Les dépressions
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Les dépressions
Springer Paris Berlin Heidelberg New York Hong Kong Londres Milan Tokyo
Clarisse Fondacci
Les dépressions
Clarisse Fondacci Médecin psychothérapeute 139, rue du Faubourg-Saint-Antoine 75011 Paris
ISBN : 978-2-287-89263-9 Springer Paris Berlin Heidelberg New York © Springer-Verlag France, 2009 Imprimé en France Springer-Verlag France est membre du groupe Springer Science + Business Media Cet ouvrage est soumis au copyright. Tous droits réservés, notamment la reproduction et la représentation, la traduction, la réimpression, l’exposé, la reproduction des illustrations et des tableaux, la transmission par voie d’enregistrement sonore ou visuel, la reproduction par microfilm ou tout autre moyen ainsi que la conservation des banques de données. La loi française sur le copyright du 9 septembre 1965 dans la version en vigueur n’autorise une reproduction intégrale ou partielle que dans certains cas, et en principe moyennant le paiement des droits. Toutes représentation, reproduction, contrefaçon ou conservation dans une banque de données par quelques procédé que ce soit est sanctionnée par la loi pénale sur le copyright. L’utilisation dans cet ouvrage de désignations, dénominations commerciales, marques de fabrique, etc. même sans spécification ne signifie pas que ces termes soient libres de la législation sur les marques de fabrique et la protection des marques et qu’ils puissent être utilisés par chacun. La maison d’édition décline toute responsabilité quant à l’exactitude des indications de dosage et des modes d’emplois. Dans chaque cas il incombe à l’usager de vérifier les informations données par comparaison à la littérature existante. Mise en page : AGD – Dreux Maquette de couverture : Jean-François Montmarché
Sommaire
Avant-propos...............................................................
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Historique ....................................................................
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Biologie de la dépression ...........................................
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Les hypothèses, les causes .........................................
73
Les traitements ...........................................................
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Dépression et famille..................................................
111
Les nouvelles classifications de la dépression ..........
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Références ...................................................................
117
Glossaire ......................................................................
119
Les psychothérapeutes ...............................................
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Avant-propos
La dépression est considérée dans les pays occidentaux comme un sérieux problème de santé publique : un Français sur cinq en sera atteint au cours de sa vie, 120 millions d’humains en souffriraient déjà. Placée par l’OMS1 au troisième rang des maladies mondiales, la dépression est pressentie pour être la deuxième cause de maladies et de handicaps dans le monde en 2020. En France, pays particulièrement touché par ce mal selon certaines études2, elle est parfois identifiée à une souffrance de la nation tout entière. Des sondages3,4 révèlent la fréquence élevée d’idées « pessimistes » et une tendance au repli de la population : la France « fout le camp » (52 % des interrogés), l’avenir est sombre (46 %). 1. Organisation mondiale de la santé 2. European Study of Epidemiology of Mental Disorders, janvier 2006 3. Sondage réalisé par le CEVIPOF et l’IFOP. Baromètre politique français CEVIPOF-ministère de l’Intérieur, réalisé par téléphone du 20 mars au 3 avril 2006 4. « L’enquête qui mesure le blues des Français » par Pascal Virot, Libération, mai 2006
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Ces chiffres renforcent l’information qui circule entre spécialistes d’une augmentation du nombre de déprimés sur les divans des psychanalystes, dans les bureaux des cognitivistes, des psychiatres et des médecins généralistes. Cette détresse individuelle et collective tombe mal ; elle contrecarre les efforts nationaux entrepris en économie de la santé. Car la dépression coûte cher : moindre rentabilité, motivation réduite, arrêts de travail, surconsommation de consultations et de médicaments, hospitalisation. Une étude canadienne estime que, prise sous toutes ses formes, elle serait le problème numéro un des entreprises aujourd’hui, responsable de pertes de 16 milliards de dollars par année1. En France, une tendance à la baisse de 6,8 % a cependant été notée pour les prescriptions de psychotropes, toutes catégories confondues, pendant les premiers mois de l’année 2006 par rapport à la même période en 20052 ; mais la consommation hexagonale reste supérieure à celle des pays voisins, que ce soit pour les anxiolytiques-somnifères (19 % des Français) ou les antidépresseurs (6 %)3. Comment expliquer un tel phénomène ? Il semble accompagner les transformations de la société européenne au cours des dernières décennies. Mais les observateurs notent qu’il suit aussi la redéfinition de la dépression dans 1. Source L’Actualité, 01/05/2001 2. Source CNAMTS, 2006 3. « Nouvelles de l’industrie pharmaceutique ». La Lettre du psychiatre, vol. II, n° 2, mars-avril 2006
Avant-propos
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les années 1970. Celle-ci balaie largement le champ de la vie psychique, sans différencier les différentes personnalités, et elle englobe aussi bien les addictions que l’agitation de l’enfant ou la labilité émotionnelle. Les réponses données à ce nouveau mal ne sont pas dépourvues de contradiction : d’un côté, les médecins sont invités à un meilleur dépistage, mais à plus de rigueur dans les prescriptions, par souci d’économie. De l’autre, il existe une extension des autorisations de prescription d’antidépresseurs pour les jeunes enfants, les adolescents et les formes « prédépressives » dont elles sont censées enrayer l’évolution. La prescription de médicaments aux déprimés reste élevée (59,4 % des patients traités) comparée aux psychothérapies (28,2 %). Si ces chiffres reflètent précisément la réalité, on ne peut que se désoler de la souffrance qui se répand en Occident et touche particulièrement les habitants du sol français, tout en se réjouissant d’une plus grande liberté d’expression sur des maux autrefois jugés secrets ou honteux, d’une plus grande attention de la part de ceux qui écoutent et du progrès des propositions de soins. Si la dépression reste pour ceux qui la vivent un drame intime et profond, au fil du temps, force est de constater que ce terme est devenu un concept flottant dont on se demande s’il ne permet pas, au-delà des divers intérêts qu’il génère, à la fois de qualifier une humanité en mal de représentation et de donner un semblant d’explica-
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tion à « l’impensable » de certaines situations : violence1, homicides, mais aussi opposition et anticonformisme. La dépression circule dans la langue à la manière d’un objet mal identifié condensant les peurs et les espoirs, point d’articulation du bonheur et du malheur, et témoignant peut-être d’un certain vide à penser l’un et l’autre autrement que sous la forme d’une adaptation ou d’une inadaptation à la société.
1. C’est ainsi qu’on a pu lire le titre suivant : « La dépression mène un enseignant à la prise d’otage » dans Le Monde du 11/06/2006
Historique
Étymologiquement, le mot « dépression » dérive du latin deprimere qui signifie « presser de haut en bas ». Avant d’être attribué à un état psychologique, le terme de « dépression » fut d’abord, et est aujourd’hui encore utilisé pour décrire une multitude de phénomènes : météorologique (baisse de la pression atmosphérique), économique (diminution du cours des marchés et krach boursier). On le trouve en astronomie, en physique, en géographie, en anatomie. Cette notion de chute a conduit vers la fin du XIXe siècle à en qualifier par analogie certains états psychologiques. La dépression n’a cependant pas attendu le XIXe siècle pour exister1 et elle a été remarquée et décrite dès l’Antiquité. Tour à tour maladie, péché, volupté, elle est « l’humeur qui nourrit les grands hommes », un mal fécond et dangereux. Entre le Xe et le XIIIe siècle les Pères de l’Église nommaient ce mal acedia, du grec « négligence » ; celui qui en était atteint était représenté la tête appuyée 1. « Les écrivains et la mélancolie ». Les collections du Magasine littéraire. Numéro hors-série, oct.-nov. 2006
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sur la main, les pieds posés l’un sur l’autre, le corps replié sur lui-même, soumis à « un fléau pire que la peste qui s’insinue dans l’âme des meilleurs fidèles1 » et qui leur masque la voie du salut. Au XVIIe siècle, elle entre dans le champ d’investigation de la médecine scientifique ; la « mélancolie religieuse » remplace l’acédie ; certains mystiques sont considérés comme malades. La mélancolie, qui est une forme sévère de dépression selon nos critères actuels, attire l’attention par les particularités de la pensée dont elle s’accompagne, qualifiée de « délire partiel » par les aliénistes Pinel et Esquirol à la fin du XVIIIe siècle. Après un temps de transition à la Renaissance où cette souffrance signale la grandeur de l’esprit confronté à l’immensité du cosmos, elle devient, au XIXe siècle, la source d’inspiration par excellence du romantisme. Elle fut souvent considérée comme le prix à payer pour la liberté, le signe de l’indépendance humaine à l’égard de la nature, ce malaise existentiel traduisant la situation tragique de l’homme dans le monde, sa solitude dans l’univers et la perte d’une croyance en un retour possible au paradis. Le psychiatre allemand E. Kraepelin (1856-1926), en déclarant que la « psychose périodique maniaco-dépressive » est une maladie, fait définitivement entrer la mélancolie dans le domaine médical. L’histoire a progressivement dépossédé les théologiens et les philosophes de ce trouble pour le confier, il y a un peu plus d’un siècle, aux aliénistes et aux psychiatres. 1. Balbo G (1999) Le démon de midi, Journal français de Psychiatrie, 8, 55-8, Érès
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Après avoir eu sa planète, Saturne, la mélancolie a été assignée à résidence dans le corps ; la rate fut un moment l’origine de cette humeur noire et bilieuse. Aujourd’hui elle siège dans le cerveau.
La dépression des médecins C’est l’aliéniste J.-P. Falret (1754-1870) qui s’intéressa le premier aux troubles de l’humeur, suivi par J. Guislain et W. Griesenberg ; ils voient dans la pathologie mentale un véritable « bouleversement intérieur ». Au XXe siècle, différents courants théoriques distinguent la maniaco-dépression, la dépression névrotique, la dépression réactionnelle, la dépression masquée, en fonction des mécanismes à l’œuvre dans son apparition. Ces distinctions qui tiennent compte des processus psychopathologiques s’effacent progressivement depuis les années 1960 devant des définitions établies à partir de statistiques qui ne proposent plus de lien entre les différents signes de la dépression.
Clinique Les signes principaux La dépression se caractérise par deux signes : une tristesse profonde, parfois désespérée, appelée aussi souffrance morale, humeur douloureuse, et une modification du
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cours de la pensée, des actions et des émotions qui sont ralentis, voire immobilisés. Ces signes sont proches des états psychologiques ordinaires. La difficulté est de déterminer à partir de quand ils relèvent d’une dépression. Leur durée et leur intensité la distinguent d’un « état dépressif », d’une « déprime » ou d’un coup de « blues » temporaires. Pour évoquer une dépression, ils doivent être présents depuis deux à trois semaines, tous les jours. Dans les dépressions sévères, ils mettent en jeu les investissements professionnels (arrêts de travail, démissions), affectifs (conflits familiaux, ruptures des liens) et parfois la vie même, par les conduites suicidaires qu’ils génèrent. Il existe cependant une très grande variété d’expression de la dépression en fonction des personnes et des cultures.
L’humeur douloureuse L’humeur1 dépressive est une douleur intérieure plus intense qu’une simple tristesse. La vie apparaît dépourvue de sens. Cette douleur peut être ressentie comme une blessure déchirante ou un ennui et une monotonie insupportables, une véritable dévitalisation. Les événements ne procurent plus d’émotions et les sollicitations sont refusées : loisirs, invitations amicales, familiales ou professionnelles. Le sujet est indifférent aux êtres et aux 1. Le psychiatre Jean Delay (1907-1947) a donné une définition de l’humeur encore présente dans de nombreux ouvrages. Il la décrit comme « une disposition affective de base qui donne à chacun de nos états d’âme une tonalité agréable ou désagréable oscillant entre les deux pôles extrêmes du plaisir ou de la douleur »
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choses, seul avec son mal de vivre dans un monde vidé de sa substance. Les pensées habituelles sont remplacées par un questionnement douloureux ou pessimiste sur l’existence, une plainte ressassée sur l’absence d’intérêt des tâches quotidiennes, l’impossibilité de prendre soin de soi et des proches ; ce dont parle le déprimé et qui le tourmente, c’est le ménage qui n’est plus fait, son corps dont il ne s’occupe plus, les appels téléphoniques laissés sans réponse ; il paraît désamarré sans trouver l’accès à la vie. Son bonheur appartient au passé ; les deuils, les départs, les ruptures, les absences occupent son esprit et rien ne le distrait de ces pensées incontrôlables et pénibles. Ses tentatives et celles des autres pour changer cet état sont inutiles : « ça ne sert à rien » dit-il, « rien ne m’intéresse », « je n’ai pas de courage », « je n’y arrive pas ». En un mot, la vie est un échec et l’avenir une situation sans issue. Cette plainte peut être exprimée à un proche, conjoint, parent, ami ou soignant, sous la forme d’une revendication, mais le plus souvent le sujet s’attribue la responsabilité de ce qui lui arrive avec un profond sentiment de culpabilité. Si rien ne va plus c’est parce qu’il/elle est incapable de vivre normalement, de rendre les autres heureux, de réaliser ce que tout le monde obtient naturellement. Dans les dépressions sévères, la culpabilité prend la forme d’une auto-accusation que rien ne soulage et qui va jusqu’à s’attribuer des fautes non commises. Arrivé à ce point extrême de conviction, de douleur et de dévalorisation, le danger qui guette le déprimé est la tentation du suicide.
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Le ralentissement ou inhibition psychomotrice Souvent décrite comme une fatigue intense, l’inhibition est présente chez 90 % des déprimés. Elle se manifeste par une pensée ralentie, une extrême difficulté, voire une impossibilité à entreprendre des actions habituelles ou à prendre des initiatives. Tout devient pesant et douloureux : se lever, se laver, s’habiller, regarder la télévision, lire. Cet état intérieur a une traduction visible : les gestes sont lents, le regard fixe, le visage moins expressif, la voix est monotone, éteinte ; il existe une moindre réactivité aux événements, les propos sont entrecoupés de silence. Cette inhibition s’accompagne de difficultés de concentration et de l’impression d’avoir une moins bonne mémoire. Dans les dépressions sévères, la pensée est comme engluée, interrompue, fixée sur une ou deux idées. L’impression de ne plus disposer de toutes ses capacités intellectuelles est une raison supplémentaire d’être triste et pessimiste.
Les autres signes L’anxiété L’anxiété est une impression pénible de danger dont la cause est imprécise et qui peut aller jusqu’à une sensation de mort imminente. Elle s’accompagne de manifestations physiques : vertiges, tremblements, palpitations, sécheresse de la bouche, difficulté à respirer, tension musculaire, raideur de la nuque, des épaules. Même
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si la pensée garde une certaine lucidité par rapport à l’absence de danger réel, l’impression corporelle est souvent si intense qu’elle peut paralyser toute la vie psychique. L’angoisse survient souvent par crises mais elle peut aussi prendre la forme d’une anxiété diffuse, peu variable dans la journée et peu sensible aux événements extérieurs. Dans les formes les plus sévères, le sujet anxieux cherche à fuir son malaise ; en marchant, déplaçant des objets, déambulant sans cesse ; des comportements impulsifs, explosifs, véritables « raptus anxieux » peuvent survenir, qui ne sont pas dépourvus de danger pour lui-même ou son entourage. L’apaisement peut aussi être recherché dans un repli qui va jusqu’à l’immobilité totale, une prostration, véritable paralysie du sujet ; ou par des attitudes bizarres par lesquelles il tente de diminuer la tension ressentie. L’impossibilité d’expliquer aux autres ce qui se passe, la crainte du ridicule aggravent la tendance à s’isoler et conduisent à chercher une compagnie sans jugement. Il existe une association privilégiée entre l’anxiété et la dépression, remarquée dès les premières observations cliniques il y a près d’un siècle1. Les nouvelles classifications (DSM-IV, CIM10) n’hésitent pas à parler de trouble mixte « anxio-dépressif », car la dépression est fréquemment annoncée par des troubles anxieux qu’il n’est pas rare de voir persister après son amélioration, dans un tiers des cas environ. Quant aux classiques « attaques
1. Freud S (1926) Inhibition, symptôme et angoisse, PUF, 1993
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de panique », elles sont sensibles aux antidépresseurs et considérées comme des équivalents dépressifs. Toutes les anxiétés n’ont cependant pas la même signification. Il convient de distinguer l’angoisse qui accompagne un effondrement des investissements et du monde extérieur de celles témoignant de la proximité d’un conflit intrapsychique inconscient, par exemple dans les phobies1.
Le caractère Une modification du caractère peut précéder ou accompagner la dépression. D’installation parfois insidieuse, ce changement est remarqué par l’entourage qui s’en inquiète ou s’en agace : « on ne le/la reconnaît plus », « on nous l’a changé(e) ». Le trait de caractère le plus fréquent est une irritabilité paradoxale ou disproportionnée à l’occasion de contrariétés minimes : le geste d’affection d’un conjoint, un repas qui n’est pas prêt à l’heure habituelle, l’opposition d’un enfant. Elle peut se transformer, selon le contexte et les personnalités, en agressivité et en violence. Ces troubles, dont l’entourage proche, au mieux s’irrite, au pire se méfie, aggravent la culpabilité du sujet déprimé et peuvent l’amener à penser : « Je ne suis bon à rien, je gâche la vie de tout le monde ». Le
1. Le terme de « phobie » est parfois utilisé pour désigner toute forme d’anxiété. Il fait référence classiquement à une angoisse liée à la résurgence d’un conflit inconscient. L’anxiété dépressive serait davantage attribuée à un effondrement du moi
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sentiment d’inutilité et l’impression d’être dangereux pour les proches contribuent au risque suicidaire.
La dépression et le corps Le sommeil et l’appétit Les signes physiques les plus fréquents sont l’anorexie et l’insomnie. Ils ne sont cependant pas spécifiques et peuvent survenir dans d’autres contextes ou en réaction aux événements de la vie ordinaire. Comme précédemment, c’est leur installation dans la durée et leur intensité qui signalent l’éventualité d’une dépression. Les troubles alimentaires sont pratiquement constants (80-90 %). Il s’agit le plus souvent d’anorexie accompagnée d’un amaigrissement parfois spectaculaire, plus rarement de boulimie. L’envie et le plaisir de manger ont disparu et peuvent être remplacés par un dégoût de la nourriture. Le sujet déprimé se nourrit par devoir, saute sans difficulté les repas, les expédie, les oublie ou les réduit au strict minimum et peut même se convaincre que se nourrir n’a plus aucune importance. Le sommeil est perturbé dans 60 % des cas et malgré la fatigue, trouver le repos est presque impossible. L’insomnie est la règle avec des réveils fréquents, ou très tôt, à l’aube, sans espoir de se rendormir. La pensée est occupée par des ruminations incontrôlables et des accès d’angoisse. Plus rarement il peut exister une hypersomnie, mais qui n’est pas réparatrice. Ces altérations
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du sommeil sont associées à une modification des cycles d’activité du sommeil lent et du sommeil paradoxal.
