Les mondes darwiniens L’évolution de l’évolution
Sous la direction de
Thomas Heams, Philippe Huneman Guillaume Lecointre, Marc Silberstein Préface de Jean Gayon
Guillaume Balavoine | Anouk Barberousse | H. Clark Barrett | Véronique Barriel | Mahé Ben Hamed | Frédéric Bouchard | Pierrick Bourrat | Pierre-Alain Braillard | Nicolas Bredèche | Olivier Brosseau | Henri Cap | Pascal Charbonnat | Nicolas Claidière | Christine Clavien | Chomin Cunchillos | Armand de Ricqlès | Eva Debray | Julien Delord | Jean-Louis Dessalles | Stephen M. Downes | Luc Faucher | Corinne Fortin | Philippe Grandcolas | Christophe Heintz | Jean-Jacques Kupiec | Françoise Longy | Marie-Claude Lorne | Edouard Machery | Christophe Malaterre | Francesca Merlin | Pierre-Olivier Méthot | Michel Morange | Antonine Nicoglou | Pascal Picq | Arnaud Pocheville | Pierre Poirier | Thomas Pradeu | Jérôme Ravat | Sarah Samadi | Marc Shoenauer | Pascal Tassy | Stéphane Tirard | Priscille Touraille
Sciences & Philosophie
Collection
éditions Matériologiques materiologiques.com
Sous la direction de
Thomas Heams, Philippe Huneman Guillaume Lecointre, Marc Silberstein
Les mondes darwiniens L’évolution de l’évolution Préface de Jean Gayon Nouvelle édition revue et augmentée (Première édition, Syllepse 2009)
éditions matériologiques
Collection « Sciences & Philosophie » materiologiques.com
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© Éditions Matériologiques, septembre 2011. c/o François Pépin, 233, rue de Crimée, F-75019 Paris
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Photo de couverture et photos de l’intérieur : © Olivier Brosseau (voir sa galerie photographique)
Table des matières Page 29 / Préface de Jean Gayon Page 41 / Introduction / Les mondes darwiniens Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre, Marc Silberstein
Partie 1. Les notions 1.1. Les processus
Page 51 / chapitre 1 / Thomas Heams Variation 1. Quelles sont les variations qui peuvent se transmettre par le jeu des pressions évolutives ? 2. Comment les mutations apparaissent-elles ? 3. Variation, ploïdie et sexualité 4. Action des variations, évolvabilité, épigénétique 5. Conclusion Références bibliographiques Page 71 / chapitre 2 / Thomas Heams Hérédité 1. Une notion polymorphe… 2. Les réfutations de l’hérédité des caractères acquis 3. L’essor et le développement de la génétique 3.1. Intermède : le lyssenkisme, une affabulation criminelle à propos de l’hérédité 4. L’ADN, support moléculaire de l’hérédité génétique 5. D’autres hérédités 5.1. Transferts horizontaux 5.2. Hérédité cytoplasmique
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5.3. L’hérédité mosaïque : le microchimérisme 6. Une hérédité non mendélienne : le « retour » de l’épigénétique Références bibliographiques Page 93 / chapitre 3 / Philippe Huneman Sélection 1. Le principe de sélection naturelle (quand et pourquoi y a-t-il sélection naturelle ?) 1.1. L’explication sélectionniste 1.2. Les conditions nécessaires et suffisantes 1.3. Réplicateurs et interacteurs 2. Qu’est-ce qu’explique la sélection naturelle, et comment ? 2.1. Types de sélection 2.2. Épistémologie des explications par la sélection 3. Le statut de la sélection naturelle 3.1. La sélection est-elle une loi naturelle ? 3.2. Lois et contingence 4. Unités et niveaux de sélection 4.1. Position du problème : sélection de groupe, sélectionnisme génique 4.2. Unités et niveaux de sélection : causalité vs. représentation 4.3. Pluralisme 5. Conclusion Références bibliographiques Page 149 / chapitre 4 / Philippe Grandcolas Adaptation 1. Le concept, sa définition et ses implications 2. L’histoire du concept 3. Adaptation ou préadaptation et exaptation ? 4. Un exemple et une discussion exemplaire : la nature adaptative de la marcescence des chênes 5. Quelques problèmes conceptuels 6. Quand il n’y a plus adaptation : maladaptation ou désaptation 7. Conclusion Références bibliographiques Page 177 / chapitre 5 / Armand de Ricqlès & Jean Gayon Fonction 1. Un concept omniprésent dans les sciences de la vie
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2. Le fonctionnalisme, un masque « présentable » du finalisme en biologie ? 3. Structures et fonctions, adaptation, systèmes 4. La dimension temporelle et ses conséquences 5. Forme et fonction 6. Les solutions modernes : deux conceptions non finalistes de la fonction 7. Conclusions : questions ouvertes Références bibliographiques
Partie 1. Les notions
1.2. Les patrons (« patterns ») Page 205 / chapitre 6 / Véronique Barriel Caractère 1. Qu’est-ce qu’un caractère ? 2. Quels caractères utiliser ? 3. Le caractère en systématique phylogénétique 4. L’établissement d’une matrice taxons caractères : le codage 5. La région naso-maxillaire des primates hominoïdes 6. Caractère et état de caractère 7. Le caractère moléculaire Références bibliographiques Page 243 / chapitre 7 / Sarah Samadi & Anouk Barberousse Espèce 1. « Qu’est-ce qu’une espèce ? » : éléments ontologiques et historiques du débat 1.1. Quelques réflexions sur la perception intuitive de la biodiversité 1.2. La perception prédarwinienne des espèces 1.3. Effet de la révolution darwinienne sur le concept d’espèce 1.4. Nature des discussions autour de la définition de l’espèce au xxe siècle 2. Les espèces et la théorie de l’évolution aujourd’hui 3. De la définition théorique aux critères opérationnels,
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aspects épistémologiques du débat 3.1. Les organismes et leurs caractères 3.2. Les espèces, hypothèses testables de la partition du réseau généalogique 4. Moyens et méthodes de la délimitation des espèces au xxie siècle 4.1. La délimitation primaire des espèces : pratique de l’alpha-taxonomie 4.2. La détection de l’ascendance commune : critère phylogénétique 4.3. L’interfécondité et ses conséquences : le critère « biologique » et ses dérivés 4.4. Vers un développement de nouveaux critères 4.5. Et la nomenclature dans tout ça ? 5. Perspectives Références bibliographiques Page 271 / chapitre 8 / Guillaume Lecointre Filiation 1. Naissance de la filiation des espèces 1.1. Difficultés de traduction 1.2. De quoi parle la figure de Darwin (1859) ? 1.3. Courroie de transmission entre processus et patrons 2. L’homologie 2.1. L’homologie : des paris sur la filiation 2.2. La notion de plan : les homologies antiphylogénétiques 3. La construction de l’arbre : Willi Hennig 3.1. Construction des caractères 3.2. On ne classe jamais qu’un échantillon 3.3. Les innovations évolutives de l’échantillon sont les marqueurs de l’apparentement exclusif 3.4. Polariser les caractères par l’ontogénie 3.5. Polariser les caractères par comparaison avec l’extra-groupe 3.6. Assumer ses postulats 3.7. La procédure standard 3.8. Coder les caractères 3.9. Placer les transformations des caractères sur les arbres 3.10. Appliquer le principe de parcimonie 3.11. Deux groupes-frères ont le même rang
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3.12. Nommer les clades 3.13. L’arbre retenu nous enseigne quels attributs sont hérités d’un ancêtre commun exclusif 4. Généalogie et phylogénie 5. Qu’est-ce que la phylogénie ? 6. La forme de l’arbre de la vie 7. La filiation, cahier des charges de toute classification biologique 7.1. La contrainte de monophylie est-elle incluse chez Darwin (1859) ? 8. Les ancêtres sont-ils connaissables ? Références bibliographiques Page 335 / chapitre 9 / Stéphane Tirard Vie 1. Des débuts de la microscopie à la chimie biologique : l’approche des bases matérielles de la vie 1.1. Voir et penser l’échelle microscopique 1.2. Des constituants élémentaires et fondamentaux pour la matière du vivant 1.3. Claude Bernard : la vie entre milieu et protoplasme 1.4. Pasteur et la frontière entre le non-vivant et le vivant 1.5. La recherche des bases physiques de la vie 2. Les xixe et xxe siècles et l’historicisation de la vie 2.1. Le temps de la Terre et le temps de la vie 2.2. L’origine des espèces de Darwin, les modalités d’une histoire de la vie 2.3. Penser les origines de la vie 2.4. Des molécules porteuses d’histoire 3. Quel monde prébiotique ? Ou le xxe siècle et la réflexion sur les origines de la vie 3.1. Des scénarios pour l’évolution de la matière 3.2. Du réductionnisme à la chimie prébiotique 3.3. Un monde ARN ? 3.4. Les origines de la vie entre contingence et universalité 4. Conclusion Références bibliographiques
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Partie 2. Le darwinisme en chantier 2.1. Épistémologie
Page 361 / chapitre 10 / Anouk Barberousse & Sarah Samadi
Pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution ?
1. Formulations existantes de la théorie de l’évolution 2. Les expériences de Richard Lenski 3. La théorie de l’évolution aujourd’hui : proposition de formalisation 4. Bénéfices théoriques et conceptuels 5. Conclusion Références bibliographiques Annexe 1 : Formalisation de la théorie de l’évolution par Lewontin (1970) proposée dans “The Units of Selection” Annexe 2 : Théories, lois et modèles Annexe 3 : Dispositif expérimental de Lenski Annexe 4 : Hypothèses sur les déterminants du succès reproductif d’un organisme dans son environnement Page 389 / chapitre 11 / Pascal Charbonnat Continuités et
discontinuités des mécanismes de la variation dans L’Origine des espèces 1. Quantités de variations et variabilités 2. Darwin et les continuismes de ses prédécesseurs 3. La combinatoire des sources de la variation 4. Conclusion Références bibliographiques Page 417 / chapitre 12 / Frédéric Bouchard La fitness au-delà
des gènes et des organismes
1. État des lieux 2. Comment rendre compte de l’évolution de systèmes biologiques « non standard » ? 3. Conclusion Références bibliographiques
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Page 443 / chapitre 13 / Michel Morange Darwinisme et
biologie moléculaire
1. Des tentatives anciennes, mais souvent inabouties 2. Surmonter les obstacles épistémologiques 3. Les éléments favorables aujourd’hui à une réintégration de l’histoire évolutive dans la biologie fonctionnelle 4. Conclusions Références bibliographiques Page 461 / chapitre 14 / Pierre-Alain Braillard La biologie des
systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ? 1. La biologie des systèmes et l’étude du design des réseaux biologiques 2. Les problèmes de l’artifact thinking en biologie 2.1. Le problème de l’adaptationisme 2.2. Le bricolage évolutif 3. Quelques arguments en faveur de l’application de l’ingénierie à la biologie 4. Pourquoi l’étude des principes d’organisation ne pourra se faire sans une approche évolutive ? 5. Conclusion Références bibliographiques Page 489 / chapitre 15 / Antonine Nicoglou La plasticité
phénotypique : de la microévolution à la macroévolution
1. Histoire du concept de plasticité en évolution 1.1. Le concept avant la lettre 1.2. L’école soviétique et la norme de réaction : la plasticité, une propriété du génotype 1.3. Schmalhausen et Dobzhansky : la norme de réaction adaptative 1.4. Bradshaw et le contrôle génétique de la plasticité phénotypique 1.5. L’évolution de la plasticité phénotypique 1.5.1. Tester la plasticité adaptative 1.5.2. Définir les « gènes de la plasticité »
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1.5.3. Le contrôle moléculaire de la plasticité 1.6. La théorie de la « plasticité développementale » 2. La plasticité phénotypique en microévolution (problèmes et solutions) 2.1. La microévolution au sein des populations 2.2. La microévolution entre les populations 3. La plasticité phénotypique en macroévolution (problèmes et solutions) 3.1. La macroévolution au-dessus de l’échelle de l’espèce 3.2. La macroévolution à des niveaux taxonomiques supérieurs et l’apparition des nouveautés phénotypiques 4. Conclusions 4.1. La plasticité phénotypique : une plasticité unique ? 4.2. La plasticité phénotypique en biologie évolutive Références bibliographiques Page 537 / chapitre 16 / Christophe Malaterre & Francesca Merlin
L’(in)déterminisme de l’évolution naturelle : quelles origines pour le caractère stochastique de la théorie de l’évolution ? 1. Les arguments pour/contre l’(in)déterminisme de l’évolution 1.1. La dérive génétique aléatoire 1.2. L’interprétation propensionniste de la valeur adaptative (fitness) 1.3. Le comportement de prédation aléatoire 1.4. Mutations et percolation quantique 2. Vers une explication du caractère stochastique de la théorie de l’évolution 2.1. La théorie de l’évolution : multifactorielle et multiniveaux 2.2. Expliquer le caractère stochastique de la théorie de l’évolution 3. Conclusion Références bibliographiques Page 569 / chapitre 17 / Pascal Tassy Darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui 1. Pattern, structure de parenté 1.1. La question de l’homologie
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1.2. Homologie primaire, homologie secondaire 2. Processus et modèles 2.1. Effacement du signal et succès phylogénétiques 3. Un exemple pour finir Références bibliographiques Page 601 / chapitre 18 / Guillaume Lecointre Récit de l’histoire
de la vie ou De l’utilisation du récit
1. Les raisonnements à l’œuvre au sein de la théorie : notions de preuve et de loi 1.1. La preuve historique 1.2. La preuve expérimentale (ou preuve « hypothético-déductive ») 1.3. Les deux types de preuve contribuent à la scientificité d’une affirmation 1.4. Les raisonnements à l’œuvre en sciences de l’évolution 1.5. Notion de loi 1.6. Récapitulatif 2. Quand la rétrospective historique vient au secours des valeurs : les sélections abusives 2.1. Des sélections abusives d’événements 2.2. L’exemple de « la sortie des eaux » 2.3. Des sélections abusives de paysages 2.4. Des sélection abusives d’objets 3. Récapitulons : le récit historique et ses biais 4. Tentatives de solutions 5. Tentative de récit : une sélection arbitraire de données sur l’histoire de la vie et de la Terre 6. Épilogue Références bibliographiques
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Partie 2. Le darwinisme en chantier 2.2. Des molécules aux écosystèmes
Page 637 / chapitre 19 / Thomas Heams De quoi la biologie
synthétique est-elle le nom ?
1. Les trois grandes écoles de la biologie synthétique 1.1. à la recherche de la protocellule 1.2. Ingénierie cellulaire à l’échelle du génome 1.3. La construction de « machines à ADN » 2. Les défis théoriques de la biologie synthétique 2.1. Biologie synthétique et évolution 2.2. Biologie synthétique et complexité 3. Biologie synthétique et société Références bibliographiques Page 687 / chapitre 20 / Jean-Jacques Kupiec Une approche
darwinienne de l’ontogenèse
1. L’ordre par l’ordre 2. Le manque de spécificité des protéines 3. Les causes du manque de spécificité moléculaire 3.1. La multiplicité des domaines d’interaction 3.2. La plasticité des sites d’interaction 3.3. Les protéines désordonnées 3.4. La spécificité n’est pas un concept expérimental 4. Conséquences du manque de spécificité moléculaire 5. La contradiction du déterminisme génétique 6. Le principe de l’ontophylogenèse 7. La différenciation cellulaire 8. Conclusion Références bibliographiques Page 721 / chapitre 21 / Guillaume Balavoine La génétique
du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution 1. Qu’est-ce qu’un gène régulateur du développement ?
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1.1. Les gènes homéotiques ou la découverte des « gènes architectes » 1.2. La notion de gène sélecteur 1.3. Les réseaux de régulation génique du développement 1.4. Les molécules de signalisation 2. Peut-on reconstituer l’histoire évolutive des animaux à l’aide des gènes du développement ? 2.1. Des gènes régulateurs partagés chez tous les animaux 2.2. … mais des réseaux géniques plus labiles 2.3. La querelle des ancêtres 3. Quel est le rôle des gènes du développement dans l’évolution morphologique ? 3.1. Les gènes du développement précoce sont réutilisés et impliqués dans l’évolution adaptative 3.2. Un modèle naturel d’étude prometteur : l’épinoche 3.3. Le bricolage des régions régulatrices à l’origine de caractères nouveaux 4. Conclusion Références bibliographiques Page 759 / chapitre 22 / Thomas Pradeu Darwinisme,
évolution et immunologie
1. La « révolution darwinienne » de l’immunologie : la théorie de la sélection clonale 2. Le soi et le non-soi, obstacles à l’articulation entre l’immunologie et l’évolution 3. Le mythe du « lamarckisme » en immunologie 4. L’importance de l’immunité innée et la nouvelle construction de l’histoire évolutive du système immunitaire 5. L’adoption d’une perspective microbiologique et écologique en immunologie 6. Le point de vue immunologique sur l’évolution de l’individualité et la sélection multiniveaux 7. Conclusion : quel darwinisme en immunologie ? Références bibliographiques
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Page 789 / chapitre 23 / Henri Cap Comportement et
évolution : regards croisés
1. Éthologie : un état des lieux explosif 2. La pensée naturaliste en éthologie 3. Phylogénétique : une science en évolution… 4. Les caractères comportementaux en phylogénétique 4.1. Les critères de l’homologie comportementale 4.2. Faiblesse supposée du comportement par rapport aux autres données en systématique 5. De nouveaux outils pour la reconstruction phylogénétique : les éthotypes ancestraux 6. Limites et perspectives de l’utilisation du comportement en systématique 7. Conclusion Références bibliographiques Page 835 / chapitre 24 / Priscille Touraille Coûts biologiques
d’une petite taille pour les Homo sapiens femelles : nouvelles perspectives sur le dimorphisme sexuel de stature 1. Quelques repères théoriques sur les dimorphismes de taille corporelle 1.1. Pourquoi une approche adaptative ? 1.2. Le modèle explicatif classique : des mâles qui augmentent de taille 1.3. Un modèle récent : des femelles qui diminuent de taille 2. L’état de la question pour l’espèce humaine 2.1. L’hypothèse jamais testée du lien entre stature et combat physique entre hommes 2.2. L’hypothèse génétiquement improbable d’un « héritage évolutif » 2.3. L’hypothèse curarisante d’une « réduction » du dimorphisme sexuel 3. L’hypothèse manquante : diminution de la taille des femmes sous l’effet d’inégalités nutritionnelles 3.1. Pourquoi les femmes ne sont-elles pas plus grandes que les hommes ?
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3.2. « Ressources limitées » ou politiques alimentaires d’inégalité ? 4. L’hypothèse récente : une sélection par choix de partenaire dans les sociétés occidentales 4.1. Les hommes grands et les femmes petites ont plus d’enfants : des preuves de sélection 4.2. Du côté du « choix des femmes » 4.3. Du côté du « choix des hommes » 4.4. L’épineuse question de l’héritabilité des préférences 4.5. Les hommes « doivent » être plus grands que les femmes : le pouvoir d’une idée 5. Conclusion Références bibliographiques Page 865 / chapitre 25 / Julien Delord Écologie et évolution :
vers une articulation multi-hiérarchisée
1. Résumé des rapports historiques entre écologie et évolution 2. Analyse des distinctions méthodologiques et épistémologiques entre écologie et évolution 3. L’écologie évolutive : de la vertu des modèles intégratifs 4. La théorie neutre de la biodiversité ou l’écologie faite évolution 5. Conclusion Références bibliographiques Page 897 / chapitre 26 / Arnaud Pocheville La niche écologique : histoire et controverses récentes 1. Histoire du concept de niche 1.1. Le concept avant la lettre 1.2. Grinnell et Elton, la nucléation du concept 1.3. George Hutchinson et le principe d’exclusion compétitive 1.4. L’âge d’or : la théorie de la niche 1.5. Les années 1980 : le déclin 1.6. Chase et Leibold, la rénovation 1.7. La théorie de la construction de niche et la niche des cellules souches 2. Le concept de niche et les théories de la coexistence 3. La théorie neutraliste et son bouquet de controverses
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3.1. La théorie neutre avant la lettre 3.2. Caractéristiques des modèles neutres 3.3. Domaine de performance de la théorie neutre 3.3.1. Qualité des hypothèses 3.3.2. Qualité des prédictions 3.4. Nature de l’opposition entre théorie neutre et théorie de la niche 3.4.1. Statut de la stochasticité 3.4.2. La théorie neutre : une hypothèse nulle ? 3.4.3. Dimensionnalité des modèles 4. Conclusions 4.1. Acceptions du concept 4.2. Niche et neutralité Références bibliographiques Page 937 / chapitre 27 / Pierre-Olivier Méthot Darwin et
la médecine : intérêt et limites des explications évolutionnaires en médecine
1. Médecine et évolution : un survol historique 2. Médecine darwinienne ou médecine évolutive ? 2.1. La médecine darwinienne : un programme adaptationniste 2.2. De la médecine darwinienne à la médecine évolutive 3. Conclusion Références bibliographiques
Partie 3. Le darwinisme exporté Page 981 / chapitre 28 / Guillaume Lecointre & Chomin Cunchillos
L’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie
1. Les problèmes posés par l’exportation 2. Pertinence de l’application d’outils phylogénétiques aux voies du métabolisme 3. Quelles sont les premières fonctions enzymatiques du vivant ? Quels furent les premiers métabolismes disponibles ? Pourquoi
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le catabolisme des acides aminés est-il important ? Comment se place le cycle de Krebs ? 4. Hypothèses d’homologie 4.1. Échantillonnage 4.2. Le codage et les critères d’homologie 4.3. Enracinement 5. Résultats et mise en ordre des événements 6. Conclusion Références bibliographiques Page 1019 / chapitre 29 / Marc Schoenauer Les algorithmes
évolutionnaires
1. L’algorithme 2. Opérateurs de variation 2.1. Croisements 2.2. Mutations 3. Diversité génétique et paramétrisation 3.1. Exploration vs exploitation 3.2. Paramétrisation d’un algorithme évolutionnaire 4. Les algorithmes historiques 4.1. Algorithmes génétiques 4.2. Stratégies d’évolution 4.3. Programmation évolutionnaire 4.4. Programmation génétique 4.5. Algorithmes évolutionnaires 5. Domaines d’application 5.1. Optimisation combinatoire 5.2. Optimisation paramétrique 5.3. Optimisation multi-objectif 5.4. Approches développementales pour la conception 6. Conclusions Références bibliographiques Page 1043 / chapitre 30 / Nicolas Bredèche évolution de robots
autonomes et autres créatures artificielles
1. Construire des machines « morpho-fonctionnelles » 2. Évolution artificielle : optimisation et découverte
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3. Quels problèmes ? Conception hors ligne et adaptation en ligne 3.1. Conception hors ligne 3.2. Adaptation en ligne 4. Mécanismes et opérateurs 4.1. Représentation et opérateurs de variations 4.2. Pression à la sélection et évaluation de la performance 5. Limites et enjeux 5.1. Les verrous scientifiques 5.2. Un outil pour l’ingénieur 6. Et demain ? Références bibliographiques Page 1073 / chapitre 31 / Philippe Huneman & Édouard Machery
La psychologie évolutionniste : enjeux, résultats, débats (chapitres 31 à 37)
Page 1089 / chapitre 32 / H. Clark Barrett Les modules « en
chair et en os »
1. Problèmes définitionnels 2. Penser en biologiste 3. Les modules faits de viande 4. Prendre la métaphore de l’organe au sérieux 5. Le modèle enzymatique 6. Chercher des réponses dans le cerveau Références bibliographiques Page 1103 / chapitre 33 / H. Clark Barrett Le développement
comme cible de l’évolution : une approche computationnelle des systèmes développementaux 1. Le développement fiable 2. Les cibles développementales appropriées 3. Types de résultats et exemples de résultats 4. Une approche computationnelle des systèmes développementaux évolutifs 5. Les implications pour les débats actuels Références bibliographiques
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Page 1115 / chapitre 34 / Stephen M. Downes La Psychologie
évolutionniste, l’adaptation et l’organisation 1. La Psychologie Évolutionniste 2. Adaptation 3. L’adaptationnisme 4. La Psychologie Évolutionniste, l’organisation et l’adaptationnisme explicatif 5. Conclusion Références bibliographiques
Page 1143 / chapitre 35 / Pierre Poirier & Luc Faucher Des sciences
cognitives évolutionnaires doublement externalistes 1. Externalisme en biologie de l’évolution et en sciences cognitives 1.1. Qu’est-ce que l’« externalisme » ? 1.2. Internalisme en psychologie évolutionniste 1.3. Vers une psychologie évolutionniste externaliste 2. Études robotiques de la cognition évoluée « embodied » 3. Neurosciences cognitives du développement 3.1. L’acquisition d’expertise 3.2. Le développement de la reconnaissance des visages 3.3. Autisme et reconnaissance des visages 3.4. Leçons 4. Conclusion Références bibliographiques
Page 1195 / chapitre 36 / Jean-Louis Dessalles Une anomalie
de l’évolution : le langage
1. Pourquoi donner des informations à ses concurrents ? 2. Éthologie du langage 3. Anatomie cognitive du comportement langagier 4. Pourquoi le langage ? Les explications peu darwiniennes 4.1. Les « vertus » adaptatives du langage 4.2. L’argument des préconditions 4.3. L’argument de l’utilité du langage 5. L’avantage du locuteur 6. L’information dans la politique homininée
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7. Conclusion Références bibliographiques Page 1225 / chapitre 37 / Pierrick Bourrat L’évolution de la religion d’un point de vue darwinien : synthèse des différentes théories 1. La théorie du sous-produit de l’évolution 1.1 Deux traits critiques 1.2. La religion est un phénomène trop élaboré pour n’être qu’un sous-produit 2. Des théories adaptatives au niveau de l’individu 2.1. La religion comme une adaptation ancestrale qui ne l’est plus aujourd’hui : la théorie du « faible pour les sucreries » 2.2. Théories de la religion comme phénomène adaptatif de nos jours au niveau de l’individu 2.2.1. La théorie de la peur d’une punition surnaturelle 2.2.2. La théorie du signal coûteux appliquée à la religion 2.2.3. La théorie de la kleptocratie 3. Théories adaptatives au niveau du groupe 4. Conclusion Références bibliographiques Page 1259 / chapitre 38 / Christine Clavien Évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste 1. Darwinisme social et prosocial 2. EE versus darwinisme social et prosocial 3. L’EE dans le détail 4. L’apport de l’EE aux quatre niveaux de l’éthique 5. Explications de la genèse de la moralité 6. Le passage délicat du factuel au normatif 7. L’inutile quête du fondement ultime de la morale 8. Conclusion Références bibliographiques
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Page 1293 / chapitre 39 / Jérôme Ravat Morale darwinienne
et darwinisme moral
1. La Filiation de l’homme : un ouvrage révolutionnaire 2. Phylogenèse du sens moral : le continuisme darwinien 2.1. Affinités morphologiques et intellectuelles 2.2. Facultés intellectuelles et affectives 2.3. Les instincts sociaux 3. L’émergence du sens moral au sein de l’espèce humaine 3.1. Sélection de groupe et altruisme réciproque 3.2. Le sens moral comme marque distinctive de l’humain 3.2.1. La sympathie universelle 4. Darwin et le « darwinisme moral » 4.1. La morale darwinienne 4.2. Darwin contre les darwiniens moraux 5. Conclusion Références bibliographiques Page 1319 / chapitre 40 / Christophe Heintz & Nicolas Claidière
Les darwinismes contemporains en sciences humaines 1. Ce que le darwinisme biologique peut dire sur les comportements humains 1.1. Maximisation de la fitness et comportement humains 1.2. L’évolution biologique des mécanismes de transmission sociale 1.3. Conclusion : les multiples usages de l’adaptationnisme 2. Le darwinisme appliqué à l’évolution culturelle 2.1. La pensée populationnelle pour caractériser la culture 2.1.1. La pensée populationnelle en biologie 2.1.2. La pensée populationnelle en sciences sociales 2.2. La sélection des éléments culturels 2.2.1. La sélection naturelle en biologie 2.2.2. La sélection naturelle dans le domaine culturel 2.3. Les mèmes, des réplicateurs culturels 2.3.1. La théorie des réplicateurs en biologie 2.4. Conclusion : types de darwinisme universel et son application aux théories de la culture 3. D’où provient la stabilité des éléments culturels ?
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[les mondes darwiniens]
3.1. Combiner et intégrer les approches darwiniennes 3.2. Transmission culturelle et imitation 3.2.1. La transmission culturelle ne se réduit pas à l’opération d’un mécanisme pour l’imitation 3.2.2. L’imitation comme phénomène observé ne rend pas compte de la production des phénomènes culturels 3.3. Les facteurs psychologiques de distribution et de stabilisations des entités culturelles 3.3.1. Transmission culturelle et psychologie évolutionniste 3.3.2. Le modèle des attracteurs 4. Conclusion Références bibliographiques Page 1359 / chapitre 41 / Eva Debray L’économie
évolutionniste : une forme spécifique d’évolution ? 1. Pourquoi une économie évolutionniste ? Une alternative à la théorie néoclassique considérée comme non réaliste 1.1. La théorie de l’équilibre 1.2. La rationalité maximisatrice des agents économiques 2. Difficultés épistémologiques : faut-il penser l’évolution économique comme une forme spécifique d’évolution ? 2.1. Intention versus sélection ? 2.2. Réponse : une conception trop forte de la rationalité de l’agent semble être à la base de l’argument 3. Conclusion Références bibliographiques
Page 1385 / chapitre 42 / Mahé Ben Hamed La linguistique
historique, nouveau terrain d’expérimentation de la phylogénie 1. Le cheminement curieusement parallèle de la biologie évolutive et de la linguistique historique 1.1. Des intuitions communes 1.2. Des méthodologies analogues 1.3. La rupture computationnelle 2. La nouvelle synthèse phylo-linguistique 2.1. Phylogénie et peuplement de l’Océanie
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[table des matières]
2.2. Phylogénie linguistiques et évolution culturelle 2.3. Phylogénie et datation du proto-indo-européen 2.4. Au-delà des arbres 3. Conclusion Références bibliographiques Page 1415 / chapitre 43 / Françoise Longy Fonctions
biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique
1. La téléosémantique contre le dualisme de Brentano 2. Fonctions biologique et téléologie naturelle 3. De l’abeille à l’homme, une théorie objective de la représentation qui laisse place à l’erreur 4. Le problème de l’indétermination des contenus (I) : la nature de la théorie darwinienne 5. Le problème de l’indétermination des contenus (II) : le point de vue des consommateurs 6. Au delà du problème de l’indétermination fonctionnelle 7. Conclusion Références bibliographiques Page 1453 / chapitre 44 / Marie-Claude Lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske 1. La théorie de Dretske 2. Indication, explication, contenu 3. La chaîne causale de second ordre 4. Conclusion Références bibliographiques
Partie 4. Le darwinisme reçu Page 1487 / chapitre 45 / Olivier Brosseau & Marc Silberstein
Évolutionnisme(s) et créationnisme(s) 1. Polyphonie des créationnismes
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2. L’Église catholique, la science et la théorie darwinienne de l’évolution 2.1. Prise de position contre un rapport du Conseil de l’Europe 2.2. Un discours de référence de Jean-Paul II 2.3. Ballons d’essai vis-à-vis du mouvement de l’Intelligent Design 2.4. La mobilisation des académies pontificales 2.5. Le retour des intégristes catholiques 3. Monotonie des créationnismes Références bibliographiques Page 1513 / chapitre 46 / Corinne Fortin L’enseignement de la
théorie de l’évolution dans le secondaire : quelques enjeux didactiques 1. De la réforme de 1902 à l’enseignement actuel de l’évolution 2. Les orientations épistémo-pédagogiques 3. Les représentations des élèves sur l’évolution 4. Les conceptions épistémologiques des enseignants 5. Perspectives pour un enseignement opératoire de l’évolution 6. En guise de conclusion Références bibliographiques
Page 1537 / chapitre 47 / Pascal Picq Les dessous de
l’hominisation : les origines de l’homme entre science et quête de sens 1. Origines et dérives de l’hominisation 2. Les philosophes et les anthropologues maudits 3. Pour en finir avec l’hominisation en paléoanthropologie Références bibliographiques
Page 1559 / In memoriam / Philippe Huneman & Anouk Barberousse
Hommage à Marie-Claude Lorne (1969-2008) Page 1571 / Les auteurs
Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
Jean Gayon
Préface
Q
uelle qu’ait été son importance, le livre publié par Darwin sous le titre De l’origine des espèces n’a probablement pas eu un succès aussi foudroyant que ce qu’on lit dans d’innombrables livres ou articles sur Darwin. La légende veut en effet que la totalité des exemplaires imprimés pour la première édition aient été vendus dès le jour de sortie, le 24 novembre 1859, comme le suggère une note de Darwin dans son journal intime : « 1 250 exemplaires imprimés. La première édition est parue le 24 novembre, et tous les exemplaires se sont vendus le premier jour. » En fait, l’éditeur, John Murray, fit partir les ouvrages en direction des libraires le 22 novembre dans tout le pays ; mais nul ne sait quand ils furent effectivement achetés dans les magasins1. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage que nous avons le plaisir de préfacer paraîtra selon toute probabilité au voisinage du 150e anniversaire de L’Origine des espèces. Les éditeurs scientifiques l’ont voulu ainsi. C’est cet ouvrage qui est ainsi commémoré, plutôt (ou davantage) que le 200e anniversaire de la naissance de Darwin (12 février 1809), abondamment fêté dans le monde tout au long de l’année 2009. Ils ont raison : par-delà l’homme, c’est une contribution théorique immensément féconde qui mérite d’être saluée, et surtout réfléchie, à l’aune des questions et des connaissances d’aujourd’hui. Comme l’écrit Pascal Tassy dans ce volume : « L’héritage de Darwin est un formidable édifice de controverses jamais éteintes, toujours revivifiées, augmentées, complexifiées. » Il n’est de meilleure manière de présenter ce livre passionnant et sans concession que de dire d’abord quelques mots des motifs conjoncturels qui ont été à son origine. Nous examinerons seulement ensuite ses objectifs intellec1. Cf. la mise au point donnée dans la présentation de On the Origin of Species sur le site The Complete Work of Charles Darwin Online @.
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[les mondes darwiniens] tuels. Ce n’est en fait que dans la dernière partie de l’ouvrage que le contexte qui a motivé l’ouvrage se dévoile, après mille pages de débats théoriques. Ce contexte tient en trois formules. D’abord, l’ouvrage vient dans une conjoncture de regain spectaculaire de tensions entre science de l’évolution et religion ; quoique la contribution d’Olivier Brosseau & Marc Silberstein sur les formes variées que revêt le créationnisme aujourd’hui soit la seule de ce genre dans l’ouvrage, elle exprime sans aucun doute une inquiétude intellectuelle et politique largement partagée par l’ensemble des auteurs. Un deuxième enjeu, bien concret lui aussi, est celui de l’enseignement. À mesure que les sciences de l’évolution s’affirment dans les programmes scolaires, les enseignants, comme le souligne Corinne Fortin, sont particulièrement mal à l’aise. En effet, outre qu’ils ont le sentiment de ne pas toujours maîtriser les connaissances nécessaires, ils redoutent d’affronter le questionnement des élèves sur un sujet qui n’est pas socialement neutre. Le dernier enjeu de l’ouvrage est pointé par Pascal Picq : il concerne les rapports tendus existant aujourd’hui entre les sciences naturelles, notamment biologiques, et les sciences humaines. Ces trois enjeux constituent le décor plutôt que le sujet du livre. Hormis les trois chapitres terminaux que nous venons de mentionner, l’ouvrage n’est pas une enquête sur les rapports entre évolution et religion, ni sur l’enseignement de l’évolution, ni même sur le statut des sciences humaines, quoique ce thème soit présent en filigrane dans une partie significative de l’ouvrage. Plutôt que d’aborder de front ces questions à fort impact culturel, politique et idéologique, les directeurs de l’ouvrage ont préféré montrer la science de l’évolution à l’œuvre telle qu’elle est aujourd’hui, avec sa prodigieuse fécondité, mais aussi avec les interrogations et les débats internes qui la traversent. Eu égard au contexte qu’on vient de dire, le livre laisse donc une impression aérienne. À ceux qui voudraient en découdre, au nom de la religion, de la politique ou de la guerre des sciences humaines, il répond par mille pages d’études denses, où l’on est invité à découvrir une rationalité à l’œuvre. Le livre est difficile, car il entre sans concession dans des problèmes théoriques délicats, sur lesquels il n’y a souvent pas de consensus. Mais c’est justement là ce qui le rend léger, et le place aux antipodes de ce que Bachelard appelait les pensées lourdes – les pensées qui ne sont pas des pensées, mais des opinions fondées sur l’ouï-dire et le préjugé. On nous aura donc compris : religion, instruction et sciences humaines constituent le décor de l’ouvrage, au sens que ce mot revêt au théâtre. Le décor pourrait être différent, le texte de la pièce resterait le même. Là est la grande
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[jean gayon / préface] qualité de ce livre : loin de l’hagiographie darwinienne et la commémoration autojustificatrice, il invite le lecteur à pénétrer dans la forêt contemporaine de la théorie de l’évolution, de ses fondements, et de ses effets dans la connaissance by and large. Qu’on nous permette d’ajouter un mot sur le lieu et sur les acteurs avant d’en venir au sujet de la pièce. Ce livre est publié en français, et par des auteurs qui sont, à l’exception de trois (sur un total de cinquante), des francophones. C’est là aussi un aspect réjouissant. Le mode de pensée darwinien n’est plus en France quelque chose de si incongru qu’il faille, soit convoquer des chercheurs français pour le mettre en cause, soit recourir à des plumes étrangères. C’est là sans doute le résultat d’une évolution dont les prémices remontent à l’après-guerre. C’est à cette époque, en effet, qu’ont commencé à se développer dans notre pays de puissantes traditions scientifiques, d’abord en biologie des populations, puis en paléontologie théorique, aujourd’hui représentées par des cohortes impressionnantes de jeunes chercheurs. Nous ne manquons d’ailleurs pas d’observer que les trois cinquièmes au moins des auteurs qui ont participé au présent ouvrage sont ce qu’il est convenu d’appeler des « juniors », et en fait assez souvent des très jeunes chercheurs. Venons-en à la substance du livre. Son but est, selon l’expression utilisée dans l’introduction, de « couvrir le darwinisme sous toutes ses formes ». Il convient toutefois de préciser que l’objet du livre n’est pas historique : c’est du darwinisme en tant qu’il anime des recherches scientifiques présentes qu’il s’agit, pas du darwinisme dans tous les états scientifiques et culturels qu’il a revêtus dans l’histoire. Les « mondes darwiniens » dont il est question dans le titre sont des espaces de recherche réels, dont les auteurs explorent les concepts fondamentaux, les programmes de recherche, les controverses, les questions irrésolues et, le cas échéant, des voies d’investigation possibles. Bien que les auteurs aient eu soin de préciser le sens de la référence à Darwin dans le domaine qu’ils ont examiné, il est clair que c’est l’actualité et l’avenir des recherches communément caractérisées comme « darwiniennes » qui a compté pour chacun d’entre eux. La richesse, la franchise et la plausibilité du livre doivent sans doute beaucoup au titre ouvert qui a été retenu, Les Mondes darwiniens2, au pluriel. La qualité des directeurs du volume (deux biologistes, un philosophe, un éditeur) est en plein accord avec la volonté de baliser, plutôt que de définir, ce qu’est le « darwinisme » dans la connaissance contempo2. Belle trouvaille de Thomas Heams. (Ndé.)
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[les mondes darwiniens] raine. On leur sait gré de ne pas avoir produit une synthèse autoritaire de la vérité darwinienne. Le « darwinisme » de chacun des auteurs ne fait aucun doute, mais il s’agit d’un air de famille plus que d’une doctrine. Qu’il nous soit permis d’esquisser une taxinomie des modalités du darwinisme théorique déployé dans Les Mondes darwiniens. Deux distinctions suffiront. La première a trait aux deux volets de la théorie que Darwin a proposée dans son Origine des espèces : « descendance avec modification » et « sélection naturelle ». La seconde concerne ce qu’en ont fait ceux qui, après Darwin, se sont réclamés de lui en tant qu’évolutionnistes. Nous proposons de distinguer deux régimes de développement des principes fondamentaux darwiniens : l’un consiste à réviser ou refonder ces principes, l’autre consiste à en étendre le champ d’application. Nous désignerons respectivement ces deux régimes de développement du darwinisme comme « expansion » et « extension »3. Ces deux régimes ne sont d’ailleurs nullement exclusifs l’un de l’autre, bien au contraire. Au regard de ces deux distinctions, les intentions théoriques du volume apparaissent clairement. En premier lieu nous observons que l’ouvrage a pris soin d’accorder une égale importance aux deux volets de « la théorie » originelle de Darwin, à savoir l’hypothèse de « descendance avec modification » (idée d’un nexus généalogique de toutes les êtres vivants dans toute l’immensité du temps et des espaces de leurs transformations), et les hypothèses 3. Nous reprenons ces termes au regretté Stephen J. Gould, quoique dans un but différent. Dans son testament scientifique (The Structure of Evolutionary Theory, Harvard University Press, 2002 @ ; trad. fr. par M. Blanc, La Structure de la théorie de l’évolution, Gallimard, 2006 @), il soutient que la théorie contemporaine de l’évolution ne se laisse interpréter ni comme une « extension » du cadre théorique darwinien (les principes darwiniens étant appliqués à un spectre de phénomènes plus larges), ni comme un nouveau cadre théorique qui aurait « remplacé » le précédent, en vertu d’un changement drastique de paradigme (ce qui impliquerait que les principes seraient radicalement différents). Gould préfère parler d’« expansion » du cadre théorique darwinien, au sens où les mêmes principes demeurent centraux, mais sont « reformulés » de manière à donner à l’édifice entier une apparence totalement différente (pour plus de détails sur cette distinction insolite entre « extension » et « expansion », cf. Gayon, 2009, « Mort ou persistance du darwinisme ? Regard d’un épistémologue », C. R. Palevol, 8 @). Nous reprenons ici la distinction « extension »/« expansion » en nous affranchissant de l’usage particulier qu’en fait Gould, et nous soutenons que les deux principes fondamentaux du darwinisme (descendance avec modification et sélection) ont été à la fois étendus dans leur usage, et révisés dans leurs fondements.
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[jean gayon / préface] de variation et de sélection naturelle (les processus qui, de manière ultime, expliquent et contrôlent de manière prédominante le changement évolutif pour Darwin). Cette égale attention accordée aux deux principes darwiniens est inusuelle : on a en effet trop souvent tendance, dans les célébrations darwiniennes, à négliger les redoutables difficultés théoriques soulevées par les reconstructions phylogénétiques, et à ne s’intéresser qu’à la sélection. Sans doute les difficultés soulevées par l’inférence phylogénétique n’ont-elles été pleinement comprises que dans la seconde moitié du xxe siècle. Mais c’est là une dimension essentielle du darwinisme contemporain, que reflète bien la distinction aujourd’hui banale entre les « patrons » (en anglais les patterns, c’est-à-dire fondamentalement les reconstructions phylogénétiques), et les « processus » de l’évolution (par exemple la variation et la sélection). Cette distinction entre processus et patrons habite l’ouvrage entier. Elle est explicite dans la première partie, dont elle structure l’analyse des notions fondamentales, mais on la retrouve aussi dans les deux parties suivantes, où l’engagement darwinien ne signifie pas seulement, et pas exclusivement l’explication de l’évolution par la sélection naturelle. En second lieu, l’ouvrage examine avec une exceptionnelle systématicité les modalités d’expansion et d’extension des deux principes darwiniens. Comme on l’a dit plus haut, nous entendons par « expansion » un approfondissement des fondements, qui peut se traduire par des révisions importantes. C’est là un caractère insuffisamment souligné des grandes théories scientifiques : elles ne durent que parce qu’elles sont périodiquement refondées. Par « extension », nous entendons l’accroissement du domaine phénoménal auquel les principes darwiniens ont été appliqués. Il serait ici déplacé de discuter en détail ces deux régimes de vitalité du darwinisme contemporain. Le lecteur voudra bien pardonner le schématisme du propos. L’expansion (ou révision) du cadre théorique darwinien est particulièrement spectaculaire dans les cas suivants : (1) Plusieurs auteurs (y compris le postfacier, Richard Lewontin) se demandent si la reproduction et l’hérédité sont des ingrédients essentiels du concept de sélection naturelle. L’ampleur des désaccords est sur ce point impressionnant. Certains (Frédéric Bouchard) plaident pour un élargissement du concept, en faisant du succès reproductif différentiel une modalité facultative des différences en fitness, et donc du processus de sélection naturelle ; d’autres (la majorité) plaident pour la vision orthodoxe classique, et se méfient de la perte d’opérationnalité que représente l’élision de toute référence à la reproduction et à l’hérédité dans le principe de sélection naturelle (voir en particulier
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[les mondes darwiniens] la postface de Lewontin, auteur abondamment cité dans ce volume par de nombreux auteurs pour sa reformulation abstraite et générale du principe de sélection naturelle). Cette question est étroitement liée à celle des unités et niveaux de sélection, qui a tant occupé les évolutionnistes depuis trois ou quatre décennies. Il est clair que si l’on affaiblit le postulat d’héritabilité de la fitness (et donc l’exigence selon laquelle le principe de sélection naturelle ne peut s’appliquer qu’à des entités capables de se reproduire), le spectre des entités (naturelles, culturelles ou artificielles) auxquelles la sélection naturelle peut s’appliquer s’élargit considérablement. On peut rappeler ici que ce débat a existé depuis les débuts mêmes du darwinisme. C’était en partie déjà l’enjeu du débat entre Darwin et Spencer sur le caractère a priori ou non du principe de sélection naturelle. (2) Depuis les années 1970, le débat sur les unités de sélection a conduit à donner une grande importance à la notion de « réplication ». Un réplicateur est une entité dont la structure peut être copiée dans une autre. Le gène est par exemple un réplicateur paradigmatique. Un organisme, en revanche, n’est pas un réplicateur : il se reproduit (c’est-à-dire engendre un être de la même sorte que lui-même), mais l’être ainsi engendré n’est pas une « copie ». Cette notion de réplication a pris le pas sur celle de reproduction chez de nombreux auteurs, biologistes et philosophes. Dans une communication particulièrement originale, Antoine Danchin dénonce ce qu’il pense être une erreur fondamentale : ce n’est pas la réplication, mais la reproduction qui est première. En effet, toute réplication d’une entité biologique présuppose un système capable d’abord de « se reproduire ». Mais surtout, selon Danchin, tandis que la réplication est un processus qui s’accompagne d’une dégradation de l’information (car il y a des erreurs), la reproduction est le fait de systèmes complexes qui sont capables de récupérer, voire même de créer de l’information, via des processus internes qui impliquent un criblage, et donc quelque forme de sélection intraorganique. Cette proposition ouvre, croyons-nous, des voies de recherche potentiellement fécondes, quoique peu intuitives. (3) Nous voudrions enfin souligner l’importance que plusieurs auteurs (notamment Christophe Malaterre & Francesca Merlin) accordent aux facteurs stochastiques et plus généralement au hasard. Sans doute cette thématique n’est-elle pas nouvelle. Depuis la fin du xixe siècle, les fluctuations d’échantillonnage et le hasard ont été considérées de manière récurrente comme un important facteur d’évolution possible. Ce qui est nouveau, c’est le débat contemporain sur la prise de conscience de la grande difficulté, voire l’impossi-
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[jean gayon / préface] bilité théorique, de différencier opératoirement les effets stochastiques et les effets sélectifs. Plusieurs auteurs (notamment Julien Delord, Arnaud Pocheville) s’interrogent aussi sur la montée en puissance des modèles stochastiques dans l’écologie évolutive. (4) C’est cependant dans le traitement moderne de l’inférence phylogénétique (donc le versant « descendance avec modification » de la théorie darwinienne) que les révisions les plus impressionnantes se sont produites au cours du demi-siècle écoulé. Comme le montrent bien les contributions de Guillaume Lecointre et de Pascal Tassy, l’inférence phylogénétique n’est plus aujourd’hui un « art » fondé sur la seule expertise individuelle ; c’est aujourd’hui une science pourvue de procédures opératoires et reproductibles. Dans ce cas, il ne s’agit sans doute pas à proprement parler d’une « révision » du principe darwinien de « descendance avec modification » ; il s’agit plutôt d’un secteur entier de science qui a enfin développé des méthodes là où Darwin et ses successeurs n’avaient proposé qu’une intuition. Les chapitres consacrés à ce sujet sont particulièrement impressionnants. L’ouvrage examine d’autres voies de révision des principes fondamentaux de Darwin, que nous ne pouvons ici discuter. Il est clair que la biologie expérimentale contemporaine, notamment la biologie moléculaire, la génomique, la biologie développement, ouvrent des perspectives importantes sur la question des contraintes pesant sur les sources de variation, et donc sur le pouvoir même de la sélection naturelle. Quant à l’extension du cadre théorique darwinien à de nouveaux objets, Les Mondes darwiniens nous en présentent une moisson tout à fait impressionnante. Nous aimerions ici en distinguer deux modalités. L’une consiste à appliquer l’un ou l’autre des principes darwiniens à des objets biologiques nouveaux ; l’autre consiste à les transposer dans des champs phénoménaux non spécifiquement biologiques, ou tout au moins non donnés de manière évidente comme des objets biologiques. Dans la première catégorie, on peut mentionner l’application du principe de descendance aux voies de synthèse ou de dégradation biochimiques (voir la très belle étude pionnière de Guillaume Lecointre & Chomin Cunchillos). Cette extension du darwinisme était intuitivement évidente depuis qu’il a existé une théorie de l’évolution et une biochimie métabolique, mais elle n’est devenu envisageable que sur la base des méthodes modernes d’inférence phylogénétique. L’ouvrage examine par ailleurs de nombreux exemples d’extension du principe de sélection naturelle à des niveaux d’organisation ou des
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[les mondes darwiniens] phénomènes biologiques autres que ceux considérés par Darwin ou la synthèse moderne : système immunitaire (Thomas Pradeu), comportement (Henri Cap), embryologie et systèmes développementaux (Jean-Jacques Kupiec, H.C. Barrett), origine et maintien du sexe (Pierre-Henri Gouyon & Tatiana Giraud), médecine (Pierre-Olivier Méthot), écologie (Frédéric Bouchard, Julien Delord, Arnaud Pocheville). L’ensemble des chapitres consacrés à la psychologie évolutionniste (H.C. Barrett, Stephen Downes, Pierre Poirier & Luc Faucher), à l’éthique évolutionniste (Christine Clavien, Jérôme Ravat), à l’origine du langage (Jean-Louis Dessalles) et à la téléosémantique (Françoise Longy), vont aussi dans ce sens. Cependant, sur ces sujets qui touchent à l’homme, et auxquels le volume consacre des développements importants, l’extension suscite en l’état actuel des choses peut-être davantage de débats exploratoires que de résultats avérés. C’est pourquoi le débat prend souvent sur ces sujets une tournure philosophique ouverte. La seconde forme d’extension consiste en une transposition des principes darwiniens dans des domaines qui se prêtent à l’analogie. Trois exemples spectaculaires sont examinés. Le premier est celui de la linguistique historique, où les méthodes quantitatives d’inférence phylogénétique sont depuis peu transposées et appliquées à la question des relations de filiation entre les langues (Mahé Ben Hamed). Le second exemple est celui de l’économie évolutionniste, qui utilise un principe de « sélection naturelle économique » (Eva Debray). Le dernier exemple de transposition est celui de la robotique, qui a trouvé dans les « algorithmes évolutionnaires » un outil de conception remarquablement efficace, à la faveur de moyens de calcul de plus en plus puissants (Marc Schoenauer, Nicolas Bredèche). Bien entendu, les deux formes d’extension du darwinisme, littérale et analogique, ne sont pas étanches. L’éthique évolutionniste, par exemple, oscille entre l’une et l’autre, de même que la téléosémantique évolutionniste. Dans le cas de l’évolution culturelle (Christophe Heintz & Nicolas Claidière), l’entrelacement des deux approches est inextricable. La taxinomie des modes d’expansion (théorique) et d’extension (phénoménale) du darwinisme n’épuise pas la matière de ce livre, qui s’interroge aussi sur les relations souvent difficiles que la biologie de l’évolution entretient avec la biologie du fonctionnement. Même si la majorité des biologistes sont d’accord avec la formule de Dobzhansky selon laquelle « rien n’a de sens en biologie si ce n’est à la lumière de l’évolution », il reste que de vastes pans de la recherche biologique (en fait la majorité) suivent leur cours sans entretenir
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[jean gayon / préface] de relations fortes avec l’évolution. Nous avons été frappé par les réflexions sceptiques des auteurs qui, dans ce volume, ont réfléchi sur les rapports entre biologie moléculaire et évolution (Michel Morange), entre biologie du développement et évolution (Guillaume Balavoine), entre biologie des systèmes et évolution (Pierre-Alain Braillard), ou encore entre biologie synthétique et évolution (Thomas Heams). Quant à la recherche biomédicale, il est clair qu’en dépit de l’intérêt suscité par la « médecine évolutionniste », elle demeure en grande partie hors du champ évolutionniste. Ce beau livre, unique dans la littérature, se distingue donc par son mélange de systématicité et d’ouverture. Au sortir de sa lecture, on est persuadé de l’inanité de la question de savoir s’il faut être darwinien ou non-darwinien. Les principes darwiniens ont eu et ont, de fait, une fécondité exceptionnelle dans de nombreux champs de savoir biologique, anthropologique et technologique. Mais il est clair aussi que le darwinisme ne saurait avoir réponse à tout. Il n’épuise ni la biologie, ni les sciences de l’homme et de la société, ni évidemment la technologie. Il serait pourtant bien aventureux, et sans doute irresponsable d’un point de vue cognitif, de vouloir s’en passer. Ceci nous ramène aux enjeux contextuels mentionnés au début de cette préface. Parmi ceux-ci, nous avions mentionné l’enseignement. Ce volume ne manque pas d’ambition à cet égard. Nous n’avons pas voulu analyser ici les neuf chapitres de « notions » qui ouvrent le livre. Ils offrent une réflexion méthodologique et philosophique sur des concepts tels que ceux de variation, d’hérédité, de sélection naturelle, de fonction, de filiation. Mais il faut souligner le niveau d’exigence critique qui leur est associé. Le lecteur ne devra pas être surpris : ces chapitres liminaires sont probablement les plus ardus, car ce sont ceux qui s’efforcent de cerner le sens et les limites des termes fondamentaux sans lesquels il n’y a pas de théorie de l’évolution possible. Ce n’est pas une moindre qualité de ce livre que d’avoir placé en tête de l’ouvrage ces chapitres difficiles, qui touchent à l’appareil terminologique et conceptuel de l’évolution. Pour quiconque penserait que l’approche darwinienne de l’évolution est triviale, il y a là de quoi se convaincre de l’effort de pensée qu’elle exige, dès qu’on veut la mettre en œuvre.
Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
Introduction
Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre, Marc Silberstein
Les mondes darwiniens
1859
Parution d’un opus magnum qui révolutionne la pensée de son siècle, du suivant et du nôtre. Il s’agit du livre de Charles Robert Darwin, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life (L’Origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie). Nonobstant l’aspect commémoratif – le cent cinquantième anniversaire de la parution de cet ouvrage, le bicentenaire de la naissance de Darwin –, il nous est apparu important de donner un état de la recherche qui a cours dans le vaste domaine des « mondes darwiniens ». En effet, la théorie darwinienne de l’évolution évolue sans cesse et les travaux des scientifiques et des philosophes des sciences étant si pléthoriques, si divers, si techniques, qu’il devenait nécessaire qu’une somme existât en français pour en rendre compte1. Rares ont été les initiatives éditoriales ambitieuses visant à couvrir le darwinisme sous toutes ses formes pour un lectorat francophone2. Plusieurs raisons nous semblaient rendre légitime et urgente notre entreprise d’actualisation des savoirs darwiniens. D’une part, comme le disait déjà Jacques Monod il y a trente ans, le darwinisme est la toile de fond de toute la science biologique. Néanmoins, si l’on peut convenir intuitivement de ce statut unificateur du 1. Bien sûr, nous ne prétendons pas à l’exhaustivité. Un deuxième tome au moins aussi volumineux aurait été nécessaire pour combler les lacunes qui, inévitablement, subsistent ici. 2. Notamment Tort (dir.) (1996), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, PUF, 3 tomes ; idem (1997), Pour Darwin, PUF.
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[les mondes darwiniens] darwinisme, il est important de pouvoir l’expliciter, et montrer, par une argumentation détaillée, en quoi le schéma darwinien soutient une unité fondamentale de la biologie à tous les niveaux d’intégration – en d’autres termes, des macromolécules à l’écosystème. D’autre part, pour diverses raisons, le darwinisme en France s’est introduit moins tôt et moins massivement que dans d’autres pays européens, dans le monde académique comme dans la culture générale. Dans la mesure où, depuis une vingtaine d’année, beaucoup s’emploient à rattraper ce « retard », il était bon qu’une publication d’ampleur vienne en prendre acte. Enfin, au-delà de l’unité de la biologie, l’une de nos préoccupations concernait l’unité du savoir scientifique lui-même. La méfiance vis-à-vis du darwinisme est encore fréquente dans le milieu des sciences sociales et humaines. Si nous avons voulu consacrer de nombreuses pages à la pensée darwinienne dans ces sciences – en un mot, les humanités –, c’est aussi que pour de nombreux anthropologues ou psychologues, il va de soi que l’évolution ne concerne que les plantes et les bêtes et n’a rien à voir avec notre manière de vivre, de sentir et de penser, à nous les humains. Avec l’indifférence au darwinisme dans les humanités, il en va du statut d’exception de l’humain. Souligner que la puissance explicative du darwinisme concerne aussi certains des phénomènes, comportements ou caractères spécifiquement humains (sans bien sûr vouloir dire que tout l’humain est compréhensible par là), c’est indiquer que le savoir n’est en réalité pas traversé par une cassure ontologique qui laisserait l’humain en une position de surplomb ; c’est dire que la science est une, et qu’il y a en elle de nombreuses régions régies par des modes explicatifs et des idéaux épistémologiques divers, et donc substituer à une vision absolument dualiste des sciences une conception à la fois moniste (pas d’exception ontologique pour l’homme) et pluraliste (les régimes de science excèdent largement la dyade « sciences naturelles/sciences humaines »). Revenons à la biologie. à en croire certains chercheurs en sciences de l’évolution, il y a quelques années encore, tout était dit en la matière, ou, en un jeu de mots volontairement ironique : la messe était dite. La génétique et la biologie moléculaire donnaient le fin mot de l’histoire, le darwinisme avait trouvé son acmé expérimentale dans ces sciences et la « théorie synthétique de l’évolution », née dans les années 1930, était sur le point d’être complète. Mais l’importance croissante de la dimension épigénétique dans le développement, l’expression stochastique des gènes, la plasticité phénotypique, l’évo-dévo (la théorie du développement pensée en lien avec l’évolution), la phylogénétique
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[thomas heams, philippe huneman, guillaume lecointre, marc silberstein / les mondes darwiniens] et ses amples reconstructions de la structure de l’arbre de la vie, l’écologie scientifique et ses essais d’intégration de l’évolution, les saines critiques d’un adaptationnisme naïf et d’une vision idéaliste des gènes et du « programme génétique », la biologie synthétique et la biologie des systèmes, etc., sont venus troubler ce tableau qui, finalement, s’avérait incomplet. L’un des objectifs de ce livre est de tracer les contours de ces pistes de recherche en pleine effervescence, tout en visitant les grands axes et thèmes du champ de la biologie évolutive depuis son nouvel essor au xxe siècle. Dans ce cadre, nous revendiquons pleinement l’usage du vocable « darwinisme », y compris pour parler de l’état actuel de la théorie, avec ses multiples prolongements et extensions, son aspect réticulé3. Loin des acceptions péjoratives et des suspicions idéologiques, le darwinisme doit se comprendre ici comme une approche scientifique de la dynamique et de l’histoire du monde réel fondée plus ou moins directement sur l’articulation entre variation, hérédité, sélection naturelle, dans laquelle le hasard joue un rôle central. Ainsi, le «-isme » est justifié par la fécondité de l’approche, tout en tenant pour importante l’exploration de ses limites. Métaphoriquement, l’évolution de (la théorie de) l’évolution est buissonnante ; aussi bien en ce qui concerne la diversité et la densité de ses extensions internes qu’en ce qui concerne ses développements hors de son champ initial. Ce terme est par ailleurs souvent celui qui est utilisé par ses exportateurs, et il est donc de facto un carrefour sémantique qui justifie en partie l’entreprise de ce livre. Enfin, ce mot est si fréquemment dévoyé, notamment quand il est fallacieusement assimilé à ses caricatures comme le darwinisme « social », voire le racisme, au risque de discréditer l’œuvre centrale elle-même, qu’il nous paraît nécessaire de ne pas le laisser dans les mains de contempteurs peu soucieux d’exactitude. Avant d’exposer ces récents travaux au sein des mondes darwiniens, nous avons tenu à consacrer une partie conséquente (partie 1, « Les notions ») aux principales notions qui traversent le champ de la biologie évolutive : variation, hérédité, sélection, adaptation, fonction (partie 1.1, « Les processus »), caractère, espèce, filiation, vie (partie 1.2, « Les patrons »). Toutes ces notions sont en effet constamment mobilisées dans l’ensemble du livre 3. La structure linéaire d’un livre ne permet pas d’en rendre compte adéquatement. Cependant, nous avons inséré dans les chapitres de très nombreux renvois internes, permettant au lecteur de « naviguer » dans un vaste réseau de connaissances interreliées qui se déploie au sein du livre.
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[les mondes darwiniens] et les maîtriser est décisif pour entrer dans le détail des chapitres plus spécialisés. Indiquons ici que certaines notions qui auraient pu être redevables d’un chapitre en soi sont tout de même abordées, évoquées ou traitées – selon les cas – dans les chapitres notionnels de cette première partie, voire dans les chapitres des parties 2 et 3. Ainsi, par exemple, l’homologie (et son pendant, l’homoplasie), cette notion cruciale en sciences de l’évolution – puisque sciences comparatives – est largement examinée dans les chapitres notionnels « Filiation » et « Caractère ». Il en est de même, entre autres, avec les notions de ressemblance ou similitude globale, d’optimalité, d’ontogenèse, de hasard, etc., que l’on retrouve, abordées ou explicitées, dans de nombreux autres chapitres. Nous avons ensuite regroupé les chapitres concernant l’état actuel et en devenir de la théorie de l’évolution dans la partie 2 : « Le darwinisme en chantier ». Il s’agit d’évoquer (partie 2.1, « Épistémologie ») les aspects épistémologiques de ces recherches, de montrer l’acuité des questionnements sur les modes de raisonnement propres au domaine de la biologie de l’évolution, sur les interactions entre disciplines scientifiques et entre celles-ci et la philosophie de la biologie (bien évidemment, ces questions épistémologiques sont constamment présentes dans les chapitres notionnels de la partie 1). La partie 2.2 (« Des molécules aux écosystèmes ») s’intéresse notamment à l’impact du darwinisme sur la manière de concevoir les grands questionnements de la biologie, selon un schéma classique mais éloquent, celui des niveaux d’intégration. On passe ainsi du niveau moléculaire au niveau le plus intégré, celui de l’écosystème. Cette partie aborde également les relations qu’entretiennent la médecine et la pensée darwinienne. La partie 3 (« Le darwinisme exporté ») a pour vocation de montrer à nouveau la fécondité du darwinisme, mais – et c’est un « mais » d’importance – en dehors de son champ d’application initial et évident, l’évolution des entités relevant de la biologie (avec le chapitre de transition, « L’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie », qui témoigne de la rencontre de deux disciplines biologiques et permet d’amorcer la problématique épistémologique de l’exportation d’une théorie). Sont principalement concernées les sciences humaines, l’éthique, les sciences cognitives. Dans un dossier dédié, nous avons voulu donner un aperçu assez développé d’un champ de recherches très florissant et exemplaire de ce processus d’exportation, la psychologie évolutionniste.
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[thomas heams, philippe huneman, guillaume lecointre, marc silberstein / les mondes darwiniens] Pour finir, la partie 4 (« Le darwinisme reçu ») revient sur la nouvelle offensive créationniste, lancée principalement par le mouvement de l’Intelligent Design. L’enseignement étant principalement visé par les créationnistes de toutes obédiences, un chapitre s’interroge sur la façon d’aborder en classe de sciences de la vie la très difficile théorie de l’évolution, dont les mécanismes, les raisonnements et les schèmes explicatifs sont non seulement abstraits, mais vont à rebours de nos perceptions et interprétations les plus spontanées du monde réel. C’est enfin la place de l’humain au sein de la lignée animale, et la façon dont on en parle, qui sont questionnées dans le chapitre de clôture. S’il est important de conclure en précisant que l’enjeu scientifique et culturel de ce panorama n’est pas de placer Darwin sur un piédestal, ni encore moins de prétendre que les dynamiques darwiniennes ont réponse à tout questionnement scientifique, nous espérons en revanche que le lecteur trouvera dans ces pages l’opportunité d’une réflexion critique sur ce qu’est une théorie féconde, sur la rigueur méthodologique qui doit présider à toute extension ou exportation, sur la nécessité d’en mesurer les avantages et aussi les limites. Les multiples formes du darwinisme sont, en la matière, un formidable terrain de jeu : puisse le lecteur partager notre enthousiasme à tenter d’en explorer l’immense richesse4. Juillet 2009
2009
Avertissement (août 2011)
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ne nouvelle édition des Mondes darwiniens a été rendue nécessaire par la défection de l’éditeur initiale, qui n’a pas souhaité procéder à un retirage, bien que ce livre ait pourtant connu un franc succès de librairie, au point qu’il s’est trouvé épuisé un peu plus d’un an après sa parution en octobre 2009. Les Éditions Matériologiques se dont donc donné pour objectif de rééditer cet ouvrage majeur du paysage éditorial français en ce qui concerne les livres panoramiques portant sur la théorie de l’évolution, ses avancées, ses extensions. (Soulignons ici que cet ouvrage va connaître en 2012 une
4. Remerciements. Nous tenons à remercier particulièrement Jean Gayon pour son aide et son amical soutien lors de la réalisation de ce livre.
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[les mondes darwiniens] traduction en anglais chez l’éditeur Springer sous la forme d’un manuel de biologie de l’évolution, Handbook of Evolutionary Thinking.) La présente édition diffère de la version de 2009 en ce qu’elle n’a pu reproduire, pour des raisons indépendantes de notre volonté, les chapitres de PierreHenri Gouyon & Tatiana Giraud, « Le sexe et l’évolution », d’Antoine Danchin, « Sélection naturelle et immortalité », d’Édouard Machery, « à propos de la notion de nature humaine » et de Massimo Pigliucci, « Avons-nous besoin d’une “synthèse évolutive étendue” ? ». Toutefois, les propos de Massimo Pigliucci sur la nécessité et la possibilité d’une nouvelle théorie synthétique de l’évolution peuvent être retrouvés dans un entretien filmé à l’initiative de Thomas Heams lors du passage à Paris en mars 2009 du biologiste américain pour un séminaire de philosophie de la biologie, organisé par l’IHPST. Cet entretien est inclus dans une série de conférences filmées pendant le colloque « L’évolution de l’évolution », qui s’est déroulé en novembre 2009 à AgroParistech dans le cadre de l’Année Darwin. Les intervenants principaux sont des biologistes et des philosophes de la biologie de renom : Antoine Danchin, Pierre-Henri Gouyon, Eva Jablonka, Tim Lewens, Samir Okasha, Alexander Rosenberg. Les vidéos sont accessibles ici : @. En revanche, nous avons souhaité ajouter ces deux chapitres inédits : (i) Pierrick Bourrat, « L’évolution de la religion d’un point de vue darwinien : synthèse des différentes théories » (chapitre 37) – lequel vient compléter la sous-partie consacrée à la psychologie évolutionniste (chapitres 31 à 37) ; (ii) Antonine Nicoglou, « La plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution » (chapitre 15). Cet essai sur la très importante notion de plasticité phénotypique en aborde les tenants et aboutissants théoriques, lesquels ont été développés relativement récemment, donnant lieu à une abondante littérature. On lit dans ce texte à la fois la nécessité d’une clarification conceptuelle des différentes acceptions de ce terme et, ceci accomplit, la prégnance d’une notion qui s’impose au titre des éléments conceptuels visant à établir une nouvelle théorie synthétique de l’évolution (avec comme point nodal les recherches de Mary Jane West-Eberhard et de Massimo Pigliucci, entre autres). à travers l’analyse des travaux sur la plasticité phénotypique réalisés ces vingt dernières années, l’auteur montre, notamment, le renforcement – via cette notion et ses implications développementales – d’une tendance massive de la biologie évolutive récente, à savoir la prise en compte du développement (Evo-Devo). Enfin, les réflexions autour de la plasticité phénotypique – au plan des organismes aussi bien qu’au plan moléculaire – ont un impact majeur sur
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[thomas heams, philippe huneman, guillaume lecointre, marc silberstein / les mondes darwiniens] nos conceptions relatives à la relation entre génotype et phénotype, en battant en brèche l’idée éculée (bien que toujours suggérée ici et là) d’un rapport linéaire entre les gènes et les caractères. Nous avons également souhaité donner à l’occasion de cette nouvelle édition un texte de Marie-Claude Lorne, « La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske » (chapitre 44), lequel vient à la suite du chapitre de Françoise Longy sur la téléosémantique. Ce sujet était l’un des centres d’intérêt de Marie-Claude Lorne, et bien que l’article repris ici se consacre essentiellement à la pensée de Dretske, il reflète fortement cette préoccupation théorique. Cet article était paru en 2006 dans le numéro 1 de la revue Matière première @, ouvrage épuisé depuis lors. Nous avons voulu ainsi renforcer l’hommage rendu à Marie-Claude Lorne dès la version de 2009 des Mondes darwiniens, dans l’In Memorian rédigé par Anouck Barberousse & Philippe Huneman. Soulignons enfin que le dispostif hypertextuel permis par le livre électronique prend ici toute sa dimension en ce qu’il permet notamment d’accéder, par un clic sur les éléments signalés par le signe @ ou par un cadre bleu, à un vaste répertoire de références bibliographiques (soit en tant que ressources gratuites, soit comme points d’accès à un résumé) ou encore de compléments informatifs sur des personnes, des techniques, des théories, etc. Ainsi, sur l’ensemble de l’ouvrage, plus de 2 300 liens sont proposés. Marc Silberstein éditions Matériologiques
Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 1
Thomas Heams
Variation
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a prise en compte de la variation est au cœur de la pensée darwinienne et du concept de sélection naturelle1. On peut même proposer l’idée que la réhabilitation de la variation aléatoire comme paramètre biologique est une des raisons majeures de la modernité de la pensée de Charles Darwin2. Cette modernité ne consiste en effet pas, pour le naturaliste anglais, à avoir postulé l’évolution des espèces. Il fut notamment précédé en cela par Jean-Baptiste Lamarck qui en formule l’hypothèse en 1809 (avec des prémices en 1802), mais qui en propose un mécanisme largement discrédité, l’effet de l’usage et du non-usage associé à l’hérédité des caractères acquis. On le sait, contrairement à une idée reçue tenace, Darwin lui-même n’avait pas renié ce mécanisme – c’est même l’objet d’un de ses ouvrages : De la variation des animaux et des plantes à l’état domestique (1868 @) –, mais il en avait aussi et surtout proposé un autre qu’il considérait comme complémentaire voire majeur, et qui s’est révélé d’une formidable puissance explicative. Dans le mécanisme d’hérédité des caractères acquis3, l’apparition d’une variation est le produit d’une force : la girafe étire son cou pour pouvoir atteindre les feuilles les plus hautes, et, selon ce mécanisme toujours, cette variation – pourvu qu’elle fût portée par les deux parents et sous certaines conditions d’âge – peut se transmettre à la descendance. En ce sens, le lamarckisme, bien qu’il soit un évolutionnisme, reste emprisonné dans un univers dont le principe de base est la stabilité. Il faut une force pour créer de la variété. Sans cette force, sans besoin, pas d’évolution. Dans le mécanisme dit de sélection naturelle proposé par Darwin, la nature opère un tri au
1. Cf. Huneman, ce volume. 2. Cf. Charbonnat, ce volume. 3. Cf. Heams, « Hérédité », section 3, ce volume.
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[les mondes darwiniens] sein des variations qui apparaissent spontanément. Cette différence, qui peut s’apparenter de prime abord à une nuance, est un bouleversement de perspective radical. Derrière la possibilité d’une nature qui crée en permanence des variations, il y a le tableau d’un monde dynamique, en transformation permanente, et la remise en cause d’un univers immobile. La transformation du monde y est intrinsèquement liée à son existence et n’est pas la conséquence occasionnelle de circonstances favorables. On peut se demander à l’infini pour quelles raisons Darwin est celui par qui ce renversement de perspective est arrivé. C’est certainement une conjonction entre un contexte global, l’ombre portée des Lumières comme émancipation d’un monde figé, les changements profonds de la structures des sociétés occidentales au cours du xixe siècle, et les hasards de la vie individuelle d’un observateur à la curiosité inégalée qui exerce ces talents aussi bien sur les animaux d’élevage de l’Angleterre que sur les pinsons des Galápagos. Le global et l’individuel ont produit ce moment fondateur de la biologie moderne, même si l’on peut penser que le fruit était mûr pour que cette idée soit formulée par d’autres, comme semble l’indiquer les travaux qu’Alfred Russel Wallace s’apprêtait à publier. 1 Quelles sont les variations qui peuvent se transmettre par le jeu des pressions évolutives ?
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ais quelles sont, physiquement, ces variations héritables auxquelles Darwin faisait référence sans avoir les moyens expérimentaux de les découvrir ? La question est plus complexe qu’il n’y paraît : dans une population, dans un organisme vivant, dans un organe, à tous les niveaux, tout varie en permanence4. Cette variabilité (capacité de varier) et cette variété (le résultat de la variabilité) sont physiologiques et anatomiques : il y environ deux cent cinquante types cellulaires dans un organisme de mammifère comme l’homme. Elles sont aussi temporelles : malgré la conscience de notre permanence, qui fonde notre identité et notre individualité, la quasi-totalité des cellules de notre corps sont renouvelées de sorte que sur une durée approximative de quinze ans, notre corps change quasi intégralement ; l’essentiel d’entre elles sont ainsi beaucoup plus jeunes que nous-mêmes. Si l’on se place à l’échelle moléculaire, voire atomique, les échanges sont encore plus dynamiques puisque même des structures macroscopiquement pérennes comme les os sont aussi périodiquement renouvelées, à cette échelle, dans leur totalité. Ces
4. Hallgrimson (2005), Variation, Academic Press Inc.
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[thomas heams / variation] échanges constants entre les entités du vivant, qui en constituent le métabolisme, sont l’objet même de la science qu’est la biologie au sens large. Dans le paradigme darwinien qui nous préoccupe ici, l’enjeu est donc de reformuler la question « qu’est-ce qui varie ? » en « quelles sont les variations qui peuvent se transmettre par le jeu des pressions évolutives ? ». C’est une restriction drastique de la précédente mais on va le voir, elle demeure incroyablement vaste. Darwin et ses contemporains observaient des variations de caractères visibles. La modalité de la transmission de ces caractères lui a échappé, et quand il s’y est essayé, il a proposé des hypothèses qui se sont révélées fausses. Loin de diminuer son mérite, sa proposition théorique qu’est la sélection naturelle, formulée dans L’Origine des espèces @ grâce à un faisceau d’indices d’une richesse incomparable, est d’autant plus méritoire que son support physique n’était pas accessible. On sait depuis l’essor de la génétique à l’orée du xxe siècle, quand ont été redécouverts les travaux alors déjà trentenaires de Gregor Mendel, que des déterminants matériels, les gènes, sont transmis de génération en génération. « Déterminants matériels » veut dire que, d’une part, ce sont des entités physiques, et que d’autre part, chacun a théoriquement un lien avec un caractère élémentaire observable qu’il « détermine ». La biologie évolutive, au xxe siècle, va se déployer dans ces deux domaines de recherches : trouver les modalités de la transmission, et trouver le lien entre ces entités et le caractère correspondant. Concernant la transmission, les étapes historiques de sa compréhension ont été les suivantes : les gènes ont été progressivement localisés dans le noyau de la cellule, puis physiquement sur la molécule d’ADN, présente dans chacune de nos cellules, au cours de la première partie du xxe siècle. Quand, en 1953, James Watson et Francis Crick en dévoilent la structure, ils parachèvent cette quête en la décrivant comme une longue molécule qui est un enchaînement de petites unités de quatre sortes et quatre seulement (adénosine, guanosine, cytidine, thymidine) que l’on appelle par leur première lettre (A, G, C et T), en un long collier de perles, de sorte que cet enchaînement constitue une séquence qui est propre à chaque individu5. De plus, cette molécule est à double brin : quand une cellule se divise, elle va donc pouvoir transmettre deux lots identiques d’ADN à ses cellules filles ; cela est vrai pour une division bactérienne comme pour celle d’une cellule de foie. Ainsi, dans les grandes lignes, on comprend comment 5. Watson & Crick (1953), “Molecular structure of nucleic acids ; a structure for deoxyribose nucleic acid”, Nature, 171 (4356) @.
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[les mondes darwiniens] ces déterminants peuvent se transmettre. Par ailleurs, nombre de généticiens n’avaient pas attendu cette approche structurale pour démontrer que certains agents comme des produits chimiques, ou des rayonnements X, pouvaient provoquer des variations de certains caractères. La découverte de Watson et Crick permettaient d’envisager de manière concrète comment ces agents dits mutagènes pouvaient avoir une influence sur les gènes : ils le faisaient en modifiant ponctuellement, en certains points cruciaux, cette séquence d’ADN. C’est ce qu’on appelle les mutations, et ce sont précisément ces variations-là qui peuvent être soumises à la sélection naturelle en tant qu’elles sont, d’une part, en rapport avec un caractère, et d’autre part, qu’elles sont transmissibles. Ce sont ces mutations, au sens large, que nous allons évoquer par la suite. 2 Comment les mutations apparaissent-elles ?
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éanmoins, si seuls des rayons X ou des produits chimiques pouvaient provoquer des mutations, alors on n’expliquerait pas leur survenue dans la nature. C’est ici la biologie moléculaire qui a fourni des éléments essentiels pour comprendre comme elles pouvaient aussi, et surtout, apparaître spontanément. La raison principale, en tout cas celle qui est universelle dans le monde vivant, ce sont les erreurs de duplication. Cela est possible parce qu’en amont de la division cellulaire, la cellule duplique son génome (l’ensemble de son ADN) en deux copies identiques. Cela est permis par une batterie d’enzymes qui vont, base après base, synthétiser ladite copie. Or, il y a, chez l’homme par exemple, plusieurs milliards de paires de bases à dupliquer fidèlement. Il est raisonnable alors d’envisager que même une enzyme qui aura une fiabilité extrême pour assurer son rôle de photocopie, fiabilité qui lui aura été conférée progressivement par l’évolution biologique, ne sera cependant jamais totalement fiable. Elle va, tout les quelques milliers, voire toutes les centaines de milliers de bases selon les espèces, faire ponctuellement quelques erreurs, et ainsi donner naissance à ces mutations, qui ont par ailleurs une autre particularité cadrant parfaitement avec ce que pressentait Darwin et qui s’observait dans les premières expériences de la génétique expérimentale : leur survenue, et donc leur position sur l’ADN, sont aléatoires. De sorte que la copie d’ADN ressemblera de très près à la matrice, mais ne sera jamais tout à fait la même. Nous voilà au cœur des mutations génétiques et l’on peut leur jeter le même coup d’œil que celui que Darwin portait aux organismes qu’il observait : quand on prend conscience de la finesse et de la sophistication des mécanismes moléculaires de cette copie, on ne se demande plus comment les variations apparaissent, mais à l’inverse,
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[thomas heams / variation] comment se fait-il qu’elles n’apparaissent pas plus souvent ! Ici aussi, la capacité de créer de la variation est intrinsèque aux mécanismes mis en œuvre et il n’est a priori point besoin de rechercher un mécanisme précis de génération de la variation, et encore moins d’une force qui aurait cet effet. Ce retour à Darwin nous rappelle qu’il demeure à expliquer le lien entre gènes et caractères. C’est la biologie moléculaire qui l’a démontré : chaque séquence de gène code, en première approximation, une protéine propre, selon une correspondance (quasi)universelle appelée code génétique. Modifier une séquence sur l’ADN peut donc conduire à modifier la séquence protéique correspondante et donc le caractère afférant. L’exemple classique est le suivant : une simple mutation – bien connue – sur la séquence génétique de l’hémoglobine peut provoquer le changement d’un seul de ses acides aminés, ce qui suffit à modifier le repliement de l’hémoglobine et affecte ses capacité de transport d’oxygène. Les individus porteurs de cette mutation, surtout s’ils l’héritent de leurs deux parents (et pas d’un seul) peuvent présenter une pathologie respiratoire majeure. Voila donc établi le lien entre les variations qu’observait Darwin et celles que les généticiens observent sur l’ADN. La sélection naturelle va jouer sur les caractères, aussi appelés phénotypes, et ainsi favoriser les génotypes (ensemble de gènes) correspondants au détriment des autres. On a montré cependant depuis longtemps que la relation « un gène/ une protéine » était plus complexe que celle ici présentée sommairement. Une même séquence peut être lue plus ou moins partiellement, donnant naissance à des protéines différentes, et donc à une variabilité supplémentaire. Un gène peut ainsi jouer sur plusieurs caractères, ce que l’on nomme « pléiotropie ». Quand des mutations interviennent sur des séquences codantes et ne sont pas contre-sélectionnées, elles donnent naissance à des copies différentes du gène touché, qui peuvent cohabiter dans une population, et donc potentiellement a des protéines correspondantes différentes. On nomme ces copies des allèles. Pour un gène donné, on sera dit homozygote si notre allèle paternel est identique à notre allèle maternel, et hétérozygote s’ils diffèrent. La génétique des populations est la discipline qui va étudier les populations sous l’angle des variations de fréquences alléliques de certains de leurs gènes sous l’effet des pressions évolutives que sont la mutation, la sélection, les migrations ou la dérive génétique (variation aléatoire d’une fréquence allélique qui s’observe mieux dans des populations de petits effectifs)6. 6. Cf. Huneman, ce volume.
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[les mondes darwiniens] Mais que sont, plus précisément, ces variations héritables ? Si l’on en revient à la séquence d’ADN, ces mutations sont, globalement, tout changement pouvant survenir dans cette séquence. On pense immédiatement à des « erreurs » ponctuelles telles la délétion d’un nucléotide (ou base), la substitution par un autre (un T remplace un G par exemple) ou l’ajout d’une base. Ces modifications, qui semblent paraître dérisoires au regard des milliards de paires de bases d’un génome, peuvent avoir, on l’a vu, des conséquences importantes. Ces mutations vont, en règle générale, dégrader le caractère, car le gène correspondant est le produit d’une histoire évolutive qui lui a conféré une certaine adaptation7 : la perturbation que constitue une mutation est fréquemment délétère. Plus rarement, elles vont au contraire renforcer le caractère, le rendre plus adapté aux circonstances, et dans ce cas contribuer à une augmentation de la valeur sélective de l’organisme porteur, et ainsi favoriser sa survie, sa reproduction, comparativement à ses congénères. Nous voila au cœur du mécanisme de sélection naturelle. Cependant, chez les eucaryotes, une très grande partie de l’ADN est non codant, c’est-à-dire que plus de 90 % de la séquence ne codent pas pour des gènes. Comme les mutations sont aléatoires, elles vont aussi, et d’ailleurs le plus souvent, survenir dans cette portion majoritaire du génome. Elles n’auront alors pas d’effet fonctionnel et seront dites neutres. Néanmoins, ces mutations-là intéressent aussi les chercheurs, mais pour une autre raison : en créant de la variabilité qui est transmise à la descendance, car elle n’est pas contresélectionnée, elle permet de mesurer des apparentements entre organismes d’une même espèce, ou des proximités entre espèces ; c’est ce qu’on appelle l’étude du polymorphisme (« plusieurs formes »), nom moderne de la « descendance avec modification » chère à Darwin et qui est la base de l’analyse génétique. Le principe de l’utilisation de ce polymorphisme est le suivant. Ces mutations ponctuelles, qui se transmettent donc, vont demeurer sur l’ADN de génération en génération à des positions qui prennent logiquement le nom de SNP (single nucleotide polymorphism – en français « polymorphisme de nucléotide unique ») ; en effet, on pourra y trouver (d’un individu à l’autre, d’un chromosome d’une paire donnée à l’autre) plusieurs bases possibles, la base « initiale » et la base issue de la mutation (ou l’absence de base). La combinaison (il y en a plusieurs centaines de milliers sur un génome humain par exemple) de ces positions SNP est comme une carte d’identité génétique 7. Cf. Grandcolas, ce volume.
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[thomas heams / variation] propre à chaque individu. Comme on sait les détecter en routine désormais, on voit l’usage qui peut en être fait en police scientifique par exemple. Elles sont tout aussi utiles pour réaliser la sélection génomique des animaux d’élevage, car on est aujourd’hui capable d’associer certaines de ces combinaisons de SNP à des caractères complexes, comme par exemple la quantité de lait produite par des bovins, et ce alors que l’on ne connaît pas forcément en détail toute la complexité des mécanismes moléculaires de cette production. Comment cela est-il possible ? Parmi ces SNP, une fraction va être située à proximité de certains gènes impliqués dans ce caractère. Ces gènes (éventuellement inconnus) vont avoir plusieurs allèles, contribuant plus ou moins efficacement audit caractère, expliquant en partie pourquoi certaines vaches sont meilleures productrices que d’autres (en partie seulement, car l’environnement joue aussi). Plutôt que d’aller caractériser tous ces gènes, ce qui est très long, on va déterminer les positions de SNP proches dont les variations reflètent celles du caractère observable, ce qui est beaucoup plus simple. Une fois que l’on aura déterminé le « jeu » de SNP pertinents, dits aussi « informatifs », on pourra obtenir en routine, grâce à un échantillon sanguin, les combinaisons de ces SNP de n’importe quelle vache et donc prédire pour elle la valeur dudit caractère complexe. Ceci est du plus grand intérêt pour les éleveurs qui peuvent ainsi encore mieux rationaliser leurs croisements, en réalisant dès leur naissance des tests génétiques sur leurs animaux, avant même de voir leurs performances propres. Renvoi d’ascenseur ironique pourrait-on dire, puisque c’est notamment à leur contact que Darwin, fasciné par l’efficacité de la sélection artificielle, avait élaboré sa théorie propre, au point d’importer le terme de sélection qui provenait précisément de leur vocabulaire. Ces variations aléatoires qui s’installent sur l’ADN ont-elles un rythme d’apparition homogène ? Avant de répondre à cette question, il ne faut pas perdre de vue que les variations que l’on observe ainsi sont celles qui ont été sélectionnées, ou du moins qui n’ont pas été contre-sélectionnées. Au vu des mécanismes évoqués plus haut, rien ne laisse vraiment penser que dans leur survenue, ces mutations aléatoires apparaissent avec des rythmes divers au sein d’un génome donné (on évoquera plus bas le cas de bactéries qui défient cette pseudo-évidence). Mais celles qui sont présentes sous les yeux des déchiffreurs d’ADN ne sont pas réparties de façon homogène. Leur fréquence varie d’une région à l’autre (typiquement entre portions codantes et non codantes) du génome, entre espèces aussi (le génome de la souris apparaît comme plus variable que celui de l’homme par exemple). Cette variabilité
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[les mondes darwiniens] différentielle est utile en phylogénie pour établir une horloge moléculaire, c’est-à-dire pour relier une quantité de mutations à un temps de divergence entre groupes étudiés8. Cette vitesse différentielle de variabilité de certains gènes par rapport à d’autres va être utile en fonction de l’échelle de temps à laquelle on s’intéresse. Par exemple, certains gènes, intervenant notamment dans le ribosome, la machine à « traduire » les ARN en protéines, sont universels, et ne varient qu’extrêmement peu dans le règne vivant : leurs très rares variations permettent d’étudier des divergences entre grands groupes, sur un pas de temps très long. D’autres gènes, dont la fréquence de variation est beaucoup plus rapide, seront utiles pour faire des comparaisons entre groupes sur des temps beaucoup plus courts. Ainsi les biologistes ont appris à instrumentaliser ces variations naturelles et multiformes. De la criminologie à l’amélioration génétique, entre autres, ils ne se contentent pas de les observer, ils savent aussi désormais en faire des cartes d’identités, des prédicteurs de performances ou des témoignage de l’histoire du vivant, quand bien même elles n’ont pas directement un impact fonctionnel. Mais il ne faudrait pas considérer que les mutations ponctuelles, même si elles sont les plus simples à envisager, sont les seules existantes sur l’ADN. On trouve sur l’ADN, dans les portions non codantes, des répétitions de tous petits motifs en nombres variables de fois, par exemple la séquence « AT » répétée vingt fois sur un chromosome, et vingt-deux fois à la même position sur l’autre chromosome de la paire (l’un provenant du père, l’autre de la mère). En fonction de la longueur du motif de base, on parlera alors de micro- ou de minisatellites. Là encore, on explique l’apparition de ces variations par des erreurs de copie de l’ADN chez un des ancêtres, et comme ces mutations n’ont pas d’effet fonctionnel, elles sont transmises de génération en génération. Là encore, elles sont la source d’un polymorphisme, ici le nombre de répétitions du motif, et selon exactement le même principe décrit précédemment, elles peuvent être utiles pour contribuer à dresser une carte d’identité génétique d’un individu, ou pour prédire un caractère complexe, ou des apparentements phylogéniques sans forcément séquencer tout son génome base par base. Le progrès des techniques de séquençage, qui ont beaucoup contribué à la détection en grand nombre des SNP, a aussi permis la mise en évidence de variations de grande ampleur. On savait depuis des années que des gènes 8. (Kumar 2005), “Molecular clocks : four decades of evolution”, Nat. Rev. Genet., 6 (8) @.
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[thomas heams / variation] pouvaient se trouver en plusieurs copies sur un même génome, en tandem (les uns derrière les autres) ou parfois sur des positions distantes. On peut observer dans ce cas un éventail de situations : toutes les copies peuvent être véritablement identiques, codant la même protéine, permettant qu’elle soit produite en quantité confortable. Dans d’autres cas, certaines copies peuvent être dégradées, au point qu’elles ne sont plus fonctionnelles : on parlera alors de « pseudogènes », elles sont la trace d’une duplication ancienne dont la pérennité n’a pas ou plus évolutivement d’utilité. On peut aussi observer des gènes codant pour des protéines légèrement différentes, par exemple adaptées à différents stades de vie d’un organisme. La copie avec modification d’un gène existant aura ici été la solution évolutive efficace pour créer un variant proche. Certaines séquences génétiques dites éléments mobiles ou « transposons », et dont la structure peut ressembler au génome de certains virus, peuvent ainsi se déplacer en se dupliquant dans le génome. L’ampleur de ces mouvements est très grande puisque l’on estime grosso modo que ces éléments mobiles plus ou moins dégradés couvrent la moitié du génome. Remarquons ici qu’il n’est peut-être pas inutile d’avoir tant d’ADN « non codant », qui intrigue tant, et ainsi de diminuer la probabilité que ces éléments s’insèrent dans des régions codantes ! Ce qui a été observé beaucoup plus récemment en revanche, c’est l’ampleur de variations de cet ordre y compris entre individus d’une même espèce, alors que l’on pensait il y encore peu de temps que la structure génomique d’une espèce donnée était plutôt stable. Ce que l’on appelle désormais « variation du nombre de copies » (connue sous l’acronyme anglais CNV) décrit une réalité complexe, où d’un individu à l’autre des portions entières de génome (arbitrairement définies comme supérieures à 1 000 bases) peuvent se retrouver dupliquées ou non, provoquant des différences quantitatives de longueur importante puisque ces CNV cumulées peuvent couvrir des régions de plusieurs centaines de mégabases, y compris codantes, soit jusqu’à 10 % de la longueur totale d’un génome comme celui de l’homme !9 Cela ouvre la porte à une redéfinition de la notion d’espèce10 d’un point de vue génomique, ou à tout le moins d’une vision plus continue du passage de l’une à l’autre. 9. Iafrate et al. (2004), “Detection of large-scale variation in the human genome”, Nat. Genet., 36 (9) @ ; Sebat et al. (2004), “Large-scale copy number polymorphism in the human genome”, Science, 305 (5683) @. 10. Cf. Samadi & Barberousse, ce volume.
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[les mondes darwiniens] 3 Variation, ploïdie et sexualité
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n voit que le génome est le lieu de variations à toutes les échelles, de la simple base jusqu’à des portions de plusieurs dizaines de milliers de bases qui peuvent différer d’un individu à l’autre. Parfois, ce sont même des chromosomes entiers « en plus » qui sont transmis, avec une conséquence fonctionnelle dans certains cas (chez des ciliés) ou pathologique dans d’autres (cas de la trisomie 21 chez l’homme, due à la transmission d’un chromosome 21 « en trop »). On peut imaginer, notamment chez les unicellulaires, que ces variations aléatoires peuvent être, parfois, la source d’innovations génétiques potentiellement retenues par la sélection naturelle. Mais, puisque nous abordons les variations de ploïdie, c’est-à-dire du nombre de copies de chromosomes, il n’est que temps d’aborder à quel point la sexualité est une source supplémentaire et fondamentale de variation. En effet, par exemple l’espèce humaine est dite diploïde (ou 2N). Cela signifie que chaque individu possède, dans chacune de ces cellules somatiques, des chromosomes allant « par paire ». Seules nos cellules reproductrices sont dites haploïdes (ou N), puisqu’elles ne comportent qu’un demi-lot qui a vocation à fusionner avec un lot provenant d’un gamète de sexe opposé. En faisant se rencontrer, à chaque génération des lots haploïdes de chromosomes en un embryon diploïde, elle permet une loterie combinatoire énorme puisque les chromosomes de chaque paire se répartissent aléatoirement dans un gamète donné au cours de la méiose (division cellulaire donnant naissance aux gamètes). Pour l’espèce humaine qui a 22 paires de chromosomes dits « autosomes » par opposition à la paire de chromosomes sexuels (les fameux X et Y), cela fait déjà 222 combinaisons possibles, soit des millions de possibilités. Mais de plus, des portions correspondantes de chromosomes homologues (c’est-à-dire d’une même paire) s’échangent au cours de la méiose sans qu’il soit possible de prédire les limites précises de ces portions qui changent aléatoirement d’un gamète à l’autre : c’est la recombinaison. L’effet de ces échanges imprédictibles, c’est que les chromosomes qu’un individu transmet à la descendance sont un patchwork de portions d’origine paternelle ou maternelle, mais qui maintiennent leur organisation globale et donc leur intégrité fonctionnelle. Ils vont alors rencontrer ceux du gamète opposé, ayant aussi subi une recombinaison selon le même principe. La combinatoire résultante est ici proprement faramineuse… Ces variations de ploïdies au cours du cycle de vie sont évidemment très abondamment documentées. D’autres, d’une ampleur bien
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[thomas heams / variation] plus grande, gagneraient à l’être tout autant11. On peut par exemple relever qu’au sein de certaines espèces d’eucaryotes unicellulaires, ces variations de ploïdies peuvent survenir entre individus (de 4 à 40N chez certains parasites de l’intestin) tout comme elles peuvent intervenir avec un ampleur spectaculaire lors d’un cycle (de N a 1 000 N – ! – chez certaines radiolaires). Ainsi, certains organismes peuvent avoir jusqu’à 250 000 chromosomes ! On sait par ailleurs que de nombreux végétaux sont polyploïdes (à moindre échelle néanmoins…) et même des animaux phylogénétiquement proches de l’homme comme certains rongeurs sont tétraploïdes12. Là encore, rien ne permet d’exclure que les variations de ploïdie ne soient la source d’innovation génétique et donc évolutive. Si l’on définit la sexualité, au plan génétique, comme l’échange de matériel génétique entre individus aboutissant à un être descendant inédit, mentionnons au passage que des mécanismes ressortissant à cette définition existent aussi chez les bactéries. En effet, on appelle transfert horizontal (ou latéral) de gènes des échanges de portions de génomes entre bactéries qui « conjuguent ». Ces mécanismes qui ont vraisemblablement joué un rôle prépondérant de brassage génétique quand la vie est apparue sont encore aujourd’hui un mode majeur d’adaptation des populations bactériennes. 4 Action des variations, évolvabilité, épigénétique
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oncernant la nature des variations, pourquoi certaines nous apparaissentelles continues et d’autres discontinues ? Les variations de caractères (les phénotypes) peuvent être, schématiquement, de deux ordres. Certaines sont discontinues, par exemple le fait d’être albinos ou pas. D’autres sont continues, comme par exemple la taille d’un individu. Ces variations relèvent-elles de mécanismes différents ? Les petits pois de Mendel, dont les variations sont discontinues (« ridé » ou « lisse »), ne décrivent-ils qu’une partie de la réalité de la variation ? Cette question n’est pas anodine car cet aspect « discontinuiste » de la génétique alors naissante a, un temps, semblé s’opposer à la vision gradualiste qui était chère à Darwin, qui envisageait une accumulation de petites variations transmises à la descendance par le jeu du hasard et de la sélection13. Cette opposition n’est, de fait, qu’une opposition de façade. Les
11. Parfrey et al. (2008), “The dynamic nature of eukaryotic genomes”, Mol. Biol. Evol., 25 (4) @. 12. Gallardo et al. (1999), “Discovery of tetraploidy in a mammal”, Nature, 401 @. 13. Cf. Heams, « Hérédité », ce volume.
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[les mondes darwiniens] caractères continus, dits aussi quantitatifs, sont en fait souvent des caractères complexes qui résultent de l’interaction d’un grand nombre de gènes, chacun avec une contribution limitée au phénotype final. S’il y a « un gène » dont la mutation provoque l’albinisme, il n’y a en revanche pas « un gène » qui décide de la taille d’un individu. De nombreux gènes sont impliqués et on le conçoit aisément : ceux qui jouent sur le squelette, le développement musculaire, l’efficacité alimentaire, etc. De plus, ces caractères complexes ne sont jamais entièrement dépendants d’une combinaison de gènes, si grande soit-elle. Une composante environnementale à la variation rentre ici toujours en jeu. L’étude des interactions entre composantes environnementales et génétique de la variation individuelle de caractères, ou phénotypes complexes, est le cœur de la discipline dite « génétique quantitative », à forte composante mathématique, et qui a notamment démontré sa puissance dans le contexte de l’amélioration génétique des animaux d’élevage, y compris quand les gènes impliqués dans le caractère sont totalement inconnus. L’étude précise des performances d’individus et de leurs apparentés (ascendants, descendants, collatéraux) permet à terme de séparer les composantes génétiques et environnementales d’un caractère. Même si cette approche n’était alors évidemment pas formalisée, il n’est pas étonnant de voir que ses prémices empiriques chez les éleveurs aient influencé l’observateur qu’était Darwin dans sa pensée gradualiste. Mais on sait désormais expliquer ces variations continues par la somme de petits effets cumulés d’un grand nombre de gènes dont la transmission demeure, individuellement, très classiquement mendélienne. Les mutations agissent-elles uniformément, indépendamment de la position sur laquelle elles interviennent ? On a décrit plus haut le cadre général : impact éventuel sur la séquence de la protéine codée, modification de l’effet de celle-ci, conséquences négatives (souvent) ou positives (rarement) sur la valeur sélective de l’organisme porteur de la mutation, sélection dans le second cas, et évolution de la lignée. Des travaux récents d’évolution in vitro sur les bactéries montrent néanmoins que certaines mutations peuvent avoir un effet potentialisateur14. C’est le cas quand les mutations surviennent sur des gènes impliqués dans la réparation de l’ADN et le contrôle de sa duplication, dont le rôle est précisément de contrôler et de limiter l’impact de mutations. Si, en une forme de mise en abyme, ce sont ces gènes qui sont atteints, la propriété 14. Taddei et al. (1997), “Role of mutator alleles in adaptive evolution”, Nature, 387 (6634) @.
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[thomas heams / variation] générale de contrôle va s’en trouver modifiée, et les souches bactériennes porteuses vont alors devenir « mutatrices », c’est-à-dire qu’elles auront tendance à retenir plus de mutations que d’autres et ainsi explorer davantage de voies d’évolution possibles. L’étude de ces souches, voire leur mise en compétition entre elles ou avec des souches non mutatrices, est du plus haut intérêt car elles sont à la fois potentiellement très adaptables (exploratrices de nouvelles solutions génétiques) et très fragiles (accumulatrices de mutations souvent délétères). Leur mise en culture dans des environnement fixés ou changeants, la capacité d’obtenir rapidement sur ces organismes un grand nombre de générations, est une véritable aubaine pour la modélisation in vivo des dynamiques évolutives. Elles sont un matériel de choix pour défricher la thématique de ce qu’on nomme l’évolvabilité, c’est-à-dire la capacité des organismes à évoluer, via un équilibre entre stabilité du génome (et donc maintien et transmission des solution évolutives) et capacités exploratoires15. Bien évidemment, on conçoit que l’évolvabilité d’une bactérie ne saurait renseigner directement sur celle d’un organisme multicellulaire à reproduction sexuée, néanmoins elle représente une source d’observations très fécondes. Quand elles ont été popularisées, ces souches bactériennes « mutatrices » ont été présentées de manière provocatrices comme présentant un comportement lamarckien, puisque l’environnement pouvait induire leur mutabilité. On voit cependant qu’au vu de mécanismes décrits, elles fonctionnent selon des mécanismes moléculaires qui relèvent globalement du paradigme darwinien puisqu’à leur origine, il faut bien la survenue aléatoire d’une mutation. Mais cet exemple permet d’illustrer le fait que la question du néolamarckisme est souvent sensible quand on aborde des « nouveaux » modes transmissibles de variation. Au-delà de la querelle sémantique, ils démontrent l’éventail étonnamment vaste de variations dans le vivant. L’enjeu, dans ce débat, est de situer chronologiquement et causalement l’ordre entre la variation environnementale et la mutation génétique associée. Aux confins des modèles « lamarckiens » (la variation environnementale induit la mutation) et du modèle « darwinien » (la mutation préexiste et la variation environnementale 15. Sur l’évolvabilité, cf., parmi de nombreuses références : Griswold (2006), “Pleiotropic mutation, modularity and evolvability”, Evol. Dev., 8 @; Hendrikse et al. (2007), “Evolvability as the proper focus of evolutionary developmental biology”, Evol. Dev., 9 @; Pigliucci (2008), “Opinion - Is evolvability evolvable ?”, Nature Reviews Genetics, 9 (1) @ ; Wagner (2005), Robustness and Evolvability in Living Systems, Princeton University Press @.
