Les Illusions perdues du roman L’abbé Prévost à l’épreuve du romanesque
FAUX TITRE 277
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Les Illusions perdues du roman L’abbé Prévost à l’épreuve du romanesque
FAUX TITRE 277
Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Les Illusions perdues du roman L’abbé Prévost à l’épreuve du romanesque
Alexandre Duquaire
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2006
Cover design: Pier Post The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 90-420-1849-6 ©Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2006 Printed in The Netherlands
AVERTISSEMENT À l’heure de la publication de cette étude, ma pensée va d’abord à celui sans qui elle n’aurait pu voir le jour, Jean-Jacques Tatin-Gourier. Sa patience, ses conseils et son attention m’ont été prodigués avec une rare constance, m’offrant – en ces heures difficiles que traverse toute recherche – de résister aux sirènes du renoncement. Ma gratitude va également à Jean Marie Goulemot, lecteur bienveillant de ces pages qui lui doivent tant. Sans ses remarques précieuses, ni leur formulation, ni leurs orientations, n’auraient été tout à fait les mêmes. J’exprime enfin ma reconnaissance à Michel Delon, Pierre Frantz et Jean Sgard, membres d’un jury bien-veillant, dont j’ai tâché de mettre les conseils à profit.
Les romans de l’abbé Prévost sont cités d’après l’édition des Œuvres dirigée par Jean Sgard (Grenoble, P.U.G., 1977-1988). Huit tomes la constituent, qui comprennent les textes suivants : -
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Tome I : Mémoires d’un homme de qualité. Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Tome II : Le Philosophe anglais, ou Histoire de Monsieur Cleveland. Tome III : Le Doyen de Killerine. Tome IV : Histoire d’une Grecque moderne. Mémoires pour servir à l’histoire de Malte. Campagnes philosophiques, ou Mémoires de M. de Montcal. Tome V : Histoire de Marguerite d’Anjou. Histoire de Guillaume le Conquérant. Tome VI : Voyages du capitaine Robert Lade. Mémoires d’un honnête homme. Le Monde moral.
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Tome VII : Les Aventures de Pomponius. Contes singuliers. Préfaces, Opuscules, Critique littéraire. Critique des Voyages. Correspondance. Tome VIII : Notes, commentaires et dossiers.
À la fin de chaque citation, nous abrégeons les titres des romans de Prévost de la manière suivante : -
MHQ : Mémoires d’un homme de qualité ; HCG : Histoire du chevalier des Grieux ; Cleveland : Le Philosophe anglais ; DK : Le Doyen de Killerine ; HGM : Histoire d’une Grecque moderne ; HJC : Mémoires pour servir à l’histoire de Malte, ou Histoire de la jeunesse du Commandeur ; CP : Campagnes philosophiques ; HMA : Histoire de Marguerite d’Anjou ; HGC : Histoire de Guillaume le Conquérant ; VCL : Voyages du capitaine Robert Lade ; MHH : Mémoires d’un honnête homme ; MM : Le Monde moral.
PRÉFACE Par Jean SGARD Les deux derniers romans de Prévost sont énigmatiques. Jamais Prévost ne s’est montré plus ambitieux ni plus conscient de son génie. Il annonce dans ses préfaces une grande somme d’aventures et de réflexions sur les mystères du cœur humain, il brosse à larges traits des plans démesurés. Dans les Mémoires d’un honnête homme, le héros va retracer l’histoire de sa vie, un tissu d’épreuves qui l’ont mené dans la forteresse où il va finir ses jours ; mais une phrase évoque aussi l’immensité des enjeux intérieurs : « Un goût, peut-être outré, de la vérité et de la justice, joint malheureusement aux faiblesses d’un cœur trop tendre, a causé toutes les infortunes de ma vie ». Et c’est comme s’il reprenait à l’origine les Mémoires d’un homme de qualité pour tenter de saisir le dérèglement de notre condition, cette incompatibilité entre les élans du cœur et les règles de la vie sociale, entre les exigences de la morale intime et l’injustice du monde : il voudrait repartir du début, comprendre comment avec les meilleures intentions on peut devenir criminel, et puis progresser méthodiquement dans la description de la société, d’où peut-être est venu tout le mal. Le préambule du Monde moral est plus ambitieux encore. Dans la lettre au duc de ***, en mars 1760, Prévost parle des règles d’une « bonne architecture » qui lui servent désormais de principe de composition ; ce propos, il l’a développé dans le préambule de son récit ; l’art est une vraie magie, il crée constamment de l’illusion ; « il a néanmoins ses principes naturels qui, bien approfondis, sont peu différents de ceux de l’architecture, de la perspective et de la peinture ». C’est donc très méthodiquement qu’il va raconter une vie mal engagée à la suite d’un petit drame familial, une vie qui se poursuit en longue dérive, croisée avec les itinéraires d’autres malheureux. Prévost tente d’affronter tout le désordre du monde, le compas à la main. Mais la fièvre du récit l’emporte bientôt sur toute considération et le roman va où il veut ; c’est finalement le désordre qui triomphe en conclusion, un désordre tragique. Ces deux romans que sépare pourtant une quinzaine d’années, ont entre eux de profondes affinités, ne serait-ce que par ce travail de Sisyphe qu’y poursuit le romancier. Le grand mérite d’Alexandre Duquaire est d’avoir pris
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pour objet de réflexion ces deux romans, d’en avoir senti les affinités, de les avoir posés comme observatoires pour envisager rétrospectivement toute l’œuvre du romancier. S’il est vrai que la mort transforme toute vie en destin, il est évident que la mort du romancier nous invite à considérer toute son œuvre dans la perspective de ce point final. On peut admirer la manière dont Alexandre Duquaire fait l’inventaire thématique des deux oeuvres, y décrivant peu à peu tout le matériel d’intrigues, de personnages, de motifs dramatiques de Prévost. Les mêmes thèmes réapparaissent comme dans une fugue, tantôt répétés, développés, imités, tantôt inversés ou transposés. Le personnage de Manon revient sous les traits d’Héléna dans les Mémoires de Malte, puis sous les traits de Fanchon dans les Mémoires d’ un honnête homme ; l’histoire de Théophé, la Grecque moderne, redouble secrètement celle de Sélima dans les Mémoires d’un homme de qualité. À l’intérieur du Monde moral, le personnage du P. Célérier reprend les traits du père du narrateur, tandis que ce dernier, philosophe français, s’oppose au philosophe anglais de Cleveland ou au militaire philosophe des Mémoires de Montcal ; le couple étrange formé par l’abbé Brenner et Mlle Tekeli reprend sous une forme plus profonde celui que formaient au début du récit le prieur et Mlle de Créon. Toute l’œuvre du romancier est ainsi revisitée, arpentée, mise à plat, constamment décrite et interrogée ; de longues et belles analyses de texte le prouvent surabondamment. On découvre alors que l’imagination de Prévost travaille sur un nombre limité de personnages et de situations ; non pas qu’il se répète : le plus souvent, ces parallèles directs ou inversés étaient à peine perceptibles à la lecture ; mais parce qu’à l’égal des grands romanciers, il se fonde sur une histoire mythique qui n’appartient qu’à lui, et développe un thème initial, presque archaïque, en constructions grandioses. On pourrait sans doute mettre à jour les principales séquences de ce récit. On y trouverait le conflit entre père et fils, occasionné par le remariage du père, entraînant tantôt la révolte, tantôt la soumission du fils, mais formant toujours l’équation initiale de sa destinée. On y verrait l’innocence persécutée, la jeune amante poursuivie, malmenée , méprisée, victime de l’égoïsme masculin. À la femme douce et malheureuse s’oppose souvent une héroïne forte, passionnée et virulente, oppo-
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sition d’où naissent jalousies, contrastes et conflits. Il n’est pas rare que la femme forte impose le mariage à un homme hésitant ou trop scrupuleux ; le mariage forcé crée alors des situations invivables, qui précipitent le héros dans une sorte de prison intérieure et de nostalgie du bonheur perdu. Le désir inlassable de dominer sa destinée fait du narrateur un philosophe mélancolique, qui prend ses distances avec la société et se replie sur son malheur, mais que de différences entre ces « philosophes » : le philosophe anglais tombe dans le désespoir et la tentation du suicide ; le philosophe militaire des Mémoires de Montcal ou des Mémoires de Malte accepte tous les compromis qui, au prix de l’hypocrisie et parfois du cynisme, rendent l’existence confortable ; mais peut-être y a-t-il d’autres tempéraments possibles entre les devoirs de la morale ou de la religion et toutes les concessions qu’exige le bonheur dans le monde : le Doyen de Killerine esquissait déjà des réponses, inspirées, comme le montre Duquaire, par le Traité du vrai mérite de l’homme, de Le Maître de Claville ; le Monde moral prouve finalement qu’elles sont vaines. Cette longue et rigoureuse enquête pose dans toute son ampleur le problème de l’évolution de Prévost. Trois grandes questions me paraissent dominer son œuvre. La première est celle du progrès des civilisations : Prévost avait jadis montré, à travers les utopies de Cleveland, que le progrès du monde occidental avait laissé sur le bord de la route des peuples barbares ou des peuples oubliés, parfois des peuple civilisés qui retombaient dans la barbarie. Et lorsque Cleveland établissait, à l’instar des jésuites du Paraguay, des réserves dans lesquelles le progrès moral, religieux ou matériel devenait possible, la guerre, les passions humaines, les épidémies, les rigueurs du climat venaient ruiner ses efforts. Prévost, pas plus que Voltaire, n’a cru à la continuité du progrès, à son caractère tout puissant et définitif. Pour l’un comme pour l’autre, les civilisations sont mortelles. Un second problème, dépendant du premier, est celui de la morale : existe-t-il une morale naturelle, universelle, ou simplement des moeurs propres à chaque état social, à chaque classe ? Les hérauts de la vertu ne sont pas rares dans son œuvre, et particulièrement dans ses deux derniers romans, Alexandre Duquaire le note au passage ; et le triomphe d’une vertu sensible, spontanée, garantie par le plaisir du don, par une volupté particulière qui tiendrait lieu de grâce sanctifiante, est bien
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présent dans les Mémoires d’un honnête homme. Cette exigence intérieure qui s’oppose à la corruption sociale évoque parfois les premiers discours de Rousseau, dont Prévost a été l’ami dans les années 1750 . On doit pourtant relever que Prévost n’invoque pas une vertu universelle, marquée par le dictamen intérieur, caractérisée par le sacrifice personnel, mais plutôt une probité, un esprit de justice qui se cherche à travers l’aventure sociale. L’incertitude qui marque sa pensée est liée à son hésitation sur un dernier problème : celui de la religion, naturelle ou révélée. On a pu douter, à la lecture des romans des années 1740, que Prévost ait gardé le respect de la religion chrétienne ; on pouvait penser à une crise libertine, qui l’entraînait dans le sillage des Crébillon et des Duclos. Peut-être s’agit-il tout au plus de tentations. Les romans de 1740-1741 me paraissent illustrer l’hypocrisie et le double jeu plutôt que la révolte morale. Et l’on devine, à travers les développements d’Alexandre Duquaire sur les romans des quinze dernières années, les étapes de ce qui est peut-être, sinon une reconversion, du moins le retour à un équilibre instable qui est celui du Doyen de Killerine. Prévost est certainement très sensible, à partir de 1750 aux intuitions de Rousseau, de Mme de Graffigny, de Richardson, de tous ces « maîtres de la sensibilité » dont il parle à plusieurs reprises en 1755 dans le Journal étranger, tout comme il avait en 1740 été attiré par Duclos, Crébillon et Voltaire. Il reste cependant toujours Prévost d’Exiles, fidèle à lui-même ; et son évolution, plutôt que linéaire, semble se faire sur le modèle de la spirale, autour de quelques centres par lesquels sa pensée de romancier repasse indéfiniment. Les thèmes, les situations, les personnages se répètent, mais dans des contextes différents : les Mémoires d’un homme de qualité, Cleveland, Le Doyen de Killerine doivent beaucoup au débat religieux qui oppose, au lendemain de la Régence, catholiques et protestants, jésuites et jansénistes. Les trois romans de 1740 répondent à leur façon à la pensée philosophique et libertine du temps, pensée que Prévost peut sentir parfois comme une mise en cause de son univers romanesque : Crébillon et plus tard Diderot le lui ont fait sentir. À partir de 1745, on le sentira beaucoup plus attiré par la réflexion morale de Mme de Graffigny, de Rousseau, de Richardson. Alexandre Duquaire ne tranche pas sur ces questions un peu théoriques ; il ne nous dira pas si Prévost a connu une crise
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libertine, puis un retour à la religion naturelle ; et sans doute a-t-il raison. Je croirais volontiers aujourd’hui que Prévost ne s’est jamais converti à rien, qu’il n’a jamais subi d’influence décisive, que sa pensée est par nature romanesque, donc attachée à des situations, à des personnages, à des postulations possibles. On peut donc le sentir au même moment janséniste et jésuite, ou encore libertin mais sans céder à l’athéisme, philosophe et chrétien à la fois, ami de Voltaire et de Rousseau, mais toujours centré sur ses propres rêves. C’est donc bien sur les illusions du roman que porte sa réflexion, et aussi sur ses propres désillusions. Les deux narrateurs les plus émouvants de ses derniers romans, l’« honnête homme » et l’abbé Brenner, ont connu le romanesque du coeur dans ce qu’il a de plus pathétique : l’amour pour une femme mariée, suivi d’un mariage forcé avec une intrigante, ou dans le cas de Brenner, l’amour impossible pour une princesse exilée, l’abandon, l’accusation d’escroquerie et le suicide. L’un et l’autre meurent en prison, après avoir légué à un ami le récit de leurs malheurs. Je ne vois pas de plus belle image du destin de notre vieux romancier, exilé de la vie, hanté de souvenirs, livré à ses rêves de toujours et léguant à la postérité son manuscrit inachevé. Et il faut savoir gré à Alexandre Duquaire d’avoir su recueillir ce testament littéraire et d’en avoir fait aussi rigoureusement l’inventaire.
Jean SGARD
INTRODUCTION Consacrée aux Mémoires d’un honnête homme (1745) et au Monde moral (1760-1764), la présente étude trouve son origine dans une constatation : les dernières œuvres romanesques de Prévost, et singulièrement ses deux derniers romans, ont – jusqu’à une période récente – peu intéressé la critique. Au moment d’entreprendre notre enquête, la bibliographie consacrée aux Mémoires d’un honnête homme et au Monde moral se réduisait ainsi à quinze études spécifiques, auxquels s’ajoutait une série de travaux sur le roman de l’âge classique et sur l’œuvre de Prévost, où les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral faisaient l’objet d’une attention variable. Depuis, plusieurs études sont venues nuancer ce constat. Souvent stimulantes, elles nous ont en outre permis d’affiner l’intuition sur laquelle reposait notre projet. Négligeables à en croire l’indifférence dont ils se sont longtemps contentés, les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral nous ont très vite semblé riches d’enseignements, pour trois raisons au moins. La première concerne leurs dates de publication. Respectivement parus en 1745 et en 1760, ils occupent une place singulière dans l’œuvre de l’abbé. Isolés de la majeure partie de sa production romanesque, un intervalle de quinze ans les sépare, qui correspond à deux périodes charnières de l’histoire du roman. Quand la veine libertine triomphe dans les années 1740, la fin des années 1750 marque l’apothéose d’une veine sentimentale à laquelle Prévost n’a pas peu contribué. Tout se passe donc comme si, à partir de 1745, le traducteur de l’Histoire des voyages, sentant l’évolution d’un genre longtemps pratiqué, y revenait pour faire un essai, opérer une greffe, signifier des filiations ou en rejeter d’autres. Ce faisant, il nous invite à jeter sur son œuvre un regard rétrospectif, susceptible de réévaluer ses apports : Manon Lescaut n’est pas un roman libertin mais un roman moral, et ce n’est pas sans raison qu’il en propose, à la même époque, une réédition ornée de figures, qui lui confère une respectabilité nouvelle. Le deuxième intérêt des Mémoires d’un honnête homme et du Monde moral réside dans une complémentarité qui affecte d’abord leurs narrateurs et leurs enjeux. Si le marquis compte huit années de
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plus que l’honnête homme, tous deux sont des observateurs passifs du cœur confrontés au problème du mal. D’une œuvre à l’autre, Prévost élargit toutefois son champ d’investigation, passant de l’ethnologie parisienne à l’examen critique de la nature humaine. Grâce à ce mécanisme d’analogie et de distance, ses ultimes récits apparaissent comme les volets indissociables d’un diptyque complexe, où l’auteur approfondit une réflexion ouverte depuis quinze ans. Le même processus s’applique à leur intrigue, « qu’on pourrait croire reprise de Cleveland ou du Doyen de Killerine »1, et que deux éléments composent : un drame familial, lié au remariage du père, qui entraîne le départ des narrateurs pour Paris ; un drame sentimental, qui oppose deux figures féminines antagonistes. La troisième particularité des Mémoires d’un honnête homme et du Monde moral est leur inachèvement. Parce qu’il relève d’un éventail de pratiques littéraires datées, ce phénomène pourrait se révéler accessoire. Ce serait néanmoins en ignorer deux caractéristiques majeures, qui lui donnent tout son sens. L’inachèvement affecte en effet les récits par lesquels Prévost tente un retour sur la scène romanesque ; il intervient au même moment dans les deux œuvres. C’est alors qu’ils se découvrent amoureux d’une âme d’exception que le comte et le marquis, victimes d’une femme qu’ils n’aiment pas, suspendent leur confession. En d’autres termes, celle-ci s’interrompt brusquement lorsque le romanesque le plus typiquement prévostien, jusqu’à présent tenu à distance au profit d’un récit didactique, fait un retour remarquable. De là à interpréter l’inachèvement comme le signe d’une contradiction que l’auteur n’a guère pu surmonter, il n’y a qu’un pas, que Jeanne R. Monty, Jean Sgard et Richard A. Francis n’hésitent guère à franchir. Aussi s’accordent-ils sur la valeur de ces œuvres, considérées comme manquées : le retour du romanesque indique en effet l’incapacité de Prévost à se renouveler, justifiant – de manière implicite – le passage d’une activité créatrice à des occupations éditoriales. Une autre lecture de l’inachèvement des Mémoires d’un honnête et du Monde moral nous semble cependant possible, qui l’interpréterait comme l’aboutissement d’une carrière dont le rapport au romanesque est un enjeu majeur. 1
Jean Sgard, Prévost romancier, Paris, Corti, 1989, p. 516.
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L’œuvre de l’abbé Prévost est une interrogation continue sur la nature fabulatrice de l’individu. Chez lui, le romanesque résulte d’un penchant naturel à l’orgueil, qu’il ne cesse de mettre en évidence. Dans la mesure où elle s’opère en trois étapes distinctes, cette dénonciation revêt toutefois trois modalités différentes. Les travaux de René Démoris et de Jean-Paul Sermain ont bien montré comment, dans les romans des années 1730, la qualité héroïque procède d’une habileté rhétorique, fondée sur la maîtrise d’un « code romanesque noble »2, à la faveur duquel le lecteur déchiffre le récit qui lui est proposé. De la même manière, les pages consacrées par Henri Coulet et par Jean Sgard à la trilogie de 1741 en ont souligné les caractéristiques fondamentales. Parce qu’elles décrivent l’envers de la passion, ces œuvres sont désenchantées au sens propre du terme. La magie rhétorique dont bénéficiaient Cleveland ou des Grieux cède la place à une vision cynique des rapports amoureux (Histoire de la jeunesse du Commandeur, Campagnes philosophiques), quand elle ne s’efface pas devant une pure folie, où l’énonciation n’est plus qu’une interrogation sur l’énoncé (Histoire d’une Grecque moderne). Loin de nier l’effort des années 1730, cette trilogie le complète, qui explicite ce qui restait sous-entendu dans les Mémoires d’un homme de qualité ou dans l’Histoire du chevalier Des Grieux. Envisagée sous cet angle, l’œuvre de Prévost obéit à un mouvement dialectique, dont les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral constituent la dernière étape. Simultanément perçus comme un retour au romanesque des années 1730 et comme une tentative avortée de renouvellement, ceuxci ont longtemps embarrassé la critique. Sans prétendre résoudre la question de leur statut, nous tenterons de montrer comment ils conduisent à son terme la mise à distance du romanesque engagée dès 1728. Dans cette optique, nous nous attacherons aux procédés qui disqualifient les orientations nouvelles du roman, et qui valident – par 2
René Démoris, Le Roman à la première personne. Du classicisme aux Lumières, Paris, Colin, 1975, p. 414.
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voie de conséquence – les leçons antérieures de Prévost. Nous verrons que, loin de partager la foi de ses contemporains dans la fiction, l’écrivain perçoit la dénonciation des chimères du roman comme la seule voie possible d’une anthropologie romanesque. Ce n’est, à ses yeux, qu’en perdant ses illusions que ce genre peut devenir adulte. S’il ne prétend pas l’avoir lui-même conduit à ce stade, Prévost ne revendique pas moins, au sein de ses derniers ouvrages, un rôle majeur dans son évolution.
Avant de voir combien les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral éclairent le rapport de Prévost au romanesque et au roman, il convient de souligner que la présente étude, en optant pour la comparaison systématique de ces textes, exclut le plus souvent de son champ les deux dernières parties du Monde moral. Publiées en 1764, celles-ci posent un problème délicat au lecteur. Avec la disparition du romancier, des éditeurs peu scrupuleux exploitent sans vergogne une signature estimée. Nombre d’ouvrages attribués à Prévost paraissent ainsi après 1763, dont certains seront repris dans l’édition de 1783. La présence des livres cinq à huit du Monde moral dans cet ensemble ne constitue donc pas un gage de leur authenticité. Au contraire, leur contenu plaide en faveur d’une continuation apocryphe, tant ils se distinguent des livres précédents. À compter du cinquième livre, le roman change en effet de narrateur et de cadre spatiotemporel. Le marquis cède la place à l’abbé Brenner, dont les aventures se déroulent dans le Moyen-Orient de la fin du XVIIe siècle, et non plus dans la France de la Régence. Comme l’observe Jean Sgard, nous retrouvons l’esprit de la trilogie de 1741, l’ambiance de l’Histoire d’une Grecque moderne ou des Mémoires de Malte : « le contexte troublé des révolutions du Moyen-Orient, les sentiments tortueux, les thèmes de frustration, de déchéance, d’exil et d’hérésie sont les mêmes, si bien qu’on a parfois l’impression de se trouver devant un fragment ancien »3, confié par l’éditeur à « un arrangeur de
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Prévost romancier, op. cit., p. 575.
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manuscrits »4. La tentation de ne voir dans l’histoire de l’abbé Brenner qu’un texte partiellement apocryphe est dès lors grande, sans que rien ne puisse confirmer cette hypothèse. Devant l’impossibilité de trancher en connaissance de cause, le chercheur doit assumer ses choix. La prudence qui accompagne toute démarche scientifique nous imposait de tenir compte de la deuxième partie du Monde moral. À l’inverse, la nature de ce texte – dont la structure et les enjeux sont sans commune mesure avec les relations du comte et du marquis – nous invitait à l’écarter de notre étude. Face à ce dilemme, nous avons opté pour une solution intermédiaire, forcément insatisfaisante. Chaque fois que cela nous a été possible, nous avons pris en considération l’histoire de l’abbé Brenner, mais en la regardant comme un récit intercalé, appelant le même sort que l’histoire du père célerier ou celle de Mademoiselle de Créon.
4
Ibid., p. 570.
CHAPITRE I FAUX-FRERES ET VRAIS JUMEAUX 1- L’intrigue familiale et sentimentale Malgré les quinze années qui séparent leur publication, les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral forment un diptyque d’une remarquable homogénéité. Chacun de ces récits s’ouvre en effet sur un drame familial originel, que domine une figure paternelle équivoque. Les pères des deux héros sont des officiers en retraite qui ont sensiblement le même âge5, possèdent une solide réputation6, et – bien que veufs depuis plusieurs années – ne se sont jamais remariés : le père du marquis aime trop vivement son fils et sa défunte épouse pour y songer, tandis que celui du comte ne veut pas nuire aux intérêts du héros. Les deux derniers romans de Prévost semblent ainsi dessiner une image positive de la figure paternelle, à laquelle s’oppose cependant très vite celle d’un vieillard libidineux, faible et égoïste. Le refus du remariage est, dans les deux cas, moins désintéressé qu’il n’y paraît. Le père de l’honnête homme est certes soucieux des prérogatives de son fils, mais dès que celui-ci se trouve en possession d’une fortune conséquente, il se sent comme soulagé d’un poids : cette indépendance lui permet de ne plus se consacrer qu’à ses plaisirs. Le même égoïsme explique la conduite du lieutenant-général envers le marquis : si ce dernier est l’objet de toute « sa tendresse », c’est d’abord parce qu’il est le « seul reste d’une femme qu’il avait adorée » (MM, 290). Fardeau ou réconfort, le fils n’est donc jamais appréhendé pour lui-même. Qu’ils ne voient en lui qu’un patronyme ou qu’ils retrouvent dans ses traits l’être aimé, les pères semblent nier à l’enfant ses droits à une existence souveraine. C’est de 5
Le lieutenant-général du Monde moral est « âgé de soixante-sept ans » (MM, 290). Le père de l’honnête homme ne saurait être beaucoup plus jeune : le marquis ne compte que huit années de plus que son fils, et tous deux qualifient volontiers leurs pères de « vieillard[s] » (MHH, 228 ; MM, 290). 6 Le père du comte est décrit comme un « homme d’honneur et de mérite » (MHH, 212), celui du marquis comme un « homme sérieux » (MM, 290).
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cette situation virtuellement conflictuelle que surgit le drame familial fondateur des deux récits. L’autonomie financière du comte dans les Mémoires d’un honnête homme en est l’élément déclencheur. Partagé entre son sens de l’honneur et la satisfaction de ses passions, le maréchal de camp était contraint de limiter celles-ci à la « bonne chère ». Désormais libre de sa dépense, il peut les étendre à l’amour et envisager un remariage jusqu’alors interdit. Prévost inverse cette configuration dans le Monde moral, où le remariage paternel entraîne l’indépendance du héros : « Mon père […] jeta les yeux sur une jeune personne, fille d’un gentilhomme voisin, qu’il n’avait pas vue trois fois, depuis dix-huit ans qu’elle était au monde. En me faisant l’ouverture de cet étrange dessein, il y mêla fort adroitement ses idées pour ma fortune, qui languissait dans l’obscurité d’une province ; et […] il me proposa de faire le voyage de Paris […]. Il ajouta que la succession de ma mère, qui ne lui avait apporté que deux mille écus de rente, ne suffisant pas pour me soutenir, son dessein était d’y joindre une pension annuelle de la même somme » (MM, 290).
Que le remariage découle d’une situation inédite ou qu’il la provoque, il n’est pas moins suivi de la même conséquence : le départ du narrateur pour Paris. Sa fonction romanesque est donc essentielle, puisqu’il impose une rupture sans laquelle le héros n’aurait pu s’affirmer comme personne singulière. Moteur du récit, cet événement constitue en outre la première aventure du marquis et du comte. Dans la mesure où ils convoitent une femme dont ils ont « trois ou quatre fois l’âge », les pères se posent en rivaux de leurs fils, et c’est bien parce qu’ils ont conscience de leur indignité que ces « homme[s] d’honneur et de mérite » adoptent le même plan pour parvenir à leurs fins. Celui-ci repose sur une double stratégie : maintenir les narrateurs dans l’ignorance d’un projet condamnable ; obtenir leur départ pour jouir librement de droits contestables. Nous assistons ainsi à l’émergence d’un complexe d’Œdipe inversé, où le « voyage de Paris » devient le substitut symbolique de l’élimination physique du fils. Dans cette perspective, les rapports familiaux qui unissent ces personnages se renversent et se troublent.
Faux-frères et vrais jumeaux
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La rivalité du père et du fils est explicite dans les Mémoires d’un honnête homme, où le premier choisit pour épouse une femme un temps courtisée par le second, Mademoiselle de S.V... Elle est implicite dans le Monde moral, où le lieutenant-général maintient le secret autour de son union parce qu’il craint l’opposition de son fils d’une part, parce que ce fils est un rival potentiel qu’il faut éliminer d’autre part. C’est pourquoi le vieillard, en l’informant de sa résolution, l’assortira de l’ordre – à peine voilé – d’abandonner la maison familiale. La rivalité du fils, réelle ou éventuelle, est donc au cœur des préoccupations des deux hommes, dont les appréhensions sont à la fois injustifiées et fondées. Dans la mesure où leur pouvoir de séduction ne dépend plus que de leur bourse, ils portent délibérément leur regard sur des personnes désargentées. L’union méditée apparaît donc comme un indigne contrat par lequel des familles peu scrupuleuses cèdent leurs filles au plus offrant. Aussi n’est-il guère surprenant d’assister à la révolte de ces femmes contre une autorité cynique et abusive. Mademoiselle de S. V… décline les avances du maréchal de camp ; Mademoiselle de S. O… quitte la chambre conjugale le soir même de ses noces. Ce double refus s’accompagne d’une préférence plus ou moins marquée pour les fils des vieillards. C’est au nom de ses anciens engagements avec l’honnête homme que Mademoiselle de S. V… repousse les offres de son père : « La veille même de la cérémonie, mademoiselle de S. V… l’avait pris à l’écart dans une visite qu’il lui rendait chez son père. Elle s’était jetée à ses genoux, avec une abondance de larmes, pour lui demander pardon de lui avoir dissimulé sa situation […]. Elle m’aimait depuis longtemps. Je ne l’avais pas moins aimée, quoi qu’hélas ! je fusse parti avec tant de dureté pour elle. Dans ce temps d’amour et de confiance mutuelle, elle avait eu pour moi des complaisances qui ne lui permettaient plus d’être la femme de mon père » (MHH, 227).
La position de Mademoiselle de S.O… est sensiblement différente. Elle ne connaissait pas le fils de son époux avant son mariage, et n’a guère trouvé de solution pour s’y dérober. Evoquant son départ pour Paris, le narrateur note cependant son affliction soudaine :
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Les Illusions perdues du roman « Ma belle-mère en parut seule affligée, et je fus extrêmement sensible à cette généreuse bonté » (MM, 296).
La réaction de la demoiselle est susceptible d’une double interprétation. Littéralement, elle ne témoigne que d’une « généreuse bonté », d’autant plus légitime que le marquis fut l’instigateur de la réconciliation conjugale. Elle peut néanmoins renvoyer à une réalité plus trouble, que le héros n’ose pas envisager, mais dont les nombreux rapports qui se tissent entre le Monde moral et les Mémoires d’un honnête homme nous invitent à tenir compte : le penchant naturel d’une épouse malheureuse pour un homme dont la vigueur pallie symboliquement les infirmités du mari. Le comportement des deux femmes entérine donc la supériorité des fils dans le jeu amoureux et place leurs pères dans une situation intolérable, que traduit un sentiment commun d’humiliation et de défiance. Le maréchal de camp reproche à son fils le « péril où » il l’a « mis de tomber dans l’inceste », et les « railleries fort importunes » que lui attire « cette aventure » (MHH, 227) ; le lieutenant-général soupçonne le marquis « d’intelligence avec [sa] belle-mère » et ne voit plus qu’une « cruelle ironie » dans le « discours badin » qu’il lui a « tenu la veille ». Réagissant de façon symétrique à l’échec de leur projet, les deux personnages tentent, pour se venger, de reprendre en main un pouvoir défaillant. Le père de l’honnête homme invoque ainsi les « lois de l’honneur » afin de le contraindre à épouser Mademoiselle de S. V…, tandis que celui du marquis lui refuse, « avec toute la rigueur de l’autorité » (MM, 290), sa bénédiction. Mais cette attitude, loin de rendre aux vieillards l’intégrité qu’ils cherchent à retrouver, achève de les perdre et souligne, par contraste, la supériorité morale de leur progéniture. La subordination exemplaire du comte et du marquis aux exigences paternelles invalide les accusations portées à leur encontre. Une fois seulement ces personnages n’abdiquent pas devant leurs leurs pères, mais leur insoumission demeure toute relative. Lorsque le maréchal de camp invite l’honnête homme à épouser Mademoiselle de S. V… pour réparer ses fautes, celui-ci lui oppose son innocence : « J’invoquai l’honneur et la vérité pour conduire ma plume. Il n’entra rien d’amer dans mes plaintes ; mais après avoir protesté que je n’avais jamais
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eu avec Mlle de S. V… de liaison qui pût m’être reprochée, je le priai de ne pas s’en tenir à des déclarations vagues et de savoir d’elle-même à quoi elle donnait le nom de complaisances » (MHH, 227-228).
Cette lettre est emblématique des contradictions qui agitent un fils déférent, victime d’accusations fausses. En la plaçant sous le signe de l’« honneur » et de la « vérité », le héros marque son respect pour les « maximes » paternelles en même temps qu’il en souligne les limites. Si l’honneur est une vertu à laquelle il accepte de se soumettre, il n’est pas d’honneur digne de ce nom sans la vérité, trop vite oubliée par le maréchal de camp. Un reproche d’injustice se dessine donc en creux, que confirme la conclusion de l’épître : le vieillard devrait, avant d’incriminer son fils, vérifier les dires de la demoiselle. Mais l’insubordination de l’honnête homme est très limitée, comme en témoignent la modération de ses propos et le rôle important qu’il confère, malgré tout, à l’autorité paternelle : il ne refuse pas d’épouser Mademoiselle de S. V…, il dément simplement ses déclarations et demande à son père de réviser en conséquence son jugement. Enfin, s’il s’octroie une telle liberté, c’est avant tout parce que la décision paternelle n’est pas, à proprement parler, un ordre, mais une invitation. En reconnaissant n’avoir « plus que de faibles droits sur [sa] conduite », le maréchal de camp l’a lui-même autorisé à ne pas suivre ses conseils. Le héros ne va pas jusque-là : il en retarde l’exécution, en espérant le convaincre de sa sincérité. Le marquis du Monde moral fait preuve des mêmes contradictions lorsque son père lui ordonne de quitter le toit familial. Confronté à un arrêt injuste, il tente d’en infléchir la rigueur : « Ma tendresse eut plus de part à ma résistance que le chagrin et l’humiliation de me voir comme chassé de la maison paternelle. Je n’entrepris point de me faire ouvrir sa porte malgré lui ; mais prenant ma plume, je renouvelai, dans les termes les plus tendres et les plus pressants, la demande qu’il me refusait. Je lui promettais toute la soumission qu’il avait droit d’exiger, et dont je ne m’étais jamais écarté » (MM, 292).
Si le narrateur met en avant sa « soumission » absolue au lieutenant-général, il ne résiste pas moins à sa volonté, puisqu’il diffère son départ et renouvelle une demande déjà refusée. Sa démarche se solde d’ailleurs par un échec, qui le laisse partagé « entre la
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crainte [d’] offenser [son père] et le désir de pénétrer jusqu’à lui » (MM, 293). La conviction intime de sa propre innocence lui donne donc assez de courage pour braver une autorité abusive, en même temps que son insoumission est le signe paradoxal de sa piété filiale. Si le marquis met tant d’insistance à voir son père avant de rejoindre la capitale, c’est en effet pour obtenir une bénédiction « sans laquelle un fils bien né ne [doit] rien espérer d’heureux dans ses entreprises » (MM, 292). Soumis à une autorité que leurs principes les poussent à révérer, les héros des Mémoires d’un honnête homme et du Monde moral sont obligés d’en condamner les écarts, au nom de ces mêmes principes. Ainsi sont-ils en butte à une contradiction insurmontable, qui reproduit en l’inversant celle des « vieillards » eux-mêmes. Comme nous l’avons constaté, ces derniers se trouvent partagés entre leur statut de pères et celui d’amants. Le premier les place en position de supériorité, mais le second leur convient si peu qu’il nuit à leur image et à leur réputation. À ce conflit larvé du père et du fils, il n’est guère de solution pacifique. Aussi faut-il que l’un des deux disparaisse pour que l’autre mène librement son existence. Par la mise en scène du sacrifice du comte dans les Mémoires d’un honnête homme, et par la mort du lieutenant-général dans le Monde moral, les deux oeuvres soulignent, chacune à leur manière, cette nécessité. L’intrigue romanesque des derniers romans de Prévost comprend deux volets. Au drame familial originel succède en effet une aventure sentimentale, articulée autour d’un « triangle » dont les éléments constitutifs sont le narrateur, « une femme douce et vertueuse » et « une femme qui croit, pour des raisons mystérieuses, que le héros a promis de l’épouser »7. Les liens qui se tissent entre les deux pôles de l'histoire varient d’un texte à l’autre, puisque la femme qui s’oppose au bonheur du comte dans les Mémoires d’un honnête homme n’est autre que Mademoiselle de S. V…, là où il s’agit, dans le Monde moral, d’un nouveau personnage. La parenté de ces œuvres n’en est pourtant guère affectée, comme l’attestent le déroulement de l’intrigue sentimentale et le comportement de ses différents acteurs.
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Peter Tremewan, Œuvres de Prévost VIII, pp. 437-438.
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Le comte et le marquis rencontrent à Paris Madame de B… et mademoiselle de… Jeunes et de condition supérieure, elles bénéficient d’un physique admirable qui annonce, selon une tradition éprouvée, un caractère exemplaire. Proches par leur aparence, elles se distinguent cependant par leur conduite, puisqu’à la « sévère modestie » de la première répond l’ « air fort libre » de la seconde. A première vue anodine, cette différence révèle en réalité deux situations familiales antagonistes. Quand Mademoiselle de… est célibataire, Madame de B… est en effet l’épouse d’un conseiller malade, qu’elle veille avec une rare fidélité. Entre les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral se creuse dès lors un écart appréciable, qu’équilibre toutefois l’attitude des héros devant le sentiment amoureux. Le marquis et le comte sont d’emblée séduits par la demoiselle et la jeune conseillère, bien que leur passion soit d’abord inconsciente. Tous deux constatent à cet égard : « […] je trouvai dans les charmes de madame de B… une nourriture délicieuse pour tous mes sens. J’étais à deux pas du lit, placé néanmoins visà-vis d’elle, et la table assez étroite. Que je lui découvris de nouvelles perfections ! Quels trésors de beauté, d’esprit et de grâces ! Je sens bien que dans l’admiration que m’inspirait une si belle perspective, il entrait déjà de vives étincelles du feu qui s’allumait dans mon cœur. Mais avec autant de liberté pour la voir, pour l’observer, pour l’entendre, elle n’aurait pas paru moins charmante à tous les hommes du monde. C’était la justice même que je croyais lui rendre qui m’empêchait encore de distinguer la nature de mes sentiments » (MHH, 259). « […] l’illusion que je craignais de mes sens était déjà commencée. Je n’aurais pu m’y tromper, si mon attention s’était un peu tournée sur moimême. Une impatience, déjà très vive, de me voir en état de sortir pour rendre ma visite aux deux dames ; une si forte admiration pour mademoiselle de…, qu’elle allait jusqu’à me faire craindre que son mérite réel ne correspondît pas à de si charmantes apparences, et que cette crainte […] avait la meilleure part aux prétextes qui ralentissaient l’exercice de mon goût philosophique : c’étaient deux symptômes auxquels je ne me serais pas longtemps mépris, si j’eusse vu clair dans un autre sentiment qui s’élevait dans mon sein, et dont je me défiais d’autant moins que je ne l’avais jamais éprouvé » (MM, 370).
Ces passages d’introspection critique décrivent fort lucidement le mécanisme de la passion naissante. L’impression que fait
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l’être aimé sur les « sens » des personnages modifie en profondeur leur jugement. Le cœur vaincu dupe l’esprit, en l’empêchant de reconnaître la réalité des sentiments qui l’agitent. Lorsque celui-ci en prend la juste mesure, il leur est définitivement soumis et ne peut plus les combattre. Mais l’analyse du comte et du marquis est rétrospective, et les novices en amour qu’ils sont encore à l’époque évoquée ne discernent guère les véritables motifs de leur « admiration ». Ce parcours intangible, dont la formulation provient directement des moralistes classiques, ne peut être décrit qu’à la faveur de la distanciation propre aux pseudo-mémoires. Au moment où il rédige son récit, le narrateur est parvenu à un degré de lucidité qu’il était loin d’avoir atteint quand il fut surpris par l’amour. L’honnête homme pense ainsi rendre, en toute innocence, justice aux qualités de Madame de B…, tandis que le marquis, craignant que le « mérite réel [de Mademoiselle de…] ne correspond[e] pas à [ses] charmantes apparences », refuse de l’étudier davantage, sans s’interroger sur les causes de ce renoncement. Cette appréhension trouve un équivalent notable dans les Mémoires d’un honnête homme, où le comte, après avoir pris connaissance de rumeurs infamantes sur la conseillère, déclare : « Je regrettai […] d’avoir été trompé sur la jeune femme du conseiller, à qui j’avais jugé, sur les plus charmantes apparences, qu’il ne manquait aucune sorte de mérite et vertu » (MHH, 214-215).
L’identité des expressions du comte et du marquis ne souligne pas seulement la proximité des derniers romans de Prévost. Elle manifeste aussi la vertu de personnages qui ne sauraient s’éprendre d’un être indigne, même si leur situation est assez différente : le héros du Monde moral n’est confronté qu’à ses propres craintes ; l’honnête homme voit le monde infirmer son jugement sur Madame de B… Aussi se livre-t-il à une enquête scrupuleuse, au terme de laquelle il obtiendra la preuve de son innocence. La parenté des deux œuvres nous invite à croire que le marquis devait, au terme d’un parcours resté inachevé, vérifier de la même manière les qualités de Mademoiselle de… Les propos de son frère, un libertin notoire, confirment d’ailleurs cette hypothèse :
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« Dans la familiarité à laquelle il parvint avec moi, il m’accusait de ressembler à sa sœur du Havre, qui ne cessait pas de le tourmenter par sa morale ; fille divine, à la vérité, qu’il voulait me faire connaître un jour, mais d’un caractère insupportable […] ; le tyrannisant du matin au soir, critiquant mal à propos tous ses discours et toutes ses actions, jugeant de tout, comme moi, par des visions philosophiques auxquelles il ne comprenait rien, plus faite en un mot pour être ma sœur que la sienne » (MM, 360).
En l’opposant d’une part à un personnage amoral, et en la comparant d’autre part à un individu vertueux, ce portrait fraternel met en relief les mérites de la demoiselle et invalide les inquiétudes du narrateur. Le bonheur du marquis et du comte semble dès lors possible, d’autant que l’obstacle que constituait pour ce dernier le mariage de Madame de B… a été levé par le conseiller lui-même.8 Mais au moment précis où amour et vertu tendent à se réconcilier, les prétentions non fondées de Mademoiselle de Créon et de Mademoiselle de S. V… reviennent au premier plan pour ruiner les espérances des héros. Ces jeunes femmes, qui constituent deux variantes d’un même archétype, présentent de nombreux points communs : provinciales aimables et raffinées, elles sont courtisées par des hobereaux dont elles n’envisagent les offres qu’avec répugnance. La vieillesse du maréchal de camp dans les Mémoires d’un honnête homme, la dégénérescence de Monsieur de … dans le Monde moral, motivent en grande partie leur attitude. Mais les narrateurs eux-mêmes n’y sont pas étrangers, puisque leurs qualités soulignent, par contraste, les imperfections de ces prétendants malheureux. Les deux femmes adoptent dès lors une stratégie identique pour conquérir le marquis et le comte. Le premier temps de leur action consiste à se débarrasser de soupirants importuns. Mademoiselle de S. V… refuse ainsi la demande en mariage du maréchal de camp, tandis que Mademoiselle de Créon n’accepte les propositions de Monsieur de… que lorsque sa santé ne lui permet plus d’en jouir. Après avoir surmonté les obstacles rencontrés, les demoiselles décident de rejoindre les narrateurs à Paris. Mais cette démarche repose sur une lecture erronée de leurs intentions, qui prélude à des malheurs sans nombre. Le marquis a rencontré 8 Conscient de sa mort prochaine et des hautes qualités du jeune homme, le vieillard l’a en effet autorisé à aimer son épouse.
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Mademoiselle de Créon chez son oncle, à la suite de manœuvres dont il n’a pas eu connaissance. Il reconnaît volontiers ses qualités, mais ne peut s’empêcher de lui trouver le « regard dur » (MM, 341), ce qui le rebute profondément. Cette indifférence rencontre un équivalent dans les Mémoires d’un honnête homme, où le narrateur, évoquant Mademoiselle de S. V…, déclare : « […] c’était un simple goût de jeunesse que l’idée de mon voyage avait fort affaibli et qui se dissipa sans violence lorsque j’approchai de Paris » (MHH, 212).
De tels propos laissent penser que sa relation avec la demoiselle n’a pu aller très loin. L’honnête homme confirme d’ailleurs cette supposition, qui avoue s’être contenté de lui rendre « les politesses qu’on doit à son sexe » (MHH, 217). Le marquis n’agit pas autrement lorsqu’il répond aux compliments de la future baronne par une « politesse » certes « exagérée », mais à laquelle il ne joint rien qui puisse « passer pour une déclaration de tendresse » (MM, 342). Malgré leur désintérêt pour ces femmes, les héros cherchent donc à ne pas les offenser. Louable, cette attitude signe cependant la perte des deux hommes, dans la mesure où ses bénéficiaires sont incapables de distinguer des civilités de circonstance d'une inclination véritable. Mademoiselle de S.V… interprète en sa faveur les attentions du comte, pendant que Mademoiselle de Créon se convainc de l’amour du marquis en « pren[ant] avantage de [sa] réponse » civile. Si ces jeunes provinciales commettent une telle méprise, c’est avant tout à cause d’une « imagination déréglée » : « […] ne lui ayant jamais prononcé le nom d’amour, je cherchais sur quoi elle avait pu fonder l’opinion qu’elle marquait de mes sentiments. Les siens devaient être bien vifs pour lui avoir sitôt inspiré le désir de me suivre. Après quelques réflexions, je trouvai du danger à différer un moment ma réponse. J’avais cru remarquer dans son caractère plus de vivacité que de raison » (MHH, 217). « […] je demeurai convaincu que Mlle de Créon jouait un rôle de théâtre, qui faisait plus d’honneur à ses talents qu’à son cœur ; et supposant néanmoins de la bonne foi dans son illusion même, je la comparais à ces grandes actrices du genre noble, qui parviennent, à force d’étude et de répétitions, à se croire les déesses et les reines qu’elles représentent :
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caractère et disposition romanesque qui ne lui promettaient pas une vie tranquille, mais dont je ne me serais pas défié que je dusse ressentir les premiers effets» (MM, 358).
Les analyses du comte et du marquis mettent en évidence le tour d’esprit pernicieux dont ils sont victimes. Que la « vivacité » s’oppose à la « raison », ou que l’ « illusion » sur soi-même entraîne la déraison, le caractère de ces femmes est profondément dangereux. Par leur disposition à la violence et à la haine, ces héroïnes incarnent la possibilité d’un développement romanesque de l’intrigue sentimentale. Une fois convaincues de l’amour des héros, elles n’ont de cesse de les poursuivre. L’obstination se joint dès lors à l’égarement, et les conduit à interpréter favorablement le refus qu’ils opposent à leurs offres. Lorsque Mademoiselle de S. V… est enfin détrompée, le dépit succède à la tendresse et la pousse aux pires extrémités. Profitant de la faiblesse du narrateur – il a été blessé au cours d’un duel avec son frère, Monsieur de S. V… – , elle lui arrache sur son lit de mort une alliance aux conséquences terribles : le héros survivra en effet à ses blessures, mais demeurera prisonnier d’un engagement dont il ne voulait pas. Malgré l’inachèvement de l’œuvre, une situation comparable attend le protagoniste du Monde moral : accompagnée de son oncle, Mademoiselle de Créon a gagné Paris pour l’épouser, ce qui le place sous la menace « d’un mariage forcé »9. Le roman s’interrompt alors, mais l’annonce répétée d’ « une infinité de chagrins » (MM, 341) laisse craindre le pire. Confrontés à des personnages qui constituent un obstacle majeur à leur quiétude, le marquis et le comte sont foncièrement démunis. Victimes de leur bon naturel, ils prennent rarement conscience des périls qui les guettent. En dépit des avertissements paternels, l’honnête homme ne cherche pas à se prémunir contre la « haine » de Mademoiselle de S. V… De la même manière, le marquis juge superflus les conseils d’un médecin qui l’invite à la plus grande prudence envers la baronne et son oncle. L’aveuglement des narrateurs les empêche en outre d’anticiper le danger, d’autant que leur tempérament ne les porte pas à l’action. Lorsqu’il apprend que sa future épouse l’a fait suivre par un domestique, le comte de ne pas 9
J. Sgard, Prévost romancier, op. cit., p. 573.
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s’en inquiéter. Le marquis adopte la même attitude quand son valet lui communique l’arrivée imminente de Mademoiselle de Créon et du prieur : « Toutes mes réflexions me portaient d’abord à changer sur-lechamp de demeure. Cependant cette chaleur fit place à des idées plus tranquilles […]. Ainsi, je pris le parti de les attendre ; assez sûr que les offres du prieur ne changeraient rien à mes sentiments, et toujours libre de m’éloigner, si ses persécutions me devenaient incommodes » (MM, 377).
Placés devant une alternative symétrique, les deux héros se contentent en réalité de repousser la prise de décision, manifestant ainsi l’inadaptation de leur comportement aux circonstances. Si le marquis décide de ne pas déménager, c’est en effet parce qu’il ne peut « fuir sans grossièreté deux personnes » qui l’estiment, « ni les craindre sans faiblesse » (ibid.). La noblesse morale du personnage rend compte, en dernière analyse, de ses motivations. Trop courageux pour se résoudre à la veulerie, il est aussi trop prévenant pour se montrer discourtois. L’honnête homme partage avec lui ce trait de caractère qui cause leurs mésaventures. Poursuivis par des individus aussi redoutables que Mademoiselle de Créon et Mademoiselle de S. V…, ils ne continuent pas moins d’observer les règles d’une bienséance scrupuleuse. Mais leurs adversaires, loin de saluer cette délicatesse, en profitent pour asseoir des prétentions illégitimes. Les héros sont dès lors pris au piège d’un mérite dont ils sont les victimes paradoxales. Des « malheurs de l’amour » aux « infortunes de la vertu » le pas est ainsi franchi, comme le soulignent les annonces qui rythment les différentes étapes de l’intrigue sentimentale.
