorités majeures de son temps, et au cours des siècles subséquents, en matière de botanique médicale. En outre, Mattioli avait bien compris l’importance de l’illustration et à quel point celle-ci pouvait contribuer au succès des éditions botaniquesâ•›; il publia sa première version italienne illustrée en 1555â•›; une version latine sortit en 1558. Si l’autorité de Mattioli parmi les médecins-botanistes de son temps allait en croissant, ses succès ne furent pas sans provoquer des jalousies. Les savants en désaccord au sujet de ses identifications et de ses commentaires, notamment Konrad Gesner et Melchior Guilandinus, étaient, dans bien des cas, jaloux de ses succès financiers et de sa renommée. Parmi la foule de ses opposants le plus agressif sans doute était Juan Rodriguez (João Rodrigues) de Castello Branco (1511–1568), juif converti au catholicisme qui sous le pseudonyme Amatus Lusitanus avait critiqué Mattioli et était déjà auteur d’interprétations de Dioscoride, Index Dioscoridis (1536), Exagemata in priores duos Dioscoridis de materia medica libros (1554 et 1558) et In Dioscoridis de medica materia libros quinque (1553) L’Encyclopédie des sciences de la nature, et la nomenclature Parmi les grandes conquêtes de la botanique au cours de la période que nous étudions, outre l’examen critique des manuscrits des auteurs anciens, les progrès réalisés dans le domaine de l’observation directe et de l’expérience personnelle, et la mise au service de l’enseignement universitaire d’une illustration de qualité, relevons en une quatrièmeâ•›: l’encyclopédisme développé par Konrad Gesner (1516–1565). Grâce à lui, la Suisse est projetée parmi les pays tels que l’Allemagne et l’Italie où la botanique est le plus développée. Il est l’auteur de quantité d’oeuvres dans le domaine de l’étude des plantes, dont beaucoup furent publiées avant 1560. Il commença, lui aussi, par traduire et commenter les oeuvres des auteurs classiques, dans sa Historia plantarum
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et vires ex Discoride, Paulo Aegineta, Theophrasto, Plinio, et recentioribus Graecis, iuxta elementorum ordinem… Adjecta ad marginem nomenclatura…vulgus gallicus efferre solent (Paris, 1541) et sa Praefactio de rei herbariae scriptoribus (Strasbourg, 1552). Outre les thèmes médicaux traités dans Libellus de lacte et operibus lactariis […](1541), dans l’Apparatus et delectus simplicium medicamentorum De compositione medicamentorum secundum genera ex Paulo Aegineta. De compositione medicamentorum secundum genera universalis methodus ex Galeno (1542) et dans l’Enumeratio medicamentorum purgantium, vomitoriorum et alvum bonam facientium, attaché à Examen omnium catapotiorum par Brasavola (1546), il contribua considérablement au domaine de la nomenclature, comme le montre son Catalogus plantarum latine, graece, germanice et gallice. Namenbuch aller Erdgewächse latinisch, griechisch, teütsch und französisch. Regestre de toutes plantes en 4 langues…una cum vulgaribus pharmacopolarum nominibus […](Zürich, 1532)â•›; ainsi qu’en 1549 une étude en appendice au De medicinali materia de Ruel, sous le titre de Herbarum nomenclaturae… Dioscoridi adscriptae. Soulignons que Gesner était l’auteur d’un lexique gréco-latin où il expose son opinion concernant l’utilité de l’étude de ces langues en relation avec celle des plantes et des animauxâ•›; et dans ce contexte il a également profité des oeuvres du lexicographe bien connu Ambrogio Calepino (1435–1511). La diffusion des ouvrages de nomenclature date de cette périodeâ•›; citons le dictionnaire Plantarum omnium, quarum hodie apud pharmacopolas usus est magis frequens nomenclaturae iuxta graecorum, latinorum, gallo. Italorum, Hispa. et Germa, sententiam (Paris, 1541)â•›; et l’oeuvre de nomenclature de Remaclus Fuchs de Limbourg, auteur également du De herbarum notitia de 1544â•›; ainsi que le De Latinis et Graecis nominibus arborum, fruticum, herbarum, piscium et avium liber ex Aristotele (Paris 1544) de Charles Estienne. Gesner avait également compilé, sous le titre de Praefationes duae, altera…rei herbariae scriptorum…catalogum complectens, altera…herbariae cognitionis laudes…continens une bibliographie précise des auteurs étudiant les plantesâ•›; elle est insérée dans l’édition de la traduction latine de H. Bock, publiée en 1552. Les intérêts de Gesner vont au-delà des plantes médicinales, par exemple dans les Tabulae collectionum in genere et particulatim per XII menses, in usum pharmacopolarum, publiées en appendice au Lexicon rei herbariae trilingue compilé par David Kyber (1553), lui-même traducteur de l’édition de l’oeuvre de H. Bock. Il s’intéresse à toutes les plantes dignes d’attention en un lieu donné. C’est ainsi qu’il publie (Zürich, 1555) la description de la flore du mont Pilatus près de Lucerne, en une édition comprenant la description du mont Pilatus en France par le Français J. du Choul mais aussi celle de la haute montagne Stockhorn, près de Berne, par J. Rhellican de Stockhorn, à la suite d’un texte décrivant la plante «â•¯lunaria╯» De raris et admirandis herbis quae, sive quod noctu luceant, sive alias ob causas, lunariae nominantur commetariolus et obiter de aliis etiam rebus quae in tenebris lucent… Gesner y décrit les variations de la présence des plantes le long de la pente de la montagne par opposition à son sommet, phénomène déjà remarqué par Pétrarque au cours de l’ascension du Mont Ventoux en 1353, et décrit dans ses Lettere ai famigliari (Pignatti et Ubrizsy Savoia, 2000)â•›; comme aussi par Enea Silvio Piccolomini, qui devint le pape Pie II, le long des pentes du mont Amiata (cf. ses Opera de 1571)â•›; il s’agit du phénomène bien connu de la «â•¯zonation╯» des végétaux variant selon l’altitude (Ubrizsy Savoia, 2002). Gesner aborde un autre thème significatif lié à l’horticulture dans un appendice à l’interprétation de Dioscoride par Valerius Cordusâ•›: Annotationes in Pedacii Dioscoridis Anarzabei
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de medica materia libros V Sylva… Historiae stirpium lib. III…posthumi nunc primum in luce editi…item Conradi Gesneri de hortis Germaniae liber recens, una cum descriptione tulipae Turcorum (Strasbourg, 1561). Gesner y décrit brièvement tous les jardins les plus beaux et les plus importants d’Allemagne, et les espèces les plus remarquables qui y croissent, entre autres la tulipe, grande nouveauté importée de Turquie au cours de l’occupation de l’Europe centraleorientale. A côté de l’iconographie on y trouve la première description et caractérisation de cette plante, depuis lors dénommée Tulipa Gesneriana. Il traite également, dans De omni rerum fossilium genere gemmis, lapidibus,metallis (Tiguri, 1565) de «â•¯fossiles╯», par quoi il entend des objets naturels inorganiques trouvés dans le sol et les rochesâ•›: métaux, minéraux, cristaux. Gesner est considéré également comme fondateur de la zoologie moderne. Une partie de cette oeuvre est restée inédite au cours de sa vie, une partie en fut publiée en 1700, partiellement dans de brèves études sous forme épsitolaire ou sous forme d’appendices de diverses oeuvres de divers auteurs. Ainsi, par exemple, parmi certaines «â•¯lettres╯» de Melchior Guilandino, forme italienne de Wieland, prussien d’origine (1520â•›?–1589), second préfet du jardin botanique de Padoue, figure le De stirpibus aliquot epistolae Vâ•›: Melchioris Guilandini… IV Conradi Gesneri…I. Ejusdem Guilandini… Manucordiatae, hoc est aviculae Dei descriptio. (Padoue, 1588) contenant également une contribution significative à la zoologie. Ses thèmes sont aussi vastes que nombreuxâ•›: le monde des plantes, des animaux, des minéraux parmi d’autres. Sont également novatrices son étude lexicale et celle sur la nomenclature des plantes, par exemple De stirpium aliquot nominibus vetustis ac novis quae multis jam seculis vel ignorarunt medici, vel de eis dubitarunt… epistolae II, una Melchioris Guilandini, altera Conradi Gesneri (Bâle,1557). Rappelons enfin l’extrême précision des rapports tant manuscrits qu’imprimés où il rend compte de ses recherchesâ•›; sa méthodologie fait songer à la planification d’une bibliothèque, décrite de fait par Josias Simler dans Epitome Bibliothecae Conradi Gesneri, conscripta primum a Conrado Lycosthene, nunc denuo recognita et…locupletata per Josiam Simlerum (1555)â•›; et caractérisée dans la Bibliotheca universalis sive Catalogus omnium scriptorum locupletissimus in tribus linguis, Latina, Graeca et Hebraica (1545–55), ouvrage dû en partie aux amis et collègues de Gesner, et rassemblé grâce à des relations très étroites au sein d’un réseau épistolaire organisé par lui, mais aussi à la tradition orale. Alors qu’en vue d’une diffusion plus vaste de ses oeuvres Gesner avait surtout publié en latin, de nombreux autres spécialistes des plantes préféraient rédiger dans leurs propres langues, surtout s’il s’agissait de décrire des plantes locales. Les ouvrages médicaux continuaient à inclure des chapitres de botanique. Il en est ainsi de l’Artzney Buechlein der kreutte…bey dem aller erfarnesten der Artzney Doctor Schricken zu Wyen par Johann Tallat von Vochenberg, (Leipzig, 1532). En Allemagne également on trouve en langue vulgaire le Krauterbuch, von aller Kreuter, Gethier, Gesteine vnd Metal Natur, nutz, vnnd gebrauch… Distillier Zeug vnd Bericht, allerhandt kostbarliche Wasser zubrennen (Francfort, 1536) du médecin de Francfort Eucharius Roesslin, déjà rendu célèbre par son ouvrage de gynécologie imprimé en 1513. Le Krauterbuch, utilisant largement l’oeuvre de J. Cuba et d’autres auteurs, dépasse les limites habituelles des herbiers pour constituer un répertoire d’histoire naturelle. En revanche, d’autres savants tels que Valerius Cordus (1515–44), médecin et botaniste qui avait étudié à Wittemberg et collaboré activement à la pharmacie de son oncle maternel, Ralla, et fils du célèbre Euricius Cordus, publie en latin son Dispensatorium (1534) dans le domaine de la pharmacopée, et entreprend d’examiner et d’interpréter l’oeuvre de Dioscoride dans ses Annotationes in
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Pedacii Dioscoridis de Medica Materia (Nuremberg, 1540), fondées sur la traduction de Ruell et de W. Ryff. Théodore Dorsten (Dorstenius, 1492–1552), médecin et professeur de médecine à l’université de Marbourg, choisit d’écrire en latin son Botanicon continens herbarum, aliorumque simplicium, quorum usus in medicinis est, discriptiones et icones ad vivum effigiatas, herbier fort connu dans toute l’Europe, imprimé en une première et unique édition en 1540â•›; c’est une compilation de travaux antérieurs, y compris le Krauterbuch d’Eucharius Roesslin (ou Rhodion) publié en 1536, lequel était déjà une compilation combinant une version du Der Gart der Gesundtheit et de Das Buch zu Distilieren (1532) de Hieronymus Brunschwig. Ce volume est illustré de trois cents vingt figures sur bois gravées d’après Hans Weiditz dans l’ouvrage de Brunfels. Il visait à être un recueil de tout le savoir européen de l’époque, semblable à ceux que nous trouverons chez Fuchs deux ans plus tard, puis englobés dans les Discorsi de Mattioli en 1554. Ce qui rend précieuse cette publication, ce sont ses grandes figures précises, parfois colorées (modestement car on n’utilisait à l’époque que le brun, le vert et parfois le rouge). Le frontispice original consiste en trois plantes médicinales colorées introduisant un index et une nomenclature trilingue en grec, latin et allemand. Dans le texte les initiales sont animées et pittoresques. Les deux cents quatre-vingt-quatre plantes apparaissent dans l’ordre alphabétique. Les images sont taillées en quelques traits mettant en relief la forme des feuilles. Dans l’iconographie on remarque (ce qui était déjà le cas dans les manuscrits médiévaux) que les substances sont présentées dans leurs récipientsâ•›: boîtes, petites carafes, et chaque élément est examiné et décrit séparément. Le texte publié par Dorsten fut repris par un autre diplômé de l’université de Marbourgâ•›: Adam Lonitzer (Lonicerus), fils du théologien J. Lonicer, plus tard professeur de mathématiques à l’université, et médecin de la ville de Francfort, dans une autre des variantes du Krauterbuch. Il s’occupait d’herbes et autres matériaux utilisés dans la préparation de médicaments (Naturalis historiae opus novum,in quo tractatur de natura et viribus arborum, rusticum, herbarum (1551) et compila sa propre version de l’herbier enrichie par son expérience personnelle. En 1557 parut son ouvrage le plus connu, le Kreuterbüch, New Zügerichtâ•›: Von Allerhand Bäumen, Stauden, Hecken, Kreutern, Früchten, unnd Gewürtzen, Eygentlicher Beschriebung der Gestalt, Unterscheyd der Geschlecht unnd Leblicher Abconterfaytung Sampt irem Natürlichen Gebrauch […] Il y a là une combinaison des écrits de Roesslin, Dorsten et Brunschwig, rendue plus attirante pour le lecteur par la présence de figures destinées à la Historia plantarum de Gesner, jusqu’alors inédite. Le frontispice représente un herboriste soignant ses plantes dans un jardin de simples. Le volume fut réimprimé plusieurs fois jusqu’en 1783. En France, on trouve également de nombreuses oeuvres consacrées à examiner et commenter l’oeuvre de Dioscoride, comme par exemple le Stirpium differentiae ex Dioscoride secundum locos communes, opus ad ipsarum plantarum cognitionem admodum conducibile (Paris, 1534) du médecin français Benoît Textor (ou Tixier) actif entre 1530 et 1556, et auteur déjà d’autres ouvrages médicaux, notamment sur la pestilence (1551). Plus novateur et plus caractéristique est le De Arboribus coniferis resiniferis, aliis quoque nonnullis sempiterna fronde virentibus de Pierre Belon (Paris, 1553) qui traite d’un groupe de plantes bien défini, les conifères et arbres toujours verts. L’exemple de l’Allemagne fut également suivi aux Pays-Bas. L’éditeur Jan van der Loe confie au médecin et botaniste flamand de Malines, Rembert Dodoens (Dodonaeus, 1517–85),
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déjà auteur d’un De frugum historia (1552), la réalisation d’une version mise à jour du Krauterbuch de Fuchs (Cruijdeboeck, 1554), utilisant également ses figures (de Nave & Imhof, 1993). Cet ouvrage sera traduit en français par Charles de l’Écluse, un des botanistes les plus importants de la seconde moitié du siècle, sous le titre d’Histoire des plantes en laquelle est contenue la description entière des herbes, c’est-à-dire leurs espèces, forme, noms, tempérament, vertus et opérations, non seulement de celles qui croissent en ce païs, mais aussi des autres estrangères qui viennent en usage de médecine par Rembert Dodoens, nouvellement tradute de bas aleman en françois par Charles de l’Escluse (Anvers, 1557). Parmi les élèves de Dodoens et de Gesner figure Levinus Lemnius (Liévin Lemmens, 1505– 1568), natif de Zeland (Pays-Bas) destiné à devenir un médecin et théologien de renom grâce à ses oeuvres qui donnent lieu avec une captivante ambigüité à des rencontres entre la connaissance de la nature et la magie naturelle, et contiennent une intéressante théorie de la générationâ•›: De occultis naturae miraculis libri duo (1559) et Occulta naturae miraculata (1559), ouvrages publiés à Anvers dans un style dépourvu d’élegance, ce qui probablement fut la raison de leur traduction en français (par Antoine Dupinet en 1566 et J. Gohorry en 1567), en allemand par J. Horstius, ainsi que des traductions en italien. Le brave théologien voulut également examiner les plantes citées dans la Bibleâ•›; mais son ouvrage, Herbarum atque arborum, quae in Bibliis passi obviae sunt […] dilucida explicatio (Anvers, 1566), comporte de nombreuses erreursâ•›: il n’avait pas réellement vu nombre de ces plantes originaires surtout d’Asie mineure, et il cherchait à les faire coïncider avec celles de sa propre région. Le médecin napolitain Alfonso Ferro parle de drogues étrangères dans De lignij sancti multiplicij medicina et vini exhibitione (Bâle, 1538). Dans les pays d’Europe centrale et orientale la tradition universitaire, restée étroitement scolastique, ne laissait encore aucun espace à la naissance d’une botanique inspirée par l’esprit de la Renaissance. Il était vaguement question de plantes dans les livres de recettes médicales et dans les glossaires et dictionnaires qui commençaient à inclure les langues nationales. Citons à titre d’exemple le dictionnaire de François Garon en cinq langues (Venise, 1526) et le Nomenclator de J. Murmelius (1533) où se font entendre des échos botaniques en hongrois. Études des animaux Avec de rares exceptions, les différentes compilations intitulées «â•¯Herbarium╯», «â•¯Kreuterbuch╯», «â•¯Commenti╯» ou «â•¯Annotationes╯» concernant l’oeuvre de Dioscoride ou d’autres auteurs anciens, aussi bien que les oeuvres nouvelles des auteurs du début du XVIe siècle, contenaient des renseignements et parfois des chapitres entiers concernant les animaux et les minéraux. Certes, les plantes y étaient prépondérantes en comparaison avec les animaux et il n’existait aucun enseignement à proprement parler zoologique. De même que l’herbier médiéval fut transformé en botanique, de même que l’on passa du jardin des simples au jardin où l’homme s’entourait d’une nature dominée par lui, de même, dans le domaine zoologique, on passa du bestiaire médiéval vers des traités où outre les espèces nommées dans la Bible ou dans les oeuvres d’auteurs anciens, Aristote avant tout, et les espèces dont l’élevage était commun, les espèces exotiques prirent place.
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On peut, de toute manière, détecter l’émergence d’une littérature spécialisée traitant exclusivement d’animaux. Cette évolution peut être due aux changements qui caractérisent l’époque. Les grandes découvertes géographiques ont fait connaître tout un monde animal nouveau. La chasse devient source de plaisir et non plus uniquement d’alimentation. La pêche lacustre se mue également en passetemps du propriétaire. La pêche maritime passe de la côte vers le large à la poursuite de baleines et de harengs. De plus en plus, des effigies animales font leur apparition dans la décoration des palais. La propriété terrienne change de caractèreâ•›: les grands domaines féodaux font place à de petits manoirs dont les seigneurs favorisent la chasse, créent des parcs (en France et en Italie notamment) et élèvent poissons et bétail. Pour faire montre de sa richesse on crée à grands frais des volières et des ménageries d’animaux rares et exotiques qui stimulent la curiosité, notamment celle des rois de France depuis Henri II à Saint-Germain jusqu’à Henri IV à Vincennes. Les thèmes, méthodologies et formes des publications consacrées aux animaux suivent de près celles consacrées aux plantes mais elles sont moins nombreuses et de moindre qualité. Dans le domaine zoologique c’est encore Konrad Gesner qui s’avère être l’auteur le plus marquant de notre période. Comme dans le domaine des plantes, il rassembla et décrivit tout ce qui était connu à son époque en zoologieâ•›; mais réussit en outre, de son vivant, à publier luimême les résultats de ses travaux. Entre 1551 et 1558 il fit paraître sa grande Historia animalium en cinq volumes contenant quatre mille cinq cents pages illustrées de plusieurs centaines de gravures sur bois, revoyant toute l’oeuvre d’Aristote dans ce domaine et rassemblant, outre toutes les connaissances scientifiques concernant les animaux cités par les auteurs tant anciens que contemporains, même leurs rôles littéraires, historiques et allégoriques. Gesner suit les divisions aristotéliciennesâ•›: quadrupèdes vivipares, quadrupèdes ovipares, oiseaux, poissons et autres animaux aquatiques. Au sein de chaque groupe, les espèces sont disposées en ordre alphabétique. Même si certains de ses volumes sont posthumes il est de fait que l’esprit de Gesner a doté la planification des traités d’histoire naturelle d’un critère nouveau. L’introduction de son premier volume donne des renseignements précis sur la manière dont selon lui le naturaliste doit recueillir ses donnéesâ•›: après avoir repris tout ce qui a été dit par les auteurs anciens et modernes, et ajouté à ces matériaux ses observations personnelles, il ne doit pas s’abstenir d’interroger d’autres savants mais aussi d’autres concitoyens, chasseurs, pêcheurs, voyageurs, oiseleurs, bergers… Et il doit également faire état des renseignements qui lui parviennent des régions lointaines par correspondance. Fidèlement à la tradition aristotélicienne, Gesner traite d’abord des mammifères (Historiae animalium lib., de quadrupedibus viviparis (1551), passant ensuite aux reptiles (Historiae animalium liber II, de quadripedipus oviparis. Adjectae sunt etiam novae aliquot quadrupedum figurae, in primo libro de quadrupedibus viviparis desideratae…item oviparorum quorumdam appendix, (1554), puis aux oiseaux (Historiae animalium liber III, qui est de avium natura. Adjecti sunt ab initio indices alphabetici decem super nominibus avium in totidem linguis diversis, 1555), et enfin aux poissons et à d’autres organismes aquatiques (Historiae animalium liber IIII, qui es de piscium et aquatilium animantium natura… Continentur in hoc volumine Gulielmi Rondeletii…et Petri Bellonii…de aquatilium singulis scripta, 1558)â•›; les autres volumes entre 1586 et 1603 sont posthumes. Afin de pourvoir les travaux déjà publiés d’un appareil iconographique, Gesner publia quelques années plus tard les figures pertinentes avec une étude sur la nomenclature, dans Icones animalium quadrupedum viviparorum et oviparorum
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quae in Historia animalium Conradi Gesneri describuntur, cum nomenclaturis singulorum laytinis, italicis, gallicis et germanicis…digestae (1553, 2e éd. 1560), dans Icones avium omnium quae in Historia avium Conradi Gesneri describuntur, cum nomenclaturis singulorum latinis, italicis, gallicis et germanicis (1553, 2e éd. 1560) et dans Nomenclator aquatilium animantium. Icones animalium aquatilium…plus quam D C C., cum nomenclaturis singulorum latinis, graecis, italicis, hispanicis, gallicis, germanicis, anglicis…per certos ordines digestae […] per Conradum Gesnerum (1560). Cette tradition reparaît dans Pantopolion, continens omnium ferme quadrupedium, avium […] et gemmarum natura de Georgius Pictorius, qui traite aussi de quelques insectes. La systématisation aristotélicienne fut reprise en 1552 par Edward Wotton dans De differentiis animalium (Paris, 1552.) Ce médecin anglais est considéré comme initiateur de la zoologie moderne pour son Insectorum sive minimorum animalium theatrum (Theatre of Insects), écrit avec Thomas Muffet et Thomas Penny et repris après sa mort par Gesner. Le De animantibus subterraneis liber (Bâle, 1549) du célèbre Agricola (Georg Bauer, 1490–1552) est consacré plus spécifiquement aux animaux vivant dans les cavernes et les mines. En France, au cours des mêmes années paraissent les ouvrages, enrichis d’illustrations, souvent exécutées sur place, du naturaliste Pierre Belon (1517–64) concernant des animaux, mais parfois aussi des plantes, domestiques ou sauvages, et dans certains cas exotiques (la giraffe, le crocodile, le caméléon) rencontrés ou achetés par lui au cours de son voyage au MoyenOrient entrepris de 1546 à 1549 sur l’ordre de François Ierâ•›: Les observations de plusieurs singularitez et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie, Judée, Egypte, Arabie et autres pays estranges (Paris, 1553), traduit en latin par Charles de l’Ecluse en 1589. Un seul volume traite des poissonsâ•›: L’Histoire naturelle des estranges poissons marins, avec la vraie peincture et description du daulphin, et de plusieurs autres de son espèce (Paris, 1551), réédité comme La Nature et diversité des poissons, avec leurs pourtraicts représentez au plus près du naturel (1555), à quoi Belon ajouta un volume iconographique, De aquatilibus libri duo. Cum eiconibus ad vivam ipsorum effigiem … expressis (Paris, 1553) et un autre portant sur les oiseauxâ•›: L’histoire de la nature des oiseaux, avec leurs descriptions et naïfs portraicts retirez du naturel (Paris, 1555). Ces textes furent également utilisés par Gesner, traduits en latin (1558) et réincorporés dans une édition illustréeâ•›: Portraicts d’oyseaux, animaux, serpens, herbes, arbres, hommes et femmes d’Arabie et d’Egypte…le tout enrichy de quatrains […] (Paris, 1557). On y trouve l’image, devenue célèbre, qui met face à face le squelette d’un oiseau avec un squelette humain en une sorte d’anatomie comparée, ainsi que l’illustration et description des dauphins et baleines en tant que mammifères et non poissonsâ•›! C’est également de poissons de mer que traite Libri de piscibus marinis, in quibus verae piscium effigies expressae sunt (Lyon 1554–55), traduit en français en 1558, du médecin et professeur Guillaume Rondelet (1507–66). Rondelet, un des représentants les plus actifs de l’humanisme français, décrivit plus de deux cents cinquante espèces d’animaux marins, notamment la tortue marine dont les particularités morphologiques sont illustrées par une ample iconographie. Le médecin Salviani Ippolito, auteur de commentaires sur Galien, publia au sujet des poissons Aquatilium animalium historia cum eorumdem formis aere excusis (Rome, 1554–58). La conjonction entre texte et illustration de grande qualité manifeste dans le domaine botanique s’opère également en zoologie, comme en témoigne Ein neuw Thierbuch…in teutsche Reimen gefasst von Georg Schaller (Francfort, 1569) par Jans Bocksperger, avec les frappantes illustrations de Jost Amman.
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La découverte de l’Amérique influença profondément le domaine des connaissances zoologiques. Des espèces exotiques sont décrites dans les récits des voyageursâ•›; dès 1520 Pierre Martyr voit en Espagne des images de faisans importées d’Amérique. Pour expliquer les particularités du nouveau on utilisait des termes désignant ce qui était déjà familier et connuâ•›; ainsi, Roger Barlow en 1540 présentait l’armadille américain comme un animal ayant les oreilles, les pieds et la tête du cheval, et le corps d’un porcelet couvert d’une cuirasse semblable à la carapace de la tortue. Par ailleurs, la science vétérinaire, traitée notamment par Jean Ruel dans Veterinariae medicinae (Paris, 1530) manifeste des contacts entre connaissances zoologiques et agronomiques. Dans De canibus et venatione libello (Rome, 1544) Michelangelo Biondi se penche sur le traitement des chiens de chasse. La chasse elle-même est l’objet d’une abondante littérature. La tradition antique, dont fait partie le Kynegetikon d’Oppian, survit dans Oppiani de venatione libri IV publié à Paris en 1549 (en grec), et en 1555 (en latin) par les soins de Jean Bodin et Natale Conti, et ceux de Girolamo Ruscelli (1500-ca.1566) en 1561 à Venise. Apparaît également une riche production de livres portant sur les oiseaux de chasse, tel que Del modo di conoscere i buoni falconi, astori e sparvieri par Federico Giorni. La littérature vétérinaire mène en outre vers celle des connaissances agraires. Après 1560 apparaîtront de nombreux textes concernant les maladies des chevaux, en particulier Del modo di conoscere la natura de cavalli, e le medicine appartenenti a loro par Agostino Colombre (Venise, 1561). Les connaissances agraires Le désir de connaître la nature s’associa bientôt à celui de profiter d’elle et de la mettre d’une manière productive au service de l’homme. On voit par ailleurs continuer la tradition liée aux textes de l’Antiquité traitant d’agriculture, tels que le De re rustica de Varron et de Columelle, (par exemple l’édition aldine Libri de re rustica à Venise en 1533) et qui furent également traduits en langues vulgaires, comme par exemple Columelle en une traduction italienne par Pietro Lauro, De l’agricoltura (Venise, 1544). La coltivazione (Paris, 1546) de Luigi Alemanni (1496– 1556), homme politique et poète florentin, qui ayant fui la persécution de la famille Médicis était devenu un favori du roi de France François Ier, s’inscrit dans la tradition virgilienne. La tradition de Geoponica par Cassianus Bassus revit grâce à la traduction latine de Johann Hagenbut (Janus Cornarius, 1500–58) dans Constantini Caesaris selectarum praeceptionum de agricultura libri viginti (1538). Continue également la tradition des auteurs médiévaux s’inspirant déjà de ceux de l’Antiquité, comme surtout Pietro de Crescenzi dont les oeuvres furent réimpriméesâ•›: De agricoltura, omnibus que plantarum et animalium generibus (Bâle, 1538) ou, en langue vulgaire, l’Opera di agricoltura (Venise, 1553). De tels textes inspiraient les propriétaires terriens non seulement à concevoir la vie rurale comme exemple que les Romains leur donnaient à suivre, et qui leur offrait une alternative à la vie urbaine, et en temps d’épidémie un refuge sûrâ•›; mais à adopter les occupations agraires comme sources de plaisir et non uniquement de profit. Un exemple classique de textes orientés vers ce genre de lectorat nous vient de Charles Estienne (1504–64).
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Il est l’auteur de livres issus de l’imprimerie familiale et couvrant un vaste domaine thématique allant de types particuliers de plantes dans Arbustum, fonticulus, spinetum (Paris, 1538) à un dictionnaire polyglotte de sciences naturelles, De latinis et graecis nominibus arborum, fruticum, herbarum, piscium, & animum liberâ•›: ex Aristotele, Theophrasto, Dioscoride, Galeno, Aetio, Paulo Aeginata, Actuario, Nicandro, Athenaeo, Oppiano, Aeliano, Plinio, Hermolao Barbaro, & Johanne Ruellioâ•›: cum gallica eorum nominum appellatione (Paris, 1544) et à une combinaison de ces deux matières dans Praedium rusticum [..] (Paris, 1554). Les oeuvres de Charles Estienne lui-même sont centrées sur les pratiques agrairesâ•›: Seminarium, et plantarum fructiferarum praesertim arborum quae post hortos conseri solent (Paris, 1536), ouvrage qu’on s’empressa de traduire en plusieurs langues y compris l’italien, avec Di Carlo Stephano seminario over plantario de gli alberi che si piantano con i loro nomi e de frutti parimente […] trad. in lingua italiana per Pietro Lauro Modonese (Venise, 1545). A l’importance de la viticulture Estienne consacra tout un livreâ•›: Vinetum, in quo varia vitium, vuarum, vinorum, antiqua…(Paris, 1537), livre lui aussi vite traduit, notamment en italien sous le titre de Vineto di Carlo Stephano nel qual brevemente si narrano i nomi latini antichi & volgari delle viti e delle uve con tutto quello che appertiene alla cultura delle vigne alla vendemia e all’uve (Venise, 1545). S’inspirant du De alimentorum facultatibus de Galien (Lyon, 1548) il écrivit le De nutrimentis, ad Baillyum (Paris, 1550), sorte de traité de diététique avec classification des aliments et des boissons, destiné à l’usage des malades et des étudiants en médecine. La France était particulièrement riche dans ce domaineâ•›; citons Les propos rustiques de maistre Leon Ladulphi (Lyon, 1547) par Noël Du Fail (pseud. Eutrapel et Leon Ladulphi, (1520â•›?–91). L’enseignement des auteurs antiques est enrichi des observations d’auteurs contemporains dans des oeuvres en langue vulgaire, comme par exemple Von Ursprung der Teilung…des Ecker, Wyngarten, Krautgarten de Jakob Koebel (Oppenheim, 1522) ou en latin, notamment De agricoltora opusculum d’Antonino Venuto (Venise, 1537). Giovanni Tatti publia chez Francesco Sansovino (1521–86) Della Agricoltura di M. Giovanni Tatti Lucchese Libri Cinqueâ•›: ne quali si contengono tutte le cose utili, & appertenenti al bisogno della villa, tratte da gli antichi & da moderni scrittori (Venise, 1561). De tels textes sont d’autant plus recherchés par le public que l’on souhaite transformer terrains vagues et marécages en terrains agricoles. Cet effort trouve son point culminant dans la création aux Pays-Bas des polders qui firent avancer les côtes marines et étendre les terres cultivables. La déforestation, destinée à agrandir les pâturages et à satisfaire la demande croissante de bois, se trouve contrebalancée par les lois permettant aux gouvernements de protéger les arbres et la gestion de ceux-ci. Les jardins On voit augmenter le nombre de familles riches pouvant se permettre de créer des espaces verts consacrés au divertissement et modelés selon le goût et les ressources financières du propriétaire. Dans le jardin du roi François Ier à Blois, créé par Pacello de Mercoliano, le naturel (arbres fruitiers) et l’artificiel (cornes de cerfs formant une sorte de galerie) rencontrent le goût classique sous la forme de la pergola, du manège hippique, de la fontaine centrale et de la volière abritant faisans et perdrix. L’utilitaire y avait sa place sous la forme d’arbres fruitiers et
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de plantes potagères côtoyant à l’occasion quelques espèces rares, sans doute importées. Les jardins d’alors évoluent vers la notion moderne du jardin – lieu d’agrément exprimant une notion esthético-sociale et (ou) extension de la maison à l’encontre de la nature. Il fallait donc des textes répondant à ce besoin, tel que De re hortensi libellus (Lyon, 1539) du français Charles Estienne ou Hortorum libri triginta (Leyde, 1560) de Benoît Le Court, traitant de la culture d’arbres ornementauxâ•›; ou encore A most briefe and pleasaunte Treatise teachyng how to dresse, sow and set a garden de Thomas Hill (ou Hyll, ca. 1528 -â•›?), un des premiers manuels de jardinage imprimés en Angleterreâ•›; et en France Le plaisant jardin par Eville de Passebreme (Lyon, 1556). Mais, déjà, Symphorien Champier dans son Hortus gallicus (Lyon, 1533) avait attiré l’attention sur l’importance culturelle et pratique du jardin, sans négliger l’aspect médical. De célèbres botanistes ont également parlé à cette époque de l’agriculture et du jardinage, notamment Pierre Belon dans Les Remonstrances sur le défault du labour et culture des plantes et de la cognoissance d’icelles (Paris, 1558), ainsi qu’un autre Français, Antoine Mizauld, l’Espagnol G.A, de Herrera, et le Italiens Venuto et Tarelli (cf. A. Ubrizsy Savoia, «â•¯La littérature des pratiques agraires╯» dans Crises et essors nouveaux 1560–1610). Voyages et explorations Les connaissances agraires ont elles aussi été influencées par l’arrivée de plantes et animaux domestiques en provenance des terres explorées au cours de la première moitié du XVIe siècle. Mentionnons en premier lieu le sucre, produit de la canne à sucre cultivée d’abord en Afrique, puis en Amérique, et qui commence à rivaliser avec le miel. Une description de l’Afrique fut publiée à Anvers en 1553 par Johannis Léon l’Africain (ca. 1485-ca.1554) sous le titre De totius Affricae descriptione. Certes, la raison majeure de ces explorations massives de terres lointaines provient de la volonté de résoudre les grands problèmes de l’Europeâ•›: controverses religieuses, guerre contre les Turcs, surpeuplement, rivalités sociales et économiques (secteur hanséatique, secteur baltique…), et crise alimentaire par voie de conséquence. Rappelons qu’une des raisons du financement accordé à Christophe Colomb fut de l’inciter à chercher une nouvelle voie d’accès aux plantes médicinales et alimentaires ainsi qu’aux épices devenues inatteignables en Europe à cause de l’occupation turque. Les épices purent être importées grâce au contact direct du Portugal avec l’Orient, qui fit de Lisbonne la troisième ville d’Europe, et augmenta l’activité commerciale d’Anvers au préjudice de Venise. Grâce au commerce avec les Amériques la population de Séville passa de 49.000 en 1530 à plus de 100.000 à la fin du siècle. Initialement, les épices et autres marchandises orientales de luxe, importées grâce au contact direct avec le Portugal, et celles qui par la suite furent importées grâce aux voyageurs portugais et espagnols, n’étaient achetées que par une minorité aisée. Les récits de voyage contenaient des renseignements sur les plantes dans leur réalité naturelle, alors que l’Europe n’en avait connu que les produitsâ•›: épices, drogues, huiles, baumes… L’oeuvre de Maximilianus Transylvanus en est un exempleâ•›; né (ca. 1490) d’une famille saxonne en Transsylvanie, secrétaire à la cour impériale de Charles Quint, il prend modèle sur le style
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de Pigafetta décrivant la circumnavigation de Magellan, dans un ouvrage intitulé De Mollucis Insulis, d’abord édité à Cologne en 1523, puis à Rome en 1524. Les plantes qui y sont mises en relief, en provenance de Malaisie surtout, sont aromatiques, comme par exemple celles qui donnent le poivre, le clou de girofle, la muscade, la cannelle, le gingembreâ•›; ce que l’on connaissait auparavant en Europe, c’etaient seulement leurs produits desséchés, et non les plantes complètes. Maximilianus énumère en outre des végétaux tels que le riz, l’orange douce et amère, le citron, (la grenade, le bétel). Fernández de Oviedo y Valdés s’extasie sur les mérites d’une plante nouvelle découverte en Amérique, dans La Historia general de la Indias (Séville, 1535), disant que toutes les paroles utilisées pour la décrire sont inadéquatesâ•›; «â•¯Il y faudrait le pinceau de Berruguete ou de Léonard de Vinci ou d’Andrea Mantegna, artistes célèbres que j’ai connus en Italie.╯» Dans son Libro XX de la segunda parte dela general historia delas Indias. Escripta poe el capitan Goncalo Fernandez de Ouiedo, y Ualdes… Que trata del strecho de Magellan (Valladolid, 1557) l’auteur rend compte des plantes et animaux rencontrés au cours du voyage de Magellan. Dans le Campus Elysius Galliae amoenitate refertus in quo sunt medicinae compositae, herba et plantae virentes (Lyon, 1553) de Symphorien Champier apparaissent des plantes tant domestiques qu’exotiques. Les nouvelles espèces de plantes provenant des «â•¯Indes╯» sont d’abord cultivées dans les jardins botaniques universitaires et privés, où elles s’acclimatent et sont comparées avec les espèces dejà connues, et celles décrites par les auteurs anciens. Il est relativement rare de voir ces expériences atteindre la publication. Certains travaux qui parlent des «â•¯Indes╯» ne font aucune distinction entre «â•¯l ’Orient╯» et l’Amérique, dans la mesure où la conviction qu’il existait un continent nouveau, les Indes Occidentales, distinct de celui des Indes Orientales déjà partiellement connu, n’était pas encore dissipée. García da Orta parle surtout des plantes médicinales dans Coloquios dos simples, e drogas ha cousas medicinais da India, e assi dalgunas frutas achadas nella onde se tratam algunas cousas tocantes amedicina (Goa, 1563). Signalons encore Les singularitez de la France antartique autrement nommée Amérique (Paris, 1558) du franciscain André Thevet, cosmographe et historiographe du roi (1502–90), auteur déjà d’une Cosmographie du Levant (1556) riche en données sur les animaux. Les premières informations imprimées au sujet des plantes et animaux de l’Amérique le sont dans Hispania victrix. Primera y secunda parte de la historia general de las Indias con todo el discubrimiento, y cosas notables (Medina, 1553) de Francisco López de Gómara (1510–60â•›?), compte-rendu du voyage au Mexique de Hernán Cortés. Les écrits botaniques dont il a été question plus haut parlaient peu des plantes et animaux du Nouveau Monde. L’ouvrage de Brunfels (1530) est représentatif à cet égardâ•›; il mentionne peu de ces espèces, et n’insiste guère sur leur origine américaine. L’auteur le plus explicite en la matière est le médecin espagnol Francisco Hernández, qui avait fait dessiner les plantes et animaux aperçus en Amérique et en avait préparé une description fort détailléeâ•›; mais une grande partie de ces matériaux disparut dans un incendie de l’Escurial et le reste ne fut publié que beaucoup plus tard (à Rome, en 1651, par l’Accademia dei Lincei). Un développement littéraire plus éloquent au sujet des plantes, animaux et autres phénomènes naturels est celui lié à la grande époque des voyages. Les glossaires et vocabulaires polyglottes, comme par exemple les Regole grammaticali della volgar lingua de Giovanni Francesco Fortunio (Venise,1527), contenant des expressions en cinq langues, n’étaient pas exclusivement
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destinés aux prêtres désireux de meubler leurs sermons d’expressions pittoresques, mais surtout aux voyageurs et aux explorateurs afin de les guider. Le désir de découvrir ne s’arrêta pas aux Amériques mais mena à d’autres explorations. La partie européenne de la Russie était peu connueâ•›; c’est pourquoi la description du voyage de Sigmund Freiherr von Herberstein dans Rerum moscovitarum commentarii (1549) éveilla beaucoup d’intérêt, et suscita des traductions en italien, allemand et tchèque. Les terres du nord de l’Europe, inexplorées pendant des siècles, sont décrites dans l’Historia gentium septentrionalium (Rome, 1555) du Suédois Olaf Stor (1490–1557), dit Olaus Magnus, qui mêle à la représentation du réel la figuration d’êtres légendaires et monstrueux tels que le terrifiant «â•¯serpent de mer╯» et des rennes doués de trois cornes. En effet, les textes portant sur les voyages d’exploration s’aventurent aussi dans l’imaginaire, à commencer par les récits du voyage de conquête d’Alexandre le Grand, qui décrivent les terres lointaines comme habitées par des êtres fabuleux et monstrueux. A ces descriptions provenant de pays éloignés, ou tirées des écrits de l’Antiquité, s’ajoutent des cas de «â•¯monstres╯» observés en Europeâ•›: nous savons aujourd’hui que les malformations des animaux et la tératologie des plantes n’ont rien que de naturel. Citons Julii Obsequentis prodigiorum liber (Bâle, 1555), ouvrage réédité comme Prodigiorum ac ostentorum chronicon, quae praeter naturae ordinem, et in superioribus et his inferioribus mundi regionibus, ab exordio mundi usque ad haec nostra tempora acciderunt (Bâle, 1557), de Conrad Lycothenes (Wolfhart, 1518–61), mélange de cas prodigieux survenus un peu partout dans le monde dans la nuit des temps. Un recueil semblable, maintes fois réédité, les Histoires prodigieuses les plus memorables qui ayent été observées, de Pierre Boaistuau (de Launay, ca.1517–1566) transpose des textes latins et grecs. Ce type de littérature teinté de superstitions, de vengeances, de mystifications, et éloigné de la réalité naturelle, fleurit au cours de la seconde moitié du siècle. Alchimie, chimie, métaux et minéraux La préparation de médicaments à base de plantes, de partie et tissus animaux et de minéraux exigeait des procédés chimiques. L’histoire de la chimie (cf. Multhauf, 1966) et l’étude des minéraux appartiennent donc à notre sujet. Une pratique déjà connue et répandue était celle de la distillation, abondamment documentée, notamment dans l’ouvrage de Hieronymus Brunschwig (Von Braunschweig, ca. 1450ca. 1512), Liber de arte distillandi (Strasbourg, 1500), qui eut pour version anglaise The virtuose boke of Distyllacion of the waters of all maner of Herbes (1527) et pour version allemande Das Buch zu Distilieren die zu samen gethonen Dingâ•›: Composita genant durch die einzingen Ding und das Buch Thesaurus Pauperum genant […] (Strasbourg, 1532). Nous pouvons le désigner comme le premier texte traitant de la chimie des plantes et décrivant les huiles les plus essentielles. Ses illustrations sont empruntées à des publications précédentes, Le grant herbier et le Hortus sanitatis. La matière ainsi transmise par Brunschwig devint une tradition, répercutée à son tour par de nombreux auteurs dans maints ouvrages tels que Historia omnium aquarumquae in communi hodie practicantium sunt usu, vires, recta eas distillandi ratio, par Remaclus Fuchsius (ou Fuchs, Venise, 1542). Le célèbre médecin Gualtherus Herminius Ryff publie à son tour Das new
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gross Distillier Buch wolgegründter Distillation (Francfort, 1545), dans la tradition de Raymond Lulle (1235–1315) selon Raimondi Lullij Maiorcani…de secretis naturae sive quinta essentia… Alberti magni de mineralibus et rebus metallicis (Venise, 1532). En allemand également Ryff rejoint l’histoire des études de minéralogie et de chimie, dans Des Steins, Sandts und Gries inn Nieren, Lenden vnd Blasen…ersten vrsprung, anfencklichen vnd gründlichen vrsachen…mit weiterer vnterrichtung, Rechter erkanntnuss vnd eigentlicher vnterschiedung mancherley art vnd gestalt der Brüch (Würzburg, 1548). Esprit typique de la Renaissance, il est non seulement l’auteur de nombreux ouvrages médicaux et mathématiques mais également d’oeuvres empreintes de pensée lullienne, comme par exemple De memoria artificiali, quam memorativam artem vocant. Item de naturali memoria, quomodo medicinae beneficio excitanda, augenda et confirmanda…libellus (Strasbourg, 1541), traitant de la conservation des données de plus en plus massives qui se faisaient jour en médecine et botaniqueâ•›; c’est donc un «â•¯art de mémoire╯». En matière de minéralogie est important également le Bermannus sive de re metallica (Bâle, 1530) du médecin humaniste allemand Georgius Agricola Glauchensis (Georg Bauerâ•›; 1490/4–1555), ouvrage consacré primordialement aux métaux et à leurs problèmes, notamment celui de la santé dans les zones minières. Ayant traversé une grande partie de l’Europe Agricola rend compte de nombre de ses expériencesâ•›; en matière de minéralogie il privilégie un territoire restreint, riche en ressources minières, connu sous le nom de Saxonie. Le texte latin est rapidement traduit en langues vulgaires, par exemple en italien par Michelangelo Florio dans L’arte de metalli (Bâle, 1553). Christoph Entzelt le fait paraître, avec un titre presque identique, De re metallica, hoc est, de origine, varietate et natura corporum metallicorum, lapidum…(Francfort, 1551). La transformation des métaux (de l’or surtout, dont traite l’alchimie) fait l’objet de nombreux traités, tels que De re metallica, metallorum transmutatione et occulta summaque antiquorum medicina libellus, praeter priorem editionem accurate recognitus. […](Paris, 1564), de Romanus Morienus et Robert Duval. Les «â•¯fossiles╯» constituent un autre domaine non sans liens avec les précédents. Agricola en traite dans De ortu et causis subterraneorum libri V. De natura eorum quae efflunt ex terra libri IV. De natura fossilium libri X. De veteribus et novis metallis. (Bâle, 1546). Un Secreta secretorum Aristotelis (Lyon, 1528) parle des minéraux des Indes au chapitre De mineralibus. Le Français Marbode (XIe siècle) réédite dans De gemmarum lapidumque pretiorosum formis (Cologne, 1539) des textes antiques parlant des merveilleuses propriétés des pierres. Philip Theophrast Bombast von Hohenheim (ca.1493–1541), connu sous le nom de Paracelse propose, à l’encontre de la tradition aristotélicienne et galénique, une nouvelle manière d’envisager les phénomènes, combinant les traditions préexistantes avec l’expérience et l’observation directes, mais également avec une vision magico-hermétique. Il met l’alchimie au service de la médecine au moyen de la préparation de médicaments issus de substances minérales déjà connues pour leurs vertus curatives, fondant ainsi l’iatrochimie (Multhauf, 1966). Il privilégie la langue vulgaireâ•›; en 1526 il fit scandale en prononçant une leçon en allemand à l’université de Bâle, sa ville natale. Paracelse fut un défenseur du rôle de l’expérience et des pratiques populaires plutôt qu’érudites en matière de connaissances médicales et botaniques. A cet égard, Leonardo Fioravanti fut son disciple. Indépendamment de Paracelse, une autre manifestation de la reprise, au seizième siècle, de l’alchimie arabe et médiévale se fait jour dans Magia naturalis
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(1560) de G. B. Della Porta, ouvrage dejà publié en italien en 1558 sous le titre de Della magia naturale et porteur de thèmes récurrents au cours de cette période, par exemple dans le De subtilitate (1550) de Jerôme Cardan, mathématicien, médecin et astrologue. Les objets de tous ces traitésâ•›: minéraux, gemmes, fossiles tant végétaux qu’animaux, issus de la nature, étaient placés en compagnie d’objets imitant merveilleusement la nature dans des Wunderkammern ou cabinets des merveilles, comme celui des Médicis à Florence qui contenait des objets rares et des animaux également rares, embaumés ou mommifiés, des crocs, des poissons séchés, des fruits exotiques, des branches et des racines de formes inhabituelles, des champignons pétrifiés, des cristaux, des fossiles. La littérature ne parle guère de ces collections, mais nous en possédons des listes ainsi que des témoignages demeurés manuscrits dans les lettres conservées aux archives.
La magie naturelle, la Cabale, l’alchimie et les arts de la divination Dóra Bobory À la Renaissance, les frontières de la philosophie de la nature fondée sur la pensée d’Aristote deviennent extrêmement flexibles. Alors qu’au Moyen Âge c’était une discipline spéculative, essentiellement conçue pour l’étude des principes et causes des phénomènes naturels, à la fin du XVIe siècle elle s’identifie de plus en plus à des pratiques et approches nouvelles, et son contenu devient plus concret et plus empirique. Cette transformation provient de nouveaux défis à l’égard de la tradition ancienneâ•›: la redécouverte de textes provenant de l’Antiquité, la traduction de ces textes par les humanistes, la réapparition d’autorités philosophiques aciennes telles qu’Hermès Trismégiste et Platon, ainsi que les mouvements de réforme religieuse. Les oeuvres nouvellement découvertes qui circulaient sous le nom d’Hermès, par exemple, fournissaient un cadre théorique au sein duquel les textes pratiques traitant d’alchimie et de magie naturelle et astrale, textes connus depuis le Moyen Âge, pouvaient s’intégrer. Après l’échec des célèbres tentatives des néo-platoniciens florentins, Pic de la Mirandole et Marsile Ficin, pour opérer une synthèse de l’aristotélisme, du platonisme, de l’hermétisme et de la Cabale, ces courants intellectuels se trouvèrent exclus des universités sans toutefois disparaître, et sans perdre leur attrait pour les penseurs à venir. Le commun dénominateur entre la magie naturelle, la Cabale, l’alchimie et les arts de la divination était leur utilisation des qualités des choses non manifestes, donc occultes, qualités dont les origines étaient inconnues alors que les phénomènes causés par elles étaient perceptibles aux sens. C’est pourquoi on les appelait souvent «â•¯philosophie occulte╯», étude des qualités occultes présentes dans la nature et destinées à jouer un rôle de premier plan dans l’imaginaire de la Renaissance. Bien que la magie naturelle – malgré les efforts de savants éminents tels que Marsile Ficin qui tenta de la représenter comme prisca theologia – ainsi que l’alchimie, ne parvinrent jamais à atteindre le statut de science légitime, le sort des arts de la divination, et de l’astrologie en particulier, fut différent. Depuis le début du XIVe siècle l’astrologie était enseignée dans d’importantes universités y compris celles de Padoue, Bologne et Paris, et même ses critiques les plus violents acceptaient son principe de base, à savoir l’influence du ciel sur la terre. Au début du XVIe siècle, d’une part parce que quelques-unes de ces disciplines étaient exclues de programmes universitaires, et d’autre part grâce à des mécénats scientifiques privés, de nouveaux sites de production du savoir apparurentâ•›: cours aristocratiques ou entités ecclésiastiques. Auprès de celles-ci les praticiens des arts occultes exclus des universités pouvaient aspirer à faire carrière, mais nombre d’entre eux, ne parvenant pas à conserver la faveur de leurs nobles mécènes, erraient à travers l’Europe à la recherche de nouvelles opportunités. Lynn Thorndike les décrit comme étant des «â•¯vagabonds intellectuels╯». Leurs vies et leurs parcours avaient certains traits en commun, en particulier l’énergie avec laquelle ils tentaient d’attirer l’attention et la protection de nouveaux mécènes, dans une situation fortement concurrentielle. Ils se déclaraient compétents dans plusieurs disciplines, critiquaient les autorités anciennes et les professeurs des universités où ils avaient étudié, prétendaient dépasser en savoir les Anciens et avoir de nouvelles méthodes et de nouvelles visions à offrirâ•›; ils devaient souvent changer de 460
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domicile à la suite de conflits personnels et d’accusations de fraude ou d’hérésieâ•›; ils finissaient par mourir pauvres, en marge de la sociétéâ•›; mal famés durant leur vie, ils devenaient légendaires une fois disparus. Un mage par excellenceâ•›: Agrippa On considère communément comme l’incarnation même du mage à la Renaissance Cornelius Agrippa von Nettesheim (1486–1535), Allemand érudit, soldat et intellectuel ambulant. A ses yeux la magie ne consistait pas uniquement dans la connaissance théorique de la manière dont les forces occultes opèrent dans le mondeâ•›; il croyait en outre que posséder cette connaissance, c’est pouvoir dominer la nature. Par sa composition d’une des plus grandes synthèses de la magie naturelle, De occulta philosophia, qui commença à circuler sous forme de manuscrit vers 1510 et fut imprimée pour la première fois en 1533, il suivait les traces de Ficin, cherchant à intégrer la magie au sein de la philosophie naturelle et à l’élever ainsi au statut de connaissance légitime. Sa vision du monde est essentiellement celle de l’hermétisme, tissée d’harmonies et de correspondances entre microcosme et macrocosme que le mage, grâce à son savoir, peut exploiter pour son propre bénéfice. Sans être véritablement original, puisqu’il puise abondamment dans la philosophie hermétique et cabalistique des néo-platoniciens florentins et de Johannes Reuchlin, l’ouvrage d’Agrippa connut un grand succès en tant que manuel de procédés magiques qui, selon l’auteur, fonctionnent dans la nature et permettent d’éviter l’influence malveillante des démons. Agrippa réussit à combiner des pratiques magiques fort terre-à-terre, utilisant amulettes, charmes, fumigations et drogues, avec le néo-platonisme ficinien le plus subtilâ•›; mais cette synthèse ne réussit pas à convaincre l’Inquisition. Soit sous la pression de l’Eglise, mais plus probablement sous celle de son propre scepticisme croissant concernant la validité de la raison humaine, Agrippa publia en 1526 une réfutation radicale de la magie, De incertitudine et vanitate scientiarum, avant même la parution de sa propre grande synthèse de la magie. Sur cet enchaînement les opinions diffèrent. Toujours est-il qu’un siècle après la mort d’Agrippa des légendes circulaient encore au sujet de son chien qui lui aurait servi d’assistantâ•›; ou de son identification avec le docteur Faust, mage suprême, mais mythique, qui à la différence d’Agrippa ne s’abstint pas de pactiser avec le diable pour satisfaire son désir de connaissance et de pouvoir. Georges de Venise, Guillaume Postel et l’étude de la Cabale La Cabale, doctrine d’une école de pensée religieuse ésotérique au sein du judaïsme, connut un extraordinaire essor intellectuel à l’époque de la Renaissance. La tradition cabalistique ellemême puisait à une variété de sources au sein du néo-platonisme, du gnosticisme et même du zoroastrianisme, lesquelles pouvaient en outre posséder quelques traits communs avec la tradition chrétienne. Francesco Giorgio (ou Zorzi) Veneto (1466–1640), ou encore Georges de Venise, moine, philosophe et théologien, avait rencontré Pic de la Mirandole tout au début de sa carrière et avait été fortement marqué par sa théorie cabalistique. Il écrivit un commentaire sur les thèses cabalistiques de Pic, et publia un ouvrage consacré aux harmonies entre microcosme
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et macrocosme, De harmonia mundi (Venise, 1536), ouvrage infiltré par tous les courants philosophiques et théologiques de la Renaissanceâ•›: numérologie cabalistique, mystique néo-platonicienne, hermétisme, notions astrologiques et alchimiquesâ•›; et où l’on reconnaît aussi l’arrière-plan franciscain et philosophique de Georges. Le De harmonia ainsi que In Scripturam Sacram problemata (Venise, 1536) furent écrits au déclin de sa vie et reflètent toutes le curiosités intellectuelles et toutes les angoisses de son temps. Guillaume Postel (1510–1581) imprima un nouvel élan à l’étude du grec, de l’hébreu et de l’arabe. En tant qu’envoyé du roi, il séjourna à Constantinople à la recherche de manuscritsâ•›; à son retour il fut nommé à Paris titulaire d’une chaire d’études arabes. Sa réputation était celle d’un visionnaire rêvant d’une monarchie universelle qui serait gouvernée par le roi de France. Ce programme, qui prévoyait une religion unique, simple, pure et originelle et surplombant les divisions dogmatiques, fut d’abord formulé dans son De orbis terrae concordia (Bâle, 1544). Mais les autorités catholiques ne se montrèrent guère accueillantes à ces idées, à tel point que la demande d’admission de Postel à l’ordre jésuite fut refusée, et qu’il eut même à subir les sévices de l’Inquisition. Pour Postel, connaître l’arabe ne signifiait pas seulement avoir accès à une immense tradition philosophique, mais également acquérir un moyen raffiné de convertir les musulmans au christianisme. Son Absconditorum a constitutione mundi clavis (Bâle, 1547) révèle sa croyance intime et inébranlable en la science davidique et la révélation d’Elie, tradition transmise par les prophètes et maintenue vivante par la pensée cabalistique. Postel croyait fermement que les chrétiens doivent reconnaître et chérir leurs origines communes et leur unité avec la tradition hébraïque. C’est ainsi qu’il traduisit le Zohar afin de rendre disponibles quelques-unes des sources les plus précieuses à ses yeux. L’alchimie et l’imprimerie Lorsque l’arabisant Robert of Ketton (ou Chester) traduisit l’oeuvre de Morienus Romanus en latin en 1144, il ouvrait pour la première fois les portes de l’Occident latin à une des sources de connaissances philosophiques et techniques les plus complexes. Ce nouveau venu stimula l’intérêt des commentateurs scolastiques tout en faisant problème. Ils tentèrent de lui trouver une place au sein de leur système de connaissances, mais le statut de l’alchimie continua à osciller entre ars mechanica et ars liberalis, selon la tradition à laquelle il était fait appel. Pendant toute l’époque prémoderne la tradition alchimique demeura plurielle et ouverte à des interprétations diverses. Elle préserva sa double nature théorique et pratique qui variait selon le poids accordé à la transmutation et aux aspects médicaux, techniques, philosophiques ou spirituels. C’est le milieu du XVIe qui vit paraître la première vague de textes alchimiques imprimésâ•›: traités du pseudo-Raymond Lulle, du Geber ou Albert le Grand latin, et surtout la Tabula smaragdina. Oronce Finé (1494–1555), mathématicien et éditeur, consacra lui-même beaucoup d’énergie à la transcription de manuscrits traitant d’alchimie, tels ceux d’Albert, d’Arnauld de Villeneuve et la Turba philosophorum. Par ailleurs, une oeuvre importante de Villeneuve, le Rosarium philosophorum fut imprimée comme faisant partie d’une collection d’écrits alchimiques édités par Giovanni Lacinius. Intitulée Pretiosa margarita novella, cette collection fut publiée à Venise en 1546. La première édition imprimée du Testamentum de Morienus, cette grande
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nouveauté en Occident latin, parut à Paris en 1559 chez Guillaume Guillard, bientôt suivie par le Compendium alchemiae (Bâle, 1560) attrribué à Johannes Garlandius. Les écrits alchimiques n’étaient pas tous consacrés uniquement à la transmutation de métaux en orâ•›; la période que nous examinons vit émerger nombre de traités de métallurgie, parfois composés en langues vulgaires, et liés aux pratiques minières et aux arts du métal. Cette tendance atteint son point culminant dans De re metallica (1556) de Georgius Agricola (Georg Bauer), premier ouvrage géneral de métallurgie, clairement conçu sans relation aucune avec les ouvrages précédents, où les procédés techniques étaient liés à l’alchimieâ•›: une ère nouvelle s’ouvrait pour la métallurgie. Le De re metallica de Christophorus Encelius (Francfort, 1557) fut recommandé à l’imprimeur par Melanchton à cause des innovations qu’il contenait par rapport au traité d’Agricola. Pirotechnia (Venise, 1540) fit également dateâ•›; l’auteur était expert en matière d’artillerie et traitait surtout des métaux dans un esprit fort sceptique vis-à-vis de la transmutation…mais imbu de croyances magiques dans le domaine de l’art de la guerreâ•›! Les relations anciennes de l’alchimie avec les métiers, dont les premières preuves connues de nous remontent aux papyrus du IIIe siècle conservés à Leyde et à Stockholm, reviennent sur la scène au XVIe siècle. On les voit apparaître, par exemple, dans les «â•¯livres de secrets╯» prémodernes qui offraient également des recettes pour la fabrication de pigments, de produits cosmétiques, de pierres précieuses artificielles, et donnaient des conseils en matière de métallurgie, de pratiques minières, de préparation de médicaments par des moyens et méthodes alchimiques. L’imprimerie avait créé de nouvelles possibilités de dissémination, vite exploitées par des imprimeurs qui, conscients du besoin général d’information technique, se mirent à imprimer des manuels pratiques fort prisés. Le Coelum philosophorum (Fribourg, 1525) de Philip Ulstad fut accueilli avec grand intérêt et publié de multiples fois aussi bien dans sa version latine originale qu’en traductions. Principalement fondé sur les ouvrages de Jean de Rupescissa, Lulle et Albert, ce traité a pour sujets principaux la cinquième essence et l’or potable. Les potions cosmétiques sont le sujet central d’un ouvrage publié par André Le Fournier, La decoration d’humaine nature et ornement des dames (1530) et de celui d’Evonymus Philiater, (pseudonyme de Konrad Gesner), Thesaurus de remediis secretis (Zürich, 1554). Celui-ci vit le jour comme appendice aux oeuvres complètes de Joachim Fortius Ringelbergius, les Experimenta opera (Lyon, 1531), dans la préface desquelles l’auteur révèle des procédés marquants qu’il prétend avoir appris chez des artisans et ouvriers peu instruits. Au cours de la seconde moitié du siècle, la production de ces livres de secrets augmenta substantiellement. Souvent les imprimeurs eux-mêmes compilaient et traduisaient de tels textes et n’hésitaient pas à recourir au plagiat si la vente promettait d’être profitable. Hermann Ryff (qui eut un grand succès de librairie sous le pseudonyme de Quintus Apollinarius) traduisit en allemand une série de textes médico-alchimiques et compila nombre de collections telles que la Kleine deutsche Apotheke (Strasbourg, 1542) fondée sur l’ouvrage d’Otto Brunfels, Reformation der Apotheker (1536). Christian Egelnoff, imprimeur de Francfort, et Johannes Petreius, imprimeur de Nuremberg, publièrent un grand nombre d’ouvrages populaires sur des sujets scientifiques, ayant reconnu les possibilités illimitées de la dissémination de ces savoirs en langues vulgaires. La tradition des Kunstbüchlein était nourrie de publications anonymes où les imprimeurs compilaient des passages provenant de différents traités, de notes d’ateliers, parfois de communications orales. Le premier livre de ce genre, le Rechter Gebrauch d’Alchimei, fut publié par Egelnoff en 1531.
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Assurément, c’est Alessio Piemontese (Pedemontanus, pseudonyme de l’humaniste vénitien Girolamo Ruscelli) qui fut l’auteur le mieux connu dans ce genre avec De secreti (Venise, 1555). Bien que cet ouvrage ne traitât pas explicitement des secrets de la transmutation et d’autres pratiques alchimiques bien connues, il offrait en revanche une série de recettes pour la préparation de substances cosmétiques, de parfums, et de joyaux artificiels, offrant également des conseils pratiques pour la conservation des fruits, la teinture des cheveux et la manière de laisser pousser sa barbe. Pour la préparation de nombre de ces substances la connaissance des notions fondamentales de l’alchimie était indispensable. L’ouvrage devint un best-seller incontesté avec dix-sept éditions en quatre ans. Le livre de secrets le mieux connu, la Magia naturalis (première édition en 1558, première traduction en italien en 1589), fut écrit par un noble napolitain, Giambattista della Porta, également fondateur d’une académie des secrets. A la fin du siècle l’ouvrage avait connu quinze éditions. Les Notandissimi segreti de l’arte profumatoria de Ventura Rossetti (Venise, 1555), I secreti (Venise, 1561) d’Isabella Cortese, les les Secreti medicinali de Pietro Bairo ((Venise, 1561) ainsi que Della summa de’ secreti universali de Timotheo Rossello (Venise, 1561) offraient tous de grands «â•¯secrets╯» et des conseils pratiques pour la vie quotidienne. Ils enseignaient au lecteur les procédés jalousement gardés par les joailliers, les teinturiers et les guérisseursâ•›; et la manière d’éviter la grossesse et les saignements du nez. Leur importance provient du fait que, contrairement aux auteurs hermétiques, ils offraient librement à tous leur savoir, écrivant en langues vulgaires et d’une manière qui permettait même aux esprits peu instruits de suivre et de comprendre leurs raisonnements et leurs conclusions. Le Trismégiste allemandâ•›: Paracelse La tradition ancienne de l’alchimie médicale trouve un nouvel apôtre en l’une des figures les plus problématiques du XVIe siècle, qui se proclamait réformateur de la médecine et portait une série de nomsâ•›: Philippus Aureolus Theophrastus Bombastus von Hohenheim, communément appelé Paracelse (1493–1541). L’incroyable impact de Paracelse sur la philosophie naturelle des XVIe et XVIIe siècles continue à intriguer les chercheurs modernes qui parviennent difficilement à extraire sa réelle personne historique des multiples couches de sa renommée. Paracelse lui-même avait fait de son mieux pour faire apparaître sa contribution à la médecine comme absolument nouvelle, et sa propre personne comme exceptionnelle. Ses excès de langage, son insistance pour écrire en allemand, ses scandales et sa bizarrerie ont donné matière à des générations de critiques. On a pu le qualifier d’ivrogne, de lunatique, de charlatanâ•›; ou au contraire de novateur dans des catégories du savoir encore inexistantes. Selon les termes de Thorndike, Paracelse était un «â•¯vagabod intellectuel╯», incapable de s’acquérir, même brièvement, l’appui des institutions de son tempsâ•›; pour être sûr de se faire entendre il usait d’un langage brutalâ•›; et il livrait combat aux autorités vivantes et disparues. C’est la pathologie des humeurs selon Galien qui était l’objet principal de sa critiqueâ•›; sa propre vision du monde, néo-platonicienne et hermétique, reposait sur la notion des correspondances. Il rejetait la transmutation des métauxâ•›; l’alchimie, à ses yeux, devait uniquement servir la médecine et la pharmacologie. Il visait principalement à la purification des matériaux afin de les débarrasser, en les distillant, de substances toxiques telles que l’antimoine et l’arsenic.