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[les mondes darwiniens] la sélectionne parmi d’autres), plusieurs auteurs, comme James Mark Baldwin ou Igor Ivanovich Schmalhausen, ont tenté de trouver une voie médiane, que des auteurs récents, Marc Kirschner et John Gerhart, ont étudiée et modernisée sous le nom de « variation facilitée16 ». Ils partent du principe que tous les processus d’un organisme ne sont pas soumis aux mêmes contraintes. Certains, en assez petit nombre et universels, sont essentiels et apparus par le mécanisme classique de sélection naturelle. C’est le cas, d’après les auteurs, de « grands » processus comme la réplication de l’ADN, la traduction des protéines, le fonctionnement des membranes cellulaires ; ils sont très contraints. D’autres, beaucoup plus nombreux, relèvent de régulations qui peuvent être moins contraintes. Ces régulations jouent en fait sur des combinaisons d’effets des processus essentiels, et permettent d’explorer de nouvelles voies. D’après ce modèle, puisque chaque organisme a un comportement exploratoire large, une variation environnementale pourrait l’induire à se placer dans une gamme de fonctionnement donnée au sein de sa gamme explorable : c’est la variation facilitée. Point important, les mutations pourraient n’intervenir que dans un second temps pour stabiliser et renforcer certains états atteints. On voit ici que les auteurs, comme leurs prédécesseurs cités, empruntent une voie étroite entre les deux paradigmes (la mutation est chronologiquement postérieure à la variation environnementale, mais pas causée par elle, et la sélection demeure) qu’ils étayent d’arguments nombreux et souvent convaincants. Reste à trouver des moyens de déterminer le niveau de généralisation effectif de cette proposition qui est sans conteste une contribution majeure au débat en cours sur l’évolvabilité. Les variations génétiques, au sens classique du terme, sont-elles enfin, les seules transmissibles, puisque c’est ce qui nous intéresse ici ? Rien n’est moins sûr. Le champ de recherche que l’on décrit sous le nom générique d’épigénétique17, et qui est en renouveau depuis quelques années, s’emploie à montrer que d’autres variations peuvent éventuellement l’être. Des modifications de la méthylation des gènes – des modifications chimiques n’affectant pas la séquence d’ADN proprement dite mais qui peuvent avoir un impact fonctionnel – peuvent être, dans certaines circonstances, transmises à la descendance. De même, la position des chromosomes à l’intérieur du noyau est en partie 16. Kirschner & Gerhart (2005), The Plausibility of Life : Resolving Darwin’s Dilemma, Yale University Press @. 17. Cf. Heams, « Hérédité », section 5, ce volume.
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[thomas heams / variation] héritable de cellule mère à cellule fille et l’on sait que cette position peut aussi avoir un impact sur l’expression des gènes concernés. Il y a là aussi des sources de variations possibles, héritables, dont l’ampleur reste encore largement à mesurer. Les variations épigénétiques sont aussi parfois qualifiées de lamarckiennes, avec la même charge polémique potentielle que celle évoquée plus haut. 5 Conclusion
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n resterions-nous là que n’aurions abordé qu’une petite part de l’étendue de la variation dans le monde vivant, même si notre propos n’était pas, dans l’espace imparti, d’embrasser toutes ses formes, mais de donner les grandes lignes de ce qui reliait les variations aux dynamiques darwiniennes. Dans ce cadre, au sein des organismes, nous pourrions citer, avant de conclure, aux moins trois domaines où le couple variation/sélection a un rôle moteur dans l’accomplissement d’un processus. Le système immunitaire repose sur la possibilité qu’a l’organisme de synthétiser une combinatoire inouïe d’anticorps dont certains reconnaîtront un antigène, déclenchant une synthèse préférentielle de copies en grand nombre. Cette variabilité suivie d’une forme de sélection de certains variants peut être abordée dans une certaine mesure avec des dynamiques darwiniennes18. De même, la stabilisation sélective des neurones à l’origine du développement du système nerveux repose sur un comportement exploratoire de ceux-ci, suivi d’un renforcement d’un certain nombre de connexions initialement établies de manière aléatoire. Là aussi, on peut y voir une forme particulière de variation/sélection. Enfin, la dimension intrinsèquement aléatoire de l’expression des gènes suivie de la stabilisation de certaines combinaisons de ceux-ci pourrait être un mécanisme majeur de la différenciation cellulaire19. à tout le moins, cet aléa d’expression est attesté dans la génération de diversité nécessaire et suffisante au fonctionnement de certains organes. Si les exportations du darwinisme ont un spectre si étonnamment large, et ce livre en porte témoignage, c’est très souvent que ses importateurs relient l’existence d’une variation d’états de base à un processus de sélection de ces états. Outre les domaines abordés dans cet ouvrage, on peut citer pêle-mêle des propositions théoriques à des échelles très différentes, allant du « darwi-
18. Cf. Pradeu, ce volume. 19. Cf. Kupiec, ce volume.
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[les mondes darwiniens] nisme quantique » en physique des particules20, à la « sélection naturelle cosmologique » en astrophysique21, en passant par l’« évolution minérale » en géologie22. Les auteurs qui proposent d’utiliser, plus ou moins métaphoriquement, tout ou partie des dynamiques darwiniennes, le font notamment en prenant assise sur l’existence d’états variés à l’échelle considérée, et de la finitude des « ressources » qui peuvent induire une sélection de certains d’entre eux. Sans prétendre évaluer le degré de pertinence de ces exportations, on peut cependant se hasarder à souligner qu’elles démontrent au moins la vitalité d’une pensée de la variation. Comme le disait Friedrich Nietzsche alors qu’il découvrait avec enthousiasme la biologie de son temps, et notamment le fonctionnement du corps humain qu’il appelait la merveille des merveilles, « l’uniformité est pur délire23 ». C’est peut-être la plus belle définition lapidaire du vivant et de sa capacité à produire, par le jeu de la sélection naturelle, cette merveille-là, et tant d’autres.
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[thomas heams / variation] K Kirschner M.W. & Gerhart J.C. (2005), The Plausibility of Life : Resolving Darwin’s Dilemma, Yale UP. Kumar S. (2005), “Molecular clocks : four decades of evolution”, Nat. Rev. Genet., 6 (8) : 654662. M Müller-Lauter W. (1998), Physiologie de la volonté de puissance, Allia. P Parfrey L.W., Lahr D.J. & Katz L.A. (2008), “The dynamic nature of eukaryotic genomes”, Mol. Biol. Evol., 25 (4) : 787-794. Pigliucci M. (2008), “Opinion - Is evolvability evolvable ?”, Nature Reviews Genetics, 9 (1) : 7582. S Sebat J. et al. (2004), “Large-scale copy number polymorphism in the human genome”, Science, Jul 23, 305 (5683) : 525-528. Smolin L. (1992), “Did the Universe Evolve ?”, Classical and Quantum Gravity, 9 : 173-191. Smolin L. (2008), “The status of cosmological natural selection”, Cornell University Library . T Taddei F., Radman M., Maynard-Smith J., Toupance B., Gouyon P.-H. & Godelle B. (1997), “Role of mutator alleles in adaptive evolution”, Nature, Jun 12, 387 (6634). W Wagner A. (2005), Robustness and Evolvability in Living Systems, Princeton University Press. Watson J.D. & Crick F.H. (1953), “Molecular structure of nucleic acids ; a structure for deoxyribose nucleic acid”, Nature, Apr 25, 171 (4356) : 737-738. Z Zurek W. (2009), “Quantum Darwinism”, Nature Physics, 5 : 181-188.
Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 2
Thomas Heams
Hérédité
D
ans le contexte de la théorie de l’évolution, l’hérédité est un concept central. Quels que soient les mécanismes qui décrivent le succès reproductif différentiel d’un individu par rapport à ses congénères, comprendre la manière dont il transmet ses caractères à sa descendance est nécessaire et c’est cette transmission que l’on appelle hérédité. C’est aussi un sujet souvent présenté comme controversé, puisque l’on voit refaire régulièrement surface une potentielle « hérédité des caractères acquis » remise au goût du jour, qui marquerait la revanche posthume de Lamarck sur Darwin, et fragiliserait sinon ruinerait l’édifice théorique du darwinisme contemporain. Or il y a beaucoup d’approximations et d’erreurs dans ces différentes idées reçues, et il est pertinent de tenter ici une clarification et un éclairage. 1 Une notion polymorphe…
A
vant tout, rappelons que le concept d’hérédité préexiste évidemment aux théories biologiques. C’est avant tout une notion juridique certainement aussi vieille que la notion de propriété : tout ce qui concerne la transmission, patrimoniale ou symbolique, tout ce qu’on peut transmettre par héritage, un bien, une charge, un titre, peut être considéré comme héréditaire. Cette précision liminaire est indispensable pour comprendre la nécessité, quand on en revient à des considérations biologiques, de bien préciser à quel type d’hérédité on se réfère si l’on veut éviter les malentendus. En effet, on peut légitimement considérer qu’un comportement, donc un caractère acquis, peut être transmis à la descendance, soit individuellement et directement par l’éducation, soit statistiquement par l’effet de la reproduction sociale : cette hérédité sociale ou familiale d’un caractère acquis est possible puisqu’elle se place
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[les mondes darwiniens] sur un autre terrain que celui de l’hérédité génétique qui, elle, fonctionne différemment, comme nous l’allons illustrer ci-après. Les deux peuvent donc exister avec des règles différentes, il suffit de savoir de quoi on parle et de ne pas expliquer l’une avec les lois applicables à l’autre. Le questionnement sur l’hérédité biologique prend toute sa dimension quand, au cours du xixe siècle, les théories de transformation des espèces se développent, notamment sous l’impulsion de Jean-Baptiste Lamarck puis de Charles Darwin. C’est parce que l’on prend alors conscience qu’il y a une transformation qu’il devient crucial d’en comprendre les mécanismes, et de découvrir les déterminants physiques qui expliquent que des individus retiennent une partie, mais pas tous, des caractères de leurs parents. Dans son ouvrage fondateur, la Philosophie zoologique @, Lamarck va énoncer à cet effet sa deuxième loi qui va demeurer célèbre sous le nom d’« hérédité des caractères acquis » : Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l’influence constante des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps exposée, et par conséquent par l’influence de l’emploi prédominant de tel organe, ou par celle d’un défaut d’usage constant de telle partie, elle le conserve pour la génération de nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes, ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus.
Idée que l’on retrouve aussi dans la quatrième loi : Tout ce qui a été acquis, tracé ou changé dans l’organisation des individus, pendant le cours de leur vie, est conservé par la génération et transmis aux nouveaux individus qui proviennent de ceux qui ont éprouvé ces changements.
En terme plus concis, les individus transmettent à leur descendance les transformations induites par leur environnement, acquises au cours de leur vie, et qui leur ont permis de s’adapter aux conditions du milieu. L’exemple classique de l’allongement du cou de la girafe, choisi par Lamarck lui-même, s’expliquerait alors de la façon suivante : les girafes doivent aller chercher les feuilles en hauteur, elles ont donc tendance à étirer imperceptiblement leur cou à cet effet et transmettent cet acquis à leur descendance. Cette proposition s’est largement révélée fausse, comme on va le voir, même si certains mécanismes moléculaires récemment mis en évidence, qui seront abordés en fin de chapitre, semblent lui donner ponctuellement un regain de pertinence. Elle a longtemps contribué a alimenter la légende d’un Lamarck « perdant de l’histoire » face à un Darwin qui aurait pris un chemin théorique différent en pro-
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[thomas heams / hérédité] posant le mécanisme adéquat de « sélection naturelle ». Rien n’illustre mieux cette vision apocryphe de la réalité que l’érection d’un monument en 1909, au Jardin des Plantes à Paris, cent ans après la publication de la Philosophie zoologique, représentant Lamarck, aveugle et injustement oublié de tous sinon de sa fille, à rebours de toute vérité historique. Dans un contexte où la compétition des nationalismes français et britanniques était vive, notamment sur le plan colonial, l’opposition Lamarck-Darwin fut largement parasitée par des considérations politiques plus que biologiques. Et ce n’est que progressivement que l’apport majeur à la pensée biologique des travaux du grand naturaliste que fut Lamarck, ses milliers d’études sur des espèces contemporaines, ses centaines d’études sur des fossiles, a pu être réévaluée à sa juste mesure1. D’ailleurs, ses fameuses lois qui furent son fardeau historique n’étaient pas centrales dans son œuvre, et n’étaient que la transcription d’une idée largement partagée à l’époque, et dont l’intitulé demeuré célèbre, « hérédité des caractères acquis », fut d’ailleurs forgé par Charles Darwin lui-même, non pas pour la contredire mais précisément pour… l’endosser. Car contrairement à une idée largement répandue que seule une instrumentalisation rétrospective de l’histoire autoriserait, Darwin n’a en effet pas combattu ce principe avec ses propres théories. Dans son esprit, ces dernières ne lui paraissaient pas s’opposer au dit principe mais lui venir en complément, et il s’est battu avec acharnement, y compris dans les toutes dernières années de sa vie, pour démentir ceux qui voulaient restreindre ses travaux à « la sélection naturelle ». On dispose de lettres explicites où il revendique haut et fort, encore à cette époque, de très nombreux résultats précisément en ce qu’ils étaient compatibles avec l’hérédité des caractères acquis. Mais au delà de ces errances historiographiques, quelle est donc la différence fondamentale entre ces théories ? Darwin, dans sa définition de la sélection naturelle, va présupposer que la variation2 entre individus n’est pas tant le produit de l’action de l’environnement qu’une variation initiale, a priori : dans n’importe quelle population, des individus naissent différents les uns des autres et c’est sur la base de ces différences qui ne sont pas induites par l’environnement que la sélection va pouvoir opérer. Car, en lecteur du démographe Malthus, Darwin prend conscience d’une réalité numérique : les 1. Cf. notamment, en français, Corsi (2001), Lamarck. Genèse et enjeux du transformisme, 1770-1830, Éditions du CNRS et le site « Œuvres et rayonnement de JeanBaptiste Lamarck » @. (Ndd.) 2. Cf. Heams sur la variation, ce volume.
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[les mondes darwiniens] ressources disponibles ne peuvent suffire à une population qui croîtrait de manière géométrique. Dès lors, il est évident qu’une sélection naturelle agit comme un filtre, de sorte que seuls les plus aptes survivent et transmettent leurs caractères à leur descendance. Il n’y a ainsi plus besoin non plus de postuler une quelconque « force vitale », une force cachée qui présiderait à une évolution orientée. C’est l’une des idées les plus décisives de Darwin, peut-être nourrie de son action de collectionneur infatigable : postuler l’hétérogénéité de base dans une population comme source dynamique d’une sélection non pas orientée mais simplement inévitable dans un contexte de ressources limitées. Ainsi il sort de la pensée « lamarckienne » stricte, où individus et populations ne sont pas clairement dissociés, et où les organismes se transformeraient au gré des circonstances, en fonction de leurs besoins, sans que soit réellement invoquée une quelconque pression de sélection à le faire. Mais comme on l’a vu, il ne s’y oppose pas personnellement. Il défendra même une théorie mécaniste de l’hérédité des caractères acquis, la « pangenèse », dont les origines remontent à l’Antiquité, défendue par Hippocrate et Démocrite, qui se retrouve encore sous la plume de Buffon, et dont Darwin sera l’un des derniers partisans avant qu’elle ne rejoigne définitivement le musée des curiosités théoriques oubliées. D’après la version darwinienne, il fallait envisager que des émanations de toutes les parties du corps, qu’il nomme « gemmules », et qui embarquent les caractéristiques de leur organe de provenance, se concentrent dans les organes reproducteurs. Par ce mécanisme, ces gemmules intégreraient les modifications subies par leur organe d’origine au cours de la vie, et rendraient donc héréditaires ces caractères acquis. Ultérieurement, la recherche a impitoyablement balayé ces spéculations. Mais telle est la situation à la mort de Darwin, où l’on n’opposait pas le « darwinisme » au « lamarckisme », néologismes à peine forgés à l’époque : la première théorie était vue comme complémentaire de la seconde, mais ne l’invalidant pas formellement. Deux avancées scientifiques, au moins, allaient cependant changer la donne. 2 Les réfutations de l’hérédité des caractères acquis
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a plus retentissante provient d’August Weismann et sa « théorie de la continuité du plasma germinatif 3 », qu’il proposa dans les années suivant immédiatement la mort de Darwin. à la suite d’Ernst Haeckel, qui avait proposé dès 1876 une théorie de l’hérédité « particulaire », Weismann, s’intéressant aux 3. Weismann (1892), Das Keimplasma : Eine Theorie der Vererbung, G. Fischer @.
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[thomas heams / hérédité] organismes multicellulaires, défendit la thèse de la séparation stricte, physique et physiologique, entre cellules reproductrices – le germen ou plasma germinatif – comportant les « molécules germinales » et celles constituant le reste de l’organisme – le soma. En instituant cette séparation, en montrant qu’elle avait lieu très tôt dans le développement de l’embryon, il interdisait par voie de conséquence directe toute influence du soma sur le germen, et donc toute hérédité des caractères acquis. Ce qui était transmis de génération en génération était ce qui était présent dès la naissance (et donc pas modifié au cours de la vie) dans le germen, plus précisément dans les noyaux des cellules reproductrices, et même dans ces filaments colorables que l’on commençait à y observer et qu’on appellerait vite des chromosomes, après avoir porté le nom théorique d’idioplasmes, selon la théorie corpusculaire de l’hérédité proposée par le botaniste suisse Carl Wilhelm von Naegeli en 1884 et qui exerça une grande influence. C’est bien l’idée d’une substance héréditaire qui était ici renforcée, même si sa continuité fut un temps questionnée car avec les techniques de l’époque, ces chromosomes semblaient, à tort, apparaître et disparaître à différentes phases du cycle cellulaire. La seconde avancée lui est paradoxalement antérieure, mais fut longtemps confidentielle. Elle est le fruit des travaux de botanique d’un moine de Moravie, Johann Gregor Mendel, qui exposa en 1865, devant une société de naturalistes qu’il avait contribué à fonder, les résultats de ses travaux d’hybridations de différentes variétés de pois4. Ce faisant, il met en évidence les lois qui seront redécouvertes au tournant du xxe siècle et qui ne trouveront qu’alors leur juste place dans la théorie de l’hérédité. Il montre notamment que la transmission d’un caractère élémentaire (aspect du pois : ridé ou lisse) peut s’expliquer grâce à un hypothèse simple : la présence de facteurs matériels au nombre de deux et dont l’un ou l’autre va se transmettre au cours du croisement, de sorte que l’individu résultant en récupère un de chaque parent et reconstitue un stock de deux par caractères. La combinatoire de ces facteurs chez le descendant, issue d’un tirage aléatoire, explique par des effets de dominance et de récessivité les proportions de telle ou telle version du caractère (ridé ou lisse). Observer ces proportions nécessite de pouvoir avoir un grand nombre d’individus par génération, aussi le choix des plantes était particulièrement adapté. Ainsi, sur la base de ces observations statistiques, Mendel déduit une 4. Mendel (1865), “Versuche über Pflanzen-Hybriden”, Verhandlungen des natur-forschenden Vereines in Brünn, vol. IV @.
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[les mondes darwiniens] réalité matérielle : il postule l’existence de déterminants internes discrets (i.e. discontinus), transmis de génération en génération, et qui agiraient sans se mélanger ou se contaminer, mais au contraire en gardant leur individualité. On peut souligner ici, même si l’on va voir plus loin que génétique et darwinisme n’ont pas toujours semblé compatibles, que Darwin avait lui aussi souligné, à la lueur de ses très nombreuses observations sur la sélection artificielle (végétale ou animale) la relative indépendance des caractères particuliers les uns par rapport aux autres, et les phénomènes de latence où des caractères réapparaissaient après des éclipses de quelques générations. Phénomène que Naegeli – qui, lui, connaissait Mendel et correspondait avec lui – contribuera aussi à expliquer, en insistant sur le rôle combinatoire que pouvaient avoir la fécondation et la rencontre de substances héréditaires mâles et femelles, dans le dévoilement des caractères. Quand Hugo de Vries (Hollande), Carl Correns (Allemagne) et Erich von Tschermak (Autriche) redécouvrirent de manière indépendante les lois de Mendel en 1900, les généralisèrent aux animaux et leur donnèrent le retentissement adéquat, les éléments se mettaient ainsi en place : • On avait localisé une substance héréditaire. • On avait établi des lois statistiques qui expliquaient que cette substance comportait des composants qui se transmettaient et qu’on allait appeler les gènes. • On avait mis en évidence que les combinaisons de gènes avaient un impact sur le caractère hérité. La génétique, science des lois et des bases matérielles de l’hérédité biologique, était née. 3 L’essor et le développement de la génétique
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endant ses jeunes années, cette jeune discipline (le nom est forgé par William Bateson en 1906) sembla s’opposer aux théories darwiniennes, le débat se cristallisant autour de l’ampleur du rôle des mutations. De Vries insistait sur l’importance des « mutations », terme qu’il introduit d’ailleurs en 1900 et dans la foulée, le concept de « mutationnisme », quand bien même on ne savait bien sûr pas à l’époque ce que pouvaient être, matériellement, ces « mutations5 ». Cette école emmenée par Bateson s’opposa vigoureusement à celle qui se déclarait fidèle au darwinisme et qui était marquée par 5. Cf. Heams sur la variation, ce volume.
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[thomas heams / hérédité] une approche plus gradualiste, dont le principal représentant est Karl Pearson. Le débat avait d’ailleurs commencé avant la phase « mendélienne », et dura plusieurs années après. Alors que les mutationnistes ou « mendéliens » avaient une vision discontinue du processus d’évolution, n’accordaient de l’importance qu’aux grandes mutations, ne laissant à la sélection naturelle qu’un rôle d’élimination des mutations défavorables, les gradualistes, ou « biométriciens », défendaient la valeur sélective des petites variations, qui semblait cependant difficile à mettre en œuvre expérimentalement (car il était difficile d’en distinguer les composantes génétiques et environnementales). Les gradualistes semblèrent un temps perdre la main. C’est aussi à cette époque, dans les années 1910-1920, que, parallèlement, les travaux de Thomas Hunt Morgan sur les mouches drosophiles démontrèrent que les gènes étaient localisés linéairement sur les chromosomes, prouvant le bon accord entre les lois de Mendel et les mouvements de chromosomes pendant la méiose. Ces avancées ouvraient une nouvelle approche de la génétique, dans la recherche précise de la matérialité moléculaire de ses déterminants. La réévaluation du « darwinisme » tel qu’il se décrivait à l’époque, ou plutôt de l’école gradualiste, fut permise par une compréhension améliorée de l’action des gènes. On prit conscience, par des expériences de sélection expérimentale, de l’aptitude de celle-ci à retenir des caractères polygéniques, c’est-à-dire gouvernés par plusieurs gènes. La jonction entre les deux écoles put ainsi progressivement s’opérer : les caractères qui apparaissaient comme continus et régressant vers une moyenne de génération en génération pouvaient en fait s’expliquer en se décomposant en une somme de petits caractères élémentaires, et l’hérédité moyenne put intégrer progressivement le cadre mendélien. Celle-ci était observée sur des populations de taille limitée, là où la probabilité de la présence des phénotypes extrêmes était faible en raison du grand nombre de gènes impliqués dans le caractère considéré. Le cadre unitaire d’une théorie évolutionniste de l’hérédité était donc prêt, et sous l’impulsion de Ronald A. Fisher et J.B.S. Haldane (Angleterre), et de Sewall Wright (États-Unis), la génétique des populations pouvait naître dans les années 19306. Cette discipline se donna pour but d’envisager la notion d’évolution sous l’angle de celle des fréquences, dans une population, des différentes formes (ou allèles) de gènes donnés de génération en génération. 6. Sur Haldane, voir la biographie que lui consacre Simon Gouz, aux éditions Matériologiques, à paraître en 2012. (Ndé.)
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[les mondes darwiniens] Dans cette discipline, on ne s’intéresse plus tant aux gènes transmis dans une lignée, mais on se place plutôt à l’échelle de la population vue comme un gros ensemble d’allèles de fréquences données. La génétique des populations repose sur un équilibre de base, dit de Hardy-Weinberg, qui découle des lois de Mendel et décrit que, sous des conditions théoriques données (notamment un croisement équiprobable des individus, une taille de population « très grande » sinon infinie), la fréquence des allèles dans une population reste constante au cours des générations. La sélection naturelle pouvant venir perturber cet équilibre, son action sera ainsi mesurable et quantifiable, même s’il importe alors d’être capable de bien la caractériser, car d’autres dynamiques peuvent être perturbatrices (mutations, migrations) des fréquences du pool génique. Au sein d’une masse impressionnante de travaux, ont peut ici mentionner ceux de Fisher qui démontrèrent le pouvoir de la sélection naturelle comme cause première des changements évolutifs dans des populations soumises aux lois de Mendel7. Haldane, lui, travailla notamment sur des données devenues célèbres, obtenues sur des populations du papillon Biston betularia, dont on observait que les individus de couleur noire devenaient majoritaires en réponse au noircissement des arbres par les activités industrielles humaines8, une preuve expérimentale éclatante de sélection naturelle pour des capacités de camouflage. Wright, enfin, compléta cette série de démonstrations fondatrices en introduisant le concept de dérive génétique, décrivant une répartition au hasard des allèles dans des populations à effectif réduit (cas d’un goulot d’étranglement) ; cette dynamique pouvant conduire elle aussi à une perturbation plus ou moins pérenne des fréquences d’allèles, voire à la disparition de certains d’entre eux. L’ensemble de ces apports, scellant durablement sinon définitivement la complémentarité de la génétique et des sciences de l’évolution, était alors presque mûr pour converger dans les années 1940 vers une théorie synthétique de l’évolution, dont le promoteur le plus célèbre est Ernst Mayr. Mais avant de poursuivre, on doit ici mentionner un cas d’école de l’instrumentalisation de la science et qui n’est pas pour rien dans le caractère polémique récurrent de l’hérédité des caractères acquis. 7. Sur tous ces points, cf. Huneman, ce volume. 8. Kettlewell (1955), “Selection experiments in Industrial Melanism in the Lepidoptera”, Heredity, 9 (3) @.
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[thomas heams / hérédité] 3.1 Intermède : le lyssenkisme, une affabulation criminelle à propos de l’hérédité Resté tristement célèbre sous le nom de lyssenkisme, cet épisode humainement et scientifiquement dramatique a pour théâtre l’URSS des années 1940. Parce qu’il considère la génétique moderne comme incompatible avec le communisme, l’influent agronome Trofim Lysenko, en cour auprès de Staline, va lancer une campagne acharnée contre elle, appelant à purger la science « du mendélisme-morganisme-weismannisme, [pour] bannir le hasard de la biologie ». Dans de violentes attaques d’une mauvaise foi abyssale, Lysenko mélange les avancées scientifiques et l’interprétation idéologique qui peut en être faite, et dénonce ainsi pêle-mêle – et parfois de manière contradictoire – l’importance du hasard comme une attaque contre le déterminisme philosophique, l’idée d’une « substance de l’hérédité » comme un principe magique, et plus globalement la non-hérédité des caractères acquis comme non compatible avec la doctrine d’État de transformation de l’homme par la révolution communiste. En conséquence, la génétique est clouée au pilori comme science bourgeoise, sinon totalitaire (Lysenko, il est vrai, est providentiellement aidé en cela par une autre instrumentalisation de la génétique par « le camp d’en face » : plusieurs généticiens allemands de renom avaient apporté leur caution au racisme théorique fondateur du nazisme). Ce sommet du confusionnisme scientifico-politique aurait pu rester un délire solitaire mais Lysenko, au faîte de son pouvoir, instaura une pseudo-doctrine centrée sur le métabolisme, reposant largement sur l’hérédité des caractères acquis, et sous son influence, la génétique fut laminée en URSS, et les généticiens eux-mêmes furent l’objet d’une politique meurtrière, en conséquence de quoi l’Union Soviétique disparut pendant longtemps de la carte de la recherche en biologie, au moins jusqu’à ce que le désastre agricole que cette situation engendra devienne si criant que Lysenko dût abandonner son poste de président de l’Académie des sciences agricoles en 19629. Cet épisode traumatique de l’histoire des science explique en grande partie, sans forcément le justifier, que toute résurgence du débat sur l’hérédité des caractères acquis ait tendance, depuis, à être accueilli avec une méfiance certaine, ou qu’à tout le moins on vérifie au préalable si elle ne recèle pas une dimension idéologique non avouée. 9. Gratzer (2005), « L’affaire Lyssenko, une éclipse de la raison », Médecie/Sciences, 21 @.
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[les mondes darwiniens] 4 L’ADN, support moléculaire de l’hérédité génétique
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estait donc, pour qu’une synthèse évolutive soit possible, à identifier définitivement et précisément le support matériel de l’hérédité. On a vu qu’il avait été localisé très tôt sur les chromosomes, sans que sa nature moléculaire soit pour autant connue. Il a d’ailleurs longtemps été postulé que les gènes seraient constitués de protéines, comme on peut encore le lire par exemple dans l’ouvrage d’Erwin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ?, publié en 1944. Les travaux d’Oswald Avery, Colin McLeod et Maclyn McCarty dans les années 1940, complétés par ceux d’Alfred Hershey et Martha Chase à l’orée des années 1950, démontrèrent que la molécule héréditaire était l’acide désoxyribonucléique, qui serait vite popularisé sous le nom d’ADN. C’est enfin James Watson et Francis Crick qui parachevèrent l’édifice, en publiant en 1953 un court article dans la revue Nature révélant la structure de l’ADN (et oubliant au passage de créditer l’apport décisif de Rosalind Franklin à ces travaux)10. Cette molécule possédait au moins deux caractéristiques qui fournissaient la réponse moléculaire potentielle à plus d’un siècle d’interrogations sur l’hérédité : (i) l’ADN est une longue molécule constituée d’une séquence de petites unités moléculaires de quatre types (adénosine, guanosine, thymidine, cytidine), qui rend possible le stockage d’une information, et qui peut muter11 ; (ii) l’ADN est une molécule à double brin qui peuvent se dissocier et ainsi transmettre la même information aux deux cellules-filles issues d’une division cellulaire. La molécule d’ADN était le support matériel crédible des gènes décrits par Mendel, et compatible avec les lois de transmission qu’il avait proposées presque quatre-vingt-dix ans auparavant. En parallèle, chaque avancée nourrissant les suivantes, on progressa graduellement dans la compréhension de la relation entre le matériel génétique et l’expression des caractères. Sur le plan moléculaire, cette question se résuma à celle de la relation entre les gènes (porteurs d’information) et les protéines (effecteurs). Cette relation fut comprise par la découverte du code génétique, c’est-à-dire la correspondance précise qui existe entre la séquence d’ADN et celle des protéines codées. Ce code génétique se révéla universel, à quelques sporadiques exceptions près : non seulement l’ADN et les protéines étaient des molécules universelles dans le vivant mais l’était aussi la manière de pas10. Watson & Crick (1953), “A Structure for Deoxyribose Nucleic Acid”, Nature, 171 @. 11. Cf. Heams sur la variation, ce volume.
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[thomas heams / hérédité] ser de l’une à l’autre. Ces universalités plaidaient fortement pour une unicité fondamentale du monde vivant. Cette somme de résultats fut la rampe de lancement d’une nouvelle discipline : la biologie moléculaire. Crick énonça, sans en mesurer d’abord le caractère péjoratif, ce qu’il appela le « dogme central de la biologie moléculaire » (1958) : l’information contenue dans les gènes ne peut aller que dans une direction, de l’ADN aux protéines en passant par l’intermédiaire ARN. Cette unidirectionnalité était d’ailleurs, à sa manière, une réécriture moléculaire du principe de non-hérédité des caractères acquis : toute modification des protéines ne saurait être gravée, par un quelconque flux rétrograde d’information, dans le marbre de l’ADN, et donc pas non plus transmis à la génération cellulaire. Ce « dogme » contribua largement à forger une vision génocentrée du vivant, où tout procède de l’ADN. Il est cependant nécessaire de rappeler ici que toute notion de centre en biologie est illusoire, sinon suspecte. En l’espèce, l’ADN code certes les protéines, mais les protéines sont en retour nécessaires pour la duplication et la réparation de l’ADN : le réseau de relations entre ces acteurs moléculaires n’est donc, lui, pas unidirectionnel. Avait-on, dès lors, définitivement percé les secrets de l’hérédité biologique ? Certes non, comme on va le décrire dans la suite, mais il convient de mesurer le haut niveau de généralité des phénomènes décrits à ce stade. La duplication et la conservation de l’ADN, tout comme sa possibilité de muter, générant ainsi de la variation qui ouvre la porte à une sélection naturelle en aval, sont des caractéristiques communes à tous les être vivants, uni- ou pluricellulaires, procaryotes ou eucaryotes. En cela, ils sont utiles pour comprendre les relations entre espèces, en comparant les gènes, en supposant une origine commune à ceux qui se ressemblent ; ils permettent de reconstituer une histoire évolutive des organismes – les voisinages plus ou moins proches entre espèces témoignant de leur divergence plus ou moins récente –, voire, à tenter de reconstituer une histoire globale de la vie, et tenter d’en percer les origines, au moins génétiques. 5 D’autres hérédités
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énétique des populations et biologie moléculaire ont donc permis de décrire l’hérédité à plusieurs échelles. Les lois de Mendel concernent les croisements, et donc les organismes à reproduction sexuée ; la découverte de l’ADN les a ancrées solidement, et a, d’une certaine manière, élargi ce spectre puisqu’elle a permis de comprendre, de manière unitaire, les bases de la transmission de matériel génétique aussi bien dans ce contexte que dans celui des divisions
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[les mondes darwiniens] bactériennes. Dans ce dernier cas, il ne s’agit plus de comprendre comment deux gamètes se rencontrent pour donner un individu inédit, mais de décrire comment une cellule peut se diviser en deux en fournissant la même séquence d’ADN aux deux cellules filles. Cependant, d’autres mécanismes d’hérédité peuvent être mentionnés12, qui traduisent la réalité plus complexe des phénomènes biologiques. Ils seront abordés successivement dans les sections suivantes. 5.1 Transferts horizontaux On sait depuis les années 1950 que les bactéries peuvent aussi échanger du matériel génétique par des phénomènes dits de transfert horizontal (ou latéral), dans lequel des portions d’ADN peuvent passer d’une bactérie à l’autre (d’espèces éventuellement différentes) et modifier le patrimoine génétique de la receveuse, par des mécanismes variés et vraisemblablement pas encore tous bien connus, allant de contacts entre bactéries à la captation de molécules d’acides nucléiques présentes librement dans le milieu. En ce qu’il est une transmission de matériel génétique, c’est bien un mécanisme d’hérédité. Puisque ce mécanisme peut aboutir à la formation d’un génome nouveau, car modifié par cet apport extérieur, on l’assimile a une forme de protosexualité. L’ampleur de ces transferts horizontaux de gènes est une des questions brûlantes de la microbiologie : en effet, une pondération de son importance relativement à celle du transfert vertical (transmission « classique » d’ADN de division en division) est nécessaire pour comprendre les dynamiques de la diversité génétique, et pour mieux décrire les relations phylogénétiques entre espèces procaryotes. Plus ces transferts sont importants, plus la représentation des relations entre espèces sous forme d’arbres phylogénétiques est périlleuse ! Il a été aussi montré que ce phénomène n’est pas restreint aux bactéries : des échanges de matériel génétique similaires peuvent impliquer des levures, qui sont des eucaryotes unicellulaires. Enfin, certains mécanismes de transfert horizontal font aussi appels aux virus comme agents de dissémination de portions génomiques d’une cellule à l’autre et donc parfois d’un individu, voire d’une espèce à l’autre. 5.2 Hérédité cytoplasmique Lors de la reproduction sexuée, si les spermatozoïdes semblent contribuer à la fécondation presque exclusivement par l’apport de matériel génétique, il 12. Maurel & Kanellopoulos-Langevin (2008), “Heredity, Venturing Beyond Genetics”, Biol. Reprod., 79 @.
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[thomas heams / hérédité] n’en va pas de même pour l’ovule. Ce gamète femelle apporte aussi, bien sûr, son lot de chromosomes mais aussi son cytoplasme, qui contient notamment un grand nombre de mitochondries. On a montré que ces organites cellulaires étaient le témoignage de l’endosymbiose ancienne d’une bactérie par une cellule, bactérie dont ils sont les descendants. Au cours des générations cellulaires, ces organites se sont quasiment vidés de leur génome, mais pas entièrement. Par voie de conséquence directe, les gènes encore présents dans ces mitochondries sont transmis de génération en génération quasi uniquement par la voie de la mère et, mutant peu, ils sont un bon matériau pour, par exemple, suivre l’évolution de l’espèce humaine depuis 150 000 ans. Il est à noter que les gènes qui ont été « perdus » par les mitochondries (ou, dans le même ordre d’idée, par les chloroplastes chez les végétaux, vraisemblablement aussi issus d’une endosymbiose) n’ont pas « disparu ». Ils ont été, pour certains d’entre eux, intégrés au génome nucléaire, en une sorte de transfert horizontal intracellulaire. Quantitativement, le génome mitochondrial humain contient peu de gènes (moins d’une quarantaine, à comparer aux dizaines de milliers du génome nucléaire), mais la quantité d’ADN impliquée peut être importante si l’on considère qu’un ovocyte peut contenir jusqu’à 250 000 mitochondries. On doit enfin mentionner que les ovules contiennent aussi une quantité importante d’ARN stockés lors de la gamétogenèse, qui seront utilisés après la fécondation pendant les premières stade de division de l’embryon, avant que sa machinerie moléculaire d’expression de ses propres gènes ne se mettent en route. Il y a donc là une hérédité « transitoire » à prendre en compte, même si ces ARN sont vite dégradés et ne se transmettent pas individuellement de génération en génération. 5.3 L’hérédité mosaïque : le microchimérisme L’idée selon laquelle un organisme est composé de cellules descendant toutes d’une œuf fécondé est à nuancer. D’abord, il vit en symbiose avec un nombre gigantesque de bactéries qui, même si elles ne sont pas « lui », lui sont néanmoins indispensables : pensons notamment aux bactéries de la flore intestinale, qui sont largement plus nombreuses que le nombre de cellules de l’organisme lui-même ! Ces bactéries sont transmises de génération en génération par l’allaitement, et l’on peut donc légitimement parler d’une forme, particulière certes, mais indiscutable d’hérédité de celles-ci. Il existe, de plus, une autre catégorie de cellules exogènes qui sont présentes dans l’organisme de certains individus : on sait que des cellules embryonnaires peuvent rester dans la circulation
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[les mondes darwiniens] maternelle jusqu’à vingt-sept ans après la naissance ! Réciproquement, on a montré que des cellules maternelles passaient en petit nombre chez l’embryon via la circulation, et chez le nouveau-né via l’allaitement. Leur origine même est multiple, puisqu’elles peuvent provenir de la mère, bien sûr, mais aussi de la grand-mère, ou encore d’un grossesse antérieure et ainsi passer dans la fratrie. Ces phénomènes ne sont pas de nature à bouleverser les lois de l’hérédité puisqu’ils ont lieu en parallèle à la lignée germinale, et qu’ils concernent un nombre très limité de cellules, mais même s’ils sont quantitativement de faible importance, il pourraient être mis en relation avec certaines maladies, comme par exemple la transmission mère-enfant du VIH. 6 Une hérédité non mendélienne : le « retour » de l’épigénétique
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ès 1946, Conrad Waddington avait forgé le terme « épigénétique » pour évoquer les interactions entre les gènes et l’environnement qui conduisent à la réalisation du phénotype. Par ce concept, qu’il avait illustré sous la forme de « paysage épigénétique », il défendait l’idée qu’un même génotype pouvait donner lieu à plusieurs phénotypes différents, comme on peut évidemment l’observer dans des organismes multicellulaires où plusieurs tissus existent et sont pourtant formés de cellules génétiquement identiques. Cela s’applique aussi au constat de différences phénotypiques significatives pouvant exister entre jumeaux monozygotes. Le terme « épigénétique » a effectué un retour en force ces dernières années13 quand des phénomènes moléculaires sont venus expliquer des formes d’hérédité qui ne semblaient pas suivre les lois de Mendel, dites en conséquence « non mendéliennes ». Les mécanismes épigénétiques sont d’une grande complexité, de sorte qu’il est actuellement difficile d’en avoir une vue d’ensemble cohérente. On peut néanmoins énoncer succinctement ici les plus étudiés à ce jour, sinon les plus significatifs. On sait notamment que certains segments de l’ADN peuvent être ou non méthylés (une modification chimique sur les cytosines), que cet état méthylé ou non est conservé au travers de la mitose, et que celui-ci a une influence sur l’expression du gène concerné. En bref, il ne suffit plus de connaître la séquence d’un 13. Jablonka & Lamb (1995), Epigenetic Inheritance and Evolution : the Lamarckian Dimension, Oxford University Press @ ; idem (2005), Evolution in Four Dimensions : Genetic, Epigenetic, Behavioral, and Symbolic Variation in the History of Life, MIT Press @.
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[thomas heams / hérédité] gène, mais aussi ce genre de modification dite « épigénétique » pour pouvoir prédire le phénotype. Ces modifications peuvent concerner la méthylation de l’ADN mais aussi l’acétylation (une autre modification chimique) des histones, qui sont des protéines impliquées dans le compactage de la chromatine. Selon certains auteurs, l’épigénétique au sens large va aussi inclure certains mécanismes comme l’interférence ARN (un mécanisme qui peut impliquer de courts ARNs dans le maintien de la chromatine dans un état « silencieux » sur plusieurs générations cellulaires), voire la topologie de l’ADN lui-même. Il est impossible d’entreprendre ici une description détaillée de l’état des connaissances sur chacun d’eux, aussi nous nous contenterons de voir brièvement dans quelle mesure ces caractéristiques épigénétiques sont héréditaires, car il se trouve que certaines modifications épigénétiques semblent fortement pouvoir l’être. La méthylation des gènes, qui peut être différente sur deux allèles en fonction de l’origine parentale (on parle alors d’empreinte), est un phénomène qui subit une première reprogrammation globale pendant la gamétogenèse, puis après la fécondation, en subit une seconde vague aux alentours du stade blastocyste. Or il se trouve que certains gènes particuliers sont plus résistants que d’autres à ces vagues de déméthylation/reméthylation globales, et peuvent, dans une certaine proportion, conserver leur statut propre d’une génération à la suivante. Si ce statut est acquis pendant le temps qui sépare la fécondation de l’apparition de la lignée germinale, il devient alors potentiellement transmissible en une forme d’épi-hérédité d’un caractère acquis14. En 2005, des travaux chez la plante modèle de laboratoire Arabidopsis thaliana ont tendu à montrer que de l’information génétique non contenue dans l’ADN pouvait être héritée sur plusieurs générations, par un mécanisme encore incompris mais faisant vraisemblablement appel à de l’ARN transgénérationnel15. De même, en 2006, des travaux retentissants16, même si encore isolés, ont montré que chez certains mutants de souris, certains ARN produits pendant la spermatogenèse peuvent être transmis à la descendance et expliquer des phénotypes que le génotype des descendants n’expliquerait pas. En outre, ces phénotypes semblent même pouvoir être observés à la génération suivante. 14. Whitelaw & Whitelaw (2006), “How lifetimes shape epigenotype within and across generations”, Hum. Mol. Genet., Oct 15, Spec No 2 @. 15. Lolle et al. (2005), “Genome-wide non-mendelian inheritance of extra-genomic information in Arabidopsis”, Nature, 434 (7032) @. 16. Rassoulzadegan et al. (2006), “RNA-mediated non-mendelian inheritance of an epigenetic change in the mouse”, Nature, 441 (7092) @.
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[les mondes darwiniens] Terminons ce trop bref tour d’horizon des avancées récentes en épigénétique par une remarque sur la topologie de l’ADN. Les chromosomes, souvent popularisés sous leur forme de bâtonnets, n’ont en fait cette apparence que pendant une phase très brève du cycle cellulaire. Le reste du temps, ils sont décondensés dans le noyau, de sorte que l’ADN qu’ils contiennent peut être lu et exprimé par la cellule. Cependant, il a été montré que même pendant cette phase de décondensation, les chromosomes occupaient des espaces assez bien définis dans le noyau, les territoires chromsomiques17, ne se mélangeaient pas, et que ces positions relatives étaient corrélées dans une certaine mesure avec le niveau d’expression des gènes qu’ils portent. Or il se trouve qu’on peut observer, d’une cellule mère à cellules filles, ces positions relatives des chromosomes les uns par rapport aux autres ont une certaine héritabilité, souple, se dégradant de génération cellulaire en génération cellulaire, mais significative néanmoins. Il n’est donc pas à exclure que ce paramètre soit aussi l’objet d’une forme de sélection cellulaire18. Il est trop tôt pour mesurer l’ampleur exacte de ces phénomènes d’hérédité épigénétique. Le terme d’« épigénétique » peut même être inquiétant si l’on se réfère au précédent historique des épicycles ptoléméens, qui étaient des explications ad hoc s’accumulant pour rendre compte de mouvements planétaires, que la théorie de base de l’époque, qui mettait à tort la Terre au centre de l’Univers, était impuissante à décrire. La multiplication d’explications ad hoc est généralement le signe avant coureur de l’épuisement d’une théorie scientifique : ces épicycles devinrent inutiles quand, grâce à la théorie héliocentrique, on accepta l’idée que la Terre tournait autour du Soleil et pas l’inverse. En est-il de même avec la génétique, la science de l’hérédité ? L’épigénétique, qui il est vrai ressemble aujourd’hui à une collection de faits qui se surajoutent à la théorie de base, est-elle un tel signe avant-coureur d’épuisement de la génétique, ou bien ces phénomènes sont-ils des curiosités ponctuelles ? Il est troublant dans ce cas d’en trouver autant d’exemples dans les espèces modèles les plus courantes. Mais sont-ils pour autant le levier d’une réactualisation potentielle de l’hérédité des caractères acquis ? Une certaine prudence incite à pronostiquer que même s’il peuvent en être un avatar, ils ne 17. Cremer & Cremer (2001), “Chromosome territories, nuclear architecture and gene regulation in mammalian cells”, Nat. Rev. Genet., Apr., 2 (4) @. 18. Parada et al. (2002), “Conservation of relative chromosome positioning in normal and cancer cells”, Curr. Biol., 12 (19) @.
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[thomas heams / hérédité] remettent pas en cause fondamentalement les dynamiques que des décennies de génétique des populations ont décrites et qui semblent être le terrain de jeu de la sélection naturelle. Reste qu’ils peuvent avoir des rôles fonctionnels déterminants : il faut donc œuvrer sans dogmatisme à leur donner leur juste place dans notre compréhension globale de l’hérédité.
Références bibliographiques19 C Corsi P. (2001), Lamarck. Genèse et enjeux du transformisme, 1770-1830, Paris, Éditions du CNRS. Cremer T. & Cremer C. (2001), “Chromosome territories, nuclear architecture and gene regulation in mammalian cells”, Nat. Rev. Genet., Apr., 2 (4) : 292-301. G Gratzer W. (2005), « L’affaire Lyssenko, une éclipse de la raison », Médecie/Sciences, 21 : 203-206. J Jablonka E. & Lamb M.J. (1995), Epigenetic Inheritance and Evolution : the Lamarckian Dimension, Oxford, Oxford UP. Jablonka E. & Lamb M.J. (2005), Evolution in Four Dimensions : Genetic, Epigenetic, Behavioral, and Symbolic Variation in the History of Life, Cambridge, Mass., MIT Press. K Kettlewell B. (1955a), “Selection experiments in Industrial Melanism in the Lepidoptera”, Heredity, 9 (3) : 323-342. L Lolle S.J., Victor J.L., Young J.M. & Pruitt R.E. (2005), “Genome-wide non-mendelian inheritance of extra-genomic information in Arabidopsis”, Nature, Mar 24, 434 (7032) : 505509. M Maurel M.-C. & Kanellopoulos-Langevin C. (2008), “Heredity, Venturing Beyond Genetics”, Biol. Reprod., 79 : 2-8 19. Cet article s’est nourri des entrées « Génétique », « Hérédité », « Mendel », « Lysenko », « Hérédité des caractères acquis », in P. Tort (dir.) (1996), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, PUF et de l’entrée « Gène », in D. Lecourt (dir.) (1999), Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, PUF. Plusieurs éléments concernant l’hérédité cytoplasmique et l’hérédité mosaïque ont pour source l’article suivant et ses références internes : Maurel & KanellopoulosLangevin (2008), “Heredity, Venturing Beyond Genetics”, Biol. Reprod., 79 @, qui constitue une excellente introduction aux différentes sortes d’hérédité.
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[les mondes darwiniens] Mendel J.G. (1865), “Versuche über Pflanzen-Hybriden”, Verhandlungen des natur-forschenden Vereines in Brünn, vol. IV. (Trad. ang. par C.T. Druery & W. Bateson, “Experiments in Plant Hybridization”, sur <www.mendelweb.org>.) P Parada L.A., McQueen P.G., Munson P.J. & Misteli T. (2002), “Conservation of relative chromosome positioning in normal and cancer cells”, Curr. Biol., Oct 1, 12 (19) : 1692-1697. R Rassoulzadegan M., Grandjean V., Gounon P., Vincent S., Gillot I. & Cuzin F. (2006), “RNAmediated non-mendelian inheritance of an epigenetic change in the mouse”, Nature, May 25, 441 (7092) : 469-474. S Schrödinger E. (1944), What is Life ?, Cambridge UP. (Trad. fr., Qu’est-ce que la vie ?, Point Seuil 1993.) W Watson J.D. & Crick F.H.C. (1953), “A Structure for Deoxyribose Nucleic Acid”, Nature, 171 : 737-738. Weismann A.F.L. (1892), Das Keimplasma : Eine Theorie der Vererbung, Jena, G. Fischer. Whitelaw N.C. & Whitelaw E. (2006), “How lifetimes shape epigenotype within and across generations”, Hum. Mol. Genet., Oct 15, Spec No 2 : R131-137.
Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 3
Philippe Huneman
Sélection
L’
Origine des espèces de Charles Darwin propose en 1859 deux idées capitales : la descendance (ascendance) commune avec modification, par laquelle toutes les espèces sont englobées en un arbre de la vie ; et la sélection naturelle, comme principe explicatif de cet arbre et cause primordiale de sa forme. Cette seconde idée semble simple : comme Darwin le dira en reprenant une formule de Herbert Spencer, les plus aptes survivent mieux ou plus longtemps (survival of the fittest), ont plus de descendants, transmettent leurs traits1 à cette descendance, ce qui suffit à faire varier la fréquence des traits et produire une évolution du profil des populations2. Mais en réalité cette notion recèle d’importantes difficultés épistémologiques et métaphysiques3, dont ce chapitre veut donner un aperçu, afin de mieux présenter la profondeur et la richesse de l’explication par sélection naturelle. Dans un premier temps, j’examinerai les formulations générales possibles du principe de sélection naturelle, avant d’en spécifier les formes et les effets ; dans un troisième temps, je me pencherai sur le statut épistémologique et métaphysique de l’explication sélectionniste et dans un dernier temps, je regarderai à quels niveaux peut jouer la sélection naturelle. 1. Traits ou caractères, au sens développé par Véronique Barriel, ce volume. 2. Sur la variation, cf. Heams, ce volume. 3. Non pas « spéculations », mais questions sur les engagements ontologiques et règles de validation des théories scientifiques (par exemple, le débat réalisme versus instrumentalisme, l’interprétation des probabilités, etc.)