La sexualité Comme le sommeil et l’appétit, les modifications de la sexualité ne sont pas spécifiques ; la fluctuation des grandes fonctions vitales est une réponse fréquente et banale aux événements de la vie courante. Dans la dépression, la libido est augmentée dans 20 % des cas, mais diminuée dans la grande majorité (70 %). Les hommes paraissent davantage concernés par ce phénomène (80 % d’entre eux) et une femme déprimée sur deux s’en plaint. Ce sont tous les aspects de la sexualité qui sont atteints : l’intérêt pour les rencontres, les jeux érotiques, les fantasmes, l’éveil et l’activité sexuelle ainsi que la recherche du plaisir. Souvent mal tolérés, ces troubles constituent un facteur aggravant de l’état dépressif et ils peuvent entretenir une situation conflictuelle dans les couples. Leur importance pour le sujet en souffrance, leur participation à la dépression ou aux tensions interviennent dans le choix du traitement ; en effet, les médicaments antidépresseurs ne favorisent pas la libido et ils ont plutôt un effet inhibiteur sur celleci, occasionnant des troubles de l’orgasme.
Les autres signes Ils sont nombreux et variés. Les plus fréquents – qui sont souvent associés à de l’anxiété – sont une tension musculaire, des crampes, des tremblements, une modification
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du transit intestinal (constipation ou diarrhée), le besoin fréquent d’uriner. Ces signes ne peuvent être attribués à la dépression qu’après l’exclusion d’une cause organique.
Comment savoir si l’on est déprimé ? Ceux qui ont déjà fait l’expérience d’une dépression se trompent rarement sur la récurrence des signes annonçant un nouvel épisode. C’est parfois une perception particulière des bruits ou de la lumière, la survenue de pensées douloureuses au réveil sur la journée à venir. Il est plus difficile de ne pas confondre un premier épisode avec un surmenage, une humeur sombre causée par un environnement peu gratifiant, une lassitude momentanée ou la tension liée à un conflit familial ou professionnel. D’autant que les dépressions modérées ne s’accompagnent pas toujours d’inhibition et n’altèrent pas systématiquement la vie sociale. Ce sont toujours les trois mêmes signes qui permettent de faire le diagnostic : l’altération de l’humeur, le ralentissement, l’installation dans la durée et l’intensité. C’est parfois l’environnement qui manifeste son inquiétude : famille, amis, collègues, voisins. Il arrive cependant que ni le sujet ni l’entourage ne reconnaissent la dépression, en particulier lorsque celle-ci prend l’allure paradoxale d’un état maniaque dépourvu de tristesse et d’inhibition, ou quand la plainte est fixée sur des douleurs corporelles sans que la douleur morale soit ressentie.
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Les proches ont parfois du mal à accepter une dépression chez l’un des leurs ; celle-ci remet en cause des relations affectives, l’image que l’on s’était faite de celui ou de celle qui souffre, et cette nouvelle image peut être rejetée plus ou moins consciemment pour préserver une situation antérieure que l’on ne veut pas voir changer.
La fréquence L’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) estimait en 2005 que 10 à 20 % de la population générale serait concernée par la dépression une fois dans sa vie. Les études épidémiologiques distinguent les maniaco-dépressions dont la fréquence est stable, 1 à 2 % de la population générale, des autres formes de dépression plus fluctuantes dans leur fréquence et leurs manifestations1.
Le sex-ratio Les femmes seraient en moyenne deux fois plus déprimées que les hommes. Des hypothèses ont été avancées pour expliquer cette différence. Qu’elles soient génétiques, avec le rôle du chromosome X, ou hormonales, aucune explication n’a été retenue à ce jour. Restent les facteurs psychologiques : les études accordent aux 1. Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES, baromètre 2005). « The painful truth », enquête de la Fédération mondiale pour la santé mentale (WCMH)
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femmes une plus grande facilité à communiquer leurs émotions et à demander de l’aide en cas de détresse ; les hommes ont davantage tendance à agir, ce qui se traduit par des actes de violence mais aussi par le suicide, deux fois plus fréquent chez eux. Le statut social féminin aurait aussi de l’importance ; les femmes se consacrant aux tâches domestiques sont plus sujettes aux dépressions que celles qui travaillent, et l’effet bénéfique du mariage est relatif pour elles alors qu’il est clairement protecteur chez les hommes.
L’âge La dépression est fréquente chez les trentenaires. D’autres périodes de la vie présentent une vulnérabilité particulière, comme la vieillesse et l’adolescence.
Devenir des dépressions Guérison ou répétition Une première dépression serait suivie une fois sur deux environ, à plus ou moins long terme, par une récidive ; ces chiffres sont à prendre avec précaution en raison de la variabilité des formes dépressives et de leurs prises en charge dont les évaluations ne rendent pas toujours compte. Quoi qu’il en soit, il existe un risque de répétition, et pour parler de guérison, six mois doivent s’être écoulés après la disparition des
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derniers signes. L’amélioration peut être partielle, avec persistance de manifestations comme l’anxiété. Lorsque le sujet déprimé retrouve son état « d’avant », la dépression est évoquée comme un moment à part dans l’existence, un monde différent de la vie ordinaire, coupé des autres et l’intensité de cet isolement reste un souvenir douloureux. Certaines dépressions se répètent ou s’installent durablement. De multiples facteurs favorisent cette évolution : le cumul d’événements difficiles, qui mettent à l’épreuve la résistance du sujet, une disposition « endogène » à la récidive, des antécédents de dépression dans la famille, la gravité d’une dépression antérieure. Certaines personnalités présentent une hypersensibilité aux relations affectives et sont plus menacées par cette évolution que d’autres. Le risque de rechute est favorisé par la solitude, la précarité, l’absence de travail, de résidence fixe, d’amis, facteurs eux-mêmes accentués par la dépression ; celle-ci peut ainsi conduire à une spirale où le sujet va de plus en plus mal et a de plus en plus de difficultés à établir des liens stables. Les femmes rechutent deux fois plus souvent que les hommes. Le niveau de revenu ne paraît pas avoir d’effet protecteur sur l’évolution. L’absence d’amélioration dans les deux ans qui suivent le début des troubles conduit à parler de dépression chronique (10 % des dépressions)1. Cette notion qualifie en médecine les maladies ne guérissant pas et d’évolution 1. Lorca P-M (2005) « De la dépression chronique à la dépression résistante », Psychiatrie 33. Évolutions majeures de la pensée clinique en psychiatrie, Éds Scientifiques
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lente ; elle est délicate à manier quand il s’agit de la vie psychique. La personnalité et l’histoire individuelle risquent d’être ramenées à des phénomènes physiologiques. Faut-il appeler « dépressif chronique » quelqu’un présentant des traits de caractère comme la rumination d’idées, l’insomnie, la fatigabilité, la morosité, mais sans réelle altération des investissements ? Les avis sont partagés ; certains spécialistes parlent de dépression chronique devant une gêne partielle des activités quotidiennes associée à des troubles du sommeil ou de l’appétit ; pour d’autres, employer ce terme suppose la persistance d’une symptomatologie sévère et d’une altération importante de la qualité de vie.
Le risque vital Le suicide est un risque des dépressions graves et il s’accompagne parfois d’un risque pour l’entourage (homicides suivis de suicides). Il doit faire considérer certaines dépressions comme une urgence nécessitant une hospitalisation rapide. Mais tous les suicides ne sont pas la conséquence d’un état dépressif et ils peuvent survenir dans un tout autre contexte qu’une dépression : un trouble psychiatrique différent, un environnement culturel, politique ou social particulier (valorisation, stoïcisme, fuite des persécutions, rites religieux sacrificiels). La prévention du suicide se heurte à la difficulté majeure de reconnaître une souffrance intense mais banalisée ou masquée, et donc méconnue, ainsi que d’évaluer l’imminence du risque de passage à l’acte.
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La mortalité par suicide en France est estimée aux environs de 12 000 décès par an avec une large majorité d’hommes (deux hommes pour une femme), indépendamment de l’âge et du milieu socioculturel. La fréquence maximale est observée entre 21 et 40 ans. D’autres classes d’âge sont souvent touchées : les adolescents (environ 800 décès par an en France) et les sujets âgés, chez qui les conduites suicidaires sont particulièrement meurtrières, et conduisent au décès une fois sur trois. La pénibilité professionnelle est un facteur de risque pour les travailleurs manuels, les ouvriers agricoles, les emplois subalternes, mais sont vulnérables aussi les étudiants, du fait d’une insertion sociale incertaine, et ceux qui ocupent des postes à responsabilité élevée. Une étude récente fait ainsi état d’un taux de suicide de 14 % chez les médecins libéraux, soit le double de la population générale à âge égal1. Sont également touchés les chômeurs, les personnes seules, les veufs (cinq fois plus que les personnes mariées) et les femmes sans activité professionnelle. Le risque est élevé dans la mélancolie qui est la phase dépressive de la dépression bipolaire. Il faut aussi se méfier des grandes anxiétés, surtout en cas d’agitation associée. Après une première tentative, une récidive est possible dans 10 à 20 % des cas. Le risque de passage à l’acte auto-agressif ne doit pas être confondu avec l’idée de la mort, qui est présente chez 80 % des déprimés, le plus souvent sans conséquence ; mais la difficulté pour les médecins et les proches est 1. « SOS médecins généraux » par Éric Galam, Libération, 11/01/2007
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précisément de déterminer dans quelle mesure le danger est réel, du fait de la grande variation d’expression des dépressions, dont les plus graves ne sont pas toujours exprimées de manière voyante. La disparition du plaisir de vivre, la douleur et l’ennui qui paraissent sans fin, l’impression de perdre ses forces, « de ne plus pouvoir lutter », l’accumulation d’épreuves, peuvent conduire à souhaiter que « cela s’arrête ». Mais cette pensée se heurte la plupart du temps à l’horreur de la mort et elle est suivie, une fois verbalisée, par un « mais rassurezvous, je ne le ferai pas », « au fond je n’ai pas envie de mourir ». Le suicide peut aussi être une conséquence, qu’il ne faut pas méconnaître, du traitement par les médicaments antidépresseurs qui améliorent l’inhibition avant la tristesse. Une certaine énergie revient alors que l’humeur reste sombre, ce qui aggrave transitoirement la possibilité de passage à l’acte ; ce risque est en cours d’évaluation, en particulier chez les adolescents1 qui sont de plus en plus traités chimiquement.
Les formes de la dépression Une vingtaine de dépressions différentes sont répertoriées. Elles varient selon leur intensité, l’âge de survenue, le contexte, l’association à une autre maladie, 1. « Trop d’enfants américains sous psychotropes ? » par Yves Mamou, Le Monde, 24/01/2007
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les antécédents personnels ou familiaux. Certaines sont trompeuses, masquées ou atypiques, et il n’est pas toujours facile de distinguer la fatigue intense qui accompagne par exemple certaines infections (une hépatite virale ou une mononucléose infectieuse, le SIDA) d’une dépression.
La dépression réactionnelle La dépression « réactionnelle » fait suite à un événement. Il s’agit le plus souvent d’un deuil, d’une séparation (divorce, rupture sentimentale), de la perte effective d’un bien, d’un déracinement, d’une atteinte corporelle (hystérectomie, amputations de membres, mutilations…). Ces dépressions ne sont pas toujours faciles à distinguer d’un deuil normal. La durée et la permanence de la souffrance, les antécédents personnels ou familiaux, l’importance de la perte (en cas de décès d’enfant par exemple) orientent vers une dépression.
La maniaco-dépression, les dépressions polaires C’est à E. Kraepelin en 1899 qu’il revient d’avoir établi la maniaco-dépression comme une entité clinique en reliant les deux phases de cette dépression – la mélancolie (pôle dépressif, triste) et la manie (pôle euphorique). Le terme de dépression « bipolaire » a tendance à remplacer celui
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de maniaco-dépression pour désigner ces dépressions qui se manifestent sur un mode cyclique avec l’alternance de phases de tristesse et de phases d’excitation, séparées de moments où l’humeur est stable. Lorsque le caractère cyclique est présent mais qu’il manque un des deux « pôles », la dépression est dite unipolaire. Ces dépressions peuvent être déclenchées par un conflit familial, un deuil, un surmenage, mais aussi par des événements en apparence heureux : mariage, naissance, promotion professionnelle ; elles surviennent parfois sans explication « objective ». Elles sont annoncées généralement par un ou des signes caractéristiques qu’il est important d’identifier afin d’instaurer aussi rapidement que possible un traitement adéquat, car les crises s’installent rapidement, parfois en deux ou trois jours. Ce peut être un réveil trop matinal, une décision soudaine de voyage, un achat, une manière particulière de s’habiller qui contrastent avec les préoccupations des jours précédents. Une humeur exaltée, un sentiment de puissance sans frein caractérisent la phase maniaque. Elle attire l’attention par l’absence de fluctuation en fonction de l’environnement. Tout est possible, rien n’est censé entraver les nombreux projets dont la réalisation ne peut être remise en cause. La fatigue n’est plus perçue, le sujet est sûr de lui, et si peu inhibé qu’il peut, au grand étonnement de son entourage, avoir des gestes déplacés ou une conduite inadaptée, tels qu’un excès de familiarité, un tutoiement soudain, une tenue débraillée, des gesticulations. La pensée et les propos sont émaillés de jeux de mots, de calembours
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parfois continus, sans possibilité de se concentrer sur un sujet quelconque ni de tenir compte des réactions ou des demandes des autres. Toute introspection est impossible et le sujet paraît coupé d’une partie de lui-même. Le début des crises maniaques est souvent annoncé par une hyperactivité et une insomnie. Dans les formes graves et en l’absence de traitement, elles peuvent avoir des conséquences financières (dépenses inconsidérées et ruineuses), sur la santé (dénutrition, déshydratation, insomnie totale conduisant à l’épuisement), médico-légales (agression, conflits, états de fureur). La phase dépressive de la maniaco-dépression, appelée mélancolie, est également impressionnante par la profondeur de la douleur. La pensée est marquée par la culpabilité qui peut aller jusqu’à des idées de ruine, d’indignité, de damnation, mais aussi d’empoisonnement et de persécution. Le sujet est immobile, comme pris de stupeur, pratiquement mutique, replié sur lui-même, le visage figé ou dans un état d’agitation anxieuse difficile à calmer. L’attention et la capacité de concentration diminuent, l’inhibition devient telle qu’il finit par ne plus quitter son lit ou son domicile. La douleur morale est intense, le sommeil altéré, plutôt en deuxième partie de nuit. La mélancolie fut particulièrement bien décrite en 1882 par le psychiatre français Cotard comme un état dépourvu de sensations internes, sans besoin vital à satisfaire. Il appela ces états « syndrome de négation » et ils furent baptisés par la suite et jusqu’à nos jours « syndrome de Cotard ». Ces dépressions se distinguent des autres dépressions par leur évolution et leur traitement. Leur fréquence est
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stable, environ 2 % de la population générale en France, et concerne dans les mêmes proportions les hommes et les femmes. Elles débutent habituellement chez l’adulte jeune, vers 30 ans, et évoluent dans 90 % des cas vers des épisodes récurrents, plus souvent à l’automne et en hiver qu’aux autres saisons. Elles s’accompagnent, au moment des crises, d’une modification de la perception du monde extérieur et de soi, pouvant aller jusqu’à l’apparition d’hallucinations. Il existe un risque vital spécifique de ces dépressions. Pendant la mélancolie, il est lié à la souffrance morale et à la culpabilité qui accroissent le risque suicidaire. En phase maniaque, le danger vient du sentiment de toutepuissance ; le risque d’accident (voiture, voie publique) est augmenté ainsi que les altercations, car l’agressivité est fréquente et exacerbée. Des états graves de déshydratation et de dénutrition peuvent aussi être observés. Le traitement le plus efficace en cas d’accès mélancolique ou maniaque aigu est la sismothérapie (électrochocs), suivie par un traitement chimique au long cours avec un régulateur de l’humeur pour réduire le risque de récidive. Le principe d’action de ces médicaments est différent des antidépresseurs habituellement prescrits, ces derniers utilisés seuls pouvant avoir un effet aggravant sur la maniaco-dépression. Comme dans toute dépression, il est important d’instaurer le traitement rapidement, afin de réduire autant que possible les répercussions des crises sur la vie des sujets, en particulier au plan professionnel ou familial, et de le poursuivre longtemps dans un but préventif, en raison des risques de récidive.
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Le diagnostic reste souvent tardif, dix ans semble-t-il en moyenne après le début des troubles. La dépression « unipolaire » consiste en une dépression cyclique sans phase euphorique. Son âge de début est plus tardif que pour la forme bipolaire. Bien qu’elle soit considérée comme une variante clinique de la forme bipolaire, les différences de fréquence intrafamiliale suggèrent des déterminismes différents.