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Au yeux de Paracelse l’alchimie constituait avec la philosophie, l’astronomie (accompagnée de l’astrologie) et la vertu un des quatre piliers de l’art de guérir. Elle rompait avec la tradition alchimique sans l’abandonner totalement. L’application médicale de substances inorganiques, et l’insistance sur la distillation, n’avaient rien de totalement nouveauâ•›: déjà Dioscoride avait compté les minéraux comme materia medicaâ•›; et c’est Rupescissa qui avait établi la distillation comme le secret de l’obtention des matériaux les plus purs, comme la quintessence même de la médecine. Ce qui était nouveau chez Paracelse, c’était son opposition à la tradition scolastique, la réintroduction de substances inorganiques dans les matériaux médicinaux, le rôle du laboratoire dans la production des remèdes, et l’importance d’un dosage précis. Paracelse prônait également la pertinence de l’expérience pratique en matière de formation médicale. Il déclarait par ailleurs que l’alchimie n’est justifiée que par son utilisation en médecine. Quelques-unes de ses oeuvres seulement furent publiées du vivant de Paracelseâ•›: celle qui portait sur les eaux minérales (Von dem Bad Pfeffers, 1535), celle sur la chirurgie (Grosse Wundartzney, 1536) et celle concernant le traitement de la syphilis (Vom Holz Guiaco, 1529). Une première recrudescence d’écrits de Paracelse débuta au cours des années 60 par la publication de quelques-uns de ses ouvrages de médecine. Mais nombre de ses manuscrits demeurèrent inédits et se répandirent à travers l’Europe dans des collections privées, rappels de ses errances et de son indifférence pour la survie livresque de son oeuvre. L’astrologie Nombreuses furent les appellations de l’astrologie au travers de sa longue histoireâ•›; elle fut louée tour à tour comme art nécessaire aux humains, discipline utile, joyeux domaine d’étude, sagesse divine. Jusqu’au XVIe siècle l’existence d’un rapport entre corps célestes et corps terrestres, et entre événements célestes et terrestres était aux yeux de tous une évidence, bien qu’on ne s’accordât pas sur la nature de ce rapport. Selon Ficin, tout être humain devait chercher à savoir quel destin le ciel lui réservait, et s’orienter vers ce destin. Le début de l’ère moderne vit se désintégrer la croyance en la cosmologie médiévale et en l’ordre qu’elle représentaitâ•›; mais la vision astrologique du monde demeura géocentrique malgré les avancées de l’héliocentricité, dans la mesure où elle continuait à refléter le regard de celui qui observait le ciel à partir d’un point terrestre. Sur le plan des mentalités la croyance en l’astrologie fut loin de disparaître, malgré les nombreux dénis critiques à son sujet. Elle continua à être exploitée par la propagande religieuse du côté protestant, par de nombreux adeptes comme source de revenus dans un monde assoiffé de prédictions, et par une variété d’utilisateurs pour d’innombrables raisons. L’histoire récente de l’astrologie l’interprète en effet comme ayant été une pratique culturelle, indépendamment de la question de sa véracité. Il s’agirait donc moins de savoir pourquoi l’on croyait en l’astrologie et aux horoscopes, surtout au moment où les innovations cosmologiques mettaient en doute leurs fondements même, mais plutôt comment on les établissait et ce que cette pratique nous apprend sur la situation sociale, la méthodologie et les visées personnelles de l’astrologue. De fait, l’astronomie et l’astrologie étaient moins distinctes l’une de l’autre qu’on ne les perçoit aujourd’hui. Selon Ptolémée, l’autorité ancienne entre toutes, alors que l’astronomie,
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science mathématique exacte, avait pour fonction d’étudier les mouvements des corps célestes, l’astrologie avait pour domaine l’influence des planètes sur la climat, la vie et le caractère humains et ne visait pas à un savoir exact. Elle faisait partie des études de mathématiques, de médecine et de philosophie naturelle. La pratique astrologique se divisait en quatre domainesâ•›: les révolutions, changements à grande échelle sur le plan du climat et de la politiqueâ•›; les élections, qui cherchaient à déterminer le moment le plus propice pour commencer une actionâ•›; les interrogations, qui exploraient tout problème de la vie personnelle, de la santé ou des affairesâ•›; et les nativités qui examinaient les configurations astrales au moment d’une naissance. Les professeurs d’université étaient statutairement tenus de fournir des pronostications à la communauté universitaire gratuitementâ•›; mais la plupart des astrologues, surtout ceux dépourvus de ce soutien institutionnel, considéraient leurs services, tels que les horoscopes individuels et les interrogations sur le moment propice pour lancer une entreprise nouvelle, comme source de gain. Comme les astrologues formés aux universités étaient fort nombreux, la concurrence était féroce pour l’obtention, fût-ce à la cour ou à l’université, de postes exigeant une conduite exemplaire, la protection d’amis haut placés, et des preuves de brillante expertise. La principale raison pour laquelle les astrologues publiaient des collections d’horoscopes était leur désir de démontrer leur talent pour prédire l’avenir, et d’en persuader leurs futurs clients. Et c’est précisément cette astrologie judiciaire qui fut le plus sévèrement critiquée, parce qu’elle prétendait prévoir l’avenir, dont la connaissance n’appartenait qu’à Dieuâ•›; et parce que la notion de prédestination contredit celle de la libre volonté que Dieu accorde à tous. Les détracteurs de l’astrologie demandaient comment l’avenir peut être prévu, puisque l’homme a le pouvoir de changer son destin. Selon certains astrologues la prédestination et le libre arbitre ne s’excluent pas mutuellementâ•›; l’horoscope peut montrer combien de temps une personne va vivre, mais c’est à elle de mouler son destin dans ce laps de temps. La critique de l’astrologie ne provenait pas seulement des milieux professionnels et de l’Eglise catholiqueâ•›; la parodie littéraire y mit aussi du sien grâce à quelques-uns des plus grands écrivains de l’époque. Quand l’Italien Pietro Aretino (l’Arétin), que l’on surnomma «â•¯flagello dei principi╯» c’est-à-dire le fouet des princes, à cause de la satire vitriolique véhiculée par ses vers, composa le Judicio over pronostico de maestro Pasquino quinto evangelista de anno 1527 (1526), on sut qu’il visait un astrologue contemporain célèbre, Luca Gaurico. Quant à Rabelais, qui connaissait l’astrologie depuis ses études de médecine, il ridiculisa sans pitié le genre de l’almanach dans sa Pantagrueline pronostication en faisant semblant de prédire ce qui de toute évidence survient chaque année. L’Italie Le Studio de Bologne était un des centres les plus importants d’études astrologiques. Ses descriptions de cours révèlent la manière dont l’astrologie était en fait enseignée, la liste annuelle des pronostications, l’identité des professeursâ•›: Iacopo Petramellario, Lodovico Vitali, Marco Scribanario, et Niccolò Simi (Nicolaus Simus) qui enseigna jusqu’en 1564 et composa un traité d’astrologie, le Theoricae planetarum (Venise, 1551). Les études d’astrologie à l’université de Bologne cessèrent avant l’interdiction, par une bulle papale de Sixte V, (Coeli et terrae Creator
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Deus) promulguée en 1586, de l’astrologie judiciaire et de tous les autres arts de la divinationâ•›; mais elles connurent un nouvel essor à partir du début du XVIIe siècle. A Rome, la cour papale était également un centre d’intérêts occultes. Le pape Paul III (Alessandro Farnese) ne fut pas le premier à accorder des postes permanents à des astrologues au service de sa courâ•›; plusieurs ouvrages d’astrologie et de philosophie occulte lui sont dédiés. Le plus éminent de ses astrologues, l’ambitieux et rusé Luca Gaurico (1476–1558) eut la perspicacité de prédire à deux reprises que Farnese deviendrait pape. Lorsque cet événement se réalisa enfin, Gaurico devint un courtisan favori et par la suite fut nommé évêque de Giffoni. Il participa à d’intenses débats astrologiques concernant la conjonction de 1524 (le regroupement – censé présager de grandes inondations – de toutes les planètes sous le signe du Poisson)â•›; et en tant que professeur d’astrologie eut de nombreux élèves et disciples. Outre De eclipsi solis (Rome, 1539) son oeuvre principale est le Tractatus astrologicus (Venise, 1552) rempli d’horoscopes de nativités d’un style souvent bavard. Un de ses élèves, Marius Alterius, rédigea des jugements astrologiques concernant le pape et sa famille. Michelangiolo Biondo, à côté de ses écrits consacré aux arts de la divination, est l’auteur d’un traité intitulé Tabulae annuae de anticipatione stellarum fixarum (Rome, 1544). A la cour du pape Paul III nous trouvons également Fortunius Affaytatus, auteur des Phisicae ac astronomicae considerationes (Venise, 1549, et Thomas Griphius qui rédigeait chaque année des prédictions pour le saint Père. La France L’université de Paris abritait de nombreux praticiens de l’astrologie, à commencer par Oronce Finé dont les pronostications lui valurent l’emprisonnement. A côté des prédictions annuelles, ses ouvrages traitent d’instruments astronomiques et de géographie, et il édita les Theoreticae novae planetarum de Georg Peurbach (Paris, 1525). Gervasius Marstallerus, probablement d’origine allemande, éditeur de l’anthologie intitulée Artis divinatricis quam astrologiam seu iudiciariam vocant encomia et patrocinia (Paris, 1549) ainsi que Jean Thibault et Antoine Mizauld furent tous actifs à Paris. Mizauld écrivit un traité concernant les pronostications, Phenomena sive aeriae ephemerides (Paris, 1546) et un livre sur les comètes, Cometographia (Paris, 1549). Thomas Bodier, auteur du De ratione et usu dierum criticorum (Paris, 1555), et Johann Stadius, auteur des Ephemerides novae (Cologne, 1556) eurent des attaches parisiennes à un moment ou un autre de leurs vies. Jean Taisnier eut affaire à plusieurs des arts de la divinationâ•›; son introduction à l’astrologie judiciaire, Astrologiae iudiciariae ysagogica et totius divinatricis artis encomia, fut publiée à Cologne en 1559. Pierre Turrel, natif d’Autun, fut décrit par Théodore de Bèze comme un des principaux devins de son temps. Son Computus novus (Paris, 1525) est un calendrier ecclésiastique dédié à un abbé de Dijon, mais contient également des éléments astrologiques. Plus tard, Turrel publia une série d’almanachs, tandis que son Le Périod c’est-à-dire la fin du monde (Lyon, 1531) est posthume. Il y eut un astrologue, né à Saint-Rémy-de-Provence, dont les pronostications exercèrent une influence considérable non seulement sur ses contemporains, mais sur les générations subséquentes jusqu’à nos joursâ•›: ce n’est autre que Nostradamus (Michel de Nostredame, 1503–66) dont les prophéties furent redécouvertes en 1984, réimpriméés nombre de fois, et lues avec un immense intérêt. A partir de 1550, Nostradamus se mit à rédiger des almanachs, et à partir de
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1554 des livres de pronostication, sous forme de quatrains, plusieurs fois réédités de son vivant et après sa mort. Pays de langue allemande Personnellement, Martin Luther rejetait l’astrologie à la fois pour des raisons théologiques et parce qu’il la considérait comme une science inexacteâ•›; d’autres penseurs protestants, comme Philip Melanchthon et son cercle de Wittemberg, ne partageaient pas son jugement, mais reconnaissaient le potentiel des pamphlets astrologiques comme matériau de propagande. Ce qui contribue à démontrer le fait que la cour du pape Paul III et le milieu savant de Melanchton ne différaient pas sur ces questions, c’est que certains praticiens de l’astrologie appartenaient à l’un et l’autre centre. Par exemple, Luca Gaurico, à un certain moment de sa carrière, se vantait de la haute estime qu’avaient pour lui et le pontife suprême et les dirigeants réformés, y compris Melanchthon. Celui-ci croyait que l’on pouvait prédire l’avenir sur la base des signes astrologiques, et que l’astronomie et l’astrologie sont d’égale importance et dignité. Dans sa préface au traité d’astronomie de Johannes de Sacrobosco, De sphaera (Venise, 1532) il défend les croyances aux étoilesâ•›; et dans Initia doctrinae physicae (1549) il s’avère fasciné par la judiciaire. Il a également édité les Chronica d’un autre astrologue diplômé de Wittemberg, Johannes Carion, qui plus tard fut accusé de pratiquer la magie. Joachim Heller de Weissenfels, ami personnel de Melanchthon, contribua une préface à l’ouvrage d’Albohali sur les horoscopes de nativité (De iudiciis nativitatum, Nüremberg, 1546), ouvrage qui dut être bien accueilli, puisqu’il fut réédité en 1549. Johannes Schöner (1477–1547), mathématicien, relieur et fabricant d’instruments scientifiques, fut également un des éditeurs des écrits de Regiomontanus, astronome à la cour du roi Matthias de Hongrie. A la mort de Regiomontanus ces ouvrages survécurent sous forme de manuscrits. Schöner édita et publia notamment ses De cometae magnitudine longitudine ac de loco eius vero problemata XVI (Nuremberg,1531) ainsi que ses Problemata XXIX Saphaeae instrumenti astronomici (Nuremberg, 1531). Les oeuvres de Schöner lui-même comprennent des traités d’astronomie et d’astrologie tels que Aequatorium astronomicum (Bamberg, 1521), des études sur l’utilisation médicale et géographique de ces sciences, et des pronostications (Opusculum geographicum, Globi stelliferi, Ephemeri et d’autres. Son Opusculum astrologicum (Nüremberg, 1539) est un manuel contenant des extraits de travaux de divers auteurs, destinés à renseigner les lecteurs sur les fondements des calculs astrologiques, tandis que par De iudiciis nativitatum il apportait sa contribution au genre très prisé des horoscopes. Schöner s’occupa également d’un ouvrage inédit d’un autre astrologue renommé, Johannes Werner, les Canones…de mutatione aurae (Nuremberg, 1546). Quant à ses propres oeuvres complètes, Opera, elles furent publiées en 1551. L’activité éditoriale de Schöner sauva de l’oubli nombre des précieux ouvrages de Regiomontanusâ•›; et sa propre pensée, étayée par de solides connaissances mathématiques, contribua à mieux évaluer les activités astrologiques.
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Les Pays-Bas On y trouve Gemma Frisius (1508–55), natif du Friesland comme le suggère son nom latinisé, écrivant sur l’astrologie bien qu’il soit mieux connu pour ses intérêts astronomiques et cosmographiques. Dans De principiis astronomiae et cosmographiae (Anvers, 1530) il explique des notions astrologiques telles que l’ascendant et les maisons. Vers 1555 eut lieu une controverse mineure autour de la validité des prédictions d’un médecin de Bruges, François Rapard et d’un médecin de Bruxelles, Petrus Haschardus (Peter Haschaert). Dans son Magnum et perpetuum almanach (Anvers, 1551) Rapard critiquait sévèrement le genre traditionnel de l’almanach parce qu’il assume que l’astrologie peut mener à des prédictions correctes en matière de médecine et de climat. Il n’y voyait que divination et pures conjectures, indignes de la profession médicale. En revanche, Haschardus croyait fermement qu’un médecin ne pouvait se dispenser de l’astrologie. Son Clypeus astrologicus adversus flagellum Francisci Rapardi (Louvain, 1552) critique systématiquement Rapard, mais défend ardemment l’astrologie, médicale surtout. Au cours de la seconde moitié du siècle, divers mouvements de réforme allaient survenir dans le domaine de l’astrologie, plus spécialement à l’université de Louvain, sous la conduite de Sixtus ab Hemminga (1533–1586) qui attaquait avec férocité les astrologues les plus renommés de son temps. L’Angleterre Les monarques de la dynastie des Tudor consultaient régulièrement des astrologues afin de connaître leurs avis, mais il reste peu de traces imprimées de ces contacts. Dans le cas d’Henri VII le conseiller astrologique fut l’italien William Parronâ•›; dans celui d’Henri VIII, ce fut le mathématicien allemand Nicholas Kratzer, plus tard nommé professeur à Oxford par le cardinal Wolseley. John Robyns, autre astrologue au service d’Henri VIII, étudia systématiquement les fixes ainsi que les comètes, qu’il considère comme porteuses de malheurs. En Angleterre, comme partout ailleurs, les hautes autorités ecclésiastiques ne pouvaient rester neutres vis-àvis des arts de la divination. Le fait que le cardinal Wolseley s’intéressait à l’astrologie, et qu’il tentait de l’utiliser pour déterminer les moments les plus propices à ses visées politiques, était notoire. Mais l’événement le plus mémorable sur le plan astrologique dans la vie de la cour fut indubitablement l’apparition en 1552, et l’activité subséquente, d’un célèbre médecin et astrologue italien, Jérôme Cardan. Il établit la géniture du jeune roi Edouard VI, prédisant succès et longue vie à l’adolescent souffrant et affaibli qui mourut avant que l’horoscope ne fût imprimé. Cardan établit également l’horoscope de Sir John Cheke, tuteur du jeune roi, dont la vie se termina, elle aussi, dans des circonstances malheureuses. John Dee (1527–1609), qui appartient à la génération suivante, répond parfaitement par sa vie aventureuse et ses entreprises inusitées à notre description du mage de la Renaissance. Une de ses premières oeuvres, Propaedeumata aphoristica (Londres, 1558) témoigne de ses tendances occultes et de son adhésion à la théorie des correspondances. Il s’y concentre sur l’astrologieâ•›; mais celle-ci, à ses yeux, porte sur l’étude mathématique et théorique des influences qui gouvernent tout dans le monde naturel, et seulement à titre secondaire sur les horoscopes individuels. Tout au long de sa carrière, il se consacra de plus en plus à l’alchimie et à diverses formes de
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magie naturelle, ce qui lui valut la douteuse réputation de pouvoir convoquer les anges et acquérir leurs secrets. Tandis que les aristocrates cultivaient une astrologie savante composée d’horoscopes et de conseils individuels, une littérature de pronostications, genre déjà répandu en Italie, commença à fleurir en Angleterre durant la seconde moitié du siècle. Andrew Borde, auteur du traité The pryncyples of Astronomy (1547) fut le premier à publier des pronostications annuelles en langue anglaise Pronostycatyon or an Almanacke for the yere of our lorde MCCCCCXLV (1545). Prognostication everlasting (1555) de Leonard Digge faisait fonction d’almanach de poche riche en indications utiles et pratiques concernant, par exemple, les dates favorables aux interventions médicales et aux activités agricoles. Deux ouvrages de ce genre, bien que publiés pour la première fois au début du siècle, furent réimprimés maintes fois au cours des décennies suivantes. L’un d’eux était intitulé Prognostication forever (Londres, 1535) d’un certain Erra Pater, et fondé en réalité sur un texte médiéval du même genre attribué à Esdrasâ•›; malgré son style peu cultivé il continua à être lu par de nombreux adeptes jusqu’au XVIIIe siècle. L’autre, le Kalender of Shepherds, avait été traduit en 1503 du Calendrier des bergers français mais réimprimé par la suite de multiples fois. Il devait sa popularité à la variété des sujets et des renseignements qu’il offrait, et aux agréables gravures qui l’illustraient. L’Espagne Alors que l’Italie, la France, le Saint Empire romain et l’Angleterre voyaient prospérer l’astrologie sous ses différentes formes, elle se manifeste rarement en Espagne, forteresse de l’Inquisition. Pedro Cirvelo, après avoir étudié à l’université de Salamanque, se rendit à Paris pour y enseigner les mathématiques. Il est l’auteur des Apotelesmata astrologiae (Alcalá, 1521). Espagnol de naissance, Michel Servet transféra son intense et théologiquement orageuse activité à Paris. Il y publia en 1538 Apologetica disceptatio pro astrologia où il s’enorgueillit de réussites en matière de prédictions, et défend l’astrologie envers et contre le doyen de la Faculté de médecine. Antonio de Cartagena, professeur de médecine, discute de la question des journées critiques déterminées par les constellations planétaires, sujet favorisé par les astrologues, dans un supplément à son traité de la peste, Liber de peste, de signis febrium et de diebus criticis (1530). Ce livre, parmi maints autres, associe astrologie et médecine dans l’esprit du De triplici vita de Marsile Ficin. Autres arts de divinationâ•›: La physionognomie, la chiromancie, la métoposcopie Les traits du visage et les lignes de la main comme signes pouvant mener à prédire le caractère et la destinée d’une personne étaient également liés à l’astrologie, puisqu’on croyait qu’ils reflétaient des influences célestes. Le livre le plus souvent imprimé et réimprimé dans ce domaine s’intitulait Chyromanciae ac physionomiae Anastasis (Bologne, 1504) de Bartholomaeus Coclesâ•›; il reparut plusieurs fois en versions abrégées (1533, 1534, 1554 et 1555) joint à des textes d’autres auteurs tels que Andreas Corvus. Il fut également traduit dans plusieurs langues vulgaires comme l’allemand (1530, 1537), l’anglais (1550), l’italien (1525) et le français (1550). Sont
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également significatives les Introductiones apotelesmaticae (Strasbourg, 1522) de Johannes ab Indagine, qui combinent chiromancie, physiognomie et astrologie. Le De manu inspectione d’Antonio Piccioli (Rapitus Renovatus), écrit au cours des années 30, ne fut sans doute pas publié avant l’édition de Bergame de 1587, tandis que De cognitione hominis per aspectum de Michelangiolo Biondo parut à Rome en 1544. Antoine du Moulin contribua à ce domaine De physiognomiae ratione libellus (Lyon, 1549), immédiatement traduit en français et en italien et publié l’année suivante. Le Tchèque Hagesius (Tadeáš Hájek) étudia les lignes du front dans Aphorismorum metoposcopicorum libellus (Francfort, 1560), ravivant ainsi une discipline ancienne nommée métoposcopie. Le mathématicien Jean Taisnier, déjà mentionné à propos de son introduction à l’astrologie, se déclarait également expert en chiromancie dans son Opus mathematicum (Cologne, 1562). Jérôme Cardan (1501–76) Une des figures les plus représentatives des tendances magiques à la Renaissance fut Jérôme Cardan, médecin de Milan, savant mathématicien et philosophe, et écrivain prolifique imbu de connaissances dans de multiples domaines, y compris ceux que nous venons de caractériser. Deux de ses oeuvres les plus connues, traités encyclopédiques décrivant les innombrables merveilles et miracles de la nature, sont De subtilitate (Nuremberg, 1550) et De rerum varietate (Bâle, 1557). Cardan ne recule devant aucune polémique. Son évidente confiance en lui-même et en sa propre supériorité intellectuelle s’expriment par ses constantes et féroces attaques contre les autorités anciennes aussi bien que contre les savants contemporains, en qui il voyait des rivaux sur le marché des idées. Mais, de leur côté, ces rivaux se moquaient de son latin déplorable, si éloigné du langage raffiné des humanistes antérieurs. Néanmoins, Cardan s’évertua à s’en tenir au latin qui à ses yeux demeurait la langue savante par excellenceâ•›; seules, ses toutes premières oeuvres furent rédigées en italien. Dès le début de sa carrière scientifique, Cardan se revêt de l’attirant personnage du prophète doué du pouvoir de prédire l’avenir. Pendant toute sa vie il pratiqua activement la plupart des arts occultesâ•›: chiromancie, oneiromancie (Somniorum synesiorum, Bâle, 1562) et métoposcopieâ•›; sa Metoposcopia ne fut toutefois publiée qu’en 1658, à Paris. Il fut indubitablement le défenseur et promoteur le plus enthousiaste de l’astrologie, qu’il considérait comme un art noble accordé à l’homme par Dieu lui-même. Dans sa jeunesse il avait, entre 1534 et 1535, produit des pronostications (Pronostico, Venise, 1534)â•›; mais plus tard il eut honte de ce travail qui paraissait en contradiction avec son image de marque de savant sérieux projetée, par exemple, dans son commentaire au Quadripartitum de Ptolémée (Bâle, 1554). Il publia un grand nombre d’horoscopes de nativité à l’intention de personnages bien connus, dans Libelli duo (Nuremberg, 1543)â•›; en outre, Libelli quinque (Nuremberg, 1547)â•›; et le De exemplis centum geniturarum (avant 1546) contient cent horoscopes brefs, y compris le sien propre. *** Nous avons seulement montré que ces vagues d’ouvrages sur l’alchimie, la Cabale, la magie naturelle, l’astrologie et d’autres arts de divination démontrent leur popularité et l’immensité de l’intérêt porté aux «â•¯arts occultes╯» à l’époque même où les nouvelles découvertes, en cosmologie
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surtout, animaient d’intenses débats sur la validité de ces arts. Leurs praticiens avaient à se défendre contre des accusations d’hérésie, puisque la divination se situait à la frontière même de deux royaumesâ•›: le savoir légitime, et l’illégitime. Beaucoup d’entre eux investirent des années d’études et de travail dans leurs efforts pour atteindre à la légitimitéâ•›; malgré leur échec à faire admettre la magie naturelle, la Cabale et l’alchimie aux enseignements universitaires, et le fait qu’au dix-huitième siècle l’astrologie devînt marginalisée à son tour, leurs oeuvres n’en finissent pas de refléter une intense curiosité bien «â•¯renaissante╯».
Chapitre X. Mondes nouveaux La conquête économique, politique, spirituelle et religieuse André Stegmann et Paul Chavy Avec l’explosion des grandes découvertes maritimes dans les années 1495–1510 et l’attention portée par les Européens tant à une Amérique inattendue qu’aux parties nouvellement révélées de l’Afrique et de l’Asie, l’image qu’on se faisait du monde a considérablement évoluéâ•›: la cartographie a progresséâ•›; on s’est rendu compte des possibilités offertes à l’économie et à l’action missionnaireâ•›; la curiosité s’est éveillée pour la flore et la faune des pays nouvellement explorés, ainsi que pour les mœurs des habitants, dont la civilisation apparaît en général comme plus primitive, mais dans quelques cas plus ancienne que celle de l’Europe. Les cartes des débuts du siècle donnent une idée de l’image qu’un Européen pouvait avoir du monde aux approches de 1520. Au centre, l’Europe et l’Afrique offrent des contours remarquablement exacts. L’Asie, dont l’intérieur ne comporte guère que des routes incertaines vers le «â•¯Cathay╯» de Marco Polo, se termine vers le sud par trois promontoiresâ•›: une Arabie contrefaite, une Inde trop aiguë et une masse informe représentant l’Insulinde. Au delà, des côtes visiblement inconnues que baigne l’Océan Oriental. A l’ouest, l’Océan Occidental sépare l’Europe des Antilles espagnoles («â•¯las Antillias del Rey de Castella╯»), tandis qu’en face de l’Afrique, au-delà de la Mer Océane («â•¯Mare Oceanus╯»), un littoral incurvé, orné d’arbres tropicaux et de perroquets, va se perdre en direction du pôle. Perpendiculaire à l’équateur et aux tropiques, une ligne coupe en deux l’île de Terre-Neuve et le Brésilâ•›: la ligne de démarcation entre les domaines de l’Espagne et du Portugal. Entre 1520 et 1560, de nouvelles expéditions ont élargi, rectifié et précisé ces connaissances, des empires coloniaux se sont créés et l’activité missionnaire a poursuivi un peu partout ses efforts de conquête spirituelle. Expéditions géographiques et commerciales Le Vénitien Giovanni Battista Ramusio a entrepris, vers 1520, à la suggestion de Fracastor, de collectionner des récits de voyage. Le résultat est un important recueil en trois in-foliosâ•›: Navigationi e viaggi. Le tome I (1550) concerne l’Afrique. Le tome III (1557) porte sur l’Amérique. Le tome II a trait à l’Asie (posthume, 1559, c’est le seul qui porte le nom de Ramusio en tant qu’éditeur). L’ouvrage inclut des récits de voyages antiques (le périple d’Hannon le Carthaginois) et médiévaux (Marco Polo), mais la plupart relatent des expéditions modernes ou contemporaines. Édité en italien et maintes fois réédité, tôt traduit en plusieurs langues, ce recueil eut une large diffusion. On avait là un bilan (incomplet certes, mais substantiel) des connaissances géographiques de l’époque, ainsi qu’une mise au point sur la relative nouveauté des découvertes, l’accent étant mis sur les Italiens, les Portugais, voire les Français, au détriment des Espagnols (Vespucci y figure, non Colomb). 473
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Première circumnavigation du monde Le Portugais Magellan, au service de l’Espagne, était parti vers l’ouest le 20 septembre 1519 avec cinq navires. Un seul, le «â•¯Victoria╯», regagna péniblement l’Espagne le 8 septembre 1522, prenant l’eau, mais chargé d’un lot d’épices dont la vente suffira à payer tous les frais de l’expédition. Magellan lui-même est mort, tué aux Philippines. C’est le capitaine du «â•¯Victoria╯», le Basque El Cano, revenu avec dix-sept Européens et quatre Indiens, qui reçoit sur son blason un globe terrestre portant la devise «â•¯Primus circumdedisti me╯». La sphéricité de la Terre, théoriquement reconnue par les savants dès l’Antiquité, est maintenant un fait d’expérience. Le Lombard Pigafetta a tenu un journal de bord, dont on le prie de faire une relation plus détaillée. Il en remet lui-même des copies à Valladolid, à Lisbonne, à Paris, à Rome. Trois impressions, à Paris (1522), à Rome et à Cologne (1523) – ces dernières dues à un secrétaire de Charles Quint – atteignent un large public. Conformément à la coutume des navigateurs, Pigafetta note soigneusement les positions, accompagne son texte de cartes sommaires, décrit avec précision les pays où il a abordé, esquissant même des études de langues indigènes (jusqu’à quatre cent trente mots pour le malais). D’autres membres de l’expédition ont également laissé des notes. L’un d’eux mentionne la surprise de l’équipage lorsque, à leur arrivée aux îles du CapVert, ils s’aperçoivent qu’à naviguer toujours vers l’ouest ils ont «â•¯perdu╯» un jour. L’Afrique du nord Pour lutter contre la puissance turque et la piraterie en Méditerranée, l’Espagne poursuit dans le Maghreb ses efforts de reconquête, qui n’aboutissent qu’à des échecsâ•›: Tunis, Alger, Tlemcen, Tripoli, Djerba. Le monde de l’Islam serait resté tout aussi mal connu des contemporains sans l’extraordinaire ouvrage du musulman converti Léon l’Africain (Leo Africanus). Venu à Rome après sa conversion, celui-ci fut invité par Léon X à décrire son pays. A partir de souvenirs personnels et de sources arabes, il dépeint minutieusement le Maghreb et l’Égypte, partiellement le Soudan. Il traite avec précision de l’expansion arabe depuis les Abbâssides, des différences de race, de mœurs, de religion. Le texte italien a connu huit éditions de 1550 à 1600. La traduction française se trouve dans la Description de l’Afrique (Lyon, J. Temporal et Anvers, J. Bellère, 1556), traduction du tome I de Ramusio, magnifique in-folio illustré de 25 cartes et gravures. L’Éthiopie n’était pas inconnue, mais déformée par la géographie ptoléméenne et la légende médiévale du Prêtre Jean. Les contacts anciens avec la Papauté s’étaient relâchés. Le pays fut redécouvert par les Portugais qui, en lutte contre les Turcs dans l’Océan Indien, cherchaient des alliés dans les chrétiens d’Éthiopie. Une ambassade fut envoyée par le roi Emmanuel auprès du Négus (1520–1527). Parmi ses membres, se trouvait Francisco Alvares, qui suivit sept ans la cour itinérante du souverain et rapporta une description colorée du pays, avec ses seigneurs féodaux, ses milliers de moines aux gras revenus, les riches édifices d’Abugana qu’il a dessinés. Il raconte comment, après des discussions théologiques nécessitées par une tradition très divergente du christianisme occidental, le roi, la reine et le patriarche furent rebaptisés. Le solide récit d’Alvares (Lisbonne, 1540), mis en italien et inclus dans le recueil de Ramusio, bénéficia de toutes les éditions et traductions de ce recueil.
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L’Afrique atlantique Espagnols et Portugais, rivaux des grandes routes maritimes, étaient parvenus à un statut de fait autant que de droit, en vertu de l’arbitrage papal, aux Canaries (espagnoles), aux Açores et à Madère (portugaises), ainsi que pour l’occupation des îles et des ports de la côte occidentale de l’Afrique en Guinée, au Congo, en Angola. Les Portugais renouvelèrent leurs alliances du début du siècle avec les rois du Congo, leur accordant un statut qui écartait l’idée de conquête. Le roi Nzinga Niemba («â•¯Don Afonso Ier╯», 1506–1543) accueillit religieux et artisans en petit nombre et, converti lui-même, fut traité à l’égal d’un souverain européen. Sur cette côte, c’est le marché des esclaves qui va devenir, surtout à partir de 1530, le principal commerce. Par ailleurs, les Européens ne s’intéressent que médiocrement à cette partie de l’Afrique. La route des épices Vasco de Gama, après avoir ouvert en 1497–98 la route des Indes par le cap de Bonne Espérance, a fondé au cours d’un second voyage des comptoirs sur la côte orientale de l’Afriqueâ•›: Sofala, Mozambique. Il meurt à Cochin, vice-roi des Indes portugaises en 1524. La connaissance de l’Afrique du Sud se limite à la côte. Les factoreries de Sofala et de Mozambique n’eurent qu’une survie précaire. Elles avaient surtout pour fonction d’entretenir et de réparer les «â•¯armadas╯» d’Extrême-Orient. Il n’y eut guère qu’un projet de pénétration au Zambèse, que fit avorter le déclin de Sofala après 1530, quand les navires firent l’économie de cette escale. En face de Mozambique, la grande île de Madagascar (nommée Saint-Laurent par les Portugais) aurait fait double emploi comme escale sur la route des Indesâ•›: aussi a-t-elle soulevé peu d’intérêt, en dépit d’une rade admirable (baie de Diégo-Suarez), de la qualité du climat et d’une population plus aimable que les sauvages Hottentots du littéral voisin. Le premier visiteur européen avait été le Portugais Diogo Dias en 1500. Elle reçut ensuite plusieurs visites occasionnelles, parfois à la suite de naufrages, mais ne fit l’objet d’aucune tentative d’installation permanente. Dans l’Océan Indien, Albuquerque avait mené une lutte incessante jusqu’à sa mort (1515) pour assurer la sécurité du commerce portugais et l’étendre en direction de l’Extrême-Orient, occupant et fortifiant Socotora et Ormuz, faisant de Goa en 1510 la principale base navale et le centre administratif de la route portugaise des Indes, s’emparant de Malacca, plaque tournante du commerce oriental, en 1511. Les Portugais, délaissant les grandes îles (Sumatra, Java, Bornéo), peut-être faute d’hommes, ont atteint les «â•¯îles des épices╯», les Moluques, vers 1512 et poussent jusqu’à la Nouvelle-Guinée en 1526. La présence portugaise aux Moluques, dont la longitude était indécise, fut contestée par les Espagnols qui, avec Magellan, avaient touché aux Philippines et prétendaient qu’en vertu du traité de 1494, toutes ces îles tombaient dans leur domaine. La controverse fut vive, mais Charles Quint, pressé d’argent, vendit ses droits (qu’en fait il n’avait pas) au Portugal pour 350.000 ducats (traité de Saragosse, 1529). Le premier gouverneur des Moluques, A. Galvâo, soumet les roitelets locaux de 1536 à 1540 et développe dans ces îles l’agriculture et les missions. Le détroit de Malacca donnait accès à la mer de Chineâ•›: les Portugais avaient enfin atteint le Cathay de Marco Polo. Mais l’empire chinois, fermé sur lui-même, refusa longtemps le contact
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avec les étrangers, malgré des approches faites du côté de Canton et une ambassade portugaise à Pékin en 1520. Enfin, en 1550, une foire annuelle est autorisée sur un îlot proche de Macao, puis, en 1558, sur un autre îlotâ•›; finalement une concession permanente est accordée aux Portugais à Macao même, qui durera jusqu’à nos jours. La première tentative de commerce avec le Japon date de 1549, lorsqu’un vaisseau portugais, à bord duquel était François Xavier, entra dans le port de Kagoshima. Pendant quelque temps, commerce et missions allèrent de pair. Les seigneurs locaux voyaient avec faveur des négociants étrangers qui leur vendaient des armes et leur payaient des droits portuaires. Les missionnaires exigeaient en revanche une attitude accueillante pour leur religion, voire des conversions officielles. Pour un temps, le Japon sembla vouloir s’ouvrir aux Occidentauxâ•›; c’est seulement en 1612 que commencera la persécution des chrétiens, prélude à une rupture complète des relations avec l’extérieur en 1638. Toutefois, le Portugal n’avait pas obtenu sur la «â•¯route des épices╯» le monopole qu’il ambitionnait. Ni Albuquerque ni ses successeurs n’avaient pu prendre Aden, échec qui laissait ouverte la vieille route commerciale par la Mer Rouge et la Méditerranée et exigera encore longtemps une lutte opiniâtre contre les Turcs et leurs alliés. D’autre part, des navires français, anglais ou hollandais ne se privaient pas de faire des incursions dans des lieux que les Portugais considéraient comme leur domaine réservé. C’est ainsi que l’armateur Jean Ango, «â•¯capitaine de la ville et du château de Dieppe╯», se livra à une activité que Portugais et Espagnols regardaient comme de la piraterie. Ango faillit même provoquer un incident diplomatique en allant à Lisbonne réclamer une compensation pour la saisie d’un de ses vaisseaux. On connaît le voyage qu’un de ses navigateurs, le Dieppois Jean Parmentier, fit avec son frère Raoul, voyage qui le mena d’abord au Brésil, puis à Sumatra en 1529. Les deux frères moururent là-bas, peut-être empoisonnés. Le journal de bord ne sera connu qu’au XIXe siècle, mais les oeuvres poétiques de Jean, où ce voyage est évoqué, ont été publiées par leur ami et compagnon Pierre Crignon en 1531. Amérique Il apparaît après 1520 que ce qu’on nomme communément le «â•¯Nouveau Monde╯» ou les «â•¯Indes occidentales╯» comporte non seulement des îles, mais aussi un double continent. La côte du Brésil, depuis sa découverte par Cabral (1500) était fréquentée à la fois par les trafiquants de bois de «â•¯braise╯» ou de «â•¯brésil╯» (générateur d’une teinture rouge) et les navigateurs qui, comme Cabral, évitaient par une «â•¯grande volte╯» autour de l’Atlantique Sud les calmes et les orages du golfe de Guinée. Magellan, qui a longé cette côte vers le Sud-Ouest, puis vers le nord une côte occidentale avant de se lancer à travers un nouvel océan, a manifestement contourné une masse continentale. L’Amérique du Sud prend alors forme sur les cartes. La Terre-de-Feu est en général regardée (de même que la Nouvelle-Guinée) comme une avancée du vaste continent austral inexploré qui figure sur toutes les cartes et que celles de Mercator proposent de nommer «â•¯Magallanica╯». Le continent sud-américain se prolonge vers le nord, en face des îles espagnoles, par un isthme, orienté plus ou moins est-ouest, que Balboa a péniblement traversé du nord au sud
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en 1513. La «â•¯Mer du Sud╯» qu’il a découverte peut être maintenant identifiée avec l’Océan «â•¯Pacifique╯» de Magellan. Une zone inexplorée s’étend entre l’↜«â•¯île de Floride╯» – qui perdra vite son «â•¯insularité╯» – et Terre-Neuve, fréquentée par les pêcheurs de morue bretons et basques. C’est Giovanni Verrazano (en français Verrazane) qui va combler ce vide. Engagé par Jean Ango pour le compte de François Ier, ce navigateur florentin conduit une expédition financée par des «â•¯soyeux╯» lyonnais et des banquiers de sa famille installés à Rouen. Il part de Dieppe en 1523 et perd plusieurs navires. Son seul navire restant, la «â•¯Dauphine╯», esquive les Espagnols au nord de la Floride et suit lentement vers le Nord-Est un littoral continu, où il cherche en vain un passage vers l’Orient. Plusieurs fois, il croit le trouver, vers le cap Hatteras, puis dans l’estuaire de l’Hudson (site actuel de New York). Au cours de sept débarquements, il procède à des relevés topographiques, botaniques, ethnographiques. Les renseignements recueillis seront utilisés par son frère Girolamo pour dresser une carte du rivage oriental de l’Amérique du Nord, avec des toponymes français ou italiens qui seront changés ultérieurement. Jacques Cartier est connu comme le «â•¯découvreur du Canada╯». Parti de Saint-Malo en 1534 pour chercher le «â•¯passage du Nord-Ouest╯», il explore le golfe du Saint-Laurent. Son rapport optimiste lui permet l’année suivante un second voyageâ•›; il remonte alors le fleuve et de sa base de Stadacona (Québec) pousse une reconnaissance jusqu’à Hochelaga (Montréal). Malgré un terrible hiver, où la moitié de ses hommes périrent du froid et du scorbut, il rapporte assez de renseignements positifs pour que soit envisagée une colonie. Le projet est différé jusqu’en 1541 et se solde par un échec. La colonie, placée sous la direction du sieur de Roberval, gentilhomme huguenot, ne résistera pas à l’hiver canadien. Dès l’arrivée de Roberval, malgré les ordres de celui-ci, Cartier rentre en France, chargé de spécimens minéraux qu’il croit riches en diamants et en orâ•›: ils se révéleront sans valeur et une expression devient proverbialeâ•›: «â•¯faux comme un diamant du Canada╯». L’Amérique centrale est explorée et conquise par les Espagnols à partir de Cuba. L’événement majeur dans cette région est la conquête du Mexique par Hernán Cortés. Celui-ci, envoyé, puis désavoué par le gouverneur de Cuba, a débarqué au Yucatan, fondé La Vera Cruz en 1519, vaincu le royaume de Tlaxcala dont il se fait un allié. Il marche alors sur la capitale de l’empire aztèque, Tenochtitlán (Mexico) et occupe cette imposante cité. L’empereur Moctezuma, pris comme otage, est tué au cours d’une rébellion qui chasse les Espagnols de la ville (1520). L’année suivante Cortés la reprend et la détruit. En 1522, Cortés est nommé par Charles Quint gouverneur général de la Nouvelle-Espagne. Bien qu’il ait dû retourner en Espagne pour se purger de l’accusation de rébellion (1527), il exercera son autorité sur le pays jusqu’à la nomination du premier vice-roi, Antonio de Mendoza, en 1535. La conquête du Mexique élargissait la façade des possessions espagnoles sur le Pacifique avec les ports d’Acapulco (1527) et de Navidad. De là partit Cabrillo en 1542, lequel, longeant la côte vers le nord découvrit la Californie. La fièvre de l’or Dans l’Amérique sub-tropicale, une bonne partie de l’exploration s’est faite à la poursuite du «â•¯mirage doré╯» qui hantait les conquistadores.
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Nuñez Cabeza de Vaca, survivant d’un naufrage en Floride, erra huit ans avec trois compagnons parmi les Indiens de l’actuel Texas. Quand il fut retrouvé en 1536 dans le nord du Mexique, il accrédita la légende des «â•¯Sept villes d’or de Cibola╯» aux richesses fabuleuses. Cette légende suscita de nombreuses expéditions. C’est à leur recherche que Hernando de Soto, vétéran des conquêtes espagnoles, partant de Floride avec mille hommes et trois cent cinquante chevaux, parcourut de 1539 à 1542 les territoires qui forment aujourd’hui le sud des États-Unisâ•›; il ne trouva pas les richesses escomptées, mais un grand fleuve, le Mississipi, près duquel il mourut. La même année, le vice-roi du Mexique, Mendoza, lança le long de la côte du Pacifique une double expédition. Hernando de Coronado entra avec sa troupe au Nouveau-Mexique, sans trouver rien d’autre que des villages d’Indiens zunis. Mais, pendant ce temps, deux navires pénétraient dans le golfe de Californie et arrivaient à l’embouchure du Colorado, dont on découvrait bientôt le Grand Canyon. Les deux groupes réunis marchèrent ensuite vers le Texas, puis le Kansas, toujours à la recherche des «â•¯sept villes d’or de Cibola╯». L’expédition regagna en 1541 la côte atlantique, décimée et sans trésor, mais avec d’abondants renseignements sur l’intérieur du continent nord-américain. En Colombie et au Vénézuéla, la quête de l’or engendra le mythe de l’El Dorado. On appela ainsi, d’abord un chef indien qui, disait-on, se couvrait le corps de poudre d’or à des fins rituelles, puis un pays où l’or se trouvait à profusion. Les Welser, banquiers d’Augsbourg, se passionnèrent pour la recherche de l’Eldorado et obtinrent des Espagnols en 1529 une concession pour lancer des expéditions à partir du port de Coro (Vénézuéla)â•›: Ehinger, Federmann, Philip von Hutten ne rencontrèrent que déboires et tragédies. La concession fut résiliée en 1550. D’autre part, les Espagnols basés à l’embouchure de l’Orénoque remontaient le fleuve avec le même objectif. A partir de Quito, Belalcazar, passant la Cordillère, parvenait en 1539 à la vallée de la Magdalena et Gonzalo Pizarro, frère de Francisco (le conquérant), se perdait dans la forêt avant de retrouver péniblement Quito en 1542. Pendant ce temps, son lieutenant Orellana vivait une prodigieuse aventure. Envoyé en détachement avec un brigantin fabriqué tant bien que mal, ne pouvant regagner le gros de la troupe, il descendit, lui et sa poignée d’hommes, le rio Napo, puis un immense fleuve qu’il suivit jusqu’à la mer. L’embouchure fut atteinte en août 1542. Il avait rencontré des tribus tantôt accueillantes, tantôt hostiles, et parmi celles-ci des guerrières analogues aux Amazones de la mythologie. Il venait de descendre le «â•¯fleuve des Amazones╯». Du côté du Pacifique, les Espagnols ont progressé vers le sud. Francisco Pizarro, conquistador devenu maire de Panama, décide en 1523 de chercher aventure. Avec Almagro, autre soldat de fortune, au cours d’une longue et pénible période d’exploration (1524–1527), il découvre l’existence d’un empire indien jouissant d’une civilisation avancéeâ•›: les Incas. Ayant obtenu l’appui de Charles Quint, Pizarro, nommé gouverneur et capitaine général de la Nouvelle-Castille (le Pérou), entreprend avec ses trois frères et Almagro de conquérir l’empire incaâ•›: ce qui est accompli entre 1531 et 1533 par la capture, puis la perfide exécution de l’empereur Atahualpa et l’occupation de Cuzco, la capitale. Pizarro profite, pour affermir son pouvoir, des rivalités entre factions incas. Manco Capac, frère d’Atahualpa, d’abord soumis puis rebelle aux Espagnols, assiège Cuzco pendant dix mois, mais doit finalement se retirer dans les Andes, où il est assassiné et où une sorte de gouvernement inca en exil se maintiendra jusqu’en 1572. La paix a mis longtemps à s’établir. Les conquistadores devenus rivaux s’entretuèrent, l’exécution d’Almagro par
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Pizarro déclenchant des meurtres et des exécutions en série. Puis la révolte gronda de nouveau quand un nouveau vice-roi arriva en 1544 pour faire appliquer les «â•¯nouvelles lois╯», trop favorables aux Indiens. Elle ne cessa qu’avec la suspension de ces mesures et l’offre d’une amnistie pour tous les rebelles. La conquête du Chili a été commencée en 1536 par Almagro. Mais celui-ci revient vite au Pérou, après s’être heurté aux Araucans, les plus farouches guerriers que les Européens aient trouvés en Amérique. L’expédition suivante, celle de Valdivia, fonde Santiago en 1541, mais en 1553 ses troupes sont annihilées par les Araucans, qui s’emparent un moment de Santiago. Leur résistance à la domination espagnole durera jusqu’au XIXe siècle. Du côté atlantique, les Espagnols ont fondé Buenos Aires en 1536, Asunción au Paraguay l’année suivante pour assurer une liaison en partie fluviale avec le Pérou, dont les deux villes dépendront longtemps sur le plan administratif. Le Portugal, dont l’activité était presque entièrement absorbée par le maintien de la «â•¯route des épices╯», n’avait que peu de moyens à consacrer au Brésil. Les Français cherchèrent à s’y implanter. En 1555, Durand de Villegagnon, un ami de Calvin, vint fonder avec l’appui de l’amiral de Coligny une colonie huguenote dans la baie de Guanabara (Rio de Janeiro) francisée en «â•¯Rivière de Genèvre╯». Un fort (Fort-Coligny) fut installé sur une île. Mais les dissensions religieuses et le rigorisme de Villegagnon firent rapidement péricliter la «â•¯France antarctique╯». Le fort fut pris et rasé par les Portugais en 1560. Frère André Thevet a rapporté de son bref séjour là-bas une collection de renseignements (Singularitez de la France antarctique, 1558) généralement valables malgré les accusations d’ignorance et de mensonges que portera sur lui le pasteur Jean de Léry, autre participant de l’expédition. Le «â•¯passage du Nord-Est╯» Le rêve de passer vers l’Extrême-Orient en contournant l’Amérique par le nord s’avérant de plus en plus irréalisable, les commerçants anglais envisagèrent de créer une route de commerce par le nord de l’Asie. En 1553, Sir Hugh Willoughby partit pour le Cathay en doublant le Cap Nord. Il n’alla pas plus loin que la Nouvelle-Zemble et l’hivernage en Laponie lui fut fatal. Mais son second, Richard Chancellor, pénétra dans la Mer Blanche et débarqua à Arkangelsk, d’où il gagna Moscou. Bien accueilli par le tsar Ivan IV, il établit des contacts commerciaux entre l’Angleterre et la Russie qui aboutirent à la formation de la «â•¯Muscovy Company╯». Dans un autre voyage d’exploration, en 1556, Stephen Burrough, avec un bateau minuscule et un équipage de huit hommes, dépassa la Nouvelle-Zemble et s’arrêta devant la Mer de Kara prise par les glaces. Il rentra sain et sauf après avoir pris contact avec les Samoyèdes. Mais une voie navigable au nord de l’Asie se révélait décidément impraticable. L’implantation coloniale Entre 1520 et 1560, deux nations seulement possèdent et développent des empires coloniauxâ•›: le Portugal et l’Espagne.
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L’empire portugais Les possessions portugaises forment surtout un empire maritime. Elles comprennent essentiellement une chaîne de comptoirs et de forteresses le long de la route que suivent au-delà du Cap les vaisseaux portugais pour commercer avec l’Inde et l’Extrême-Orient. Le vice-roi réside à Goa et des gouverneurs dans les comptoirs échelonnés de Mozambique à Macao. Un nombre restreint de vaisseaux de guerre patrouillent sur cette voie maritime. Des garnisons portugaises tiennent les forts, mais les Portugais comptent aussi sur leurs alliances avec les souverains locaux et recrutent en Inde des troupes indigènes, les cipayes (du portugaisâ•›: «â•¯sipai╯»), comme le feront plus tard les Anglais et les Français. Les Portugais ont toujours manqué d’hommes pour contrôler efficacement l’énorme étendue de cet empire. N’ayant pu éliminer les négociants arabes, ils ont dû composer avec eux et leur abandonner une partie des gains qu’ils escomptaient. Les naufrages et la piraterie leur en enlevaient une autre. Enfin, au lieu de gagner Lisbonne et le trésor royal, des sommes considérables restaient dans la bourse des gens qui se trouvaient sur place, du vice-roi au simple matelot. Malgré ces faiblesses, l’activité portugaise en Afrique et en Asie devait s’avérer durable. Sous le règne de Jean III (1521–1557), le Portugal ne prêta que peu d’attention au Brésil. Néanmoins, par crainte d’intrusions françaises ou anglaises, le roi dépêcha en 1530 Afonso de Sousa pour faire un relevé soigneux du littoral brésilien et suggérer des emplacements favorables à la colonisation. Le système adopté fut un mélange de féodalisme et de capitalisme. Le territoire fut partagé en quinze bandes parallèles allant de la côte jusqu’à la limite incertaine découlant du traité de Tordesillas. Ces «â•¯capitaineries╯» (capitanias) furent confiées chacune à un propriétaire, à charge pour lui de la gouverner et de la développer avec ses propres fonds. En 1549, les capitanias furent mises sous la tutelle d’un gouverneur général résidant à Bahia (actuellement Salvador). Vers le milieu du siècle, la culture de la canne à sucre était devenue la principale ressource du Brésil, surtout dans les régions du Nord-Est (Pernambouc et Bahia). Elle exigeait de grandes propriétés (fazendas) exploitées en monoculture et des esclaves en grand nombre. Les chasseurs d’esclaves se chargeaient de fournir des Indiens, mais ceux-ci étaient peu appréciés comme travailleurs et refusaient souvent leur condition d’esclaves par la fuite ou le suicide. On chercha une solution à ce problème par une importation massive de noirs africains, la plus forte de tous les pays d’Amérique latine. L’empire espagnol En 1560, il comprend la Nouvelle-Espagne (Antilles et Mexique), la Nouvelle-Grenade (Panama, Vénézuéla, Colombie, Équateur) et la Nouvelle-Castille (qui va du Pérou au Rio de la Plata). Il a reçu une organisation politique qui, dans ses grandes lignes, ne variera guère jusqu’au XVIIIe siècle. L’autorité suprême est confiée par le roi d’Espagne au Conseil des Indes, créé en 1524, et composé surtout de légistes. Deux vice-royautés ont été instituées dans les colonies, celle du Mexique en 1535, celle du Pérou en 1542. Des «â•¯capitaines généraux╯» sont théoriquement subordonnés aux vice-rois, mais exercent en général leur autorité de façon très indépendante.
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Vice-rois et capitaines généraux sont assistés dans leurs fonctions par des conseils, les audiencias, qui jouissent d’un réel pouvoir, car ils peuvent en appeler directement au Conseil des Indes. De même, dans les divers districts, les corregidores représentent le pouvoir royal dans les conseils locaux (cabildos). Les corregidores de Indio administrent les localités indigènes (pueblos) et collectent le tribut dû à la couronneâ•›; ils ont pour mission de protéger les Indiens contre les abus dont ils pourraient être victimes, mais leur droit exclusif de vendre des marchandises à leurs administrés a souvent été pour eux la source d’un enrichissement rapide. Bientôt la vente des offices au plus offrant, institué par le gouvernement de Philippe II, réservera le pouvoir de fait à des oligarchies de riches notables. Au cours de cette période, l’agriculture, les mines et le commerce s’organisent. La production agricole, déficiente au début à cause du déclin rapide de la population indigène, se relève ensuite dans les haciendas et suffit à nourrir les colonies. La culture de la canne à sucre, apportée des Canaries à Saint-Domingue et à Cuba, puis sur le continent, fait bientôt du sucre la principale exportation agricole. Les mines sont d’un intérêt particulier pour le trésor royal, qui prélève le quinto – le cinquième de la production. Les mines d’argent de Potosi, dans le Haut Pérou (Bolivie), ouvertes en 1545, puis celles du Mexique, à partir de 1548, vont déverser sur le marché une quantité de métal précieux. Des filons d’or sont découverts au Chili et en Colombie. Le commerce est contrôlé par la Casa de Contratación établie en 1503 à Séville. Le Pérou envoie ses produits par mer vers Panama, d’où ils passent par convois de mules à travers l’isthme. Sur la côte atlantique, trois ports seulement sont officiellement ouverts au traficâ•›: Veracruz (Nouvelle-Espagne), Cartagena (Nouvelle-Grenade) et Nombre de Dios (Portobelo, sur l’isthme de Panama). Le commerce est presque entièrement entre les mains des marchands de Séville et de Cadix, qui s’entendent avec les guildes de marchands de Mexico et de Lima pour limiter les importations vers les colonies et exiger, en conséquence, des prix exorbitants. Inévitablement ce système a suscité bien des mécontentements et favorisé la contrebande. III. Les missions Les religieux, souvent simplement embarqués au départ pour satisfaire aux besoins des flottes, se sont tôt engagés dans les premiers efforts d’évangélisation des indigènes. Normalement c’est le clergé régulier – Dominicains, Franciscains, Augustins – qui a exercé dans les nouveaux territoires la tradition missionnaire de l’Église. Amérique Le problème n’était pas simple. Si la plupart des tribus acceptaient assez aisément de renoncer à la religion ancestrale, il était moins facile de leur faire abandonner les vieilles habitudes d’ivrognerie, de polygamie, de sorcellerie. Il avait fallu livrer en Europe un long combat préjudiciel sur l’aptitude de l’Indien à recevoir la catéchisation. Un autre combat, permanent celui-là, était nécessaire pour que les conversions soient obtenues par des moyens purement pacifiques. Tout s’y opposaitâ•›: l’occupation espagnole, le
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problème de l’acculturation et même une certaine tradition missionnaire, qui favorisait une catéchèse hâtive et des baptêmes collectifs sans aucun engagement personnel. Les missionnaires avaient à faire face à des difficultés de toute nature. Comment justifier le principe même de la conquête coloniale, le comportement scandaleux des conquérants, la décimation et la mise en esclavage des indigènes, l’exigence par la force d’une conversion spirituelleâ•›? Au Pérou et au Chili, territoires plus étendus que la Nouvelle-Espagne, le problème de droit est encore plus grave, malgré une certaine autonomie laissée aux caciques. Au Brésil, la situation se complique du fait de l’importation massive des noirs africains. Un peu partout, dans ce Nouveau Monde inorganisé où coexistent des cultures diverses, on se heurte tantôt à la résistance de vieilles civilisations, tantôt à l’indiscutable barbarie de bien des races. Le grand défenseur des Indiens fut Bartolomé de Las Casas, qui avait participé à la sanglante conquête de Cuba. Devenu prêtre-colon, il rendit ses serfs à la couronne et retourna en Espagne où il s’assura l’appui du cardinal Jiménez de Cisneros, puis de Charles Quint. Entré en 1523 dans l’ordre des Dominicains, il poursuivit une tenace campagne en faveur des Indiens, donnant l’exemple en 1537 d’une conversion pacifique durable au Guatemala, publiant en 1542 sa Brevísima relación de la Destrucción de las Indias, moins pour relater les faits historiques que pour en donner l’interprétation théologiqueâ•›: la raison pour laquelle les Chrétiens ont détruit tant d’âmes a été leur soif d’or et de richesses. Il obtint un succès de principe avec la promulgation des «â•¯Nouvelles Lois╯» (Nuevas Leyes, 1542), mais celles-ci furent loin d’être rigoureusement appliquées. L’action de Las Casas rencontra des oppositions farouches, aussi bien sur leur terrain d’application qu’à la Cour ou devant les théologiens. Parmi ceux-ci, son adversaire le plus redoutable fut Ginés de Sepúlveda, qui maintenait que les Indiens étaient inférieurs aux Espagnols «â•¯comme les enfants aux adultes, les femmes aux hommes et, on peut même dire, les singes aux humains╯». Las Casas pose, à peu près seul à y répondre par la négative, la question fondamentaleâ•›: celle de la légitimité de la présence des Espagnols. Les autres questions sont liées à l’extrême diversité des populations indigènes, état de fait que Las Casas néglige d’envisager. A côté de tribus pacifiques existaient des peuples belliqueux – Caribs, Jivaros, Guaranis – dont la cruauté, voire le cannibalisme, avaient été relatés en Europe. Les religieux, d’ailleurs, ne furent pas tous exemplaires. Certains participèrent activement à la conquête sans se préoccuper beaucoup du sort des populations. La majorité accepta tacitement les violences, les massacres ou l’esclavage de fait imposé aux vaincus. Les meilleurs tentent d’organiser en marge des conquérants, mais finalement à leur profit, une acculturation complaisante. Le Mexique a été après 1524 le premier grand théâtre de cette conquête spirituelle, qui devait s’étendre à tout le continent sud-américain, en offrant une organisation structuréeâ•›: quatorze diocèses en 1536, trois archevêchés en 1546. On comptera vingt-six diocèses de plus en 1566, mais il faudra attendre la fin du siècle pour voir l’intronisation d’un clergé créole. Au Pérou, à partir de 1551, Augustins, Franciscains, Dominicains, Mercédaires fondèrent en quelques années à Cuzco, Quito et Lima seize monastères, dix-neuf paroisses, avec bientôt cent quatorze prêtres. A l’université créée à Lima, à côté du latin et de l’espagnol, on enseigne le quichua et on utilise aussi cette langue dans les prêches, les spectacles et les fêtes. L’érection de Mexico et de Lima en archevêchés dès 1546 permit un meilleur contrôle du clergé, des visites pastorales et des concertations entre ecclésiastiques. Peut-être ne faut-il pas sous-estimer le fait que les peuples aztèque et inca, malgré des mœurs et des croyances
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douteuses aux yeux des chrétiens, avaient un esprit et des rites religieux qui présentaient certaines analogies avec la pratique chrétienne et pouvaient leur permettre de transférer leur foiâ•›: encadrement ecclésial, prière, confession, culte des morts, cycle cérémoniel. Au Brésil, une installation plus lente et plus pacifique, un métissage plus intense, des gouverneurs plus humains et peut-être l’arrivée rapide des Jésuites et de leurs méthodes donnèrent de bons résultats. Bénédictins, Franciscains, Carmes, Augustins avaient précédé de dix ans les six premiers Jésuites débarqués à Bahia en 1546. On regroupa des villages, on multiplia les écoles, on employa des catéchistes indigènes et la langue tupi. Une tentative originale, les meninos de Jesus, qui rassemblait les enfants des colons et des indigènes, ne dura malheureusement que quatre ans, de 1550 à 1554. Le P. José de Anchieta arriva en 1553 et joua un rôle actif dans la fondation et le développement de São Paulo (1554). Poète, dramaturge, érudit, il envoya en Europe de nombreuses lettres décrivant les mœurs des Indiens, leurs maladies, la faune, la flore du pays. Parlant couramment le tupi, il en a composé la première grammaire et on lui attribue la conversion d’un million d’indigènes. Il deviendra Provincial des Jésuites au Brésil en 1577. Afrique Les espoirs qu’avait donnés l’Éthiopie furent déçus. Le rebaptême du négus devait entraîner la conversion de la population entièreâ•›: il n’en fut rien. Les invasions turques et les révoltes appuyées par eux affaiblirent les chrétiens d’Éthiopie, que les musulmans regardaient comme les alliés des Portugais, leurs ennemis. Les quelques communautés établies périclitèrent et le patriarche nommé par le Pape en 1555, João Nunes Barreto, mourut (1561) avant d’arriver dans le pays. C’est seulement au début du siècle suivant que les Jésuites obtiendront, temporairement, un certain succès. Le Congo, non plus, ne combla pas les espoirs qu’on y avait mis. Le roi Don Afonso, chrétien, avait envoyé son fils Don Henrique à Lisbonne et celui-ci était rentré en 1518 dans son pays, le premier évêque noir. C’était là une initiative qui ne devait pas se répéter avant longtemps. En fin de compte, les populations se montrèrent rebelles à l’évangélisation. Don Henrique retourna au Portugal en 1521 et Don Afonso lui-même interdit en 1540 la poursuite de l’action missionnaire. Des Jésuites arrivèrent en 1547 mais, après huit ans d’efforts, constatèrent leur échec. Asie L’installation portugaise sur les côtes de l’Inde entraîna l’arrivée de missionnaires, Dominicains, Franciscains, qui fondèrent à Goa dès 1540 un collège destiné à être la pépinière de prêtres indigènes et un établissement d’éducation de laïcs chrétiens. Mais les trop zélés Franciscains tendaient à opérer des «â•¯conversions╯» massives, laissant ensuite à l’abandon des milliers de baptisés. C’est l’arrivée de François Xavier qui va donner une impulsion décisive aux missions en Orient et Extrême-Orient. Jeune compagnon d’Ignace de Loyola, Basque comme lui, il a contribué à la fondation de la Compagnie de Jésus, devenue rapidement populaire en Italie. Le roi Jean III de Portugal fait appel aux Jésuites pour évangéliser ses possessions asiatiques. François
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Xavier débarque à Goa en 1542. Il va passer trois ans à parcourir les villages des Paravas, pauvres pêcheurs de perles dont vingt mille ont accepté le baptême sept ans plus tôt, mais ont depuis été négligés. Avec un catéchisme traduit en tamil, il les instruit et les confirme dans leur foi. Il baptise, en outre, dix-mille Macouans, peuple assez primitif, après une brève instruction. En 1545, il va prêcher l’Évangile dans la population mêlée de Malacca et, au-delà, jusque chez les chasseurs de têtes des Moluques. Laissant des centres missionnaires en Malaisie, il revient à Goa, où le «â•¯Collège de la Sainte Foi╯» a été confié aux Jésuitesâ•›; le but est d’y former des prêtres et des catéchistes indigènes pour le vaste diocèse de Goa, qui s’étend du Cap de Bonne Espérance à la Chine. A Malacca, François Xavier a pris contact avec un Japonais, Anjiro, qui s’intéresse au christianisme et lui parle de ses compatriotes. En 1549, il débarque, avec Anjiro nouvellement baptisé, dans le port japonais de Kagoshima. La première lettre qu’il écrit du Japon dans l’enthousiasme sera imprimée au moins trente fois avant la fin du siècle. Il partage son temps entre les prêches au milieu du peuple et des conversations avec les daïmios. A la fin de 1551, sans nouvelles de l’extérieur, il retourne en Inde, laissant au soin de ses compagnons quelque deux mille chrétiens groupés en cinq communautés. Il meurt l’année suivante dans une île de la côte chinoise, à un moment où il cherchait à entrer dans une Chine interdite aux étrangers. François Xavier a compris l’obligation de percevoir la mentalité orientale et d’y adapter l’enseignement chrétien, malgré les difficultés théologiques. En Inde, autour du foyer rayonnant de Goa, l’action sociale et spirituelle des missionnaires a obtenu des résultats visibles et durables. Au Japon, les conversions de daïmios par François Xavier prépare la voie à ses successeurs immédiats. Cosme de Torres et Fernandes, deux laïcs, et le P. Villela à Kyoto en 1559 obtiennent en suivant sa méthode des conversions massives. Conclusion L’image du monde qu’on se fait en 1560 diffère considérablement de celle qu’on se faisait vers 1520. Les connaissances nouvelles ont pris place peu à peu – avec encore bien des hésitations, des erreurs et des ignorances – dans les éditions successives de Pierre Martyr amplement illustrées (de 1516 à 1531), de Grynaeus (de 1532 à 1555), de Boemus, dans les cartes et les globes du Flamand Mercator (Gerhard Kremer), fondateur de la géographie mathématique moderne, dans celles d’Apian, de Maggiolo, de Gemma Frisius, de Diego Homem et bien d’autres, progrès qui seront couronnés en 1570 par la publication à Anvers du premier grand atlas moderne, celui d’Orteliusâ•›: Theatrum orbis terrarum. Malgré le secret imposé souvent sur les découvertes, l’Europe a été tenue au courant sans beaucoup de retard des principaux résultats obtenus par les grands voyages et des événements survenus lors des conquêtes. De nombreux récits, en effet, ont pour auteurs des témoins oculaires. Edités dans leur langue d’origine (latin, espagnol, portugais), ils sont rapidement traduits en d’autres langues, principalement en italien et en français. Les Européens d’alors s’intéressent passionnément au mode de vie, à l’habitat, aux coutumes et au niveau de civilisation des peuples jadis inconnus. La comparaison avec l’Europe est souvent sous-jacente et (sauf de rarissimes exceptions) favorable aux Européensâ•›: ni indignation
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ni ironie à l’égard des primitifs, mais le «â•¯bon sauvage╯» n’existe pas vraiment. Si les cruautés des conquérants troublent quelques-uns, elles paraissent le plus souvent justifiées et compensées par les bienfaits qu’apportent les colonisateursâ•›: le fer, le blé, la roue, le cheval, la suppression des guerres intestines, de l’anthropophagie, du culte des idoles. Entre 1520 et 1560, l’Europe en expansion n’a pas mauvaise conscienceâ•›; les remords ne viendront que plus tard.