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[les mondes darwiniens] 1 Le principe de sélection naturelle (quand et pourquoi y a-t-il sélection naturelle ?) 1.1 L’explication sélectionniste Tout d’abord, comme le soulignait Ernst Mayr4 en signalant l’une des originalités du darwinisme, l’explication par sélection naturelle concerne des populations d’individus divers et non un individu ou un type d’individus. Comment fonctionne cette explication « populationniste » ?5 Selon Elliott6, il y a deux manières d’expliquer pourquoi l’équipage d’un bateau est composé d’individus qui savent nager : soit, retracer l’histoire individuelle de chacun, soit, indiquer qu’une condition pour faire partie de ce groupe était de savoir nager. La première explication est dite « développementale », elle additionne les histoires individuelles ; la seconde est « sélectionniste », elle considère toute la population et identifie un filtre qui sépare, pour ce qui est de la possession ou non d’une propriété, une population globale d’une population résultante. Cette forme d’explication ne consiste donc pas à retracer une trajectoire individuelle faite d’une succession de causes et d’effets éventuellement subsumés sous une loi (comme par exemple en mécanique) ; en ce sens, elle va présenter des particularités épistémologiques. La « sélection naturelle » en est une instance particulière, extrêmement fructueuse, réalisée dans le domaine biologique en raison de conditions que je vais détailler dans la suite. Même si sa pensée est riche et sophistiquée, la vision de la sélection par Darwin pourrait être récapitulée de la manière suivante : les organismes d’une espèce sont distincts entre eux et engendrent des descendants différents, mais généralement plus proches de leurs parents que d’autres individus conspécifiques. En raison de certaines propriétés qu’ils ont – pensons à la célérité des mammifères terrestres comme les antilopes ou les guépards, la vitesse du métabolisme des bactéries, les becs des oiseaux –, certains organismes réussissent plus que d’autres dans l’accès aux ressources limitées (la fameuse « lutte pour la vie ») et aux partenaires sexuels, et grâce à cela ont plus de descendants, qui ont tendance à leur ressembler, et donc héritent de ces propriétés 4. Mayr (1959a), “Typological versus population thinking”, in Mayr (ed.), Evolution and the diversity of life, Harvard UP, 1976 @. 5. Gayon (Darwin et l’après-Darwin. Une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle, Kimé, 1992) contestent que Darwin lui-même fût vraiment populationniste, mais cela ne change rien à l’argument concernant le néodarwinisme. 6. Sober (1984), The nature of selection, MIT Press @.
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[philippe huneman / sélection] avantageuses. Lesdites propriétés n’assurent pas à tout coup une meilleure reproduction différentielle, mais sur une population importante d’individus, en moyenne leurs porteurs se reproduiront davantage. à la génération suivante, de nouvelles propriétés avantageuses adviennent, le même processus de filtrage a lieu, et graduellement la physionomie générale de l’espèce se modifie ainsi. Ce processus est analogue à celui par lequel les cultivateurs et les éleveurs sélectionnent les meilleurs plantes ou animaux, et leur donnent une descendance, en rejetant les autres. En biologie, c’est la nature même qui, par la rareté des ressources, joue le rôle du sélectionneur, une analogie fort importante pour Darwin lui-même7. La sélection vise les organismes, et le résultat est une transformation du type moyen des organismes et donc finalement de l’espèce. L’adaptation, au sens de traits optimalement ajustés à l’environnement8, et la diversité qui résulterait de ce que, si l’on sépare notre population dans deux environnements différents, des adaptations différentes vont se développer, sont ainsi expliquées. Ce processus a clairement deux plans : les organismes sont sélectionnés, au sens où certains survivent et se reproduisent plus que d’autres ; et ils le sont en raison de certaines de leurs propriétés, qui se voient alors redistribuées à la génération suivante. Eu égard à cette différence de plans propre à la structure de la sélection, on peut distinguer entre sélection pour une propriété et selection d’un individu9. Cette dualité est fondamentale pour la dynamique du processus ; on la retrouvera dans certaines théorisations générales de la sélection. Lorsque Darwin ajouta survival of the fittest à natural selection dans les dernières éditions de L’Origine, suivant en cela la suggestion de Spencer, et afin d’éviter toute lecture anthropomorphique de selection, il rabattit malheureusement les deux dimensions l’une sur l’autre. Il n’y a plus que la dimension des fittest, les organismes, sans mention de ce pour quoi ceux-ci pourraient être sélectionnés (et qui précisément les rend plus ou moins fit), ce qui occasionna la critique célèbre dite « de la tautologie » : qui sont les fittest ? Ceux qui sur7. Limoges (La sélection naturelle, Vrin, 1977) a soutenu que l’analogie avec la « sélection artificielle » avait surtout un rôle rhétorique et pédagogique dans L’Origine, et que la biogéographie était bien davantage un vrai argument. 8. Cf. Grandcolas, ce volume. 9. La distinction de Sober concerne originellement la sélection pour des traits et la sélection de traits (ou allèles, i.e. les différentes versions d’un même gène) corrélés aux précédents (et non pour ce qu’ils sont en eux-mêmes). J’étends ici à la relation entre sélection d’organismes et sélection pour (ou en raison de) traits de ces organismes.
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[les mondes darwiniens] vivent ; on sait qu’ils sont fittest parce qu’ils ont survécu, donc le principe est circulaire, il signifie la survie de ceux qui ont survécu10. En réalité, le raisonnement de Darwin n’est pas atteint par l’objection de la tautologie parce qu’il est bien sûr probabiliste (les fittest, quels qu’ils soient, ne survivent pas toujours…). Mais en tant que probabiliste, il doit résoudre justement certaines objections majeures : ainsi, si la population est grande, et si l’hérédité est telle que lors de la reproduction sexuée on mélange les traits du père et de la mère (blending inheritance), alors les variations très avantageuses vont petit à petit se diluer et se perdre, comme lui objectait l’ingénieur Fleeming Jenkin ? L’hypothèse darwinienne de sélection naturelle n’a trouvé sa réalisation qu’avec la « théorie synthétique de l’évolution » (TSE), qui, très brièvement dit, synthétisa darwinisme et génétique mendélienne, et procura des réponses à pareilles objections11. Les généticiens des populations (Haldane, Fisher, Wright) montrèrent que dans un contexte mendélien, c’est-à-dire où l’hérédité n’est pas mélangeante mais constituée de traits discrets transmis (« hérédité particulaire »), ou pas, au descendant, à l’aide d’une mathématique des probabilités appropriées12, un allèle un peu avantageux va se fixer dans une population. L’hypothèse de selection naturelle s’avéra donc juste, grâce à l’hérédité mendélienne (particulaire) et à la théorie des probabilités13. Les 10. Outre souligner la nature probabiliste de la sélection (Beatty & Mills, 1979, “The propensity interpretation of fitness”, Philosophy of Science, 46 @), ce qui est une défense assez faible parce qu’elle laisserait ouverte la possibilité que la validité empirique de l’explication sélectionniste dépende de la faiblesse de notre appareil cognitif (Michod, 1999, Darwinian Dynamics. Evolutionary Transitions in Fitness and Individuality, Princeton UP @), il existe d’autres réponses à cet « argument » : par exemple souligner que « tautologique » n’est pas forcément un mal ; les mathématiques sont une grande tautologie, et en même temps l’armature de la physique. De même, le principe de sélection naturelle soutiendrait toute la génétique des populations, qui est essentiellement une modélisation mathématique, et en ce sens le caractère tautologique n’est aucunement une objection à son encontre. Sur la tautologie, cf. Brandon (1990), Adaptation and environment, Princeton UP, et Bouchard, ce volume. 11. Gayon (1992), Darwin et l’après-Darwin. Une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle, Kimé. Mayr & Provine (1980), The evolutionary synthesis. Perspectives on the unification of biology, Harvard UP @. 12. Dont l’élaboration a couru sur trois décennies, passant par Galton, Pearson, Fisher – cf. Gayon (1992), Darwin et l’après-Darwin. Une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle, Kimé, pour cette histoire. 13. Gayon, op. cit., insiste sur ceci que Darwin propose bien une hypothèse, dont l’après-Darwin construira test et justification.
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[philippe huneman / sélection] termes de Darwin, « variation » et « transmission », étaient expliqués par une théorie (hérédité comme transmission de gènes, variation comme mutation et recombinaison14). Mais du même coup, la sélection se compliquait : il n’y avait plus seulement en jeu des organismes, mais aussi des allèles, des gènes, des génotypes, des phénotypes ; et l’évolution, pour les généticiens des populations, n’est plus une transformation des organismes mais un changement de fréquence génique dans les populations, selon une définition célèbre de Dobzhansky15. Comment comprendre dans ce contexte le processus de sélection naturelle lui-même ? Le systématicien Ernst Mayr, l’un des architectes de la théorie synthétique, écrit : « Darwin a clairement montré que la sélection naturelle était un processus à deux étapes, la première consistant dans la production de la variation héritable et la seconde dans le test de cette variation […]. Quand un auteur demande « Est-ce que le changement évolutif est dû à des processus moléculaires ou à la sélection ? », cela revient à demander : « Est-ce que l’évolution est-elle un changement dû à l’étape un ou l’étape deux de la sélection ? » En fait, les deux étapes sont complètement inséparables et cette question est comme vide de sens.16 » Dans cette définition, il est frappant que la sélection joue en quelque sorte deux fois : le second stade est la sélection proprement dite (« En tant que seconde étape dans ce processus, la sélection stricto sensu est un processus a posteriori qui a affaire avec la variation précédemment produite, et non un processus qui produit lui-même la variation », continue Mayr), mais l’ensemble est lui aussi la sélection naturelle. On peut alors se demander si « sélection naturelle » nomme un unique mécanisme, ou bien si elle désigne un principe explicatif permettant de comprendre divers processus impliqués dans les changements de fréquences géniques au sein des populations, mais sans être lui-même un processus. 14. Wright (1932), “The roles of mutation, inbreeding, crossbreeding and selection in evolution”, Proceedings of the sixth annual congress of genetics, 1 @. Cf. Heams, « Hérédité » et « Variation », ce volume. 15. Ceci n’est pas vrai pour toute la synthèse moderne, cf. Mayr (The Evolutionary Synthesis, Harvard UP, 1998, p. 2093) : « L’évolution n’est pas un changement dans les fréquences géniques, comme on l’affirme souvent, mais la maintenance ou l’amélioration de l’adaptation et l’origine de la diversité. Les changements de fréquences géniques sont un résultat de cette évolution, pas sa cause. » 16. Mayr (1984), “What is Darwinism today ?”, Proceedings of the Biennal Meeting of the Philosophy of Science Association, 1984 @, p. 150.
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[les mondes darwiniens] 1.2 Les conditions nécessaires et suffisantes Pour clarifier ces problèmes, on peut tenter d’énoncer de la manière la plus générale possible la forme de la sélection naturelle. D’autant que, si la TSE traite d’une sélection naturelle impliquant des génotypes et des pools de gènes, rien n’exige logiquement que la sélection naturelle concerne des gènes : Darwin ne les connaissait pas, et surtout, le fait que les gènes soient des segments d’ADN comme on l’a découvert en 1953 est absolument contingent pour la sélection naturelle17. La question est donc de comprendre les propriétés fondamentales des gènes et des organismes, qui font que la sélection naturelle les concernant peut avoir lieu. En ce sens, Lewontin formula en 1970 les conditions nécessaires et suffisantes (CNS) pour que des entités entrent dans un processus de sélection naturelle. Cette question s’avère d’autant plus cruciale que l’explication par sélection naturelle a pour vocation d’être appliquée au-delà du domaine des organismes et des gènes, où elle a été triomphante en biologie. Ainsi, on l’a étendue par exemple à un niveau infragénétique pour expliquer l’émergence de la vie en termes de macromolécules18, ou bien à un niveau supra-organismique lorsqu’il est question d’évolution culturelle, ou même dans des contextes de programmes informatiques comme les algorithmes génétiques19. Lewontin écrira donc : Un mécanisme suffisant pour la sélection naturelle est contenu dans ces trois propositions : C1. Il y a variation dans les traits morphologiques, physiologiques ou comportementaux d’une espèce (le principe de variation). C2. La variation est en partie héritable, de sorte que les individus ressemblent à leurs parents plus qu’ils ne ressemblent à des individus on apparentés, et en particuliers, les descendants ressemblent à leurs parents (le principe d’hérédité). C3. Des variants différents laissent un nombre différent de descendants dans les générations immédiates ou éloignées (principe de fitness différentielle)20.
Les trois conditions sont donc la variation quant à certains traits, l’héritabilité de ces traits et enfin la corrélation entre nombre attendu de descendants 17. Sans parler ici de la difficulté qui est apparue au fil du temps à caractériser drastiquement la notion de gène. Cf. Tendero (2006), « épistémologie critique de la notion de gène », in Athané et al. (dir.), Matière première @, Syllepse, et Keller (2000), Le siècle du gène, Gallimard. 18. Eigen (1983), “Self replication and molecular evolution”, in Bendall (ed.), From molecules to man, Cambridge UP. Maynard Smith & Szathmary (1995), The major transitions in evolution, Freeman. 19. Cf. Shoenauer, ce volume. 20. Lewontin (1980), “Adaptation”, in Levins & Lewontin, The dialectical biologist, Harvard UP @, p. 76. Dans cette seconde version, ce sont les traits qui sont héri-
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[philippe huneman / sélection] et traits (variant et héritables) considérés (nommée condition de fitness). Plusieurs choses sont à noter. Tout d’abord, dans le cadre de la génétique de populations, l’évolution est en effet concevable comme un processus qui affecte deux niveaux, génotypes et phénotypes. Les génotypes conditionnent les phénotypes, et par la sélection naturelle les phénotypes eux-mêmes vont avoir un impact sur la fréquence des génotypes à la génération suivante. Mais la formulation de Lewontin est ici extrêmement générale, puisque dans n’importe quel monde possible – même s’il ne présente pas une structure génotype-phénotype immédiatement identifiable grâce à des gènes –, toute population d’entités vérifiant C1-C3 doit présenter des processus de sélection naturelle. Rien néanmoins n’exige que ceux-ci mènent à une évolution, c’est-à-dire à une modification définie de la fréquence des types initiaux. Cette précision est fondamentale – dans de nombreux cas en effet, la sélection ne change pas la fréquence des traits (ou des allèles), mais la préserve contre les mutations incessantes, même si dans de nombreux cas elle repose sur des changements génétiques sous-jacents. Dans ces cas, il n’y a, de fait, pas d’évolution21. On remarquera aussi que la rareté des ressources, cette considération que Darwin avait empruntée à Malthus et qui justifiait la lutte pour la vie, n’est plus un ingrédient nécessaire ; dans la biologie évolutive empirique, la compétition est certes souvent la cause des différences de chances de reproduction entre les organismes, mais de manière générale, pour avoir sélection naturelle, il suffit qu’il y ait cette différence, quelle qu’en soit la cause, donc même si les ressources sont illimitées. Précisons donc les trois conditions, à commencer par la seconde, parce qu’elle est la moins intuitive. L’héritabilité (C2) désigne non pas la transmission (c’est ce tables et pas la fitness, c’est pourquoi je cite celle-ci plutôt que l’original de 1970. Plus tard, Endler (1986, Natural selection in the wild, Princeton UP @) récapitule (en inversant C2 et C3) : « La sélection naturelle peut être définie comme un processus dans lequel : si la population a : C1 : variation entre individus pour un attribut ou trait : variation ; C2. Une relation consistante entre ce trait et les capacités de couple, les capacités de procréation, la fertilité, la fécondité et, ou, la survie : différences de fitness ; C3. Une relation consistante, pour ce trait, entre les parents et les descendants, qui est au moins partiellement indépendante des effets environnementaux communs : hérédité. » La formulation est plus claire, et je m’y référerai parfois. 21. Brandon & Mc Shea (2011, Biology’s first law, University of Chicago Press @) argumentent fortement en faveur de la thèse selon laquelle la dérive génétique (voir plus bas) serait une cause importante d’évolution, et la sélection serait en grande partie stabilisante.
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[les mondes darwiniens] qu’on entend généralement par hérédité), mais une propriété statistique concernant des classes de phénotypes distinctes : il y a une corrélation entre l’écart à la moyenne de la valeur d’un trait chez des individus descendant d’individus donnés, et l’écart à la moyenne de ce trait pour les individus parents. L’exemple classique est celui de la taille : les grands font en moyenne des grands et les petits des petits, même si un individu petit peut avoir un descendant grand. Tous les traits héréditairement transmis ne sont pas également héritables puisque l’héritabilité suppose une variation sur les traits : un trait possédé au même degré par tous les individus, même si héréditaire, n’est pas héritable et donc ne saurait donner lieu à sélection naturelle. Passons à la troisième condition (C3), dite de « fitness »22 . Ce mot est peut-être le plus délicat de toute la théorie de l’évolution23 . Il désigne un mixte de survie et de reproduction. Dans la plupart des modèles néodarwiniens, on considère le nombre de descendants (la survie n’a essentiellement d’effets que parce qu’elle corrèle avec un nombre de descendants élevés). Fondamentalement, si un trait est corrélé avec le succès reproductif de son porteur, on peut dire qu’il contribue de manière régulière au nombre attendu de descendants qu’aura celui-ci. On peut donc assigner à ce trait une fitness, au sens de la contribution de ce trait au nombre de descendants. Bien entendu, la fitness est une grandeur probabiliste – on peut par exemple la construire comme l’espérance d’une distribution de probabilité sur le nombre de représentants à la génération suivante. La fitness peut donc s’attribuer aussi bien aux traits, aux organismes, qu’aux génotypes ou aux allèles. Des traits qui n’auraient aucun effet sur le succès reproductif vont avoir, d’une génération à l’autre, une fréquence qui ne dépend que de leur fréquence initiale et des chances de succès reproductif des organismes qui les portent, et on ne peut pas parler de sélection ; car ils ne peuvent évidemment pas avoir de fitness relative. Dans un contexte de génétique de population, où on considère la dynamique évolutive de populations d’allèles, souvent sur un ou deux loci24, on peut aussi mesurer la fitness comme le nombre de représentants qu’un allèle ou un génotype donné va fournir au pool de gènes à la génération suivante. 22. Elle est plus explicite chez Endler (1986), Natural selection in the wild, Princeton UP @. 23. Cf. Bouchard, ce volume. 24. Locus (pluriel : loci) : emplacement physique d’un gène sur un chromosome.
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[philippe huneman / sélection] Le principe de la sélection est donc la différence qu’entraînent les traits des organismes sur leurs chances de reproduction. Son moteur est en quelque sorte la reproduction différentielle. Si maintenant tous les variants d’un trait ont le même effet sur la reproduction, alors tout se passe comme si les traits n’étaient pas corrélés à la reproduction, et il n’y a pas sélection. La fitness essentielle est donc, ici, la fitness relative plutôt que la fitness absolue. Une historiette amusante illustre ceci : deux hommes sont dans la jungle ; le premier voit un tigre et dit : « Un tigre ! vite, fuyons ! » et le second rétorque : « à quoi bon, de toutes façons le tigre court plus vite que nous
» ; sur quoi, le premier répond : « Mon problème n’est pas de courir plus vite que le tigre, mais simplement de courir plus vite que toi. » La fitness a un lien clair avec l’adaptation, au sens intuitif d’ajustement des organismes à leur milieu (adaptedness, en anglais), au point que Brandon25, en explicitant le sens le plus général de l’adaptation dans la TSE, la définit comme relative adaptedness. Plus un organisme est adapté à son milieu, plus il a des chances de survivre et de se reproduire ; et les traits héritables qui y contribuent ont donc une valeur de fitness26. On peut alors formuler de manière générale un principe de sélection naturelle27 qui réinterpréterait la condition de fitness en termes d’adaptation. Selon ce principe, les plus adaptés, ayant une fitness plus haute, se reproduiront probablement davantage, de sorte que les traits qui les rendent plus adaptés seront mieux représentés aux générations suivantes. La nécessité de la condition d’héritabilité a, de son côté, occasionné une série de discussions. En effet, si l’on considère simplement deux générations (avec C1 et C3), on peut soutenir qu’il y a sélection même sans héritabilité, puisqu’il y aura reproduction différentielle d’individus en fonction d’un trait. Toutefois, il n’y aura pas forcément évolution (sauf dans des cas extrêmes, du genre stérilité des doubles récessifs dans une population de lignées homozygotes pures), or les cas intéressants sont ceux où il y a possibilité d’évolution. Par le même raisonnement, si on considère qu’une des formes fondamentales de création d’adaptation est la sélection cumulative, celle-ci s’avère impossi25. Brandon (1996), Concepts and methods in evolutionary biology, Cambridge UP @. 26. Burian (1983), “Adaptation”, in Grene (ed.), Dimensions of Darwinism, Cambridge UP @. 27. Brandon (1996), op. cit. @.
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[les mondes darwiniens] ble sans héritabilité (laquelle conditionne toute accumulation de valeurs d’un trait). Même si une définition de la sélection naturelle pure, indépendante de la question de savoir si elle mène à une évolution, n’exigerait pas d’héritabilité28, on doit donc sans doute conserver cette condition dans une théorie de l’évolution. L’héritabilité (h²) étant une propriété statistique, elle peut être quantifiée. On comprend aisément que plus elle est élevée, plus la sélection va être opérante. Si, inversement, elle est faible, l’action de la sélection va essentiellement dépendre des différences de fitness relatives entre les entités : lorsqu’elles sont fortes, la sélection aura lieu ; si elles sont faibles, la sélection sera indétectable, et brouillée par les variations stochastiques propres à toute population (qu’on nomme généralement « dérive génétique aléatoire », comme on verra). La génétique quantitative est cette discipline qui considère non pas les fréquences alléliques mais directement la variation dans les propriétés quantitatives conditionnées par les gènes29. Le coefficient h² y est défini comme la fraction de la variance phénotypique due à la variance additive30, et l’intensité de la sélection dépend donc à la fois de la valeur sélective des traits et de leur héritabilité. Ceci implique que, plutôt que de trouver les conditions sous lesquelles il y a sélection, la question cruciale consisterait à comprendre à quelles règles répond l’intensité de la sélection : à une question binaire (« sélection, ou pas ? ») se substitue une question de degré. Dans ce contexte, on peut définir une notion de « réponse à la sélection » en relation à cette héritabilité. Supposons en effet une population dans un environnement donné ; tout facteur environnemental régulier définit une pression de sélection : chaque type d’individu – les types étant distingués par la possession d’un trait héritable –, en fonction du trait qui le définit, va avoir des chances spécifiques de reproduction qui sont fonction de ce facteur environnemental (ressources, partenaires sexuels, etc.). Supposons pour simplifier qu’il n’y ait qu’une seule pression de sélection. Si le trait n’est pas héritable, ou très peu, cette sélection n’aura que peu d’effet pourtant, puisque le bénéfice procuré par les individus les plus fit ne sera pas ré-octroyé, en 28. Pour un tel argument dans cette controverse, cf. Brandon (2008), “Natural selection”, Stanford On-Line Encyclopedia of Philosophy @. 29. Falconer (1960), Introduction to quantitative genetics, McKay. 30. On appelle variance additive la variance due à la contribution des allèles, dont on suppose additifs les effets. Dans la réalité, ils ne le sont que rarement, mais il s’agit là d’un modèle que l’on peut ensuite complexifier, et qui permet de définir h².
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[philippe huneman / sélection] moyenne, à leurs descendants. Ainsi, la manière dont une population évolue par sélection naturelle due à la pression de sélection présente va dépendre de l’héritabilité, laquelle mesurera ce qu’on appelle alors la « réponse à la sélection » propre à la population considérée31. En génétique quantitative, cette « réponse à la sélection » est formellement le produit de l’héritabilité h² et du différentiel de sélection S, qui est la valeur moyenne du phénotype des parents sélectionnés32. Enfin C1, condition de variation, semble simple33. Elle présente pourtant une difficulté, qui a émergé lors des débats sur le caractère aléatoire ou dirigé des mutations génétiques au moment de la formation de la théorie synthétique. Supposons en effet que les mutations soient dirigées, dans un sens qui va vers une meilleure performance vis-à-vis des demandes de l’environnement. La sélection naturelle n’est alors que superflue pour l’évolution ; même les différences de fitness relatives entre entités vont spontanément diminuer. Plus généralement, si la variation est dirigée, elle rendra impossible la sélection naturelle. La variation doit donc être « aléatoire », au sens où la forme de l’environnement ne permet pas de la prédire ; aléatoire signifie « non dirigé » ici. Certes, la sélection n’exige pas que toute mutation soit possible ; l’espace des variations est entre autres contraint par l’histoire évolutionnaire34. Mais cette contrainte est orthogonale au caractère dirigé ou non de la variation, c’est-à-dire au degré auquel l’environnement fonctionne comme un prédicteur de la variation. Ce point peut être illustré par le cas de l’évolution technologique : certains35 ont voulu appliquer une théorie sélectionniste à la culture et donc, plus suc31. Cf. Brandon (1990), Adaptation and environment, Princeton UP ; idem (2008), “Natural selection”, Stanford On-Line Encyclopedia of Philosophy @. 32. La génétique quantitative a pour paradigme les expériences de sélection : on sélectionne un ensemble d’individus dotés de la valeur phénotypique requise et on les fait se reproduire. On comprend que le résultat, donc la « réponse » à la sélection, sera proportionnel à la fois à la moyenne de leurs valeurs phénotypiques, et à l’héritabilité du trait. Si celle-ci est 1, la génération suivante aura bien pour valeur phénotypique moyenne celle des parents sélectionnés ; si elle est 1/2, la valeur phénotypique moyenne sera de la moitié, etc. 33. Cf. Heams (« Variation ») pour les théories de la variation, mais ici on suppose simplement le fait de la variation. 34. Sur « contrainte », cf. Grandcolas, ce volume ; Gould & Lewontin (1979), “The spandrels of san Marco and the panglossian paradigm : A critique of the adaptationist programme”, Proc. Roy. Soc. Lond., B205 @. 35. Lumsden & Wilson (1981), Genes, minds and culture, Harvard UP. Cavalli-Sforza & Feldman (1981), Cultural transmission and evolution. A quantitative approach,
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[les mondes darwiniens] cinctement, à la technique36. On pourrait envisager par exemple l’évolution des moyens de transport aériens, de la montgolfière à l’A380, comme un processus d’évolution où la demande publique, les possibilités technologiques et les ressources énergétiques jouent le rôle de pressions de sélection. Cependant, indépendamment même des difficultés d’identifier un équivalent des gènes pour ce domaine-ci, le projet rencontre un problème majeur : les variations (qui distinguent les différents produits d’une même gamme créés à une époque donnée) n’y sont pas aléatoires ; elles sont dues à de travaux d’ingénieurs qui visent à adapter leur prototypes à des fins données, et la sélection ne semble donc pas devoir intervenir37. Il faut toutefois modérer ce jugement : lorsque la variation n’est pas totalement aléatoire (c’est-à-dire n’occupe pas avec la même probabilité toutes les places du champ des possibles à toutes les générations, et occupe le plus probablement un espace plus proche que d’autres de la forme des solutions optimales dans l’environnement), mais n’est pas non plus totalement dirigée, il y a de la place pour la sélection naturelle38. Ici encore, il s’agit davantage d’une question de degré, que d’une opposition frontale. 1.3 Réplicateurs et interacteurs Cette formulation par CNS, même si elle cerne le fonctionnement le plus général de la sélection naturelle, comporte donc des faiblesses. D’abord, elle a le défaut d’apparaître dichotomique (« y a-t-il ou pas sélection ? »), alors que chacune de ces conditions spécifie en fait le degré auquel se produit le processus concerné. Par ailleurs, de récents travaux ont montré qu’elle n’était pas assez générale ; en particulier, elle impose à la sélection naturelle des conditions qui ne sont pas nécessaires39, défaut important pour une formulation qui se veut universelle. Enfin, il subsiste une ambiguïté concernant ce Princeton UP @. Boyd & Richerson (1985), Culture and the evolutionary process, Chicago UP @. Dawkins (1976), The selfish gene, Oxford UP @. Cf. Lewens (2008), “Cultural evolution”, Stanford On-Line Encyclopedia of Philosophy @, pour une synthèse. 36. Basalla (1988), The evolution of technology, Cambridge UP @. 37. Sur la « reverse engineering », cf. Braillard, ce volume. 38. Concernant le rôle de la variation aléatoire dans la sélection, et en particulier, l’importance de l’ordre des mutations aléatoires (ainsi que le destin de cette idée chez Darwin et dans la théorie synthétique), voir Beatty (2010), “Reconsidering the importance of chance variation”, in Müller & Pigliucci (eds.) (2010), Evolution : the extended synthesis, MIT Press @. 39. Okasha (2006), Evolution and the Levels of Selection, Oxford UP @, à partir d’une analyse de l’équation de Price, dont il est question dans la section 4.
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[philippe huneman / sélection] sur quoi doit porter l’héritabilité : la fitness ou les phénotypes ? Lewontin40 disait « la fitness », Endler41 corrige par « les traits », ce qui semble plus correct (apparemment, celle des traits implique celle de la fitness), mais en fait chacune des deux options définit des cas légitimes de sélection42. Il existe en fait une autre formulation extrêmement générale de la sélection naturelle. Dans Le Gène égoïste, Dawkins43 brossait le tableau d’une sélection toute puissante, des molécules à la culture. L’évolution biologique est la plus facile à comprendre, parce qu’elle repose sur le gène dont nous concevons comment il commande l’hérédité. Elle sert de paradigme pour analyser la façon dont les autres domaines sont soumis eux aussi à des processus de sélection. Dawkins appelle les gènes des réplicateurs, car leur propriété fondamentale est de se répliquer à peu près à l’identique lors de la mitose et de la méiose, ce qui fait d’eux les supports de l’hérédité. Les autres domaines d’évolution doivent avoir eux aussi leurs réplicateurs. Les organismes, eux, ne sont que les « véhicules » de ces réplicateurs. Développant cette idée, Hull44 a proposé de concevoir les entités impliquées dans la sélection comme relevant de deux classes : les réplicateurs et les interacteurs. La nature de la sélection apparaît alors clairement : il s’agit de la réplication différentielle des réplicateurs en fonction des interactions des interacteurs. Prenons les cas usuels de sélection : des organismes se reproduisent plus que d’autres, en fonction de certains de leurs traits ; les gènes qui codent pour ces traits augmentent ou diminuent en fréquence, et progressivement le pool de gènes voit sa physionomie se transformer. Ce qui autorise à parler de sélection, ici, c’est certes que les réplicateurs subissent des changements de fréquence, mais aussi que ce changement est dû à ce qui se passe au niveau des organismes (succès dans la quête de ressources, de partenaires, etc.), à savoir des interactions au terme desquelles certains ont plus de descendants que d’autres. La formule de Hull saisit bien cette caractéristique de la sélection naturelle, d’être un processus qui se joue sur deux plans différents. Par ailleurs, elle autorise à généraliser la sélection naturelle à de nombreux cas : ainsi, si le plus souvent les gènes sont 40. Lewontin (1970), “Units of Selection”, Annual Review of Ecology and Systematics, 1 @. 41. Endler (1986), Natural selection in the wild, Princeton UP @. 42. Godfrey-Smith 2007), “Conditions for Evolution by Natural Selection” @, Journal of Philosophy, 104. 43. Dawkins (1976), The selfish gene, Oxford UP @. 44. Hull (1980), “Individuality and selection”, Ann. Rev. Ecol. System., 11 @.
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[les mondes darwiniens] les réplicateurs et les organismes des interacteurs, rien n’exige qu’il en soit toujours ainsi, car interacteurs et réplicateurs ne sont pas des genres naturels d’entités, mais des rôles dans un processus. Considérons en effet les « éléments génétiques égoïstes45 » mis en évidence depuis les travaux de Doolittle & Sapienza, c’est-à-dire les séquences présentes à l’intérieur du génome qui sont là parce que, sans avoir de fonction pour l’organisme, elles se reproduisent plus vite ou mieux ou au détriment des autres séquences du génome : on a là un cas intéressant où les réplicateurs sont certes les gènes, mais où la sélection concerne la reproduction différentielle de certains gènes en fonction de leurs interactions avec d’autres gènes (neutraliser certains gènes « altérateurs de ségrégation », avoir une vitesse de réplication plus rapide qui permet d’être surreprésenté après la méiose, etc.), de sorte qu’ici les gènes sont aussi les interacteurs. Cette perspective se heurte toutefois à une difficulté majeure : une formulation générale de la sélection doit prendre acte de toutes les circonstances où une explication sélectionniste est envisagée ; elle doit donc s’appliquer au projet d’investigation des « transitions majeures de l’évolution » qui ont produit les différents types d’individus que nous connaissons46, individus susceptibles de présenter des propriétés de fitness (c’est-à-dire, d’avantage sélectif quant à leurs contributions aux générations suivantes). Dans ce projet, on parle de sélection sur les macromolécules supposées avoir précédé les ARN et ADN essentiels à la vie ; mais celles-ci ne se répliquent pas. La définition de la sélection en interacteurs/réplicateurs, dans la mesure où il y a ainsi sélection là où la réplication est hasardeuse, n’est pas aussi large qu’elle le devrait47. Par ailleurs, la reproduction, même si on l’accorde à des macromolécules ou des entités culturelles, n’est pas toujours fidèle : quel degré de fidélité est-il exigé pour pouvoir alors parler de réplication ? La formulation en Conditions Nécessaires et Suffisantes, elle, dans la mesure où l’héritabilité est quantifiable, évitait ce genre de problèmes ; la présente formulation, si elle a l’avantage de découpler sélection naturelle et notions originellement propres à la génétique de populations (fitness, héritabilité) pour donner une idée absolument générale 45. Burt & Trivers (2006), The biology of selfish genetics elements, Harvard UP. 46. Maynard Smith & Szathmary (1995), The major transitions in evolution, Freeman. 47. Godfrey-Smith (2000, “The replicator in retrospect” @, Biology and Philosophy, 15) montre par une expérience de pensée que le concept même de réplication n’est pas conceptuellement essentiel pour la sélection.
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[philippe huneman / sélection] de la sélection, s’avère restrictive parce que la notion de réplicateur est une notion binaire (quelque chose est ou n’est pas un réplicateur). En somme, le projet de formuler un schème général de la sélection naturelle est donc à la fois éclairant et limité. Dans la plupart des cas, dans la mesure où l’héritabilité est assurée par les réplicateurs et les effets des interactions sont statistiquement enregistrés dans la fitness, nos deux formulations (CNS/ interacteurs-réplicateurs) sont mutuellement traductibles. Reste que certains cas échappent à l’une ou à l’autre, comme l’implique ce qui précède, si bien qu’aucune tentative ne permet donc une formulation absolument générale de la sélection naturelle. Par ailleurs, il se pourrait que le fait que les gènes soient des entités issues de l’évolution, sans doute par la sélection naturelle ellemême48, rende ces formulations malgré tout partielles, car dans l’explicitation de la sélection naturelle elles prennent pour acquis ce qui est un résultat de la sélection elle-même, à savoir l’héritabilité ou la réplication49. Les faiblesses des formulations générales peuvent aussi reposer sur l’idée présupposée pour l’instant, comme souvent lorsqu’il s’agit de concevoir la sélection naturelle dans sa généralité, que la génétique des populations renferme la vérité sur cette dernière. Indubitablement, cette discipline a permis la formulation mathématique de la sélection et a rendu testable l’hypothèse de sélection naturelle. Mais la sélection relève de plusieurs champs de la biologie, et il se peut que le concept soit infléchi différemment selon la discipline. Fondamentalement, on peut déjà faire une différence entre la génétique des populations, qui suppose des valeurs de fitness relatives aux allèles et aux génotypes, et décrit à partir de là leur dynamique évolutive, et l’écologie (de population ou de communauté, au moins), qui étudie les relations entre organismes de différentes espèces. Les causes de la fitness (et donc de la sélection50) pour une population donnée sont donc comprises et étudiées par l’écologie. Aussi n’est-il pas évident qu’une analyse de la sélection naturelle dans le cadre de la génétique des populations livrera la vérité sur la sélection. Ainsi, la question de la manière dont différentes pressions de sélection se combinent pour donner « la » sélection, un coefficient de 48. Michod (1999), Darwinian Dynamics. Evolutionary Transitions in Fitness and Individuality, Princeton UP @. 49. Cf. Griesemer (2000, “The units of evolutionary transitions”, Selection, 1 @) pour une tentative de réinterprétation de la sélection en général à l’aune des travaux sur les transitions évolutionnaires. 50. Cf. Wade & Kalicz (1980), “The causes of natural selection”, Evolution, 44, 8 @.
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[les mondes darwiniens] sélection ou des valeurs de fitness, est supposée réglée lorsqu’on attribue les fitness relatives aux allèles, génotypes ou organismes, mais demeure excessivement complexe (est-ce une addition ? un produit de probabilités conditionnelles ? etc.)51 : si un concept général de la sélection naturelle exige de résoudre cette question, il ne peut donc être uniquement centré sur la génétique des populations52 . 2 Qu’est-ce qu’explique la sélection naturelle, et comment ?
L’
ubiquité de l’explication sélectionniste provient de ce qu’elle explique des explananda53 très différents : l’adaptation (c’est-à-dire certains traits dont l’ajustement au milieu semble évident54), la diversité (à partir de la réponse à différentes pressions de sélection), l’évolution, au sens au moins du changement de fréquence alléliques dans une population, et à partir de là, du remplacement d’un type d’organisme par un autre dans une population. L’accumulation de ces remplacements, qu’on appelle sélection cumulative, explique alors l’émergence de nouveaux traits55, et aussi l’apparition de certaines tendances à l’échelle de la phylogénèse (par exemple, l’augmentation de taille relevée dans l’évolution de diverses lignées de vertébrés). 2.1 Types de sélection Une des premières attestations empiriques de la sélection naturelle fut le « mélanisme industriel ». Des insectes, les « phalènes du bouleau », existaient en deux types dans une région d’Angleterre, les blanches et les noires ; les claires étaient majoritaires mais au bout d’un certain temps, les foncées 51. Cf. Matthen & Ariew (2002), “Two ways of thinking about natural selection” @, Journal of Philosophy, 49. Bouchard & Rosenberg (2004), “Fitness, probability and the principles of natural selection”, British Journal for Philosophy of Science, 55 @. 52. Cf. Glymour (2006, “Wayward Modeling : Population Genetics and Natural Selection”, Philosophy of Science, 2006, 73 @) pour une critique radicale de l’idée que la dynamique générale de la sélection est donnée par la génétique des populations. 53. Ensemble des énoncés correspondant à ce qui est expliqué ou à expliquer (au singulier : explanandum). 54. « Adaptation » nomme à la fois le résultat de la sélection – un trait – et le processus qui y mène. Ce second sens est laissé ici totalement de côté. 55. Mayr (1959b), “The emergence of evolutionary novelties”, in Mayr (ed.), Evolution and the diversity of life, Harvard UP, 1976.
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devinrent majoritaires. Comme le montra Kettlewell56, les émissions de fumée dues à l’industrialisation alentour changèrent la couleur des bouleaux, et les insectes clairs devinrent proie privilégiée des prédateurs alors qu’auparavant c’était les formes foncées ; la sélection a donc changé la couleur de la population. Inversement, un assainissement de l’air entraîna une sélection inverse en faveur des phalènes claires. Cette forme de sélection, peut-être la plus frappante, n’est pourtant pas la seule. Le processus de sélection peut en effet prendre diverses formes, simplement recensées ici. Tout d’abord, comme dans le cas mélanisme industriel la sélection peut favoriser des mutations qui vont toutes dans le même sens ; c’est ce qu’on appelle la sélection directionnelle, et c’est la notion qui vient le plus facilement à l’idée lorsqu’on pense à l’apparition de nouveautés (cf. figure 1 Ý). Il faut en distinguer la sélection stabilisatrice, qui en gros maintient des traits donnés, ajustés au milieu, et donc élimine les mutations ou les variant les plus éloignés. La sélection directionnelle agit sur la valeur d’un trait, la sélection stabilisatrice agit sur la variance, sans changer la valeur moyenne. On distingue aussi la sélection disruptive, qui en quelque sorte concentre les valeurs sur deux valeurs de traits et élimine les intermé56. Kettlewell (1955), “Selection experiments on industrial melanism in Lepidoptera”, Heredity @.
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[les mondes darwiniens] diaires. Par exemple en écologie, une même population peut avoir deux proies différentes ; on nommera sélection disruptive le processus par lequel deux types d’individus deviennent majoritaires, chacun se spécialisant sur une proie – les individus plus généralistes étant éliminés car moins habiles sur chacune des proies (bien sûr, ce raisonnement vaut dans des conditions précises de fréquence et cycles de vie des proies, etc.). La figure 1 montre une sélection disruptive sur un trait de camouflage dans une population avec deux types de prédateurs, l’un qui voit les organismes clairs, l’autre les foncés. D’autre part, jusqu’ici la fitness des caractères était le nombre de descendants attendus dans l’environnement57. Mais les autres individus de la même espèce font aussi partie de l’environnement, et il se peut alors que la valeur sélective d’un trait soit fonction de la fréquence de ceux qui le portent, ce qui définit la sélection fréquence-dépendante. Exemplairement, le camouflage est souvent dépendant de la fréquence : si beaucoup y ont recours, cela augmente la probabilité que les prédateurs développent des stratégies d’immunité envers le camouflage, ce qui en diminue la valeur sélective. Dans le cas standard, on peut supposer que la sélection optimise certains traits58, et donc repérer la sélection par des méthodes d’optimisation. Dans le cas de fréquence-dépendance, le trait apparemment optimal est peut-être contre-sélectionné lorsqu’il atteint une certaine fréquence, donc l’idée est de déterminer les proportions de traits qui sont dans un équilibre tel que, si on les modifie, on revient à l’équilibre. Maynard Smith59 a nommé cela « stratégie évolutionnaire stable » (SES), et l’écologie comportementale en fait un usage intensif 60. Beaucoup de traits sont en fait dépendants de la fréquence mais parfois cette dépendance est assez faible pour être négligée. Outre ces formes de sélection naturelle, Darwin61 distinguait déjà la sélection sexuelle, soit le combat des mâles pour les femelles ou le choix par les femelles. La sélection sexuelle a beaucoup préoccupé les évolutionnistes, car elle paraît parfois indépendante de la sélection naturelle en favorisant des traits mani57. Sur nombre attendu versus nombre actuel, et l’interprétation dite propensionniste de la fitness qui insiste sur cette différence, cf. Bouchard, ce volume. 58. Cf. Grandcolas, ce volume. 59. Maynard Smith (1982), Evolution and the theory of games, Cambridge UP @. 60. Le mot « stratégie » n’a aucune connotation intentionnelle, il signifie simplement une séquence comportementale réglée dont le résultat va dépendre de ce que font les autres. 61. Darwin (1999), La filiation de l’homme [1871], Syllepse.
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[philippe huneman / sélection] festement contre-adaptatifs (la queue du paon, visiblement favorisée par les femelles, semble très peu adaptative)62. Quant à son principe, il semble que la sélection sexuelle ne diffère au fond pas de la sélection naturelle63, et on peut les réunir en considérant le rapport aux femelles comme une pression de sélection supplémentaire. Mais du fait de la direction parfois contre-adaptative de la sélection sexuelle, et aussi de ce qu’elle ne s’applique qu’aux espèces sexuées et ne concerne pas la survie, il semble utile parfois, pragmatiquement, de les considérer séparément, même si à un niveau de généralité il s’agit d’un même processus impliquant reproduction différentielle64. Pour Darwin65, une bonne partie des propriétés qui distinguent les races humaines, ainsi que de celles qui sont propres aux genres, relèvent de la sélection sexuelle. Zahavi66 a dans cette veine développé une explication de la sélection sexuelle en termes de signal coûteux : les femelles préfèrent des traits contre-adaptatifs car ils signalent de manière fiable que, puisqu’il est capable de payer un tel coût, celui qui les porte a une fitness plus élevée que les autres. Ce « principe du handicap » définit selon lui une autre forme de sélection, qu’il appelle « signal selection », et qui explique les traits visiblement non adaptatifs que la sélection naturelle n’explique pas67. 2.2 épistémologie des explications par la sélection Comment fonctionne alors l’explication par sélection naturelle ? Sober68 a bien formulé la compréhension implicite qu’en avaient les généticiens des 62. Roughgarden (2006, “Reproductive Social Behavior : Cooperative Games to Replace Sexual Selection”, Science, 17 @) va jusqu’à contester la validité même de la notion, mais elle reste minoritaire. 63. Par exemple Mayr (1965a), “Sexual selection and natural selection”, in Mayr (ed.), Evolution and the diversity of life, Harvard UP, 1976. 64. Dans la mesure où la fitness se mesure traditionnellement en nombre de descendants, l’adaptation (au sens de l’ajustement avec le milieu, qui permet une survie plus longue) et les traits maximisant l’accès aux femelles sont deux manières d’optimiser cette fitness, et les traits finalement sélectionnés apparaissent souvent comme un compromis entre ces deux pressions. 65. Darwin (1999), La filiation de l’homme [1871], Syllepse. 66. Zahavi & Zahavi (1997), The handicap principle. A Missing Piece of Darwin’s Puzzle, New-York, Oxford UP @. 67. Grafen (2006, “Optimisation of inclusive fitness”, Journal of Theoretical Biology, 238 @) a proposé une modélisation mathématique du principe du handicap qui en fait une explication excessivement plausible et puissante en écologie comportementale. 68. Sober (1984), The nature of selection, MIT Press.
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[les mondes darwiniens] populations. Supposons une population d’organismes diploïdes69, à un seul locus, les allèles ayant les fréquences p et 1-p = q. Si la population est infinie, panmictique70, sans mutation ni migration ni sélection, les proportions de chacun des allèles à la génération 2 et pour la suite sont données très simplement par le théorème de Hardy-Weinberg : F(AA) = p², F(Aa) = 2pq, F(aa) = q² (elles découlent immédiatement de la seconde loi de Mendel)71. Si ces proportions ne sont pas respectées, alors quelque chose de plus a agi. Mutation et migration mises à part, la sélection explique cet écart, exactement comme dans le modèle de la mécanique newtonienne où les forces expliquent l’écart par rapport à la trajectoire uniforme prédite par le principe d’inertie. Si maintenant on connaît les valeurs de fitness des génotypes, on peut faire des prédictions sur ces déviations, en intégrant ces fitness dans les équations des fréquences (à la seconde génération, F(AA) = p² W(AA), etc.). Le problème, pour appliquer ces prédictions, réside dans la clause d’infinité des populations : si celles-ci sont finies (et en pratique, petites), alors advient un phénomène stochastique nommé dérive génétique aléatoire et dont l’importance fut soulignée par Sewall Wright. Celui-ci est facile à comprendre si l’on prend l’exemple du jeu de dés : un dé lancé des millions de fois aura, par la loi des grands nombres, une très haute probabilité que la fréquence de chacune des faces égale 1/6. Mais si le dé est lancé seulement dix fois, il se peut que le 5 et le 6 sortent chacun 4 fois, ou bien aucune fois. De même, si une population est petite, il se peut que les fréquences finales des allèles ne correspondent pas aux fréquences attendues (compte tenu des fitness génotypiques) – l’équivalent du 1/6 sorti 4 fois dans le cas du dé. De manière générale, la dérive dépend directement de la taille de la population. Si celle-ci est petite, alors elle peut l’emporter sur la sélection, et plus généralement l’intensité de la sélection va dépendre à la fois du coefficient de sélection, de la rareté de l’allèle considéré et de la taille de la population. La question de l’importance de la dérive et de la sélection s’est posée à l’origine de la théorie synthétique. Fisher soutenait (via le théorème fondamental de la sélection naturelle, cf. ci-dessous) que, la nature étant faite de grandes 69. Organismes dont les cellules comportent un double jeu de chromosomes homologues. 70. Population où les croisements entre individus sont aléatoires. 71. F note la fréquence, AA, aa, Aa sont les génotypes, W la fitness ; les suppositions sont irréalistes bien sûr, mais il s’agit-là d’un modèle ; les plans inclinés, en mécanique classique, dénués de frottement, etc., ont de même ce statut de modèles irréalistes.
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[philippe huneman / sélection] populations, traitables comme des populations infinies, la sélection l’emportait toujours de sorte qu’en général la fitness moyenne de population augmentait. à l’inverse, Sewall Wright, qui a beaucoup étudié la dérive génétique, pensait que les populations sont souvent fractionnées en plus petites, de sorte que la dérive génétique y est importante. Ce fait joue un rôle fondamental dans la compréhension de l’évolution, car c’est la possibilité de dérive qui empêche les populations de stagner sur des optima de fitness locaux72 (figure 2 Ü). La question n’est toujours pas tranchée73 et repose sur la prévalence empirique des petites populations. Plus tard, la théorie neutraliste de Motoo Kimura74 montra que, au niveau des nucléotides (et non des Paysage adaptatif. On note traits eux-mêmes), la dérive est une force extrême- les optima locaux à côté du ment intense, responsable d’une bonne partie de la global. composition du génome75. L’un des arguments pour cela est le fait que différents triplets de nucléotides codent pour le même acide aminé76, de sorte que certaines substitutions de nucléotides sont indécelables 72. Sewall Wright a élaboré l’idée de « paysage adaptatif », soit la surface définie par les fréquences des n allèles possibles sur les n axes, et la fitness moyenne de la population correspondante à la combinaison de ces n fréquences sur le dernier axe. Un tel paysage montre évidemment des optima locaux et globaux, et la question est : pourquoi toutes les populations ne restent pas le plus souvent sur des optima locaux. La théorie de la « shifting balance » mentionnée ici vise à résoudre ce problème. Par ailleurs, les pics ne sont pas forcément stables car une population qui atteint un optimum local perd de la diversité génétique et devient donc plus vulnérable aux changements environnementaux. Néanmoins, récemment, Gavrilets a montré que dans la mesure où les paysages réels sont à très haute dimensionalité, leurs propriétés mathématiques sont différentes des paysages intuitifs à trois dimensions, et elles autorisent des formes à n dimensions qui rendent possible des passages d’un pic à l’autre sans perte de fitness (Gavrilets, 2010, “High Dimensional fitness landscapes and speciation”, in Müller & Pigliucci (eds.) (2010), Evolution : the extended synthesis, MIT Press @). 73. Cf. Coyne et al. (1997), “Perspective : a critique of Sewall Wright’s shifting balance theory of evolution”, Evolution, 51 @. 74. Kimura (1990), Théorie neutraliste de l’évolution [1983], Flammarion. 75. Pour les neutralistes, il ne s’agit pas exactement de la dérive au sens de Wright puisque il considérait les allèles eux-mêmes tandis qu’eux s’attachent à la fluctuation stochastique de la composition nucléotidique des allèles ; mais dans les deux cas il s’agit d’une alternative stochastique sélectivement neutre à la sélection naturelle. 76. Ce que l’on appelle la dégénérescence du code génétique.
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[les mondes darwiniens] pour la sélection naturelle car elles conditionneront le même phénotype. Seule la variation stochastique va alors déterminer l’évolution de ces nucléotides77. Dans le cadre de la biologie moléculaire, on a développé de nombreux tests pour déterminer quelles portions du génome sont dues à l’action de la sélection, et lesquelles sont dues à la dérive. Fondamentalement, ces tests reposent sur le fait que le pattern de variation dans le cas d’une séquence génétique soumise à sélection diffère du cas où elle dérive simplement78. épistémologiquement, il n’est pas toujours facile de faire la différence entre des traits qui sont là essentiellement du fait de la sélection naturelle, et des traits qui sont essentiellement dus à la dérive génétique. L’une des raisons en est que nous n’avons pas toujours une connaissance extensive des pressions de sélection. Prenons la distribution des couleurs d’yeux. à première vue, avoir les yeux bleus ou marron semble ne pas changer grand-chose à l’adaptation. Si dans une population on a une majorité d’yeux bleus, on peut penser que c’est un fait de dérive génétique. Récemment pourtant, on a pu montrer que les yeux bleus étaient sujets à un biais dans la sélection sexuelle dans certains pays nordiques, parce que les hommes aux yeux bleus préféraient les femmes aux yeux bleus79. L’hypothèse évolutive est que préférer les yeux bleus – pour un homme aux yeux bleus – donne une certitude dans certains cas de descendance illégitime (si un enfant d’un couple aux yeux bleus a les yeux marron, il a en réalité un autre père), et cet avantage sélectif suffit à augmenter la fréquence des yeux bleus (en augmentant la fréquence de l’allèle qui conditionne à préférer les yeux bleus). Cet exemple amusant montre qu’on n’est jamais certain, lorsqu’on suppose que quelque chose est là par dérive génétique, de ne pas avoir négligé une pression de sélection subtile80. 77. Cf. Huneman (2006),« Mutations et neutralisme », Critique, juin. 78. Voight et al. (2006), “A map of recent positive selection in the human genome”, PLoS Biol, 4 (3) @. Pal et al. (2006), “An integrated view of protein evolution”, Nature Reviews Genetics, 7 @. 79. Laeng et al. (2007), “Why do blue-eyed men prefer women with the same eye color ?”, Behavioral ecology and sociobiology, 61, 3 @. 80. L’importance comparée de la dérive et de la sélection est un sujet crucial pour la biologie évolutive moderne. Récemment, Lynch (2007, The origins of the genome architecture, Sinauer @) a suggéré que la dérive a été une cause importante de l’architecture du génome des eucaryotes, spécialement du fait que, puisque les eucaryotes sont souvent de gros organismes, leurs populations tendent à être petites, de sorte que la dérive se trouve forte comparée à la sélection.