Les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral reposent sur une intrigue romanesque commune, qui comprend deux étapes. La première nous fait assister au conflit larvé d’un père et de son fils ; la seconde met en scène les épreuves d’un amant vertueux exposé aux assauts d’un individu incontrôlable. Deux figures féminines antagonistes se partagent ces œuvres : celle, positive, de la
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femme idéale et celle, négative, de la femme obstacle. La première, incarnée par Madame de B… et Mademoiselle de…, est recherchée par le marquis et le comte, qui en attendent leur bonheur. La seconde, représentée par Mademoiselle de S. V… et Mademoiselle de Créon, entend contraindre ces personnages à une union qui ne pourra que les rendre malheureux. Cette opposition rigoureuse constitue une variation sur le thème de l’innocence persécutée, qui nous autorise à rapprocher l’intrigue sentimentale du drame familial. Dans les deux cas, le mérite des héros provoque leur défaite, le respect de l’autorité paternelle et la soumission aux bienséances les empêchant de se prémunir contre les coups qui leur sont portés. Dans les deux cas, le romancier se plaît à inverser des situations traditionnelles : le père séduit une jeune femme tandis que son fils réprouve son comportement ; une demoiselle entreprenante conquiert par la force un individu qui ne l’aime pas. Ces jeux d’échos nous permettent de procéder à une répartition manichéenne des personnages : au couple idéal que forment le narrateur et la femme aimée répond en effet le couple maléfique que constituent le père libidineux et la femme obstacle. En accordant la victoire au second, Prévost montre une dernière fois l’impossibilité de réconcilier l’amour et la vertu dans un monde où les plus forts sont aussi les plus dépravés. La conclusion identique à laquelle nous conduisent ses ultimes récits est sans doute le signe le plus remarquable de leur parenté. 2 – Fraternités romanesques Les nombreux liens qui se tissent entre les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral font apparaître ces œuvres comme autant de variations autour d’un thème et d’une intrigue uniques. Dans cette perspective, leur singularité risque à tout moment d’être occultée et la compréhension de leurs enjeux rendue plus difficile. Aussi est-il nécessaire d’envisager ce qui les sépare, afin de mieux saisir leurs significations particulières et la nature profonde de leurs rapports. L’intrigue romanesque des Mémoires d’un honnête homme repose sur
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un personnel réduit et homogène10, constitué du narrateur et de son père, de Madame de B. et de son époux, et de Mademoiselle de S. V… Cette configuration minimale est brillamment exploitée par un romancier qui tire le meilleur parti du mariage. A l’intérieur de l’œuvre celui-ci peut être refusé, accepté ou impossible. Mademoiselle de S.V… rejette l’union proposée par le maréchal de camp, tandis que Madame de B… assume de façon exemplaire son alliance avec le conseiller. Confrontées à une situation analogue, elles optent pour des solutions opposées, ce qui traduit, au niveau de l’action, leur disparité morale. Le mariage avec l’être aimé se révèle inaccessible dans le cas de l’honnête homme et de son père, dans la mesure où la femme qu’ils recherchent est déjà engagée. Mais la similitude de leurs positions ne saurait masquer un antagonisme radical. Le héros est aimé de celle qu’il convoite et devient, à la fin du récit, victime de son père qui, repoussé par Mademoiselle de S. V… , appartient au camp des persécuteurs de son fils. À la répartition des couples que permet le mariage se superpose dès lors une distinction fondée sur la liberté des personnages, qui met en relief une nouvelle opposition. Les paires que la conseillère constitue avec son époux et avec l’honnête homme reposent sur la réciprocité des sentiments, celles que Mademoiselle de S. V… forme avec le héros et le maréchal de camp sur leur dissymétrie. La demoiselle est du côté des unions forcées, qu’elle en soit menacée ou qu’elle en bénéficie ; la jeune femme préside a contrario aux alliances libres et harmonieuses. Un système rigoureux de contrastes se dessine, que confortent les quatre couples symboliques du roman, qui associent des individus de même sexe. Comme nous l’avons constaté, la conseillère et le narrateur représentent le pendant inverse de Mademoiselle de S. V… et de l’officier en retraite. Mais ce dernier rencontre, en la personne de Monsieur de B…, un autre double négatif. De condition comparables, leur attitude à l’égard du beau sexe semble les rapprocher. Le conseiller, « fort riche », s’est épris d’ « une pauvre orpheline, qui n’avait que de la naissance et de la beauté », et qu’il a épousée « sans dot » 10 Si les Mémoires d’un honnête homme convoquent un nombre considérable de personnages, leur rôle est souvent secondaire. C’est ainsi que Monsieur de S. V… assure la vengeance de sa sœur, ou que le clerc permet à l’honnête homme de s’introduire chez les de B…
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(MHH, 214). Les conditions de cette union ne sont pas sans rappeler celles du remariage paternel, puisque dans les deux cas l’aisance matérielle compense les inconvénients d’une santé précaire ou d’un âge avancé. À la tyrannie du maréchal de camp – il a conclu son alliance avec sa belle-famille, en écartant les obstacles susceptibles de se dresser entre Mademoiselle de S. V… et lui-même – répond toutefois la générosité du robin, qui offre à sa femme une situation avantageuse, sans jamais abuser de la supériorité que lui confèrent ses richesses. C’est ainsi qu’il la laisse libre de voir le monde, ou qu’il l’invite à « rechercher les amusements qui conviennent à son âge » (MHH, 2457). L’issue de la demande en mariage des deux hommes traduit dès lors leur hétérogénéité : l’échec de l’officier souligne l’indignité de son projet et de son comportement ; la réussite du conseiller met en évidence sa bonté profonde. Cependant, ce dernier n’est pour le public qu’ « un homme simple et facile à tromper » (MHH, 214), à qui Madame de B… préfère son propre clerc. Le narrateur reprend cette opinion à son compte lorsqu’il évoque « les défiances » que lui inspirent « la crédulité d’un homme privé de la moitié de ses sens » (MHH, 247). Le jeu troublant des apparences se superpose ainsi à une réalité objective dont il brouille les données. L’innocence et la vertu sont mises en accusation, ce qui fait de la conseillère la victime consentante d’un ordre social injuste, qu’elle subvertirait de l’intérieur pour assouvir ses passions. Aux yeux du monde en effet, tandis que son époux lui procure l’aisance dont elle est dépourvue, le clerc lui assure un plaisir dont elle ne saurait se passer. Inversement, le vice revêt l’allure du droit et de la rectitude : Mademoiselle de S. V… a préféré l’aveu délicat de sa faiblesse à la stabilité rassurante d’une position établie dans sa province. Aussi voit-elle les garants de l’ordre social se liguer contre le héros, au nom d’une morale de l’honneur partiale et déficiente. Le maréchal de camp est d’ailleurs le premier à plaider sa cause auprès de son fils, qu’il a jugé coupable avant même d’en obtenir les preuves. Il n’est pas indifférent de constater que celuici commet la même erreur avec Madame de B… Prévenu contre elle par une intendante malveillante, il ne lui laisse aucune chance de se disculper. Lorsqu’il la rencontre par hasard dans une église, la jeune femme lui tourne le dos. Il ne la reconnaît donc pas, mais l’admire à loisir, et tente de découvrir son visage. Une fois qu’il y est parvenu, la
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déception le cède à l’enthousiasme, et les lumières qu’il cherche à obtenir de l’intendante le confortent dans son mépris. L’honnête homme, oubliant un peu trop promptement les dangers qui naissent de bruits infondés, se retrouve dans la position de son père, à qui il reprochait de « s’en tenir [aux] déclarations vagues » (MHH, 227-228) de Mademoiselle de S.V… Symptomatiquement, c’est par l’entremise du conseiller qu’il innocentera Madame de B… Décidé à vérifier les dires de l’intendante, il met au point un stratagème qui lui ouvre la maison du couple. Il est alors présenté à l’époux infirme, qui prononce un vibrant éloge de sa « moitié ». Monsieur de B… apparaît donc bien comme le double inverse du maréchal de camp, d’autant que, là où l’officier sacrifie à la rumeur et adapte sa conduite en conséquence, il se moque du qu’en-dira-t-on et invite l’honnête homme à renouveler ses visites. C’est toutefois l’attitude qu’ils adoptent à l’égard du héros qui distingue véritablement les deux hommes. Comme l’officier en retraite, le conseiller malade comprend que celui-ci constitue un rival potentiel. Cependant, loin de l’écarter de sa maison, il l’invite à la considérer comme sienne. Il a en outre « pénétré tous les secrets de [son] cœur » (MHH, 266) et n’hésite pas à le lui avouer, au cours d’une scène placée sous le signe de la confiance. Le conseiller a lui-même provoqué cette rencontre, après avoir acquis la certitude de l’amour du héros pour sa femme. Désireux d’apporter à ce problème une solution satisfaisante pour tous, il apaise les scrupules d’un rival qu’il conforte dans ses sentiments : « […] il m’assura que dès le troisième jour de notre connaissance, il avait pénétré tous les secrets de mon cœur ; que loin d’en être alarmé, il avait pris plaisir à voir le progrès de ma passion […] et qu’ayant jugé, par ma tristesse, du combat qui se faisait dans mon cœur, il avait admiré la force de mon courage : que dès le jour de mes adieux, il avait ouvert plus d’une fois la bouche pour me déclarer que l’amour et la jalousie n’étant pas les passions d’un homme mourant, et croyant d’ailleurs la vertu de sa femme à l’épreuve, il ne trouvait rien d’offensant pour lui dans mes sentiments […]. Enfin, me tendant la main avec le sentiment d’une vive tendresse : Mon cher comte, me dit-il, j’atteste le ciel que dans la confiance que j’ai à votre honnêteté et à la vertu de ma femme, je ne condamne point votre amour […]. Aimez-la donc, et ne refusez rien à votre cœur. Mais que je me sente un peu de cette tendresse » (MHH, 267).
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L’analyse que fait le conseiller de sa situation inverse celle du maréchal de camp. Constatant d’un côté la disparité qui existe entre son état et celui de sa femme, observant de l’autre la complémentarité d’âge et de caractère de Madame de B… et de l’honnête homme, il décide d’abandonner le jeu amoureux pour lui substituer une relation néo-familiale, qui préfigure, dans le domaine affectif, la « famille élargie » ou la société des familles du Discours sur l’Inégalité11. Il est vrai que cette résolution est conditionnée par sa mort prochaine, mais elle l’est aussi par la vertu d’un personnage qu’il admire et que son propre père, conscient de son infériorité morale, ne supportait pas. Là où la passion dégradante de l’officier l’avait conduit à abolir des liens pourtant précieux, l’amour platonique et noble du héros pour la conseillère entraîne la constitution d’une famille exemplaire. Si Monsieur de B… est, dans cette perspective, un « père idéal [qui] se lit comme l’antithèse du père rival »12, le couple qu’il forme avec son enfant de cœur répond à celui que constituaient l’honnête homme et son géniteur. Les rapports qu’entretiennent les personnages sont dès lors
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Grand admirateur de Prévost, qu’il fréquentera à la fin de sa vie et dont il a apprécié la première partie du Monde moral, Jean-Jacques s’inspire à maintes reprises de son œuvre. Le trio des Mémoires d’un honnête homme annonce ainsi celui de la Nouvelle Héloïse, comme Jean Sgard n’a pas manqué de l’observer : « Prévost a dessiné l’univers de rêves qui sera celui de Rousseau […] ; il a donné un sens nouveau aux mots de sensibilité, de vertu, d’amour […]. Pendant lontemps, [il] a plaidé pour l’amour, le bonheur et la liberté, tout en rêvant de grandeur héroïque. Il a opposé, dans Cleveland ou dans les Mémoires et aventures, dans le Doyen et dans les Mémoires d’un honnête homme, l’amour et la vertu ; et c’est seulement de place en place, dans ces deux derniers romans, qu’on voit s’effacer l’antinomie. Alors, la vertu devient amour du prochain et procède, elle aussi, du cœur ; l’amour sublimé se répand spontanément en actions généreuses ; toute la vie sensible est ainsi résumée dans une résolution provisoire. La petite société d’amis qui se forme autour de Mme de B. évoque déjà le cercle des Wolmar. Mais cette vision n’est pas utopique ; la passion reste injuste ; la chaîne des illusions et du désir est aussi forte que la chaîne des sentiments généreux, et le drame reste proche ; la conclusion des Mémoires d’un honnête homme annonce le dénouement de Julie » (Prévost romancier, op. cit., pp. 534-535). 12 Erik Leborgne, « Les larmes amères de l’anti-libertin », in Mémoires d’un honnête homme, Vijon, Lampsaque, 1999, p. 242.
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au service d’un système de valeurs qui oppose terme à terme le bien et le mal. L’itinéraire du narrateur est justiciable de deux lectures. D’une certaine manière, il représente l’illustration paroxystique des « infortunes de la vertu », puisque jamais son innocence ne semble mise en cause. Trop honnête dans un univers foncièrement dégradé, il ne saurait être heureux sans susciter la haine d’individus dépravés. Dans cette perspective, les personnages se répartissent par couples et les jeux d’échos observés revêtent une signification manichéenne. Mais d’un autre côté, le cheminement de l’honnête homme correspond à ce que Peter Tremewan a qualifié de « tragédie de l’adolescence »13. Le héros fait preuve d’une immaturité constante, que trahit son incapacité à s’affranchir de la figure du père et à résoudre des situations oedipiennes récurrentes. Rival involontaire du maréchal de camp au début de l’œuvre, le narrateur s’efface devant lui lorsqu’il le lui demande. Auprès des de B…, il découvre « une néo-famille qui pallie les déficiences du milieu d’origine (Mme de B… occupant la place de la mère) », « un lieu idyllique où l’inceste symbolique ne fait plus l’objet d’un interdit, où la menace de conflit oedipien est, pour ainsi dire, esquivée »14. La possibilité même d’aimer est donc inféodée à une permission d’essence paternelle. Mais quand l’officier en retraite l’exhorte à épouser Mademoiselle de S. V…, le jeune homme fait machine arrière et s’exécute, compromettant de manière irréparable son bonheur. La blessure au bas-ventre que lui a infligée le frère de la demoiselle apparaît alors comme « l’accomplissement d’une menace de castration »15, comme le signe ultime de la victoire du père et de la défaite d’un individu voué à n’être jamais qu’un fils. De ces deux grilles de lectures, seule la première subsiste pleinement dans le Monde moral, comme en témoigne la distribution du personnel romanesque à l’œuvre dans ce texte. Le drame familial qui l’inaugure comprend quatre acteurs dont les liens sont familiaux ou conjugaux. Aux couples père / enfant qu’incarnent le marquis et le lieutenant-général, ainsi que Monsieur et 13
Peter Tremewan, Œuvres de Prévost VIII, p. 441. Erik Leborgne, « Les larmes amères de l’anti-libertin », op. cit., pp. 242-243 15 Ibid., p. 244. 14
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Mademoiselle de S. O…, s’ajoute en effet l’union que forme cette dernière avec le père du héros. Mais la séquence s’ordonne également autour d’un parallélisme qui oppose les figures paternelles aux figures filiales. Veufs, voisins et gentilshommes, le lieutenant-général et Monsieur de S. O… constituent deux variantes d’un même archétype. L’inclination tardive et ridicule du premier rencontre un équivalent dans l’ambition et la cupidité qui agitent le second. Aussi leur attitude envers leur progéniture est-elle symétrique : Monsieur de S. O… sacrifie la liberté de sa fille aux richesses d’un prétendant incommode, tandis que le vieil officier délaisse le narrateur afin de satisfaire un penchant blâmable. Les sentiments de leurs enfants sont traités avec une égale désinvolture par les deux hommes. Ces pères dénaturés sont néanmoins les premières victimes de leur comportement. En trompant sa fille, Monsieur de S. O… trompe aussi son gendre. Lorsque, au cours de sa nuit de noces, le vieillard rappelle à son épouse les termes d’un contrat dont elle ignorait jusqu’à l’existence, il est confronté à une indignation qui le renvoie à sa propre déchéance, et à laquelle s’ajoute la douleur de s’être laissé manœuvré. Drapé dans le sentiment de l’honneur meurtri, il refuse alors de pardonner à son beau-père, qui était loin de prévoir une telle conclusion. Leurs rapports sont donc conflictuels, ce qui manifeste la qualité de leurs tempéraments respectifs. À l’inverse, les figures filiales sont étroitement solidaires. Victimes innocentes de la loi arbitraire des pères, elles en acceptent le verdict et veillent chacune aux intérêts de l’autre. Le marquis réconcilie sa belle-mère et son époux ; Mademoiselle de S. O… compense par ses pleurs l’insensibilité du lieutenant-général lors du départ de son fils. À la relation triangulaire qui inaugurait les Mémoires d’un honnête homme, le Monde moral substitue donc un drame familial à quatre personnages. Si la problématique de la rivalité père / fils s’inscrit en creux dans l’épisode, elle n’en constitue plus le centre, puisque l’attribution d’un double au père du narrateur déplace la question de l’inceste vers celle, moins épineuse, de la tyrannie des familles. L’introduction de Monsieur de S. O… met en effet sur le même plan la jeune provinciale et le marquis, et gomme – au moins en surface – l’existence d’un lien autre que symbolique entre eux. Une différence appréciable sépare ainsi les derniers romans de Prévost, que la suite du récit amplifie.
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Le premier volet de l’intrigue sentimentale repose lui aussi sur quatre acteurs, répartis en trois couples, dont Mademoiselle de Créon est l’invariant. La jeune bourgeoise est la nièce du prieur qui l’élève, elle est courtisée par un hobereau qu’elle épousera sans l’aimer, elle aime le marquis, qui ne l’estime guère. Cette configuration reproduit celle des Mémoires d’un honnête homme, puisqu’elle se fonde sur des sentiments unilatéraux et sur la rivalité involontaire du narrateur avec un hobereau dégradé. Elle entérine cependant l’écart constaté entre les deux œuvres, dans la mesure où ce rival n’est plus le père du héros, pas plus d’ailleurs que Mademoiselle de Créon ne se confond avec Mademoiselle de S. O… L’augmentation du personnel romanesque mobilisé par Prévost dans le Monde moral résulte donc de la dissociation qu’il opère entre le drame familial et l’intrigue sentimentale, et dont il choisit, pour mieux souligner l’autonomie de ces épisodes, d’inverser les données. Les rapports qu’entretenaient, dans les Mémoires d’un honnête homme, les deux temps de l’intrigue romanesque semblent désormais abolis, comme en témoignent les ultimes modifications apportées par Prévost au schéma de son avant-dernier roman, la mort du lieutenant-général et le célibat de Mademoiselle de… De tels infléchissements couronnent le processus qu’amorçait le drame familial : le héros n’a plus, comme l’honnête homme, à s'émanciper de la figure paternelle pour exister. L’affranchissement est acquis dès le moment où il quitte le toit de son père. Dans cette perspective, le statut de la femme aimée marque le dépassement des situations oedipiennes dont le comte restait malgré lui prisonnier, et les huit années qui le séparent du marquis révèlent leur signification précise. Agé de vingt ans, le héros des Mémoires est un adolescent qui ne parvient pas à s’affirmer comme adulte ; âgé de vingt-huit ans, celui du Monde moral est un jeune homme à qui manque encore la pleine maîtrise de ses actes et de ses paroles. Essentielle, cette différence conditionne l’issue des deux textes. Partagé entre des figures féminines qui le placent sous la dépendance du père, l’honnête homme ne dispose d’aucun espace pour se construire. Si l’œuvre apparaît alors comme la répétition tragique d’un drame familial qui le prive de son identité et de sa liberté, la narration elle-même n’est autre chose que la répétition infinie de ce drame. Enfermé au château d’Innsbruck pour des motifs
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que nous ignorons, le héros cherche à se « soutenir contre le désespoir d’une éternelle solitude » et à se « délivrer » (MHH, 212) d’un passé obsédant par la lecture. Devant l’échec de sa tentative, il décide d’affronter ce passé et entreprend la rédaction de ses mémoires : « C’est en méditant sur tout ce qui pouvait être utile à me soutenir contre le désespoir d’une éternelle solitude que je suis parvenu à juger tout différemment de ces images du passé dont je voulais me délivrer. J’ai pensé au contraire que si quelques chose était capable de remplir le vide de tant de moments et de soulager à la fois mon cœur et mon imagination, c’était de rappeler plus vivement que jamais toutes les circonstances de ma vie. Il dépendait même de moi de les écrire. C’était une autre manière de m’y attacher […]. En un mot j’ai compris que dans une prison sans fin, le plus grand de tous les biens est d’être remué par quelque intérêt vif, ne fût-il propre qu’à causer des sentiments de douleur, parce que dans une prison, le pire de tous les maux pour l’esprit et pour le cœur est de ne rien sentir » (ibid.).
Le récit de l’honnête homme n’est qu’une impasse, une prison semblable à celle qui l’encercle, une voie sans issue à l’image de son existence. Il n’écrit pas pour échapper à ces cachots, réels et métaphoriques, il ne se confie pas au papier pour se libérer d’un fardeau incommode, ou pour obtenir sa liberté de ses hôtes, mais pour revivre des événements extraordinaires qui le destinaient à « être le plus malheureux de tous les hommes ». À l’inverse, le Monde moral est une œuvre fondée sur l’évolution. Les différentes étapes dont elle se compose marquent une progression constante dans la conquête de soi entreprise par un jeune moraliste qui, parvenu à l’automne de sa vie, soumet généreusement au public ses précieuses découvertes. En épousant Mademoiselle de S. O… et en l’envoyant à Paris, le lieutenant-général ne lui a pas seulement permis d’accéder à une indépendance financière : il l’a jeté sur la route de la vie, sur ce vaste chemin où le fils devenu homme devra apprendre à se défier des autres autant que de lui-même, à les comprendre autant qu’à se connaître. Dans cette mesure, les épreuves du marquis, pour « rudes » et « délicates » qu’elles soient, ne peuvent qu’être utiles et provisoires : l’hypothèque paternelle levée, le héros est maître de son sort, et c’est sa liberté, plus encore que l’usage qu’il en fait, qui distingue sa destinée de celle de l’honnête homme. Tout se passe donc comme si,
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en 1760, Prévost reprenait un dossier ouvert en 1745, en infléchissant sa problématique. Les deux récits posent en effet la question de l’autonomie du sujet, mais le premier le fait à travers un adolescent qui ne parvient pas à se détacher de la figure paternelle, quand le second s’interroge sur le cas d’un jeune adulte qui, après s’être affranchi de son père, doit surmonter l’adversité de créatures malfaisantes autant que ses propres faiblesses. Observant « des ressemblances remarquables entre les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral »16, Peter Tremewan se demande si cette oeuvre n’a pas « été composé[e] », « du moins en partie », « de ce qui devait être la suite » de la première17. Cette hypothèse, qui implique que le dernier roman de Prévost nous renseigne sur le devenir du comte, pose un double problème. L’auteur n’avait tout d’abord, en 1760, aucune raison de préférer un récit inspiré de la suite des Mémoires à cette suite même : la parution d’une continuation apocryphe d’Eléazar de Mauvillon en 1753, parce qu’elle témoignait des attentes de son lectorat, devait au contraire l’inciter à livrer sa propre continuation. Par ailleurs, la nature des ressemblances que Peter Tremewan perçoit entre les deux récits révèle que si le Monde moral est proche de son prédécesseur, ce n’est pas parce qu’il se compose de matériaux primitivement conçus pour mettre un terme à l’histoire du comte, mais bien parce qu’il se fonde sur les mêmes matériaux, diversement distribués pour certains. La question est dès lors moins de savoir si les aventures du marquis peuvent éclairer le sort de l’honnête homme, que de comprendre pourquoi Prévost a laissé en suspens une confession dont il propose, quinze ans plus tard, une version revue et corrigée. L’inachèvement des Mémoires d’un honnête homme est « très relatif » puisque, comme le souligne Erik Leborgne, « suffisamment d’indices » figurent dans leur seconde partie « pour compléter le ‘‘blanc’’ » de la narration et clore le « parcours symbolique »18 du héros : son récit se ferme, comme son existence, sur son mariage forcé avec Mademoiselle de S. V…, tandis que l’internement d’Innsbruck 16
Peter Tremewan, Œuvres de Prévost VIII, p. 437. Ibid., p. 473 (note 1 de la p. 282). 18 Erik Leborgne, Saturne libertin, op.cit., p. 320. 17
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traduit – à un niveau métaphorique – l’irréversibilité de son échec. Il a perdu le grand combat de l’indépendance et Prévost sait trop bien à quelles impasses le conduit cette défaite pour continuer l’œuvre. Dans cette perspective, le Monde moral se donne à lire comme la reprise des Mémoires d’un honnête homme et les modifications introduites par le romancier comme une tentative pour dépasser une situation bloquée. La mort du lieutenant-général et le célibat de Mademoiselle de… ne libèrent pas seulement le marquis d’une problématique oedipienne sans issue, elles offrent également à l’écrivain les conditions que requiert la poursuite du récit. Mais c’est alors d’un autre récit qu’il s’agit, du recommencement absolu d’une destinée identique et distincte à la fois. Faux-frères autant que vrais jumeaux, les deux derniers romans de Prévost sont donc indissociables, comme en témoigne le dispositif qui encadre le Monde moral. Cette œuvre s’ouvre et se ferme en effet sur deux scènes qui évoquent la fin des Mémoires d’un honnête homme. Le comte, alité et mourant, se réfugie à Sedan afin d’échapper à la justice. Poursuivi par Mademoiselle de S. V…, il refuse une première fois de l’épouser. Mais il est bientôt rejoint par son père, qui plaide la cause de la demoiselle et qui demande à son fils « une action digne de la noblesse et de la bonté de [son] caractère ». Convaincu de sa mort prochaine, il accepte finalement l’alliance proposée. La demoiselle le rejoint alors, accompagnée d’un prêtre, auquel il n’abandonne que la main. Le mariage est conclu, mais les réserves du comte se manifestent à travers cette restriction : s’il donne son nom à sa persécutrice, il conserve le plein usage de son cœur. Le remariage du lieutenant-général dans le Monde moral constitue la reprise inversée de cette scène. L’échec de sa nuit de noces et la supercherie dont il a été victime entraînent la dégradation subite de sa santé, en même temps qu’elles aiguisent son sens de l’honneur. Alité et mourant, il appelle le marquis à son chevet et lui fait promettre de le venger. Quelques instants plus tard, le jeune homme prononce, sur les instances d’un prêtre, un serment opposé : son père doit présenter à Dieu une âme sereine. L’incident s’achève par la guérison du vieillard, après que le marquis l’a assuré du repentir de son épouse. Celle-ci reparaît alors et obtient son pardon. L’épisode mobilise les même acteurs que la fin des Mémoires et se déroule, de
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manière analogue, en trois temps : un premier engagement est annulé – le lieutenant-général renonce à sa vengeance ; l’honnête homme accepte une union qu’il vient de refuser – ce qui conduit, plus ou moins directement, à la réhabilitation des demoiselles par leur mariage ou par une réconciliation conjugale en bonne et due forme. Les protagonistes des deux scènes souffrent en outre de maux identiques, ce que souligne l’emploi d’expressions parallèles pour les désigner : « [Mon père] arrivait avec M. le comte de … et M. de La… Ce n’était plus par mes yeux que je pouvais les reconnaître, ni par mes discours que j’étais capable de leur exprimer les sentiments de mon cœur. Il ne me restait qu’un souffle de vie […]. La gangrène s’était déclarée. Je commençais à perdre l’usage de mes sens. L’ombre de la mort était répandue autour de moi ; enfin, depuis plus d’une heure, on s’attendait à me voir expirer » (MHH, 282). « Je […] voyais [mon père] comme enseveli dans les ombres de la mort […]. Sa vue était obscurcie. Il respirait difficilement. Dans cette langueur, qui ne promettait pas quatre heures de vie, on ne pouvait tirer un mot de sa bouche » (MM, 295).
Si l’état de l’honnête homme et du lieutenant-général est aussi alarmant dans les deux textes, une différence cruciale ne subsiste pas moins : « les ombres de la mort » entourent un fils dans le premier, elles ensevelissent un père dans le second. En inaugurant le Monde moral par la scène finale des Mémoires, Prévost suggère que son dernier roman prend naissance dans ce premier récit. Mais en inversant la place et les données de cette scène, il indique également sa volonté de le dépasser. D’aboutissement qu’il était, le drame familial devient un point de départ ; parce que la menace de la mort et le motif de l’union conjugale se déplacent vers le père du héros, l’œuvre pourra se dérouler autrement et le sort du marquis se distinguer de celui de l’honnête homme. Cette perspective demeure cependant éloignée, puisque sa confession est elle aussi inachevée et que son ultime épisode reprend une nouvelle fois le finale des Mémoires d’un honnête homme. Nous savons qu’à Paris, le narrateur apprend simultanément le mariage du hobereau avec Mademoiselle de Créon et son arrivée imminente. « Jugeant » que le « malheureux gentilhomme » ne « pou-
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vait revenir » d’une pleurésie « qui le réduisit […] à l’extrémité », la jeune femme a accepté de l’épouser. Les invariants de la dernière scène des Mémoires sont ici encore mis à contribution. Le baron de … se retrouve dans la situation du comte, tandis que Mademoiselle de Créon partage celle de Mademoiselle de S. V… Mais les modifications apportées à cette matrice récurrente l’emportent sur ces effets de symétries puisque, contrairement à mademoiselle de S. V…, la jeune bourgeoise a toujours repoussé cette union. Si elle finit par s’y résoudre, ce n’est que parce que la mort qui guette son prétendant l’en délivrera bientôt. Son attitude la rapproche ainsi davantage du comte que de son homologue féminin. Là où l’honnête homme ne voyait son mariage que comme une faveur qui n’engageait guère son cœur, Mademoiselle de Créon le perçoit comme l’acte par lequel elle peut asseoir ses prétentions sur le marquis. Le lien social qu’il lui permet d’atteindre abolissant à ses yeux les barrières qui la séparaient du héros, elle gagne la capitale accompagnée de son oncle, dans l’intention de l’épouser. Or, au moment où elle le rejoint, le narrateur sort d’une longue maladie. Sa position évoque donc celle du comte. Enfermé dans sa chambre, il est poursuivi par une femme acharnée qui bénéficie du soutien d’un prêtre. Mais contrairement à lui, il est guéri et son père – retiré dans sa province – ne saurait intervenir en faveur d’un individu dont il ignore jusqu’à l’existence. L’inachèvement du récit laisse ouvert le sort du narrateur. Ou bien Mademoiselle de Créon doit l’épouser, et alors les alliances du lieutenant-général et du hobereau apparaissent comme autant d’avertissements de ses malheurs futurs ; ou bien il échappe à ses entreprises, et ces mariages doivent se lire comme la conjuration symbolique d’une destinée funeste. Dans tous les cas de figure, son avenir se dissocie de celui du comte puisque jamais les « délicates épreuves » qu’il est appelé à subir ne seront irréversibles. Le dispositif d’encadrement sur lequel repose le Monde moral, parce qu’il manifeste le lien congénital qui l’associe aux Mémoires d’un honnête homme, nous invite à le regarder comme une réécriture susceptible d’en surmonter les impasses et d’en éclairer les zones d’ombre, ce qui souligne une particularité du dernier roman de Prévost, que le traitement de l’intrigue sentimentale illustre de manière exemplaire.
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Nous avons pu constater que Mademoiselle de Créon et Mademoiselle de S. V…, poussées par leur amour autant que par l’orgueil, interprétaient en leur faveur les compliments les plus anodins des héros. La nature de leurs méprises est donc similaire, d’autant que dans chacune des oeuvres elles sont au nombre de deux : une première politesse fait l’objet d’une interprétation erronée, qu’une seconde civilité renforce. Les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral diffèrent toutefois par la mise en scène qu’ils réservent à ces épisodes. Nous n’assistons pas à l’élaboration du double malentendu dans le récit du comte : celui-ci nous apprend simplement qu’il a reçu à Paris une lettre de Mademoiselle de S. V… l’informant du projet de son père et du refus qu’elle lui a adressé. Pour justifier sa décision, elle invoque les sentiments que le héros lui aurait témoignés. Mais il ne comprend guère ce « langage obscur » et, « ne lui ayant jamais prononcé le nom d’amour », se demande « sur quoi elle [a] pu fonder » (MHH, 217) une telle opinion. Aussi lui répond-il sans tarder, dans « un style moins galant qu’honnête et sensé », « pour lui faire perdre » ses « fausses idées » (ibid.). Quelques jours plus tard, une épître de son père le prévient de l’incompréhension à laquelle il se heurte : la demoiselle est plus que jamais persuadée de son inclination et se fonde, pour asseoir ses prétentions, sur la dernière lettre qu’il lui a envoyée. Il se souvient alors d’avoir usé d’ « expressions » « douces » et « civiles », mais qui n’étaient, « dans [ses] idées, que le langage d’un galant homme qui souffre de la nécessité de faire l’insensible pour une femme qu’il respecte sans l’aimer » (MHH, 227). De nombreux écrans nous empêchent de restituer dans sa totalité la mise en place du quiproquo qui oppose le comte à la demoiselle. Ceux-ci tiennent en premier lieu au flou entretenu sur leurs relations passées. S’il se disculpe constamment de toute faute, l’honnête homme ne décrit jamais leur rencontre et cette scène originelle fait cruellement défaut au lecteur pour comprendre l’acharnement de la jeune provinciale. Leurs échanges sont en outre épistolaires et nous ne disposons pas de leurs lettres. Les propos initiaux de Mademoiselle de S. V… sont filtrés par le narrateur, qui les rapporte au discours indirect, tandis que les formules de sa propre missive ne nous sont jamais communiquées. Nous n’en connaissons que le
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contenu général et les équivoques potentielles de l’expression. Enfin, la réponse de la demoiselle est soumise à un double filtre énonciatif, puisqu’elle est transmise au héros par son père, dont il retranscrit les paroles au discours indirect. La multiplication de ces écrans fait de Mademoiselle de S. V… « une force aveugle et implacable qui bouleverse les analyses rationnelles du héros »19, et contribue ainsi à l’opacité qui entoure l’intrigue sentimentale du roman. Lorsque Prévost reprend quinze années plus tard les données de cette intrigue, c’est pour en proposer une version complète, dont un seul élément sera retranché. Sur la route de Paris, le marquis rencontre par hasard l’oncle de mademoiselle de Créon. Invité à séjourner chez lui, il fait la connaissance de sa nièce, dont il se méfie d’emblée. La scène originelle qui manquait aux Mémoires nous est enfin livrée, en même temps que nous sont fournis les termes précis des deux malentendus. Le premier est occasionné par un éloge du narrateur, qu’inspirent à la jeune femme ses actions charitables : « Pendant le souper, […] on ne s’entretint que de ma générosité pour une pauvre fille qui périssait de misère […]. La belle nièce en parla longtemps de ce ton avec toute la supériorité de la fortune. Elle la trouvait jolie. Elle avait été souvent touchée de son sort. Elle avait fait plusieurs fois l’épreuve de son adresse, dans quelques petits ouvrages dont elle l’avait chargée […]. Aussi l’avait-elle payée noblement. Quel coup de la Providence me l’avait fait rencontrer pour changer sa destinée dans l’espace de quelques heures ! Car je n’ai rien ignoré, ajouta-t-elle. J’ai suivi tous les événements depuis que mon oncle m’a quittée. Tout m’est revenu ; et je me suis demandé si c’était un roi, un dieu, qui venait exercer sa bonté dans cette misérable paroisse » (MM, 342).
Le mot précieux de Mademoiselle de Créon se détache de ses propos par un jeu stylistique aussi subtil que révélateur. La majeure partie de son discours est rapportée au style indirect et se trouve donc filtrée, comme celui de Mademoiselle de S. V…, par le héros. À ce titre, le passage au discours direct marque une rupture, dont l’emploi du passé simple en incise traduit la soudaineté, et souligne l’importance des dernières paroles de l’héroïne, qui contiennent précisément son « compliment » tragique. Le marquis, ne le percevant que 19
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comme un trait d’esprit auquel il doit « faire honneur », réplique sur le même ton : « Il m’échappa dans mon compliment […] de dire que cette paroisse, qui paraissait misérable à ses habitants, était un pays d’enchantement pour moi ; que tout y ravissait mes adorations ; et que si j’avais exercé des vertus communes en adoucissant le sort d’une très aimable fille, je souhaitais le pouvoir des rois et des dieux pour offrir une couronne à mademoiselle de Créon, avec tout le bonheur qu’elle méritait » (MM, 342).
Comme son jumeau le comte, le narrateur est pris au piège d’expressions dont il n’a pas perçu à temps les ambiguïtés : son interlocutrice ne manque pas en effet de « prendre avantage [d’une] réponse » qui, « dans [ses] idées comme dans [ses] sentiments », n’était « qu’une politesse exagérée », à laquelle il n’avait joint aucune « expression des yeux qui dût passer pour une déclaration de tendresse » (ibid.). Ces formules ne sont pas sans rappeler les dénégations de l’honnête homme. Mais contrairement à lui, le marquis rapporte au lecteur les termes de sa réplique, lui permettant de juger sur pièces. D’une œuvre à l’autre, un effort d’explicitation est en cours, qu’entérine le sort réservé au second quiproquo. Confronté avant son départ à une déclaration nette du prieur, qui lui avoue l’amour de sa nièce, le héros se trouve dans une position inconfortable. Soucieux de ne pas offenser la demoiselle, il fait part à son oncle de sa « plus vive reconnaissance », ce que celui-ci prend « dans le sens le plus flatteur » (ibid.) pour la jeune femme. Le scénario précédent est ainsi répété, mais le narrateur ne nous communique pas les termes exacts de sa réponse. La déclaration du prieur est en outre rapportée au discours indirect, ce qui rétablit à première vue les écrans dont se constituait la narration de l’honnête homme. L’analogie est cependant partielle, dans la mesure où ces filtres ont été une première fois levés, et où l’histoire de la belle bourgeoise succède à la réplique du marquis. Mademoiselle de Créon, pour achever de le séduire, lui raconte en effet son existence : férue de noblesse et pervertie par ses immenses lectures, elle est atteinte d’une « folie romanesque » qui l’a conduite aux plus hautes ambitions. Le dérèglement d’esprit que révèle son récit rend compte, a posteriori, de sa capacité
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à interpréter favorablement des discours qui, situés dans leur contexte propre, n’engageraient pas véritablement leur énonciateur. Tout est ainsi fait, dans le Monde moral, pour éliminer les zones obscures de l’intrigue sentimentale : les éléments du dossier nous sont accessibles dans leur quasi-totalité et le comportement de la demoiselle expliqué. Dans cette perspective, elle n’est plus, comme Mademoiselle de S. V…, « une force aveugle et implacable ». Mais par la même occasion, l’opacité de ce personnage se réduit. Si la confession de son homologue féminin ne nous permet pas de percer les motifs de son acharnement à l’égard du comte, il nous aide en revanche à comprendre ce que celui-ci entend lorsqu’il la désigne comme un être plus vif que raisonnable. Le processus de clarification qui caractérise le traitement du malentendu tragique dans le dernier roman de Prévost n’est donc pas sans conséquences sur les Mémoires d’un honnête homme. En nous faisant assister à l’élaboration des quiproquos qui président aux malheurs du marquis, l’auteur nous invite à relire le récit du comte pour mieux saisir la façon dont la vertu y est elle aussi prise au mot, c’est-à-dire au piège.
Lorsqu’il revient en 1760 sur l’intrigue romanesque des Mémoires d’un honnête homme, l’abbé Prévost obéit à une double logique. Désireux d’affranchir le marquis d’une configuration oedipienne sans issue, il entend également clarifier la mise en place de la méprise funeste. Les obstacles qui minaient la trajectoire du comte ne sont pas abolis, mais dépassés : le drame familial du Monde moral, lu à la lumière des Mémoires, conserve une forte dimension incestueuse. Mais en choisissant de faire aboutir le remariage paternel, l’écrivain délivre son héros d’une menace fatale à son prédécesseur et concentre ses efforts sur la thématique des « infortunes de la vertu ». D’une œuvre à l’autre, le dessein prévostien connaît ainsi une évolution notable : quand l’honnête homme devait se libérer de son père pour exister, le marquis doit apprendre à se connaître afin de juger les autres et de leur résister. L’auteur s’intéresse donc moins, en 1760, à une destinée individuelle et tragique qu’à l’observation méthodique du « cœur », ce qui explique l’entreprise de clarification à laquelle il
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soumet l’intrigue sentimentale. Les titres de ses œuvres traduisent d’ailleurs l’infléchissement de sa problématique. Le premier met l’accent sur la singularité d’une existence, tandis que le second insiste sur l’étendue d’un objet trop vaste pour se satisfaire d’une expérience particulière. Si le Monde moral peut apparaître comme la suite des Mémoires d’un honnête homme, sans doute est-ce alors en vertu d’un objectif didactique qu’ils inauguraient, et que le dernier roman de Prévost a largement amplifié.
CHAPITRE II DU « MONDE SOCIAL » AU MONDE MORAl 1 – Le roman des soupers : le « Monde social » La parenté des dernières oeuvres de Prévost ne tient pas seulement à l’identité de leurs intrigues : l’enquête anthropologique à laquelle se livrent ses personnages contribue elle aussi à leur rapprochement. À ce titre, les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral apparaissent comme les volets indissociables d’un diptyque complexe, où les mésaventures du comte et du marquis cèdent la place à une exploration sociale et morale du monde. Un parcours d’apprentissage du vice à la vertu et de l’erreur à la vérité se dessine ainsi, qu’exprime dans chacun de ces textes une structure didactique. Deux projets hétérogènes, entre lesquels l’auteur ne parvient pas à choisir, semblent dès lors se faire concurrence. L’un, romanesque, qui pose la question de l’autonomie du sujet, l’autre, moral, qui passe au crible la société et la nature humaines. Les Mémoires d’un honnête homme comprennent deux parties. Dans la première, la thématique de l’exploration sociale est nettement mise en avant ; dans la seconde, les intrigues amoureuse et familiale l’emportent. L’œuvre est construite avec le plus grand soin et la plus grande rigueur autour d’un rite social très en vogue au milieu du siècle : le souper. Des multiples repas et entrevues du narrateur dans la première partie, sept sont véritablement importants20, que nous pouvons distribuer en deux séries : quatre soupers mondains et libertins au cours desquels le héros pénètre malgré lui dans l’univers du vice ; deux dîners et un entretien intimes, qui célèbrent respectivement la vertu et l’amour. Une nouvelle subdivision apparaît ainsi, qui met en relief le caractère binaire du récit. Les deux soupers 20
Les soupers qui se déroulent chez le maréchal de V… et chez un ministre ne font pas l’objet d’une focalisation. Le narrateur les décrit sommairement, se contentant d’observations générales. Si le même sort est réservé à son premier souper parisien, deux différences majeures doivent cependant être constatées. D’une part, cette soirée chez l’intendante occupe une place essentielle, inaugurant le début d’une longue série. De l’autre, elle donne lieu à des commentaires de l’hôtesse sur ses convives, dont les conséquences seront cruciales pour le héros.
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mondains initiaux font écho à la fois aux soupers libertins, qui les complètent, et aux dîners de l’amitié, qui en représentent l’exact opposé. Les soupers libertins permettent en retour d’éclairer les soupers mondains, en même temps qu’ils donnent tout son sens à la visite amoureuse, la seule qui ne s’inscrive pas dans un couple. Une fois posé ce rigoureux principe de construction, nous pouvons tenter de saisir les multiples jeux de miroir qu’il autorise pour en comprendre le sens. Le premier souper des Mémoires d’un honnête homme est donné au héros par une intendante, et représente pour lui l’occasion d’acquérir sur les invités un certain nombre d’informations erronées qu’il devra rectifier. Le monde apparaît ainsi comme le lieu du mensonge et de la médisance. Le second souper se déroule chez un président, victime des attaques de l’intendante, et que le narrateur a pu reconnaître comme vertueux. Au cours de ce repas, il tente de réhabiliter l’un des convives de la soirée précédente, mais la démarche est vaine, et le héros plus que jamais confronté à la cruauté de ses désillusions. Non seulement le corps social est corrupteur, mais en outre il ne peut être réformé. C’est alors que le comte va tenter, sans grande conviction, une autre expérience, celle des petites maisons. Deux parties s’y déroulent : la première le met en contact avec des prostituées et ne fait qu’augmenter son aversion pour la débauche. La seconde le met aux prises avec des femmes de condition désireuses de s’encanailler sans le pouvoir vraiment. Cette phase liminaire de son initiation au monde se solde donc par un échec, qui est d’abord celui d’une société trop hypocrite pour attirer à elle les jeunes gens vertueux. Mais cet échec est aussi celui du comte qui, à trois reprises au moins, a tenté de réformer cette société, et qui, les trois fois, a vu ses efforts réduits à néant. Nous avons évoqué plus haut l’inutilité de la tentative de réhabilitation du financier. Nous trouvons un écho amplifié à cette démarche dans la séquence libertine, où le narrateur tente de ramener à des principes de religion ses commensaux ivres de sensualité, et où il croit ensuite avoir ramené à la vertu une prostituée qui se joue en fait de sa bienfaisance. À ce stade du récit, la déchéance du monde se donne à lire comme irrémédiable, et ses divertissements sont dénoncés comme facteurs de perdition, soit qu’ils corrompent l’esprit en l’empêchant de reconnaître le mérite et la vérité, soit qu’ils
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gâtent le cœur et avilissent l’amour. Nous reconnaissons ici les deux termes d’un couple indissociable dans le roman du XVIIIe siècle, qui éclaire la signification de ce premier ensemble : le héros commence par faire l’expérience de l’erreur ; la séquence ultérieure doit au contraire mettre en scène sa rencontre avec la vérité. Les deux dîners suivants et la rencontre qui concluent cet ensemble constituent le négatif des soupers précédents. Les deux premiers ont pour cadre la petite société idéale à laquelle appartient le président déjà mentionné. Ici, le narrateur rencontre enfin un univers conforme à ses désirs, où il trouve « tout le mérite humain rassemblé et tous les plaisirs réunis » (MHH, 242), et où son cœur pourra épancher ses aspirations altruistes, à travers le sentiment vrai de l’amitié pure. Au lendemain du repas donné par le président, il reçoit en effet la visite d’un convive de la veille, Monsieur de La…, qui lui avoue d’emblée son inclination. Leur rencontre est un écho à la visite que le comte avait rendue à l’intendante, mais cette fois tout est inversé. C’est lui que l’on vient voir ; le visiteur est un homme ; il n’apporte que des vérités. Ainsi innocente-t-il aux yeux de son ami la marquise de N…, sa parente, injustement noircie par l’intendante. C’est chez cette marquise que se déroule le second dîner de cette société, qu’il faut de nouveau lire comme un écho à son équivalent inverse, le second souper mondain, marqué par la tentative du comte de réparer les atteintes faites à la réputation du financier. Ici encore le motif est repris, mais modifié. C’est maintenant le narrateur qui demande à la marquise des éclaircissements sur la conduite de Madame de B..., accusée d’adultère par l’intendante. La construction du roman repose donc bien sur un ensemble de symétries, mais sa progression ne serait pas complète si les séquences libertines ne trouvaient elles aussi un équivalent vertueux. Grâce à la société du président, le héros a satisfait aux exigences de l’esprit. Mais ce personnage est partagé, comme toutes les créatures de Prévost, entre l’attrait qu’exerce sur lui la sagesse et les impératifs d’une sensibilité exacerbée. Aussi l’entretien avec Madame de B... et son époux est-il doublement appelé par la logique du récit. D’un côté parce qu’il faut un pendant positif à la séquence libertine, de l’autre parce que la réalisation complète de l’individu implique autant le conentement de l’esprit que le ravissement du cœur. La première partie du
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roman est donc construite autour de soupers et d’entrevues que l’on peut grouper selon quatre axes distincts : les soupers mondains, les soupers libertins, les dîners sérieux, l’entrevue amoureuse. Des jeux d’écho et d’inversion apparaissent d’un pôle à l’autre, qui nous permettent d’établir un second groupement, en deux axes : les soupers de l’erreur, les dîners de la vérité. Les errances de l’esprit et du cœur sont ainsi dénoncées et rectifiées par des situations qui mettent en scène un rapport vrai à ces deux catégories de la morale classique. Surtout, dans cette phase initiale de l’œuvre, Prévost nous laisse penser que l’impossibilité du compromis entre l’amour et la vertu mise en évidence dans ses romans précédents peut enfin être dépassée. Pour que soit vérifiée cette lecture, il convient d’étudier la façon dont les intrigues sentimentale et familiale s’intègrent dans le schéma structurel des soupers. Après le départ parisien de l’honnête homme, le maréchal de camp et Mademoiselle de S. V… reparaissent à deux reprises, chaque fois au moyen de lettres, qui s’insèrent dans les séquences mondaine et libertine du roman : celle de la jeune femme fait suite au premier repas mondain, celle du père succède au premier souper libertin. La proximité de la première avec les mensonges éhontés de l’intendante suggère une communauté d’esprit et de vues entre les deux personnages féminins. De même, insérés au milieu de la séquence libertine, les propos moralisateurs de l’officier en retraite – qui reproche à son fils d’avoir passé sous silence sa liaison supposée avec Mademoiselle de S. V… – apparaissent comme le masque ultime d’un vieillard libidineux. L’univers familial et familier du narrateur est ainsi contaminé par l’image qui s’élabore du monde dans cette partie du roman. Le monde a pour fonction, grâce à un rapprochement savant et travaillé, d’expliciter ce qui demeure implicite dans les lettres : la mauvaise foi de la jeune fiancée, le rageur dépit du père rebuté. L’intrigue sentimentale, qui se clôt par le dernier souper du narrateur, est quant à elle préparée de longue main. Madame de B..., épouse d’un conseiller malade, était au nombre des hôtes de l’intendante, qui l’avait accusée d’adultère. Déçu de voir des « apparences » prometteuses cacher une inconduite notoire, le jeune homme croit sur parole son informatrice, sans se défendre tout à fait d’un soupçon d’admiration pour la belle accusée. Nous savons cependant que, par la suite, il aura plus d’une fois l’occasion de corriger les propos de
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l’intendante. La dernière victime ainsi innocentée est la marquise de N… Or celle-ci est doublement associée à Madame de B... au cours du second repas mondain : les deux femmes en sont absentes ; toutes deux sont vilipendées par la compagnie qui leur reproche la même faute. Si l’on se souvient que la marquise appartient à la société de la sagesse évoquée plus haut, et si l’on se rappelle sa parenté avec Monsieur de La…, ami du narrateur, on peut constater qu’un jeu de doubles se met en place, qui permet de laver Madame de B... des accusations de l’intendante, en la plaçant, de manière symbolique, au nombre des personnages vertueux de cette première partie du roman. Les multiples doutes qu’émet le narrateur à l’endroit de la conduite de madame de B… ne doivent dès lors plus étonner. Ils ne sont là que pour rendre plus éclatante sa réhabilitation, dont l’idée vient précisément au comte après que la marquise a été innocentée par son cousin. La rencontre amoureuse sera l’occasion de vérifier cette hypothèse, l’épouse du conseiller devenant ainsi le cinquième personnage d’une série de huit à être disculpé. Les Mémoires d’un honnête homme constituent, de l’aveu de Jean Sgard, « le plus incompris, le plus injustement méprisé »21 des romans de Prévost. Les jugements négatifs portés sur cette œuvre sont légion, et récemment encore un critique pouvait n’y voir « qu’un désordre, une confusion de thèmes que (l’auteur) n’a pas réussi à démêler »22. L’analyse de la composition de leur première partie montre pourtant le contraire. Avec les Mémoires, nous sommes en présence d’un récit qui entremêle rigoureusement trois intrigues. L’exploration sociale du monde, structurée autour de deux séries de repas diamétralement opposés, couvre les intrigues amoureuse et familiale, un jeu complexe d’échos et de doubles permettant au lecteur d’en identifier les valeurs respectives. La progression ainsi ménagée met en scène un parcours d’apprentissage du vice à la vertu, qui rapproche l’œuvre de textes contemporains comme les Egarements du cœur et de l’esprit de Crébillon ou les Confessions du comte de *** de Duclos. Entrés jeunes dans le monde, Meilcour et le comte de *** y mènent 21
Prévost romancier, op. cit., p. 525. Jeanne R. Monty, Les Romans de l’abbé Prévost, Oxford, Voltaire Foundation (S.V.E.C.), LXXVIII, 1970, p. 234.
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l’existence turbulente d’hommes à bonnes fortunes, avant de reconnaître leurs erreurs et de se convertir au véritable amour, dans un mouvement qui concilie vertu et sentiment. Les Mémoires d’un honnête homme peuvent ainsi donner le sentiment de dépasser l’incompatibilité, traditionnelle chez Prévost, de l’amour, ou plus généralement de la passion, et de la vertu. Cette impression appelle cependant plusieurs réserves. D’un côté, le romanesque tragique revient au premier plan dans la seconde partie du roman, et les axes précédemment définis perdent de leur netteté. De l’autre, ce texte est un plaidoyer par lequel le narrateur tente lui-même d’être innocenté aux yeux du monde, ce qui invite le lecteur à la prudence. Comme tous les romans de Prévost, les Mémoires d’un honnête homme ne se laissent pas réduire à une seule lecture, et c’est en cela aussi que réside leur mérite. La seconde partie des Mémoires est également construite sur le mode binaire. Le schéma des soupers continue de présider à la composition du premier sous-ensemble, mais disparaît avec l’ultime séquence du roman, où le romanesque le plus typiquement prévostien fait un retour remarquable. La phase initiale de cette dernière partie du récit comprend donc plusieurs soirées, que l’on peut distribuer en quatre groupes : un repas libertin partagé avec des actrices ; une série de soupers chez les de B… ; un nouveau repas libertin pris en compagnie d’une actrice ; un dernier souper chez les de B… On observe une nette modification de la structure étudiée plus haut, puisque les paires se constituent désormais sur le mode antithétique et non plus complémentaire : un repas de l’amour faux s’oppose à un repas, où à une série de repas, de l’amour vrai, et le schéma ainsi défini est repris par deux fois. En revanche, le sens du roman ne semble pas altéré, puisque l’on peut interpréter ce dispositif de la façon suivante : les repas de l’erreur et de la dissipation permettent à chaque fois de mettre en relief, par contraste, la haute valeur des repas de la vérité, le vice servant ainsi de repoussoir à la vertu. Deux problèmes se posent cependant au lecteur, qui tiennent pour l’un à la façon dont sont caractérisés les deux types de soupers définis, et pour l’autre à l’éviction de la catégorie de l’esprit dans cette partie de l’œuvre, dont « la société du vrai mérite » est presque totalement absente.
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Le premier repas du narrateur avec les actrices est le troisième d’une série que nous avons vue se mettre en place dans la première partie du roman. L’initiateur du comte au libertinage est le « vieux marquis de… », ami de son père. Les liens qui les unissent traduisent la dégradation de l’image paternelle. Soucieux d’introduire son protégé aux plaisirs de la capitale, le marquis cherche sans cesse à adapter les parties qu’il lui propose à ses goûts. Ces tentatives se sont jusqu’ici soldées par un échec, les soupers ayant été ou trop libres, ou pas assez. Aussi le narrateur n’accepte-t-il la troisième offre du marquis que par politesse. Deux actrices et deux femmes entretenues y succèdent aux trois prostituées et aux quatre femmes de condition, pour une fête qui s’oppose autant à la première par son absence de vulgarité, qu’à la seconde par le refus d’une fausse pudeur, mal séante en pareilles circonstances. La société des actrices constitue dès lors un monde à part, dont les règles échappent à l’hypocrisie de la mondanité, et le souper fournit enfin au héros la société de plaisir qu’il recherchait au début du roman. Cette initiation au libertinage éclairé est immédiatement suivie par une révélation plus importante encore, celle de la réalité des sentiments qu’il éprouve pour Madame de B… Lors de son premier repas chez le conseiller, le comte, tout à son bonheur de voir son épouse innocentée, avait ressenti une joie et une allégresse dont il n’avait su percevoir la nature exacte. La prise de conscience de son amour n’a donc lieu qu’après la soirée passée avec les actrices, au terme d’une série de soupers qui le voient peu à peu sombrer dans une étrange léthargie. Cherchant à en analyser les causes, il se découvre amoureux, ce qui le place devant un cruel dilemme : ne pouvant ni enfreindre les lois sacrées du mariage, ni trahir la confiance qu’a placée en lui Monsieur de B…, ni fréquenter enfin une maison qui expose son cœur aux pires tourments, il doit se résoudre à renoncer à sa passion. La construction de cette séquence appelle une double remarque. D’une part, la société du libertinage semble bien comporter quelques espaces privilégiés, où le plaisir peut être pratiqué sans que cela ne porte atteinte aux bonnes mœurs. Elle est donc en voie de réhabilitation partielle. D’autre part, la société vertueuse, où l’amour est une valeur pure, devient un piège pour l’honnêteté, puisqu’elle inspire au héros des sentiments prohibés. La vertu présente ainsi ses
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zones d’ombres au moment même où quelques lumières se font jour dans le vice. La netteté de la signification du roman s’estompe, en même temps que se substitue au clair système d’oppositions et de symétries qui le fondaient jusqu’alors, une structure où alternent de façon inquiétante les pôles libertins et les pôles vertueux. Le système de doubles mis en place dans la première partie continue de fonctionner ici, mais au lieu d’expliciter des parentés entre des individus également bons ou également mauvais, il manifeste désormais des proximités complexes, qui nous conduisent à nuancer les réseaux signifiants jusqu’ici mis en place. La figure des actrices ne sert pas seulement à montrer ce que le vice peut comporter de vertu, elle suggère aussi ce que le bien peut receler de mal. L’étanchéité du système structurel de l’œuvre une fois mise à l’épreuve, ce sont ses significations morales qui s’en trouvent affectées. Nous sommes ici au cœur de l’esthétique et du pessimisme prévostiens. Au cœur de cet univers de l’équivoque qui constitue la signature propre de l’abbé. Si le renouveau du romancier dans sa méthode de composition est manifeste, celui de son message l’est moins que nous l’aurions pu croire. Ses thématiques reparaissent à la faveur d’associations discrètes qui soulignent la culpabilité du sentiment amoureux. Cependant, comme toujours chez Prévost, le sens du texte n’est pas univoque, et cette première séquence peut être lue avec optimisme. Tel est le sentiment de Jean Sgard, qui insiste sur le rôle positif des comédiennes dans la critique du monde qu’élabore le roman : « Les comédiennes forment un contraste parfait avec les fausses prudes de la haute société. Elles jouent la comédie mais elles le savent, et par là-même, elles dénoncent l’hypocrisie sociale ; et peut-être fallait-il que l’honnête homme connût cette négation de la fausse vertu pour accéder à la vraie »23.