Géographes Antoine de Smet Vers 1520, après une trentaine d’années de grandes explorations maritimes, l’horizon géographique des savants européens se trouve élargi dans une mesure considérable. Les géographes ont peu à peu assimilé les nouvelles connaissances et tenté de se faire une image exacte des lointains territoires signalés par les voyageurs. La grande nouveauté est l’apparition sur les cartes de terres qui, à l’occident, forment une nouvelle partie du monde distincte de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie jusqu’ici connue. Ensemble d’îles ou continentâ•›? Région isolée ou attenante à l’Asieâ•›? Ces questions ne sont pas encore résolues. Au sud de l’équateur, la masse terrestre – «â•¯terra incognita╯» – qu’on imagine audelà du littoral a été baptisée America par deux humanistes lorrainsâ•›: Ringmann (Philesius) et Waldseemüller (Ilacomilus), qui se sont enthousiasmés à la lecture des «â•¯navigations╯» d’Amerigo Vespucci. Leur Cosmographiae introductio, suivie des quatre lettres de Vespucci, parue à St-Dié en 1507, servait de commentaire à un globe et à une mappemonde. Cet opuscule eut une grande influence sur les géographes humanistes. Mais les connaissances restaient bien incertaines. C’est ainsi qu’en 1516, Waldseemüller seul (Ringmann était mort en 1511) publiait à St-Dié une Carta marina navigatoria qui révèle ses doutes quant à la découverte et à la situation des terres nouvelles. Cette fois, en effet, le nom America n’apparaît nulle part et Vespucci ne figure même pas dans la liste des grands voyageurs. En revanche, la légende placée sous l’île de Spagnolla (Hispaniola) rappelle qu’elle a été découverte par le Génois Christophe Colombâ•›: «â•¯inventa per Christoferum Columbum Januensem … 1492.╯» Plus haut, on remarque ces motsâ•›: «â•¯Terra de Cuba Asie partis.╯» A peu près en même temps (1515), un autre géographe, Joannes Schoener, reprenait la thèse initiale de Ringmann et Waldseemüller dans sa Luculentissima quaedam terrae totius descriptio parue à Nuremberg. Sur le globe qui l’accompagnait, l’Amérique apparaissait comme un continent distinct et sous le nom qu’elle devait à Amerigo Vespucci. En 1523, Schoener construisit un nouveau globe pour lequel il prépara un bref commentaireâ•›: De nuper sub Castiliae ac Portugaliae Regibus Serenissimis repertis Insulis ac Regionibus Joannis Schöner … epistola et Globus Geographicus …, dédié à Reymerus Streytpergk, chanoine de Bamberg. Il retrace les principales découvertes espagnoles et portugaises, mentionnant Colomb, Vasco de Gama, Hernán Cortés et son expédition au Mexique. Il enregistre l’existence du méridien du pape Alexandre VI qui divisa le monde entre l’Espagne et le Portugal. Schoener connaissait le résultat de la circumnavigation de Magellan et la lettre de Maximilien Transsylvanus relatant ce grand voyageâ•›: De Moluccis insulis, publiée en 1523. Les nouveaux renseignements sur les pays lointains avaient jeté le doute dans son esprit. Il n’est plus question d’un continent américain, ni du nom Amérique. Poursuivant ses études, il acheva en 1533 un nouveau globe et un nouveau commentaireâ•›: Opusculum geographicum ex diversorum libris ac cartis … collectum, accommodatum ad recenter elaboratum ab eodem globum descriptionis terrenae. Cette fois, Schoener est convaincu que la région découverte par Amerigo Vespucci n’est pas une île, mais fait partie intégrante de l’Asieâ•›: «â•¯Americus tamen Vesputius … eam partem quae superioris Indiae est, credidit esse insulam, quam à suo nomine vocari instituit. Alii vero nunc recentiores 486
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Hydrographi eam terram ulterius ex alia parte invenerunt esse continentem Asiae…╯» (fol.136). Schoener donna une synthèse des grandes questions géographiques auxquelles s’intéressaient les savants de son temps, compte tenu des renseignements parvenant des dernières découvertes. Schoener fut à son tour imité par un autre savant allemand, Petrus Apianus (Bienewitz). En 1520, Apianus publia une carte du monde imitée de celle de Waldseemüller-Ringmann de 1507â•›: Tipus orbis universalis iuxta Ptolomei cosmographi traditionem et Americi Vespuci aliorumque lustrationes, où il essayait de concilier les différentes opinions de Ringmann et Waldseemüller entre 1507 et 1516. L’Amérique du Sud est appelée America, mais il en attribue la découverte à Colomb en 1497â•›! En 1524, Apianus publia à Landshut son Cosmographicus liber, commentaire d’un globe où il expliquait ses conceptions sur le Nouveau monde. Comme Schoener en 1515, il désignait l’Amérique comme la quatrième partie de la Terre et la considérait comme un îleâ•›: «â•¯Americaâ•›: quae nunc quarta pars terrae dicitur, ab Americo Vespucci eiusdem inventore nomen sortita est╯» (fol. 69). Nous reviendrons plus loin sur le Cosmographicus liber d’Apianus. Le délai qui sépare les trois globes de Schoener ainsi que les trois commentaires qu’il publia de 1515 à 1533, correspond à la période pendant laquelle la ville universitaire de Louvain devint un des principaux centres d’étude pour l’astronomie – y compris l’astrologie – pour la géographie et la cartographie. Ce courant scientifique appartient à la tradition mathématique, astronomique et astrologique des savants scolastiques de l’université de Paris, essentielle pour l’histoire de la science géographique aux XVe et XVIe siècles, courant qui a échappé à Lucien Gallois dans Les Géographes allemands de la Renaissance. Des savants de l’université de Paris ou leurs élèves avaient professé à Louvain et dans les universités nouvellement fondées en Allemagne. Heymericus de Campo [Henri van de Velde], maître issu de l’université de Paris, avait enseigné à la Faculté des Arts de Cologne où il exerça une influence profonde en 1425–1428 sur le célèbre humaniste et cartographe Nicolas de Cues (1401–1464), avant d’enseigner à Louvain de 1435 à 1460. D’autres grands savants, tels Paul de Middelbourg (1445–1533), furent formés dans cette Alma Mater et continuèrent la tradition. Toutefois, il n’est pas possible jusqu’à présent d’identifier les véritables maîtres des premiers géographes de Louvain. Jacques de Deventer (± 1505–1575), topographe et auteur de cartes régionales fut inscrit à Louvain le 24 avril 1520, six ans avant Gemma Frisius (1508–1555) immatriculé le 26 février 1526. Avant 1530, au moins deux constructeurs d’instruments mathématiques travaillaient à Louvainâ•›; Gaspard van der Heyden ou a Myrica, qui fut également constructeur de globes, et Henri Baers ou Vekenstyl, trésorier de l’église Saint-Pierre, astrologue et constructeur de sphères armillaires et d’astrolabes. Un secrétaire d’Érasme, Livinus Algoet ou Panagathus de Gand, qui avait étudié à Louvain antérieurement à 1519 et ensuite de 1524 à 1527, dressa en 1530, pendant la diète d’Augsbourg, une carte nautique du mondeâ•›: chartam illam marinam Universalem – aujourd’hui disparue – qu’il offrit ensuite à Joannes Dantiscus, ambassadeur du roi de Pologne près la cour des Pays-Bas. En 1531, cette carte lui permit de compléter le grand globe terrestre de Franciscus Monachus, franciscain de Malines, qui pourrait bien être le plus ancien globe exécuté dans les Pays-bas, avant ou vers 1530. Le globe est perdu, mais le commentaire du texte explicatif en est conservé sous la forme d’une lettre de Franciscus Monachus à Jean Carondelet, président du Conseil Privé à Malinesâ•›: De Orbis situ ac descriptioneâ•›; deux croquis du globe illustrent ce texte. Le franciscain utilisa entre autres l’opuscule de Maximilien Transsylvanus, De Moluccis insulis de 1523, les globes et les commentaires de Schoener. Il
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admit l’existence d’un continent austral et rattacha l’Amérique à l’Asieâ•›: ce qu’il voulut démontrer en prétendant que plusieurs noms de lieu de l’Extrême-Orient mentionnés dans les récits de Marco Polo, de Jean de Mandeville et d’Odoric de Pordenone se retrouvaient dans le second récit de Cortés. Il en appelait aussi au voyage de Magellan pour confirmer sa théorie. Il cite Schoener, mais ne semble avoir connu ni son globe de 1533, ni l’Opusculum geographicum. Le globe de Franciscus Monachus a disparu et le commentaire n’est pas datéâ•›; tout au plus peut-on admettre comme terminus a quo l’année 1526. Si ces deux documents sont antérieurs à 1531, on pourrait attribuer à ce savant la première élaboration d’une théorie cohérente de l’Amérique en tant que partie intégrante de l’Asie et de l’existence d’un continent austral. Hec pars Oreis (pour Orbis) nobis navigationibus detecta nundum existit. Telle est la légende du continent austral sur les croquis du globe dans le De orbis situ. Un autre auteur l’a-t-il formulée avant luiâ•›? Nous pensons à Oronce Finé, mathématicien et géographe français (Briançon, Dauphiné, 1494-Paris, 1555). En juillet 1531, il publia à Paris, chez Christian Wechel, une carte du monde en projection cordiforme double (gemina cordis humani formula in plano coextensam)â•›: Nova, et integra universi orbis descriptio. L’Amérique y est rattachée à l’Asie. La Terra australis recenter inventa, sed nondum plene cognita est représentée entourant le pôle sud. Dans ce continent austral, séparé par un détroit de l’Amérique, Finé place la Brasielie regio et la Regio Patalis, que d’autres cartes contemporaines situaient en Amérique du Sud. Des études comparatives serrées sur les travaux de Monachus et de Finé, à défaut d’un élément nouveau, permettront peut-être de déterminer la date exacte du globe et du traité du franciscain. Vers la même époque, le mathématicien français Jean Fernel, professeur à Paris avant Oronce Finé, se signala par des travaux géodésiques de valeur, en particulier la mesure de la terre obtenue en 1527–1528 grâce à l’évaluation d’un degré de méridien qu’il avait calculé en remontant de Paris vers le nord et en parcourant ensuite la même distance en comptant les tours de roue de sa voiture. Il relata ses travaux et calculs dans sa Cosmotheoria seu de forma mundi et corporibus caelestibus (Paris, 1528). De même qu’il nous est impossible de préciser qui fut le premier à considérer l’Amérique et l’Asie comme un seul continent, de même, nous ignorons qui a lancé l’idée d’une terre australe située entre ce continent et le pôle sud. Toujours est-il que nous trouvons à Louvain et ailleurs des partisans de l’Amérique continent séparé, alors que le franciscain de Malines, Oronce Finé en 1531 et Schoener en 1533 affirmaient le contraire. Quoi qu’il en soit, le doute existait et il faudra plusieurs années avant que les géographes se mettent d’accord sur la configuration géographique correcte de l’Amérique. Gemma Frisius était convaincu que l’Amérique n’était pas reliée à l’Asie. Il l’affirma à la suite d’Apianus dansâ•›: Cosmographicus liber Petri Apiani …, studiose correctus, ac erroribus vindicatus per Gemmam Phrysium. Anvers, 1529â•›: «â•¯America, quae nunc quarta pars terrae dicitur, ab Americo Vespucio … Et non immerito quoniam mari undique clauditur, Insula appellatur╯» (fol. 33). Dans la deuxième oeuvre connue de Gemma Frisius, De principiis astronomiae et cosmographiae, deque usu globi … Item de orbis divisione, et insulis, rebusque nuper inventis, Louvain et Anvers, 1530, commentaire pour son premier globe (qui n’est pas encore retrouvé), il adopta un point de vue plus nuancéâ•›: «â•¯America ab inventore Americo Vesputio nomen habet, alii Bresiliam vocant, quae an continens an insula sit necdum satis constat╯» (fol. K3 vo.) et plus loin en parlant de l’Amérique du Nord (de la Floride et du Mexique), il écritâ•›: «â•¯Hanc partem terrae multi Asiae adnectunt dicuntque continentem esse, sed horum ratio nulla est,
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igitur neque temere assentiendum puto,╯» puis, après une démonstration, il termine parâ•›: «â•¯At ego rem incertam experientiae et Lectorum iuditio committoâ•›» (fol. k4 ro.). Gemma est l’auteur d’un deuxième globe terrestre réalisé en 1536 avec la collaboration de Gaspard van der Heyden et de Gérard Mercator. Ce fut aussi le premier travail géographique connu de Gérard Mercator, un des plus grands cartographes du XVIe siècle. Le globe est dédié à Maximilien Transsylvanus, humaniste secrétaire de Charles Quint et auteur du récit du voyage de Magellan, De Moluccis insulis (1523), déjà cité. Un exemplaire du globe conservé jadis à Zerbst, aujourd’hui détruit, a fait l’objet de descriptions incomplètes. Un deuxième exemplaire en a été retrouvéâ•›; il est déposé actuellement à la Bibliothèque nationale de Vienne. Sur cette sphère, l’Asie et l’Amérique sont séparées. Dans la partie supérieure du globe, un détroit est figuré un peu au sud du cercle arctique. Il sépare les terres polaires de l’Amérique et permet le passage entre l’Asie et l’Amérique par le Nord-Ouestâ•›; une légende s’y rapporteâ•›: Fretum arcticum sive trium fratrum per quod Lusitani in orientem et ad Indos et Moluccas navigare conati sunt. Sur la rive sud du détroit se trouve l’indicationâ•›: Terra per britannos inventa. Plus à droiteâ•›: Terra Corterealis. Vraisemblablement, le nom de ce détroit est dû au souvenir des trois frères portugais Corte Real. Sans qu’on puisse préciser l’origine de l’indication concernant ce détroit, il importe d’insister sur l’influence qu’il exerça sur les expéditions lancées ultérieurement pour trouver un passage entre l’Asie et l’Europe par le Nord-Ouest ou par le Nord-Est, notamment celles qui furent organisées par les Anglais sous la direction scientifique et nautique de John Dee, dont nous parlerons plus loin. Sur ce globe, un continent austral est dessiné autour de pôle sud. L’hébraïste Sébastien Munster est un des grands géographes de la première moitié du XVIe siècle. Il entretint des rapports réguliers avec des professeurs de Louvain. Dans l’ouvrage de S. Grynaeus, Novus Orbis, publié à Bâle en 1532, on trouve une carte du mondeâ•›: Typus cosmographicus universalis, due à Munster, où America Terra Nova désigne l’Amérique du Sud comme un continent séparé. Au nord de celui-ci, on trouve Terra de Cubaâ•›; à l’est de Cuba dans l’Atlantique, les Antilles et au nord de celles-ci, en pleine mer, le nomâ•›: Terra Cortesia. Dans la bordure gravée autour de la carte, des animaux, des hommes sauvages sont représentés, ainsi que des scènes de leur vie quotidienne et le portrait, avec son nom, du voyageur italien Vartomanus (Varthema). Une carte semblable de plus petit format et simplifiée, fit partie du livre de Vadianus, Epitome trium terrae partium, Zurich, 1534. Dans l’édition de la «â•¯Géographie╯» de Ptolémée (Bâle, 1540), Munster publia comme première carte un Typus orbis universalis, où figurent l’Amérique du Sud (America seu insula Brasilii) et l’Amérique du Nord. Le Fretum Magaliani sépare l’Amérique d’une terre qui lui fait face. La carte 45, une des cartes modernes, Novae insulae, XVII, Nova tabula, réunit l’Amérique du Nord et du Sud en un tout sous le nom Novus Orbis. Dans l’Amérique du Sud, on lit la légendeâ•›: Insula Atlantica quam vocant Brasilii et Americam. Le Fretum Magaliani est aussi représenté. La première carte générale de la Cosmographie de Munster (Bâle, 1550) ressemble aux deux cartes précédentes. Gemma Frisius, tout en pratiquant la médecine, forma des élèves dans le domaine de l’astronomie et de la géographie. Les plus célèbres furent Gérard Mercator et John Dee. Gemma Frisius fut en rapport épistolaire et échangea des publications avec les principaux savants d’Europe. Joannes Dantiscus (Gdansk, 1485-Braniewo, 1548) ambassadeur du roi de Pologne, séjourna aux Pays-Bas de fin 1530 à mars 1532 et le prit dans sa «â•¯familia╯» dès le début de mars 1531.
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Le futur évêque de Braniewo, ami de longue date de Nicolas Copernic, mit Gemma au courant des nouvelles théories du grand astronome polonais. Grâce à Dantiscus, Gemma Frisius obtint un exemplaire de la Narratio prima du mathématicien autrichien Georges Joachim Rheticus (1514–1574). Celui-ci avait étudié sous la direction de Copernic les théories et les calculs des mouvements des astres et de leur périodicité. Gemma Frisius s’enthousiasma pour les nouvelles doctrines et en devint un ardent défenseur. Il étudia le De revolutionibus de Copernic dès sa parution en mai 1543 et en fit les plus vifs éloges dans le De radio astronomico (Louvain, 1545) et le De astrolabo catholico, paru en 1556, à Louvain après la mort de Gemma. Dans la préface de ses Ephemerides novae, en 1550, Rheticus, heureux de se voir soutenu par ce fidèle copernicien louvaniste de la première heure, le qualifia de «â•¯quasi alterum hac aetate Copernicum╯». Le plus grand cartographe appartenant au mouvement de géographie mathématique de Louvain dans le deuxième tiers du XVIe siècle fut Gérard Mercator (1512–1594). Il s’était senti attiré d’abord vers la philosophie et l’étude de l’univers ou cosmographie, dont la géographie n’est qu’une partie. Obligé de gagner sa vie, il se dirigea vers l’étude de la mathématique et surtout de ses applications pratiquesâ•›: instruments astronomiques, globes et cartes. Il fut aidé par Gemma Frisius pour la théorie, par Gaspard van der Heyden pour la gravure, le travail des métaux et la construction des globes. Après avoir collaboré avec ces deux personnages à la réalisation du deuxième globe terrestre (1536) et du globe céleste de Gemma Frisius (1537), il devint très rapidement un constructeur fameux d’instruments et un grand cartographe. En 1538, il publia à Louvain, une petite carte du monde en projection cordiforme double, l’Orbis Imago. Pour Mercator, l’Asie et l’Amérique étaient non seulement des continents distincts, mais il divisa le Nouveau monde en Amérique du Nord (Americae pars sep.) et en Amérique du Sud (Americae pars meridionalis). L’influence du globe de Gemma y est visible. On retrouve le Fretum arcticum entre le cercle arctique et la Baccalearum regio qui désigne la partie Nord-Est de l’Amérique du Nord (du portugais «â•¯baccalão╯»â•›: morue). A l’est, en direction des îles Britanniques, sont figurées les Insule Corterealis. Dans le cercle antarctique se trouve cette légendeâ•›: Terras hic esse certum est sed quantas quibusque limitibus finitas incertum. Mercator admit l’existence d’un continent austral dont on ne connaissait rien de précis. Le détroit de Magellan s’appelleâ•›: Fretum antarcticum sive Magellanicum. Pendant qu’il préparait une grande carte d’Europe et construisait des instruments scientifiques, il publia en 1541 un globe terrestre, dédié à Nicolas Granvelle. Le contenu géographique rappelle encore le globe de Gemma de 1536 et l’Orbis Imago de Mercator. Il n’y a plus de détroit arctique. Des noms apparaissent sur la côte de la Baccalearum Regioâ•›; les Insule Corterealis y figurent également. Quant au continent américain, il est indiqué comme un ensemble unique du nord au sudâ•›: America a multis hodie Nova India dicta. Ce qui est un recul évident par rapport à l’Orbis Imago de 1538 et la preuve que, vers 1540, de nombreuses divergences de vue existaient encore parmi les géographes concernant le Nouveau monde. La légende figurant à l’intérieur du cercle polaire antarctique, révèle que pour Mercator et un certain nombre de ses contemporains, l’idée se précisait d’un cinquième continent encore inconnu et inexploréâ•›: Quinta haec & quidem amplissima pars, quantum coniectare licet, nuper orbi nostro accessit, verum paucis adhuc littoribus explorata. Le détroit de Magellan est désigné sous le nom de Fretum Pathagonicum sive Magellanicum. Plusieurs légendes montrent la préoccupation constante de Mercator d’améliorer les cartes, de traiter de façon critique tous les éléments à sa disposition. Pour lui, comme pour Gemma Frisius, Franciscus Monachus et leurs
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contemporains, Marco Polo est une source de toute première valeur pour la connaissance de l’Asie. Parmi les innovations de ce globe, signalons les loxodromes (directiones) ou lignes tracées dans les mers pour indiquer la route suivie par les navires qui se dirigent à l’aide de la boussole. En 1537, le grand savant portugais Pedro Nunes, un des correspondants de Mercator, voulant remédier aux défauts des cartes nautiques, traita du problème des loxodromes dans son Tratado em defensam da carta de marearâ•›: con o regimento da altura. Il arriva à un résultat intéressant mais non définitif. Mercator parvint à tracer des loxodromes plus exacts sur le globe de 1541. Mercator serait arrivé à la projection qui porte son nom en projetant les loxodromes de son globe sur une surface plane dans sa célèbre carte du monde ad usum navigantium de 1569. Le magnétisme terrestre fut une des grandes préoccupations de Mercator et de ses successeurs, tel Petrus Plancius. L’incertitude quant à la configuration de l’Amérique et de l’Asie se remarque encore sur la carte du monde Universale du grand cartographe italien Jacobus Gastaldus (1500–1565), publiée à Venise en 1546. L’Amérique (dont le nom n’est pas indiqué) et l’Asie forment un seul continent. La partie méridionale du continent américain est séparée de la Tierra del Fuego incognita par le Stretto de fernande Magalhanes. Parmi les savants du XVIe siècle qui se sont activement occupés de géographie, le plus universel et un des plus représentatifs parmi les humanistes fut l’Anglais John Dee (1527–1608). En mai 1547, il se rendit à l’Université de Louvain pour parfaire sa formation auprès de savants, principalement des mathématiciensâ•›: Gemma Frisius, Mercator, le constructeur de globes Gaspard van der Heyden, etc. Un second séjour à Louvain de 1548 à 1550, suivi d’un stage à Paris jusqu’en 1551, lui permit de pousser plus loin sa formation scientifique et d’entrer en rapport avec de nombreux savantsâ•›: Pedro Nunes, Oronce Finé, Petrus Ramus, Guillaume Postel, et bien d’autres. De retour en Angleterre, il se distingua comme conseiller scientifique et technique des grands voyageurs anglais qui cherchaient à atteindre le «â•¯Cathay╯» par le Nord-Est ou le Nord-Ouest. Nous ne pouvons que citer ses principaux disciples en navigation et en géographieâ•›: Richard Chancellor, Stephen et William Borough, Anthony Jenkinson, Martin Frobisher, Christopher Hall, Charles Jackman, Arthur Pet, Humphrey Gilbert, Adrian Gilbert, John Davis, Walter Raleigh. Les conceptions géographiques, les idées sur la configuration de la Terre et des continents, sur les passages possibles pour atteindre l’Asie orientale par le Nord-Est ou le Nord-Ouest, sur la projection des cartes nautiques, le magnétisme terrestre, bref sur toutes les questions intéressant les géographes, ont lentement progressé au cours de la première moitié du siècle. En dépit de la lenteur de ce cheminement et de l’imprécision des renseignements parvenus jusqu’à eux, les géographes de ce temps ont pu donner une image plus correcte de notre planète. Un grand nombre de leurs tâtonnements et de leurs incertitudes vont continuer à exciter l’esprit de recherche, à stimuler la curiosité scientifique et ne recevront des réponses satisfaisantes que de nos jours.
Images des pays nouveaux dans les littératures européennes Jane Couchman Il ne faut plus s’amuser aux pratiques De ces rêveurs Cosmographes antiques Qui n’ont connu la moitié de ce mondeâ•›: Car aujourd’hui, sous la machine ronde, Nouveaux pays et peuples tous divers Par grand labeur ont été découverts. (Anonyme, poème liminaire à Description de l’Inde orientale de Marco Polo, Paris, 1556.)
L’Europe des années 1520 à 1560 ne faisait guère de distinction entre les pays nouvellement découverts ou visités aux Indes orientales et ceux des «â•¯Indes occidentales╯», c’est-à-dire de l’Amérique. Il est vrai que, depuis le tout début du siècle, on ne publia plus de cartes plaçant les Antilles au Sud-Est du Japon, et que Martin Waldseemuller avait donné le nom d’↜«â•¯America╯» au continent vaguement esquissé sur ses cartes à partir de 1507. Pourtant, la tendance à confondre les merveilles de l’Est avec celles de l’Ouest a persisté pendant longtemps, même chez les plus doctes. Au moment où il écrivait «â•¯Des Cannibales╯» (vers 1578–80), Michel de Montaigne pouvait toujours constater d’après ses lectures que «â•¯les navigations des modernes ont déjà presque découvert╯» que «â•¯ce monde nouveau que nous venons de découvrir […] n’est point une île, ains terre ferme et continente avec l’Inde orientale […] ou, si elle en est séparée, que c’est d’un si petit détroit et intervalle qu’elle ne mérite pas d’être nommée île pour cela╯» (Essais, I, xxxi). Le vague des notions géographiques et le fait que l’on pouvait partir dans une direction ou une autre pour atteindre le même but expliquent que dans l’imagination des gens les voyages de Colomb, de Magellan, de Bartolomeo Diaz et de Vasco da Gama, les Antilles et les Moluques se confondaient plus ou moinsâ•›: peuples et pays d’outremer semblaient également fantastiques. De plus, les récits des voyages vécus et ceux des voyages plutôt imaginaires s’entremêlaient. Les lecteurs plaçaient dans une même catégorie de vérité exotique le catalogue de Pline et autres textes anciens, le récit du voyage de Marco Polo, les voyages de Mandeville et les récits des voyages contemporains. L’intégration des récents voyages de découverte dans la création littéraire se faisait lentement, ce qui n’est pas très surprenant. Non seulement les réalités des pays nouveaux étaient presque impossibles à communiquer (les chroniqueurs sont d’accord sur ce point), mais leur importance ne fut pas immédiatement évidente. L’humaniste nurembergeois Johann Cochlaeus reflète bien la pensée de ses collègues et de sa génération dans la préface de son édition de la Cosmographia de Pomponius Mela (1512). Que la découverte annoncée par les Espagnols soit vérité ou mensonge, déclare-t-il, cela n’a aucune importance pour la compréhension de la cosmographie ou de l’histoireâ•›; seules comptent les autorités anciennes. Quarante ans plus tard, le ton a changéâ•›: en 1552, Francisco López de Gómara reconnaît dans la dédicace à Charles Quint de son Historia general de las Indias que le voyage de Christophe Colomb a été l’événement historique le plus important depuis la Création (exceptions faites de l’Incarnation et de la Résurrection). Gómara en était après tout l’un des chroniqueurs et, dès sa jeunesse, il avait eu, comme toute sa génération, à reconnaître l’existence des pays nouveaux. 492
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Avant 1560, on cherche en vain une véritable succession à l’Utopie de Thomas More (1515). More avait situé son État «â•¯idéal╯» en Amérique du Sud et l’avait fait découvrir par un voyageur qui, prétendait-il, avait accompagné Amerigo Vespucci. Entre 1520 et 1560, seul Rabelais, dans ses Quart et Quint Livre(s), accorda une place prépondérante aux voyages de découverte. Et Geoffroy Atkinson constate que, même parmi les récits de voyage imprimés en France à cette époque, une grande majorité est consacrée non pas aux pays nouveaux mais au monde déjà connu, surtout aux voyages vers le Levant. Les quelques références qu’on trouve ici et là chez les humanistes et chez les poètes de cette période peuvent surtout nous renseigner sur les étapes de l’assimilation et de la reproduction de ces images étonnantes par une génération qui n’y était pas habituée. Bien que les pays nouveaux soient restés en marge de la littérature pendant la période en question, ils étaient de plus en plus présents à l’imagination européenne grâce aux récits de voyage, aux illustrations, à la représentation cartographique et même à la présence d’autochtones lors de spectacles. Tels les jongleurs mexicains ramenés par Cortez en 1528, qui impressionnèrent tant Charles Quint et Clément VII, ou le village brésilien construit à Rouen en 1550 pour l’entrée d’Henri II et de Catherine de Médicis. C’est à la fois en remarquant leur «â•¯singularité╯» et en les reliant aux réseaux de notions connues, et surtout à ceux de l’humanisme et du christianisme, que les écrivains allouèrent une place à ces pays dans leurs écrits. Il faudra pourtant attendre la génération suivante pour les voir pleinement assumés, avec La Araucana d’Ercilla y Zúñiga (1564), Os Lusiades de Camoëns (1572), les chapitres des Essais de Montaigne des «â•¯Cannibales╯» (1580) et des «â•¯Coches╯» (1588). Les récits de voyage Avant d’entrer de plein pied dans la littérature, les grands voyages de découverte donnèrent naissance à un genre nouveau, ou plutôt renouvelé, celui du récit de voyage. Ces récits furent rapidement traduits dans la plupart des langues européennes et formèrent la base des données sur les pays nouvellement visités. Les premiers témoignages des explorateurs de l’Amérique furent communiqués aux Européens sous forme de lettresâ•›: celles de Christophe Colomb (1493), d’Amerigo Vespucci (1502) et de Hernán Cortez (1536). A la forme épistolaire s’ajouta la forme épique. Il s’agissait de récits en prose décrivant les aventures d’un héros exemplaire. Les récits des voyages de Jacques Cartier appartiennent en partie à ce genre, celui de Pigafetta (1522) retraçant le voyage de Magellan, et encore ceux de Bernal Díaz (alors en manuscrit, publié en 1632) célébrant la conquête du pays des Aztèques par Cortez et celui de Cieza de León (1553) racontant celle du pays des Incas par Pizarro. Les récits de voyages gagnèrent pour ainsi dire leurs titres de noblesse quand certains chroniqueurs humanistes commencèrent à publier des collections raisonnées de ces témoignages directs. La place avait déjà été en partie préparée pour ces écrits, d’abord par les oeuvres d’historiens tels que Hérodote ou Tacite, par les récits de voyage de Marco Polo et de John Mandeville. Quant au voyage épique, Ulysse, Alexandre, Dante même, parmi bien d’autres, offraient des précédents éclatants de l’homo viator. La conquête de l’Amérique n’a-t-elle pas été aussi un des plus grands romans de chevalerie, avec tous les éléments héroïques et fantastiques de ce genre si populaire au XVIe siècleâ•›? Devant les merveilles de la capitale aztèque, Bernal Díaz del
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Castillo se souvient des voyages d’Amadis de Gaule. Les «â•¯sauvages╯» (du moins les bons) et la nature riche et accueillante qu’on prêtait aux pays exotiques, répondaient aussi à des topoi littéraires, ceux de la pastorale et de l’Âge d’or. Si aucun des récits ou des collections ne s’accordait parfaitement avec l’un des genres ou l’un des topoi ici mentionnés, il existait cependant assez d’échos et de rappels intertextuels et génériques pour fournir aux lecteurs des signes rassurants et assimilateurs. Entre 1507 et 1519, Fracanzano Montalboddo dans son Paesi nuovamente retrovati […] réunit la description du premier voyage de Vasco de Gama, celle de la navigation de Cabral de Portugal en Inde en passant par le Brésil, ainsi que le troisième voyage d’Amerigo Vespucci. Traduit sous le titre S’Ensuyt le nouveau monde par Mathurin Du Redouer en 1515, cette compilation serait le premier ouvrage en français sur les voyages du siècle. A partir de 1516, Pietro Martire [Pierre Martyr], d’Anghiera, humaniste italien à la cour de Ferdinand et d’Isabelle, commença la publication de ce qui deviendrait son De Orbe Novoâ•›: Les Huit Decades. Martyr publia, en les commentant, les récits de Colomb, de Vespuce, de Pigafetta et plus tard d’Oviedo. Son livre, qui connaîtra de multiples éditions et traductions (à compter de 1532 en français), contribua plus que nul autre à établir l’identification entre le Nouveau monde et l’Âge d’or classique. C’est lui qui choisit les mots «â•¯orbis novus╯» pour essayer de cerner la réalité toujours ambiguë des îles et du continent peu à peu révélés. En 1526, Gonzálo Fernández de Oviedo y Valdés commença la publication de son Historia general y natural de las Indias, qu’il ne complétera qu’en 1547, oeuvre remarquable surtout pour les détails pittoresques et parfois effrayants des descriptions et des images de la flore et de la faune américaines. La collection établie par le Vénitien Giovanni Battista Ramusio dans ses Navigationi e Viaggi, publiés entre 1550 et 1559, rassembla des récits venant de plusieurs sources européennes, qui décrivent non seulement l’Amérique mais aussi l’Éthiopie (par Francisco Álvares) et l’Afrique (par Léon l’Africain, publié en français en 1556 par Jean Temporal). Quelques-uns de ces récits (comme ceux de Verrazano et de Cartier) furent publiés là pour la première fois. Les élégants volumes de Ramusio, ornés de cartes et d’illustrations, présentèrent une image des nouveaux mondes propre à attirer l’attention d’un public distingué. Les livres de géographie de cette période présentent également des textes choisis et remaniés des récits de voyage. Tel est le cas du Novus Orbis de Simon Grynaeus (1532). La Cosmographia du grand humaniste Sebastian Munster (1544 sqq.) est importante non seulement pour les cartes mais aussi pour le vaste assemblage de renseignements sur la géographie tant physique qu’humaine du monde entier – à l’exception de la Chine, toujours peu connue. Le livre était destiné à la fois aux savants et aux amateurs et eut un impact considérable sur les notions géographiques de plusieurs générations, car il fut traduit en allemand, en latin, en anglais, en tchèque, en italien, en français et réédité régulièrement jusqu’en 1650. Ces récits et chroniques communiquèrent de façon de plus en plus structurée les données hétéroclites sur les pays nouvellement visités par des Européens. Ils établirent les thèmes de la littérature à venir – la gloire de la conquête, le paradis terrestre, la quête des richesses, l’aventure – et ils posèrent les questions essentielles. Les habitants de ces pays sont-ils des êtres humains ou des bêtesâ•›? (L’ambiguïté demeure, malgré la bulle Sublimis Deus de Paul III (1537) qui affirmait leur humanité.) Sont-ils simples et admirables, ou sauvages et effrayantsâ•›? Les Anciens ont-ils eu connaissance de ces paysâ•›? Quels sont les droits et les devoirs des Européens envers ces pays et ces peuplesâ•›? Doit-on privilégier la gloire de la conquête ou la miséricorde et le respectâ•›? Quelle est en fait la
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leçon à tirer de ces rencontresâ•›? Ces questions, déjà en germe dans les récits de voyage, réapparaissent, mais de façon plutôt épisodique, chez les écrivains de l’époque. Les Humanistes et les nouveaux mondes Si les éditions raisonnées des récits de voyages peuvent être considérées comme le résultat de projets d’humanistes, il faut avouer que les pays nouveaux n’entraient guère dans les préoccupations de la plupart des savants les plus connus. Leur silence illustre la distance qui sépare les récits de voyages de la compréhension de ce que signifiaient ces découvertes. Il provient aussi de l’absence, ou de la place incertaine, des pays récemment découverts dans les écrits des Anciens, dont l’autorité était le principe de base de la pensée humaniste. Platon ou Aristote avaient-ils connu ou prédit l’existence des nouveaux mondesâ•›? Sans aucun doute, selon López de Gómara (Historia general de las Indias, 1552)â•›: Pero no hay para què disputar ni dudare de la isla Atlantida, pues el discubrimiento y conquistas de las Indias aclaran llanamente lo que Platon escrivio de aquellas tierras. Probablement pas, selon Érasme dans une lettre au duc de Saxe, ce qui indique que leurs connaissances en d’autres matières peuvent également être mises en question. Saint Augustin n’avait-il pas proclamé que, tous les peuples ayant eu connaissance du Christ après la Pentecôte, il ne pouvait pas exister de gens aux Antipodesâ•›? Pierre Martyr préciseâ•›: Antipodes dixi, quamvis me non praetereat, non defuisse viros alioque ingenio singulari et summa doctrina pollentes, coelitibusque ex his admixtos nonnullos qui antipodes negent. Non est cuiquam uni datum omnia scire (Livre I, Décade III). En général, l’absence de ces pays dans le discours de ceux qui faisaient autorité fit d’eux des sujets marginaux par rapport aux considérations centrales des humanistes. Pour les mêmes raisons d’autorité et de familiarité, des comparaisons avec les récits anciens forment souvent un cadre ou un réseau qui permet de «â•¯comprendre╯» les réalités nouvelles. Les ajouts apportés au texte des Singularités de la France antarctique (1557) d’André Thevet par son assistant mettent en parallèle les activités surprenantes des «â•¯Tupinambas╯» [Topinambous] du Brésil et une variété de peuples anciens décrits par Polydore Virgile. C’est dans ce cas un processus maladroit, mais qui souligne par cela même le besoin de trouver des ressemblances entre le nouveau et l’ancien. On peut bien dire que, pendant la période en question, l’humanisme eut plus d’impact sur les nouveaux mondes que les nouveaux mondes sur l’humanisme. Le cas d’Érasme est ici, comme toujours, exemplaire. A part quelques plaisanteries dans ses lettres à propos des avantages d’un évêché aux Antilles (pourvu qu’on ne soit jamais obligé de s’y rendre), les passages chez Érasme qui traitent le plus directement des découvertes se trouvent dans le colloque intitulé Ichtyophagia et dans l’Ecclesiastes (1535). Parlant en général de tous les voyages, l’un des interlocuteurs du colloque remarqueâ•›: «â•¯J’ai appris que de là-bas on avait rapporté du butinâ•›; je n’ai pas entendu dire qu’on y ait introduit le christianisme╯» (Erasmi opera I, col. 792–3). Dans le dialogue qui suit, un autre propose que «â•¯pour attirer les faibles, [on pourrait] supprimer certaines obligations╯» et mettre l’accent sur «â•¯la foi et la charité évangélique╯» dans le travail de conversion de ces peuples. Cette insistance caractéristique sur le salut des âmes se trouve amplifiée dans l’Ecclésiasteâ•›:
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Jane Couchman Dieu immortelâ•›! Quel vaste terrain dans le monde où la semence évangélique n’a pas encore été jetée […]â•›! L’Europe est la plus petite partie du monde. […] En Asie Majeure, dans cet immense pays, dites-moi, qu’y a-t-il maintenant qui nous appartienneâ•›? […] Qu’y a-t-il qui nous appartienne en Afriqueâ•›? Nul doute que, dans une telle étendue de pays, il y a des peuples rudes et simples qui pourraient facilement être attirés vers le Christ si on leur envoyait des gens pour faire la bonne semaille. Et que dire des pays jusqu’ici inconnus que l’on découvre chaque jour et de ceux qui, dit-on, sont situés dans des régions où aucun des nôtres n’est encore arrivéâ•›? (Opera V, col. 813–814) (traduit par Marcel Bataillon).
C’était à son disciple, l’humaniste portugais Damiâo de Gois, auteur de Fides, religio moresque Aethiopum (1540), qu’Érasme devait ses renseignements sur les problèmes du commerce et des colonies portugaises. Et c’est justement à travers l’érasmisme, soit directement soit indirectement, que l’on voit se développer dans les pays nouveaux, à côté de l’esprit de conquête et de l’Inquisition, un esprit d’évangélisation humaniste. L’analyse de Las Casas exhortant au bon traitement des peuples indigènes dans sa Brevísima relación de la Destrucción de las Indias (1542) est celle d’un humaniste chrétienâ•›; le point de vue de Sepúlveda, son adversaire à Valladolid en 1551, est celui d’un théologien fortement scolastique qui trouve chez Aristote la notion d’une race inférieure à appliquer aux autochtones. Le débat engagé par Las Casas et Sepúlveda sur la nature des peuples indigènes et le traitement qu’on devrait leur accorder produisit des ouvrages polémiques d’une haute qualité littéraireâ•›: non seulement les écrits de Las Casas luimême, mais aussi les conférences De Indis présentées par Francisco de Vitoria à Salamanque en 1539. Les questions soulevées par Vitoria à propos du statut du territoire des pays nouveaux et de leurs habitants contribuèrent à former la base du concept moderne du droit international. Marcel Bataillon a signalé l’existence d’œuvres d’Érasme dans plusieurs bibliothèques d’Amérique. Et, dans la même veine, si l’Amérique avait servi de modèle pour l’Utopie de Thomas More, l’œuvre de More servit à son tour de modèle pratique à l’évêque de Michoacan, don Vasco de Quiroga, pour la fondation de deux hôpitaux à Santa Fe, préfigurations, selon Bataillon, des reducciones des Jésuites au Paraguay. Guillaume Postel, linguiste, voyageur et mystique français, personnage difficile à cerner en quelques mots, alla plus loin en cherchant l’illumination spirituelle et l’unité du genre humain à travers l’étude des langues et des peuples, nouveaux et anciens. Ses études comparatives des langues orientales, du grec et de l’hébreu, ses propres voyages vers l’est et son émerveillement devant les découvertes faites à l’ouest, contribuèrent à sa théorie insolite de la restituo omnium, qu’il développa dans plus d’une douzaine de livres entre 1551 et 1581. Les références aux nouveaux mondes chez les humanistes sont donc en général d’abord liées aux idées géographiques des anciens, et deuxièmement au souci d’agir envers les peuples de ces pays selon les principes de l’humanisme chrétien. Mais les nouveaux mondes dans l’œuvre des humanistes brillent surtout par leur absence. On les cherche presque toujours en vain dans ces collections typiquement humanistes que sont les Florilegia. Et on n’a trouvé chez Machiavel aucune référence à la découverte de l’Amérique.
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Les pays nouveaux dans les littératures Les thèmes et les images relevés dans les récits de voyage se retrouvent chez quelques écrivains du milieu du XVIe siècle, mais sous forme d’anecdotes, et sont très rarement développés. Tout se passe comme si les découvertes n’étaient qu’une digression, un topos à adopter pour illustrer un thème choisi chez les anciens. Le pluriel «â•¯pays nouveaux╯» s’avère juste, puisque chaque pays, chaque auteur presque, décrit un «â•¯pays nouveau╯» ou un «â•¯nouveau monde╯» spécifique et distinct. En italienâ•›: Bien que la littérature des voyages se rencontre très tôt en langue italienne, les écrivains italiens de l’époque s’y intéressaient peu. Giulliano di Domenico Dati fait exception. Sa version en vers héroïques des lettres de Christophe Colomb publiée en 1493 avait présenté une image colorée du héros de la découverte et des pays qu’il avait visités. L’Orlando furioso de l’Arioste (Ferrare, 1532) dépeint lui aussi un voyage épique, mais qui ne fait jamais visiter de pays nouvellement découverts. Dans la leçon de géographie offerte par Andronica à Astolfo au Canto XV, les voyages de découverte se placent dans le contexte d’un éloge tout conventionnel de l’empereur Charles Quint. L’Arioste présenta une copie du poème à l’empereur et reçut comme récompense un diplôme de poète lauréat. Dans le poème, Andronica décrit les voyages de découverte sous forme de prophétieâ•›: les voyageurs, nouveaux Argonautes, partiront dans l’un et l’autre sens, certains pour contourner l’Afrique et d’autres «â•¯del sole imitando il camin tondo,/ ritrovar nuove terre e nuovo mundo╯» (XV.22.7–8.), pour trouver des pays du côté des Indes «â•¯di là da l’India╯» (23.4.). Mais la route restera inconnue («â•¯la strada ignota╯» (21.6), «â•¯ascosa strada╯» (24.1–2.)) par la volonté divine, jusqu’au moment où le gouvernement de ces pays pourra être confié au prince le plus sage et le plus juste depuis Auguste (c’est-à-dire Charles Quint). A l’égard des peuples des nouveaux mondes, comme l’a montré Rosario Romeo (II,ii), la réaction des Italiens ne fut pas semblable à celle des Français. Chez les Français, on constate dès le début de l’admiration pour les peuples simples, les bons sauvages. Les Italiens préféraient de loin les grandes civilisations de l’Amérique, surtout celle des Incas, qu’ils aimaient comparer aux meilleures civilisations du passé classique. Girolamo Giglio, se basant sur les récits de Cieza de León et de López de Gomara, écrit «â•¯Gli costumi et l’usanze dell’Indie occidentali, overo Mondo nuovo,╯» publié dans la collection de Joannes Boemus, Gli costumi, le leggi, et l’usanze di tutte le genti (Venise, 1560). C’était chez les Incas, et dans une société stable, urbaine, que les Italiens retrouvaient l’Âge d’or, et non pas chez l’homme dans l’état de nature, état d’ailleurs bien suspect du point de vue de la Contre-Réforme. En espagnolâ•›: Les pays nouveaux, pour les Espagnols, se situaient presque exclusivement en Amérique, ce qu’explique évidemment leur vaste activité de conquête et ensuite d’établissement. Nous avons déjà constaté la création des récits de voyages, qui figurent parmi les oeuvres les plus vivantes de l’époque dans la littérature de langue espagnole. Il va sans dire que l’héroïsme des conquistadores
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y occupe la place la plus importante, quoique des réflexions sur la moralité de la conquête s’y retrouvent parfois aussi. Un récit en forme de roman d’aventures dont l’auteur est également le héros, Los naufragos d’Alvar Núñez Cabeza de Vaca (1542), inspira toute une génération de lecteurs ainsi que d’explorateurs. Ayant échoué sur les côtes de Floride, Cabeza de Vaca fut retrouvé en 1536 dans le nord du Mexique. En racontant ses aventures, il donna crédit à la légende des «â•¯Sept villes d’or de Cibola╯» aux richesses fabuleuses, que d’autres voyageurs cherchèrent ensuite dans la région qu’il avait traversée. Le Libro de la vida y costumbres de don Alonso Enríquez de Guzmán est un ouvrage curieux, qui semble se situer entre l’autobiographie et le roman picaresque. Son auteur ne s’intéressait ni à la littérature ni aux préoccupations humanistes. Il était pieux, mais sans beaucoup de réflexion, et pensait surtout à son honneur, qui n’excluait ni le vol, ni les querelles, ni la violence. Dans la narration de sa carrière de soldat en Espagne, en Flandres et au Pérou, Guzmán ne distingue guère entre le nouveau monde et l’ancien comme champ d’action et d’ambition. La poésie espagnole d’avant 1560 ne porte pas beaucoup de traces de la Conquêteâ•›; c’est pendant les années 1560 qu’apparaîtront l’un après l’autre trois poèmes espagnols importants dont elle est le sujet principal, le Carlo famoso de Luis Zapata (1566), La Araucana d’Alonso Ercilla y Zúñiga (écrit en 1565) et Le Romance de Luis de Miranda (1569). En portugaisâ•›: Chez les Portugais, la voie vers les pays nouveaux était surtout celle qui menait aux Indes orientales en contournant l’Afrique. La découverte du Brésil avait été un «â•¯accident╯» survenu lors d’un voyage de Cabral aux Indes orientalesâ•›; Cabral s’arrêta brièvement sur la côte brésilienne avant de repartir vers son véritable but. Comme partout en Europe, on remarque que les pays nouveaux ne firent guère leur entrée dans la littérature entre 1520 et 1560. Au Portugal, la fierté nationale était telle qu’on entendait de fréquents appels au poète à venir qui érigerait en épopée l’histoire de la gloire portugaise, du vaste empire établi par un peuple si peu nombreux. Comme l’épopée se faisait attendre, les Portugais de l’époque se l’expliquaient en parlant de leur deslexio (négligence) et du manque d’hommes capables d’entreprendre une telle oeuvre. Cette dernière explication ne semble pas tenir, car l’activité humaniste au Portugal était très grande, et les liens des écrivains portugais avec l’extérieur (comme nous l’avons noté dans le cas de Damiâo de Gois) s’étendaient aux centres les plus actifs de l’Europe. L’épopée tant attendue, le chef-d’oeuvre de la littérature portugaise, Os Lusiades de Camoëns, ne paraîtra qu’en 1572, peu après les premiers poèmes espagnols à ce sujet. Dans les Poemas Lusitanos d’Antonio Ferreira (publiés en 1598 mais écrit dans les années 50 et 60), on trouve un appel aux poètes de son époqueâ•›: Cada um faça alta prova De seu esprito em tantas Portuguesas conquistas, e vitorias, De que ledo te espantas Oceano, e dàs por nova Do Mundo ao mesmo Mundo altas historias. (i, 115–116)
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[Que chacun de vous fasse preuve de son âme en racontant tant de conquêtes et de victoires portugaises, par lesquelles vous êtes rempli, Océan, d’étonnement joyeux, et donne au monde de grandes histoires que le monde ignorait.] On remarque tout de suite qu’il s’agit moins ici, comme chez l’Arioste dans son éloge de Charles Quint, de nouveaux pays que de la gloire de ceux qui s’en emparent. On peut aussi remarquer que, pour Ferreira, le lien entre les mondes nouveaux et l’ancien, lien qui en effet efface la distance, est la poésie. C’est ainsi qu’il écrit à un ami qui se couvrait de gloire aux Indesâ•›: Do antigo Portugal, da gra Lisboa, Por novos mares, novos Céus e climas Ao novo Portugal, à clara Goa, Te vai saudar, João Lopes, s’inda estimas, S’inda as nove irmas honras, minha Musa. (ii, 156)
[Du vieux Portugal, de la grande Lisbonne, à travers des mers nouvelles, de nouveaux cieux et climats, au nouveau Portugal, à Goa la belle, ma Muse vient te saluer, João Lopes, si tu honores toujours les neuf soeurs.] C’est en effet le monde nouveau de la poésie redécouverte d’Horace, de Virgile, de Pétrarque, qui occupe toute la place dans l’œuvre de Ferreira, les nouveaux mondes ne servant que de thèmes à une création toute humaniste. On aurait pu s’attendre à un riche traitement du thème des Indes dans le théâtre de Gil Vicente, car c’était lui, orfèvre autant qu’auteur, qui avait fabriqué, avec de l’or rapporté par Vasco de Gamma, un ostensoir extraordinaire, et qui surveillait le trésor des Indes déposé à l’Hôpital de Belém à Lisbonne. Vicente écrivit une pièce pour célébrer presque chaque événement important de la vie de la famille royale portugaise entre 1521 et 1536, mais seules deux pièces, écrites avant 1520, traitent des voyages portugais. L’Exhortacão da guerra (1514) célèbre avec un zèle patriotique le départ d’une expédition militaire contre Azamor en Afrique de l’Est. La Farsa Chamado o Auto da India (v.1509) ne touche aux pays nouveaux que par l’absence du mari, en voyage aux Indes orientales. Le départ de celui-ci déclenche l’intrigue, c’est-à-dire l’infidélité de l’héroïneâ•›; son retour y met fin. En anglaisâ•›: En ce qui concerne la littérature des découvertes, le XVIIe siècle appartiendra aux Anglais, mais non le milieu du XVIe. A part les voyages de Cabot et de l’obscur Richard Hore, il y a peu d’activité avant celle de Drake et Frobisher vers la fin du siècle et de Raleigh au début du siècle suivant, et très peu de manifestations littéraires dans ce domaine. C’est Richard Eden qui, avant Hakluyt, traduisit en anglais les textes de découverte, y compris des passages de Munster et les Decades de Pierre Martyr (1550). L’Utopie de Thomas More avait déjà connu plusieurs éditions en latin avant 1520 (Paris 1517, Bâle 1518, Vienne, Florence, Venise, 1519). La traduction anglaise de Ralphe Robynson parut en 1551. Vers 1518, après avoir renoncé à ses propres projets de fonder lui-même une colonie, le beau-frère de Thomas More, John Rastell, publia son Interlude of the Four Elements, le premier
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texte qui propose l’établissement des Anglais en Amérique du Nord. Selon Rastell, le projet serait tout à l’honneur du Roi. Il permettrait la conversion des Indiens et pourrait se fonder sur l’exploitation des pêcheries, des forêts et de leurs sous-produits. La colonie servirait aussi de halte à mi-chemin sur la route de l’Asie. En 1541, dans A Brief Summe of Geographie, Roger Barlow suggéra de nouveau qu’on devrait trouver un passage vers l’Asie par le pôle nord, notion reprise en 1566 par Humphrey Gilbert et peu après par Martin Frobisher, dont les explorations donneront lieu aux premiers récits de voyage substantiels écrits par des Anglais. En françaisâ•›: Les images des pays nouveaux dans la littérature française à cette époque s’associent à des événements précis, aux voyages de Jacques Cartier et de Roberval au Canada entre 1534 et 1541, et à la publication par André Thevet des Singularités de la France antarctique en 1558. Quoique les récits des voyages de Cartier n’aient été publiés que de façon discontinue, Rabelais s’en inspira quand il décrivit le voyage extraordinaire de Pantagruel et de ses compagnons dans les Quart et Quint Livre(s) de son roman. La route vers la Dive bouteille, à l’opposé de celle des Portugais, est la même qu’avait suivie Jacques Cartier. Car l’advis sien [celui du pilote Jamet Brayer] et de Xenomanes aussi feut, veu que l’oracle de la dive Bacbuc estoit près le Catay, en Indie superieure, ne prendre la routte ordinaire des Portugualois, lesquelz passans la Ceincture ardente et le cap de Bona Speranza sus la poincte Meridionale d’Africque oultre l’AEquinoctial, et perdans la vue et guyde de l’aisseuil Septintrional, font navigation enormeâ•›: ains suyvre au plus près le parallele de ladicte Indie, et gyrer autour d’icelluy pole par Occident […] (Quart livre, Ch. I)
Mais Rabelais se souciait peu de la réalité des pays découverts. Comme chez Thomas More, les mondes nouveaux que rencontrent les personnages de Rabelais sont le reflet souvent satirique de l’Europe. Et la vérité qui est l’objet de la quête reste ambiguë. Dans son Heptaméron, Marguerite de Navarre situa une nouvelle (CXVII) au Nouveau Monde, sur une île placée dans le Saint-Laurent, mais habitée par des bêtes qu’on trouve plutôt aux Indes orientales ou en Afrique – notamment des lions. Elle choisit une intrigue déjà connue dans la littérature de la découverte. Une jeune femme accepte l’exil avec son mari condamné par Roberval. Fidèle jusqu’à la mort de son mari, elle se défend contre les bêtes sauvages, et passe son temps à lire l’Évangile. Le cadre lointain et sauvage lui permet de montrer la force de son caractère d’une manière qui aurait été impossible en Europe. Dans cette nouvelle, le nouveau monde est sauvage, lointain, dangereux, mais ceux qui croient en Dieu y bénéficieront de Sa protection. André Thevet, «â•¯cosmographe du roi╯», publia en 1557 sa Cosmographie du Levant et en 1558 Les Singularités de la France antarctique. «â•¯La France antarctique╯» était le nom inventé par Thevet pour les établissements français au Brésil. Il avait passé quelques mois en 1555–56 au fort qui y avait été brièvement établi par Nicolas Durand de Villegagnon et avait recueilli auprès des truchements des renseignements importants à propos des Tupinambas, alliés des Français.
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François de Belleforest écrivit un long poème pour accompagner la Cosmographie du Levant, dans lequel il dépeint le voyage, non seulement en Palestine, mais aussi au Brésil. Futur cosmographe lui-même, Belleforest note les pays exotiques traversés («â•¯l ’Arabe riche,╯» «â•¯d ’Asie la terre grasse,╯» «â•¯d ’Aegypte les merveilles╯»…), la variété et l’étrangeté des plantes et des animaux, ainsi que les peuples «â•¯sauvages╯» chez lesquels coexistent une barbarie effrayante et une louable simplicité. Comme les poètes de la Pléiade avaient noué avec Thevet des liens d’amitié ou, du moins, de curiosité, son ouvrage sur Les Singularités de la France antarctique est accompagné d’une douzaine de poèmes en son honneur composés, entre autres, par Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay, Étienne Jodelle et Jean Dorat. Thevet est le héros de tous ces poèmes, un nouveau Jason pour du Bellay et pour Ronsard, Ulysse pour du Bellay, pour Jodelle, pour Ronsard également («â•¯Au pris de toy ce Grec par dix ans ne vit rien╯»). Jean Dorat lui adressa le compliment suprêmeâ•›: Thevet a mesuré des régions de la terre inconnues des anciens et, revenu sain et sauf des Antipodes, il l’emporte sur eux par la certitude de son expérience vécue. Étienne Jodelle compare le nouveau monde et l’Europeâ•›: Car qui voudroit un peu blasmer Le pays qu’il nous faut aimer, Il trouveroit la France Arctique Avoir plus de monstres, je croy, Et plus de barbarie en soy Que n’a pas ta France Antarctique.
Ce thème est développé beaucoup plus profondément par Ronsard dans ses «â•¯Isles Fortunés╯» et dans son «â•¯Discours contre la Fortune.╯» Ses aspirations déçues, cherchant en vain la simplicité de sa jeunesse, Ronsard rêve d’aller s’établir en Amérique. Ses vers font écho à plusieurs récits de voyage, y compris les lettres de Vespucci, pour louer la simplicité naturelle et saine de la vie des peuples indigènes, mais ne reflètent pas le ton bien plus pessimiste de Thevet. Le poète prie Villegagnon de ne pas essayer de changer ce peuple, de le laisser en paix. Pauvre Villegaignon, tu fais une grand’ faute De vouloir rendre fine une gent si peu caute, Comme ton Amérique, où le peuple incognu Erre innocemment tout farouche et tout nu, D’habit tout aussi nu qu’il est nu de malice…
C’est en effet ici que le bon sauvage fait son apparition dans la littérature française, dans un décor d’Âge d’or pastoral. En allemandâ•›: La littérature allemande du XVIe siècle reflète le propos de l’humaniste Cochlaeus cité plus haut, en ignorant presque entièrement les pays exotiques et les voyages de découverte, et ceci malgré le fait que plusieurs des grands cosmographes étaient d’origine germanique. On n’y trouve guère que quelques récits d’amateurs, soldats ou commerçants poursuivant l’or et l’aventure. Le texte le plus connu est celui de Hans Staden, son Wahrhaftige historia […] einer Landtschafft der
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Wilden, Nacketen, Grimmigen Menschfresser Leuthen in der newen welt America gelegen (1557). Ce récit mouvementé de la captivité de son auteur parmi les Tupinambas du Brésil, tribu décrite aussi par André Thevet, est accompagné de dessins simples mais évocateurs. Le récit de Staden, traduit en latin et orné d’illustrations beaucoup plus élaborées, toucha le grand public dans la collection de Théodore de Bry (1592). L’Indianishe Historia de Nicolaus Federmann semble avoir été écrite pour ses associés étrangers, tandis que Karsten Smedung s’adresse à un public allemand dans son […] Reise nach Indien. Son compatriote, Ulrich Schmidel avait entrepris un voyage fabuleux à l’intérieur du continent sud-américain entre 1534 et 1554, dont il n’a publié le récit, Warhaftige Historien einer Wunderbaren Schiffart […] qu’en 1567. Pour conclure Pendant la période de 1520 à 1560, on le voit, les lettres européennes accordèrent aux pays nouveaux une place importante dans les récits de voyages, mais les découvertes n’apparaissaient que très peu et de façon épisodique dans la «â•¯grande╯» littérature. Tout en soulignant la «â•¯singularité╯» de leurs merveilles, les auteurs des récits cherchaient à les décrire dans des termes d’une épistémologie familière. La notion d’une altérité ou d’un relativisme radical dont on pourrait trouver ici les origines ne fait pas partie de l’analyse à cette époque. Le souci était plutôt d’assimiler les connaissances, aussi étranges qu’elles pussent paraître, dans le cadre des genres et des notions connus. Les générations suivantes allaient puiser pleinement dans les récits détaillés et dans les topoi modifiés de l’Antiquité, pour y trouver la matière de poèmes épiques et de pièces d’aventures héroïques. La période de 1520 à 1560 souligne le décalage entre l’expérience d’une première génération et l’expression artistique de cette expérience par la génération suivante, du moins pour cette aventure extraordinaire de la rencontre des Européens avec des continents et des peuples jusque-là peu connus ou tout à fait inconnus.
Texte et parole dans le Nouveau Monde Josiah Blackmore De nos jours, la critique reconnaît communément que la conquête et la colonisation du Nouveau Monde par l’Espagne et le Portugal furent, en comparaison avec les campagnes d’expansion des autres pays tels que la France et l’Angleterre, une entreprise remarquablement discursive. La littérature, les livres, la textualité jouèrent un rôle majeur dans la formation d’une mentalité favorisant la conquête et l’expansionâ•›; ainsi, Books of the Brave par Irving Leonard explore le genre de l’aventure chevaleresque comme source importante d’idéaux pour l’activité conquérante, bien que les ouvrages de philosophie, d’histoire, de droit et de poésie ne fussent pas non plus sans contribuer à la mentalité expansionniste. A côté des modèles livresques offerts à l’action militaire, étudiés aussi bien par l’histoire que par les lettres, la présence européenne dans le Nouveau Monde donna naissance à une profusion de textes et d’ouvrages imprimés contenant lettres, journaux, compte-rendus d’explorateurs et de colons mais aussi des récits historiques plus développés, des traités scientifiques, des cartes. La parole, et le Nouveau Monde prémoderne, sont étonnamment liés. La conquête et la colonisation dans toutes leurs dimensions pratiques, légales, théologiques et morales produisent une documentation aussi volumineuse que diverse, provenant d’une part des voyageurs impériaux eux-mêmes et d’autre part de savants européens. Les textes qui ont fini par être considérés comme constituant le canon de l’impérialisme ibérique au Nouveau Monde sont par définition des textes transatlantiquesâ•›: ils furent généralement rédigés par les explorateurs ou colons autour d’événements survenus en territoire américain, mais ils furent imprimés en Europe. Tel est le cas, par exemple, des lettres et journaux de Christophe Colomb (1492–1506), des lettres de Hernan Cortés (1519–21), du traité polémique de Bartolomé de las Casas sur les cruels sévices auxquels furent soumis les indigènes du Nouveau Monde aux mains des Espagnols (la Brevísima relación de la destrucción de las Indias (1552), de la Relación (1552, 1555) décrivant le naufrage et les pérégrinations d’Álvar Núñez Cabeza de Vaca, du récit par Pero Sancho de la conquête du Pérou (publié en italien en 1556 dans les Navigationi et Viaggi de Ramusio)â•›; ou encore, tout au début du dix-septième siècle, de l’histoire du Pérou par El Inca Garcilaso de la Vega, écrivain mestizo, c’est-à-dire de race mixte, mi-andéen mi-européen, qui s’exprimait en castillanâ•›; le cas, en somme, des tous les textes qui traditionnellement forment le noyau et le canon des études portant sur la colonisation et sur les visées impériales. Le monde colonial était un espace nécessitant, pour sa survie même en tant qu’entreprise légale et évangélique douée d’autorité, une culture textuelleâ•›; et les imprimeries européennes furent les agents matériels de cette culture. Si les circonstances historiques de la genèse de différents textes écrits par les impériaux divergent considérablement entre elles, par exemple en ce qui concerne les détails de la conquête du Mexique par Cortés par opposition aux contingences du naufrage que vécut Cabeza de Vaca – il n’en est pas moins vrai qu’ils évoluent tous, à des degrés différents, autour de la dynamique des contacts et rencontres entre Européens et indigènes du Nouveau Monde. Le récit du premier contact tel que présenté par les Européens est toujours d’une tonalité fortement rhétorique en ce qu’il vise avant tout à persuader, habituellement au nom de l’hégémonie politique et 503
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religieuse de l’Europe. Pourtant, une des contributions des études postcoloniales, discipline encore en voie de développement, et généralement centrée sur les séquelles de la colonisation, et par conséquent sur une période plus tardive, est de nous amener à reconnaître la nature toujours contradictoire des premières rencontresâ•›: c’est là un champ d’interaction instable dans lequel la prérogative de la supériorité européenne, militaire ou autre, est loin de toujours prévaloir. Ainsi, Mary Louise Pratt postule des «â•¯zones de contact╯»â•›; à ses yeux, il s’agit d’un «â•¯espace de rencontre colonial au sein duquel des peuples géographiquement et historiquement séparés prennent contact les uns avec les autres et établissent des relations mutuelles continues, souvent grevées de conditions de contrainte, de profonde inégalité, de conflits insolvables.╯» De nombreux autres spécialistes du postcolonialisme explorent eux aussi la dynamique complexe qui s’instaure entre domination et littérature. Ces études permettent parfois au critique de lire les récits de contacts survenus au cours de l’expansion dans un sens contraire aux explications de leurs auteurs, et ouvrent ainsi le domaine des études coloniales à des voix autres et à des récits de rencontre d’une orientation divergente. Une arrivée tardive Au cours des premières décennies de la colonisation, les textes écrits en langues vulgaires par des Européens le sont sur les deux continents puisque ce sont des imprimeurs espagnols, portugais et italiens qui diffusaient ces textes une fois publiés. (Il faut également rappeler que de nombreux récits demeurèrent longtemps manuscrits et que certains le sont restés jusqu’à nos jours). Par conséquent, le lectorat de ces lettres, rapports, compilations et histoires se trouvait également en Europe, influencé par des intérêts contemporains tant politiques et légaux que religieux et philosophiquesâ•›; il en est ainsi, par exemple, dans le domaine des débats autour de la justification morale de l’esclavage. Néanmoins, notre tranche chronologique de 1520 à 1560 vit également émerger une autre sorte de textes portant sur les Amériques, et ceci sous la forme de livres ou lettres imprimés au Nouveau Monde même. Ces textes étaient produits au Nouveau Monde à des fins plus locales, et n’étaient pas nécessairement destinés à un lectorat d’outremerâ•›; il en survit relativement peu en comparaison avec les textes d’origine européenne. Parmi les livres écrits et utilisés par les missionnaires, et qui constituent le plus fort pourcentage de l’ensemble, peu furent réédités à l’époque moderne. Plusieurs études parmi les plus anciennes continuent à être de précieuses sources d’information sur l’écrit à l’époque coloniale, en particulier les travaux de Joaquín García Icazbalceta, José Toribio Medina et Robert Ricard. L’étude de Irving Leonard décrivant la manière dont la culture livresque de l’Europe enflamma l’imagination des navigateurs et des conquérants, et sur le commerce transatlantique des livres entre la péninsule ibérique et le Nouveau Monde, est également indispensable. Un des facteurs militant contre l’utilisation de ces études axées sur les débuts de la colonisation est le fait que l’imprimerie ne fut introduite au Nouveau Monde que très tardivement. La machine à imprimer y arriva en tant que partie des opérations commerciales de la puissante imprimerie Cromberger, située en Espagne. Ainsi que nous l’apprend Irving Leonard, Jacobo Cromberger était un imprimeur d’origine allemande qui en 1500 établit son entreprise à Séville, cité par laquelle tout le commerce espagnol avec le Nouveau Monde devait obligatoirement
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passer, et qui très vite atteignit à une remarquable prospérité et à un statut éminent grâce au monopole que lui accorda le roi comme le seul imprimeur et distributeur de livres autorisé, au début du XVIe siècle, à effectuer le commerce du livre entre l’Espagne et le monde colonial. Plus tard, Cromberger installa également des imprimeries dans les villes portugaises de Lisbonne et d’Evora. Son activité d’imprimeur était d’une extraordinaire abondanceâ•›; fournissant des centaines de titres aux lecteurs vivant tant en Europe qu’en Amérique intéressés à l’histoire, aux romans de chevalerie, à la cosmographie, à la géographie, au théâtre, et aux rapports d’activité au Nouveau Monde écrits par les conquérants eux-mêmes. Ainsi, les presses de Cromberger produisirent plusieurs éditions des Amadis de Gaule et de leurs séquelles, la série d’aventures chevaleresque la plus populaire du XVIe siècle ibérique, ainsi que l’édition de Marco Polo par Rodrigo de Santaella fondateur de l’université de Séville, P. Martyris ad angleria Mediolanensi de Pierre Martyr, l’Hystoria muy Verdadera de los amantes Eurialo franco y Lucrecia senesa du pape Pie II, et les lettres d’Hernán Cortés concernant la conquête du Mexique. Ce fut Jean, fils de Jacobo Cromberger qui, au moyen d’un arrangement avec un imprimeur italien nommé Giovanni Paoli (Juan Pablos), envoya la première machine à imprimer au Nouveau Monde, plus spécifiquement à l’emplacement actuel de la ville de Mexico. Ce site était le territoire connu sous le nom de «â•¯Nueva España╯» (Espagne nouvelle), et correspond d’une manière générale à ce qui est maintenant la ville de Mexico. Bien qu’on ne connaisse pas la date exacte de l’arrivée de ce dispositif, García Icazbalceta pense qu’il fonctionnait en 1536–37, sous la surveillance de Juan Pablos. S’il en est ainsi, l’imprimerie ne commença à produire des ouvrages que quinze ans après la conquête de la cité aztèque de Tenochtitlan par Hernán Cortés, ou cinq ans après l’invasion du Pérou par Francisco Pizarro en 1532 à Tawantinsuyu. Ces conquêtes sont généralement considérées comme ayant été les deux défaites les plus définitives de la culture indigène aux mains des Européens. C’est ainsi que les presses de Cromberger/ Pablo furent seules responsables du livre imprimé au Nouveau Monde au cours de la période allant de 1520 à 1560. Le Pérou, ou «â•¯Nueva Castilla╯», Castille nouvelle, ne connut l’introduction de la machine à imprimer qu’à une date plus tardive, en 1584, et les mondes nouveaux de langue française et portugaise la virent apparaître plus tard encore. C’est en 1747 qu’António Isidoro da Fonseca installa la première imprimerie à Rio de Janeiro. Au Canada, la première imprimerie ne commença à fonctionner qu’au milieu du dix-huitième siècle (à Halifax, en Nouvelle-Ecosse, en 1752). Nouveau Monde, vieille Amérique Quels genres de livres étaient produits à Mexico par la toute première imprimerieâ•›? De 1520 à 1560, selon le catalogue de García Icazbalceta, il y parut une quarantaine d’ouvrages. Les tout premiers à sortir de presse contenaient des lettres, des rapports, et d’autres documents relevant d’affaires courantes (García Icazbaleta 1954, 29). García Icazbaleta pense, bien qu’il n’en survive aucun exemplaire, que le premier livre imprimé au Nouveau Monde fut la traduction en castillan de l’Escala Espiritual de St. Jean Climacus. Le premier livre dont il subsiste la preuve concrète est la Breve y mas compendiosa Doctrina Christiana en lengua mexicana y castellana (1539), ouvrage commandité par le frère Juan de Zumarraga, premier évêque de Mexico (Tenochtitlan).