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[philippe huneman / sélection] Du fait de cette difficulté épistémologique, certains ont nié l’existence de la dérive81 ou ont dit qu’elle n’était pas objectivement discernable de celle de la sélection82. Néanmoins, dérive et sélection sont conceptuellement différentes. En effet, en reprenant l’exemple précédent, si je dis que les yeux bleus sont là par dérive génétique, je dis que cela aurait aussi bien pu être les yeux marrons, puisque c’est simplement des variations aléatoires qui ont fait que la dérive a fixé « bleu ». En d’autres termes, si je répliquais ma population à l’identique et relançais le processus, « marron » peut aussi bien sortir que « bleu », de même que, si je recommence une nouvelle série de 10 lancers de dé, là où 6 était majoritaire, n’importe quelle autre face peut être majoritaire. En revanche, si je dis que « yeux bleus » s’est fixé grâce à la sélection naturelle, je signifie que la couleur elle-même de l’œil, et certaines des propriétés qui lui sont liées, sont causalement impliquées dans l’augmentation en fréquence de ce trait, car avoir ou ne pas avoir les yeux bleus fait une différence concernant les chances objectives de reproduction de l’individu. C’est pourquoi l’énoncé implique que si je recommençais de nouveau l’expérience, dans une population relativement grande83, « yeux marrons », très probablement, se fixerait de nouveau. Le concept de sélection naturelle enveloppe donc une efficience causale de la nature (et des effets) du trait dans ses variations de fréquence, alors que le concept de dérive signifie une indifférence causale de cette même nature du trait. Sélection et dérive différent donc conceptuellement, même si parfois elles peuvent être des processus épistémologiquement indiscernables, et ontologiquement inséparables (cf. § ci-dessous)84. On voit aussi que la sélection n’est pas un processus stochastique, au contraire de la dérive ; les changements de fréquence à chaque génération, dus à la sélection, ont des 81. Rosenberg (1995), Instrumental biology, or the disunity of science, University of Chicago Press @. 82. Walsh (2007), “The pomp of superfluous causes : the interpretation of evolutionary theory”, Philosophy of Science, 74 @. 83. Cf. Lenski & Trevisano (1994), “Dynamics of adaptation and diversification : A 10,000-generation experiment with bacterial populations”, PNAS, Vol. 91 @, et Barberousse & Samadi à ce sujet, ce volume. 84. Il arrive qu’on puisse départager expérimentalement les deux ; cf. Millstein (2006, “Natural Selection as a Population-Level Causal Process”, British Journal for the Philosophy of Science, 57 @) qui étudie les travaux de Lamotte sur l’évolution des escargots.
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[les mondes darwiniens] raisons d’avoir l’allure qu’ils ont. Si la fitness est un concept probabiliste, la sélection est toutefois, comparée à la dérive, un processus déterministe85. Reste le problème de la composition de la sélection et de la dérive. Les généticiens des populations considèrent l’une et l’autre comme des forces et les additionnent, à l’image de la mécanique classique. Reprenons l’image du dé ; supposons un dé pipé, de telle sorte que la fréquence attendue de la face 1 soit ½. Supposons maintenant que sur 30 lancers, 1 apparaisse 10 fois (au lieu des 15 fois attendues). Dira-t-on que le poids (qui pipe le dé) est responsable de ces dix faces, ou bien seulement des 5 additionnelles par rapport aux 5 faces attendues pour un dé non pipé ? Et de quelles occurrences sont responsables les fluctuations stochastiques dont on dit qu’elles empêchent la réalisation d’une fréquence de 15 pour la face 1 ? Si on suit l’analogie entre poids et fitness d’un côté, et entre fluctuations stochastiques et dérive de l’autre, on voit comme il est difficile de combiner sélection et dérive comme on additionnerait en mécanique deux forces dont on peut énoncer le résultat de chacune indépendamment de l’autre – ce qui les rend ontologiquement inséparables. Après Endler86, Walsh, Lewens, Ariew et Matthen, dans une série d’articles87, ont ainsi défendu une idée de la sélection qui, loin d’être une force, est une construction statistique, résultant d’agrégation d’interactions individuelles, à l’image de l’entropie en mécanique statistique, et n’a donc aucune efficience causale. Cette controverse sophistiquée est toujours ouverte, et même si le concept de force n’a de vertu qu’analogique, certains ont des arguments pour continuer à dire que la sélection naturelle est une cause88. 85. On peut contester que la sélection soit déterministe, mais ici je souligne simplement que la stochasticité dans la théorie de l’évolution relève de la dérive génétique, et pas de la sélection naturelle. Il s’agit moins d’une thèse ontologique, que d’un constat concernant les constructions mathématiques de ces concepts (cf. Malaterre & Merlin, ce volume). 86. Endler (1986), Natural selection in the wild, Princeton UP @. 87. Matthen & Ariew (2002), “Two ways of thinking about natural selection”, Journal of Philosophy, 49 @. Walsh et al. (2002), “Trials of life : natural selection and random drift”, Philosophy of Science, 69 @. 88. Millstein (2006), art. cit., 57 @. Bouchard & Rosenberg (2004), “Fitness, probability and the principles of natural selection”, British Journal for Philosophy of Science, 55 @. Abrams (2007), “How Do Natural Selection and Random Drift Interact ?” @, Philosophy of Science, 74(5). Huneman (2011), “Natural selection : a case for the counterfactual approach” @, Erkenntnis. Lewens (2010, “The natures of selecion”,
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[philippe huneman / sélection] Mais de quoi est-elle la cause exactement ? Et, sur un plan simplement épistémologique, qu’explique-t-on précisément par la sélection naturelle ? Cette dernière question (la seule abordée ici) survient dès lors qu’on souligne que les traits expliqués par la théorie de l’évolution, qui sont des adaptations, sont originellement des variations repérées et maintenues par la sélection naturelle. En ce sens, si la sélection naturelle explique bien la fréquence des traits dans une population, elle semble ne pas expliquer pourquoi un trait existe en première instance (il faut pour cela s’adresser aux mécanismes de variation). Ce constat, aussi simple soit-il, semble déflationniste eu égard à la plupart des jugements sur la sélection naturelle. Mayr89, par exemple, pense que la sélection cause l’essentiel des caractéristiques du monde vivant, dans sa diversité et sa complexité. Dawkins90 voit dans la sélection naturelle l’architecte de l’ensemble des traits complexes du monde vivant91. Si la sélection est juste responsable de la diffusion des traits dans une population et éventuellement de leur maintien, ces jugements sont surévalués. Neander92 oppose ainsi une vision « créative » de la sélection à une vision « négative » qui lui laisserait simplement la prévalence des traits comme explanandum légitime. Notons que dans cette optique, la sélection contribue à expliquer pourquoi tel individu a tel trait (puisque cela est expliqué par la prévalence de l’allèle en question dans la population) mais pas pourquoi le trait lui-même existe. Des arguments néanmoins existent pour dire que la sélection contribue aussi à créer les traits, en gros parce qu’en modifiant le pool génique, elle modifie les probabilités que se forme tel ou tel génotype – responsable d’un trait donné que l’on cherche à expliquer. Bien entendu, cette question de philosophie des sciences n’a pas une importance directe pour la biologie ; fondamentalement, elle concerne British Journal for Philosophy of Science, 61(2) @) propose une analyse subtile de la différence entre la sélection comme force et la sélection-pour. 89. Mayr (1965b), “Selection and directional evolution”, in Mayr (ed.), Evolution and the diversity of life, Harvard UP, 1976 @. 90. Dawkins (1982), The extended phenotype, Oxford UP @. 91. Comme souvent avec Dawkins le caractère métaphorique des formulations (« horloger aveugle », « gène égoïste » etc.) affecte la précision du propos ; n’empêche que sur ce point on peut sans doute le ranger avec Mayr ou Gould parmi ceux qui tiennent au sens « créatif » de la sélection – avec cette précision propre à lui, que l’essentiel (du point de vue de l’explication) est la complexité des traits générés par la sélection. 92. Neander (1995), “Pruning the Tree of Life”, British journal for philosophy of science, 46 @.
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[les mondes darwiniens] simplement la nature de l’explication des adaptations. Plus on restreint la gamme des explananda possibles pour la sélection naturelle, plus on laisse du champ à des explications de l’adaptation en termes non sélectifs, qu’ils soient développementaux ou bien auto-organisationnels de style Kauffmann93 (ou les deux ensemble), puisque si la sélection n’explique que la diffusion des adaptations, il faut encore comprendre leur apparition94. Quoiqu’il en soit, le principe de sélection naturelle est crucial dans l’ensemble des disciplines évolutives, et après avoir considéré des difficultés épistémologiques soulevées par l’explication par sélection naturelle, on peut poser la question en quelque sorte métaphysique de son statut. 3 Le statut de la sélection naturelle 3.1 La sélection est-elle une loi naturelle ? La biologie évolutive a souvent été interrogée quant au statut des lois qu’elle permettrait de produire. Elles ne sont jamais universelles (par exemple elles concernent des espèces, qui sont transitoires95), et même les formulations les plus générales comme celles de la génétique des populations, pourtant mathématiques, requièrent des états de fait qui sont contingents. L’équilibre de HardyWeinberg suppose ainsi une population mendélienne donc sexuée, or le sexe est un résultat de l’évolution, peut-être historiquement contingent96. Tout cela justifierait ce que Beatty97 nomme la thèse de la « contingence évolutive ». En somme, de telles remarques soulignent le fait que la biologie évolutive est de part en part historique – rien dans l’évolution, pourrait-on dire, n’a de sens sans un regard historique98. Certes, de nombreux modèles mathématisés 93. Kauffmann (1993, Origins of Order : Self-Organization and Selection in Evolution, Oxford UP @) étudie les propriétés de réseaux booléens à faire émerger des patterns ordonnés stables à partir d’interactions itérées entre les nœuds. 94. Walsh (2003), “Fit and diversity : explaining adaptive evolution”, Philosophy of Science, 70 . 95. Mais cf. Lange (2007, Natural law in scientific practice, Oxford UP @) pour une idée de loi qui donnerait statut de lois à des énoncés de type « Les coucous sont des parasites de nids d’autres espèces ». Cf. Samadi & Barberousse, ce volume 96. Cf. Maynard Smith (1978), The evolution of sex, Cambridge UP @. Williams (1975), Sex and evolution, Princeton UP @. 97. Beatty (1995), “The Evolutionary Contingency Thesis” @, in Wolters & Lennox (eds.), Concepts, Theories, and Rationality in the Biological Sciences, University of Pittsburgh Press @. 98. Cf. Gayon (1993), « La biologie entre loi et histoire », Philosophie, 38.
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[philippe huneman / sélection] existent (modèles Fisher-Wright en génétique des populations, modèles de la sélection fréquence-dépendante tels que celui de Clarke et O’Donald, modèles de Lotka-Volterra en écologie de la prédation, etc.), mais leur application à la biologie réelle exige de connaître le contexte historique, et à la différence de la physique, n’entraîne pas de généralités nomothétiques semblables aux lois qui lient matière et énergie. Dans le même temps, quelles que soient leurs faiblesses, les formulations générales de la sélection naturelle évoquées dans la section 1 établissent que celle-ci serait valable dans beaucoup d’autres mondes possibles pourvu que certaines conditions assez simples soient remplies. En ce sens, elle est absolument universelle. à côté des énoncés biologiques, qui tous se limitent à des espèces, à des clades, ou à des périodes de l’histoire de la vie, il semble donc que le principe de sélection naturelle – au sens de : si une collection d’entités vérifie telles et telles conditions, elle subira la sélection naturelle – ressemble à une loi naturelle. Néanmoins, on peut douter de cette conclusion hâtive. Certes, le principe de sélection naturelle est universel, et certes, il vaut pour d’autres mondes possibles que le nôtre, ou encore, dans la langue des philosophes des sciences, il supporte les contrefactuels (si des entités ne satisfaisaient pas une des conditions, elles ne seraient pas sélectionnables ; et s’il n’y avait pas eu de sélection du tout, alors une des conditions n’aurait pas été réalisée), ce qui fait partie des choses que l’on exige des lois de la nature. L’universalité en question s’étend même au-delà des mondes possibles nomothétiquement identiques au nôtre (c’est-à-dire partageant les lois fondamentales de la physique et différant par les conditions initiales), ce que ne sauraient pas faire les lois de la physique elles-mêmes. Mais si l’on regarde de plus près, la sélection naturelle se comporte-t-elle comme des lois familières telles que la loi de la gravitation ? Celle-ci donne une formulation réglée du comportement de deux objets en fonction de deux propriétés, la masse et la distance. De manière générale, les lois de la nature incluent dans leur formulation la liste des propriétés dont le fait de les avoir ou pas, et le degré où on les a, suffisent à déterminer les valeurs des variables contenues dans la loi99. Pour la sélection naturelle, l’ennui est que son 99. Certains philosophes (Dretske, 1977, “Laws of nature”, Philosophy of Science, 44 @, ou bien Tooley et Armstrong) ont même soutenu qu’une loi, avant d’être un énoncé général qui concerne des individus, est un énoncé singulier qui lie des propriétés (par exemple la gravitation est un énoncé singulier qui lie masse et distance). Cette position évite les difficultés abyssales apparaissant quand on veut spécifier sérieusement ce qui sépare un jugement universel accidentellement vrai
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[les mondes darwiniens] action est essentiellement dépendante du contexte : dans certains cas, telles et telles propriétés seront pertinentes pour définir les pressions de sélection, par exemple la couleur lorsque l’environnement comporte des prédateurs dotés de vision en couleur, et dans d’autres cas elles ne le seront pas – si de tels prédateurs font défaut. En outre, ces affirmations sont seulement valables pour une période donnée – elles dépendent de l’ensemble des mutations disponibles (supposons qu’une mutation rende certains prédateurs sensibles à la couleur, alors les pressions de sélection changent). En ce sens, la sélection naturelle se comporte bien différemment de la loi de la gravitation, puisqu’on ne saurait lister les propriétés qui entrent dans sa formulation. Bien sûr, on peut répondre que la fitness est la seule propriété mise en jeu par la sélection naturelle. Cet argument rencontre deux importantes objections : la première est que la fitness n’est sans doute pas une propriété aussi naturelle que les autres ; Rosenberg100 dit qu’elle est survenante (supervenient101), au sens où certaines propriétés esthétiques ou éthiques « surviennent » sur la composition matérielle des objets qu’ils qualifient. Une disjonction de propriétés biologiques fort différentes (voir loin, courir vite, etc.) peut réaliser une fitness identique, et toujours dépendante du contexte environnemental (à la différence de la masse, propriété certes réalisée multiplement par diverses structures atomiques, mais indépendante du contexte). Selon certaines conceptions de la loi, de telles propriétés ne sont pas assez ontologiquement robustes pour définir des lois naturelles. L’autre objection concède que la sélection naturelle a le caractère d’une loi qui met en jeu la propriété de fitness, mais signale simplement que cette loi n’est pas essentiellement biologique. La sélection naturelle est le ressort de la dynamique des modèles de génétique de population, dans lesquels la fréquence des allèles, génération après génération, dépend de leur fitness, qui est précisément la probabilité de reproduction différentielle des individus porteurs de ces allèles. En ce sens, la (il n’y a pas de montagne de plus de 10 000 m de haut) et un jugement universel nomothétiquement vrai (il n’y a pas de montagne liquide). La difficulté revient alors à comprendre ce qui constitue une propriété authentique (intuitivement, « peser 20 kg » est une propriété authentique, « aimer Brahms » ne l’est pas, mais trouver le critère qui distingue ces deux types de propriétés est une affaire délicate, cf. Shoemaker, 1984, “Causality and Properties”, in Shoemaker, Identity, Cause and Mind : Philosophical Essays, Oxford UP @). 100. Rosenberg (2001), “How is biological explanation possible”, British Journal for Philosophy of Science, 52 @, p. 7. 101. Sur ce concept, cf. Kim (1993), Supervenience and mind, Cambridge UP @.
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[philippe huneman / sélection] vérité de cette assertion relève fondamentalement des mathématiques, plus précisément du calcul des probabilités, plutôt que de la biologie. Le fait que Fisher102 fasse un parallèle entre dynamique des allèles à fitness différentes et dynamique des intérêts de divers emprunts indique bien qu’il s’agit là de quelque chose qui n’est pas initialement biologique. Le contenu biologique vient après, à savoir lorsqu’on s’intéresse aux causes de la fitness. Dans cette optique, la sélection naturelle n’est pas une loi de la biologie, mais un principe mathématique qui soutient diverses généralisations biologiques possibles à caractère localement nomothétique. Ce principe implique par exemple une tendance à l’optimisation à l’œuvre dans les pools de gènes, et soutient ainsi la plupart des modèles en écologie comportementale103. Fisher104 avait bien sûr introduit son « théorème fondamental de la sélection naturelle » comme « loi de l’évolution ». Néanmoins, cet énoncé est très délicat à interpréter. L’interprétation traditionnelle s’énonce ainsi : la variation de fitness moyenne d’une population est égale à la variance génétique additive105, ce qui implique qu’elle est toujours positive donc que la fitness moyenne croît. Cette interprétation se heurte à des contre-exemples immédiats, tels que des cas de sélection négativement dépendante à la fréquence, par exemple l’augmentation de la fréquence des « agressifs » dans un modèle faucon-colombe106. Récemment107, on l’a interprété différemment, comme 102. Fisher (1958), The genetical theory of natural selection, Clarendon @, p. 28. 103. Le lien entre sélection et optimisation semble évident ; la démonstration de cette évidence est donnée dans les articles récents d’Alan Grafen, par exemple (2002), “A First Formal Link between the Price Equation and an Optimization Program”, Journal of Theoretical Biology, 217 @. 104. Fisher (1958), The genetical theory of natural selection, Clarendon @. 105. Variance due à l’addition de la contribution des allèles à la valeur phénotypique, c’est-à-dire en négligeant les relations qui démentent cette additivité : épistasie, dominance, etc. 106. Le jeu « faucon-colombe » a été popularisé par Maynard Smith (1982), Evolution and the theory of games, Cambridge UP @. (Cf. Clavien, ce volume.) Les faucons battent les colombes, les colombes fuient le combat ; la fitness des faucons est plus haute donc leur fréquence augmente, mais lorsqu’il y a beaucoup de faucons, il est plus avantageux d’être une colombe (les faucons s’éliminent les uns les autres). En ce sens, la fitness moyenne de la population n’augmente pas, contrairement au théorème. 107. Cf. Frank & Slatkine (1994), “Fisher’s fundamental theorem of natural selection”, Trends in Ecology and Evolution, 7 @, après Price (1972), “Extension of covariance selection mathematics”, Annals of Human Genetics, 35 (4) @.
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[les mondes darwiniens] une égalité entre variation de fitness moyenne due à la sélection naturelle et variance génétique additive. Le théorème devient correct mais sa signification biologique reste controversée. Fondamentalement, on peut donc dire que le principe de sélection naturelle en général est un principe mathématique à partir duquel se construisent des modèles très divers (« SES », optimisation en écologie comportementale, modèles à un ou deux loci en génétique de populations, etc.) qui chacun capturent des aspects de la réalité de la sélection dans la nature, mais ne sont pas divers aperçus d’une même loi de la nature vivante108. Brandon109 défend une position analogue et parle du principe de sélection naturelle comme d’un schème d’explication – relevant au fond de la théorie des probabilités – plutôt que d’une loi. En lui-même, il n’est pas une loi biologique, mais c’est son instanciation dans des contextes biologiques précis – lesquels impliquent de considérer les causes de la sélection (soit les pressions environnementales, etc.) et aussi les contraintes sur les variations possibles (donc des considérations historiques) – qui le transforme en loi biologique110. Par exemple, appliqué à des situations impliquant prédateurs et proies, le principe de sélection naturelle peut engendrer des énoncés extrêmement généraux en écologie, tels que les équations de Lotka-Volterra, ou bien le « principe d’exclusion compétitive111 ». 108. En suivant cette ligne d’argumentation, on aboutit facilement à une vision sémantique de la théorie de l’évolution – et non une conception syntaxique, originellement adaptée pour les théories physiques (cf. Thompson, 1989, The Structure of Biological Theories, SUNY Press @). Les philosophes distinguent depuis les années 1960 la conception traditionnelle, dite syntaxique, pour laquelle les sciences sont axiomatisables dans le langage de la logique du premier ordre, en s’appuyant sur des règles sémantiques qui permettent de construire les termes théoriques à partir des observations, et l’alternative récente, la conception « sémantique », initiée par Bas Van Fraassen, Patrick Suppes et Frederick Suppe, pour laquelle les théories sont des structures définies dans un langage formel et satisfaites par des familles de modèles mathématiques. Les énoncés les plus généraux, dans la première conception, sont des lois de la nature, tandis que la seconde, dans la mesure où elle n’a pas l’équivalent des « règles de correspondance » entre termes d’observation et théorie, ne donne aucun statut à l’idée de loi naturelle. 109. Brandon (1996), Concepts and methods in evolutionary biology, Cambridge UP. @ 110. Sur la notion de contrainte, cf. Gould & Lewontin (1979), “The spandrels of san Marco and the panglossian paradigm : A critique of the adaptationist programme”, Proc. Roy. Soc. Lond., B205 @, et Grandcolas, ce volume. 111. Cf. Delord, ce volume.
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[philippe huneman / sélection] 3.2 Lois et contingence Cette « dialectique » de la légalité (locale) et de l’historicité propres à l’évolution invite à reconsidérer la question métaphysique de la contingence ou de la nécessité évolutives. Contre des visions spiritualistes d’évolution dirigée, Stephen Jay Gould avait ardemment défendu l’idée de contingence évolutive, en particulier au niveau de la méga-évolution112. à un tel niveau, des faits totalement contingents eu égard aux pressions de sélection peuvent engendrer des conséquences dramatiques, à l’image de l’astéroïde qui a percuté la Terre il y a des centaines de milliers d’années et causé la disparition des dinosaures, ou bien encore de l’extinction de masse qui a provoqué la disparition d’une bonne partie de la faune représentée dans le schiste de Burgess113. à cette échelle, selon lui, si on rejouait « le film de la vie », on n’aurait jamais deux fois la même histoire, car en particulier les contingences induisant des extinctions de masse ne se répéteraient pas. Biologistes et philosophes de la biologie discutent âprement cette thèse. Si on suit Gould, on dira que la contingence joue à plein aux niveaux extrêmes de l’évolution, soit la méga-évolution ou bien l’évolution moléculaire qui forge le détail des nucléotides (selon la théorie neutraliste), tandis que la sélection, qui n’est pas stochastique, explique mieux les niveaux intermédiaires : les traits des organismes, certaines longues périodes de la phylogénèse (entre deux extinctions massives), etc. Mais d’autres, tels que Dennett114, arguent du caractère non stochastique de la sélection pour dire que, malgré des gros changements, rejouer le film de l’évolution ferait apparaître des invariants, des configurations de traits qui seraient comme de super-attracteurs : dans n’importe quel monde possible, la sélection ferait évoluer des parasites, des antiparasites, des détecteurs de lumières, des traceurs de mouvement, des organes de mobilité, etc. Une bonne partie de la controverse repose sans doute sur la différence de grain des descriptions : dire que les yeux ou l’intelligence humaine sont nécessairement produits par l’évolution est absurde (supposons que les dinosaures n’aient pas été décimés, alors) ; mais avec un très gros grain de description, il est plausible que des capteurs de lumières, ou 112. La génétique des populations concerne la micro-évolution, sur des périodes de temps pas trop longues, et avec des variations environnementales limitées ; la macro-évolution, à échelle temporelle plus large, voit apparaître des spéciations, et certains parlent de méga-évolution à propos de l’histoire de la vie à encore plus large échelle (apparition et extinction de clades, etc.). 113. Gould (1989), Wonderful life, Norton @. 114. Dennett (1995), Darwin’s dangerous idea, Simons & Shuster.
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[les mondes darwiniens] des équivalents de systèmes immunitaires, proviennent de l’évolution dans une bonne partie des scénarios évolutionnaires alternatifs.
évidemment, on peut difficilement trancher la question par des arguments empiriques. Néanmoins, les travaux en vie artificielle, où les chercheurs créent des petits programmes sur des ordinateurs qui se reproduisent différentiellement selon leur valeur de fitness, procurent une sorte de réplique de l’évolution, et leurs résultats peuvent donner une idée de ce que serait l’évolution dans un autre monde possible. Certes, cette vie artificielle montre effectivement de grands invariants (dans l’expérience Tierra de Tom Ray, les individus numériques ont développé des parasites et des antiparasites, de même dans la célèbre simulation Echo de John Holland115) ; en même temps, le pattern de créativité indéfinie propre à l’évolution de la biosphère n’a pas encore été répliqué116. Voilà où en est à peu près l’approche scientifique du problème de la contingence de l’évolution. 4 Unités et niveaux de sélection
A
près s’être demandé quelles étaient les conditions et la forme de la sélection, qu’est-ce qu’elle expliquait, de quoi elle se distinguait, et si elle était une loi ou non, on finira par se poser la question massive : au fond, sur quoi porte-t-elle ? Cette question a mobilisé une bonne partie des philosophes de la biologie et des évolutionnistes depuis quatre décennies. Elle comprend deux volets, que je traiterai ici simultanément, faute de place et parce que certains des problèmes posés sont identiques dans les deux cas. De fait, les enjeux furent soulevés dès la formation de la théorie synthétique, et ses fondateurs s’opposaient déjà sur ce qu’est la vraie cible de la sélection : des allèles selon Fisher, des portions intégrées de génotypes selon Wright, des organismes selon Mayr.
La controverse moderne a réactivé ces débats à partir d’avancées théoriques intervenues après les années 1960 et concernant l’altruisme biologique, le mutualisme ou les régulations génomiques. 4.1 Position du problème : sélection de groupe, sélectionnisme génique Tout d’abord, une mise en garde. Jusqu’ici, je n’ai parlé que d’organismes et de gènes. Un malentendu classique sur la sélection naturelle est qu’on la 115. Holland (1995), Hidden order. How adaptation builds complexity, Helix. 116. Bedau & Packard (1998), “A classification of long-term evolutionary dynamics” @, in Adami et al. (eds.), Artificial life VI, MIT Press @.
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[philippe huneman / sélection] confond avec une intervention providentielle pour le bien de l’espèce. Il n’en est rien : les variants avec la fitness la plus haute sont favorisés par la sélection, quel que soit leur intérêt pour leur groupe ou leur espèce, quel que soit aussi leur effet à long terme. On entend parfois des explications pseudo-darwiniennes de la mort (pour le bien de l’espèce, « les vieux doivent laisser la place aux jeunes… ») ou du sexe (il favorise la diversité, qui est un bien). Elles sont fausses : on doit trouver soit un avantage sélectif à court terme pour le sexe ou la mort, soit un trait avantageux qui aurait pour effet collatéral de favoriser la mort ou la sexualité117. La sélection est myope : elle favorise les individus. Certes, mais qui sont ces individus ? Les écologistes ont pourtant souvent pensé en termes de bien de l’espèce. Lorsque Wynne-Edwards, en 1962, a expliqué en termes de sélection de groupe l’apparente autolimitation des populations d’animaux dans leur consommation des ressources, il a suscité une réaction majeure de George C. Williams (auteur justement d’avancées théoriques sur les questions du sexe et de la mort…), qui publia Adaptation and Natural selection en 1966. Il y montrait que l’explication par l’adaptation est déjà moins parcimonieuse qu’une explication par la physique – donc, on doit y recourir en second lieu – et que, postuler des adaptations au niveau du groupe est encore plus onéreux (qu’au niveau des organismes) et doit donc être dans la mesure du possible évité, au profit d’explications qui soulignent l’avantage sélectif pour l’individu, que ce soit l’organisme ou même – avançant une suggestion abondamment développée par la suite et que les paragraphes suivants considèrent – le gène. En ce point, les questions de la sélection de groupe et de la sélection génique se croisent. Longtemps, les comportements altruistes, au sens évolutionnaire (i.e. des comportements tels qu’ils ont un coût pour l’auteur en termes de fitness et un bénéfice pour d’autres individus118) ont été mystérieux pour le néodarwinisme, à partir du moment où l’on s’interdit le recours à la sélection de groupe. Les singes vervets qui poussent des cris d’alarme lorsqu’ils voient des prédateurs et avertissent le groupe au risque d’être mangés, les oiseaux qui aident des conspécifiques à élever leur progéniture, enfin les castes stériles 117. Cf. Medawar (1957), The uniqueness of the individual, Methuen @. Huneman (2009), « L’individualité biologique et la mort », Philosophie, 1, pour la mort. 118. En réalité, la notion d’altruisme est ramifiée selon que les bénéficiaires incluent ou pas l’auteur de l’acte (cf. Kerr et al., 2004, “What is altruism ?”, Trends in Ecology and Evolution, 19 @. Frank, 2006, “Social selection”, in Fox & Wolf (eds.), Evolutionary Genetics : Concepts and Case Studies, Oxford UP @).
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[les mondes darwiniens] chez les fourmis ou les abeilles (qui aident leurs sœurs à élever les enfants de la reine au lieu de produire leurs propres descendants), tout cela semble incompréhensible par la sélection naturelle sur les organismes, puisque la fitness relative des individus concernés est plus faible que celle des autres. (Pour des raisons analogues, la symbiose – association à bénéfice mutuel de deux espèces différentes – est longtemps restée incompréhensible aux darwiniens.) L’explication simple a été fournie par Hamilton en 1964, avec ce qu’on appelle « sélection de parentèle » (kin selection). L’idée est de considérer non pas la fitness des organismes, mais la fitness des allèles impliqués dans les comportements. Supposons en effet que pour sauver un autre individu, X fasse un acte qui a une probabilité 1/10 de lui coûter la vie. La fitness relative de X est plus basse que celle de celui qui s’abstient, X’. Si maintenant cet autre est le frère de X, il a aussi 50 % de gènes en commun avec lui, en plus des gènes de l’espèce communs à l’ensemble des individus de l’espèce. Notons A l’allèle altruiste119, S l’allèle égoïste. Si l’allèle S a une fitness W, l’allèle A a une fitness W-1/10 W (risque de périr) + 9/10 (1/2 W) (probabilité de sauver le frère multipliée par la probabilité d’avoir un allèle A chez le frère) = W (1+7/20) > W. Clairement, l’allèle W serait davantage représenté que S aux générations suivantes120. Hamilton généralise cela : un acte est sélectionné si son coût c est inférieur à son bénéfice b multiplié par le coefficient de « relatedness ». Ce coefficient mesure la probabilité d’avoir en commun le gène A, en excédent de la probabilité de partager ce gène avec un individu pris au hasard parmi ceux avec lesquels l’individu focal est en compétition121. La règle s’énonce selon la 119. Pour simplifier on parle de l’allèle de l’altruisme. En réalité, le raisonnement, comme tout raisonnement sélectionniste, n’implique jamais de déterminisme génétique, qui est une absurdité (cf. Gayon, 2011, « Déterminisme génétique, déterminisme bernardien, déterminisme laplacien », in Kupiec et al., Le hasard au cœur de la cellule, éditions Matériologiques @). Il suffit simplement que la possession de l’allèle A fasse une différence par rapport à l’allèle A’ dans un environnement donné fixe pour ce qui est de l’altruisme, pour que la sélection fasse son effet. On peut alors parler de « gène de l’altruisme ». 120. Ce calcul fonctionne seulement si A est rare dans la population. 121. Cette dernière prévision explique pourquoi le calcul ci-dessus était valable uniquement si A est rare. En fait, r est approché par les relations de parenté, mais sa vraie valeur se définit ainsi, de sorte que sa mesure est parfois assez compliquée. Grafen (1986) propose deux techniques de mesure, et Frank (2006, “Social selection”, in Fox & Wolf (eds.), Evolutionary Genetics : Concepts and Case Studies, Oxford UP, p. 352) donne une définition plus formelle. Dans certains cas, la probabilité que a partage avec b un gène considéré est plus élevée que celle qu’il le partage avec c,
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[philippe huneman / sélection] formule consacrée c < br122. Elle explique la stérilité des insectes hyménoptères (dans leur système de parenté, les sœurs sont plus proches entre elles qu’avec leurs descendants, donc la sélection va favoriser un comportement qui sacrifie la descendance au profit des autres sœurs, toutes descendantes de la même reine)123 ; ceci explique aussi les cris d’alarme des singes vervets, dont on a montré qu’ils sont plus fréquents si le troupeau est composé de davantage d’apparentés124. Dawkins125 a alors construit à partir de là le point de vue du gène (gene’s eye view) sur l’évolution. En un mot, son idée est que les entités sélectionnées ne sont pas les organismes, mais les gènes. Le cas de la sélection ordinaire est particulier, parce qu’alors les organismes ont le même intérêt que les gènes. Mais l’énigme de l’altruisme révèle que parfois ces intérêts sont divergents, et dans ce cas c’est le niveau du gène qu’il faut considérer ; le sélectionnisme génique soutient que celui-ci est le niveau fondamental de la sélection, même si souvent le niveau de l’organisme est un bon raccourci pour étudier cette dernière. Son argument majeur est que les gènes étant les réplicateurs (cf. section 1), la sélection naturelle porte essentiellement sur eux, une thèse développée dans le célèbre The Extended Phenotype126, où Dawkins soutient que les phénotypes des gènes ne sont pas limités à l’organisme qui les contient, mais s’étendent à alors même que a et c sont parents au sens ordinaire et pas a et b. En particulier lorsque les structures de parenté ne sont pas aussi simples que dans la plupart des populations de mammifères, le calcul devient assez compliqué. La manière simple de considérer r à partir de la parenté suffit parfois, mais la définition la plus complète se fait en termes de probabilités, et à partir de là, comme je le montre plus bas, beaucoup de controverses sur la sélection de parentèle se dissolvent. 122. Des frères ont, dans un système de reproduction diploïde tel que le nôtre, 50 % de gènes en commun donc la probabilité d’avoir un gène identique à un des miens en tirant au hasard un gène chez mon frère est de 1/2. On comprend facilement comment le degré de proximité génétique avec un individu se définit par une telle probabilité. 123. Ceci est valable quand il n’y a qu’une, reine, et qu’elle ne s’accouple pas avec beaucoup de mâles ; dans d’autres cas, les explications sont plus sophistiquées. 124. En vérité, les cris d’alarme des singes peuvent avoir plusieurs explications, qui peuvent différer selon les espèces et ne sont pas exclusives entre elles ; Charnov & Krebs (1975, “The evolution of alarm calls : altruism or manipulation ?”, American Naturalist, 109 @) ont démontré que l’effet de désordre qu’il induisait dans la horde jouait à l’avantage du crieur, alors moins facilement repéré par le prédateur grâce à cela – de sorte que sa fitness individuelle se voit elle aussi augmentée. 125. Dawkins (1976), The selfish gene, Oxford UP @. 126. Dawkins (1982), The extended phenotype, Oxford UP @.
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[les mondes darwiniens] des organismes qu’ils manipulent, de telle sorte que le niveau pertinent pour voir ce processus qu’est la sélection naturelle n’est pas du tout les organismes, mais les gènes eux-mêmes127. Ce point de vue a été extraordinairement fécond pour toute l’écologie comportementale et la sociobiologie : théorie de l’investissement parental selon les sexes, conflits parent-enfant et intergermains128, parental imprinting129, etc., car des pans entiers de phénomènes n’étaient pas visibles du point de vue de la sélection organismique. Le débat sur le sélectionnisme génique fait rage depuis une trentaine d’années. La sélection de parentèle comme processus biologique authentique n’est bien entendu pas en cause, l’enjeu est l’interprétation d’un ensemble de phénomènes où la sélection joue sur les gènes. à cela s’ajoute, depuis une quinzaine d’années, un certain retour de la sélection de groupe. Michael Wade avait déjà développé une approche expérimentale de la sélection de groupe130 en laissant évoluer des groupes de scarabées diversement composés ; ces scarabées sont cannibales, de sorte que la sélection individuelle, favorisant les individus voraces, finit par réduire le nombre de scarabées. Wade ajoute une sélection sur les groupes : il répartit les scarabées en groupes et conserve les grands groupes ; cela induit en quelque sorte une pression de sélection contre le cannibalisme, et dans l’expérience où cette sélection artificielle de groupe est présente, le résultat final en termes de phénotype moyen et de taille de la population totale est différent. Parallèlement à cela, l’approche théorique est venue réhabiliter la sélection de groupe et faire douter de sa dissolution dans la sélection de parentèle. Certes, la théorie de la sélection de parentèle est très puissante : elle prédit dans les moindres détails coopération et conflit dans les sociétés animales en fonction de la structure de parenté131. Elle s’est avérée néanmoins théoriquement problé127. Dawkins donne pour autre argument les éléments génétiques égoïstes ; il s’agit là de sélection génique, où l’organisme n’a rien à faire, donc aucune controverse n’a lieu d’être. Le sélectionnisme génique, lui, est une thèse concernant la sélection en général. 128. Trivers (1971), “The evolution of reciprocal altruism”, The Quarterly Review of Biology, 46 @. 129. Haig (2000), “The kinship theory of genomic imprinting”, Annual Review of Ecology and Systematics, 31 @. 130. Wade (1977), “An experimental study of group selection”, Evolution, 131 @. 131. Strassman & Queller (2007), “Insect societies as divided organisms : The complexities of purpose and cross-purpose”, PNAS USA, 104 @.
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[philippe huneman / sélection] matique. Par exemple132, dans la mesure où la sélection de parentèle favorise les altruistes lorsque ceux-ci interagissent avec des individus apparentés, au fil du temps le nombre d’altruistes plus ou moins voisins va croître (les descendants d’altruistes restent souvent dans le même voisinage) ; or dans le même temps, la compétition entre apparentés est souvent plus intense car ceux-ci sont susceptibles d’avoir des habitudes proches, de sorte que la proximité va accroître la compétition entre les altruistes : au total, la somme de ces deux tendances pour et contre les altruistes apparentés sera nulle si on ne précise aucune condition spéciale sur la structure de la population. Enfin, Wilson & Dugatkin133 ont montré que s’il existe une corrélation entre altruiste et bénéficiaire de l’acte altruiste, quelle qu’elle soit (autrement dit, si l’acte altruiste ne s’exerce pas de façon aléatoire), alors l’altruisme peut évoluer : la parenté génique est la façon la plus simple de réaliser cet assortiment, mais pas la seule. Pour West et al.134, c’est là de la sélection de parentèle en quelque sorte étendue ; la situation d’apparentement définit un cas de sélection de parentèle « étroite », qui est le plus répandu dans la nature. De manière générale, l’altruisme évoluera si le bénéficiaire de l’altruisme a par principe une propension à rendre l’acte altruiste (ce qu’assure évidemment la parenté génétique, puisqu’une relation de parenté est symétrique). Après Dawkins, les biologistes appellent cela l’effet « barbe verte135 », allusion à ce qui se passerait si des individus à barbe verte avaient un gène pour une action altruiste envers les porteurs de barbe verte qu’ils reconnaîtraient136. De manière générale, l’altruisme évoluera si le bénéficiaire de l’altruisme a par principe une propension à rendre l’acte altruiste (ce qu’assure évidemment la parenté génétique, puisqu’une relation de parenté est symétrique). La parenté est ce qui permet d’avoir le plus facilement la corrélation 132. Taylor (1992), “Altruism in viscous population : an inclusive fitness model”, Evolutionary Ecology, 6 @. 133. Wilson & Dugatkin (1997), “Group Selection and Assortative Interactions”, The American Naturalist, 149 @. 134. West et al. (2007), “Social semantics : altruism, cooperation, mutualism, strong reciprocity and group selection”, Journal of Evolutionary Biology, 20 @. 135. Dawkins (1982), The extended phenotype, Oxford UP @. 136. Keller & Ross (1998, “Selfish genes: a green beard in the red fire ant”, Nature, 394 @) ont en premier mis en évidence un effet « barbe verte » dans la nature, chez les fourmis. Dawkins rejette l’effet barbe verte parce qu’il pense qu’il est vulnérable à des tricheurs qui exhiberaient la barbe sans avoir le gène altruiste ; mais Jansen & Van Baalen (2006, “Altruism through beard chromodynamics”, Nature, 440 @) montrent qu’en théorie, s’il y a plusieurs barbes colorées, le système reste stable.
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[les mondes darwiniens] entre disposition altruiste et propension à rendre l’action altruiste. Ce qui est crucial dans la relatedness, c’est en fait la corrélation statistique aux loci considérés (par ex. le locus de l’altruisme). La parenté (kinship) est un moyen pour produire cette corrélation puisque la parenté crée une association à l’échelle du génome. Néanmoins, la corrélation au locus requise pour la relatedness est quelque chose de plus faible, et peut être obtenue par d’autres moyens – de sorte que la relatedness obtenue par parenté pourrait donner lieu à ce qu’on appellerait une «sélection de parentèle étroite», en contraste avec des cas où on l’obtient par d’autres moyens (par exemple les cas de barbe verte)137. David Sloan Wilson a développé une alternative à l’explication de l’altruisme par sélection de parentèle, une sorte de sélection de groupe conçue un peu différemment sous forme de sélection à plusieurs niveaux. L’idée de base est que la sélection naturelle peut se comprendre comme la somme de la sélection à l’intérieur d’un groupe et de la sélection qui s’exerce sur les groupes eux-mêmes, par exemple par la compétition entre groupes (d’où l’idée de sélection multiniveaux : dans/entre les groupes). Cette formulation apparaît comme une glose de l’équation de Price, qui est une formulation mathématique de la sélection naturelle comme covariance de la valeur des traits et de la fitness138 . Cette équation, notée : ∆z = Cov (w, z)/w + E (w∆z)/w 139 dit que le changement intergénérationnel ∆ de la valeur moyenne d’un trait (z) dans une population est la somme de la variation due à la sélection (qui est la covariance de la valeur du trait sur la fitness (w)140), et du changement dû à des biais de transmission (terme en espérance E (w∆z)), 137. Grafen (2009), “Formalizing Darwinism and inclusive fitness theory”, Philosophical Transactions of the Royal Society B, 364 @. West et al. (2010), “The theory of genetic kin selection”, Journal of evolutionary biology, 24 @. 138. L’équation de Price est l’une des formulations mathématiques générales de la sélection naturelle. Je ne l’ai pas incluse dans l’exposé des énonciations principielles de la sélection, car, si elle est sans doute moins sujette à des contre-exemples et plus rigoureuse que la définition de Hull ou les conditions de Lewontin, elle suppose elle aussi que les entités en jeu présentent héritabilité et fitness (ce sont les termes de l’équation), donc la discussion subséquente serait la même que celle des conditions de Lewontin. 139. Les soulignements indiquent les moyennes. 140. C’est-à-dire que la variation d’un trait entre deux générations est corrélée à la probabilité que la valeur du trait confère à l’organisme qui le porte, ce qui est une autre manière de formuler le principe de sélection naturelle énoncé plus haut – par exemple, plus les grands ont tendance à faire beaucoup de descendants, plus la taille va augmenter aux générations suivantes.
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[philippe huneman / sélection] c’est-à-dire à la fidélité de la transmission entre parents et descendants (liée à l’héritabilité). Si maintenant on considère des individus répartis en plusieurs groupes, le premier terme peut être entendu comme covariance de la fitness moyenne du groupe sur le phénotype moyen des groupes, et le second peut être analysé comme le biais qu’introduit, dans la transmission des valeurs des traits moyen de groupes, le fait que la sélection joue à l’intérieur des groupes. L’équation de Price peut donc se lire comme une décomposition naturelle de la variation des traits en sélection multiniveaux, à condition qu’on puisse identifier des groupes pertinents. C’est ce que fait Sloan Wilson avec une définition très large de groupe comme « trait group », c’est-à-dire ensemble d’individus qui sont affectés au même titre par des interactions impliquant un trait donné (par exemple, tous les castors habitant près d’un barrage sont un trait group), de sorte que la décomposition intergroupe/intragroupe est accessible dans tous les cas et aussi générale que l’équation de Price initiale. Cette vision rend compte des deux propriétés antinomiques de l’altruisme : dans un groupe, un altruiste fait toujours moins bien qu’un égoïste (par définition141) ; un groupe composé d’altruistes fera mieux (i.e. engendrera des groupes plus peuplés) qu’un groupe composé d’une majorité d’égoïstes142. Intuitivement, on comprend qu’un grand degré de compétitivité entre groupes peut générer de l’altruisme, tandis que peu de groupes très isolés (donc avec peu de compétition) auront moins de sélection en faveur de l’altruisme dans chacun d’eux. à partir de là, Sober & Wilson143 soutiennent que la sélection de parentèle est un cas particulier de la sélection multiniveaux (les trait groups en jeu étant définis par les groupes familiaux). Mais une telle interprétation ne va pas sans 141. La définition formelle de l’acte altruiste et de l’acte égoïste impose cela : A a un coût pour X et un bénéfice pour autre chose que X, S n’a pas de coût pour X mais seulement un bénéfice. Le coût peut être absolu (lorsque l’acte profite à un autre en coûtant altruiste) ou bien relatif – lorsque l’acte profite à tout le groupe de n individus dont l’altruiste lui-même : il a donc un bénéfice b/n, mais son bénéfice est plus petit que celui des autres (b/n-c au lieu de b/n)). évidemment, les coûts sont en fitness, et cet altruisme-ci n’est pas l’altruisme psychologique, cf. Clavien, ce volume. 142. C’est là la base de l’explication que propose Darwin du sens moral, cf. Ravat, ce volume. 143. Sober & Wilson (1998), Unto others : the evolution of altruism, Harvard UP @.
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[les mondes darwiniens] difficultés144. Ainsi, West et ses collaborateurs145 montrent que les processus en jeu dans la sélection multiniveaux de Sloan Wilson se ramènent formellement à de la sélection de parentèle élargie. La sélection multiniveau favorise l’altruisme quand, de fait, on élève le niveau de la compétition intergroupe par rapport à la compétition intragroupe ; mais par ce moyen, on augmente la variance intergroupe par rapport à la variance intragroupe, ce qui veut dire au bout du compte qu’on accroît la relatedness moyenne ; par là on peut voir ce processus comme un processus où la variable causale cruciale est la relatedness. Quoi qu’il en soit de l’équivalence, la plupart des modèles de sélection de parentèle sont plus maniables que les modèles multiniveaux, d’où aussi leur influence. Au total, d’une part, ces auteurs, comme Lehmann & Keller146, avancent que la sélection de parentèle élargie englobe une bonne partie de ses supposées alternatives quant à l’explication de la coopération et de l’altruisme, au moins formellement parlant. D’autre part, à côté des questions d’évolution de comportements altruistes pour lesquels la question semble résolue, au moins pour ce qui est de la nature des modèles, la sélection multiniveaux est couramment mobilisée – et assez naturellement – dans certaines explications évolutionnaires, par exemple dans la question de l’émergence d’individus col144. Dans une investigation très fine des divers processus menant à la coopération, Frank (2006, “Social selection”, in Fox & Wolf (eds.), Evolutionary Genetics : Concepts and Case Studies, Oxford UP) distingue la sélection de parentèle proprement dite, qui explique le sacrifice de soi qu’opèrent par exemple les castes d’ouvrières stériles chez les insectes, et la corrélation de comportements, qui explique la coopération dans les groupes, alors qu’il y a un avantage sélectif lorsqu’on est dans un groupe à profiter des actes coopératifs des autres et à rester égoïste. Dans ce second cas, la coopération profite au groupe en général, y inclus l’individu focal. Indépendamment de la question de savoir si ces deux modalités réalisent un même processus, Frank souligne donc qu’elles sont formellement différentes (selon la structure du bénéfice, allant soit à un apparenté soit à tous), à l’encontre de la thèse de Wilson et Sober sur l’universalité de la sélection multiniveaux. Nénamoins, d’autres diront que dans ce cas, tout ce qui est causalement pertinent est la relatedness, qui compense en termes de bénéfices indirects le prix payé par l’individu focal altruiste (Gardner et al., 2011, “The genetical theory of genetic kin selection”, Journal of Evolutionary Biology, 24 @). 145. West et al. (2007), “Social semantics : altruism, cooperation, mutualism, strong reciprocity and group selection”, Journal of Evolutionary Biology, 20 @. 146. Lehmann & Keller (2006), “The evolution of cooperation and altruism. A general framework and a classification of models”, Journal of Evolutionary Biology, 19 @. Lehman et al. (2008), “Population viscosity can promote the evolution of altruistic sterile helpers and eusociality”, Proceedings of the Royal Society of London, Series B, 275 @.
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[philippe huneman / sélection] lectifs à partir d’individus autonomes, comme l’avènement des chromosomes, des organismes multicellulaires ou de la socialité. Il ne s’agit donc pas de clore ce débat ici, mais de donner des indications sur les enjeux philosophiques qui, essentiellement, touchent aux notions de causalité et d’explication, et aux questions du réalisme, du pluralisme et de l’instrumentalisme. 4.2 Unités et niveaux de sélection : causalité vs représentation Le sélectionnisme génique a été souvent mal interprété, parce que ce qui était en cause n’était assez bien précisé. On peut opposer sélection sur les gènes et sélection sur les organismes, mais aussi sélection sur les allèles, et sélection sur les génotypes. Ces deux dichotomies ont généré deux types d’opposition au sélectionnisme génique. Mayr et Gould ont immédiatement réagi contre Dawkins en soulignant que la sélection voit les phénotypes (donc les organismes), pas les génotypes. Brandon a précisé ce point avec le concept de screening-off emprunté aux statisticiens. Brièvement, quand A et B sont causes de C simultanément, A screens-off B si une modification de A change C, mais une modification de B ne le change pas nécessairement. Une modification du phénotype va en effet changer l’action de la sélection, mais pas forcément une modification du génotype (s’il donne le même phénotype). La cause efficace de la sélection se trouve bien au niveau du phénotype, donc de l’organisme. C’est là la question du niveau de la sélection, celle du lieu des processus causaux en jeu – ou encore, des interacteurs. On notera que pour les cas d’altérateurs de ségrégation, le niveau de sélection est bien le gène lui-même. L’autre argument, développé par Sober & Lewontin147, oppose sélection allélique et sélection génotypique. Ici, la discussion est interne à la génétique des populations. Prenons le cas classique de la supériorité des hétérozygotes, illustré par l’anémie falciforme. Deux allèles codent pour l’hémoglobine ; dans certaines régions d’Afrique, le récessif, qui rend anémique (les globules rouges ont une forme en faucille) donne un avantage contre le paludisme lorsqu’il est couplé avec le dominant, soit (avec les notations habituelles) W(Aa) > W(AA) > W(aa) (= 0). On peut certes écrire la dynamique de la sélection en considérant les fréquences et les fitness alléliques (W(a) et W(A)), celles-ci étant données par la fitness de chaque combinaison où intervient 147. Sober & Lewontin (1982), “Artifact, cause and genic selection”, Philosophy of Science, 44 @.