Dans cette perspective, les comédiennes représenteraient un univers de parole libre et vraie, appliquée au domaine du cœur. La séquence ferait ainsi écho à celle des dîners du président et de la marquise dans la première partie du roman, et constituerait comme elle une propédeutique au véritable amour. Le lien entre la première et la deuxième visite du héros aux de B… serait dès lors clarifié : avec le 23
Jean Sgard, Prévost romancier, op. cit., p. 514.
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premier repas, le narrateur vérifie la rectitude morale de Madame de B…, et son intégration dans la séquence vertueuse du roman s’en trouve pleinement justifiée. Au cours du second repas, le narrateur découvre que Madame de B… peut non seulement charmer l’esprit par ses vertus, mais que ses qualités séduisent aussi le cœur, ce qui explique cette fois l’insertion du souper amoureux dans la séquence des actrices. Cette interprétation est d’autant plus plausible que la révélation de l’amour est suivie d’une soirée avec Mademoiselle XIII, l’une des quatre actrices du premier repas, qui offre son cœur au narrateur. Eclairé cette fois sur ses penchants véritables et sur la signification du sentiment vrai, il refuse une proposition alléchante, et retourne aux de B… Ceux-ci avaient été jusque-là volontairement négligés, pour que soit oubliée une passion illicite que le dernier souper va, contre toute attente, légitimer. Le conseiller reçoit d’abord seul le comte et lui déclare qu’il a percé le secret de son cœur. Malade et mourant, confiant en l’honnêteté de son épouse et favorablement impressionné par la sagesse de son interlocuteur, il l’autorise à aimer sa femme. L’interdit véritable qui pesait sur l’inclination du héros se lève alors : sa passion ne peut plus être coupable qu’aux yeux d’un monde faux, qui transgresse les règles qu’il prétend respecter. L’hypothèse de Jean Sgard se trouve donc fortifiée, sans que notre lecture ne puisse être invalidée. C’est qu’en fait deux visions de l’amour coexistent ici, programmées par le romancier, et qui interviennent à des niveaux différents. Le narrateur a besoin de convaincre le public de l’injustice qui lui est faite. L’innocence de son amour est en conséquence nécessaire à sa réhabilitation, et tout est fait pour que le lecteur accepte cette version des choses. Il se trouve cependant qu’aux yeux du moraliste Prévost, l’amour est constamment entaché de culpabilité, et le sentiment de l’honnête homme ne saurait échapper à une règle que soulignent les associations étudiées plus haut, ainsi que l’éviction dans cette seconde partie des Mémoires de la catégorie de l’esprit. Si le libertinage et l’amour vertueux s’y répondent point par point, les séquences qui mettaient en scène deux usages de l’esprit – l’un vicié et incarné par l’intendante, l’autre juste et représenté par le président – ont quant à elles totalement disparu. Après avoir pris conscience de son amour pour Madame de B…, le narrateur cherche, comme nous l’avons vu, à surmonter une passion impossible. Il tente
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de se distraire chez Mademoiselle XIII, mais constate vite l’inanité de cet essai. Il recourt alors à la fréquentation des maisons d’élite dont le président lui avait fait entrevoir l’existence : « […] après avoir reconnu par une expérience continuelle que les occupations tumultueuses ne changeaient rien à ma situation, je me réduisis aux sociétés dont le président m’avait procuré la connaissance. J’y trouvai plus de douceur. La compagnie de plusieurs personnes de mérite […] flattait du moins mon goût pour tout ce qu’il y avait de vertueux et d’aimable. C’était le véritable commerce des honnêtes gens, dans toute la perfection qui répondait à mes idées » (MHH,. 265).
Ce moment de la vie du narrateur est évoqué sur le mode du sommaire, et tient en deux paragraphes. Contrairement à ce que nous avons pu observer plus haut, jamais les soirées mentionnées ne font l’objet d’une quelconque focalisation. Le retour final du héros à Madame de B… explique a posteriori ce silence gêné, que l’on doit lire comme un aveu d’échec. La catégorie de l’esprit, à laquelle correspondent les notions de justice et de vérité, est donc bien éliminée, parce qu’impuissante à guérir l’individu passionné de son mal. La solidarité des axes vertu / amour, que traduisait la structure du roman dans la première partie, n’est plus de mise. La prise en charge par le cœur de valeurs qui n’appartiennent qu’à l’esprit est ainsi suggérée, et un conflit se dessine entre des univers autrefois juxtaposés, mais jamais complètement confondus, ce qui accrédite la vision pessimiste que l’on peut avoir du sentiment amoureux. Coupable et pur tout à la fois, l’amour reste en dernière analyse un mouvement ambivalent, sur le rôle et la nature duquel nous aurons à revenir. Dans l’ultime séquence du roman, Prévost abandonne le principe de construction que lui fournissait l’alternance des soupers pour revenir au romanesque le plus pur. Trois éléments rythment la fin des Mémoires : un duel contre le frère de Mademoiselle de S.V… ; les funestes conséquences de ce combat sanglant ; le départ du comte pour Sedan et son mariage forcé avec la demoiselle. Le tout se passe dans un climat sombre, où abondent des images nocturnes aussi bien que diverses mises en scène de corps souffrants et blessés, des pressentiments obscurs et des affirmations outrées, destinées à faire du comte la victime exemplaire d’un destin implacable. L’intrigue ainsi
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développée semble tout droit « reprise de Cleveland ou du Doyen de Killerine »24. Rien ne serait pourtant plus injuste que de voir dans ce changement d’orientation une régression ou un défaut de construction. Car ce retournement a été préparé, et ce qui se joue alors dans le roman ne peut être perçu comme un coup de théâtre invraisemblable. Cette dernière séquence est presque exclusivement centrée sur le drame familial, depuis longtemps négligé, mais qui revient à point nommé pour manifester la revanche de la société sur le comte. Les réseaux d’alliances et d’oppositions symboliques prennent ici tout leur sens, et la structure générale du roman se révèle d’une rigueur absolue. La composition binaire chère à Prévost fonde en effet le découpage en deux parties qu’il a lui-même choisi pour son texte. La première, nous le savons, met en avant l’exploration sociale du monde par le héros en opposant terme à terme le mal et le bien. A l’arrière plan se déroulent deux intrigues, familiale et sentimentale, dont l’opposition vice / vertu permet de comprendre la signification et les valeurs exactes. Dans la deuxième partie, les deux intrigues se placent au premier plan et s’affrontent, ce qui rend effectif le conflit larvé des deux ordres contraires de la parole fausse et de la parole vraie. L’opposition des intrigues sentimentale et familiale dans la seconde partie de l’œuvre se manifeste, comme précédemment, par un jeu d’écho inversé. Chacune d’elles comprend en effet trois acteurs principaux : le comte, son père et Mademoiselle de S.V… dans le second cas ; le comte, le conseiller et sa femme dans le premier. Ces trios offrent des analogies – une jeune femme mariée et une autre sur le point de l’être, toutes deux avec des hommes âgés – mais surtout des différences : Madame de B… est une créature admirable méprisée par le monde, Mademoiselle de S. V… manie le mensonge mais on la croit sur parole ; le père du narrateur est un individu autoritaire qui veut voir son fils s’effacer devant lui pour réaliser un mariage scandaleux, le conseiller est la bonté même et s’efface devant le comte pour lui offrir un bonheur auquel il ne peut plus prétendre. Sans les zones d’ombre de la passion amoureuse évoquées plus haut, le manichéisme serait total. Celles-ci permettent qu’il ne le soit pas et expliquent la faiblesse de l’intrigue sentimentale ainsi que son échec 24
Jean Sgard, Prévost romancier, op. cit. , p. 516.
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final. Les ordres de la parole fausse et de la parole juste ne partent en effet pas au combat avec les mêmes armes ni dans les mêmes conditions, car si les troupes du libertinage et de l’hypocrisie mondaine font front commun contre le comte, celles de l’amour vrai et celles de l’amitié éclairée vont à la bataille en ordre dispersé. La solidarité du vice se manifeste par l’alliance du père et de Mademoiselle de S. V…, représentants respectifs de la débauche et du commérage. Elle est motivée par un désir de vengeance chez l’un, et par la volonté, plus complexe, de soumettre un amant rebelle et de satisfaire le penchant de son cœur chez l’autre. Mais sa portée dépasse largement le cadre de ces intérêts particuliers : symboliquement, c’est la société tout entière qui prend sa revanche sur le héros. Les paroles qu’adresse le frère de Mademoiselle de S. V… au narrateur le prouvent d’ailleurs très bien : « Je ne vous soupçonne pas d’imposture […], mais rendez-moi la même justice. Mon honneur est blessé dans celui de ma sœur. Le public est un tyran […]. Il ne fit qu’une réponse à toutes mes justifications, mais elle était sans réplique. Indépendamment de ses propres idées, me dit-il, dans lesquelles il ne trouvait pas qu’il fût obligé de tuer son ami ou de se faire tuer pour sa sœur, il était poussé par une nécessité cruelle. Les officiers de son corps étaient déjà informés de notre différend. Il s’était déjà tenu des discours qui l’offensaient. En un mot, n’étant venu à Paris que pour me chercher, il était question d’entendre de ma bouche oui ou non » (MHH, 271).
« Le public » juge et condamne sur de simples apparences, et ne souffre guère la critique. Qu’une femme se prétende bafouée et la rumeur la servira, quitte à sacrifier l’honnêteté sur l’autel de la tromperie. Nous assistons à un retournement profond de la situation du héros. Jusqu’alors, la conscience qu’il avait des mensonges du monde le mettait en position de supériorité ; désormais, c’est en position de détresse qu’elle le place. En d’autres termes, le narrateur en sait trop sur le monde pour ne pas être dangereux, et s’il a pour lui la connaissance, la société possède de son côté la force. Menacée à tous ses étages, elle réagit en lui dépêchant les représentants de ses trois institutions les plus illustres : l’armée, l’Eglise et la famille, qui le persécuteront jusque sur son lit de mort. Le roman a donc pour signification première la dénonciation virulente d’un ordre social factice fondé sur la coercition. Le romanesque prévostien est ainsi
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partiellement réinventé, car si ses obsessions sont identiques – angoisse de la claustration, malédiction de l’amour, châtiment des amants bienheureux – leurs significations évoluent en tenant compte des exigences nouvelles du public. Le bonheur est impossible dans un univers qui nie le droit de l’individu à disposer de lui-même, ce qui rend inévitable la faillite de la vertu et de l’amour. À ce tableau manichéen, il convient cependant d’apporter quelques nuances. Nous avons eu l’occasion à de multiples reprises de constater que, si les Mémoires offrent une image méliorative de la passion, celle-ci ne demeure pas moins trouble à bien des égards. C’est ce que la fin du texte souligne, en opposant à l’union du vice la division des pôles vertueux de l’amitié et de l’amour, incarnés par Monsieur de La… et Madame de B… Le duel avec Monsieur de S. V… est l’événement fondateur de la séquence finale de l’œuvre. Son résultat immédiat précipite la catastrophe : le narrateur est grièvement blessé ; il doit fuir. Mais avant de partir, le comte a le temps de prévenir son ami et son amante de sa mésaventure, ce qui l’oblige à apprendre au premier une passion qu’il lui avait cachée. Au terme de son récit, Monsieur de La… qui croit le narrateur aimé, lui déclare : « Vous avez dû pénétrer mieux que moi si c’est la tendresse ou l’intérêt qui l’attache si fort à son mari ; mais je vous réponds qu’il dépendra de vous, après votre rétablissement, de triompher de l’un et de l’autre » (MHH, 273).
Par ce conseil pervers et quelque peu cynique, Monsieur de La… marque la même réticence envers le sexe en général, et la conseillère en particulier, que les sociétés mondaines les plus fausses25. Incapable de croire en la vertu d’une femme attirante, sa réaction naturelle face au sentiment amoureux est la défiance. Le rôle de l’ami est dès lors double : il invite le lecteur à suspecter systématiquement l’amour, même lorsqu’il se manifeste sous une forme pure ; 25
L’attitude de Monsieur de La… est emblématique du regard que les hommes du XVIIIe siècle portent sur les femmes (consulter sur ce point Jacques Rustin, Le Vice à la mode, op. cit.) : « à force d’entendre déclamer contre les femmes et pour avoir fait de fâcheuses expériences dans quelque malheureux engagement, il était parvenu à se former une idée peu avantageuse du sexe entier et même à regarder la belle tendresse comme un aveuglement ridicule » (MHH, 273).
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inversement, en rassurant le narrateur sur les sentiments de son amante envers lui, il lui donne la force de lui avouer clairement son penchant. Nous retrouvons dans cette séquence la même ambivalence, la même équivoque qui caractérise les rapports de l’amitié et de l’amour tout au long du récit. Les domaines de la vertu et de l’affection sont associés, mais, à cause de la méfiance continuelle de l’esprit envers le cœur, leur union est bien moins forte que celle de la mondanité et du libertinage. Ainsi la dernière séquence du roman n’est-elle pas aussi symétrique que sa disposition le laisse croire. L’alternance esprit / cœur, doublée de l’opposition vertu / vice, fait apparaître le schéma suivant : le comte fait ses adieux à Monsieur de La… , puis à Madame de B… ; il reçoit la visite des émissaires de Mademoiselle de S. V…, et pour finir celle de son père. Au premier abord, chaque personnage trouve son écho inverse en même temps que son complément nécessaire. Mais nous savons que si les liens du père et de la belle offensée sont parfaits, la solidarité de l’ami et de l’amante est, elle, mise à l’épreuve par une constante suspicion. Le schéma observé n’en demeure pas moins remarquablement bien construit, d’autant que la structure vertu (amitié et amour) / vice (mensonge social, libertinage), reprend, en l’inversant, la disposition de la première partie du roman. On ne pouvait mieux signifier le triomphe de la fausse parole mondaine sur l’honnête homme.
Au terme de cette analyse de la composition des Mémoires d’un honnête homme, le reproche de confusion souvent adressé à cette œuvre semble particulièrement injuste. Le soin apporté par Prévost à la construction de son avant-dernier roman apparaît en effet à travers une structure cohérente et riche, fondée sur des procédés de symétrie inverse et complémentaire. Vice et vertu s’opposent point par point dans la première partie du texte, pour alterner d’abord dans la seconde et s’affronter de nouveau dans un mouvement qui laisse le dernier mot au vice. Trois facteurs de structuration sont à l’œuvre dans le roman : l’un fourni par l’alternance des soupers et des dîners ; l’autre par le schéma mensonges de l’intendante / réparations ; le dernier par les injonctions finales qui visent à unir Mademoiselle de S. V… au
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comte. Le roman retrace l’apprentissage du monde par un honnête homme, d’où son aspect quelque peu mécanique d’exploration sociale. Mais l’œuvre est aussi une œuvre romanesque au sens plein du terme, où s’affrontent une intrigue amoureuse et un drame familial. La nouveauté réside ici dans la subordination de ces deux éléments à la découverte de la société, ce qui conduit Prévost à faire évoluer son enquête morale sur l’amour. La substitution de la critique sociale à la métaphysique du cœur le place sur le terrain de ses concurrents immédiats, tels Crébillon ou Duclos pour ne citer que les plus célèbres, et permet à sa pratique du roman de gagner en réalisme ce qu’elle perd en romanesque proprement dit. Enfin, le parcours mis en évidence par la structure de l’œuvre permet d’en dégager aisément la signification principale : Prévost dénonce un univers hypocrite et aliénant, qui pervertit systématiquement le cœur et l’esprit des hommes. Le drame de l’honnête homme est précisément de vivre en un temps où l’honnêteté n’est plus de mise parmi ses contemporains. Cette leçon de pessimisme, Prévost la reprend quinze ans plus tard en l’appliquant au « monde moral » dans le roman éponyme, fort proche des Mémoires par sa structure autant que par ses enjeux. 2 – Le roman des rencontres : Le Monde moral Des Mémoires d’un honnête homme au Monde moral, un processus d’amplification est en cours, qui conduit le romancier à « reprendre les données initiales » du récit précédent pour élargir « le champ d’observation du narrateur »26. A l’instar du comte, le marquis « se prépare » en effet « à une vie active par une longue période d’observation d’autrui »27. Mais « les incidents qui servent de base [à ses] réflexions » sont « beaucoup plus variés »28, comme en témoigne la construction de l’œuvre, articulée autour d’une série de rencontres dont la juxtaposition ne doit rien au hasard : « Il n’est question jusqu’à présent que de former le caractère de mon Observateur, que je n’ai pu faire tomber des nues tout propre à son rôle. 26
Jeanne R. Monty, Les Romans de l’abbé Prévost, op. cit., pp. 235-236. Ibid., p. 236. 28 Ibid. 27
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Les Illusions perdues du roman Chaque petite aventure, étant dirigée à ce but, ne doit prendre en elle-même que l’espèce et le degré d’intérêt qui peut y conduire […]. De ces petites aventures isolées, l’une est plus touchante, l’autre moins ; l’une gaie, l’autre sérieuse ; d’autres simples et naïves, d’autres intriguées, d’autres tendres et d’autres terribles, d’autres mêlées, etc. ; tout cela pour faire attendre dans mon héros, et de la manière dont il envisage son objet, un caractère susceptible de toutes sortes de sentiments, avec un esprit capable de toutes sortes de réflexions. Ses propres aventures qui seront formées là-dessus, et dont j’ai déjà jeté diverses semences, seront la vraie ligne et le vrai foyer de l’intérêt. En un mot je crois avoir observé les règles d’une bonne architecture, et l’avenir fera voir si je me suis trompé »29.
Aux yeux de l’écrivain, deux principes de composition sont à l’œuvre dans le roman : l’un en organise les différents épisodes en fonction du protagoniste, qu’il convient de « former » à « son rôle » ; l’autre se fonde sur un réseau de complémentarités et de contrastes, suivant les « règles d’une bonne architecture » narrative. C’est ainsi que le premier livre comprend six aventures que l’on peut, pour quatre d’entre elles au moins, grouper par couples : le remariage du père du marquis et celui de son intendante ; l’histoire de l’associé haï qui s’est enrichi en mutilant un enfant et celle des mendiants qui ont dévoré le leur pour subsister. Le thème de l’union conjugale fait l’objet d’un double traitement : tragique lorsqu’il concerne le père du narrateur, il devient comique lorsqu’il est question de l’intendante. Le second thème abordé – celui de l’innocence persécutée – fait apparaître une symétrie identique entre les épisodes de l’associé haï et des parents mangeurs d’enfants, mais dont la valeur est à la fois complémentaire et « contrastive ». Les deux récits jouent en effet du même registre de l’horreur, et le second prolonge le premier en en accentuant les traits les plus détestables. D’une part l’enfant n’est pas seulement mutilé, il est mangé ; d’autre part les auteurs de cet acte sont ses propres parents, ce qui n’était pas le cas pour l’associé. On comprend donc que le narrateur manifeste devant les mendiants un effroi qu’il n’avait pas éprouvé devant le riche forain. Mais le rapport des deux récits est également antithétique puisque c’est l’avidité qui a poussé l’associé à son crime, là où, pour les mendiants, il ne s’agit que de survie. Le 29 Prévost, « Lettre à M. le Duc de…, 29 mars 1760 », in Œuvres de Prévost VII, p. 563.
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retournement qui conduit le narrateur à leur donner malgré tout l’aumône s’explique mieux ainsi. Que leur relation soit de complémentarité ou d’opposition, l’existence de ces couples fait en tout cas apparaître dans le Monde moral un principe de composition binaire, dont le mérite est d’ordonner de façon cohérente des scènes apparemment disparates30. Il semble cependant que Prévost n’ait pas poussé cette logique à son terme, puisque rien ne rapproche a priori les deux dernières aventures du premier livre. Le narrateur rencontre d’abord dans une auberge un prêtre qui a renoncé à sa cure de campagne pour devenir chanoine dans une grande ville, et qui, malgré les conseils avisés du marquis, s’obstine dans son dessein sans avancer une justification convaincante. C’est par hasard que le héros apprendra la vérité : amoureux de sa gouvernante, le curé s’est soumis à ses volontés et ne gagne la ville que parce qu’elle le désire. Le dernier épisode du livre relate, quant à lui, la rencontre, dans une auberge, du narrateur avec des financiers. Une mine d’or a été découverte à l’abbaye de La Trappe, et des individus avides se sont précipités pour en obtenir l’exploitation. Sûrs d’eux, et plus encore de la possession prochaine d’une fortune conséquente, ils déclinent à table leurs projets. Cinq plans de vie nous sont ainsi rapportés, tous plus extravagants les uns que les autres. Le dernier voit un oncle passionné pour son neveu lui promettre de faire sa fortune et de l’épouser. Le neveu en question est en réalité une jeune fille, déguisée en homme. Comme nous l’avons constaté, rien, sinon un même penchant libidineux, ne rapproche les aventures du curé de campagne et du financier amoureux. Pourtant, la structure binaire propre au romancier 30
Tel est du moins le sentiment de Grimm qui ne voit dans le « nouveau roman de M. l’abbé Prévost » qu’ « une compilation d’historiettes découpées, […] si plates [et] si mal écrites, qu’ [il] a eu de la peine à se persuader qu’elles vinssent de l’auteur de Cleveland » (Correspondance littéraire, tome IV, p. 223, 1er avril 1760). Il est vrai que d’autres considérations que littéraires peuvent expliquer la malveillance de ce jugement, qui tranche avec le ton des comptes rendus contemporains, souvent favorables à l’œuvre. Prévost avait pris, à l’instigation de Grimm, la direction du Journal étranger en janvier 1755. Il l’abandonna en septembre au profit de Fréron, adversaire déclaré du camp philosophique , ce qui lui attira les foudres de Grimm et Diderot (sur cette question, consulter l’article de Jean Sgard, « Prévost et Diderot : les rendez-vous manqués », in Cahiers Prévost d’Exiles, I, 1984, pp. 59-72).
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Prévost est ici aussi à l’œuvre. C’est en effet à la lumière du second ensemble du roman qu’il convient de lire ces épisodes pour en saisir l’unité. Au cours du troisième livre, le marquis rencontre une demoiselle de Créon, dont l’oncle – prêtre de son état – lui est fort attaché, sans que cela ne prête le moins du monde à équivoque. Elle s’éprend du héros, qu’elle persécute avec constance pour obtenir le mariage. Au quatrième livre, alors qu’il vient enfin de s’installer à Paris, le narrateur sympathise avec un négociant, accompagné de sa nièce. L’homme est en réalité un comte libertin, et la prétendue nièce une jeune fille vouée à ses plaisirs. Chacune de ces rencontres est capitale pour le marquis : la seconde, parce qu’elle est le prélude à la découverte qu’il fera de l’être aimé, qui n’est autre que la sœur du comte ; la première parce qu’elle devait marquer, dans le plan initial de l’œuvre, le début des « délicates épreuves » dont parle Prévost. L’association des dernières aventures du premier livre est donc symbolique. Le motif de la nièce et de l’oncle et celui du prêtre libidineux se combinent dans ce qui constitue un effet d’annonce remarquable : l’image du prêtre persécuté par sa gouvernante s’associera à celle de l’oncle et de sa nièce, et s’inversera au troisième livre du roman, en faisant du marquis l’objet des attentions importunes de Mademoiselle de Créon ; celle de l’oncle libidineux reviendra quant à elle au quatrième livre en changeant de nature. Grâce aux entreprises du héros, le couple symboliquement incestueux sera détruit, et la victoire du marquis sur la stérilité du libertinage récompensée par la découverte de l’amour vrai. La structure de cette première partie de l’histoire du marquis se révèle donc aussi rigoureuse que celle des Mémoires d’un honnête homme, d’autant que les motifs mis en place par les diverses anecdotes du premier livre, se retrouvent, dotés d’un pur éclat romanesque, dans le deuxième. Celui-ci ne comprend que l’histoire du père célerier. Curieux de connaître les raisons qui peuvent conduire un homme au cloître, le narrateur se rend à La Trappe dont il interroge l’un des pensionnaires, qui lui raconte sa tragique mésaventure. Hobereau marié et paisible, le père célerier congédie l’un de ses vassaux, dont il a percé les coupables penchants pour son épouse. Il reçoit un jour une lettre anonyme qui accuse sa femme d’adultère. Aveuglé par la jalousie, le jeune seigneur la tue. Bien plus tard, une lettre de son ancien vassal lui apprend l’innocence de sa femme et lui révèle son crime : la
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lettre n’était qu’un stratagème de son rival, destiné à assouvir sa soif de vengeance. Le hobereau confesse sa faute à son aîné, qui disparaît secrètement pour mettre à mort le félon. Découvert par les autorités, le fils garde le silence pour préserver son père. Ce dernier tente de le sauver, en vain : il est condamné à l’échafaud. Le fils demande alors à son géniteur de le tuer. Celui-ci lui prépare un poison, bien décidé à le consommer avec lui. Mais l’aîné pénètre ses intentions et avale d’un trait la liqueur. Perdu de remords, mort au monde autant qu’à luimême, le hobereau se retire à La Trappe. Les qualités littéraires de ce récit typiquement prévostien ont été depuis longtemps remarquées. On s’est en revanche peu intéressé aux rapports qu’il entretient avec les anecdotes précédentes, si ce n’est pour commenter l’opposition entre les comportements respectifs des financiers et du trappiste. Il est vrai que ce qui frappe le lecteur au premier regard est davantage une série de différences que des ressemblances improbables. La tonalité digne, tragique et noble de cette longue histoire intercalée, tranche nettement sur les aventures triviales ou sordides du livre précédent. Pourtant, les thèmes qu’il développe majoritairement – ceux de l’enfant maltraité et du mariage – se retrouvent pour fusionner dans une seule et même histoire. Le héros apparaît doublement criminel, comme mari d’abord, comme père ensuite, ce qui nous invite à voir dans ce personnage une synthèse des figures d’époux tyranniques et de parents barbares du premier livre, et notamment un double du père du narrateur. La première partie de l ’histoire du marquis met donc en scène une série de rencontres qui, derrière leur apparente diversité, s’organisent par paires autour de motifs aisément repérables, portés à leur paroxysme dans le deuxième livre. Elles permettent en outre de faire alterner les tons, les registres et les conditions, faisant passer le lecteur du dégoût au rire et du rire au frisson. Mais loin de ne conférer à l’œuvre qu’une cohérence thématique ou esthétique, elles marquent également les paliers qui verront le narrateur aboutir à une solide connaissance du « monde moral ». Le poids de l’épisode familial sur le déroulement ultérieur du récit est double. En premier lieu, c’est parce que le père du héros se remarie avec une jeune femme à l’âge de soixante-sept ans que le narrateur doit quitter sa province pour la capitale. Le thème de la rivalité sourde entre père et fils
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reparaît ici, et constitue la donnée essentielle du roman. Ensuite, le malentendu qui accompagne ce remariage fournit au narrateur la première occasion de s’exercer à l’analyse du « monde moral », selon un schéma qui ne variera pas. Nous savons que lorsque le héros s’apprête à gagner Paris, une querelle éclate entre les deux époux. Une nouvelle dispute succède à celle-ci, qui oppose cette fois l’officier au père de Mademoiselle de S. O. Les conditions du mariage avaient été arrangées entre les deux hommes, mais Monsieur de S. O. a dupé son gendre en n’informant pas sa fille de ses obligations conjugales. Après s’être fait raconter ces malheurs domestiques, le narrateur se rend chez sa belle-mère, dont il peut reconnaître la bonne foi. Elle était prête à satisfaire entièrement son époux, mais le procédé du contrat l’a humiliée. Le marquis décide d’agir et apprend à son père l’innocence de sa femme. Il part pour Paris après avoir entièrement rétabli la situation. Cette séquence initiale met en œuvre l’ensemble des différentes étapes qui marquent chacune des rencontres du moraliste. Un cas se présente à lui qui provoque sa curiosité. Désireux d’en savoir davantage, il demande à ce qu’on lui raconte l’histoire de la ou des personne[s] concernée[s]. À partir de ce simple récit, ou de la comparaison des témoignages, il parvient à comprendre le problème qui se pose à ses interlocuteurs et décide, en dernière instance, d’agir en leur faveur. Pour finir, il quitte ses compagnons et médite sur les vicissitudes des passions, l’intérêt singulier des êtres, ou la folie universelle du monde. Le schéma ainsi dégagé comprend donc cinq temps : la rencontre, le récit qui lui fait suite, la réflexion consécutive, le passage à l’action et la méditation finale. Il préside à l’ensemble des rencontres du narrateur dans le roman, et connaît deux variantes. Il se peut en effet que les personnages qu’il fréquente ne méritent pas son aide (tel est par exemple le cas des chercheurs d’or ou de Mademoiselle de Créon), ou que leurs aventures soient si terribles qu’il est impossible de faire quoi que ce soit pour eux (on songera ici au père célerier). Il est ainsi possible de distinguer deux sortes de personnages dans le roman : ceux qui, bien qu’ayant failli moralement, peuvent réparer leur faute et jouir d’un bonheur relatif ; d’autres qui, au contraire, sont allés trop loin dans leurs vices ou dans leur folie pour être jamais réhabilités. À l’opposition manichéenne des catégories du vice et de la vertu dans les Mémoires d’un honnête homme
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répond ici un jeu de contrastes plus nuancé, essentiel au propos de l’œuvre. Les rencontres du narrateur sont donc, dans le Monde moral, bâties sur le même modèle. À ce titre, elles fournissent au roman une matrice structurelle stable, qui nous donne du marquis une image ambiguë. Essentiellement passif dans la mesure où ses activités sont soumises au pur hasard de la route, tout entier tourné vers la réflexion par son goût de l’analyse et de la méditation morales, le héros est aussi un homme qui agit et qui peut, en quelque sorte, punir ou récompenser. Il partage dès lors un attribut divin, et son extériorité apparente à la société humaine peut se lire dans ce sens31. Néanmoins, comme son jumeau le comte, le marquis est surtout un homme qui découvre le monde et se découvre lui-même. La progression générale des deux premiers livres a dès lors pour rôle de mettre en scène un parcours sur lequel il convient de s’interroger. Le Monde moral s’ouvre sur une définition théorique du projet du narrateur, proche de celle qu’en donnait l’avertissement liminaire : « J’accuse les hommes de s’arrêter au dehors, dans la maligne recherche qu’ils font des ridicules et des vices, et de ne pas pénétrer jusqu’à la source du mal, qui réside ordinairement dans le cœur […]. Mais pénétrer le cœur qui passe pour impénétrable ! Oui, si malgré le préjugé commun, des routes secrètes, ménagées par la nature, en ouvrent l’accès à ceux qui peuvent les découvrir. Je les ai cherchées pendant quarante ans, et j’abandonne au lecteur le jugement de mes découvertes » (MM, 289).
Ce préambule oriente nettement la lecture du texte, en lui conférant une dignité exemplaire. Il s’agit, à en croire son auteur, bien plus d’un sérieux ouvrage de réflexion que d’un vague divertissement. Ensuite, l’exploration du cœur humain est d’emblée donnée comme la 31
Mademoiselle de Créon souligne la supériorité du marquis, lorsqu’elle loue sa bienfaisance envers Angélique : « Quel coup de la Providence me l’avait fait rencontrer, pour changer sa destinée dans l’espace de quelques heures ! car je n’ai rien ignoré, ajouta-t-elle. J’ai suivi tous les événements depuis que mon oncle m’a quittée. Tout m’est revenu ; et je me suis demandé si c’était un roi, un dieu, qui venait exercer sa bonté dans cette misérable paroisse » (MM, 342).
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clé de voûte de l’œuvre, dont elle constitue apparemment le seul et unique objet. Il convient toutefois de noter que la rédaction de cet exorde se situe au moment précis où le marquis a achevé sa carrière. La présentation claire et parfois péremptoire de ses intentions ne doit donc pas faire illusion. L’homme qui écrit ces lignes n’est pas celui qui, quelques pages plus loin, prendra conscience pour la première fois d’un dessein d’abord balbutiant. La distinction est cruciale, puisque le récit met précisément en évidence la façon dont le héros aura à définir, en fonction de ses découvertes, son projet. Le préambule crée donc l’illusion rétrospective d’un plan achevé dès l’origine ; le texte montre au contraire la difficile trajectoire qui conduira enfin le marquis à une connaissance satisfaisante de l’homme. Dès lors, en dépit des propos du narrateur, l’essentiel n’est pas dans la collection d’observations morales qu’il soumet à notre appréciation, mais bien dans le chemin qui l’y a conduit. Entre les deux, il existe toute la différence du traité au roman, de la netteté au disparate, du pensé au vécu. Son œuvre, le narrateur ne l’a pas choisie. Elle s’est imposée à lui, au fil de ces rencontres dont la fonction véritable est de mettre en scène les différentes étapes d’une vocation. C’est avec le premier couple d’anecdotes que celle-ci se manifeste d’abord. Une fois résolus les problèmes posés par le remariage de son père, le marquis quitte sa province et se livre, dans sa voiture, aux réflexions suivantes : « Le Ciel m’avait partagé d’un fond naturel de philosophie […] qui me portait à méditer profondément sur tout ce que j’entendais ou que je voyais autour de moi. La chasse et la solitude avaient fortifié ce penchant. Je m’y livrai dans ma route, avec d’autant plus de goût que la froideur de mon père m’avait laissé une tristesse réelle, qui me disposait seule à la rêverie. Toutes les scènes qui venaient de se passer sous mes yeux se retracèrent dans mon imagination. J’admirai cette variété de passions et de mouvements qui s’étaient succédés en si peu de temps, et qui n’étaient peut-être pas encore à leur terme. Un juste respect ne me permit pas de remonter aux causes, mais je fus vivement frappé de la bizarrerie des effets » (MM, 296).
Si l’exploration du monde moral est loin d’avoir ici le caractère systématique que lui conférait le préambule du narrateur, il n’en demeure pas moins que ce texte met en relief deux éléments qui constitueront la base de son projet. Il s’agit de son penchant naturel à
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l’observation morale, et de l’esquisse d’une méthode qui le conduira à « remonter » des « effets » aux « causes ». Le marquis ne va cependant pas plus loin, d’autant qu’un « juste respect » l’arrête dans ses recherches. Il trouve peu après – avec les aventures de la jeune veuve et du frère Ambroise – l’occasion de faire de nouvelles découvertes. Comme chacun des épisodes du roman, celui-ci se clôt par la méditation finale de l’apprenti moraliste dans sa chaise : « […] je me sentais le cœur et l’imagination tellement intéressés que je ne me lassais pas d’une méditation si singulière à mon âge. Caprices, inconséquences, amours et haines aveugles, ruses, emportements, contradiction de l’intérieur et du dehors, réalité démentie par l’apparence, c’est tout ce que je recueillais de mes souvenirs […]. Les traces que j’avais emportées de mes observations domestiques, revinrent se joindre à celles qui me restaient de ces nouvelles spéculations. Bientôt, par une espèce de contagion, tout ce que je rencontrai dans ma route s’offrit à moi du même côté. Je commençai à ne plus rien voir que sous quelqu’une de ces bizarres couleurs » (MM, 301-302).
La complémentarité entre le malentendu familial et l’anecdote plaisante de l’intendante est explicitée par le héros. À la réflexion que lui inspire la mauvaise foi aveugle de la veuve, se surimposent progressivement les observations qu’avait entraînées la dispute paternelle. En s’associant, les deux configurations s’éclairent mutuellement, et nous pouvons constater que les différences de registres observées plus haut cachent en fait une similitude inquiétante. La « contradiction de l’intérieur et du dehors », la « réalité démentie par l’apparence », les « caprices », les « inconséquences » et les « ruses » multiples du cœur concernent en effet autant le remariage sinistre du père, que l’alliance comique d’Ambroise et de la veuve. Derrière chacune de ces situations transparaît le même état dégradé d’un homme que dominent les passions. La mise en évidence de la corruption du monde dans les Mémoires d’un honnête homme trouve ainsi un écho dans le Monde moral avec la dénonciation de la corruption du cœur. En outre, ce premier couple d’anecdotes voit émerger peu à peu la formulation finale du projet du marquis, puisque ce dernier comprend déjà confusément que « tous les hommes […] pourraient […] être un objet d’étude » (MM, 332). Or, les deux vérités morales qu’entrevoit à cet instant le narrateur vont être approfondies et
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validées dans la suite du récit. C’est ainsi qu’à la fin du premier livre, l’idée de la corruption du cœur s’impose définitivement à lui. « L’extravagance des systèmes » (MM, 311) exposés par les financiers qu’il rencontre aux environs de La Trappe le conduit en effet à s’interroger sur la responsabilité des richesses dans la dégradation du cœur, à la faveur d’un exemplum qui montre que celles-ci, en elles-mêmes, sont bonnes : ce n’est donc que le cœur qui, corrompu d’avance, en autorise des usages condamnables. La leçon esquissée plus haut est ainsi confirmée. Il en est de même à la fin du deuxième livre, où l’histoire du père célerier et un menu détail domestique inspirent cette réflexion au marquis : « Tous les hommes […] pourraient donc être un objet d’étude, une source continuelle d’instruction l’un pour l’autre. » (MM, 332).
L’idée selon laquelle chaque individu pourrait « être un objet d’étude » est la conséquence directe de la « contagion » qui, après l’union de l’intendante et d’Ambroise, avait amené le héros à tout envisager « du côté moral » (MM, 287). On passe ainsi du sentiment instinctif et confus de l’égal intérêt des êtres pour la « philosophie », à la conscience claire d’une anthropologie morale enfin formulée. Deux moments apparaissent dans l’élaboration du projet du narrateur : les intuitions brouillonnes qui succèdent aux deux mariages ; les prises de conscience qui ponctuent la fin de chacun des deux premiers livres. A ce stade du récit, le héros semble prêt pour son entreprise. La deuxième partie du Monde moral se caractérise par une réduction substantielle du nombre des aventures soumises à l’appréciation du marquis, qui a pour corollaire le renforcement de l’unité thématique du roman, articulé en deux séquences distinctes autour du motif de l’union conjugale. Le troisième livre consacre l’avènement des figures féminines dans le récit, en opposant les personnages de Mademoiselle de Créon et d’Angélique. Cette dernière, affligée par les reproches que lui a adressés un amant éconduit, fait preuve d’une vertu inattendue chez une paysanne. Afin d’en connaître les limites, le narrateur lui offre le mariage. Séduite par une telle perspective, Angélique se défend mollement, obligeant le marquis à mettre un terme à son entreprise pour favoriser son alliance avec l’homme qu’elle aime.
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C’est au cours de ces noces qu’il fait la connaissance du prieur et de sa nièce. Impressionnée par la jeunesse, la beauté et les titres du narrateur, elle tente de le séduire, mais en vain : à ses ouvertures répétées il ne répond que par des compliments de circonstance. De dépit, la demoiselle épouse un vieil hobereau avili. La juxtaposition de ces récits est motivée par un jeu d’échos et d’antithèses, qui fait de Mademoiselle de Créon le double négatif de sa rivale. Les deux femmes sont bien sûr opposées par leur milieu, mais elles le sont aussi par la conclusion de leurs aventures, ainsi que par leurs défaillances respectives. Angélique est un être naturellement bon, à qui l’éducation a manqué : aussi sa sagesse ne peut-elle être considérée comme une vertu véritable. Mademoiselle de Créon est une femme cultivée, mais dont les lectures ont vicié l’esprit. Chacune représente donc un être lacunaire qui ne parvient pas à lier, dans un équilibre idéal, nature et culture. La préférence de Prévost – et de son protagoniste – va cependant à la personne inculte mais généreuse, comme le suggère l’inversion du schéma narratif utilisé dans ces anecdotes. Ces femmes cherchent toutes deux à se marier lorsque le narrateur fait irruption dans leur univers. Il tente la vertu d’Angélique, dont il facilite finalement l’union avec Lucas. Il est tenté par la jeune bourgeoise, dont il rejette les offres successives. Ainsi la demoiselle constitue-t-elle, jusque dans l’organisation narrative de la séquence, le pendant inverse de la belle paysanne. L’association de ces personnages antagonistes n’est cependant pas due au seul principe de l’alternance des rencontres, puisqu’elle permet d’introduire, dans le quatrième livre du roman, une nouvelle figure féminine au rôle déterminant. Alors qu’il vient d’arriver à Paris, le marquis fait dans son auberge la connaissance d’un comte, libertin notoire, qui vit sous un nom d’emprunt afin d’échapper au contrôle de sa femme. La comtesse et sa belle-sœur retrouvent néanmoins sa trace et prient le narrateur, rencontré par hasard, d’intervenir en leur faveur. Cette aventure constitue une variation supplémen-taire sur le thème de l’union conjugale. Son personnage principal appartient cette fois à la gent masculine et le mariage est ici consommé. La femme du comte est victime des frasques de son époux, ce qui nous permet d’identifier, au second plan de cette configuration, le motif déjà rencontré de l’innocence maltraitée. Mais l’anecdote a surtout le mérite d’initier le
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marquis aux mystères du sentiment amoureux, en le voyant s’éprendre fortement de Mademoiselle de…, dont le comte brosse le portrait suivant : « Dans la familiarité à laquelle il parvint avec moi, il m’accusait de ressembler à sa sœur du Havre, qui ne cessait pas de le tourmenter par sa morale ; fille divine à la vérité, qu’il voulait me faire connaître un jour, mais d’un caractère insupportable, il m’en informait d’avance ; le tyrannisant du matin au soir, critiquant mal à propos tous ses discours et toutes ses actions, jugeant de tout, comme moi, par des visions philosophiques auxquelles il ne comprenait rien, plus faite en un mot pour être ma sœur que la sienne » (MM, 360).
La sœur du comte possède, comme Angélique, les plus belles qualités naturelles, et dispose, à l’instar de Mademoiselle de Créon, d’une culture étendue. Leurs dons et mérites respectifs sont ainsi réunis dans une seule et même figure, incarnation sublime de la perfection féminine. L’ensemble du roman n’est dès lors qu’une longue introduction à la rencontre des amants, véritable apogée de l’œuvre : le premier livre met en scène deux aventures qui ont trait au thème de l’union conjugale, et dont les liens sont à la fois symétriques et opposés ; les anecdotes du troisième livre reprennent ce motif en des termes identiques. Une telle parenté ne pouvant être le fait du hasard, il convient de rapprocher ces épisodes afin d’en mieux comprendre les significations. Or, la mise en série des quatre mariages ou remariages du roman fait apparaître une macrostructure en forme de chiasme, semblable à celle observée dans les Mémoires d’un honnête homme. Cette suite s’ouvre sur une alliance contrainte entre deux hobereaux ; se poursuit avec deux unions de paysans, heureuses et partiellement provoquées par le narrateur ; se clôt par un second mariage funeste, entre personnes de condition. Aux premier et troisième livres de l’œuvre succèdent en outre des séquences centrées sur un seul personnage, de sexe masculin, et opposées entre elles. L’histoire du comte libertin se donne en effet à lire comme le reflet inverse de celle du père célerier. Le noble seigneur de province est remplacé par un viveur parisien ; la tragédie le cède à la trivialité ; et si les deux hommes sont également responsables de leurs malheurs, il n’en reste pas moins que les fautes du trappiste sont involontaires, tandis que les erreurs du comte sont voulues et assumées. Enfin, l’histoire du moine
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est achevée, là où les mésaventures du libertin peuvent encore prendre fin. La seconde partie du récit reprend donc l’ensemble précédent, en n’omettant pas de réserver un sort important à l’autre grand thème du texte : le motif de l’innocent maltraité. Comme tous les personnages prévostiens, le marquis est d’abord un fils, c’est-à-dire un être fragile, soumis à la dure loi d’un père dénaturé. À ce titre, il est symboliquement associé à ces victimes que nous avons rencontrées plus haut. Comme le héros des Mémoires d’un honnête homme, le marquis est également un homme, que convoite une femme sans scrupules, prête à tout pour obtenir sa main. Dans cette perspective, l’épouse du comte peut être perçue comme un double temporaire du narrateur, explicitant les lourdes menaces que fait peser sur lui la jeune baronne au moment même où il découvre l’amour. Cette hypothèse se fortifie dès lors que l’on convoque les deux dernières anecdotes du premier livre, dont nous avons vu que liens symboliques annonçaient à la fois le futur bonheur du héros et sa persécution constante par Mademoiselle de Créon. Il apparaît ainsi clairement que les motifs de l’innocent accablé et de l’union conjugale se maintiennent d’un bout à l’autre du récit, en se déplaçant progressivement. D’abord extérieurs au héros, ils le concernent de plus en plus, pour faire de lui, au terme du quatrième livre, un candidat potentiel au mariage et à l’injustice. L’opposition du bonheur et du malheur n’est en dernière analyse que la variante morale de l’alternance du bien et du mal, dont les Mémoires d’un honnête homme nous proposaient, par le contraste du vice et de la vertu mondaines, une version sociale. La relation des deux ensembles qui composent l’histoire du marquis n’est toutefois pas de pure complémentarité, puisque le projet du narrateur change de nature à l’instant précis où il s’éprend de Mademoiselle de… Dans la première partie, le marquis est un observateur passif du cœur, étranger à ces passions dont il entreprend l’analyse. Dans la seconde, il n’est plus qu’un jeune homme qui se découvre victime de ces mêmes passions. Les deux ensembles s’opposent, de ce point de vue, comme l’ombre à la lumière, le héros percevant la vanité de toute recherche morale qui ne se fonderait pas d’abord sur l’exploration de son propre cœur. La forte unité qui caractérise les deux derniers livres de son histoire n’est pas simplement
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d’ordre thématique. Le versant moral du roman y trouve également son compte, puisque chacun des récits relatés pose, à sa manière, la question des rapports délicats qu’entretiennent en tout homme nature et culture. Méditant sur le retournement qui a conduit Angélique, naturellement sage, à oublier ses devoirs lorsqu’il lui offrit sa main et ses richesses, le narrateur se livre à la réflexion suivante : « […] je tirais de ma téméraire entreprise le fruit que je m’étais proposé : elle m’apprenait que tous les goûts naturels […] sont moins des vertus que des passions, lorsqu’ils ne sont pas réglés et fortifiés par les grands principes du devoir moral et de la religion. Une simple passion, je nomme ainsi tous les mouvements naturels du cœur, de quelque force qu’on puisse la supposer, tiendra peu contre une passion plus forte […]. Angélique avait failli d’oublier l’amour et l’honneur, deux passions des plus maîtrisantes, parce que j’avais eu la coupable adresse d’allumer dans son cœur innocent une passion plus tyrannique encore, celle des richesses » (MM, 336).
L’anecdote de la belle paysanne lui permet de saisir la différence qui existe entre les « goûts naturels » et les vertus réelles. Les premiers ne sont que des « passions », au sens que le XVIIIe siècle prête à ce mot, c’est-à-dire des mouvements spontanés du cœur, indifféremment bons ou mauvais, là où les secondes ne s’acquièrent que par l’exercice d’une contrainte culturelle, morale ou religieuse. Un tempérament généreux ne saurait donc suffire à faire de son titulaire un être vertueux, ce qui semble nier le poids d’un déterminisme absolu de la nature sur le sujet. Cet optimisme est toutefois tempéré par la conclusion que tire le moraliste de son entrevue avec Mademoiselle de Créon. Bien que ce personnage ait pu accéder, par ses lectures et par ses conversations, à un univers supérieur qui valorise la vertu sous ses multiples formes, « la force du naturel » le ramène « aux sentiments vulgaires de sa première éducation » (MM, 357). Le romancier et son narrateur semblent alors faire leur une vision fataliste de l’homme, dans laquelle sa formation première n’est plus, à tout prendre, qu’une seconde nature. Cette manière de voir s’accentue lorsque le marquis est confronté à la figure du comte : « Quelle foi donner au repentir d’un volage, dont les sentiments et les idées n’avaient pas un moment de consistance ? Quelle explication même à ce contraste étonnant de tendresse de cœur et de dureté […]? Il ne fallait pas
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chercher mes lumières dans la religion ni dans la morale, dont je ne lui connaissais aucun principe. J’en cherchai dans la physique : son excessive légèreté, que je regardais comme la source du mal, me parut venir de la délicatesse extrême de ses organes, qui les rendait propres à recevoir toutes sortes d’impressions, mais incapables de les soutenir longtemps » (MM, 376).
L’explication physiologique à laquelle recourt le moraliste pour rendre compte des inconstances du libertin, confirme le primat des données naturelles sur les acquis culturels de l’homme. Une forte cohérence associe donc les trois principaux personnages de cette partie, puisque leur rencontre permet au narrateur d’aboutir, de façon progressive, à une vision déterministe et pessimiste de l’être humain. Le système est certes nuancé, mais le héros ne fait aucune concession sur l’essentiel. L’homme ne peut, malgré ses efforts, échapper à sa propre nature que pour déchoir. Un être aussi bon qu’Angélique pourra, privé de lumières, emprunter un mauvais chemin ; un être inconstant ou foncièrement méchant ne parviendra jamais à s’amender. La culture est ainsi nécessaire aux vertus, mais celles-ci ne sont rien si ne leur correspond pas une passion profonde et positive du sujet qui les possède. La réflexion morale du narrateur prend donc un tour nouveau et accède à des champs originaux. Mais sa démarche évolue également puisqu’il tend à se rapprocher des êtres qu’il étudie. Cet infléchissement est surtout perceptible lors des rencontres de Mademoiselle de… et d’Angélique. Si la jeune paysanne n’est pas insensible à ses offres, le héros ne résiste guère à ses charmes. Il quitte alors sa position privilégiée d’observateur du « monde moral » pour devenir un acteur de la vaste comédie des passions humaines. Le moraliste parvient certes à se ressaisir, mais le jeune homme est ébranlé. Aussi ne peut-il que succomber au second coup que lui porte l’amour, en la personne de Mademoiselle de… : « […] l’illusion que je craignais de mes sens était déjà commencée. Je n’aurais pu m’y tromper, si mon attention s’était un peu tournée sur moimême. Une impatience déjà très vive, de me voir en état de sortir pour rendre ma visite aux deux dames ; une si forte admiration pour mademoiselle de…, qu’elle allait jusqu’à me faire craindre que son mérite réel ne répondît pas pleinement à de si charmantes apparences, et que cette
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Les Illusions perdues du roman crainte […] avait la meilleure part aux prétextes qui ralentissaient l’exercice de mon goût philosophique : c’étaient deux symptômes auxquels je ne me serais pas longtemps mépris, si j’eusse vu clair dans un autre sentiment qui s’élevait dans mon sein, et dont je me défiais d’autant moins que je ne l’avais jamais éprouvé. Mon erreur, j’en fais l’aveu volontiers avant le temps de mes vraies lumières, venait de n’avoir pas encore conçu que, pour me rendre capable de pénétrer dans le cœur d’autrui, mon étude et mes observations auraient dû commencer par le mien » (MM, 370).
La rencontre de ces deux personnages marque le couronnement du projet moral du narrateur, en le faisant passer de l’erreur à la vérité. Dès lors l’amour agit comme un révélateur paradoxal, qui obscurcit et qui éclaire dans le même temps. Le cœur du moraliste, d’emblée séduit par Mademoiselle de…, mystifie d’abord son esprit et l’empêche de comprendre ce qui se passe en lui-même. Après avoir pris conscience de ses sentiments, le narrateur découvrira toutefois avec stupéfaction combien son dessein était erroné. L’amour est ici encore une notion ambiguë, mais que ses conséquences heureuses suffisent en apparence à réhabiliter. Le héros, confiant dans sa vocation, était sorti de lui-même pour étudier les autres ; les autres lui rappellent qu’il est aussi un homme et le ramènent à lui-même. En accédant au sentiment amoureux, le marquis est donc appelé à franchir le stade qui sépare des expérimentations ludiques et distantes d’une pratique évidemment plus prometteuse. Ses découvertes antérieures ne seront pas invalidées, mais leurs lacunes apparaîtront au grand jour. Loin d’être achevé, le parcours du « philosophe » ne fera alors que commencer. D’une œuvre où le romanesque était résiduel, les anecdotes ne fournissant qu’un prétexte à une étude du cœur, nous passons donc à un récit où il devient central. Comme dans les Mémoires d’un honnête homme, le narrateur du Monde moral découvre simultanément le bonheur de l’amour et les affres de la persécution ; comme dans les Mémoires d’un honnête homme, Prévost semble renouer avec son ancienne manière, alors même qu’il en avait renouvelé la pratique ; mais comme dans les Mémoires d’un honnête homme, le récit s’interrompt lorsque le romanesque revient au premier plan.