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Ces deux ouvrages représentent bien le type d’écrits imprimés entre 1520 et 1560 et les buts auxquels ils servaient. Pratiques et pédagogiques, ils visaient à convertir au Christianisme la population indigène et à lui inculquer les éléments fondamentaux de la foiâ•›; ils étaient souvent bilingues, parfois trilingues, en castillan et en une ou deux langues indigènes. Voici quelques exemples de ces publications de la première heureâ•›: Relación del espantable terremoto que agora nueuamente ha acontecido en la cibdad de Guatimala (Histoire du tremblement de terre survenu récemment dans la ville de Guatemala, 1541)â•›; Doctrina christiana para instrucion & informacion de los indios (Doctrine chrétienne en vue de l’instruction et de l’édification des Indiens, 1544)â•›; Cancionero Spiritual (Recueil de cantiques spirituels, 1546)â•›; Diálogos de Francisco Cervantes Salazar, titulaire de la première chaire de rhétorique à l’université du Mexique, nouvellement crééeâ•›; Vocabulario en la lengua castellana y mexicana par Alonso de Molina (1555)â•›; ou encore la compilation de textes juridiques rassemblés par Antonio de Mendoça (1548). L’activité missionnaire proprement dite débuta par l’arrivée au Mexique d’un premier groupe de moines franciscains, la mission des Douze, en 1524. Les missionnaires dominicains arrivèrent en 1526, et les Augustins en 1533. Les activités liées à la conquête militaire et spirituelle s’adressaient primordialement aux Aztèques, bien qu’il y ait eu en Nouvelle Espagne nombre d’autres peuplades indigènes. Cette fonction missionnaire, et la culture intellectuelle de l’université du Mexique, établie vers 1550, et du Colegio de la Santa Cruz de Santiago de Tlatelolco, établi en 1536, sous-tendent en grande partie l’activité de cette première imprimerie. Les premiers ouvrages étaient en castillan ou en latin, parfois dans ces deux langues, et comportaient souvent des traductions, imprimées en caractères romains, dans des langues indigènes telles que le Nahuatl, langue des Nahuas qui à l’époque de la conquête constituaient, linguistiquement et culturellement, la population la plus nombreuse de l’Amérique centrale, et dont la langue était souvent désignée comme étant «â•¯la langue mexicaine╯». Cela signifie que la préparation de grammaires multilingues, de vocabulaires, de catéchismes, et de textes confessionnels occupait la majeure partie de la culture livresque importée d’Europe, puisque le but principal de ces ouvrages était de convertir. Ricard fait remarquer que dix langues indigènes étaient parlées en territoire missionnaire, et que le frère Andrés de Olmos, qui parvint au Mexique en 1528, les connaissait toutes. Olmos rédigea les grammaires de quatre langues indigènes au moinsâ•›: le totonaca, le tepehua, l’huasteca et le nahuatl dans le but d’aider les missionnaires à communiquer avec les indigènes. Cette concentration sur la pédagogie linguistique représente bien la part que prenaient les missionnaires au développement de la culture livresque du Nouveau Monde. Au Pérou, la langue des Incas (le quechua) est à la base de la Gramática o arte de la lengua general de los Indios de los Reynos del Peru (Grammaire ou art de la langue générale des Indiens dans les royaumes du Pérou, 1560). Ricard fait observer que, en raison des impératifs purement pratiques qui motivaient la composition de livres tels que les grammaires et les vocabulaires, «â•¯les religieux…ne se préoccupaient point de recueillir et de conserver ces écrits…que l’on ne réimprimait que dans les cas de besoin absolu╯» (65). Voilà pourquoi il ne survit qu’un si petit nombre de ces grammaires de la première heure. Cette carence d’exemplaires de livres imprimés au Nouveau Monde entre 1520 et 1560 se reflète également au Brésilâ•›; mais là, le nombre de livres produits sur place est encore moindre, et aucun n’y fut imprimé. Les premiers missionnaires jésuites arrivèrent au Brésil en 1549, un demi-siècle après sa découverte par Pedro Álvares Cabral en 1500. Les premiers colons ne
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s’intéressaient guère à donner forme à une culture livresque brésilienneâ•›; la preuve en est que, ainsi que nous l’avons déjà noté, la première imprimerie ne fut établie qu’en 1747 à Rio de Janeiro. Moraes rappelle qu’un des missionnaires les plus influents en terre brésilienne, Manuel da Nóbrega, déplorait le manque d’initiative en matière de production de livres que l’on y constatait. Nóbrega lui-même arriva avec la première mission en 1549, et joua un rôle important lors de la fondation de la ville de Salvador en Bahia, un des principaux centres urbains de la colonisation portugaise. En fait, les textes de Nóbrega forment l’ensemble de la production livresque brésilienne de cette période… Ses nombreuses lettres décrivant les paysages naturels et humains du Brésil ainsi que l’entreprise missionnaire sont une inappréciable source d’information. Nóbrega composa également entre 1556 et 1558 le Diálogo sobre a conversão do gentio, (Dialogue sur la conversion de païens), qui circula sous forme manuscrite. Deux interlocuteurs, Matheus Nogueira et Gonçalo Alves, y débattent du statut «â•¯naturellemement╯» inférieur des indigènes, et de leur réceptivité en ce qui concerne la conversion au Christianisme. Le contact entre missionnaires et Amérindiens forme la matière d’une série d’idéologies complexes concernant la langue, l’alphabétisaion, les traditions littéraires, et les notions concernant le livre, ainsi que l’a amplement montré Walter Mignolo. Le fait que les populations indigènes telles que les Incas, les Mayas et les Aztèques étaient «â•¯vieilles╯» en ce sens qu’elles possédaient leur propre passé et leurs propres cultures, y compris des cultures écrites, était connu des colonsâ•›; après tout, le monde «â•¯nouveau╯» ne l’était que du point de vue européen. Mais, aux yeux des impériaux, le statut des lettres et des récits indigènes présentés en caractères picto-idéogrammatiques, était inférieur à celui de la littérature de l’Occident et à l’écriture alphabétique. C’est pourquoi les systèmes d’écriture non-alphabétique des indigènes furent réprimés. De ce point de vue eurocentrique les Amérindiens étaient dépourvus d’histoire littéraire, puisque seul un système d’écriture alphabétique pouvait donner lieu à une documentation sur le passé qui fût digne de foi et revêtue d’autorité. L’absence de récits écrits «â•¯légitimes╯» signifiait une absence d’histoire. Ce parti-pris idéologique sous-tend la culture livresque européenne au Nouveau Monde. Toutefois, les frères missionnaires maintenaient une position différente de celle de l’état espagnol pour ce qui était de l’utilisation des langues amérindiennes dans le domaine de l’instruction catéchétique, par opposition à une implantation plus générale et plus officielle du castillan. Ainsi que le montre Mignolo, les premiers missionnaires franciscains croyaient que la meilleure manière d’instruire les indigènes était de le faire à travers leurs propres langues, tandis que les lois périodiquement promulguées en Espagne rendaient obligatoire l’enseignement du castillan. Adorno fait observer que l’une des premières réalisations de l’activité missionnaire espagnole fut la conservation, sous forme écrite, de leurs textes «â•¯hiéroglyphiques╯» autochtonesâ•›; et Lavrin se range également à cette opinion lorsqu’il observe que les grammaires produites au cours de la colonisation sont un des produits les plus significatifs de cette période. Au-delà des grammaires, des vocabulaires, et des lois qu’imprimèrent les Européens il y eut par ailleurs de nombreux récits de rencontre écrits dans une perspective indigène, à l’intérieur de notre tranche chronologique mais aussi en dehors de celle-ci. La plus célèbre collection de récits indigènes de la conquête est sans doute celle éditée par Miguel León-Portilla, et intitulée La visión de los vencidos. De son côté, le frère Bernardino de Sahagún produisit une histoire monumentale, utilisant de nombreux informateurs indigènes et incorporant la version aztèque de la conquête
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du Mexique. (l’Historia general de las cosas de Nueva España). On rapporte que Sahagún put compléter en 1560 cet important monument de la culture autochtone, bien que sa publication n’ait eu lieu que plus tard. Ce n’est que récemment que les textes indigènes ou autochtones générés au Nouveau Monde sont devenus objets d’études systématiquesâ•›; sans aucun doute, il en reste encore un nombre significatif à découvrir dans les archives et dans les bibliothèques. Par exemple, les travaux récents de chercheurs tels que Jongsoo Lee révèlent l’histoire d’écrits autochtones antérieurs à la conquête, et le rôle subséquent de ces écrits dans la tradition historiographique européenne, où ils contribuent à la création de nouvelles versions de l’invasion de l’Amérique centrale par les Européens. Mettant en vedette le personnage de Nezahualcoyotl, le roi-poète de Texcoco (1402–72) Lee examine de nombreux documents (tels que le Codex Mendoza, le Codex Xototl, et les cartes Quinatzin et Tlotzin), et la manière dont ils furent convertis en textes utilisant l’alphabet pour exprimer une idéologie coloniale de la conquête. De tels travaux contribuent à notre compréhension de l’Amérique centrale pré-hispanique, et des traditions scripturaires antérieures à l’alphabétisation occidentale. Ces écrits autochtones révèlent de substantielles traditions poétiques et historiographiques, et enrichissent notre connaissance de la vie quotidienne des peuples d’Amérique centrale avant l’arrivée des Européens. Ce domaine, en voie d’émergence, d’étude de la textualité meso-américaine est ce que l’historien américain Matthew Restall appelle «â•¯la nouvelle philologie╯». Les textes indigènes en question contribueront indubitablement au développement d’un profil de la colonisation comme étant – de récentes études le confirment également – une entreprise plus complexe et plus problématique que les historiens européens n’avaient laissé paraître. C’est une histoire qui ne peut être comprise à coups de dichotomies surdéterminées ou de relations de pouvoir, mais comme une dynamique tendue, difficile, et mouvante entre conquête et acceptation, appropriation et assimilation, imposition et négociation.
Chapitre XI. La culture populaire Le rôle de la culture populaire Pablo Péméja Traditionnellement, par «â•¯culture populaire╯» on désigne le fond oral, témoin d’un passé immémorial, sur le lequel reposerait la culture officielle. Cependant, à la Renaissance, le modèle des deux cultures – culture officielle écrite et culture populaire orale – s’avère problématique à bien des égards. Dans son ouvrage de référence sur la culture populaire, Peter Burke rappelle le caractère asymétrique du modèle des deux culturesâ•›: car, alors que le peuple n’a pas accès à la culture savante écrite, les élites lettrées participent toujours à une culture vraiment populaire qui, de ce fait, appartient encore à tout le monde. À la place publique ou au sein des confréries telles que l’abbaye des Conards de Rouen, nobles et bourgeois se retrouvent côte à côte. Sans compter qu’au XVIe siècle, les humanistes, les réformateurs et maints écrivains se prennent d’un intérêt tout nouveau pour la culture populaire. Dans le sens inverse mais plus à long terme, la tradition littéraire finit aussi par infiltrer et alimenter le courant populaire. Ainsi, à Florence au XVe et au XVIe siècles, Dante fait partie du fond populaire tout comme Arioste en fera partie un siècle plus tard. En somme, en raison des contacts entre les deux cultures, l’étude de la culture populaire éclairera donc d’un nouveau jour la littérature écriteâ•›; et à son tour, l’analyse des auteurs imprégnés de culture populaire nous ouvrira une fenêtre sur celle-ci. Hormis les questions de littéralité et d’oralité, la notion de culture populaire est problématique à d’autres égards. Tout d’abord, il est réducteur de parler de «â•¯culture populaire╯» au singulierâ•›; à plus forte raison à l’échelle continentale. Peter Burke a montré l’extraordinaire variété des «â•¯cultures populaires╯» qui remet en question la notion même du «â•¯petit peuple╯» comme entité monolithique. Bien qu’à la Renaissance 80 à 90â•›% de la population européenne habite à la campagne, les paysans, les bergers et les mineurs sont des groupes présents partout en Europe qui, au-delà des différences régionales et linguistiques, possèdent chacun un mode de vie, des aspirations et ont des problèmes bien distincts. Dans les villes, la variété est également loin de s’atténuer. Au contraire, il y a les groupes ethniques et religieux minoritaires comme les Juifs, les Tziganes ou les Maures qui entretiennent tous leurs propres traditions. Ensuite, le système de corporations donne aux bourgeois et aux artisans des traditions et des rituels particuliers, et une culture propre à chaque métier. En effet, au XVIe siècle on assiste à un essor sans précédents de la culture urbaine, au point qu’un modèle de trois cultures semble envisageable. L’imprimerie amène l’apparition d’une nouvelle classe urbaine de lettrés. En plus, en France, en Italie, en Flandre et dans les Pays-Bas, les grandes villes jouissent d’une grande autonomie qu’elles essaieront, souvent infructueusement, de conserver face à un pouvoir central qui va se consolidant. En France, c’est le temps des «â•¯bonnes villes╯». D’origine rurale, la culture urbaine développe sa spécificité avec des activités qui lui sont propres et qui reflètent les nouvelles préoccupations des populations urbaines. Les imprimés populaires témoignent de cette culture qui se manifeste ouvertement surtout en temps de Carnaval. Des sociétés comme l’Abbaye des Conards de Rouen fleurissent partout et connaissent leur époque dorée dans les années de 1520 à 1560. 509
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S’ajoutent à tout cela les différences régionales, la géographie physique et humaine de l’Europe, touches successives qui viennent colorer le tableau déjà bigarré de la culture populaire européenne au XVIe siècle. Ainsi, les contrastes entre montagnes et plaines, forêts et terres défrichées, la côte et l’intérieur, le cœur du pays et les zones frontalières, constituent autant de niveaux de différenciation superposables qui contribuent à caractériser la culture populaire d’une région. Par ailleurs, les grandes zones géographiques de l’Europe ont aussi leur importanceâ•›; les longs hivers de l’Europe septentrionale et continentale privilégient les veillées autour de la cheminée, alors que le climat bénin de la Méditerranée est favorable aux lieux de rencontre extérieurs tels que les places publiques. Ensuite, les zones linguistiques sont à leur tour déterminantes. Seules les quelques langues vernaculaires écrites parviennent à délimiter des régions plus ou moins autonomesâ•›; à l’oral, elles aussi connaissent un fractionnement en dialectes et patois. Cependant, ce ne sont pas tant les langues mais plutôt les familles linguistiques qui déterminent des zones d’influence. De plus, il faut aussi considérer les différences sociales, tout particulièrement, entre les paysans occidentaux plus ou moins libérés et les serfs de l’Europe orientale. Finalement, les différences religieuses remplissent également un rôle capital dès le début de la Réformeâ•›: à la désunion entre catholiques, protestants et orthodoxes s’ajoutent les survivances païennes celtiques dans les Îles Britanniques et en Bretagne, le fond germanique en Scandinavie ou les cultes slaves pré-chrétiens de la Lithuanie et de la Russie. Tous ces niveaux de différenciation permettent à Burke de distinguer grosso modo trois Europesâ•›: une Europe méridionale, catholique et de langue romaneâ•›; l’Europe nordique protestante et germanique, et l’Est orthodoxe et slave. Néanmoins, quoique la culture populaire soit essentiellement locale, à tous les niveaux de différenciation que nous venons de signaler il y a des contacts incessants. Ainsi, de même que la culture populaire et la culture officielle ne vivent pas isolées l’une de l’autre, de même les «â•¯cultures populaires╯» entretiennent des contacts incessants entre elles. Les soldats, les marins, les bandits et surtout les bardes, ménestriers et vagabonds de toutes sortes parcourent l’Europe et constituent peut-être le seul élément qui donne un peu de cohésion à la culture populaire européenne. En effet, en dépit des différences, on a souvent observé des similitudes entre toutes les cultures populaires du continent, des formes et des motifs communs qui ont pu suggérer l’idée d’une souche commune indo-européenne. La question historique mérite considération. On a pendant longtemps considéré que la culture populaire changeait peu ou pas et remontait nécessairement à un passé immémorial. Il est clair aujourd’hui que la culture populaire varie avec le temps, mais selon les lois de l’oralité, c’est-à-dire à un rythme plus lent que la culture écrite. Dans ce contexte, il pourrait paraître étonnant d’étudier la littérature populaire pour une période aussi courte (1520–1560), alors que, par ailleurs, c’est l’évolution de la culture officielle littéraire qui est à l’origine de cette périodisation. Toutefois, en raison des rapports de plus en plus étroits entre les deux cultures, deux événements majeurs de cette période, l’essor de l’imprimerie et la Réforme, ont marqué de leur empreinte la littérature orale non moins que l’écrite. En particulier, la Réforme amène un bouleversement durable des attitudes envers la culture populaire, et, même si ses effets se feront surtout sentir à long terme, ils sont déjà évidents dès les premières décennies. Grâce aussi à ce changement d’attitudes envers la culture populaire, nous disposons d’un nombre sans précédent de sources pour étudier la littérature populaire. Au XVIe siècle se poursuit le travail de compilation du répertoire populaire qui avait commencé au Moyen Âge, et
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l’intérêt pour la culture populaire s’accentue, atteignant des niveaux que l’on ne reverra pas avant la «â•¯redécouverte╯» du peuple à la fin du XVIIIe siècle. Toutefois, cette curiosité n’est pas désintéressée, elle se développe sur un fond d’intolérance issu de la Réforme. Paradoxalement, l’intérêt pour la culture populaire naît d’une volonté des élites d’intervenir et de la réformer. Depuis toujours considérée immorale et même impie, la culture populaire a fait l’objet de critiques virulentes depuis les débuts du christianisme. Cependant, alors qu’au Moyen Âge, dans une attitude plus accommodante, l’église cherchait surtout à christianiser et à incorporer bon nombre de ces traditionsâ•›; à la Renaissance, l’Inquisition et la Réforme souhaitent tout simplement les abolir. Malgré la volonté de répression et de censure qui les incite, les inquisiteurs et les réformateurs portent un regard plein d’intérêt et même de curiosité sur la culture populaire. Grâce à eux, nous avons les premiers aperçus de personnages populaires aussi hétérogènes que les bardes gallois, les sorcières ou les benandanti italiens, jusqu’alors ignorés des élites. Hormis les sources indirectes comme les récits de voyage, les documents de l’Inquisition ou les témoignages des réformateurs, il y a aussi les imprimés populaires, les livres de colportage, ainsi que des genres et des œuvres littéraires, comme la nouvelle, qui contiennent des motifs provenant des narrations populaires. Apparu en Italie, au XIIIe siècle, le novellino italien sera cultivé par Boccace, Fiorentino, Sercambi, Pulci et Boiardoâ•›; l’Angleterre s’enrichit de Chaucer et la France des Cent nouvelles nouvelles (1456–61). Au XVIe siècle, les motifs populaires assaisonnent les œuvres d’Arioste, en Italie, Rabelais en France et Montanus en Allemagne. Toutes ces œuvres ne retiennent que les aspects réalistes, quotidiens et comiques de la culture populaire. De même, les recueils espagnols de contes populaires du XVIe et XVIIe siècle ne recensent pratiquement que des histoires drôles, pour la plupart très brèves. En ce sens, l’italien Straparola mérite une mention spécialeâ•›; il devient le premier écrivain européen à introduire des contes merveilleux dans sa collection de nouvelles Piacevoli notti. Cependant, confrontés aux œuvres de Straparola ou de Rabelais, nous ne devons pas oublier que la «â•¯culture populaire╯» nous parvient ici par le biais d’intermédiaires cultivés qui lui font subir une distorsion dont il faudra toujours tenir compte. En effet, quand on lit la fable obscène du lion et de la vieille que raconte Panurge dans le Pantagruel, les contes de l’italien Straparola à la même époque ou encore tous ces sermons qui regorgent d’exempla et de contes illustratifs, il faut se rappeler que les motivations, le public ainsi que la poétique d’un Rabelais ou d’un Straparola, imbus de rhétorique et de culture savante, ne sont forcément pas les mêmes que ceux des conteurs populaires. Ici encore, ces distorsions sont tempérées grâce à la familiarité de ces auteurs avec la culture populaire. Ainsi, bien que l’↜«â•¯objectivité╯» des folkloristes modernes leur fasse défaut, comme documents, leurs textes offrent l’avantage de décrire la culture populaire du dedans. Les élites cultivées et savantes de la Renaissance partagent encore la vie du peuple, quoique l’on assiste aux débuts de cet éloignement progressif des classes privilégiées qui marquera l’âge moderne. Ce retrait des élites constitue un des événements capitaux de l’évolution des mœurs à l’époque moderne. En France, en Angleterre et en Italie, cette évolution s’amorce très tôt, dès le début du XVIe siècle et les premiers effets se font déjà sentir avant 1560. Dans l’Europe septentrionale et orientale, en revanche, les changements seront beaucoup plus lents. Loin de renforcer la culture officielle au dépens de la culture populaire, l’imprimerie catalysera les échanges. La ballade de Chevy Chase, probablement la plus populaire dans l’Angleterre
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du XVIe et XVIIe siècles, illustre à merveille les rapports complexes qu’entretiennent la tradition orale, les manuscrits et l’imprimé. Cette ballade rappelle une bataille entre deux seigneurs frontaliers au nord de l’Angleterre. Elle semble d’abord avoir été manuscriteâ•›; elle aurait ensuite circulé oralement pour finalement être imprimée. Elle réapparaît à son tour dans les manuscrits des ménestrels qui, comme le peuple, continuent de la chanter. Par conséquent, loin de miner la tradition orale, comme on l’a pendant longtemps pensé, le développement de l’imprimerie ne s’est pas fait aux dépens de l’oralité et semble au contraire lui avoir imprimé un nouvel élan. Ainsi, en Angleterre, le prédicateur élisabéthain Nicholas Bownd observe que quoique les ballades semblaient vouées à la disparition après la Réforme, vers la fin du siècle, non seulement elles n’avaient pas disparu mais elles connaissaient un renouveau de sorte qu’on en vendait et on les chantait à toutes les foires. Les livres de colportage, la littérature de cordel, les pliegos sueltos, chapbooks, broadsides et broadsheets sont autant de formats et de noms que reçoivent dans les différentes langues les imprimés populaires qui inondent les foires et sont souvent affichés dans les tavernes et les places publiques. Tout au long du XVIe siècle, l’imprimerie connaît un essor extraordinaire, le prix des imprimés diminue et le colportage dessert de mieux en mieux les campagnes. Il semblerait alors que pour la première fois on peut parler d’une littérature vraiment populaire. Cependant, il faut comme le fait Carlo Ginzburg différencier «â•¯la culture produite par les masses populaires et la culture imposée aux masses populaires╯». Les imprimés populaires appartiennent surtout au dernier groupe. Par ailleurs, la popularité se mesure aussi par le degré d’implantation de l’imprimé dans les campagnes, dans les différentes couches sociales et, en général, dans la vie quotidienne du peuple. Alors que dans les villes, les transformations furent très rapides, contribuant ainsi à l’apparition d’une culture urbaine, à la campagne, la pénétration de l’imprimé se fera plus lentement et dépendra de la proximité des marchés locaux et de la présence de colporteurs. Hormis la disponibilité et le coût de l’imprimé, c’est la question de l’illettrisme qui détermine l’impact de l’imprimerie au sein de la culture populaire. Globalement, le petit peuple est illettréâ•›; la culture écrite lui est d’autant plus inaccessible qu’il parle souvent des patois et des dialectes locaux qui, par ailleurs, ne possèdent pas de tradition écrite. Néanmoins, il faut tenir compte du fait, d’une part, l’illettrisme est plus généralisé dans les régions où l’imprimerie s’est moins développée, comme l’Est de l’Europe, les campagnes et les régions reculées que les colporteurs ne desservent pasâ•›; d’autre part, l’illettrisme est une affaire de degréâ•›: entre ne pas savoir lire et lire sans difficulté, il y a tout un éventail de nuances que l’on retrouve chez le peuple à la Renaissance. Il convient par ailleurs de considérer non pas les individus isolément mais des groupes cohérents lettrésâ•›: cela veut dire les villages et, en ville, les corporations professionnelles de marchands et d’artisans, où au moins quelqu’un sait lire. La Réforme amènera un bouleversement de la situation à long terme. Grâce à son insistance sur la lettre et sur la nécessité pour les croyants de lire les Écritures par eux-mêmes, l’analphabétisme recule dans les régions protestantes. En France, des colporteurs évangéliques parcourent les campagnes chargés de Bibles, de Psautiers et d’écrits calvinistes imprimés à Genève. Malgré les exemples isolés de paysans qui en profitent, le fait est que les calvinistes ne gagneront jamais le soutien des campagnes, dans les milieux ruraux ce seront surtout les seigneurs et artisans qui appuient le calvinisme. Dans l’Europe catholique mais surtout dans l’est de l’Europe l’illettrisme ne recule presque pas, ou très lentement. En somme, en raison de l’analphabétisme généralisé et malgré les progrès
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encourageants qu’apporte la Réforme, l’influence de l’imprimé parmi le peuple, en particulier à la campagne, reste assez limitée. Si l’influence de la littérature écrite se fait sentir dans les contes, fables et légendes du peuple, il s’agit surtout d’une influence indirecte. Même s’il sait lire, le paysan n’aura chez lui qu’un Calendrier des bergers ou un Psautier. Toutefois, il est probable qu’il connaisse quelqu’un qui possède quelques livresâ•›; il écoutera alors les histoires de la tradition écrite, que plus tard il transmettra oralement. Dans ce contexte, ces médiateurs entre l’écrit et l’oral remplissent un rôle essentiel. Leur culture est essentiellement médiévale. Précisément, ce sont les «â•¯classiques╯» du Moyen Âge comme les romans de chevalerie qui font le gros de la production des imprimeries et qui connaissent alors un grand succès. Tout paraît indiquer que le peuple connaît aussi ces récits et les raconte. Dans ses Propos rustiques, Noël du Fail décrit une veillée en Bretagne en 1540 où figurent deux vieux livresâ•›: les fables d’Ésope et le Roman de la Rose. Alors qu’il pleut, une soir d’hiver de 1554, le seigneur normand Gilles de Gouberville lit à toute sa maisonnée réunie, y compris les domestiques et les servantes, des passages de l’Amadis de Gaule qui venait d’être traduit de l’espagnol. En résumé, si la littérature populaire imprimée ne reflète pas les goûts du peuple et ne constitue pas non plus une littérature de masses, il n’en reste pas moins que l’imprimé populaire coexiste avec la tradition orale et la féconde constamment. À leur tour, contaminés par la culture écrite, les contes, fables et légendes populaires orales se renouvellent sans cesse. La transmission essentiellement orale de la culture populaire conditionne en grande mesure le cadre physique de sa production et de sa réception. Dans le Sud de l’Europe, la place publique reste le lieu de rencontre où on se réunit et assiste à des spectacles de tout genre. En ce sens, les foires et les festivals comme le Carnaval jouissent plus que jamais d’une immense popularité et demeurent des hauts lieux publics de rencontre. L’église accueille encore toutes sortes de célébrations. Au centre et au Nord de l’Europe, en raison du climat, on préfère l’intérieur des maisons et des fermes des particuliers. Ce sont les veglia italiennes ou les veillées du nord de la France. Noël du Fail a évoqué une de ces soirées des années 1540 dans ses Propos rustiques. Au cours des longues nuits d’hiver, les paysans se rassemblent pour travailler et économiser du boisâ•›; près de l’âtre, en fonction de la lumière que requiert leur activité, les femmes tissent et les hommes réparent leurs outils de travail alors que les enfants s’amusent. Ces veillées renforcent et resserrent les liens communautaires. On y chante des ballades, des chansonnettes de travail, mais on y raconte aussi des anecdotes, des fables et des contes. En dehors de la sphère privée de la veillée, mais toujours à couvert, il y a aussi les auberges et les tavernes qui accueillent entre leurs murs décorés de scènes légendaires les vagabonds héritiers de la grande tradition des ménestrels médiévaux. Dans les inns et ale-houses anglaises, les cabarets français ou les ventas espagnoles, on peut écouter des nouvelles et des récits provenant des quatre coins du royaume. Devant le public réuni sur la place ou dans la ferme, le conteur raconte ses histoires. Ce sont «â•¯ses╯» histoires dans la mesure où c’est lui qui les réfère à un moment et dans un lieu concrets. Il n’en est pas le plus souvent l’↜«â•¯auteur╯» au sens littéraire. C’est là tout le problème de la «â•¯création populaire╯». À une époque où le nom des auteurs littéraires s’affiche, la tradition orale échappe à ce circuit. Plus les exécutants sont amateurs et se confondent avec le peuple en général, moins ils sont considérés comme des créateurs. Les artistes itinérants qui chantent dans la place des villes et des villages ont une conscience de leur art et de leur fonction comparable à celle des lettrés. Cependant, le temps des ménestrels passeâ•›; à cause du retranchement progressif
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des classes privilégiées, les patrons locaux n’abondent plus et, dans les grands royaumes, les grandes cours attirent la noblesse rurale. Les poètes de cour répondent mieux à la demande d’une classe qui se fait de plus en plus raffinée et sophistiquée. Là où les pouvoirs centralisés ne se sont pas encore consolidés, le modèle médiéval subsisteâ•›; les bardes des pays celtiques sont toujours au service des grandes familles et des seigneurs locaux. Tout comme les bardes, les skomorokhi russes constituent encore un groupe important et différencié. Des compagnies de jusqu’à 60 skomorokhi avec leurs femmes et leurs enfants parcourent encore la campagne russe. Les autorités religieuses et politiques leur mènent la vie dure. En Russie, ce sera l’église orthodoxe qui les accusera d’impiété et même de sorcellerie et de satanisme. Comme en Irlande, au Pays de Galles, convaincues que les bardes constituent un des piliers de l’identité et de la culture galloises, les autorités anglaises essaieront de saper le statut officiel et les privilèges que les eisteddfodau confèrent aux bardes. À côté de cette élite de bardes en voie de disparition, il y a des ménestrels et des musiciens errants, souvent assimilés à des vagabonds, mais grâce auxquels la «â•¯haute╯» production bardique rencontre un public plus large. Toutefois, partout, même dans les pays celtiques et en Russie, ces professionnels du spectacle sont victimes de persécutions. À partir de 1530, les Tudor d’Angleterre durcissent les peines contre les artistes itinérants, assimilés désormais à des «â•¯vagabonds╯». Ces politiques visent surtout le Pays de Galles et l’Irlande où les bardes sont encore un groupe important, alors que dans le reste de l’Angleterre ils sont beaucoup moins nombreux. Quoique les persécutions s’intensifieront avec le Vagrancy Act de 1572, bien avant dès les Acts of Union, on recense les premières persécutions au Pays de Galles. La première poursuite en justice, contre 12 bardes gallois, date de 1547. Toutefois, derrière cette sévérité, il y avait probablement aussi des raisons politiques. Les bardes gallois sont certainement perçus par les autorités anglaises comme les dépositaires de la culture et l’identité galloise. Il n’est dès lors pas étonnant que les premières persécutions se soient produites après l’Act of Union de 1536 qui tenait à supprimer la culture et les usages gallois, accusés de mettre en péril l’unité du royaume. Toutes ces persécutions s’inscrivent dans le cadre des réformes sociales et morales qui se produisent à cette époque partout en Europe. Ainsi, par exemple, Sir William Herbert, président du conseil régional des Marches, met dans le même sac le jeu, les vagabonds et les tavernes, où ils avaient l’habitude de se produire. L’ordre public semble menacé par ces artistes ambulants. Leur habillement extravagant pouvait même aller à l’encontre des nouvelles lois qui, en particulier en Allemagne, limitaient les signes extérieurs de richesse. Mais surtout, leur art est souvent subversifâ•›; hormis les contes, les poèmes épiques et lyriques, et les ballades, les bardes composent des satires qui s’attaquent à l’autorité, aux figures publiques, aux riches et puissants. Face à ces attaques, les artistes s’organisent. Dans les villes surgissent des guildes de ménestrels comme celles de Londres (1500) ou Beverley (1555). Pour les ambulants il est cependant plus difficile de s’organiser. Seuls les bardes irlandais ou gallois, qui conservent dans une certaine mesure l’importance qu’ils avaient au Moyen Âge, gardent un esprit de groupe. Les eisteddfodau du Pays de Galles, en 1523 et en 1567, permettent de reconnaître le statut du barde, avec les grades d’apprenti et de maître, tout en créant un code moral de comportement. Bien que chansons, contes, légendes ou fables fassent partie du répertoire des artistes ambulants, tout le monde en raconte ou en chante. Assurément, certains le font mieux que d’autres. Il est difficile de cerner ces amateurs à qui le hameau ou la famille réunie autour du
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feu prêtent l’oreille pendant les longues nuits d’hiver. Parmi eux figurent, au premier chef, les femmes. La tradition orale féminine constitue un véritable courant souterrain, qui relève de la sphère privée, à l’ombre de la culture écrite, masculine et publique, qui l’a toujours méprisée et même persécutée. Face à la culture écrite et savante, essentiellement masculine, les femmes sont les dépositaires des traditions et superstitions transmises oralement. Toutefois, cet antagonisme irréductible, ce sont les réformateurs de la culture populaire qui le proclamentâ•›: ils ont donc tendance à «â•¯féminiser╯» la tradition populaire. La culture officielle a depuis toujours fait preuve d’hostilité envers les produits de la culture féminine, considérée triviale, mensongère et même dangereuse. Cette animosité s’est cristallisée dans le langage pour donner des expressions comme old wives tales et cuentos de viejas. La Réforme contribua énormément à donner tout son sens à l’expression anglaiseâ•›: les premiers réformateurs protestants dénigrèrent l’église médiévale et leurs opposants catholiques pour avoir toléré des siècles de corruption de la parole divine. En 1537, William Turner soutientâ•›: «â•¯they bryng forth old wyves fables for sounde and true thynges╯». Cette hostilité remonte bien loin dans le temps. Les «â•¯ridenda delirantium anicularum fabulamente╯» dont parle Érasme sont un écho des «â•¯aniles fabellae╯» d’Horace et des «â•¯aniles fabulas╯» de saint Paul. Cette hostilité montre l’influence que les femmes exercent au foyer sur l’éducation des jeunes. Dès leur plus tendre âge, les enfants prennent connaissance des ‘superstitions’, chansons et histoires de leur mères et leurs nourrices. Les jeunes de familles aisées, qui deviendront les représentants de la culture officielle, sont aussi exposés dès leur enfance au répertoire des villageoises illettrées employées souvent comme servantes. Maintenues à l’écart de la culture écrite, les femmes apparaissent donc comme les dépositaires des traditions qui auraient survécu dans le territoire obscur et impénétrable de l’oralité la plus «â•¯pure╯». La femme devient le symbole du peuple sous le joug de la pauvreté, l’ignorance et l’impiété que les représentants de la culture officielle veulent réformerâ•›; à tel point qu’elle a tendance à devenir le bouc émissaire de la culture populaireâ•›; cas extrême, la sorcière soulève le mélange d’hostilité, incompréhension et horreur que l’on observe chez les réformateurs à l’encontre de la culture orale. Il ne faudrait pas toutefois trop renchérir sur ce tableau d’antagonismes si tranchés entre l’oral et l’écrit, entre une culture écrite masculine et une culture populaire féminine, qu’aussi bien les réformateurs que leurs victimes ont perpétué. On esquisserait alors un retour au modèle dépassé des deux cultures séparées et isolées qui laissent peu de place pour l’hybridation culturelle et les influences mutuelles qui s’exercent au XVIe siècle entre l’oral et l’écrit. Perpétuées ou non par les nourrices et les servantes, les superstitions, survivances de cultes païens, font partie de la vie quotidienne. En Angleterre, parmi les femmes au foyer, les fées sont bien plus que de simples créatures fantastiques et font partie des croyances ayant survécu à la Réforme. Ces divinités domestiques s’amusent à jouer des mauvais tours, punissent les femmes à la conduite relâchée et récompensent les femmes propres et ordonnées. Comme dans les contes, ces esprits malicieux peuvent aussi voler les enfants et les remplacer par d’autres. Les missionnaires qui travaillent en Europe témoignent de la persistance des superstitions. Dans le cœur d’un des bastions de la foi catholique, en Espagne, les habitants de la région de Huelva sont comparés par les missionnaires jésuites aux idolâtres du Nouveau Monde. De même que les contes à peine christianisés sont les vestiges des superstitions du passé, de même les conteurs sont souvent les derniers représentants, plus ou moins christianisés, du paganisme. En Russie, en particulier, les skomorokhi, qui maintiennent toujours vivante la mémoire des mythes et des
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rituels pré-chrétiens, seraient en réalité les héritiers directs des anciens «â•¯prêtres╯» des cultes slaves. De leur côté, les bardes celtiques ou scandinaves conservent non seulement la mémoire des anciens dieux mais aussi le pouvoir prophétique du uates. Tout comme les limites entre la religion et les superstitions païennes sont floues, l’histoire et le mythe se confondent dans la mémoire collective du peuple. Toujours en Angleterre, les accidents du terrain hors normes ou les ruines romaines étaient souvent attribuées à des géants. Dragons et autres monstres habitent aussi l’imaginaire historique et, une fois christianisés, sont souvent identifiés au diable. Cette confusion subsiste au XVIe où les romans de chevalerie très populaires parmi le peuple, se distinguent mal des chroniques historiques. Le prestige de ces héros mi-historiques mi-légendaires que sont les chevaliers est presque pan-européen. Roland est chanté en France, bien sûr, mais aussi en Italie et même en Turquie. Le culte des saints est omniprésent en Europe. Le Protestantisme s’y attaquera mais il exaltera souvent à sa place la figure des nouveaux martyrs de la Réforme. Dans l’Est de l’Europe mais aussi en Espagne ou en Italie et, en définitive, là où le pouvoir central est faible et les paysans sont pauvres ou encore en servage, la figure du hors-la-loi jouit de la faveur du peuple. Le petit peuple s’intéresse aussi à l’histoire locale, à des héros et des événements trop marginaux pour que les chroniques écrites s’en fassent écho. En maintenant vivantes les légendes du pays, les habitants du village ou du hameau consolident les liens qu’ils entretiennent entre eux et avec leur environnement. Ces récits expliquent souvent l’origine des noms de lieux de la géographie locale. À son tour, le paysage environnant constitue un véritable réceptacle de la mémoire historique, orale, d’une région. Qui plus est, les accidents du terrain comme les falaises, les grottes ou les rochers ainsi que les ruines inspirent ces légendes et s’avèrent essentiels à leur survie et diffusion. S’il est vrai que cette histoire locale resserre les liens en exaltant la différence et la spécificité du lieu, la fierté locale et le désir de revendiquer l’importance de la ville ou du village contrebalancent cette tendance. Ainsi, les légendes le plus rocambolesques et contradictoires expliquent l’origine et le nom des villes. Pour ce qui est de l’histoire récente, les récits des doyens du village pouvaient maintenir un lien vivant avec le passé. Du fait de cette transmission orale qui finit par éliminer ce qui perd de son sens et de son actualité, le passé semblerait n’en finir jamais de s’éloigner et sombrer progressivement dans l’oubli. Ong remarque que malgré son conservatisme, la culture orale est homéostatique, c’est-à-dire qu’elle vit dans le présent et, afin de maintenir son équilibre et éviter la surcharge, transmet des valeurs qui reflètent la société contemporaine. Pourtant, au XVIe siècle, des personnages aussi anciens et apparemment aussi anachroniques que le roi Arthur ou Charlemagne sont toujours aussi populairesâ•›; de surcroît, dans les cas du roi Arthur ou de Robin des Bois, leur popularité semble même s’être accrue au cours du XVIe siècle. La raison, il faut la chercher comme toujours du côté des rapports étroits qu’entretiennent l’oral, l’écrit et l’imprimé. La mémoire des atrocités commises par les Danois en Angleterre si vive au XVIe siècle ne semble pas résulter d’une mémoire historique tenace mais plutôt de la propagande politique du XVe et XVIe siècles. De même, les romans arthuriens qui s’impriment au XVIe contribuent à nourrir et réinventer le mythe arthurien. L’exemple d’Arthur illustre à merveille l’enchevêtrement des traditions. Au Pays de Galles, les manuscrits médiévaux du XIIe siècle recueillent des traditions orales vieilles de plus de 700 ans. Au XVIe siècle, ce sont les ballades populaires imprimées qui prennent le relais et maintiennent vivantes les légendes arthuriennes parmi le peuple qui
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continue de les chanter et raconter. Semblablement, les contes au sujet de Robin des Bois qui circulent au XVIe siècle ne découlent pas de sources orales mais des récits de la fin du Moyen Âge originellement écrits pour la noblesse. De même, la toponymie relative à Robin des Bois est relativement récenteâ•›: ce n’est qu’en 1565 que Richard Grafton note que la tombe de Robin Hood se trouve à Kirkles en Angleterre. Les humanistes et les réformateurs combattent ces versions mythiques de l’histoire avec autant de force que les superstitions, dont elles ne se distinguent pas souvent. La critique textuelle des sources ouvre la voie à une histoire plus rigoureuse. Partout en Europe, les érudits commencent à décomposer certains mythes historiques. Ainsi, l’étude de l’ancien anglais permit de lire avec des yeux critiques les fabulations des chroniqueurs médiévaux à propos des périodes reculées de l’histoire de la Grande-Bretagne. Ces nouvelles connaissances ne concernent pas uniquement les éruditsâ•›; elles sont très vite versées dans l’oralité. L’église protestante s’attaquera aux légendes hagiographiques, dont la célèbre Légende dorée, qui jouent un rôle fondateur dans l’histoire des paroissesâ•›; elle condamne le culte catholique des saints comme étant une superstition nuisible. Toutefois, il ne faut pas exagérer le rôle de la Réforme ni des humanistesâ•›; de nombreux témoignages montrent que toutes ces légendes ont la vie dure et continuent de se transmettre oralement quelques siècles après avoir été officiellement bannies. La période entre 1520 et 1560 constitue à cet égard une époque de transition. Quant au rôle de la culture populaire, elle sert de divertissement et de passe-temps, mais remplit aussi une fonction éducatrice et moralisante de premier ordre en tant que «â•¯culture╯». Ainsi, les contes que l’on raconte aux enfants cherchent à discipliner par la peur. Reginald Scot qui avait grandi dans le Kent dans les années quarante se souvient quarante ans plus tardâ•›: «â•¯In our childhood […] our mothers maides have so terrified us with an ougliue divell’ together with a myriad other wierd and wonderful creatures, ‘that we are afraid of our own shadowes’╯». Des monstres horribles comme «â•¯Raw-head and bloody-bone╯» ou «â•¯Tom-poker╯» remplissaient cette fonction «â•¯éducatrice╯». Par ailleurs, toutes ces narrations servent à renforcer les liens de la communauté en créant un sentiment d’appartenance à une culture locale face à l’hostilité du monde extérieur. Les désastres naturels, les famines et les guerres sont à l’origine d’un sentiment d’insécurité qui explique le conservatisme de la culture populaire. La culture populaire répond à une conception plus englobante et mythique de la vie où la religion, la science et la littérature se confondent dans une vision unitaire de l’existenceâ•›; face à elle, la spécialisation et l’atomisation progressive de la culture savante écrite, des belles lettres, dont la désagrégation commence précisément au XVIe siècle. Dans ce tableau, les changements historiques ambiants ne semblent jouer qu’un rôle secondaire. Les héros et les narrations se modifient sans qu’il y ait de vrai bouleversement en ce qui concerne le cadre des récits populaires, les conteurs ou encore les motifs et les thèmes. Pourtant, comme nous l’avons déjà évoqué à plusieurs reprises, entre 1520 et 1560 s’ébauchent en Europe des réformes en profondeur de la culture et de la littérature populaires. L’essor de l’imprimerie et la Réforme sont à l’origine des transformations qui s’étendent sur toute l’époque moderne et qui représentent aux yeux de Burke, à l’image de la toile de Brueghel le Vieux, le triomphe du Carême sur le Carnaval. Il conviendrait pour conclure de revenir sur les conséquences de la Réforme. Celle-ci coïncida avec des réformes économiques et sociales qui devaient modifier radicalement la vie et la culture populaires.
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Avant la Réforme, l’humanisme chrétien du Nord de l’Europe s’était déjà attaqué aux impiété et l’immoralité des manifestations de la culture populaire. Les réformateurs s’attaquent aux superstitions qui contaminent le christianisme populaire, à la licence et à la liberté de mœurs libres qu’ils perçoivent parmi le petit peuple. En fin de compte, c’est tout un système de valeurs qui est remis en question. Ainsi par exemple, en 1537, Robert Crowley pouvait écrire à Thomas Cromwell pour se plaindre des ballades populaires qui célèbrent le brigandage comme un acte de courage. Le peuple apparaît alors comme un foyer non seulement d’impiété mais aussi de subversion, ce qui explique les liens étroits entre la Réforme et les réformes économiques, sociales et politiques. Les états modernes qui consolident leur pouvoir essaient de renforcer leur autorité sur le peuple. Pour des raisons économiques et afin de gérer différemment le surplus de production, des lois qui limitent l’ostentation de richesse cherchent à restreindre la consommation effrénée des excédents. De même, les lois linguistiques en France ou en Angleterre cherchent à miner l’autonomie de la périphérie qui parle en dialectes et patois. Ainsi, afin de favoriser l’assimilation du Pays de Galles, avec Henri VIII, l’anglais devenait la langue de l’administration et des lois. C’est dans ce contexte qu’il faut placer les persécutions de bardes gallois accusés de vagabondage. Toutes ces mesures qui visent la culture populaire locale et ses représentants ne constituent donc qu’un épisode de plus de la lutte du pouvoir central contre la périphérie et ses seigneuries d’origine médiévale. L’autorité royale et religieuse tente de renforcer son emprise sur toutes les régions et toutes les couches sociales. Malgré tout, l’attitude des protestants envers la culture populaire reste ambiguë. À cet égard, l’exemple bien connu du Schembartlauf de Nuremberg est saisissant. En 1523, les protestants se servent de cette célébration populaire pour critiquer les indulgences, en particulier, et le catholicisme, en général. En 1539, lorsque le réformateur Ossiander est ridiculisé, à sa demande, la ville bannit le Schembartlauf. Les protestants vont petit à petit couper leurs liens avec la culture populaire. Dans les campagnes, ce processus est loin d’être terminé en 1560, rendu beaucoup plus lent en raison de la situation particulière qui est celle du prêtre de campagne. Isolé, il est souvent obligé de faire des concessions, tout comme au Moyen Âge, l’église négociait la rupture avec le paganisme non pas en interdisant mais en christianisant les rites et les croyances païennes. Par ailleurs, parmi les protestants, les différences sont notables. Comparés aux Luthériens, traditionnellement moins sévères et même bienveillants envers la culture populaire, Calvin et Zwingli se montrent inflexibles. Si la Réforme s’attaque à la culture populaire et à l’oralité, elle ne le fait pas toujours au profit de la culture écrite, en particulier, religieuse, des Écritures et surtout des catéchismes. En Angleterre on a observé comment les légendes hagiographiques ont souvent été remplacées par des récits non moins fantastiques à propos de la vie des nouveaux martyrs de la Réforme et des punitions qu’encouraient les mécréants et les papistes. Ces histoires font l’objet des mêmes critiques de la part des autorités religieuses que les old wives tales des papistes. Il paraît clair aujourd’hui que la Réforme a aussi pu contribuer à la formation d’une nouvelle culture populaire orale. Dans l’Europe orthodoxe et catholique, les changements seront beaucoup plus lents. Cependant, le concile de l’église orthodoxe en Russie fournit déjà en 1551 les premiers signes d’une volonté renouvelée de réforme de la culture populaire. Il faudra cependant attendre le milieu du XVIIe siècle pour que ce mouvement de réforme se généralise. Dans les régions catholiques le changement d’attitude viendra plus tôt. Néanmoins, jusqu’en 1550, les cas de répression sont
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isolés, mais l’église tente progressivement d’imposer la séparation du profane et du sacré. Ce ne sera qu’après le concile de Trente, dans les années soixante, que la Contre-Réforme, hostile aussi à la culture populaire, commencera à s’organiser. En résumé, entre 1520 et 1560, à cause de l’essor de l’imprimerie, la culture populaire est plus que jamais influencée par la culture écrite. La Contre-Réforme accentuera cette tendance. Les traditions populaires sont alors montrées du doigt. Tout comme les mœurs, les récits populaires font l’objet de la censure des élites et de leur mission moralisatrice. Assimilés à des vagabonds, les bardes, ménestrels et autres amuseurs populaires sont de plus en plus poursuivis par les autorités. Dans les états modernes en formation, la culture populaire, ses représentants ainsi que ses valeurs mêmes, apparaissent alors comme des foyers subversifs et impies qui défient les autorités religieuses et politiques. C’est aussi grâce à cette machine de répression qui se met en marche au XVIe siècle que nous commençons à connaître une culture populaire de plus en plus menacée. Toutefois, malgré l’intensité des changements, ceux-ci s’étendront sur toute l’époque moderne ce qui témoigne de la résistance des traditions populaires. Entre 1520 et 1560, les futures transformations commencent à s’esquisser. Progressivement bannie de la sphère publique, la culture populaire se réfugie dans le domaine privé, dans les veillées où les vieux racontent toujours comme l’avaient fait leurs ancêtres des histoires qui, malgré tout, se renouvellent sans cesse, et reflètent et contribuent à propager les croyances changeantes du peuple.
Genres épiques et lyriques «â•¯populaires╯» chez les Slaves Hana Voisine-Jechová Si, en principe, nous pouvons situer la littérature savante dans le temps et saisir son évolution, en prenant en considération des créations parallèles de divers pays, les œuvres «â•¯populaires╯» échappent à une datation précise et semblent, parfois à tort, liées étroitement au milieu où elles sont nées. A l’origine anonymes et connues sous la forme orale, elles traversent plusieurs époques, se modifient, deviennent source d’inspiration des poètes célèbres, sont transcrites par des ethnographes … La frontière entre ce qui est et ce qui n’est pas «â•¯populaire╯» est toutefois floue. Les écrivains citent des textes qu’ils ont entendu chanter à la campagneâ•›; des villageois chantent des poèmes composés par des poètes connus, en oubliant leur origine «â•¯savante╯». Les chants ne sont pas seulement des compositions verbalesâ•›; celles-ci sont «â•¯chantées╯» et, dans certain cas même obligatoirement, accompagnées d’instruments de musique. Dans de nombreux témoignages sur la présence de la musique lors des fêtes populaires et semi-populaires à l’époque de la Renaissance s’agissait-il de compositions verbales accompagnées de musique ou de pièces de musique seulesâ•›? Et dans quels cas la danse était-elle accompagnée de chansonsâ•›? Nos réflexions sont concentrées sur des chants épiques et sur des chansons lyriques. Mais la création populaire se manifestait sous d’autres formes encore, dont surtout les proverbes, qui ont joué un rôle important au XVIe siècle. Dans ce cas, toutefois, il est plus difficile encore de tracer une frontière entre ce qui relève du fond d’inspiration cosmopolite et ce qui exprime la spécificité nationale. Circulaient également des contes de fées et des œuvres narratives de caractère divertissant, proches de l’expression «â•¯populaire╯». Si la littérature savante a certains traits internationaux, permettant de saisir la spécificité nationale sur une base commune, une partie des compositions «â•¯populaires╯» ne se prête apparemment guère à une telle étude. La spécificité nationale semble l’y emporter. Toutefois même cette constatation n’est qu’approximative. Sous des formes particulières liées à des milieux différents on découvre dans des bylines ou dans des chants héroïques serbes des sujets connus de la Bible, des épopées indiennes, de l’Iliade, des chansons de geste … Il y a une différence entre les chants et chansons issus du milieu byzantin et les œuvres littéraires qui se sont développées dans les pays d’orientation latine. Si dans le premier cas la création populaire conserva longtemps sa spécificité, dans le deuxième, elle se confondit bientôt avec la poésie savante qu’elle enrichissait, mais dont elle s’enrichissait également elle-même. Parmi les chants populaires du passé, ce sont des compositions épiques qui, du moins dans certains pays, ont atteint à un niveau très élevé et ont joué un rôle important sur le plan national aussi bien qu’international. Il s’agit en premier lieu des bylines russes, du romancero espagnol et des chants héroïques serbes, œuvres qui, tout en se distinguant profondément les unes des autres, ont certains traits communs. Le plus souvent, ces chants évoquent le passé célèbre du pays, les actions glorieuses de ses héros – et ils visent à exprimer l’esprit du peuple qui «â•¯les avait créés╯». Chez les Slaves du Sud ils étaient destinés à une diffusion «â•¯publique╯» par des chanteurs («â•¯guzlars╯») spécialement formés, dans des écoles particulières («â•¯académies d’aveugles╯»)â•›; les chanteurs étaient souvent 520
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des infirmes, incapables de gagner autrement leur vie. Ils récitaient devant un monarque ou souverain, voire devant une collectivité dont le chanteur n’était pas nécessairement membre. Leur renommée dépassait parfois les frontières de leur pays. On trouve en effet des traces de chanteurs serbes en Hongrie et en Pologne. Le chant héroïque populaire, caractéristique des Slaves du Sud et de l’Est, ne s’est guère développé chez les peuples slaves «â•¯occidentaux╯». Le passé célèbre du pays y a été présenté dans des chroniques, écrites souvent en latin, dont nous connaissons les auteurs (d’habitude des dignitaires de l’Eglise) et que nous pouvons dater. Elles ne changent pas avec le temps, comme c’est le cas de la création orale et on ne les associe pas aux chants populaires quoiqu’elles eussent parfois une fonction analogue. Chez les peuples balkaniques en revanche, la création populaire épique se développa et resta vivante pendant des siècles et joua un rôle très important dans la formation de la culture nationale. Les premières transcriptions datent du XVIe siècle, mais ont attiré l’attention internationale seulement au XVIIIe siècle grâce à A. Fortis, abbé italien, qui en a inséré une traduction dans son Viaggio in Dalmazia (1774) et surtout par la publication des recueils de Vuk Karadžić (1814…). Les chanteurs vivaient à la cour des monarques et des ducs, ils les accompagnaient dans des campagnes militaires et composaient des chants sur leurs exploits héroïques. En Bosnie et en Herzégovine, cette coutume existait encore au XIXe siècle. Des commandants de troupes militaires (beg, aga, dizdar) emmenaient avec eux, dans des expéditions guerrières, des chanteurs chargés de distraire les soldats. Plus tard, du moins pendant l’hiver, ils les invitaient pour leur propre amusement et pour celui de leurs épouses qui pouvaient les écouter derrière le rideau. Certes, chez tous les peuples slaves, il y avait des chants épiques, souvent anonymes, inspirés d’habitude d’événements historiques et proches de la création populaire. Ils traversaient facilement les frontières des langues. Dans un recueil slovaque de 1560 on trouve un poème sur Siládi et Hadmázi (deux seigneurs capturés par les Turcs et libérés par la fille du sultan). Le même poème est attesté en Hongrie en 1571 – et certains théoriciens cherchent son origine chez les Slaves du Sud. La chanson ukrainienne sur le duc Stéphane est citée en Bohême par Jan Blahoslav. Mais leur renommée ne dépassait guère une époque limitée tandis que de nombreux chants héroïques des Slaves du Sud restaient vivants pendant des siècles. La plupart des bylines russes, diffusées et modifiées encore au XVIe siècle, sont d’une origine antérieure. Mais certains chants commencent à se développer précisément à cette époque, qui ont joué un rôle important au siècle suivant. Il s’agit des chants ukrainiens issus du milieu cosaque («â•¯dumy╯» et «â•¯dumki╯»), exprimant tantôt la fierté des guerriers, tantôt la tristesse des filles abandonnées et des garçons obligés de quitter le pays. Peut-on parler dans ce cas d’un phénomène littéraire caractéristique d’une période préciseâ•›? Ou relève-t-il plutôt des habitudes d’un milieu socioculturel, ne se prêtant pas à une datation stricteâ•›? Comme toute création orale, ces chants paraissent relativement peu soumis aux changements résultant de l’évolution dans le temps. Semblables en cela aux icônes qui, entre le gothique et le classicisme, se distinguent moins les unes des autres que les tableaux «â•¯occidentaux╯», et souvent issus des mêmes milieux, les chants héroïques serbes ou les bylines russes échappent, du moins partiellement, à une chronologie littéraire. On dispose d’ailleurs de beaucoup plus de matériaux pour comparer des icônes issues d’époques différentes qu’on n’en a pour
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saisir l’évolution des chants épiques populaires qui, transmis oralement, ne fournissent guère de versions susceptibles d’être fixées dans le temps. Avec l’arrivée de la Renaissance, l’esprit héroïque commence à être rongé par l’intérêt pour d’autres modèles. Les chants héroïques existent encore au XVIe siècle, mais ils se trouvent en concurrence avec d’autres formes d’expression populaire ou semi-populaire et évoluent vers des compositions en prose, souvent humoristiques ou satiriques. On y trouve le reflet d’événements historiques, mais aussi des échos de sujets amusants puisés dans l’héritage judéo-chrétien et gréco-romain. Ces textes sont d’habitude anonymes et existent parfois même en diverses versions, mais on peut supposer que plusieurs d’entre eux proviennent du milieu estudiantin qui n’a pas créé seulement de futurs dignitaires de l’Église, mais également de pauvres hères traînant d’une ville à l’autre. En Europe occidentale et dans certains pays slaves, le chant héroïque mettant en valeur l’idéal du héros national et populaire, qui dépasse par son courage et par ses vertus le niveau du commun des mortels, cède la place à la représentation d’autres personnages traités selon des critères différents. L’état militaire n’est pas en premier lieu ou uniquement celui de la gloire et d’exploits extraordinaires, accompagnés dans la littérature espagnole, mais plus rarement chez les Slaves du Sud et de l’Est, de passion amoureuse. Avec l’introduction d’une nouvelle stratégie, le type de conflits armés a changé. Dans les compositions populaires et semi-populaires, on commence à s’intéresser à la vie quotidienne des soldats ordinaires, qui se présente sous un autre éclairage que les actes spectaculaires des héros individuels. Caractéristique de ce point de vue est une chanson polonaise anonyme publiée en 1584, mais d’origine probablement antérieure, Koło rycerskie (Cercle de chevaliers). Tout en vantant l’importance de l’état militaire, le locuteur évoque la souffrance tout humaine des soldats dont «â•¯le sang s’échappe et dont les yeux se voilent╯», plutôt qu’il ne dépeint leur splendeur. En outre, «â•¯le vent traverse leur vêtement troué╯» et ils ne demandent plus qu’on chante leurs exploits héroïques, mais seulement qu’on leur accorde une modeste récompense matérielle dont ils ont un besoin urgent. L’image populaire, ou semi-populaire, de la misère du soldat apparaîtra surtout au XVIIe siècle, dans des compositions héroï-comiques connues de la littérature polonaise sous la dénomination provenant de la traduction textuelle d’Eulenspiegel (Sowidrzał). Il en existe toutefois des préfigurations au cours de l’époque précédente. Il est caractéristique que cette production s’est développée surtout en Pologne – et beaucoup moins en une Bohême marquée encore par des souvenirs d’exploits hussites qui ne se prêtaient guère à une présentation satirique. Le XVIe siècle apporte une vague de compositions héroï-comiques, en vers ou en prose, et de romans et épopées qui comptent parmi les sommets littéraires, tels que ceux de Folengo, Fischart, Rabelais … Tout en exprimant un goût «â•¯plébéien╯», cette production n’est pas pour autant «â•¯populaire╯». Certaines œuvres de l’époque (souvent anonymes) essaient d’imiter le milieu rustique ou du moins de parler en son nom, en exagérant même son caractère grossier (comme par exemple dans le texte tchèque en prose, Frantova práva [Les lois de Franta], imprimé en 1518 et connu également en Pologne). Il s’agit souvent d’une continuation de textes proches des divagations de Marcholt, mais modifiés et actualisés, comme le dialogue entre Salomon et un rustre, connu à partir de la version latine (Salomon et Marcolfus) et adapté assez largement en Allemagne, en Pologne et en Bohême.
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Mais dans plusieurs cas, les œuvres ayant certains traits héroï-comiques sont écrites en latin et presque toujours, elles contiennent des commentaires humoristiques ou ironiques d’ouvrages connus, ce qui suppose une culture livresque de la part de l’auteur et même du lecteur/ auditeur. Les répétitions qui donnent parfois à des chants populaires épiques une monotonie solennelle n’y jouent pas un rôle important. Les compositions héroï-comiques sont constituées à partir d’autres principes poétiques que le genre épique populaire. Si, dans les deux cas, la vision et l’expression populaires dominent, elles semblent s’y manifester de façon opposée. Les chants épiques émanaient du milieu du peuple, parlaient au nom d’une collectivité, et employaient des procédés caractéristiques de l’expression orale, procédés résultant du genre littéraire et non pas de l’individualité du chanteur. Ils étaient destinés, en première instance, à être présentés devant des personnages de condition supérieure, monarques ou ducs, ou du moins devant un public rassemblé exprès pour les écouter, à des occasions solennelles ou à des fêtes. Mais la Renaissance a mis l’accent sur l’attitude individuelle devant les œuvres littéraires. L’individualisation de la vie culturelle ne s’est pas imposée d’un seul coup et partout de la même façon. Les chants héroïques étaient encore créés et diffusés au XVIe siècleâ•›; même dans ce cas, ils n’appartiennent pas, ou n’appartiennent pas exclusivement, à la littérature de la Renaissance, mais se perpétuent selon des lois qui leur sont propres. L’éclosion du genre héroï-comique est accompagnée d’un changement dans les rapports entre le poète et son public. Face à la poésie héroïque, dans le rapport chanteur/ auditeur, ou chanteur/ héros de son œuvre, c’était ce dernier qui avait, au sein de la hiérarchie sociale, une place plus élevée que le premier. Dans les compositions héroï-comiques, en revanche, ce rapport est inversé ou mis en question, du moins en apparence. L’auteur, souvent érudit, met en valeur son caractère individuel, mais il s’adresse (ou fait semblant de s’adresser) au peuple commun, créant l’illusion de parler selon le goût de celui-ci. Dans le rapport auteur/auditeur (ou lecteur en l’occurrence), c’est le premier qui a culturellement, et souvent même socialement, le dessus. Le rire n’accompagnait pas seulement des compositions héroï-comiques, mais il pénétrait également dans des vers satiriques commentant des événements de l’époque. Ce type de poésie a été très répandu en Bohême hussite, mais il survivait encore au XVIe siècle, en acquérant certains traits «â•¯journalistiques╯» avant la lettre. Par leur origine anonyme et par leur diffusion spontanée, il s’associe à la poésie populaire, mais si celle-ci exprime d’habitude l’atmosphère villageoiseâ•›; les vers satiriques émanent plutôt du milieu citadin. Les chants populaires n’ont pas tous le même sort. Certains traversent, sous des formes modifiées, des siècles, les autres tombent dans l’oubli. Pour les poèmes satiriques de l’époque, ce dernier cas est presque la règle. L’élément populaire ne pénètre pas dans la littérature seulement dans le cadre des divergences entre l’héroïque et l’héroï-comique. Dès l’Antiquité et pendant tout le Moyen Âge, à côté des guerriers se distinguant par leur prouesse ou par leur astuce militaire, on chantait la beauté tranquille de la nature, les fêtes champêtres et les travaux paisibles procurant à l’homme une nourriture simple et un bonheur sans danger. Au XVIe siècle, cette image acquiert de nouvelles nuances. L’idéal du preux exceptionnel est complété, et souvent remplacé, par celui d’un seigneur sage, cultivant ses terres, tentant de s’enrichir et d’assurer un certain bien-être à ses sujets. La vie sur les champs de bataille ou dans des forteresses protégées contre l’ennemi cède la place à la vie des châteaux ou même de modestes manoirs. Les préoccupations agraires sont
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accompagnées de diverses festivités. Les seigneurs participent aux amusements des villageois dans les pays où la distance entre la noblesse moyenne, voire modeste, et les paysans, n’était pas très marquée. Cet aspect se reflète surtout dans la poésie polonaise où le XVIe siècle est considéré comme «â•¯l’âge d’or╯» de la littérature. Plusieurs poèmes nés de cette atmosphère sont présentés comme des paroles censées être accompagnées de musique et destinées à introduire des fêtes et des danses. Nous en trouvons des traces dans des compositions anonymes figurant dans des recueils manuscrits de l’époque. Le goût du petit hobereau qui «â•¯aime la paix et renonce à la guerre╯» y est exprimé en un style simple rappelant l’inspiration populaire, sans qu’on puisse pourtant détacher ces vers de la poésie savante. La coexistence la plus évidente de l’élément populaire «â•¯idyllique╯» et de l’élément savant apparaît dans la composition de Jan Kochanowski (1530–1584), Sobótka (La fête de la SaintJean), où l’auteur, souvent considéré comme le sommet de la Renaissance en Pologne, «â•¯transcrit╯» des poèmes accompagnant une fête champêtre et utilise certains procédés caractéristiques de l’expression orale. La chanson populaire est évoquée dans cette œuvre sous deux aspectsâ•›: en tant que motif de représentation poétique, censé refléter une situation extra-littéraire et attestant la place du chant dans la vie du peuple – et en tant que base de l’expression verbale. Il est en même temps caractéristique que le texte est présenté comme une description de la mise en scène. Douze jeunes filles y chantent, en dansant, divers événements de la vie à la campagne. C’est en effet dans certaines compositions «â•¯théâtrales╯» que les traces de la poésie populaire pénètrent assez facilement depuis le Moyen Âge. Siedli wszyscy na murawieâ•›; Potym wstało sześć par prawie Dziewek jednako ubranych I belicą przepasanych. Wszytki spiewać nauczone, W tańcu także niezganioneâ•›; Więc koleją zaczynały, A pierwszej tak począć dałyâ•›: Panna I Siostry, ogień napałono I placu nam postąpionoâ•›; Czemu sobie rąk nie damy. A społem nie zaspiewamyâ•›? … Bodaj wszystkich mąk skosztował, Kto naprzód wojsko szykował I wynalazł swoją głową Strzelbę srogą piorunową. (Tous se sont assis sur le gazonâ•›; puis, six couples de jeunes filles, vêtues et ceintes pareillement, se sont levées. Toutes ont appris à chanterâ•›; dans la danse, elles ne sont pas non plus sans valeurâ•›; elles ont entonné le chant à tour de rôle et elles ont invité la première à commencer. La première jeune filleâ•›: Mes sœurs, on a allumé le feu et on nous a cédé la placeâ•›; pourquoi ne pas
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nous tendre les mains et ne pas chanter ensembleâ•›? /…/ Que celui qui a organisé l’armée et qui, par sa tête, a inventé la fusillade cruelle et puissante, connaisse aussi toutes les souffrances.)
Mais le cycle de Kochanowski contient également des allusions à la poésie savante, comme par exemple le motif de Philomèle (z człowieka ptak być może – l’homme peut devenir oiseau) d’après les Métamorphoses d’Ovide. Les deux sources d’inspiration, populaire et savante, s’amalgament harmonieusement. De tels exemples sont nombreux chez Kochanowski. En évoquant, dans une de ses Pieśni (Chansons), un autre recueil poétique partiellement d’inspiration populaire, une assemblée de hobereaux, enclins à boire et à plaisanter, le poète semble citer les exigences des convivesâ•›: Rozkaź, panie, czeladzi, Niechaj na stół dobrego wina przynaszają, A przy tym w złote gęśli albo w lutnią grają, (Ordonne, Seigneur, à tes serviteurs qu’ils apportent du bon vin à la table et qu’ils jouent en même temps du violon ou du luth.)