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[les mondes darwiniens] chaque allèle, pondérée par la fréquence de cette combinaison ; mais dans ce cas, on néglige ce qui est la cause de la sélection, à savoir l’avantage que procure l’hétérozygote. Car rien ne distingue ce modèle allélique d’un modèle allélique identique où les fitness génotypiques dont elles dériveraient seraient différentes (par exemple W(AA) > W(Aa) = W(aa), en mettant des valeurs et fréquences initiales appropriées) – puisque plusieurs fitness génotypiques peuvent déterminer la même fitness allélique. Le modèle allélique ne peut donc pas saisir la cause à l’œuvre dans la sélection naturelle (même s’il peut en représenter correctement la dynamique). Un tel argument concerne alors ici ce que Brandon appelle l’unité de sélection, soit la nature de la plus petite entité telle que sa fitness soit constante dans l’environnement considéré (ici, Aa, mais pas a ou A, car la fitness de l’allèle a ou A dépend précisément de son voisinage à son locus, i.e. un A ou bien un a). Les questions de l’unité et du niveau de la sélection sont donc distinguées par Brandon et Burian comme des questions portant respectivement sur les entités visées par la sélection, et sur l’identité du processus causal par lequel elle se déploie. L’argument de Sober contre le sélectionnisme allélique est fondamentalement un argument épistémologique qui oppose description (un modèle allélique est toujours une représentation disponible) et explication (la causalité n’est visible qu’au niveau des paires d’allèles, au minimum). Le même raisonnement vaut d’ailleurs dans la défense de la sélection multiniveaux par Sloan Wilson & Sober148. En substance, disent-ils, ceux qui la refusent commettent une « averaging fallacy », c’est-à-dire qu’ils assignent aux individus des valeurs de fitness calculées comme une moyenne de leur fitness dans leurs groupes pondéré par la fréquence et la fitness propre de ces groupes. C’est là une abstraction mathématique, certes susceptible de représenter une dynamique, mais qui perd de vue la causalité réelle, celle donnée dans la compétition entre groupes – exactement comme le modèle allélique perdait de vue la pertinence causale de la différence entre hétérozygote et homozygote dans la lutte contre le paludisme. La question de la sélection de groupe et la critique du sélectionnisme génique sont dans le même bateau : elles supposent une option « réaliste » selon laquelle la science vise à rendre compte des relations causales effectives, et pas seulement à décrire des variations. Sans doute, de ce dernier point de vue, le sélectionnisme génique, plus maniable mathématiquement et plus général, l’emporterait. 148. Sober & Wilson (1998), Unto others : the evolution of altruism, Harvard UP @.
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[philippe huneman / sélection] 4.3 Pluralisme En explicitant le point précédent, on voit que la similarité entre les deux débats – autour du sélectionnisme génique à la Dawkins et des réponses de Sober, autour de la sélection multiniveaux à la Sloan Wilson – est la suivante : dans les deux cas, il s’agit d’opposer une sélection sur des individus (organismes, gènes), et une sélection sur des collectifs (sociétés, génotypes). Philosophiquement, cela soulève la question du pluralisme. Le pluralisme signifie la reconnaissance de plusieurs processus comme légitimes explications d’un même phénomène, mais cette position a plusieurs variantes, et j’en considère ici deux qui ont un sens dans ces débats : un pluralisme « de processus » et un pluralisme « explicatif ». Être ou non pluraliste est, notons-le, orthogonal aux questions débattues en philosophie des sciences sous les noms de conventionnalisme, instrumentalisme ou réalisme. Le pluralisme de processus consiste à accepter à la fois la sélection sur les collectifs et celle sur les individus, d’une manière ou d’une autre. Dans le cas du sélectionnisme génique, le pluralisme de processus prend plusieurs formes. (i) Chaque processus de sélection a lieu à un niveau spécifique, car il met en jeu des interacteurs et des réplicateurs propres. A priori, rien n’interdit donc la sélection de groupe, pourvu que les processus causaux pertinents se trouvent au niveau des groupes. Ce serait la solution de Brandon. (ii) Dans tout processus, il existe plusieurs modèles tout aussi légitimes en tant qu’explication ; c’est la position défendue diversement par Sterelny & Kitcher, Waters ou Lloyd149. Néanmoins, Sterelny & Kitcher précisent que le niveau allélique a une propriété unique, qui est d’être une explication causale au moins aussi complète que toutes les autres, et toujours disponible, de sorte que leur pluralisme est un sélectionnisme génique sophistiqué. De manière très générale, et si on prend les termes « individu » et « collectif » de manière abstraite et indéterminée, si on définit la fitness d’un individu comme la moyenne de ses fitness selon les environnements possible (donc les collectifs…) où il se trouve, Kerr & Godfrey-Smith150 ont montré que la sélection sur des individus et la sélection multiniveaux (c’est-à-dire la somme de la 149. Sterelny & Kitcher (1989), “The return of the gene”, Journal of Philosophy, 85 @ ou Lloyd (2001), “Units and levels of selection. An anatomy of the levels of selection debate”, in Singh et al. (eds.), Thinking about Evolution : Historical, Philosophical and Political Perspectives, Cambridge UP. 150. Kerr & Godfrey-Smith (2002), “Individualist and multi-level perspectives on selection in structured populations”, Biology and Philosophy, 17 (4) @.
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[les mondes darwiniens] sélection sur l’individu et de celle sur le collectif où il se trouve), sont mathématiquement équivalentes. Cette démonstration pourrait à la fois justifier un pluralisme explicatif pragmatiste (autant prendre le modèle le plus maniable à chaque fois), comme un certain réductionnisme (si la sélection multiniveaux est équivalente à la sélection individuelle, les niveaux n’existent pas « réellement »…). Néanmoins, ce résultat aura des conséquences moindres pour qui soutient que la modélisation mathématique ne tranche pas des questions sur l’ontologie des processus, mais les présuppose. On peut aussi définir un type spécifique de pluralisme, que j’appelle pluralisme explicatif, concernant l’évolution de l’altruisme et de la coopération. Ceux qui, tels Sober & Sloan Wilson151, soutiennent qu’un seul processus y mène s’opposent à des pluralistes explicatifs152 qui inventorient divers processus susceptibles de fixer l’altruisme et y incluent la sélection de parentèle comme la compétition intergroupe153. Ce pluralisme explicatif contredit tout autant les partisans de la suprématie de la sélection de parentèle la plus sophistiquée154 . On doit toutefois noter que les modèles pluralistes présentés comme différents de la sélection de parentèle155 se voient régulièrement ramenés en termes mathématiques à des processus de sélection de parentèle156. Par ailleurs, la sélection multiniveaux dont il est ici question définit la fitness des groupes comme le nombre de membres d’un groupe à chaque génération. 151. Sober & Wilson (1998), Unto others : the evolution of altruism, Harvard UP @. 152. Comme Nowak (2005), “Five rules for the evolution of cooperation”, Science, 314 @. 153. Bien sûr, Sober et Wilson font partie des « pluralistes » au sens de ceux qui pensent qu’il y a plusieurs niveaux de sélection ; mais « pluraliste » ici signifie penser qu’il y a plusieurs schémas explicatifs possibles de l’altruisme ou de la coopération, ce qui n’est clairement pas leur cas puisqu’ils pensent que le seul processus explicatif est la sélection multiniveaux. 154. Comme West et al. (2007), “Social semantics : altruism, cooperation, mutualism, strong reciprocity and group selection”, Journal of Evolutionary Biology, 20 @, ou Lehmann & Keller (2006), “The evolution of cooperation and altruism. A general framework and a classification of models”, Journal of Evolutionary Biology, 19 @. 155. Comme Traulsen & Nowak (2006), “Evolution of cooperation by multilevel selection”, PNAS USA, 103 @. 156. Lehmann et al. (2008), “Population viscosity can promote the evolution of altruistic sterile helpers and eusociality”, Proceedings of the Royal Society of London, Series B, 275 @.
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[philippe huneman / sélection] C’est ce que Damuth & Heisler157 appellent multi-level selection 1 (MLS1), en opposition avec un autre type de sélection, multi-level selection 2 (MLS2), où la fitness d’un groupe est le nombre de groupes descendants qu’il génère. Un groupe qui a du succès évolutionnaire peut en effet être un groupe qui devient de plus en plus grand à mesure des générations, mais aussi, selon un autre processus, un groupe qui donne naissance à davantage de groupes que ceux avec lesquels il est en concurrence. Dans ce second cas, la mesure du succès reproductif n’est pas le nombre de membres du groupes mais bien le nombre de groupes héritiers. Autrement dit, la sélection au niveau supraorganismique n’est pas logiquement homogène. Si on pense à ce que Gould appelait « sélection d’espèces », cela devient évident. Lorsque je dis que des propriétés d’espèces ont joué un rôle sélectif dans leur évolution – par exemple leur polymorphisme, ou bien la superficie qu’elles couvrent –, je ne dis pas qu’elles sont devenues de plus en plus abondantes, mais bien qu’elles ont donné lieu à plus de spéciation. La mesure de succès évolutif, ici, est le nombre d’espèces-filles. Clairement, la démonstration d’équivalence de Kerr & Godfrey-Smith ne vaut alors que pour MLS1. La MLS2, si elle est encore discutée empiriquement158, est en tout cas conceptuellement irréductible. 5 Conclusion
L’
évolution de la sélection naturelle dans la biologie moderne présente plusieurs aspects antagonistes. D’un côté, les évolutionnistes ont accumulé des preuves théoriques, par les mathématiques, de ce que Darwin appelait son « paramount power », et des attestations empiriques de la force de son action. Le développement du champ, l’émergence de nouveaux champs disciplinaires comme la sociobiologie, l’écologie comportementale, la biologie moléculaire, etc., a mis en évidence qu’à des niveaux encore inconnus à
157. Damuth & Heisler (1987), “Alternative Formulations of Multi-Level Selection, Selection in Structured Populations”, Biology and Philosophy, 17, 4 @. 158. Cf. Rice (1995), “A genetical theory of species selection”, J. Theor. Biol., 177 @, comme partisan après Gould ; Williams (1992, Natural selection : domains, levels and challenges, Oxford UP) la rejette mais accepte la sélection de clades Certains clades persistent plus que d’autres ; si on pense que le nombre à l’intérieur du clade, ou son taux de spéciation, ou n’importe quelle propriété du clade lui-même a contribué à sa durée plus longue que celle d’un autre clade, alors on a de la sélection de clades. (Sur la notion de clade, cf. Barriel et Grandcolas, ce volume.)
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[les mondes darwiniens] l’époque de Darwin, et concernant des types de faits alors laissés de côté, la sélection naturelle a un rôle causal majeur. D’un autre côté, la sophistication théorique de la biologie évolutionnaire, en particulier de la génétique des populations, tout en jetant de nouvelles lumières sur les processus impliqués dans la sélection naturelle et les conditions auxquelles ils répondent, a suscité de nouvelles questions théoriques et controverses passionnées : à quel niveau joue la sélection, quels sont exactement ses explananda, comment s’articule-t-elle avec d’autres types d’explications qui ne sont pas populationnelles pour rendre compte de l’ensemble des phénomènes biologiques ? En particulier, la forme générale de la sélection fait comprendre qu’elle n’a rien de propre au domaine vivant, caractérisé par sa structure (molécules d’ADN, etc.), laquelle résulte de contingences historiques. Néanmoins, une théorie générale de la sélection naturelle159, qui embrasserait biologie, culture, économie, technologie, chimie, neurologie, etc., dont la possibilité est devenue évidente, rencontre des obstacles majeurs, sans doute parce qu’elle suppose résolues ces énigmes théoriques, tracées à grands traits dans ce chapitre, que la compréhension de la sélection naturelle pose sans relâche à la biologie évolutive elle-même160.
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chapitre 4
Philippe Grandcolas
Adaptation
L
es organismes vivants ont la capacité à hériter de leurs caractéristiques avec d’éventuelles modifications. Cette formulation très générale rend compte des diverses et nombreuses situations envisagées ou observées à ce jour en matière d’évolution biologique. L’existence d’une diversité biologique est ainsi expliquée par la divergence des espèces suite aux modifications successives héritées au cours de l’évolution. Ce mécanisme d’héritage avec modification explique la diversité des organismes mais il n’explique pas leur ajustement aux conditions de vie. Pourquoi la divergence des espèces ne se ferait-elle pas tous azimuts et pourquoi conduirait-elle le plus souvent à un meilleur ajustement ? Par exemple, pourquoi une espèce d’insecte vivant dans le feuillage des arbres a-t-elle l’apparence détaillée d’une feuille non seulement à nos yeux mais surtout à ceux de ses prédateurs ? Pourquoi les différents paramètres biologiques entrant dans la dynamique des populations sont-ils ajustés entre eux de manière quasi arithmétique ? Pour expliquer ces innombrables ajustements, un élément d’explication supplémentaire doit être apporté. C’est ainsi que l’on distingue le cas particulier des adaptations : ces modifications des caractéristiques des organismes sont présumées ne pas s’être établies aléatoirement ou indépendamment de toute influence extérieure à l’organisme. Ces modifications que nous savons aujourd’hui héritables sont présumées avoir été maintenues par la sélection naturelle1. Cette théorie de la sélection naturelle formulée par Darwin et Wallace se place dans un contexte scientifique où la notion d’évolu-
1. Darwin (1859), On the Origin of Species by Means of Natural Selection, Murray @.
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[les mondes darwiniens] tion biologique elle-même est largement préexistante2. Depuis cette époque, les scientifiques cherchent à comprendre quel rôle la sélection naturelle a tenu dans la réalisation d’adaptations infiniment diverses. Ces recherches ont amené à d’indéniables succès mais elles ont aussi conduit à quelques outrances ou explications ad hoc, suivis d’inévitables controverses. L’alternance de succès et de controverses depuis cent cinquante ans a parfois jeté le doute sur la valeur heuristique du concept d’adaptation, au point que certains évolutionnistes ont pu craindre qu’il porte tort à la théorie de l’évolution tout entière, en favorisant les approches inductives plutôt qu’hypothético-déductives. Le concept d’adaptation reste néanmoins incontournable et c’est le grand mérite de Darwin (1859) de l’avoir compris et exposé minutieusement. 1 Le concept, sa définition et ses implications
L’
adaptation peut être définie de manière complète comme un caractère nouveau apparu chez un organisme et maintenu par la sélection naturelle3. Il y a de nombreuses variations subtiles et un peu confuses dans cette définition, liées aux usages multiples et parfois confus qui en ont été faits dans différents secteurs de la communauté scientifique4 . Dans cette définition, l’adaptation est le caractère lui-même mais le terme est souvent utilisé pour désigner également le processus par lequel ce caractère dit adaptatif a été acquis par l’organisme. En tout cas, la définition ci-dessus a l’avantage d’exprimer clairement deux aspects importants du concept d’adaptation. 2. Cf. Perrier (1886), La philosophie zoologique avant Darwin, Félix Alcan @. Matthews (1958), “Darwin, Wallace, and ‘pre-adaptation’”, Journal of the Linnean Society of London, Zoology, 44 @. 3. Antonovics (1987), “The evolutionary dis-synthesis : which bottles for which wine ?”, American Naturalist, 129 @. Coddington (1988), “Cladistic tests of adaptational hypotheses”, Cladistics, 4 @. Brooks & McLennan (1991), Phylogeny, ecology, and behavior : a research program in comparative biology, The University of Chicago Press. Leroi et al. (1994), “What does the comparative method reveal about adaptation ?”, American Naturalist, 143 @. Grandcolas & D’Haese (2003), “Testing adaptation with phylogeny : How to account for phylogenetic pattern and selective value together ?”, Zoologica Scripta, 32 @. 4. Par exemple Sober (1984), The Nature of Selection. Evolutionary Theory in Philosophical Focus, MIT Press. Rose & Lauder (1996), Adaptation, New York, Academic Press. Mahner & Bunge (1997), Foundations of biophilosophy, Springer @.
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[philippe grandcolas / adaptation] Premièrement, ce concept doit être étudié à deux niveaux d’observation. L’un permet de diagnostiquer la nouveauté évolutive en tant que telle (« un caractère nouveau apparu chez un organisme et maintenu par la sélection naturelle »), c’est le niveau dévolu à l’analyse phylogénétique, où les espèces sont regroupées en fonction de leurs caractères originaux partagés, les apomorphies5. Par définition, un caractère apomorphe, original, partagé par plusieurs espèces, est à leur niveau une nouveauté évolutive et donc une possible adaptation. Inversement, toute adaptation d’une espèce ou d’un groupe d’espèces est donc par définition une apomorphie6. Pour détecter une nouveauté évolutive et donc vérifier la première condition pour l’occurrence d’une adaptation chez une espèce ou un groupe donné, il faut procéder à une reconstruction phylogénétique et vérifier si l’adaptation putative est bien une apomorphie du taxon considéré (figure 1 Þ).
Figure 1. Une adaptation est par définition une innovation évolutive. Dans ce cas théorique simplifié à l’extrême, cela se vérifie pour les trois taxons apicaux du clade qui ont acquis le trait « A » avec la fonction « 1 ».
Le second niveau d’observation concerne le rôle de la sélection naturelle (« un caractère nouveau apparu chez un organisme et maintenu par la sélection naturelle »). Ce rôle ne peut être détecté que par l’étude des processus de survie et de reproduction différentielles dans les populations. La sélection naturelle se réfère au fait que certains individus survivent et se reproduisent 5. Cf. Hennig (1965), “Phylogenetic Systematics”, Annual Review of Entomology, 10 ; idem (1966), Phylogenetic systematics, University of Illinois Press @. Wiley (1978), Phylogenetics. The theory and practice of phylogenetic systematics, Wiley-Liss. Farris (1983), “The logical basis of phylogenetic analysis” @, in N. Platnick & V.A. Funk (eds), Advances in cladistics, vol. 2, Columbia UP. 6. Cf. Coddington (1988), “Cladistic tests of adaptational hypotheses”, Cladistics, 4 @. Grandcolas et al. (1994), “Why to use phylogeny in evolutionary ecology ?”, Acta Oecol., 15. Deleporte (2002), “Phylogenetics and the aptationist program”, Behavioral and Brain Sciences, 25 @. Grandcolas & D’Haese (2003), “Testing adaptation with phylogeny : How to account for phylogenetic pattern and selective value together ?”, Zoologica Scripta, 32 @.
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[les mondes darwiniens] mieux et transmettent ainsi plus efficacement les caractères dont ils sont porteurs lorsqu’ils sont confrontés à des conditions environnementales données (Darwin 1859). Par conditions environnementales, on entend tout ce qui est extérieur sensu stricto à l’organisme : l’environnement physique, des conspécifiques, des hétérospécifiques, etc. Documenter l’action de la sélection et donc valider la valeur adaptative d’un caractère sont souvent considérées comme des tâches délicates, en particulier dans les conditions naturelles7. En effet, il faut documenter pas moins que la survie et le succès reproducteur d’individus variants porteurs à différents degrés du caractère présumé adaptatif. L’action de la sélection naturelle, si elle est donc difficile à étudier et en outre d’intensité potentiellement variable, n’en est pourtant pas moins inéluctable. Une métaphore simple de la situation peut aider à le faire comprendre. Elle consiste à considérer les individus comme des objets de tailles et de formes variées confrontés à des tamis de mailles différentes. Leur passage (qualité de leur survie et de leur reproduction) à travers le tamis (conditions environnementales) sera plus ou moins aisé. à l’extrême, le passage dans le tamis sera trivial si les mailles sont assez grosses par rapport aux objets. Un observateur naïf pourra alors s’exclamer que la sélection naturelle n’est pas un concept fortement explicatif. à l’extrême opposé, le passage à travers le tamis sera subtilement difficile et seuls certains objets passeront, ce qui corroborera l’intérêt du concept. L’existence de ce tamis (les conditions environnementales sélectives) sera plus ou moins facile à percevoir en fonction de l’intensité ou de la subtilité de son action. Cela ne veut pas dire qu’il est impossible d’observer des situations où des caractères ont évolué sans grande action de la sélection (dérive neutre génétique). Cela veut dire surtout qu’il ne faut pas imaginer de situations où la sélection serait fondamentalement incapable d’agir. Autrement dit, pour ne pas commettre d’erreurs de type II (c’est-à-dire admettre de faux positifs et valider des hypothèses d’adaptation trop mal documentées et en définitive erronées), il faut prendre garde à ne pas tendre vers des erreurs de type I (c’est-à-dire admettre des faux négatifs et refuser des hypothèses d’adaptation correctes) en évacuant d’emblée la possibilité d’une action de la sélection naturelle. On voit donc que l’étude complète d’une adaptation est un travail ardu faisant intervenir plusieurs disciplines (phylogénétique et biologie des populations) et plusieurs niveaux d’observation (taxons et populations). En outre, 7. Endler (1986), Natural Selection in the wild, Princeton UP @.
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[philippe grandcolas / adaptation] bien souvent, l’étude populationnelle fera l’impasse sur l’immense diversité des situations envisageables dans le milieu naturel et on en sera réduit à généraliser au clade8 ou à l’espèce concernés des résultats plus précis obtenus dans une situation populationnelle particulière. Un second aspect important du concept d’adaptation est sa nature relative. Ce concept est en effet défini par rapport à un organisme donné pour lequel il est une nouveauté. Il n’y a ainsi pas d’adaptation qui puisse être définie sans référence très stricte à une espèce ou à un groupe d’espèces. Si l’on se réfère à un groupe plus restreint que celui à l’origine du caractère, on ne désigne plus une nouveauté au sens strict. Par exemple, les vertèbres ne peuvent pas être une adaptation sensu stricto des mammifères car elles sont une nouveauté chez l’ancêtre des vertébrés, apparu bien antérieurement à celui des mammifères. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elles ne continuent pas à être maintenues par la sélection naturelle chez les mammifères, mais ce n’est pas leur particularité adaptative exclusive. On dira alors éventuellement que les mammifères montrent une adaptation des vertébrés. Malgré ces difficultés opérationnelles, l’adaptation reste un concept central pour la biologie de l’évolution parce que lui seul permet d’expliquer l’ajustement des organismes à leur environnement. On peut évoluer, changer, mais il n’y a aucune raison hormis un processus d’adaptation pour expliquer que ce changement amène à un meilleur ajustement fonctionnel. Ni la dérive neutre9 ni les contraintes de développement10 ni l’assimilation génétique11 ou plus généralement la plasticité phénotypique12 ne peuvent expliquer à eux seuls pourquoi la plupart des organismes montrent des caractéristiques comme modelées directement dans le moule de l’environnement et ajustées à une meilleure survie. Tous ces processus ont souvent été maladroitement invoqués 8. Un clade est un groupe de taxons comprenant un ancêtre commun et tous ses descendants. C’est un groupe monophylétique. 9. Phénomène de dérive génétique où les variations des fréquences alléliques se font de manière aléatoire. 10. Ce sont des effets de structure de l’organisme, quant à son développement (tels que, entre autres, les Bauplan, ou plans d’organisation, hérités de longue date). Cf. Hall (1999), Evolutionary developmental Biology, Kluwer Academic Publishers. 11. Processus par lequel un phénotype initialement produit en réponse à un stimulus environnemental, s’exprime génétiquement, indépendamment de la présence du stimulus. Cf. Waddington (1953), “Genetic assimilation of an acquired character”, Evolution, 7 @. 12. Variations d’un trait causée par des différences environnementales.
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[les mondes darwiniens] comme des alternatives possibles à l’action présumée de la sélection naturelle. Mais eux-mêmes se situent en deçà du filtre de la sélection naturelle dont l’action est terminale et inéluctable, même si son intensité peut être extrêmement variable. Il n’y a pas d’organismes chez lesquels la variation génétique est totalement inexistante ou parmi lesquels différents individus ne se trouveront pas confrontés à des situations de survie ou de reproduction différentes. 2 L’histoire du concept
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l est bien connu que Darwin a formulé la théorie de la sélection naturelle13. à ce titre, il est le père du concept d’adaptation qui en découle. La théorie et ce concept ont eu très tôt un succès immense tant il sont parlants. Étymologiquement déjà, le mot « adaptation » signale clairement un changement – « ad » – vers une plus grande aptitude – « aptus ». Peu de confusions sémantiques, si ce n’est avec l’accommodation réversible des organismes au travers de leur plasticité phénotypique. Une part de ce succès tient malheureusement à la notion très trompeuse de progrès évolutif ou biologique auquel de nombreux auteurs l’ont associé avec naïveté. Selon cette notion, la vie se perfectionnerait au cours de l’évolution et l’on pourrait ranger les organismes du plus simple au plus perfectionné (l’homme pour beaucoup d’entre nous !) sur une échelle du vivant – un grade14 – où les espèces les plus évoluées et situées au sommet auraient accumulé les adaptations. Il faut noter que Darwin lui-même était très clairement opposé à cette conception gradiste15 et considérait l’adaptation comme une explication de l’ajustement des organismes à leur environnement et non de perfectionnement graduel. Le concept d’adaptation, déjà très employé au début du xxe siècle, voit son utilisation culminer dans les années 1960, avec des présentations générales et célèbres comme celles de Williams16. On parle alors d’adaptationnisme pour 13. Darwin (1859), On the Origin of Species by Means of Natural Selection, Murray @. 14. Un grade est un groupe paraphylétique (i.e. regroupant un ancêtre et une partie seulement de ses descendants), groupe non valide du point de vue de la systématique phylogénétique. Il est construit sur la base d’une hypothèse fallacieuse de progrès évolutif avec des taxons supposés respectivement primitifs et évolués en regard de caractères sur lequels l’observateur se focalise à tort. 15. Barrett (1960), “A transcription of Darwin’s first notebook on ‘transmutation of species’”, Bulletin of the Museum of Comparative Zoology, 122 @. O’Hara (1992), “Telling the tree : narrative representation and the study of evolutionary history”, Biology and Philosophy, 7 @. 16. Williams (1966), Adaptation and Natural Selection, Princeton UP @.
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[philippe grandcolas / adaptation] signaler les travaux et les théories qui donnent une place centrale au concept. Le terme est également quelquefois péjoratif car les travaux adaptationnistes oublient trop souvent de vérifier que les caractères adaptatifs sont effectivement des nouveautés évolutives pour les organismes considérés ou s’ils sont bien maintenus par la sélection naturelle. Dès le début du xxe siècle, Morgan17 fustige les darwinistes qui croient à tort défendre le concept d’adaptation en l’employant sans vergogne comme une explication ad hoc dans de nombreux cas de caractères simplement efficacement fonctionnels. Cet excès se perpétue d’ailleurs dans les études récentes qui mettent l’accent sur le design ou l’optimalité des traits18 . L’adaptationnisme a été aussi accusé de recourir à des raisonnement tautologiques, lorsqu’est employé le principe adaptatif du « survival of the fittest » mis en avant par Spencer19. Cette tautologie n’est liée qu’à un mauvais emploi des concepts de sélection naturelle et d’adaptation. Si l’on considère les organismes globalement, sans le détail de leurs caractères dans des histoires évolutives narratives, le principe devient effectivement un truisme : si l’on est plus ajusté aux conditions de vie, on survit nécessairement mieux, et vice versa. Par contre, si l’on considère une adaptation phénotypique particulière et son héritabilité génétique (par définition, ni nulle ni maximum) dans le cadre d’une étude rigoureuse, l’« ajustement » à des conditions du milieu ne garantit plus la survie à tous coups mais un certain différentiel et une certaine contribution à la fitness20. Ces critiques bien fondées d’un adaptationnisme naïf resurgiront quelques décennies plus tard dans un article désormais fameux des évolutionnistes Gould & Lewontin21. Ces deux auteurs plaident pour une vision moins finaliste de l’évolution, dans laquelle des caractéristiques d’organismes n’ont pas forcément la fonction adaptative qu’on leur prêterait a priori parce qu’elles semblent favo17. Morgan (1909), “For Darwin”, Popular Science Monthly, 74. 18. Cf. Thornill (1990), “The study of adaptation”, in Bekoff & Jamieson (eds), Interpretation and Explanation in the Study of Animal Behavior, Westview Press. 19. Cf. Krimbas (1984), “On adaptation, neo-Darwinian tautology, and population fitness”, Evolutionary Biology, 17. 20. Mesure de la capacité relative d’un phénotype donné à se reproduire et à transmettre ses gènes dans des conditions données. Cf. Endler (1986), Natural Selection in the wild, Princeton UP @. 21. Gould & Lewontin (1979), “The spandrels of San Marco and the Panglossian paradigm : A critique of the adaptationist programme”, Proceedings of the Royal Society of London, B, 205 @.
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[les mondes darwiniens] rables à la survie des individus sur la base d’hypothèses fonctionnelles ad hoc. Dans leur fameuse métaphore, les tympans des arcs de la basilique Saint-Marc (« Spandrels of San Marco ») n’ont pas été conçus par l’architecte pour permettre d’y placer de grandes fresques. Au contraire, les arcs conçus dès le départ dans le but de soutenir l’édifice ont fourni une opportunité de décoration sur leur tympan après coup. Cette conception moins finaliste est raisonnable, en ce sens qu’elle a amené à prendre conscience que les organismes, aussi ajustés soient-ils en apparence à leurs conditions de vie, ont hérité de leurs ancêtres nombre de leurs caractéristiques (les arcs et leur tympans) mais en en modifiant la fonction (soutènement puis décoration). L’organisme ne « réinvente » pas tout à chaque génération. Il hérite de beaucoup de caractéristiques ancestrales dont l’usage éventuel va être modifié. C’est ce qui a amené certains auteurs à parler de « bricolage » en parlant des processus évolutifs22. Une réflexion beaucoup plus ancienne allait déjà dans le même sens. Darwin23 lui-même envisageait ce type de problèmes dans l’application de sa théorie, et a développé notamment une réflexion en réponse à des contradicteurs comme Mivart. Comment expliquer que des organes complexes – par exemple un œil de vertébré – aient pu apparaître sous une forme plus simple et néanmoins suffisamment adaptative pour être déjà maintenue par la sélection naturelle et permettre des perfectionnements ultérieurs. La réponse lui était connue dès les premières versions de l’origine des espèces24 : des structures peuvent apparaître, donc préexister et changer seulement ensuite de fonction, puis se compliquer encore, changer à nouveau de fonction, etc. Ce problème et sa réponse ont même été commentés et illustrés par de fervents darwinistes comme Dorhn25 qui y voyait une bonne raison d’adopter la théorie darwinienne de la sélection naturelle. D’autres auteurs ont ultérieurement formulé à nouveau la question et la réponse, comme Davenport et surtout Cuénot26 qui a défini le concept de préadaptation. 22. Jacob (1977), “Evolution and tinkering”, Science, 196. 23. Darwin (1859), On the Origin of Species by Means of Natural Selection, Murray @. 24. Tort (1997), « Phylogénie du faillible. Notes introductives à la théorie de l’instinct chez Darwin (à propos de l’essai posthume sur l’instinct) », in Tort (dir.), Pour Darwin, PUF. 25. Dorhn (1875), Der Ursprung der Wirbelthiere und das Princip des Functionswechsels : genealogische Skizzen, W. Engelmann @. 26. Davenport (1903), “The animal ecology of the Cold Spring sand spit, with remarks on the theory of adaptation”, The decennial publications, University of Chicago,
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[philippe grandcolas / adaptation] 3 Adaptation ou préadaptation et exaptation ?
C
uénot27 signale la difficulté relevée par Darwin lui-même et précise que le changement de fonction peut expliquer le fait que des structures soient comme « préadaptées », expliquant la facilité avec laquelle l’adaptation a ensuite évolué. D’après lui, la difficulté conceptuelle est levée quand l’on considère aussi ces changements de fonction dans le contexte de l’utilisation des places dites vides dans la nature. Le terme de préadaptation et son usage n’a pas rencontré un succès unanime, loin s’en faut. Fischer & Stock28 le critiquent dès le départ, en accusant le « mutationniste Cuénot » (!) de lecture superficielle des œuvres de Darwin. Il est vrai que l’apport de Cuénot s’est fait dans un contexte particulier de querelle entre mutationnistes et darwiniens orthodoxes. Il est vrai aussi que Darwin29 avait effectivement mentionné les changements de fonction et également les places vides dans la nature (les niches « vacantes » de nos auteurs contemporains 30) comme autant d’explications à l’origine des adaptations. Le mérite de Cuénot, sinon du beaucoup plus orthodoxe Davenport31, est d’avoir proposé un terme nouveau qui aide à prendre à compte les changements de fonction dans un contexte adaptatif. Ce terme déplaira longtemps du fait de sa sémantique apparemment téléologique, comme si l’on était « destiné » à être (pré)adapté. C’est sans doute pourquoi Gould & Vrba32, poursuivant la réflexion de Gould & Lewontin33 ou de Lewontin34, proposent le concept d’exaptation. Ce nouveau
10 @. Cuénot (1909), « Le peuplement des places vides dans la nature et l’origine des adaptations », Revue générale des sciences, 20 ; idem (1914), « Théorie de la préadaptation », Scientia, 16. 27. Ibid. 28. Fischer & Stock (1915), “Cuénot on preadaptation : a criticism”, Eugenics Review, 7 @. 29. Darwin (1859), On the Origin of Species, J. Murray @. 30. Par exemple, Lawton (1982), “Vacant niches and unsaturated communities : a comparison of bracken herbivores at sites on two continents”, Journal of Animal Ecology, 51 @. 31. Davenport (1903), “The animal ecology of the Cold Spring sand spit, with remarks on the theory of adaptation”, The decennial publications, University of Chicago, 10 @. 32. Gould & Vrba (1982), “Exaptation – a missing term in the science of form”, Paleobiology, 8 @. 33. Gould & Lewontin (1979), “The spandrels of San Marco and the Panglossian paradigm : A critique of the adaptationist programme”, Proceedings of the Royal Society of London, B, 205 @. 34. Lewontin (1969), “The bases of conflict in biological explanation”, Journal of the History of Biology, 2 @ ; idem (1978), “Adaptation”, Scientific American, 239.
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[les mondes darwiniens] concept, disent-ils, remplace avantageusement celui de préadaptation formulé de manière trop téléologique à leur gré. Gould & Vrba35 font cependant table rase de la majeure partie de la littérature portant sur la question, y compris des contributions de Cuénot36. Ils se replacent pourtant à nouveau dans la tradition séculaire de l’explication adaptative par changement de fonction. Leur exemple est celui des plumes des oiseaux qui assumeraient d’abord une fonction de thermorégulation chez des oiseaux anciens, avant d’assumer un rôle de sustentation pendant le vol. Gould & Vrba37 insistent sur le fait que des caractères peuvent acquérir des fonctions nouvelles qui se superposent, se substituent ou même remplissent un vide fonctionnel antérieur. à cet égard, Arnold38 a créé une terminologie relative aux fonctions d’un trait, distinguant entre exaptation de premier usage, par addition, ou par substitution. Ce concept d’exaptation a rencontré plus de succès que celui de préadaptation, probablement à cause de sa formulation plus élégante et plus conforme aux standards scientifiques du xxe siècle39. Au-delà de la biologie, il a notamment été utilisé dans des études d’évolution culturelles par les linguistes ou des sociologues40, comme Gould41 lui-même l’avait suggéré. Même si la formulation originelle de l’exaptation laissait entendre que ce concept avait pour vocation de se substituer à la préadaptation, il en est en réalité plutôt complémentaire, comme le montre l’analyse comparée des tra35. Gould & Vrba (1982), “Exaptation – a missing term in the science of form”, Paleobiology, 8 @. 36. Cuénot (1909), « Le peuplement des places vides dans la nature et l’origine des adaptations », Revue générale des sciences, 20 ; idem (1914), « Théorie de la préadaptation », Scientia, 16. 37. Gould & Vrba (1982), “Exaptation – a missing term in the science of form”, Paleobiology, 8 @. 38. Arnold (1994), “Investigating the origins of performance advantage : adaptation, exaptation and lineage effects”, in Eggleton & Vane-Wright (eds), Phylogenetics and Ecology, Academic Press. 39. Pigliucci & Kaplan (2000), “The fall and rise of Dr Pangloss : adaptationism and the Spandrels paper 20 years later”, Trends in Ecology and Evolution, 15 @. Andrews et al. (2002), “Adaptationism – how to carry out an exaptationist program”, Behavioral and Brain Sciences, 25 @. 40. Par exemple, Botha (2002), “Are these features of language that arose like birds’ feathers”, Language & Communication, 22 @. Delius & Siemann (1998), “Transitive responding in animals and humans : Exaptation rather than adaptation ?”, Behavioural Processes, 42 @. 41. Gould (1991), “Exaptation : a crucial tool for evolutionary psychology”, Journal of Social Issues, 47 @.
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Figure 2. Il y a respectivement préadaptation et exaptation dans le cas du trait « A », avec les fonctions plésiomorphe « 1 » et apomorphe « 2 » sous réserve du contrôle de la valeur sélective du trait dans toutes ces situations.
vaux de Cuénot et de Gould & Vrba. Ainsi qu’il est expliqué très clairement par Futuyma42, la préadaptation concernerait le caractère avec sa fonction d’origine tandis que l’exaptation concernerait le caractère avec sa fonction dérivée (figure 2 Ý). Dans le premier cas, l’adaptation est vue en devenir tandis que dans le second cas, elle est analysée en regard de son origine. Dans les deux cas, l’accent est mis sur l’histoire de l’adaptation et sur la nécessité de la considérer comme la modification d’un héritage ancestral et pas seulement comme une pure innovation. Cette conception est plus en accord avec la nature de l’évolution biologique qui fait que les espèces héritent la majeure partie de leurs caractéristiques de leurs ancêtres et évoluent concernant le peu qui reste. à terme, un caractère adaptatif apparu chez l’ancêtre d’un groupe comportant aujourd’hui de nombreuses espèces peut être supposé avoir contribué au succès évolutif de ce groupe surtout si son groupe-frère43 ne disposant pas de ce caractère adaptatif montre une moindre diversification : on parle alors de radiation adaptative. Ce type d’hypothèse est évidemment dépendante de nombre d’inconnues, à savoir les taux d’extinction et la qualité de l’échantillonnage pour chacun des deux groupes-frères. 4 Un exemple et une discussion exemplaire : la nature adaptative de la marcescence des chênes
L
a littérature abonde en exemples d’hypothèses d’adaptation. Peu cependant sont étudiées dans leurs aspects phylogénétiques et populationnels
42. Futuyma (1998), Evolutionary Biology, Sunderland. 43. Les groupes-frères sont plus proches parents l’un de l’autre et forment à eux deux un groupe monophylétique entier.
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[les mondes darwiniens] ou ont fait l’objet de discussions éclairantes. Il en est un qui est intéressant à ce dernier égard et qui concerne la marcescence chez les arbres feuillus décidus, ce phénomène par lequel de nombreuses feuilles mortes restent sur l’arbre après l’automne et tombent tardivement. En Europe tempérée par exemple, chacun a ainsi pu voir un chêne encore couvert de feuilles mortes, longtemps après que les arbres d’autres espèces du couvert forestier sont totalement dépourvus de feuilles. Otto & Nilsson44 ont proposé une fonction possible à ce phénomène observable chez les Fagaceae. Les feuilles de chênes dont le pétiole ne comporte pas de mécanisme d’abscission 45 finissent par tomber tardivement par usure mécanique du pétiole. Cette chute tardive des feuilles permet au sol, au pied de l’arbre, d’être enrichi en nutriments au moment critique du recru de printemps. Dans le cas des espèces décidues à pétioles à abscission, le sol est enrichi trop tôt dès l’automne et il y a un risque de perdre ces nutriments par lessivage. Cette explication basée sur quelques expériences dans une population de chênes se réclamait d’un contexte adaptatif. La fonction populationnelle de ce trait est ainsi documentée, même si sa valeur sélective n’est pas mesurée à proprement parler. Wanntorp46 réagit vivement à cette étude, mettant en avant le fait que la marcescence n’est pas une innovation chez les chênes (figure 3 ) mais est une plésiomorphie47 héritée d’un lointain ancêtre des Fagaceae, sempervirent48 et vivant dans un climat vraisemblablement tropical comme la plupart des Fagaceae actuels. Ce caractère sempervirent est par exemple présent chez plusieurs chênes d’Europe comme le chêne vert ou le chêne kermès. Pour Wanntorp49, ce contexte phylogénétique est contradictoire avec le postulat d’adaptation formulé par Otto & Nilsson50, d’autant plus que la non-abscission des pétioles est une absence plésiomorphe de mécanisme 44. Otto & Nilsson (1981), “Why do beech and oak trees retain leaves until spring ?”, Oikos, 37 @. 45. Coupure du pétiole grâce à une structure particulière, permettant la chute des organes caduques (fruits, feuilles). 46. Wanntorp (1983), “Historical constraints in adaptation theory : traits and nontraits”, Oikos, 41 @. 47. Trait ou caractère ancestral, non modifié. 48. Persistant, en parlant, en botanique, du feuillage. 49. Wanntorp (1983), “Historical constraints in adaptation theory : traits and nontraits”, Oikos, 41 @. 50. Otto & Nilsson (1981), “Why do beech and oak trees retain leaves until spring ?”, Oikos, 37 @.
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Figure 3. Les Fagacae sont ancestralement sempervirents et le caractère décidu est apparu tardivement chez des espèces des régions tempérées. La marcescence (garder les feuilles mortes sur l’arbre pendant la mauvaise saison) est une exaptation possible dans laquelle l’absence d’abscission du pétiole chez des espèces décidues de chêne est héritée d’un ancêtre sempervirent (modifié d’après Wanntorp, 1983, “Historical constraints in adaptation theory : traits and non-traits”, Oikos, 41 @).
plutôt qu’une nouveauté en soi. On voit ainsi confrontés les deux niveaux d’observation nécessaire à l’étude des adaptations et, en l’occurrence, cette confrontation était perçue comme contradictoire par les auteurs. En réalité, l’interprétation synthétique de ces deux études est encore compatible avec une hypothèse adaptative au sens large51. En effet, la non-abscission ancestrale peut être postulée exaptative dans le contexte d’une inféodation à un climat tempéré saisonnier pour ces espèces décidues de Fagaceae. Peut-être sans fonction à l’origine, cette caractéristique acquiert une valeur adaptative dans ce contexte nouveau et particulier. Cette hypothèse est cependant subordonnée à une mesure réelle de la valeur sélective de ce trait dans des populations de chênes, mesure pour le moins difficile à réaliser et qui fait encore défaut à l’heure actuelle. Cet exemple rend bien compte de l’opposition fallacieuse de deux niveaux d’observation qui sont en fait tous les deux nécessaires à une bonne analyse scientifique. Il aide aussi à comprendre comment les traits des organismes 51. Grandcolas et al. (1994), “Why to use phylogeny in evolutionary ecology ?”, Acta Oecol., 15.
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[les mondes darwiniens] gagnent à être vus dans une perspective historique sans laquelle l’interprétation resterait entachée de finalisme, tout trait fonctionnel étant potentiellement considéré comme une adaptation de manière ad hoc du moment qu’il possède une fonction… de préférence intellectuellement attractive. 5 Quelques problèmes conceptuels
A
utant cette conception historique de l’adaptation qui découple structure et fonction est séduisante a priori par sa manière de rompre avec l’adaptationnisme naïf dans lequel les organismes « résolvent » tous les problèmes de manière immanente sous l’action de la sélection naturelle, autant elle se heurte à un problème conceptuel souvent sous-entendu mais peu discuté sur le fond. Représentant une majorité silencieuse vraisemblablement assez importante, Coddington52 et Dennett53 sont d’avis qu’il n’y a pas d’innovation qui ne soit pas basée sur un héritage ancestral même partiel, et en concluent qu’il n’y a pas lieu de distinguer adaptation d’exaptation. Toutes les adaptations seraient en fait des exaptations en puissance. Il a plusieurs commentaires à faire à ce sujet. En premier lieu, il est difficile d’affirmer qu’il n’y ait pas de pure innovation qui apparaisse au cours de l’évolution des organismes, lorsque l’on considère un niveau d’intégration phénotypique particulier, par exemple, la morphologie ou le comportement54. Autant le génome ne va pas comporter de vraies néoformations hormis les transferts horizontaux55, autant il n’y a pas de raison d’évacuer a priori l’idée que des caractères phénotypiques ne puissent pas être de vraies néoformations (même si leur déterminisme génétique est un héritage modifié). Si l’on admet que quelques innovations vraies sont effectivement apparues, cela conduirait à une situation paradoxale dans laquelle les adaptations sensu stricto – représentant pourtant le concept général originel – seraient fort rares et les exaptations – le concept restreint et dérivé – infiniment plus abondantes. 52. Coddington (1988), “Cladistic tests of adaptational hypotheses”, Cladistics, 4 @, et comm. pers. 53. Dennett (1998), “Preston on exaptation : Herons, apples, and eggs”, Journal of Philosophy, 95 @. 54. Müller & Wagner (1991), “Novelty in evolution : Restructuring the concept”, Annual Review of Ecology and Systematics, 22 @. 55. Transfert de matériel génétique hors des mécanismes de reproduction spécifique, par captage de matériel génétique présent dans le milieu (éventuellement interspécifique), à distinguer des transferts verticaux (sexualité, pathénogenèse, scissiparité).
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[philippe grandcolas / adaptation] En second lieu, comme il est dit plus haut, le concept d’exaptation et son malheureux compère – la préadaptation – ont le grand intérêt de resituer l’adaptation sensu lato dans une perspective historique que les auteurs ignorent encore trop et, à ce titre, on perdrait certainement à abandonner ces deux concepts. Pourquoi, si l’on est de l’avis de Coddington56 ou de Dennett57, ne pas considérer tout simplement exaptation et préadaptation comme des cas particuliers d’adaptation (aptation sensu Gould & Vrba58) ? Un problème beaucoup plus grave concerne le fossé qu’il est impossible de combler entre la reconstruction phylogénétique documentant l’origine du trait supposé adaptatif et l’étude populationnelle documentant la valeur sélective actuelle du trait dans une population. Même si le trait présumé adaptatif est effectivement apomorphe chez le taxon considéré, même si le trait confère effectivement une fitness intéressante dans une ou deux populations actuelles, il restera toujours une inconnue sur la période de temps écoulée entre origine et populations actuelles59. Ceci a fait dire à certains auteurs qu’il est vain de se soucier d’histoire et qu’il vaudrait mieux se contenter de documenter des aspects fonctionnels dans des populations actuelles60. Aller à un tel extrême est oublier que l’analyse phylogénétique permet de se poser les bonnes questions en plantant le décor de l’étude évolutive61. Très souvent, la question posée au départ n’est pas la bonne : par exemple, étudier comment l’investissement parental peut expliquer l’énorme dimorphisme sexuel par la diminution de taille – présumée adaptative – des mâles d’araignées Néphiles est absurde puisque la phylogénie nous informe que les femelles ont augmenté de taille, alors que les mâles n’ont pas diminué62. 56. Coddington (1988), “Cladistic tests of adaptational hypotheses”, Cladistics, 4 @. 57. Dennett (1998), “Preston on exaptation : Herons, apples, and eggs”, Journal of Philosophy, 95 @. 58. Gould & Vrba (1982), “Exaptation – a missing term in the science of form”, Paleobiology, 8 @. 59. Grandcolas & D’Haese (2003), “Testing adaptation with phylogeny : How to account for phylogenetic pattern and selective value together ?”, Zoologica Scripta, 32 @. 60. Reeve & Sherman (1993), “Adaptation and the goals of evolutionary research”, Quarterly Review of Biology, 68 @. 61. Wanntorp et al. (1983), “Historical constraints in adaptation theory : traits and nontraits”, Oikos, 41 @. Coddington (1988), “Cladistic tests of adaptational hypotheses”, Cladistics, 4 @. Carpenter (1989), “Testing scenarios : Wasp social behavior”, Cladistics, 5 @. Grandcolas et al. (1994), “Why to use phylogeny in evolutionary ecology ?”, Acta Oecol., 15. 62. Coddington et al. (1997), “Giant female or dwarf male spiders ?”, Nature, 385 @.
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[les mondes darwiniens] Pour pallier ce problème, des auteurs ont cherché à prendre en compte l’effet de la sélection naturelle à l’échelle de l’analyse phylogénétique63. à cette échelle, on substituerait à la mesure réelle de la sélection naturelle un « régime sélectif » qui correspond, dans les exemples cités par les auteurs, aux usages de caractères présumés adaptatifs et dont l’histoire serait également reconstruite sur l’arbre phylogénétique utilisé. Il en est ainsi des structures tarsales chez des lézards qui sont mis en relation avec le mode et le substrat de déplacement. L’usage de tels substituts représente une approximation colossale : on ne mesure pas une valeur sélective en termes de survie et de reproduction différentielles mais l’usage ou la performance avec ce trait. En outre, on prétend reconstruire phylogénétiquement la valeur sélective ainsi supposée approximée. Le problème principal de ce type d’études est que le contexte, c’est-à-dire la sélection naturelle, n’est pas un caractère des organismes mais une variable environnementale et qu’elle n’est donc pas héritable. Vouloir analyser phylogénétiquement son évolution est donc absurde64. En outre, l’usage d’un caractère – aussi assidu et efficace soit-il – n’est en aucun cas une garantie quant à sa valeur sélective. C’est le problème des études d’optimalité65 qui considèrent un bon design et une optimalité parfaite comme autant de preuves de l’adaptation. On tombe dans le domaine dit téléonomique de l’étude de l’adaptation, qui se réclame d’une légitimité philosophique : toute fonction a nécessairement une finalité présente signalée par la qualité de son design ou son efficacité66. L’étude de la finalité de l’ajustement adaptatif d’un trait revient en outre à deviner une fonction qui est supposée avoir été la cible de la sélection naturelle. Le problème est que cette supposition, en particulier lorsqu’elle est dépourvue du contexte d’étude phylogénétique, n’est rien d’autre qu’une histoire ad hoc (les « just so stories » d’après S.J. Gould, empruntant la locution à Rudyard Kipling). Ce n’est là que perpétuer avec un luxe de technique 63. Baum & Larson (1991), “Adaptation reviewed : A phylogenetic methodology for studying character macroevolution”, Systematic Zoology, 40 @. 64. Grandcolas & D’Haese (2003), “Testing adaptation with phylogeny : How to account for phylogenetic pattern and selective value together ?”, Zoologica Scripta, 32 @. 65. Thornill (1990), “The study of adaptation”, in Bekoff & Jamieson (eds), Interpretation and Explanation in the Study of Animal Behavior, Westview Press. 66. Par exemple, Griffiths (1993), “Functional analysis and proper functions”, British Journal for the Philosophy of Science, 44 @. Crespi (2000), “The evolution of maladaptation”, Heredity, 84 @.
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[philippe grandcolas / adaptation] la tradition plus narrative des adaptationnistes du début du xxe siècle. En l’occurrence, la biologie de l’évolution aurait certainement à apprendre de l’éthologie comment caractériser les usages d’un trait sans lui imputer une fonction essentielle : les éthologistes ont compris depuis longtemps qu’une structure morpho-anatomique pouvait être utilisée de plusieurs manières dans un cadre comportemental, sans qu’un de ces usages soit considéré comme une finalité en soi pour l’organisme. Un autre abus de l’utilisation du concept d’adaptation concerne la dite « méthode comparative » (une appellation très exclusive), une branche très particulière de la biologie comparative, qui prétend détecter l’adaptation grâce à la convergence67. Le « pari de l’adaptationniste » selon le mot pascalien de Pagel68 permettra de diagnostiquer une catégorie d’adaptation lorsque l’on constatera l’occurrence récurrente d’un type de caractère et d’une circonstance donnée chez divers taxons (par exemple, couleur avertissante, grégarisme et défense aposématique69 chez les papillons70). Cette correspondance sera évaluée de manière statistique sur des arbres phylogénétiques. Ce pari adaptatif fait évidemment l’impasse sur toute la dimension populationnelle de l’adaptation, sur les multiples raisons pour lesquelles un caractère fonctionnel et efficacement fonctionnel peut n’être ni une nouveauté aux niveaux considérés ni favoriser la fitness de l’organisme qui le porte. Leroi et collaborateurs71 ont présenté une liste complète d’objections aux partisans du pari adaptatif dans laquelle la convergence peut-être liée à des multiples erreurs confondantes causées par les liens ou les déterminismes génétiques des caractères. En outre, 67. On parle de convergence adaptative lorsque plusieurs espèces non directement apparentées présentent des adaptations fonctionnellement similaires mais donc apparues indépendamment (par exemple, les nageoires chez les dauphins, les nageoires chez les « poissons »). Cf. Clutton-Brock & Harvey (1974), “Comparison and adaptation”, Proceedings of the Royal Society of London, B, 205 @ ; Felsenstein (1985), “Phylogenies and the comparative method”, American Naturalist, 125 @ ; Harvey & Pagel (1991), The Comparative Method in Evolutionary Biology, Oxford UP. 68. Pagel (1994), “The adaptationist wager”, in Eggleton & Vane-Wright (eds), Phylogenetics and Ecology, Academic Press. 69. Se dit de l’aspect des animaux signifiant, pour le prédateur potentiel, qu’il y a danger (toxicité par exemple) à ingérer ces espèces. 70. Cf. Sillén-Tullberg (1988), “Evolution of gregariousness in aposematic butterfly larvae : a phylogenetic analysis”, Evolution, 42 @. 71. Leroi et al. (1994), “What does the comparative method reveal about adaptation ?”, American Naturalist, 143 @.