La dépression saisonnière La périodicité au cours de l’année de certaines dépressions a déjà été décrite dans l’Antiquité. La dépression saisonnière se définit comme un épisode dépressif récidivant durant l’hiver, en l’absence d’autres facteurs de stress, avec une rémission complète en période estivale. Cette dépression atypique n’est pas toujours reconnue comme une entité à part entière mais plutôt comme l’accentuation de phénomènes habituels. Dans sa forme spécifique, elle se distingue des formes classiques par une hypersomnie, une tendance à la suralimentation, en particulier sucrée, et une prise de poids plus qu’un amaigrissement. La réponse de ces dépressions à la photothérapie permet de faire le diagnostic. Sa fréquence varierait de 2 à 4 % de la population, avec une large majorité de femmes (85 %) ; elle touche aussi les personnes âgées ou
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handicapées et celles qui ne sortent pas en raison d’un alitement prolongé. La notion de dépression saisonnière repose sur une hypothèse biologique qui n’exclut pas l’existence d’autres facteurs. Elle est attribuée à l’influence de la lumière sur les organismes vivants et à l’effet sur la chimie du cerveau de l’alternance du jour et de la nuit qui rythme chez les animaux certaines fonctions physiologiques comme le sommeil ou l’activité sexuelle (par exemple chez les oiseaux) ; ce déterminisme n’existe pas chez l’humain dont les rythmes biologiques varient surtout en fonction de l’environnement. En plus de cette influence extérieure, les organismes vivants possèdent une « horloge interne » ; elle fut démontrée par Jean-Jacques d’Ourtous à Paris en 1729, à partir du mouvement des feuilles d’héliotropes qui se replient au coucher du soleil. Placées dans l’obscurité complète, il observa que les feuilles se refermaient et en déduisit l’intervention d’un facteur dans la plante elle-même. Il fallut attendre deux siècles et la génétique pour montrer que les biorythmes se transmettent selon les lois mendéliennes, c’est-à-dire qu’ils dépendent de gènes (chez l’homme, les gènes Clock et BMAL1). Le centre physiologique régulateur de cette horloge organique est localisé dans le cerveau. Les phénomènes corporels périodiques comme le sommeil, le cycle menstruel chez les femmes, la sécrétion des hormones, la température sont sous son contrôle. Bien qu’autonome, elle reste sensible à la lumière par l’intermédiaire des cellules présentes dans l’œil et la production d’une
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hormone, la mélatonine, qui joue un rôle de synchroniseur biologique. Le caractère cyclique et saisonnier de certaines dépressions s’expliquerait par une désorganisation des biorythmes provoquée par la diminution de la luminosité sur 24 heures et l’augmentation de la sécrétion de mélatonine. La photothérapie a pour but de resynchroniser l’horloge circadienne en s’exposant à une lumière dont la composition est particulière (il ne s’agit pas de séances d’UV) ; cela suppose un traitement en centre spécialisé, ou à domicile avec un matériel spécifique. L’intensité lumineuse et la durée d’exposition efficaces sur l’humeur sont très variables selon les individus. La photothérapie a de multiples effets corporels, sur la température, la fréquence cardiaque, la production hormonale, le sommeil. Partir à la montagne ou au soleil pendant une dizaine de jours en hiver est une alternative agréable au traitement.
La dépression « masquée » Lorsque l’humeur douloureuse n’est pas au premier plan, elle peut être négligée ou n’être même pas ressentie ; la tristesse ou le ralentissement sont peu importants et les signes psychologiques peu apparents. Les plaintes somatiques sont souvent au premier plan : les maux de tête ou de ventre, une fatigue générale, une impression de faiblesse, une perte d’énergie, des douleurs musculaires, des vertiges, une oppression de la poitrine. Avant que
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le diagnostic de dépression soit envisagé, ces plaintes doivent faire l’objet d’une investigation somatique. Le caractère des douleurs, leur récurrence, le contexte dans lequel elles surviennent, la personnalité du sujet attirent l’attention du clinicien vers une dépression, confirmée par des bilans qui ne retrouvent pas de cause organique. L’amélioration par un traitement antidépresseur – psychothérapie et/ou médicaments – confirme le diagnostic.
Dépression et maladie somatique Une maladie somatique, lorsqu’elle est douloureuse, chronique, invalidante, mutilante ou lorsqu’elle comporte un risque mortel, peut être la cause d’une dépression. Une personne sur deux atteinte par un cancer souffrirait de dépression ou de troubles anxieux, souvent observés également dans les maladies neurologiques (maladie de Parkinson, sclérose en plaques), les troubles hormonaux, en particulier thyroïdiens (une hypothyroïdie est retrouvée chez 10 à 15 % des déprimés hospitalisés) et surrénaliens qui ont probablement un effet direct sur la régulation de l’humeur. Les infections chroniques, mononucléose infectieuse, tuberculose, SIDA, s’accompagnent de fatigues intenses difficiles à distinguer d’une dépression dont elles peuvent également s’accompagner. De nombreuses études se sont penchées sur le phénomène inverse, le risque que feraient courir une dépression (un traumatisme ou un deuil) sur la survenue de mala-
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dies graves comme le cancer. La dépression s’accompagne d’une modification des fonctions organiques, en particulier hormonales (hormones thyroïdiennes, cortisol) et immunitaires, dans des proportions assez proches de celles des situations de danger ou de stress. Les effets de ces changements sur le corps sont difficiles à mesurer, mais aucun lien spécifique n’a pu être démontré entre la dépression et la survenue d’une maladie. Les études prospectives ne montrent pas plus de cancer ni de mortalité par cancer chez les déprimés que dans la population générale. Une étude expérimentale sur les infections rhinopharyngées a cependant permis d’observer que si la dépression ne rend pas plus vulnérable à un virus (les non-déprimés s’infectent tout autant), les signes de l’infection paraissent plus intenses en cas de dépression1. Certaines théories psychosomatiques penchent cependant vers un effet protecteur des fonctions psychiques vis-à-vis des traumatismes ; en intégrant les sensations et les émotions, elles constitueraient un écran au stress dont bénéficierait l’ensemble de l’organisme ; une immaturité trop grande (chez le bébé), l’altération de ces fonctions, un excès traumatique rendraient plus aléatoire la dissolution de ces tensions et favoriseraient leur décharge sous la forme d’une atteinte organique2,3.
1. Cohen S, « Psychosomatic Medecine », 13/11/2006 2. Marty P (1990) La psychosomatique de l’adulte, PUF, Que sais-je ?, n° 1850 3. Kreisler L (1987) Le Nouvel Enfant du désordre psychosomatique. Dunod
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Chez les seniors La dépression est fréquente chez les personnes âgées (de 15 à 30 %). Sa fréquence augmente de 35 à 40 % en cas d’hospitalisation ou de vie en institution (foyers, maisons de retraite). Cette dépression est attribuée à l’évolution due à l’âge, le vieillissement modifiant les investissements qu’ils soient corporels ou relationnels, familiaux et professionnels, auxquels se surajoutent des épreuves comme la perte des proches, celle de l’autonomie ainsi que la plus grande proximité de la mort. Chacun aborde ces souffrances existentielles en fonction de sa personnalité, de ses croyances, de son état de santé, mais aussi de l’environnement (présence d’enfants, liens sociaux, attention de l’entourage) qui rendent plus ou moins facile le cours de la vieillesse. Ces dépressions sont ignorées dans près de la moitié des cas et les symptômes confondus avec ceux du vieillissement, sans doute en raison des représentations que l’on se fait de cette période de la vie. Les plaintes corporelles et l’anxiété sont souvent au premier plan. Mais la perte d’intérêt pour la vie et le renoncement à rechercher du plaisir, la tristesse et le ralentissement, les troubles de l’attention, un repli sur soi ou des changements de caractère à type d’irritabilité sont bien caractéristiques de la dépression. Les fréquentes altérations cognitives, de la mémoire, du cours de la pensée peuvent faire penser, à tort, à une démence débutante1. 1. « Regards sur la dépression du sujet âgé », Nervure, Journal de psychiatrie, n° 3, t. 19, avril 2006
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Grossesse et dépression : la dépression du post-partum La naissance d’un enfant est un moment de mobilisation psychologique importante chez les parents. Les cognitivistes rejoignent sur ce point les théories psychanalytiques et considèrent la maternité comme un moment de crise, une période de surcharge d’informations qui peut déborder les capacités de mentalisation du sujet ; elle accompagne la transformation familiale et les modifications de la généalogie. La dépression du post-partum (DPP) a été décrite par Marcé en 1858 dans un traité intitulé De la folie des femmes enceintes qui distingue les « accidents nerveux » survenant pendant les huit à dix premiers jours après la délivrance (actuel « blues » du post-partum) et ceux qui se développent vers la cinquième ou sixième semaine (actuelle DPP). Il faudra attendre 1968 pour que Pitt caractérise cette dépression particulière définie aujourd’hui comme un épisode dépressif survenant dans la première année du post-partum1. On estime actuellement à 15-20 % des accouchées l’incidence de cette dépression dont les signes apparaissent de 6 à 8 semaines après la naissance. Elle suit un cours plutôt favorable de 3 à 6 mois avec des exceptions qui s’installent plus durablement ; près de la moitié des mères seraient quand même toujours déprimées un 1. Définition conseillée par la société Marcé qui est une société internationale ayant pour but la compréhension, la prévention et le traitement des affections mentales liées à la naissance
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an après. Elles récidivent en proportion non négligeable (30-50 %) lors d’une grossesse ultérieure. Ces dépressions souvent méconnues et peu traitées se présentent sous une forme peu spécifique : une tristesse qui s’aggrave le soir, une irritabilité, des reproches adressés au conjoint, un endormissement difficile, des cauchemars. Dans la journée les femmes se plaignent d’une lassitude physique et intellectuelle, voire d’un véritable épuisement qui peut paraître fondé lorsque le bébé pleure ou dort mal. L’anxiété porte sur le nouveauné ; la crainte d’être une mauvaise mère conduit à multiplier les consultations médicales. Ces signes d’apparition progressive ne sont pas toujours faciles à distinguer d’un « blues du post-partum ». Les traits spécifiques de la dépression sont néanmoins présents : la perte des intérêts habituels, du désir sexuel, les troubles de l’attention, de la concentration. Le ralentissement psychomoteur est peu fréquent. Les idées suicidaires sont rares mais l’entourage doit être alerté de ce risque par une mère qui se sent inutile. Les DPP sont souvent ignorées pour des raisons qui tiennent à la période dans laquelle elles apparaissent. Leur caractère atypique les a fait qualifier de dépressions « souriantes » et répertorier comme des dépressions mineures. L’expression et la reconnaissance de la DPP se heurtent, chez les mères comme dans leur entourage, à l’impératif de bonheur dont la naissance d’un enfant s’accompagne habituellement. Éprouver de la détresse ou une absence de joie à ce moment-là est vécu avec
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culpabilité ; se blâmant elles-mêmes, elles n’osent ni en parler ni demander de l’aide. Existe-t-il des facteurs de risque d’une DPP ? Les résultats des observations sont variables. Ni le déroulement de la grossesse et de l’accouchement ni le nombre de grossesses ne semblent en cause. L’âge non plus, sauf pour les grossesses non prévues, tardives ou à l’adolescence ; environ un quart des adolescentes devenues mères seraient en effet déprimées. En revanche, le fait d’avoir déjà fait une dépression, des événements traumatiques ou une maltraitance pendant l’enfance constituent des facteurs fragilisants. Mais le plus important reste les conditions de vie, et le climat affectif et social qui entoure la naissance du bébé. La fréquence de la DPP double (23,4 %) dans les populations économiquement défavorisées. Elle est accrue par le fait de ne pas retrouver son emploi après le congé de maternité. L’isolement est déterminant ; ce n’est pas tant la situation conjugale, célibat, séparation ou divorce, qui importerait que le caractère rassurant de l’entourage, la possibilité de se confier et de confier le bébé en cas de reprise du travail, un soutien moral et matériel et la relation de la mère avec sa propre mère. Des hypothèses biologiques ont été avancées pour expliquer ces dépressions, comme les hormones sexuelles (œstrogènes, progestérone) dont les taux chutent brutalement dans les heures qui suivent l’accouchement. Mais leur rôle n’a pas été confirmé. En revanche, l’hormone thyroïdienne est en cause chez environ 5 % des mères
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du fait d’une hypothyroïdie transitoire dans la première année qui suit l’accouchement. Les DPP s’annoncent-elles pendant la grossesse ? Les réponses sont contradictoires. Pour certains, de 10 à 20 % des DPP seraient précédées d’une dépression anténatale dont la fréquence varie elle-même considérablement d’une étude à l’autre, de 3,5 % à 27,6 % des femmes enceintes. Pour d’autres, il n’existerait aucun lien entre elles.
La dépression du post-partum et ses effets sur les relations mère-enfant Depuis les années 1980, de nombreuses études se sont intéressées aux relations entre les mères déprimées et leurs bébés. Une situation expérimentale a constitué un événement dans ce domaine, le protocole dit de « still face1 » établi par Tronick en 1978 et au cours duquel il est demandé à la mère de demeurer sans réaction face à son nourrisson durant trois minutes. Le bébé réagit en cherchant à attirer l’attention de sa mère, en particulier par le regard ; lorsque ses tentatives restent sans réponse, il se détourne d’elle, l’expression de son visage se ferme, son corps s’affaisse puis il essaie de nouveau ; après plusieurs tentatives infructueuses, il abandonne, se retire de l’échange et maintient ce comportement d’évitement même après le retour à la normale de celui de sa 1. Littéralement : visage immobile, inerte
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mère. Les observateurs ont conclu à un effet désorganisateur de cette situation sur le bébé. L’expérience de still face n’est cependant plus considérée comme un exemple typique de la dépression maternelle mais plutôt comme une expérience de lâchage, plus traumatique. Les relations avec une mère déprimée sont davantage marquées par une pauvreté des interactions1. Les échanges entre une mère et son bébé sont parfois désignés par l’expression d’« accordage affectif » ; l’ensemble des sens y participe, l’ouïe et la voix avec ses modulations, les gestes, les contacts corporels, le regard, les odeurs. Cet « accordage » avec l’enfant est modifié lors des dépressions maternelles : les interactions sont discontinues, les contacts moins fréquents ; les mères sont moins attentives, plus irritables, moins souriantes. Elles parlent moins de leur bébé à l’entourage, font peu de commentaires sur lui. Mais elles restent dans l’ensemble sensibles aux sollicitations de celui-ci par des sourires ou des gazouillis. Quelles sont les conséquences sur les enfants ? À 8 mois, il n’y aurait pas de différence globale avec d’autres enfants du même âge ; ces bébés sont actifs, avec un bon tonus, et sans signe spécifique de détresse. Mais des observations plus fines montrent que leurs interactions avec les adultes sont plus discontinues que celles des autres bébés. À 18 mois, ils sont moins communicatifs, proposent moins d’échanges vocaux et 1. In : Dayan J, Andro G, Dugnat M (1999) Psychopathologie de la périnatalité. Masson, p. 98 et suiv.
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visuels, sont moins souriants et jouent davantage seuls. À 2-3 ans, ils font preuve de ce qui a été appelé un attachment insecure, c’est-à-dire une réactivité particulière à l’absence de leur mère ; lorsqu’ils la retrouvent après une séparation, plutôt que de manifester leur joie, ils cherchent à l’éviter ou s’opposent à elle. Certains enfants présentent aussi des troubles de l’attention et un retard des acquisitions, aggravés par une mauvaise situation socio-économique parentale ou des conflits familiaux récurrents. Les auteurs qui se sont intéressés à cette question montrent un développement à 3-5 ans plus satisfaisant en milieu aisé qu’en cas de précarité sociale, et les mères déprimées – mais en situation sociale confortable – présentent moins de troubles sévères de la communication avec leur bébé. L’effet d’une dépression pendant la grossesse sur l’enfant et son environnement, le « climat intrautérin », reste hypothétique. Biologiquement, les monoamines qui agissent sur le placenta et sur le fœtus auraient comme conséquence possible la naissance de bébés plutôt petits et irritables. Mais faire la part de ce qui reviendrait à la dépression ou à d’autres altérations placentaires, en particulier circulatoires, à un tabagisme, à l’usage de drogues ou à de mauvaises conditions de vie, n’est pas aisé.
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Dépression maternelle et troubles somatiques du nourrisson Une plus grande fréquence des troubles du sommeil ou des conduites alimentaires a été observée chez les enfants de mère déprimée. Elle a donné lieu à des hypothèses psychosomatiques sur une « protection psychique » maternelle insuffisante. Les tensions éprouvées par le jeune enfant auraient tendance, du fait de son immaturité, à se décharger sous forme somatique ou comportementale. Un mauvais sommeil ou les troubles alimentaires d’un bébé peuvent attirer l’attention vers une détresse maternelle, sans exclure d’autres causes possibles1.
Les pères Environ 10 % des pères en post-natal seraient déprimés. Les signes sont ceux de la dépression : tristesse, irritabilité, diminution du désir sexuel, difficulté à s’endormir, tension douloureuse, idées pessimistes et exacerbation de symptômes névrotiques comme les phobies. Dans les formes sévères, une modification du comportement peut être observée : violences, alcoolisation ou départ du domicile. Les études réalisées semblent montrer que l’humeur des pères dépend pour beaucoup de l’état psychologique de la mère ; environ la moitié d’entre eux sont déprimés 1. Kreisler L, Fain M, Soulé M (1974/1978) L’Enfant et son corps. Étude sur la clinique psychosomatique du premier âge, Paris, PUF
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lorsque leur compagne l’est aussi. D’autres facteurs de risque sont rapportés : des antécédents de dépression, un contexte professionnel difficile comme le chômage, un conflit grave dans le couple. Les dépressions paternelles sont généralement décalées par rapport à celles des mères, plus tardives, et leur évolution se fait, comme pour celles-ci, vers l’amélioration.
La prévention de la dépression du post-partum La DPP est l’une des rares dépressions à bénéficier d’une véritable possibilité de prévention. En GrandeBretagne, les visites au domicile des parents par des professionnels (health visitors), avant et après l’accouchement, pour apprécier la situation familiale, dispenser des conseils hygiéno-diététiques et un soutien psychologique, constituent un rempart efficace contre la dépression maternelle. La participation à un groupe de préparation à l’accouchement a également un effet protecteur ; ce groupe permet de se familiariser avec le moment de la naissance. Les parents y trouvent un soutien dans un climat convivial, ainsi que de nombreux conseils pratiques grâce aux échanges avec les autres parents et les sage-femmes assurant ces préparations. Les mères bénéficiant en salle de travail d’un soutien affectif ont moins de risque de DPP. Ce soutien n’est pas vraiment efficace lorsqu’il est dispensé par le père de l’enfant, vraisemblablement en raison de son anxiété et de son émotivité à
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ce moment-là. Un accompagnement compétent et bienveillant, du début de la grossesse aux six premiers mois qui suivent l’accouchement, permettrait une diminution de moitié de l’incidence des DPP.