Il faut prendre ici en considération la coexistence de la poésie épique et lyrique. Comme nous l’avons déjà dit, la première s’est développée d’une façon significative seulement dans certains pays slaves, mais même là, elle a été accompagnée d’une large création lyrique. Chez les Slaves du Sud, on distingue même les chants «â•¯masculins╯» – épiques et les chansons «â•¯féminines╯» – lyriques. Les premiers étaient chantés «â•¯pour les autres╯» et étaient accompagnés d’instruments de musique (la guzla), quant aux secondes, on supposait que des jeunes filles et femmes les chantaient pour elles-mêmes, sans aucun accompagnement musical. Leur datation est encore plus difficile que celle des chants épiques. Ceux-ci évoquent souvent des événements historiques permettant de les situer du moins approximativement dans le temps. En revanche, les chansons lyriques expriment des sentiments en dehors du temps et du lieu – et permettent assez facilement de mélanger des éléments de provenances différentes. De toute cette incontestable création poétique, il ne nous reste que quelques bribes, souvent parvenues à nos jours accidentellement et sous des formes modifiées. Il est toutefois un domaine où nous possédons quelques renseignementsâ•›: c’est celui des chants qui accompagnaient les fêtes religieuses, tout particulièrement la Nativité et dont quelques échantillons furent imprimés au XVIe siècle. Citons par exempleâ•›: Już cię żegnamy, o rozkoszne dziecię, Polecamy się twej najświętszej łasce Ninaj. ninaj. ninaj, A na nas racz być łaskaw. Kiedy zemrzemy, Racz przyjąć nas na gody Wiekujistej chwały. (Nous te bénissons, ô enfant gracieux, nous nous recommandons à ton très saint amour. Fais dodo, fais dodo, fais dodo, et daigne nous être bienveillantâ•›; quand nous mourrons daigne nous accueillir au festin de la gloire éternelle.)
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Mais ce type de poésie se trouve parfois dans des recueils dont le contenu est assez disparate, comme en témoigne un livre polonais de 1544, intitulé Rurale iudicium, to jest Ludycje wiesne c’est-à-dire Amusements villageois. Le titre, moitié en latin, témoigne d’un passage du texte probablement d’origine populaire, par le milieu littéraire savant, ou mieux, de la coexistence d’éléments «â•¯savants╯» et «â•¯populaires╯». Le recueil fut d’ailleurs imprimé sous le nom de «â•¯l ’auteur╯», Matej Zajcowic. Nous y rencontrons des textes proches de la sensibilité et de l’expression populaires, comme par exemple dans le poème suivantâ•›: Narodził się z dziewice Na człowiecze oblicze. Dajcie Bogu chwalę za to. /Za to, za to/, to,to,to,/to/, Iż / się/ narodził … (Il est né d’une vierge, avec un visage d’homme. Louez Dieu parce que, parce que que … il est né.)
Mais la présence de l’auteur, présenté comme «â•¯prophète╯», donne à cet ensemble de poèmes un caractère complexeâ•›: imitations ou «â•¯citations╯» de chants du peuple – et caricature des coutumes et des superstitions de l’époque. On en trouve un exemple dans «â•¯le chant de Noël d’un propriétaire terrien╯» (gospodarska kolęda) où la naissance d’un bel enfant est accompagnée de motifs disparates évoquant le milieu des hobereaux polonais. De tels chants apparaissent partout, mais ils ont joué un rôle important surtout en Bohême et en Slovaquie. Ils y existaient déjà avant le XVIe siècle, parfois sous forme manuscrite, et ils se sont développés, de façon spectaculaire, au siècle suivant, devenant même représentatifs de la poésie imprimée en langue vernaculaire. Cependant la frontière entre poésie savante et poésie populaire est souvent difficile à cerner dans des recueils de ce genreâ•›; et il est également difficile de situer les poèmes qui y sont contenus dans une période donnée. Dès le XIVe siècle se constituent, en effet, des confréries qui ont pour vocation de cultiver le chant religieux et qui sont dirigées selon des règles confirmées par les autorités ecclésiastiques et/ou séculières. Les chantres de formation intellectuelle et les maîtres d’école y sont dominants, mais ils ne sont pas seuls. A côté d’eux, et à la longue de plus en plus souvent, des artisans et d’autres représentants de la couche moyenne de la société y participent. Les chants religieux étaient diffusés par eux, et dans un certain sens créés pour eux par des auteurs issus de leurs rangs. Les éléments populaires s’inséraient facilement dans ces poèmes, du point de vue de l’expression aussi bien que du point de vue de la diffusion. Ces chants, contenus dans des recueils manuscrits ou même imprimés, étaient souvent anonymes – ou devenaient anonymes avec le temps. On les reproduisait d’un recueil à l’autre, parfois même sans prendre en considération s’ils étaient d’origine catholique ou protestante. On peut citer par exemple une chanson de Martin Michalec (1484–1547) tailleur, auteur de chants religieux, qui a exercé plusieurs fonctions dans l’Unité des Frères moravesâ•›:
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Otče náš nejmocnější tebouť vše stvořenoâ•›: tvé jméno nejslavnější tudy učiněno. K toběť se utíkáme, nasycení hledáme, za pokrm žádáme. (cf. Livre tchèque de cantiques, 1559.) (Notre père tout-puissant, tout a été créé par toi, ton nom est par là le plus célèbre. Nous nous réfugions auprès de toi, nous cherchons de la nourriture, nous demandons à être rassasiés.)
Parmi les vers qui devaient accompagner toute la vie de l’homme, résonnent des échos de danses macabres, atténuées parfois par l’esprit d’un humanisme paisibleâ•›: Veseleť se s tebou potkají ti, jenž bedlivě čekají, odsud vyjíti chvátajíâ•›: ačť budou zlí spolu dobrými na světě v ten čas živými však zlých nepobereš s nimiâ•›: ó žalostné rozloučení, těm, jichž opuštění pojde od všech milých přátel. (Ceux qui t’attendent assidûment et qui se hâtent à sortir d’ici-bas te rencontreront avec joieâ•›: quoique les bons et les méchants vivent maintenant ensemble dans le monde, tu n’accepteras pas les méchants avec les bonsâ•›: ô quelle tristesse de dire adieu à ceux qui seront abandonnés de tous leurs chers amis.)
Ces textes se trouvent dans plusieurs recueils datant du XVIe siècle dont un des plus important est celui de Szamotuly (1561), préparé par Jan Blahoslav (1523–1571), un des meilleurs écrivains de l’époque, Frère morave, poète et théoricien (il s’occupait tout particulièrement de la musique). Ils ne sont pas uniformément d’origine populaire. De nombreuses traductions de poèmes, souvent allemands ou latins, apparaissent à côté de créations tchèques et subissent le même sort qu’elles. La frontière entre une chanson «â•¯savante╯», une chanson populaire et une chanson devenue populaire est souvent imperceptible. C’étaient surtout les églises protestantes (en particulier l’Unité des Frères moraves) qui favorisaient le chant religieux en langue vernaculaireâ•›; les plus importants livres de cantiques tchèques des XVe et XVIe siècles sont issus de leur milieu. L’Église catholique semble plus hésitante. D’un côté, elle encourage la participation du peuple à la messe, de l’autre, elle s’oppose au chant en langue vernaculaire comme partie de l’office. Il s’ensuit que certains livres de cantiques, constitués pour des confréries, étaient réalisés en langue tchèque, d’autres en latin et d’autres encore dans les deux langues. On y trouvait même des traductions latines de chansons tchèques anciennes. Il n’en est cependant pas moins vrai que ce sont précisément ces livres de cantiques qui ont contribué au développement de la poésie tchèque, en affirmant son inspiration populaire. Et il est significatif que dans plusieurs cas la mélodie d’un poème religieux «â•¯savant╯» était indiquée par un renvoi à des chansons populaires.
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Ce type d’activité culturelle ne se manifeste pas partout avec la même netteté. Dans certains pays, les chansons populaires s’inspirent surtout du milieu paysan, dans d’autres, où la vie citadine est plus développée, on y trouve des allusions à l’activité des artisans et même des «â•¯bourgeois╯». A côté de textes anonymes, il y a des poèmes dont l’auteur est identifiable. Mais cet auteur est à la fin oublié et ses vers se confondent avec des créations populaires. Le XVIe siècle ne forme pas un stade distinctif dans l’évolution des formes folkloriques. Il se présente toutefois comme une charnière entre deux tendances différentes, l’une savante, l’autre populaire, sans écraser cette dernière, et même en lui prêtant un prestige considérable.
La littérature populaire didactique Josef Schmidt Il est difficile de parler en général des littératures populaires de l’Europe au cours de la période qui nous intéresse, ne serait-ce que parce que les différentes littératures nationales en étaient à des stades fort différents de leur développement les unes par rapport aux autres. En conséquence, la littérature populaire en tant que complément du néo-latin érudit ou de la «â•¯haute╯» littérature provenait de perceptions fort différentes. Par exemple, la date de 1558 marque la mort de Charles Quint, empereur du Saint Empire Romain Germanique, mais aussi l’ascension de la reine Elizabeth lère au trône de l’Angleterreâ•›; la connotation de cette date est fort différente pour les littératures de leurs pays respectifs. En Espagne, elle marque la consolidation du siglo de oroâ•›; en Angleterre, le tout début de l’ère élisabethaine. On a pu expliquer (cf. déjà Friedrich Engels, Der deutsche Bauernkrieg, 1850, ch. 2) la dynamique de la réforme allemande en opposant dialectiquement un Luther «â•¯féodal╯» à un Muentzer «â•¯plébéien╯»â•›; mais des catégories aussi simplistes ne suffisent pas même pas à décrire la situation de la seule littérature allemandeâ•›; à plus forte raison le contexte européen en général. En outre, elles n’expliquent guère une importante dimension d’un genre pourtant représentatif de la littérature populaireâ•›: les pamphlets au moyen desquels la paysannerie allemande articulait toute une série de revendications sociales, fût-ce indépendamment, ou surtout avec l’aide d’↜渀»agitateurs╯» humanistes. Nous avons choisi une littérature particulière, la littérature allemande, comme terrain de démonstration quant aux relations réciproques entre courants didactiques populaires et courants savants, et quant à la présence symptomatique d’une littérature didactique populaire. Il y existe une véritable «â•¯littérature de masse╯» et pour le bourgeois et pour le fermier en ce temps de bouleversement social, religieux et politiqueâ•›; et un début de culture de l’imprimé pour en témoigner. A cette époque, c’est la traduction de la Bible qui constitue le facteur culturel le plus important en langue vernaculaire. Les traductions de Luther et de Tyndale sont, à n’en pas douter, des réalisations de poids dans leurs langues respectivesâ•›; mais on néglige souvent le fait que dans la plupart des pays de l’est et du nord de l’Europe les traductions, et en particulier celles du Nouveau Testament, sont là aussi les pierres angulaires de développements culturels nouveaux. Leur influence en matière d’uniformité de style, de thèmes, et en général, de systèmes de référence, parvint à dépasser l’aspect purement théologique et à changer les codes culturels du folklore. Il y eut tout d’abord l’événement clefâ•›: la Réforme, dont l’essor est dû surtout au fait qu’elle devint une série de mouvements populaires. Il y eut pour cela des raisons purement théologiques, telle la notion du sacerdoce de tous. D’autres développements fondés sur des positions fondamentales de la Réforme, comme par exemple la notion de l’éducation pour tous, survinrent également. La Réforme semblait avoir comme but majeur la création de valeurs nouvelles, et différentes, pour l’ensemble de la société. A côté de traités substantiels voués à cet argument il existe un traité de Luther, bref, concis et programmatique, intitulé Ein sermon odder predigt das man kinder zur Schulen halten sollte [Sermon sur l’obligation d’envoyer ses enfants à l’école – 1530], où cet argument fondamental est développé. La Bible est l’autorité suprême en matière de foi, et elle doit être mise à la disposition du peuple. Cela présuppose une population sachant 529
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lire. Il faut donc que tout enfant soit alphabétisé, au lieu que l’alphabétisation soit uniquement réservée aux futurs prédicateurs ou hauts fonctionnaires. Tous devraient avoir accès à la Bible directement au moyen de la lecture. Luther semble pleinement conscient du fait que de nombreux offices jusque-là détenus par l’église catholique seraient dorénavant sécularisésâ•›; des administrateurs, des conseillers juridiques seraient recrutés au service des villes en grand nombre. Ils seraient des reflets des fonctions de Dieu. Luther va jusqu’à rendre l’éducation obligatoire et d’en faire, surtout chez les riches, une obligation vis-à-vis de la société entière. Son argument politique à cet égard le mène à conclure que quiconque souhaite participer au maintien de la paix dans le monde, sans quoi on ne saurait servir Dieu, doit être instruit et faire instruire ses enfants. L’effet de son insistance fut, à partir de 1520 et jusqu’à la fin du siècle, un progrès dans l’alphabétisation tel que l’Allemagne était en train de se transformer en pays alphabétisé au sens moderne (cf. Haile). Une seconde raison pour étudier plus spécifiquement le cas des pays de langue allemande est le fait qu’une partie considérable de la culture orale y fut transmise à l’écrit grâce à une forte concentration d’imprimeries. Il ne s’agit pas d’un processus linéaireâ•›; des matériaux fort hétérogènes passaient diversement de l’oral à l’écrit. Par exemple, l’héritage médiéval était foncièrement catholique, et bien que la Réforme répandît abondamment son message grâce aux nouveaux moyens de diffusion, la Contre-Réforme profita également de ceux-ci bien avant 1560. La Réforme démontra, inter alia, que les agents principaux et la dynamique même du changement social se trouvaient dans les centres urbains. Là, un public lettré commençait à exiger toutes sortes de produits littérairesâ•›: traités religieux, traductions d’œuvres latines pour un public ignorant cette langue, catalogues poétiques où divers métiers se présentaient euxmêmes, emblèmes, livres sur la sorcellerie, manuels en langue vernaculaire renseignant sur le droit ou d’autres domaines professionnels tels que la métallurgie ou l’herboristerie. Les bourgeois s’attendaient à lire des récits en vers ou en prose reflétant leur statut et leurs aspirations sociales. Puisque l’opinion publique disposait de nouveaux moyens de diffusion, de nouvelles conditions se faisaient jour, telles que la pertinenceâ•›: avec une rapidité étonnante les pamphlets parvenaient à disséminer des nouvelles à travers l’Europe. L’imaginaire collectif véhiculait une image de lui-même qui parvenait à s’exprimer en adaptant les traditions littéraires existantes au nouveau contexte, ce qui en créait de nouvelles. Tous ces facteurs contribuaient à la création d’une scène nouvelle sur laquelle allait se dérouler la transformation sociale de l’Europe. Les deux ouvrages didactiques les plus marquants, en langue vernaculaire, incarnent en un même format pédagogique les deux forces opposéesâ•›: le petit et le grand Catéchisme de Luther (1529) trouve sa contrepartie dans l’ensemble de trois Catéchismes de Pierre Canisius (1555–58). Dans les pays de langue allemande la lutte entre la Réforme et la Contre-Réforme se joue en grande partie – mais pas entièrement – à coups d’ouvrages didactiques populaires. L’année 1520 marque le début de la Réforme avec la publication bilingue par Luther des grands traités qui assurèrent l’appel du mouvement aux masses. En 1559, lorsque parut l’index espagnol très complet Librorum prohibitorum catalogus, il contenait diverses listes de livres en différentes langues vernaculaires. A sa manière l’Index rendait hommage à la littérature populaireâ•›; à côté de la première pièce de théâtre protestante et allemande inspirée d’un sujet biblique, Le fils prodigue par Sixt Birck, y figure également la plus
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puissante satire populaire du roman bourgeois en voie d’émergence et des moeurs qui y sont mises en cause, le roman picaresque Lazarillo de Tormes. Les romans chevaleresques furent très goûtés au déclin du Moyen Âge. Leur vaste structure narrative, englobant tous les aspects de la vie, faisait d’eux un moyen d’expression idéal pour l’époque subséquente au cours de laquelle la société se redéfinit. En effet, le thème de base de toutes les épopées, c’est-à-dire la quête de l’accomplissement de soi, pouvait être adapté à de nouveaux contextes. Au XVIe siècle, les Amadis espagnols firent leur entrée tardive sur la scène européenne par l’intermédiaire de traductions (française en 1540, par Nicolas de Herberay, allemande en 1569 par Siegmund Feyerabend. La popularité du genre et de ses divers embranchements dont le «â•¯Volksbuch╯» était le plus visible résultat du nouvel auditoire qui à son tour commença à transformer le contenuâ•›: la classe bourgeoise. La nouvelle signification sociale peut être déduite de l’identité de deux lecteurs très en vueâ•›: Thérèse d’Avila et Ignace de Loyola. L’autobiographie d’Ignace commence avec sa conversion en 1521 et contient une lamentation sur la manière dont, durant une période agonisante, il gaspillait son temps à lire ces romansâ•›; Thérèse, dans son Libro de su vida (1587, ch. 2) tient compte du même topos dans le contexte d’une maison bourgeoise où la fille est obligée de cacher son livre préféré devant un père sévère qui condamne sa lecture comme immorale, vaine et malsaine. Comment la sociogénèse du roman populaire (Volksbuch) a-t-elle évolué à partir de son antécédent chevaleresque (Ritterroman)â•›? Question complexe et qui exige encore de nouvelles recherches. Tandis qu’en France, par exemple, Jacques de Maillet, «â•¯serviteur loyal╯», utilise le genre en vue de composer une chronique familiale empreinte de nostalgie, La très joyeuse, plaisante et recréative histoire de gentil seigneur Bayard (1527), en Hongrie il y eut une forte recrudescence de la tradition orale, et les romans furent composés en vers chantés. Dans la plupart des littératures nationales, la française par exemple, ces récits en prose demeurèrent le modèle narratif de base pour le roman populaire jusqu’à ce que le XIXe siècle ouvrît un monde nouveau avec une nouvelle série d’intriguesâ•›: tel est le phénomène dominant. Lucien Goldmann, dans son introduction à Pour une sociologie du roman (1964), offrait au sujet de ces relations plusieurs idées fertiles qui n’ont pas été véritablement exploitées. Les Volksbücher jouissaient d’une grande popularité. En 1569 la liste des 5918 ventes effectuées par une importante librairie à la foire de Francfort indique qu’un tiers des livres vendus étaient des opuscules à bon marché, car les éditeurs s’efforçaient de répondre à un besoin croissant du lectorat. Produits en vue d’un usage immédiat, ces livrets représentent bien le nouveau contexte social caractérisé par une faim insatiable d’information, de savoir, de récréation. Nous en avons pour preuves les sources d’où ces matériaux étaient pris. Une première catégorie consistait en traductions en prose de romans chevaleresques étrangers, français surtoutâ•›: Lancelot, Haimonskinder, Schoene Magelone, Melusine, Olivier und Artus, Hug Schapler et d’autres. Une seconde catégorie provenait d’épopées allemandesâ•›: Gehoernter Siegfried, Tristan, Wigalois, Friedrich Barbarossa. Des novellas de la Renaissance italienne, déjà traduites au XVe siècle, jouissaient aussi d’une popularité considérableâ•›: Euriolus und Lucretia, Griseldis, Florio und Biancefore. Des légendesâ•›: Vies des saints, Gregorius, Genoveva, et des contes issus de l’Antiquité (La chute de Troie, Alexandre, Apollonius de Tyre) participaient également à ce mouvement de vulgarisation. L’Orient y figurait d’une manière substantielle, fût-ce par des récits de légendaires aventures tels que St. Brandan et Herzog Ernst, ou des contes fantastiques à ambiance exotique tels que Die sieben weisen Meister et Der ewige Jude. En outre, la culture
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populaire orale est représentée et survit sous forme imprimée dans des textes tels que Salomon und Markolf et Reneke Fuchs. Le reflet le plus direct de la culture populaire orale transparaît dans des collections d’anecdotes (facéties, plaisanteries), associées à des thèmes farcesques (Lallebuch/Schiledbuerger), ou groupées autour d’un personnage centralâ•›: Eulenspiegel, Der Pfaff von Kahlenberg et destinées à être surpassées en popularité par le livret le mieux connu de tous, Historia von D. Johann Fausten. De tels livrets étaient produits en masse, et publiés, en grande partie, anonymementâ•›; ils étaient imprimés sur du papier à très bon marché, et illustrés par des gravures primitives. Ils manifestent «â•¯la couleur intellectuelle d’une époque. Ils nous en disent très long sur les activités et les coutumes d’alors╯» mais aussi sur le développement de la «â•¯Volkstuemlichkeit╯» et d’une vive curiosité concernant le monde, ansi que le montre Puknat. Bien que les textes fussent en général l’oeuvre d’auteurs individuels, la tradition littéraire transmise par ces livrets fut transformée et adaptée par stades successifs, dans de nouvelles éditions, aux changements survenus dans la société. (Les plus prisés furent réimprimés jusqu’au XIXe siècle). Du point de vue du style et des principales notions, ces livrets avaient avant tout en commun un réalisme terre-à-terre venant remplacer l’idéal chevaleresque, le goût du grossissement et de l’exagération, un besoin d’enchantement, la prédominance du discours direct, et une tendance à la répétition et au didactisme. Ils manifestaient également le déclin du code d’éthique courtois. Les deux livrets les plus représentatifs des intérêts du lactorat étaient Hugh Schapler, issu d’une traduction en prose par la comtesse Elizabeth von Nassau-Saarbruecken, avant 1450, d’une chanson de gesteâ•›; et Pontus et Sidonie, également une traduction en prose d’un texte français du XVe siècle par la duchesse Élénore d’Autriche. Dans Hugh Schapler, histoire du fils naturel d’un noble et petit-fils d’un boucher, l’aspect spirituel de l’existence est totalement négligé. Une attitude rude et matérialiste remplace l’harmonie médiévale entre vie active et vie contemplative. Ce matérialisme sous-jacent exprime d’une manière significative la lutte sociale des classes moins privilégiéesâ•›; le Volksbuch aide à justifier cette transformation. Dans Pontus und Sidonia une attitude profondément chrétienne équilibre les aspects matérialistes des aventures chevaleresques. A la différence des personnages bi-dimensionnels de Hugh Schapler, les personnages de ce second roman ont une âme et font preuve d’humour. Le meilleur exemple de l’adaptation du contenu culturel à un nouveau lectorat se trouve dans le Lucidarius. Au cours du Moyen Âge c’était un instrument pédagogique à l’usage de la noblesse. Il continua à être la source principale de connaissances et d’information à l’usage des classes supérieures jusqu’à l’Age de la Réforme et de l’humanisme, où il perdit son actualité et pour les savants et pour les nobles. En tant que tract, le Lucidarius survécut comme source d’information pour un large public de lecteurs. Son contenu religieux fut visiblement réajusté dans les éditions postérieures à la Réforme. En Allemagne, il perdura jusqu’au XIXe siècle. L’évolution survenant depuis le code d’éthique courtois jusqu’à la moralité bourgeoise peut être suivie dans les romans de Jörg Wickram. Nous y reviendrons. Trois autres sortes de littérature didactique à grand tirage doivent être mentionnées iciâ•›; elles ont en commun un mélange de culture néo-latine de source humaniste, et de culture populaireâ•›: les ouvrages hermétiques, les traités de civilité et les pièces de théâtre. Les textes hermétiques tels que les Prognostica d’Agrippa de Nettesheim sous forme de tracts jouissaient d’une grande popularité. Ils disséminaient toutes sortes de connaissances, depuis les nouvelles récentes jusqu’à la magie, depuis
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les guérisons miraculeuses jusqu’aux prévisions météorologiques. Ce phénomène est probablement le plus neuf au sein de la culture populaire dans la mesure où il crée un genre nouveau d’opinion publique tout en étant créé par elle. Tout ce savoir «â•¯nouveau╯» était à son tour transmis aux manuels scientifiques les plus respectés de l’époque, dont la plupart allait bientôt être traduite en langue vernaculaire. Mentionnons deux exemples allemands qui allaient bientôt acquérir une renommée européenneâ•›: les Cosmographei de Sebastian Münster (1544) et l’Historia animalium de Konrad Gessner (1551–58). En 1549 fut publié le De more simplicitate de Friedrich Dedekindâ•›; et un peu plus tard Kaspar Scheidt en donna une version en langue vernaculaireâ•›: Grobianus (1551)â•›; ce terme devint le stéréotype désignant des manières grossières ainsi qu’un style grossier. Le plus célèbre de ces miroirs des mœurs apparut à la même époque en Italie et domina le marché jusqu’au milieu du XVIIe siècleâ•›; c’est le Galateo de Giovanni della Casa. D’autres formes narratives à finalité didactique, telles que la fable, portent en elles la même dichotomie entre le désir de plaire et l’élan religieux. D’une part, des fables d’auteurs italiens telles que les Discorsi degli animali et Asino d’oro et les I capricci de bottaio. D’autre part, Luther avait vulgarisé et expurgé les fables d’Esope (1530) comme instrument didactique au service de la Réforme. Le théâtre en langue vernaculaire est, à l’époque en question, un phénomène complexe. Il existait dans ce domaine de nombreuses traditions dont certaines demeurèrent presque intactes alors que d’autres subirent des changements profonds. Les mystères de la passion de Hans Sachs représentent un type de théâtre populaire virtuellement inchangé depuis le XVe siècle. En Italie, en revanche, le milieu du siècle marque la transition entre le théâtre populaire qui se joue sur la piazza et les formes plus finement structurées de la commedia dell’arte. La forme la plus novatrice, la mieux réussie, et qui eut l’influence la plus forte, consiste en pièces de théâtre, en langue vernaculaire, sur les grandes questions de l’heure – la Réforme et les conditions sociales. Il est symptomatique que Luther s’intéressait à la multiplicité des formes théâtrales et aux innovations disponibles. Son intérêt était de nature didactique, tant en ce qui concernait le fond que la forme. Une pièce de théâtre doit aider l’élève du point de vue linguistique et rhétorique et elle doit être édifiante sur le plan moral. Luther a souvent parlé avec admiration des comédies de Térenceâ•›; il suivait avec un certain intérêt l’émergence, particulièrement forte aux Pays Bas, de comédies humanistes à thèmes bibliques. Intrigues et scènes tirées du Nouveau Testament commençaient à dominer sur les tréteaux tant des écoles que des théâtres urbainsâ•›; plutôt que d’insister sur leur contenu confessionnel ces pièces exprimaient la saveur de la vie contemporaine. Le thème sans doute le plus souvent repris était celui du fils prodigueâ•›: il se prêtait à la fois à la critique sociale et à l’interprétation religieuse. Si l’on songe plus spécifiquement à une tradition nationale particulière, celle du milieu de l’époque des Tudor, on voit que les rapports familiaux, à la fois en tant que métaphore et en tant qu’éléments structurels du drame, occupaient une place de choix dans l’interprétation théâtrale de tout conflit, qu’il fût social ou doctrinal (Cf. Lieblein). Des pièces de théâtre pouvaient jouer un rôle programmatique au sein d’une communauté puisque les autorités, en permettant tacitement ou ouvertement qu’une pièce soit jouée, pouvaient ainsi attirer l’attention sur leur politique officielle. Der Ablasskraemer (Le marchand d’indulgences, 1525), farce raillant la vente des lettres d’indulgence dans la ville de Berne, est de ce genre. D’une manière générale, les années 1520–60 voient le théâtre se séculariser et devenir plus accessible aux laïques, ne serait-ce que sous la forme d’une représentation par des
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Meistersinger paysans ou ouvriers dans une auberge de campagneâ•›; ou d’une farce improvisée en Italie, ou, en Angleterre, de moralités déjà pleinement développées et présageant la période classique sur le point de s’ouvrir dans la tradition théâtrale. Indiscutablement, c’est la ballade qui est au sein de la littérature populaire le genre le plus typique, par son oralité et son importante dimension didactique lui permettant de transmettre des quantités d’information tant émotive que liée aux faits. Des ballades commencèrent à paraître sur des feuilles imprimées et à être rassemblées sous différentes formes. Les Hjertebogen (livres du coeur) danois (1553–55) restèrent une collection manuscriteâ•›; les Neue teutsche Liedlein de Georg Forster (1539–56) parurent en cinq volumes comme une véritable collectionâ•›; à Londres, la Company of Stationers détenait depuis 1557 le monopole de tout imprimé, ce qui lui permettait d’enregistrer tous les titres. Le Meistersang constituait une autre forme encore de culture populaire vocale, en Allemagne uniquement. Issus de la tradition médiévale des Minnesinger ces chants, de toute évidence, changeaient lorsqu’on les adaptait à la nouvelle réalité urbaineâ•›: songeons à leurs compositeurs (chevaliers devenant bourgeois), à leur structure sociale (le troubadour est remplacé par des écoles ressemblant à des guildes avec pour acteurs des artisans et des ouvriers), à leur poétique (la versification où dominait la complexité étant remplacée par des règles plus générales et plus uniformes) et à leur actualité, car leurs thèmes pouvaient toucher à n’importe quel sujet important pour la vie urbaine. C’est pourquoi, alors que les écoles de chant étaient nombreuses, peu de compositeurs se distinguaient au même point que Hans Sachs (Nuremberg) et Johannes Spreng (Augsbourg). Hans Sachs (1494–1576) était un cordonnier. Ce fut un auteur extrêmement prolifique. 6.000 titres lui sont attribuésâ•›; et il dépassa de loin les autres Meistersinger par la diversité de ses thèmes et la qualité de ses oeuvres. Il cultivait également d’autres genres que le chantâ•›; il mettait en scène des pièces de théâtre, des fables, des farces, écrivait des dialogues didactiques et créait des cantiques pour le Kirchengesangbuch de Luther. On lui doit aussi un traité didactique de civilité en vers (1534). Le style de Sachs était celui d’un homme du peuple, et il s’adressait à tout un chacun. Dans la mesure où il choisissait dans les «â•¯Volksbücher╯» les matériaux narratifs pour la plupart de ses chants, on peut observer chez lui le processus de réception de la «â•¯haute╯» littérature filtrant, au seuil de l’âge nouveau, vers la littérature populaire. Il devient ainsi un adaptateur et traducteur de la culture du passé, à laquelle il imprime un caractère fortement moralisateur. Depuis que Poggio avait fait de la facétie un genre littéraire reconnaissable, les conteurs, chanteurs et prédicateurs s’étaient mis à utiliser les exempla anecdotiques d’une manière à la fois amusante et didactique. Lorsque la Réforme se fit jour en Allemagne une foule de collections de telles anecdotes commença à paraîtreâ•›; les lieux de l’action y reflétaient de plus en plus la vie sociale contemporaine. Dans les pays de langue allemande ce développement littéraire est le mieux illustré par les œuvres de Jörg Wickram (1505–1562). L’auteur du très célèbre livret d’anecdotes facétieuses, le Rollwagenbüchlein (1555), était le fils naturel du secrétaire de la mairie de Colmar. Il avança rapidement vers des formes de prose plus ambitieuses, se mettant à inventer le style, les intrigues et les personnages susceptibles de représenter la réalité changeante de cette ville du haut pays rhénan. La plupart de ses romans furent publiés à Strasbourg. Après une période d’essai dans le domaine du roman chevaleresque, Wickram écrivit deux romans qui sont intentionnellement des romans d’éducation. Dans Der Jungen Knaben Spiegel
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la métaphore du miroir des mœurs est illustrée au moyen de récits relatant la vie de trois jeunes gens provenant de différentes couches de la société, et de leurs destinées divergentes. L’autre roman, Vom Guoten und boesen Nachbaurn décrit comment l’amitié de deux orfèvres peut mener au bonheur familial et au succès en affaires. L’histoire couvre trois générations et exploite la possibilité de narrer voyages et aventures dans des contrées étrangères. Ce qui est unique dans cette œuvre, c’est une sorte de «â•¯réalisme╯» naïf pourtant très éloigné encore de l’ironie envers soi caractérisant l’œuvre de Rabelais, chez qui la tension entre humanisme et culture populaire est brillamment thématisée. En résumé, voici les traits dont on pourrait dire qu’ils sont novateurs dans la nouvelle culture populaire. Il y apparaît une tendance décisive vers une conception urbaine de l’éducation s’exprimant en une langue vernaculaire fonctionnelle, couvrant tous les domaines de la formation de l’individu dans la société depuis les sujets les plus récréatifs jusqu’aux plus didactiques. En second lieu, avec la Réforme survient une nouvelle fonction pour la langue vulgaireâ•›: les grands changements de l’heure sont débattus, et combattus, à travers des formes littéraires sociologiquement explicables, en un effort pour atteindre vraiment tout le peuple. Un dernier point souvent négligéâ•›: une partie considérable de ce que les cultures européennes ont préservé en leur héritage collectif depuis l’époque en question jusqu’à nos jours n’est pas nécessairement du «â•¯grand╯» art et de la «â•¯haute╯» littératureâ•›; c’est une partie intégrante, fortement enracinée, de la culture populaire au temps de la Réforme et de la Renaissance.
Le laboratoire du théâtre Renaissance érudite et alternative populaire Horst Heintze Par rapport au Moyen Âge, la Renaissance se caractérise par une diversification fonctionnelle et structuraleâ•›: les couches sociales, les besoins culturels, les goûts esthétiques s’y expriment plus nettement, et les modèles qui les représentent, les genres en général, s’opposent de manière toujours plus antagoniste. À côté d’une culture pour ainsi dire spontanément collective se manifeste le sens de l’individuel – de la conscience critique, de la supériorité intellectuelle – qui provoque des réactions et des contradictions multiples et productives, en particulier, sur le plan de la vie immédiate et sensuelle, telle qu’elle s’exprime dans la tradition carnavalesque. Si l’on parle du théâtre en général, on ne doit jamais oublier la vitalité des éléments dominants dans la mentalité populaire. Il y avait donc des procédés de différenciation, de confrontation, mais surtout des mélanges – un pêle-mêle, si l’on veut, et un effort de former un ensemble. Nous avons le résumé dans la formule laconique des comédiens de Hamletâ•›: «â•¯Scene indivisible, or poem unlimited╯». Le théâtre populaire de la Renaissance se serait constitué comme tel en passant de l’état syncrétique – division du travail moins importante – à celui de la diversité et de la contradiction – la division du travail devient dynamique et, en même temps, problématique. Il prend forme au cours d’une transition historique, elle-même encore à son stade embryonnaire et qui peut être comparée à un creuset où se fondent le vieux et le nouveau, l’ancien et le moderne, la piété et le libertinage. Il est presque impossible de décomposer le tout qui se présente à nos yeux. Pour correspondre aux besoins et aux possibilités de la communication socioculturelle et psychologique de l’époque, le théâtre devait nécessairement rallier des éléments différents et confondre des horizons éloignés. La diversification animait le dialogue, et non pas la séparation. D’après Marx, l’image du laboratoire caractérise le foyer de la société moderne, un centre où les éléments sociaux se mêlaient et s’influençaient mutuellement. Ne limitons donc pas la notion du populaire à un groupe de genres littéraires ou à un niveau sociologique de réception. Considérons-la plutôt dans son sens dynamique de force ou de potentiel socioculturel qui se présente sous la forme d’une alternative à l’expression de l’ordre établi. À la Renaissance, la transition vers une nouvelle manière de sentir et de comprendre touchait le fond aussi bien que la forme, puisque l’avènement d’une mentalité nouvelle se doublait de nouvelles manières de se manifester. On entrevoyait déjà la perspective de l’individualisme, sa fascination et sa critique. Son développement était à la fois stimulé et endigué. Les vieilles formes de la vie collective existaient depuis des siècles. L’égalité et la liberté apparaissaient simples et entières au cours d’événements tels que les jours de fête, les spectacles ou les banquets, festivités publiques où l’on ne travaillait pas et où les distinctions sociales et culturelles étaient temporairement abolies. Toute jouissance prenait la forme d’un événement spontané qui rassemblait le sens commun et le génie créateur. Le moment où ce vieil ordre allait s’avérer fragile, en passe de s’ébranler et d’être bouleversé, signifiait la destruction de l’idylle. À ce moment-là, le théâtre, tel que le concevait la Renaissance, est néâ•›: les comédies, tragédies et drames de Marlowe et Shakespeare, de Lope et Calderón, de Molière, Goldoni, Goethe… Mais bien 536
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avant d’atteindre ces sommets classiques, le théâtre de la Renaissance annonçait déjà des aspects révolutionnaires. Les éléments essentiels de la représentation théâtrale évoquent les procédés de l’alchimie plutôt que ceux de la chimie dans un laboratoire moderneâ•›: le syncrétisme concernant des mythes et des rites qui ont trait aux mystères les plus profonds et énigmatiques de la vie humaine, ou la conscience archétypique des tribus et communautés humaines. La vitalité de ces éléments soi-disant populaires se prolonge jusqu’au XVIe siècle. Nous sommes toujours dans le monde des signes qui se refusent à l’abstraction et qui signifient immédiatement la structure profonde de la conscience collective. Celle-ci est saisie par l’imitation, dans la spontanéité de l’action de la transformation. Il suffit de rappeler le monde à l’envers du festum stultorum, le triomphe des mascarades et des travestis, le règne des clowns, des bouffons et des fous, le Lord of Misrule ou le Fastnachtsnarr, le Mummers’s play ou la Mommaria. Ce «â•¯théâtre╯» servait de soulagement psychologique universel, une sorte de drogue pour les masses, une libération momentanée des contraintes constantes de la réalité. Mais, en même temps, à travers le théâtre, les participants de l’action théâtrale se représentaient leur propre condition, leur potentiel de réaction et de contestation. Dans ce contexte historique, le théâtre de la Renaissance remplissait des fonctions d’intermédiaire socioculturel et psychologique. Si, entre la tradition théâtrale et l’humanisme érudit et littéraire, il y avait des contradictions, celles-ci n’allaient jamais jusqu’à l’antagonisme. Dans la Florence des Médicis florissait le théâtre des «â•¯Sacre rappresentazioni╯», les «â•¯Passions╯» dans les villes françaises rassemblaient des milliers de spectateurs pendant plusieurs jours – 26 jours à Auxerre en 1551. Les autorités de Venise honoraient le comédien Francesco Nobile – dit Charea parce qu’il jouait avec succès ce personnage dans une comédie de Plaute – en lui confiant la représentation de la vie de Saint Joseph. Il est vrai que vers la fin du Moyen Âge, ce syncrétisme qui alliait théâtre religieux et mondain, allégorisme et réalisme, éléments populaires et aristocratiques prenait des formes incohérentes et monstrueusesâ•›; son caractère proprement anarchique devait lui attirer des interdictions et des censures, comme en témoignent les activités des divers synodes ecclésiastiques et de magistrats à Milan, Paris, Venise, Salamanque ou Londres. Cependant, malgré les efforts des autorités, les grands spectacles continuaient de séduire tout le monde, le peuple aussi bien que les nobles, les pauvres et les riches, les gens «â•¯sans lettres╯» comme les partisans de l’humanisme. Parmi les formes et les procédés théâtraux que la Renaissance avait hérité du Moyen Âge figure l’allégorie. Facteur de médiation par excellence, elle exprimait la vision symbolique du monde à travers un procédé de rationalisation qui lui donnait un caractère universel. Déjà au XVe siècle, les intellectuels de l’église et des institutions humanistes cultivaient le genre allégorique sur la scèneâ•›; ce goût pour l’allégorie devait se transmettre au théâtre de la Renaissance, surtout en Angleterre, où il était dominant chez les courtisans et les réformateurs (Medwell, Skelton, Lindsay, Bale et Udall). Dans d’autres pays, l’allégorie connaissait une fortune similaireâ•›: il semble évident que le jeu du «â•¯Jedermann╯» se présente à ses spectateurs de tous les âges comme un véritable «â•¯théâtre du monde╯», intégrant donc la vérité de tout le monde, y compris celle des classes sociales qui commençaient à se différencier. Vis-à-vis de l’envergure syncrétique et synthétique de cette institution théâtrale, la comédie proprement humaniste se présente sous une forme relativement modeste qui tient plus de l’exercice rhétorique que de la
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réflexion philosophique. On s’occupait de jeunes amants, de leurs pères et de leurs serviteurs, comme si des péripéties de la vie familiale résultait une «â•¯image de la réalité╯» plus authentique. Le nouveau genre humaniste, inspiré d’Aristophane, Lucien, Térence et Plaute, n’était pas, par définition, populaire. Il est tout de même intéressant d’observer comment ce genre s’insérait dans les institutions officielles de la pratique théâtrale. Le cas le plus ancien est probablement celui d’Albertino Mussato, humaniste padouan du début du XIV siècle, qui composa une pièce classique, la tragédie «â•¯Eccerinis╯» (1315), inspiré par son idéalisme politique qu’il tenait de son idole Sénèque. Il semble que l’œuvre devait servir à l’illustration de la commune de Padoue. Pour cette raison, le Magistrat honora son auteur par un décret qui prescrivait la représentation publique de la tragédie tous les ans dans le cadre de la fête de Noël. Il aura fallu que l’humanisme se fasse des progrès extraordinaires sur le plan culturel et institutionnel, avant que ne s’offre à lui l’occasion d’une mise en scène proprement classique. Les partisans de l’humanisme se réclamaient de plus en plus des avantages pédagogiques de l’imitation des Anciens. Les professeurs recommandaient les autorités éprouvées, les quelques remarques de Donat sur le théâtre ou une sentence correspondante attribuée à Cicéron. Ils faisaient appel au sens de la modération, de la règle, au bon sens et à la réalité («â•¯Comediam esse Cicero ait imitationem vitae, speculum consuetudinis, imagem veritatis╯»). On reconnaît le principe de la mimésis déguisée sous ce didactisme scolaire. Le théâtre dit érudit, en latin et en langue vulgaire, régulier, moraliste, réaliste et bourgeois – si l’on prend ces qualifications dans le sens du XVIe siècle – s’épanouissait partout en Europe. On le cultivait en France – Ch. Estienne, Baïf, J. de la Taille, E. Jodelle – en Allemagne – Reuchlin, Celtis, Gnapheus, Ursisnus – en Angleterre (les «â•¯University wits╯», Greene, Peele, Marlowe – ou en Pologne – Kochanowski. Le phénomène se présente aussi bien dans une perspective synchronique que diachronique. Si nous nous bornons à l’exemple de Venise – et de sa terre ferme – les éléments populaires et érudits dans le théâtre coexistaient dès la première moitié du XVe siècle. L’humanisme vénitien était un peu en retard par rapport à l’humanisme florentin, mais il s’↜épanouissait rapidement et le théâtre lui servait de propagande. Des pièces en latin, mais avec des sujets traditionnellement comiques, satiriques et burlesques faisaient partie de la vulgarisation de l’humanisme. C’était dans ce dessein qu’un maître d’école de Venise, Tito Livio de’Fruvolisi – né vers 1400 à Ferrare – écrivit plusieurs comédies scolaires qu’il fit représenter par ses élèves. Il apparaît que son activité ne fut pas sans effet, si l’on en juge par les réactions de ses adversaires. On lui reprocha de séduire la jeunesse et de profaner les Anciensâ•›; à Venise, un humaniste trop libéral s’exposait toujours à des critiques acerbes, comme en attestent les «â•¯Orationes contra poetas╯» de Ermolao Barbaro en 1455. L’auteur des comédies réagit vivement en visant le type comique du moine grossier et luxurieuxâ•›; dans sa dernière pièce («â•¯Heu, heu l’ultimaâ•›!╯»), le personnage négatif, un frère pénitent obscurantiste et fanatique, prononce une oraison burlesque – «â•¯Oratoria ad populum╯» – et adopte une position paradoxaleâ•›: il dissuade son public de lire Virgile ou Térence en raison des exemples vertueux que l’on pourrait y trouver, et il conseille l’exemple des vices de sa propre confrérie monacaleâ•›: «â•¯O sancta lascivia, digna nobisâ•›!╯» La farce se mêlait donc à l’imitation des Anciens, le contenu ancien à la forme moderne. L’apparition du genre érudit-régulier élargissait considérablement le champ des combinaisons possibles. Il y avait plus de réalité dans les pièces, même si la confusion fut poussée à l’extrême. On avait sûrement le sentiment qu’un théâtre qui brouille les affaires est plus vif et effectif
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qu’une représentation régulière. C’est le monde qui nous donne l’exemple, comme l’explique un acteur de Lyly en 1583â•›: «â•¯If we present a mingle-mangle, our fault is to be excused, because the whole world is became an Hodge-podge╯». Et les champions du théâtre vénitien insistaient sur la pluralité des langues (réelle dans les rendez-vous du commerce et du plaisir) qui permet un maximum de malentendus et de doubles sens. On avait toujours recours à la tradition des jongleurs et des bouffons et à son potentiel carnavalesque et subversifâ•›; cependant, on problématisait cette tradition en pénétrant plus profondément dans les contradictions de la vie réelleâ•›: la division du travail croissante – et donc aussi par le professionnalisme plus marqué du comédien – et la crise de la conscience collective. Quelques-uns de ces acteurs très talentueux semblent avoir bien compris les enjeux du théâtre de l’époqueâ•›; les conditions étaient favorables, spécialement à Venise ou à Londres, mais il fallait aussi une grande volonté de la part des acteurs pour augmenter le potentiel communicatif de leur pratique en alliant le plaisir des sens avec les exigences de l’intelligence. Le padouan-vénitien Angelo Beolco (Il Ruzante) et l’anglais Richard Tarlton témoignent de la productivité du théâtre populaire-érudit ou mixte de la Renaissance. Le premier, né en 1494, se rattache à la tradition de la comédie «â•¯alla buffonesca╯» ou «â•¯alla burlesca╯», souvent plurilingue – latin macaronique, toscan, vénitien, bergamasque, croate et grec – et qui reflète la langue parlée. Pourtant, Beolco était un homme sérieux qui administrait les biens de son protecteur patricien. Sa première pastorale («â•¯Pastoral╯», 1517-18) trahit une formation assez solide et un sens extraordinairement aigu de la représentation dramatique. Sa connaissance de la vie des paysans est probablement à l’origine de son type campagnard, le «â•¯Ruzante╯», toujours actif et toujours déçu, comique et satirique en même temps, mais aussi assez sensible envers les réalités de sa condition et les réactions des autres classes. On connaissait déjà la figure du paysan/berger sur la scène médiévaleâ•›; elle incarnait, partout en Europe occidentale et centrale, la bassesse et l’étroitesse humaine par excellence, l’assujettissement à la matière et au péché. Pour cette raison, ce personnage pouvait se permettre des plaisanteries souvent très libres et même blasphématoires. Si la grâce le touchait, il se transformait immédiatement en un humble adorateur du Christ qui venait d’apparaître, comme en attestent la «â•¯Secunda pastorum╯» du cycle de Towneley, mais aussi «â•¯l ’auto pastoril castelhane╯» de Gil Vicente ou les bouffonneries de Domenico Traialza, Zuan Polo Pompiardi et son fils Zuan Çimador de Venise. Beolco reprenait la tradition des bouffons vénitiens tout en la transformant, pour un temps, en un moyen de saisir plus immédiatement la réalité et l’actualité de son monde. Le Ruzante de la «â•¯Pastoral╯» dépasse déjà la simple caricature. La satire du paysan se mêle à la satire des riches, de la jeunesse dorée ou des hommes de lettres qui s’éloignent du peuple. Nous trouverons une diversification analogue du jeu pastoral de l’autre côté de l’Adriatique, chez le Ragusien Marin Drźić, par exemple dans sa «â•¯Novella od Stanca╯» de 1550. Chez Beolco, on retrouve le type du paysan sous des couleurs encore plus vives chez le protagoniste des pièces écrites entre 1528 et 1530 – «â•¯Discours╯» et «â•¯Dialogues╯» – où un Ruzante ou un Bilora se penchent sur la réalité concrète du pays. D’après les recherches de l’éditeur de ces pièces, G. Padouan, il y a une correspondance étroite entre les calamités du personnage comique et les misères de la terre ferme de Venise. Pendant les années tragiques du Sac de Rome, les troupes étrangères saccagèrent les villages et la disette fit de ravages. Beaucoup de paysans devaient abandonner leurs familles pour chercher fortune à la guerre, et on assistait souvent à
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des révoltes spontanées. Si, sur la scène, Ruzante parlait de sa faim, ce n’était plus dans le style conventionnel du serviteur ou du parasite. Ses plaintes étaient sérieuses et sa colère ne faisait plus seulement rire. Il s’attaquait aussi au faux idéalisme de la culture exclusive et ésotérique des pétrarquistesâ•›: «â•¯Le monde est devenu une terre inculte. Regardez bien si vous voyez encore un amoureux. Je vais vous dire que la faim a chassé l’amour du cul╯» («â•¯Segunda oratione╯»). Encore plus radicales étaient ses remarques contre les usuriersâ•›: «â•¯ils sont devenus tellement enragés, qu’on pourrait bien les abattre comme des chiens╯». Enfin, le pauvre paysan Bilora, ancien soldat, n’arrive pas à expliquer son expérience écrasante de la guerre – «â•¯se foste state dove sono stato io meâ•›!╯»â•›; il se sent tout à fait abandonné à Venise où un riche vieillard lui a enlevé sa femme et finit par tuer son rival. L’action frise le burlesque mais cache peut-être une portée symbolique qui rappelle la réaction spontanée du «â•¯Parlement du Ruzzante╯» où le paysan propose «â•¯qu’on aille pendre les patronsâ•›?╯». Cependant, il ne faut pas oublier que les paysans de la région, comme le souligne Padouan, ne constituaient pas une «â•¯classe╯» au sens moderne. L’oligarchie vénitienne les tenait dans une dépendance absolue, économique, politique et culturelle. Ils peinaient à survivre, à gagner leur pain et à maintenir leurs famillesâ•›; s’ils arrivaient à prendre conscience de leur situation – comme dans le contemporain «â•¯Alfabeto dei villani╯» – ce n’était qu’à travers des manifestations spontanées et momentanées qui réclamaient la voix de quelque intellectuel pour se faire entendre. Beolco se prêtait à ce rôle, mais avec peu de succès devant le public municipal et sans surmonter entièrement l’écart réel entre les paysans réels et ses propres inventions littéraires. Un peu plus tard, dans la comédie «â•¯La Vaccaria╯», il plaisantait à la manière des humanistes sur le thème du pain, auquel il opposait le divertissementâ•›: «â•¯perché’l pan ten solamen vivi e ne laga morir de fameâ•›; e le berte slogan la vita, le berte dà piasere, dà legresia, sanité, et la sanité vita longa, e per elle vivom pî assé ch’a’ ne vivom per el pan╯» (14). Ce sont des lieux communs de la tradition épicurienne, très répandus parmi les humanistes, qui suggèrent, en même temps, le caractère autonome du plaisir théâtral. La fortune du théâtre pastoral à partir de l’Aminte du Tasse et du pasteur fidèle de Guarini, nous confirme un tel développement à l’époque de la «â•¯réfeudalisation╯» baroque. Cependant, Ruzante ou Bilora devaient renaître dans les Zanni, c’est-à-dire dans la Comédie de l’art. Celle-ci répondait au goût très répandu du théâtre et recevait plusieurs noms – Commedia all’improvviso, a sogetto, delle maschere, dell’arte – ce qui met en relief son caractère multiple et équivoque. L’histoire de la commedia dell’arte s’étend sur plusieurs siècles et touche plusieurs pays. Son évolution historique dépend en grande mesure des conditions et des progrès du professionnalismeâ•›; les «â•¯comici dell’arte╯» devaient se tirer d’affaire, gagner leur pain, entretenir leur public et trouver des protecteurs. Le roi français Henri III par exemple admirait les «â•¯gelosi╯», les invitait à Paris et les défendait contre la critique ecclésiastique. Sa mère Catherine «â•¯riait son saoul╯» en voyant Zannis et Pantaléons, selon les mots de Brantôme. Il s’agissait donc pour les comédiens de renforcer le côté spectaculaire, l’éloquence des gestes et la vivacité du jeu, ce qui devait leur imprimer un formalisme constitutif. Ce n’est pas le sujet qui décidait du jeu, mais les moyens de sa réalisationâ•›: les types ou masques, les «â•¯lazzi╯», le répertoire des actions et réactions sur la scène. Il serait tout de même injuste si l’on voulait juger les «â•¯comici╯» seulement d’après les pratiques de leur profession. Leur patrimoine était beaucoup plus riche. Leur jeu avait aussi un côté populaire qui relevait presque d’une réaction consciente aux contraintes de leur position et des relations sociales en général.
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D’après une série de gravures de la collection Fossard (1575/80) qui représente une comédie de la Compagnie des Gelosi, «â•¯Arlecchino beffate del padrone╯», c’est-à-dire de l’avare et égoïste Pantaléon. Nous voilà devant la problématique du maître et de son serviteur, devenu célèbre plus tard avec la polémique de Diderot et les réflexions de Hegel. Les Gelosi le mettaient en action tout en exagérant les moments de confusion et de perplexité. Arlequin n’arrive pas à se libérer des contraintes de sa position, mais tout en subissant les affronts de son maître et des privilégiés, il démasque en même temps leurs intrigues et leurs égoïsmes. Ses malheurs le rendent sympathique, ce qui lui permet d’être très ouvert et quelquefois même agressif. Si l’art des «â•¯comici╯» répondait à une série de contraintes dominantes sur le continent, le théâtre anglais offrait plus de libertés. Pour des raisons de développement économique, politique et culturel, en Angleterre, on se rapprochait déjà de la conception de théâtre national, inconcevable encore pour les Vénitiens de l’époque. Les Anglais avaient adapté tout leur patrimoine théâtral, le «â•¯Folk-drama╯» aussi bien que les «â•¯Jests╯»â•›: les Interludes grotesques des Mystères et les Allégories des Moralités. Selon Mokulskij, l’Angleterre était le seul pays en Europe où le drame médiéval ne s’opposait pas aux idées de la Renaissance, mais était vite devenu le substrat de nouvelles conceptions et de nouvelles formes. Dans ces conditions, c’était au clown que revenait le rôle essentiel d’intermédiaire. Il réunissait tous les besoins spontanément populaires et il les transmettait sur une scène qui s’élevait au lieu des jeux et amusement des masses – comme l’a souligné R. Weimann dans ses recherches sur le théâtre populaire – ce qui explique la gloire de Richard Tarlton, homme de théâtre très disponible, qu’un critique moderne caractérisait comme «â•¯a national figure╯». Le clown s’imposait comme personnage comique aussi bien aux gens du commun qu’aux nobles, à la taverne qu’à la cour. Son jeu rappelait aux spectateurs l’envers de l’ordre établi. C’est à cette forme assez diffuse de conception égalitaire sur la scène que devait réagir plus tard l’aristocratisme d’un Hamlet, qui se plaignait de la confusion dans la hiérarchie des étatsâ•›: «â•¯The age is grown so picked that the tea of the peasant comes so near the heel of the courtier, he galls his kibs╯». Weimann rappelle les ruses de Tarlton dans le premier drame historique «â•¯The Famous Victories of Henry the Fifth╯» (avant 1588), où il joue la contre-partie des grands et des puissants et se conçoit lui-même comme un disgrâcié, «â•¯a poor carrier╯». On ne devrait pas négliger la part de l’Espagne, du Portugal, de l’Allemagne et de la Hongrie, entre autres, dans le grand laboratoire du théâtre moderne et populaire. Définir ce caractère populaire n’est pas une tâche aisée. Un théâtre vraiment populaire néglige le populaire superficiel, folklorique et adapté aux goûts des massesâ•›; il ne peut pas passer sous silence les efforts des intellectuels de l’époque et les bouleversements historiques. Il doit par conséquent aller au-delà des formes et des contenus conventionnels pour produire de nouveaux «â•¯mélanges╯». Si on ne pouvait pas revenir à un âge d’or de la liberté et de l’égalité, il fallait envisager la perspective historique et essayer de dominer la division du travail. Pour cette raison, le grand public cherchait à s’approprier, à l’aide des moyens et des réalités du théâtre, les nouveaux projets totalisants, tels qu’ils pouvaient se manifester alors dans le personnage de emblématique du docteur Faustus. L’éloquence humaniste ne peut pas être la dernière parole de la nouvelle culture. La faculté de bien parler devait se transformer en une connaissance réelle et vraiment universelle. On retrouve dans les paroles du Faustus de Marlowe, le discours de cet intellectuel de type nouveau qui représente en même temps les nouveaux intérêts du peupleâ•›:
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542 «â•¯Bene dissere est finis logices Is to dispute well, Logickes chiefest end, Afford this art no greater miracleâ•›? Then reade no more, thou hast atteind the end╯»
Chants nationaux William Bowen Les compositeurs atteignant leur âge productif au milieu du XVIe siècle étaient dans l’enviable situation de pouvoir choisirâ•›: l’alternative s’offrait, ou de pratiquer un style musical propre à une région, ou de suivre les modèles qui procuraient alors un langage musical commun à de nombreux pays d’Europe. Ce choix n’était pas forcément exclusif. On pouvait très bien, à l’occasion, combiner les éléments des deux styles, régional et internationalâ•›; mais le simple fait que la distinction était possible ne manque pas d’intérêt. En effet, si l’on cherche ce qui caractérisait les styles locaux par opposition au style cosmopolite, on découvre un trait notable de la culture européenne entre 1520 et 1560â•›:â•›l ’existence de sentiments régionalistes, voire nationalistes, prononcés. Comme ces aspects nationaux ou locaux apparaissent plutôt dans les textes en langue vulgaire et dans la musique des chansons profanes, c’est à ce genre de répertoire que nous allons demander d’illustrer cette tendance, par ailleurs perceptible dans d’autres domaines. Les facteurs responsables de la dichotomie foncière entre les styles «â•¯régionaux╯» et le style «â•¯pan-européen╯» méritent notre attention, car l’histoire de la musique diverge, sur certains points, de l’histoire des autres artsâ•›; en particulier quand il s’agit de géographie culturelle. Après 1400, à l’époque des puissants ducs de Bourgogne, l’Europe du Nord – plus spécialement le Nord de la France et les Pays-Bas d’aujourd’hui – produisit des générations de compositeurs de haut niveau. Formés dans leur art au pays de leur naissance, ils se répandirent dans l’Europe entière, accueillis partout avec faveur. On ne saurait surestimer l’importance de cet exode artistique. L’Italie, regardée traditionnellement comme le berceau de la Renaissance, était incapable alors de produire des compositeurs de qualité comparables aux oltramontani et devint, en conséquence, un des principaux clients de ces derniers. En dépit de la faveur quasi-unanime dont jouissait le langage musical des Franco-flamands, des styles nettement différents étaient apparus dès la fin du XVe siècle. Mais ce n’est pas avant la période étudiée ici que ces styles locaux furent reconnus sur la scène internationale et que les compositeurs locaux réussirent à concurrencer les oltramontani et à obtenir des postes de choix dans les institutions musicales. La naissance et la croissance des styles régionaux peuvent très bien s’expliquer par le désir des gens d’entendre dans leur propre langue des chansons reflétant l’esprit et la couleur de leur pays. Si le style cosmopolite des Franco-flamands se prêtait parfaitement aux exigences de la musique religieuse de l’Église romaine, il faisait usage, en musique profane, de la seule langue française et ce genre d’esthétique, malgré ses mérites, n’arrivait pas à satisfaire le besoin naturel, semble-t-il, de se divertir à la mode de chez soi. Les solutions données au problème, tant en musique qu’en poésie, ne souffrent guère la généralisation. Car, comme nous le verrons, les nouveaux styles sont nés dans des contextes extrêmement variésâ•›; ils ne demandent parfois pour naître qu’une «â•¯légère╯» insertion de veine populaire, mais ils vont parfois jusqu’à vouloir créer des formes d’art «â•¯sérieuses╯» aux dépens même du style international. Il est bien difficile, également, de savoir pourquoi certaines régions ont vu avant d’autres leur musique plus ou moins reconnue sur le plan international. La question dépasse les limites de cette brève étude, car il faudrait mettre en jeu toute une série de critères économiques, politiques 543
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et sociaux. Disons seulement que, durant les quatre décennies qui nous occupent, des compositeurs français, allemands, italiens et espagnols ont atteint une réputation européenne avec des genres bien à eux de musique profane. Mais une remarque générale s’imposeâ•›: il s’agit du rôle qu’a joué l’imprimerie. L’impression de la musique, en effet – témoignage d’une vie culturelle active et prospère – a favorisé l’expansion des genres nationaux hors de l’aire étroite de leur naissance. Bien qu’un procédé pratique, à caractères mobiles, ait été employé dès 1501 par Ottaviano Petrucci à Venise, ce n’est pas avant le second quart du siècle que furent employées pour l’impression de la musique des techniques plus efficaces n’exigeant qu’un seul passage sous la presse. C’est pourquoi l’influence de l’imprimerie dans les cercles musicaux ne se fit vraiment sentir que vers la fin des années 1530, époque où l’on peut commencer à parler d’une distribution régulière d’un nombre substantiel de copies. Il n’est donc pas surprenant que le milieu du XVIe siècle ait vu se répandre les styles musicaux qui se trouvaient associés aux nations les plus prospères. Le style international Si, pour juger de l’originalité artistique des divers styles musicaux, nous prenons comme pierre de touche le style des compositeurs franco-flamands, il nous faut définir les traits dominants de celui-ciâ•›; ce qu’on ne saurait mieux faire qu’en comparant – pour représenter respectivement le style cosmopolite et un style régional – des chansons franco-flamandes et des chansons parisiennes produites par des compositeurs de la même génération. Les chansons franco-flamandes les plus connues au milieu du XVIe siècle sont d’Adrian Willaert (v.1490–1562), de Nicolas Gombert (v.1495–1560) et de Jacob Clemens non Papa (v.1510-v.1556/58)â•›; leurs partitions ont été conservées principalement dans des livres imprimés à Anvers par Tylman Susato. Comme ce style a fleuri au début du siècle, la chanson parisienne fait un peu figure de nouvelle venueâ•›; en partie inspirée par les chants populaires en vogue à la cour de Louis XII, c’est dans le second quart du siècle qu’elle revêt sa forme distinctive. On reconnaît ses racines parisiennes aussi bien à ses interprètes – Clément Janequin (v.1485-v.1560), Claudin de Sermisy (v.1490–1562) et Pierre Certon (m.1572) – qu’à son principal imprimeur, Pierre Attaignant, qui a produit quelque soixante-dix recueils de chansons entre 1528 et 1549. En général, les poèmes choisis par les compositeurs confirment une tendance – observable depuis le tournant du siècle – qui rejette les structures rigides et le langage guindé typiques des «â•¯formes fixes╯» et des œuvres des «â•¯Grands rhétoriqueurs╯», au profit d’une poésie plus libre, d’allure plus populaire. Mais il existe une autre différence – perceptible, bien que subtile – entre chansons franco-flamandes et chansons parisiennesâ•›: les gens du Nord continuent à mettre en musique de vieux poèmes, comme ceux du poète bourguignon Jean Molinetâ•›; ils ont gardé, semble-t-il, le goût d’un temps révoluâ•›; au contraire, les compositeurs de chansons parisiennes se servent presque uniquement d’œuvres récentes ou contemporaines, comme celles de Clément Marotâ•›; ils choisissent des poèmes sans système fixe de rimes, mais avec des motifs manifestement répétés. L’absence de virtuosité dans la forme est compensée par la franchise de l’expression et parfois la familiarité du ton. Quant aux sujets traités dans ce répertoire, le thème de l’amour partagé vient s’ajouter à celui de l’amour non-partagé, traditionnellement favori. La matière est traitée tantôt avec sérieux, tantôt avec humour.