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L’histoire du marquis repose sur deux principes complémentaires de composition. Un jeu d’alternance esthétique et social imprime d’abord sa marque au roman, en le dotant d’une structure cohérente. Chaque ensemble de l’œuvre est en effet constitué de deux livres, dont le premier relate une pluralité d’anecdotes, tandis que le second se limite à un récit unique. Mais d’une partie à l’autre, les valeurs respectives de ces aventures s’inversent dans un schéma riche de sens, où bonheur et malheur se succèdent de façon inquiétante. Ce principe d’alternance met en relief deux thèmes majeurs : ceux de l’union conjugale et de l’innocence persécutée, dont le rôle symbolique atteint son paroxysme à la fin de l’œuvre, pour traduire à la fois le futur bonheur d’un héros amoureux et les menaces que font peser sur lui les revendications infondées de Mademoiselle de Créon. Un second principe de composition est fourni au récit par le projet moral du narrateur, auquel les rencontres offrent une matrice structurelle stable, et dont elles soulignent les étapes constitutives. L’évolution de ce projet voit le marquis passer de l’ombre à la lumière, selon un dispositif binaire accusé. Les deux premiers livres du roman nous font assister à la lente maturation d’une anthropologie morale fragmentaire et approximative, tandis que les deux derniers livres mettent en scène son aboutissement et la rectification de l’erreur méthodologique initiale. Ce parcours permet de dénoncer l’emprise des passions sur l’homme ainsi que son constant aveuglement. Nous pouvons enfin observer que les activités du marquis offrent au romancier la possibilité de maîtriser les éléments romanesques épars dans son œuvre, en les réduisant d’une part à quelques historiettes, en les soumettant d’autre part aux recherches appliquées du héros. L’assujettissement du romanesque au récit didactique n’est cependant que partiel et provisoire, puisque la double rencontre de mademoiselle de Créon et de la sœur du comte constitue le signal d’un nouveau départ, fondé sur de rudes et délicates épreuves, typiquement prévostiennes.
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CHAPITRE III LE ROMANESQUE EN QUESTION
1 – Une entreprise de démystification romanesque L’isolement des derniers romans de Prévost au sein d’une vaste somme, close pour l’essentiel à l’aube des années 1740, soumet le critique à l’irrésistible tentation de les étudier ensemble, dans l’espoir, avoué ou non, d’y découvrir le véritable testament littéraire de l’abbé. Ces deux motifs, à eux seuls, ne suffisent pourtant pas à fonder une recherche, ni même à en esquisser la démarche. Il est nécessaire que ces œuvres présentent des problématiques et des enjeux proches, des formes et des significations contiguës, pour que soit légitimée leur analyse conjointe. Mais une fois démontrée la pertinence d’un corpus à première vue arbitraire, un détour par l’ensemble des récits de Prévost s’impose à qui veut considérer les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral sous un jour nouveau, susceptible d’en éclairer les hésitations et les contradictions. Le rapport ambigu qu’ils entretiennent au romanesque préside en effet au mouvement de l’œuvre prévostienne, à l’intérieur de laquelle se distinguent aisément – de 1728 à 1741 – deux périodes. La première se constitue des romans publiés entre 1728 et 1731, qui chantent en apparence l’absolu d’une passion héroïque jusque dans la déchéance, ainsi que le sacrifice total des hérosnarrateurs à leurs sentiments32. Parus de 1740 à 1741, l’Histoire d’une Grecque moderne, l’Histoire de la jeunesse du Commandeur et les Campagnes philosophiques, forment une trilogie où succèdent aux temps de la passion tragique ceux de la médiocrité et de la résignation. Entre ces deux époques, le Doyen de Killerine apparaît comme une œuvre de transition, puisque ses personnages appartiennent pour certains à l’univers de Cleveland, mais pour d’autres à celui des Campagnes philosophiques ou de l’Histoire de la jeunesse du Commandeur. Un tel découpage met en évidence le parcours moral et philosophique de Prévost, largement inféodé à la question qui hante chacun 32 Il s’agit successivement des Mémoires d’un homme de qualité (1728-1730), du Philosophe anglais (1730-1739) et de l’Histoire du chevalier des Grieux (1731).
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de ses ouvrages : comment résoudre une opposition aussi forte que celle de l’être et de ce qui lui est immédiatement supérieur, Dieu ou la société ? comment, en d’autres termes, concilier amour et vertu, insertion sociale et passion, dans un univers qui réprime cette force incontrôlable33 ? On peut, à partir de ces données, lire Prévost en philosophe, en moraliste, voire en théologien utilisant le roman pour mettre en action de pures idées, sans toutefois apporter de réponse à un problème trop épineux pour être résolu34. On peut aussi proposer une lecture plus spécifiquement littéraire de ses œuvres, fondée sur le concept de mise à distance critique du romanesque, dont le point de départ réside dans une hypothèse de Jean Sgard, relative aux Mémoires de Malte et à l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut35. Observant de nombreuses ressemblances entre ces textes, le critique nous invite à regarder les Mémoires « comme une réécriture »36 de Manon. Destiné à l’ordre de Malte dès sa naissance, cadet d’une famille noble, le Commandeur est un double tardif de des Grieux, voué « à suivre toutes les étapes d’une ‘‘passion aveugle’’, comparable, dans le détail, à celle du chevalier »37. La rencontre de l’être aimé inaugure sa confession, tout comme, jadis, celle de Manon ouvrait le récit de des Grieux. Viennent ensuite l’enlèvement de la jeune femme, Helena, et le séjour des amants dans une maison fermée au monde, mais ouverte aux plaisirs. On songe ici aux jours heureux qu’ont connus le chevalier et sa maîtresse, après leur installation rue 33 Loin d’apporter une réponse au problème qu’il soulève, Prévost l’appréhende sous tous les angles, envisageant successivement deux hypothèses contradictoires. Celle où le sujet choisit l’amour contre Dieu ou la société, ce qui correspond aux trajectoires de l’homme de qualité, de Cleveland ou de des Grieux, et celle où il choisit la réussite sociale contre la passion amoureuse, ce qui constitue l’option fondamentale de la trilogie de 1741. 34 Telle est la lecture d’Alan J. Singerman qui a montré comment Prévost, dans ses œuvres romanesques, mettait en action la doctrine malebranchiste des délectations (voir L’abbé Prévost, l’amour et la morale, Genève, Droz, 1987). 35 Jean Sgard, « Mémoires pour servir à l’histoire du chevalier des Grieux », in Vingt études sur Prévost d’Exiles, Grenoble, ELLUG, 1995, pp. 267-277. 36 Ibid., p. 267. 37 Ibid., p. 269. Nous reprenons, jusqu’à la 137e page, la démonstration de Jean Sgard.
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Vivienne. Le bonheur est toutefois de courte durée. Pressée par son père naturel de mettre fin à une situation illégitime, Helena quitte le Commandeur, « laissant derrière elle, comme Manon, un petit billet »38. Sur les conseils de son ami Perés, le jeune homme regagne alors Malte, où il prononce ses vœux, à l’instar d’un des Grieux inspiré par Tiberge. Helena le retrouve cependant et le reconquiert, au cours d’une scène qui évoque l’entrevue du chevalier et de Manon à Saint-Sulpice. L’itinéraire du Commandeur reproduit donc, dans ses grandes lignes, celui de son infortuné prédécesseur. Mais les multiples échos relevés par Jean Sgard ne dévoilent leur signification qu’une fois confrontée la fin des deux romans. On sait que le chevalier, menacé de perdre son amante lors de sa déportation, prend le parti de la suivre en Amérique. On sait aussi que le couple, après s’être amendé, subit un châtiment divin dont il ne se remettra pas. La mort physique de Manon et celle, symbolique, de son amant, couronnent une destinée tragique, et sanctionnent des individus coupables d’avoir préféré l’élan de la passion amoureuse aux impératifs de la morale sociale et religieuse. Rien de tel dans les Mémoires pour servir à l’histoire de Malte où le Commandeur, retrouvant sa maîtresse que des Corsaires lui avaient enlevée, peine à la reconnaître. Défigurée par la petite vérole, Helena n’est plus qu’un « fantôme » aux yeux de son ancien amant. Si la mort de Manon mettait un point final à son idylle avec le chevalier, elle n’entraînait guère à sa suite la disparition des tendres sentiments qu’il éprouvait pour elle. Tout au contraire, la sœur du vil Lescaut pouvait prendre place parmi les divinités, et le récit de des Grieux le disputer aux prières les plus envoûtantes. Fantôme, Manon ne l’était qu’à la manière de ces objets ensorcelants, créations d’un autre monde qui hantent l’âme de leurs fidèles. Son absence physique devenait la meilleure garante de son intégrité, le plus sûr rempart contre les injures du temps et de la maladie, la voie la plus rapide pour accéder à cette vie éternelle qu’offre le mythe. Helena, dans cette perspective, constitue son antithèse rigoureuse, et le récit du Commandeur se donne à lire pour ce qu’il est : une entreprise de démystification de la passion amoureuse, cynique et radicale. La transformation de la jeune 38
Ibid., p. 271.
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femme ne guérit pas seulement le héros de ses inclinations ; elle lui permet de réintégrer pleinement l’univers de ses pairs et d’y mener, sous « les applaudissements du public » (HJC, 242), une brillante carrière. « Contrepoint ironique »39 à l’Histoire du chevalier, les Mémoires de Malte révèlent enfin leurs desseins en substituant, dans leur intitulé, l’indétermination d’une charge à une identité précise. D’un texte à l’autre, le patronyme qui suivait la désignation sociale du héros a disparu, et jamais nous ne connaîtrons le nom du Commandeur. Les tensions qui traversaient le titre du dernier livre des Mémoires et aventures ne sont plus de saison. Quand la qualité de des Grieux était doublement mise à distance – la mention de son nom affirmait l’autonomie du sujet contre ou malgré elle ; celle de Manon Lescaut, dont le prénom suffit à indiquer le rang, annonçait la violation coupable des hiérarchies les mieux établies – , la dignité du Commandeur règne en maître sur un récit où l’amour n’est plus qu’une illusion passagère. Mais ce qui est vrai de cette œuvre sombre l’est aussi du premier roman paru en 1741, l’Histoire d’une Grecque moderne. Inspirée à Prévost par l’ambassade turque de Charles de Ferriol (16991711), l’action du récit se distribue pour l’essentiel entre Oru et Constantinople, ce qui suggère un lien avec les Mémoires d’un homme de qualité, de treize ans antérieurs. Cette œuvre comprend deux parties autonomes. Dans la première, le héros rédige le récit de ses malheurs pour lui-même. L’écriture est ainsi pensée comme une occupation funèbre, par laquelle le sujet tente d’avoir une double prise sur son existence : en la dotant rétrospectivement d’un sens et d’une unité ; en la soustrayant aux altérations de la mémoire et à la menace d’un oubli total. Dans le second ensemble de ses Mémoires, Renoncour soumet au lecteur ses observations de précepteur, afin de plaire et d’instruire. L’originalité du projet prévostien disparaît alors, la dissociation de l’objet du récit et de son narrateur interdisant la réunion du passé et du présent, la conjonction de la diégèse et de la narration, dans ces instants hors du temps où les maux d’autrefois renaissent inchangés. C’est dans la première partie du roman que se situe l’événement principal de 39
Ibid., p. 277.
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l’existence du marquis : la rencontre de l’être aimé. Réduit à la captivité après la bataille de Crasted, le héros demeure à Amasie où il découvre l’amour, avant de retourner en Europe et d’épouser l’objet de son cœur. L’épisode prend place à la fin du XVIIe siècle, entre 1689 et 1706. Son cadre spatio-temporel recoupe donc parfaitement celui du récit de Ferriol, au même titre d’ailleurs que sa trajectoire, puisqu’à la séquence Amasie – Livourne – Gênes, qui rythme les quatrième et cinquième livres des Mémoires, répond, dans l’Histoire d’une Grecque moderne, l’itinéraire Constantinople – Livourne – Paris. Un parallèle peut dès lors s’établir entre ces œuvres, dont les intrigues et les enjeux respectifs sont étonnamment proches. Chacune repose en effet sur les mêmes éléments, diversement distribués pour certains. Tandis que Ferriol, ambassadeur européen, s’éprend de Théophé, esclave grecque du bacha Chériber, le marquis, esclave français du guerrier Elid Ibezu, éprouve les plus vifs sentiments pour sa fille Selima. Trois critères se superposent ainsi, puisque Prévost met en scène des individus de sexe, de condition et d’origine distincts. Il opère en outre par différenciation, dans la mesure où le captif des Mémoires est un occidental, quand la Grecque est une orientale. Ce texte inverse la configuration de son premier roman, impulsant le processus critique qui préside à la Jeunesse du Commandeur. Dans cette perspective, il convient d’étudier le parcours des deux héros, pour en saisir les similitudes et les antagonismes. L’Histoire d’une Grecque moderne s’ouvre sur une libération : le narrateur, interpellé par Théophé, l’affranchit de ses chaînes. C’est au contraire un emprisonnement qui inaugure le quatrième livre des Mémoires d’un homme de qualité, dont le protagoniste est soumis à son ancien adversaire. Les séquences suivantes nous font assister à la naissance de l’amour et à ses conséquences. Au terme d’un long séjour à Andrinople, le marquis, devenu Salem, rejoint Elid Ibezu. Se sachant apprécié de son patron, il s’accoutume « doucement à l’esclavage » et désire « mériter de plus en plus [ses] bonnes grâces » (MHQ, 68) par ses talents de cavalier et de musicien. Sa réussite est telle que son maître lui offre la main de Selima, « la plus chère de [ses] filles » (ibid.), en échange de sa conversion. Comme il refuse, Ibezu renonce à ce dessein, mais ne l’honore pas moins en lui demandant d’ « apprendre la musique et le théorbe » à son fils Amulem et à ses trois
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filles. Dès sa première entrevue avec Selima, l’homme de qualité s’éveille à l’amour et paie « cher [son] insensibilité » (ibid.) antérieure. Un douloureux conflit s’impose alors à lui, qui le laisse partagé entre ses sentiments pour la jeune femme, son attachement à la religion catholique et son amitié pour Elid Ibezu. Une contradiction semblable agite l’esprit de Ferriol. Responsable de la liberté de Théophé, celui-ci agit d’abord par compassion. Aussi assure-t-il son ami le sélictar, épris de la Grecque, de la tranquillité de son cœur. Mais la réalité ultérieure dément cette affirmation, qui le voit succomber aux charmes de Théophé. Ferriol est maintenant déchiré entre une inclination indomptable, une image de libérateur qui lui interdit d’abuser de sa position, et une amitié teintée de rivalité. Confrontés à une situation analogue, l’ambassadeur et le marquis réagissent de la même manière, par l’élaboration d’un projet pédagogique qui vise à satisfaire une demande de l’être aimé, autant qu’à réduire un écart culturel préjudiciable à leurs vues. Bien que leur maîtrise du Turc leur permette de communiquer avec Théophé et Selima, ils les initient en effet au Français. Cet apprentissage constitue la première étape d’un dessein ambitieux, dont le recours au[x] livre[s] marque le paroxysme : la fille d’Elid Ibezu se familiarise avec le Télémaque de Fénelon, pendant que l’ancienne courtisane s'applique aux Essais de Nicole et à la Logique de Port-Royal. La proximité temporelle de ces textes, publiés à la fin du XVIIe siècle, ne doit pas occulter leurs différences. Ecrit par un quiétiste pour son élève, le duc de Bourgogne, Télémaque est un roman à visée didactique, tandis que les Essais de Nicole sont des œuvres morales d’inspiration janséniste. L’écart est grand entre ces ouvrages, que distinguent leur appartenance générique, les opinions de leurs auteurs et leurs visées respectives. À cette série d’oppositions, l’Histoire d’une Grecque moderne et les Mémoires d’un homme de qualité en ajoutent une autre, qui leur attribuent des rôles antagoniques. Le choix des Aventures de Télémaque comme support pédagogique correspond étroitement aux besoins du marquis. Femme d’un rang élevé, Selima peut et doit être éduquée, ce que le recours à un roman didactique, agréable et profond, permet sans ennui ni contrainte. À cette harmonie de la référence livresque et de la situation des personnages succède, dans l’Histoire d’une Grecque moderne, un
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divorce absolu. Contrairement à Selima, Théophé est un personnage de basse extraction, une ancienne courtisane qui, jusqu’à sa rencontre avec le diplomate, n’a connu que le libertinage et la volupté des sens. Dans cette optique, la correspondance des livres conseillés et de leur destinataire n’est plus de mise. Le jansénisme rigoureux des Essais, la condamnation de la sensualité et l’affirmation du péché originel, contrastent violemment avec la destinée de la jeune femme. Mais la nature de ces ouvrages se heurte plus encore à l’ambition de Ferriol, dont le projet d’éducation n’est qu’un dérivatif aux frustrations amoureuses. La configuration de l’Histoire d’une Grecque moderne inverse donc celle du quatrième livre des Mémoires : amant policé, Renoncour ne s’adresse qu’aux « charmes de [l’] esprit et [du] cœur [de Selima] », qu’il respecte « trop pour former d’autres désirs » (MHQ, 71). Son entreprise pédagogique est sincère, son adhésion aux valeurs inculquées à son élève réelle. Si Ferriol s’intéresse à la formation de Théophé, ce n’est en revanche que contraint et forcé. Désireux de ne pas la décevoir, il se conforme aux qualités qu’elle lui prête, accentuant l’écart qui sépare ses désirs de la réalité qu’il se laisse imposer. Prisonnier de contradictions insurmontables, il sombre lentement dans une folle jalousie qui le conduit à noircir l’être aimé, à projeter sur lui ses propres équivoques, à lui refuser obstinément des vertus dont il se sait incapable. Sa vengeance, l’ambassadeur l’obtient lorsqu’il condamne la Grecque à rester près de lui, après leur arrivée en Europe. Les libertés sans nombre que promettait l’Occident ne sont plus qu’illusion, et l’affranchissement qui ouvrait le récit devient aliénation, dans les deux sens du mot. Dans cette perspective, il n’est pas surprenant de voir les bonheurs d’une maison solidaire s’effacer devant les manipulations d’une famille déchirée. Les enfants d’Elid Ibezu sont au nombre de quatre : un fils, Amulem, et trois filles, dont Selima. A l’inverse, le père de Théophé possède une fille et trois fils. L’antithèse symétrique des sexes de leur progéniture témoigne une fois encore des intentions de Prévost. La présentation de Ferriol et du marquis aux deux fratries est symptomatique : « Une des dames appela par leur nom Amulem, Selima et les deux autres demoiselles qui devaient être mes écolières. A ce nom de Selima […] je
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Les Illusions perdues du roman levai les yeux. Je vis, dans Selima, une des plus charmantes personnes qui aient jamais été sur la terre. Elle s’avança, en me regardant, avec son frère et ses deux sœurs. Ils avaient tous quatre quelque chose d’aimable et de prévenant ; mais au premier coup d’œil, Selima avait fait dans mon cœur une impression qui n’en sera jamais effacée. Cette puissante sympathie qui m’attachait au père, se joignit tout d’un coup à la passion la plus vive et la plus tendre » (MHQ, 69). « Les deux aînés […] considérèrent [Théophé] avec beaucoup de froideur ; mais le plus jeune, dont l’âge ne paraissait pas surpasser dix-huit ans, et qui m’avait frappé d’abord par la ressemblance que je lui avais trouvée avec sa sœur, n’eût pas jeté deux fois les yeux sur elle que s’avançant les bras ouverts, il lui donna mille tendres embrassements. Théophé, n’osant encore se livrer à ses caresses, tâchait modestement de s’en défendre. Mais les deux autres ne la laissèrent point longtemps dans cet embarras. Ils s’approchèrent brusquement pour la tirer des bras de leur frère, en le menaçant de l’indignation de Condoidi » (HGM, 36).
Composées selon le même modèle, ces scènes décrivent d’abord l’ensemble des frères et sœurs de Selima et de Théophé, pour se focaliser ensuite sur un individu précis, et s’achever enfin par l’évocation du père. Mais à l’union qu’affiche la descendance d’Elid Ibezu répond la division des Condoidi. La restitution de Théophé à son père n’entre pas dans les plans de cet homme : disparue quinze ans plus tôt, elle ne peut qu’avoir mené une mauvaise vie et souiller un honneur d’autant plus précieux qu’un héritage dépend de son intégrité. Son frère lui offre en revanche son amitié, mais il profite rapidement de leurs liens pour abuser d’elle. Quand Renoncour trouve en captivité une famille complice et conciliante, le diplomate ne rencontre donc que mensonges et réticences : un père qui refuse de reconnaître sa fille par intérêt, un frère qui s’expose à l’inceste pour assouvir ses désirs. L’œuvre de 1741 marque une rupture, l’opacité des êtres se substituant à la transparence des cœurs. Parce que Selima était la fille de son maître et que celui-ci l’aimait, le marquis pouvait être sûr qu’elle partagerait ses sentiments. Dans le monde protégé où il évoluait, l’équivoque était impossible, le recours au langage inutile40 :
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Comme l’observe Jean Sgard, « le monde turc des Mémoires et aventures ne diffère guère de celui de Pomponius : c’est le même univers sans cloison et sans tragédie ; les
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un visage reflétait une âme et toutes étaient belles. Avec l’Histoire d’une Grecque moderne s’instaure l’ère du soupçon. La fin même de ces œuvres souligne leur antagonisme, car si le marquis et Ferriol assistent en Europe à la disparition de leurs amantes, le premier a épousé Selima après l’avoir vue repousser les avances du G. D. , tandis que Théophé a réduit le second au désespoir, en donnant son amour à un autre que lui. *** L’expression d’ « anti-Renoncour » que Jean Sgard applique au Commandeur convient également à son prédécesseur, le héros de l’Histoire d’une Grecque moderne. L’identité du cadre spatio-temporel de cette œuvre et des quatrième et cinquième livres des Mémoires d’un homme de qualité, souligne, aussi bien que la parenté de leurs intrigues, des liens dont une série de renversements traduit la signification. Lorsque l’affranchissement de la Grecque provoque son aliénation, l’incarcération du marquis devient libération ; une trouble entreprise d’acculturation fait écho à un projet pédagogique sincère ; un ordre domestique blâmable et indécis répond à une famille aimante et exemplaire. Le parfait amour de 1728 n’est plus possible en 1741, « la jalousie [éveillant] un doute sans remède sur la nature de l’être aimé »41. Comme en témoigne l’issue des deux textes, la lutte a remplacé l’union. Le malheur, dans les Mémoires, était extérieur aux amants. Il se présentait comme l’acte fou d’une divinité injuste et vengeresse, qui pouvait mettre fin à un couple physique, mais qui ne pouvait anéantir des sentiments. Avec la Grecque moderne, Prévost inaugure un nouveau type de récit, où le sujet est responsable de ses maux : plus de fatalité derrière laquelle se réfugier, de Dieu caché contre lequel récriminer. L’activité scripturaire change alors de sens : on n’écrit plus ses malheurs « pour [sa] propre satisfaction » (MHQ, 13), mais pour soumettre au jugement du lecteur des aventures dont le sens échappe irrémédiablement à celui qui les a vécues et les raconte. religions se réconcilient, les amours sont sans ombre, la vie est un rêve » (Prévost romancier, op. cit., p. 85). 41 Ibid., p. 426
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Loin de se limiter aux personnages, le doute atteint la narration et la « tranquillité » (ibid.) que visait Renoncour est définitivement hors d’atteinte. Œuvre de maître, l’Histoire d’une Grecque moderne ouvre brillamment une trilogie qu’il revient aux Campagnes philosophiques de fermer. 2 – Les Campagnes philosophiques : un anti-Cleveland en 1741 En reproduisant presque à l’identique l’intitulé du Philosophe anglais ou histoire de monsieur Cleveland, les Campagnes philosophiques ou histoire de monsieur de Montcal témoignent des mêmes intentions que les Mémoires de Malte : la substitution de l’adjectif « philosophiques » au nom « philosophe » met l’accent sur un mécanisme de reprise inversée du Cleveland, en tous points comparable à celui adopté dans la Jeunesse du Commandeur. La nationalité que le romancier attribue à son héros en 1731 est fortement connotée : l’Anglais représente alors l’homme éclairé que salueront les Lettres philosophiques et dont Prévost a déjà célébré les vertus. Ainsi la naissance de Cleveland souligne-t-elle, autant que le terme qui le désigne, son aptitude au raisonnement et à la sagesse. Mais l’Anglais des Lumières est également cet être étrange et spleenétique, qui inspirera maints romans contemporains, de Cleveland à la Nouvelle Héloïse de Rousseau, en passant par les Heureux orphelins de Crébillon et les Lettres de Fanny Butlerd de madame Riccoboni. Partagé entre un goût inné pour le bien et une sensibilité extrême, Cleveland est donc un personnage complexe, qui ne peut être que le plus heureux ou le plus « malheureux de tous les hommes » (Cleveland, passim). À l’inverse, si le héros qui lui succède en 1741 se présente comme un philosophe, rien n’indique en lui de « vocation au malheur ». Soldat en campagne, Montcal n’a guère le loisir de se livrer à ses émotions ni de murmurer contre les épreuves qu’il traverse, et le titre qu’il donne à ses mémoires, parce qu’il met en avant son statut militaire, souligne avec discrétion ce qui le sépare du bâtard de Cromwell. On notera d’ailleurs qu’à la solidarité de l’adjectif « anglais » et du substantif « philosophe » observée plus haut, fait place, dans les Campagnes philosophiques, une relation antinomique : le nom et son qualificatif s’opposent l’un à l’autre, de même que
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s’opposaient en Frédéric II le « Salomon du Nord » et le conquérant prussien. Montcal peut dès lors apparaître comme l’antithèse de Cleveland42, ce que confirment la nature et l’évolution de son projet philosophique, aussi bien que son itinéraire sentimental et politique. Dans l’un et l’autre de ses récits, Prévost se livre au double jeu de l’Histoire et de la fable. Celle-ci confère aux événements qu’elle intègre une forte aura symbolique ; l’Histoire lui fournit en retour un arrière-plan propre à l’accréditer, selon la technique des mémoires pseudo-historiques. Un texte équivoque, à mi-chemin entre fiction et réalité, se constitue peu à peu, s’amusant de façon inquiétante à détourner l’une au profit de l’autre. Dans une étude consacrée aux Voyages et découvertes de l’abbé Prévost43, C.-E. Engel a ainsi montré que le protagoniste des Campagnes philosophiques n’a pas été inventé par l’auteur : Marc-Antoine d’Avessens, fils d’un seigneur de Moncal (sic), ayant participé à la guerre d’Irlande aux côtés des Anglais, lui a fourni l’esquisse de son héros. Et si Cleveland est bien un personnage fictif, Jean Sgard nous rappelle que son élaboration est le fruit de combinaisons savantes, destinées à entretenir le doute sur son existence « dans l’esprit de lecteurs peu exigeants »44. Les libertés prises à cette occasion préludent au sort que l’abbé réservera à Montcal, dont la carrière et la vie amoureuse telles
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En recourant à la figure du guerrier philosophe, Prévost devait avoir à l’esprit cette remarque de Cleveland : « la guerre m’a toujours fait horreur. C’est la honte de la raison et de l’humanité […] ; et, dans les principes de ma morale, un héros guerrier n’est qu’un monstre infâme » (Cleveland, 213). On ne saurait mieux formuler l’incompatibilité du soldat et du penseur et, partant, l’antagonisme du Philosophe anglais et de son successeur. 43 C.-E. Engel, Figures et aventures du dix-huitième siècle : voyages et découvertes de l’abbé Prévost, Paris, Je Sers, 1939, p. 81. 44 « Le héros est né des amours de Cromwell et d’Elisabeth Cleveland. Cette mystérieuse personne aurait en plus été la maîtresse de Charles Ier avant de rencontrer le Protecteur ; le fait est déjà bizarre. Il avait bien existé un duc de Cleveland, qui avait jadis sauvé la vie de Charles Ier en s’interposant entre lui et Cromwell ; et puis, il y avait la célèbre maîtresse de Charles II, Barbara Villiers, créée duchesse de Cleveland par le roi. Le fils naturel de Barbara Cleveland et de Charles II, Charles Fitroy, duc de Cleveland, venait de mourir en 1730 : cela suffisait pour créer la confusion dans l’esprit de lecteurs peu exigeants » (Jean Sgard, Prévost romancier, op. cit., p. 132).
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qu’il les décrit sont sans commune mesure avec la destinée du brigadier-général d’Avessens. Ce recours à l’Histoire, habituel chez les romanciers du temps, resterait sans conséquence si, d’une œuvre à l’autre, nous n’observions une inversion rigoureuse du procédé par lequel l’écrivain confère leur épaisseur à ses personnages. Avec les Campagnes philosophiques, un parcours forgé de toutes pièces se substitue insidieusement à une existence réelle. À l’opposé, Cleveland est une figure fictive, à laquelle un usage détourné du réel donne corps. Dans le premier cas, le roman infléchit la réalité ; dans le second, c’est la réalité qui infléchit le roman. De là à lire cette évolution comme la manifestation discrète d’un projet parodique, il n’y a qu’un pas, que la situation politique de Montcal et de son prédécesseur nous invite à franchir. Les aventures de Cleveland durent une quarantaine d’années et l’entraînent sur deux continents. Plus modestes, celles de Montcal se déploient sur un an et demi et le conduisent dans deux royaumes différents. Mais l’importance que revêtent pour chacun la France et l’Angleterre, ainsi que la nature des événements évoqués, soulignent leur parenté. Les mémoires du Philosophe anglais commencent avant la République de Cromwell et se terminent à la fin du règne de Charles II. Ceux du guerrier philosophe se concentrent pour l’essentiel sur les campagnes d’Irlande, qui ont permis à Guillaume III d’imposer à ses sujets catholiques une politique hostile à leur foi. Les deux textes, une fois juxtaposés, couvrent donc l’histoire du Royaume-Uni de 1641 à 1690, avec un important hiatus, puisque aucun ne met en scène le règne malheureux de Jacques II (1685-1688) : l’Histoire de monsieur Cleveland s’achève avant l’avènement du roi catholique ; celle de monsieur de Montcal s’ouvre peu après sa destitution. À l’instar des Mémoires de Malte, qui commencent quand finit l’Histoire du chevalier des Grieux, les Campagnes philosophiques prennent, d’un point de vue chronologique, la suite du Philosophe anglais. Mais comme les Mémoires de Malte, ceux du lieutenant-colonel Montcal constituent en fait un recommencement. Les récits de Cleveland et de Montcal reposent en effet sur une configuration politique analogue. Un nouveau maître – Cromwell ici, Guillaume d’Orange là – exerce sa souveraineté sur la Grande-
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Bretagne. Dans les deux cas, il s’agit d’un protestant parvenu au pouvoir à l’issue d’une révolution qui a dépossédé le roi légitime de ses droits. Celui-ci trouve alors asile en France, auprès d’un monarque catholique (Louis XIV) dont la figure est commune aux deux œuvres. Les Campagnes philosophiques reproduisent ainsi le schéma politique du Philosophe anglais, ce qui motive l’ellipse dont le règne du dernier Stuart couronné fait l’objet. Si la distribution des rôles historiques a changé d’un roman à l’autre, leur structure profonde reste stable, aucun facteur de rupture n’étant venu l’altérer. Dans cette perspective, les modifications introduites par Prévost, parce qu’elles ne concernent que l’attitude de ses narrateurs, revêtent une importance cruciale. On sait que Cleveland, pour fuir un père qui en veut à sa vie et expier la faute du régicide, se rallie à Charles II, qui le créé chevalier : contre le Protecteur, il choisit le fils du souverain exécuté. À l’inverse, Montcal soutient l’usurpateur contre le roi légitime, puisqu’il abandonne la France pour servir Guillaume III, au détriment de Jacques II et de son allié Louis XIV. Les pères symboliques sous l’autorité desquels se placent les deux héros renforcent en outre leur opposition. Avec le comte de Clarendon, ministre de Charles II et gendre de Jacques II, Cleveland trouve un ami de choix, dont la conduite envers les Stuart est irréprochable. En la personne du maréchal de Schomberg, passé de Louis XIV à Guillaume III, Montcal rencontre un soldat illustre et un exemple à suivre. L’antagonisme des grands hommes qu’ils fréquentent redouble donc ce jeu subtil de symétrie et de contraste auquel donnent lieu leurs préférences, au même titre d’ailleurs que les déplacements qui rythment le début de leurs aventures. Né en GrandeBretagne, menacé par son père, Cleveland prend, à la mort de sa mère, le chemin de la France. Français, Montcal gagne l’Angleterre après un duel aux conséquences fâcheuses. Son trajet reprend en l’inversant celui du Philosophe anglais, dans une séquence d’autant plus importante qu’elle est inaugurale : les intentions critiques qu’affichait le titre de l’œuvre sont d’emblée confirmées. Roman historique, Cleveland est aussi un roman tout court, au sens où l’entendaient les contemporains de Prévost. Rien d’étonnant dès lors à ce que l’amour y occupe une place prépondérante, ou plutôt les amours, car, sans même évoquer leurs intrigues secondaires, les mémoires du philosophe se divisent en deux périodes, placées sous le
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signe de deux êtres distincts : une figure maternelle qui s’incarne en Fanny, une figure de jeune fille que représente Cécile. La deuxième partie de Cleveland s’articule autour de la confrontation indirecte de ces deux personnages. Or, l’intrigue des Campagnes philosophiques repose sur le même dualisme, ce que n’a pas manqué d’observer André-Kibedi Varga : « Dans l’univers romanesque de l’abbé, il existe deux types de femmes : les douces et les violentes […]. Dans la plupart des cas, ce type féminin fournit aux romans quelques personnages secondaires ; dans au moins trois ouvrages de Prévost il occupe cependant une place centrale : Cleveland, Les Campagnes philosophiques et les Mémoires d’un honnête homme sont construits autour du conflit entre ces deux types féminins qui se disputent […] le cœur du héros. L’intrigue amoureuse des Mémoires est simple : le narrateur éprouve une passion profonde pour […] Mme de B., mais […] son père le force d’épouser Mlle S.V. […] Tout est net dans cette histoire ; cette fois-ci, le narrateur avait fait son choix, son malheur, souvent annoncé, s’éclaire tout à coup à la dernière page. Par contre, tout est trouble dans les deux autres histoires : M. de Montcal hésite entre Mme de Gien et Mlle Fidert, il hésite à refuser un cadeau de celle-ci qui lui permettrait de devenir le riche mari de celle-là et une fois marié avec Mme de Gien, il garde, par amitié et compassion, Mlle Fidert auprès de lui. Cette situation équivoque se présente sous une forme plus pathétique et plus étonnante encore dans Cleveland : la douce Fanny et la violente Cécile sont la femme et la fille du héros ! Cleveland ignore la véritable identité de Cécile et l’inceste inconscient donne ainsi une dimension tragique au roman, qu’on chercherait en vain dans les équivoques consenties de M. de Montcal »45.
Ce commentaire appelle plusieurs remarques. D’une part, l’agrégation des Mémoires d’un honnête homme à l’ensemble que forment les Campagnes philosophiques et le Philosophe anglais, souligne leur singularité irréductible : contrairement à Cleveland ou à Montcal, le comte n’est pas partagé entre deux individus de tempérament opposé ; il subit passivement les assauts d’une femme qu’il n’aime pas. D’autre part, en observant que l’intrigue triangulaire des deux autres récits de Prévost coïncide parfaitement, Aron-Kibedi Varga met l’accent sur un phénomène essentiel : celui de l’entreprise critique à laquelle le romancier se livre en 1741, et dont la configu45 A.-K. Varga, « L’univers romanesque de l’abbé Prévost », Neueren Sprachen, XVII, 1968, pp. 177-179.
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ration amoureuse des Campagnes désigne clairement pour cible la seconde partie du Cleveland. À l’image du philosophe, Montcal ne découvre la passion qu’après avoir connu l’amour. Ses mémoires comportent quatre parties, qui se divisent en deux ensembles. Le premier reproduit la situation de Cleveland, hésitant entre Cécile et Fanny ; le second reprend celle de Cécile, dont l’exclusion du triangle amoureux ôte à l’existence ses attraits. Dans cette optique, Mademoiselle Fidert constitue son double tardif, tandis que Madame de Gien se présente comme l’équivalent de Fanny. Femme-mère, sa rencontre constitue pour Montcal un nouveau départ. Jusqu’alors cantonné dans les bornes étroites de son grade, le soldat atteint par son entremise une position attrayante. Indirectement d’abord, puisque c’est un duel livré en son nom qui le conduit en Angleterre, où un jeu d’alliances et de réseaux soigneusement entretenus le fait accéder au généralat. Directement ensuite, les interventions répétées de son amante auprès de Schomberg facilitant son ascension. Si l’on ajoute que son mariage avec Madame de Gien lui procure une fortune enviable, on voit combien son rôle est proche de celui de Fanny. Les deux femmes dotent leurs conjoints d’un statut avantageux et de l’aisance qui leur faisait défaut. La maternité symbolique de Madame de Gien renforce enfin sa parenté avec elle. Devenue l’épouse de Montcal, elle se prend en effet de sympathie pour une rivale qu’elle va jusqu’à recueillir et qu’elle traite, à maints égards, comme sa propre fille. Apparemment vertueuse et charitable, Madame de Gien est en réalité un être équivoque, une contrefaçon dégradée de Fanny. Nous savons que Cleveland et sa femme ont été désunis par un amant fictif. Peu après leur rencontre, c’est à un obstacle identique et contraire à la fois que les amants des Campagnes philosophiques sont confrontés. Madame de Gien est une femme mariée, séparée d’un époux qui la rappelle avant de mourir. Elle retourne donc en France, abandonnant un temps le malheureux Montcal, dont les sentiments rappellent à s’y méprendre ceux de Cleveland lors du départ de Fanny : « Les deux jours suivants furent pour moi deux nuits sombres et cruelles, que je passai seul et sans pouvoir souffrir la lumière. Je ne pris ni nourriture ni repos. Tout me paraissait si obscur et si affreux dans mon aventure, que me reprochant plus d’une fois l’excès de ma soumission et de ma complaisance, non seulement je me trouvai ridicule de m’être laissé abuser
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Les Illusions perdues du roman par des espérances chimériques, mais que je fus prêt à monter sur le premier vaisseau pour suivre les traces d’une ingrate, et lui faire honte d’avoir abusé de ma bonne foi ; car que pouvais-je prétendre, et que me restait-il à espérer d’elle, séparés comme nous allions l’être par la distance de Paris jusqu’à l’Irlande ? N’allait-elle pas se rendre dans les bras de son mari ? Et pouvaisje m’attendre sur qui le devoir avait assez de force pour l’y rappeler du fond de l’Irlande, fût jamais capable de retourner sur ses pas pour se rendre aux invitations de l’amour ? » (CP, 296).
Les nuits de solitude que traverse le guerrier philosophe, Cleveland les a connues avant lui, se tenant, après la trahison supposée de sa femme, « renfermé du matin au soir dans le cabinet qui touchait à [sa] chambre », sans y « souffrir la présence de personne » (Cleveland, 276). Les contradictions qui l’assaillent ont déjà occupé l’âme de son prédécesseur : « Dans le trouble d’esprit et de cœur où j’étais, je ne pouvais même démêler les mouvements qui dominaient dans mon âme. Il me fut impossible, après deux heures de solitude et de méditation, de me répondre nettement à moimême lorsque je me demandai si je détestais mon épouse, ou si je l’adorais encore ; si je souhaitais de pouvoir l’enlever à son perfide amant, ou s’il n’était pas mieux pour mon honneur, et même pour mon repos, de les abandonner tous deux à la justice du ciel et à leur mauvais sort » (Cleveland, 270).
Partagés entre le désir de retrouver l’objet de leur cœur et la blessure qu’on leur a infligée, les deux hommes finissent par accepter leur situation. La symétrie de cette attitude ne saurait pourtant occulter un antagonisme profond, dont les motifs sont doubles. En premier lieu, les Campagnes philosophiques inversent le schéma du Philosophe anglais : la rupture de Fanny et de Cleveland sépare un mari de sa femme ; celle de Montcal et de Madame de Gien concerne deux amants. À ce titre, le soldat est plus proche de Gelin que du philosophe. Ensuite, les circonstances des deux séparations sont rigoureusement opposées. Convaincue que son époux la trompe, Fanny le quitte sans l’avertir de sa décision ni de ses motivations. Lorsque Madame de Gien impose à Montcal une rupture qu’elle sait provisoire, elle prend soin au contraire de lui avouer son amour, et de lui indiquer les raisons de son retour en France. La perfidie que lui prête son amant contraste dès lors avec la franchise dont elle fait preuve, et ses
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lamentations seraient difficilement recevables sans le recours au Philosophe anglais. La douleur de Montcal n’est qu’une pose, une posture nécessaire aux héros dignes de ce nom. Cleveland, qui dès le début de sa confession joue les parangons d’infortune, fournit à Prévost le plus parfait modèle de l’âme romanesque, noble dans ses tourments, admirable jusque dans ses maux. Aussi lui emprunte-t-il ses sentiments et ses expressions, en cet instant funeste où son personnage se voit, comme lui, abandonné de l’être qu’il aime. Mais l’inadaptation de cet élan à sa situation et à son caractère en entame la beauté, en contamine la pureté. Le comportement romanesque de Montcal est d’ailleurs démenti par l’enchaînement implacable des faits. Les souffrances sans remède des âmes héroïques lui correspondent si peu, qu’au terme de ses « deux nuits sombres et cruelles », il décide de chercher son bonheur « dans l’espérance et dans le sentiment d’un amour […] que rien ne [lui paraît] capable d’éteindre » (CP, 296), et de tromper une trop longue attente dans les bras accueillants de Mademoiselle Fidert. Lorsqu’on songe que la perte de Fanny a conduit Cleveland sur la pente vertigineuse du suicide, on comprend mieux ce qui le distingue de son successeur… Les nombreux points communs des Campagnes philosophiques et du Philosophe anglais apparaissent comme autant de détournements, irrespectueux et subversifs, de l’œuvre. Mais l’entreprise de Prévost resterait incomplète si Cécile ne trouvait en Mademoiselle Fidert un contrepoint ironique. Parricide et amante éplorée, la belle Irlandaise se place sous la protection de Montcal, au cours d’une séquence de nouveau empruntée à Cleveland. Dans l’espoir de soustraire leur fille à la répression qui les menace, Monsieur et Madame de R. ont prié le philosophe de la conduire à Rouen, d’où elle gagnera l’Angleterre. La tristesse que leur séparation procure aux amants met en échec l’exécution du projet. Sur les conseils de Cécile, le héros l’abrite dans sa demeure, où l’isolement dont ils bénéficient devient un piège pour leur vertu. De la même manière, Montcal promet son aide à Mademoiselle Fidert, qui souhaite se réfugier dans un couvent français. Les barrages des Anglais l’empêchant de tenir parole, il la garde à ses côtés et s’expose à une tentation aussi forte que redoutable. Dans le traitement de ces épisodes, le romancier opère une fois encore par antithèse et symétrie. Cécile doit quitter son pays pour
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une terre réformée, la demoiselle doit abandonner le sien pour un royaume catholique ; Montcal et Cleveland, chargés de leur transfert, échouent à le mettre en œuvre ; les deux jeunes femmes s’établissent avec eux, ce qui suscite des désirs réciproques. Mais si le philosophe anglais les déjoue en invoquant sa qualité d’homme marié, le guerrier philosophe n’oppose rien aux avances de sa protégée. Ses mémoires réalisent donc une virtualité de Cleveland, puisqu’il abuse d’une paternité symbolique, que lui confèrent tout ensemble la protection assumée46 de sa compagne et la disparition de son père, condition essentielle de leur rencontre. Le motif du couvent, catholique et français, prend alors sa juste valeur. Quand elle veut demeurer auprès de son amant, un émissaire du roi oblige Cécile à s’y retirer. Ce malheur apparent constitue le premier pas vers sa rédemption : il lui permet en effet de retrouver sa mère, dont elle partage la cellule ; il donne le temps à Cleveland d’apprendre l’innocence de sa femme et l’identité de sa fille. Le couvent marque donc le terme d’une méprise tragique et consacre la reconstitution d’une famille, finalement épargnée par l’inceste. À l’opposé, bien que Mademoiselle Fidert se destine à cet asile, elle finit dans les bras de Montcal. Aussi l’évocation du couvent inaugure-t-elle une situation fausse, dont Madame de Gien a bien perçu les conséquences : « Mademoiselle Fidert, touchée de mon zèle autant que de l’espérance de se voir bientôt à la fin de ses alarmes, chercha dans ses expressions tout ce qu’elle put s’imaginer de plus vif pour me marquer sa reconnaissance, tandis que madame de Gien, interdite et pensive, demeura sans réponse à une nouvelle dont j’avais compté qu’elle partagerait la joie. Je ne pus attribuer cette froideur qu’au chagrin de se voir séparée d’une jeune personne pour qui elle avait pu prendre de l’estime et de l’amitié. Mais lorsque cette pensée m’eut porté à lui représenter qu’elle n’était point sans espérance de la revoir en France, elle me répondit que son dessein n’était pas d’attendre si longtemps, et que pouvant vivre aussi tranquille dans un couvent de France qu’en Angleterre ou à Dublin, elle était résolue de suivre mademoiselle Fidert et de passer la mer avec elle » (CP, 276).
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C’est bien en père que Montcal se comporte envers mademoiselle Fidert. Prêt à « payer d’avance quelques quartiers de sa pension » au couvent qui l’accueillera, il n’imagine pas être jamais assez mal « avec la fortune pour [se] trouver dans l’impuissance de lui fournir un honnête entretien » (CP, 270).
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C’est évidemment la jalousie qui motive la réponse de Madame de Gien. Mais le souhait qu’elle formule doit se lire comme un écho inverse à la situation des Cleveland. Signe de l’unité retrouvée autour d’une femme-mère dont la disparition fut source de confusion, le couvent assure dans le Philosophe anglais la pérennité de l’ordre domestique et sentimental. Les Campagnes philosophiques entérinent paradoxalement sa fonction, puisque son absence et le départ de madame de Gien autorisent tous les débordements. L’évocation de la vie conventuelle sur le mode optatif fait en outre apparaître chez ces héroïnes la nostalgie d’un ordre perdu, le parricide de l’une et l’adultère de l’autre ne leur permettant pas de connaître la quiétude qu’elles appellent de leurs vœux. L’innocence des personnages de Cleveland n’est plus qu’un rêve, un songe merveilleux dont la réalisation est interdite à ceux qui s’y livrent. Entre l’œuvre de 1731 et celle de 1741, le divorce est définitivement consommé, comme en témoignent les fins respectives de Cécile et de mademoiselle Fidert. Les retrouvailles de parents disparus et le mariage d’une rivale avec un ancien amant modifient en profondeur leur position, puisqu’une relation familiale pacifiée – symbolique ou non – se substitue à un rapport amoureux conflictuel. Désormais libres, les jeunes femmes sont courtisées par deux amants, dont la hardiesse et la violence des entreprises les conduisent au trépas. Une nouvelle distribution triangulaire se met ainsi en place, qui renverse la précédente. Mais quand Mademoiselle Fidert tombe en coupable sous les coups d’un amant éconduit, Cécile expire en sainte47 sous l’œil admiratif des siens. Les conséquences de leur mort sont de la première importance, puisqu’elles déterminent l’issue des deux textes. La fin exemplaire de sa fille prélude à la conversion de Cleveland ; le triste décès de la jeune Irlandaise est dépourvu d’incidences. Montcal achève sa carrière par un épicurisme « tranquille », qui suffit à son bonheur :
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Dans les Campagnes philosophiques, Mademoiselle Fidert perçoit sa fin malheureuse comme le signe d’un châtiment céleste : « Elle entra d’elle-même dans les principes de religion, qui devaient lui faire regarder ses infortunes comme le châtiment de ses fautes, et luifaire espérer qu’elles en seraient l’expiation » (CP, 398). À l’inverse, la conduite de Cécile durant son agonie et sa piété envers Dieu font l’admiration de tous (voir Cleveland, pp. 613-614).
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Les Illusions perdues du roman « Pour moi qui ne voyais plus rien à espérer de la fortune, et qui n’avait tiré pour fruit de mes services qu’une multitude de blessures […], je ne pensai qu’à jouir du seul bien que le ciel m’accordait dans la société d’une femme aimable, qui bornait tous ses soins à me plaire […]. Le goût que je voyais à Mme de Montcal pour la douceur d’une vie tranquille servit beaucoup à confirmer le mien. Elle m’avait fait cent fois un plan de bonheur dont je brûlais de faire l’essai. Il consistait à jouir paisiblement de nos richesses dans un cercle borné d’honnêtes gens, […] et à fortifier notre sentiment pour le plaisir en ne prenant pour l’exercer qu’un petit nombre d’objets choisis. Ce principe auquel nous sommes encore attachés dans le temps que j’écris ces mémoires, nous rend beaucoup plus heureux que la variété, dont j’ai entendu tant de fois vanter les charmes, et qui ne peut faire à mon avis la satisfaction des esprits fermes et des cœurs constants » (CP, 398-99).
La conclusion des Campagnes philosophiques prend à contrepied le dénouement du Philosophe anglais. L’idéal de Montcal reproduit en effet celui de Cleveland avant sa conversion. Tout à son bonheur d’avoir retrouvé femme et enfant, il avait alors délaissé une philosophie stérile pour jouir de sa fortune et multiplier ses distractions. Si le refus de leur variété constitue, de la part de son successeur, une dénonciation implicite de ce projet, il ne demeure pas moins que son plan de conduite lui ressemble fort : la jouissance des richesses, le choix d’une société restreinte « d’honnêtes gens », l’importance du plaisir, sont autant d’éléments qu’ils partagent. Ce qui n’est cependant qu’une étape dans la trajectoire de Cleveland devient, dans celle du guerrier, le souverain bien. À cet égard, le héros des Campagnes régresse par rapport à celui du Philosophe anglais. Mais l’épilogue du roman fait également écho aux dernières pages de Cleveland. Si l’exemple de Fanny et ses entretiens avec Clarendon conduisent le narrateur vers Dieu, cette évolution ne s’accompagne pas d’un renoncement au monde et à ses joies. D’abord parce qu’il faut aider les autres, ensuite parce que le christianisme « sanctifie par l’innocence des désirs et par le soin de les rapporter au dernier terme, tout ce qui n’est pas ou mauvais en soi-même, ou particulièrement défendu par la loi » (Cleveland, 630). À l’instar de Montcal, Cleveland se livre donc à un « usage modéré des plaisirs » (ibid.). qu’il subordonne toutefois aux « devoirs de la religion » (ibid.). Derrière l’identité apparente de leurs projets se profile plus que jamais un antagonisme absolu.
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Œuvre désabusée, les Campagnes philosophiques ne se contentent pas de rompre avec les romans précédents de Prévost. Elles reproduisent l’intrigue de Cleveland dans sa triple dimension – sentimentale, politique et philosophique – pour en altérer les valeurs et tourner en dérision le parcours du héros éponyme. Les acteurs principaux du Philosophe anglais se découvrent en 1741 des épigones avilis: à Fanny, archétype de l’innocence éprouvée, répond une femme adultère ; à Cécile, victime involontaire de l’amour de son père, correspond une jeune parricide ; au généreux Cleveland succède un parvenu, dont la philosophie n’est qu’ « un dérivatif à la déception ou à l’inactivité »48. Cinq mentions d’un « exercice philosophique » constamment différé remplacent ainsi les cinq étapes qui jalonnent l’itinéraire intellectuel de son prédécesseur. La pauvreté de ses réflexions, comparée à ses déclarations liminaires, ne constitue pas une erreur de Prévost, une promesse que l’écrivain, en manque d’inspiration, ne parvient pas à tenir. Elle manifeste au contraire un processus de mise à distance critique du romanesque dont Cleveland est la cible privilégiée. Le fils de Cromwell a connu la tentation de la raison, l’amour et la passion. Son homologue ne connaît pour sa part que l’ambition. La quête métaphysique du Philosophe anglais devient entre ses mains une recherche méthodique du meilleur parti. Et si la course de son devancier s’achève avec la connaissance de Dieu, la réussite sociale qu’il a enfin conquise marque le terme de ses aventures. Dans cette mesure, la substitution des « équivoques consenties » de Montcal à la « dimension tragique »49 du Cleveland n’est pas faite pour surprendre : comme le Commandeur, le héros des Campagnes règle « un compte avec le trop beau récit »50.