Le blues du post-partum Le blues du post-partum ou syndrome transitoire du post-partum touche, selon les études, de 30 à 80 % des accouchées. Il se caractérise par une modification sans gravité de l’humeur, survenant dans les heures qui suivent la naissance, typiquement entre le troisième et le dixième jour, par des crises de larmes, une irritabilité ou de l’agressivité envers les proches et les soignants, une hypersensibilité au moment du départ des uns ou des autres ; l’humeur est changeante, passant du rire aux larmes. Il dure habituellement de 12 à 24 heures. Comme dans la DPP, l’anxiété est présente, centrée sur le bébé ou les autres enfants. Dans les formes sévères, les mères se sentent « bizarres », présentent des troubles de la mémoire et ont du mal à se concentrer ; l’apparition d’une confusion, un sentiment d’étrangeté à l’égard de leur corps ou de celui du nouveau-né doit faire envisager l’entrée dans un processus psychiatrique plus grave ou faire rechercher un problème somatique. Ce phénomène transitoire serait la conséquence sur le cerveau de la chute rapide des œstrogènes et de la progestérone après la naissance. Il a aussi été attribué à la nécessité de s’adapter en quelques heures à une nouvelle
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réalité, au renoncement à la grossesse, à un nouvel état corporel, à la présence du bébé, et au changement de « statut social » que la maternité entraîne. Le blues ne requiert pas de traitement particulier, mais une attention, un soutien et une surveillance.
L’enfant déprimé La fréquence des dépressions chez l’enfant varie selon les études de 1,8 à 25 %1. Les épisodes dépressifs majeurs sont rares et ils ne sont pas toujours identifiés par les parents ; les adultes extérieurs à la famille, comme les enseignants ou les amis, y paraissent parfois plus sensibles sans oser toujours en faire la remarque. La dépression ayant été décrite chez l’adulte, son évaluation chez l’enfant est un exercice délicat qui demande une rigueur particulière. En effet, l’humeur douloureuse et l’inhibition ne sont généralement pas au premier plan ou se manifestent de manière changeante. Il est rare qu’un jeune se plaigne directement de sa détresse ; il ne l’identifie souvent pas lui-même clairement et, si c’est le cas, craint de ne pas être compris ; il peut être retenu par la culpabilité quand il est à l’origine de disputes familiales, ce qu’il exprime par l’impression que « tout ce qui arrive est de sa faute », qu’il « déçoit tout le monde ».
1. Marcelli D (1985/1997) « La dépression chez l’enfant », Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. T. 2, PUF, p. 1437-1461
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La plupart des signes considérés comme des équivalents dépressifs dans l’enfance n’ont rien de spécifique et peuvent se rattacher aussi bien à des étapes du développement qu’à d’autres troubles. Certaines périodes de l’enfance sont des périodes naturellement anxieuses ; en très peu de temps, l’enfant vit des changements importants : acquisition de l’autonomie motrice et de la propreté qui établit une séparation avec la mère, apprentissage du langage, attribution d’un sens aux mots, aux choses et aux émotions, élaboration de la différence des sexes, de la différence des générations, de la temporalité, découverte de la mort, inscription dans une filiation, entrée dans un ordre symbolique. Ainsi l’énurésie (le « pipi » au lit ou dans la culotte en journée), les troubles du sommeil, l’anorexie ou la boulimie, les échecs scolaires, les troubles psychosomatiques peuvent tout autant participer à ces changements, signaler une menace dépressive, ou avoir d’autres causes. La dépression chez l’enfant ou l’adolescent prend des formes diverses. L’inhibition est interprétée parfois comme de l’indifférence, de l’apathie ou tout simplement de la docilité. Le ralentissement psychomoteur, considéré comme un symptôme-clé chez l’adulte, est rarement au premier plan. Chez les très jeunes enfants, il peut exister une réduction des apprentissages et du développement ; avec l’âge, la tendance est plutôt à l’agitation et au passage vers des conduites délinquantes qui constituent davantage un déni de la souffrance qu’un « équivalent dépressif » selon l’expression souvent utilisée. Les enfants ou les adolescents s’isolent aussi dans leur chambre pour
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pleurer, y restent immobiles et inertes pendant de longs moments. Si de tels instants ne signifient pas nécessairement une dépression lorsqu’ils alternent avec des jeux, un bon investissement familial, amical et scolaire, leur répétition, leur prolongation, la tendance au repli et à la solitude doivent attirer l’attention. La dépression chez l’enfant comporte deux enjeux de taille : celui du développement cognitif et affectif, et la tendance à se mettre en danger, en particulier à l’adolescence ; les accidents sont la première cause de décès entre 15 et 24 ans, suivis par le suicide. Chez les très jeunes, il n’est pas rare d’observer en consultation des enfants monter sur les tables, sur des chaises en équilibre, faire des chutes répétées dont ils se plaignent peu ; ces conduites s’arrêtent lorsqu’ils font l’expérience que d’autres modes d’expression existent pour communiquer leur angoisse ou leur détresse. Ces comportements sont parfois minimisés par l’entourage qui n’y remarque rien d’inquiétant ; l’agitation peut même être valorisée par des parents ou des grands-parents qui y voient, chez des enfants sachant à peine marcher, une preuve d’ « autonomie », de « vitalité » ou de « précocité ». Les troubles de l’attention ou des conduites qui ont parfois tendance à être intégrées dans le vaste champ des dépressions bipolaires relèvent rarement chez l’enfant des mécanismes psychopathologiques de la maniacodépression. Les causes de dépression chez les plus jeunes sont variées ; le sentiment d’insécurité affective et l’absence des êtres aimés y tiennent un rôle primordial. Ils peuvent
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être liés à une authentique maltraitance, à une dépression parentale, à un événement atteignant la famille, ou simplement à des traits de personnalité des uns ou des autres. Ces différents facteurs peuvent avoir des effets à long terme et favoriser une dépression à l’âge adulte ; mais celle-ci n’est pas un destin inéluctable. Des études prospectives ont montré que dans les familles où les parents souffrent de dépression (considérée comme un facteur de risque pour l’enfant devenu adulte), il n’y aurait pas plus de dépression chez eux que dans l’ensemble de la population, si la dépression parentale a été traitée et s’est améliorée. Ignorée, la dépression chez les plus jeunes peut avoir des conséquences durables sur le développement, l’organisation de la personnalité, les investissements sociaux et affectifs.
Le bébé Le nourrisson et le très jeune enfant ne peuvent ni décrire ni nommer ce qu’ils ressentent. Parler de dépression à leur propos résulte donc de l’interprétation par un tiers de leur attitude. Décrite dans la période de l’après-guerre (celle de 1939-1945) par Anna Freud à Londres et René Spitz aux États-Unis, la dépression du nourrisson a été observée chez des jeunes enfants brusquement séparés de leurs mères et placés en pouponnière. R. Spitz nomma en 1945 « dépression anaclitique du nourrisson » ou « hospitalisme » l’état de ces enfants
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peu sollicités affectivement. Après une période de pleurs, ils gémissent, maigrissent, leur développement intellectuel puis moteur s’interrompt, ils refusent le contact, ne dorment plus et finissent par rester à plat ventre, éveillés et immobiles dans leur lit. Le ralentissement est dominant avec une pauvreté des initiatives motrices (le bébé ne cherche pas à atteindre un objet attrayant). Sans atteindre ces cas extrêmes, le bébé déprimé est un bébé inhabituellement calme. Les parents se souviennent de lui comme d’un enfant facile, ne posant pas de problème ; ce calme est en réalité un repli dont témoigne l’absence de manifestations d’éveil et de jeux propres à son âge ; ce calme peut aussi alterner avec de l’agitation et une tendance à se stimuler ou se calmer par des mouvements de balancement. Le visage présente une expression sérieuse et, chez les plus grands, l’inhibition peut se traduire par des comportements particuliers comme l’absence de geste d’anticipation protectrice (mettre la main en avant pour se protéger en cas de chute). Avec le temps, l’irritabilité et l’agitation tendent à prendre le dessus. Le retard des principales acquisitions psychomotrices, et plus tard celui de l’acquisition du langage, peuvent à tort faire croire à un déficit intellectuel.
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Le jeune enfant (3-5 ans) Le jeune enfant exprime souvent sa tristesse de manière furtive ou inattendue et il croit que les adultes savent mieux que lui ce qu’il éprouve. Tout en essayant d’attirer l’attention, il attend généralement de l’adulte qu’il remarque son découragement dont il tente de donner une explication plausible : disputes avec un autre enfant, perte d’un jouet, une maîtresse « méchante ». L’enfant jeune, lorsqu’il se sent mal, s’exprime de manière privilégiée par le corps ; il peut devenir turbulent, instable et faire alterner des sollicitations affectives exaspérantes pour l’entourage et un rejet violent quand on lui porte de l’attention ; il est un éternel mécontent, ce qui constitue parfois une véritable épreuve pour les parents. Des balancements prolongés, une masturbation frénétique sont évocateurs de sa difficulté à communiquer et à apaiser une tension interne. L’insomnie, la difficulté à s’alimenter, l’agitation sont à évaluer en fonction du contexte, de leur durée et de leur retentissement sur le climat familial. D’une manière générale, un état dépressif à cet âge est souvent méconnu par l’entourage qui consulte généralement pour un prétexte somatique, maux de ventre, insomnie.
L’enfant plus âgé L’enfant déprimé entre 6 et 13 ans oscille entre un pôle « dépressif » qui se manifeste par un repli, un désinvestis-
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sement, une indifférence aux apprentissages scolaires, une autodépréciation, une fatigabilité, des plaintes diverses, et la protestation par des colères, des vols, des mensonges, des attitudes agressives ou hostiles. On retrouve aussi les signes habituels de la dépression : troubles du sommeil, trouble de l’appétit, perte de poids, ennui, modification de l’humeur. L’inhibition peut prendre des formes trompeuses comme une docilité excessive, un retrait des activités communes ou des relations amicales, un découragement récurrent (« je n’y arriverai pas », « j’ai encore raté »…). C’est parfois l’enseignant qui s’inquiète d’une chute des résultats scolaires ou d’un élève distrait, pas concerné, « absent ».
L’adolescent Il est habituel que les adolescents soient moroses ; on pourrait même dire qu’il n’y a guère, dans nos sociétés, d’adolescence sans vague à l’âme, bouderie, mauvaise humeur ; l’adolescent se plaint d’ailleurs régulièrement de vivre un « ennui mortel ». Ces états accompagnent l’éloignement de l’enfance et l’entrée progressive dans l’âge adulte qui suppose l’émergence de la sexualité, la reconnaissance des liens sociaux et générationnels, la séparation d’avec les parents, la projection dans le futur, l’affirmation d’une identité. Cette période de tension psychologique peut mettre à jour des troubles inaperçus. En ce qui concerne la dépression, les signes sont proches de ceux de l’adulte : l’autodépréciation et
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l’isolement, l’inhibition peut prendre la forme d’une docilité ou d’un conformisme excessif témoignant de son désir de bien faire et de plaire, l’entourage ignorant parfois complètement les moments de solitude et de détresse sur lesquels le jeune répugne à se confier. Les plaintes somatiques occupent souvent le devant de la scène : maux de tête, fatigue, maux de ventre, de dos. Enfin, les conduites de révolte, d’opposition, fugues ou addictions appartiennent au cortège des signes associés et aux moyens que se donne l’adolescent pour exprimer et résoudre le malaise qu’il éprouve. Elles sont souvent assorties d’une chute des résultats scolaires et d’une tendance à éviter la famille.
La consommation de drogues La consommation de drogues est un phénomène relativement courant qui peut se compliquer d’une dépendance et être associé à des troubles psychologiques graves, une désocialisation, une altération de la santé. Les drogues ont toutes des effets cérébraux sur l’humeur et sur la pensée. C’est la raison même de leur utilisation : disparition de la sensation de fatigue avec les amphétamines, stimulation intellectuelle avec la cocaïne, détente et euphorie avec le cannabis, désinhibition, productions proches du rêve, hallucinations, mais aussi recherche de convivialité, rupture du sentiment d’isolement, désir de transgression. Leur consommation et leur type varient selon les cultures
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et les époques ainsi que le milieu de vie, social ou professionnel. Le lien entre la toxicomanie et la dépression a été largement étudié par des sociologues, des psychologues et des biologistes. Sur le plan psychologique, il est reconnu à certaines personnalités une difficulté, voire une impossibilité d’affronter les situations comme la solitude, les frustrations et l’ambivalence ou les incertitudes affectives ; cette fragilité pourrait favoriser certaines conduites addictives. À l’adolescence cellesci peuvent témoigner d’un mal-être, mais aussi d’un phénomène de mode ou de rituels initiatiques, de l’exploration de diverses sensations. Lorsque la dépendance s’installe avec les drogues « dures » comme l’héroïne, l’ecstasy ou le crack, il existe un danger vital par overdose, contamination infectieuse, mais aussi d’épuisement psychique et physique lié à la modification des rythmes biologiques, à la dénutrition, au stress et à la violence qui accompagnent la recherche du toxique. La prise de drogues peut s’accompagner d’angoisse (c’est un effet connu des premières prises de cannabis) et d’états dépressifs lors de la « descente » liée à la disparition dans l’organisme des excitants ou des euphorisants (amphétamines, cocaïne, ecstasy). La consommation excessive de médicaments psychotropes dans les pays occidentaux, son caractère « socialisé », voire encouragé, ont conduit à la considérer comme une forme d’addiction et de dépendance trans-
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mises culturellement1. Sur un plan strictement biologique, il est classique de dire que les antidépresseurs, à la différence de certains anxiolytiques et de certains somnifères, ne créent pas de dépendance (il n’existe pas d’état de manque biologique à leur arrêt) ; la pratique montre cependant que leur arrêt a des effets qui peuvent occasionner une dépendance psychique. Peu d’études scientifiques se sont pourtant intéressées à leurs effets à long terme.
1. Ehrenberg A (1995) L’Individu incertain. Pluriel
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La distinction stricte entre deux types de dépression, celles qui seraient causées par une perturbation biologique – les « dépressions endogènes » – et les « dépressions psychogènes » liées à un événement extérieur, n’est plus d’actualité. Toute dépression, quelles que soient ses origines, présente des modifications physiologiques qui la caractérisent : une modification des perceptions (lumière, bruits, odeurs), de la faim, du sommeil et de la sexualité. L’altération de la mémoire, du mode de pensée, des représentations de soi et du monde, de la communication ont aussi une base organique mais ils sont considérés comme plus subjectifs, et liés à l’histoire individuelle. Ces phénomènes dépendent tous du cerveau dont le millier de milliards de cellules sont organisées en réseaux d’activité ; leur regroupement en centres ou en systèmes assure le contrôle des fonctions dites « vitales » comme la respiration, les battements cardiaques, l’appétit et la satiété, la température corporelle, mais aussi les fonctions
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comportementales ou psychiques : réactivité au monde environnant, perception des émotions, mémoire, parole, relation aux autres. À la naissance, le nombre des cellules nerveuses, les neurones, est à peu près déterminé, avec de rares possibilités de renouvellement. Elles établissent entre elles de multiples connexions appelées « synapses » (jusqu’à 25 000 pour un seul neurone), elles forment des ensembles nombreux, étendus et très complexes qui gardent leur plasticité tout au cours de la vie. Ces réseaux se constituent à 90 % pendant les quinze ou vingt premières années de la vie sous l’influence de l’environnement. Un déterminisme génétique est évident dans l’organisation générale de cette trame cellulaire ; mais il existe un faisceau d’arguments en faveur d’un modelage de cette microstructure cérébrale par les événements. Le cerveau est donc un organe dont l’architecture de base, déterminée génétiquement, laisserait une large place aux micro-organisations fonctionnelles acquises. Les circuits de neurones seraient pour une part personnels et modifiables avec le temps. La sensibilité de certains sujets à des situations particulières provient vraisemblablement de l’empreinte biologique laissée par l’histoire individuelle.
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La communication entre les neurones : le rôle des monoamines Les neurones communiquent entre eux par des signaux électriques et chimiques. Les informations sont transmises d’une cellule à l’autre et d’un groupe de neurones à l’autre. La transmission chimique dépend de molécules classées en trois grandes familles dont le rôle a été montré par l’Autrichien Otto Lewi dans les années 1920. Les travaux sur la dépression se sont intéressés à l’une d’elles, les monoamines, qui comprend l’acétylcholine, la dopamine, l’adrénaline, la noradrénaline, la sérotonine, réparties en sous-groupes. Elles agissent par l’intermédiaire des récepteurs disposés à la surface des cellules. Les neurones « catécholaminergiques » ont pour neurotransmetteurs la dopamine, l’adrénaline et la noradrénaline qui interviennent dans l’humeur, l’attention, le mouvement et les « fonctions végétatives » assurant le maintien biologique du corps. Les neurones à sérotonine, moins nombreux semble-t-il que les précédents, joueraient également un rôle déterminant dans la régulation de l’humeur, ainsi que dans l’émotivité et le sommeil. La relation entre la dépression et les monoamines a été découverte par hasard dans les années 1950 en observant les effets imprévus de certains médicaments chez des malades dont l’humeur s’en trouvait améliorée. Dans un second temps, pour comprendre cet effet, des expériences ont été réalisées ; elles ont montré l’aug-
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mentation des monoamines, en particulier de la sérotonine, autour des neurones lors de l’administration de ces médicaments ; c’est en empêchant l’entrée de la sérotonine dans les neurones que les antidépresseurs semblent agir, d’où le nom d’inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (les IRS) donné à certains d’entre eux. L’enthousiasme des scientifiques pour ces observations a conduit à déduire que la dépression était une « maladie des monoamines ». Mais d’autres observations sont venues contrarier cette vision univoque : tous les antidépresseurs efficaces n’augmentent pas le taux des monoamines et leur déficit expérimental ne s’accompagne pas systématiquement de signes de dépression. L’inhibition de leur recapture peut aussi être générée par la cocaïne qui n’a pas tout à fait les mêmes effets sur l’humeur. Enfin, il existe un net décalage entre l’augmentation rapide des monoamines en quelques heures ou quelques jours sous l’effet des médicaments et le délai nécessaire en semaines, voire en mois, pour obtenir les premiers signes d’amélioration de la dépression. Si les monoamines ont un rôle dans la dépression, il n’est donc pas direct.