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Le contraste le plus marqué entre les deux styles réside dans la musique elle-même, car si les gens du Nord et les Parisiens se trouvent plus ou moins sur le même terrain pour choisir les poèmes, leur façon de mettre le texte en musique est essentiellement différente. En gros, la chanson franco-flamande se distingue par sa soumission à la polyphonie imitative, qui consiste en une texture faite de voix égales liées les unes aux autres par l’emploi de tournures musicales similaires. Prenons en exemple la mise en musique par Gombert du poème anonyme «â•¯Celluy a qui mon cueur fust desparty╯». L’exemple No.1 montre comment le premier vers est traité. Les quatre voix commencent en canon, les unes après les autres, chacune énonçant un thème musical commun. Un nouveau thème introduira le vers suivant avant que la dernière voix ait fini d’interpréter le premier. Comme tous les autres vers sont traités à peu près de la même façon, chacun partant d’une phrase musicale distincte, l’oreille a l’impression d’une texture plutôt dense et complexe, unifiée par une imitation omniprésente. La variété est obtenue avant tout par la forme et le rythme des mélodies attribuées à chacun des vers. L’exemple No.2 illustre l’approche fondamentalement différente adoptée par les compositeurs parisiens. On a là un poème de Marot, «â•¯Tant que vivray╯», mis en musique par Sermisy. Le compositeur a fait un travail remarquable de simplicité et de clarté grâce à une grande économie des moyens. Les quatre voix interprètent le texte simultanémentâ•›; l’oreille écoute la mélodie sur la voix la plus haute, les autres servant d’accompagnement vocal. Il n’est pas rare, nous l’avons dit, de voir des compositeurs incorporer dans leur style des éléments d’autres styles. Néanmoins, dans la chanson parisienne, les passages polyphoniques (avec ou sans imitation) n’atteignent jamais la complexité ou la longueur qu’on trouve dans le modèle franco-flamand. En outre, les mélodies elles-mêmes y prennent des aspects franchement populaires, avec des phrases dont la clarté naïve fait parfois penser aux chansons des rues. Le dessin rythmique y est plus simple et beaucoup plus répétitifâ•›; il obéit scrupuleusement aux rythmes et au sens du poème et prend par là une sorte d’allure dansante en accord avec l’esprit et le charme des paroles. Le rythme dactylique par lequel débute l’exemple No.2 est devenu une marque distinctive du genre. L’étroite relation entre la musique et le texte est également suggérée par un usage moins fréquent des vocalises prolongées [melismas, syllabes chantées sur une longue suite de notes]. Enfin, tandis que la chanson franco-flamande possède une structure d’ensemble, la chanson parisienne s’organise autour de motifs manifestement répétés, souvent à l’intérieur d’une même strophe. Par exemple, la musique de «â•¯Tant que vivray╯» se présente comme suit, sous la forme AABB’ avec répétition interneâ•›: Tant que vivray en aage florissant, A Je serviray d’amours le roy puissant En fais, en ditz, en chansons et accordz. Par plusieurs fois m’a tenu languissant, A Mais apres deul m’a faict rejoyssant, Car j’ay l’amour de la belle au gent corps. Son alliance c B C’est ma fiance, c Son cueur est mien, d Le mien est sien. d Fy de tristesse, c B’ Vive lyesse, c
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En somme, la chanson franco-flamande garde encore quelque chose du ton et de la structure complexe du motet sacré, son modèleâ•›; elle est l’exemple même de la chanson profane de style international. Les chansons improvisées Nous avons noté, sans autre explication, que la chanson parisienne exprime le désir d’un style musical et poétique plus populaire que celui de la chanson franco-flamande. Mais il en est de même de nombreux autres genres, tels que la frottola, le villancico, la villanella (pour n’en citer que quelques-uns). Quelle relation ces répertoires ont-ils avec la culture populaireâ•›? Il nous faut tenter de répondre à cette question. Rappelons-nous d’abord que les documents du XVIe siècle dont nous disposons représentent une tradition écrite, conservée dans des manuscrits et des livres imprimés pour la distraction d’une élite lettrée. Il nous manque des archives analogues pour les traditions orales qui sont à la source, semble-t-il, de certains genres régionaux de chanson polyphonique. Mesurer l’importance de la tradition orale devient encore plus difficile, si l’on se rapporte à l’admiration suscitée dans la société de la Renaissance (d’abord en Italie, semble-t-il) par l’art de la chanson improviséeâ•›; celle-ci consistait à déclamer des vers en s’accompagnant d’une série quelconque d’accords – procédé qui fait penser au jazz moderne. Cet art était pratiqué à tous les niveaux de la société, du chanteur de place publique au musicien-poète né ou invité dans les cercles aristocratiques. Du premier, il fallait s’y attendre, on ne sait presque rienâ•›; mais de l’autre on a quelque idée, ne serait-ce que par les images évocatrices que nous a laissé de lui Castiglione. Ce qu’on peut glaner de ces indications, c’est que cette mode a battu son plein vers la fin du XVe siècle, quand aristocrates et gens du peuple, professionnels et amateurs (tels que Raffaele Brandolini, Benedetto Gareth, Lorenzo de’ Medici, Pietrobono et Serafino dall’Aquila) se mirent à pratiquer la chanson improvisée, où la coutume était de s’accompagner soi-même du luth. On peut être certain que de telles séances d’improvisation produisaient un tout autre effet que la polyphonie artistement travaillée typique du style franco-flamandâ•›; au moins, on avait là des modèles pour composer de la musique dans un style populaire. Une recherche récente suggère qu’un lien particulièrement fort a existé entre ces séances et le chant polyphonique profane du genre nommé frottola, en vogue à la cour de Mantoue sous le patronage d’Isabelle d’Este (1474–1539)â•›; nous possédons sur la frottola des sources imprimées datant des trois premières décennies du XVIe siècle. En général, la manière des compositeurs comme Marco Cara (mort v.1530) et Bartolomeo Tromboncino (mort v.1535) ressemble à la façon dont procédera plus tard la chanson parisienne, en ce sens que la composition reste simple, fondée sur une texture homophone qui suit exactement l’expression verbale, l’accentuation, la structure du poème. On peut fort bien supposer que la frottola dérive de la pratique locale des improvisations en soloâ•›; il semble, en effet, qu’elle était souvent interprétée par un soliste
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accompagné du luth. A l’appui de cette opinion, on peut ajouter que certains morceaux sont qualifiés de arie, terme désignant d’ordinaire les airs simples chers aux chanteurs populaires, qui peuvent servir à chanter un nombre indéfini de textes de même forme. En outre, nombre de poèmes sont de la qualité, disons-le, d’une simple poesia per musica (terme que nous retrouverons plus loin)â•›; beaucoup se rangent dans des catégories telles que les barzellette (la vraie frottola), les capitoli en terze rime et les strambotti, genres qui avaient la faveur, on le sait, des improvvisatori. Dans quelle mesure l’art des chansons improvisées a-t-il influencé les compositions écritesâ•›? On ne peut encore le préciser. S’il importe, pour notre étude, de chercher une relation possible entre cette pratique et les répertoires d’allure populaire, il faut être prudent avant d’affirmer qu’il en existe une. Car la chanson parisienne, par exemple, n’a pas du tout cette origine, mais provient d’une simplification délibérée du style franco-flamand. Il est néanmoins remarquable que la frottola, née des chants improvisés, et la chanson parisienne, issue d’un allégement du style cosmopolite, aboutissent à un même résultatâ•›: la production d’un langage musical populaire. Les imitations de chansons populaires Nous avons vu par quelles voies se sont développées la chanson parisienne et la frottolaâ•›; il nous faut maintenant spécifier quels éléments de culture populaire ont été imités par des traditions écrites de même sorte. Cette recherche est possible grâce aux travaux d’érudits qui ont reconnu l’origine orale de certains morceaux, malgré l’énorme difficulté à détecter, en musique, l’oral derrière l’écrit. On a quelques preuves, par exemple, de ce que des compositeurs ont fondé leurs œuvres sur des airs pris aux improvvisatoriâ•›; on est donc fort tenté de voir là un apport oral significatif. On se sent néanmoins sur un terrain plus ferme quand on considère d’autres emprunts à des airs populaires, qui ne proviennent pas des chants improvisés. Les plus typiques se trouvent dans le quodlibet, genre nommé en Espagne ensalada et en France «â•¯fricassée╯». Fondamentalement, c’est une série d’extraits de morceaux bien connus, de fragments habilement juxtaposés – d’origine orale aussi bien qu’écrite – dont l’ensemble donne une image colorée du milieu musical de l’époque. On peut donc assumer que le quodlibet appartient à notre sujet. Mais des exemples plus nets, prouvant qu’en se développant certains répertoires régionaux ont incorporé des éléments populaires, se trouvent dans les genres régionaux déjà mentionnés. Dans la villotta, qui a fleuri en Italie vers 1520–30, dérivée d’une danse vénitienne, l’emploi de la chanson populaire est particulièrement frappant. Depuis l’insertion de proverbes et de termes locaux jusqu’à des rappels de chansons des rues, l’éventail des emprunts est très large. Toutefois il ne faut pas toujours les prendre pour des «â•¯citations╯» exactes et directes. Certes, il existe une différence substantielle entre la chanson populaire (en principe, un texte chanté sur une mélodie) et le chant polyphonique de la tradition écriteâ•›; mais il ne faut pas s’attendre à voir la partie empruntée faire contraste avec le resteâ•›; les compositeurs ne faisaient pas que puiser dans la musique populaireâ•›; ils en imitaient délibérément le style. Pour ce qui est du texte, un des moyens les plus évidents de se mettre au niveau de la poésie populaire réside dans la façon de s’exprimer. Le langage pseudo-plébéien de la frottola et
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la parole débridée de la chanson parisienne, qui caractérisent la poesia popolaresca, s’affichent encore davantage dans des formes plus tardives comme la villanella (plus amplementâ•›: canzone villanesca alla napolitana), genre dérivé du strambotto, apparu à Naples dans les années 1530. A ses débuts, la villanella a été typiquement marquée par l’usage du dialecte (et des locutions) de Naples ou de Venise, caricaturant la vie rustiqueâ•›; une partie de l’amusement venait de ce qu’on ridiculisait ainsi la haute poésie et les conventions du madrigal, genre sur lequel nous reviendrons. Certains types de chanson proches de la villanella usent aussi de dialectes et adorent, comme l’a fait tout le siècle, la parodie. On a du dialecte padouan et vénitien, au milieu du siècle, dans une variante de la villotta. On a un mélange artificiel de grec et de vénitien dans la greghesca. On a du vénitien dans un genre qui naît vers 1560, la giustiniana, où trois vieillards bégayants projettent des aventures sexuelles. On a du napolitain dans la moresca, chanson à danser se moquant des esclaves africains ou maures. On a enfin du pseudo-allemand dans les tedesche, qui se gaussent de la soldatesque germanique. Comme l’emploi d’un dialecte donne à un texte une identité immédiatement reconnaissable, il se pourrait bien que certains types de villanella (par ex. la mascherata) aient été joués en costume dans les carnavals et il est prouvé que la villanella a figuré dans la mise en scène de certaines comédies, ainsi que dans la commedia dell’arte. La simplicité du langage, l’emploi de locutions populaires régionales ou dialectales semblent des facteurs communs aux différents genres polyphoniques profanes. Le sujet est, de même, traité allégrement, soit dans le style badin de la frottola, soit dans le ton spirituel et charmeur de la chanson parisienne. On trouve des exceptions, bien sûr. Ainsi, parmi les genres à ranger dans la culture populaire, le villancico espagnol, tôt créé, contemporain de la frottola et très proche d’elle par le style de sa musique, présente néanmoins un spectre tonique bien plus large, avec une poésie parfois sérieuse et contemplative. En outre, il faut bien admettre que les goûts particuliers des amateurs cultivés ont eu un effet sur les chansonsâ•›; la satire et la parodie, par exemple, semblent des formes de divertissement particulièrement appréciées dans les cercles italiens. La structure poétique paraît aussi révéler des différences nationales. La chanson parisienne a beau se composer régulièrement de strophes, les vers n’y gardent pas la stricte régularité, souvent ponctuée de refrains, que présentent les répertoires italiens et espagnols. Entre les divers types de chansons qui puisent leur inspiration dans la culture populaire existe une très grande uniformité de traits musicaux. La villanella, comme les chansons italiennes du même type, et la villanesca à ses débuts ressemblent beaucoup à la frottola par la transparence de leur texture et la progression logique des accords soulignant la mélodie. Dans une très large mesure, le rythme, les phrases du texte imposent à la musique des traits parallèles. Comme dans la chanson populaire, les mélodies ont un registre limité et ne craignent pas la répétition. Bref, la musique s’attache à prendre le même air d’ingénuité que le texte du poème. L’Angleterre et l’Allemagne Jusqu’ici les exemples ont été pris aux répertoires français, italien et espagnolâ•›; choix qui reflète le développement des styles régionaux de musique profane dans les contrées soumises depuis le XVe siècle à l’hégémonie franco-flamande. Pour elles, la chanson parisienne, la frottola, la villanella et le villancico offraient évidemment une contrepartie à un style musical omniprésent.
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Dans les pays moins exposés à la pression franco-flamande et possédant de fortes traditions musicales, comme l’Angleterre et l’Allemagne, on trouve des styles originaux, mais ils ne ressemblent pas forcément à ceux que nous avons vus jusqu’ici. L’Angleterre représente un exemple extrême, en ce sens que, à la fin du XVe siècle, elle était restée relativement à l’écart des développements musicaux du continent. En outre, ses compositeurs s’occupaient avant tout, semble-t-il, de musique d’église – situation qui persiste au temps de la réforme anglicane. De toute façon, vu l’extrême rareté des sources de musique profane dans la première moitié du XVIe siècle, il est difficile de juger du style de cette époqueâ•›; qui pis est, la plupart des sources sont incomplètes ou ne subsistent que dans des versions instrumentales. Pourtant, à partir du règne d’Henri VIII, se dessine un intérêt accru pour les genres continentaux. Il existe alors simultanément deux sortes de chansons profanesâ•›: les unes (à plusieurs voix ou en solo accompagné) usent d’un style quelque peu archaïqueâ•›: la polyphonie riche et fleurie typique de la musique d’église anglaiseâ•›; les autres, bien différentes, sont chantées à l’unisson ou avec la polyphonie simple et imitative de la chanson parisienneâ•›; peut-être y a-t-il là une influence de la musique populaire. Mais ce n’est pas avant les dernières décennies du siècle que se développera un style vraiment original de musique profane. L’Allemagne, de son côté, s’est attachée très tôt à sa propre forme de chanson polyphonique, le tenorlied. Ces chansons, imprimées maintes fois jusqu’au troisième quart du siècle, se sont fait connaître dans toute l’Europe. Entre 1520 et 1560, le trait le plus marquant de ce style consiste à confier à la plus haute voix d’homme (ténor) la reprise d’une mélodie déjà existante (ou, moins souvent, l’exposition d’un nouveau thème) et de la faire accompagner par des voix plus aiguës (soprano et alto) et plus graves (basse). Cette technique, déjà pratiquée au XIVe siècle, était encore courante dans la musique bourguignonne du XVe, mais déclina peu à peu devant d’autres méthodes de composition. A cet égard du moins, le tenorlied apparaît comme une version ancienne du style international. Mais, depuis le début du siècle, des générations de compositeurs ont pris des leçons de polyphonie, de celle qu’enseignait – nous l’avons vu au début de cette étude – l’école franco-flamande. Aussi avons-nous, avec des compositeurs comme Ludwig Senfl (v.1486–1542/43), dont l’oeuvre représente la dernière floraison du tenorlied, un répertoire original fondé sur une combinaison inhabituelle de vieilles et de nouvelles techniques. Composer selon ce style conduit à une série considérable de textures, allant des divers niveaux de la polyphonie jusqu’à des partitions plus ou moins constituées d’accords. Un modèle courant est celui où une mélodie indépendante est introduite par le soprano qui, avec l’alto et la basse, fournit un accompagnement dynamique au thème chanté par le ténor. Dans une large mesure, la musique se conforme à la nature du poème, car à la différence des genres de style populaire examinés plus haut, les tenorlieder ne sont pas réservés à une forme unique de divertissement profane. A une extrémité, on a la chanson d’amour courtoise, qui descend du minnelied (oeuvre de poètes-musiciens professionnels, souvent nobles, du XIIe au XIVe siècles), appelée parfois hofweiseâ•›; elle est composée avec un grand soin à partir des procédés polyphoniques usuels. A l’autre bout, on a les chansons populaires, sous le nom générique de gesellschaftslied, qui se chantent à l’unisson. Ces chansons fleurissent, imprimées, à partir des années 1530, les compositeurs travaillant de plus en plus pour la classe moyenne et les étudiantsâ•›; on y trouve des textes comiques, satiriques, voire grossiers. Les chansons de cour aussi bien que les chansons
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populaires peuvent prendre la forme du Bar – avec le refrainâ•›: Stollen, Stollen, Abgesang – datant de l’ère des Minnesinger et conservée par leurs descendants, les Meistersinger, musiciens amateurs appartenant à la classe moyenne. L’impact de l’humanisme Bien que le mouvement humaniste ait commencé au début du XVe siècle, c’est au XVIe que son influence sur la musique se fait le plus fortement sentir. D’une certaine façon, faire coïncider la musique avec l’accentuation des paroles (ce qu’on faisait déjà en général) s’accordait fort bien avec l’attention portée par l’humanisme à la grammaire et à la langue. Certains cas particuliers, toutefois, sont à considérer. Par exemple, l’habitude allemande de mettre en musique des poèmes latins en suivant strictement leur métrique et d’accompagner par des séries d’accords sans paroles les représentations de théâtre scolaire. Dans la première décennie du siècle, ces pratiques n’étaient qu’un moyen d’enseigner aux élèves la prosodie des Odes et Epodes d’Horace et, par conséquent, n’ont pas grand rapport avec la création d’une musique nationale. Pourtant, des literati français ont exploré le même domaine dans la seconde moitié du siècle et ont abouti à un style de musique original. Pour être plus précis, les membres de la Pléiade incitaient les poètes à imiter dans leurs œuvres les mètres et les formes antiques. Parmi leurs objectifs, présentés en premier lieu par Joachim du Bellay dans La Deffence et illustration de la langue francoyse (1549), figurait une nouvelle relation entre la poésie et la musique, non pas celle de la chanson parisienne, qui avilissait la poésie, mais une musique capable de recouvrer la puissance des chants antiques attribués à des héros comme Orphée. En quelques années les poèmes du chef de la Pléiade, Pierre de Ronsard, furent mis en musique par des compositeursâ•›: Clément Janequin, Pierre Certon. Bien que la façon de réaliser une telle union fût expliquée en termes plutôt vagues, ce répertoire s’est orienté vers la plus grande simplicité, celle du solo avec accompagnement. Le débat sur les rapports entre la poésie et la musique a fini par découvrir une nouvelle formule, la «â•¯musique mesurée à l’antique╯» de l’Académie de poésie et de musique fondée par Jean-Antoine de Baïf en 1570. Dans ce nouveau style de chanson, le texte calquait les vers antiques en transposant le quantitatif en qualitatifâ•›: les syllabes longues du grec et du latin devenaient les accents d’intensité qui donnent son rythme à la versification française. Quant à la musique, elle usait scrupuleusement de notes longues ou brèves pour suivre le rythme du poème. Des morceaux comme «â•¯Revecy venir du printemps╯» par Claude le Jeune (v.1525/30–1600), le plus connu des compositeurs proches de la Pléiade, offre un bon exemple du charme et de la simplicité de ce répertoire. L’humanisme n’a pas contribué seulement à l’effort de rapprochement entre la musique et la métrique. Il faut le regarder aussi comme un facteur important dans la création des répertoires, en ce sens qu’il exigeait pour les chansons en langue vulgaire de meilleurs textes que la simple poesia per musica. Il est intéressant de remarquer que cet appel à la qualité fut lancé en Italie dès le début du siècle. En fait, le répertoire de la frottola elle-même reflète un processus de maturation, les compositeurs recourant très tôt à des sonnets et des canzone de bon aloi, choisissant des poèmes de Pétrarque, de Sannazar, de Pietro Bembo (1470–1547). Ce dernier, auteur d’essais sur Pétrarque, Boccace et Dante, est étroitement associé au mouvement visant à
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rehausser la valeur littéraire de la poésie en langue vulgaireâ•›; il a aussi fait reconnaître le pouvoir émotif de la consonance des mots, en particulier les potentialités de la piacevolezza et de la gravità. Bien que la frottola ait passé de mode dans les années 1520, le goût de la chanson italienne liée à la haute poésie ne cessa pas pour autant. Avec le madrigal, genre né à Florence dans les mêmes années, était apparu le véhicule idéal de la nouvelle alliance entre le texte et la musiqueâ•›; il devait dominer la musique «â•¯sérieuse╯» pendant une bonne partie du siècle. Exemple 1
Exemple 2
Chapitre XII. La Renaissance en crise Les croyances chiliastiques et apocalyptiques Imre Bán Bien qu’elles ne soient pas tout à fait identiques, les deux notions qui doivent être présentées dans ce chapitre sont en relation étroite. Les croyances «â•¯apocalyptiques╯», nommées ainsi d’après les Révélations [Apokalupsis] faites à l’apôtre saint Jean, avaient pour sujet les derniers jours du monde, le Jugement Dernier, les tribulations qui les précéderaient, les «â•¯signes des temps╯», comme on a dit pendant des siècles. Par contre, le chiliasme – du mot grec «â•¯chilias╯» – désignait le règne terrestre du Christ et de ses élus dans un royaume splendide et triomphant où le principe du mal, Satan, serait paralyséâ•›: cet État des justes aurait une durée strictement déterminée – «â•¯mille ans╯» éventuellement – et précéderait le Jugement Dernier. Les idées chiliastiques se décèlent déjà dans les croyances païennes de l’Antiquité grécoromaine. Platon parle de mille ans pendant lesquels les âmes doivent rester sous la terre (Rep. 10, 615 A/B)â•›; Virgile (Aen. 6, 748) assigne mille ans de purification aux âmes avant leur retour sur la terre (palingenesis, palingenesia). Les idées chiliastes-apocalyptiques, par contre, tirent leur origine de la tradition hébraïque. Les juifs opprimés, qui souffraient sous le joug de peuples étrangers depuis le VIIIe siècle avant notre ère, attendaient incessamment le Messie, l’envoyé du Seigneur qui les délivrerait et rétablirait le royaume d’Israël. Le libérateur était d’ailleurs promis par les prophètes, surtout par le plus grand d’entre eux, Isaïe (ebed Jahvenâ•›: «â•¯le serviteur de Dieu╯»). Comme la promesse ne se réalisait jamais et qu’elle ne cessait d’être nourrie par de nouvelles prophéties et vaticinations, l’attente devint peu à peu apocalyptiqueâ•›; son accomplissement fut placé à la fin des temps et, par surcroît, le peuple juif n’avait point d’idée précise sur le caractère de ce règne glorieux. L’écrit apocalyptique le plus important de la civilisation juive est certainement le Livre de Daniel, incorporé dans le canon de l’Ancien Testament, mais dont le texte, rédigé en partie déjà en grec, date du IIe ou Ier siècle avant notre ère. Le Livre de Daniel exerça une influence profonde sur les premiers chrétiensâ•›; l’Apocalypse (les Révélations) de saint Jean en porte les marques. Il faut aussi souligner que les idées apocalyptiques et chiliastes ne s’intégrèrent d’une manière plus ou moins conséquente que dans l’Église primitiveâ•›: le chiliasme ne se constitua pas en dogme et ne fut pas accepté par plusieurs Pères de l’Égliseâ•›: Origène, saint Jérôme, saint Augustin et al. Toutefois, dans les épîtres de saint Paul, on peut découvrir l’influence très nette de l’apocalyptique chiliaste des juifs (p. ex. 1 Co 23–25â•›; 2 Th 1–12). Notre propos n’est pas de tracer le développement des idées apocalyptiques à travers le Moyen Âge. Il est pourtant indispensable de mentionner le nom de Gioacchino da Fiore (Joachim, mort en 1202, abbé cistercien, fondateur d’un nouvel ordre monastique), car ses idées ont exercé une influence considérable du XIIIe au XVIe siècles aussi bien sur l’opposition franciscaine des «â•¯spiritualistes╯», parmi lesquels Dante Alighieri, que sur les «â•¯apostoliques╯» (G. Segalelli, Fra Dolcino) et sur les «â•¯taborites╯» tchèquesâ•›; et aussi, comme nous le verrons, sur Thomas Münzer. L’abbé Joachim (cf. Paradiso, XII, 140) divisa le cours de l’histoire universelle 553
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en trois époques («â•¯états╯»), celle du Père, du Fils et du Saint-Esprit, dont la dernière était imminente (vers 1260) et, en dernière analyse, elle ne devait être autre chose qu’un communisme religieux sous la conduite d’un père spirituel (papa angelicus) et des ordres monastiques. L’utopie est toujours un élément prépondérant des systèmes apocalyptiques. Il est à souligner que les oeuvres authentiques ou apocryphes de Joachim (par ex. Liber concordie novi ac veteris Testamenti, 1519) sortirent des presses de Venise précisément dans les premières décennies du XVIe siècle et donnèrent une répercussion considérable aux idées étranges de l’abbé calabrais. Le profond bouleversement que la Réforme déclencha dans le monde spirituel de l’Europe renforça les idées apocalyptiques et chiliastes. «â•¯L’exégèse libre╯» de l’Écriture sainte, permise à tous les croyants, donna libre cours à toutes sortes d’idées peu orthodoxes, même du point de vue des églises protestantes. Il est facile de comprendre que les mécontentements sociaux trouvèrent vite un appui dans ces idées indécises et «â•¯malléables╯» pour soutenir leurs revendications politiques. On a voulu fonder – peu de temps après la rupture de Luther avec l’Église romaine – le royaume des «â•¯justes╯» tout de suite sur la terre, puisque les «â•¯signes des temps╯» étaient là et que l’Antéchrist, personnage central de toutes les croyances apocalyptiques, était déjà venu. Tous ceux qui s’opposaient à Rome, en premier lieu Luther, virent l’Antéchrist «â•¯spirituel╯» dans la personne du pape, l’Antéchrist «â•¯corporel╯» dans les Turcs. Le grand réformateur de Wittemberg était d’ailleurs, en ce qui concerne les attentes apocalyptiques, dans une situation difficile. D’une part, il devait accepter l’inspiration divine sur tous les textes de l’Écriture, y compris naturellement le Livre de Daniel et les Révélations, d’autre part, il était obligé d’élever la voix contre les agitations sociales, voire révolutionnaires, des groupes du «â•¯Sektentypus╯», pour se servir de cette expression plastique de E. Troeltsch. Il est bien connu que dans ces Tischreden, Luther se permit de risquer des calculs concernant la fin du monde en se fondant sur les paroles de Danielâ•›: «â•¯in tempus, et tempora, et dimidium temporis╯» (12:7). En voici un court passageâ•›: «â•¯Ich kann diese Prophezei nicht definieren und örternâ•›: `eine Zeit, zwo Zeit und eine halbe Zeit’. Ich wollt es gern auf den Türken ziehen, der angefangen hat zu regieren nachdem Constantinopel eröbert ward 1453. Welchs nu ist 85 Jahre (Luther veut donc dire en 1538â•›!). Wenn ich nu die Zeit rechne nach dem Alter Christi 30 Jahre, so macht dieser Spruch 105 Jahre und hätte der Türk nach 20 Jahre. Nu wollen, Gott weiss wol, wie ers (= er es) machen will, wie er die Seinen retten willâ•›! Wir sollens (= sollen es) nicht wollen errathen und wissen, sondern Busse thun und beten.╯» Le chef de la Réforme se montre un apocalyptique pieux, mais quand les paysans révoltés sous la conduite de Th. Münzer veulent réaliser le «â•¯règne de Dieu╯» (Gottesreich) (1524–1525) dans la société contemporaine, la colère de Luther explose avec une véhémence furieuse et une sévérité impitoyableâ•›: «â•¯Kurzum eitel Teufelswerk treiben sie und inbesonderheit ist’s der Erzteufel der zu Mühlhausen regiert (sc. Th. Münzer╯»). … Darum soll hier zuschmeisen, würgen und stechen heimlich und öffentlich, wer da kann, und gechenken, dass nicht Giftgeres, Schädliches, Teufelischeres sein kann als ein aufrührerischer Mensch, – gleich als wenn man einen tollen Hund tutschlagen mussâ•›; schlägst du nicht, so schlägt er dich und das ganze Land mit dir.╯» Il faut signaler que Th. Münzer a été fortement influencé par les idées de Joachim, et Luther non plus ne pouvait les ignorer (l’abbé de Mont Sila se référa, lui-aussi, au calcul mystérieux de Daniel), mais Érasme jugeait les Révélations suspectes (voir sa traduction du Nouveau Testament, 1516) et aurait volontiers supprimé ce livre du canon. Il n’écrivit rien contre les paysans révoltés, très peu sur la guerre elle-même, et le nom de Münzer ne figure point dans sa Correspondance.
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Il regarda, au contraire, avec inquiétude le mouvement puissant des anabaptistes à Münster (1534–1535). Il s’exprima rarement à ce sujet, mais il semble bien que le sage de Rotterdam, qui pouvait s’expliquer les motifs sociaux de la Grande Jacquerie des années 1524–1525, ne ressentit aucune sympathie pour les événements tumultueux dont la capitale de la Westphalie devint le théâtre. Homme pacifique, il détestait les excès et les cruautés qui souillèrent le «â•¯royaume de Jérusalem╯» organisé et dirigé par Bernard Rothmann, Jan Matthysson, Jan Knipperdolling et Jan van Leiden (Beukelszoon). Le 31 juillet 1534 Érasme écrivait à Johannes Sinapiusâ•›: «â•¯Video morbum plane fatalem. Anabaptistarum tanta vis inundauit in Germaniam inferiorem, ut sit incredibile dictu.╯» Puis il parle de leurs idées apocalyptiques en disant que ces croyants ont leur Énoch et Élie – tous les deux prophètes des «â•¯derniers jours╯» – et qu’ils attendent la fin du monde. Les correspondants d’Érasme, surtout Vigilius Zvichemus, Conrad Heresbach et Tielmann Gravius lui racontèrent en détail le siège de Münsterâ•›: ils lui rendirent compte du caractère et des idées des protagonistes et lui racontèrent la chute de ce royaume étrange dont Jan van Leiden était véritablement le roi couronné, enfin la vengeance qu’en tirèrent les seigneurs féodaux. Si l’analyse de ces événements n’entre pas dans le cadre de cette étude, nous devons faire du moins d’une manière concise, celle des idées. Les anabaptistes de Münster déclarèrent que le Messie n’était pas encore venu, que le Christ n’était qu’un précurseurâ•›; puis un des meneurs se nomma le vrai Messie et, autre motif de scandale, ils pratiquèrent une polygamie en principe illimitée. Bernard Rothmann, le prédicateur, eut neuf femmes, tandis que le roi, Jan van Leiden, en eut peut-être seize (Tielmannâ•›: «â•¯Rex uxores habuit plus minus quindecim.╯» Heresbachâ•›: «â•¯Ex uxoribus regis quae numero circiter XVIII…╯»). Leur «â•¯théologie╯», si l’on peut dire, était basée surtout sur «â•¯l ’inspiration╯» personnelle et l’exégèse libre et se résume en un petit nombre de dogmes. Même les grands réformateurs n’acceptent le baptême des enfants que par la force de la tradition, puisqu’il n’a aucun soutien bibliqueâ•›; le re-baptême des adultes était de moindre importance, mais la doctrine de l’immortalité de l’âme fut sérieusement contestée par la plus grande partie des anabaptistes. Ils étaient pour la théorie du «â•¯sommeil de l’âme╯». Il est bien connu qu’en 1534, le jeune Calvin lança à Orléans un écrit polémique contre cette thèse qu’il nomma Psychopannichiaâ•›; ce qui témoigne que ces idées n’étaient pas inconnues en France, bien qu’elles aient eu leur origine dans les troubles sociaux et religieux des Pays-Bas et de Westphalie. Avec la précision logique qui lui était propre, Calvin résumeâ•›: «â•¯De hominis ergo anima nobis certamen est quam alii fatentur quidem esse aliquidâ•›: sed a morte ad iudicii usque diem, quo e somno suo expergefiet, sine memoria, sine intelligentia, sine sensu dormire putant… et quia sine corpore subiecto subsistere nequit, ideo una cum corpore interit et evanescit, donec totus homo suscitetur.╯» Il appelle les partisans de cette thèse «â•¯tueurs de l’âme╯» et démontre qu’il s’agit d’une hérésie existant déjà dans l’Antiquité, cataloguée par Eusèbe (Eccl. Hist.) et transplantée au Moyen Âge par les Arabes, surtout par Averroès. Les anabaptistes étaient donc imbus d’idées apocalyptiques et chiliastes, mais, appartenant aux couches sociales inférieures, ils enveloppèrent dans ces idées mystiques et imprécises des «â•¯objectifs politiques╯» fort bien déterminés. Il ne faut pourtant pas supposer que la grande guerre paysanne de 1524–1525 a été le résultat de l’agitation anabaptiste. La plus grande partie des paysans révoltés n’étaient point des partisans convaincus des idées religieuses extrémistes et il n’y eut pas de rapports directs entre la Grande Jacquerie et le Royaume de Münster, entre Thomas Münzer et Jan van Leiden.
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Il faut plutôt prêter attention à l’influence des pensées humanistes dans la formation des enthousiasmes «â•¯non-réformateurs╯». Érasme et Zwingli contribuèrent, sans le vouloir, à leur développement par la critique rationnelle qu’ils exercèrent sur les institutions et les dogmes de l’Église catholique romaine. Il est remarquable que les premières communautés anabaptistes se constituèrent à Zürich, capitale de la réforme zwinglienne, et aussi que les premières représailles eurent lieu là (l’anabaptiste Konrad Grebd fut exécuté le 30 novembre 1526). Érasme, sollicité plusieurs fois par le parti catholique, ne voulait rien écrire contre la «â•¯secte effrénée╯» dont, comme nous l’avons vu, il ne partageait point les idées exaltées, et encore moins la cruauté. Il faut encore souligner que l’anabaptisme tempéré et réorganisé par Menno Simons considérait toujours, tout comme les antitrinitaires, le grand humaniste comme un de ses pères spirituels. En ce qui concerne l’opinion de Calvin sur les idées apocalyptiques et chiliastes, elle était tout à fait négativeâ•›: c’était un refus absolu. En expliquant le Livre de Daniel (1561), il écrit que les paroles mystérieuses du prophète («â•¯usque ad tempus, et tempora, et divisionem temporis╯») ne représentent point une durée déterminée, «â•¯sed annus ipse sumetur figurate pro aliquo tempore indeterminato…, cuius finis est in consilio arcano Dei.╯» Mais la pensée logique et le refus du réformateur de Genève furent exceptionnels au XVIe siècle. Par contre, nous pouvons affirmer que cette époque de la Renaissance fut surchargée d’idées ésotériques, de mysticisme, de pensées étranges, d’hérésies et d’attaques intellectuelles contre l’ordre ecclésiastique et social existants, de démonologie et de procès de sorcellerie. Les protestants qui se disaient «â•¯éclairés╯» et «â•¯délivrés du joug spirituel et de l’Antéchrist romain╯», n’étaient point exempts de ces extrêmes. L’atmosphère mystique et «â•¯démonomane╯» de l’époque est très bien représentée par le Zodiacus vitae de Marcellus Palingenius Stellatus (Pietro Angelo Manzoli), souvent cité par J. Burckhardt également (Die Kultur der Renaissance… VI.4). A côté de la critique rationaliste d’un Érasme ou d’un Calvin, l’héritage spirituel du Moyen Âge restait toujours vigoureux. Le nouvel apport des idées «â•¯enthousiastes╯» ou «â•¯spirituelles╯» vint de l’Italie humaniste, sous forme de thèses anabaptistes et antitrinitaires. Nous n’abordons ce sujet qu’en ce qui concerne ses traits apocalyptiques. Les idées des spiritualistes italiens portaient presque toujours l’empreinte plus ou moins forte de cette Renaissance qui voulait être un renouveau non seulement intellectuel et scientifique, mais moral et religieux également. La «â•¯rivalutazione dell’ uomo╯» dont parle Delio Cantiomori eut, elle-aussi, ses aspects religieux. Il est fort significatif que le concile partiel de Florence (1517) ait pris déjà des mesures contre «â•¯la prédication libre et inspirée╯» et contre les idées apocalyptiques qui attendent sous peu le Jugement Dernier. Cependant, le général de l’ordre des Augustins, Egidio Canizio da Viterbo, prédit que les temps apocalyptiques viendraient dans vingt ans, accompagnés d’un renouveau complet de l’Église. Le nombre des moines prédicateurs, à la manière de Savonarole, avait augmenté en Italie avant même que les livres et les idées de Luther eussent pu exercer une influence quelconque. En 1516, un certain Frère Bonaventure venait d’être emprisonné à Romeâ•›: il se déclarait «â•¯pasteur angélique╯» et dénonçait l’Église romaine comme «â•¯une putain (meretrix) coupable d’apostasie, abjecte et maudite╯». Dans ce milieu, le progrès de l’influence de Gioacchino da Fiore était bien compréhensible. Francesco Meleto publia plusieurs livres en latin et en italien (1516–1517) où il prophétisa de grands changements pour 1527 environ et annonçait l’arrivée de l’Antéchrist.
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Bien qu’il y eût un parti de réformes ecclésiastiques même au sein de l’Église catholique italienne (les cardinaux Jacopo Sadoleto, Gaspare Contarini, Reginald Pole, le général de l’ordre des Capucins, Bernardino Ochino, Vittoria da Colonna), la réorganisation de l’Inquisition (Sant’ Ufficio, 1542) sous la direction énergique du cardinal Caraffa (le futur pape Paul IV) réussit pratiquement à extirper les velléités réformatrices et à dissoudre les différentes communautés protestantes, en grande partie anabaptistes. Les Italiens visés choisirent l’émigration et les villes protestantes de la Suisse, Genève, Bâle en premier lieu, et les vallées des Grisons (Graubünden) s’emplirent de réfugiés italiens. Les plus distingués d’entre eux furent Bernardino Ochino, Pietro Vermigli, Celio Secundo, Curione et Camillo Renato. Le système théologique de Michel Servet, avec tout son rationalisme apparent, n’était pas non plus dénué d’éléments spirituels et mystiques. Il souligne plusieurs fois dans sa Christianismi restitutio (1553) que les prophéties sur l’arrivée du règne de Christ sont en voie de s’accomplirâ•›; car les chrétiens peuvent déjà vivre «â•¯selon l’Esprit╯» et la «â•¯troisième phase de l’histoire du christianisme╯» est imminente. On voit que tout cela n’est qu’une répercussion des idées joachimistes qui supprime tout de même le chiliasme grossier des partisans de Jan van Leiden. Bernardino Ochino, réfugié en 1542 à Genève, adopta les dogmes calvinistes, et bien que son développement spirituel le poussât peu à peu vers les idées anabaptistes (il fit des déclarations équivoques sur le baptême des enfants et même sur la polygamie) le contenu de son oeuvre ne permet point d’affirmer qu’il ait jamais partagé les croyances apocalyptiques et enthousiastes de ses compatriotes italiens. On ne peut manquer de mentionner qu’en 1569–1570, une grande émeute populaire éclatera aux alentours de Debrecen, sous la conduite d’un chef paysan, György Karácsony. Nous ne connaissons que très peu l’idéologie de Karácsony, mais il est vraisemblable que cette émeute fut la dernière en Europe qui ait été inspirée par l’anabaptisme. Karácsony attaqua Debrecenâ•›: toutefois la puissante bourgeoisie marchande de la cité le captura et il fut décapité. Ces événements ont été racontés par Miklòs (Nicolas) Istvánffy (Historiarum de rebus ungaricis libri 34, Coloniae Agrippinae, 1622). Les idées apocalyptiques et chiliastes vivront encore pendant des siècles et vivent encore de nous jours dans des sectes religieuses numériquement insignifiantes mais d’une remarquable ténacité.
Les conflits moraux Konrad Eisenbichler À mesure que le quinzième siècle tirait à sa fin, on pouvait déjà voir surgir à l’horizon les conflits qui allaient définir le siècle suivant. L’équilibre politique de l’Italie, fruit en grande partie du savoir-faire, de l’habileté, de l’audace et de l’ascendant personnel de Laurent de Médicis, s’était désintégré à sa mort (1492) et n’allait se reconstituer qu’au moment du traité de CateauCambrésis, trois générations plus tard (1559). Pour les états de la péninsule italienne le traité marqua leur capitulation finale vis-à-vis du contrôle étranger, car il ne fut pas rédigé par les chefs d’état italiens mais par les pouvoirs transalpins qui avaient lutté pour étendre leur influence sur la péninsule. Le premier élément d’instabilité politique qui allait colorer tous les aspects de la vie en Italie au cours de la première moitié du XVIe siècle, ce fut l’invasion de l’Italie par les troupes de Charles VIII de France en 1494. Presque sans coup férir l’armée française descendit sur toute la longueur de la péninsule, infligeant une rude blessure au moral et, pour ainsi dire, au psychisme de la Renaissance italienne. Piero de Médicis s’enfuit ignominieusement à l’approche des troupes françaises, laissant la ville qui avait été le berceau de l’humanisme et le foyer de la Renaissance tomber entre les mains du prétendu prophète et réformateur qu’était Girolamo Savonarole. La théocratie de Savonarole à Florence ne dura que de 1494 à 1498, mais elle marqua la fin d’une ère, et en particulier, la disparition de l’innocence et de l’optimisme inhérents à l’humanisme et à la Renaissance. Les personnalités d’élite du monde artistique, littéraire et intellectuel de Florence – Sandro Botticelli, Pic de la Mirandole, Marsile Ficin, Girolamo Benivieni et d’autres encore – se mirent à réévaluer leurs travaux et leurs intérêts passés afin de les aligner avec les perspectives changeantes de l’ère nouvelle. Après la réforme de Savonarole la tension entre être chrétien et admirer les écrits païens des Anciens, et même vouloir les émuler, devint insoutenable. Les paroles de saint Augustin sur l’or légué par les païens ne suffisaient plus. Dès les premières décennies du XVIe siècle ce problème apparaît clairement dans les oeuvres d’Érasme et des humanistes chrétiensâ•›; il allait se manifester massivement au sein du mouvement de réforme des églises que Martin Luther était sur le point de déclencher au Nord des Alpes (1517). Face à face avec le géant Une des réalisations majeures du début du siècle exprimant bien l’atmosphère changée de Florence et préfigurant les préoccupations majeures qui allaient bientôt survenir plus généralement en Italie, c’est le «â•¯David╯» de Michel-Ange (1501–04). Ce jeune héros hébraïque avait déjà été à plusieurs reprises taillé dans la pierre, ou coulé en bronze, par des sculpteurs florentins, car il représentait la victoire d’idéaux républicains et humanistes sur le despotisme et la tyrannie, fût-ce sur le plan politique, philosophique ou religieux. Ses représentations par Verrocchio et Donatello incarnent parfaitement les idéaux humanistes et néo-platoniciens de leur temps. L’un et l’autre sculpteur montre un adolescent d’une grande beauté physique en arrêt, quelques 558
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moments après sa victoire sur l’ennemi, un pied sur la tête sevrée de son ennemi, et son visage exprimant satisfaction et paix. En revanche, le «â•¯David╯» de Michel-Ange montre le jeune Hébreu dans les quelques minutes précédant sa rencontre avec le géant. Le front soucieux et l’expression intensément concentrée du jeune homme révèlent la tension causée en lui par le combat imminent. Tandis que l’esprit de David se prépare pour le conflit, son corps demeure détendu, sa fronde repose négligemment sur son épaule gauche, son bras droit pend mollement, sa posture est instable puisque tout son poids repose sur une seule jambe. A toutes les interprétations déjà existantes à propos de cette figure mystérieusement complexe on pourrait en ajouter une suggérant la conscience du fait qu’en ce début de siècle le jeune et héroïque monde de l’humanisme et de la Renaissance devait affronter les gigantesques forces de l’intervention étrangère et de la domination barbare, menaçant sa survie non seulement sur le plan politique mais aussi sur celui de la culture et des arts. Pleinement conscient de lui-même et prêt à l’affrontement du point de vue intellectuel, le monde représenté par ce David ne l’était guère du point de vue matériel. Les événements politiques du demi-siècle à venir allaient démontrer la pertinence de ce «â•¯David╯» de Michel-Ange. L’Italie fut d’abord ravagée par les intérêts mutuellement opposés des Habsbourg et des Valois. La bataille de Pavie (1525) où le roi François Ier lui-même fut fait prisonnier ouvrit la voie, en Italie, à la victoire et à l’hégémonie politique de l’Espagne. Le sac de Prato (1526) démontra la vulnérabilité des petites et moyennes cités italiennes devant les armées étrangères en maraude. L’année suivante (1527) le sac de Rome elle-même (cf. supra) prouva qu’aucune cité, et même aucun état, ne pouvait se permettre d’ignorer ou de contrer l’ascension de l’Espagne. La violence physique, morale et culturelle déchaînée contre la Ville éternelle arracha des cris d’horreur à toute l’Europe chrétienne et transforma la carte culturelle et psychologique de la Renaissance. Le pape se plia obligeamment aux exigences impériales, conclut un accord avec Charles Quint et couronna celui-ci empereur à Bologne (1530). Ces deux personnages, le pape Clément VII de Médicis et l’empereur Charles Quint représentaient deux traditions on ne peut plus diamétralement opposéesâ•›: celui-ci, descendant d’une famille de marchands et de banquiers qui avait acquis richesse et pouvoir au cours du siècle précédent, et qui avait activement suscité et financé une renaissance intellectuelle, artistique et culturelleâ•›; celui-là, fils d’une vieille famille féodale, suisse et autrichienne, dont la puissance politique et militaire, consolidée par des mariages dans les milieux aristocratiques du nord de l’Europe, remontait au Moyen Âge. Leurs deux mondes séparés se réconcilièrent seulement après que l’empereur eut infligé au pape une défaite retentissante et qu’il ait offert par voie de compensation à sa majesté meurtrie un don féodal s’il en fut en attribuant au neveu du pape (que des rumeurs disaient être son fils) le gouvernement héréditaire de Florence à titre aristocratique. C’est ainsi que la prise de pouvoir par le duc de Médicis nouvellement nommé consomma le déclin de l’idéal humaniste et républicain qui avait animé Florence. La Laudatio Florentinae urbis (1403–04) de Leonardo Bruni, avec ses accents shintoïstes, sonnait creux à un moment où Florence, le berceau de la Renaissance, tombait aux mains d’un gouvernement despotique, aristocratique et héréditaire, assujetti à son tour à un empire autocratique qui s’étendait à travers l’Europe et au-delà. Au sein de la péninsule, Venise seule demeurait une république libre. La Sérenissime devint bientôt objet d’une chaleureuse adulation de la part de penseurs républicains
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qui voyaient dans son gouvernement le dernier bastion de leur propre idéologie, même si une analyse plus lucide et plus approfondie leur eût révélé que la cité de la laguna n’était guère plus qu’une gérontocratie fermée et aristocratique à l’ambiance politique aussi trouble que l’eau de ses canaux. Les remous créés par les crises politiques et culturelles du début du XVIe siècle furent rendus plus violents par la révolution religieuse qui débutant au nord des Alpes gagna bientôt toute la péninsule. Les attaques lancées par Luther contre la corruption du clergé et l’obscurantisme théologique de celui-ci n’étaient nullement sans précédent en Italieâ•›: une longue lignée de saints et de pécheurs y compris des personnages aussi éminents que saint François d’Assise, Gioacchino da Fiore, saint Antonin, Girolamo Savonarole, pour n’en mentionner que quelques-uns, avaient fait de la réformation de l’église et de la foi un important élément de la vie spirituelle et intellectuelle de l’Italie. Ce qui était nouveau, c’était l’étendue et la force de la révolution, sans parler de l’appui dont elle jouissait auprès d’importantes puissances politiques dont les visées différaient quelque peu des siennes. N’étant pas prêt pour autant à rompre complètement avec Rome, le mouvement réformateur italien se referma sur lui-même, donnant lieu à une expérience beaucoup plus personnelle et individuelle qui cherchait à respecter l’extérieur du catholicisme romain tout en renouvelant sa vie intérieure et spirituelle. On attribua au mouvement évangélique italien le nom de Nicodémisme d’après le disciple qui, ne voulant pas compromettre sa position sociale en recherchant ouvertement la compagnie de Jésus dans la journée, vint le trouver la nuit. Vittoria Colonna, marquise de Pescara, poète de grand renom, y figure par l’influence qu’elle exerça sur ceux qu’elle sut attirer et l’encouragement qu’elle leur prodigua. On compte parmi ses amis le théologien espagnol Juan de Valdés (1500–41), qui diffusait à partir de Naples son programme de réforme spirituelle et de croissance personnelle, le frère Bernardino Ochino (1487–1567), Général des Capucins, qui bientôt allait quitter l’Italie pour devenir un réformateur actif à Genève, Bâle, Strasbourg et Londres, et même un Michel-Ange vieillissant, qui allait échanger des sonnets avec elle et composer de nombreux poèmes louant sa beauté et sa force spirituelles. La poésie de Michel-Ange écrite entre les années 1520 et les années 1560 manifeste clairement le bouleversement des esprits et la crise morale qui régnaient alors dans la littérature italienne. Enracinée dans le sol fertile du pétrarquisme préparé et cultivé par Bembo et les bembisti, cette poésie n’en rejetait pas moins les thèmes trop faciles et l’élégante prose de cette école. La poétique torturée de Michel-Ange abandonne la dialectique élégante et équilibrée du pétrarquisme qui régnait alors dans la littérature italienne pour se plonger ardemment dans un douloureux discours où s’affrontent l’amour physique et spirituel, le ravissement érotique et extatique, l’homme et Dieu. Ses poèmes d’amour adressés au beau Tommaso Cavalieri exhalent une adoration qui s’efface devant son objet, ceux adressés à Vittoria Colonna l’invitent à tailler le roc rugueux qu’est ce corps mortel pour libérer l’âme qui y est emprisonnéeâ•›; tandis que ceux adressés au Christ rédempteur le prient passionnément de rencontrer le poète en un ravissement mystique. Tout en appartenant à un genre bien spécifique, ces poèmes n’en expriment pas moins le désarroi tant affectif que spirituel qui sapait l’ensemble de la poésie italienne en ce temps de crises personnelles et institutionnelles que fut le déclin de la Renaissance. Par ses appels torturés à l’amour et à Dieu la poésie de Michel-Ange annonçait des attitudes maniéristes et baroques.
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Le jeu des apparences Moins torturée mais tout aussi représentative d’un monde en crise est l’œuvre poétique de Giovanni della Casa, archevêque de Benevento, nonce du Pape à Venise, et arbitre des bonnes manières dans toute l’Europe. Son Galateo (1558) articule clairement pour ses contemporains et les générations à venir les normes du comportement civil et social. Avec le Cortegiano (1528) de Baldassare Castiglione et La civil conversatione (1574) de Stefano Guazzo c’est un des trois manuels de civilité les plus influents du XVIe siècle. Mais on ne saurait passer sous silence le fait que son souci des apparences invoque une duplicité comportementale déjà admise dans le Prince de Niccolò Machiavel (1513), ouvrage dans lequel le secrétaire florentin conseillait à son lecteur princier de créer des apparences aptes à convaincre, diriger et en fin de compte tromper ses adversaires car «â•¯a uno principe…non è necessario avere in fatto tutte le soprascritte qualità, ma è bene necessario parere di averle╯» (il n’est pas indispensable qu’un prince possède toutes ces qualités, mais il faut absolument qu’il donne l’impression de les posséder╯»)â•›; car tandis que «â•¯ognuno vede quello che tu pari, pochi sentono quello che tu sei.╯» (ch. 18. «â•¯Chacun voit ce que tu parais être, peu perçoivent ce que tu es╯»). Et, si Machiavel théorise et s’il conseille ici dans l’abstrait ce mode d’action, le diplomate et historien Francesco Guicciardini le décrit méticuleusement dans sa Storia d’Italia (1535–39), mettant en scène les actions et les subterfuges de la classe politique italienne au cours des années allant de la mort de Lorenzo de Médicis (1492) à celle du pape Clément VII de Médicis (1534). Du fait qu’il incite son lecteur à atteindre au succès en se rendant agréable à ses égaux et à ses supérieurs par le charme et la flatterie, le message de Della Casa permet la duplicité autant que celui de Machiavel, et il est aussi pragmatique que celui de Guicciardini. Le Galateo pouvait en outre étendre son influence beaucoup plus loin que s’il avait été uniquement un manuel aidant le prince à maintenir son pouvoir ou uniquement une analyse lucide de l’histoire italienne destinée aux savantsâ•›; c’était un manuel de conduite à l’usage de la fort nombreuse classe de marchands, banquiers et courtisans aspirant à exercer une plus forte influence sociale et politique. L’évêque raffiné qu’était Della Casa avait perçu au travers de sa propre expérience à quel point la façade peut dépasser en importance le contenuâ•›; et il offrait le fruit de son expérience à un vaste public de lecteurs désireux d’émuler les manières des puissants afin de pouvoir à leur tour atteindre à de plus hauts niveaux d’influence. L’échec des ambitions Les leçons du Galateo ne profitèrent guère à leur auteur. Sans doute Della Casa sut-il charmer ses contemporains mais il ne réussit pas à atteindre son but le plus cher – conquérir la pourpre cardinalice, et atteindre de son vivant à la gloire. La crise provoquée par ces échecs s’exprime et se résout dans son recueil de poèmes lyriques où résonnent les thèmes pétrarquiens si chers à ses contemporains. Le sonnet «â•¯Io che l’età solea viver nel fango╯» reprend l’image fréquente du navire de la vie fracassé et ballotté par la tempête, cherchant apaisement et sécurité dans le port de Dieu. Certes, il n’est pas nouveau de voir un poète se détourner des amours terrestres de sa jeunesse et rechercher, dans la maturité, un amour plus spirituel en Dieuâ•›; ce qui constitue
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dans le dernier vers un signe de maniérisme et un acheminement vers le thème du repentir caractéristique de la poésie de la Contre-Réforme, c’est la promesse faite à Dieu par le poète de L’aimer autant dorénavant qu’il L’a offensé dans le passé. Le sonnet VIII, «â•¯Cura, che di timor ti nutri e cresci╯», bien qu’il décrive un sentiment sur lequel Pétrarque ne s’attarde pas, la jalousie, est pétrarquiste pourtant par sa structure et la disposition de ses rimes. Loué et imité par les contemporains, ce sonnet est tendu vers le tercet final où la jalousie vient hanter le poète avec de nouvelles images trompeuses. Les faux soupçons d’Othello ne sont pas loin… Les sonnets les plus sincères et les plus originaux, toutefois, ce sont ceux où Della Casa abandonne sa polémique avec l’Amour pour se concentrer sur le drame personnel de sa vie. On s’accorde à penser que la beauté des vers de Della Casa ne réside pas uniquement dans leur perfection formelle mais aussi, come le dit Mazzeschi-Porretti, dans «â•¯un sentimentale anelito, una tensione, una stanchezza languida, un bisogno di pace o almeno di tregua╯» [«â•¯dans un élan sentimental, une tension, une fatigue langoureuse, unbesoin de paix ou du moins de trêve╯»]. La chanson XLVII, «â•¯Errai gran tempo, e del camino incerto╯», par exemple, s’écarte des motifs pétrarquistes habituels pour constater avec amertume que la vie et la carrière du sujet lyrique ne l’ont guère conduit à l’accomplissement de ses espoirs les plus fervents. Cette amertume qu’expriment les strophes à l’égard de l’amour, de la poésie, de la gloire, se transforme dans l’envoi en un subtil espoir de voir l’épais brouillard et l’obscurité qui recouvraient le pèlerinage terrestre transpercés par la toute nouvelle petite flamme du «â•¯pensero infermo e lento╯» que le poète sent naître dans son âme affligée. Ces premiers élans de l’âme en quête de la paix divine alternent avec des moments de rechute. Un appel temporaire au Sommeil consolateur d’une humanité troublée – «â•¯O sonno, o de la queta, umida, ombrosa / notte placido figlio╯» [sonnet LIVâ•›; «â•¯ O sommeil, ô placide fils de la nuit tranquille, humide, ombrageuse.╯»] ne mène pour Della Casa à aucune certitude alors que le motif du sommeil attirera davantage les poètes qui suivront. Au bout de son parcours, Della Casa finit par se rendre compte de ce que le salut réside dans une foi totale en la rédemption opérée par le Christ. Le dernier sonnet figurant dans les éditions modernes de son canzoniere débute par «â•¯Le braccia di pietà, ch’io veggio ancora╯» [No. LV, «â•¯Les bras de la piété, que je vois encore╯»]. Le poète y supplie le Crucifié de prendre possession de ce qu’il y a en lui de meilleur et ainsi de le racheterâ•›: conclusion conventionnelle mais appropriée pour l’entière séquence de sonnets. Toutefois, il n’est pas certain que Della Casa soit l’auteur de ce sonnet final, dont l’attribution est discutable. Dans l’édition princeps de 1558 figurait, à sa place, le sonnet «â•¯Questa vita mortal, che’n une o’n due/ brevi e notturne ore trapassa╯» [No. LIV, «â•¯Cette vie mortelle, qui fuit en une ou deux brèves heures nocturnes╯»]. Ironiquement, c’est un poème d’une joie exubérante qui exalte l’acte créateur et rédempteur de Dieu faisant au monde le don de la lumière. En cela, il connote le poème XLVII avec son image salvatrice de la lumière venant transpercer l’obscurité, et entre en opposition avec le désir momentané (poème LIV) d’absorption dans le monde onirique du sommeil et de l’oubli. Ainsi, pour della Casa, la crise de conscience précipitée par l’échec de ses ambitions terrestres se trouve résolue par sa prise de conscience du pouvoir créateur de Dieu.
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La crise morale sur la scène De semblables crises de conscience suivies de prises de conscience animent le théâtre du Cinquecento. La crise fit son apparition dès la Mandragore de Machiavel. Cette pièce, dont le succès s’est maintenu jusqu’à nos jours, met en scène le complexe problème moral d’un couple privé stérile qui n’hésitera devant rien – adultère, fornication, meurtre même – pour avoir un enfant. La moralité chrétienne se laisse vite et facilement recruter au service de l’intérêt égoïste de l’époux et de l’épouse en la personne d’un moine qui au moyen de la plus irrépressible justification, digne plutôt d’un ecclésiastique boccacien, explique à la femme stérile que «â•¯là où il existe un bien certain et un mal incertain, il ne faut jamais renoncer à ce bien par crainte de ce mal╯» (III.II). A la différence de la comédie antique et érudite, cette pièce ne se termine pas par un mariage et par la réaffirmation de l’ordre moral – sur le dénouement typique de la comédie, et le rétablissement de l’ordre, on peut consulter Northrop Frye, Anatomy of Criticism – mais par l’adultère et la tromperie. Vers la fin, on voit triompher le subterfuge et les fausses apparences, et les personnages quittent joyeusement la scène pour jouir des fruits de leur duplicité et de leur immoralité. On trouve une conclusion semblable dans L’assiuolo (1549) de Giovan Maria Cecchi où deux personnages masculins finissent par s’installer confortablement dans une relation d’adultère avec les deux femmes qu’ils ont récemment séduites. Chez Machiavel et chez Cecchi, loin qu’il y ait crise, il y a silence complet sur l’ordre moral officiel et, de la part des personnages, attention indivise à leurs propres intérêts matériels. Aux yeux d’autres auteurs de pièces de théâtre, toutefois, la question morale constituait un problème réclamant une solution. Il en est surtout ainsi dans la tragédie, genre qui par sa nature même interroge l’individu, la société, les dieux (ou le destin). Il n’est donc pas surprenant, ainsi que l’écrit Luca Corinne, de voir fleurir la tragédie au cours du Cinquecento. «â•¯En fait, entre 1552 et 1562, on écrivit plus de tragédies qu’au cours des trois siècles précédents.╯» . Antérieurement, des tragédies italiennes telles que la Rosmunda (1515) de Rucellai et la Sofonisba (1515) de Trissino dépeignaient les conflits personnels qu’éprouvait en son for intérieur un personnage déchiré entre deux forces légitimes, l’une politique, l’autre morale. Dans Sofonisba, par exemple, le général Massinissa sait qu’il doit livrer au Sénat Sophonisbe, la reine conquiseâ•›; mais l’amour qu’il lui porte l’incite à épouser celle-ci afin de lui épargner l’humiliation d’être traînée publiquement, enchaînée, en un triomphe romain. La solution qu’il finit par trouver consiste à faciliter le suicide de Sophonisbe, ce qui lui permet d’obéir à ses supérieurs politiques tout en préservant la dignité royale de sa bien-aimée. Ce qui dans cette pièce relève de la tragédie, c’est la nature, condamnée d’avance, de l’amour du héros pour une ennemie de son pays. La problématique cornélienne ne se profile-t-elle pas à l’horizonâ•›?… Les tragédies qui suivront ne seront plus fondées sur un conflit intérieur entre deux mobiles légitimes, mais sur l’entrechoc de deux forces extrinsèques opposées, comme il en est dans l’Antigone de Sophocle ou dans celle d’Anouilh. Dans ces tragédies les personnages principaux ne manifestent aucune hésitation, aucune angoisseâ•›; ils savent exactement la conduite à suivre, et ils la suivent. Dans l’Orbecche de Giraldi, la fille du roi épouse le courtisan qu’elle aime et fuit avec lui le courroux de son père. Le tragique ne provient pas d’un conflit intérieur chez la princesse ou chez son père, mais bien d’un conflit, qui leur est extrinsèque, entre leurs deux visions opposées du monde. L’héroïne défend un amour spontané, son père le respect de l’autorité
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royale et paternelle. Le sage conseiller Malecche tente de les réconcilier en persuadant le roi de ce que la politique devrait être soumise à la moralité, et qu’il devrait maîtriser son autorité offensée et privilégier plutôt son amour pour sa fille et ses petits-enfants. Le roi fait semblant de se ranger à cette solution, mais ce n’est là qu’un stratagème pour infliger une vengeance terrifiante à la princesse, à son époux, à leurs enfants innocents, en une suite d’événements inimaginables même pour un Machiavel ou un César Borgia. Du tac au tac, la princesse se retourne contre son père, et le tue. A la fin de la pièce, son amour et son orgueil sont devenus des passions faisant éclater leurs limites naturelles pour détruire tout ce qui l’entoure. Dans l’Orbecche de Giraldi il n’est point de salut pour une passion incapable de compromis. Toutefois, Orbecche constitue une anomalie au sein de l’oeuvre theâtrale de Giraldi. Ses autres pièces décrivent plutôt un monde qui en fin de compte est pris en charge par une Providence bienveillante qui guide les destinées humaines vers un aboutissement heureux. Pour cette raison, ces tragédies sont a lieto fine, finissant bien. Dans Altile (1543) les mobiles politiques et sentimentaux s’unissent en définitive pour servir un même but. Si les composantes initiales de la pièce rappellent le contexte qui a nourri la tragédie d’Orbecche – la sœur du roi de Syrie épouse un jeune courtisan sans l’autorisation royale – le dénouement de la pièce va dans un sens diamétralement opposé à celui d’Orbecche. L’amour d’Altile pour Orcino est approuvé et vivement encouragé à partir du moment où le bien-aimé se révèle être prince persan. Le roi «â•¯offensé╯» est apaisé non seulement parce qu’il réalise que son nouveau beau-frère est de race royale, mais parce que l’alliance future avec la Perse sera politiquement avantageuse. Ainsi, l’amour parvient à servir l’État, et la politique va de pair avec la morale. Dans ses pièces ultérieures Giraldi changera légèrement l’équation en rendant la morale dépendante des réalités politiques. Dans Gli Antivalomeni (1548) le régent Nicio usurpe le trône en faveur de ses propres enfants. Toutefois, parce qu’ils tombent amoureux des héritiers légitimes, les enfants de l’usurpateur s’intègrent par le mariage à la lignée royale, et accèdent de manière légitime au pouvoir que leur père leur avait préparé de manière illégitime. On pourrait considérer comme inappropriée sinon franchement immorale l’heureuse issue du conflit, puisque l’usurpateur non seulement réussit à réaliser pleinement son coupable dessein sans encourir la moindre punition, mais se voit récompensé par la légitimation et la consécration qu’entraîne le mariage des loyaux amants. De toute évidence, aux yeux de Giraldi, l’heureuse résolution d’une crise est plus importante que la punition qu’exigerait la justice, et la morale est subordonnée au service de la stabilité sociale et politique. En fait, à partir des années 60, Giraldi fait de la morale une prérogative royale en vertu de laquelle le monarque peut contourner la loi pour qu’advienne un «â•¯lieto fine╯», une fin heureuse,. Dans sa dernière pièce, Epitia (1563â•›?) il affirmera que «â•¯chi ha autorità di far la legge,/ Anche autorità ha di dispensare/ (quando il chiede la cosa e il chiede il tempo), Quel, che vietar potea la legge data╯» [IV, 2â•›; «â•¯qui a autorité pour faire la loi a autorité aussi pour permettre – quand le temps et la chose le demandent – ce que la loi en question interdisait╯»]. Ainsi, le monarque giraldien n’est pas uniquement législateurâ•›; il est aussi celui qui libère ses sujets des lois qu’il a imposées, non sans ressemblance avec Dieu, dont la miséricorde rachète les pécheurs devant Sa justice. Dire que le lieto fine peut et doit prévaloir sur la justice, la loi et la morale, c’est, d’une certaine manière, comme le montre Lucas, recréer le principe machiavélien selon lequel la fin justifie les moyens. C’est aussi adopter, sur le plan poétique, le tacitisme d’historiens tels
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que Bernardo Davanzati, et préparer la théorie de la raison d’état qui sera formulée plus tard au cours du siècle par le philosophe politique Giovanni Botero (1544–1617). La résignation Ces observations nous conduisent à dire en conclusion que, pour Giraldi, la tragédie figure la résignation à une autorité supérieure, que ce soit à celle du Dieu du ciel ou à celle du monarque terrestre. C’est, de fait, ce que Giraldi avait suggéré en marge de son exemplaire de l’édition de 1554 de ses Discorsi, en disant que la catharsis qui opère dans la tragédie provient de ce que le spectateur perçoit la souffrance comme inhérente à la condition humaine sujette aux attaques de la Fortune («â•¯Discorso intorno al comporre delle tragedie e delle commedie╯», Scritti estetici). Par de telles pensées la Renaissance s’éloigne considérablement de la dialectique humaniste entre fortuna et virtù si bien articulée par Machiavel dans son Prince. Aucune part n’est allouée aux capacités humaines, être prêt ne garantit aucune sécurité, l’audace ne peut s’attendre à aucune récompenseâ•›; il n’y a que dépendance à l’égard d’une autorité supérieure se préoccupant paternellement de sa créature. L’optimisme vivant, confiant en lui-même, qu’avait connu l’humanisme du XVe siècle cède ainsi la place à une acceptation résignée de la condition humaine.
Déstabilisation philosophique: les voies profanes de la pensée Michel Péronnet L’idéologie chrétienne, qui aux XIIe et XIIIe siècles s’était constituée en un système global d’explication du monde entièrement fondé sur le sacré, a été pénétrée dès les XIVe et XVe siècles par la diffusion d’idées profanes. Ce processus, qui pourrait être dénommé «â•¯profanisation╯», tend à soustraire graduellement quelques idées d’abord, puis des principes fondamentaux, à la sphère du sacré pour les transporter dans la sphère du profane. Les historiens usent de termes variés pour opposer ces deux domainesâ•›: «â•¯laïc╯» et «â•¯clérical╯»â•›; «â•¯temporel╯» et «â•¯spirituel╯». Ils ont mis face à face «â•¯religion╯» et «â•¯philosophie╯», ou encore philosophie «â•¯rationaliste╯» et philosophie «â•¯spiritualiste╯». Ils ont aussi formulé la question sur la base d’une opposition entre «â•¯croyance╯» et «â•¯incroyance╯», entre «â•¯religion╯» et «â•¯irréligion╯», entre «â•¯piété╯» et «â•¯impiété╯». Ils ont parlé récemment de «â•¯dissidence╯» et de «â•¯non-conformisme╯»… Marcel Reinhard a mis en garde contre les pièges que tend la «â•¯perfidie d’une terminologie flottante╯», où se mêlent inextricablement des concepts d’époques différentes. Comment s’explique la «â•¯profanisation╯» de la société médiévaleâ•›? Deux faits ont joué dans ce processus un rôle capital. D’une part, aux XIVe et XVe siècles, dans les Facultés de théologie, la scolastique a été de plus en plus critiquéeâ•›; la validité du raisonnement par syllogisme devient de plus en plus suspecte, ce qui ne va pas sans remettre en cause le prestige des autorités traditionnelles. Les solutions qui s’offrent pour sortir de cette crise sont ou le fidéisme ou le scepticisme, en attendant que s’ébauche, dans le sillage du nominalisme, la théorie de la double véritéâ•›: le monde spirituel vit des vérités de la foi, le monde sensible relève d’une vérité rationnelle. D’autre part, les Facultés des arts ont disparu comme établissements d’enseignementâ•›; les professeurs sont allés enseigner dans les collèges, auparavant simples pensionsâ•›; à présent ce sont les collèges qui préparent au diplôme de «â•¯maître-ès-arts╯», lequel donne accès aux facultés de théologie, de droit et de médecine. Or, dans les collèges du XVIe siècle, les classes consacrées à la grammaire et à la rhétorique sont aussi des classes d’apprentissage des langues anciennes. La philosophie y atteint un statut de discipline scolaire dégagée de la théologie et enseignée comme couronnement des études de second niveau. Dans les nouveaux collèges s’épanouissent ce que les hommes du XVIe siècle appellent les arts libéraux (liberales artes), les belles lettres (bonae litterae) ou encore lettres humaines (litterae humanitatis)â•›; peu à peu ces lettres humaines tendent à se distinguer des lettres divines et à acquérir une autonomie spécifique. Au XVIe siècle on voit des gens se placer délibérément – ou apparemment – hors du cadre chrétien. De quels termes usaient les contemporains pour parler d’euxâ•›? Impie, calqué sur le latin, athée ou athéiste, dont le dictionnaire de Calepin donne les définitions en s’appuyant sur Cicéron [Atheosâ•›: … qui nullos esse deos credit. atheistaâ•›: … qui sine deo et religione est]. Le terme athée jouit alors d’une grande force polémique et les théologiens de la Réforme et de la Contre-réforme s’accusent mutuellement ou d’être athée ou d’ouvrir la voie vers l’athéisme. Un autre mot est mescreant, qu’on trouvera chez Montaigne. Etienne Dolet s’est vu appliquer l’épithète de a-Christ, terme qui ne peut se référer qu’à des courants monothéistes non chrétiens. 566
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Paradoxalement l’incroyance est définie en termes de croyance, les incroyants étant «â•¯ceux qui croient qu’il n’y a pas de Dieux et ne croient rien sinon ce qu’ils voient et de quoi ils ont l’expérience.╯» (Pierre de la Primaudaye). Il était difficile pour la philosophie, devenue matière d’enseignement, de s’affranchir de son caractère gréco-latin, donc païen, et le soupçon s’étend à tout l’ensemble de l’enseignement des collègesâ•›: «â•¯Les belles lettres sentent le paganisme╯» déclare Dom Gabriel de Puy-Herbaut. Le passage de l’hellénisme au christianisme reste difficile malgré le De transitu hellenismi ad christianum de Guillaume Budé. En 1548, Omer Talon dans Academia développe l’idée qu’Aristote est «â•¯le père des athées fanatiques, le philosophe des païens et des gentils╯». Le collège royal, plus tard collège de France, réunit des lecteurs royaux pour dispenser un enseignement public. On voit Vicomercato, ancien étudiant de Padoue, ami de Dolet et de Ramus, nommé à la chaire de philosophie nouvellement créée. La production imprimée trouve dans le public lettré un foyer d’accueil pour les oeuvres philosophiques, soit en traduction dans la langue maternelle, soit dans des traductions du grec en latin, soit dans le texte original grec ou latin. On peut suivre, par exemple, à travers les éditions, la fortune de l’œuvre de Sénèque considéré comme le chef de file de l’école stoïcienne. De 1475 à 1478 trois éditions se succèdent à Paris, à Rome, à Naples. De 1478 à 1527 les éditions partielles se multiplient jusqu’à l’édition à Bâle des oeuvres complètes entre 1527 et 1529. Caractéristiques du siècle et indice certain de l’élargissement du public apparaissent des traductions de Sénèque en français, en anglais, en allemand, en italien, en castillan. Sénèque est sans conteste le moraliste le plus lu du XVIe siècle. A travers le De natura rerum de Lucrèce très rapidement abordable en toute langue, les lecteurs du XVIe siècle découvrent une explication du monde qui se détache des théories transcendantes ou mystérieuses et qui propose de fonder la physique, la morale et la métaphysique sur le concept de nature. Par Lucrèce, la philosophie de Démocrite est connue en Europe. Les oeuvres de Lucien de Samosate offrent des modèles d’ironie et de dérision du religieux tandis que celles de Pyrrhon développent le scepticisme qui, se fondant sur la raison, renforce la distinction déjà établie entre la Philosophie et la Théologie, entre les vérités de raison et les vérités de foi. Les ouvrages d’histoire de la philosophie de Diogène Laërce et de Sextus Empiricus encouragent la recherche philosophique et l’établissent sur la confrontation des systèmes. Il faut dans cette perspective du positionnement des grands systèmes philosophiques au début du XVIe siècle prendre en compte l’enseignement de l’université de Padoue. Autour de Pomponazzi (1462–1524) se réunissent plusieurs générations d’enseignants qui traitent tous de la philosophie d’Aristote, de son rayonnement et de sa critique. Tous pensent encore qu’elle peut donner une maîtrise complète du savoir. Ils posent la nature comme objet d’étude totalement indépendant et recherchent les causes des effets naturels, selon le titre d’un ouvrage de Pomponazzi. Peu importe que celui-ci trouve dans les astres la cause des effets naturels, qu’un des médecins influencés par les Padouans, Paracelse (1493–1541), débouche sur l’alchimie et que Jérôme Cardan (1501–1576), qui a établi les bases du calcul algébrique, aboutisse à la magie naturelle et astrologique. Ce qui compte est qu’un foyer d’enseignement supérieur soit en rupture avec la scolastique et diffuse les bases d’une philosophie qui ne doit rien à la scolastique. L’influence de Padoue, de Venise et d’autres universités italiennes est difficile à cerner, mais on sait que des étudiants français viennent achever leurs études en Italie et que quelques
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Anglais y sont passés. Dans l’ensemble une approche nouvelle de la philosophie par l’enseignement universitaire italien est diffusée en Europe. A cela s’ajoutent les solidarités qui se créent entre professeurs et étudiants, entre professeurs, entre étudiants. Dans toute l’Europe chrétienne une répression publique des infractions religieuses s’est instituée au temps de la Respublica christianaâ•›: deux types d’infraction relèvent de ces juridictions spéciales mises en place sur délégation du Papeâ•›: l’hérésie d’une part, le sacrilège et le blasphème d’autre part. La juridiction spéciale est l’Inquisition ou encore le Saint-Office. A partir du XIIIe siècle l’évolution de l’institution inquisitoriale a amené des divergences sensibles selon les États. En France au début du XVIe siècle, la législation d’obligation religieuse est toute de droit civil et public et la répression relève des tribunaux du Roi, qui jugent hérétiques, blasphémateurs et sacrilèges. En Italie l’Inquisition, restée pontificale et épiscopale, est réorganisée par Paul III en 1542â•›:â•›le Saint-Office composé de six cardinaux nomme les inquisiteurs appelés à juger dans les tribunaux particuliers – une quinzaine dans la péninsule à la fin du XVIe siècle. On connaît le caractère particulier de l’organisation des tribunaux de l’Inquisition dans les pays d’obédience espagnoleâ•›: tribunaux dans lesquels les juges présentés au Pape par le Roi ont à la fois un caractère spirituel et un caractère temporel et sont placés sous l’autorité d’un Conseil royal. Ces tribunaux au milieu du siècle surveillent les convertis, juifs ou mahométans, et répriment les écarts des «â•¯vieux chrétiens╯», notamment le blasphème, surtout dans le juron «â•¯je renie Dieu╯». Les inquisiteurs «â•¯ont compris la véritable nature du blasphème, qui, sauf exception ne remet pas réellement en cause la foiâ•›: ils le savent rituel, stéréotypé, fondé sur des formulestypes╯» (B. Bennassar). En 1536, le Comte de Saldana est condamné à 12 ducats d’amende pour avoir ditâ•›: «â•¯je ne crois pas en Dieu╯» et «â•¯je renie Dieu╯». Le jugement pour blasphème apparaît «â•¯comme une activité d’appoint quand le tribunal n’a pas autre chose à faire.╯» (B. Bennassar) Dans les années 1550 l’Inquisition espagnole commence à publier des index de livres interdits, notamment ceux de Louvain, avec un appendice espagnol et surtout entame une politique de répression systématique contre les luthériens. En fait l’Inquisition espagnole poursuit le blasphème et le sacrilège sans pour autant que l’un ou l’autre de ces crimes révèle un changement de nature par rapport aux définitions des XIIe et XIIIe sièclesâ•›: jurons et processions ridiculisées par dérision et mascarade sont quasiment habituels et s’accompagnent généralement de peines matérielles faibles (amendes) et de réparations spirituelles. La législation appliquée en France, tant canonique que royale, connaît et réprime deux infractions dans le domaine religieuxâ•›: le blasphème et le sacrilège. D’une manière générale dans le blasphème public on distingue les blasphèmes qui ne remettent pas en cause les articles de foi et ceux qui sont une attaque directe de ces articlesâ•›: de ceux qui se livrent à ces derniers blasphèmes, l’Inquisition, qu’elle soit épiscopale, pontificale ou royale, fait des hérétiques, car ils refusent de croire en la toute-puissance de Dieu et nient Dieu en parole et en action. Mais le blasphémateur peut aussi être appelé rebelle et infidèle, car il parle ou agit contre l’honneur de Dieu. Dès lors le système de définition repose sur les termes d’infidèle et d’hérétique. Le fidèle est celui qui croit fermement et confesse simplement ce que croit l’Église catholique. L’hérétique est le non-fidèleâ•›; l’infidèle est celui qui n’est pas membre de l’Église catholique et ne reçoit pas la communion.