Les œuvres des années 1740 s’élaborent selon un processus d’identité et d’altérité par rapport à celles des années 1730. Montcal et Cleveland sont tous deux des guerriers philosophes, mais Montcal est 48
Œuvres de Prévost VIII, p. 363, note 1 de la p. 308. A.-K. Varga, « L’univers romanesque de l’abbé Prévost », op. cit., p. 279. 50 Jean Sgard, « Mémoires pour servir à l’histoire du chevalier des Grieux », Vingt études sur Prévost d’Exiles, op. cit., p. 268. 49
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un soldat devenu philosophe par contrainte, quand Cleveland est un philosophe devenu soldat contre son gré. Ainsi l’identité est-elle au service de l’hétérogénéité, faisant apparaître l’Histoire d’une Grecque moderne, les Mémoires de Malte et les Campagnes philosophiques comme des versions dégradées des Mémoires d’un homme de qualité, de Manon Lescaut et de Cleveland. Une logique dialectique, qui impose à Prévost une explicitation, gouverne cet effort. En réalité, la trilogie de 1741 n’est qu’un reflet grossissant des œuvres antérieures. L’inversion des situations manifeste certes un écart entre deux séries textuelles, mais la reprise d’éléments identiques signale une parenté troublante, qui nous invite à relire les premiers romans de l’abbé à la lumière de sa trilogie, parodique au sens large du terme. L’univers romanesque y est mobilisé, jusque dans ses formes les plus traditionnelles (enlèvements, emprisonnements, voyages maritimes, etc.) ; la question de l’amour y est centrale ; mais l’illusion n’opère plus ; les résultats ne sont pas ceux qu’on attendait. L’événement romanesque est vidé de son sens, non par insertion dans une réalité grossière et inappropriée, mais parce qu’il est dit dans un discours qui montre l’envers de la passion amoureuse. C’est ainsi par l’énonciation qu’intervient une rupture, d’autant plus essentielle qu’elle permet au roman d’échapper à une autre artificialité : celle de l’histoire comique traditionnelle et de son réalisme caricatural. Plus fine, la critique du romanesque chez Prévost est aussi plus efficace, parce qu’elle ruine de l’intérieur le mythe de la grande passion. Par rapport à ceux de leurs prédécesseurs, les récits de Ferriol, de Montcal ou du Commandeur revêtent donc une fonction d’explicitation. Ils dénoncent l’héroïsme de Renoncour et de ses pairs comme une posture langagière, qui dissimule l’imposture d’un individu dont la relation au père détermine l’attitude. Dans les romans des années 1730, c’est toujours par rapport à un père ennemi que le héros est situé. Sa trajectoire peut ainsi prendre l’allure d’un destin et donner à son existence un lustre qu’elle n’aurait pas autrement. Le père empêche son fils de vivre, le fils ne se soumet pas, cède à la révolte et finit châtié, en apparence injustement. Pourtant, le héros est coupable et ne le sait que trop. Dès lors, au moment où, définitivement exclu du monde, il prend la plume pour raconter sa vie, il tente de se justifier, de limiter ses responsabilités, de
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les rejeter sur un ordre social et moral jaloux du bonheur des individus. Il tente également de justifier à ses propres yeux le choix de la passion, qui aura été celui de toute une vie. D’où une réécriture des événements, une sorte de roman dans le roman, que s’invente le personnage pour légitimer l’inexcusable. Le héros est romanesque en cela qu’il est fabulateur, et ce romanesque a partie liée avec le drame familial, dans la mesure où il est comme une réponse à l’ordre dans lequel la figure paternelle a tenté d’enfermer son fils. La parole paternelle mérite donc à un double titre de figurer au début de l’œuvre. D’abord parce que c’est d’elle que viendront le conflit initial et ses suites. Ensuite parce qu’elle oriente, par contraste, le sens du récit. Le mouvement de révolte du fils contre le père ne s’éprouve pas seulement dans l’ordre factuel de la diégèse ; il s’inscrit aussi dans la logique de la narration, qui construit, en face de l’univers réel qu’incarne le parent-Dieu, un univers idéal dont la mère-amante est le centre. Cette parole magnifiante, caractéristique des premiers romans de Prévost, ne saurait se manifester dans la trilogie de 1741, pour la simple raison que l’absence d’une figure de père ne l’autorise plus. L’amour n’a plus à se construire contre un ressort tout-puissant, dans une relation conflictuelle fondatrice. Le Fils n’a plus à exister contre le Père : il n’y a plus de père, plus de raison d’élaborer un mythe, plus d’histoire qui vaille réellement la peine d’être dite. D’où l’impression d’essoufflement du récit et de consécration de la médiocrité que l’on éprouve en lisant la trilogie. Le romanesque n’était qu’un moyen, illusoire, de s’affirmer face à un être qui entravait l’éclosion de l’individu. Avec la disparition de cet être, cette alternative meurt et la grande passion cède la place au cynisme, au libertinage, et à la jalousie. L’abandon du roman familial que Prévost utilise dans ses premiers romans est une autre conséquence de cette disparition. Le roman familial tel que l’a défini Freud est un processus de fabulation infantile, par lequel l’enfant surmonte deux conflits : celui de l’éloignement des parents et de la démythification qui l’accompagne d’un côté, celui du complexe oedipien de l’autre. Pour résoudre le divorce qui s’opère entre les désirs du moi et la réalité, l’enfant recourt à deux « histoires », qui sont en fait deux stades du même processus : le récit de « l’enfant trouvé », grâce auquel il s’attribue une lignée extraor-
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dinaire ; le récit du « Bâtard », où l’enfant ne change que l’élément masculin du couple parental, pour se prétendre issu des amours adultères de sa mère. Par ce biais, il répond doublement au conflit que lui pose son « Œdipe ». Eliminé, le père est renvoyé dans un ordre idéal où il devient objet d’imitation. Dans le même temps, la mère est dégradée puisque coupable, ce qui en autorise la convoitise. Chacun de ces stades commande deux rapports différents au réel. Le premier permet le rêve, car la réalité est évacuée pour laisser place au fantasme ; le second crée au contraire l’illusion de la réalité, puisque celle-ci est prise en compte, mais déformée par le sujet. De ces rapports inverses au réel découlent deux traditions romanesques, l’une incarnée par les récits fantastiques ou chimériques, l’autre par les récits dits « réalistes ». La grille de lecture psychanalytique que fournit à la littérature ce « roman familial » est riche et cohérente, comme le montre le parti que Marthe Robert a su en tirer dans son essai, Roman des origines, origines du roman. Elle convient particulièrement aux œuvres de Prévost qui transcrivent, sur le plan symbolique, ce processus inconscient. C’est ainsi que Cleveland appartient aux deux catégories freudiennes étudiées. C’est un bâtard, car il est le fruit illégitime des amours de sa mère et de Cromwell, mais son vrai père est à la fois celui qui est rejeté (à cause d’un naturel démoniaque) et le père fantasmatique de la légende familiale (parce que son pouvoir est présenté comme illimité et que le personnage est une figure mythique). À cause de cette omniprésence, le roman familial tourne au cauchemar . Le père idéal étant aussi le père réel, il ne peut que se servir de sa force pour aliéner, voire détruire ses enfants, ce que montrent les aventures du héros éponyme et de son demi-frère, Bridge. Mais Cleveland entre aussi dans le cadre de l’enfant trouvé, lui qui est précisément découvert et « adopté » par la famille Axminster, dans la caverne de Rumney-Hole. Or, c’est au sein de cette famille idéale qu’il rencontre l’élément principal de son histoire en la personne de Fanny. Cleveland apparaît donc comme un fabulateur, coupable de romancer une réalité qui lui échappe, et qui sera finalement sanctionné pour n’avoir pas accepté les contraintes du réel. Le Philosophe anglais n’est pas le seul des récits de Prévost à mettre en œuvre ce roman familial. Les Mémoires d’un Homme de
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Qualité, premier roman-mémoires de l’auteur, en proposent également une version, où le faux-père, incarnant le principe aliénant et coercitif de réalité, est représenté par l’aïeul du narrateur, par rapport auquel il sera déclaré bâtard. Le vrai père, qui incarne l’idéal de la passion amoureuse, est le propre père du héros. Une fois encore, ce schéma supposé résoudre un conflit profond le conduit à l’échec, puisque le principe de réalité l’emporte sur le celui de plaisir sans que Renoncour n’y puisse rien. C’est précisément en quoi nous pouvons parler dès 1728 de désillusions du roman. Parce qu’ils tentent d’échapper à une réalité sombre, les héros des premiers romans de Prévost se réinventent une existence à travers la passion amoureuse. Celle-ci les rattrape pourtant en dénonçant comme chimérique le rêve amoureux de personnages qui s’y raccrochent malgré tout, puisqu’ils le revivent par l’écriture. Dans cette optique, l’activité scripturale est à la fois consécration de la chimère et signe de son échec. Loin de n’appartenir qu’aux œuvres de 1741, la mise en cause du romanesque existe donc dès 1728, et coexiste nécessairement avec ce même romanesque. On retrouve, sur un tout autre mode, les tragiques leçons du récit quichottesque, comme le montre l’examen de l’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Des Grieux vit sa passion comme un personnage de roman. Il élabore de Manon une image idéale qu’il aime, et qu’il aime seule. Or, pour son malheur, la vraie Manon n’est pas la Manon rêvée. Des Grieux, héros de roman, connaît ainsi des expériences indignes de son statut. Cette situation est rigoureusement celle de Don Quichotte et de sa Dulcinée. La différence est que jamais Don Quichotte ne constate l’écart qui sépare sa chimère de la réalité, là où des Grieux en est pleinement conscient. C’est de toute évidence ce contraste entre les deux personnages qui nous conduit d’un récit parodique et comique à un récit pathétique et tragique. Le conflit, ici, s’est intériorisé. En outre, quand la réalité rejoint le rêve, quand la Manon réelle devient la Manon rêvée, quand des Grieux, en somme, triomphe des multiples écueils sur lesquels ses espérances se sont brisées, la réalité se rappelle à lui, pour le punir d’avoir transgressé l’interdit paternel. Le Dieu jaloux des romans de Prévost n’est nul autre que le père, menacé de destitution par un héros dont le complexe oedipien n’est toujours pas réglé.
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C’est bien, en dernière analyse, à la figure paternelle que la ligne de partage qui s’impose entre les premiers romans de Prévost et la trilogie de 1741 doit sa pertinence. Avec Cleveland, Manon, ou l’Homme de qualité, nous sommes en présence de « romans des fils », dans lesquels les narrateurs se fabriquent, contre la réalité, un univers romanesque cohérent qui leur confère une dimension héroïque et qui transforme leur existence en destin. Avec la Grecque Moderne, les Campagnes philosophiques, ou la Jeunesse du Commandeur, Prévost nous livre des « romans de pères », au sein desquels les héros détruisent tout ce qui pourrait être romanesque, en acceptant ces données médiocres du réel qui font éclater l’unité factice de la « belleâme ». Dans les premiers, la critique du romanesque est intégrée, notamment par l’emploi de la narration personnelle et des problèmes qu’elle soulève. Dans les seconds, elle est affichée, par la pratique d’une forme discrète de parodie. Mais dans un cas comme dans l’autre, elle désigne les romans de Prévost comme des œuvres du désenchantement, où des âmes égarées découvrent dans la douleur la signification du mot adulte.
CHAPITRE IV VERS UNE MAITRISE DU ROMANESQUE 1 – Une intrigue tout droit reprise de Cleveland : Essentiels à la compréhension du parcours littéraire de Prévost, les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral sont des récits complexes, où cohabitent, dans une relation apparemment conflictuelle, une ambition romanesque et un projet didactique. Aussi sont-ils justiciables de deux lectures, que nous devons envisager successivement : ou bien ils témoignent du retour à une formule antérieure, qui met un terme aux expériences de 1741 et marque l’échec du renouvellement de l’abbé, prisonnier de son œuvre et de son public ; ou bien la reconduction du romanesque des années 1730 constitue l’assise d’un dessein radicalement neuf, que les Mémoires d’un honnête homme inaugurent, et que le Monde moral systématise et amplifie. Avant d’aborder ces hypothèses contradictoires, il convient de soumettre à examen la validité du seul élément qu’elles partagent : la reprise par Prévost, à partir de 1745, de son modèle originel. Bien des données semblent confirmer ce constat, au premier rang desquelles la parenté du moraliste et de l’honnête homme avec leurs prédécesseurs. A partir de 1745, la rencontre du monde et de l’amour avec une âme vierge de toute expérience provoque un double conflit : entre vertu et société d’un côté, entre morale et passion de l’autre. L’apprentissage cynique des moyens de parvenir, l’expérience cruelle d’une jalousie dégradante, qui constituaient autant de marques de la trilogie de 1741, s’effacent subitement devant une dualité dont le héros lui-même, en ce qui concerne du moins l’honnête homme, est le jouet involontaire : « On me l’avait prédit dès mon enfance. Un homme sensé qui se trouvait chargé de mon éducation, observant avec quelle vivacité je me livrais au plaisir et combien il était facile néanmoins de me rappeler à la sagesse, ne se laissait pas de répéter qu’entre deux penchants si déclarés, qui ne pouvaient être longtemps de la même force, celui qui emporterait la balance irait nécessairement à l’excès ; ou que s’ils conservaient quelque égalité, j’étais né pour être le plus malheureux de tous les hommes. C’est la seconde de ces deux prédictions qui s’est vérifiée » (MHH, 212).
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Ce paragraphe met en évidence une vocation au malheur dont le partage du narrateur entre « plaisir » et « sagesse » est directement responsable, et dont la formule finale – « né pour être le plus malheureux de tous les hommes » – désigne la fatalité. Elle établit en outre une filiation entre l’honnête homme et ces autres prétendants au titre de « plus malheureux de tous les hommes » que sont Renoncour, Cleveland ou des Grieux. Cependant, en dépit de nombreux points communs, le chevalier et le comte apparaissent moins comme deux personnages analogues que comme deux variantes d’un même archétype. À l’instar de Des Grieux, l’honnête homme subit son destin plus qu’il ne le choisit, mais contrairement à lui, les « deux penchants » qui se partagent son cœur conservent « quelque égalité » (MHH, 212), ce qui l’incite à concilier les impératifs de sa condition et ses devoirs de chrétien. Cette problématique est au centre du Doyen de Killerine, qui entend « faire connaître jusqu’à quel point un chrétien peut se livrer au monde, et à quelles bornes il doit s’arrêter » (DK, 10). Elle traverse également l’ensemble des Mémoires d’un homme de qualité, où Prévost met en place le motif de la prédiction héroïque, à l’occasion d’une question du père Bouhours sur les préférences littéraires de Renoncour. Sa prédilection pour les livres de morale donne lieu à l’échange suivant : « Je suis charmé, me dit le père Bouhours, de vous voir dans un si bon goût. J’en conclus qu’infailliblement votre cœur est porté à la vertu ; que vous êtes maintenant un honnête homme, et que vous serez quelque jour un saint. Je me mis à rire. Voilà, repris-je, un jugement bien flatteur pour moi. Mais savez-vous, mon père, que ce n’est que par l’esprit que je pense si bien et qu’en même temps que j’estime la sagesse et la vertu, j’ai toutes les peines du monde à la pratiquer ? Cela n’est pas surprenant, répliqua le père Bouhours ; vous êtes jeune, la nature a ses droits ; il en coûte à votre âge pour la combattre ; trop souvent même elle triomphe de la religion et de la raison. Mais, quelque supériorité qu’elle puisse prendre sur ces deux règles de notre conduite, elle ne les effacera jamais entièrement dans un cœur tel que je viens de connaître le vôtre. Je vous défie, par exemple, continua-t-il, du caractère dont vous êtes de vivre jamais tranquillement dans le désordre : vous sentiriez malgré vous des remords ; et quand vous commettriez les plus grands crimes, votre cœur regrettera toujours la vertu » (MHQ, 48).
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Le pronostic du gouverneur de l’honnête homme reprend, dixsept ans plus tard, les invariants de ce dialogue. Un pédagogue, analysant avec lucidité le cœur d’un jeune homme, y reconnaît ce mélange de passions qui distingue l’âme d’exception. À se fonder sur le seul critère du déchirement héroïque, le cas du moraliste paraît bien différent. Dans la mesure où le marquis ignore les maux de ses prédécesseurs, sa confession semble échapper au romanesque des années 1730. Pareil sentiment est toutefois atténué par l’intrigue des derniers romans de Prévost, dont les éléments constitutifs sont au nombre de trois : 1 – un conflit père / fils lié au remariage, souhaité (Mémoires d’un honnête homme) ou accompli (Monde moral), du premier ; 2 – un mariage forcé, effectif (Mémoires d’un honnête homme) ou virtuel (Monde moral) ; 3 – un conflit indirect entre deux types féminins antagonistes. Aucune de ces données n’alimente le récit principal de l’Histoire d’une Grecque moderne ou des Mémoires de Malte51. Le narrateur des Campagnes philosophiques ignore de même les drames familiaux et les mariages forcés, et si deux femmes opposées prétendent à son amour, nulle ne peut rivaliser avec la vertu de Madame de B… ou de Mademoiselle de…, ce qui modifie en profondeur la signification de l’œuvre. Chacun de ces éléments figure en revanche – seul ou en combinaison avec d’autres – dans les Mémoires d’un homme de qualité, Cleveland, Manon Lescaut et le Doyen de Killerine. Le motif du conflit père / fils apparaît ainsi dans l’ensemble de ces ouvrages, et se trouve lié, dès 1728, à la question du choix d’une épouse – ou, dans l’Histoire du chevalier Des Grieux, d’une maîtresse – , par lequel s’affirme le pouvoir paternel. Comme les pères de Des Grieux et du 51 Si le père d’Helena, dans les Mémoires de Malte, fait peser sur le Commandeur une menace de mariage, celle-ci ne joue pas de rôle notable au sein de la diégèse.
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Doyen, les aïeux de Renoncour et de Cleveland exercent leur volonté sur les affaires sentimentales de leurs enfants. Le grand-père de Renoncour fonde par exemple de grands espoirs sur l’union de son fils, tandis que le père du Doyen, toujours épris de sa défunte épouse mais conscient des exigences du lignage, refuse au héros « la liberté d’entrer dans l’état ecclésiastique » (DK, 15). L’attitude de l’aïeul de Cleveland n’est pas différente, qui ajoute au despotisme de ses homologues la violence d’un jaloux possessif, pas plus que celle de Des Grieux père, qui intervient dans la conduite du jeune homme dès lors qu’une femme de mauvaise vie menace l’honneur familial. Si chacun de ces textes repose en partie sur le heurt de résolutions contradictoires, les Mémoires d’un homme de qualité et le Doyen de Killerine ajoutent à cette rivalité la thématique du remariage paternel. L’aïeul de Renoncour et le père du Doyen ne convolent en effet en secondes noces que pour répondre à la désobéissance de leurs fils. Le père de Renoncour, contrevenant aux injonctions du comte, s’est uni à une femme aimée, mais d’un rang inférieur ; le Doyen a repoussé l’alliance décidée par son père, et favorisé son remariage avec la demoiselle qui lui était destinée. Ces situations offrent deux actualisations différentes du modèle : dans un cas, le remariage est tragique et subi ; dans l’autre, il est heureux et provoqué. Le drame familial des Mémoires d’un honnête homme et du Monde moral reproduit ainsi une configuration antérieure, mais de manière distincte. Il présente en effet une analogie de résultat avec les Mémoires d’un homme de qualité (le divorce père / fils est consommé dans chacun de ces textes), dont il renverse néanmoins les données (conséquence du conflit dans le premier roman-mémoire de Prévost, le remariage paternel en devient la cause dans ses dernières productions). À l’inverse, s’il reconduit le schéma liminaire du Doyen de Killerine (un père, veuf et regrettant son épouse, vit en compagnie de son fils, dans une province qui n’offre qu’une femme pour deux), il lui substitue une issue opposée (instrument de paix dans le Doyen, le remariage paternel marque, pour l’honnête homme et le moraliste, l’ouverture des hostilités). En 1745, Prévost semble bien revenir au romanesque des années 1730, pour se livrer à d’ultimes variations sur des obsessions aussi personnelles que profondes, comme l’atteste le recours à un autre motif privilégié : celui du mariage forcé.
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Cet archétype renvoie à une situation délicate, où un père, en désaccord avec le choix amoureux de son fils, lui en impose un autre, ce qui est notamment le cas dans le Philosophe anglais et dans le Doyen de Killerine. Lorsqu’il retrouve son grand-père à la cour de Charles Ier, Cleveland retrouve un despote : soucieux de le garder près de lui, l’aïeul favorise son union avec Madame Lallin. Le Doyen exerce une violence analogue sur son frère Patrice, lorsqu’il l’oblige, pour sauver leur famille des périls qui la guettent, à épouser la riche Sara Fincer. La proximité de cet épisode avec la séquence finale des Mémoires d’un honnête homme est remarquable. Les deux hommes sont forcés de s’allier, dans des circonstances difficiles (la prison pour Patrice, la mort pour le marquis), à une femme qui les poursuit de ses assiduités alors même qu’ils en aiment une autre. Une différence notable subsiste toutefois. L’injonction du Doyen provoque la bigamie de Patrice, qui manifeste exemplairement le conflit de deux logiques : l’une, familiale, qui favorise l’honneur au détriment du sujet ; l’autre, individuelle, qui préfère la satisfaction du cœur aux impératifs du lignage. S’il n’échappe pas au mariage forcé, Patrice le refuse et s’oppose activement à la volonté du Doyen. À l’inverse, l’honnête homme finit par se rendre aux désirs de son père, et rien ne permet d’affirmer – dans l’état d’inachèvement qui est celui de l’œuvre – qu’il cherchera à s’en affranchir. Terminer le roman sur une scène de soumission totale suggère même le contraire. De 1730 à 1745, une évolution est donc perceptible dans le traitement prévostien du mariage forcé. Le despotisme du père suit un mouvement ascendant, dont le paroxysme est atteint avec les Mémoires d’un honnête homme, et dont la nature de l’autorité paternelle rend compte. Dans Le Philosophe anglais comme dans le Doyen de Killerine, celle-ci est imparfaite : Monsieur Cleveland n’est que l’aïeul maternel du narrateur, tandis que le Doyen est le frère aîné de Patrice, institué père par les circonstances, mais non par la nature52. Dans ces conditions, ni l’échec du grand-père de Cleveland, ni la révolte du frère du Doyen ne sont faits pour surprendre. On observera moins, 52
Lorsque le père du Doyen meurt, il convoque ses quatre enfants et fait promettre aux cadets d’ « obéir pendant toute leur vie » à leur aîné, qu’il oblige « par un ordre absolu de [s’] engager à leur tenir lieu du père qu’ils [vont] perdre » (DK, 21).
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d’une œuvre à l’autre, un léger infléchissement, puisque la volonté du héros éponyme l’emporte pour finir sur celle de Patrice. En 1745 en revanche, l’autorité du père est indiscutable et le fils ne laisse pas de la reconnaître. Le Monde moral renverse toutefois cette ten-dance, qui sépare les motifs du conflit père / fils et du mariage forcé. Inscrit dans le récit comme une sourde menace, ce risque n’émane plus que de Mademoiselle de Créon. La confession du moraliste inaugure donc une redistribution des rôles, qui s’opère au bénéfice de la femme obstacle. Loin de n’être qu’un adjuvant du père, elle conquiert désormais son autonomie. Le mouvement circonflexe qui gouverne la thématique de l’union imposée valide ainsi la conclusion à laquelle nous étions parvenu, en examinant les modifications qu’apportait le Monde moral à l’intrigue romanesque des Mémoires d’un honnête homme. En 1760, le sujet ne doit plus s’affranchir de la figure paternelle, mais vaincre les desseins d’individus acharnés au-tant que ses propres travers. L’exploitation d’un conflit entre deux types féminins antagonistes témoigne également du retour de Prévost à une formule antérieure, dont le Philosophe anglais et le Doyen de Killerine ont fourni le modèle. Cleveland repose tout entier sur les malheurs que la concurrence de deux femmes fait subir au héros : la première partie de l’ouvrage se concentre sur le heurt de Madame Lallin et de Fanny, la seconde sur la rivalité involontaire de Cécile et de sa mère. Voisine des situations que développent les derniers romans de Prévost, cette configuration ne peut toutefois en être rapprochée sans abus. Le philosophe aime simultanément Cécile et Fanny ; le moraliste et l’honnête homme n’aiment respectivement que Mademoiselle de… et Madame de B… C’est donc avec l’opposition de Fanny et de Madame Lallin qu’un parallèle pertinent doit s’établir. Tandis que l’épouse de Cleveland appartient à la série des femmes aimées, sa rivale participe à celle des femmes obstacles : disposée aux sentiments extrêmes, elle n’échappe pas aux lois d’un amour-propre suspicieux, qui l’empêche d’apprécier convenablement la conduite d’autrui. Aussi incarne-t-elle le principe romanesque de l’intrigue sentimentale, ouvrant, comme Mademoiselle de S. V… et Mademoiselle de Créon, un temps « d’aventures, ou tendres ou tragiques, mais toutes si tristes et si intéressantes qu’elles […] répondent de la compassion [des] lecteurs »
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(Cleveland, 85). Dès sa première apparition, l’abbé met en place le motif de la méprise tragique qu’occasionnent des civilités incomprises. Dans la société de Madame Lallin, Cleveland s’attire des faveurs dont il ignore la signification réelle. Confondant les marques de l’amour et celles de la politesse, il laisse s’installer un malentendu analogue à celui dont le comte des Mémoires d’un honnête homme et le marquis du Monde moral seront victimes bien des années plus tard. Et lorsqu’un rendez-vous lui fournit l’occasion de s’expliquer avec Madame Lallin, Cleveland, comme ses successeurs, reste trop allusif pour éviter les épreuves qui le menacent : « [Madame Lallin] se plaignit du peu de cas que je paraissais faire de son estime. Je l’assurai que personne n’en avait pour elle une plus sincère que moi ; mais, sans m’expliquer sur la nature de mes engagements, je lui déclarais, avec ma franchise ordinaire, que j’en avais de si forts qu’ils ne me permettaient point d’en former de nouveaux avec elle » (Cleveland, 73).
L’emploi du superlatif relatif pour évoquer l’estime que le narrateur accorde à la « dame française », le flou qu’il entretient sur la « nature de [ses] engagements », permettent à son interlocutrice de donner à cette réponse « le sens le plus favorable pour ses désirs » (Cleveland, 79). Aveuglée par l’orgueil, elle entre sans peine dans les projets d’un vieillard qui, soucieux de conserver son petit-fils à ses côtés, porte un coup fatal à son union avec Fanny. Après avoir transmis à Madame Lallin une fausse promesse de mariage, il soutient ses prétentions et discrédite le héros auprès de milord Axminster. Celui-ci quitte l’Europe pour l’Amérique en compagnie de sa fille, abandonnant Cleveland à sa solitude. Le Philosophe anglais offre ainsi une première version de l’alliance de la figure paternelle et de la femme obstacle, que les Mémoires d’un honnête homme reprennent pour l’inverser. Dans cette œuvre, le père du comte et Mademoiselle de S. V… agissent de concert, mais c’est la demoiselle qui gouverne la situation. Dans Cleveland au contraire, c’est le grand-père du narrateur qui manipule Madame Lallin. Obstacle au bonheur du héros, la jeune femme ne l’est donc qu’involontairement. Entre 1730 et 1745, une évolution est à l’œuvre, qui confirme l’autonomisation progressive d’un personnage inquiétant.
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Le conflit entre deux types féminins antagonistes est également au cœur du Doyen de Killerine, à travers l’opposition de Julie et de Sara. La première représente l’être aimé, la seconde incarne la femme obstacle, qui s’appuie sur le frère de Patrice pour obtenir sa main. Une telle distribution reproduit celle du Philosophe anglais, mais l’issue des deux textes diffère sensiblement . Le Doyen contraint son cadet à épouser Sara, le jeune homme se révolte contre un abus d’autorité et, ne reculant pas devant la bigamie, il s’unit à Julie. Pour résoudre une situation délicate, le romancier bouleverse les données initiales du récit. Un séjour de son mari en Espagne transforme Julie en une femme infidèle ; la nouvelle de sa trahison et de sa mort ramènent Patrice à Sara, dont les vœux sont enfin comblés. Cette mutation soudaine ne résulte pas seulement d’un artifice romanesque. Elle manifeste aussi la perméabilité des oppositions les mieux établies, invitant le lecteur à se défier des apparences et à réserver son jugement. De 1730 à 1760, le modèle de la femme obstacle obéit à une évolution notable. D’abord soumise à une figure paternelle dont elle sert les desseins (Cleveland, le Doyen de Killerine), elle devient l’inspiratrice de ses résolutions (Mémoires d’un honnête homme), avant d’en être tout à fait indépendante (le Monde moral). Les sentiments qu’elle inspire aux différentes créatures de Prévost varient au gré des modifications que l’écrivain apporte à son rôle : Cleveland n’éprouve pour Madame Lallin qu’une indifférence teintée de bienveillance ; Patrice aime Sara après s’être montré insensible à ses charmes ; l’honnête homme manifeste à l’égard de Mademoiselle de S. V… un désintérêt agacé ; le marquis ne ressent plus que mépris envers Mademoiselle de Créon. Pour n’être pas circonflexe, le mouvement que suit la femme obstacle ne corrobore pas moins ce que le traitement prévostien du mariage forcé soulignait. Au fil des œuvres, ce personnage tend à se substituer au père comme principe romanesque, suggérant l’émergence – à partir d’un fond sans cesse retravaillé – d’un renouveau de Prévost.
Les éléments qui constituent l’intrigue des Mémoires d’un honnête homme et du Monde moral sont antérieurs à chacun de ces
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textes. Apparaissant dès les Mémoires d’un homme de qualité, le motif du remariage paternel traverse aussi bien le Philosophe anglais que le Doyen de Killerine, dont les thématiques de l’hyménée contraint et de la confrontation de types féminins antagonistes sont autant de traits communs. Dans cette perspective, les œuvres des années 1730 fournissent au bénédictin une matrice romanesque stable et dynamique, susceptible de variations multiples. À l’intérieur de cet ensemble, il convient cependant d’observer la singularité d’un récit – l’Histoire du chevalier des Grieux – dont les données prennent systématiquement le contre-pied des problématiques mentionnées. Davantage que l’amant de Manon, c’est donc Renoncour ou Cleveland qu’évoquent le comte et le marquis, comme la critique prévostienne n’a pas manqué de le constater. Outre la parenté d’une « intrigue qu’on pourrait croire reprise de Cleveland ou du Doyen de Killerine »53, ces personnages partagent avec leurs prédécesseurs des qualités psychologiques et un projet moral. Quand Jean Sgard remarque que le moraliste et le philosophe font preuve d’un même paternalisme à l’égard du peuple, Jacques Chouillet note que la caverne de Rumney-hole et le cloître du père célerier sont deux expressions métaphoriques du cœur54. En 1745, « Renoncour ou […] Cleveland […] reviennent sur la scène », mais en se montrant plus philosophes que leurs prédécesseurs. Dans la mesure où ils amplifient la recherche de la vérité entreprise par Cleveland, il est d’ailleurs naturel que, leurs aventures se structurent de façon didactique. Le développement d’une ambition anthropologique accompagne ainsi le retour à une formule préexistante. La concurrence du projet didactique qui fonde les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral avec leur intrigue, correspond dès lors à la coexistence d’un mouvement régressif – au sens étymologique du terme – et d’un processus de renouvellement, qu’amorcent les Mémoires et que le Monde moral systématise. Dans ces conditions, la 53
Jean Sgard, Prévost romancier, op. cit., p. 516. La formule s’applique aux Mémoires d’un honnête homme. 54 Jacques Chouillet, « La caverne, ses habitants et ses songes : de Platon à Prévost et au-delà », in Cahiers Prévost d’Exiles, I, 1984, pp. 59-72. Comme l’observe l’auteur, la parenté de la caverne et du cloître est renforcée par la proximité des récits secondaires qui s’y énoncent : celui de milord Axminster dans Cleveland et celui du père celerier dans le Monde moral.
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perte d’influence du père et l’accroissement du rôle de la femme obstacle indiquent un changement qui s’opère de manière continue. Le dessein qui gouverne les confessions du comte et du marquis apparaît dès les premières pages de l’œuvre de Prévost ; mais, tandis que la relation de l’homme de qualité ou de Cleveland l’inféodait au romanesque, il semble désormais que le romanesque lui soit étroitement soumis. 2 – L’ambition anthropologique Du Pour et contre (1733-1740) à l’Histoire générale des voyages (1746-1759), des traductions de Hume et de Middleton (Histoire de la maison de Stuart, 1740 ; Histoire de Cicéron, 1744) à celles de Richardson (Clarisse Harlowe, 1751 ; Histoire du chevalier Grandisson, 1755), la connaissance de l’homme est au cœur des préoccupations de Prévost. Dans cette perspective, les activités du journaliste et de l’adaptateur complètent celles du romancier, dont les derniers ouvrages ne peuvent avoir le privilège d’une vocation qu’illustre chacune de ses productions. Celle-ci est particulièrement présente dans les Voyages du Capitaine Robert Lade. Paru en 1744, ce texte occupe une place singulière dans l’œuvre de l’abbé. Rédigé à la hâte, il se présente comme une compilation de récits de voyages, que fédère une intrigue réduite au nécessaire. L’ouvrage prélude ainsi à l’Histoire générale des voyages, empruntant, comme l’indique Michèle Duchet, les eaux troubles du roman pour mieux le saluer : « Ce n’est pas un hasard si, le jour où Prévost cesse d’écrire des romans, sa nostalgie du romanesque trouve un dernier refuge dans cette œuvre où il se donne le change à lui-même, bien plus qu’il ne mystifie autrui : je veux parler des Voyages du capitaine Robert Lade. La même année, Prévost commence l’Histoire des voyages ».55
Malgré la pertinence de la remarque, qui souligne la réorientation des activités de Prévost, il convient d’observer qu’en 55
Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’Evolution de l’humanité », 1995 (Maspéro, 1971 pour la première édition), p. 88.
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termes de publication, ce sont les Mémoires d’un honnête homme qui succèdent à Robert Lade, et non l’Histoire des voyages. Si le récit du capitaine n’entretenait de nombreux rapports avec les Mémoires et le Monde moral, ce mouvement pourrait être regardé comme le fruit du hasard ; mais la chronologie de ces textes nous contraint, autant que leur géographie et que leur visée, à révoquer cette hypothèse. Les années 1720 leur servent en effet de cadre temporel56 , ce qui marque une rupture avec la pratique antérieure de l’abbé57. Un certain nombre de facteurs, inhérents à chacune des œuvres concernées, rendent compte de ce changement. Le succès d’un récit de voyage dépendant en partie de sa nouveauté, l’auteur ne pouvait situer trop loin dans le passé la relation de Lade. La volonté d’offrir, dans les Mémoires d’un honnête homme, une critique du libertinage, le contraignait également à recourir au siècle de Louis XV plutôt qu’à celui de Louis XIV. Enfin, la question de la noblesse et de l’argent suscitant son intérêt dans le Monde moral, il pouvait diagnostiquer un bouleversement dont il était le témoin. À cet ensemble de causes singulières s’ajoute une explication globale. À partir de 1744, la distance qui sépare le temps du récit de celui du lecteur s’efface progressivement, l’époque de la rédaction rejoignant même, dans les Mémoires d’un honnête homme et dans le Monde moral, celle de la publication. Ce phénomène met en relief le rapprochement de Prévost avec un âge dont ses œuvres l’éloignaient jusque-là. L’heure n’est plus à l’élaboration d’un univers 56 Les aventures de Lade commencent en 1720 (voir John Abioyé, « Chronologie des Voyages du capitaine Robert Lade », in Œuvres de Prévost VIII, pp. 421-422) ; celles du marquis et du comte en 1726 et en 1728 (voir Robert Favre et Jean Sgard, « Chronologie interne du Monde moral », Ibid., pp. 477-480, ainsi que Peter Tremewan, « Introduction » aux Mémoires d’un honnête homme, Ibid., pp. 436-437. 57 L’action de Cleveland se déroule entre 1653 – année où le héros est présenté à son père – et 1671, celle du Doyen de Killerine entre 1689 et 1690, tandis que l’Histoire d’une Grecque moderne et les Campagnes philosophiques ont pour cadres respectifs les années 1689-1706 et 1689-1692. Si la critique a longtemps vu dans Régence l’arrière-plan historique de Manon, elle situe aujourd’hui le roman dans les dernières années du règne de Louis XIV. Enfin, selon Henri Coulet, les Mémoires de Malte prennent place entre 1708 et 1716, et sont donc, avec les Mémoires d’un homme de qualité (qui se terminent en 1719), les seuls de ces textes à se poursuivre après 1715. Encore s’achèvent-ils avant 1720, avant la fin d’une décennie que la figure du Grand Roi continue de hanter, et que de nombreux historiens considèrent comme appartenant au XVIIe siècle.
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autarcique, comme c’était le cas dans les années 1730, pas plus qu’elle n’est à la déconstruction systématique de cet univers, entreprise en 1741. Pour le romancier, le moment est venu au contraire de confronter à la réalité sociale, morale et littéraire de son temps, une vision personnelle et une forme qui la consigne. Aussi n’est-ce plus sur lui-même qu’enquête l’auteur de Manon Lescaut, mais sur ce monde contemporain que ses trois derniers romans lui permettent d’appréhender dans sa totalité. L’évolution de l’espace et de son organisation – de 1728 à 1760 – explicite de la même manière le sens d’un parcours artistique, dont le rapport au romanesque est un enjeu majeur. Si les trois premières œuvres du bénédictin sont ouvertes sur l’extérieur, les séjours en France y sont majoritaires. À l’opposé, dans la trilogie de 1741, la présence de l’étranger implique la disparition presque totale du royaume très-chrétien. Ce changement accompagne la redéfinition des perspectives morale et littéraire de l’auteur. Nous passons en effet de « vies héroïques », dont l’ancrage dans un territoire traduit l’impossibilité d’échapper à un destin tragique, à des « vies d’exilés »58, où l’individu rompt avec lui-même pour s’ouvrir à l’aventure et accepter les pires trahisons. En 1741, le romanesque prévostien semble à jamais abandonné. Les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral, parce qu’ils associent des intrigues héritées des années trente à une structure didactique, marquent néanmoins sa réapparition ambiguë. Le retour à la France comme cadre du récit consacre celui d’une formule éprouvée, dont l’absence d’horizons lointains signale le renouveau. Le romanesque est désormais le prétexte d’une anthropologie sociale et morale, que complètent les Voyages du capitaine Robert Lade. Ouverts sur tous les océans, ils offrent à l’écrivain la possibilité de connaître l’homme partout où il existe, et de le représenter dans sa diversité géographique, pendant que les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral, qui se partagent entre Paris et la province, décrivent en détail les mœurs d’une société et de ses habitants. Proche des deux derniers romans de Prévost par le projet
58 Nous empruntons ces expressions à Jean Sgard (Prévost romancier, op. cit., p. 377 et p. 401).
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qui la régit, l’œuvre de 1744 partage aussi avec ces textes des caractéristiques formelles. Comme son titre l’indique, la relation du capitaine repose sur le voyage, dont l’auteur exploite habilement les vertus structurelles. Compris comme une exploration, ce motif obéit à un schéma invariable, emprunté à la tradition du récit viatique : l’arrivée dans une terre inconnue appelle des descriptions plus ou moins détaillées de la faune et de la flore, qu’accompagnent des observations sur les hommes qui la peuplent, sauvages ou colons. Envisagé comme une trajectoire, le voyage indique une architecture binaire, que gouverne un impératif économique : ruiné par les « révolutions de l’affaire du Sud », Robert Lade participe à une expédition sur les rives de l’Afrique et de l’Indonésie (sud-est), avant de repartir en Afrique, puis en Amérique (sud-ouest). À l’issue de sa première équipée, le narrateur retrouve sa demeure londonienne, ce qui marque le succès de son entreprise ; au terme de son second périple, il est assez riche pour jouir sans crainte de ses biens. Le dépassement de la situation initiale ne conforte pas seulement la réussite du héros, elle souligne également la complémentarité des deux ensembles qui forment sa confession. Instrument efficace d’une composition didactique, le voyage est aussi l’espace où s’élabore une anthropologie descriptive et critique. Descriptive, puisque le capitaine esquisse dans son récit « l’histoire physique [et] morale » (VCL, 86) des contrées visitées. Critique, car la juxtaposition de ses déplacements permet au romancier de stigmatiser le processus colonial, comme l’illustre la première partie de l’œuvre. Privé d’un bien considérable par la défaillance d’une économie sophistiquée, Robert Lade reconstitue sa fortune en deux temps, qui correspondent aux directions qu’il emprunte : loin de la civilisation qui a fait son malheur, il s’empare d’une matière première dont les sauvages ignorent la valeur ; revenu parmi les siens, il convertit cet or, qui n’était pas une richesse, en une monnaie admise et appréciée. Il peut alors regagner Londres et rétablir sa réputation. L’opposition entre les côtes ouest-africaines et le cap de Bonne-Espérance, qui fonde cet ensemble, recouvre ainsi une opposition entre les indigènes – détenteurs de trésors naturels – et les colons européens – exploitants plus ou moins légitimes de ces biens.
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La séquence africaine qui ouvre la deuxième partie est identique à celle qui inaugurait le roman. Après s’être emparés de l’or qui se trouvait en Négritie, Robert Lade et son équipage abandonnent le pays en tirant, comme lors de leur premier séjour, une salve de canon pour effrayer les noirs. Arrêtés aux Canaries par les Espagnols, ils se dirigent vers l’Amérique, afin d’y « faire valoir […] une partie de [leurs] richesses » (VCL, 71). Lorsque le récit semble se répéter, Prévost déjoue l’attente de ses lecteurs. La question coloniale demeure au cœur de ses préoccupations, mais au conflit entre les mondes civilisé et barbare se substitue désormais la rivalité des Espagnols et des Anglais. La colonisation apparaît comme un jeu où chacun tente de duper l’autre, sans que personne n’en sorte grandi. Bien qu’elle annonce certaines pages de l’Histoire générale des voyages ou de l’Histoire des deux Indes, cette critique implicite du colonialisme ne saurait occulter la nature romanesque de la relation de Lade. Le pessimisme qui la traverse est d’ailleurs comparable à celui des Mémoires d’un honnête homme ou du Monde moral. Dans les Voyages de Lade, la symétrie des séquences africaines désigne l’impossibilité d’échapper à la violence et à l’exploitation, tandis que l’antagonisme des ensembles hollandais et américain – parce qu’il dénonce la chimère d’une solidarité humaine – rappelle que l’état qui nous est naturel est un état de guerre. Les Voyages du capitaine Robert Lade partagent encore avec les deux derniers romans de Prévost une défiance à l’égard du romanesque. Comme dans les confessions du comte et du marquis, c’est une intrigue familiale qui leur sert de moteur. Condition nécessaire d’un récit dont l’efficacité dépend de l’agrément, celle-ci manque néanmoins de la densité que confère le malheur. Privé de sa fortune à l’âge de quarante ans, le héros doit subvenir aux besoins d’une nombreuse famille, composée d’une femme et de cinq enfants. Cet impératif domestique accompagne le mouvement du texte, que ponctuent les établissements conjugaux. Quand le premier voyage du narrateur se solde par le mariage de sa fille avec Monsieur Rindekly, l’union de ses cadettes et de son fils aîné couronne sa deuxième équipée. La mort de son épouse lui permet en outre de se marier à une jeune espagnole, rencontrée au cours de ses expéditions, et d’éprouver les joies de la paternité avec d’autant plus de quiétude qu’un ami adopte son puîné.
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La constitution de ce nouveau foyer marque la fin du roman et la réussite du héros, affranchi des risques de la finance et de ses charges initiales. Si l’intrigue des Voyages diffère sensiblement de celle du Monde moral ou des Mémoires d’un honnête homme, son traitement ne révèle pas moins un refus du romanesque, que la pacification des rapports familiaux exprime directement. Chaque fois qu’il est question d’établir les siens, Robert Lade veille à concilier leurs intérêts économiques avec leurs penchants. Ainsi sont-ils consultés sur les propositions qui lui sont faites, et qu’ils peuvent accepter ou repousser. Dans ces conditions, la rivalité du père et du fils disparaît au profit d’une sincère affection, la famille devenant un lieu d’épanouissement, où autonomie et interdépendance se conjuguent sans peine. L’absence d’une configuration familiale conflictuelle manifeste dès lors le renouvellement de Prévost, qui pratique un roman dépourvu de romanesque, une œuvre dont la visée anthropologique seule importe. Comme pour mieux illustrer son renoncement aux narrations tragiques, l’écrivain dispose d’ailleurs, au début et à la fin du texte, deux commentaires, qu’inspirent à son héros des parcours ou des situations tourmentés. Le premier concerne son associé, Monsieur Rindekly, ruiné par sa mauvaise conduite : « […] il m’apprit l’histoire de sa ruine, qui ne fut qu’une relation d’aventures voluptueuses, mais qui servit à me faire estimer d’autant plus le fond de son caractère, qu’il ne s’était perdu que par des excès de générosité et de bonne foi » (VCL, 19).
L’écart constaté entre un contenu libertin et une forme pathétique n’est pas sans évoquer l’Histoire du chevalier des Grieux : habile au maniement du verbe, l’amant de Manon sut, en son temps, tirer parti de ses malheurs et compenser, par une rhétorique impeccable, ce que ses actions avaient de sordide. Dans cette optique, Robert Lade partage avec Renoncour la position du destinataire indulgent, capable d'affection pour un infortuné. À la différence de l’homme de qualité, il n’accueille cependant pas dans ses mémoires le récit de Rindekly, ce qui désigne, par contraste, le refus du romanesque pur que Prévost pratiquait autrefois.
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La seconde observation du capitaine porte sur les difficultés qu’il éprouve lors de son retour d’Amérique : les fils de Monsieur Speed s’étant épris de ses cadettes, leur père lui adresse une demande en mariage. Mais « celle de [ses] filles que l’aîné des Speed [aime] le mieux, [est] celle qui [a] du goût pour son frère » (VCL, 143), et inversement. Les projets d’alliance sont donc suspendus, jusqu’à ce que le héros découvre qu’il s’agit d’un stratagème, qui doit épargner à son aînée une union inopportune. En même temps qu’il confie au papier la gêne que lui procure cette situation, Robert Lade dévoile son issue : « Je ne sais comment je me serais délivré de cet embarras, si la mort du fils aîné de M. Speed n’eût servi au dénouement » (VCL, 144).
L’une des rares configurations romanesques de l’œuvre est déjouée par un décès aussi providentiel qu’ironique, qui frustre le lecteur des conséquences que promettait cet imbroglio. Comme précédemment, l’écrivain rejette des conventions narratives qu’il maîtrise pourtant bien, ce que souligne le passage du terme d’ « embarras », qui met en relief la délicatesse d’une situation précise, à celui de « dénouement », qui dénonce avec amusement son appartenance à la littérature. Prévost va toutefois plus loin dans son entreprise, lorsqu’il transforme ce refus du romanesque en un refus du roman, que consacre la dernière partie de son ouvrage. À partir de la cent quarante-sixième page, le narrateur s’efface en effet au profit de son fils, qui lui communique « ce qu’il [croit] propre à orner le journal de [ses] voyages » (VCL, 146). Un nouveau récit commence alors, à l’hétérogénéité manifeste : le « je » du texte ne se réfère plus au capitaine ; « la position des lieux », « la description des côtes, des ports, des baies et des parages », jusqu’ici négligées pour « l’histoire physique ou morale des pays » (VCL, 86) visités, reviennent en force ; « la forme de journal de bord daté », adoptée « au début des Voyages de R. Lade » mais « rapidement [abandonnée] »59, est maintenant respectée ; le héros éponyme n’apparaît plus guère que pour introduire le « Supplément à la baie d’Hudson » et la « Description de la 59 John Abioyé, Œuvres de Prévost VIII, p. 427, note 1 de la p. 86 des Voyages de Robert Lade.
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Nouvelle Espagne », qu’il emprunte à son fils et à son gendre. Cette série de ruptures témoigne du triomphe de la logique didactique : partagés entre des « vues sérieuses » et une « présentation romanesque »60, obéissant aux codes concurrents du récit viatique et des pseudo-mémoires, les Voyages de Lade résolvent cette double tension en éliminant peu à peu toute référence au roman. Envisagé sous cet angle, le mouvement de l’œuvre n’est que la métaphore du parcours de l’auteur, qui abandonne les fables pour l’Histoire des Voyages et la fiction pour la réalité. Une telle évolution pose avec plus d’acuité que jamais la question du statut des Mémoires d’un honnête homme et du Monde moral. Proches de la relation de Lade par l’ambition anthropologique qu’elles affichent, les confessions du comte et du marquis s’en éloignent lorsqu’elles convoquent une intrigue archaïque, construite sur les motifs du drame familial et de la femme obstacle. Ainsi sontelles justiciables de deux lectures, que nous envisagerons successivement. L’appréciation des derniers romans de Prévost dépend en partie du sens donné à leur inachèvement. Celui-ci peut être perçu comme la marque d’un échec, sanctionnant l’inaptitude du romancier au renouvellement, autant que la coexistence impossible de projets antagonistes. Dans cette optique, les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral sont doublement insatisfaisants : d’une part parce qu’ils continuent l’ « effort d'ethnologue »61 esquissé en 1744 sous une forme que l’Histoire générale des voyages a rendue obsolète ; de l’autre parce qu’ils reproduisent une formule éprouvée sans lui permettre de s’épanouir pleinement. Inférieurs aux œuvres d’autrefois comme à la production contemporaine de l’écrivain, ils manifestent un nouvel âge de l’œuvre prévostienne, principalement voué à des activités éditoriales. À cette interprétation négative de l’inachèvement des Mémoires d’un honnête homme et du Monde moral, il convient d’opposer une vision positive, soucieuse de retrouver la cohérence d’une œuvre et l’unité d’un parcours. Nous savons bien ce qu’une telle entreprise comporte de subjectif. Nous n’ignorons pas non plus qu’en matière de critique littéraire, le verbe « retrouver » désigne davantage 60 61
Jean Sgard, Prévost romancier, op. cit., p. 488. Ibid., p. 503.
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la reconstruction arbitraire d’une logique, que la saisie définitive d’une réalité du texte. Mais nous savons aussi de quelle importance peut être le commentaire pour la réception d’un texte. Penser les ultimes romans de Prévost avec pour limite leur incomplétude, c’est fermer la porte à une compréhension optimale de ces œuvres ; c’est juger de récits publiés à partir de ce qui leur manque ; c’est prendre la suspension pour l’abandon et confondre la permanence avec le désaveu. Plus remarquable sans doute que leur inachèvement est la continuité des confessions du comte et du marquis, cette gémellité qui conduit l’écrivain à reprendre, en 1760, ses œuvres de 1745. À partir des Mémoires d’un honnête homme, l’auteur de Manon Lescaut préfère à la peinture de l’individu, une interrogation sur sa nature. Celle-ci s’esquissait bien dans les Mémoires d’un homme de qualité et dans le Philosophe anglais, mais le sujet, concentré sur ses drames, ne pouvait résister aux événements tragiques que sa plume répétait. La mort de l’être aimé, ses trahisons nombreuses, sa propre loyauté, concouraient par ailleurs à une dignité que la narration visait à établir. L’héroïsme était affaire de mots et Prévost désignait dans ce processus fabulatoire la nature romanesque de l’homme. En 1745, c’est le contraire qu’il entreprend : il cherche l’homme dans le romanesque, et dépossède son héros de malheurs prévisibles par un inachèvement qu’il confirme quinze ans plus tard. Lorsqu’ils écrivent leurs mémoires, le comte et le marquis ont certes à l’esprit leurs tourments. Le mariage forcé de l’honnête homme, les menaces que Mademoiselle de Créon fait peser sur le moraliste, en conditionnent la rédaction. Mais en interrompant leur récit au moment où les pièges du destin se referment sur eux, l’écrivain coupe court à leurs déplorations. L’inachèvement revêt dès lors sa signification exacte. Loin de signaler un vide, il indique la plénitude d’une pratique renouvelée du roman, où les épreuves du sentiment importent moins que l’observation de la société et du cœur. Dans les Mémoires comme dans le Monde moral, le romanesque sert une haute ambition, qui apparente ces textes aux Voyages du capitaine Robert Lade. Ces derniers jouissent en conséquence d’une double postérité : d’un côté l’Histoire des voyages, qui implique l’abandon d’un genre illusoire ; de l’autre les confessions du comte et du marquis, où la reprise de ce genre s’accompagne d’un dépassement du romanesque ;
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dans tous les cas un dessein anthropologique, qui souligne la complémentarité étroite de ces écrits. De la relation du capitaine, chacun exploite en effet deux aspects différents : entre l’Histoire des voyages et l’œuvre de 1744 s’instaure une continuité de contenu, au prix d’une rupture formelle ; entre la narration de Lade et les derniers romans de Prévost se tisse une continuité de forme (un roman que gouverne une structure didactique, elle-même inféodée à un projet anthropologique), au prix d’une rupture de contenu. L’ouverture de ses ultimes récits est emblématique de ce mouvement, qui s’inspire – pour la renverser – de la fin des Voyages. Après son retour à Londres, le capitaine devenu veuf épouse une jeune femme, qui lui donne un fils. Cette union traduit le passage à une nouvelle existence, que distingue le renoncement aux dangers de la mer pour un bonheur domestique. Terme du roman, elle contraint également l’écrivain, désireux de poursuivre son texte, à y adjoindre le journal de son aîné. Au-delà de ses motivations économiques, cet artifice témoigne de rapports familiaux harmonieux, le père s’effaçant devant le fils, afin qu’il continue son ouvrage, effectivement d’abord – par ses navigations – , symboliquement ensuite – par le recours à l’écriture. Si le motif final des Voyages sert d’ouverture aux Mémoires d’un honnête homme et au Monde moral, sa signification est rigoureusement inversée. L’union réelle ou désirée du père avec une femme plus jeune, provoque un conflit familial, dont l’inachèvement du roman résulte en partie. L’absence de suite apparaît alors comme la sanction symbolique du désordre des familles. En renouant avec la configuration des années trente, ces incipit marquent également le retour du romanesque, ce qui oppose à première vue les confessions du comte et du marquis à la relation du capitaine. Dans cette situation, la reprise compte toutefois autant que l’inversion. Inaugurer ces œuvres par la séquence qui fermait les Voyages, c’est suggérer une filiation, fût-elle ambiguë. Rappelons par exemple que la reprise ambivalente, au début du Monde moral, de la dernière scène des Mémoires, indiquait la parenté de ces textes, en même temps que le dépassement du premier. C’est à un phénomène analogue que nous assistons ici, qui marque la cohérence d’un ensemble dont chaque partie s’inscrit dans les pas de la précédente, pour en redéfinir les données : les Voyages de Lade obéissent à une double logique, de mise à
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distance du romanesque et de dépassement du roman ; celle-ci trouve son aboutissement dans l’Histoire des Voyages, tandis que les ultimes romans de Prévost couronnent la première. Chacune de ces entreprises constitue donc la face complémentaire d’un projet anthropologique, la pièce indispensable de l’histoire générale d’un voyage au cœur de la nature humaine.