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Les centres impliqués dans l’humeur et l’angoisse1,2 Depuis les années 1930, les chercheurs en neurosciences ont identifié des fonctions associées à certaines structures cérébrales. Des régions du cerveau interviennent dans la peur dont on rapproche l’anxiété et l’agressivité. En ce qui concerne la dépression, la situation est complexe, car il n’existe pas un « centre » de l’humeur. En revanche, celle-ci ferait intervenir des neurones communiquant par les monoamines et qui se ramifient dans de nombreuses aires cérébrales ; de manière schématique, la région basse du cerveau (le locus cœruleus et les noyaux du raphé) est reliée à la surface du cerveau (cortex frontal ou préfrontal), et au système limbique (cingulum, septum, hippocampe et amygdale) situé plus en profondeur. Les études par imagerie du cerveau ont montré la modification d’activité ou de volume de ces régions en cas de dépression sévère et prolongée. Ces modifications ne sont ni constantes, ni stables, ni spécifiques de la dépression et il n’existe pas d’accord scientifique sur leur origine. Elles sont également trouvées lors des accidents vasculaires (une « attaque »), dans la maladie de Parkinson, l’épilepsie ou la démence du type Alzheimer. 1. Sheline Y (2005) « Conséquences de la dépression dans l’hippocampe et les autres régions cérébrales », Neuroplasticité. Une nouvelle approche de la physiopathologie de la dépression (coll). Current Medecine Group Ltd, 25-38 2. Bear MF, Connors BW, Paradiso M (2002) À la découverte du cerveau. Pradel
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Ces maladies neurologiques s’accompagnent d’ailleurs souvent d’états dépressifs qui ne paraissent pas seulement réactionnels et pourraient être dus aux lésions cérébrales elles-mêmes. Différentes explications sont avancées pour rendre compte des modifications de volume de ces régions : une diminution de la taille ou du nombre des neurones, une réorganisation de leur structure. Lorsqu’elles ne sont pas dues à des lésions organiques mais plutôt à un « stress », elles seraient dans un premier temps réversibles et deviendraient définitives si les causes, par exemple un épisode dépressif sévère, se répètent ou se prolongent. Des études ont été réalisées chez l’animal pour tenter de comprendre la régulation de l’anxiété. Certaines peurs sont innées, comme celle du chat chez les souris. Mais d’autres dépendent de l’environnement. Soumis à des situations stressantes ou effrayantes, les animaux ont des réactions proches, biologiquement, de l’angoisse chez l’homme. Chez celui-ci, l’angoisse a la particularité de pouvoir survenir en l’absence de tout phénomène « stressant », seulement par la pensée ou sans cause apparente. L’amygdale et l’hippocampe jouent un rôle déterminant dans le déclenchement et la régulation de ces états anxieux. Ils sont eux-mêmes sous la dépendance du cortex, en particulier préfrontal, par lequel transitent des informations de provenance diverse. L’amygdale est constituée de deux noyaux profonds, symétriques. Chez l’homme, la circulation sanguine y est modifiée en cas de peur, même anticipée (c’est-à-
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dire par la seule pensée). Des observations comparables sont faites dans les aires frontales ainsi que dans l’hippocampe, constitué lui aussi de deux zones symétriques. Les résultats des études sont cependant hétérogènes ; l’accumulation de situations traumatiques et de stress, particulièrement au cours de l’enfance, pourrait avoir un effet sur l’organisation des neurones dans cette région et rendre plus vulnérable à l’anxiété et à la dépression. La régulation du stress par le cortisol et l’hippocampe pourrait être acquise lors des soins maternels précoces. Les microvariations neuronales pourraient en effet être sous la dépendance d’une hormone cérébrale, la CRH qui induit aussi la libération de cortisol (« l’hormone du stress ») par les glandes surrénales (glandes situées audessus des reins)1. L’une et l’autre sont élevées dans les dépressions majeures. L’injection de CRH chez l’animal reproduit certains signes classiques de la dépression chez l’humain : diminution de l’appétit, altération du sommeil, de la sexualité et modification du comportement. Si l’hippocampe, qui joue un rôle protecteur à l’égard du cortisol, est perturbé, ces signes pourraient s’installer durablement.
1. Nemeroff C, « Stress et humeur » in Bear MF et al, op. cit. (2002), p. 728
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Le rôle des hormones Le cortisol est une hormone sécrétée par les surrénales sous l’incitation du cerveau. Ses taux sont augmentés chez un déprimé sur deux environ. Elle circule dans le corps et agit sur de multiples organes dont le cerveau. Chez les animaux, l’administration de cortisol modifie l’architecture des neurones comme le fait l’exposition à un stress minime. Dans l’hippocampe, elle réduit leurs points de contact. Ces observations confortent l’hypothèse d’une possible neurotoxicité des situations traumatiques. Cet effet pourrait passer par des facteurs intermédiaires comme le BDNF1 qui stimule la croissance et le métabolisme des neurones ; son inhibition entraîne une modification réversible du nombre et de la structure de ces cellules. Les antidépresseurs, en stimulant la production de BDNF, auraient un effet positif sur la neurogenèse dans l’hippocampe adulte. Les dépressions s’accompagnent d’une diminution du taux d’hormones thyroïdiennes, de l’hormone de croissance et, pour les dépressions saisonnières, de la mélatonine qui contrôle les biorythmes. Mais ces résultats sont inconstants. Les nombreux signes corporels dont s’accompagne la dépression rendent néanmoins probable une modification de la régulation centrale du système endocrinien.
1. Brain derived neurotophic factor (facteur trophique du cerveau)
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La mémoire L’hippocampe joue un rôle dans la mémoire, en particulier des émotions. Comme des troubles mnésiques sont parfois présents chez les sujets déprimés, des études ont été menées sur les variations de son volume en cas de dépression et il a été trouvé modifié dans certains épisodes dépressifs. Mais tous les résultats ne concordent pas : la mémoire peut être altérée sans que l’hippocampe soit modifié, et cliniquement la difficulté à se souvenir est plutôt le reflet d’une inhibition transitoire que d’une authentique « perte » de mémoire. Il est maintenant connu que les hormones produites en situation de stress, comme le cortisol, augmentent la mémorisation des événements tout en diminuant leur évocation. Elles bloquent le rappel des souvenirs traumatiques1.
Les endorphines L’une des caractéristiques les plus marquantes de la dépression est la difficulté, voire l’impossibilité de ressentir du plaisir. Les recherches s’orientent majoritairement vers le rôle des monoamines en raison de leur implication dans l’humeur. Elles interviendraient chez les animaux dans certains circuits neuronaux activés lors de la quête d’un objet ou d’un bien convoité. 1. Soravia LM, Heinrichs M, Maroni C et al. (2006) « Glucocorticoids reduce phobic fear in humans », PNAS, 103 : 5585-5590
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Le plaisir dépend aussi d’une autre classe de neurotransmetteurs, les endorphines. C’est vers le milieu des années 1970 que les endorphines ont été identifiées. Il s’agit de molécules largement présentes dans le cerveau et qui ont une analogie structurale avec la morphine ; elles se fixent sur des récepteurs, qui captent aussi la morphine et l’opium. Les expériences chez l’animal montrent qu’elles interviennent dans de nombreuses fonctions comme la perception de la douleur (elles bloquent les messages douloureux) mais aussi les relations d’attachement entre les mères et leur petit. C’est ainsi que des souriceaux nouveau-nés dépourvus de récepteurs morphiniques n’appellent pas leur mère lorsque celle-ci s’éloigne et semblent indifférents à son odeur, alors que les souriceaux qui ont ces récepteurs gémissent et la réclament. Les endorphines interviennent dans le contrôle de la température corporelle, la production d’hormones et le système immunitaire, ainsi que dans la régulation des émotions, du comportement alimentaire ou dans la réponse au stress. Elles sont libérées par le rire, mais aussi par l’exercice physique intensif ; en revanche, leur rôle dans le plaisir sexuel n’est pas clairement établi. On ne connaît pas pour le moment l’importance de leur participation à la douleur dépressive ni aux modifications métaboliques dont elle s’accompagne.
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Les gènes La recherche d’une cause génétique à la dépression suit deux démarches différentes et complémentaires. L’une s’intéresse aux gènes qui régulent les fonctions des neurones ; l’autre à l’hérédité, c’est-à-dire à la transmission d’un caractère biologique de génération en génération. Du côté des gènes, ceux du système de la sérotonine font l’objet d’une attention particulière. Il a été observé deux formes différentes du gène codant pour une protéine recyclant la sérotonine et inactivée par les antidépresseurs : une forme courte et une forme longue ; expérimentalement, la forme courte du gène intervient sur la capacité du cerveau à moduler l’anxiété dans des situations traumatiques ; modifié, il serait fragilisant ; mais cela ne semble pas suffisant pour déclencher une dépression1. L’inhibition chez les souris du gène d’une autre protéine active dans la signalisation électrique des neurones2 modifie leur comportement en situation de stress ; elles se conduisent alors de la même manière que des souris auxquelles ont été administrés des antidépresseurs.
1. Heinz A, Braus DF, Smolka MN et al. (2005) « Amygdala-prefrontal coupling depends on a genetic variation of the serotonin transporter », Nature neurosciences, vol. 8, n° 1 2. Gordon AJ, Hen R (2006) « Treking toward new antidepressants », Nature neurosciences, vol. 9, n° 9
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La circulation de la sérotonine chez la souris gestante et sa traversée du placenta1 laisse aussi supposer un effet de la sérotonine maternelle sur l’organisation des neurones du fœtus. Il s’agit ici d’une forme particulière périphérique et circulante. Les « microstructures » du cerveau seraient acquises d’une manière originale, indépendamment de l’hérédité. Cette observation pourrait remettre en question une manière de concevoir l’ « hérédité » des dépressions. Quoi qu’il en soit et malgré les recherches, aucun gène ni aucun marqueur génétique n’a été identifié qui soit strictement et spécifiquement corrélé à la survenue d’une dépression. L’hypothèse d’une prédisposition familiale ou héréditaire, qui se pose surtout pour la maniacodépression, continue d’être l’objet de débats. En l’absence d’explications tangibles, les hypothèses génétiques restent en grande partie liées à l’étude des fréquences : celle de la maniaco-dépression qui est stable, indépendamment de l’environnement culturel ou social (de 1 à 2 % de la population), et celle des familles où la fréquence des dépressions est élevée. Si transmission il y a, elle n’obéit en tout cas pas aux lois de Mendel qui régissent l’expression d’un caractère héréditaire et il ne s’agit donc pas d’un mécanisme connu. Pour la maniaco-dépression, les apparentés du premier degré (parents, enfants, frères et sœurs) d’un déprimé « bipolaire » seraient, dans 6 à 8 % des cas, susceptibles 1. « Le développement cérébral du fœtus est sous la dépendance du génome maternel » par J.-Y. Nau, Le Monde, 20/12/2006
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de développer le même type de trouble, soit six ou sept fois plus que dans la population générale. Le risque en cas de trouble unipolaire serait de 16 à 17 % pour les apparentés du premier degré, soit de deux à trois fois plus que d’ordinaire. Bien que les nouvelles classifications des dépressions associent les deux troubles, l’étude des fréquences suggère qu’ils n’obéissent pas aux mêmes déterminismes. Pour tenter de mieux comprendre la situation, des études ont été réalisées chez des jumeaux ; là encore les résultats ne sont pas univoques : chez les vrais jumeaux, proches génétiquement, il existe une concordance d’environ 70 %, c’est-à-dire que quand l’un d’eux souffre de maniaco-dépression, l’autre jumeau va présenter des signes de dépression dans 70 % des cas ; cette fréquence n’est cependant pas stable et varie s’ils sont élevés dans des familles différentes, ce qui montre l’influence du milieu. Chez les faux jumeaux, elle est moins importante mais reste élevée (taux de concordance de 20 %). Un autre argument cité en faveur d’un facteur héréditaire de la maniaco-dépression serait sa plus grande fréquence chez les enfants adoptés quand un ou les deux parents biologiques en souffrent ; ils ont plus de risques d’en être eux-mêmes sujets que les enfants nés de parents sans dépression mais élevés par des parents adoptifs maniaco-dépressifs. Malgré ces observations, aucun facteur génétique stricto sensu ne permet pour l’heure de comprendre ou de prédire les dépressions, même pour la plus « biologique »
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d’entre elles en apparence, la maniaco-dépression. Il semble plutôt s’agir de l’éventualité d’une « vulnérabilité génétique » qui se révélerait sous l’influence de facteurs liés à l’environnement.
La dépression est-elle une maladie ? L’intrication croissante de la biologie et de la psychologie peut laisser penser que la dépression et les troubles psychologiques sont des « maladies » comme les autres. Mais le psychisme est une fonction biologique sophistiquée. Elle est émettrice et réceptrice de signaux, véhicule des informations sur l’état du corps, l’environnement, produit des fonctions complexes comme le langage et la culture. Il paraît peu probable que son altération dans la dépression soit due à une cause simple, une lésion organique par exemple. Si c’était le cas, elle deviendrait une maladie neurologique comme la sclérose en plaques, les tumeurs, ou la maladie de Parkinson dont l’une des conséquences est un état dépressif, ce que rien pour le moment ne permet de penser. Tout le monde s’accorde en effet sur le rôle des événements dans la survenue d’une dépression et sur l’organisation de la personnalité comme facteur de résistance ou de vulnérabilité. Les résultats encore incertains montrent davantage une modulation des fonctions cérébrales lors des dépressions que l’existence de lésions spécifiques. Il existe cependant en France une forte tendance à consi-
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dérer la dépression comme une « maladie » ayant une cause organique explicite. Cette insistance franco-française a été parfois attribuée à une relative pauvreté linguistique. La langue anglaise, plus riche en vocabulaire (500 000 mots pour 180 000 en français), permet de distinguer différents registres du rapport à la souffrance : subjectif (sickness), social (illness), ou médical (disease)1. Force est de constater que malgré leurs a priori biologiques sur les origines de la « maladie mentale », les classifications et les publications anglo-saxonnes paraissent plus nuancés que certains auteurs français. La dépression y est désignée comme un « trouble », un « désordre » affectifs (affective trouble, affective disorder) qui ne renvoient pas précisément à la notion de maladie, mais plutôt à la perturbation d’une fonction. La subjectivité de la dépression est depuis longtemps la source de débats comme le rappelait E. Zarifian : « Il y a cinquante ans déjà, Paul Guiraud affirmait : “La psychiatrie est la science des maladies mentales.” Henri Ey lui répondait : “La psychiatrie, c’est la médecine du sujet souffrant” ».
1. Zarifian E (1999) « Pour en finir avec la maladie dépressive ». Journal français de Psychiatrie, n° 8, 31-32, Érès
Les hypothèses, les causes
Les événements Les études statistiques montrent que les circonstances qui précèdent, accompagnent et suivent une dépression jouent un rôle important dans sa survenue. Même s’il devient courant de dire que le déprimé accentue les aspects douloureux de son histoire, celle-ci reste néanmoins jalonnée d’événements dont la répétition est reconnue comme un facteur de risque. Les six mois précédant l’apparition d’une dépression présenteraient environ trois fois plus d’événements « négatifs » que chez le non-déprimé. Des événements datant de l’enfance, ou plus actuels, sont en cause mais comptent aussi le cadre de vie social, politique ou professionnel ; les responsabilités importantes, la modification des rythmes biologiques sollicitent davantage que d’autres la résistance du sujet (travail de nuit, horaires irréguliers, employés de maison, ouvriers agricoles, professions de santé…).
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Les dépressions
Des difficultés affectives, comme un conflit conjugal ou une maladie, peuvent clairement contribuer à sa chronicité1. Les deuils sont aussi de grands pourvoyeurs de dépression ; la perte d’un parent dans l’enfance reste un facteur de risque important, d’autant plus qu’il est précoce avant l’âge de 16 ans. La réaction de l’entourage semble jouer un rôle déterminant ; l’enfant peut raviver par sa présence la douleur de l’absence, ou au contraire réconforter les adultes et susciter leur tendresse, ou encore être perçu comme une charge échue de manière non consentie. Les événements douloureux ne semblent cependant préjuger ni de l’évolution d’une dépression ni de sa réponse au traitement même si les avis sur ce point restent partagés. Les dépressions « réactionnelles » liées à un événement survenu dans les trois mois précédant le début des signes seraient, lorsqu’elles ne sont pas trop graves, plutôt de bon pronostic. Les résultats sont cependant hétérogènes d’une étude à l’autre. D’une manière générale, il est courant de dire que la survenue d’une dépression obéit rarement à une cause unique. Elle fait souvent intervenir à la fois une circonstance extérieure et les ressources dont dispose une personnalité pour y répondre dans un contexte donné.
1. Passerieux C, Hardy-Baylé M-C (2004) La Guérison des états dépressifs. Doin
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Les théories psychologiques Il existe deux principaux courants théoriques en psychologie : la psychanalyse apparue à la fin du XIXe siècle en Autriche et la psychologie cognitivo-comportementale fondée dans les années 1960 aux États-Unis et qui tire ses origines du behavorisme. Malgré une tendance à s’opposer, ces deux approches partagent des mêmes points de vue nés de l’observation. L’une et l’autre accordent un rôle déterminant à l’histoire personnelle sur la construction psychique ou cognitive du sujet sans exclure une part biologique ; la manière de voir le monde, de penser, les relations affectives seraient influencées par les expériences vécues en particulier dans l’enfance. Il existe aussi une position commune sur l’existence d’interactions entre les émotions, la pensée ou les cognitions, et le comportement, ainsi que sur l’importance du langage pour accéder aux émotions ou aux souvenirs. Mais celui-ci apparaît dans la psychologie cognitivo-comportementale comme un vecteur relativement inerte, prédéterminé et qui « s’imprime » en fonction du contexte. La psychanalyse fait du langage un opérateur complexe et dynamique de la vie psychique. Cette différence a des conséquences sur la conception du soin et la manière dont les « interactions » entre le psychothérapeute et son patient sont envisagées.