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La législation publique française d’obligation catholique s’est mise en place depuis saint Louis et ses édits sur les blasphémateurs et les sacrilèges. Henri II réunit tous les actes de ces ancêtres en une législation homogène qui demeurera en application en France jusqu’en 1789. A Strasbourg en 1533, Bucer dénonce «â•¯la vieille secte épicurienne…╯». Au conseil de ville le 14 janvier 1534 Hedion signale aux magistrats que dans la ville vivent «â•¯ceux qui ne croient rien du tout, d’où il résulte une vie misérable, arbitraire, épicurienne et bestiale╯». Ces plaintes vont créer entre 1540 et 1599 toute une réglementation religieuse abondante et minutieuse. Au milieu du XVIe siècle à Genève il n’existe pas d’organisme complexe de répression des déviations religieuses comme en Italie, en Espagne ou en France. L’autorité civile, sur proposition de l’autorité religieuse, intervient cependant en interdisant l’impression, l’exposition, la vente et la détention de certains livres. Peu à peu la pratique quotidienne s’appuie sur des textes normatifs imposant l’autorisation préalable à l’impression (1539), réunissant les textes antérieurs dans une ordonnance sur le fait d’imprimerie (1560), imposant, finalement, de soumettre toutes les publications à la compagnie des pasteurs (1577). L’affaire Gruet, en 1547, à Genève montre la vigilance des magistrats genevois contre les «â•¯intolérables blasphèmes╯» qui s’attaquent à Moïse et au Christ, à l’Écriture, à l’immortalité de l’âme et à toutes les religions. En mai 1550, dans une correspondance privée, Calvin dénonce les «â•¯exécrables impiétés╯» de Gruet. A la découverte d’un placard attaquant les ministres placés sur la chaire de Saint-Pierre, l’appareil judiciaire s’ébranle le mardi 28 juin 1547, dans la matinée du lendemain de la découverte. Jacques Gruet soupçonné d’être l’auteur du placard est arrêté aussitôt et interrogé le 30 juin. Le 9 juillet, devant les réticences et rétractations de Gruet, les juges ordonnent la torture et les jours suivants, sous la torture, l’accusé avoue un complot contre Genève, ourdi à Lyon avec Étienne Dolet et reconnaît être l’auteur de poèmes épicuriens. Le 16 juillet Jacques Gruet est exécuté. Les idées de Gruet sont connues grâce aux pièces du procèsâ•›: Gruet a raillé Moïse, tous les patriarches et prophètes, a ridiculisé la Vierge dans son «â•¯honneur et sa pudicité╯», a nié la divinité du Christ, «â•¯a montré une réelle détestation de l’évangile╯» et finalement a avoué «â•¯se moquer de toute chrétienté.╯» En somme, la fin de l’influence exclusive de la scolastique, la séparation amorcée entre deux disciplines d’enseignement, l’une réservée aux clercs, la théologie, l’autre accessible aux laïcs, la philosophie, la diffusion des grandes oeuvres des philosophes anciens auprès d’un public capable de les comprendre, la réactivation des systèmes de répression des déviations religieuses, la mise en place d’un vocabulaire tant de définition que de répression, apparaissent comme autant d’indices de l’existence de courants non-chrétiens dans l’Europe du XVIe siècle. Entre 1540 et 1560 un certain nombre d’auteurs chrétiens consacrent tout ou partie de leurs oeuvres à la dénonciation et à la condamnation des oeuvres de ce courant non-chrétien. En 1543, Guillaume Postel dans le De orbis terrae concordia préciseâ•›: «â•¯Nefarius tractatus Vilanovi de tribus prophetis, Cymbalum mundi, Pantagruellus, Novae Insulae╯». Il est vraisemblablement le premier à citer des noms d’auteurs et des titres d’œuvres. On peut souligner «â•¯nefarius tractatus Villanovi de tribus prophetis╯» et traduire ainsi «â•¯le traité impie et criminel dû à la plume de Villanovus consacré aux trois prophètes╯». Ce traité pourrait être, en version manuscrite voire imprimée, la première version publique du Traité des Trois imposteurs, dénonçant les prophètes du Dieu unique, Moïse, Jésus et Mahomet, comme des imposteurs. Les autres titres concernent des livres figurant au catalogue des livres interdits par la Sorbonneâ•›:
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le Cymbalum, condamné comme perniciosus sans pour autant contenir des erreurs patentes en matière de foi et Pantagruel inscrit sur la liste des livres dont la Sorbonne, avec la sanction du Parlement de Paris, interdit la lecture aux sujets du Roi de France. Novae Insulae pose un problème d’attribution. Guillaume Postel, en 1543, est connu pour avoir voyagé en Orient sur ordre de François Ier, acquérant des connaissances qui lui permirent d’obtenir une chaire de mathématiques et de langues au Collège Royal. C’est après cette date que commence pour lui une vie difficile où il connaîtra la prison. En 1544 à la suite de la lettre d’Adam Fumée, Calvin écrit Excuse à Messieurs les Nicodémites, ouvrage dans lequel il dénonce Rabelais, Dolet et Bonaventure Des Périers et les range parmi «â•¯les lucianiques╯» qui paraissent suivre l’Évangile en public mais qui s’en détachent et s’en moquent en privé, «â•¯ne l’estimant pas plus qu’une fable╯». Jean Visagier (1510–1542) dénonce dans ses pamphlets, dès 1532 dans In Luciani sectorem, puis en 1541 dans In quemdam irreligiosum Luciani sectorem, la secte des «â•¯lucianistes╯»â•›; il prononce le nom de Doletâ•›: «â•¯Ricane, singe de Lucien… Tu ne m’ameneras pas à tes doctrines. Nier au ciel l’existence d’un Dieu qui voulut que son fils mourût pour le salut des hommes. Nier la faute d’Adam qui a livré le genre humain à l’âpre dent de la mort. Nier le jugement suprême et les peines infernales…╯». Dans le Glaive de la Parole véritable, Guillaume Farel, en 1550 dénonce «â•¯épicuriens, athéïstes et libertins╯» sans que l’on puisse distinguer clairement des nuances, sinon qu’il y a négation théorique de la morale chrétienne (Épicure), de la théologie chrétienne (athéïstes) et sans doute mépris pratique et quotidien de la morale chrétienne (libertins). Au milieu du XVIe siècle, Calvin publie à Genève, en latin d’abord, en français ensuite, le Traité des Scandales (1550). Par scandales, Calvin entend «â•¯tous les empêchements qui détournent du bon chemin, celui indiqué, ordonné par la volonté de Dieu╯». Parmi les «â•¯scandales╯» Calvin fustige les théories des incrédules, celles des «â•¯a-christ╯», celles des philosophes et des rhétoriciens, en nommant Démosthène, Cicéron, Platon et Aristote, qui détournent de l’école de Dieu «â•¯ad philosophiam╯»â•›; celles des épicuriens qui s’efforcent d’éteindre la doctrine de Dieuâ•›; celles des «â•¯libertins spirituels de Genève╯» qui, acceptant la théologie réformée, refusent pourtant l’éthique qui en découle et «â•¯veulent continuer leur train de dissolution…╯»â•›; celles de l’impiété et de ceux qui «â•¯ont toujours orgueilleusement contemné l’évangile… Agrippa, Villeneuve, Dolet╯» et de ceux qui «â•¯après avoir gouté l’Évangile ont été frappés d’un même aveuglement╯» et débouchent sur des sacrilèges [Sacrilega ludendi and ridendi audacia]â•›: Rabelais, Gouvea, Bonaventure Des Périers. On notera que l’on retrouve ici les noms déjà cités dans l’Excuse à Messieurs les Nicodémites. Calvin est précis dans son attaque et, après avoir cité des noms, il définit la théorie soutenue par ces auteurs, qui distillent «â•¯le venin de l’impiété… pour remplir le monde d’un contemnement de Dieu╯»â•›; leur but est clairement définiâ•›: «â•¯ut atheïsmo orbem repleant╯»â•›; ainsi «â•¯omnia religionis principia convellunt╯». Calvin développe les arguments soutenus par ces auteursâ•›: les religions sont des créations humaines, ce qui a été avancé par Evhémère, Lucien, Lucrèce. La doctrine du péché et des peines est faite «â•¯pour épouvanter les petits enfants╯». Dans le Traité des Scandales, Calvin dénonce des théories philosophiquesâ•›: négation de Dieu, négation de la Providence, négation de l’enfer et des peines éternelles, négation de l’immortalité de l’âme. Il qualifie les auteurs qui diffusent ces théories et les milieux qui les reçoivent d’↜«â•¯épicuriens…
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lucianiques… impies… libertins spirituels… athées╯». Calvin poursuit son traité en déclarant que ces idées sont largement répandues, «â•¯singulièrement aux cours des Rois et des princes, entre gens de justice, protonotaires et autres de bonnet rond, entre les gentilshommes, trésoriers et gros marchands…╯». Calvin utilise par ailleurs le terme employé par Adam Fumée en 1543 de «â•¯a-christ╯», qui qualifie des gens «â•¯contents d’avoir l’Évangile… d’en deviser joyeusement et par esbat avec les dames, moyennant que cela ne les empêche point de vivre à leur plaisir…, ces mignons de cour et ces dames qui n’ont jamais appris que d’être mignardées╯». Il distingue soigneusement ce scandale des autres, de ceux créés par l’Église romaine, «â•¯par les francs et droits papistes╯» par les négateurs de la Trinitéâ•›: Servet et Ochino. Pierre Viret, tant dans l’Exposition de la doctrine chrétienne que dans l’Interim, dénonce «â•¯les épicuriens et athéïstes desquels le monde est maintenant tout rempli.╯» On notera que ces ouvrages sont destinés aux fidèles et plus spécialement aux fidèles de Montpellier. Dans l’Interim fait par scandale en forme de dialogue, Pierre Viret dans six dialogues dénonce «â•¯les moyenneurs, les transformateurs, les libertins, les persécuteurs, les édicts et les modérés╯». Viret, d’autre part, indique l’auto-qualification des personnes constituant ce groupeâ•›: «â•¯ils déclaraient qu’ils étaient athéïstes et épicuriens╯». Viret enfin précise que ces personnes «â•¯ne suivent ni l’Évangile, ni la messe… et vivent à leur fantaisie╯». Dans l’Apologie pour Hérodote, Henri Estienne dénonce l’athéïsme, les athées et les divers courants qui en sont prochesâ•›: «â•¯Notre siècle a fait revivre Lucien en un François Rabelais… en matière d’écrit brocardant toute religion…╯», qui n’a croyance «â•¯ni de Dieu, ni de sa providence… non plus qu’en a cru le méchant Lucrèce.╯» Au milieu du XVIe siècle, de Guillaume Postel à Pierre Viret, un certain nombre de faits sont mis en évidence, liés entre eux et présentés de façon polémique comme les marques de courants de pensée ou de pratiques quotidiennes détachés du christianisme. Les auteurs des réformes catholiques et protestantes dénoncent à l’envi le relâchement des mœurs menant à une vie quotidienne non chrétienneâ•›: habitude et banalisation du blasphème, débauche, duel, danse, jeux de hasard, sodomie et bestialité. Les deux réformes condamnent vigoureusement ces entorses à la conduite chrétienne dans la pratique quotidienne, les réprimant par les consistoires en régime réformé calviniste, par les tribunaux du Roi de France, par les diverses incarnations de la procédure d’inquisitionâ•›: Saint-Office pontifical et épiscopal en Italieâ•›; Inquisition royale, pontificale et dominicaine dans les territoires de la couronne d’Espagne. A propos des milieux proches du pouvoir, les prédicateurs dénoncent à l’envi le cynisme des gouvernants et l’oubli des principes chrétiens dans la vie politique et dans les relations entre États, illustrant d’exemples précis l’adage «â•¯Qui nescit dissimulare nescit regnare╯». Tous ces traits se retrouvent chez Philippe Strozzi, maréchal de France, qui refuse les derniers sacrements. Tant Guillaume Postel que Calvin relèvent l’existence de courants philosophiques et d’œuvres – attribuées formellement à des auteurs ou restées anonymes – qui à leurs yeux représentent un courant athée. En tête viennent les philosophes païensâ•›: Démosthène, Cicéron, Platon, Aristoteâ•›; puis les écoles philosophiques païennesâ•›: les épicuriens, les stoïciens, les cyniques. Des auteurs contemporains souvent encore vivants sont citésâ•›: Agrippa, Villeneuve, Dolet, ainsi que des titresâ•›: De Tribus prophetis, Cymbalum mundi, Pantagruellus, Novae insulae. Calvin ajoute trois noms à cette liste, ceux des auteurs qui «â•¯après avoir gouté l’Évangile ont été frappés du même aveuglement╯»â•›: Rabelais, Gouvea, Bonaventure Des Périers. Par «â•¯même
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aveuglement╯» Calvin renvoie à la phrase précédente «â•¯ceux qui ont toujours orgueilleusement contemné l’Évangile╯». Ailleurs Lucien et les lucianistes («â•¯sectatores Luciani╯») sont condamnés. Henri Corneille Agrippa de Nettesheim est né à Cologne en 1486. Il entre dans le réseau de l’éducation humaniste des collèges à Paris, où il se lie à une sodalitas dont les membres sont Ganay, Champier, Bovelleâ•›; puis il se rend à Naples, en Avignon, à Lyon, à Dôle, à Oxford, où il connaît John Colet. Il devient professeur à l’université de Pavie et commente le Banquet de Platon pour ses élèves. A Metz, il approche de près Lefèvre d’Étaples et s’engage dans la querelle des trois Maries. Il poursuit l’errance humaniste de collège en collège, d’université en université, à Genève (1522), à Lyon (1522–1526), à Grenoble (1526–1535). Il porte successivement les titres de «â•¯professeur de Saintes Lettres╯» puis «â•¯doctor utriusque juris et medicinae.╯» Agrippa est connu dans les milieux humanistes pour ses prises de position dans la querelle des femmes, exprimées dans une oeuvre publiée en 1529â•›: Noblesse et préséance du sexe féminin. Il se fait surtout remarquer par deux ouvrages de philosophieâ•›: le De philosophia occulta (1531) condamné par les facultés de théologie de Louvain et de Cologne dès sa parution et le De incertitudine et vanitate scientiarum dont le titre à lui seul révèle l’orientation sceptique. Agrippa développait dans sa Philosophia occulta une argumentation cohérente destinée à montrer que le monde s’expliquait par des relations fondées sur des affinitésâ•›: il donnait le nom de magie à l’établissement de ces relations, d’où la «â•¯magie naturelle╯» fondée sur les mathématiques, la «â•¯magie céleste╯» sur la physique et la «â•¯magie cérémonielle╯» sur la théologie. Agrippa a commenté le Poimandres et écrit un De Triplice ratione cognoscendi Dei. Malgré de bons appuis à la Cour impériale, protégé par Marguerite d’Autriche et l’empereur lui-même, Agrippa a eu quelquefois des difficultés à défendre son oeuvre contre ceux qu’il appelle «â•¯les théo-sophistes╯», c’est-à-dire les dominicains de Cologne, inquisiteurs de la foi dans la vallée du Rhin. Le De philosophie occulta est censuré par l’Université de Louvain en 1532. En ce qui concerne Villeneuve (Vilanovus) on ne voit aucune raison de ne pas penser qu’il s’agit de Simon de Neufville, professeur à l’université de Padoue, mort en 1530, qui a bien connu Pomponazzi et ses disciples et qui a eu pour élève, entre autres, Etienne Dolet. Gouvea est étudiant à Padoue en 1539. Rien n’indique que Rabelais en Italie ou à Lyon n’ait pas été en rapport avec des étudiants ou ex-étudiants de Padoue. La voie de diffusion des Padouans a pu être le réseau médical qui passe pour particulièrement touché par des doctrines non chrétiennesâ•›: «â•¯medici aut atheisti╯» dit-on souvent et l’expression est reprise plus tard par Robert Browne dans Religio medici. Postel semble bien faire de ce Villeneuve l’auteur du traité impie («â•¯nefarius╯») consacré aux Trois prophètes (De Tribus Prophetis), rédigé avant 1530 et circulant parmi les Padouans. Un exemplaire manuscrit du traité aurait été vu dans les mains de Ramus par Florimond de Raemon au collège de Presles vers le milieu du XVIe siècle. Le dernier nom cité par Postel est celui de Dolet, auteur, traducteur, éditeur, imprimeur qui meurt au milieu de ses livres, après avoir eu la langue tranchée, sur un bûcher de la place Maubert à Paris le 3 août 1546. Ce supplice l’inscrit parmi les auteurs suspects de manquements à l’orthodoxie catholique. Il avait été, dans l’acte d’accusation, traité de matérialiste et poursuivi pour avoir nié l’immortalité de l’âme. Les noms de Rabelais, Gouvea, Bonaventure Des Périers renvoient aussi aux titres attribués à ces auteurs par les libelles dénonçant le courant profane – à l’exception de Gouvea.
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L’inclusion d’Antonio de Gouvea (1505–1566) parmi les auteurs qui après avoir goûté l’Évangile s’en sont détournés pourrait s’expliquer par son rôle comme principal du collège de Guyenne à Bordeaux, au moment de sa restauration en 1534. Autour de lui se regroupent des professeurs pour la plupart, comme lui, anciens étudiants de Padoue, tels Muret ou Buchanan, restés en contacts épistolaires avec leurs condisciples à Lyon, à Toulouse, à Cahors, à Agen et à Nérac. Du collège de Guyenne sortira un nombre considérable d’élèves formés aux disciplines de l’humanisme par Gouvea, tels Étienne de la Boétie et Michel de Montaigne. Bonaventure Des Périers passe, depuis l’Apologie pour Hérodote d’Henri Estienne, pour l’auteur «â•¯des quatre dialogues poétiques, fort antiques, joyeux et facétieux╯» réunis sous le titre de Cymbalum Mundi, «â•¯supprimé╯» par décision du Parlement de Paris, après consultation de la Sorbonne le 19 juillet 1538. Il est bien spécifié que le livre, soumis au Parlement par le Roi en personne, doit être «â•¯supprimé╯» parce qu’il est pernicieux («â•¯perniciosus╯»)â•›; cependant, il est aussi précisé que le livre «â•¯ne contient aucune erreur manifeste contre la foi╯». Ce texte a donné matière à interprétations et polémiques. On a tenté d’interpréter les noms des personnages comme autant d’anagrammes. L’auteur, Thomas du Clevier, devient Thomas «â•¯l ’incrédule╯» tandis que son dédicataire Pierre Tryocan se transforme en Pierre «â•¯Croyant╯». Dans la préface l’œuvre est présentée comme la traduction d’une oeuvre latine retrouvée dans un vieux couvent, mais la facétie traductrice tourne à l’allusion blasphématoire par la traduction de «â•¯Me Hercule╯»â•›! en «â•¯Morbieu╯»â•›! de Per Jovem en «â•¯Sambieuâ•›!. La simple facétie en revanche retrouve ses droits avec la traduction de «â•¯vin de Phalerne╯», fameux vin antique, par «â•¯vin de Beaune╯» bien connu des amateurs modernes. Il ne faut pas trop d’imagination pour admettre l’assimilation entre le livre de Jupiter, que Mercure doit faire relier, et la Bible. Pas plus qu’il n’en faut pour comprendre l’accusation de blasphème portée par Curtelius contre Mercure, qui avait dit que «â•¯Jupiter ne boit pas meilleur nectar╯»â•›: la dénonciation du blasphémateur par n’importe quel chrétien est la pierre angulaire de l’Inquisition. Les personnages du second dialogue font l’objet des mêmes recherches anagrammatiquesâ•›: Rhetulus devient Lutherus, Cubercus devient Bucer. Les érudits ont plus de difficultés avec Drazig qui peut devenir Girard, certes, mais sans que l’on puisse dire si ce Girard est Érasme ou Girard Roussel, l’évêque d’Oloron. Quand à Trigabus on peut y voir «â•¯triple gabeur╯» et l’on peut citer un dialogue de Lucien dans lequel Ménippe accompagne Mercure et se moque de trois philosophes. Le dialogue, à travers la tentative de reconstitution de la pierre philosophale cassée en morceaux par Mercure, se moque de la diversité des systèmes philosophiques et conclut par la boutadeâ•›: «â•¯Tu nous les as bien mis en besogne, ces veaux de philosophes╯» et l’opinion finaleâ•›: «â•¯Il me semble qu’ils ne sont guère sages╯». Que recouvre ce dialogueâ•›? Plutôt le désarroi intellectuel devant la multiplicité des solutions philosophiques qu’une invite directe à un scepticisme négateur. Les moqueries du troisième dialogue sur les aventures amoureuses de Jupiter et la jalousie de Junon se placent au niveau de la facétie érudite et il faudrait beaucoup de malveillance pour assimiler Jupiter au Dieu des chrétiens. Le quatrième dialogue ne paraît pas susciter d’interprétations. Restent deux titres, Pantagruellus et Novae Insulae et un auteur, Rabelais. Si le premier titre ne pose évidemment aucun problème, il n’en va pas de même du second. On peut se demander
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Michel Péronnet
quelle oeuvre recouvre ce titre cité en 1543 par Guillaume Postel, peut-être désignée par un surnom ou un titre abrégé et familier. Le Cymbalum Mundi et les Grandes Annales et très véritables des gestes et merveilleux faits du Grand Gargantua et Pantagruel sont condamnés en Sorbonne, le premier le 19 juillet 1538, le second en 1542, mais il ne paraît aucun titre dans les catalogues des livres censurés auquel pourrait s’appliquer le titre Novae Insulae. On sait combien l’œuvre de Rabelais a suscité de polémiques et de querelles, les uns faisant de Rabelais un précurseur de la libre pensée anticléricale, les autres démontrant qu’il manquait à l’époque l’outillage mental permettant de penser l’athéïsmeâ•›; les uns faisant de Rabelais un sceptique souriant, les autres un chrétien sincère et profond. Il suffit de rappeler la condamnation des deux premiers livres, tout comme celle du Cymbalum Mundi, pour soutenir l’argument que, comme le Cymbalum, Pantagruel peut à la lecture susciter des pensées coupables sans pour autant être entaché d’erreurs contre la foi. Au milieu du XVIe siècle entre 1550 et 1560 on peut, dans la controverse religieuse, repérer très nettement les indices de l’existence d’un courant non-chrétien, d’un groupe empruntant des voies différentes de celles du christianisme. Les auteurs issus des deux réformes combattent à l’envi ces non-chrétiensâ•›: les catholiques pour se disculper de l’accusation d’idolâtrie, voire d’athéïsme, portée par les réformés, ceux-ci s’efforçant de montrer que la réforme ne débouche pas sur l’anabaptisme, le spiritualisme mystique, l’indifférence, l’impiété et finalement sur l’athéïsme. Conscients du danger que fait courir à la chrétienté le développement de courants ouvertement et clairement non chrétiens, les auteurs des deux réformes, catholique et protestante, s’engagent dans la voie de la défense de la chrétienté par le renforcement quantitatif et qualitatif des oeuvres d’apologétique. Ce courant d’apologétique chrétienne touchera toute l’Europe et suscitera aussi bien l’exposé de la théologie de Raymond Sebon par Montaigne que l’œuvre du réformé français Du Plessis Mornay en 1581â•›: De la vérité de la religion chrétienne contre les athées, les épicuriens, les païens, les Juifs, les mahométistes et autres infidèlesâ•›; il passe aussi bien par l’œuvre du Père Jésuite Garasse sur les «â•¯beaux esprits de son temps╯» que par les Livres de la sagesse (1601) de Pierre Charron. Ce courant des défenseurs du christianisme montre, s’il en était besoin, l’unité de la chrétienté malgré l’explosion religieuse du XVIe siècle. Mais, en face de la masse des fidèles, apparaissent quelques hommes totalement détachés de l’enseignement chrétien, ne faisant référence ni à Dieu, ni à la Trinité, ni à la malédiction d’Adam, ni au péché originel, ni à l’immortalité de l’âme, ni au Jugement dernier, ni à l’intervention d’une divinité quelconque dans le fonctionnement du monde et de la société. Ces hommes montrent qu’un monde non chrétien est concevable en se fondant sur l’idée de matière et de nature, sur la confiance en la raison humaine pour fonder la connaissance, sur la confiance en la spiritualité humaine pour élaborer et développer des valeurs éthiques humaines transcendantes, applicables dans la vie sociale.
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Index A Aa, Van der╇ 372 Aberlin, Joachim╇ 109 Abraham ben Ezra╇ 399 Abraham ben-Chijja╇ 400 Acaña, Gonzalo da╇ 103 Accursius╇ 388, 390 Aceti de’ Porti da Fermo, Serafino╇ 96 Acontius, Giacomo╇ 385 Adorno╇ 507 Adriani, Marcello Virgilio╇ 436 Adrien VI (Adrianus Sextus)╇ 35, 118, 133 Aelfric╇ 155 Affaitadi, famille╇ 9 Afonso, Don╇ 475, 483 Afonso de Sousa╇ 480 Agostín, Antonio╇ 390 Agramant╇ 18 Agricola, Georgius Glauchensis╇ 396, 415, 416, 452, 458, 463 Agricola, Michel╇ 110, 157 Agricola, Rodolphe╇ 176, 235, 238, 244 Alamanni, Luigi╇ 40, 41, 308, 325 Alarcón, Luis de╇ 101 Albert le Grand╇ 462 Alberti, Leon Battista╇ 27, 29, 32, 155, 172, 217, 228, 229, 284, 286, 288, 289, 294, 301, 304, 398, 458 Albertini, Francesco╇ 292 Albohali╇ 399 Albucasis╇ 422 Alcántara, Pedro de╇ 100 Alcaraz, Pedro Ruiz de╇ 87, 88, 90 Alchabitius╇ 399 Alciat, André (Alciato, Andrea)╇ 369, 375, 376, 390, 391, 395 Alcibiade╇ 198 Alcionio, Pietro╇ 38 Aldrete╇ 167 Aldrovandi, Ulisse╇ 445 Alemanni, Luigi╇ 453 Alexandre VI╇ 405, 486 Al-Farghani╇ 400 Alfeld, Augustin von╇ 52
Ali-Ibn Abi al-Rajjal╇ 399 Almagro╇ 478, 479 Al-Petragius╇ 400 Alphonse Ier╇ 361 Altdorfer, Alfred╇ 32 Alterius, Marius╇ 467 Althammer, Andreas╇ 383 Alunno, Francesco╇ 173, 403 Alvares, Francisco╇ 474 Amatus Lusitanus (pseud.), Branco Castello╇ 430, 446 Ambroise, saint╇ 116, 124, 125, 128, 371, 428, 429, 431, 433 Amerbach╇ 117, 369, 371 Amman, Jost╇ 452 Ammirato, Scipione╇ 376 Ammon╇ 397 Amsdorf, Johann╇ 57, 64 Amsdorf, Nikolaus von╇ 57, 64 Amyot, Jacques╇ 179 Anchieta, José de╇ 483 Andelli, Henri d’╇ 228 Andrés de Laguna de Segovia╇ 438 Andrew, Robert╇ 194, 470 Andrews, Lawrence╇ 140, 439 Andrieu, François╇ 270 Androuet du Cerceau╇ 298 Aneau, Barthélemy╇ 164, 180, 258, 278 Angeli, Pietro degli╇ 249 Angelico (Fra)╇ 292 Ango, Jean╇ 476, 477 Anjiro╇ 484 Anne de Bretagne╇ 220 Anouilh╇ 563 Anselme, saint╇ 124, 125 Antisthène╇ 199 Antoni da Moneglia╇ 99 Antonin, saint╇ 560 Antonini da Viterbo, Egidio╇ 101 Antonio de Cartagena╇ 470 Anyès Joan Baptista (Agnesius)╇ 95 Apian, Pierre (Apianus Petrus)╇ 396, 401, 402, 419 Apian, Pierre (Apianus Petrus)╇ 396, 401, 419, 484, 487, 488 Apollonius╇ 531
619
Apulée╇ 308, 342, 436, 439 Arce de Otalora, Juan╇ 322 Archimède╇ 395, 420 Aretino, Pietro (L’Arétin)╇ 37, 212, 287, 288, 466 Ariès, Philippe╇ 203, 206 Ariosto, Ludovico (L’Arioste)╇ 16, 36, 38, 168, 181, 215, 252, 307, 308, 325, 327, 366, 497, 499, 509, 511 Aristophane╇ 538 Aristote╇ 16, 54, 62, 183, 187, 190, 243, 247, 249, 250, 251, 253, 263, 265, 276, 280, 372, 406, 407, 408, 412, 450, 495, 496, 570, 571 Aristoxène╇ 276 Armenini╇ 294 Arnauld de Villeneuve╇ 422 Arnobe╇ 372 Arnold, Gottfried╇ 82 Arrivabene╇ 17 Arthur, prince╇ 156, 318, 326, 410, 491, 516 Artopaeus╇ 125, 127 Artusi, Giovanni Maria╇ 266 Ascham, Roger╇ 175, 180, 201, 202, 206, 222 Atahualpa, empereur╇ 478 Athanase d’Alexandrie╇ 55, 116, 139 Atkinson, Geoffroy╇ 493 Attai(n)gnant, Pierre╇ 544 Aubert, Guillaume╇ 13 Aubigné, Agrippa d’╇ 75 Audet, Nicolas╇ 100 August Ier╇ 65 Augustin d’Hippone, saint╇ 54, 124, 125, 126, 128, 134, 135, 210, 268, 269, 281, 371, 380, 495, 553, 558 Aullu-Gelle╇ 374 Auvray, Sieur Jean╇ 330 Averroès╇ 422, 425, 555 Avicenne╇ 422, 425, 440 Ayala, chancelier╇ 324 Ayerbe, Maria╇ 97 Azamor╇ 499 B Bade, Hostelye╇ 370
Index
620 Bade, Josse (Jodocus Badius van Asche)╇ 369, 370, 371, 372 Bade, Perrette╇ 372 Baduel, Claude╇ 190 Baduis, Conrad╇ 117 Baers, Henri (Vekenstyl)╇ 487 Baïf, Jean-Antoine de╇ 75, 244, 266, 267, 274, 276, 277, 278, 279, 280, 282, 283, 311, 365, 366, 538, 550 Balakian, Anna╇ 1 Balassi, Bálint╇ 169 Balboa╇ 476 Baldung Grien, Hans╇ 32, 152 Baldus╇ 389, 394 Bale, John╇ 120, 384, 537 Ballarini de Novati, Vittorino╇ 98 Balzac, Honoré de╇ 329 Banckes, Richard╇ 438 Bandello, Matteo╇ 19, 180, 290, 308, 340, 343, 344, 367 Bandinelli, Baccio╇ 285, 287, 289, 292 Barbari, Jacopo de’╇ 293 Barbaro, Daniel╇ 295, 302, 303, 304, 398 Barbaro, Ermolao╇ 402, 435, 454, 538 Barberousse╇ 11, 12, 13, 18 Barbieri, Giovanni Maria╇ 173 Bardi, Giovanni de’╇ 9, 280 Barlow, Roger╇ 453, 500 Barlow, W.╇ 127 Barnabé de Palma╇ 100 Barnes, Robert╇ 119 Baron, Éguinaire╇ 392 Baronio, Cesare╇ 382 Baronius╇ 120, 145 Barran (ou Barren) Henry de╇ 120 Barreto, João Nunes╇ 483 Barros, João de╇ 167, 174, 321 Bartoli, Cosimo╇ 289, 293, 398 Bartolus╇ 389, 390 Basile, saint╇ 134, 142 Bassano, Jacopo╇ 292 Bataillon, Marcel╇ 325, 496 Baudouin, François╇ 386 Baxandall, M.╇ 231 Bâyazîd II╇ 11 Beatus╇ 128, 371, 383 Beaune, Jacques de╇ 173, 573 Beauxamis, Thomas╇ 118 Bebel, Heinrich╇ 256, 383 Beccadelli, Lodovico╇ 95
Bectoz, Claude de (soeur Scolastique)╇ 367 Béda, Noël╇ 184, 371 Behaim, Martin╇ 403 Beham (frères)╇ 152 Beham, Hans Sebald╇ 294 Belalcazar╇ 478 Belleau, Rémy╇ 180, 310 Belleforest, François de╇ 19, 501 Bellère, Jehan╇ 202, 474 Bellini, Giovanni╇ 32, 153, 287 Belon, Pierre╇ 15, 430, 449, 452, 455 Bembo, Pietro╇ 35, 36, 37, 61, 95, 156, 160, 161, 162, 164, 166, 167, 172, 173, 180, 210, 264, 272, 307, 308, 310, 332, 335, 343, 366, 436, 550, 560 Benedetto de Mantoue╇ 98 Benivieni, Girolamo╇ 558 Benoist, René╇ 72, 118, 124 Beolco, Angelo (Il Ruzante)╇ 539, 540 Berengario da Carpi╇ 426 Berghen, Adriaan van╇ 107 Bernal, Beatriz╇ 95, 321, 493 Bernal Diaz de Luca, Don Juan╇ 95, 493 Bernard de Clairvaux╇ 55 Bernardino da Feltre╇ 96 Bernardus Dessennius de Kronenburg╇ 437 Berner (Lord)╇ 327 Berni, Francesco╇ 36, 38, 118, 214, 307, 309, 312 Béroalde╇ 370 Berquin, Louis de╇ 68, 88, 91, 116, 224 Berruguete╇ 456 Bertano╇ 304 Berthin, Dominique╇ 302 Bettini╇ 118 Beukelszoon (Jan van Leiden)╇ 555 Beuther, Michael╇ 189 Bèze, Théodore de╇ 67, 72, 73, 74, 109, 110, 117, 118, 135, 145, 191, 271, 282, 313, 372, 376, 382, 467 Bibliander, Théodore╇ 17, 63, 107, 124 Bienvenu, Jacques╇ 120 Bijn, Anna╇ 225 Billi, Antonio╇ 289, 291 Billon, François de╇ 224 Binchois, Gilles╇ 269
Bingen, Hildegarde de╇ 395 Biondo, Flavio╇ 379, 383 Biondo(i), Michel-Angelo╇ 233, 288, 438, 467, 471 Birck, Sixt╇ 530 Biringuccio, Vanoccio╇ 396, 415 Blahoslav, Jan╇ 157, 521, 527 Blanckart, Alexander╇ 111 Blaurock, Georg╇ 77 Bloemeveen, Pieter (Blomevenna)╇ 95 Blum, Hans╇ 304 Blundeville, Thomas╇ 385 Blunt, A.╇ 229 Boaistuau, Pierre╇ 19, 375, 457 Bobadilla, Doña Magdalena de╇ 327 Bobadilla, Nicolas de╇ 102 Boccace╇ 156, 160, 161, 172, 173, 179, 180, 257, 264, 311, 318, 332, 341, 342, 345, 347, 363, 388, 403, 511, 550 Boccalini, Traiano╇ 12 Bocchi, A.╇ 240, 376 Bock, Jérôme (Hieronymus), Tragus╇ 417, 441, 442, 447 Bocksperger, Jans╇ 452 Bodenstein, Andreas╇ 52, 58, 77 Boderie, Bertrand de la╇ 224 Bodier, Thomas╇ 467 Bodin, Jean╇ 119, 172, 283, 386, 392, 453 Bodin, Pierre╇ 387 Boèce╇ 268, 276, 397 Boemus, Johann (Joannes)╇ 15, 484, 497 Bohemus, M.╇ 119 Böhme, Jakob╇ 58 Boiardo╇ 307, 511 Boltz, Valentin╇ 294 Bonafede, Francesco╇ 444 Bonamico, Lazzaro╇ 172 Bonassis, Jacques╇ 135 Bonaventure, Fr.╇ 556 Bonaventure, saint╇ 99, 100, 142, 370 Bonaventure des Périers╇ 88, 340, 344, 345, 349, 570, 571, 572, 523 Bonciani, Francesco╇ 258, 263 Boncompagno da Signa╇ 351 Boner, Hieronymus╇ 179 Bonfini, Antonio╇ 384 Bonfini, Matteo╇ 249
Index Bonini╇ 395 Bonn, H.╇ 119 Bonneau, Alcide╇ 206 Bora, Catherine von╇ 223 Borde, Andrew╇ 470 Bordone, Paris╇ 287, 437 Borghini, Vincenzio╇ 284, 289 Borgia, César╇ 564 Borgia, Lucrèce╇ 101, 310 Borough, Stephen╇ 491 Borough, William╇ 491 Borren, van den╇ 273, 280 Borromée, saint Charles╇ 28, 367 Borromei, famille╇ 9 Boscán, Almogáver Juan╇ 310, 333, 335 Botari, G.╇ 234 Botero, Giovanni╇ 13, 565 Botticelli, Sandro╇ 558 Bouchard, Amaury╇ 21, 224 Bouchard, G.╇ 21, 224 Bounin, Gabriel╇ 18, 19 Bourbon, Nicolas╇ 313, 365 Bovelle╇ 572 Bownd, Nicols╇ 512 Bracciolini, Poggio╇ 374, 388 Brachin, P.╇ 33 Bracton, Henry de╇ 393 Brahé, Tycho╇ 313, 409, 412, 422 Bramante╇ 32, 293 Brandebourg, Albert de╇ 114, 150 Brandeburg, Georg von╇ 443 Brandolini, Raffaele╇ 546 Brandt, Sebastian (Brant, Sébastien)╇ 121, 364 Branes, Robert╇ 138 Brantôme╇ 322, 540 Brasavola, Antonio Musa╇ 436, 447 Braun, Konrad╇ 145, 146 Bre(y)denbach, Bernhard von╇ 15, 125 Brecht, Lewin╇ 368 Brelochs╇ 399 Brenz, Johannes╇ 65, 126 Brès, Guy de╇ 130 Breton, Richard╇ 203 Briçonnet, Guillaume╇ 88, 89 Brie, G. de╇ 114 Briggs╇ 402 Britannico da Brescia, Giovanni╇ 249 Broet, Paschase╇ 102
621 Bronzino, Agnolo╇ 231, 286 Broquière, Bertrandon de la╇ 15 Brotbeyel╇ 399 Brown, J.M.╇ 272 Brucioli, Antonio╇ 107, 108, 109 Brudzewo, Albert de╇ 405 Brueghel le Vieux╇ 517 Brunelleschi, Filippo╇ 32 Brunet Latin╇ 268 Brunfels, Otto╇ 126, 129, 137, 203, 395, 416, 417, 425, 430, 437, 441, 442, 444, 449, 456, 463 Bruni, Leonardo╇ 39, 229, 247, 378, 388, 391, 559 Brunot, F.╇ 156 Brunschwig, Hieronymus (Von Braunschweig)╇ 449, 457 Brusoni╇ 374 Bry, Théodore de╇ 502 Bucer, Martin╇ 63, 64, 117, 119, 123, 124, 126, 131, 136, 139, 144, 145, 188, 190, 381, 569, 573 Buchanan╇ 116, 180, 313, 573 Budé, Guillaume (Budaeus)╇ 137, 180, 190, 222, 295, 296, 370, 371, 372, 380, 390, 425, 567 Buenderlin, Johann╇ 87 Bugenhagen, Johannes (Pomeranus)╇ 48, 57, 63, 125, 126 Bullinger, Heinrich╇ 63, 124, 126, 144, 145 Bullokar, William╇ 157 Buonaccorsi, Filippo (Callimaque)╇ 13, 364, 384 Buondelmonto di Buondelmonti╇ 343 Burchiello╇ 309, 312 Burckhardt, J.╇ 556 Bürgi╇ 402 Burke, Peter╇ 509, 510, 517 Burrough, Stephen╇ 479 Busbecq, Ghislain de╇ 15 Butlan, Ibn╇ 440 Butzer╇ 129 C Cabot╇ 499 Cabral, Pedro Álvares╇ 476, 494, 498, 506 Cabrillo╇ 477 Cabrini, Francesco╇ 95 Cacciaguerra, Buonsignore╇ 97
Caccini, Giulio╇ 280 Caesar, Martinus╇ 187 Caesarius (ou Cesarius), Joannes╇ 186 Caironi da Crema, Battista╇ 96 Calcagnini, Celio╇ 436 Calderón de la Barca╇ 327 Calepino, Ambrogio (Calepinus, Calepin)╇ 447 Calippe╇ 408 Calviac, Claude Hours de╇ 201, 203, 208 Calvin, Jean╇ 4, 14, 17, 60, 63, 67, 69, 70, 71, 72, 73, 75, 89, 90, 92, 93, 98, 108, 110, 113, 114, 115, 117, 118, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 135, 139, 144, 145, 149, 150, 184, 190, 191, 192, 223, 271, 282, 373, 381, 391, 392, 479, 518, 555, 556, 569, 570, 571, 572 Calvo, Fabio╇ 297 Camden, William╇ 367, 384 Camillo, Giulio╇ 236, 237, 240, 241, 246, 557 Camoëns (Luis Vaz de Camões), 167, 174, 310, 333, 493, 498 Campi, Bartolomeo╇ 420 Camus╇ 445 Canappe, Jean╇ 428 Canisius, Pierre╇ 133, 141, 188, 194, 530 Cano, Melchior╇ 99 Cantiomori, Delio╇ 556 Capac, Manco╇ 478 Capito, Wolfgang╇ 123, 126, 129, 223 Caporali╇ 301 Capponi, famille╇ 9 Capriani, P.╇ 232 Cara, Marco╇ 546 Carafa, Gian Pietro (Paul IV)╇ 96, 97 Caraffa, cardinal╇ 557 Cardan, Jérôme╇ 422, 459, 469, 471, 567 Carew, Richard╇ 168 Carion, Johannes╇ 381, 399, 468 Cariteo (Benedetto Gareth)╇ 332, 333 Carlino, Atenzo╇ 156 Carlstadt, Andreas ou Karlstadt, Bodenstein╇ 77, 78, 84, 85 Caro, Annibale╇ 289, 308 Caroli╇ 117, 129
Index
622 Caron, Antoine╇ 298 Carondelet, Jean╇ 487 Carranza de Miranda, Bartolomé╇ 99 Cartier, Jacques╇ 477, 493, 494, 500 Casimir le Grand╇ 404 Cassander, Georges╇ 123, 135 Cassianus Bassus╇ 453 Cassiodore╇ 128, 177 Castagno╇ 290 Castelein, Mathijs de╇ 177, 367 Castellion, Sébastien (Châteillon)╇ 61, 77, 110, 123, 135, 136, 137, 192 Castelvetro, Lodovico╇ 61, 232, 249, 250, 251, 261 Castiglione, Baldassare╇ 13, 35, 36, 38, 39, 166, 173, 199, 200, 214, 218, 221, 224, 225, 231, 285, 307, 310, 328, 335, 374, 546, 561 Castillejo, Cristobal de╇ 166, 224 Castro, Alfonso╇ 99 Cataneo╇ 300 Catarino╇ 145 Catharin, Ambrogio╇ 132 Catherine d’Aragon╇ 220, 221, 222, 224 Catherine de Sienne╇ 373 Caton╇ 20, 183 Catulle╇ 189, 313 Cavalcanti, Bartolomeo╇ 177, 237 Cavalcanti, Guido╇ 211 Cavallo╇ 36 Cavazza, Silvano╇ 200 Cave, Terrence╇ 74, 75 Caxton, William╇ 158, 174 Cazalla de, Juan╇ 100 Cecchi, Giovan Maria╇ 563 Cellarius, Andreas╇ 58 Cellini, Benvenuto╇ 36, 214, 286, 292, 293 Celtis (Celtes), Konrad╇ 313, 383, 538 Cenalis╇ 396 Cenini╇ 231 Certon, Pierre╇ 544, 550 Cervantes, Miguel de (Cervantès)╇ 18, 320, 506 Cervini, Marcello╇ 101 Cesalpino, Andrea╇ 427, 445 César, Jules╇ 38, 249, 253, 425, 437, 564 Cesariano╇ 294, 295, 299, 300, 301, 302, 304
Champier, Symphorien╇ 137, 425, 437, 455, 456, 572 Chancellor, Richard╇ 479, 491 Chandieu, A. de╇ 120 Chapman╇ 168 Charlemagne╇ 18, 143, 317, 323, 328, 329, 516 Charles VIII╇ 220, 379, 558 Charles IX╇ 279, 366, 428 Charles Quint╇ 8, 11, 12, 13, 24, 31, 33, 36, 37, 38, 39, 40, 42, 101, 102, 114, 115, 116, 130, 171, 224, 236, 323, 327, 333, 336, 402, 427, 455, 474, 475, 477, 478, 482, 489, 492, 493, 497, 499, 529, 559 Charron, Pierre╇ 574 Chartier╇ 203 Chaucer╇ 168, 174, 176, 367, 511 Chauliac, Guy de╇ 422, 428 Chaunu, Pierre╇ 22 Chavy, Paul╇ 2, 105, 155, 171, 388, 422, 473 Cheffontaines, Christophe de╇ 72 Cheke, Sir John╇ 469 Chemnitz, Martin╇ 65 Chiari, Isidoro╇ 105 Chietra, Clara╇ 223 Chigi, Augustin╇ 35 Choul, J. du╇ 447 Christian II╇ 176 Christian III╇ 62, 110 Chrysostome, Jean (saint)╇ 116, 124, 125, 127, 134, 371 Chyt(h)raeus, David╇ 188 Cibo, Caterina╇ 100 Cibo, Gherardo╇ 445 Cicéron╇ 36, 160, 161, 162, 163, 177, 178, 179, 183, 186, 187, 189, 191, 192, 195, 196, 198, 222, 232, 235, 238, 243, 244, 311, 332, 351, 352, 354, 372, 373, 375, 385, 391, 538, 566, 570, 571 Cieza de León╇ 493, 497 Cimabue╇ 289, 291 Cirvelo, Pedro╇ 395, 470 Cisneros, Ximénès (Jiménez) cardinal de╇ 369, 482 Clemens non Papa, Jacob╇ 544 Clément VII╇ 13, 32, 35, 37, 38, 40, 41, 42, 96, 97, 100, 116, 199, 380, 493, 559, 561 Clément X╇ 40
Cleynaerts (Clenardus Nicolaus)╇ 188, 189 Clichtove, Josse╇ 95, 114, 116, 117, 132 Climacus, St. Jean╇ 505 Coccaie, Merlin (pseudonyme de Folengo)╇ 137 Cochläus, Cochlaeus (Cochlée) Johann(es) (Dobeneck)╇ 52 Cocles, Bartholomeus╇ 470 Codicillus, Peter╇ 62 Codure, Jean╇ 102 Coignac, J. de╇ 120 Colet, John╇ 157, 367, 572 Coligny, de╇ 479 Colines, Simon de╇ 106, 202, 300, 372 Colladon╇ 127 Collinus, Mathäus╇ 62 Colomb, Christophe╇ 3, 366, 380, 395, 432, 455, 473, 486, 487, 492, 493, 494, 497, 503 Colomb, Fernando╇ 366 Colombre, Agostino╇ 453 Colonna, cardinal Pompeo╇ 38 Colonna, Francesco╇ 298 Colonna, Vittoria da╇ 90, 100, 221, 225, 288, 298, 308, 333, 336, 557, 560 Columelle╇ 20, 453 Comenius, Jan Amos╇ 169 Comestor, Petrus (Pierre le Mangeur)╇ 106 Compagni, Dino╇ 96, 103, 104, 141, 193, 378, 483, 541 Condio, Roland╇ 127 Condivi, Ascanio╇ 291, 292 Connan, François (Connanus)╇ 392 Consiglieri, Paolo╇ 96 Constantin╇ 291, 390, 440 Contarini, Gasparo(e)╇ 29, 90, 91, 94, 95, 103, 132, 557 Conti, Natale╇ 453 Coornhert, Dirck Volckertsz╇ 87, 91 Copernic, Nicolas (Copernicus, Nicolaus)╇ 3, 395, 400, 403, 404, 405, 406, 408, 409, 410, 411, 412, 490 Cordatus, Konrad╇ 64 Cordier, Mathurin╇ 183, 184, 191, 192, 203, 206 Cordus, Euricius╇ 438, 448
Index Cordus, Valerius╇ 438, 448 Corinne, Luca╇ 563 Corizio, Gianno (Johann Göritz, Coricius)╇ 35, 37 Cornaro, Alvise╇ 27 Cornaros, Erotocritas╇ 225 Cornelius Agrippa╇ 386, 422, 461 Correa, Tommaso╇ 262 Corrozet, Gilles╇ 376 Corsi, Pietro╇ 38 Corte Real (frères)╇ 489 Cortés (Cortez), Hernán╇ 366, 418, 456, 477, 486, 488, 503, 505 Cortés de Albacar, Martin╇ 418 Corvinus (Corvin), Matthias╇ 256 Corvus, Andreas╇ 470 Cosme de Torres╇ 484 Costeley, Guillaume╇ 75, 267, 273, 274 Cotton, Sir Robert Bruce╇ 367 Courcelles╇ 258 Courville, Thibaut de╇ 365 Couturier╇ 371 Coverdale, Miles╇ 107, 108 Cranach, Lucas (père et fils)╇ 32, 151 Cranmer, Thomas╇ 127, 139 Cratander, Andreas╇ 68 Crema, Battista de╇ 97 Crenne, Hélisenne de╇ 18, 225 Crescenzi, Pier’ dei (Pietro de)╇ 20, 453 Crespin, Jean╇ 120, 382 Creuzé de Lesser╇ 323 Crignon, Jean╇ 476 Crinitus, Petrus (Pierre)╇ 374, 375 Croce, Benedetto╇ 307 Cromberger, Jacobo╇ 504, 505 Cromberger, Jean╇ 505 Cromwell╇ 138, 140, 518 Crotus Rubeanus╇ 55 Crowl(e)y, Robert╇ 518 Cruciger, Caspar╇ 64 Cruz, Isabel de la╇ 90, 477, 506 Cujas, Jacques (Jacobus Cujacius)╇ 392 Curaeus, Joachim╇ 65 Curione, Celio╇ 61, 136, 557 Curtius, E. R.╇ 231 Cyber, David╇ 442 Cyprien, saint╇ 55, 124, 371 D D’Aramon╇ 12
623 D’Auge, Daniel╇ 35 Damascène, Jean╇ 143 Damascène, Nicolas╇ 437 Damase╇ 139 Damiaõ de Gois╇ 496, 498 Danès╇ 370, 373 Danfrie, Philippe╇ 203 Daniel╇ 12, 126, 128, 131, 168, 177, 256, 295, 302, 303, 304, 553, 554, 556 Daniella╇ 178 Dante Alighieri╇ 160, 553 Danti╇ 398, 402 Dantiscus, Joannes╇ 487, 489, 490 Dantz, Johannes╇ 437 Dati, A.╇ 370 Dati, Giuliano di Domenico╇ 497 Davanzati, Bernardo╇ 565 Davis, John╇ 491 De Dainville╇ 398 De l’Écluse, Charles╇ 450, 452 De la Taille, J.╇ 538 De Vio, Tommaso (Caietanus)╇ 14, 17, 99 Dedekind, Friedrich╇ 533 Dee, John╇ 469, 489, 491 Della Casa, Giovanni╇ 215, 561, 562 Della Casa, Luigi╇ 215, 561, 562 Della Porta, G.B.╇ 459 Delminio, Giulio Camillo╇ 236, 240, 241, 242 Delorme, Philibert╇ 306 Démocrite╇ 567 Démosthène╇ 179, 180, 244, 371, 570, 571 Denck, Hans╇ 77, 78, 79, 80, 81, 85, 87, 136 Denores╇ 257, 264 Dent, Edward J.╇ 272 Des Gallars, N.╇ 117, 130 Descartes, René╇ 396, 397 Deschamps, Eustache╇ 267, 268, 269, 270, 277 Desfreux, R.╇ 118 Désiré, Artus╇ 118, 120, 357 Despautère╇ 373 Desportes, Philippe╇ 75 Desprez, Josquin (ou Josquin)╇ 268, 269, 270, 271 Dévai, Biro Matthias╇ 62, 157 Deventer, Jacques de╇ 189, 368, 487 Diaz, Bartolomeo╇ 492
Diaz, Juan╇ 319 Diderot, Denis╇ 541 Dietemberger, Johann╇ 111, 124 Dietrich, Veit╇ 48, 57 Digge, Leonard╇ 470 Diogène Laërce╇ 567 Diogo Dias╇ 475 Dioscoride╇ 416, 425, 430, 436, 437, 438, 441, 443, 445, 446, 447, 448, 449, 450, 454, 465 Dodoens, Rembert╇ 430, 443, 444, 449, 450 Dolce, Lodovico╇ 233, 234, 284, 285, 287, 288, 289, 308, 318, 319, 325, 332 Dolcino╇ 553 Dolet, Ėtienne╇ 92, 118, 566, 567, 569, 570, 571, 572 Doli╇ 285 Domenichi, Lodovico╇ 293 Donat (Aellius Donatus)╇ 155, 157, 158, 372, 538 Donatello╇ 32, 558 Doni, Anton Francesco╇ 285, 287, 289 Donne, John╇ 60, 75 Dorat, Jean╇ 311, 501 Doré, Pierre╇ 99 Dorlant, Pierre╇ 103 Dorsten, Théodore (Dorstenius)╇ 449 Dostoïevski╇ 329 Doumic, René╇ 88 Drach╇ 129 Drake╇ 499 Drayton╇ 168 Driedo, Jean╇ 119, 132 Droit de Gaillard, Pierre╇ 387 Dryander (Eichmann)╇ 402, 427 Drźić, Marin╇ 539 Du Bellay, Jean (cardinal)╇ 92 Du Bellay, Joachim╇ 18, 162, 163, 164, 166, 256, 311, 312, 313, 322, 322, 337, 363, 365 Du Fail, Noël (pseud. Eutrapel)╇ 344, 346, 454 Du Fresne, Raffaelle╇ 15 Du Guez╇ 156 Du Guillet, Pernette╇ 225, 273, 311 Du Moulin, Charles (Molinaeus)╇ 393 Du Perron, Jacques Davy╇ 75
Index
624 Du Pinet (Dupinet), Antoine╇ 130 Du Plessis Mornay╇ 574 Du Pont, Gratian╇ 256, 259 Du Tillet, Jean╇ 379 Du Verdier╇ 202, 323 Dubois, Jacques (Sylvius Ambianus)╇ 156, 427 Duby, G.╇ 25 Dufay, Guillaume╇ 269, 271, 275 Dunbar╇ 116 Durand╇ 370, 479, 500 Durand de Villegaignon, Nicolas╇ 500 Dürer, Albrecht╇ 32, 150, 151, 217, 293, 294, 300, 304, 312, 397, 398, 419, 426, 441 Duval, Robert╇ 458 Dyer, Sir Edward╇ 367 E Eck, Johann (es) Maier╇ 52, 95, 113, 114, 115, 117, 127, 132, 143, 145 Eck, van (frères)╇ 32 Eckhart, Meister (Maître)╇ 55 Eden, Richard╇ 499 Édouard VI╇ 115, 139 Egenolphus Christianus (Egelnoff Christian)╇ 186 Ehinger╇ 478 Einstein, Albert╇ 409 El Cano╇ 474 Elci, Agnolina d’╇ 322 Éléates (philosophes)╇ 406, 407, 408 Élénore d’Autriche╇ 532 Élisabeth Ière╇ 28, 115, 119, 147, 175 Elizabeth von Nassau-Saarbruecken╇ 532 Elwitz, Siegfried╇ 200 Elyot, Sir Thomas╇ 175, 201, 206, 219, 221 Emili, Emilio╇ 98 Emilio, Paolo╇ 98, 379, 383 Emmanuel, roi╇ 474 Emser, Hieronymus╇ 52, 106, 107, 111 En(t)zelt, Christoph (Christophorus Encelius)╇ 458 Encina, (Enzinas) Francesco de╇ 110 Encina, Juan de╇ 165, 271 Engelhard╇ 402 Engels, Friedrich╇ 529 Eobanus Hessus╇ 55 Épictète╇ 199
Épicure╇ 570 Episcopius, Nicolas╇ 371 Érasme, Désiré╇ 14, 36, 38, 87, 90, 91, 92, 106, 107, 109, 116, 123, 125, 128, 129, 132, 133, 134, 135, 138, 143, 155, 159, 174, 180, 183, 187, 190, 198, 199, 200, 203, 204, 205, 206, 207, 208, 221, 224, 235, 339, 364, 367, 370, 371, 372, 373, 374, 495, 515, 554, 555, 556, 573 Ercilla y Zúñiga, Alonso╇ 498 Eschenbach, Wolfram von╇ 327 Eschyle╇ 563 Ésope╇ 54, 175, 342, 513, 533 Espinosa, famille╇ 9 Este, cardinal d’╇ 307 Este, Isabelle d’╇ 271, 546 Estienne╇ 395 Estienne, Charles╇ 20, 373, 427, 447, 453, 454, 455, 538 Estienne, famille╇ 9, 369, 372 Estienne, Henri╇ 38, 372, 373, 571, 573 Estienne, Henri II╇ 373 Estienne, Robert╇ 124, 186, 372 Estienne de la Rivière╇ 427 Estochart, Paschal de l’╇ 75 Euclide╇ 395, 397 Eudoxe╇ 408 Euripide╇ 180 Eusèbe de Césarée╇ 377 Eustachi, Bartolomeo╇ 427 Evhémère╇ 570 F Fabri, Pierre╇ 135, 177, 258 Fabriano, Gilio da╇ 234 Faguet, Ėmile╇ 88 Faidit, Uc╇ 155 Fail, Noël du╇ 20, 341, 344, 513 Falconer, John╇ 445 Fallope (Gabrielle Fallopio)╇ 427 Farel, Guillaume╇ 63, 67, 68, 69, 70, 72, 108, 117, 126, 130, 131, 190, 191, 570 Farnèse, famille╇ 308 Fausto, Vittorio╇ 262 Faustus de Byzance╇ 134 Favre, Pierre╇ 102 Febvre, Lucien╇ 92, 152 Fedele, Cassandra╇ 222 Federmann, Nicolaus╇ 478, 502
Feltre, Vittorino da╇ 221, 222 Ferdinand Ier╇ 11, 446 Ferdinand II, archiduc╇ 446 Fernandes╇ 484 Fernández, Alonso╇ 91 Fernández de Oviedo y Valdés, Gonzalo╇ 321, 494 Fernández y Gonzales╇ 329 Fernel, Jean╇ 422, 488 Ferreira, Antonio╇ 333, 498, 499 Ferrier, Auger╇ 432 Ferro, Alfonso╇ 450 Festa╇ 272 Feyerabend, Siegmund╇ 531 Ficin, Marsile╇ 201, 217, 218, 240, 267, 276, 277, 278, 280, 307, 361, 363, 364, 460, 461, 465, 470, 558 Fidelis╇ 403 Filarete╇ 298, 398 Finé, Oronce╇ 397, 399, 401, 421, 462, 467, 488, 491 Fiorentino╇ 511 Firenzuola, Agnolo╇ 225, 308, 342 Fischart╇ 522 Fish, Simon╇ 138 Fisher, John╇ 114, 138 Flacius Illyricus, Matthias╇ 64, 135, 375, 382 Flaminio, Marcantonio╇ 61, 309 Flavius Josèphe╇ 110 Floridus, Macer╇ 439 Florimond de Raemon╇ 572 Florio, Michelangelo╇ 458, 531 Foclin, Antoine╇ 177, 178 Folengo (cf. Merlin Coccaïe)╇ 61, 307, 309, 522 Folieta, Uberto╇ 13 Foligno, Giuliano da╇ 444 Fonseca, António Isidoro da╇ 505 Foppa, Vincenzo╇ 294 Forster, Georg╇ 534 Forster, J.╇ 124 Forster, Leonard╇ 331 Fortis, A.╇ 521 Fortunio, Giovanni Francesco╇ 156, 456 Fossombrone, Ludovico da╇ 100 Foulon, Abel╇ 421 Fouquart de Cambrai╇ 223 Fouquelin╇ 257 Fouquet╇ 294 Fowler, J.╇ 374