Dans le roman du XVIIIe siècle, l’inachèvement est une pratique courante, qui obéit à des motivations distinctes. Les « difficultés avec la censure », l’ « incertitude quant à la réaction des publics »62 expliquent en partie l’importance des œuvres inachevées, même si – selon Annie Rivara – l’ « interruption peut être inscrite au cœur de l’entreprise […] de l’écrivain, dans la nature même du sujet, comme dans la création romanesque marivaudienne »63. Cette réalité rencontre son prolongement dans la suite romanesque, qui recouvre un ensemble de situations diverses, dont témoigne l’exemple de Prévost. Seuls romans inachevés de l’écrivain, les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral ont chacun suscité une continuation. De manière comparable, un volume apocryphe est venu combler – en 1734 – l’intervalle de six ans qui sépare les quatre premiers tomes de Cleveland des tomes VI à VIII. Il n’est pas jusqu’à l’Histoire du chevalier des Grieux, pourtant achevée, qui n’ait donné lieu à une suite. Mineures sur le plan littéraire, ces continuations se révèlent particulièrement riches lorsque l’on s’intéresse à la singularité d’un auteur, à l’horizon d’attente d’un public ou à la réception d’une œuvre. Si la suite qu’Eléazar de Mauvillon donne aux Mémoires d’un honnête homme trahit l’esprit du texte original, elle n’en souligne pas moins une caractéristique majeure : la confession du comte est « le pas le plus avancé de Prévost vers le roman de mœurs »64, et son inachèvement favorise son appartenance à cette catégorie, à condition 62
Ibid. Ibid. 64 Henri Coulet, « Le monde falsifié de Prévost », in L’abbé Prévost au tournant du siècle, A. Francis et J. Mainil éd., Oxford, Voltaire Foundation (S.V.E.C.), 2000, p. 297. 63
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de négliger « tous les indices signifiant » qu’elle relève d’ « autre chose »65. Parce qu’il constitue un roman d’aventures échevelé, l’ouvrage de Mauvillon confirme en outre le refus prévostien d’un romanesque désormais dépassé, que les quatre derniers livres du Monde moral manifestent également. Un dispositif narratif complexe rattache l’histoire de l’abbé Brenner à la relation du marquis. Le départ du comte libertin entraîne l’apparition d’un gentilhomme hongrois, familier du prince Ragotzi. Son insistance sur le voile qui entoure la mort de Brenner éveille la curiosité du moraliste, que son médecin comble à point nommé. Attaché au prince Ragotzi « jusqu’à son départ de France, et l’étant de la Bastille depuis quatorze ou quinze ans » (MM, 380), il lui annonce « un récit fort curieux […] de divers événements ignorés jusqu’à présent du public » (ibid.). C’est « d’après la copie » d’un « petit volume » (MM, 382), consignant les détails communiqués au médecin par Brenner, que le marquis reproduit son histoire. Nous sommes donc confronté à un récit au troisième degré, à mi-chemin entre l’écrit et l’oral. Quelques interruptions rappellent au lecteur « l’existence d’un premier narrateur dont le destin reste en suspens »66, en même temps qu’elles soulignent son intérêt pour les aventures du ministre hongrois. Absorbé par ce récit au point de négliger sa situation personnelle, le moraliste apparaît plus que jamais comme un double du lecteur, comme une figure qui illustre le danger des romans. Après la quatrième interruption, due à Mademoiselle de Créon et à son oncle, il invite son interlocuteur à reprendre une relation « dont [il est] beaucoup plus occupé que de cette comique aventure » (MM, 430). Reflet du romancier et seule conscience lucide de l’œuvre, le docteur lui adresse alors la mise en garde suivante : « Comique ? me répondit-[il] en branlant la tête ; elle me paraît plus sérieuse qu’à vous, et je crains qu’elle ne menace votre repos » (MM, 430).
C’est à la lumière de cet avertissement que l’histoire de l’abbé Brenner revêt sa pleine signification. Apocryphe ou non, elle entretient une relation duelle avec le récit principal. En apparence, rien 65 66
Ibid. Robert Favre et Jean Sgard, Œuvres de Prévost VIII, p. 502, note 1 de la p. 382.
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n’associe la deuxième partie du Monde moral à la première. L’abbé Brenner, contrairement au marquis, n’est plus un jeune homme ; sa sphère d’activité n’est pas privée, mais publique ; ses aventures ont pour cadre les Carpates et le Moyen-Orient de la fin du XVIIe siècle, et non la France de la Régence ; enfin, le texte n’est plus structuré par un élément didactique, mais par des événements hautement romanesques, tels que la rencontre amoureuse, l’enlèvement, la retraite ou la fuite. En réalité, ces ensembles exploitent un même matériau thématique, qui évoque des menaces dont le moraliste n’a guère conscience. Le couple que forment Brenner et sa pupille fait écho à celui que composent Made-moiselle de Créon et son oncle. Dans les deux cas, un ecclésiastique protège une jeune femme, dont il devient le père substitutif. Toutefois, quand le prieur et sa nièce font preuve d’une solidarité profonde, l’abbé Brenner et Mademoiselle Tekely empruntent des voies divergentes, le premier s’attachant à la reconnaissance de droits que refuse la seconde. Cette différence prend source dans l’inclination de Bren-ner pour sa pupille, qui se contente – à l’instar de Théophé – d’une juste reconnaissance. Reflet inverse du prieur, l’abbé est aussi le double négatif du moraliste. Comme lui, il exerce ses observations sur son entourage, afin de comprendre le caractère de ses proches. Comme lui, il est confronté à un personnage à l’imagination ardente, dont il analyse le tempérament avec exactitude67. Mais contrairement à lui, il s’éprend de ce personnage, au 67 Nous reproduisons cette analyse, qu’il convient de comparer à celles que les comportements de Mademoiselle de Créon et du comte libertin inspirent au marquis : « [Mademoiselle Tekely] avait reçu de la nature, avec l’ardente imagination que je lui avais déjà reconnue, une âme élevée, un cœur sensible, et les plus vertueuses inclinations ; mais l’exercice de ces grandes qualités dépendait du repos extérieur de ses sens ; et c’était l’effet de la longue éducation qu’elle avait reçue dans un cloître. Tout ce qu’elle concevait, tout ce qu’elle désirait, dans une situation tranquille, était digne du fond naturel, c’est-à-dire juste et bien ordonné, suivant la mesure de ses lumières […] ; et sa vive imagination, échauffée alors de ce qui se présentait sous un si beau jour, ne lui fournissait que trop de courage pour mépriser les difficultés ou pour entreprendre de les surmonter. Etait-elle au moment de l’épreuve ? ce courage imaginaire […] sembl[ait] l’abandonner tout d’un coup. La jeunesse et la beauté supposant toujours beaucoup de délicatesse dans les organes, ceux de Mlle Tekely, qui n’avaient jamais été fort émus dans un couvent, étaient altérés par les moindres impressions du dehors ; et ce trouble de ses sens, passant dans son âme par mille sensations confuses, obscurcissait ses idées jusqu’à faire disparaître tous ses principes
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point de renoncer au monde pour le servir. L’attitude respective des deux hommes tient à l’antagonisme qui oppose Mademoiselle Tekely à Mademoiselle de Créon. Si l’une et l’autre sont atteintes de folie romanesque, la première est une comtesse qui reconstruit son existence sur le modèle du roman pastoral, quand la seconde est une simple bourgeoise, désireuse d’être reine. Dangereux pour elle-même, le penchant d’Alexina Tekely à l’affabulation ne l’est cependant pas pour les autres, ce qui lui vaut l’admiration du marquis : « […] le monde entier n’a jamais rien eu de comparable à votre Mlle Tekely. Ce cœur, ce tour d’esprit et d’imagination m’enchantent. Je l’adore en idée, dans quelque pays qu’elle ait trouvé l’établissement qu’elle mérite, et je brûle de l’y voir parvenir » (MM, 456).
Parce qu’il suggère une communion spirituelle entre Brenner et le héros, cet enthousiasme trahit la complémentarité des deux parties du Monde moral. Dans ces conditions, le parcours tourmenté de l’abbé est un avertissement à un jeune homme qu’aveuglent ses émotions. Epris de sa pupille, Brenner rejoint l’Oratoire pour surmonter une passion qui utilise alors sa ruse ultime : « […] cette malheureuse passion ne m’aveugla point encore assez pour me dérober entièrement la nécessité de triompher d’elle ; mais sous tous ces voiles, qui l’avaient transformée successivement en zèle pour le service de Mlle Tekely, en projets d’ambition pour moi, en goût d’étude et de vie tranquille, en sentiment même de religion et d’honneur, ses plus irréconciliables ennemis, elle parvint à son but, qui était de se nourrir de la présence ou du voisinage de son objet, et de se fortifier plus que jamais par la fatale surprise qu’elle fit à ma raison » (MM, 478).
Comme l’histoire du marquis, celle de l’abbé Brenner s’interrompt peu après la prise de conscience de son amour. Mais quand le moraliste décrivait la naissance d’une illusion donnée comme provisoire, l’ecclésiastique évoque un aveuglement continu, qui ne lui laisse aucune échappatoire. Tout se passe donc comme si l’auteur reproduisait, à l’échelle du Monde moral, le mécanisme d’explicide force et toutes ses résolutions. L’imagination même, qui l’avait si bien servie pour les établir, devenait alors leur plus mortelle ennemie, par des terreurs qu’elle excellait à grossir. »
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tation qui unit la trilogie de 1741 aux œuvres des années 1730. Envisagée sous cet angle, l’histoire de l’abbé Brenner ne marque pas le renoncement de Prévost à son projet initial ; elle confirme au contraire le dépassement du romanesque qu’initient les Mémoires d’un honnête homme, et que l’histoire du marquis amplifie.
CHAPITRE V DES COMPAGNIES DE L’HONNETE HOMME AUX UNIVERS DU MORALISTE 1 – Les compagnies de l’honnête homme Les Mémoires d’un honnête homme relatent l’initiation d’un jeune homme de province, riche et autonome. Agé de vingt ans lors de son arrivée à Paris, le héros dispose de vingt-cinq mille livres de rente et de quatre-vingts mille francs, trouvés dans les coffres de son oncle. Noble d’épée, formé à l’académie, il se destine à une carrière militaire, qui le voit acquérir une compagnie dans le régiment d’un « colonel des Dragons du Roi » (MHH, 216). Ce parcours rappelle celui du comte de*** dans les Confessions, dont le narrateur participe comme mousquetaire à la guerre de Succession d’Espagne. La situation de l’honnête homme évoque aussi celle de Meilcour, au début des Egarements du cœur et de l’esprit. La paix dont bénéficie le royaume favorise en effet son penchant au plaisir et l’acquitte de ses obligations, pour une durée de trois mois. Les aventures de l’honnête homme se déroulent en 1728, sous le ministère de Fleury, mais autant qu’à cette époque, c’est au monde contemporain de la rédaction du roman que Prévost s’intéresse68. Du point de vue de la bonne compagnie, il existe d’ailleurs peu de différence entre le début du XVIIIe siècle et le mitan des Lumières. Les usages décrits par l’abbé sont en place dès la Régence, qui inaugure la mode des petites-maisons, consacre le triomphe des actrices d’opéra, encourage la revanche de Paris sur Versailles et du goût sur l’amour69. La corruption des mœurs, que déplorent nombre de moralistes, concerne ainsi tous les milieux et tous les sentiments, ce que le héros des Mémoires éprouve malgré lui, 68
C’est du moins ce que révèlent un anachronisme et de nettes allusions à l’actualité politique. Le premier concerne le régiment des Dragons du Roi, dans lequel l’honnête homme est censé s’engager en 1728, et dont la création date de 1744. Les secondes concernent le début et la fin des Mémoires qui, comme le souligne Peter Tremewan, évoquent respectivement la capture de Belle-Isle par les Autrichiens et les journées de Metz de 1744, où Louis XV sacrifia Madame de Châteauroux. 69 Davantage qu’à la réalité historique, c’est au discours romanesque tenu sur la Régence au milieu du XVIIIe siècle que nous nous référons.
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au cours d’une odyssée qui l’initie à quatre sociétés distinctes : les assemblées mondaines, les compagnies libertines, la « société du vrai mérite », le monde viril des militaires. L’importance des premières se traduit doublement : ce sont celles que le narrateur fréquente davantage ; c’est par elles qu’il commence son apprentissage. Dans une certaine mesure, ce rôle tient à un mécanisme de cooptation, dont il profite sans discernement. Chargée par son époux de lui procurer quelques connaissances, l’intendante de sa province rassemble douze convives lors d’un premier souper. Elle remplit si bien son office que le comte est « engagé dès le même soir pour sept soupers consécutifs » (MHH, 213), ce qui souligne son peu d’usage du monde. Mais l’importance de ces compagnies s’explique également par la facilité d’accès qui les caractérise et qui leur vaut, par deux fois, d’être qualifiées de « maisons ouvertes » (MHH, 220 ; 241). Oxymorique, l’expression désigne une publicité du privé, qui s’appuie sur la transformation de l’espace domestique en espace partagé. Le nom de leur propriétaire désigne les lieux où soupe l’honnête homme. Il se rend par exemple « chez » l’intendante, « chez le président » (MHH, 221 ; 220). Or, parce qu’elle établit un lien de possession entre l’espace et le sujet, la préposition confère au premier une dimension domestique, dans les deux sens du terme. Lieu du maître, la maison qui l’abrite est un lieu personnel, potentiellement fermé aux étrangers. De ce point de vue, les assemblées mondaines occupent un espace privé, constitué de pièces plus intimes que les autres : le président bibliophile reçoit le héros dans son « cabinet de livres » (MHH, 215), véritable refuge contre la société : « Je n’en sortais pas du vivant de ma femme, qui faisait les honneurs de ma maison » (MHH, 215).
La distribution des rôles à l’intérieur du couple, telle que le président la décrit, obéit à un critère sexuel, qui recouvre la dichotomie public / privé. Quand l’homme s’attribue la propriété effective d’un espace (« ma maison ») dont il jouit de manière personnelle, la femme bénéficie d’une propriété symbolique, fondée sur la notion de représentation. Responsable de la publicité du privé, elle est à l’origine d’une rupture profonde. Elle prend en effet le pouvoir par un
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investissement systématique des lieux de représen-tation, qui conduit à leur dévirilisation. Parallèlement, elle s’approprie des comportements jusqu’alors masculins : l’épouse du président fait « les honneurs » de sa maison ; l’intendante domine sur « une petite cour » (MHH, 220). Décisive, cette rupture est également irréversible. Une fois ouvert au public, l’espace privé lui appartient. Aussi s’agit-il d’un endroit fréquenté, où se tissent des obligations réciproques entre le maître de maison et ses hôtes. Tandis que le premier doit accueillir les seconds – sa maison est un lieu « où l’on a droit d’entrer le soir, après y avoir été une fois présenté » (MHH, 220) – ceux-ci se doivent à son espace. Le temps des compagnies mondaines témoigne plus encore de leur soumission au public. Régies par la convention du souper, elles obéissent à un rythme exigeant. La soirée s’ouvre toujours sur des parties de cartes, pour s’achever sur le repas. Entre ces deux étapes, un « intervalle » se glisse parfois, que meuble une « conversation […] paisible » (MHH, 219). Cette phase intermédiaire constitue une pause entre des activités codifiées à l’extrême, qui laissent peu de place à l’épanouissement individuel. Pendant ces entretiens, le sujet peut se révéler, précisément parce qu’il est affranchi des normes qui le gouvernent. Mais le service sonne le glas de cette attitude, obligeant chacun à reprendre son masque pour adopter la conduite de ses pairs. La publicité des assemblées mondaines détermine leur fréquentation. Pour pénétrer une ville qui lui est étrangère, le héros de Prévost emprunte son axe principal. Une fois reconnu, le territoire parisien dévoile ses contrées secrètes, dont les plus notables sont le monde libertin et la « société du vrai mérite » (MHH, 242). À première vue, il s’agit d’espaces perméables, entre lesquels se tisse une sorte de continuité. Après avoir retrouvé dans une petite maison la comtesse de Zr.., aperçue chez l’intendante, l’honnête homme participe, dans la société du mérite, à un dîner chez la marquise de…, rencontrée lors d’un souper mondain. En réalité, ces lieux sont étrangers et s’opposent comme le public au privé. Les compagnies vertueuses et libertines n’accueillent de membres nouveaux que sur la recommandation des anciens, ce qui impose la figure d’un initiateur, que le président et le vieux marquis incarnent conjointement. Agés, ces personnages apparaissent comme des doubles inverses. Malgré sa noblesse et son grade de maréchal de camp, le second n’est pas « l’homme du
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monde le plus à son aise » (MHH, 218), tandis que le premier, noble de robe, possède un « bien considérable » (MHH, 215). Chacun introduit le héros à un univers spécifique, fondé sur le mépris des « maisons ouvertes ». Employée à deux reprises dans le roman, l’expression apparaît d’ailleurs dans leur bouche, ce qui ne saurait être le fruit du hasard. On notera enfin que le sexe de ces tuteurs les différencie de l’intendante, qui introduisit le comte dans le monde. Leurs compagnies semblent dès lors former les espaces d’une virilité retrouvée, les lieux d’une réaction sexuelle et intellectuelle à la domination des femmes. Les voluptueux se réunissent dans des petites maisons, que protège une double frontière. Elles occupent tout d’abord un endroit isolé dans la ville, dont elles deviennent une sorte de zone franche. Celle que fréquente le comte se situe par exemple dans le faubourg du Roule, célèbre pour ses parties fines. Pareil emplacement ne garantit pas tant l’anonymat qu’une clôture morale, qui autorise des attitudes normalement proscrites. De ce point de vue, la petite maison des Mémoires d’un honnête homme, pour n’être plus cet espace du secret évoqué par Duclos, n’est pas encore devenu ce lieu si commun qu’il « a cessé d’être indécen[t] »70. Elle représente un stade intermédiaire, où le privé l’emporte sur le public, permettant des plaisirs dont une seconde frontière, interne cette fois, préserve l’intimité. Des nombreux usages de la petite maison, deux se distinguent nettement : ou bien elle sert de cadre au tête-à-tête de deux amants, comme dans le Sopha de Crébillon ; ou bien elle accueille des orgies, comme dans Thémidore de Godard d’Aucour. C’est à cette configuration que Prévost se réfère, lors du petit souper initial des Mémoires : le comte « pénètre dans un appartement qui, sans être fort spacieux, [répond] par l’élégance et la propreté au nom » de son propriétaire, et qui, bien qu’il ne fasse pas éclater « la richesse […] dans les meubles », ne laisse « rien à désirer pour le goût et la commodité » (MHH, 221). 70
Les Confessions du comte de***, op. cit., p. 61. Bien que la frontière géographique entre la ville et la petite maison perde de son efficacité dans les années 1740, elle demeure pertinente dans les Liaisons dangereuses, où la marquise de Merteuil exploite avec succès les vertus de ce lieu (Les Liaisons dangereuses, op. cit., Lettre X, pp. 27-31). Sur les petites maisons, on se reportera à Michel Delon, Le Savoir-vivre libertin, Paris, Hachette littératures, 2000.
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Constituée, comme les demeures où s’assemble le monde, de pièces plus intimes que les autres, la petite maison s’en distingue cependant par la préférence qu’elle accorde au privé. La « liberté » règne sur ce lieu, où chacun commence « par se mettre à son aise » (MHH, 222), et qui, parce qu’il équilibre le poids tyrannique des convenances, apparaît nécessaire. Protégée du dehors, divisée en cabinets qui prolongent ses vertus intimes, elle obéit en outre à une séparation entre murs et jardin, qui recoupe la dichotomie intérieur / extérieur. Le plus souvent, ces pôles sont complémentaires. Dans la Petite-Maison de Bastide, le luxueux jardin de Trémicour éveille Mélite à des plaisirs qu’elle satisfera chez son amant. D’inspiration mythologique, celui des Mémoires d’un honnête homme n’a pas d’autre fonction. Il marque le contrôle de l’art sur la nature, que le libertin transpose du domaine horticole au domaine sexuel. Dans ce cadre topique, les demoiselles d’opéra se livrent à des jeux innocents, avant d’animer un charmante soirée. À deux reprises, la complémentarité de l’intérieur et de l’extérieur est cependant brisée : par le comte, qui observe un contraste violent entre ces deux espaces ; par les dames, qu’effarouche la nudité des statues. Ces ruptures soulignent deux caractéristiques des petites maisons. Il s’agit tout d’abord de lieux artificiels, dont la clôture est au service de la dépravation. Alors qu’en mai, à cinq heures du matin, il fait « grand jour » à Paris, c’est aux bougies que s’éclairent les débauchés, qu’un rideau et un volet préservent du soleil. De manière analogue, quand l’air du dehors se révèle doux et frais, celui du dedans est vicié et oppressant. Ce contraste exprime évidemment le refus des rythmes naturels, la volonté libertine d’une maîtrise paradoxale de soi, où la violence faite à certains penchants va de pair avec l’abandon aux passions voluptueuses. Mais les petites maisons sont aussi des espaces masculins, que les hommes ont conçus pour leur satisfaction, ce que déplorent les dames de qualité qui visitent le jardin. Parce qu’elles sont en groupe, ces femmes contrarient la mécanique de la petite maison, dont elles se prémunissent en y important le modèle de conduite des assemblées mondaines. Cet épisode est
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toutefois l’exception qui confirme une règle établie par la Régence71, et que le propriétaire de la demeure ne manque pas d’illustrer. Maître d’un lieu réservé au plaisir, le chevalier de… assume son devoir de manière masculine, lorsqu’il présente ses convives sans céder à la calomnie : « J’avais craint des portraits aussi malins que ceux de l’intendante. Mais le chevalier acheva sans mettre plus de fiel dans ses couleurs. J’ai remarqué toute ma vie que les femmes sont médisantes de sang-froid, comme si la nature les y portait d’elle-même ; et que les hommes ne le sont que dans la chaleur du vin ou dans les occasions d’y être excités par l’exemple » (MHH, 234).
Médisance et franchise, publicité et privatisation, réaction des mâles et dévirilisation, sont autant d’attitudes qui opposent les « maisons ouvertes », placées sous le contrôle des femmes, aux petites maisons, que gouvernent les hommes. Séjours de la virilité sexuelle, ces dernières complètent d’ailleurs la compagnie militaire que fréquente le héros, et qui, bien qu’elle satisfasse sa raison, ne lui fournit « pas les plaisirs qui conviennent à son âge »72 (MHH, 219). Cette altérité ne masque pourtant pas un phénomène paradoxal, qui se double d’une convergence inquiétante. Les valeurs viriles trouvent refuge dans un lieu féminin, ce qui consigne leur défaite ; mondains et libertins partagent un rythme artificiel, qui trahit leur solidarité. Les soirées du marquis obéissent en effet à un rituel ternaire, organisé autour d’un 71 Dans ses Confessions, le comte de*** n’attribue pas seulement l’origine des petites maisons aux « Amans qui étoient obligés de garder des mesures, et d’observer le mystère pour se voir » ; il en rend également responsables « ceux qui vouloient avoir un asile pour faire des parties de débauche qu’ils auroient craint de faire dans des maisons publiques et dangereuses, et qu’ils auroient rougi de faire chez eux » (Les Confessions du comte de***, L. Versini éd., Paris, Librairie Marcel Didier, Société des textes français modernes, 1969, p. 61). Destinées à cet usage, les petites maisons sont bien, dès leur apparition, des espaces masculins. 72 Pour les besoins de son établissement, l’honnête homme fréquente l’hôtel du maréchal de Villars. La non conformité des plaisirs qu’il y trouve et de son âge, l’amènent à comparer cet espace aux « maisons ouvertes », dans lesquelles il n’a « point encore trouvé […] les entretiens qui [conviennent] à [sa] raison » (MHH, 219). Dans cette perspective, la société du vrai mérite et les compagnies libertines apparaissent comme les doubles positifs des assemblées mondaines et militaires.
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long souper. Quand la fête est décente, il suit une promenade au jardin et précède une phase à haute intensité verbale, où les participantes racontent leur histoire. Lorsqu’elle est licencieuse, des activités érotiques l’encadrent, individuelles puis collectives. Dans tous les cas de figure, elle commence après l’Opéra ou la comédie et se prolonge jusqu’à l’aube, ces assemblées empruntant, pour l’amplifier, le rythme des sociétés mondaines, dont elles apparaissent comme les versions dégradées. Le personnel libertin se divise en deux ensembles, que détermine la différence des sexes. D’une pertinence relative dans le monde, ce critère se révèle essentiel, dès lors qu’à la stabilité du groupe masculin répond la succession des femmes. Au sein de cette société « d’honnêtes gens » (MHH, 221), seuls le marquis et le chevalier de… font l’objet d’une attention particulière. Le silence du narrateur sur les autres convives, parfois évoqués comme « amis » du chevalier (MHH, 222), laisse penser qu’ils appartiennent au même univers. L’homogénéité de ces compagnies ne revêt toutefois sa pleine signification que comparée à la diversité des femmes. L’abbé Prévost développe ici une constante du roman libertin, pour qui l’amour est un objet de consommation, dont l’horizon est l’oubli de l’objet consommé et son remplacement permanent. Dans les Mémoires d’un honnête homme, la variété des femmes est double. Individuelle, puisque les débauchés changent fréquement de partenaires, elle est aussi sociale, leurs compagnes appartenant à trois catégories distinctes. Quel que soit leur milieu, elles obéissent à un traitement analogue, qui met en lumière leurs spécificités. Après avoir brossé leur portrait, le romancier les place dans un nombre restreint de situations, où se révèle leur rapport au plaisir. De ce point de vue, la visite au jardin se présente comme un passage obligé, un examen auquel l’honnête homme accorde la plus grande importance. Composé d’éléments végétaux ainsi que de statues, le jardin équilibre de façon harmonieuse nature et culture, ce qui le rend particulièrement apte à dévoiler les discordances. Pendant le premier souper, sa visite – qui se déroule à l’aube – accuse ainsi la dénaturation des prostituées, dont le tableau final répond directement à la description des sculptures :
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Une même référence aux codes de la représentation artistique sous-tend ces paragraphes, invitant le lecteur à une comparaison, dont les allusions aux « nymphes » et aux « bacchantes » soulignent la valeur dépréciative. La visite au jardin des dames de condition s’oppose point par point à celle-ci : le crépuscule se substitue à l’aube, tandis que le contraste entre les femmes et les statues s’opère au détriment des secondes, dans un mouvement de symétrie inverse que le héros observe avec soin. La dénonciation des intentions masculines témoigne, comme précédemment, du dévoiement de la nature par les libertins. Mais quand l’artifice était l’apanage de leurs compagnes, il devient celui des sculptures, dont les attraits sont niés. L’on ne saurait mieux dire le refus de l’abandon au plaisir, qui rend la présence de ces dames aussi déplacée que celles des prostituées, bien que pour des raisons opposées. Le double processus de privatisation du public et de publicité du privé qui caractérisait les « maisons ouvertes » se retrouve ainsi, marquant l’ambiguïté fondamentale d’un lieu dont l’ouverture au monde menace le secret. Le troisième souper, qui apparaît comme une synthèse des précédents, permet néanmoins de dépasser ces expériences contradictoires. La visite au jardin ouvre et referme les réjouissances ; les statues n’inspirent plus ni commentaires scabreux, ni condamnation rigoureuse :
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« En passant devant les statues, je m’attendais à quelque réflexion conforme au sujet. Mais XII et XIII y jetèrent à peine un coup d’œil et passèrent sans dire un seul mot. XI dit d’un ton plaisant : la belle instruction pour des vestales ! Quelle modestie, reprit X, de croire qu’on puisse t’apprendre quelque chose. Le marquis voulut hasarder quelques bouffonnerie libre. On lui répondit : vous tairez-vous, vieux libertin ? En un mot, les statues perdirent leur montre. Pour moi, qui me souvenais des sales discours que j’avais entendus dans le même lieu au premier souper et de la morale austère du second, j’admirai cet honnête tempérament dans nos quatre nymphes » (MHH, 251).
L’honnête homme relève avec satisfaction les propos des jeunes femmes, qu’il compare à des « nymphes ». Rapportée au décor, l’expression traduit l’harmonie des statues et des demoiselles, qui incarnent un équilibre parfait entre nature et culture. Rapportée aux soupers antérieurs, elle dénonce la corruption des prostituées autant que la pruderie des dames de condition. Si la succession des soirées correspond à un ordre linéaire, elle recouvre également un ordre préférentiel, où s’exprime le jugement du héros sur les femmes. Lors de la première soirée libertine, le dégoût que lui inspire la débauche l’isole du reste de la compagnie, qu’il condamne sévèrement. À l’inverse, l’ennui que lui procure la seconde le rend solidaire de ses compagnons, dont il devine les regrets. Un déplacement progressif des frontières s’opère, qui repose sur la substitution d’un critère sexuel (femmes / hommes) au critère moral initial (libertinage / vertu). La troisième soirée libertine emporte son adhésion, transformant la compagnie en un espace homogène, où les deux sexes partagent des plaisirs vifs, mais honnêtes. Même « les petites concurrences », « capables de […] diviser entre elles » (MHH, 252) les filles du monde ne sont pas de saison, ce que le narrateur apprécie, qui cède à l’euphorie ambiante. Parce qu’elles offrent les avantages des catins et des femmes de qualité sans en présenter les inconvénients, les demoiselles recueillent donc ses suffrages. Cette synthèse concerne leur physique autant que leur comportement. Conformément à une topique romanesque du siècle, les prostituées sont plus belles que les dames, mais celles-ci l’emportent pour le maintien. Les actrices réunissent chacune de ces qualités, dont la vulgarité n’altère pas la beauté. De manière analogue, elles- empruntent aux prostituées leur vivacité, qu’elles
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modèrent en personnes distinguées : aux excès de pudeur et de dissipation succède un « honnête tempérament », où le plaisir se nourrit de mesure. Aussi les demoiselles sont-elles recherchées, ce qui les porte à la familiarité avec leurs zélateurs, voire avec les « femmes de condition, qu’elles négligent […] quelquefois de nommer madame, en se contentant du la, qui est le style simple » (MHH, 251). Si le narrateur exprime ici une vision idéale de la société, l’œuvre manifeste une réalité plus trouble. C’est ainsi qu’entre Fanchon et Mademoiselle XIII l’écart est moins grand qu’il ne semble : toutes deux ont abandonné la province pour Paris, où elles sont devenues les maîtresses d’individus dépravés. Seule la chance les distingue : lorsqu’il meurt, l’amant de la première lui laisse 1200 livres de rente, tandis que la seconde se retrouve à la rue. Dans ces conditions, la demoiselle peut choisir son successeur et s’établir sur un pied confortable, quand Fanchon doit se livrer aux orgies. Les apparences ont beau tromper le héros, le règne des filles du monde dans les assemblées libertines manifeste une déchéance morale, qui n’épargne pas les hommes. Causes de la corruption, ceux-ci en sont également les victimes. Dans la mesure où elle repose sur l’argent et non sur leurs vertus propres, la reconquête de leur virilité apparaît illusoire. C’est la raison pour laquelle, dans les Mémoires d’un honnête homme, les femmes de qualité échappent à la mécanique de la petite maison. Riches pour la plupart, elles ne peuvent s’en laisser imposer par des individus soumis à leurs règles. Aussi présentent-elles peu d’intérêt pour la compagnie, ce qui suggère la dégradation d’un espace où la reprise en main du pouvoir requiert la fragilité des femmes. Dans cette perspective, le récit de la comtesse de Zr.., pendant le deuxième souper libertin, constitue une variante positive de ceux de Fanchon et de Mademoiselle XIII. Jeune comme elles, elle se voit courtisée par un homme qui s’introduit dans la demeure familiale. Loin de l’enlever pour la corrompre, le séducteur devient son « mari, avec l’aveu de [son] père » (MHH, 236). Si l’âge et la situation de ces personnages invite à les rapprocher, l’issue de leur aventure confirme l’existence d’une frontière infranchissable. La reconquête de la virilité que promettait la petite maison se solde donc par un échec, que renforcent deux facteurs : normalement privé, cet espace accueille des filles publiques, dont le métier consiste notamment à représenter. Ce lieu est
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en outre un faux espace privé, que l’homme public doit posséder : l’usage qu’en font les libertins lors du troisième souper le rapproche moins d’un séjour langoureux que de l’appartement meublé qui, de l’Abdalathif du Sopha au Nucingen des Splendeurs et misères des courtisanes, accueille une maîtresse de maison dont la liberté de ton interdit l’ennui. Procédant d’une dévirilisation excessive des comportements ainsi que d’une publicité abusive des lieux, la corruption règne en maître sur la capitale, que quelques maisons d’élite sauvent de l’abîme. Leur espace les oppose aux assemblées mondaines et libertines : leurs membres reçoivent à domicile, dans des « maison[s] qui [ne sont] ouverte[s] qu’à un petit nombre d’honnêtes gens » (MHH, 243). Si l’élitisme la caractérise, ses manières sont aisées : la contrainte est bannie d’une table dont les convives agissent avec familiarité, s’adressant des compliments fort simples. Leur comportement les distingue des débauchés. Quand la franchise des uns s’accompagne d’une liberté de mœurs et d’opinion qui conduit à la licence, l’aisance des autres exprime le refus d’une affectation pernicieuse, parce qu’artificielle. Rejetant pour les mêmes raisons la temporalité factice du souper, la société du vrai mérite s’organise autour du dîner. Harmonieuse, elle ignore par ailleurs la rivalité des sexes. Hommes et femmes évoluent dans des lieux où le modèle conjugal conserve ses attraits. Lors de son premier dîner, le mari et son épouse reçoivent conjointement l’honnête homme ; le second est placé sous l’autorité de Monsieur de La… et de la marquise de N…, qui forment un couple matrimonial, symboliquement du moins. Des principes collectifs, relatifs aux notions de naturel et d’équilibre, abolissent enfin la concurrence des individus. Dans la conversation, les convives ne manifestent ni « empressement », ni « langueur à se taire » ; leur « joie » « douce et modeste » produit « de la vivacité sans confusion » ; tous cultivent leurs connaissances, sans affectation ni orgueil : le président, qui a « pour lui les véritables qualités de l’esprit, avec les lumières du savoir » (MHH, 215), entre « dans le torrent des propos les plus frivoles, pour ne gêner personne par la supériorité de ses lumières » (MHH, 218). Consécutive à la dualité du héros, la poétique du contraste qui gouverne le roman est également le signe d’une trajectoire qui le
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conduit du public à l’intime. La société du vrai mérite présente ainsi une alternative aux petites maisons, dont la privatisation n’est qu’apparente ; et aux compagnies mondaines, où l’on sacrifie l’individu au groupe. Cet espace est également un monde préservé, annonciateur de l’univers intime des de B…. La réhabilitation du couple conjugal revêt dès lors sa pleine signification : chez le conseiller, l’honnête homme découvre en effet un espace naturel, dont le modèle n’est plus social mais familial. Monsieur de B… et son épouse vivent dans leur demeure, se consacrant à des activités domestiques, comme la couture, la lecture ou le jeu. Encore celui-ci n’est-il que le divertissement d’un malade, qui ne peut quitter son lit. Les soupers que l’on y prend sont courts et frugaux, ce qui les distingue des soupers mondains et libertins, que l’honnête homme leur sacrifie. Seule la société du vrai mérite trouve grâce à ses yeux, ce qui témoigne une nouvelle fois de sa complémentarité avec le séjour du sentiment. À ce stade du récit, le comte a échappé au monde, dont les règles artificielles n’ont plus cours. La malignité de ses contemporains n’empêche pas le conseiller de le recevoir, pas plus que leur hypocrisie ne lui interdit d’approuver la passion du jeune homme pour sa femme. 2 – Les univers du moraliste À l’instar de l’honnête homme, le moraliste est un noble de province, fils unique d’un ancien officier du roi, qui a passé « dans la capitale […] le temps de [ses] études et de [ses] exercices » (MM, 358). Riche de quatre mille écus de rente et de huit cents louis, il porte une attention vigilante à ce patrimoine, qu’il ne doit pas dilapider73. Âgé de vingt-huit ans, il est toutefois « à ce point où quelques années de plus n’ajoutent presque plus rien à la raison » (MM, 358), ce qui le distingue de son prédécesseur, autant que de Meilcour ou du comte de***. Moins fortuné, le marquis fréquente des milieux plus modestes, à la faveur d’un périple où le voyage importe moins que les 73
Le lieutenant-général est « riche de 50 000 livres de rente » (MM, p. 343), mais la soudaineté de sa mort l’empêche de prendre en faveur de son fils les dispositions qu’il lui avait promises. Le héros doit donc se contenter de l’héritage maternel et de la pension accordée par son père après son remariage, soit un revenu six foix inférieur à celui de l’honnête homme.
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disparités sociales qu’il révèle. Aussi n’est-ce point par hasard que l’anecdote du « comprachico » évoque un passage de Guzman d’Alfarache74. Quoique d’un ton très différent des ouvrages de Lesage, le Monde moral s’en rapproche par la variété des situations qu’il exploite. Nobles, bourgeois et paysans forment les acteurs d’une comédie humaine où la condition de chacun détermine son destin. L’aristocratie fournit au roman quatorze personnages, qui appartiennent principalement à la noblesse d’épée, avec une nette prédominance du sexe masculin. Cinq femmes répondent en effet aux dix hommes qui constituent ce groupe, dès lors que l’on y intègre le héros. Symbolique, ce chiffre souligne une autre domination, matérielle et morale cette fois. À l’exception notable de Mademoiselle de…, dont s’éprend le marquis, les personnages féminins qui traversent son texte sont mariés et se répartissent en deux ensembles symétriques : celui des êtres sacrifiés à la vénalité du monde, dont relèvent Mademoiselle de S. O. et l’amie de Mademoiselle de Créon ; celui des individus confrontés à l’adultère, que forment les épouses du père célerier et du comte libertin. Dans le premier, la femme est totalement privée d’autonomie. En perdant un époux dont lui vient sa fortune, la compagne de Mademoiselle de Créon perd également ses biens, les héritiers du défunt s’emparant de son patrimoine. Respectivement âgées de dixhuit et trente-cinq ans, chacune illustre la fragilité du beau sexe dans une société masculine, dont dépend jusqu’à son existence. Un équilibre analogue gouverne le second ensemble, où une épouse bafouée répond à une femme accusée d’adultère. À l’instar du précédent, il décrit la domination abusive des hommes sur leurs compagnes. Donnée comme respectable par son mari lui-même, l’épouse du père célerier soigne avec empressement des blessures reçues en duel, tandis que celle du comte libertin possède, selon ce dernier, l’ « âme la plus douce et la plus modeste du quartier » (MM, 360). En dépit des qualités qui leur sont reconnues, ces êtres sont exposés aux injures de leurs conjoints : le père assassine une épouse qu’il croit infidèle ; le comte trompe la sienne avec les plus indignes créatures. Entre la 74
Selon Robert Favre et Jean Sgard, l’épisode du gênois Castelleto, au chapitre 5 du livre III de Guzman, constitue une source probable de Prévost (Œuvres VIII, p. 485, note 1 de la p. 302).
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soumission matérielle aux mâles, détenteurs des richesses, et la soumission morale à leurs penchants (libertinage ou jalousie), les femmes nobles de l’œuvre subissent un sort cruel, justifiant le cri de Mademoiselle de S. O. contre l’ « horrible tyrannie […] des hommes » (MM, 294). Masculin dans son essence, l’univers aristocratique du roman est majoritairement provincial. De ce point de vue, le milieu auquel le marquis se trouve le plus souvent confronté n’est pas très éloigné du monde que représentait, une quarantaine d’années plus tôt, Marivaux dans ses Nouvelles folies romanesques. De même que la chasse et la bonne chère font l’occupation principale des hobereaux que rassemble l’oncle de Pharsamon, de même ces activités composent l’ordinaire du narrateur ou du père célerier, qui y ajoute l’agriculture. En outre, si Prévost ne décrit pas en détail les mœurs de cet univers, il n’insiste pas moins sur la rusticité de ses membres, que révèle la violence du père célerier ou le mépris de la galanterie affiché par le lieutenantgénéral. Un phénomène essentiel distingue toutefois ces œuvres. Le monde du Pharsamon appartient à la tradition de l’histoire comique. Hobereaux et paysans n’y sont appréhendés que par des ridicules qui dénoncent, par contraste, l’idéalisme artificiel du roman héroïque. À l’inverse, celui du Monde moral, pour n’être pas toujours tragique, ne fait plus rire. Entre les deux textes, le souffle de Richardson et du drame bourgeois a passé, permettant de livrer sur ce que l’on appelle le réel un regard autre que satirique. L’exploitation de la « folie par identification romanesque », commune aux deux œuvres, ne s’opère d’ailleurs plus dans la seconde sur le registre que définissait Don Quichotte. L’imitation par Mademoiselle de Créon des héroïnes de la littérature laisse libre cours à ses instincts meurtriers, et fait planer une sourde menace sur la destinée du héros. Dès lors, s’il convient de comparer l’univers du Monde moral à celui que dépeignent d’autres romans, il importe plus encore de le confronter à celui des Mémoires d’un honnête homme, dont il prend l’exact contre-pied. Prévost décrit en 1760 ce monde auquel il s’était contenté de faire allusion une quinzaine d’années plus tôt, un monde archaïque, placé sous l’autorité des pères, reflet inverse et dégradé des compagnies parisiennes. Si différents soient-ils les uns des autres, les nobles de l’œuvre communient dans le sentiment d’appartenance à un même ordre, dont
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l’honneur constitue la vertu principale. Ainsi que l’observe le marquis, cet honneur nobiliaire est une variante de l’honneur universel, avec lequel il ne se confond pas : « L’honneur […] n’est réellement qu’un contrat de société entre ce qu’on nomme les honnêtes gens, c’est-à-dire entre cette partie de l’espèce humaine qui se ressemble par l’avantage de la naissance, par celui de l’éducation, et par un certain nombre de principes convenus sous le nom de bienséance ou d’honnêteté morale ; convention noble, dont toute la classe inférieure est comme exceptée » (MM, 371).
Deux inspirations doctrinales impriment sa spécificité à la définition du héros. Elle se réfère d’une part à la pensée classique qui, après avoir identifié le beau au bon et le bon au bien, en accorde le monopole à la classe supérieure. Cette démarche culmine avec l’apparition des concepts d’ « honnête homme » et de « bon usage », qui correspondent au second souffle de l’absolutisme politique. Souvent tautologiques, ils permettent de renforcer les barrières qui séparent le peuple de l’élite. Mais si le marquis, lorsqu’il fait reposer sa définition de l’honneur sur un principe d’exclusion, prolonge cette veine, il y associe également la pensée des Lumières, en insistant sur la dimension contractuelle de ce sentiment. Celui-ci devient donc une valeur relative, dont la pertinence dépend en partie des institutions dans lesquelles il s’inscrit. Aussi se distingue-t-il de « la probité, ou, dans d’autres termes, [de] l’honneur naturel, et par conséquent [du] véritable honneur » (MM, 371). Une telle restriction rapproche le point de vue du narrateur de celui de Montesquieu, pour qui, « philosophiquement parlant, c’est un honneur faux qui conduit toutes les parties de l’Etat » monarchique, mais un honneur « aussi utile au public que le vrai le serait aux particulier qui pourraient l’avoir »75. Qualité distinctive de la noblesse, ce sentiment fournit au moraliste un critère d’appréciation de ses congénères, qui appartiennent à deux ensembles. Les hommes et les femmes d’honneur d’un côté ; les personnages qui en sont dépourvus de l’autre. Au premier participent le père du héros, le père célerier, son fils aîné et l’amie de 75
Montesquieu, De l’esprit des lois, in Œuvres complètes, Masson éd., Paris, Nagel, 1950-1955, tome I, Livre III, Chapitre VIII, p. 34.
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Mademoiselle de Créon. Pour chacun d’entre eux, l’honneur constitue un absolu et ses règles des prescriptions intangibles. Le lieutenantgénéral en fait son « idole » (MM, 293) ; le père, une religion qu’il pousse à l’ « idolâtrie » (MM, 327) ; la veuve le préfère à « tout l’or du monde » (MM, 350). Aussi échappe-t-il à la distinction public / secret qui prévaut dans l’appareil judiciaire. Quand le père sollicite le Régent en faveur de son fils, celui-ci lui répond qu’il peut oublier des crimes ignorés, mais qu’il lui faut punir ceux dont l’existence est avérée. Pertinentes aux yeux du pouvoir, ces catégories ne le sont pas pour les nobles authentiques76, dont la moindre atteinte à la gloire s’accompagne de tourments implacables. Parce qu’elle contraste avec les mœurs du temps, cette inflexibilité les frappe toutefois d’archaïsme. Le beau-père du lieutenant-général, Monsieur de S. O…, relève ainsi l’anachronisme de son gendre, lorsqu’il oppose une vision libérale à sa conception du mariage. Après l’avoir dupé, il l’accuse « de n’entendre pas le monde, et de ne pas concevoir [qu’] un galant homme devrait se croire heureux d’avoir obtenu une femme aimable à toute sorte de prix » (MM, 293). Par son vocabulaire, ce personnage incarne une noblesse nouvelle, dont le « monde » constitue le cadre de référence ; le « badinage », un moyen d’expression ; la galanterie de l’homme et l’amabilité de la femme, les désignations stéréotypées de sexes réduits au service de l’amour. Trop riche pour prendre son rang et ses obligations au sérieux, le comte libertin souscrit aux mêmes principes. Incarnation de la débauche, cette figure n’apparaît pas sans raison à la fin du roman. Si l’arrivée à Paris marque le passage du narrateur et de son projet à une nouvelle étape, elle le place également dans la situation de l’honnête homme. Avec les récits du comte et de Mademoiselle XIII, chacun des deux derniers romans de Prévost 76
Ils en admettent la pertinence, comme le père, mais superposent aux lois de leur pays celles de leur honneur, faisant de ce sentiment une catégorie particulière, ce que Grandisson refuse pour sa part. À Bagenhall, qui l’accuse de ne pas respecter les lois de l’honneur en refusant le duel, il réplique en effet : « Et de qui sont-elles ces lois auxquelles vous donnez le nom de lois d’honneur ? Je n’en connais point d’autres que celle de Dieu et celles de mon pays » (Nouvelles Lettres angloises, in Œuvres choisies de l’abbé Prévost, abbé Prévost trad., Londres, Cazin, 1786, tome II, Lettre XXXII, p. 127).
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accueille la « même anecdote », « racontée respectivement par la victime et par le libertin »77. Ce changement de régime entraîne des variantes, qui affectent l’âge de la jeune fille, la longueur et le ton du récit, autant que l’attitude du narrateur, devenu récepteur. Il invite d’autre part à rapprocher cet épisode de la méprise tragique, commune aux deux œuvres. En reprenant en 1760 un matériau utilisé quinze ans plus tôt, Prévost l’avait – on s’en souvient – soumis à un effort de clarification, qui reposait sur l’abandon des filtres discursifs. La réponse de Mademoiselle de S.V… était transmise au héros par son père, dont il retranscrivait les paroles au discours indirect ; Mademoiselle de Créon prenait elle-même en charge son intervention, restituée en partie au discours direct. Dans la séquence qui nous occupe, c’est le contraire qui se produit. Rapportées au style direct par la jeune innocente dans les Mémoires d’un honnête homme, les fautes du libertin sont relatées par l’agresseur au style indirect dans le Monde moral. L’inversion du procédé n’obscurcit pas des données narratives d’une grande limpidité. Elle manifeste l’intensification de la condamnation du libertinage. Coupable et dangereux, celui-ci perd sa capacité de nuisance par la multiplication des écrans énonciatifs. En outre, lorsqu’il soumet la relation du comte à sa propre voix, le marquis ne se contente pas de marquer ses distances. Il se protège aussi de la séduction propre au verbe libertin, avec plus de succès que son prédécesseur. Parce qu’il ôte à l’attitude du moraliste ce que celle de l’honnête homme conservait d’équivoque, le recours au filtrage discursif semble dès lors rejoindre l’effort de clarification imposé par Prévost à son dernier ouvrage, ancré « dans la mouvance de Richardson »78. Le recours à ce modèle romanesque ne disqualifie pas seulement les libertins du Monde moral. Il discrédite de la même façon les nobles archaïques, dont le sens de l’honneur s’oppose aux devoirs religieux, comme en témoigne l’histoire du père célerier. Au cœur de ce récit se trouve une machination. Le père a congédié un vassal qui courtisait la femme de chambre de son épouse. Pendant qu’il accueille des officiers en campagne, il reçoit une lettre anonyme, 77
Erik Leborgne, « L’honnête homme et le libertin : le topos de l’innocente séduite dans les derniers romans de Prévost », in Etudes littéraires, XXVIII, 3, 1996, p. 111. 78 Ibid., p. 114.