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Les théories psychanalytiques de la dépression Freud écrit en 1917 un article intitulé « Deuil et Mélancolie » qui établit un parallèle entre le deuil et la dépression. C’est à partir de l’observation de situations de deuil qu’il fait l’hypothèse que la douleur du déprimé est proche de celle de l’endeuillé. La mort d’un être aimé provoque la tristesse, une douleur morale, un repli sur soi, une tendance à s’isoler en pensée avec le défunt, à se reprocher mille et une choses à son égard et un désinvestissement temporaire du monde extérieur. Cette période est suivie par l’acceptation de la nouvelle réalité et le réinvestissement de celle-ci. De tels signes n’étonnent personne dans les suites d’un deuil et le contraire serait considéré comme anormal ou déplacé. Ce processus est peu accessible à la volonté et il suit en quelque sorte un cours naturel. Or ce cours est entravé chez certains sujets qui restent dans l’affliction. Il arrive aussi que des personnes présentent tous les signes d’un deuil en l’absence de perte connue. C’est le cas de l’accès mélancolique. Le sujet déprimé vivrait dans une situation analogue au deuil. Un deuil passé mais non résolu dont la vie psychique garderait un souvenir qui le plonge régulièrement dans l’affliction. Qu’il s’agisse d’un événement réel ou pas (il peut s’agir de l’interprétation, par le sujet d’une émotion) n’est pas l’aspect le plus essentiel même s’il est important de trouver quels sont les liens de la
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dépression avec les expériences vécues ; l’intérêt se porte surtout sur la manière dont le psychisme, les émotions, les souvenirs se sont construits ou organisés autour de certains événements. Pour supporter les fluctuations affectives dans les relations à autrui, l’alternance d’absence et de présence, le cerveau met en œuvre d’importantes capacités de mémoire et de représentations. Le rôle du langage est essentiel qui recrée l’autre en l’invoquant. Cela suppose de pouvoir se représenter les absents sous une forme « imaginaire ». Ces processus sont particulièrement actifs pendant l’enfance. La psychanalyste Mélanie Klein (1882-1960) a défini une « position dépressive » chez l’enfant qui est un moment important de son développement. Quand cette « position dépressive » ne peut être résolue de manière satisfaisante, les relations aux objets d’amour sont empreintes d’une plus grande vulnérabilité et de vécus abandonniques ou de dépendance. La psychanalyse repose sur l’hypothèse, tirée de la clinique, d’une dynamique psychique qui n’obéit pas seulement à la raison, mais aussi à l’inconscient et au langage. Lorsque ce dernier n’a pas pu être investi comme le mode privilégié d’expression des émotions et des pensées, une partie de la vie psychique peut être mise sous silence. Dans les formes extrêmes comme la mélancolie, le sujet se sépare de sa pensée devenue trop douloureuse en se murant dans l’incommunicabilité. Selon cette hypothèse, l’absence qui tourmente le sujet n’est pas un déficit moléculaire comme le suppose la biologie, ni celle d’un autre (une « présence maternelle » par exemple)
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selon l’éthologie, ni une distorsion des « schémas de pensée » liée à une expérience malheureuse comme le suggère le cognitivisme. Fondamentalement, il s’agirait de l’absence de lien entre des expériences et la parole, ce qui a pour conséquence l’impossibilité d’y penser et d’en parler. Il s’agit d’un processus puissant qui sépare le sujet de lui-même. C’est tout un travail de réinvestissement du langage qui est proposé. La dépression en psychanalyse obéit à des mécanismes intrapsychiques complexes qui ne s’opposent pas aux découvertes biologiques mais qui ne leur sont pas réductibles. Chez de nombreux déprimés, la douleur vient de ne pouvoir distinguer l’absence et la présence d’autrui. Par exemple, lorsqu’un être aimé donne l’impression de ne pas être là ou d’être indisponible (ce peut-être le cas pour un enfant quand un parent est déprimé1). Il serait alors représenté dans le psychisme sous la forme d’un objet figé et non satisfaisant, mais qui constitue la seule trace possible de son existence.
La psychologie cognitivo-comportementale Le comportementalisme (ou behaviorisme) a été fondé par Watson aux États-Unis en 1913. Sa théorie s’inspire des expériences sur les animaux comme celles de Pavlov en Russie qui mettent en évidence le rôle de l’apprentissage sur les fonctions vitales et le comportement chez 1. Green A (1982) Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Minuit
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le chien. La méthode de Watson rejette l’introspection et refuse de s’intéresser à la conscience pour n’étudier que les comportements. L’adaptation devient le critère de normalité à partir duquel les comportements sont classés sans référence à la pathologie. Leur compréhension tient compte des interactions entre le sujet et son environnement. Les comportements humains sont considérés comme appris ; ceux qui sont « nuisibles » pour l’entourage ou pour le sujet seraient le résultat d’apprentissages défectueux ; ils entraînent une inadaptation à la vie sociale. L’effet de l’environnement n’étant jamais définitif du fait de la perméabilité de l’organisme aux nouvelles expériences, une « normalisation » du comportement est rendue possible par l’acquisition de nouveaux apprentissages dont la valeur finale est évaluée selon le caractère satisfaisant ou pas du comportement. Le comportementalisme a évolué au fil du temps et dans le milieu des années 1960, il quitte le domaine des seules interactions avec l’environnement pour se tourner vers les événements internes, « couverts » tels que les pensées, les discours intérieurs, les croyances, les images mentales, les sentiments. Deux psychiatres américains, Albert Ellis et Aaron T. Beck, introduisent alors la notion de thérapie cognitive ; quittant le domaine strict du comportement, ils s’intéressent aux schémas de pensée qui résultent selon eux, comme le comportement, d’un apprentissage social constitué d’expériences ; lorsque celles-ci sont agréables, les schémas subissent un renforcement positif qui augmente leur probabilité de survenue ; le déplaisir constitue un renforcement négatif.
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La dépression résulterait d’une vulnérabilité individuelle et de l’effet du milieu1. Elle consiste à attribuer une signification péjorative à soi-même, au monde et à l’avenir. Les expériences vécues constituent « une base de récurrence » cognitive. L’éducation, l’enfance sont au premier plan des causes de dépression, car elles sont déterminantes dans la mise en place des associations entre un schéma de pensée et une expérience émotionnelle ou comportementale. Certaines informations (messages provenant d’autrui par exemple) sous l’effet des émotions peuvent laisser une empreinte négative déformant la réalité ; cette empreinte entraîne une « mauvaise » perception du présent ; les aspects négatifs sont exagérés, la situation apparaît non contrôlable et conduit à une impression de catastrophe. Cette représentation négative du monde peut se traduire par des petites idées rapides ou des images mentales à contenu négatif dans une sorte de monologue intérieur non articulé dans un raisonnement réfléchi, du genre « j’en suis incapable », « je n’y arriverai jamais » qui entraînent des émotions douloureuses. Les événements actuels ont leur importance, car ils « renforcent » les impressions du passé ; de l’équilibre entre les renforcements positifs et les renforcements négatifs peut dépendre l’entrée dans une dépression. Un exemple de renforcement négatif ou de diminution des renforcements positifs est la perte d’un bien, par exemple 1. Beck AT (1967) Depression : clinical, experimental and theoretical aspects. New York, Harper and Rosw
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lors d’une séparation, d’un déménagement, d’un deuil, d’un divorce. Cet équilibre dépend aussi des « capacités propres » du sujet ; ainsi la « timidité » pourrait diminuer les renforcements positifs en réduisant les échanges avec autrui. Des expériences sur l’animal ont mis l’accent sur le lien entre le contrôle des situations, le bien-être et de bonnes performances cognitives. Un chien qui subit un traitement désagréable sans pouvoir y répondre ni s’y soustraire adopte un comportement « très proche de l’homme déprimé » selon Seligman (1975)1 : passivité, difficulté à apprendre, amaigrissement, perte de toute agressivité. L’auteur interprète la dépression comme une perte de motivation attribuée à des agressions répétées et incontrôlables. Dans les années 1980, les mêmes questions ont été abordées sous un autre angle avec le constructivisme de Guidano et Liauti qui insistent, après John Bowlby, sur le rôle des liens d’attachement précoces. Les expériences de la petite enfance organiseraient des schémas mentaux personnels qui joueraient un rôle important dans la survenue ultérieure des troubles psychiques et auxquels les cognitions s’accrocheraient comme à un noyau. Lorsque ces schémas sont activés, ils fonctionnent de manière puissante et c’est à travers eux que sont filtrées les informations sur soi et sur l’extérieur.
1. Seligman MEP (1975) Helplessness on depression development and death. San Francisco, Freeman
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Dépression et éthologie, les modèles animaux À la suite des théories darwiniennes, les études sur le comportement des animaux ont conduit à établir une parenté comportementale entre l’humain et les autres êtres vivants. Pour la dépression, les travaux les plus convaincants ont porté sur les relations des mères avec leurs petits. Une séparation brutale confirme le rôle désorganisateur de ces situations. Les jeunes primates commencent par protester par des cris, des appels, des plaintes ; leur comportement est désordonné, parfois agressif envers les autres ou envers eux-mêmes ; si la mère ne revient pas, un état de prostration peut s’installer jusqu’à la mort. Cette situation n’est cependant pas systématique et elle ne dépend pas de l’âge du petit ; elle peut survenir chez des jeunes déjà sevrés et semble liée au type de relation établie avec la mère et au statut de celle-ci dans la hiérarchie du groupe. Lorsque les mères ont été accueillantes et protectrices et qu’elles occupent une place dominante, les jeunes sont beaucoup moins affectés par son décès que si elle a été plutôt rejetante. Ces observations, enrichies par les travaux de Konrad Lorenz (1903-1989) sur l’empreinte, ont conduit à postuler une origine instinctuelle aux comportements humains d’attachement.
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Le Britannique John Bowlby1 a largement contribué à faire admettre la réalité d’un processus comparable au deuil chez le bébé ; il décrit des attitudes de protestations, de rage, et de recherche de la mère en cas de séparation. Selon lui, cette séparation d’un jeune enfant de son « objet naturel d’attachement » le prive d’un besoin primaire. Cette réaction à la séparation est suivie d’une réaction dépressive, d’un renoncement et d’une modification des relations d’attachement ultérieures. L’installation d’une dépression signalerait l’échec à effacer la séparation et témoignerait de l’inefficacité des moyens de lutte mis en œuvre à cette occasion. La dépression grave du nourrisson a constitué pour Bowlby un modèle de compréhension pour la dépression chez l’adulte. L’angoisse serait une réaction primaire à la perte, suivie lorsque la situation pénible ne peut être fuie d’une dépression ; l’inutilité de la lutte conduit à adopter des attitudes de soumission et d’impuissance ; pour l’auteur, il s’agit de mécanismes neurobiologiques élémentaires. Ce modèle pose la question délicate de la parenté entre l’humain et les autres animaux. Pour de nombreux auteurs, les capacités cognitives particulières de l’Homme dont témoignent les rites, le langage, la fonction symbolique ne permettent pas de se satisfaire des réactions instinctuelles des jeunes primates comme seule explication aux spécificités des relations humaines dans la dépression.
1. Bowlby J (1999) Attachement et perte. Paris, PUF
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Aucun modèle animal n’est totalement satisfaisant pour étudier la dépression. Les chercheurs continuent d’inventer des systèmes expérimentaux pour étudier ses aspects biologiques, inexplorables chez l’humain pour des raisons éthiques. Le plus ancien modèle est celui de Harlow qui utilise en 1962 les macaques rhésus. Il consiste à placer les animaux dans des situations d’impuissance et de peur, par exemple en les plongeant dans un cylindre lisse et vertical rempli d’eau. Ces expériences sur des souris ont permis d’isoler des lignées qui présentent une ressemblance comportementale et biologique avec le « comportement déprimé » chez l’humain : un taux de cortisol élevé, des troubles du sommeil et une inhibition de l’activité électrique des neurones à sérotonine. Les individus de cette lignée font preuve d’une faible réactivité1 quand ils sont suspendus par la queue ou plongés dans l’eau. Les chercheurs mettent cependant les lecteurs en garde contre la tentation de faire une analogie trop rapide entre ces résultats et la dépression chez l’humain en raison de la complexité de celle-ci.
La société Les sociologues qui se sont intéressés à la dépression suggèrent une influence du milieu social sur sa fréquence. Ce ne sont pas tant des facteurs économiques que les 1. Libération du24/06/2003. Interview de Jean Cotentin, chercheur au CNRS, Unité de neuropsychopharmacologie expérimentale de Rouen
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facteurs de dissolution du tissu social, comme l’éclatement des familles et la dislocation des communautés, qui pourraient rendre compte de son augmentation dans les pays occidentaux. La société contemporaine est plus fragmentée que par le passé. Les individus, en particulier les enfants, ont des échanges réduits, sont plus isolés au sein même des familles. L’instabilité géographique et relationnelle est souvent plus grande. La dissolution des repères éducatifs mais aussi moraux ou religieux, l’abandon des rites accompagnant les grands événements de la vie, de la naissance à la mort ont fait disparaître un espace de projection dans lequel une place était assignée à chacun et les liens sociaux définis par des convenances. L’individu est incité à s’occuper de son image plus que de celle du groupe. Mais cette image individuelle est fragile, peu étayée en raison de l’absence de représentations communes, ce qui conduit à l’hypothèse d’une « incertitude identitaire » du sujet contemporain qui s’accompagne d’une difficulté à donner un sens aux frustrations et aux épreuves. Le rapport social au manque et à l’absence s’est également modifié. Pour de nombreux « psys », l’expérience du manque, lorsqu’elle n’est pas excessive et traumatique, est considérée comme un organisateur de la vie psychique ; il permet de se représenter l’espace en fonction de la présence ou de l’absence de l’objet aimé, et d’investir le temps (il était là avant, il reviendra plus tard). L’absence d’un être cher ou d’un objet désiré mobilise des représentations, des affects, des investissements et des humeurs qui incitent à la créativité ainsi
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qu’à la recherche de nouveaux investissements. Le sujet moderne serait passé de ce rapport au manque qui mobilise physiquement et psychiquement à la nostalgie, c’està-dire au manque de son enfance, de son passé. La société occidentale contemporaine peine à s’intéresser à la perte et à sa signification, pour ne pas dire qu’elle la fuit ou la nie1. Privée de sa qualité d’espace où l’objet absent est à retrouver, l’économie psychique est invitée à s’approprier un objet accessible, interchangeable, consommable et inépuisable et la réalité se confond avec un monde virtuel2 ; l’autre tend à devenir un objet de jouissance ce qui, pour certains auteurs, se rapproche d’un apprentissage de l’addiction et de la perversion3. La dynamique du monde professionnel est l’une des causes possibles de fragilisation psychologique. Plus que l’exigence de rentabilité, c’est la proposition, voire la contrainte d’adopter des valeurs, un mode de vie, des loisirs communs, et l’ingérence parfois directe dans la vie intime des salariés qui auraient un effet dépersonnalisant. L’entreprise tend à occuper une place affective trop puissante, favorise des relations qui ne sont pas fondées sur des affinités mais plutôt sur des phénomènes d’emprise du type dépendance qui laissent peu de place à la distance et à l’ambivalence. Pour pouvoir y être bien, les salariés 1. Pignarre P (2003) Comment la dépression est-elle devenue une épidémie. Paris, Hachette 2. Juranville A (2005) La mélancolie et ses destins. Mélancolie et dépression. In press 3. Melman C (2002) L’homme sans gravité, Jouir à tout prix. Paris, Denoël
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cherchent des identifications qui peuvent être l’entreprise elle-même et sa production, c’est-à-dire une instance impersonnelle, surpuissante et inerte. Tout rejet professionnel, même minime, peut être vécu comme une perte massive qui génère le deuil, non pas d’une activité mais d’une part de soi, ce qui est plus délabrant, plus difficile à supporter, et proche de l’expérience mélancolique. Pour se protéger, la vie professionnelle et surtout les relations à l’intérieur de l’entreprise sont désinvesties, ce qui expose au risque de se sentir instrumentalisé et traité comme un objet de consommation ; certains se comparent à un « Kleenex mis à la poubelle après usage ».
Le burn-out syndrom La description d’un nouveau syndrome lié à la vie professionnelle est apparue sur la côte ouest des États-Unis, le burn-out syndrom1. Il s’agit d’un ensemble de signes associant une anxiété et des troubles somatiques et du caractère ; des perturbations du sommeil, des céphalées, des douleurs gastro-intestinales ou une moins bonne disponibilité au travail et une moindre « rentabilité », une sensation de grande fatigue, une irritabilité. Ce syndrome est attribué à un épuisement lié aux contraintes professionnelles et à l’impossibilité de trouver une distance intérieure qui protège de celles-ci. Les métiers les plus idéalisés – avocat, enseignant, soignant – seraient les plus exposés. 1. Littéralement, être en feu, se consumer
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La grande variété des dépressions explique la diversité des propositions de soins. Les études réalisées confirment toutes l’importance d’une prise en charge précoce, bénéfique sur l’évolution. Mais force est de constater qu’un peu plus d’un tiers seulement des déprimés entreprennent une démarche dans les trois mois qui suivent l’apparition des signes.
Les psychothérapies Un médecin anglais, Tuke, créa le terme « psycho-thérapeutique » en 1872 qui fut transformé en « psychothérapie » par le médecin français Bernheim pour définir « l’aide qu’un psychisme peut apporter à un autre psychisme ». La dimension interpersonnelle est considérée comme le principe même de l’acte thérapeutique. C’est à la fin du XIXe siècle que les psychothérapies sont apparues sous l’influence des Français Janet, Bern-
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heim, du Viennois Freud, de l’Allemand Breuer. Des essais chimiques ont également été tentés à la fin du XIXe siècle (morphine, barbituriques, amphétamines) pour soulager les « neurasthéniques », mais sans résultats probants sur le cours des maladies psychiques. La psychanalyse a proposé, avec le principe de la cure et la théorie de l’inconscient, une voie thérapeutique suivie au XXe siècle par les théories comportementales puis cognitives. Ce décalage historique explique que la référence à la théorie psychanalytique ait largement inspiré les psychothérapies jusqu’aux années 1960. La découverte de la sismothérapie dans les années 1930, puis des antidépresseurs chimiques dans les années 1950 a diversifié les offres de soins ; leur efficacité a parfois relégué les psychothérapies au rang de traitements secondaires. Mais les études entreprises au cours des dernières années conduisent à des positions plus nuancées. Si toute dépression en période aiguë ou présentant un caractère de particulière gravité impose un traitement chimique ou électrique et parfois une hospitalisation, la situation est différente pour les dépressions légères à modérées et, bien sûr, pour les « états dépressifs » qui bénéficient largement de la psychothérapie, souvent en première intention, c’est-à-dire sans traitement chimique associé. Les études comparatives sur ce sujet restent encore assez hétérogènes ; pour certaines, la comparaison antidépresseurs versus psychothérapie ou placebo montre une plus grande efficacité des médicaments, mais avec un meilleur résultat si une psychothérapie leur est associée. Pour d’autres, les différentes techniques psychothérapi-
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ques sont aussi efficaces que les médicaments dans les dépressions modérées. Là encore, s’il y a prescription médicamenteuse, les effets obtenus sont meilleurs associés à une psychothérapie. Une étude menée pendant un an en Grande-Bretagne au début des années 2000 sur les dépressions « légères à modérées » a donné des résultats intéressants. Les patients ont été répartis en deux groupes ; dans le premier, le traitement est tiré au sort : médicament ou psychothérapie de soutien (entretiens) ; dans le deuxième groupe, les patients choisissent eux-mêmes leur traitement. Un an plus tard, il n’y a pas de différence globale entre les deux groupes. La prise de médicament améliore plus rapidement les symptômes que les entretiens, mais ceux-ci conduisent à une amélioration de meilleure qualité et cette amélioration est d’autant plus vraie que le patient a lui-même choisi ce traitement. Les auteurs concluent à la même efficacité entre une psychothérapie de soutien et les médicaments dans la dépression légère à modérée et au bénéfice de proposer au patient le choix de la voie thérapeutique1.