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[les mondes darwiniens] un problème de fond de la méthode comparative est qu’elle considère la phylogénie comme une source d’erreur statistique, de non-indépendance entre les espèces comparées72. Cette méthode se contente de vouloir seulement évaluer la taille réelle des échantillons utilisés en termes de taxons indépendants dans les comparaisons d’espèces. Comparer plusieurs groupes de taxons proches parents reviendrait seulement à comparer leur ancêtres communs, soit un nombre de taxons moindre que le nombre présumé et donc à surestimer voire biaiser la significativité statistique de la comparaison73. La méthode comparative ignore ainsi les multiples histoires évolutives détaillées qui permettent de mieux comprendre les circonstances évolutives de l’apparition des adaptations74. C’est la raison pour laquelle elle est tombée aujourd’hui peu à peu en désuétude. En matière d’analyse statistique des données, il serait beaucoup plus intéressant de contrôler quels sont les biais occasionnés par les cas d’espèces choisis dans la généralisation d’un test phylogénétique d’une hypothèse adaptative. A-t-on étudié des clades qui représentent correctement le vivant en regard de la question posée75 ? Des éléments de réponse à cette question peuvent être trouvés dans la structure des clades choisis. Par exemple, l’étude de petits clades limitera la prise en compte de radiations qui déterminent vraisemblablement l’existence de clades de grande taille. 6 Quand il n’y a plus adaptation : maladaptation ou désaptation
L
a notion de maladaptation ou de désaptation76 est peu employée. Elle souffre probablement de la difficulté qu’il y a à qualifier négativement, par la caractérisation d’un manque ou d’une absence. En effet, un organisme est
72. Coddington (1994), “The roles of homology and convergence in studies of adaptation” @, in Eggleton & Vane-Wright (eds), Phylogenetics and ecology, Academic Press. 73. Clutton-Brock & Harvey (1974), “Comparison and adaptation”, Proceedings of the Royal Society of London, B, 205 @. 74. Wenzel & Carpenter (1994), “Comparing methods : adaptive traits and tests of adaptation”, in Eggleton & Vane-Wright (eds), op.cit.. 75. Guyer & Slowinski (1995), “Reply to Cunningham”, Evolution, 49. Grandcolas et al. (1997), “Testing evolutionary processes with phylogenetic patterns : test power and test limitations” @, in Grandcolas (ed.), The origin of biodiversity in insects : phylogenetic tests of evolutionary scenarios, Mémoires du Muséum national d’Histoire naturelle, 173. 76. Baum & Larson (1991), “Adaptation reviewed : A phylogenetic methodology for
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[philippe grandcolas / adaptation] dit maladapté ou désadapté en regard d’un trait si ce dernier a une action défavorable à la fitness, mais se maintient néanmoins en tant que trait hérité chez cet organisme. La nouveauté du trait ou de sa fonction n’est plus dans ce cas un critère diagnostique comme dans le cas de l’adaptation. Au contraire, on considère une désaptation par rapport à un état antérieur dans l’évolution, dans lequel le trait et sa fonction existaient déjà et assumaient une action favorable à la fitness. Une étude de génétique quantitative réalisée sur l’espèce supposée maladaptée et sur une espèce parente montrant l’état ancestral et étant « encore adaptée » devrait être couplée avec l’inférence phylogénétique. On devrait pouvoir valider ainsi de manière plus satisfaisante une hypothèse de maladaptation, en montrant la contribution d’un trait à la fitness, vraisemblablement devenue négative au cours de l’évolution. D’autres approches moins complètes et plus sujettes à caution ont également été revendiquées. Pour Baum & Larson77, la suboptimalité actuelle du trait supposé maladaptatif est une hypothèse reposant sur une moindre performance par rapport à un état ancestral. Ce type d’approche repose encore sur la notion de performance/régime sélectif, en approximation fallacieuse de la valeur sélective. De nombreux auteurs ont également proposé un type d’approche ouvertement téléologique qui a pour postulat de base que tous les traits sont a priori optimaux et que la maladaptation sera diagnostiquée par exception à cette situation. Dans ce cas, une étude fonctionnelle théorique permet de constater que le trait n’est pas optimisé, le critère d’optimalité mis en avant pouvant être énergétique, métabolique, morpho-fonctionnel, etc. Une maladaptation ou une désaptation n’est pas nécessairement un vestige ni une régression, contrairement à ce qui est quelquefois écrit (en ce qui concerne les traits vestigiaux78). Un trait peut être perdu ou avoir régressé au cours de l’évolution, précisément sous l’effet de la sélection naturelle : dans ce cas, l’ajustement passe par une économie réalisée dans la mise en place d’un trait non fonctionnel ou dont la fonction n’est plus essentielle à la survie et à la reproduction, tout au moins avec la même intensité de fonctionnement. studying character macroevolution”, Systematic Zoology, 40 @. Crespi (2000), “The evolution of maladaptation”, Heredity, 84 @. 77. Baum & Larson (1991), op. cit. 78. Cf. Griffiths (1992), “Adaptive explanation and the concept of a vestige. In Trees of life”, in Griffiths (ed.), Essays in philosophy of biology, Kluwer.
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[les mondes darwiniens] Si la fonction du trait vestigial concerné est inchangée, il peut toujours s’agir alors de la même vraie adaptation. Si la fonction a été perdue lors de cette régression, le trait sera non fonctionnel et donc ipso facto une non-aptation. Pour être maladaptatif, un vestige issu d’une régression devra contribuer négativement à la fitness. On trouve un exemple de confusion entre régression et désaptation dans l’étude de certaines lignées de poissons antarctiques, chez lesquelles de multiples transformations sont intervenues, et notamment la perte de pigments respiratoires79. Considérée comme désaptative ou régressive, cette perte cache peut-être un bénéfice métabolique. Toujours est-il qu’elle devrait être envisagée du point de vue de sa valeur sélective plutôt qu’en regard seulement de sa valeur fonctionnelle pour statuer sur sa valeur désaptative. Un autre terme souvent relié à la maladaptation est la notion de contrainte. Celle-ci est notoirement vague80, au point que beaucoup d’auteurs se refusent à l’employer81. Dans le cas précis de la maladaptation, on se référera à la contrainte si l’on considère par exemple un organisme maladapté pour cause d’héritage de caractère ancestral contribuant négativement à la fitness. Le trait maladaptatif contraindra l’organisme en ce sens. 7 Conclusion
S
Contrairement à Gould & Lewontin (1979), nous ne faisons pas l’hypothèse que la plupart des traits ne sont pas adaptatifs. Bien plutôt, nous maintenons que la nature adaptative, ou non adaptative, des traits ne peut être déterminée à partir de nombre de données comparatives.82
i l’on devait résumer les enjeux dans l’usage du concept d’adaptation par une phrase, on pourrait dire qu’il est un concept indispensable à la biologie de l’évolution mais dont l’étude est difficile à mettre en œuvre. Comme le montre la citation ci-dessus, les discussions sur l’adaptation sont souvent marquées d’opinions a priori : on est ou on n’est pas adaptationniste, on croit
79. Montgomery & Clements (2000), “Disaptation and recovery in the evolution of Antarctic fishes”, Trends in Ecology & Evolution, 15 @. 80. Antonovics & van Tienderen (1991), “Ontoecogenophyloconstraints ? The chaos of constraint terminology”, Trends in Ecology & Evolution, 6 @. 81. Par exemple, Crespi (2000), “The evolution of maladaptation”, Heredity, 84 @. 82. Leroi et al. (1994), “What does the comparative method reveal about adaptation ?”, American Naturalist, 143, p. 347 @.
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[philippe grandcolas / adaptation] que l’analyse comparative (sensu biologie comparative) apporte ou n’apporte pas d’information décisive. Laissons plutôt parler l’analyse des données dans le cadre méthodologique strictement défini et bien compris de ces dernières décennies. Ce cadre méthodologique approprié permet l’étude scientifique de l’adaptation mais fait appel à plusieurs champs disciplinaires différents, analyse phylogénétique et biologie des populations. Ce qui demeure pour certains un inconvénient opérationnel est en réalité une grande chance de pouvoir mener une approche scientifique particulièrement heuristique et de réaliser un effort de synthèse interdisciplinaire. Par exemple, mener l’analyse phylogénétique de traits présumés adaptatifs est une occasion remarquable de planter le décor d’une étude et de comprendre ce que l’étude de ce cas d’espèce peut réellement apporter à terme. On inférera ainsi la polarité et le nombre de changements dans les états du trait considéré, ce qui permettra de se rendre compte que des études fonctionnelles ou populationnelles s’étaient parfois complètement trompées d’objectif83. La justification théorique de cette méthodologie phylogénétique et populationnelle permet aussi de comprendre combien il est vain scientifiquement d’employer de saisissants raccourcis méthodologiques. Des auteurs ont ainsi cherché à s’affranchir des études phylogénétiques84 ou des études populationnelles, soit avec la méthode comparative qui fait la péréquation très discutable entre convergence et adaptation85, soit avec les méthodes d’étude d’une optimalité supposée adaptative. L’absence d’un de ces deux types d’études – phylogénétique ou populationnel – amène seulement à fragiliser à l’extrême les hypothèses d’adaptation et à faire douter a posteriori de la valeur générale du concept à long terme. Dans ce contexte, il est également vain de se réclamer d’une opinion a priori adaptationniste ou anti-adaptationniste, qui ne fait que biaiser l’analyse par avance.
83. Grandcolas et al. (1994), “Why to use phylogeny in evolutionary ecology ?”, Acta Oecol., 15. Coddington et al. (1997), “Giant female or dwarf male spiders ?”, Nature, 385 @. 84. Reeve & Sherman (1993), “Adaptation and the goals of evolutionary research”, Quarterly Review of Biology, 68 @. 85. Harvey & Pagel (1991), The Comparative Method in Evolutionary Biology, Oxford UP.
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chapitre 5
Armand de Ricqlès & Jean Gayon
Fonction
L
a notion de fonction est l’une des plus familières en biologie : elle recouvre ce que fait la cellule, le tissu, l’organe, etc., dans l’économie générale de l’organisme. Dans les sociétés humaines, on parle de la fonction du médecin, de l’avocat, de l’ingénieur ; en technologie, de celle d’un outil simple (marteau) ou d’un dispositif plus complexe (carburateur). Ces divers usages sont manifestement homogènes et insistent sur l’efficacité ou la nécessité d’un élément ou d’un agent, dans le fonctionnement d’un tout où il est intégré. Depuis la Renaissance, cette notion a donc constitué un puissant outil intellectuel dans au moins trois domaines (si nous laissons de côté les mathématiques) : la biologie et la médecine (fonction d’une partie organique), la technologie (fonction d’un artefact), et la réflexion socio-politique (fonction économique et sociale d’une activité). On s’intéressera principalement ici aux aspects biologiques de la notion de fonction, sans négliger ses rapports problématiques avec le domaine technologique mais sans s’aventurer vers les sciences humaines (exemple des psychologies « fonctionnalistes », pour ce domaine1). 1 Un concept omniprésent dans les sciences de la vie
P
our le biologiste, la notion de fonction est aussi familière qu’omniprésente dans tous les aspects de son travail. Comme Monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir, le biologiste utilise ce concept à chaque instant de son activité. Il s’agit pour lui, en quelque sorte, d’un « outil intellectuel spontané » dont la disponibilité pratique permanente fait qu’il n’éprouve pas souvent le besoin, au fil de la recherche, de s’interroger sur sa pertinence ou sa signification.
1. Cf. Parot (2008), Les Fonctions en psychologie, Mardaga.
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[les mondes darwiniens] Un premier aspect frappant de la notion de fonction est donc la constance et l’omniprésence des énoncés fonctionnels par le biologiste (on doit désormais comprendre sous ce terme aussi bien le biologiste moléculaire dans son laboratoire que le naturaliste de terrain qui peuvent être encore parfois – et heureusement – une seule et même personne). Pour tous, la fonction est apparemment un concept d’une grande utilité à toutes les échelles de l’intégration organique du vivant, puisqu’on la retrouve à tous les niveaux à propos aussi bien des structures que des processus intervenant dans la description comme dans l’explication des phénomènes vitaux. Qu’il s’agisse du « site fonctionnel » de l’enzyme, du rôle du neuromédiateur trans-synaptique, de celui de l’hormone, de celui de la cellule plus ou moins spécialisée, ou de celui du tissu, de l’organe, du système, et jusqu’à celui de l’organisme en tant que totalité intégrée au sein de la population, voire du rôle de l’espèce au sein de l’écosystème, on retrouve la fonction partout. Elle nous propose donc un perpétuel cheminement bidirectionnel selon l’axe de l’intégration organique, soit selon la voie descendante du réductionnisme, soit selon la voie montante de ce que l’on pourrait appeler un compositionnisme, simplement compris comme antonyme du précédent. Ainsi, les attributions fonctionnelles se prêtent typiquement à des progressions ou à des régressions qui semblent ne pas avoir de terme. On peut s’interroger sur la fonction du cycle de Krebs2 dans la cellule aussi bien que sur celle de processus aussi généraux que la respiration ou la vision dans l’organisme, ou que celle de la prédation dans l’écosystème. Il convient de souligner que, à tous ces niveaux, la référence à la fonction ne concerne pas seulement l’effet réel d’une structure, d’un dispositif ou d’un processus, mais aussi son effet attendu : non pas seulement ce que la fonction fait, mais aussi ce qu’elle est censée faire. Cette connotation très importante de la fonction serait véhiculée par l’étymologie : functio dériverait du verbe latin fungor qui signifie « s’acquitter de », avec un sens voisin de celui d’officium (charge)3. Avec ces racines dans l’ordre du juridique ou de l’administratif, le terme de fonction véhicule donc une notion de normativité. Un organe, tel que l’œil par exemple, peut mal fonctionner, ou même ne pas fonctionner du tout, ce qui ne nous empêche pas de considérer que la fonction de cet organe 2. Série de réactions biochimiques intervenant dans l’activité respiratoire de la cellule. (Ndd.) 3. Gayon (2006), « Les biologistes ont-ils besoin du concept de fonction ? Perspectives philosophiques », C. R. Palevol., 5 (3-4) @.
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[armand de ricqlès & jean gayon / fonction] est bien d’assurer la vision. Cet aspect normatif de la fonction est également évident dans le domaine de la technologie : ce n’est pas parce que l’automobile est en panne que sa fonction n’est pas de transporter des passagers et leurs bagages. En technologie comme en biologie ou en médecine, la possibilité que la fonction puisse ne pas être remplie (panne, dysfonctionnement, pathologie, etc.) est donc essentielle à la délimitation même du concept. 2 Le fonctionnalisme, un masque « présentable » du finalisme en biologie ?
à
tous les niveaux de la hiérarchie biologique, l’omniprésente utilité du concept de fonction se comprend assez facilement parce que ce concept propose, ne serait-ce que de façon implicite et ramassée, une justification des données observées, autrement dit l’apparence d’une explication rationnelle des faits. Évoquer la fonction, c’est donc toujours donner à saisir une recherche des causes. Songeons à la définition de l’hormone : « Substance chimiquement définie, produite par une glande endocrine, véhiculée par le sang, et exerçant sur un organe cible particulier appelé récepteur une action spécifique qui est son seul rôle. » La fonction de l’hormone, autrement dit l’explication de sa présence dans l’organisme, c’est donc bien d’aller réguler la marche de tel organe, dans telle circonstance physiologique. Cette option argumentative rejoint en fait une tendance millénaire de l’esprit, souvent mise en avant par les théologies passées et présentes, et qui porte sur la finalité patente des organes constitutifs des êtres vivants. Si l’œil est si manifestement « fait pour voir », c’est donc qu’il y aurait une finalité générale dans la nature. Celle-ci peut être facilement admise et comprise dans la perspective théologique où chaque être a été créé selon ses fins. Cette « théologie naturelle » a été très en vogue au xviiie et au xixe siècles avec l’image du « Grand horloger », en France comme en Angleterre, de l’abbé Pluche (1688-1761) au révérend Paley (1743-1805). Son argumentation, qui semble ressurgir étrangement de nos jours chez les adeptes de l’« Intelligent Design », échappe totalement aux canons de la démarche scientifique (voir plus loin). Une version quelque peu laïcisée du finalisme théologique fut d’ailleurs développée dès l’Antiquité par Aristote dans Les Parties des animaux @, avec son concept des causes finales. Bien entendu, la finalité fonctionnelle des structures ne pose pas problème en technologie où une intention téléologique consciente de la part de l’homme est revendiquée dans la réalisation d’objets ou de machines. Mais elle pose problème en biologie dans la mesure où celle-ci participe de la science et de
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[les mondes darwiniens] sa méthode. C’est d’ailleurs la comparaison analogique entre le technologique (l’existence de la montre réclame la présence d’un horloger) et le biologique (l’adaptation des organes aux fonctions du vivant réclame un « Grand architecte ») qui constitue la transposition épistémologiquement non pertinente disqualifiant finalisme théologique et « Intelligent design » comme étant situés hors du cadre de la biologie scientifique. En effet, la méthodologie scientifique se fonde sur un strict matérialisme méthodologique : de ce simple point de vue, tout recours à un finalisme transcendant en tant que système explicatif se place délibérément hors du champ scientifique. Encore actuellement, l’omniprésence des énoncés fonctionnels en biologie constitue une curieuse particularité de celle-ci au sein des sciences de la nature car ils rendent compte ou « expliquent » la présence d’une structure, d’une substance ou d’un processus à partir de ses effets. Lorsque l’on dit que l’œil a pour fonction d’assurer la vision, on ne veut pas seulement dire que l’œil, avec ses structures et mécanismes propres, permet la formation d’une image sur la rétine mais aussi que c’est son rôle, autrement dit qu’il est là pour réaliser cet effet. « L’œil est fait pour voir » dit la sagesse des nations, comme l’insuline pour réguler la glycémie, dirait le médecin. Ce finalisme, s’agit-il donc là d’une explication satisfaisante, d’une « vérité d’évidence » dont il faut se contenter, de l’amorce d’une explication rationnelle mais masquée, ou seulement de l’apparence trompeuse d’une explication rationnelle ? En fait, l’usage de la notion de fonction en biologie constitue un exemple spectaculaire, dans la science contemporaine, d’un mode de pensée téléologique. Le recours au concept de fonction exprime que les sciences de la vie demeurent confrontées au vieux problème aristotélicien des causes finales, ce qui constitue une formidable gageure. En science, en effet, une explication doit être causale. Expliquer, c’est donc remonter rétrospectivement des effets aux causes, la cause devant toujours précéder l’effet. Dans le cas de l’hormone et de sa définition physiologique, on constate immédiatement un paradoxe, l’explication de l’hormone, c’est-à-dire la cause de son existence, est dans son effet physiologique lui-même : on a donc affaire à une « explication finale » et non pas causale, au sens où l’entendent les sciences physico-chimiques. La « cause finale », au sens aristotélicien, inverse le sens de l’explication relativement au déroulement du temps, elle est de ce fait irrecevable pour les sciences ordinaires puisqu’elle viole l’asymétrie temporelle selon laquelle la cause doit toujours précéder l’effet. Ainsi l’interprétation, l’explication par la fonction a pu souvent conduire, en biologie, à un finalisme plus ou moins généralisé, plus ou moins revendiqué, ou
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[armand de ricqlès & jean gayon / fonction] plus ou moins honteux. L’explication par les causes finales est-elle inéluctable pour les sciences biologiques ? à mon sens, aucun scientifique ne devrait se résoudre à l’admettre (sinon, comme nous le verrons, à accepter la notion de finalité selon une acception mineure et très précisément délimitée). Ce point de vue avait été déjà clairement perçu dès l’Antiquité. Dans le De rerum natura, Lucrèce plaide éloquemment pour la préexistence des structures organiques relativement aux fonctions qu’elles accomplissent : « tous les organes, à mon avis, sont antérieurs à l’usage qu’on a pu en faire. Ils n’ont donc pas été créés en vue de nos besoins. » Depuis ces temps lointains, de tels questionnements n’ont cessé de se manifester dans les domaines de l’épistémologie générale et particulièrement de la philosophie biologique4. Bien entendu, la plupart des scientifiques qui utilisent le vocabulaire fonctionnel ne souscrivent pas, par là même, à un finalisme intentionnel. Quand un biologiste dit que la fonction de la chlorophylle est de permettre la photosynthèse dans les plantes ou que celle de l’hémoglobine est d’assurer le transport de O2 et de CO2 entre l’épithélium pulmonaire et les cellules, il ne veut certainement pas signifier par là qu’une intelligence supérieure a conçu et réalisé les organismes comme un ensemble de structures et de systèmes agencés en vue de certaines fins. Mais quelle est alors la signification profonde d’un langage si intuitivement téléologique ? Dans la mesure où il apparaît objectivement impossible en biologie de refuser l’existence d’une certaine congruence, au moins minimale, entre les structures et les fonctions qu’elles exercent (c’est tout le problème de l’adaptation5), le problème philosophique de la finalité est généralement « évacué » par l’acceptation d’un « fonctionnalisme (ou finalisme) de fait, ou de constat »6. à titre d’exemple, une discipline à la fois structurale et fonctionnelle de la microscopie, l’histophysiologie, visualise admirablement, sous le microscope, la cascade des interactions structuro-fonctionnelles intervenant aux niveaux tissulaires et cellulaires. Elle montre comment le biologiste peut légitimement, 4. On trouvera dans Allen et al. (1998), Nature’s purposes. Analysis of Function and Design in Biology, MIT Press @ et Buller (1999), Function, Selection and Design, State University New York Press @, des traitements récents et détaillés de ces questions. 5. Cf. Ricqlès (2004), « Adaptation », in Notions 1, Encyclopaedia Universalis. 6. Delattre et al. (1990), « Structure et fonction », Encyclopaedia Universalis, vol. 21, Corpus ; Ricqlès & Yon-Khan (2004), « Structure et fonction-biologie », in Notions1, Encyclopaedia Universalis.
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[les mondes darwiniens] en pratique, interpréter les innombrables corrélations structuro-fonctionnelles, si manifestes dans tout le monde vivant. Avec l’omniprésence des adaptations dans la nature vivante, il semble donc qu’un fonctionnalisme de constat7 puisse être pensé et admis dans la science biologique, sans référence nécessaire à un finalisme transcendant, celui-ci pouvant être entièrement éludé, au mois en apparence, en particulier dans le cadre du darwinisme. Désormais, en effet, la finalité organique n’a plus besoin d’être expliquée par la Providence mais par des processus naturels : le hasard des mutations et recombinaisons trié par la nécessité de la sélection. Ce point de vue est sans doute celui implicitement adopté par une large majorité de biologistes praticiens, spécialement parmi les évolutionnistes mais, même à passer le problème philosophique général du finalisme et des causes finales par profits et pertes, cette attitude intellectuelle n’élimine pas une difficulté de taille, qui se manifeste sans cesse au niveau du vocabulaire et de la communication. En effet, le langage fonctionnaliste, voire adaptationniste, n’est en pratique bien souvent pas facilement discernable du langage finaliste. Les sciences fonctionnelles, de la biochimie à la physiologie, en fournissent de multiples exemples, et d’abord dans l’enseignement. D’où la persistance d’ambiguïtés considérables, non seulement en direction du grand public, mais sans doute d’abord et surtout au sein de la communauté scientifique elle-même. Cet embarras perpétuel pour échapper au langage finaliste est pointé par le recours fréquent à des périphrases nombreuses et plus ou moins complexes (tel organe est là « pour… », « en vue de… », « le rôle de telle structure est de… », « tout se passe comme si… »), ou par l’usage de termes à prendre dans un sens très métaphorique, comme celui de « stratégies adaptatives », toutes tentatives destinées à masquer, avec plus ou moins de bonheur, la téléologie du langage fonctionnel. Sans doute la notion de fonction a-t-elle joué un rôle central en biologie pour pouvoir éluder, en pratique, la perspective d’un finalisme transcendant et généralisé. S’il n’est donc pas « convenable » de dire que l’œil est fait pour voir, on ne peut échapper à la nécessité d’en exprimer l’idée. La résolution de la difficulté est donc assurée par le recours au concept de fonction : si l’œil n’est pas fait pour voir, la fonction de l’œil est de voir ! Mises ainsi, grâce à la fonction, à l’abri du finalisme, et au prix de quelques circonvolutions sémantiques, les disciplines fonctionnelles 7. Par « fonctionnalisme », on entend simplement ici la constatation de l’adéquation non triviale de la structure biologique à la fonction, sans impliquer les connotations de ce terme en philosophie de l’esprit et en métaphysique.
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[armand de ricqlès & jean gayon / fonction] de la biologie, physiologie en tête, ont pu prospérer, depuis Claude Bernard, avec le succès que l’on sait. Le problème demeure toutefois plus ardu pour les évolutionnistes. En effet, il ne leur suffit pas de comprendre en quoi une fonction est utile à l’organisme, il leur faut aussi rendre compte de l’origine de ladite fonction au cours de l’histoire évolutive. En fin de compte, il conviendra de se demander si, au delà des périphrases fonctionnelles, une acception très soigneusement délimitée de la notion de finalité ne pourrait pas être utilement acceptée en biologie. 3 Structures et fonctions, adaptation, systèmes
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n deuxième aspect frappant de la fonction, c’est paradoxalement son efficience opérationnelle en tant que réalité concrète relativement au niveau où l’on situe son exercice, et cependant son apparence assez abstraite, dès que l’on tente d’isoler sa nature propre, parce qu’elle est avant tout une interaction, un agir, plutôt que structure ou que substance. En effet, à tous les niveaux d’intégration où on l’envisage, la fonction ne peut se concevoir effectivement sans l’existence de structures matérielles qui la sous-tendent et en constituent en quelque sorte le support. Ainsi, dans le cadre de la pratique des sciences biologiques, et de façon générale des sciences positives, la fonction ne peut être opérationnellement traitée comme une abstraction, ou comme un concept général, ainsi que pourrait le faire le philosophe, mais bien comme une action, ou une interaction spécifique, en tant que manifestation concrète, hic et nunc, des propriétés particulières d’objets matériels, ou structures. Les structures, en tant qu’objets concrets figurés, avec des caractéristiques précises en matière de composition, de taille, de forme et d’énergétique, ont des propriétés spécifiques qui découlent avec un degré de nécessité très fort, des lois de la physico-chimie, de la géométrie et de la topologie. On peut donc dire que les fonctions des structures sont des propriétés émergentes de celles-ci, émanant de leur constitution même. De là à considérer que les fonctions des structures sont la raison même de l’existence de ces dernières, c’est franchir un pas considérable autant que périlleux, qui débouche, on l’a vu, sur tout le problème de la finalité. Ainsi, pour le biologiste, qui dit fonction dit en réalité, concrètement, l’existence d’un couple structuro-fonctionnel indissociable. Comme le notait Wainwright avec humour, « les structures sans les fonctions sont des cadavres, les fonctions sans les structures sont des fantômes ». Comme le suggère aussi la nature même
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[les mondes darwiniens] de l’expression « être vivant », celui-ci est Janus bifrons, à la fois structural et fonctionnel, indissociablement. Le couple structure-fonction a trouvé son illustration la plus évidente, au niveau des organismes, dans le dialogue – ou la confrontation – entre l’anatomie et la physiologie, mais il serait aisé de montrer que cette opposition organise une systématique de tout l’ensemble des disciplines biologiques, de la molécule à l’écosystème. On pourrait dire, par exemple, que selon l’axe des disciplines fonctionnelles, l’écologie est une métaphysiologie des interactions supraspécifiques. Son pendant, sur l’axe des disciplines structurales, pourrait être la démographie. La congruence entre la structure et la fonction s’observe partout en biologie. à cet égard, la ressemblance entre les solutions fonctionnelles observées dans la nature et celles choisies en ingénierie, ainsi que le nombre limité de solutions structurales à un problème fonctionnel donné, suggèrent que les systèmes de contraintes, conséquences de l’universalité des lois physiques, pèsent fortement sur toutes les réalisations structuro-fonctionnelles, en canalisant ainsi le champ des possibles. Les innombrables analogies suggérées par la comparaison entre êtres vivants et machines artificielles sont profondément significatives à cet égard, avec toujours, en arrière-plan, la nécessité de prendre en compte que la finalité ostensible des machines n’implique pas une téléologie comparable des organismes et de leurs organes. Quoi qu’il en soit, la bionique réunit un ensemble d’approches où l’on prend pour modèle des complexes structurofonctionnels biologiques afin d’en assurer la transposition technologique. La congruence de la structure à la fonction, évidente dans la machinerie vivante comme dans la technologie humaine, amène donc immédiatement au concept clé d’adaptation8, concept jouant un rôle moteur et central dans l’évolutionnisme. Toutes les structures organiques sont-elles strictement adaptées à des fonctions spécifiques ? tout changement évolutif se réaliset-il nécessairement par l’adaptation des structures aux fonctions, c’est-à-dire par la « traque » progressive par des structures potentiellement modifiables de fonctions de plus en plus congruentes aux conditions de milieux, conditions elles-mêmes perpétuellement changeantes ? L’agent d’une telle « traque » est évidemment la sélection naturelle, tendant ainsi à l’accroissement de la fitness au sein des populations dans des circonstances données. Selon un schéma de ce type, la théorie synthétique de l’évolution, dans ses aspects les 8. Cf. le chapitre notionnel de Philippe Grandcolas, ce volume. (Ndd.)
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[armand de ricqlès & jean gayon / fonction] plus orthodoxes, a pu sembler verser parfois dans un « panadaptationnisme » un peu excessif, où l’organisme peut être atomisé en une infinité de « traits structuro-fonctionnels », chacun à la fois suscité, modulé et contrôlé par la sélection naturelle, celle-ci étant considérée comme un agent d’optimisation tout puissant. L’œuvre d’un Stephen Jay Gould a été largement de montrer combien ce « panadaptationnisme » exagéré laissait sur le bord du chemin une multitude de considérations indispensables à une synthèse évolutive encore plus générale et pertinente9. Ainsi, par exemple, la notion d’exaptation10 estelle venue compléter celle d’adaptation. Dans ce cas, une structure, fonctionnelle ou non, mais déjà présente pour quelque raison que ce soit (effets d’allométries ou d’hétérochronies11, duplication d’un gène, etc.) pourrait, sous de nouvelles conditions écologiques, être cooptée par la sélection naturelle dans la réalisation de nouvelles fonctions. Quoi qu’il en soit, la critique gouldienne du panadaptationnisme12 ne remet pas en cause l’intérêt du concept de fonction, tel qu’il est généralement mis en œuvre par l’évolutionnisme contemporain, c’est-à-dire un fonctionnalisme explicite éludant, en contexte darwinien, toute référence à un finalisme transcendant. Relativement au couple structure/fonction, la notion de système occupe une situation intermédiaire et quelque peu ambivalente. En effet, un système est souvent délimité, c’est-à-dire pratiquement défini, par la ou les fonctions qu’il réalise : c’est donc un ensemble fonctionnel13. Un système n’est pas un simple agrégat en ce qu’il est un agencement non arbitraire de parties, qui y ont 9. Ricqlès & Padian (2009), « Quelques apports à la théorie de l’évolution, de la “synthèse orthodoxe” à la “super synthèse evo-devo”, 1970-2009 : un point de vue », C. R. Palevol., vol. 8, no 2-3. 10. Cf. Grandcolas, ce volume. (Ndd.) 11. Allométrie : étude quantifiée de la croissance relative des organes au cours du développement, par exemple les proportions relatives de la tête et des jambes, différentes chez le nouveau-né et l’adulte humain. On conçoit que des changements dans les coefficients d’allométrie puissent modifier les proportions corporelles entre ancêtres et descendants, en agrandissant (ou diminuant) tel organe qui deviendra ainsi « disponible » pour de nouvelles fonctions. Hétérochronie : modification dans la séquence ou le tempo d’événements au cours du développement (par exemple, minéralisation plus ou moins précoce ou tardive d’une ébauche osseuse), avec des conséquences morphologiques variées. 12. Cf. Gould & Lewontin (1979), “The spandrels of San Marco and the Panglossion paradigm : a critique of the adaptationist programme”, Proc. R. Soc. Lond. B, 205 @. 13. Delattre et al. (1990), « Structure et fonction », Encyclopaedia Universalis, vol. 21, Corpus
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[les mondes darwiniens] des fonctions. Les interactions intervenant entre les éléments d’un système, ou entre le système et l’extérieur, constituent des activités, des événements qui, en contexte approprié, peuvent effectivement répondre à des fonctions, mais ce n’est pas toujours le cas, comme nous le rappellent tous les dysfonctionnements systémiques. D’un autre côté, un système constitue toujours une structure, ou mieux un ensemble structuré de sous-structures coorganisées. En ce sens, c’est bien aussi un concept structural. Ainsi, comme pour celles des structures, les fonctions des systèmes sont des propriétés émergentes déterminées par la constitution et la configuration même de ceux-ci. Une fois encore, les systèmes existent-ils « pour » accomplir les fonctions qu’ils remplissent ici et maintenant, ou pour de toutes autres raisons ? Rendre compte de la fonction, ou plus précisément expliquer un problème biologique particulier, revient alors à comprendre des relations structuro-fonctionnelles bien spécifiques, généralement intégrées en systèmes, eux-mêmes le plus souvent emboîtés en systèmes de systèmes. Dans ce cadre, la congruence entre la structure existante et la fonction qu’elle réalise peut se comprendre, en termes de causalité, par l’analyse des propriétés des structures et systèmes, dont les fonctions ne sont que certaines conséquences naturelles émergentes. In fine, c’est donc entièrement en termes physico-chimiques que devraient se décrire et pourraient se comprendre les interactions structuro-fonctionnelles au sein du vivant. On voit poindre au travers de ces interrogations les origines de l’une des deux grandes conceptions concurrentes – émergence anhistorique ou histoire – que l’épistémologie moderne propose pour des concepts de fonction débarrassés de tout finalisme. 4 La dimension temporelle et ses conséquences
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oujours pour rendre compte de la relation structuro-fonctionnlle, une autre condition doit toutefois s’ajouter à ce qui précède, c’est le respect de l’impératif de temporalité. Expliquer, rendre compte, c’est toujours remonter des effets aux causes ; autrement dit poser une rétrodiction qui pourra, le cas échéant, être mise à l’épreuve par un protocole expérimental (ou ce qui pourra en tenir lieu dans le domaine des sciences historiques). Dans ce contexte, il est clair que toute explication de type final de la relation structuro-fonctionnelle viole la condition de temporalité et ne peut donc être acceptée. Enfin, une troisième condition de l’explication doit être prise en compte, c’est la structure de la temporalité elle-même. C’est une chose de rendre compte d’une modification moléculaire en nanosecondes au niveau d’une
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[armand de ricqlès & jean gayon / fonction] synapse, une autre d’expliquer la subspéciation à partir d’une population fondatrice en quelques centaines ou milliers de générations, et une autre enfin de comprendre l’émergence d’un vaste groupe systématique naturel, c’est-à-dire monophylétique14, à l’échelle des millions d’années. Pourtant, à chacun de ces niveaux temporels, les situations peuvent s’analyser rationnellement en termes de relations structuro-fonctionnelles. On peut immédiatement tirer une conséquence de ces considérations : dans l’analyse de la causalité, il faudra distinguer entre une causalité synchronique et une causalité diachronique. En première approximation, la causalité synchronique est celle qui se manifeste au sein de l’organisme vivant, c’est typiquement celle qu’étudie la physiologie. La causalité diachronique est, elle, liée à des « pas de temps » qui dépassent la vie individuelle et intéressent les populations, les espèces et les entités phylogénétiques supraspécifiques naturelles (clades). On voit immédiatement poindre ainsi ce qui pourrait être une explication partielle du problème des « causes finales » : ne s’agirait-il pas tout simplement d’un problème de causalité dont la résolution est indûment adressée à un « pas de temps » non pertinent ? C’est Ernst Mayr qui, dans un célèbre article de 196115, a attiré l’attention sur ce que nous appelons ici temps synchonique et temps diachronique, en montrant que cette distinction recouvrait deux régimes explicatifs distincts en biologie : une biologie des causes prochaines ou immédiates, d’une part, et une biologie des causes historiques ou médiates, d’autre part. Les causes prochaines sont celles qui sont à l’œuvre au niveau de l’organisme vivant. Les causes historiques ou médiates rendent compte des données par référence à l’histoire évolutive des organismes. La biologie des causes prochaines est une biologie fonctionnelle, la biologie des causes médiates est une biologie évolutionniste. Ces deux biologies sont utiles pour rendre compte des relations structurofonctionnelles mais il est remarquable de souligner que du fait de leurs rapports différents au temps, leurs régimes épistémologiques diffèrent. En effet, la biologie fonctionnelle, dont le type est la physiologie, est une science expérimentale et très proche par ses méthodes des sciences physico-chimiques : il s’agit de sciences nomologiques, c’est-à-dire mettant en évidence des lois générales, anhistoriques, donc indépendantes, en principe, des conditions 14. Un groupe monophylétique (ou clade) correspond à un ensemble naturel car réunissant « le dernier ancêtre commun et tous ses descendants ». En termes contemporains, le caractère naturel d’un groupe systématique recouvre donc un concept historico-généalogique bien plus que structural. 15. Mayr (1961), “Cause and effect in Biology”, Science, 134 @.
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[les mondes darwiniens] de temps et de lieu. Le régime d’administration de la preuve y est de nature expérimentale, la notion de répétabilité et la mise en œuvre de tests y est très développée, dans un contexte réfutationniste. En revanche, la biologie évolutionniste, dont un bon exemple est la paléontologie, est principalement une science de type idiopathique ou palétiologique, c’est-à-dire qui étudie « ce qui n’a été qu’une fois », et où les causes s’inscrivent dans le passé, autrement dit tout le domaine des sciences historiques. Dans ce type de sciences, le régime d’administration de la preuve ne peut, en général, faire appel à la démonstration expérimentale, mais fait plutôt appel à la monstration par accumulation d’indices circonstanciels convergents. Ce régime de la preuve peut faire appel à des tests de consilience16, non véritablement expérimentaux. C’est donc une biologie fondée essentiellement sur la méthode comparative. Cette méthode est apte à mettre en évidence des corrélations, et à suggérer ainsi des inférences, voire à appuyer des monstrations, mais en général elle ne peut, seule, fournir la démonstration formelle d’une causalité, cette propriété étant généralement réservée au domaine des sciences expérimentales. Certes, il n’y a pas lieu de poser une opposition par trop dogmatique entre « les deux biologies ». Ainsi, par exemple, la génétique des populations est clairement une discipline évolutionniste, située au cœur même de la théorie synthétique de l’évolution, mais c’est en même temps une science nomologique, intensivement mathématisée et modélisée, où l’on discerne peu d’historicité, sinon dans le passage des générations et dans la dérive génétique, qui introduisent l’efficience des hasards de l’histoire. Parvenus à ce point, nous constatons que l’explication de la relation structuro-fonctionnelle en biologie doit être perçue comme intrinsèquement complexe, puisqu’elle devrait combiner deux grandes composantes : fonctionnalisme et historicisme17 dont les régimes épistémologiques sont notablement différents, en particulier en ce qui concerne les méthodes d’administration de 16. Ces tests utilisent la corroboration additive d’indices circonstanciels indépendants qui « parlent dans le même sens » et s’appuient réciproquement. Le terme de consilience a été introduit par William Whewell en 1840 dans The Philosophy of the Inductive Sciences, founded upon their history @, un ouvrage dont s’est pénétré Darwin et qui introduit au type d’argumentation qu’il utilisera dans L’Origine des espèces comme administration de la preuve. (Cf. Phillip Sloan, « Evolution », Standford Encyclopedia of philosophy @.) 17. On entendra simplement ici par historicisme (en tant que répondant à fonctionnalisme et à structuralisme), toute explication causale enracinée dans la diachronie.
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[armand de ricqlès & jean gayon / fonction] la preuve. Dans ses aspects traditionnels, la théorie synthétique de l’évolution prenait en compte, à la suite de Mayr18, les explications relevant de l’historicisme et du fonctionnalisme bien qu’en pratique, et selon les spécialisations des divers chercheurs, un seul point de vue causal dominait généralement sur l’autre. Ainsi, pour le pur phylogénéticien, adepte de l’explication par la causalité historique, toute adaptation fonctionnelle d’un taxon terminal (espèce) aux conditions ambiantes (c’est-à-dire ses autapomorphies) vient brouiller le signal phylogénétique. En revanche, pour le pur fonctionnaliste, tel le physiologiste, toute caractéristique imposée à l’espèce par une ascendance phylogénétique commune (synapomorphie) apparaît comme une contrainte pouvant limiter l’adaptation optimale à la fonction. 5 Forme et fonction
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partir de 1970, Adolf Seilacher et son école de Konstruction-morphologie est venu ajouter à cette problématique déjà complexe un élément supplémentaire important. Il considère que les caractéristiques de toute entité biologique sont contrôlées non par deux mais par trois ordres généraux de facteurs : phylogénétiques, adaptatifs et architecturaux. Ces trois ordres de causalités, requalifiés respectivement de facteurs historiques, fonctionnels et structuraux par Gould en 2002, constituent les sommets de ce que l’on appelle depuis le « triangle de Seilacher ». Avec le sommet « architectural » du triangle causal, Seilacher réintroduit formellement dans la biologie moderne un facteur de causalité structuraliste, autrefois bien représenté dans l’ancienne biologie européenne prédarwinienne, avec étienne Geoffroy Saint-Hilaire et Richard Owen. Les structuralistes mettent l’accent sur les propriétés morphogénétiques auto-organisatrices inhérentes aux matériaux biologiques, aux contraintes topologiques et aux règles de croissances biophysiques sous faible contrôle génétique, renouant ainsi avec des problématiques autrefois développées par E.S. Russell19 et surtout d’Arcy Thompson20. à la suite de la montée en puissance de la pensée darwinienne (à partir de 1859), ce point de vue « structuraliste » était toutefois progressivement passé de mode, toute une conception « internaliste » de la structuration de l’organisme se trouvant ainsi déconsidérée au profit d’une vision purement 18. Mayr (1961), “Cause and effect in Biology”, Science, 134 @. 19. Russell (1916), Form and Function, Murray @. 20. D’Arcy Thompson (1917), On Growth and Form, Cambridge University Press @.
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[les mondes darwiniens] externaliste où dominait la sélection naturelle. Celle-ci constitue le « moteur » effectif de l’évolution par la promotion de transformations adaptatives dans un contexte écologique donné (cf. section 3). La sélection apparaît ainsi comme un concept fondamentalement fonctionnel, jouant sur la fitness relative des organismes au sein des populations. Ainsi, l’approche darwinienne sensu lato correspond bien au pôle fonctionnaliste du triangle de Seilacher. à la suite de Seilacher, Gould21 a vigoureusement plaidé en faveur de la réintroduction du point de vue structuraliste, à côté des facteurs historiques (phylogénétiques) et fonctionnels (sélectifs) de la causalité biologique conceptuellement admis par la synthèse orthodoxe. Toutefois, jusqu’à présent, le point de vue de Seilacher et de Gould, bien qu’intellectuellement satisfaisant, était resté en pratique peu utilisé, les explications biologiques de la relation structuro-fonctionnelle demeurant le plus souvent confinées soit à l’historicisme, soit au fonctionnalisme, soit plus rarement au structuralisme, envisagés séparément selon les traditions intellectuelles et méthodologiques des divers chercheurs. Il est désormais possible, grâce à de nouvelles méthodes statistiques de partition de la variation, de faire la part des différents facteurs historiques, fonctionnels et structuraux en contexte phylogénétique22. Dans ce cadre, la sélection naturelle apparaît bien comme le mécanisme efficient du changement évolutif, et les situations phylogénétiques et structurales comme des conditions (ou contraintes) modulant son action. 6 Les solutions modernes : deux conceptions non finalistes de la fonction
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partir des années 1970, un véritable débat, riche et animé, sur la notion de fonction s’est instauré parmi les philosophes car, aussi curieux que cela puisse paraître, ni les biologistes, ni les médecins, ni les philosophes n’avaient auparavant tenté de définir la notion de fonction avec une précision suffisante. Ce débat est important pour les biologistes car il convient de décider si un terme (et un concept) aussi généralement employé par eux est véritablement utile ou superflu, s’il est polysémique et s’il est vraiment indispensable à la compréhension des phénomènes biologiques au sein des sciences de la nature. 21. Gould (2002), The Structure of Evolutionary Theory, Harvard University Press @. 22. Cubo et al. (2008), “Phylogenetic, functional and structural components of variation in bone growth rate of amniotes”, Evolution And Development, 10 (2) @.
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[armand de ricqlès & jean gayon / fonction] D’abord, il est apparu que l’usage du concept de fonction ne pouvait simplement s’expliquer, en biologie, par un effet de langage où la téléologie apparente des formulations fonctionnelles ne ferait que masquer des propositions véritablement et ordinairement causales. Cette solution « linguistique » simple au problème des énoncés fonctionnels avait été proposée par Ernest Nagel23 qui considérait qu’à tout énoncé fonctionnel pouvait se substituer un énoncé causal ordinaire qui en serait l’exact équivalent. Par exemple, à la proposition fonctionnelle « la fonction du cœur chez les vertébrés est de pomper le sang » pourrait se substituer sans perte de sens un énoncé causal de type « le cœur est une condition nécessaire du pompage du sang chez les vertébrés ». En généralisant, il serait équivalent d’employer un énoncé fonctionnel du type « Y est un effet de X » ou un énoncé causal du type « X est une cause (= condition nécessaire) de Y ». Cette élégante solution achoppe toutefois sur une objection décisive : elle est incapable de rendre compte de la distinction entre « effet fonctionnel » et « effet accidentel ». Si la fonction de l’hémoglobine est de transporter l’oxygène, elle n’est pas de colorer le sang ; de même, si la fonction du cœur est de pomper le sang, elle n’est pas de faire les bruits si utilement perçus par le stéthoscope. Cependant, dans les deux cas, la couleur du sang et les bruits de pompage ont bien pour cause, au sens de conditions nécessaires, respectivement la présence de l’hémoglobine et du cœur. Dans les deux cas (couleur et bruits), les effets sont bien constants et typiques, mais ils sont dits « accidentels » relativement aux effets fonctionnels. C’est par là que s’introduit la normativité spécifique de la notion de fonction : il est essentiel à son concept qu’elle puisse ne pas être remplie, tandis que ses corollaires (effets accidentels) sont indifférents. C’est en pointant ces difficultés que Larry Wright24 en est venu à élaborer l’une des deux grandes familles de théories contemporaines de la fonction, généralement connue sous le nom de « théories étiologiques ». Les théories dites étiologiques proposent que les attributions de fonctions à une caractéristique donnée d’un organisme ne prennent sens que relativement à l’histoire causale passée qui a conduit à l’existence de la caractéristique en question. Autrement dit, ces théories étiologiques de la fonction comprennent celle-ci par référence à l’histoire évolutive qui a conduit progressivement au système fonctionnel que l’on considère : « La fonction d’un 23. Nagel (1961), The Structure of Science, Harcourt Brace. 24. Wright (1973), “Functions”, Phil. Review, 92 @.
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[les mondes darwiniens] trait (d’un caractère) est l’effet pour lequel il a été sélectionné.25 » L’explication d’une fonction est donc recherchée dans l’émergence historique de celle-ci au sein de la lignée ancestrale à l’organisme où on l’observe actuellement, du fait de l’action cumulative de la sélection naturelle. Ainsi, les théories étiologiques de la fonction peuvent être qualifiées de rétrogrades (« bakward looking »), inscrivant la causalité dans un passé plus ou moins lointain. à l’inverse, les théories de la fonction développées à la suite de Robert Cummins26, dites « théories systémiques », s’intéressent à un système existant à un temps t et y attribuent une fonction à une caractéristique donnée du système dans la mesure où celle-ci est physiquement capable de produire l’effet considéré, sans prendre en compte l’histoire dont ce système est le produit. Les théories systémiques considèrent donc que l’histoire évolutive est non pertinente pour comprendre ce que c’est qu’une fonction, en se situant dans une perspective non temporelle : seuls comptent les dispositions du système tel qu’il existe. Ainsi, les théories systémiques (ou dispositionnelles) de la fonction peuvent être qualifiées d’antérogrades (« forward looking »). Théories étiologiques et systémiques ont en commun de proposer un concept général de fonction en accord avec l’usage scientifique courant de la notion de causalité mais, au delà de cette préoccupation commune, les deux approches répondent à des conceptions bien différentes. La conception étiologique a des affinités évidentes avec la sélection naturelle, celle-ci apparaissant en tant que « moteur » et que cause effective de l’évolution. La fonction en découle, en fin de compte, comme rien d’autre qu’un « effet sélectionné ». Selon cette logique, la fonction apparaît ainsi comme conséquence de l’adaptation, à condition de définir cette dernière selon une logique « darwinienne », c’est-à-dire comme des caractéristiques qui ont été progressivement sélectionnées car conférant des avantages pour la survie et la reproduction (fitness) à des organismes ancestraux successifs, dans des conditions de milieu données. Cette conception explique bien pourquoi les biologistes font si grand usage de la notion de fonction. En effet, si la majorité des traits des organismes a bien été façonnée par la sélection naturelle, l’omniprésence des énoncés fonctionnels n’est pas qu’un effet de langage. à chaque fois qu’un trait de l’organisme (organe, caractère) est censé avoir un effet donné (fonction), il répond de ce fait à une détermination issue de son 25. Neander (1991), “The teleological notion of function”, Aust. J. Philos., 69 @. 26. Cummins (1975), “Functional analysis”, J. philos. @.
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[armand de ricqlès & jean gayon / fonction] histoire évolutive passée (le trait a été sélectionné pour l’avantage adaptatif qu’il conférait). Autrement dit, la conception étiologique rend facilement compte de la normativité du concept de fonction : tel organe est là parce qu’il est censé avoir tel effet (fonction) même quand, en pratique, il peut arriver qu’il ne s’en acquitte pas, ou pas bien (malformation, pathologie). La conception systémique de la fonction n’a pas besoin d’utiliser l’histoire antérieure des lignées pour proposer un interprétation aux attributions fonctionnelles. La notion de fonction y est exclusivement considérée du point de vue de la structure du système et de la capacité qu’il possède à la manifester. Autrement dit, on se propose d’expliquer comment les caractéristiques présentes (ou dispositions) d’un certain système le rendent capable hic et nunc d’accomplir une fonction donnée. Cette approche est ouvertement mécaniciste et analytique. L’analyse systémique de la fonction, en particulier, valorise la réalisation de la fonction sur la base de systèmes analogues mais ne dérivant pas d’un ancêtre commun, autrement dit sur la base d’analogies « pures » (homoplasies par convergence) et non « entachées » d’une causalité pouvant dériver d’une origine généalogique commune (homologie). En conséquence, la fonction est définie sur une base autre que la descendance et la sélection naturelle. Pour Cummins27, la fonction est une capacité ou une disposition qui émerge de capacités plus élémentaires. C’est donc la structure même du système biologique et de son fonctionnement tel qu’ils peuvent être analysés et décrits qui sont pris en compte. De ce point de vue, la conception systémique s’applique exactement de la même façon aux systèmes biologiques et aux systèmes techniques. Il s’agit d’analyser le système en composants élémentaires et d’identifier les propriétés et capacités élémentaires de ces composants, puis de montrer comment celles-ci contribuent à l’émergence des capacités plus complexes du système lui-même. à ce point, on peut faire remarquer que la conception systémique est moins « réaliste » que la conception étiologique en ce sens qu’il n’y a pas véritablement de systèmes dans la nature indépendant de notre choix de les distinguer en fonction de nos perspectives explicatives, alors qu’il y a bien des histoires causales objectives. Quoi qu’il en soit, les deux conceptions de la fonction admettent que les énoncés fonctionnels sont bien des explications plus ou moins abrégées ou implicites, mais la nature de ces explications est profondément différente. 27. Cummins (1975), “Functional analysis”, J. philos. @.