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dénonçant ses infidélités. Deux autres suivent, la dernière l’invitant à surprendre le couple adultère en flagrant délit. La faute constatée, le père médite une vengeance froide, au terme de laquelle il tue le capitaine en duel et empoisonne sa femme. Une quatrième lettre lui apprend son erreur. Le père s’est laissé tromper par ses sens ; le couple surpris se formait du vassal et de la femme de chambre. L’homme s’épanche alors auprès de son aîné, à qui il avoue ses malheurs. Sans rien dire, celui-ci part à la recherche des coupables, qu’il assassine. Capturé par les autorités, il est condamné à la décapitation, gardant le silence pour ne pas déshonorer son père. Parce qu’il préfère une mort discrète à la honte d’un châtiment public, ce dernier accepte de donner à son fils le poison qui a tué sa mère. Il a décidé d’en finir avec ses propres jours, mais le jeune homme, qui a pénétré ses desseins, ne lui laisse pas une goutte du breuvage. Quelque temps plus tard, le père célerier cesse de se croire innocent et comprend qu’il doit préparer son salut. Dans ce récit, Prévost exploite en maître les invariants de l’histoire tragique. La jalousie, les poisons et la fatalité se succèdent pour montrer à l’homme la misère de sa condition et mettre en relief la grandeur de Dieu. Le message de Camus et de Rosset est ainsi retrouvé, de même qu’est renoué le lien de l’écrivain avec une œuvre d’une grande complexité, dont il a tôt subi l’influence : les Illustres Françaises de Robert Challe. Dans son dernier ouvrage, Prévost reprend en effet la scène centrale de l’histoire de Sylvie et des Frans, comme il l’avait fait dans Cleveland. Des Frans surprend sa femme et son rival, qu’il quitte sans avoir manifesté sa présence ; le père observe, sans être vu, le major de cavalerie déambuler dans la chambre de son épouse. Ces scènes se déroulent de nuit et s’achèvent sur le départ du mari. L’isolement du témoin et la complicité des coupables caractérisent une découverte si marquante qu’elle continue, longtemps après les faits, de s’opposer à la réhabilitation de l’être aimé. Des Frans ne peut croire à l’intégrité de Sylvie sur les seules assurances de Dupuis, pas plus que la douceur de sa femme ne peut apaiser l’ire du père. Après la découverte de l’adultère, les deux hommes adoptent en outre la même attitude. Une première impulsion les porte à poignarder les coupables, que modère un second mouvement, inspiré par l’honneur. Aussi provoquent-ils leur rival en duel, sans que celui-ci n’en
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comprenne les raisons. Combattus entre la générosité et la vengeance, ils se laissent emporter par leur ressentiment, finissant par châtier leurs compagnes. Un nouveau témoignage éclaire alors ces tristes événements, qui place les victimes devant leur propre culpabilité. Si elles ont pu se laisser tromper par les apparences, c’est que leur sens exacerbé de l’honneur les y prédisposait. Identifiée aux passions les plus aveugles, la valeur aristocratique est ainsi condamnée. C’est un songe qui mettra fin à l’aveuglement diagnostiqué ici, une autre scène, inverse à celle de l’adultère. Quand celle-ci, réelle, ne relevait que d’une manipulation, celle-là, onirique, exprime « la Vérité ». Instruit par un savoir acquis dans la douleur, le narrateur peut mettre à distance le sentiment de sa caste, et annoncer, en exorde à sa confession : « Ma naissance est noble ; et mon nom, qui n’est ici connu que du P. Abbé, jouit de quelque considération dans ma province. Je ne relèverais pas un avantage si frivole aux yeux de la religion, s’il n’avait été la source de tous les malheurs de ma famille et des miens » (MM, 314). Par sa représentation de la noblesse, le Monde moral constitue le complément nécessaire des Mémoires d’un honnête homme. Quand ceux-ci présentaient une société féminisée, dont la publicité du privé était l’évolution majeure, le récit du marquis décrit un univers en sursis. Provinciaux pour la plupart, les aristocrates du roman forment une communauté misogyne d’essence masculine, dont les manières sont rustres et le comportement archaïque. Face à elle, le peuple bénéficie d’une représentation plus nuancée, qui témoigne d’une évolution en cours dans les pratiques romanesques. Le peuple a toujours eu sa place dans le roman : l’Ane d’or d’Apulée met en scène des brigands, Pétrone décrit un monde d’affranchis, Scarron rapporte les aventures d’une troupe de comédiens. Par conséquent, le problème qu’il rencontre, jusqu’au premier tiers du XVIIIe siècle, ne tient pas à l’absence d’une représentation littéraire, mais à la nature de sa représentation. Essentiellement comique, cette dernière repose sur un ensemble de stéréotypes, tels que le goût pour la bonne chère, l’amour de l’argent ou la familiarité des comportements. L’affrontement de deux lignes romanesques distinctes, pour reprendre les analyses de Mikaïl Bakhtine, explique en partie la permanence de ces traits. La première commence avec les romans grecs, pour se poursuivre avec les romans de chevalerie et les romans baroques. Elle offre du monde une image
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fixe et idéalisée, qui échappe totalement à la réalité. La seconde prend naissance avec le Satiricon. Son univers est le monde réel, dans ce qu’il a de plus bas et de plus vulgaire, comme en témoigne la bienveillance avec laquelle les déjections y sont accueillies. Si la représentation romanesque du peuple, dans le premier tiers du XVIIIe siècle, reste fidèle à cette tradition, une inflexion apparaît toutefois dans le traitement de ses représentants. Au physique tout d’abord, puisque les « joues rouges » et le « teint frais »79 du paysan parvenu se substituent aux joues creuses et au teint blême du picaro. Loin d’être secondaire, cette transformation dénonce par contraste la corruption du monde, en même temps qu’elle amorce un nouveau discours sur les « grâces campagnardes »80. Au moral ensuite, Jacob accédant à une dignité inhabituelle pour un personnage de son rang. Bien qu’ils relèvent de la première ligne stylistique européenne, ce sont les romans sentimentaux qui imposent en littérature une représentation nouvelle du peuple. Lorsqu’il intéresse ses lecteurs aux aventures d’une jeune domestique dont la vertu résiste aux assauts de son maître, Samuel Richardson modifie sensiblement la perception de cette catégorie sociale. Le changement d’éclairage qu’induit la narration personnelle de Paméla, son attachement aux préceptes chrétiens, l’issue inattendue des épreuves qu’elle traverse, mettent au goût du jour une formule inédite, où le réalisme abandonne les oripeaux du burlesque, pour une alliance originale avec la morale. Le peuple conquiert ainsi ses lettres de noblesse, en Angleterre comme en France. Prévost lui-même n’échappe pas à cette vogue, qui recourt dans son dernier roman aux deux représentations du peuple. Si l’anecdote de la receveuse évoque davantage la veine picaresque, la description d’Angélique et de sa chaumière doit beaucoup en revanche à la mode nouvelle. Quelles que soient les représentations qu’il suscite, le peuple du Monde moral constitue un massif indéterminé, dont il importe de préciser les contours. Le récit met en scène trois sphères distinctes : la bourgeoisie, les domestiques, les paysans. Au nombre de neuf, ceux-ci 79
Frédéric Deloffre, « Introduction », in Le Paysan parvenu, F. Deloffre et F. Rubellin éd., Paris, Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1992, p. XVIII. 80 Ibid., p. XXI.
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appartiennent à trois séquences différentes, dont la mise en série désigne une progression subtile. Au sein de la première, les relations qu’ils entretiennent sont purement antagoniques : la pauvreté des villageois répond à la richesse de l’associé haï, leur hargne à sa bonhomie, leur agrégation à son isolement. Décrit comme une foule agressive, le peuple est une masse indistincte, que travaillent des instincts contradictoires. La seconde séquence témoigne d’un autre antagonisme, externe cette fois. Riche paysan, le vassal du père célerier apparaît comme l’instrument d’un conflit entre nobles et fermiers, dont l’enjeu symbolique est une femme. Archétypale, cette configuration donnera naissance, quelques décennies plus tard, à une pièce célèbre dont le héros – domestique et barbier – ne supportera pas l’exercice du droit de cuissage. Pour l’heure, Prévost l’exploite sur un mode tragique, et solidarise ses paysans en faisant du fermier et du laboureur les complices involontaires du vassal. Parce que l’un transmet au père célerier la lettre qui lui apprend la vérité, et parce que l’autre reconnaît en son aîné l’assassin du vassal et de sa femme, chacun révèle en effet la culpabilité des nobles, à eux-mêmes tout d’abord, à la justice ensuite. Enfin, la représentation traditionnelle l’emporte ici encore sur l’imaginaire nouveau qui valorise les champs : le vassal se distingue par une force physique qui l’apparente à la bête, autant que par sa ruse et son obstination. Dans la troisième séquence, les représentations moderne et ancienne du peuple se conjuguent. Celle-ci comporte quatre personnages, dont les liens sont familiaux ou sentimentaux. Au centre se trouve Angélique, belle paysanne de seize à dix-sept ans. À ses côtés, son père et sa mère, puis Lucas, qu’elle épouse en présence du narrateur. Entre eux, la complémentarité est double : génitale pour Angélique et ses parents, elle est symbolique pour Lucas, dont l’union prolonge l’ordre traditionnel qu’incarnent ses beaux-parents. Toutefois, si les premiers sont pâles et que « la pauvreté d’une longue vie » multiplie « les rides […] sur leur front » (MM, 337), Angélique est « plus blanche qu’on ne l’est ordinairement dans [son] ordre » (ibid.). Lucas, dont les cheveux sont « naturellement bouclés », possède pour sa part « une physionomie ouverte » et une vigueur prometteuse. La complémentarité le cède dès lors à la disparité, l’épisode s’inspirant du retour à la nature qu’initie Paméla, et dont un écrivain comme
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Marmontel a su tirer parti. L’histoire d’Angélique évoque d’ailleurs un conte moral paru dans le Mercure de France, en octobre 1759, sous le titre La Bergère des Alpes. À l’instar de son prédécesseur, Prévost exploite en effet le topos de l’accident de voiture pour justifier l’entrée du marquis dans le monde paysan. Dans les deux textes, la tombée de la nuit ne laisse pas d’autre choix aux voyageurs que de s’abriter chez des villageois : un couple de vieillards et une jeune fille, qui réunit toutes les beautés sous un humble vêtement. Contrairement à Marmontel, l’auteur de Manon Lescaut refuse pourtant de peindre les parents d’Angélique comme de nouveaux Philémon et Baucis. Maintenir leur différence physique dans sa radicalité lui permet de souligner l’existence de deux codes concurrents, et de conserver ses distances envers une représentation trop idéalisée. Ses intentions sont nettement perceptibles dans le passage suivant, où la bonne fortune de leur fille modifie l’apparence des vieillards : « Mes explications […] ne pouvant laisser aucun doute à ces bonnes gens, ils se crurent déjà riches et heureux. Les rides multipliées sur leur front par le travail et la pauvreté d’une longue vie, semblèrent disparaître. Leur teint s’anima. Je ne leur vis plus aucune trace de pâleur » (MM, 337).
À la différence de ses contemporains, Prévost rappelle que sans un minimum d’argent il n’est pas d’épanouissement possible, pas d’idéalisation à laquelle on puisse croire. D’où l’importance que prennent, dans son dernier ouvrage, les questions financières et la problématique de la mobilité sociale. Le peuple pauvre se constitue des paysans qui conspuent l’associé enrichi, des deux mendiants qui ont dévoré leur enfant et des parents d’Angélique. Il s’agit en premier lieu d’un peuple laid : au physique, comme on l’a vu avec les deux vieillards ; au moral, comme en témoignent les horreurs dont il est capable pour assurer sa survie. La théorie récente de l’intérêt trouve une illustration exemplaire chez ce père qui, « s’étant engagé avec sa famille dans une chasse des Esquimaux, y avait été si cruellement pressé de la faim qu’à l’exemple de cette barbare nation, il avait été forcé de manger l’un de ses deux enfants, pour sauver la vie à l’autre, à sa femme, à lui-même » (MM, 305). La comparaison avec les Esquimaux désigne le processus de déshumanisation qui affecte le peuple, symptomatiquement qualifié de barbare. Avec de tels
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représentants, le peuple du Monde moral bascule du côté des sauvages, provoquant l’horreur d’un narrateur philosophe et vertueux : « Cette explication me saisit d’une si vive horreur qu’ayant jeté les papiers par la portière, et levé fort brusquement ma glace, je tournai la tête pour éviter la vue de trois misérables dont le seul voisinage me faisait frémir » (MM, 305).
Pour dépasser son aversion, retrouver l’homme dans ses interlocuteurs, le marquis a besoin d’une médiation culturelle, sous la forme élaborée du livre. C’est en effet parce qu’il se souvient « d’avoir lu […] que ces horribles extrémités sont assez fréquentes au nord de l’Europe, et que les sauvages mêmes, qui n’y sont pas naturellement cruels, les regardent comme le dernier malheur » (MM, 305), qu’ « un tendre intérêt pour les souffrances d’un père et d’une mère » peut succéder promptement à son premier mouvement. L’homme n’est tel que par sa culture, et celle-ci n’est pas accessible sans argent. L’animalité devient dès lors le symptôme d’une carence, qui excuse de facto les extrémités auxquelles elle peut porter les hommes. Le seul recours possible contre le mal moral, qui est un mal social, est donc l’enrichissement, moteur d’un cercle vertueux qu’illustrent les parcours d’Ambroise, de l’associé et d’Angélique. La mobilité de ces personnages obéit à trois schémas distincts. La trajectoire du premier est ainsi modelée sur celle de Jacob, dont il partage nombre de propriétés. Paysan comme lui, il possède les mêmes grâces. Aussi les mêmes expressions reviennent-elles sous la plume des deux écrivains pour qualifier ces personnages : quand Marivaux évoque la « physionomie »81 franche de Jacob, Prévost souligne la « belle physionomie » (ibid.) du frère, tous deux insistant sur leur « bonne mine »82. Si elle ne s’accompagnait d’une parenté morale, cette ressemblance physique serait toutefois de peu de poids. Mais chez chacun de ces jeunes gens, la naïveté le dispute à l’esprit. La première ressortit à leur ignorance, la seconde au « bon sens villageois »83 dont Ambroise et Jacob sont pourvus. En dépit d’un manque d’éducation 81
Le paysan parvenu, op. cit., p. 9. Le Monde moral, p. 299 ; Le paysan parvenu, op. cit., p. 9. 83 Ibid., p. 10. 82
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patent, l’un et l’autre savent manier le langage et affecter la simplicité. Interrogé par le narrateur sur ses liens avec la receveuse, Ambroise affirme ne lui avoir jamais parlé, quand son instinct lui dicte la rectification suivante : « […] une seule fois, c’était un mardi, le voyant arriver à sa porte, [la receveuse] lui avait apporté de ses propres mains l’aumône ordinaire, et […] au moment où il s’était baissé, pour la recevoir avec plus de respect, elle lui avait dit à l’oreille qu’il était beau comme un ange ; […] dans cette occasion, il n’aurait pas cru violer la règle en faisant un mot de réponse pour la remercier de sa charité ; mais […] elle s’était retirée aussitôt ; […] ensuite, lui voyant tant de bonté pour lui, il n’avait jamais manqué, lorsqu’elle venait à l’église, de lui présenter la meilleure chaise, et de l’avertir quand la messe était prête à commencer. Vous la regardez souvent, interrompis-je. Quelquefois, répondit-il avec une nouvelle rougeur » (MM, 299).
Si la naïveté de cette réponse charme le moraliste, elle n’est pas sans rappeler celle dont Jacob, relatant son refus d’une union immorale avec Mademoiselle Geneviève, enveloppe sa réplique à Mademoiselle Habert, elle-même ravie de son ingénuité. Une telle disposition laisse bien augurer d’un avenir qui, dans l’un et l’autre cas, dépend des femmes. C’est par des conquêtes successives et toujours plus importantes que Jacob finit par atteindre le monde; c’est grâce à la receveuse qu’Ambroise quitte le cloître, où sa misère l’a jeté. Le marquis a bien conscience des ressorts de sa promotion, qui lui demande de voir « ce que la fortune et l’amour font pour [lui] » (MM, 299). Pour être moins spectaculaire que celle de son prédécesseur, l’ascension d’Ambroise n’obéit donc pas moins aux mêmes principes, nous renvoyant à la tradition française du parvenu et à une veine néopicaresque dont Prévost exploite, avec l’anecdote du comprachico, un tout autre aspect. Inspirée par l’histoire de Pantalon Castelleto, celle-ci est utilisée par Prévost dans un esprit bien différent. La mutilation et la monstruosité de l’enfant sont certes au cœur du texte, mais elles y figurent moins pour elles-mêmes que pour leurs conséquences. En effet, là où Lesage s’attarde avec plaisir sur la description du malheureux, Prévost passe vite, portant l’intérêt du récit sur un autre personnage, membre de la famille des bourreaux de l’enfant, qui
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sacrifie comme eux « les sentiments de la nature au désir de gagner de l’argent » (MM, 302). Ce déplacement s’accompagne d’un changement de tonalité. Avec ce récit, les deux écrivains illustrent l’avarice et la cruauté des pauvres. Comme pour mettre à distance l’horreur du fait rapporté, et désigner son appartenance à la littérature, le premier recourt néanmoins à l’humour, tandis que le second en gomme toute trace. À une représentation trop littéraire, ancrée dans une tradition livresque, Prévost préfère la neutralité d’un ton où l’horreur s’exprime par les faits. Dans le Monde moral, l’esprit du comprachico n’équilibre donc plus la difformité de son corps, et ses soixante-douze ans d’existence se réduisent à une dizaine d’années. Enfin, quand l’histoire de l’enfant constitue chez Lesage un morceau autonome, centré sur le monstre, elle n’est plus chez son successeur que l’amorce d’une réflexion sur le bon usage des richesses. Après sa mort, le mendiant de Guzman lègue son bien au grand-duc de X, qui fonde des messes à perpétuité pour le testateur. L’argent s’insère ici dans un circuit fermé, revenant à celui qui le produit. À l’inverse, la rencontre de l’associé avec le narrateur favorise sa mise en place dans un circuit ouvert, dont les bénéficiaires sont les pauvres de la paroisse. Le vice apparaît dès lors convertible en vertu, ce qui marque l’emprise du roman richardsonien sur l’ultime récit de Prévost. L’histoire d’Angélique, troisième personnage du peuple à connaître une ascension sociale, obéit tout entière à cette veine, dans la mesure où son élévation résulte de la bienfaisance. Cette version moderne de la charité, qui se veut autant réparation du malheur que récompense du mérite, connaît un succès dans la production romanesque de l’époque, auquel les œuvres de Richardson n’ont pas peu contribué. Mais cette vogue de la bienfaisance tient aussi à l’importance des débats engagés autour du bon usage des richesses, dont le Monde moral se fait l’écho. Si les trois cas de mobilité sociale qu’il met en scène s’inspirent en effet de modèles différents, ils ne présentent pas moins les mêmes conséquences, le passage de la pauvreté à l’aisance facilitant celui de la nature à la culture. À peine leur sort at-il changé qu’Angélique, Ambroise et l’associé haï deviennent déjà d’autres personnes. Les premiers voient se développer leur esprit, le troisième souffre des insultes qui lui sont adressées, ce qui marque le développement de son cœur. Dans ces conditions, l’état de nature
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constitue un état proche de l’animalité, dont l’argent peut arracher les pauvres, non par ses vertus intrinsèques, mais parce que, libérant l’être des exigences du corps, il laisse son cœur et son esprit exiger leur propre tribut. Par ailleurs, l’argent permet l’éducation – source d’une intégration plénière à l’humanité, comme le soulignent Angélique et l’associé. Dans les deux cas, la prise de conscience de la vertu, sa fortification et sa transmission par l’éducation, exigent un initiateur. Aussi le narrateur occupe-t-il auprès d’eux le rôle de Cleveland auprès des Abaquis, ce qui explique les scènes de reconnaissance auxquelles donnent lieu ses bonnes actions. À travers elles s’exprime l’hommage d’un peuple soudainement éclairé à son « législateur moderne ». Le moraliste apparaît ainsi comme un second Grandisson : bienfaiteur de l’humanité, il en est aussi le révélateur, celui qui montre aux autres la voie d’une « généreuse sensibilité » (MM, 304). Au terme de son existence, Prévost semble accorder sa confiance à l’éducation et à la culture. Une telle attitude le rapproche a priori des philosophes dont il fut parfois si éloigné, en même temps qu’elle nous invite à prendre l’épithète qui sert de titre à son roman dans le sens que lui donne Marmontel. Le parcours de Mademoiselle de Créon met toutefois en question les thèses philosophiques qu’illustrent les parcours d’Ambroise, de l’associé et d’Angélique. Comme eux, ce personnage jouit de la mobilité sociale, passant du statut de riche villageoise à celui de baronne, par son alliance avec le hobereau. Comme eux également, la demoiselle découvre sur le tard les vertus de l’éducation, grâce à une amie noble qui lui communique sa passion pour l’honneur. Se demandant pourquoi elle n’éprouve pas ce sentiment dont sa compagne lui révèle l’importance, la jeune femme en découvre la raison dans l’absence d’éducation : « Ce qui lie, ce qui tient captifs et comme endormis dans le cœur des hommes les sentiments naturels de noblesse et d’honneur, c’est le défaut d’éducation ; et le défaut de naissance entraîne ordinairement celui de l’éducation. L’opulence même n’y remédie pas toujours ; car, sans chercher des exemples hors de moi, en suis-je mieux élevée, pour être fille d’un père qui jouit d’une fortune abondante ? Les leçons de musique ne m’ont pas manqué ; mais a-t-on pensé à me former l’esprit et le cœur par des instructions plus utiles ? De combien d’heureux et de nobles fruits ne vois-je pas que cette omission m’a privée ? Les chers auteurs de ma vie ont ignoré
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constamment ce qu’on ne leur a pas appris, à la source de leur propre existence ; ou compté pour rien de procurer à leur file des avantages dont ils n’ont pas ressenti le prix, parce qu’ils ne les avaient pas reçus eux-mêmes ; et c’est ainsi que les meilleures dispositions de la nature demeurent comme étouffées par la pesanteur d’esprit et l’ignorance, qui deviennent héréditaires dans une suite de viles et languissantes générations.» (MM, 351).
Dans ce passage, Mademoiselle de Créon analyse avec sagacité la distinction noblesse / roture. Constitué de deux mouvements régis par un rapport d’opposition (« Au contraire »), l’extrait traite alternativement de l’éducation bourgeoise et de l’éducation aristocratique, d’où l’importance du vocabulaire pédagogique. Le débat, tel que la première phrase le présente, se compose de deux termes : la noblesse et l’honneur d’un côté ; l’éducation de l’autre, évoquée à travers ses carences (« défaut d’éducation »). À première vue, cette association est antinomique puisque les premiers sont des « sentiments naturels », tandis que la seconde est une pratique culturelle. La mise en relief à laquelle la demoiselle les soumet introduit toutefois un rapport nécessaire entre eux, de conséquence à cause. L’éducation révèle la nature, ce qui souligne l’ambivalence du mot au XVIIIe siècle84. Se fondant sur son expérience, Mademoiselle de Créon introduit un troisième terme dans son discours, « l’opulence », qu’elle substitue provisoirement à la noblesse, comme pour mieux démontrer l’infériorité de la bourgeoisie sur l’aristocratie. Si la richesse n’est pas accompagnée par des « principes d’honneur [bien] établis », elle ne peut réveiller « dans le cœur des hommes les sentiments naturels de noblesse ». À ce moment, la jeune femme articule deux options philosophiques distinctes, le sensualisme lockien d’un côté, le déterminisme historique hérité de Montesquieu de l’autre. Le premier inspire la thématique de l’éducation, source nécessaire du progrès moral, le second sous-tend l’idée de reproduction, sous-jacente à l’énoncé final. Les hommes qui n’ont pas été éduqués ne sauraient transmettre ce qu’ils ignorent : c’est alors leur « ignorance » même qui devient « héréditaire ».
84
À cette époque, le mot « nature » renvoie autant à l’animalité évoquée qu’à un ensemble de valeurs positives (consulter sur ce point Jean Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité », 1994).
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À l’issue de ce paragraphe, la noblesse est a priori délégitimée : ce qui distingue le noble du roturier n’est pas une propriété de nature, mais un ensemble de qualités naturelles que révèlent la culture. D’où cette conclusion, que mademoiselle de Créon applique à ellemême : n’importe qui peut être noble, à condition de bénéficier de la même éducation. Un tel passage confirme a priori l’adhésion de Prévost aux conceptions philosophiques de son temps. Mais, comme l’observent Robert Favre et Jean Sgard, « le romancier a pris soin de confier ces vues hardies à une fille exaltée […] et de les soumettre à la critique du marquis »85, les disqualifiant du même coup. L’écrivain prend dès lors ses distances avec le scénario vertueux auquel obéissent Ambroise et Angélique. Si l’argent et l’éducation peuvent être les instruments efficaces d’un progrès moral, ils sont aussi des agents corrupteurs, capables d’aboutir aux pires dévoiements. Nous retrouvons donc le scepticisme foncier de l’auteur, dont la lucidité diagnostique le bouleversement du corps social au profit de la bourgeoisie. Dans l’ensemble du roman, la noblesse est en effet sur le déclin. Corrompue à la cour, archaïque dans les provinces, elle se fonde en outre sur une valeur discréditée par ceux-là mêmes qui la défendent. À l’inverse, de nombreux représentants du peuple connaissent une progression sociale qui met en relief leurs mérites. Seule Mademoiselle de Créon donne lieu à une prolepse inquiétante, où le danger qu’elle représente pour le narrateur est explicitement désigné. Dans l’élaboration de son identité, la jeune femme a connu trois étapes, toutes ponctuées par une disparition. Sa venue au monde d’abord, suivie du décès de sa mère, effacement partiel d’une origine bourgeoise que parachève, douze ans plus tard, la mort de son père. La fréquentation d’une amie noble ensuite, dont l’inflexibilité sur l’honneur lui ouvre de nouveaux horizons. La jeune femme pallie ses lacunes par l’éducation que son amie lui dispense. La disparition prématurée de sa mère trouve ainsi sa juste signification : « L’entretien de mon amie était une source toujours ouverte, dans laquelle je puisais familièrement tous les fruits de son expérience et les trésors de son propre cœur. Mais, par son conseil, j’y joignis une suite de lectures, dont elle me traça l’ordre, et j’en éprouvai bientôt d’heureux effets » (MM, 351). 85
Œuvres de Prévost VIII, p. 495, note 1 de la p. 351.
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Lorsqu’une « maladie violente » met « tout d’un coup [Mademoiselle de Créon] au bord du tombeau », son amie la veille avec sollicitude, mourant contaminée après l’avoir guérie. L’union de la jeune femme avec le baron de … constitue la troisième étape de son parcours. Avec elle s’achève la transformation désirée, puisque le nom du père est désormais effacé. Parce qu’elle appartient à l’aristocratie, elle peut gagner Paris et prétendre à la main du héros. Ce parcours met en relief l’importance de l’argent, instrument efficace d’un nouveau pouvoir, qui se substitue à l’ancien par un mécanisme d’appropriation. Nobles, l’amie et le mari de Mademoiselle de Créon sont pauvres, ce qui les place sous sa dépendance. Par leur fréquentation, celle-ci convertit en revanche une monnaie d’échange en un ensemble de richesses symboliques. Elle s’empare en effet de leurs propriétés : qualités du cœur d’abord – qui lui fait sentir « l’âme aussi grande que si [elle était] descendue d’une longue suite de rois » (MM, 356) ; qualité du nom ensuite – qui consacre la réussite de son projet. Ce marché lui est avantageux, car quand les acquis de ses partenaires sont provisoires, les siens sont définitifs. Enfin, sa réussite est rendue plus éclatante par le recours au procédé de l’inversion. La trajectoire de Mademoiselle de Créon fait en effet écho à celles de Monsieur de… et de son amie. Pour chacun d’eux, la pauvreté fait de la mésalliance un recours, légitime aux yeux du narrateur. Mais s’ils s’y résolvent, ils n’en connaîtront pas les avantages : l’un meurt aussitôt après son mariage, l’autre ne survit à son époux que pour se voir dépouillée de ses biens. La symétrie initiale entre Mademoiselle de Créon et eux-mêmes devient dès lors un leurre. Si leurs parcours ont pu se croiser, c’est que les uns suivaient une courbe descendante quand l’autre obéissait à un mouvement ascensionnel. *** La présence du peuple dans le Monde moral est d’autant plus intéressante qu’elle s’opère sur un double registre. Traditionnelle lorsqu’elle souligne l’animalité des paysans, sa représentation est moderne quand elle s’inspire du néo-picarisme de Marivaux ou du sentimentalisme de Richardson. Cette ambivalence manifeste les réserves de Prévost envers une idéalisation abusive de la nature, dont l’ambi-
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guïté pose problème. La même dualité s’observe avec la thématique de la mobilité sociale. Si dans un certain nombre de cas, celle-ci a des conséquences positives, qui semblent désigner l’adhésion de l’auteur aux conceptions philosophiques les plus en pointe, l’exemple de Mademoiselle de Créon contredit cette hypothèse. Avec ce personnage, la mobilité sociale tend au cannibalisme, la jeune femme asseyant son pouvoir sur les décombres de l’ordre ancien. L’argent apparaît dès lors comme l’instrument d’une conquête pernicieuse, qui repose sur la corruption du cœur. Dans ces conditions, le moraliste se trouve devant la même alternative que l’honnête homme face à la société : accepter l’ordre des choses ou le combattre, au nom d’une morale supérieure. Quand son héros choisit clairement cette voie, l’option du romancier demeure équivoque.
CHAPITRE VI LA REACTION MORALE : POSTURES ET IMPOSTURES
1 – Deux hérauts de la vertu : le moraliste et l’honnête homme Confrontés à la corruption du monde, le moraliste et l’honnête homme réagissent en deux temps. Dans le cadre de la narration, l’emploi de procédés stylistiques particuliers leur permet de démasquer le vice et de proclamer la supériorité de la vertu. Dans celui du récit, une prise de distance avec les univers qu’ils fréquentent marque leur refus de la dépravation. La résistance au mal revêt ici deux formes distinctes : la condamnation, qui se présente comme un échange verbal où les mots se font armes ; la réparation, que caractérise l’exercice de la bienfaisance. La vigueur de la première dépend en grande partie des circonstances. Si le marquis et le comte sont capables de blâmes véhéments, ces derniers sont rarement explicites. Les bienséances prescrivent en effet la mesure, réservant la condamnation violente à des situations exceptionnelles. Lorsque, durant le premier souper libertin, l’honnête homme se heurte au libertinage intellectuel, il n’hésite guère à rappeler chacun à ses devoirs, reconnaissant lui-même que « c’était plus qu’il n’en fallait […] dans une occasion de cette nature » (MHH, 224). De la même manière, quand le marquis apprend « la noire infidélité d’un valet pour lequel [il avait] eu de la confiance » (MM, 371), il lui ordonne de ne jamais se représenter devant lui. Dans un cas comme dans l’autre, la mise en cause de la religion et la violation de l’honneur véritable constituent des motifs suffisants pour provoquer la colère des narrateurs. Le plus souvent, ceux-ci apparaissent toutefois comme des individus modérés, aussi soucieux des conventions sociales que de l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes. C’est que leur conduite ne s’oppose pas seulement aux mœurs du temps, elle s’oppose également à l’horizon d’attente de leurs contemporains. Aussi leur faut-il tolérer des pratiques qu’ils
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réprouvent et feindre des travers qu’ils n’ont pas86. À cette double contrainte s’ajoutent les impératifs de la politesse, qui les invite à la plus grande prudence dans les rapports qu’ils entretiennent au monde. Dans ces conditions, le blâme est souvent implicite, comme en témoignent les exemples suivants où les héros condamnent avec vivacité leur libertinage : « j’avoue que sous l’air calme où je m’étais contenu, mon cœur avait saigné de compassion pour l’objet d’une si noire imposture ; et dans mon indignation j’avais peine à justifier l’indulgence des lois pour cet énorme excès de libertinage. Quel sera donc, disais-je, la sûreté des familles pour l’honneur et l’éducation de leurs enfants, si les jeunes personnes d’un sexe faible et crédule sont exposées à ces horribles séductions ? Un subtil et riche libertin causera plus de ravages dans cette tendre partie du corps civil que l’ardeur naturelle des passions, et que les inspirations de l’enfer même, sur lequel on se plaît à rejeter tout ce qui blesse la religion et les mœurs. Il ne faut pas une grande connaissance du monde pour savoir qu’à Paris, et dans toutes les grandes villes où l’opulence exalte impunément tous les vices, la plupart des victimes de l’incontinence doivent leur malheur à cette pernicieuse source » (MM, 362). « Je me rappelai, dans l’intervalle, non seulement les dissolutions qui m’avaient révolté, mais cet excès de licence dans les discours, qui ne respectait ni la réputation d’autrui ni les droits de la religion. Quelle vertu, quelle bonne qualité militaire ou civile pouvait se trouver dans le même caractère avec un oubli si total des premiers principes de la société humaine ? Je n’aurais pas voulu confier ma bourse à celui qui ne connaissait aucun frein moral, ni dormir dans le même lit ; parce que la probité qui n’a pas ses fondements dans le cœur ne porte que sur la crainte de l’infamie, dont l’adresse peut se mettre à couvert, ou sur une heureuse disposition du tempérament, que la moindre maladie peut altérer. Dira-t-on qu’à la rigueur on peut être honnête homme sans religion et sans égard pour le prochain ? Mais quel est donc l’objet de la probité, si ce n’est Dieu et les hommes ? » (MHH, 228).
À l’intérieur d’un espace inaccessible aux autres, une condamnation virulente s’épanouit, sous la forme d’une argumentation rigoureuse. Cette forme du blâme mérite à plus d’un titre d’être rele86
Lors du premier souper libertin, l’honnête homme se délivre des invitations scabreuses « par une supercherie fort innocente » : il déclare, « à l’oreille du marquis et à quelques autres », qu’il n’est « pas sûr de [sa] santé » (MHH, 224).
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vée. D’une part parce qu’elle est récurrente dans les mémoires des deux héros, qui l’utilisent chaque fois que leur situation les contraint d’atténuer l’expression de la réprobation, ou de passer leurs reproches sous silence. D’autre part parce qu’elle exprime le rapport que tous deux entretiennent avec le monde. Leur vision est fondamentalement manichéenne, comme l’atteste, dans les exemples cités, l’opposition du champ lexical de l’ordre à celui du désordre. Tandis que le second stigmatise la corruption libertine, le premier manifeste une conception traditionnelle de la société, dont la famille est le pôle essentiel, dont le maintien des mœurs est l’objet, et dont Dieu apparaît comme le garant ultime. Menacé par des excès de toutes sortes, le « corps civil » doit être protégé, au nom d’une morale fondée sur la pratique du bien et sur le sentiment. En effet, les propos du marquis et du comte témoignent d’une confusion entre le cœur et la vertu, qui assimile le mauvais au méchant et le bon au sensible. Dans ces conditions, si les personnages de Prévost n’aspirent pas à la qualité de réformateur, c’est moins par aversion pour ce statut que parce que l’époque dans laquelle ils vivent le déprécie fortement. Loin de se contenter d’une pure observation, ils ne manquent d’ailleurs pas d’intervenir sur l’ordre des choses, en recourant à la menace avec les dépravés, à la réparation avec ceux qu’ils considèrent comme victimes. Les narrations de ces personnages confortent leur image positive. L’effort qu’ils poursuivent au sein de la diégèse se prolonge en effet dans l’espace scripturaire, que la condamnation et la réparation se partagent. Affranchis des règles du monde, le comte et le marquis peuvent laisser libre cours à leur ressentiment. En conséquence, les silences d’autrefois sont effacés par la consignation méthodique du blâme, dont la nature originelle n’importe plus. Qu’ils aient ou non été implicites, leurs reproches revêtent le même statut dans l’ordre du texte. Loin de se limiter à cette opération, l’expression de la condamnation recourt en outre à des modalités diverses, dont deux constituent des formes manifestes du blâme : il s’agit de la censure et de la description. La première apparaît lorsque les narrateurs sont confrontés au libertinage, moral ou intellectuel. Evoquant l’incroyance de ses convives au cours de la première partie libertine, l’honnête homme se garde « bien de rappeler [dans sa relation] mille sophismes d’incrédulité » (MHH, 224). Son rejet de la parole de l’autre est à la hauteur
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des propos tenus, la négation de l’athéisme répondant à celle de la religion. La description participe au même effort moral que la censure. S’intéressant au pathétique dans les romans de Prévost, Pierre Berthiaume observe à juste titre que ses personnages sont rarement décrits. Le lecteur doit les imaginer selon les impressions des narrateurs, qui le convient ainsi à excuser leur comportement. Ne pas décrire Manon permet à Des Grieux de faire subir son charme à ses destinataires, en leur imposant une beauté idéale, vierge de toute incarnation. À l’inverse, établir le portrait d’un personnage revient souvent à dénoncer son caractère, comme en témoigne celui de Mademoiselle de Créon : « Sa beauté, quoique régulière, ne me fit pas reculer d’étonnement. Elle avait des yeux très beaux ; et qui n’aimerait pas de beaux yeux ? mais le regard dur. De tous les défauts d’une femme, c’est celui sur lequel je passe le moins […]. Quelques moments d’entretien m’apprirent que mademoiselle de Créon joignait de l’esprit à la beauté ; et sa taille, sans être divine, convenant fort bien à l’air de sa tête, tout le mal qu’elle m’a fait depuis ne peut m’empêcher de reconnaître qu’elle avait des qualités extraordinaires. Il n’y eut que la dureté de ses yeux avec laquelle je ne pus me réconcilier » (MM, 341).
L’insistance du marquis sur la « dureté de ses yeux » renvoie évidemment à la dureté de son cœur. Cette description s’accompagne d’ailleurs d’une prolepse, qui en souligne la fonction : par la nature de son regard, la belle provinciale devient l’incarnation du mal, condamnée avant d’avoir commis son crime. Lorsqu’il décrit ses partenaires au terme de leur orgie, l’honnête homme obéit aux mêmes intentions. À ces formes manifestes du blâme, le moraliste et l’honnête homme ajoutent deux formes discrètes, quand ils usent des désignations lexicales et du montage narratif pour dénoncer le vice. Des considérations littéraires justifient en partie le recours aux premières. À cet égard, la progression des termes qui désignent les prostituées du souper libertin est significative. Ignorant les goûts du marquis, l’honnête homme s’attend à partager dans le faubourg du Roule « une chère délicate et d’excellents vins » avec « des femmes aimables » et « des hommes spirituels et polis » (MHH, 221). Aussi se méprend-il lorsque, confondant des filles de joie avec des femmes de condition, il remarque
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chez son hôte « trois dames d’une figure charmante ». Ni les libertés qu’elles prennent avec lui, ni leurs prénoms pourtant peu équivoques, ne dissipent sa méprise. Tout au plus suppose-t-il que « Fanchon », « Lisette » et « Catin » sont les maîtresses de ses commensaux, ce qui motive le retour du syntagme « trois dames ». Le commencement des réjouissances sexuelles lui révèle enfin la vérité, ce que la narration traduit en substituant une désignation négative au qualificatif antérieur : « trois créatures qui [font] un si indigne usage de leurs charmes » (MHH, 222) remplacent les « trois dames ». La réactivation de ce groupe nominal au terme de l’orgie constitue dès lors une marque d’ironie, qui s’adresse autant aux jeunes femmes (désignées pour finir comme « trois bacchantes à la fin de leurs fureurs » [MHH, 226]) qu’à l’honnête homme lui-même, dont la cécité est tournée en dérision. Sur le plan littéraire, le procédé de la désignation lexicale offre donc un double avantage, puisqu’il traduit une condamnation morale sans trahir les impressions d’autrefois. L’application successive aux prostituées des expressions « trois dames », « filles » et « créatures » respecte la prise de conscience progressive du comte, sans porter atteinte aux exigences d’un narrateur moralisateur. L’attitude du marquis et du comte devant l’indignité de leurs pairs marque leur adhésion à des principes communs, où la « sagesse […] bourgeoise et la morale chrétienne » côtoient l’ « éthique mondaine des voluptés délicates »87. Durant le deuxième tiers du XVIIIe siècle, de nombreux ouvrages défendent cette synthèse, au premier rang desquels le Traité du vrai mérite de l’homme, paru en 1734. Œuvre d’un président au bureau des finances de Rouen, ce texte distingue « quatre degrés dans la réalisation du type humain idéal »88 : le « galant homme », l’ « honnête homme », l’ « homme de mérite » et l’ « homme de bien »89. Quoiqu’ils possèdent des traits originaux, ces archétypes se combinent aisément. L’homme de mérite est toujours 87
Robert Mauzi, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité », 1994, p. 193. 88 Ibid., p. 190. 89 Le Maître de Claville, Traité du vrai mérite de l’homme : considéré dans tous les âges et dans toutes les conditions, avec des principes propres à former les jeunes gens à la vertu, Paris, Saugrain, 1736, pp. 63-65.
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« galant homme »90 ; l’homme de bien se présente à l’origine comme un « [parfait] honnête homme »91. Souvent nécessaire, le passage d’une catégorie à une autre n’est pourtant pas obligatoire. Loin de correspondre à un parcours linéaire, ces « quatre parties » désignent donc quatre modalités de l’être, qui, « réunies dans un même caractère, nous permettent […] d’y supposer la vraie vertu »92. Définie par ses conséquences, celle-ci maintient l’individu « dans l’état de paix intérieure »93 que procure une conduite irréprochable. Elle est inséparable de l’honneur, de la raison et de la religion, ces principes essentiels devant lesquels s’inclinent le marquis et le comte. C’est en effet le « plus pur mouvement de la vertu » qui gouverne leurs actions lorsqu’ils récompensent « le mérite », protègent « l’innocence », et secourent « l’homme qui souffre », tout en s’employant « à cacher le bien qu’ [ils font] »94. Seule « l’indiscrétion de [son] valet de chambre » prive le moraliste du plaisir de l’anonymat, après qu’il a soutenu l’associé haï dans ses malheurs. De la même manière, il faut toute l’insistance de M.Y.D.Y. pour découvrir l’identité de son bienfaiteur. Si la pratique de la bienfaisance se suffit à ellemême, c’est qu’elle confère la joie sans tache du don gratuit. Dans ces conditions, la vertu peut devenir source de volupté, comme le comte ne manque pas de s’en apercevoir avec M.Y.D.Y. : « Je vis entrer dans ma chambre un homme en robe de palais, âgé d’environ soixante ans et d’une figure respectable […]. Cet honnête homme se serait jeté à mes pieds si je ne m’étais hâté de le retenir. Ah ! me dit-il, les larmes 90
Ibid., p. 64. Ibid., p. 65. 92 Ibid., p. 65. Selon Le Maître de Claville, il n’est guère besoin d’avoir été galant homme pour devenir honnête homme. En revanche, l’on ne saurait prétendre aux titres d’homme de mérite ou d’homme de bien sans avoir été honnête homme. Cette caractéristique nous invite donc à nuancer l’affirmation d’Erik Leborgne, pour qui « les discours que tient le héros de Prévost, et même son parcours dans le monde, coïncident peu avec les préceptes de [cet auteur]. Le Traité du vrai mérite de Le Maître de Claville (1734) divise l’idéal de sociabilité en quatre étapes progressives […]. Ce qui fait défaut au comte, c’est justement l’unité d’un apprentissage mondain qui devrait conduire à former l’homme sociable » (Erik Leborgne, Saturne libertin, thèse de nouveau Doctorat, sous la direction de R. Démoris, Paris III, 1995, p. 345). 93 Le Maître de Claville, Traité du vrai mérite de l’homme., op. cit., p. 66. 94 Ibid., p. 78. 91
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aux yeux, ne me cachez pas plus longtemps mon Dieu et mon Sauveur. Si vous refusez mes adorations, permettez du moins que je vous serre dans mes bras. Il faut que mon cœur se soulage un moment, car je ne puis résister aux sentiments qui l’étouffent. Il me tint longtemps embrassé, en me serrant de toute sa force. J’entendais ses soupirs […] ; et le plaisir que je ressentais de son émotion m’ôtait à moi-même la liberté de parler. Je n’étais point à la fin de cette scène. Il avait emmené ses trois enfants, qu’il avait fait demeurer dans l’antichambre […]. Il quitta mes bras sans prononcer un seul mot ; et marchant vers la porte, il fit signe à ses enfants d’avancer. Mettez-vous à genoux tous trois, leur dit-il, en me les présentant. Voilà l’homme que vous devez honorer et chérir après Dieu. Il vous donne l’honneur et la vie. C’est lui que vous devez nommer à présent votre père. Ils furent plus prompts à lui obéir que je ne pus l’être à les arrêter. D’ailleurs, j’avoue que ce tendre spectacle me touchant jusqu’au fond du cœur, je me le sentis si serré à mon tour que j’eus besoin de m’appuyer sur une chaise pour me soutenir » (MHH, 269-270).
Le cinquième chapitre du Traité du vrai mérite inspire directement cette scène. Evoquant « la justice, […] la Reconnaissance et […] la générosité », l’auteur y montre « combien les plaisirs de l’âme et de l’esprit sont préférables [à ceux] des sens »95. À un jeune homme que les jouissances de la capitale assiègent en vain, il présente la bienfaisance comme le plus sûr moyen d’atteindre à la félicité : « Vous avez volé dans un coin du monde au secours d’une famille affligée. Dans cette situation dites-nous tout ce qu’a senti votre ame ; vous êtes devenu comme le pere de l’homme secouru, comme le pere de ses enfans et de toute sa famille ; mais en cela d’autant plus flatté, que la vraie qualité de pere ne vous obligeoit pas au service rendu. Le plaisir que vous avez goûté n’est pas un plaisir fugitif comme les sons harmonieux d’une bonne musique, ou comme la lecture d’un ecrivain sublime ; c’est le plaisir de tous vos jours ; vous avez beau vous en dérober le souvenir par modestie, votre action est peinte sur le visage de ceux que vous avez servis ; elle est écrite dans le livre de vie. Quoi de plus parfait et de plus exquis qu’un plaisir qui est au gré du créateur, et qui vous concilie les créatures ! Le parfait bonheur ne consiste qu’à rendre les hommes heureux »96.
Outre que la conduite du jeune homme annonce celle du comte, le statut que lui vaut sa philanthropie est semblable à celui que 95 96
Ibid., p. 253. Ibid., pp. 262-263.
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M.Y.D.Y. accorde à l’honnête homme. L’un et l’autre deviennent pères par leurs bienfaits, ce titre sanctionnant leurs qualités de cœur et leur rôle de garants de l’ordre social. Chacune des occurrences du mot développe en effet la double valeur que le XVIIIe siècle attribue à la figure paternelle. Le champ lexical de la tendresse partagée souligne l’humanité profonde d’un personnage qui protège ses enfants, tandis que les références à Dieu rappellent que cet individu est une figure sacrée, équivalent du créateur dans les familles et double du roi à l’intérieur des foyers. Hommes d’honneur, le marquis et le comte sont aussi des êtres raisonnables, qui, « sans rechercher le suffrage du public », vivent « de façon à le mériter »97. Cette exigence suppose une attention constante envers soi-même, afin de résister aux sollicitations diverses. Elle requiert en outre un « bon esprit », naturellement éloigné de la calomnie. Elle ne saurait enfin s'accomplir sans un choix intelligent des distractions que l’on s’accorde, d’autant plus essentiel que, si les plaisirs « sont nécessaires, ils sont bien dangereux »98. Les héros de Prévost obéissent à chacun de ces impératifs, qui conservent la tête froide au milieu de l’abandon général ; qui fustigent la médisance en restant indulgents envers autrui ; qui reconnaissent l’importance de choisir avec soin leurs compagnies, ne se livrant au jeu et à la table qu'avec modération99. Leur refus d’apparaître comme des réformateurs 97
Ibid., p. 78. Ibid., p. 194. 99 Sans passion pour le jeu, l’honnête homme ne le pratique « que pour s’introduire dans le monde, ou pour en cultiver le commerce » (Ibid., p. 193), comme en témoigne son attitude envers l’intendante. Pour ce qui concerne les plaisirs de la table, le moraliste et l’honnête homme fuient tous les deux l’ivresse, conformément aux recommandations de Le Maître de Claville. On notera en outre que les dîners du second dans la société du vrai mérite obéissent aux caractéristiques de la bonne chère selon l’ouvrage du même nom. Le nombre des convives n’excède pas la dizaine, ceux-ci sont assortis, et la liberté règne « sans manquer à la politesse » (Ibid., p. 221). Il n’est pas jusqu’à l’introduction du comte dans cette société qui ne s’inspire du Traité. Le président joue en effet le rôle de l’ami de confiance que l’auteur prête à son interlocuteur : « Un ami de confiance commence par vous montrer à ses amis, il vous sert de caution auprès d’eux, il vous mène dans le monde pas à pas […]. Si l’on vous trouve un maintien noble et modeste, on le remercie de vous avoir introduit, et si vous avez l’esprit doux, on vous redemande ; mais il faut être souffert avant que d’être souhaité » (Ibid., pp. 92-93). 98
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témoigne également d’une adhésion profonde aux principes des chrétiens conciliants. Il exprime en effet une position modérée, qui – si elle leur interdit « de devenir flatteurs » ou « d’encenser le vice » – , les empêche tout autant d’agir en « critiques ennuyeux » ou en « juges impitoyables »100. Leur volonté d’adaptation aux normes des sociétés qu’ils fréquentent participe elle aussi aux qualités de l’homme raisonnable, « assujetti aux usages sans être esclave des préjugés »101. L’attitude qu’ils adoptent envers les caprices de leur cœur achève de les conformer à ce modèle. Lorsque, mettant à l’épreuve la vertu d’Angélique, le moraliste devient lui-même victime d’un penchant soudain, il se montre « assez judicieux pour reconnaître [ses] fautes et « soigneux de n’y pas retomber »102. Aussi prévient-il tout risque de rechute, en favorisant l’alliance de la jeune femme avec Lucas. L’honnête homme n’agit pas autrement avec Madame de B…, qui commence par prendre conscience d’un amour coupable, avant de réparer ses torts par un sacrifice immédiat, conforme aux recommandations de Le Maître de Claville. Dénonçant comme également indignes la misogynie et le libertinage, l’auteur propose une troisième voie, qui exige une grande lucidité. Parce que « le commerce de la femme la plus estimable [est] le plus propre à mettre à l’épreuve la raison d’un homme délicat », « n’en pas connaître le danger [apparaît comme un] aveuglement »103. De la même manière, « ne pas craindre la dépravation de [son] cœur »104 témoigne d’une présomption dommageable. Le comte apprend à ses dépens la pertinence de ces observations. Son cœur trahit ses principes, ce qui le mène au bord du précipice. Mais il ne contrevient aux mises en garde de Le Maître de Claville que pour se ressaisir plus fortement, faisant appel à sa raison pour ne « point [se] livrer à la première impression, et [réfléchir] à temps »105 à sa situation. L’examen rigoureux de son inclination provoque une décision virile, qui montre que l’on peut résister à l’amour, et qui valide –
100
Ibid., p. 191. Ibid., p. 78. 102 Ibid. 103 Ibid., p. 240. 104 Ibid. 105 Ibid. 101
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par voie de conséquence – les propositions défendues dans le Traité du vrai mérite. Le zèle religieux du marquis et du comte les rapproche enfin de l’homme de bien. Pourvu d’esprit et de goût, ce chrétien dévoué correspond « à l’idée que Platon nous donne du philosophe, […] amateur de la sagesse universelle »106. Pareille définition a de quoi surprendre en 1734. En effet, au moment même où la publication des Lettres anglaises marque une étape décisive dans le combat philosophique, Le Maître de Claville établit une équivalence entre des termes a priori antinomiques. Cette orientation désigne-telle un effort de conciliation, propre au christianisme modéré qu’il défend ? Rien n’est moins sûr. Dans son ouvrage, l’avocat attaque vigoureusement les impies, athées ou déistes, qui ne souscrivent pas au dogme de la Révélation. À ce titre, l’assimilation du philosophe au chrétien correspond à une offensive stratégique, qui vise à déposséder par le verbe le camp adverse de sa spécificité107. En se référant à Platon, Le Maître de Claville discrédite les philosophes contemporains, indignes de rivaliser avec ce précurseur. Dans le même temps, il réactive l’alliance de la raison et du christianisme, que consacrait le néo-platonisme de la Renaissance. Enfin, l’évocation du goût et de l’esprit comme qualités de l’homme de bien modernise cette figure, réconciliée avec le monde. L’honnête homme de Prévost obéit à ce profil, qui pratique les assemblées mondaines sans leur sacrifier ses devoirs, défendant même avec une rare constance la religion contre ses adversaires. Bien que plus modéré que son prédécesseur, le marquis du Monde moral apparaît également comme un vrai catholique. A ses yeux, les termes « philosophique » et « philosophiquement » ne désignent pas la souscription à un corps de doctrine particulier. Appliqués par deux fois à lui-même, ils définissent une aptitude et une démarche. Le « goût philosophique » évoqué au quatrième livre de ses mémoires renvoie à
106
Ibid., p. 79. Cette stratégie est une constante de la lutte antiphilosophique, qui oppose volontiers à une « image discréditée celle des ‘‘vrais philosophes’’, les amoureux de la sagesse […] au sens étymologique du mot » (Didier Masseau, Les ennemis des philosophes, Paris, Albin Michel, coll. « Idées », 2000, p.47).
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l’acception traditionnelle du verbe « philosopher »108, tandis que l’unique occurrence de l’adverbe se réfère à une définition générale de la philosophie. Le héros l’emploie pour désigner l’application, à la sœur du comte libertin, d’une méthode qui consiste à remonter des effets aux causes109. Si l’utilisation d’un vocable fortement connoté ne marque pas son adhésion à une coterie quelconque, celle de l’adjectif « moral » est en revanche liée à ses convictions religieuses, comme en témoignent les exemples suivants : « […] j’employai quelques moments à […] présenter [à Angélique] les grandes maximes de l’honnêteté morale, qui ne me paraissent pas moins fondées sur les lumières de la raison que sur celles du christianisme. Elle m’écoutait avec une extrême attention ; et je ne remarquai dans ses yeux que du goût pour ces vrais éléments d’honneur et de vertu » (MM, 335). « […] tous les goûts naturels, sans en excepter celui de l’honneur, sont moins des vertus que des passions, lorsqu’ils ne sont pas réglés et fortifiés par les grands principes du devoir moral et de la religion » (MM, 336). « On me vantait la conduite du prieur, c’est-à-dire son attachement aux plus rigoureux principes du christianisme, qui sont les devoirs moraux (MM, 340).
Dans chacun de ces énoncés, une équivalence s’établit entre la probité et le christianisme, qui en implique une autre. Parce que les « devoirs moraux » correspondent aux « grands principes » chrétiens, la religion révélée conduit à la « vertu », concurrençant la « raison » sur son propre terrain. De ce point de vue, le vocabulaire du moraliste trahit un effort de récupération, que consacre le parallélisme « lumières de la raison » / « [lumières] du christianisme ». La position du narrateur rejoint celle des chrétiens conciliants de la deuxième moitié du siècle, désireux d’associer à leur foi certaines options philosophiques. 108
« Raisonner sur diverses choses de Morale ou de Physique » (Dictionnaire de l’Académie française, op. cit., tome II, p. 365). 109 De manière générale, le substantif désigne la « Science qui consiste à connoître les choses par les causes & par leurs effets » (Ibid.). Le moraliste se réfère à cette acception, qui s’emploie – depuis la prise de conscience de sa vocation – à « remonter aux principes, par la liaison des effets avec leurs causes » (MM, 301)).