1. Chilvers C, Dewery M, Fielding K et al. (2001) « Dépression en médecine générale : antidépresseurs ou entretiens de soutien ? », BMJ 322 : 772-5
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Les psychothérapies d’inspiration psychanalytique Les psychothérapies d’inspiration psychanalytique proposent des entretiens en face-à-face, dont la fréquence peut être hebdomadaire, centrés sur les difficultés rencontrées par le sujet dans la réalité extérieure. Lorsque la pensée est trop envahie par la souffrance ou fixée sur le corps, l’essentiel est de soutenir les instances en contact avec la réalité afin de pouvoir déchiffrer les raisons de la souffrance et trouver des moyens de s’en dégager. Le récit du passé, de la vie quotidienne, mais aussi la manière de penser et la fluctuation des émotions sont les moyens dont disposent le thérapeute et le patient pour lutter contre la dépression. Des événements anciens qui ont fragilisé le sujet peuvent être réactivés par des événements présents d’apparence parfois mineure. Le sujet est ramené par les nouvelles relations, des ressemblances, mais aussi des perceptions, le timbre d’une voix, une odeur, un prénom vers des émotions oubliées qui ont laissé des traces sensibles dans la vie psychique. Le destin d’un événement douloureux dépend du contexte dans lequel il a été vécu et du soutien reçu à ce moment-là. La possibilité de partager sa douleur d’une manière authentique, sa « réverbération » par l’interlocuteur, contribuent à lui donner une forme et une signification1. Lorsque de telles conditions de communication ne sont pas réunies, l’émo1. Schneider M (2002) La Souffrance psychique. Coll. Qu’est-ce que la vie psychique ?, Odile Jacob, 141-155
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tion peut être isolée dans une sorte d’enclave. Cette mise sous silence anesthésie une partie de la vie psychique ou continue à hanter le sujet. Le projet thérapeutique visera alors à faire réapparaître cette part désinsérée et à libérer le psychisme d’un poids qui n’a jamais pu être élaboré. L’objectif est donc de favoriser la circulation des désirs comme des investissements. À la différence d’une psychanalyse proprement dite, l’analyse du transfert (c’est-à-dire ce que le patient rejoue inconsciemment dans sa relation au psychanalyste) ne doit pas nécessairement être interprétée mais elle guide le thérapeute dans son travail d’investigation. Les psychothérapies d’inspiration psychanalytiques se distinguent des thérapies cognitives par la liberté laissée au patient d’aborder ce qu’il vit de manière spontanée, l’expérience ayant montré que dans ses propos il va présenter ce qui le préoccupe à son interlocuteur sous des formes variées. La manière dont il le fait est une indication précieuse sur l’expression de sa souffrance, ce qui la motive et comment elle intervient dans sa relation aux autres ; ces psychothérapies ne sont donc pas directives dans les faits, l’action du thérapeute vise surtout à mettre en lumière certains aspects de la vie ou du fonctionnement psychique du sujet tout en soutenant les efforts entrepris pour s’éloigner de la dépression. Lorsque ce travail sur la réalité est suffisamment avancé, le sujet s’intéresse souvent de lui-même à ses propres mouvements psychiques et à ce qui a pu conduire à l’apparition de sa souffrance dépressive. La référence à la psychanalyse oriente
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alors le travail vers la prise de conscience de ce qui soustend les symptômes. Il existe peu d’« injonctions ». Elles ne sont pas totalement exclues quand le travail commun est mis en danger, par exemple si le patient arrive ivre ou « défoncé » en séance. Ces injonctions visent à remettre en circulation du sens et du langage, des paroles et un travail psychique là où ils disparaissent dans le passage à l’acte. Il n’y a aucune contrainte de temps, la durée nécessaire et la nature des réaménagements psychiques pour un mieux-être étant variables selon les individus, de quelques mois pour certains à plusieurs années pour d’autres.
Les psychothérapies cognitivocomportementales La thérapie cognitivo-comportementale (TCC) est un traitement de durée brève, de quelques mois, qui vise à changer les pensées ou les attitudes jugées dysfonctionnelles. Celles qui accompagnent la dépression sont en effet jugées responsables des épisodes dépressifs et l’une des hypothèses cognitivistes est que le sujet les autoentretient sans en avoir conscience. La perte d’un contact satisfaisant avec le monde résulterait d’une distorsion des schémas de pensée. La psychothérapie a pour objectif l’identification de ces distorsions et la proposition de nouveaux schémas mis en pratique au moyen d’exercices. La TCC est traditionnellement intensive, brève, à raison d’une vingtaine de séances hebdomadaires, éventuellement suivies de séances
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de rappel mensuelles. Pour les dépressions, ce cadre s’assouplit et peut même se poursuivre plusieurs années jusqu’à ce que la personne n’en ressente plus le besoin1. L’hypothèse de base est qu’une grande partie des pensées et des conduites résultent de l’apprentissage d’idées fausses qui constituent de véritables erreurs de jugement ; l’exemple souvent cité est celui du test de la bouteille à moitié remplie que certains verront à moitié vide, d’autres à moitié pleine. En situation d’évaluation, le déprimé retiendrait les options qui conduisent plutôt à un échec, à une insatisfaction ou à une dévalorisation. Reconnaître les cognitions inadaptées et chercher quelle autre interprétation donner aux événements permettent de modifier les schémas négatifs. Le psychothérapeute a pour objectif de guider le patient vers l’identification des conceptions irrationnelles qui faussent sa perception de la réalité, repérer les « schémas cognitifs dépressiogènes », les « croyances » (répertoriées et codifiées) autour desquelles s’organisent les personnalités pathologiques. Le désir du sujet, sa « motivation » sont considérés comme nécessaires à l’obtention de bons résultats, mais les TCC n’en font pas, comme en psychanalyse, le moteur même de la psychothérapie. L’accent est mis sur l’importance d’être actif, de contrôler ses actes et ses pensées ; un contrat explicite sur la stratégie de la cure est établi au début de celleci. L’histoire du symptôme est un objet d’attention ; 1. Mirabel-Sarron C (2005) Soigner les dépressions avec les thérapies cognitives. Dunod
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ses modalités d’apparition, les conduites qui le renforcent ou le diminuent sont examinées ainsi que les émotions, les sensations et les pensées qui l’accompagnent. Des comportements cibles sont clairement désignés qui sont censés être quantifiables et sur lesquels l’attention doit se porter. Après quelques semaines, le sujet les quantifie « objectivement » grâce à des questionnaires et à des échelles d’évaluation. La psychothérapie comprend une composante psychopédagogique qui consiste à enseigner comment maîtriser les actions avec l’environnement, l’entourage familial et social. La passivité est considérée comme la conséquence d’une impuissance. L’inhibition, la difficulté de communication et le défaut d’efficience sociale sont soumis à de nouveaux apprentissages. La technique vise à renforcer les attitudes d’affirmation de soi (défendre son point de vue, faire valoir ses droits) et réapprendre à « mieux » penser ou à « mieux » communiquer.
Les autres courants psychothérapeutiques À côté de ces deux principaux courants théoriques, il en existe d’autres : le courant systémique fondé par Gregory Bateson et l’école de Palo Alto aux États-Unis qui s’intéresse au réseau de communication dans lequel le sujet est pris ; le courant humaniste fondé par Carl Rogers, qui fait davantage appel aux notions d’intuition pour appréhender la relation entre le patient et le
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thérapeute. D’autres pratiques comme l’hypnose ericksonienne, l’analyse transactionnelle, la gestalt-thérapie empruntent des techniques et des critères théoriques aux différents courants précédemment cités.
Les psychothérapies de soutien Elles sont classiquement destinées à soutenir les efforts entrepris par le sujet pour reprendre contact avec l’environnement, sans chercher à les analyser. Elles incitent et aident à parler de ce qui est vécu ou des expériences étranges que celui-ci a pu éprouver au cours des états dépressifs qui s’accompagnent parfois d’une modification des perceptions, d’une impression d’étrangeté, ou même d’un délire franc. Elles permettent un relâchement des tensions intérieures, la libération d’émotions « muettes » et l’élaboration des situations restées jusqu’alors incommunicables. L’expérience, malgré la dépression, d’un échange satisfaisant atténue aussi l’impression d’isolement.
La sismothérapie (électrochocs) La vertu thérapeutique des électrochocs a été découverte en 1934 par le psychiatre hongrois, Lazlo von Meduna (1896-1964). Dans les dépressions graves, plus particulièrement les maniaco-dépressions, ils sont parfois le seul
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traitement efficace. Leurs bons résultats, leur tolérance comparés aux produits chimiques ne justifient pas, selon les soignants, l’image négative qu’ils véhiculent souvent. Après un recul lié au développement de la chimiothérapie à partir des années 1960, ils connaissent un regain d’intérêt aujourd’hui du fait des risques et des limites des médicaments. Leurs indications sont circonscrites aux urgences (mélancolies avec risque suicidaire) et aux formes dépressives sévères peu sensibles aux chimiothérapies. Techniquement, il s’agit de l’administration sous une brève anesthésie générale d’un courant électrique qui modifie temporairement l’activité électrique du cerveau. Dans la dépression mélancolique, leur taux d’efficacité avoisine les 80 %. Leur mécanisme d’action n’est pas élucidé.
Les médicaments Le traitement chimiothérapique a apporté une aide considérable aux dépressions graves par l’atténuation de la souffrance, la normalisation des fonctions vitales (sommeil, appétit), et la reprise possible des activités qu’il permet. Les premiers médicaments efficaces sur les troubles psychologiques ne furent pas les antidépresseurs, mais dans les années 1950 les neuroleptiques pour traiter les délires et les hallucinations (1952), suivis en 1957 de deux modificateurs de l’humeur trouvés fortuitement ; le premier était supposé être un
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nouveau neuroleptique et le second traiter la tuberculose. Ils furent suivis par les tranquillisants de synthèse (1961) puis par diverses catégories de somnifères et de nouvelles générations d’antidépresseurs et régulateurs de l’humeur. L’efficacité des antidépresseurs est estimée à 60-70 % lors d’une première prescription, avec une amélioration des signes dans les quatre à huit semaines suivantes. Dans de 30 à 40 % des cas, il n’existe pas ou peu d’amélioration ou une mauvaise tolérance au traitement. Pour une bonne part d’entre eux, leur effet est attribué à une action sur les monoamines cérébrales. Cependant, il n’est pas établi que celles-ci soient la cause directe de leur efficacité et les études sur l’animal montrent qu’il se fixe en de nombreux sites du cerveau qui obéissent à d’autres systèmes de régulation. De surcroît, l’amélioration des signes est différée par rapport à la prescription, ce qui laisse supposer une action indirecte et non le simple remplacement d’une substance manquante ou en quantité insuffisante comme cela a été suggéré. Des traitements antidépresseurs efficaces, comme les électrochocs ou les régulateurs de l’humeur, interviennent d’ailleurs probablement selon d’autres mécanismes. Les processus cérébraux en jeu dans la dépression sont donc encore largement inconnus. Devant le caractère insatisfaisant des hypothèses monoaminergiques, l’hypothèse d’une action sur le génome a été proposée. Certains de ces médicaments modulent en effet expérimentalement un système impliqué dans l’expression des gènes (la voie du CREB-
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AMPc1) et la production d’un facteur trophique du cerveau, le BDNF2, qui stimule la croissance et la différenciation des neurones. Ils agissent à l’envers du stress qui provoque une baisse du BDNF dans l’hippocampe. Ces travaux ouvrent d’autres perspectives, en particulier sur la neuroplasticité, c’est-à-dire la capacité des neurones à retrouver une structure et des fonctions optimales grâce à la régulation de gènes aux effets neurotrophiques. L’effet des médicaments sur le cerveau pourrait donc être génétique, métabolique ou les deux avec des spécificités régionales. L’administration des antidépresseurs change l’activité de certains centres cérébraux comme le cortex frontal dans les dépressions graves. Des études comparatives ont été réalisées avec les psychothérapies (cognitives) ; les résultats montrent une modification de l’activité de certaines régions dans les deux types de traitements. Au cours de la psychothérapie, l’activité est augmentée dans l’hippocampe et réduite dans le cortex frontal et préfrontal ; sous traitement chimique par la paroxétine, c’est plutôt le contraire. La chimiothérapie et la psychothérapie n’emprunteraient donc pas les mêmes voies pour exercer leur action. Les dernières générations de molécules ont pour effet d’atténuer la tristesse et de réduire l’inhibition. Elles présentent moins d’inconvénients (sur la prise de poids par exemple) que les générations précédentes. 1. Facteurs intracellulaires qui ont un rôle de transmission des messages venus de l’extérieur 2. Voir note 1 p. 64
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Les consommateurs sont souvent surpris par leur efficacité sur la douleur, mais aussi par l’impression d’être dans du « coton », « plus vraiment eux » et privés de leur réactivité habituelle. Cet effet disparaît à l’arrêt du traitement. Ces sensations ont conduit un moment la presse grand public, en particulier anglo-saxonne, à qualifier les antidépresseurs de « médicaments de la personnalité » ; il n’existe bien évidemment pas de changement de la personnalité, mais probablement une anesthésie réversible des émotions provoquées par les événements. Si la prescription médicamenteuse fait l’unanimité en cas de dépression sévère et dans les maniaco-dépressions, elle est beaucoup plus controversée dans les dépressions d’intensité modérée. Dans les « déprimes », les antidépresseurs ne seraient pas plus efficaces que les placebos, et la psychothérapie suffirait1. Pour les dépressions avérées mais d’intensité modérée, des études récentes montrent que la psychothérapie semble donner des résultats de meilleure qualité à long terme. Le traitement exclusivement chimique d’une souffrance psychique ne soigne en effet pas une cause mais un symptôme, ce qui pourrait avoir l’effet pervers de laisser intacte la cause de la dépression. La maniaco-dépression est traitée par des régulateurs de l’humeur spécifiques, de la famille du lithium, souvent 1. Journée de la Fondation pour la recherche médicale, débat public du 13/09/2004 sur « Les médicaments et la dépression »
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à long terme pour prévenir les rechutes. Son observance conditionne pour une bonne part la prévention des rechutes. Cette observance est liée à la reconnaissance par le sujet et son entourage de son trouble, qui permet d’éviter ou d’atténuer les récidives.
Le concept de dépression « résistante » Les dépressions qualifiées de « résistantes » ont une réponse jugée non satisfaisante au traitement. Des travaux récents semblent indiquer que ces résultats concernent des patients traités par chimiothérapie sans psychothérapie associée. Cette résistance n’a rien à voir avec le concept psychanalytique de « résistance intrapsychique » qui désigne la mise à l’écart de la conscience de la douleur ou des conflits. Une « résistance » au traitement chimique peut être due à un traitement inadéquat, à une mauvaise observance, ou à un facteur intercurrent qui modifie son efficacité (une maladie somatique, un autre médicament). Parler de résistance suppose d’avoir effectué au moins deux traitements bien conduits (bonne observance, bonne dose, durée suffisante) par des molécules aux mécanismes d’action différents.
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Effet placebo Un tiers à la moitié des déprimés modérés traités par placebo (une molécule dépourvue d’effet thérapeutique) ressentent une amélioration. Les dépressions réactionnelles seraient plus sensibles que les autres à cet effet, l’administration de placebo étant aussi efficace que l’antidépresseur. Ce résultat a conduit à émettre l’avis qu’elles pourraient ne pas être traitées pharmacologiquement. C’est dans les dépressions durables et plus sévères avec des répercussions sur la vie des patients que l’efficacité des antidépresseurs se distingue des placebos.
La consommation médicamenteuse en France Les Français consomment des médicaments en quantité inégalée dans le monde, et de deux à trois fois plus d’antidépresseurs que les Anglais, les Italiens et les Allemands. Cette surconsommation est retrouvée dans tous les pays francophones (Suisse, Belgique, Québec). Des hypothèses ont été avancées pour expliquer ce phénomène parmi lesquelles sont cités des habitudes éducatives qui conduisent à consulter plus facilement que dans d’autres pays, un laxisme de l’assurance maladie, la compétence des médecins dont le niveau technique serait bon mais dont la formation
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présenterait des lacunes en pharmacologie et dans la gestion des troubles psychiques, en particulier chez les généralistes qui sont de grands prescripteurs d’antidépresseurs (80 % des prescriptions). L’opinion publique est également considérée comme étant mal informée. Selon un rapport présenté au Sénat en 20061, cet excès de consommation de psychotropes (deux fois plus que dans tout le reste de l’Europe) ne correspond pas aux besoins réels : un tiers des personnes souffrant réellement de dépression ne recevraient aucun antidépresseur. En revanche, deux tiers des consommateurs d’anxiolytiques n’auraient pas de problème psychique particulier et la moitié des consommateurs d’antidépresseurs n’auraient aucune raison d’en prendre. L’expression « dérapage généralisé » est employée devant le constat qu’un tiers des prescriptions de psychotropes n’est pas approprié. Les chiffres de consommation sont considérés comme « monumentaux » avec 120 millions de boîtes de psychotropes remboursées en France en 2005. Le rapport pointe le caractère offensif des industries pharmaceutiques qualifiées même de « véritables lobbies » en raison de leur participation aux nouvelles classifications des maladies (classification des dépressions, attaque de panique, état prédépressif précoce) et à leur prise en charge. Toujours selon ce rapport, les laboratoires pharmaceutiques sont influents sur la formation et l’information auprès des médecins par le biais des congrès et de la presse médicale qu’ils financent aux 1. Rapport d’évaluation des politiques de santé, Libération, 30/06/2006
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deux tiers ; ils contrôlent enfin, pour les mêmes raisons, une bonne partie des communications scientifiques en pharmacologie.