Index Foxa, Jofre de╇ 155 Foxe, Edward╇ 138 Foxe, John╇ 115, 140, 382 Fracastor (Girolamo Fracastoro)╇ 33, 218, 309, 432, 473 Francesco di Giorgio (Martini)╇ 299, 301, 398 Francis d’Osuna╇ 87 Franciscus Monachus╇ 487, 488, 490 Franck, Sébastien╇ 58, 77, 82, 83, 85, 86, 87, 91, 119, 137 Franco, Niccolò╇ 309 Franco, Veronica╇ 225 François d’Assise, saint╇ 560 François Ier╇ 13, 38, 41, 42, 60, 61, 70, 88, 108, 116, 117, 130, 190, 221, 236, 274, 311, 318, 323, 327, 336, 372, 379, 429, 439, 452, 453, 454, 477, 559, 570 François II╇ 428 François Xavier, saint╇ 4, 102, 140, 476, 483, 484 Frangk, Fabian╇ 157 Frédéric II╇ 429 Fregoso, Battista╇ 374 Freiherr von Herberstein, Sigmund╇ 457 Frey╇ 396 Friedrich, Johann, prince électeur╇ 61, 529, 531, 533 Frisius, Gemma (Reiner Gemma)╇ 396, 397, 398, 401, 403, 419, 469, 484, 487, 488, 489, 490, 491 Froben, Erasmius╇ 372 Froben, Jean (Johann)╇ 202, 222, 224, 369, 371, 372, 395, 431 Froben, Jérôme╇ 371 Frobisher, Martin╇ 491, 499, 500 Froment, A.╇ 119 Frye, Northrop╇ 563 Fuchs, Leonhart╇ 417, 430, 438, 441, 442, 443, 445, 447, 449, 450, 457, 532 Fuchs de Limbourg (Remaclus Fuchsius)╇ 447 Fuchssperger╇ 157 Fugger, famille╇ 6, 9, 31 Füllmaurer, Heinrich╇ 417, 443 Fulvius╇ 297 Fumée, Adam╇ 570, 571
625 G Gacy, J. de╇ 119 Gadamer, Hans-Georg╇ 188 Gaetano, Tizzone╇ 96, 97, 156 Gaffurio╇ 276 Gaguin, Robert╇ 379, 383 Gaius╇ 390 Galien╇ 198, 206, 217, 239, 317, 416, 422, 423, 425, 426, 427, 428, 431, 438, 439, 445, 452, 454, 464 Galilée╇ 230, 276, 396, 403, 404, 410, 411, 412 Galilei, Vincenzo╇ 280 Galindo, Beatriz╇ 221 Gallois, Lucien╇ 318, 487 Galvaõ, A.╇ 475 Gambara, Veronica╇ 308, 336 Gamboni, Dario╇ 234 Gamersfelder, Hans╇ 109 Ganay╇ 572 Gandave╇ 168 Garasse╇ 574 García da Orta╇ 456 García de Cisneros╇ 103 Garcia de Resende╇ 5 Garcilaso de la Vega (El Inca)╇ 27, 166, 167, 225, 307, 310, 333, 335, 503 Gardet, Jean╇ 302 Gardiner, Stephen╇ 138, 139 Gareth, Benedetto╇ 332, 546 Garin, Eugenio╇ 317, 339 Garlandius, Johannes╇ 463 Garnier, Jean╇ 130, 156 Garon, François╇ 450 Garzoni, Tomaso╇ 202 Gaspard van der Heyden (a Myrica)╇ 487, 489, 490, 491 Gasser╇ 399 Gassot, Jacques╇ 15 Gastaldus, Jacobus╇ 491 Gattinara╇ 116 Gaulterot, Vivant╇ 428 Gaurico, Luca╇ 466, 467, 468 Gaurico, Pomponio (Gauricus)╇ 248, 249, 284, 286, 293, 294, 466, 467, 468 Gaza, Théodore╇ 371, 438 Geber╇ 462 Geldenhauer╇ 116 Gelli, Giovan(ni) Battista╇ 118, 285, 287, 289, 291
Gemma, Reiner╇ 396, 397, 398, 401, 403, 419, 420, 469, 484, 487, 488, 489, 490, 491 Gennadios╇ 105 Gentili╇ 391, 394 Georg de Saxe╇ 356 Georges de Hongrie╇ 14, 15 Georgewitz, Bartholomy╇ 15 Gersdorf, Hans von╇ 428 Gerson, Jean╇ 55, 86, 103 Gessner, Konrad von (Gesner, Conrad, pseud. Evonymus Philiater)╇ 279, 533 Gesualdo╇ 272 Geuffroy, Antoine╇ 15 Gheri, Cosimo╇ 95 Ghiberti, Lorenzo╇ 32, 289, 290 Ghini, Luca╇ 430, 432, 444, 445 Giacomini, Lorenzo╇ 263 Giambullari, Pierfrancesco╇ 289, 364 Gibbons, Orlando╇ 273 Gibelins, famille des╇ 221 Giberti, Gian Matteo╇ 91, 94 Giglio, Girolamo╇ 38, 497 Gilbert╇ 239 Gilbert, Adrian╇ 491 Gilbert, Humphrey╇ 491, 500 Ginzburg, Carlo╇ 512 Gioaccino da Fiore╇ 553, 556, 560 Giocondo, Giovanni╇ 295, 296, 298, 299, 304 Gionnatti, Donato╇ 41 Giorgi(o), Francesco (Georges de Venise)╇ 9, 214, 233, 247, 248, 284, 287, 288, 299, 300, 446, 461 Giorgione (Giorgio Barbarelli)╇ 32, 153 Giorni, Federico╇ 453 Giovio, Paolo╇ 15, 16, 36, 42, 289, 376, 379 Giraldi Cinzio, Giambattista (Giovambatista)╇ 177, 249, 252, 253, 254, 263, 316, 324, 325, 326 Giraldi, Giglio (Lilio) Gregorio╇ 38, 61, 563, 564, 565 Girard, Jean╇ 67, 72, 573 Gissur, Einarsson╇ 63 Giustiniani, Paolo (Tommasso)╇ 94, 98, 145 Glaréan, Henri╇ 276, 403 Gmünden, Jean de╇ 401
Index
626 Gnapheus╇ 121, 538 Gobineau, comte╇ 323 Godin, Nicolas╇ 427 Goethe╇ 327, 329, 536 Gohorry, J.╇ 450 Goldmann, Lucien╇ 531 Goldoni╇ 536 Goldstein, Chilianus╇ 185 Goltwurm, Caspar╇ 177 Gómara, Francisco López de╇ 492 Gombert, Nicolas╇ 544, 545 Gondi, famille╇ 9 Góngora╇ 167, 320 Gonnell, William╇ 222 Gonthier d’Andernach╇ 425, 427 Gonzaga, Giulia, Duchesse de Fondi╇ 90, 221 Gonzague, François (Gianfrancesco), duc de Mantoue╇ 199 Gottskálksson, Oddur╇ 108 Gouberville, Gilles de╇ 513 Goudimel, Claude╇ 75, 274, 282 Goujon, Jean╇ 295, 298, 301, 303 Gouvea, Antonio de╇ 570, 571, 572, 573 Gracián, Baltasar╇ 199 Gracián, Diego╇ 324 Grafton, Richard╇ 384, 517 Grammaticus, Saxo╇ 385 Grand Duc de Moscou╇ 175 Granjon, Robert╇ 202, 203 Granvelle, Nicolas╇ 490 Gratien╇ 256, 259, 389 Gravius, Tielmann╇ 555 Grazzini╇ 341, 342 Grebd, Konrad╇ 556 Grebel, Konrad╇ 58, 77 Greene╇ 202, 538 Greene, Robert╇ 202, 538 Grégoire de Naziance╇ 116, 124, 127 Grégoire de Nysse╇ 127 Grégoire, saint╇ 131 Grégoire le Grand╇ 143, 144 Grégoire XIII╇ 194 Greiffenberger, Hans╇ 149 Gresham, Sir Thomas╇ 3 Greville, Fulke╇ 367 Grien, Baldung╇ 152 Grifoli, Jacopo╇ 249 Grimaldi, famille╇ 9 Gringore, Pierre╇ 118
Griphius, Thomas╇ 467 Gropper, Johannes╇ 95, 115, 133 Gruet, Jacques╇ 569 Grünbach, Argula von╇ 223 Grünbeck╇ 399 Grynäus, Simon (Grynaeus)╇ 385 Gryphius╇ 297 Guarini╇ 225, 264, 540 Guarino╇ 370 Guarinus Baptistus╇ 364 Guazzo, Stefano╇ 202, 561 Gudewill╇ 274 Guénée, Bernard╇ 23 Guevara, Fray Antonio de╇ 27, 100, 224, 312, 324 Guglielmo della Porta╇ 293 Guicciardini, Francesco╇ 379, 386, 561 Guicciardini, Lodovico╇ 9 Guidi, Guido (Vidus Vidius)╇ 428 Guidobaldo del Monte╇ 402 Guilandinus, Melchior╇ 446 Guillard, Ch.╇ 125 Guillard, Guillaume╇ 463 Gundulić Ivan╇ 169 Gutenberg╇ 395 Guzmán, Alonso Enríquez de╇ 498 Gwalter, Rodolf╇ 125 Gybson, Thomas╇ 440 Gzell, Petr╇ 157 H Habsbourg, dynastie des╇ 446, 559 Hadamarius Rheinhardus╇ 202 Hadmázi╇ 521 Haeghen, Vander╇ 206 Haendel╇ 327 Hagenbut, Johann (Janus Cornarius)╇ 425, 453 Hagesius (Tadeáš Hájek)╇ 471 Haile╇ 530 Hakluyt╇ 499 Hall, Christopher╇ 491 Hall, Edward╇ 384 Haller, famille╇ 6 Haly Abbas╇ 422 Hartmann╇ 395, 402 Harvey, Gabriel╇ 367 Harvey, William╇ 432 Haschardus Petrus╇ 469 Hassler, Hans Leo╇ 274 Hatzer, Ludovic╇ 136
Hausmann, Nicolas╇ 38 Hautecoeur╇ 297, 305 Hautin, Pierre╇ 273 Heckendorn, Heinrich╇ 200 Hedio(n) Caspar╇ 569 Hegel╇ 541 Hegendorp(f), Christopher╇ 125, 126 Hegius, Alexandre╇ 189, 368 Heigerlin, Jean (Fabri)╇ 135 Heldt, Hugo╇ 401 Heller de Weissenfels, Joachim╇ 468 Helm, Erhart╇ 396 Helmreich╇ 396 Henri de Valois╇ 110 Henri II╇ 18, 19, 298, 328, 422, 428, 451, 540, 569 Henri III╇ 366, 373, 428, 540 Henri IV╇ 75, 451 Henri VII╇ 384 Henri VIII╇ 60, 64, 91, 107, 108, 114, 115, 119, 128, 171, 175, 183, 220, 222, 384, 425, 518 Henrichmann, Jacobus╇ 158 Henrique, Don╇ 483 Hentenius, père╇ 111 Herberay des Essarts, Nicolas╇ 323, 325, 327 Herbert, George╇ 75 Herbert, Sir William╇ 514 Hercule II de Ferrare╇ 110 Heresbach, Conrad╇ 555 Herman l’Allemand╇ 247 Hermès Trismégiste╇ 460 Hermogène╇ 235, 239 Hernández, Francisco╇ 320, 326, 456 Hernando de Coronado╇ 478 Hernando de Soto╇ 478 Hérodote╇ 179, 373, 493, 571, 573 Héroët, Antoine╇ 225 Héron d’Alexandrie╇ 395 Herp, Henri╇ 100 Herrera, Fernando de╇ 8, 166, 167, 225 Herrera, Gabriel Alonso de╇ 27, 455 Hervet, Gentian╇ 72, 118, 120 Herwagen, Johannes╇ 372 Hésiode╇ 168 Hesse, Landgrave de╇ 26, 63, 114, 402 Heymericus de Campo (Henri van de Velde)╇ 487
Index Hilaire╇ 371 Hill, Thomas╇ 455 Hipparque╇ 408 Hippocrate╇ 425 Hirschvogel╇ 398 Hoby, Sir Thomas╇ 200 Hochstätter, famille╇ 6 Hoffmann, Melchior╇ 77, 136 Hoffmeister, J.╇ 115, 133 Hohenlandenberg╇ 145 Holbein, Hans (l’Ancien)╇ 32, 149, 282 Holinshed, Raphael╇ 384 Holkot╇ 370 Hollanda, Francisco de╇ 285, 288 Homem, Diego╇ 484 Homère╇ 54, 162, 168, 373 Honterus, Johannes (Honter)╇ 155, 158 Hooper╇ 139 Hôpital, Michel de l’╇ 277 Horace╇ 54, 162, 180, 189, 313, 370 Hore, Richard╇ 499 Horstius, J.╇ 450 Hosius, Stanislas╇ 141 Hotman, François╇ 383, 393 Howard, Henry╇ 211, 218, 219 Hrubý z Jelen, Zikmund╇ 435 Huber, K.╇ 127, 129 Hubmeier, Balthasar╇ 58 Huerta, Jerónimo de╇ 325 Hug, Alexander╇ 177, 531 Hugh╇ 139, 479, 532 Hugo de saint Victor╇ 126 Hummelberg, Gabriel╇ 436 Hurtado de Mendoza╇ 174, 180 Hus, Jan╇ 62, 84, 119, 157 Husmaier, Balthazar╇ 136 Hut, Hans╇ 58, 77, 136 Hutten, Philip von╇ 478 Hutten, Ulrich von╇ 14, 58, 168, 371 Huyghens╇ 396 Hygin╇ 395 I Ibn Az-Arquella╇ 401 Icazbalceta, Joaquín García╇ 504, 505 Ignace de Loyola╇ 88, 101, 140, 141, 531 Imhoff, famille╇ 6 Irénée╇ 116, 372 Isaac, Heinrich╇ 274, 440
627 Isabelle de Castille╇ 221, 494 Isidore de Séville╇ 177 Isingrin╇ 443 Istvánffy, Miklòs (Nicolas)╇ 557 J Jackman, Charles╇ 2, 491 Jacques V╇ 140 Janequin, Clément╇ 272, 273, 544, 550 Janicius╇ 180 Jay, Claude╇ 102, 141 Jean de la Croix╇ 140 Jean III╇ 102, 480, 483 Jedin, Hubert╇ 89 Jenkinson, Anthony╇ 491 Jerôme, saint╇ 126, 417, 459 Jerónimo de San José, Fr.╇ 167 Jersenne, J.-P.╇ 24 Joachim, abbé╇ 553, 554 Joachim de Luxembourg╇ 133 João II de Portugal╇ 320 Jodar, Juan╇ 99 Jodelle, Étienne╇ 18, 324, 501, 538 Johann von Cube (Johann Dronecke; Wonnecke von C (K) aub╇ 439 Johannes ab Indagine╇ 471 Jonas, Justus╇ 48, 57, 107, 126 Jonson, Ben╇ 157 Jordan, Peter╇ 157, 395 Jordanus╇ 395 Joris, David (plus tard Jean de Bruges)╇ 136 Jove, Paul╇ 374 Joyeuse, duc de╇ 280 Juan de Avila (saint)╇ 95 Juan de Dios (saint)╇ 97 Jubí, Joan╇ 99 Juda, Léon╇ 107 Jules II╇ 32, 35, 427 Jules III╇ 194 Julia╇ 203 Jussie, Jeanne de╇ 119 Juste-Lipse╇ 352, 369 Justine de Padoue, sainte╇ 98 Justinien╇ 388, 389, 390, 392, 393 Juvénal╇ 54 K Karácsony, György╇ 557 Karadžić, Vuk╇ 521
Keller, Ludwig╇ 223, 415 Kepler╇ 398, 399, 404, 411, 412 Ketton (Chester), Robert of╇ 462 Kirchmaier, Th. (Naogeorgus)╇ 119, 121 Klaniczay, Tibor╇ 2 Knipperdolling, Jan╇ 555 Knox, John╇ 140, 220 Köbel (Koebel), Jacob╇ 395, 396, 397, 401 Kochanowski, Jan╇ 169, 175, 312, 524, 525, 538 Koestler, Arthur╇ 410 Kolross, J.╇ 157 Komjáti, Benedek╇ 175 Koyré╇ 403 Krantz, Albert╇ 385 Kratzer, Nicolas╇ 469 Krautheimer╇ 296 Krinsky╇ 295 Kristeller, P.O.╇ 231, 233, 339 Kromer, Marcin╇ 384 Kushner, Eva╇ 1, 2, 20, 331 L La Croix, Antoine de╇ 256, 323 La Perrière╇ 376 La Salle, Jean-Baptiste de╇ 203 Labé, Louise╇ 212, 225, 273, 308, 311, 336 Lacinius, Giovanni╇ 462 Lactance╇ 55, 128, 134 Ladislas II╇ 436 Laigue, Étienne de╇ 437 Laín╇ 102 Laínez (Laynez), Diego╇ 102 Lambert, Fr.╇ 126, 129 Lampsonius╇ 285 Landi╇ 118, 425 Landino╇ 247 Lando, Doge Pietro╇ 61 Lando, Ortensio╇ 90, 353 Landsberg, Johannes Gerecht (Justus)╇ 98 Lange, Jean╇ 91 Langeac, Jean de╇ 92 Lannoy, Ghillebert de╇ 15 Lanteri, Giacomo╇ 420 Larben, François de╇ 111 Laredo, Bernardino de╇ 100 Las Casas, Bartolomé de╇ 4, 380, 482, 496
Index
628 Lascaris, Jean╇ 13, 248, 371, 372, 425 Lasco, Jean de╇ 139 Lassus, Roland de╇ 273, 274 Latimer╇ 139, 140 Laurent le Magnifique╇ 332, 361, 390 Laurentius Albertus╇ 157 Lauro, Pietro╇ 287, 320, 453, 454 Lavrin╇ 507 Lazzi╇ 178 Le Blanc, Étienne╇ 179 Le Court, Benoît╇ 455 Le Douaren, François (Duarenus)╇ 392, 393 Le Fournier, Albert╇ 463 Le Gros, Jacques╇ 321 Le Hir, Yves╇ 376 Le Jay╇ 141 Le Jeune, Claude╇ 75, 280 Le Lieur, Roberte╇ 222 Le Roy, Louis╇ 380, 428 Leão╇ 168 Lebègue, Raymond╇ 92 Lee, Edward╇ 117, 371 Lee, Jongsoo╇ 508 Lee, Rensselaer╇ 231 Lefèvre, François╇ 67, 88, 89, 106, 107, 109, 111, 114, 117, 124, 127, 128, 132, 300, 370, 372, 395, 428, 572 Lefèvre d’Étaples, Jacques╇ 67, 106, 107, 111, 127, 128, 370, 372, 572 Lefèvre de la Boderie╇ 300 Lefranc, Abel╇ 88, 92 Leggi, Leonardo╇ 443 Leibniz╇ 244 Leland, John╇ 384 Lemaire de Belges╇ 119, 163, 173, 269, 319 Lempereur, Martin (De Keyser)╇ 107 Lenoble, Robert╇ 314 Lenzoni, Carlo╇ 264, 287, 289 León, Pablo de╇ 94, 507 Léon l’Africain, Joannis╇ 15, 19, 455, 474, 494 Léon l’Hébreu╇ 307 Léon X╇ 35, 36, 40, 42, 98, 99, 145, 289, 444, 474 Leonard, Irving╇ 331, 470, 503, 504 Léonard de Vinci╇ 284, 285, 288, 293, 294, 299, 398, 426, 441, 456 Leoniceo, Niccolò (Leoniceus)╇ 435, 436
León-Portilla, Miguel╇ 507 Leopolita-Nicz, Jan╇ 111 Leowitz╇ 400 Léry, Jean de╇ 479 Leuze, Nicolas de╇ 111 Levinus Lemnius (Liévin Lemmens)╇ 450 Lhomond╇ 192 Liberale, Giorgio╇ 446 Liburnio, Niccolò╇ 156 Liébault, Jean╇ 20 Lieblein, L.╇ 533 Liesveldt, Jacob van╇ 107, 108 Ligorio, Pierre╇ 297 Lily, William╇ 157 Linacre, Thomas╇ 155, 425 Lindanus, Guillaume╇ 120 Lindsay╇ 537 Lippi, Filippo (Fra)╇ 19, 290 Lippomani, Pietro╇ 94 Lisle, famille╇ 358 Livinus Algoet (Panagathus de Gand)╇ 487 Llonch, Maria╇ 97 Lobkovitz╇ 180 Lodico, Giusto╇ 323 Lomazzo, Giovanni Paolo (Giampaolo)╇ 290, 293, 294 Lombardi, Bartolomeo╇ 248, 363 Lomellini, famille╇ 9 Longueil, Christophe de (Longolius Gisbertus)╇ 36 Longus, George╇ 143 Lonicer, J.╇ 449 Lonitzer, Adam (Lonicerus)╇ 444, 449 Lope de Vega, Félix Arturo╇ 18, 317, 327 Lopes, João╇ 499 López de Gómara, Francisco╇ 13, 380, 456, 492, 495 Lossius, Lucas╇ 282 Lotichius╇ 180 Lotto, Lorenzo╇ 292 Louis d’Anjou╇ 426 Louis de Blois (Blosius)╇ 98 Louis de Grenade╇ 100 Louis II de Hongrie╇ 436 Louis XII╇ 220, 379, 544 Louis XIV╇ 327 Louise de Savoie╇ 106, 422 Louveau, Jean╇ 202
Lovisini, Grancesco╇ 249 Lowicz, Szymon de╇ 240 Loynes, Antoinette de╇ 365 Loyola, Ignace de╇ 101, 102, 103, 104, 141, 183, 184, 193, 195, 196, 483 Lubac, Henri de╇ 185 Lucas de Heere╇ 311 Lucas van Leyden╇ 294 Lucien de Samosate╇ 54, 567 Lucinge, René de╇ 14 Lucrèce╇ 101, 310, 567, 570, 571 Ludolphe de Saxe╇ 103 Ludolphe le Chartreux╇ 223 Ludovic le More╇ 199 Ludwig, comte palatin╇ 223, 442, 549 Luis de Grenade╇ 99 Luis de Victoria, Tomás╇ 271 Luis Gonçalves de Camara, saint╇ 101 Lulle, Raymond╇ 458, 462, 463 Lulli╇ 327 Lupset, Thomas╇ 91 Lusitano, Amato╇ 445 Luther, Martin╇ 4, 14, 17, 26, 36, 38, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 68, 70, 78, 82, 83, 84, 86, 88, 89, 90, 93, 98, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 121, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 137, 138, 143, 144, 147, 151, 152, 156, 157, 168, 174, 178, 181, 185, 187, 188, 190, 194, 223, 225, 271, 282, 312, 371, 372, 380, 381, 392, 468, 529, 530, 533, 534, 554, 556, 558, 560 Luxembourg, Bernard de╇ 119 Luzzi, Mondino de╇ 422, 426 Lyco(s)thenes, Conrad╇ 120 Lydgate╇ 176 Lyre, Nicolas de╇ 107 M Machaut, Guillaume de╇ 267, 268, 270 Machiavel, Niccolò╇ 14, 40, 121, 315, 336, 361, 362, 373, 378, 379, 496, 561, 563, 564, 565 MacNair, Philip╇ 91 Madruzzi╇ 109
Index Magellan, Ferdinand╇ 3, 415, 456, 474, 475, 476, 477, 486, 488, 489, 490, 492, 493 Maggi, Vincenzo╇ 232, 248, 249, 251 Maggi-Lombardi╇ 252 Maggiolo╇ 484 Magliabecchia (anonyme de)╇ 289, 291 Magne, Frédéric╇ 333 Magnus, Johannes╇ 385 Mailles(t), Jacques de╇ 328 Maioragio╇ 244 Mair, Jean╇ 95, 370 Major, Georg╇ 64 Makarios, métropolitain╇ 176 Makkai, László╇ 3 Maldonado, Juan de╇ 94 Malherbe, François de╇ 75 Malipiero, Girolamo╇ 337 Mallarmé, Stéphane╇ 270 Malory╇ 319 Malvenda, famille╇ 9 Manardo, Giovanni╇ 435, 436 Mancini, G.╇ 320 Mande(r)ville, Jean de╇ 488, 492, 493 Mann, Thomas╇ 203 Mantegna╇ 288, 294, 456 Mantz, Felix╇ 77 Manuce, Alde (Manuzio Aldo)╇ 9, 248, 309, 332, 373 Manuce, Paul╇ 369 Manuel, N.╇ 120, 507 Manzoli, Pietro Angelo (Marcellus Palingenius Stellatus)╇ 556 Maranta, Bartolomeo╇ 437 Marbode╇ 458 Marcator╇ 396 Marchionni, Bartolomeo╇ 8 Marcholt╇ 522 Marco Polo╇ 473, 475, 488, 491, 492, 493, 505 Marcourt, Antoine╇ 117 Marenzio╇ 272 Marguerite d’Autriche╇ 220, 221, 572 Marguerite de France╇ 278 Marguerite de Navarre (d’Angoulême)╇ 19, 60, 88, 116, 118, 120, 137, 190, 213, 221, 225, 226, 273, 274, 311, 344, 345, 349, 392, 500 Marguerite de Parme╇ 220
629 Marguliuth, D.S.╇ 248 Marheld╇ 396 Maria, Doña╇ 95, 97, 173, 221, 223, 266, 308, 405, 563 Marie de Hongrie╇ 220 Marie Ière╇ 220 Marie la Catholique╇ 382 Marie la sanglante╇ 115, 120, 140, 221 Marie Stuart╇ 220, 313 Marie Tudor, princesse╇ 110, 220, 222 Marliano╇ 297 Marlowe╇ 168, 536, 538, 541 Marmochino╇ 108 Maro Grammaticus╇ 186 Marot, Clément╇ 72, 73, 74, 88, 92, 109, 118, 164, 173, 211, 271, 273, 274, 282, 307, 310, 312, 322, 367, 439, 544, 545 Marstellerus Gervasius╇ 467 Martin, Jean╇ 36, 44, 54, 59, 62, 63, 65, 106, 107, 131, 169, 185, 188, 225, 282, 295, 296, 298, 301, 303, 403, 418, 439, 468, 491, 492, 500, 526, 558 Martin de Sans-Malice╇ 439 Martini, Francesco di Giorgio╇ 395, 398 Marulle (Marcus Marullus)╇ 313, 374, 375 Marx, Karl╇ 536 Mary, princesse╇ 91, 147, 183, 339, 504 Masaccio (sobriquet de Tommasso di ser Giovanni di Simone Guidi Cassai)╇ 32 Massari, Francesco╇ 435, 436 Mathesius, Johann╇ 61, 62 Mathurin Du Redouer╇ 494 Matthew, Thomas (pseudonyme de John Rogers)?╇ 108, 382, 508 Matthysson, Jan╇ 555 Mattioli, Pietro Andrea╇ 430, 437, 444, 445, 446, 449 Mauduit, Jacques╇ 280 Maugin, Jean╇ 319, 321, 325, 328 Maurus, Bernardus╇ 187 Maximilianus Tran(s)sylvanus╇ 455, 456 Maximilien Ier╇ 321, 327 Mazzeschi-Porretti╇ 562 McNair, Philip╇ 93
Médicis, Catherine de╇ 41, 328, 373, 493 Médicis, Clément VII de╇ 35, 559, 561 Médicis, Cosme (Côme), Ier de╇ 41, 443, 559 Médicis, famille╇ 31, 40, 218, 284, 361, 363, 453, 459, 537 Médicis, Laurent II de╇ 214 Médicis, Lorenzaccio (Laurent, Lorenzo)╇ 169, 229, 335, 361, 379, 561 Médicis, Pierre de (Piero)╇ 39, 558 Medina, José Toribio╇ 418, 456, 504 Medina, Pedro de╇ 418, 456, 504 Medler╇ 397 Medrano, Luisa╇ 222 Medwell╇ 537 Mehmet II╇ 11 Meichssner╇ 157 Meigret, Louis╇ 156 Mela, Pomponius╇ 492 Melanchthon, Katherine╇ 223 Melanchthon, Philipp╇ 48, 55, 57, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 106, 110, 115, 117, 123, 124, 125, 129, 131, 144, 151, 155, 156, 157, 158, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 196, 222, 238, 239, 242, 381, 397, 468 Meleto, Francesco╇ 556 Meli da Crema, Antonio╇ 101 Melzi, Francesco╇ 293 Menalos╇ 395 Menavino, Giovan Antonio╇ 15 Mendelsohn╇ 233 Mendoza, Antonio de, vice-roi du Mexique╇ 477, 478 Mendoza, Hurtado de╇ 508 Mendras, Henri╇ 22 Menius, J.╇ 126 Mercator (Gerhard Kremer)╇ 121, 476, 484, 489, 490, 491 Mercoliano, Pacello de╇ 454 Meres, Francis╇ 168 Merici, Angela, sainte╇ 97 Merlin, Jacques╇ 128, 137, 309, 318, 326, 328 Mersenne╇ 280 Messier, R.╇ 127 Mésue, Heben╇ 438 Metlinger, Pierre╇ 440 Mexia, Pedro╇ 324
Index
630 Meyer, Albrecht╇ 417, 443 Meyerpeck, Wolfgang╇ 446 Miani (ou Emiliani) Girolamo╇ 97 Michalec, Martin╇ 526 Michel de l’Hôpital╇ 277 Michel-Ange (Michelangiolo Buonarroti)╇ 32, 212, 214, 215, 218, 225, 229, 230, 231, 233, 285, 286, 287, 288, 291, 292, 293, 294, 308, 334, 426, 558, 559, 560 Michiel, Marcantonio╇ 293 Middelbourg, Paul de╇ 487 Mignani, Laura╇ 96, 97 Mignolo, Walter╇ 507 Mikkelsen, Hans╇ 107 Milán, Luis de╇ 271 Milieu, Christophe╇ 379 Minturno, Sebastiano╇ 232, 249, 253, 254, 262 Mir, Codina╇ 188, 189, 190, 193 Miranda, Luis de╇ 498 Mizauld, Antoine╇ 455, 467 Moctezuma, empereur╇ 477 Modrzewski, André╇ 135 Moeller, B.╇ 29 Moffan, Nicolas de╇ 19 Mokulskij╇ 541 Molina, Alonso de╇ 506 Molinet, Jean╇ 269, 270, 544 Moller, H.╇ 124 Molza, Francesco Mario(a)╇ 36, 37, 308 Monchy, Antoine de╇ 72 Monclaro, père Francisco de╇ 4 Monmouth, Geoffroy de╇ 384 Mont Sila, abbé de╇ 554 Montaigne, Michel de╇ 41, 201, 224, 313, 316, 322, 375, 386, 492, 493, 566, 573, 574 Montalboddo, Fracanzano╇ 494 Montalvo, Garcí Rodriguez de╇ 319 Montano, Arías╇ 324 Montanus╇ 511 Monte, Philippe de╇ 273 Monte Croce, Ricoldo da╇ 15 Montefeltro, duc d’Urbino╇ 199 Montelupo, Bacio de╇ 293 Montelupo, Raffaello de╇ 292 Montemayor, Jorge de╇ 27, 225, 310, 312, 341, 347, 348 Montenay, Georgette de╇ 369, 376 Montesino, Ambrosio╇ 103
Monteverdi, Claudio╇ 266, 272, 273, 274, 280 Monteverdi, Giulio Cesare╇ 280 Montmorency, Anne de╇ 68 Moraes, Francisco de╇ 320, 507 Morcillo, Sebastián Fox╇ 174 More, Thomas╇ 21, 124, 138, 145, 147, 175, 222, 355, 357, 371, 425, 493, 496, 499, 500 Morel, Jean de╇ 365 More-Roper, Margaret╇ 222, 224 Moretus╇ 369 Morhard, Ulrich╇ 374 Morienus Romanus╇ 462 Morley, Thomas╇ 273 Mörlin, Johannes╇ 65 Morlini╇ 342 Mosanus, G.╇ 127 Mosellanus╇ 370 Mousnier, Roland╇ 26 Muffet, Thomas╇ 452 Munday, Athony╇ 321 Münster, Sébastien (Munster)╇ 29, 105, 136, 147, 148, 189, 399, 401, 402, 403, 533, 555 Munteano, B.╇ 234 Müntzer, Thomas (Münzer)╇ 52, 58, 77, 78, 83, 84, 85 Muret, Marc-Antoine╇ 193, 313, 573 Murme(l)lius, J.╇ 450 Murner, Thomas╇ 52, 118 Musculus, W.╇ 125 Muso, Cornelio╇ 99 Mussato, Albertino╇ 538 Mutian╇ 55 Muzio, Girolamo╇ 118 Mycillus╇ 186 Myconius╇ 125, 148 Mymerus, Franciscus╇ 158 N Nadal, Jerónimo╇ 193 Napier╇ 402 Nardi, Jacopo╇ 41 Nausea, fr.╇ 135 Navagero (Naugerius)╇ 309, 312, 333 Navarra, Pedro de╇ 366 Navarre, Marguerite de╇ 88, 221 Naziance, Grégoire de╇ 124 Neander╇ 396 Nebrija, Antonio de╇ 155, 156, 165, 166, 167, 174
Négus (le)╇ 474 Néoptolème╇ 284 Nerli, Filippo de’╇ 41 Nettesheim, Corneille Agrippa de╇ 221, 386, 461, 532, 572 Neudörfer, Johann╇ 294 Newton╇ 396, 412 Nezahualcoyotl╇ 508 Nicolas de Cues╇ 487 Nicolay, Nicolas de╇ 15 Nietzsche╇ 203 Nigg, Walter╇ 82 Nizolio, Mario╇ 244, 245 Nobile, Francesco╇ 537 Nóbrega, Manuel de╇ 507 Nores, Giason de╇ 249 Nostradamus╇ 314, 467 Noue, François de la╇ 14 Novara, Domenico Maria╇ 405 Nunes, Filippo╇ 234, 491 Nunes, Pedro╇ 491 Núñez Cabeza de Vaca, Álvar╇ 498, 503 Nysse, Grégoire de╇ 127 Nzinga Niemba╇ 475 O Ochino Bernardino╇ 90, 100, 136, 139, 144, 557, 560, 571 Ockeghem, Johannes╇ 269, 271 Odo de Meung╇ 439 Odoni, Angelo╇ 91 Oecolampade, Johannes╇ 117, 130, 223 Olaus Magnus (Olaf Storr)╇ 385, 416, 457 Oliveira, Fernão de╇ 167 Olivétan (Pierre Robert)╇ 108, 109, 130, 131 Olmos, Andrés de╇ 506 Ong, Walter╇ 192, 239, 516 Opitz, Martin╇ 169 Oporinus╇ 427 Oppian╇ 453, 454 Optat, Benešâ•‡ 107, 157 Orange, prince de╇ 69 Orellana╇ 478 Orfeo della Carta╇ 343 Oribase╇ 425 Origène╇ 124, 126, 128, 553 Oriolo, Filippo╇ 156 Orosius╇ 380
Index Ortelius╇ 484 Ortiz, Francisco╇ 100 Ory, Mathieu╇ 145, 146 Osiander, Andreas╇ 65 Osuna, Francisco de╇ 100 Otto, Valentin╇ 95, 137, 203, 400, 430, 437, 441, 442 Ovide╇ 54, 179 Oviedo y Valdés, Gonzálo Fernández de╇ 321, 456, 494 P Pacheco╇ 109 Pacioli di Borgo, Luca╇ 229, 284, 286, 396 Padilla, Luisa de╇ 223 Padouan, G.╇ 539, 540 Pagnino, Sante╇ 105, 107, 108, 109, 111 Palea, Angelus╇ 438 Palestrina, Giovanni da╇ 281 Palisca╇ 266 Palladius (Palladio)╇ 20 Pallavicini╇ 9 Pallican, Conrad╇ 371 Palsgrave╇ 156 Pannonius╇ 180 Panofsky, E.╇ 231 Paoli, Giovanni (Juan Pablos)╇ 505 Papinien (Papinius)╇ 390 Paracelse (Paracelsus)╇ 174, 422, 430, 431, 432, 433, 458, 464, 465, 567 Paradin, Claude╇ 376 Paré, Ambroise╇ 428, 429, 431, 433 Parker, Matthew╇ 382 Parkoszovicz╇ 157 Parménide╇ 406 Parmentier, Jean╇ 476 Parr, Catherine╇ 91 Parrassio (Parrasto), Aulo Giano╇ 249 Parron, William╇ 469 Pascale, Giovan Luigi╇ 110 Pasi╇ 396 Pasquier, Ėtienne╇ 311, 327, 380 Passebreme, Eville de╇ 455 Passerini, Cardinal╇ 40 Paston, famille╇ 358 Pater, Erra╇ 67, 68, 116, 129, 130, 140, 222, 356, 470 Patrizi de Cherso, Francesco╇ 245
631 Paul, saint╇ 2, 69, 106, 108, 121, 124, 125, 127, 131, 136, 137, 138, 185, 205, 224, 239, 281, 515, 553, 568 Paul II╇ 361 Paul III (Alessandro Farnese)╇ 11, 13, 32, 37, 97, 103, 116, 134, 223, 379, 467, 468, 494, 568 Paul IV╇ 97, 99, 557 Paumgärtner, famille╇ 6 Pazzi, Alessandro de’╇ 232, 248, 249, 252 Peckham╇ 395 Pedersen, Christiern (Christian)╇ 107, 110, 176 Peele╇ 538 Pelargus╇ 145 Pèlerin, Jean╇ 294, 395 Peletier du Mans, Jacques╇ 165, 259, 311 Pellican, Conrad╇ 107, 128, 137 Pelt, Jan╇ 106 Pena, Alonso de╇ 118 Penny, Thomas╇ 452 Pépin, G.╇ 127 Perceval, Jean╇ 98, 318 Perez, Jeronimo╇ 101 Pérez de Pineda, Juan╇ 110 Peri, Jacopo╇ 280 Périclès╇ 39 Périon, Joachim╇ 173 Périssin╇ 120 Perotti, Niccolò╇ 157, 370, 373 Pesti, Gábor╇ 175 Pet, Arthur╇ 491 Petit, Guillaume╇ 50, 51, 71, 128, 133, 141, 319 Petramellario, Iacopo (Jacopo)╇ 466 Pétrarque, François╇ 27, 156, 160, 161, 162, 166, 167, 168, 172, 173, 177, 180, 210, 225, 229, 245, 249, 257, 264, 288, 307, 308, 310, 311, 331, 332, 333, 334, 335, 336, 338, 351, 363, 364, 374, 388, 389, 403, 447, 499, 550, 562 Petreius, Johannes╇ 463 Petri, Adam╇ 371 Petri, Henri╇ 374 Petrollini, Francesco╇ 445 Petrucci, Ottaviano╇ 270, 271, 544 Pettie, George╇ 202 Peucer, Caspar╇ 65, 381, 398 Peuckert, Will-Erich╇ 82
Peurbach, Georg╇ 400, 403, 467 Pezel╇ 65 Pflug, Julius╇ 115, 116 Philandrier, Guillaume de (lat. Philander)╇ 296, 301, 303 Philicinus Petrus╇ 256 Philippe II╇ 11, 139, 168, 328, 369, 427, 481 Philippe le Bel╇ 424 Philippe le Bon, duc de Bourgogne╇ 15 Phillips, Obbe et Dirke╇ 77 Philoponus╇ 214 Pic de la Mirandole (Giovanni Pico della Mirandola)╇ 240, 361, 436, 460, 461, 558 Picard, Jean╇ 174, 300 Piccioli, Antonio (Rapitus Renovatus)╇ 471 Piccolomini, Alessandro╇ 249, 250, 362 Piccolomini, Francesco Bandini╇ 250 Pictorius, Georgius╇ 452 Pie II (Aenea Silvio Piccolomini)╇ 13, 35, 139, 447, 505 Pie IV╇ 328 Pie V╇ 97 Pie VI╇ 101 Piero della Francesca╇ 284, 294, 398 Pierre le Vénérable╇ 17 Pierre Martyr d’Angers (Pietro Martire d’Anghiera)╇ 139, 380, 505 Pietro d’Abano╇ 399 Pietrobono╇ 546 Pigafetta╇ 456, 474, 493, 494 Pighius, A.╇ 133 Pigna, Giambattista (Giovan Battista)╇ 249, 252, 253, 262, 263 Pindare╇ 162, 168 Pinhel, Duarte╇ 110 Pino, Paolo╇ 233, 234, 284, 285, 287 Pio, A.╇ 116 Pirard du Haillans, Bernard╇ 383 Pirckheimer, Charitas╇ 222, 224 Pirckheimer, Willibald╇ 123 Pisan, Christine de╇ 224 Pistor, M.╇ 125 Pithou, Pierre╇ 392 Pizarro, Francisco╇ 478, 479, 493, 505
Index
632 Pizarro, Gonzalo╇ 478 Planco╇ 141 Plantin, Christophe╇ 9, 369, 376 Plateari (les)╇ 440 Platin, Claude╇ 319 Platon╇ 177, 178, 180, 186, 198, 217, 253, 276, 277, 279, 280, 361, 363, 365, 371, 394, 400, 425, 460, 495, 553, 570, 571, 572 Plattard, Jean╇ 71 Plaute╇ 54, 180, 189, 368, 372, 537, 538 Pline╇ 20, 289, 348, 373, 434, 435, 436, 437, 492 Plotin╇ 301, 361 Plutarque╇ 179, 180, 198, 206, 425 Pocque╇ 89 Pogge (Poggio)╇ 341 Polanco, Juan Alfonso de╇ 103, 104 Pole, Reginald╇ 90, 91, 95, 132, 138, 139, 557 Politien, Ange╇ 186, 218, 235, 247, 332, 370, 390, 434 Polybios╇ 378 Polydore Virgile╇ 372, 374, 379, 383, 384, 495 Pomponazzi, Pietro╇ 241, 248, 567, 572 Pomponius Laetus╇ 35, 361, 364 Pontanus╇ 180, 255, 257, 261 Pontormo, Jacopo╇ 286, 289, 292 Pordenone, Odoric de╇ 488 Porra, Antonio de╇ 95 Possevin(o), Antonio╇ 234 Postel, Guillaume╇ 15, 88, 173, 461, 462, 491, 496, 569, 570, 571, 572, 574 Poussin, Nicolas╇ 234 Pratt, Mary Louise╇ 504 Prêtre Jean (le)╇ 474 Prierias, Alexander╇ 52 Primasius╇ 124 Primaudaye, Pierre de la╇ 567 Priscien (Priscianus Caesariensis)╇ 155 Proclus╇ 395 Prudence╇ 55, 222, 370 Psellos╇ 397 Ptolémée, Claudius╇ 395, 399, 400, 402, 403, 405, 406, 408, 409, 410, 411, 416, 465, 471, 489 Puknat╇ 532
Pulci, L.╇ 137, 307, 511 Puy-Herbaut, Gabriel de╇ 567 Pyritz, Hans╇ 331 Pyrrhon╇ 567 Pythagore╇ 269, 301 Q Querini╇ 145 Quevedo, Francisco de╇ 8 Quintilien╇ 48, 54, 177, 187, 193, 198, 232, 235, 238, 239, 243, 257, 284, 375 Quintin╇ 89 Quirinio, Vincenzo╇ 98 Quistelli, Ambrogio╇ 101 R Rabelais, François╇ 18, 92, 93, 98, 118, 137, 214, 216, 217, 218, 223, 224, 297, 309, 317, 323, 326, 340, 341, 344, 346, 347, 348, 349, 365, 373, 375, 388, 416, 419, 423, 425, 466, 493, 500, 511, 522, 535, 570, 571, 572, 573, 574 Racine, Jean╇ 73 Radecki, István╇ 365 Radziwill, Prince╇ 111 Ramus (Pierre de la Ramée)╇ 178, 180, 184, 192, 242, 243, 397 Ramusio, Giovanni Battista╇ 473, 474, 494, 503 Rapard, François╇ 469 Raphaël╇ 32, 199, 233, 288, 294 Rashi, Shlomo Yitzhaki╇ 107 Rastell(e), John╇ 138 Raulin╇ 127 Regiomontanus (Johannes Müller)╇ 395, 399, 400, 401, 403, 468 Regnart, Jacob╇ 274 Régnier, Mathurin╇ 323 Reifenstein, Albert et Johann╇ 187 Reifenstein, Guilielmus╇ 186, 187 Reina, Casiodoro de╇ 8, 110 Reinhard, Marcel╇ 566 Reinhold, Erasmus╇ 400 Rej z Naglowic, Mikolaj╇ 169 Rély, Jean de╇ 106, 107 Remak, Henry╇ 1 Renato, Camillo╇ 557 Renato, Curione╇ 557 Renée, duchesse de Ferrare╇ 220 Resende, Garcia de╇ 5, 7
Restall, Matthew╇ 508 Reuchlin, Johann╇ 155, 158, 179, 187, 364, 461, 538 Rhazes╇ 422 Rhellican, J.╇ 447 Rhenanus, Beatus╇ 371, 383 Rheticus, Georges Joachim╇ 399, 400, 405, 490 Rhetius╇ 188 Riario, Raphaël (cardinal)╇ 296 Ribera, Paez de╇ 319, 326 Ricard, Robert╇ 504, 506 Ricchieri, Lodovico (Ludovico Celio)╇ 248, 374 Richard II╇ 384 Richard III╇ 384 Richer, Christophe╇ 15 Ridley╇ 139 Riese, Adam╇ 396 Rigolot, François╇ 179, 270 Rihel, Wendel╇ 442 Ringelberghius. Joachim Fortius╇ 463 Ringhieri, Innozentio╇ 109 Ringmann (Philesius)╇ 486, 487 Rivail, Aymar du╇ 390 Rivius, Walter╇ 293, 437 Roberval╇ 477, 500 Robles, Juan de╇ 167 Robortello, Francesco╇ 232, 248, 249, 250, 251, 252 Robyns, John╇ 469 Robynson, Ralphe╇ 499 Roche-Chandieu, Antoine de la╇ 75 Rodrigues, João (Juan Rodriguez)╇ 102, 446 Rodrigues, Simão╇ 102, 446 Rodulphus╇ 186 Roesslin, Eucharius (Rodion)╇ 448, 449 Rogers, John, évêque de Londres╇ 60, 108, 139 Rohan, M. de╇ 428 Rojas, Juan de╇ 401 Romani, W.╇ 261 Romeo, Rosario╇ 497 Romieu, Marie de╇ 225 Rondelet, Guillaume╇ 452 Ronsard, Pierre de╇ 18, 73, 74, 165, 166, 212, 218, 219, 225, 256, 274, 275, 277, 278, 279, 307, 310, 311, 313, 322, 334, 365, 366, 367, 501, 550
Index Roper, Richard╇ 222 Rörer, Georg╇ 50 Rosello, Lucio Paolo╇ 61 Rosenblatt, Wibrandis╇ 223 Roseo, Mambrino╇ 321 Rosso Fiorentino╇ 293 Roth, Stephan╇ 50 Rothmann, Bernard╇ 117, 555 Roussel, Gérard (Girard)╇ 88, 89, 91, 129, 573 Rousset, François╇ 429 Roy, W..╇ 116 Rucellai, Bernardo╇ 361, 563 Rucellai, famille╇ 9 Rucellai, Giovanni╇ 563 Rudolff╇ 396 Ruel, Jean╇ 430, 437, 453 Ruel, Jean (Ruelius)╇ 430, 437, 447, 453 Rufo, Cristoforo╇ 253 Ruiz de Medina del Campo, famille╇ 9 Ruiz de Virués, Alonzo╇ 98 Rull (Rullus)╇ 185 Rupescissa, Jean de╇ 463, 465 Ruscelli, Girolamo╇ 240, 453, 464 Rüxner, Georg╇ 327 Ryff, Gualterius Herminius (Walt(h) er Hermann, Riff, Reiff, Rivius, Riffus Walther, Apollinari(u) s Quintus)╇ 295, 300, 301, 398, 427, 437, 438, 449, 457, 458, 463 S Sá de Miranda╇ 167, 333, 366 Sabarella╇ 242 Sabellico, Marc’Antonio╇ 382 Sabellicus╇ 374 Sacchetti, Francesco╇ 290 Sachs, Hans╇ 58, 120, 174, 312, 365, 533, 534 Sacrobosco, Johannes de (Jean de Hollywood)╇ 395, 400, 405, 468 Sadoleto, Jacopo╇ 35, 36, 37, 38, 61, 91, 557 Sagredo, Diego de╇ 285, 288, 295, 300, 301, 303 Sahagún, Bernardino de╇ 507, 508 Sainctes, Claude de╇ 118 Sala, Pierre╇ 318, 321 Salazar, Antonio de╇ 320, 321 Salazar, Francisco Cervantes╇ 506
633 Saldana, comte de╇ 568 Saliat, Pierre╇ 202, 203 Salinas, Miguel de╇ 177 Salluste╇ 195 Salmerón, Alfonso╇ 193 Salutati╇ 39, 229, 388 Salviati, famille╇ 9 Salviati, Josephe╇ 304 Sambucus╇ 365, 376 San Pedro, Jerónimo de╇ 326 Sanabona, Francesco╇ 95 Sancho, Pero╇ 503 Sannazar(o), Jacopo╇ 27, 333 Sansovino, Francesco╇ 257, 262, 454 Santaella, Rodrigo de╇ 505 Santillana, marquis de╇ 310 Sarcerius╇ 125, 126 Sarolla, Pilar Manero╇ 333 Sarpi, Paolo╇ 382 Sartre, Jean-Paul╇ 203 Sasso, Pamphilo╇ 332 Sattler, Michel╇ 136 Saulnier, Verdun-Léon╇ 89, 92 Saunders╇ 139 Saunier╇ 108 Savonarole, Girolamo╇ 40, 152, 370, 556, 558, 560 Saxe, duc de╇ 5, 51, 83, 98, 113, 117, 121, 188, 393, 495 Scakarius╇ 155 Scaliger(o), Jules-César (Giulio Bordone (I), della Scala)╇ 249, 253, 254, 256, 259, 260, 261, 262, 392, 437 Scève, Maurice╇ 18, 173, 211, 212, 225, 273, 283, 311, 365, 375 Schatzgeyer, Kaspar╇ 99 Scheidt, Kaspar╇ 533 Scheurl, Christoph╇ 222 Schmid, Wolfgang╇ 397 Schmidel, Ulrich╇ 502 Schneeberger, Anton╇ 440 Schneider, Reinhold╇ 380 Schoen, Erhart╇ 294 Schöner, Johannes╇ 393, 402, 468, 486 Schongauer, Martin╇ 32 Schorus, Antoine╇ 122 Schott, Johann╇ 442 Schreckenfuchs, Oswald╇ 400 Schryfftspiegel╇ 157 Schueren, Gerhard de╇ 158
Schütz, Heinrich╇ 274 Schwenckfeld, Caspar von╇ 58, 77, 79, 80, 85, 87 Scott, Walter╇ 329 Scotti, Bernardino╇ 96 Screech, Michael Andrew╇ 93, 224 Scribanario, Marco╇ 466 Sébillet, Thomas╇ 163, 164, 173, 177, 224, 259, 260, 271 Sebon, Raymond╇ 574 Second, Jean╇ 39, 99, 174, 180, 313, 335 Secundo, Celio╇ 557 Segalelli╇ 553 Segni, Bernardo╇ 41, 232, 248, 363 Seklucyan, Jan╇ 111 Sélim Ier╇ 11 Sénèque╇ 73, 180, 372, 538, 567 Senfl, Ludwig╇ 549 Sepúlveda, Juan Ginés de╇ 13, 482, 496 Serafino de’Ciminelli dell’Aquila (Aquilano)╇ 332 Serenus╇ 143, 395 Seripando, Girolamo╇ 101, 141 Serlio╇ 297, 303, 304, 305, 398 Sermisy, Claudin de╇ 272, 273, 274, 544, 545 Servet, Michel╇ 77, 92, 120, 135, 427, 432, 470, 557, 571 Servius╇ 358 Sextus Empiricus╇ 567 Seydel, Wolfgang╇ 98 Seyssel, Claude de╇ 94, 165, 379 Sforza, Bona╇ 221 Shakespeare, William╇ 168, 200, 310, 318, 327, 384, 536 Shute, John╇ 306 Sibiuda, Ramón (Raymond de Sebonde)╇ 103 Sickingen, Franz von╇ 58 Siculo, Marineo╇ 223 Sidney, Sir Philip╇ 168, 200, 253, 280, 367 Siega, Luisa╇ 221, 223 Sigismond Auguste╇ 175 Sigismond Ier╇ 221 Sigismond II╇ 135 Sigonio, Carlo╇ 253, 263 Siládi╇ 521 Silber, M.╇ 114 Silva, Feliciano da╇ 319
Index
634 Silva, I. Francesco da╇ 234 Silva, Juan de╇ 327 Silvatico, Matteo╇ 440 Simeoni, Gabriele╇ 308 Simi, Niccolò╇ 466 Simon, R.╇ 106, 124, 138, 191, 202, 300, 372, 385, 494, 572 Simons, Menno╇ 77, 136, 556 Simpson, Richard╇ 138 Sinapius, Johannes╇ 555 Siniser╇ 180 Sirleto╇ 120 Sixte V╇ 466 Sixtus ab Hemminga╇ 469 Skaryna, Francysk (Georgy)╇ 105 Skelton╇ 537 Sleidan, Johann (Sleidanus Johannes)╇ 119, 188 Slicher van Bath, Bernard╇ 21 Smedung, Karsten╇ 502 Socrate╇ 199, 204, 214 Solis, Duarte Gomes╇ 5 Somerset, duc de╇ 115, 139 Sophocle╇ 73, 121, 180, 563 Sosadilla╇ 193 Soto, Domingo de╇ 94 Soto, Pedro de╇ 95, 125, 130 Southey, Robert╇ 323 Spagnuoli, Baptiste╇ 370 Spandenberg╇ 129 Spandugino, Teodoro╇ 15 Speckle, Veit Rudolf╇ 417, 443 Spencer, John╇ 168, 231 Spenser, Edmund╇ 168, 200 Speroni, Sperone╇ 162, 173, 241, 242, 262, 263, 311, 313, 362, 374 Spinelli, Parri╇ 290 Spinola, famille╇ 9 Spitz, Lewis╇ 86 Sponde, Jean de╇ 75 Spreng, Johannes╇ 534 Squalerno, Luigi╇ 445 Staden, Hans╇ 501, 502 Stampa, Gaspara╇ 225, 308, 336 Stancarus, Franciscus (Stancaro)╇ 65 Standonck, Jan╇ 184, 193 Stegmann, André╇ 2, 113, 123, 473 Stella, Bartolomeo╇ 96, 97 Sternholde, Thomas╇ 109 Sto(e)ffler, Johann╇ 398, 401, 402 Stojenski, P. (Statorius)╇ 158 Straparola╇ 343, 511
Streytpergk, Reymerus╇ 486 Strigel, Viktorin╇ 65 Stromer, famille╇ 6 Strozzi, famille╇ 9 Strozzi, Filippo (Philippe)╇ 41, 571 Sturm, Johannes╇ 184, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 238, 239, 240, 242, 381 Suardi, Bartolomeo (il Bramantino)╇ 293 Sue, Eugène╇ 329 Süleymân le Magnifique╇ 11 Sulpitius╇ 370 Surius, Laurent╇ 120 Surrey, comte Henry Howard╇ 211, 214, 312 Susato, Tylman╇ 544 Suso, Henri╇ 77 Sylvester, Johannes (János)╇ 62, 108, 158, 175 Sylvius╇ 156, 370, 427, 429 Symeoni, Gabriel╇ 376 Sythen, Jean╇ 368 T Tacite╇ 54, 180, 382, 383, 493 Tahureau, Jacques╇ 322, 328 Taisnier, Jean╇ 467, 471 Talon, Omer (Audomarus Talaeus)╇ 178, 192, 242, 243, 244, 567 Tansillo, Luigi╇ 308, 333 Tarelli╇ 455 Tarlton, Richard╇ 539, 541 Tartaglia, Niccolò╇ 395, 397, 419, 420 Tasso (Le Tasse), Bernardo╇ 249, 253, 308, 325 Tasso, Torquato╇ 232, 308, 319 Tatti, Giovanni╇ 454 Tauler, Johann(es)╇ 46, 55 Taverner, Richard╇ 108 Taylor╇ 139 Tebaldeo, Antonio╇ 36, 332 Tellez, Sor de Maria╇ 223 Temporal, Jean╇ 474, 494 Térence╇ 54, 60, 180, 183, 189, 191, 192, 368, 533, 538 Tertullien╇ 128, 130, 139, 281 Teutonicus╇ 389 Textor, Benoît (Tixier)╇ 449 Théocrite╇ 27, 180 Théodoret╇ 124, 127 Theodosius╇ 395
Théophraste╇ 436, 438, 441 Théophylacte╇ 126 Thérèse d’Avila, sainte (Teresa Sánchez de Cepeda y Ahumada)╇ 140, 225, 321, 531 Thevet, André╇ 19, 479, 495, 500, 501, 502 Thevet, Jacques╇ 15 Thibault, Jean╇ 467 Thiene de Vicenza, Gaetano╇ 96 Thomas d’Aquin╇ 55 Thomas de Villeneuve, saint╇ 101 Thorndike, Lynn╇ 460, 464 Thucydide╇ 373 Thurzó, famille╇ 6 Tibulle╇ 189 Tilney, Edmund╇ 201 Tintoret╇ 233 Tiraboschi, Girolamo╇ 364 Tiraqueau, André╇ 224, 365 Tite-Live╇ 180, 373, 377, 380, 390 Titelmans, Frans╇ 100 Titien (Tiziano Vecellio ou Vecelli)╇ 32, 201, 212, 217, 233, 287, 288, 327 Tito Livio de’Fruvolisi╇ 538 Toledo Franciscus (cardinal Tolet)╇ 185 Tolomi, Claude╇ 13 Tomasi, Tongiorgi╇ 445 Tomitano, Bernardino╇ 177, 242 Torelli, Lelio╇ 97, 390 Torelli, Lodovica, comtesse de Guastalla╇ 97, 390 Torrentino, Lorenzo╇ 286, 289 Tortorel╇ 120 Tory, Geoffroy╇ 163, 173, 294, 300 Toussaint╇ 370, 372 Traialza, Domenico╇ 539 Trébizonde, Georges de╇ 235, 317 Trechsel╇ 370 Tremellio╇ 139 Tressan, comte de╇ 323 Treveris, Peter╇ 440 Tribolo╇ 286 Trissino, Giangiorgio╇ 156, 173, 248, 257, 259, 260, 362, 563 Trithemus, Johannes╇ 364 Troeltsch, Ernst╇ 76, 554 Tromboncino, Bartolomeo╇ 546 Troyes, Chrétien de╇ 318, 323 Trubar, Primoz╇ 110 Truchsess, cardinal Otto╇ 95
Index Tucher, famille╇ 6 Tudor (dynastie des)╇ 236, 340, 384, 469, 514, 533 Tudor, Marie╇ 236, 340, 384, 469, 514, 533 Turner, William╇ 139, 438, 445, 515 Turrel, Pierre╇ 467 Tuttenham, George╇ 168 Tyard, Pontus de╇ 218, 276, 277, 278, 279, 334 Tyler, Margaret╇ 321 Tyndale, William╇ 106, 107, 108, 124, 138, 147, 529 U Udall╇ 537 Ulpien╇ 390, 393 Ulstad, Philip╇ 463 Ungnad, comte Jan╇ 111 Urbanus Rhegius╇ 55 Urfé, Anne d’╇ 376 Urfé, Honoré d’╇ 310 Urrea, Jerónimo de╇ 321 Usodimare, Stefano╇ 99 Utenhove, Jan╇ 109 V Vadianus╇ 255, 489 Vagad, Juan Gualberte╇ 103 Vainardo, Agostino╇ 117 Val, Antoine du╇ 72, 99, 223 Valdés, Alfonso de╇ 39 Valdés, Fernando de╇ 99 Valdés, Juan de╇ 39, 88, 89, 90, 91, 98, 166, 174, 325, 560 Valdivia╇ 479 Valentini, Filippo╇ 61 Valère Maxime╇ 372, 373, 374 Valeriano, Piero (Giovan Pietro dale Fosse)╇ 38 Valerius Cordus╇ 429, 430, 438, 447, 448 Valgrisi, Vincenzo╇ 446 Valla, Giorgio╇ 247 Valla, Lorenzo╇ 35, 235, 244, 248, 370, 372, 373, 390 Valois, Isabelle de╇ 327, 559 Valsecchi╇ 9 Valtanés, Domingo de╇ 99 Valverde, Juan╇ 395, 427 Van der Loe, Jan╇ 449 Van Tieghem, Paul╇ 180
635 Varazze, Jacopo da╇ 103 Varchi, Benedetto╇ 41, 162, 227, 230, 231, 233, 285, 286, 287, 289, 308 Vargas, Jerónimo de╇ 110 Varron╇ 20, 453 Vartomanus (Varthema)╇ 489 Vasa, Gustav╇ 108, 176 Vasari, Giorgio╇ 214, 231, 233, 284, 285, 286, 287, 288, 289, 290, 291, 292, 294 Vasco de (da) Gama╇ 310, 417, 475, 486, 494, 499 Vasco de Quiroga╇ 496 Vasquez, Dionisio╇ 101 Vatable, François╇ 124 Vauquelin de la Fresnaye╇ 253 Vega, Andrés╇ 99, 335 Vegio╇ 388 Vendôme, M. de╇ 428 Veneziano, Domenico╇ 290 Venuto, Antonino╇ 454, 455 Verdelot╇ 272 Vergerio, Pietro Paolo╇ 61, 118 Vergil, P.╇ 138 Vermigli, Pierre Martyr╇ 61, 90, 557 Vernazza, Ettore╇ 97 Vernio, comte de╇ 280 Verrocchio╇ 558 Vésale, André╇ 217, 395, 403, 424, 425, 427, 433 Vespucci, Amerigo (Vespuce)╇ 473, 486, 487, 493, 494, 501 Vetranović, Mavro╇ 310 Vettori, Pietro╇ 248, 252 Vicente, Gil╇ 167, 310, 327, 499, 539 Vicomercato╇ 567 Vida╇ 36, 94, 309 Vidal, Raimon╇ 155 Vigile╇ 390 Vignola╇ 304, 398 Vigo, Jean de╇ 427, 428 Villagarcía, Fray Juan de╇ 322 Villani, Giovanni╇ 289, 378 Villanovus (Villeneuve)╇ 569 Villaumbrales, Pedro Hernández de╇ 320, 326 Villedieu, Alexandre de╇ 370 Villegagnon, Durand de╇ 479, 501 Villela, p.╇ 484 Villon╇ 310 Vingle, Pierre de╇ 67 Viperano╇ 262
Viret, Pierre╇ 63, 67, 68, 69, 72, 92, 117, 144, 571 Virgile╇ 20, 27, 54, 161, 162, 163, 165, 168, 180, 183, 186, 191, 195, 196, 254, 337, 358, 370, 372, 373, 374, 379, 434, 499, 538, 553 Visagier, Jean╇ 570 Vitali, Lodovico╇ 466 Viterbe, Gilles de (Egidio Canizio da Viterbo)╇ 90, 91, 101 Vitoria, Francisco de╇ 94, 496 Vitruve╇ 294, 295, 296, 297, 298, 299, 300, 301, 302, 303, 304, 306 Vivès, Juan Luis╇ 13, 33, 134, 180, 183, 184, 190, 222, 238, 316, 324, 325, 352, 353, 354, 355, 356, 357, 359, 371, 385 Vlacq╇ 402 Vogtherr, Heinrich╇ 294 Voisin de la Popelinière, Lancelot╇ 383, 387 Volterra, Danielo da╇ 285 Vosterman, Willem╇ 108 Voysey, John╇ 222 Všehrd, Viktorín z (Victorin Kornel de)╇ 169 W Wagner, Richard╇ 329 Wal(d)seemüller (Ilacomilus)╇ 486, 487 Waller, Marguerite╇ 331, 338 Walthers, Johann╇ 282 Warner╇ 168 Warwick╇ 139 Watzenrode, Barbara╇ 404 Watzenrode, Lucas╇ 405 Wayne, John╇ 329 Wechel, Christian╇ 374, 488 Weelkes, Thomas╇ 273 Weiditz, Hans╇ 417, 442, 449 Weimann, R.╇ 541 Weisstein, Ulrich╇ 1 Welser, famille╇ 6, 31, 478 Werner, Johannes╇ 395, 401, 468 Westheimer╇ 129 White, J.╇ 231 Whittingham, William╇ 110 Whittinton╇ 206 Whytford, Richard╇ 101 Wickram, Jörg╇ 340, 341, 345, 347, 532, 534
Index
636 Willaert, Adrian╇ 272, 544 Williams, George H.╇ 76 Willoughby, Hugh╇ 479 Wilson, Thomas╇ 175, 177, 295 Wimp(h)eling, Jakob (Wimpfeling)╇ 94 Winghe, Nicolas van╇ 111 Wingle╇ 370 Witelo╇ 395 Wittkower╇ 301 Witz, Johan (Johannes Sapidus)╇ 256 Witzel, Georg╇ 94, 123, 133, 134 Wolseley, cardinal╇ 469 Wotton, Edward╇ 452 Wyatt, Thomas╇ 138, 312, 337 Wyclif╇ 119
Y Yahia Ibn Isa Ibn Gazlah╇ 440 Yates, Frances╇ 240, 277, 280 Young, Bartolomew╇ 202 Yver, François╇ 19 Z Zaborowski╇ 157 Zaccaria, M. Antonio╇ 97 Zaccaro, Federico╇ 293 Zaccheria, fr.╇ 108 Zajcowic, Matej╇ 526 Zanchi, Girolamo╇ 61 Zapata, Luis╇ 498 Zarlin╇ 276 Zäsi, Ulrich (Zasius)╇ 390
Zenale, Bernardo╇ 293 Zénon╇ 406 Zsámboki, János (Johannes Sambucus)╇ 365 Zuan Çimador de Venise╇ 539 Zuan Polo Pompiardi╇ 539 Zumarraga, Juan de╇ 505 Zúñiga╇ 116, 493 Zvichemus, Vigilius╇ 555 Zwingli, Anna╇ 223 Zwingli, Huldrych (Ulrich)╇ 53, 63, 78, 82, 86, 113, 115, 123, 125, 129, 136, 144, 147, 148, 149, 282, 518, 556
In the series Comparative History of Literatures in European Languages the following titles have been published thus far or are scheduled for publication:
XXVI KUSHNER, Eva (dir.): L’Époque de la Renaissance (1400–1600). Tome III: maturations et mutations (1520–1560). 2010. ix, 636 pp. XXV CORNIS-POPE, Marcel and John NEUBAUER (eds.): History of the Literary Cultures of East-Central Europe. Junctures and disjunctures in the 19th and 20th centuries. Volume 4: Types and stereotypes. 2010. xi, 714 pp. XXIV CABO ASEGUINOLAZA, Fernando, Anxo ABUÍN GONZALEZ and César DOMÍNGUEZ (eds.): A Comparative History of Literatures in the Iberian Peninsula. Volume I. 2010. xiv, 750 pp. XXIII GILLESPIE, Gerald, Manfred ENGEL and Bernard DIETERLE (eds.): Romantic Prose Fiction. 2008. xxi, 733 pp. XXII CORNIS-POPE, Marcel and John NEUBAUER (eds.): History of the Literary Cultures of East-Central Europe. Junctures and disjunctures in the 19th and 20th centuries. Volume III: The making and remaking of literary institutions. 2007. xiv, 522 pp. [Subseries on Literary Cultures 3] XXI EYSTEINSSON, Astradur and Vivian LISKA (eds.): Modernism. With the assistance of Anke Brouwers, Vanessa Joosen, Nathan Van Camp, Dirk Van Hulle, Katrien Vloeberghs and Björn Thor Vilhjálmsson. 2007. xii, 1043 pp. (2 vols.). XX CORNIS-POPE, Marcel and John NEUBAUER (eds.): History of the Literary Cultures of East-Central Europe. Junctures and disjunctures in the 19th and 20th centuries. Volume II. 2006. xiv, 512 pp. [Subseries on Literary Cultures 2] XIX CORNIS-POPE, Marcel and John NEUBAUER (eds.): History of the Literary Cultures of East-Central Europe. Junctures and disjunctures in the 19th and 20th centuries. Volume I. 2004. xx, 648 pp. [Subseries on Literary Cultures 1] XVIII SONDRUP, Steven P. and Virgil NEMOIANU (eds.): Nonfictional Romantic Prose. Expanding borders. In collaboration with Gerald Gillespie. 2004. viii, 477 pp. XVII ESTERHAMMER, Angela (ed.): Romantic Poetry. 2002. xii, 537 pp. XVI KNABE, Peter-Eckhard, Roland MORTIER et François MOUREAU (dir.): L'Aube de la Modernité 1680-1760. 2002. viii, 554 pp. XV ARNOLD, A. James (ed.): A History of Literature in the Caribbean. Volume 2: English- and Dutch-speaking regions. 2001. x, 672 pp. XIV GLASER, Horst Albert und György M. VAJDA † (Hrsg.): Die Wende von der Aufklärung zur Romantik 1760–1820. Epoche im Überblick. 2001. x, 760 pp. XIII KLANICZAY, Tibor, Eva KUSHNER et Paul CHAVY (dir.): L’Époque de la Renaissance (1400–1600). Tome IV: Crises et essors nouveaux (1560–1610). 2000. xiv, 817 pp. XII ARNOLD, A. James (ed.): A History of Literature in the Caribbean. Volume 3: Cross-Cultural Studies. 1997. xviii, 398 pp. XI BERTENS, Hans and Douwe W. FOKKEMA (eds.): International Postmodernism. Theory and literary practice. 1997. xvi, 581 pp. X ARNOLD, A. James, Julio RODRIGUEZ-LUIS and J. Michael DASH (eds.): A History of Literature in the Caribbean. Volume 1: Hispanic and Francophone Regions. 1994. xviii, 579 pp. IX GILLESPIE, Gerald (ed.): Romantic Drama. 1993. xvi, 516 pp. VIII GARBER, Frederick (ed.): Romantic Irony. (Akadémiai Kiadó) Budapest, 1988. 395 pp. VII KLANICZAY, Tibor, Eva KUSHNER et André STEGMANN (dir.): L’Époque de la Renaissance (1400–1600). Tome I: L'avènement de l'esprit nouveau (1400–1480). (Akadémiai Kiadó) Budapest, 1988. 594 pp. VI:2 European-language Writing in Sub-Saharan Africa. Volume 2. 1986. VI:1 European-language Writing in Sub-Saharan Africa. Volume 1. 1986. V WEISGERBER, Jean (dir.): Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle. Volume II: Théorie. (Akadémiai Kiadó) Budapest, 1986. 704 pp. IV WEISGERBER, Jean (dir.): Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle. Volume I: Histoire. (Akadémiai Kiadó) Budapest, 1986. 622 pp. III VAJDA, György M. † (dir.): Le Tournant du siècle des Lumières 1760–1820. Les genres en vers des Lumières au romantisme. (Akadémiai Kiadó) Budapest, 1982. 684 pp. II BALAKIAN, Anna (ed.): The Symbolist Movement in the Literature of European Languages. (Akadémiai Kiadó) Budapest, 1984. 732 pp. I WEISSTEIN, Ulrich (ed.): Expressionism as an International Literary Phenomenon. (Akadémiai Kiadó) Budapest, 1982.
The series incorporates a subseries on Literary Cultures I.
History of the Literary Cultures of East-Central Europe. Junctures and disjunctures in the 19th and 20th centuries. Volume I (Vol. XIX in the main series) Volume II (Vol. XX in the main series) Volume III (Vol. XXII in the main series) Volume IV (Vol. XXV in the main series) (Eds. Marcel Cornis-Pope and John Neubauer)
II.
Comparative Histories of Nordic Literary Cultures n.y.p.
III. Comparative History of Literatures in the Iberian Peninsula n.y.p.