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Loin de ne s’inspirer que du Traité du vrai mérite, la vertu des derniers héros de Prévost puise à des sources romanesques. De manière générale, le courant sentimental venu d’Angleterre innerve leurs mémoires. Observateur scrupuleux de la société, l’abbé est attentif aux évolutions du roman. Lorsque triomphe le genre libertin, il prévoit l’essoufflement de l’homme à bonnes fortunes et perçoit l’importance d’une révolution dont il tire les conséquences, en promouvant un nouveau type de héros d’une part, en adaptant Richardson de ce côté de la Manche d’autre part. De 1751 à 1758, Prévost s’attache ainsi à un auteur dans les ouvrages duquel il se reconnaît. De ce point de vue, les différences techniques comptent moins que l’influence des Illustres Françaises sur les deux roman-ciers, qui trahit une obsession commune pour le rapport du cœur à la vertu, dans un monde où la lucidité des êtres se heurte à leur aveuglement. De la même manière, l’altérité géographique de leurs œuvres n’empêche pas l’établissement d’une relation duelle, où l’appropriation prolonge l’admiration. Comme l’observe Jean Sgard, Richardson appartient au premier cercle des héritiers de Prévost : Pamela rappelle « Cleveland et surtout le Doyen de Killerine »110 ; l’intrigue de Clarisse exploite celle du Philosophe anglais. En retour, l’abbé fait siens les récits de son successeur. D’un côté parce qu’il les polit, à la manière d’un sculpteur devant un bloc informe ; de l’autre parce qu’il continue avec eux sa propre tâche de romancier. Tout se passe donc comme si, après avoir fait le tour de sa production personnelle, la lecture de Richardson lui avait ouvert des horizons inédits, dont l’influence sur ses derniers romans aurait été directe. Pour séduisante qu’elle soit, une hypothèse de cette nature mérite d’être nuancée. Sur le plan narratif, les mémoires du comte et du marquis se situent en effet dans le droit fil de ses œuvres antérieures. Sur le plan chronologique, ils n’ont pu subir l’influence du romancier anglais dans la même mesure, car les Mémoires d’un honnête homme précèdent la parution de Clarisse et des Nouvelles Lettres anglaises, quand le Monde moral leur fait suite. Dans un cas, le texte peut porter trace d’œuvres d’autant plus familières qu’elles ont été traduites ; dans l’autre, seule Paméla peut avoir inspiré le renouvellement de Prévost. Or, la portée de cet opus richar110
Jean Sgard, Prévost romancier, op. cit., p. 546.
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dsonien sur le récit du comte paraît limitée. Contre une opinion longtemps répandue, l’abbé n’a pas traduit Pamela. Sans doute a-t-il lu le roman, dont Desfontaines fit, en juillet 1742, un compte rendu élogieux. Pourtant, rien ne subsiste de son intrigue dans les Mémoires d’un honnête homme, et si le refus de l’impiété ne rapprochait les narrateurs des deux œuvres, l’on ne verrait a priori qu’oppositions dans leurs rapports. À un protagoniste féminin de basse extraction, Prévost substitue un héros masculin de haut rang, dont le théâtre des aventures n’est plus une province terne, mais la capitale de la première puissance mondiale. Néanmoins, ces inversions sont si systématiques qu’elles peuvent désigner une influence indirecte de Richardson. Dans cette optique, l’abbé s’approprie, non la lettre de Pamela, mais son esprit, en détournant, comme son prédécesseur, une topique libertine par l’introduction d’une résistance inhabituelle. Il tente ainsi de reprendre la main sur le terrain romanesque, où la vogue triomphante du libertinage et celle, émergente, du sentimentalisme vertueux, ont disqualifié ses productions antérieures. L’attitude symétrique de Crébillon et de Diderot à son égard est révélatrice de ce phénomène. Paradoxalement, la défense de deux veines antagonistes les conduit à communier dans la critique de l’abbé. Tandis que le censeur raille, dans la préface des Egarements, « ces événements extraordinaires qui enlèvent l’imagination et déchirent le cœur »111, le philosophe stigmatise, dans l’Eloge de Richardson, ce « tissu d’événements chimériques et frivoles, dont la lecture est dangereuse pour le goût et pour les mœurs »112. C’est que, libertines ou morales, les orientations nouvelles du roman sont également marquées par un désir de réalisme. Dès lors, les contemporains de Prévost privilégient dans ses œuvres ce qui les rattache à la tradition du roman héroïque ou baroque, sans percevoir les continuités qui se tissent entre sa production et celle de Richardson. Parce qu’il y utilise l’esprit du roman sentimental contre les caractéristiques du récit libertin, les Mémoires d’un honnête homme peuvent donc constituer une réplique de Prévost à ses accusateurs. Pari risqué à vrai dire, puisqu’il ne satis111 Crébillon, les Egarements du cœur et de l’esprit, in Œuvres complètes, tome II, J. Sgard éd., Paris, Classiques Garnier, 1999-2002., p. 69. 112 Diderot, Eloge de Richardson, in Œuvres IV, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1994 – 1996, p. 155.
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fait ni ses lecteurs de la première heure, comme en témoigne le commentaire de Fréron, ni les amateurs du richardsonisme ou du libertinage. Pari perdu en fait, puisqu’il conduit l’auteur à une impasse. Quand Pamela s’achève sur la récompense de la vertu, les Mémoires se terminent par sa punition : l’héroïne a su éviter le viol dont son maître la menaçait ; le comte n’a pu échapper au mariage avec Mademoiselle de S. V… Si la relation des Mémoires d’un honnête homme à Pamela suggère une influence indirecte de Richardson sur Prévost, le lien, déjà évoqué, de David Simple au récit du comte en indique une seconde. Comme Peter Tremewan l’a judicieusement observé, les deux textes reposent sur une trame identique, car un héros vertueux se lance dans le monde, à la recherche d’une compagnie honnête. L’initiation sociale du comte et de David mobilise par ailleurs les mêmes éléments. Lors de sa première sortie, celui-ci rencontre deux personnes : l’une qui le vole, l’autre qui le critique. L’honnête homme subit un sort semblable, dont les médisances de l’intendante et la tromperie du colonel des Dragons ouvrent la carrière mondaine. Tous deux se placent en outre sous l’autorité de mentors équivoques, dont ils apprennent progressivement à se défier. À cet égard, Messieurs Orgueil, Spatter et Varnish sont les trois visages d’un même rôle, que l’intendante occupe seule dans l’œuvre de Prévost. Orgueil surtout préfigure cette dernière, qui – après que le héros a passé une excellente soirée en compagnie de quatre gentilshommes – dévoile les vices cachés de chacun. Outre cette trajectoire, le comte partage avec David un christianisme naturel, dont la bienfaisance constitue le point d’orgue. Le chapitre neuf de la deuxième partie du roman annonce d’ailleurs la scène de reconnaissance que la bonté de l’honnête homme inspire à M.Y.D.Y. David y assiste un frère et une sœur dont la misère n’est que le moindre mal. Atteint d’une fièvre persistante, le jeune homme menace de mourir, pendant que sa sœur essuie les persécutions de la logeuse. David met fin à cette situation en s’acquittant de leur dette, ce qui lui vaut une gratitude profonde. Comme dans les Mémoires d’un honnête homme, le bienfaiteur est assimilé à un être supérieur, devant lequel la prosternation est de rigueur. Comme dans les Mémoires d’un honnête homme, des regards où l’on pénètre l’âme se substituent pro-
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gressivement aux mots, devenus inutiles. Comme dans les Mémoires d’un honnête homme, des larmes versées de part et d’autre désignent la communion de cœurs purs, dont le bonheur est réciproque. David ne se déclare-t-il pas, devant ses obligés, « bien heureux de pouvoir rendre service à des personnes d’un mérite égal au leur »113 ? L’éthique de leurs protagonistes n’est pas le seul rapport qu’entretiennent les deux textes. Celui de Prévost consacre en effet la substitution du voyage social au voyage géographique qu’initie Sarah Fielding, et dont la fréquentation d’assemblées diverses apparaît comme la conséquence immédiate. Chassé de sa demeure par son frère, David réagit d’abord en héros de roman. Il décide, comme d’autres avant lui, « de voyager par tout le Monde, jusqu’à ce qu’il [trouve] un véritable ami »114. Mais après avoir compris « que ce qu’on appelle les mœurs & les coutumes de différentes Nations, ne consiste presque qu’en des cérémonies extérieures qui n’ont rien de commun avec le cœur » ; après s’être aperçu que « la diversité des langues de plusieurs Peuples [est] un obstacle à pénétrer leurs sentiments »115 ; « il conclut que sans sortir de la grande Ville où il [se trouve], il pourroit aisément s’instruire des différens caractères des Hommes »116. Ce renoncement aux horizons sans bornes de la fiction constitue l’un des apports originaux d’un courant qui, malgré son idéalisme foncier, fait la part belle aux exigences du réalisme. Sur ce point, les veines sentimentale et libertine du roman convergent, la peinture de la société leur important également. Prévost ne s’y est pas trompé qui profite de cette similitude pour juxtaposer, dans les Mémoires d’un honnête homme, ces traditions antithétiques. Paru une quinzaine d’années plus tard, le Monde moral ne se contente pas de reprendre les données générales de cette œuvre. Fidèle au principe d’extension qui le caractérise, le romancier y retrouve l’influence richardsonienne, sans l’équilibrer par un recours massif aux canons du récit libertin. Le Véritable ami joue de nouveau un rôle dans les orientations de l’ouvrage. Prévost renoue en effet avec le 113
Sarah Fielding, Le Véritable ami, ou la Vie de David Simple, P. A. de la Place trad., Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1745, tome I, p. 250. 114 Ibid., p. 36. 115 Ibid. 116 Ibid.
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modèle du voyage social, désormais étendu aux catégories les plus basses. Le réalisme soigneux de Sarah Fielding trouve donc un prolongement direct chez l’auteur de Manon Lescaut, dont le héros valide les conclusions de David. Au terme de sa fréquentation du peuple, celui-ci tire de ce qu’il a vu de « tristes conséquences contre le reste du genre humain »117. L’esprit envieux des petites gens, « leurs vues mercenaires, leurs bassesses, leurs rancunes, lui [sautent] aux yeux, & à peine [entrevoit-il] par-ci par-là des vestiges de quelque vertu »118. Les modalités mêmes de ces révélations sont reconduites d’un texte à l’autre. C’est ainsi que le chapitre huit du premier livre de David Simple met en place deux caractéristiques majeures du Monde moral. Au cours de cet épisode, le héros se lie avec un charpentier et avec son voisin, qui adoptent une attitude inverse à l’égard de leurs épouses. Le premier témoigne un amour respectueux à une femme qui ne le mérite pas ; le second se plaint d’une épouse dont la perfection n’a d’égal que l’ardeur au travail. Dans les deux cas, les dires de ces maris éveillent la curiosité de David, qui en vérifie le bien-fondé par la fréquentation de leur demeure, ou par un récit de leur compagne. L’écart constaté entre la réalité et sa perception provoque chez le jeune homme une réflexion morale, qui s’assortit – dans la deuxième séquence – d’une aide matérielle. Ces scènes mettent en œuvre quatre éléments du modèle des rencontres systématisé par Prévost, à qui elles fournissent aussi un exemple de composition contrastive. La rencontre, le récit, la réflexion et la méditation finale figurent dans la première, tandis que la deuxième substitue l’action à la réflexion. Les conclusions du moraliste et de David renforcent cette parenté formelle. Tous deux découvrent en effet l’emprise de la vanité sur les individus, en même temps que leur hétérogénéité radicale. La conclusion de ce chapitre peut dès lors annoncer celle du deuxième livre du Monde moral, dont les laquais du héros reproduisent, par leur comportement, l’opposition entre les financiers et le père célerier. Dans un cas comme dans l’autre, les narrateurs observent avec étonnement la diversité des jugements humains et leur inconséquence.
117 118
Ibid., p. 239. Ibid.
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Si l’ouvrage de Sarah Fielding confère au Monde moral une dimension richardsonienne, ceux du maître anglais y contribuent davantage. Avec l’épisode d’Angélique, situé au troisième livre du roman, Prévost rédige sa propre version de Paméla. Comme l’héroïne de Richardson, la basse extraction de la jeune fille ne l’empêche ni d’être belle, ni d’être vertueuse, ce qui l’expose aux désirs du héros. Son prénom possède en outre une résonance particulière, puisque Angélique est l’héroïne de la nouvelle de Challe qui a inspiré Paméla. Demoiselle de condition d’une grande pauvreté, elle résiste aux assauts de Monsieur de Contamine, qui, reconnaissant la supériorité de la vertu sur la fortune, décide de l’épouser. L’onomastique fonctionne dès lors comme le signal discret d’une inspiration commune, d’une fraternité d’esprit entre Richardson et Prévost. L’anecdote du comte libertin, dans le quatrième livre du Monde moral, évoque pour sa part Clarisse Harlowe. Ponctuellement d’abord, puisque certains détails trahissent l’empreinte de ce chef-d’œuvre épistolaire. Ainsi pouvons-nous observer, avec Jean Sgard et Robert Favre, que le moraliste « transcrit la lettre [de son] valet de la même façon que Prévost traduisait la lettre de Leman, serviteur de Lovelace »119 : il prend ses distances avec un style dont il restitue toutefois les incorrections. De manière plus diffuse ensuite, puisque – par son comportement – le comte « n’est pas sans rappeler Lovelace »120. Malgré ces multiples références au romancier anglais, Jean Sgard estime que celui-ci laisse « peu de traces dans les derniers romans de Prévost : l’analyse de la vertu dans les Mémoires d’un honnête homme, […] une pointe de réalisme rustique dans le Monde moral, cela ne peut […] prouver », selon lui, « une influence réelle »121. Pour légitime que soit ce point de vue, il résiste mal à la confrontation de l’ultime récit de l’abbé avec l’Histoire du Chevalier Grandisson. L’attitude du marquis est en tous points semblable à celle de son prédécesseur. Il s’agit d’un cœur droit, qu’anime la générosité, et dont la ferveur chrétienne s’accompagne d’une aptitude constante au raisonnement. À elle seule, cette parenté n’atteste pourtant pas 119
Prévost, Œuvres VIII, p. 497, note 1 de la p. 371. Ibid. 121 Jean Sgard, Prévost romancier, op. cit., p. 550. 120
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l’emprise de Grandisson sur la confession du moraliste. Elle désigne au contraire un écheveau complexe, qui conduit des Mémoires d’un honnête homme au Monde moral, en passant par les Nouvelles Lettres anglaises. Le projet auquel Richardson se consacre, à partir de 1752, doit en effet beaucoup à celui esquissé par Prévost en 1745. Chacun de ces auteurs veut peindre « les actions d’un homme d’honneur » ; « l’exemple d’une belle âme, dont la conduite est uniforme dans une grande variété de situations difficiles, parce que toutes ses actions partent constamment d’un même principe »122. Aussi les protagonistes de ces œuvres sont-ils d’honnêtes gens, au sens que Le Maître de Claville prête à l’expression. Tous deux apparaissent comme des « ami[s] de la religion et de la vertu », des « homme[s] ferme[s], sensible[s], éclairé[s], agréable[s] et cher[s] à tout le monde, par la noblesse de [leurs] manières et la droiture de [leur] cœur ; heureux en [eux-mêmes] et faisant le bonheur des autres »123. Dans cette perspective, la proximité qui s’instaure entre le moraliste et Sir Charles n’est pas pour surprendre : elle résulte de la filiation qui unit Grandisson aux Mémoires d’un honnête homme d’une part, et le Monde moral à la relation du comte d’autre part. Il en est en revanche autrement de la distribution du personnel romanesque dans l’aventure du comte libertin. La configuration familiale de cette séquence évoque doublement celle des Nouvelles Lettres anglaises. Comme l’ont remarqué Robert Favre et Jean Sgard, « la tendresse de la Comtesse et la malice de sa belle-sœur s’opposent, comme […] les caractères de Lady Henriette et de sa belle-sœur Charlotte ». De manière analogue, le comportement du comte envers sa femme rappelle celui de Thomas Grandisson. Libertin prodigue, le père de Sir Charles possède une épouse exemplaire, qui lui est tout entière dévouée, mais qu’il traite durement. Six semaines d’une absence annoncée deviennent ainsi six mois, sans qu’il ne la prévienne. Le comte du Monde moral n’agit pas autrement, qui disparaît un mois sans donner de nouvelles. À l’inverse, leurs compagnes constituent des modèles de vertu, sensibles et généreuses. C’est ainsi que, malgré les dépenses considérables de 122
Richardson, Nouvelles Lettres angloises ou histoire du chevalier Grandisson, abbé Prévost trad., Londres, Cazin, 1786, tome I, p. XIII. 123 Ibid., p. XIV.
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son mari, Madame Grandisson ne manque pas une occasion de manifester sa bonté. C’est ainsi également que, après avoir appris l’infidélité de son époux, la comtesse destine cinquante louis à son ancienne maîtresse. L’empreinte de Richardson sur les derniers romans de Prévost rejoint celle des chrétiens modérés, comme Le Maître de Claville. Une idéologie semblable innerve leurs ouvrages, qui repose sur l’assimilation de la vertu à la sensibilité, et du christianisme à la raison. La question se pose cependant de savoir si l’influence dont les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral portent trace traduit l’adhésion de l’abbé aux principes esthétiques et moraux qui en découlent, ou s’il s’agit – pour reprendre une formule de La Rochefoucauld – d’un hommage que le vice rend à la vertu. En d’autres termes, après avoir tendu l’oreille aux discours que le marquis et le comte tiennent sur eux-mêmes, le critique peut à bon droit se demander si leur posture ne masque pas une imposture fondamentale. Dans ses Mémoires d’un honnête homme, Prévost met en scène un héros dont le parcours est une sorte de traité de morale en action. Par son expérience, le comte découvre en effet ce que décrit Le Maître de Claville, dont il enfreint parfois les prescriptions : il fréquente par exemple les sociétés libertines et se fie à sa droiture, au point de se laisser piéger par l’amour. Malgré ces écarts, le jeune homme parvient aux mêmes conclusions que l’auteur du Traité du vrai mérite, avec une proximité remarquable dans les énoncés. Sa conduite exemplaire ne l’empêche pourtant pas de connaître des tourments sans nombre, comme si les meilleures intentions ne pouvaient, en définitive, prémunir l’individu contre le désordre des passions. Lorsque Prévost s’est référé pour la première fois au Traité du vrai mérite, dans le Doyen de Killerine, ce fut pour le tourner en dérision. Sans doute en est-il de même ici, où l’application des préceptes de l’ouvrage conduit le héros à la plus intolérable des situations. Si, quinze ans plus tard, le romancier recourt à un protagoniste qui obéit aux mêmes principes que l’honnête homme, c’est davantage à Samuel Richardson qu’il se réfère qu’au moraliste français. En 1745, l’abbé exploite moins une veine romanesque qu’il ne répond à une autre. La structure du roman et la nature du narrateur ne sont certes pas sans évoquer le David Simple de Sarah Fielding, mais ils peuvent aussi
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bien être lus comme une référence ironique aux Confessions du comte de***. De ce point de vue, les Mémoires d’un honnête homme reprennent les données du Doyen de Killerine, à une différence près : la confrontation de la morale chrétienne à l’éthique mondaine ne repose plus sur l’affrontement de deux personnages ; elle s’exprime à travers le conflit qui oppose le protagoniste à son milieu. En 1760 en revanche, Prévost s’inspire directement des œuvres de Richardson, faisant du moraliste un nouveau Grandisson. Dans ces conditions, l’emprise du maître anglais explique le changement d’univers et la maturité plus grande du héros, sans que le sort de cette influence ne diffère toutefois de celui réservé au Traité du vrai mérite de l’homme. Idéologiquement proches, la pensée de Richardson et celle de Le Maître de Claville font l’objet de réserves, qui traduisent la défiance de Prévost à l’égard du roman vertueux. 2 – Les équivoques de la vertu Les romans de l’abbé se répartissent en deux ensembles. D’un côté les récits plaidoyers, par lesquels un individu accusé des pires turpitudes tente de se disculper ; de l’autre les récits exemplaires, qui illustrent une vérité générale à partir d’une expérience contingente. De chaque ouvrage, un avant-propos du narrateur ou de l’éditeur précise l’orientation. C’est ainsi que Renoncour situe sa relation dans la deuxième catégorie, quand il prétend montrer qu’avec de la « naissance » et des « grands biens » on « peut mener […] une vie très malheureuse, lorsqu’on a le cœur formé d’une certaine façon » (MHQ, 13). À l’inverse, Des Grieux rattache sa confession à la première, qui veut instruire son interlocuteur de ses « désordres » et de ses « faiblesses » pour qu’une condamnation légitime ne puisse l’ « empêcher de [le] plaindre » (HCG, 367). Si étanche qu’elle paraisse, cette division est souvent arbitraire, les auteurs de récits exemplaires se révélant aussi soucieux de leur apologie que les autres. Elle correspond donc moins au partage qu’elle annonce qu’à la situation finale des narrateurs. Le récit exemplaire émane ainsi de personnages qui se sont retirés du monde, ou dont les entreprises ont réussi ; le récit plaidoyer procède de héros déclassés. Le Monde moral relève du premier groupe ; les Mémoires d’un honnête homme appartiennent au second. Dans les
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deux cas cependant, la narration apparaît minée par une posture vertueuse qui confine à l’imposture. Comme les chapitres qui précèdent nous ont permis de le constater, la prétention à la vertu de l’honnête homme et du marquis s’accompagne souvent de cécité à l’endroit de leur environnement. S’il résulte en partie de leur inexpérience ou de leur naïveté, ce manque de perspicacité procède surtout d’une contradiction entre les principes auxquels ils souscrivent et la réalité de leurs désirs. Parce qu’ils les mettent en présence d’une femme fragile et désirable, les épisodes de Fanchon et d’Angélique sont particulièrement révélateurs de ce conflit. Lors du premier, le comte distingue la prostituée parmi ses compagnes, en justifiant son intérêt de manière équivoque : « Outre la beauté des traits et la fraîcheur de la jeunesse, sa physionomie avait quelque chose de si noble et de si modeste que dans toute autre occasion je l’aurais prise pour une fille de qualité qui avait reçu la meilleure éducation » (MHH, 223).
Confronté à une réalité intolérable pour sa vertu, le héros lui oppose une situation idéale, qui s’appuie sur les mérites de Fanchon. Ce détour légitime sa position, car les attributs prêtés à la jeune femme deviennent la condition sine qua non d’une entreprise charitable. Mais la construction de la phrase désigne l’occultation d’une autre réalité ; celle du désir sexuel, qui rapproche le héros de ses convives. Si Fanchon retient son attention, c’est à la « beauté [de ses] traits » et à « la fraîcheur de [sa] jeunesse » qu’elle le doit. La préposition initiale ne doit dès lors pas nous tromper, pas plus que la substitution de qualités morales à des propriétés physiques, sur lesquelles insiste la proposition suivante : « N’est-il pas affreux, disais-je en moi-même, qu’avec une figure touchante et tant d’agréments naturels, cette malheureuse fille, qui aurait pu faire le bonheur d’un honnête homme et trouver le sien dans un autre état, soit destinée à passer une si belle jeunesse dans la plus infâme dissolution ? » (ibid.. Nous soulignons).
L’opposition entre une réalité sordide et une situation rêvée se poursuit dans cette interrogation, où l’éloge le dispute à la réprobation. Celle-ci est d’autant plus vive que la condition de Fanchon contraint le
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narrateur à réprimer son penchant : il se heurte à la prostituée comme le rêve au réel. Aussi n’est-ce pas sans raison qu’il évoque, par l’emploi du conditionnel, une compensation qui lui est destinée. Le comte incarnant l’ « honnête homme » par excellence, c’est bien son propre « bonheur » qu’il envisage dans cette phrase, où la beauté de la jeune femme est désexualisée124. En effet, les « agréments » dont il regrette l’emploi ne sont pas ceux des filles de joie, mais la noblesse et la modestie soulignées plus haut. De la même manière, il ne s’arrête sur la figure de Fanchon que parce qu’elle est « touchante », l’adjectif renvoyant moins au corps, objet du libertin, qu’au cœur, organe de l’homme sensible. La sublimation du désir s’ajoute ainsi à son occultation, pour conforter l’image que le héros élabore de lui-même. L’ambiguïté de son comportement n’échappe cependant pas à la jeune femme, qui – interprétant ses regards avec lucidité – s’approche de lui pour le satisfaire : « Je la regardais fixement, en m’occupant de cette pensée. Elle s’imagina qu’étant presque le seul qui n’avait rien eu à démêler avec elle ou avec ses compagnes, je commençais à ressentir ses impressions […]. Elle vint à moi les bras ouverts. Ses vues, que je comprenais fort bien, me firent naître un dessein que j’exécutai. Je la reçus avec de vives caresses, et je consentis de passer avec elle dans une chambre voisine. Toute l’assemblée battit des mains pour applaudir à sa victoire. Je leur laissai la liberté de s’arrêter à leurs imaginations » (MHH, 223).
Ce passage décline selon deux axes le champ lexical de l’intellection : d’un côté la clairvoyance, qui est l’apanage du héros (« je comprenais ») ; de l’autre l’erreur, dont sont victimes les libertins (« elle s’imagina » ; « leurs imaginations »). Parce qu’il souligne l’isolement du protagoniste, le texte justifie par avance le « caractère 124
Comme le souligne Erik Leborgne, il s’agit là d’une tendance profonde de l’honnête homme, dont la « supercherie fort innocente » (MHH, 224) à laquelle il recourt pour protéger Fanchon est exemplaire. Se déclarant peu « sûr de [sa] santé » (Ibid.) après s’être isolé avec elle, il reprend « l’argument moralisant de la maladie sexuelle comme châtiment mérité des hommes fréquentant les prostituées […]. La fausse confidence tend ainsi à désexualiser la prostituée en en faisant un objet de répulsion – opération qui n’est pas sans lien avec l’obsession de la pureté manifestée dans le texte des Mémoires » (« Les larmes amères de l’anti-libertin », op. cit., p. 227).
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extraordinaire » (MHH, 232) qu’il s’attribue plus loin. La mise en scène concourt une nouvelle fois à mettre ses mérites en relief. L’opposition de l’honnête homme aux libertins se traduit d’ailleurs par la confrontation de visées différentes, son « dessein » répondant aux « vues » de Fanchon. Quand la vérité exige le singulier, le pluriel désigne l'égarement. La condescendance du jeune homme envers son entourage exprime enfin sa supériorité. Maître du jeu, il consent à suivre la prostituée et laisse ses compagnons supposer ce qu’ils veulent. À cette interprétation du texte, que programme le héros, s’en ajoute une seconde, qui relève de l’auteur. La valeur assignée aux termes évoqués s’inverse alors de manière rigoureuse, pour dénoncer l’aveuglement du narrateur. Prisonnier de ses propres principes, l’honnête homme ignore combien son « dessein » le trahit. Fruit de l’urgence, il n’est que le détournement d’une pulsion sexuelle à des fins vertueuses. Certes, le comte ne s’abandonne pas, mais le passage avec Fanchon « dans une chambre voisine » et la « liberté » qu’il accorde à ses pairs « de s’arrêter à leurs imaginations » désignent en creux son désir. Dans cette affaire, l’abuseur n’est pas le moins trompé. À première vue, l’épisode d’Angélique constitue l’antithèse de celui de Fanchon. Non seulement par son cadre, puisque la campagne répond à la ville, mais aussi par l’attitude de ses protagonistes, puisque le moralise se fait tentateur quand la jeune fille incarne la vertu. Les deux séquences revêtent pourtant une fonction analogue, chacune révélant au lecteur les désirs inconscients du héros. Contrairement à son prédécesseur, le narrateur du Monde moral n’est pas victime d’un aveuglement permanent. S’il méconnaît d’abord les émotions qu’Angélique lui inspire, il ne tarde guère à les identifier. Parce qu’elle confond la cause et son effet, sa clairvoyance reste toutefois insuffisante. Désireux d’éprouver la sagesse de la belle paysanne, il lui offre ce que l’honnête homme refusait à sa compagne : un commerce réglé, décrit avec un luxe de détails. De telles propositions ébranlent Angélique, dont le trouble se communique au narrateur : « Elle demeura muette ; et je reconnus qu’elle était fort agitée. Je ne dissimule pas que mon cœur éprouvait aussi ses émotions. Il me fit sentir que la faiblesse d’une jolie fille de cet âge était dangereuse pour un homme du mien. Je doutai même un moment si l’entreprise où je m’étais engagé, ne
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Les Illusions perdues du roman passait pas mes forces, c’est-à-dire nettement, si je serais capable de refuser tout ce qui pouvait m’être accordé » (MM, 334-335).
Si le marquis suggère implicitement que son désir résulte de son projet, le texte montre rigoureusement le contraire. Son ambition sert en effet de prétexte à la satisfaction d’un goût marqué pour la jeune fille, que trahit chacune des lignes suivantes : « Après m’avoir offert une chaise, [la paysanne] appela de toute sa force Angélique, qui se fit attendre assez longtemps. Angélique était sa fille. Vous la verrez toute en pleurs, me dit la mère. Un jeune homme du village, qui l’aime beaucoup, mais qu’elle refuse, et qui la soupçonne d’en aimer un autre, l’a traitée dans des termes qui sont capables d’affliger une honnête fille : depuis deux heures elle n’a pas cessé de pleurer. Cette sensibilité pour l’honneur me fit prendre une fort bonne opinion d’Angélique. Elle vint. De ma vie je n’avais vu de si jolie paysanne. Angélique était une petite personne de seize ou dix-sept ans, plus blanche qu’on ne l’est ordinairement dans cet ordre ; bien faite, lèvres fraîches, teint vermeil ; en corset de laine, mais fort net […]. Ses yeux étaient encore humides de pleurs, malgré les effort qu’elle faisait pour les arrêter ; et les pleurs ne faisaient pas d’autre tort aux yeux d’Angélique que de joindre à leur éclat naturel un peu de langueur, qui les rendait fort touchants. Quelqu’impression que sa vue fît sur moi, je ne pensai qu’à louer ce goût d’honneur qui la rendait si sensible à des reproches qu’elle ne méritait pas » (MM, 333).
Deux moments parfaitement symétriques composent ce passage. Dans le premier, le discours de la mère d’Angélique créé une attente que comble le second, la description physique de la belle paysanne répondant à son portrait moral. La structure thématique de l’extrait prend en outre la forme d’un chiasme, où le champ lexical de la beauté fait écho à celui de l’honneur. Parce qu’elle nous conduit de l’un à l’autre, l’arrivée d’Angélique constitue une rupture à l’intérieur du paragraphe initial. Mais cette rupture affecte surtout le narrateur, qui passe de l’admiration affichée pour un objet légitime à la contemplation de charmes plus concrets. À une parole de mère répond ainsi une parole d’amant, dont la dénégation finale exhibe paradoxalement le statut. Dans cette optique, le retour soudain à l’honneur est le signe d’une auto-censure, semblable à celle de l’honnête homme. Aussi n’est-ce pas sans quelque désir inconscient que le marquis se
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place sur le terrain moral. De manière significative, son projet le voit reprendre le rôle du rival repoussé, mais avec d’autres armes. Sa lucidité ne saurait donc faire illusion : partielle, elle ignore l’essentiel, manifestant une immaturité que la rencontre avec Mademoiselle de… achèvera de révéler. Emblématiques des intentions de Prévost, les épisodes de Fanchon et d’Angélique trouvent leur prolongement dans la révélation d’un amour inconscient, qui atteint ses personnages au cœur de leur effort. Devenu narrateur, le premier reconnaît que, sans une heureuse méprise sur les sentiments de madame de B…, les « malheurs qui [l’] attendaient […] auraient triomphé de sa constance » (MHH, 268). Le second avoue pour sa part avoir succombé à « l’illusion [qu’il craignait] de [ses] sens » (MM, 370). La vertu de l’un et la lucidité de l’autre s’effacent devant une force irrésistible, qui perce à nu l’aveuglement du héros richardsonien. Quand il prend conscience de sa passion, l’honnête homme déclare ainsi : « […] défendu, comme je croyais l’être, par des principes dont la nécessité ne m’était pas moins présente, je me reposais sur eux de la conduite de mon cœur et je ne voyais aucun risque à suivre le plus doux de tous les penchants avec des vues innocentes. J’ignorais les illusions du plaisir » (MHH, 260).
La cécité du marquis n’est pas moindre, qui observe : « Une impatience, déjà très vive, de me voir en état de sortir pour rendre visite aux deux dames ; une si forte admiration pour mademoiselle de… […] : c’étaient deux symptômes auxquels je ne me serais pas longtemps mépris, si j’eusse vu clair dans un autre sentiment qui s’élevait dans mon sein, et dont je me défiais d’autant moins que je ne l’avais jamais éprouvé » (MM, 370).
Cette attitude rappelle celle de Paméla, éprise sans le savoir de son persécuteur. Ne déclare-t-elle pas à ses parents, alors même qu’il la tient séquestrée : « En vérité, c’est un très bel homme. Quel dommage que son cœur ne réponde pas à cet extérieur aimable ! Pourquoi ne puis-je pas le haïr ? Mais que ceci ne vous inquiète pas. Il est impossible que je l’aime, ses vices le rendent affreux à mes
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yeux »125. Un tel aveuglement procède d’un orgueil excessif, qui entache de soupçon les actes les plus nobles. En punissant de manière symbolique l’amour de ses héros, Prévost prend ses distances avec son homologue anglais. Quel crédit accorder à une conduite comme celle de Paméla, dont les motivations peuvent être stratégiques ? Quelle récompense donner à une vertu qui, à l’endroit de son maître, s’accommode si bien de la cécité ? Ces questions, l’auteur les pose dans des œuvres où les ambiguïtés des personnages (et, à travers eux, celles du roman sentimental) sont ouvertement désignées. Ainsi en est-il de ce passage qui voit le moraliste, désireux de rendre le comte libertin à son épouse, adapter son discours à son destinataire, en peignant l’innocence bafouée sous un jour voluptueux : « Madame la comtesse […] est entrée chez moi d’un air si doux et si calme que je ne l’aurais pas soupçonnée d’être une des plus malheureuses femmes du monde. Le ciel a paru s’ouvrir pour moi lorsque de ces deux beaux yeux, que vous connaissez mieux que personne, elle m’a jeté quelques regards touchants, où j’ai découvert alors un fond de tristesse et d’inquiétude. Ses charmes n’en souffraient pas (MM, 374) ».
Loin de consacrer le retour de Prévost au romanesque des années 1730, les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral prolongent l’effort de 1741, appliqué aussi bien au récit richardsonien qu’aux morales conciliatrices du temps, dont le respect conduit les héros à leur perte. L’idéal de politesse auquel ils souscrivent favorise en effet l’équivoque, car les compliments qu’ils adressent aux dames peuvent faire l’objet d’une interprétation maximaliste, comme il advient avec Mademoiselle de S. V… et Mademoiselle de Créon. À force de rêver d’une société policée, où passions et langage seraient domestiqués, l’on provoque des réactions violentes, quand elles ne sont pas subversives. Pour essentielle qu’elle soit, la démystification du courant sentimental à laquelle se livre Prévost ne saurait donner lieu à une lecture simplificatrice. Trop souvent réduites à une univocité de façade, les œuvres de Richardson sont elles-mêmes porteuses d’un regard critique à l’endroit de leurs protagonistes. Les discours de Madame Jewkes traduisent par exemple la possibilité d’interpréter 125
Paméla ou la vertu récompensée, Paris, Nizet, « Ducros », 1977, p. 303.
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négativement la conduite de Paméla. Entre les romans de Prévost et ceux de Richardson, la différence provient dès lors de l’attitude du romancier. Le second fait preuve d’une solidarité profonde avec ses personnages, qui appelle en retour celle du lecteur. À l’inverse, le premier se démarque de ses héros, consacrant la logique d’une carrière : ses deux derniers romans apparaissent comme la troisième phase d’une critique du romanesque, défini comme tendance orgueilleuse du sujet à la fable. Les conceptions antagonistes de l’homme qui habitent ces auteurs expliquent en dernier ressort leurs attitudes. Si « Prévost cultive le sous-entendu et l’ironie », là où « Richardson renforce le texte de toute une idéologie bourgeoise et puritaine qui sert […] à endiguer les fantasmes qui parcourent son œuvre »126, c’est parce qu’il ne peut croire à cette morale de la vertu qui triomphe des deux côtés de la Manche. Fidèle dès les Mémoires d’un homme de qualité à l’anthropologie classique, l’écrivain considère avec distance une entreprise comme celle de Grandisson. Cette critique du roman sentimental confère à la confession du marquis une dimension métaromanesque, qui nous invite à en relire la structure. Parce qu’il pervertit la configuration du Cid, le drame familial qui ouvre le récit indique une fin de règne : celle du théâtre classique, dont les normes ne sont plus adaptées à la seconde moitié du siècle. Derrière l’adieu au père se profile un adieu à la tragédie, dont les premières parties de l’œuvre désignent les bénéficiaires. À travers les anecdotes de la receveuse, du comprachico et du père célerier, un hommage est en effet rendu à Marivaux, à Lesage, et à Prévost lui-même, crédités d’avoir renouvelé la littérature, en conférant ses lettres de noblesse à un genre méprisé. Avec la première, l’abbé exploite la métaphysique du cœur chère à l’auteur de Marianne, allant jusqu’à reprendre ce terme pour qualifier le raisonnement qui justifie, aux yeux de l’héroïne, des mouvements contradictoires127. Comme Jean Sgard et Robert Favre l’ont constaté, l’histoire 126
Leborgne, Saturne Libertin, op. cit., p. 377. Lorsque, poussée dans ses derniers retranchements par le narrateur, la receveuse reconnaît avoir pleuré son mari tout en éprouvant des « mouvements fort tendres pour le frère Ambroise » (MM, 300), elle se justifie par une « métaphysique […] ingénieuse » (Ibid.), qui rappelle celle de Marivaux : « La haine et l’amour sont opposés ; mais l’amour ne l’est pas à l’amour : c’est le même sentiment, qui peut 127
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de Pantalon Castelleto – addition de Lesage à Guzman Alfarache – inspire la suivante, tandis que la dernière « porte à la perfection le genre inventé par Prévost » : toutes « les images du roman noir, crimes atroces, échafaud, moines damnés, visions d’enfer, [s’y] rencontrent »128. Respectivement marqués par Paméla et Grandisson, les épisodes qui encadrent la seconde partie du Monde moral accordent a priori à Richardson le succès dont le roman jouit désormais. Cependant, l’insertion de l’histoire de Mademoiselle de Créon dans cet ensemble en modifie profondément le sens. Lectrice « assidue de l’histoire romaine et des romans de La Calprenède » (MM, 357), la jeune femme est un être inquiétant, dont la folie ne rappelle que de loin celle de Don Quichotte. Si, comme le héros de Cervantès, elle s’est « accoutumée par degrés à voir tout sous un jour noble » (ibid.), il n’en demeure pas moins que sa passion la conduit à l’homicide, et qu’elle sème la mort autour d’elle. Figure paroxystique de l’orgueil, symbole d’une bourgeoisie dont l’ascension s’opère au détriment de la noblesse, elle incarne la face obscure de ce richardonisme que Prévost ne convoque qu’afin d’en dévoiler les apories. Son récit salue donc bien les romanciers de la génération précédente pour avoir, chacun à leur manière, contribué à un effort anthropologique proprement romanesque, par la dénonciation des illusions du genre. *** Face à la possibilité de construire une anthropologie, le roman pose un problème ontologique, lié au rapport qu’il entretient à la s’exercer pour deux objets lorsqu’il est tranquille ; et qui les perdant tous deux, dans un cas tel que j’ai pu supposer le mien, est suivi d’une douleur d’autant plus vive qu’elle est double comme sa cause » (Ibid.). À la fin de l’épisode, la référence à l’écrivain se précise davantage, puisque le narrateur – réfléchissant à la conduite de la veuve et d’Ambroise – qualifie sa chaise de « cabinet philosophique » (MM, 301). Cette expression évoque évidemment le Cabinet du philosophe, dont l’ouverture de la troisième feuille peut être comparée à celle du Monde moral : « J’ai près de soixante ans, et il y en a trente-cinq queje n’ai pas passé un jour sans écrire quelques réflexions qui me sont venues sur-le-champ » (Le Cabinet du philosophe, in Journaux et Œuvres diverses, F. Deloffre et M. Gilot éd., Paris, Bordas, coll. « Classiques Garnier », p. 351) 128 Jean Sgard, Prévost romancier, op. cit., p. 574.
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vérité. Comme le souligne Sylviane Albertan-Coppola, sa visée le distingue radicalement du récit de voyage, puisqu’il s’agit pour le premier « de faire vrai » et pour le second de « dire le vrai »129. De ce point de vue, le passage d’un genre à un autre, au sein d’une œuvre hybride comme les Voyages du capitaine Robert Lade, trahit la supériorité de nature de la vérité sur la fiction. Le roman est-il pour autant condamné au mensonge et à l’inutilité ? Sûrement pas si, se retournant contre lui-même, il devient à la fois dénonciation des erreurs du sujet et histoire critique de ses propres chimères. Avec le personnage de mademoiselle de Créon, Prévost énonce ainsi une « vérité romanesque », relative à la « nature imitative du désir »130. La jeune femme offre en effet un exemple sérieux de médiation externe, qui explicite le sens de son œuvre. En montrant, dès les Mémoires d’un homme de qualité (1728), que l’héroïsme était affaire de mots, l’abbé a révélé la nature fabulatrice de l’individu. Séduits par le discours de héros pitoyables, ses contemporains n’ont toutefois pas compris ce qui se jouait derrière leur vocation au malheur. Dans cette perspective, établir un lien entre son œuvre et celles de Marivaux ou de Lesage, revient à en fixer le sens, de manière rétroactive131. Pour notre plus grand bonheur, celui-ci n’est pourtant pas univoque, puisque le marquis observe qu’ « avec beaucoup de lecture, [Mademoiselle] de Créon avait quelquefois les instructions de l’abbé…, à qui le public est redevable de plusieurs bons livres, et qui jouissait dans le voisinage d’un petit bénéfice, où il venait passer quelques mois de la belle saison » (MM, 342). Cet épisode se déroule en 1726, non loin de Sées. Si l’on rappelle, avec Jean Sgard et Robert Favre, qu’à cette date « Prévost demeurait aux environs » de cette ville, la « tentation […] est grande de reconnaître dans cet abbé écrivain 129 « L’abbé Prévost, romancier et éditeur de voyages » in Roman et récit de voyage, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001, p. 120. 130 René Girard, Mensonge romantique, vérité romanesque, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1997, passim (Paris, Bernard Grasset, 1961 pour la première édition). 131 À cet égard, il n’est pas inutile d’observer que les auteurs auxquels Prévost se réfère ont chacun subi l’influence de Cervantès. Avec ses Nouvelles Aventures de l’admirable Don Quichotte de la Manche, Lesage adapte une continuation anonyme du chef-d’œuvre du maître, tandis que Marivaux reprend – dans ses œuvres de jeunesse – le procédé de la folie par identification romanesque.
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l’auteur lui-même », et de regarder le Monde moral comme une mise en garde « contre le danger des romans, et tout particulièrement des siens… »132.
132 Jean Sgard et Robert Favre, note 1 de la p. 342 du Monde moral, in Œuvres de Prévost VIII, op. cit. Dans l’hypothèse où la deuxième partie du Monde moral serait l’œuvre d’un continuateur, il conviendrait de saluer sa perspicacité. La mise en perspective des personnages marqués par la religion dans l’ensemble du roman manifeste en effet une entreprise de dénonciation des illusions du moi, conforme aux intentions de Prévost. Dans la première partie, le père célerier est un fier hobereau devenu trappiste ; dans la seconde, l’abbé Brenner est un abbé et un homme politique qui gagne l’Oratoire, tandis que sa pupille – Alexina Tekeli – finit par échanger sa destinée contre celle d'une paysanne de province. Une opposition s’établit entre le religieux et les deux nobles. Ironiquement, l’abbé Brenner est le seul à ne pas manifester d’attachement particulier à sa foi. Les deux autres portent au contraire leur zèle jusqu’au fanatisme. Tous trois suivent cependant un parcours analogue, dans la mesure où ils partent d’eux-mêmes pour aboutir à un individu nouveau, qui constitue la négation de leur moi antérieur. Rien de commun n’existe plus entre le hobereau et le trappiste, entre le ministre hongrois et l’oratorien, entre la princesse et la bergère. L’ordre dans lequel interviennent ces changements est par ailleurs crucial, puisque chacune de ces modifications permet d’identifier une fragilité de l’être. Tandis que la conversion du père célerier peut sembler conforme au schéma traditionnel, la dissolution d'Alexina Tekely dans une bergerie digne du Grand Siècle souligne une folie par identification romanesque. De manière analogue, l’entrée de l'abbé Brenner à l’Oratoire trahit une illusion de son coeur : Brenner croit qu’il s’éloigne pour toujours de sa pupille, quand ce nouveau sort lui permet de rester en contact avec elle. Chacun de ces personnages est donc victime d’une imagination déréglée, qui est celle du lecteur de romans. Dans cette optique, l’histoire du père célérier peut être lue rétroactivement comme une version discordante des histoires tragiques de Camus, dont elle dénonce la présomption secrète des personnages.
CONCLUSION À la lumière des chapitres qui précèdent, la tentation est grande d’interpréter les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral comme l’aboutissement du parcours de Prévost. Parce qu’il s’ouvre sur une préface à dimension testamentaire, sur le « legs d’une poétique romanesque », pour reprendre l’expression d’Aurélio Principato, une telle perspective semble particulièrement adaptée à son dernier opus. Fruit d’une vision rétrospective de l’œuvre, elle appelle pourtant plusieurs réserves, d’autant que – consciemment ou non – elle s’assortit d’un désir de réhabilitation d’ouvrages méconnus. Contingente par essence, discutable dans ses présupposés, la lecture finaliste de la trajectoire de Prévost est dès lors doublement illusoire. D’un côté parce que ni Manon Lescaut, ni l’Histoire d’une Grecque moderne n’ont été rédigés en fonction des Mémoires d’un honnête homme ou du Monde moral ; de l’autre parce que – pour réussis qu’en soient certains passages – ces textes ne constituent pas, à proprement parler, des chefs-d’œuvre. Aussi nous sommes-nous efforcé de résister à cet écueil, en signalant d’une part ce que notre étude comportait de subjectif, et en insistant de l’autre sur ses enjeux véritables. Relire les romans de l’abbé à partir de sa production ultime nous a permis d’apprécier l’évolution de son rapport au romanesque, et d’évaluer son attitude à l’égard des orientations nouvelles du roman, que consacre la décennie 1740. Trois éléments ont ainsi été observés, qui ont ponctué notre progression : la spécificité, dans l’œuvre prévostienne, des Mémoires d’un honnête homme et du Monde moral ; la continuité, de 1728 à 1760, d’une critique du romanesque dont les modalités diffèrent ; la distance de l’auteur à l’égard de ses contemporains, qu’ils appartiennent au courant libertin ou qu’ils souscrivent à la veine sentimentale. Bien davantage qu’un aboutissement, les deux derniers romans de Prévost nous sont donc apparu comme une confirmation, comme la marque d’une singularité irréductible, dont l’attitude ambivalente de l’écrivain envers les Lumières est le signe tangible. Chacun d’entre eux éprouve en effet deux postulats majeurs du siècle : le Monde moral soumet à vérification la bonté naturelle de l’homme, tandis que les Mémoires s’interrogent sur la compatibilité du cadre social avec l’épanouissement individuel. À maintes reprises,
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la relation du comte souligne les contradictions inhérentes à l’état social. Celui-ci repose sur des valeurs antithétiques, que cristallise l’expression d’ « honnête homme ». Tantôt rapportée à un individu moralement irréprochable, tantôt relative à un simple homme du monde, la formule titulaire désigne aussi les penchants opposés du héros à une sociabilité épanouie et à l’exemplarité chrétienne. Dans cette perspective, les Mémoires d’un honnête homme sont ceux d’un être divisé, au sein d’une société elle-même fracturée. Le caractère binaire de leur composition reflète cette antinomie, de même que leur issue, plus proche de l’impasse que d’un dénouement véritable. Le duel avec Monsieur de S. V… est emblématique de ce conflit des valeurs, que Richard A. Francis perçoit dans l’ensemble de l’œuvre prévostienne. Aucun de ses participants ne désire ce combat : l’honnête homme répugne à une action condamnée par l’Eglise ; son adversaire estime qu’elle heurte la raison. L’un et l’autre s’y résolvent pourtant, sacrifiant leur éthique personnelle à la morale du monde. Le bon sens et les principes chrétiens s’inclinent ainsi devant la force de l’usage, quand l’individu s’efface au profit d’une communauté arbitraire. Cette défaite est d’autant plus préoccupante que les alternatives à un ordre oppressif sont inexistantes. Le comte découvre certes, grâce à l’amitié du président, une « société du vrai mérite », préservée de la corruption ambiante. Mais il ne s’agit que de la survivance d’un idéal révolu, dont l’existence est sans cesse menacée. Les précautions qui accompagnent l’agrégation d’un nouveau membre à cette compagnie, le secret qu’il convient d’observer sur son compte, témoignent d’un horizon obscur, où la clandestinité le dispute à l’encerclement. Le trio amoureux que Prévost imagine est pour sa part un leurre, comme le sera, une quinzaine d’années plus tard, celui de la Nouvelle Héloïse. Présenté par le conseiller comme un compromis satisfaisant toutes les parties, il ne bénéficie en fait qu’à son instigateur. Sûr de la vertu de son rival et de la chasteté de son épouse, Monsieur de B… autorise un amour platonique pour éviter la honte d’une tromperie réelle. Dans cette optique, sa confiance n’est que l’autre visage de la loi des pères que subit le héros. Si les Mémoires d’un honnête homme trahissent le pessimisme de Prévost à l’égard de la société, le Monde moral exprime sa défiance envers l’individu. Parce qu’il manifeste l’emprise négative des
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passions sur chacun, le récit du marquis révèle en outre les réserves de l’auteur devant ces figures fondatrices des Lumières que sont René Descartes et John Locke. « Philosophe » au sens large du terme, le protagoniste l’est aussi par moments dans l’acception de Voltaire ou de Du Marsais. C’est ainsi qu’expliquant au lecteur le comportement du comte libertin, il le « régale d’un morceau de physique cartésienne »133 en bonne et due forme : « […] son excessive légèreté, que je regardais comme la source du mal, me parut venir de la délicatesse extrême de ses organes, qui les rendait propres à recevoir toutes sortes d’impressions, mais incapables de les soutenir longtemps […]. J’y joignais un sang trop exalté par la bonne chère et par la mollesse d’une vie sensuelle, une trop grande abondance d’esprits qui, se précipitant dans des vaisseaux faibles avec des pulsations inégales, troublaient l’âme par une variété de sensations tumultueuses, et ne lui laissaient pas deux instants consécutifs de calme et de liberté pour s’occuper d’une même idée ou d’un même sentiment » (MM, 376).
« Cette tirade philosophique » ne se contente pas de montrer « le pédantisme »134 du narrateur, elle indique également l’influence de Descartes, de même que la description de sa démarche suggère celle de Locke : le marquis ne se propose-t-il pas de remonter à terme des « effets » aux « causes » (MM, 296), conformément aux principes empiriques ? Aux yeux de Prévost, ces références sont toutefois parodiques. Le Monde moral invalide en effet l’analyse cartésienne des passions, dont il ne représente que des mauvais usages. À cet égard, l’issue heureuse des épisodes de l’associé haï et d’Angélique ne saurait masquer l’ironie de l’auteur, qui passe sans transition d’un extrême à l’autre, noyant les fautes de ses personnages sous un déluge d’effusions trop vives pour n’être pas suspectes. De manière analogue, son seul essai d’expérimentation tourne court, puisque la séduction d’Angélique le conduit sur la pente vertigineuse du vice. Le roman offre ainsi à Prévost l’occasion d’explorer les limites des Lumières, et de réaffirmer un pessimisme hérité du Grand Siècle. Observateurs passifs du monde, le marquis et le comte obéissent à une libido sciendi qui les rapproche non seulement du 133 134
Erik Leborgne, « l’honnête homme et le libertin », op. cit., p. 120 (note 36). Ibid.
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philosophe, mais aussi du lecteur, avide comme eux de pénétrer les replis de l’âme. Leur inexpérience – on le sait – les empêche cependant de répondre à cette ambition : avant d’y parvenir, ils devront retrouver la leçon des moralistes classiques, démasquer les artifices de leur cœur, tout comme l’amour de la vérité démasque ceux du faux-sage, dans le frontispice des Maximes de La Rochefoucauld. C’est dans cette perspective qu’il faut, avec Erik Leborgne, comprendre la vignette des Mémoires d’un honnête homme : « […] au centre, une divinité solaire tenant un écusson aux armes de l’amour (un cœur rayonnant) éblouit à droite un jeune homme forcé d’ôter son masque triste ; à gauche, un petit Amour, lui aussi maître du monde (comme le suggère la sphère) contemple la divinité avec une lorgnette […]. De même, dans le roman de Prévost, le héros débusqué par l’amour se voit contraint de lever le masque de ses sévères principes »135.
Seule différence avec le frontispice des Maximes, l’amour n’est plus celui de la vérité, mais bien le sentiment amoureux. Instrument privilégié de l’égarement du sujet, révélateur paradoxal de l’erreur, ce dernier est à l’image du roman lui-même, dont Prévost propose – à travers les trajectoires du comte et du marquis – une sorte d’allégorie. L’immaturité de ses protagonistes révèle celle d’un genre dont certains représentants, tels Richardson, semblent encore croire à l’innocence. Aussi les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral en dénoncent-ils la culpabilité, jouant le même rôle que l’amour auprès de leurs narrateurs respectifs. Des illusions perdues de ces personnages aux illusions perdues du roman, l’ambition des ultimes récits de Prévost ne change pas de nature : elle change seulement de dimension.
135
Erik Leborgne, « Les larmes amères de l’anti-libertin », op. cit., pp. 231-232.
BIBLIOGRAPHIE
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TABLE DES MATIERES
Avertissement
5
Préface, par Jean Sgard
7
Introduction
12
Chapitre premier : Faux-frères et vrais jumeaux
17
Chapitre deuxième : Du monde social au monde moral
47
Chapitre troisième : Le romanesque en question
79
Chapitre quatrième : Vers une maîtrise du romanesque
105
Chapitre cinquième : Des compagnies de l’honnête homme aux univers du moraliste
129
Chapitre sixième : La réaction morale, postures et impostures
159
Conclusion
189
Bibliographie
193