Le traitement de l’enfant Le traitement chimique des dépressions de l’enfant fait l’objet de débats passionnés. Il relève pour de nombreux spécialistes français d’indications exceptionnelles et ne devrait jamais être prescrit sans psychothérapie associée. Le traitement du trouble dépressif chez l’enfant est donc le plus souvent constitué par la psychothérapie, individuelle, familiale ou groupale, un soutien familial privé et institutionnel (dispensaires, services de pédopsychiatrie, aide en milieu scolaire, centres de soins, hôpitaux de jour). L’action sur l’environnement, en particulier familial et social, est important dans le traitement de certaines dépressions graves chez les plus jeunes. La prescription de psychotropes aux mineurs en France vient des États-Unis, où elle est fréquente. À la demande des laboratoires pharmaceutiques, l’Agence européenne du médicament (EMEA) a recommandé d’étendre l’indication du Prozac® (fluoxétine) au traitement des épisodes dépressifs majeurs d’intensité modérée à sévère chez les enfants de huit ans ou plus ; cette décision qui s’applique à tous les pays de l’Union européenne est entrée en vigueur en France à la fin de l’année 2006. L’EMEA précise cependant que cette prescription est
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envisageable lorsque le traitement du type psychothérapeutique n’est pas suffisant ; de même l’Afssaps1 rappelle que le traitement de première intention de la dépression chez l’enfant et l’adolescent est la psychothérapie. Le Comité national d’éthique vient de rendre un avis sur le dépistage précoce des troubles du comportement, la tendance à les considérer comme des troubles « innés » obéissant à des facteurs génétiques et biologiques, la tendance à les traiter par voie médicamenteuse. Il met en garde contre le risque de « stigmatisation » à partir de l’observation du comportement aux dépens de sa compréhension et rappelle que dans ce domaine la part de l’acquis est importante : environnement social, famille, culture. Selon le rapport, « l’administration de médicaments psychotropes ou anxiolytiques à de jeunes enfants est une facilité à laquelle notre société se doit de ne pas céder ». Il est rappelé que l’enfant agité doit avant tout être considéré comme un enfant en souffrance ou en danger, « qu’il faut accompagner et non pas comme un enfant éventuellement dangereux dont il faudrait protéger la société2 ».
1. Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. Missionnée depuis 1999 pour garantir l’efficacité, la qualité et le bon usage des médicaments. Elle dispose d’un site et dispense des informations sur les médicaments (http:/agmed.santé.gouv.fr) 2. Avis n° 95 du Comité consultatif national d’éthique : « Problèmes éthiques posés par des démarches de prédiction fondées sur la détection des troubles précoces du comportement chez l’enfant », du 06/02/2007
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L’hospitalisation L’hospitalisation est une mesure de protection indispensable dans certaines dépressions graves. Elle peut même requérir un caractère d’urgence, voire être réalisée sous contrainte en raison d’un risque suicidaire, mais aussi d’une trop grande altération de l’état général (malnutrition, déshydratation), d’agressivité, de perte de contact avec la réalité, d’idées délirantes, d’agitation. Parfois, c’est l’isolement du sujet qui incite à la proposer. La durée en est variable et dépend de l’efficacité des médicaments qui demande au moins trois semaines pour apparaître.
Les médecines alternatives Les médecines alternatives sont plébiscitées par le grand public qui y voit une manière de concilier le soin et une approche globale de l’être en termes d’équilibre (des énergies, des flux, du mental et du corporel). Les praticiens sont appréciés pour leur attention et leur disponibilité plus difficiles à obtenir dans les consultations traditionnelles. Les mieux connues et les plus fréquentées sont l’acupuncture, l’hypnose, l’homéopathie, la sophrologie. Certaines sont intégrées aux services de médecine classique, comme l’auriculothérapie dans les centres antidouleurs, ou l’hypnose et la relaxation conseillées en traitement d’appoint de la migraine. L’acupuncture et l’homéopathie sont employées dans l’insomnie, le stress,
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l’anxiété, les plaintes somatiques. La digipuncture, le taichi, et la méditation peuvent aussi être proposés. Si ces pratiques ne prétendent pas se substituer à la prise en charge médicopsychologique des dépressions, elles constituent en revanche une alternative aux prescriptions d’anxiolytiques dans les dépressions d’intensité modérée.
Le « bien-être » Il existe une multitude de manuels, d’ouvrages et de stages qui proposent une « réconciliation avec soi-même » et la libération d’une énergie vitale. Des conseils de bon sens y sont prodigués, le plus souvent de nature hygiéno-diététique sur le sommeil, l’alimentation, les réactions du corps à l’environnement (stress, fatigue, agressions diverses…), ainsi que les gestes d’attention envers soi qui peuvent améliorer l’humeur et le bien-être. Si ces propositions ne peuvent prétendre avoir de vertu thérapeutique au sens médical du terme, elles constituent des aides efficaces et pertinentes. Prendre soin de soi est un signe important d’amélioration d’une dépression, que les patients signalent souvent d’eux-mêmes avec satisfaction : « je fais maintenant trois repas par jour », « vous avez vu, je me suis maquillée ce matin », « j’ai ciré mes chaussures avant de venir », « je me suis rasé ». Leur effet bénéfique a incité des services d’hospitalisation à proposer des activités centrées sur le corps telles que la gymnastique, l’expression corporelle ou des soins esthétiques.
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La Miviludes (mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) a émis des recommandations de prudence sur les propositions des « stages de mieux-être » dont certains semblent liés à des mouvements sectaires.
Dépression et famille
La famille tient souvent une place importante dans la vie et dans les pensées des sujets déprimés. Qu’elle soit l’objet d’une plainte (« ils ne me comprennent pas », « ils ne s’intéressent pas à moi »), d’une demande de réparation ou de reconnaissance, le sujet déprimé semble se heurter aux limites de la compréhension des autres. Il n’est pas rare que ses tentatives pour communiquer soient vécues comme une agression et repoussées par les classiques, « tu as tout pour être heureux », « tu n’as qu’à faire un effort », « avec tout ce qu’on a fait pour toi », « si tu avais vécu ce que j’ai vécu ». Ces réponses sont ressenties comme une fin de non-recevoir et renforcent le sentiment d’isolement et les plaintes de celui qui souffre. La famille est mise à l’épreuve lorsque l’un des siens est dans la détresse. Un parent déprimé sera moins attentionné envers son conjoint ou ses enfants. Son manque d’investissement de la vie commune conduit parfois à devoir réorganiser celle-ci. Devant l’inutilité des tentatives pour le « bouger » et l’impression de devoir « tout faire », les réactions vont de l’agacement à l’agressivité ou
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à la colère. Un sentiment d’abandon peut être exprimé par les proches, mais aussi du déni concernant la détresse de celui qui est dépressif. Des attitudes de surprotection, d’infantilisation et de déresponsabilisation sont également observées. Toutes ces composantes, la culpabilité qui accompagne l’impuissance lorsque la situation ne s’améliore pas, peuvent favoriser l’éloignement des uns et des autres. Lorsque les changements caractériels et comportementaux du sujet déprimé sont au premier plan – agressivité, passages à l’acte, reprise d’un alcoolisme – le conjoint ou les enfants se sentent parfois légitimement en danger. Les familles sont donc à la fois un lieu propice aux conflits, contribuent parfois à installer des troubles dépressifs dans la durée, mais sont souvent garantes de leur amélioration lorsqu’elles soutiennent la démarche thérapeutique engagée ; ce soutien constitue une reconnaissance qui est bénéfique en soi. La participation des proches est particulièrement importante dans les dépressions graves comportant un risque de rechute. Les signes annonciateurs d’un nouvel épisode sont parfois mieux visibles par eux que par le principal intéressé.
Les thérapies familiales Les thérapies familiales sont orientées aussi bien vers l’amélioration du sujet déprimé que vers le soutien efficace du groupe familial souvent déstabilisé. Elles
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permettent à chacun de se faire entendre, de repérer les tensions et les facteurs d’incompréhension, d’identifier les échanges aggravant la détresse ou permettant au contraire de se sentir mieux. Les modes de communication intrafamiliaux sont complexes ; ils véhiculent des émotions, des attentes, du déni, des demandes diverses qui impliquent toujours le groupe tout entier même s’ils ne semblent s’adresser qu’à l’un de ses membres. De nombreuses variétés de psychothérapies familiales existent. Les premières sont apparues dans les années 1950 aux États-Unis sous l’impulsion du psychanalyste Nathan Ackerman et de l’anthropologue J. Bateson. Elles ont connu un développement plus tardif en France, dans les années 1970, mais elles rencontrent depuis un réel succès. Le modèle le plus représenté est le modèle systémique. La famille y est considérée comme un « système » soumis à des changements permanents, mais présentant des règles qui lui sont propres. La psychothérapie se déroule en quelques séances et a pour but l’identification de ces règles et lorsqu’elles sont la source de conflits, leur remplacement par d’autres, moins nocives. Les psychothérapies familiales d’inspiration psychanalytiques sont également très répandues ; elles visent à mettre au jour les processus inconscients (désirs, conflits) qui circulent dans le groupe, et qui ne sont pas toujours accessibles à partir du seul contenu manifeste des discours et des comportements. La dépression peut aussi être considérée comme un message adressé à autrui (modèle communicationnel) ;
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les réactions qu’elle suscite entraînent des réponses qui alimentent la dépression, selon une dynamique désignée sous le terme de « circularité dysfonctionnelle ». Le projet thérapeutique cherche à modifier l’ensemble des réseaux de communication pour permettre à la dépression de s’exprimer autrement et aux autres membres de sortir de l’impasse dans laquelle ils se sentent enfermés.
Les nouvelles classifications de la dépression
Depuis quelques années, deux classifications des troubles mentaux se sont imposées dans le milieu psychiatrique : la classification internationale des maladies (CIM) publiée par l’OMS et le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) élaboré par l’Association américaine de psychiatrie (APA). Les deux ont pour objectif de permettre une évaluation statistique de ces troubles. La première fait davantage appel au sens clinique des médecins que la seconde. La CIM a été élaborée par l’OMS en 1900 et elle en est à sa dixième révision depuis sa création (CIM10) ; son usage est recommandé aux divers États membres depuis le premier janvier 1979. Elle constitue un compromis entre différentes écoles théoriques. Le DSM (Diagnostic and Statistic Manual of Mental Disorders) né en 1952 aux États-Unis en est à sa quatrième
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révision (DSM-IV, 1996) ; athéorique, il a été établi à partir de grilles diagnostiques standardisées. Le parti pris d’ignorer les causes des dépressions est salué par les uns comme un progrès, car celles-ci varient selon les théories. Pour d’autres, il constitue un éclatement, les différents signes n’étant plus reliés entre eux par aucune logique sémiologique. La dépression est diluée dans des notions plus vagues de « trouble de l’humeur », « désordre affectif », « maladie dépressive », « épisode thymique » « état anxio-dépressif ». Une seconde critique découle de la précédente ; il est reproché au DSM de proposer une vision univoque de la dépression assujettie à des normes et à une conception de la psychiatrie tournée essentiellement vers l’évaluation. Dans ce domaine particulièrement complexe et multiréférentiel, il ne serait pris en compte qu’un profil « déprimé » occidental et contemporain qui refléterait une conception nord-américaine, parfois contestée, de la vie mentale. Enfin, le lien étroit entre le DSM et l’industrie pharmaceutique a été critiquée, 56 % des psychiatres experts ayant participé au DSM-IV ayant des liens financiers avec les laboratoires pharmaceutiques1.
1. Sciences et avenir, juin 2006 (Actualités santé) D’après une étude américaine de Lisa Cosgrove publiée dans Psychotherapy and Psychosomatics
Bibliographie
Barbier D (2000-2003) La Dépression. Odile Jacob Dayan J (2002) Maman, pourquoi tu pleures ? Les désordres émotionnels de la grossesse et de la maternité. Odile Jacob Del Volgo M J (2003) La douleur du malade. Érès Ehernberg A (1998) La Fatigue d’être soi. Dépression et société. Odile Jacob Freud S (1917), « Deuil et Mélancolie » in Métapsychologie (147-171). Gallimard, 1968 Fédida P (2003) Des bienfaits de la dépression. Odile Jacob Haffen E, Sechter D (2006) Les Dépressions saisonnières. Eds John Libbey Eurotext Mirabel-Sarron C (2005) Soigner les dépressions avec les thérapies cognitives. Dunod Moron P (1975-2005) Le Suicide. Que sais-je ? PUF Palazzolo J (2006) Aidez vos proches à surmonter la dépression. Hachette Siueerpp (2007) Les brumes de la dépression. PUF Je remercie Mme Sophie FRECHEDE, du service Information scientifique et médicale du groupe pharmaceutique Pfizer, pour son aide documentaire.
Glossaire
Psychanalyse : la psychanalyse a été fondée par le médecin neurologue viennois, Sigmund Freud (18561939). Comme nombre de ses confrères (Charcot, Janet, Berheim), il s’intéressa aux troubles mentaux et à leurs causes. Après un séjour à Paris pour assister aux cours de Charcot à la Pitié-Salpêtrière, il retourne à Vienne en 1886. Avec Breuer, il publie ses premières hypothèses psychopathologiques (Études sur l’hystérie, 1895). La psychanalyse est fondée sur l’existence de déterminismes inconscients aux pensées et aux actes. Les recherches de Freud l’ont conduit à chercher le cadre thérapeutique le plus adéquat pour accéder à ce matériel inconscient. C’est ainsi qu’il en vint au dispositif maintenant classique de la cure : libre association de pensée, divan, séances plurihebdomadaires et analyse du transfert. Psychologie cognitive : la psychologie cognitive, fondée par Aaron T. Beck et A. Ellis dans les années 1960 aux États-Unis, dérive du comportementalisme de Watson élaboré dans les années 1920 ; elle s’intéresse
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aux phénomènes cognitifs, c’est-à-dire la pensée et ses diverses opérations (images mentales, discours intérieurs, croyances, mémoire…) Elle défend une approche objective de la vie mentale, l’importance de la quantification, le rôle de l’apprentissage sur les modes de pensée comme sur le comportement et la possibilité d’exercer un contrôle sur ceux-ci. Centrée sur les cognitions et les attitudes, elle se prête assez facilement, contrairement à la psychanalyse, aux évaluations techniques (tests, échelles d’évaluation). Psychiatre : médecin spécialisé dans le domaine de la pathologie psychique. Sa formation personnelle à la psychothérapie est laissée à sa libre appréciation. Les consultations sont partiellement remboursées par la Sécurité sociale. Psychologue : diplômé de la faculté de psychologie, non médecin. Les psychologues ne sont pas autorisés à prescrire des médicaments, et leurs consultations ne sont pas remboursées par la Sécurité sociale. Comme les psychiatres, leur formation personnelle à l’exercice de la psychothérapie est un choix individuel. Psychanalyste : praticien de la psychanalyse. La formation consiste pour l’essentiel en l’analyse du futur analyste, et la reconnaissance de sa compétence par une société de pairs. Les psychanalystes sont souvent médecins ou psychologues mais pas toujours. Les séances ne sont pas remboursées par la Sécurité sociale, sauf s’ils sont médecins et qu’ils en acceptent le principe.
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Adresses utiles – L’association FRANCE-DÉPRESSION (loi de 1901) a été créée en 1992, à l’initiative de patients, des membres de leur famille et de leur entourage et de professionnels de la santé. Elle propose un soutien, une information sur la dépression ou la maladie maniaco-dépressive, notamment sur son évolution, ses traitements, la manière d’y faire face, les recherches en cours. Elle a une permanence téléphonique et propose des réunions régulières, des conférences-débats publiques, une bibliothèque à la disposition des membres et diffuse des brochures concernant la maladie et ses traitements. 4, rue Vigée-Lebrun, 75015 Paris Tél. : (33) 01 40 61 05 66 Permanences tous les après-midi de la semaine de 14 h 00 à 17 h 00, sauf le week-end, les jours fériés et certains mercredis http://francedepression.free.fr – Fédération nationale des associations d’usagers en psychiatrie (FNAP PSY) : ce site à la présentation agréable est à la fois un lieu d’échange, de soutien et d’information sur l’ensemble des souffrances psychologiques. 33, rue Daniel, 75013 Paris Tél. : (33) 01 43 64 85 42 http://www.fnapsy.org
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– Psydoc France : site de la Fédération de psychiatrie. Il dispose de multiples rubriques d’informations sur la dépression et la liste d’associations de psychiatrie ainsi qu’une bibliothèque. http://psydoc-fr.broca.inserm.fr – Soin étude et recherche en psychiatrie : site interactif et d’information destiné aux professionnels et au grand public ; il propose des échanges et une réflexion autour de la relation soignant-soigné. http://www.serpsy.org – Union nationale des amis et familles de malades psychiques (UNAFAM) : ce site propose une aide aux familles et un accompagnement des patients. Série d’ouvrages sur la dépression. 12, Villa Compoint 75017 Paris Tel. : (33) 01 53 06 30 43 – Fax : (33) 01 42 63 44 00 www.unafam.org SOS Amitiés, Un Mal, des Mots Tél. : (33) 01 40 09 15 22 SOS Dépression, tél. (33) 01 40 47 95 95 SOS Suicide, tél. (33) 01 40 44 46 45 Suicide Écoute, tél. (33) 01 45 39 40 00
Les psychothérapeutes
Un projet de décret, sous la double tutelle du ministère de la Santé et des Solidarités et du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, est actuellement en cours d’examen quant à l’usage du titre de psychothérapeute. Il propose que ce titre soit soumis à l’une des conditions suivantes : être docteur en médecine, être enregistré régulièrement dans un annuaire d’associations de psychanalystes, pouvoir attester d’une formation en psychopathologie clinique (formation universitaire théorique et pratique minimale en psychopathologie clinique de 500 heures dans un service agréé), déclarer sur l’honneur et justifier d’une autre formation suivie dans le domaine de la pratique de la psychothérapie.