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[les mondes darwiniens] Dans la conception étiologique c’est bien parce que des structures analogues (et généralement homologues) ont existé chez des ancêtres et leur ont assuré un avantage sélectif par leurs effets que telle structure fonctionnelle particulière est là aujourd’hui chez tel organisme. Dans la conception systémique ou dispositionnelle, un énoncé fonctionnel est aussi une explication implicite : si tel item a tel effet, c’est dire qu’il contribue à l’émergence de telle fonction ou capacité dans le système comprenant l’item considéré. Dans cette conception, l’histoire évolutive du système n’est pas pertinente pour comprendre l’effet qu’y exerce tel ou tel item du système. L’explication fonctionnelle consiste à analyser le système en ses items élémentaires, à identifier leurs capacités fonctionnelles et à montrer comment celles-ci contribuent à l’émergence de capacités plus complexes du système entier. Le concept étiologique voit donc les énoncés fonctionnels comme des condensés d’explications historiques, le concept systémique comme des condensés d’explications analytiques et mécanistes. Dans les deux cas, on se réclame d’une approche causale des phénomènes biologiques mais les schémas de causalité sont complètement différents. La conception étiologique propose un causalité historique où l’on prend en compte la chaîne d’événements singuliers qui rend compte de la présence d’un certain item. La conception systémique propose une causalité nomologique illustrant des généralités ou lois dont découlent les capacités d’un système, indépendamment des circonstances temporelles. Autrement dit, la conception étiologique met l’accent sur l’aspect historiquement contingent des dispositifs biologiques tandis que la conception systémique pointe les propriétés physiques générales et matériellement nécessaires rendant compte des capacités de ces dispositifs. On peut ainsi dire que « l’implicite explicatif » des deux conceptions de la fonction n’est pas le même car en fin de compte l’objet à expliquer va différer en fonction des deux conceptions. Relativement à la proposition « la fonction du cœur est de faire circuler le sang en pompant », la conception étiologique tend à expliquer la présence du cœur, la conception systémique tend à expliquer la circulation du sang. Comme Jean Gayon l’a bien montré28, les épistémologues modernes de la fonction, représentants de la philosophie analytique, ont ainsi rejoint (peutêtre sans toujours le savoir) la grande distinction déjà faite par Mayr29 entre les 28. Gayon (2006), « Les biologistes ont-ils besoin du concept de fonction ? Perspectives philosophiques », C. R. Palevol., 5 (3-4) @. 29. Mayr (1961), “Cause and effect in Biology”, Science, 134 @.
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[armand de ricqlès & jean gayon / fonction] deux régimes de scientificité de la biologie : biologie des causes prochaines et biologie des causes ultimes (cf. section 4). La théorie étiologique de la fonction a des affinités évidentes avec la biologie des causes ultimes, ou biologie évolutionniste (ou historique) de Mayr, centrée sur l’action cumulative de la sélection naturelle dans la temporalité. La théorie systémique de la fonction, en revanche, rejoint la biologie des causes prochaines, ou biologie fonctionnelle de Mayr, en contexte atemporel (généralité des lois). Il convient enfin de souligner que fonction et fonctionnement ne sont pas la même chose. La « biologie fonctionnelle » au sens de Mayr (1961) ne désigne pas la « biologie de l’adaptation » (c’est-à-dire la biologie évolutive ou biologie historique, mettant en œuvre la sélection naturelle), mais bien la biologie du fonctionnement (c’est-à-dire la biologie des causes prochaines s’exerçant au sein des organismes, telle la physiologie). Ces deux aspects répondent à la fois aux deux premiers sommets (historique et fonctionnel) du « triangle de Seilacher » (cf. section 5) en insistant sur leurs interactions. De fait, Darwin notait déjà, dans L’Origine des espèces, que des adaptations fonctionnelles héritées depuis des ancêtres (c’est-à-dire un signal historique, phylogénétique : sommet 1) ont trouvé leur origine ultime, dans un passé plus ou moins éloigné, du fait de la sélection naturelles et qu’elles doivent donc, in fine, être considérées comme des effets fonctionnels (sommet 2). Ceci met clairement en évidence les interactions entre les sommets 1 et 2 du triangle causal. 7 Conclusions : questions ouvertes
L
a conception systémique de la fonction est massivement utilisée par la physiologie expérimentale et par toutes les disciplines voisines, avec de puissants prolongements au sein des disciplines biomédicales. En revanche, la conception étiologique de la fonction est beaucoup plus en phase avec les approches comparatives, et donc avec une vision évolutionniste, et plus particulièrement darwinienne, de la biologie. Certaines disciplines « hybrides », telles que la morphologie fonctionnelle, pourraient tendre, de façon sans doute implicite, à un usage simultané ou alterné des deux conceptions, sans toujours les bien distinguer30. Ceci conduit à penser qu’en pratique l’usage du concept de fonction par les biologistes pourrait bien être polysémique. En effet, les conceptions « étiolo-
30. Gasc et al. (2006), « Cent ans après Marais : aspects de la morphologie fonctionnelle aujourd’hui », C. R. Palevol., 5 (3-4)
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[les mondes darwiniens] gique » (ou évolutive) et « systémique » (ou dispositionnelle) de la fonction peuvent manifester des champs de recouvrement considérables. La plupart des objets biologiques dont on dit qu’ils ont une fonction la présentent à la fois du point de vue de la conception étiologique et de la conception systémique. Dans le premier cas, on veut dire que ce sont des adaptations sélectionnées, dans le second cas, on veut dire que l’on est capable d’identifier le rôle causal d’un item dans le fonctionnement d’un système qui l’inclut. Comme Gayon31 l’a souligné en rapprochant les deux conceptions de la fonction des « deux biologies » au sens de Mayr (1961), celles-ci explicitent deux concepts de causalité différents, liés à des formes distinctes de l’explication scientifique et qui mobilisent des méthodes différentes concernant l’administration de la preuve. La théorie systémique de la fonction répond à une vision nomologique de l’explication scientifique. Dans ce cas, expliquer revient à être capable de déduire un phénomène à partir de lois générales et d’énoncés de « conditions initiales ». L’explication nécessite de décomposer des systèmes (de quelque niveau que ce soit) en leurs parties et à identifier les régularités qui les caractérisent en les rapportant à des principes théoriques aussi généraux que possible (lois physico-chimiques). Pour la biologie, cette approche ne se distingue pas (à la complexité près) d’une conception de la connaissance couramment en usage aux niveaux de la physique et de la chimie. L’administration de la preuve, dans tous ces domaines, est fondamentalement de nature expérimentale. La théorie étiologique (ou évolutionniste) de la fonction se fonde sur une autre conception de la causalité, la causalité historique, selon laquelle on explique un phénomène quand on est capable de le situer dans l’espace et dans le temps au sein d’une série unique de causes et d’effets. L’administration de la preuve, dans ce cas, ne peut généralement pas être de type expérimental, mais fait plutôt appel à des données indirectes, telles que l’accumulation concordante d’indices matériels, ou à des « tests » de « consilience additive ». Le type d’explication représenté par la causalité historique n’est pas contradictoire, mais plutôt complémentaire de l’explication nomologique. En fait, l’explication historique mobilise la causalité nomologique pour rendre compte de la série des causes et des effets à chaque étape de la chaîne historique. L’explication scientifique, ainsi fondée sur la causalité historique, véhicule toutefois une 31. Gayon (2006), « Les biologistes ont-ils besoin du concept de fonction ? Perspectives philosophiques », C. R. Palevol., 5 (3-4) @.
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[armand de ricqlès & jean gayon / fonction] singularité irréductible qui s’enracine dans la notion de contingence. La théorie étiologique de la fonction est donc solidaire d’une conception de l’explication scientifique en biologie pour laquelle l’évolution, avec sa contingence historique propre, constitue le matériau fondamental. Il est donc naturel pour les biologistes de chercher à rendre compte des phénomènes du vivant selon les deux grilles de lectures proposées par les théories étiologiques et systémiques de la fonction, deux visions complémentaires mais dont il semble douteux qu’elles puissent fusionner de façon satisfaisante au sein d’une théorie générale unifiée de la fonction, qui reste à construire32. Les considérations précédentes permettent, en fin de compte, de dépasser quelque peu certaines des difficultés traditionnelles rencontrées dans les discussions sur la validité, ou, au contraire, l’irrecevabilité scientifique de la notion de finalité. Quand nous proposions (cf. section 4) que l’apparence de finalité n’est en fait qu’un problème de causalité dont la résolution est indûment adressée à un « pas de temps » non pertinent, nous prenions implicitement en considération les deux théories de la fonction. Si nous rendons compte de la présence de telle hormone dans le sang « pour » aller réguler l’activité de tel organe-cible, ici et maintenant, chez tel individu, nous proposons avec cette considération, effectuée dans la synchronie, une explication fonctionnelle qui participe du concept systémique de fonction. Il est en effet possible de démonter, jusqu’aux niveaux cytologiques, moléculaires et énergétiques les plus fins, la chaîne des interactions participant à cette régulation. On propose ainsi (et on démontre par voie expérimentale) une explication nomologique des données. Mais cette interprétation fonctionnaliste objective se démarque mal d’un finalisme généralisé : tout semble, en effet, agencé comme si l’ensemble du système analysé concourait à une fin, ou à un but, en l’occurrence le maintien de l’intégrité physiologique de l’orga32. Cf. Vermaas & Houkes 2003), “Ascribing Functions to Technical Artifacts : a challenge to Etiological Accounts of Function”, Brit. J. Philos. Sci., 54 @. Les tentatives de synthèse entre les deux conceptions de la fonction font appel au concept de « design » qui tente d’utiliser les plages de recouvrement entre les deux. Ainsi, l’organisme envisagé globalement est un « design », donc un système, dont les parties ont des fonctions qui sont « ce pour quoi elles ont été conçues » (du fait de la sélection naturelle). Les attributions de fonctions dans le système coïncident alors avec les fonctions au sens étiologique. Cf. Kitcher (1993), “Function and Design”, Midwest Studies in Philosophy, 18 @.
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[les mondes darwiniens] nisme considéré. En adressant ainsi la question du « pourquoi » de l’hormone (et de tout le système y afférant) à un « pas de temps » synchronique, on ne peut que très difficilement échapper à la prégnance du finalisme, dont on a montré par ailleurs qu’il était irrecevable dans le cadre scientifique, du fait de l’appel aux causes finales (inversion temporelle de la causalité). Tout change si nous adressons la question à un « pas de temps » long, inscrit dans la diachronie évolutive. Le concept étiologique de fonction nous montre alors que l’hormone (et tout le système y afférant) s’inscrit, en tant qu’effet sélectionné, dans une longue chaîne de transformations adaptatives ayant accru progressivement la fitness au sein des espèces et populations ancestrales à l’organisme étudié. La preuve de ceci peut être sinon démontrée, du moins montrée par les sciences comparatives et historiques. La fonction observée a été progressivement construite en tant que résultat de la sélection naturelle. Ce processus général, immanent à l’organisation du vivant, ne fait intervenir aucune finalité transcendante ou spécialisée, mais il est apte à fabriquer des adaptations fonctionnelles. Celles-ci, non seulement ont toutes les apparences de la finalité mais ont peut même admettre, en revenant a posteriori au niveau de la synchronie et de l’organisme individuel, qu’elles sont effectivement finalisées. En fin de compte, il n’est pas faux de dire que « l’œil est fait pour voir » et beaucoup de biologistes évolutionnistes sont désormais impatientés par les perpétuelles circonlocutions introduites par un langage fonctionnaliste (« la fonction de l’œil est de voir ») voulant ainsi éluder les impasses finalistes33. Le concept de finalité véhicule en fait deux composantes, souvent confondues, et qu’une réflexion approfondie sur la fonction a permis de distinguer. D’une part, on peut considérer une finalité transcendantale, ou générale, plaquée d’emblée comme explication globale des structures et fonctions biologiques. Cette acception de la finalité, riche de connotations métaphysiques, sort à l’évidence du domaine scientifique et lui est non pertinente : nous l’appellerons ici « finalité a priori ». D’autre part, on peut considérer que les produits de la sélection naturelle sont bien finalisés, en tant que résultats fonctionnels, et du point de vue des organismes qui les renferment et en bénéficient. On pourrait donc accepter 33. Cf. Gouyon (1998), « Le finalisme revisité », in H. Le Guyader (dir.), L’évolution, Belin. L’introduction de l’idée de « design » sous la conception étiologique pourrait aussi apporter une solution : on pourrait dire « l’œil est conçu pour voir », qui est attribution d’une fonction à l’œil qui est en même temps une explication de sa présence via la sélection naturelle.
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[armand de ricqlès & jean gayon / fonction] sans arrière-pensées en biologie une finalité strictement limitée à la considération de ces résultats de la sélection : nous l’appellerons ici « finalité a posteriori ». Dernière difficulté : tous les organismes vivants entremêlent une multitude de structures et de systèmes dont les histoires évolutives sont différentes et plus ou moins lointaines. Certaines de ces structures sont associées à des sphères multifonctionnelles, participant ainsi à des fonctions variées. D’autres structures sont en revanche étroitement associées à un fonction unique et bien délimitée. D’autres encore peuvent résulter simplement de contraintes architecturales et topologiques, de nécessités liées à la temporalisation du développement ontogénique, du « legs » passif imposé par la phylogénie, de la duplication aléatoire de gènes ou de réarrangements chromosomiques fortuits, etc. Au niveau moléculaire, il est clair désormais que la sélection ne contrôle pas tout34. Bref, tout n’est pas constitué de structures fonctionnelles dans les organismes, ni de structures nécessairement optimalisées par la sélection naturelle. Il serait ainsi trompeur (et « panglossien ») d’assigner a priori une fonction, une opérationalité et surtout une optimalité à tous les détails des organismes, et cela est vrai du niveau moléculaire à celui de la morphologie. Cette « non-optimalité » très généralisée constitue sans doute par elle-même un immense « réservoir » de possibilités nouvelles, sans cesse scruté par la sélection naturelle, et susceptible ainsi d’offrir un avenir évolutif nouveau (et imprévisible) aux lignées parvenues jusqu’au temps présent35.
34. Kimura (1983), The Neutral Theory of Molecular Evolution, Cambridge University Press. 35. Remerciements. Ce travail doit beaucoup à l’organisation par Jean Gayon (université Paris 1, IHPST, UMR 8590/CNRS/ENS) de l’action cordonnée incitative (ACI) « La notion de fonction dans les sciences humaines, biologiques et médicales » @ du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (2004-2008), en partenariat scientifique avec François Parot (REHSEIS, UMR 7596, Paris 7, IHPST, CNRS), Olivier Houdé (Groupe d’imagerie neurofonctionnelle, UMR 6095 CNRS, CEA LRC36 V, Paris 5, université de Caen) et l’auteur. Certains passages du présent texte constituent un résumé de Gayon (2006), « Les biologistes ont-ils besoin du concept de fonction ? Perspectives philosophiques », C. R. Palevol., 5 (3-4) @. Cf. également Gayon et al. (2009), Les Fonctions : des organismes aux artéfacts, PUF. Les remarques de Philippe Huneman, de Guillaume Lecointre et de Marc Silberstein ont constitué un apport particulièrement stimulant.
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[les mondes darwiniens] Références bibliographiques A Allen C., Bekoff M. & Lauder G. (eds.) (1998), Nature’s purposes. Analysis of Function and Design in Biology, Cambridge (Mass.), MIT Press. B Buller D.J. (ed.) (1999), Function, Selection and Design, Albany (NY), State University New York Press. C Cubo J., Legendre A., Ricqlès A. de, Montes L., Margerie E. de, Castanet J. & Desdevises J. (2008), “Phylogenetic, functional and structural components of variation in bone growth rate of amniotes”, Evolution And Development, 10 (2) : 217-227. Cummins R. (1975), “Functional analysis”, J. philos. : 741-775. D Delattre P., Courrière P. & Ricqlès A. de (1990), « Structure et fonction », Paris, Encyclopaedia Universalis, 2e éd., vol. 21, Corpus : 677-687. G Gasc J.-P., Renous S. & Ricqlès A. de (dir.) (2006), « Cent ans après Marais : aspects de la morphologie fonctionnelle aujourd’hui », C. R. Palevol., 5 (3-4) : 473-674. Gayon J. (2006), « Les biologistes ont-ils besoin du concept de fonction ? Perspectives philosophiques », C. R. Palevol., 5 (3-4) : 479-487. Gayon J. (dir.) (2009), Les Fonctions : des organismes aux artéfacts, Paris, PUF. Gould S.J. (2002), The Structure of Evolutionary Theory, Cambridge (Mass.), Belknap Press Harvard University. Gould S.J. & Lewontin R. (1979), “The spandrels of San Marco and the Panglossion paradigm : a critique of the adaptationist programme”, Proc. R. Soc. Lond. B, 205 : 581-598. Gouyon P.-H. (1998), « Le finalisme revisité », in H. Le Guyader (dir.), L’évolution, Paris, Belin, 1998 : 40-43. K Kimura M. (1983), The Neutral Theory of Molecular Evolution, Cambridge, Cambridge University Press. Kitcher P. (1993), “Function and Design”, Midwest Studies in Philosophy, 18. M Mayr E. (1961), “Cause and effect in Biology”, Science, 134 : 1501-1506. N Nagel E. (1961), The Structure of Science, Harcourt Brace. Neander K. (1991), “The teleological notion of function”, Aust. J. Philos., 69 : 454-468. P Parot F. (dir.) (2008), Les Fonctions en psychologie, Wavre, Mardaga. R Ricqlès A. de (2004), « Adaptation », in Notions 1, Paris, Encyclopaedia Universalis : 22-24.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 6
Véronique Barriel
Caractère
L’
essai Les Caractères ou Mœurs de ce siècle (1688) de Jean de La Bruyère (1645-1696) est une œuvre majeure de la littérature française du xviie siècle qui peint de façon vivante, et souvent cruelle, la société de son temps. Cependant, la première partie de ce livre est constituée par la traduction en français des Caractères de Théophraste d’Érèse (vers 372-vers 287 av. J.-C.). Ce recueil d’études morales et de portraits pittoresques servit de préface à l’œuvre personnelle de La Bruyère. Théophraste était un disciple mais également un ami et collaborateur d’Aristote. Il se consacra à différents domaines de la logique, de l’éthique, de la rhétorique mais surtout à celui des sciences naturelles et plus spécialement la botanique, sujet de deux ouvrages, Histoire des plantes (9 livres traitant de la morphologie et de la classification des végétaux) et Causes des plantes (6 livres abordant la physiologie végétale, notamment la croissance et la reproduction). Théophraste est à l’origine de la différenciation théorique entre règne animal et règne végétal, distinction qui permit la naissance d’une véritable discipline nouvelle : la botanique. Si on lui attribue plus de 200 ouvrages (Diogène en évoque 240…), seuls les deux traités de botanique sont parvenus complets à nos jours. Théophraste s’inspire largement du modèle général que donne Aristote dans ses traités de zoologie, en restant toutefois très prudent sur la systématique des plantes, qu’il classe selon une méthode dérivée de celle d’Aristote pour les animaux. Ainsi, dans Histoire des animaux, Aristote établit des différences et des ressemblances générales entre les divers genres d’animaux avec des observations portant sur des « rapports généraux » et sur ce que nous appellerions aujourd’hui des « caractères » (forme, couleur, grandeur), mais également sur le nombre et la position des parties et les relations entre les parties considérées.
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[les mondes darwiniens] II y a des animaux chez qui toutes les parties sont mutuellement semblables ; il en est aussi chez lesquels elles sont fort différentes. Toutefois, ces parties, tout en étant pareilles dans tous les animaux d’un même genre, diffèrent néanmoins selon qu’elles sont plus grandes ou moins grandes. Dans ces genres mêmes, ce qui fait ordinairement les différences les plus sensibles entre presque toutes les parties, outre les contrariétés de modifications dans la couleur et dans la forme, c’est que ces modifications affectent davantage certaines parties et qu’elles affectent moins les autres. C’est ainsi que ces différences se marquent par leur nombre plus grand ou plus petit, par les proportions de leur grandeur ou de leur petitesse, et en général par l’excès ou le défaut, c’est-à-dire le plus ou le moins. Dans quelques animaux, ce n’est pas l’identité des parties sous le rapport de l’espèce, ni l’identité selon le plus ou moins de grandeur, qu’il faut remarquer ; c’est l’identité par simple analogie. Et, par exemple, l’os est analogue à l’arête, l’ongle à la corne, la main à la pince, la plume à l’écaille, etc. ; car ce qu’est la plume dans l’oiseau, l’écaille l’est dans le poisson. Non seulement les parties dont se composent les animaux diffèrent entre elles, ou se ressemblent, comme on vient de le dire ; mais elles se ressemblent encore ou diffèrent par leur position ; car beaucoup d’animaux ont bien les mêmes parties, mais ces parties ne sont pas posées de même : par exemple, les mamelles sont placées pour les uns sur la poitrine ; pour les autres, elles sont placées entre les cuisses (Aristote, Livre premier, chap. I). Notre premier soin sera d’étudier les parties dont se composent les animaux ; car c’est là la plus grande et la première différence entre eux, selon qu’ils ont telles parties ou qu’ils ne les ont pas, selon la position et l’ordre de ces parties, ou selon qu’ils ont les premières différences qui ont été déjà mentionnées par nous : la forme de ces parties, leurs dimensions plus ou moins grandes, l’analogie, et la contrariété de leurs dispositions (Aristote, Livre premier, chap. VI).
Le terme « partie » utilisé par Aristote est à rapprocher de celui de caractère que nous utilisons de nos jours. Si ce terme vient du grec kharaktêr signifiant « empreinte, marque » au sens propre, puis « physionomie d’une personne » au sens figuré, une définition plus spécifique aux sciences naturelles fait son entrée dans le Dictionnaire de l’Académie française en 1762 (p. 246 de la 4e édition) de la manière suivante : « Caractère, en Botanique, sert à en désigner certaines marques essentielles qui distinguent une plante de toute autre. Les Botanistes appellent Caractère générique, Celui qui convient à tout un genre ; et Caractère spécifique, Celui qui ne convient qu’à une espèce. » Cette définition se trouve élargie à d’autres domaines des sciences naturelles dans la 6e édition (1832-1835) : « Il désigne particulièrement, dans les Sciences naturelles, et surtout en Botanique, Certaines marques essentielles qui distinguent
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[véronique barriel / caractère] un animal, une substance, une plante de toute autre. Dire quels sont les caractères d’une plante, d’un insecte. Caractères constants. Caractères variables. Caractère générique, Celui qui convient à tout un genre. Caractère spécifique, Celui qui ne convient qu’à une espèce. » Dès le xvie siècle, mais surtout au cours du xviiie siècle, une réflexion s’engage sur les méthodes de classification. Les naturalistes montrent le désir de disposer d’une classification naturelle qui serait le reflet de l’ordre de la nature. Cette méthode se doit d’être générale et tenir compte des caractères présentés par toutes les parties. En botanique, c’est Antoine-Laurent de Jussieu (1748-1836) qui formalise ainsi les principes proposés par son oncle, Bernard de Jussieu. Ce principe, dit de subordination des caractères, est présenté dans l’ouvrage Genera Plantarum de 1789 (concernant en particulier la morphologie florale) et s’oppose à la notion de linéarité, de continuité de l’échelles des êtres. Les espèces regroupées dans un genre doivent partager au moins un caractère constant qui les rassemble, ce caractère étant variable pour tous les autres genres. Certains caractères sont donc prépondérants à un niveau taxinomique donné, mais variables à un autre. Les caractères définissant des genres sont subordonnés aux caractères définissant des familles, eux-mêmes subordonnés aux caractères définissant des ordres, etc. Les caractères les plus stables ont une valeur plus élevée que ceux qui varient d’une espèce à une autre, suggérant un poids relatif des caractères, c’est-à-dire une pondération à la fois nécessaire mais difficile à réaliser. La hiérarchisation des critères de classification (les caractères emboîtés) conditionne la hiérarchie des taxons1 qui en découle. L’application de ce principe de subordination des caractères à la classification du monde animal sera réalisée notamment par Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) et par Georges Cuvier (1769-1832). Si la classification linnéenne se fondait sur un choix réduit d’observations, à partir de cette période, la recherche d’une classification naturelle va de pair avec l’utilisation d’un nombre élevé (le maximum !) de caractères pour définir, décrire un taxon. Ce principe sera développé à l’extrême pendant le xxe siècle avec l’essor de la systématique numérique (ou phénétique), où c’est l’ensemble des caractères qui doit l’emporter pour délimiter un groupe systématique, comme nous le verrons plus loin. Si, de tout temps, la nécessité de classer s’est faite sentir pour mettre de l’ordre dans la diversité du monde vivant et tenter ainsi de mieux le compren1. Un taxon est une unité formelle représentée par un groupe d’organismes, à chaque niveau de la classification (il existe des taxons de rang spécifique, familial, etc.).
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[les mondes darwiniens] dre, la taxinomie pourrait être définie comme l’étude des règles, des lois et des méthodes de classification. Le terme fut créé en 1813, sous l’orthographe « taxonomie », par le botaniste suisse Augustin Pyrame de Candolle (17781841) dans sa Théorie élémentaire de la botanique ou exposition des principes de la classification naturelle et de l’art de décrire et d’étudier les végétaux. La graphie « taxonomie » sera corrigée ultérieurement par Émile Littré en « taxinomie », mais il est classique, de nos jours, de trouver l’un ou l’autre de ces termes en totale synonymie. Le xixe siècle fut fécond dans bien des domaines et c’est à cette époque que furent définis plusieurs des concepts qui sont à la base de nos représentations phylogénétiques modernes. Auparavant, les naturalistes, qui ne pouvaient être qualifiés de transformistes, s’intéressaient avant tout à l’analogie des parties mais également à l’analogie des organismes, dans un sens premier bien plus large que celui que nous lui connaissons actuellement en sciences de l’évolution. Ainsi, le critère primordial d’identification des similitudes liées à la descendance est explicité par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) avec le principe des connexions et la notion d’organes « analogues » (appelés homologues depuis) dans son ouvrage de 1818, Philosophie anatomique. Il s’agit d’organes d’origine identique mais pourvus d’une fonction différente : par exemple la patte antérieure d’un mammifère et l’aile d’un oiseau. Le principe des connexions montre que l’humérus est toujours articulé avec le cubitus et le radius. Ce principe sera repris par Richard Owen (1804-1892) qui établira alors clairement une distinction entre les termes « analogie » et « homologie ». En 1843, il définit l’homologie de la manière suivante : « Sont homologues des structures qui, prises chez des organismes différents, entretiennent avec les structures voisines les mêmes connexions et les mêmes relations topologiques, et ceci quelles que soient leur forme et leur fonction. » L’identification de l’homologie conçoit ainsi la ressemblance dans le cadre d’une relation de position tandis que l’analogie devient alors l’identité de fonction pour une partie (ou un organe) d’un animal avec un autre animal. Cette définition a pu être considérée par certains auteurs comme malheureuse car réduisant l’homologie à l’homologie des organes : « Plus important encore, avec le mot homologue, Owen affaiblit implicitement, par soustraction, le sens ancien de l’analogie (selon Geoffroy Saint-Hilaire) en une notion de simple convergence.2 » 2. Dupuis (2000), « Homologie et caractères : quelques aspects biologiques », in Barriel & Bourgoin (coord.), Caractères, Biosystema, 18 @, p. 11.
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[véronique barriel / caractère] L’homologie devient une conséquence de l’ascendance commune des organismes (Haeckel définissant comme homologues les caractères hérités) tandis que l’analogie est ainsi réduite à une convergence adaptative. Actuellement, en systématique, une analogie désigne une similitude, une ressemblance entre deux traits qui remplissent les mêmes fonctions biologiques mais qui ne sont pas le résultat d’un héritage évolutif commun. L’analogie est un cas particulier de l’homoplasie. L’homologie telle que définie par Owen est ce que nous appelons maintenant une « homologie primaire3 » où deux structures prises chez des organismes différents (mais ayant un même plan d’organisation) sont considérées comme homologues si elles partagent la même position anatomique, les mêmes connexions et ont la même origine embryologique, sans partager nécessairement la même fonction. Cette définition est celle de l’homologie de position dont on tire les liens de parenté et qui correspond aux hypothèses d’homologie formulées en début d’analyse phylogénétique. Lorsque ces structures homologues sont héritées d’un ancêtre commun, on parle alors d’homologie de filiation, de descendance ou « homologie secondaire ». Le concept de filiation étant lié à un arbre phylogénétique, l’homologie secondaire entre caractères est révélée par l’arbre le plus parcimonieux. Dans L’Origine des espèces (1859), Charles Darwin développe le concept de descendance avec modification où l’ordre de la nature est le reflet de l’histoire évolutive des êtres vivants. L’idée qu’une classification naturelle est une classification phylogénétique est fortement présente : c’est parce que les êtres vivants descendent d’un ancêtre commun qu’ils peuvent se rattacher les uns aux autres. Dans cet ouvrage, il n’y a pas de chapitre consacré spécifiquement à la notion de caractère, mais on peut lire page 2584 : « Des organes aujourd’hui insignifiants ont probablement eu, dans quelques cas, une haute importance pour un ancêtre reculé. » Darwin raisonne plus en termes d’organes (les parties d’Aristote) qu’en termes de caractères et lorsque ce terme est utilisé, il se retrouve très souvent associé au qualificatif « insignifiant » : « L’importance qu’ont, pour la classification, les caractères insignifiants, dépend principalement de leur corrélation avec beaucoup d’autres caractères qui ont une importance plus ou moins 3. de Pinna (1991), “Concepts and tests of homology in the cladistic paradigm”, Cladistics, 7 @. 4. Darwin (1985), L’origine des espèces [1859], La Découverte.
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[les mondes darwiniens] grande. Il est évident, en effet, que l’ensemble de plusieurs caractères doit souvent, en histoire naturelle, avoir une grande valeur.5 » « […] Mais lorsque plusieurs caractères, si insignifiants qu’ils soient, se retrouvent dans un vaste groupe d’êtres doués d’habitudes différentes, on peut être à peu près certain, d’après la théorie de la descendance, que ces caractères proviennent par hérédité d’un commun ancêtre ; or nous savons que ces ensembles de caractères ont une valeur toute particulière en matière de classification.6 » Ces caractères « insignifiants » ne sont donc pas seulement la somme de modifications mais le signe d’une parenté étroite, même si le terme de phylogénie (du grec phylo « tribu, race » et génie « générer, former ») ne fera son apparition que quelques années plus tard sous la plume d’Ernst Haeckel (1834-1919). Au cours du xxe siècle, le développement de l’informatique va permettre des avancées considérables, notamment en permettant de traiter simultanément un grand nombre de données, de caractères, d’abord morphologiques, anatomiques, puis, à partir des années 1960, de caractères moléculaires. Ainsi, la systématique phénétique (ou taxinomie numérique) regroupe les êtres vivants en fonction de la seule similitude globale7, but d’une classification objective, stable et reproductible8. L’utilisation des ordinateurs encouragea cette démarche qui utilisait diverses méthodes mathématiques (calculs d’indice de similitude et établissement d’une matrice de distances aboutissant à un phénogramme). Cette recherche se fait sans intégrer la notion d’homologie, en admettant que l’histoire évolutive est exprimée par la similitude globale. Elle s’oppose en cela à la systématique évolutionniste9 qui utilise à la fois l’évolution (l’homologie) et le degré de ressemblance globale (degré de divergence) pour identifier à la fois des grades et des clades. Les grades sont des groupes définis non seulement par les caractères qu’ils possèdent mais également par ceux qu’ils ne possèdent pas (ce sont par exemple les groupes 5. Ibid., p. 536. 6. Ibid., p. 544. 7. Ressemblance générale entre deux taxons, estimée par le plus grand nombre de caractères (donc pas nécessairement le reflet d’une relation de parenté) et mesurée par des indices mathématiques. 8. Sokal & Sneath (1963), Principles of numerical taxonomy, Freeman. 9. Simpson (1961), Principles of animal taxonomy, Columbia UP. Mayr (1969), Principles of Systematic Zoology, McGraw-Hill ; idem (1986), « La systématique évolutionniste et les quatre étapes du processus de classification », in Tassy (dir.), L’ordre et la diversité du vivant, Fayard.
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[véronique barriel / caractère] poissons, invertébrés, reptiles, etc.). Les clades sont des groupes définis par le partage de caractères dérivés hérités d’un ancêtre commun. La systématique cladistique (ou phylogénétique), développée dans les années 1950 par l’entomologiste allemand Willi Hennig10, ne valide que des clades, encore appelés « groupes monophylétiques », sur la base de la reconnaissance de l’homologie considérée comme le partage de caractères dérivés propres. 1 Qu’est ce qu’un caractère ?
S
i nous posons la question « Qu’est-ce qu’un caractère ? » à différents scientifiques, la définition sera certainement différente et variable selon que l’on s’adresse à un embryologiste, un systématicien, un écologue, un anatomiste fonctionnel, etc., mais ce qui sera un sentiment partagé, c’est que cette définition est essentielle ! La notion de « caractère » dépend de la perspective d’analyse qui est envisagée et réalisée, ainsi que de l’objectif de la recherche et de son utilisation. À différents degrés, il semble que le caractère reste une notion abstraite. C’est à la fois le produit d’une observation et un concept. En introduction, il est intéressant de signaler le titre d’un article scientifique publié il y a presque vingt ans : « Character definitions and character state delineation : the bête noire of phylogenetic inference.11 » Depuis longtemps, les caractères morpho-anatomiques des organismes, quels qu’ils soient, ont été étudiés afin de permettre une certaine compréhension de la diversité du monde vivant, de proposer des regroupements puis des classifications. C’est au xixe siècle que le concept de caractères et la notion d’homologie se rencontrent dans les classifications naturelles, et la dimension phylogénétique de l’homologie est mise en avant avec la présence de caractères homologues pour identifier les groupes naturels. Si les taxons et les caractères constituent les objets de la phylogénétique, le caractère peut être considéré comme l’unité fondamentale utilisée en systématique. Cependant, rares sont les discussions portant sur la définition même du concept, se référant de manière plus générale au concept de caractère dans le cadre de l’homologie. Il existe de nombreuses définitions du terme caractère, même au sein de ce 10. Hennig (1950), Grundzüge einer Theorie der phylogenetischen Systematik, Deutscher Zentralverlag ; idem (1966), Phylogenetic Systematics, The University of Illinois Press @. 11. Pogue & Mickevich (1990), “Character definitions and character state delineation : the Bête noire of phylogenetic inference”, Cladistics, 6 @.
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[les mondes darwiniens] qu’on pourrait appeler la biologie évolutive12. Ainsi, Paul C. Sereno ne recense pas moins de quinze définitions différentes dans le cadre de la systématique phylogénétique13. Un ouvrage de 623 pages a même été consacré à ce sujet : The Character Concept in Evolutionnary Biology14 où pas moins de vingtcinq chapitres et contributeurs précisent ce concept. La Société française de systématique a également consacré ses journées scientifiques 1999 au thème « caractères », ce qui a conduit à la publication du volume Biosystema 1815. Actuellement, le caractère peut se définir, de manière simple, comme « tout attribut observable d’un organisme16 » ou « un attribut intrinsèque d’un taxon17 ». Cette définition peut être précisée pour un contexte particulier, comme par exemple : « La définition complète du caractère en systématique est donc tout attribut observable des organismes sur lequel on peut poser une hypothèse d’homologie18 ». De manière générale, le caractère peut donc être défini comme un trait ou un attribut, propre à un organisme, un être vivant et que l’on peut observer et identifier. Pour aller un peu plus loin, on pourrait dire que cet attribut permet de distinguer un taxon d’un autre taxon et surtout de n’importe quel autre taxon qui lui est proche : c’est le caractère diagnostique (il permet de faire ce qu’on appelle alors une diagnose). Il y a toujours eu débat sur la notion de caractère pour identifier et distinguer des organismes (le caractère diagnostique) et la découverte du caractère comme homologie pour mettre en évidence des relations de parenté (le caractère homologue). Par ailleurs, pour les biologistes évolutionnistes, le caractère se transforme d’un état en un autre : Wiley19 reconnaît que les caractéristiques ou attributs 12. Dupuis (2000), « Homologie et caractères : quelques aspects biologiques », in Barriel & Bourgoin (coord.), Caractères, Biosystema, 18 @. 13. Sereno (2007), “Logical basis for morphological characters in phylogenetics”, Cladistics, 23 @. 14. Wagner (ed.) (2001), The character concept in evolutionary biology, Academic Press. 15. Barriel & Bourgoin (coord.) (2000), Caractères, Biosystema, 18 @. 16. Darlu & Tassy (1993), La reconstruction phylogénétique. Concepts et méthodes, Masson @, p. 23. Lecointre & Le Guyader (2001), Classification phylogénétique du vivant, 2e éd., Belin, p. 19. 17. de Ricqlès (2000), « Taxons, caractères et homologie », in Barriel & Bourgoin (coord.), Caractères, Biosystema, 18 @, p. 25. 18. Lecointre & Le Guyader (2001), op. cit., p. 19. 19. Wiley (1981), Phylogenetics : the theory and practice of phylogenetic systematics, Wiley Intersciences.
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[véronique barriel / caractère] d’un organisme sont le produit de l’évolution (le caractère considéré comme transformation). Dans ce cas, le caractère devient un attribut susceptible d’être transmis génétiquement au cours de l’évolution tout en restant identifiable. L’identification de n’importe quel caractère présuppose la comparaison de plusieurs organismes afin de mettre en évidence des similitudes (taxinomie phylogénétique ou choix des ressemblances comme expression de la parenté) et des différences (taxinomie diagnostique). Ce dernier point est en effet d’une importance capitale : lorsque l’on compare plusieurs objets d’étude, c’est la comparaison qui est essentielle. L’observation de structures comparables entre les organismes étudiés montre qu’il existe des identités (pas de différences observables) et des similitudes, des ressemblances sans que les structures soient exactement identiques et, dans ce cas, les différences constituent ce qu’on appelle les états de caractère. La comparaison d’organismes montre que les organes, les structures, et donc les caractères, n’évoluent pas tous à la même vitesse, mais évoluent indépendamment les uns des autres : c’est l’évolution en mosaïque20 ou hétérobathmie (Hennig). Un caractère peut être donc être considéré comme une hypothèse sur une structure, un attribut dont la condition homologue sera testée à travers l’analyse cladistique. Déterminer les structures d’un taxon qui peuvent être comparées à celle d’un autre taxon est un exercice ardu. La systématique implique une observation rigoureuse et précise des organismes ainsi qu’une description soigneuse des caractères et de leurs états. Les caractéristiques des êtres vivants (couleur, forme, structure, taille, etc.) sont donc généralement appelés caractères et chaque caractère se décline sous des valeurs différentes, les états du caractère. Pour identifier un caractère, il est nécessaire d’identifier au moins deux états. En systématique, la notion d’observation du caractère est indissociable de celle de sa représentation. Le moyen par lequel l’observation du caractère devient représentation est le codage sous quelque forme que ce soit. Comparons, par exemple, les sections dans un plan sagittal de la région nasomaxillaire de deux primates hominoïdes, le gibbon Hylobates (figure 1A Ü) et le gorille Gorilla (figure 1B Ü). La région nasomaxillaire est définie comme la zone du maxillaire et du prémaxillaire (zone de la mâchoire supérieure qui porte les incisives) qui constituent le plancher de la cavité nasale. L’étude de cette région nasomaxillaire chez différents primates hominoïdes a contribué à la résolution d’un problème phylogénétique portant sur les relations de 20. de Beer (1954), Archaeopteryx lithographica, British Museum of Natural History.
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Figure 1. Sections sagittales de la région nasomaxillaire chez le gibbon Hylobates (A) et le gorille Gorilla (B). ci : canal incisif ; cnp : clivus nasoprémaxillaire ; fi : fosse incisive ; fmi : foramen incisif ; mx : maxillaire ; pmx : prémaxillaire ; vo : vomer.
parenté des genres miocènes Sivapithecus et Ramapithecus, sur lesquelles nous reviendrons. Dans un premier temps, observons et comparons simplement cette structure homologue pour deux taxons, le gibbon et le gorille. Il y a des ressemblances mais également des différences. Chez le gibbon, le maxillaire et le prémaxillaire sont éloignés, ne formant pas de véritable canal incisif ce qui conduit à un foramen incisif de grande taille et une fosse incisive très large. Chez le gorille, le maxillaire et le prémaxillaire sont proches d’où la formation d’un canal incisif, la présence d’un foramen incisif de petite taille et d’une fosse incisive large. La description de cette structure porte donc sur 3 caractères que sont les relations maxillaire-prémaxillaire (distance), la fosse incisive (extension, taille) et le foramen incisif (taille). Chaque observation se doit d’être la plus neutre possible : ainsi, nous éviterons une description de la distance maxillaire-prémaxillaire comme étant « rapproché » chez le gorille car ce terme sous-tend une idée de processus, une notion de rapprochement (d’un configuration éloignée vers une configuration plus proche) non liée à l’observation. Le terme proche sera donc préféré lors de la description de l’observation. Les différentes observations peuvent être formalisées dans un tableau à 2 entrées : maxillaire-prémaxillaire
foramen incisif
fosse incisive
gibbon
très éloignés
grand
large
gorille
proches
petit
large
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[véronique barriel / caractère] La fosse incisive apparaît large pour les deux taxons considérés : ce caractère est donc constant. En ce qui concerne le canal incisif, la présence de cette structure est dépendante des relations entre le maxillaire et le prémaxillaire : ces deux os doivent être suffisamment proches l’un de l’autre pour que le canal soit différencié, observable. Nous aurions pu alors formaliser les observations de la manière suivante : canal incisif
foramen incisif
fosse incisive
gibbon
absent
grand
large
gorille
présent
petit
large
Deux remarques, sur lesquelles nous reviendrons, sont d’ores et déjà nécessaires : 1) Les caractères conservés dans une analyse phylogénétique ne doivent pas être liés, c’est-à-dire redondants. Dans notre exemple, l’individualisation du canal incisif est subordonnée au fait que le maxillaire et le prémaxillaire soient proches l’un de l’autre. Si les deux caractères sont introduits simultanément dans l’analyse, cela conduit à une pondération artificielle de l’observation due à sa formulation. 2) Beaucoup de discussions, souvent acharnées, ont porté et portent sur le concept de l’absence et le fait que des taxons ne peuvent pas être regroupés par l’absence d’une structure. Dans notre exemple, il est possible de traduire l’observation de l’individualisation du canal incisif (liée aux relations maxillaire-prémaxillaire) par 2 états : présent-absent. Quelle est la signification du terme descriptif « canal incisif absent » chez le gibbon ? Cette formulation est en réalité « trompeuse » et tient plus d’un désir de faire simple, de faire court dans l’expression écrite. Plutôt que d’être absent, le canal est en réalité non présent chez le gibbon, alors qu’il est bien délimité chez le gorille. Certains pourront faire remarquer que cela n’est qu’un problème de sémantique qui finalement n’aura que peu d’impact sur l’analyse proprement dite. Mais à mon avis, les états « absence » et « non présence » ne sont pas équivalents. Et nous verrons plus précisément dans la section consacrée au codage proprement dit, l’importance que nécessite l’étape descriptive des observations. 2 Quels caractères utiliser ?
E
n principe, l’analyse phylogénétique porte sur des caractères intrinsèques (c’est-à-dire les caractères « propres et essentiels » devant obéir à un déterminisme génétique) comme les caractères morphologiques, anatomiques,
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[les mondes darwiniens] éthologiques, physiologiques ou moléculaires. Un caractère intrinsèque est donc, pour un organisme vivant, un de ses attributs qui peut-être analysé, comme, par exemple la présence de cheveux. Un trait de caractère désignera alors une variation (par exemple, des cheveux bruns). Les caractères intrinsèques s’opposent aux caractères extrinsèques qui doivent leur apparition à un facteur environnemental (écologique, géographique ou encore géologique), c’est-à-dire des caractères adaptatifs qui ne peuvent être utilisé dans une analyse phylogénétique. Parmi les caractères intrinsèques, on distingue les caractères qualitatifs dits discrets (ou discontinus) et les caractères quantitatifs dits continus. On parle de caractère discret lorsqu’un caractère peut adopter des états bien distincts (variabilité discrète) comme la forme d’un os, la présence, le nombre, etc. Il peut s’agir de la présence ou de l’absence d’une structure, du nombre de foramens, de la couleur du pelage (marron, blanc ou noir), etc. Ces caractères peuvent présenter deux ou plusieurs variables et être ainsi subdivisé en caractères binaires (deux états) ou caractères à états multiples (plus de deux états). Les caractères quantitatifs dits continus s’expriment plutôt sous forme métrique (variables ou mesures) avec une variabilité continue comme le serait la taille d’un appendice variant en moyenne de 10 cm en présentant tous les états de 3 à 15. Ces informations de type continu doivent alors être traitées par des méthodes statistiques multivariées (analyses factorielles ou autres) avant d’être intégrées dans une analyse, étant considérés comme variant phénétiquement et ne pouvant être utilisés directement dans une analyse de parcimonie. Ces distinctions ne sont pourtant pas toujours simples à mettre en évidence. Pour certains auteurs21, la différence entre caractères qualitatifs et quantitatifs est plus apparente que réelle. Souvent, une terminologie qualitative tend à recouvrir – et conséquemment à masquer – des valeurs quantitatives : dans ce cas, le problème de discrimination est seulement sémantique. Par exemple, la forme ovoïde ou circulaire d’un foramen n’est que le reflet de mesures, ici le rapport entre la longueur et la largeur du foramen. La distinction entre qualitatif et quantitatif ne serait-elle pas liée à l’expression plutôt qu’aux propriétés intrinsèques de l’objet ? Des caractères dits quantitatifs sont souvent exprimés de manière qualitative quand des séparations claires peuvent être réalisées 21. Stevens (1991), “Character states, morphological variation, and phylogenetic analysis : a review”, Systematic Botany, 16 @. Thiele (1993), “The holy grail of the perfect character : the cladistic treatment of morphometric data”, Cladistics, 9 @.
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[véronique barriel / caractère] entre les différents états : une épine longue ou courte, une fosse petite ou grande, une cuticule fine ou épaisse, par exemple, qui peuvent s’exprimer sous forme de 2 états distincts (0 et 1, a et b). Cependant, si lors de la comparaison entre taxons, il apparaît une variation plus ou moins continue, avec des recouvrements, ce caractère ne pourra être codé de manière simple et sera généralement exclu de l’analyse, même si quelques stratégies de codage ont été proposées pour ces caractères quantitatifs22. Les caractères moléculaires, que nous détaillerons plus loin, sont sans ambiguïté des caractères discrets. Ils concernent soit les séquences en acides aminés des protéines (20 états), soit les séquences en nucléotides de l’ADN (4 états), auxquels peuvent s’ajouter les pertes et gains d’acides aminés ou de nucléotides. L’observation brute d’une séquence nucléotidique est en effet totalement objective : il n’y a généralement pas d’ambiguïté dans l’identification du nucléotide et cette étape est totalement reproductible. Cet état de fait a entraîné l’engouement de nombreux systématiciens pour l’utilisation de ces caractères dans la reconstruction phylogénétique, car cela devait permettre de pallier « le manque d’objectivité » des observations morphologiques… En réalité, la subjectivité se retrouvait simplement déplacé à l’étape d’alignement des séquences, comme nous le verrons plus loin. 3 Le caractère en systématique phylogénétique
L’
approche dite « cladistique », héritée de la « systématique phylogénétique » de Willi Hennig23, fonde la reconstruction phylogénétique sur le principe de partage de caractères dérivés (les synapomorphies) dus à une ascendance commune, maximisant ainsi le signal phylogénétique, l’homologie. Le partage de caractères primitifs, anciens ou bien acquis par convergences évolutives ou par réversions, constituent le « bruit » phylogénétique, ou homoplasie, qui sera minimisé. Le principe de la méthode cladistique est simple : il faut éliminer des classifications phylogénétiques les taxons qui ne correspondent pas à des regroupements naturels. Seuls les clades sont retenus : ce sont ceux qui contiennent
22. Thiele (1993), “The holy grail of the perfect character : the cladistic treatment of morphometric data”, Cladistics, 9 @. 23. Hennig (1950), Grundzüge einer Theorie der phylogenetischen Systematik, Deutscher Zentralverlag ; idem (1966), Phylogenetic Systematics, The University of Illinois Press @.
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[les mondes darwiniens] tous les descendants d’une espèce ancestrale. Ils s’opposent aux grades qui sont un ensemble d’êtres vivants partageant un même stade ou niveau évolutif général, sans pour autant être étroitement apparentés. Les clades sont identifiés par des caractères particuliers hérités d’un ancêtre commun qui leur est propre. Ces caractères évolués, les seuls pouvant traduire une étroite parenté, sont dits apomorphes par opposition aux caractères primitifs ou plésiomorphes qui témoignent seulement d’affinités anciennes et plus générales. En effet, la ressemblance entre plusieurs espèces peut être le fait de trois processus : (i) une ressemblance due au partage de caractères apomorphes (synapomorphies) témoins d’affinités propres au groupe et définissant des groupes monophylétiques ; (ii) une ressemblance due au partage de caractères plésiomorphes (symplésiomorphies) témoins d’affinités lointaines et définissant des groupes paraphylétiques ; (iii) une ressemblance due à l’homoplasie, c’est-à-dire le résultat d’un phénomène de convergence ou de réversion qui entraîne l’identification d’un groupe polyphylétique. En fait, toute espèce présente une répartition en mosaïque des états primitifs et dérivés. Comment peut-on alors reconnaître les caractères apomorphes ? Pour cela, il convient de cerner au plus près les séries évolutives de transformation des caractères, les morphoclines. Pour estimer l’état d’un caractère, on utilise plusieurs critères, dont le critère de comparaison extragroupe24, le plus largement utilisé dans les pratiques actuelles : si lors de l’étude d’un groupe, un caractère présent dans le groupe l’est également à l’extérieur du groupe, il est considéré comme primitif ; si en revanche, il n’existe que dans le groupe étudié, il est dérivé. L’analyse cladistique consiste ensuite à rechercher les groupes frères réunis par les synapomorphies. Dans l’analyse, l’hypothèse de parenté la plus « économique » est retenue : c’est le principe de parcimonie qui préfère la solution impliquant le moins d’événements évolutifs (pas), c’est-à-dire le moins de convergences ou de réversions, à une solution plus « coûteuse » en pas évolutifs. L’hypothèse phylogénétique est alors présentée sous forme d’un diagramme arborescent, le cladogramme, qui nous renseigne sur la distribution des synapomorphies, leur séquence d’apparition aux différents nœuds (c’est-à-dire les caractères des « ancêtres ») et sur la distribution des homoplasies. C’est parce 24. Wiley (1976), “The phylogeny and biogeography of fossil and recent gars (Actinopterygii : Lepisosteidae)”, Misc. Publ. Mus. Natur. Hist. Univ. Kansas, 64 @.
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qu’il est fondé sur le principe de parcimonie que le cladogramme peut être testé et soumis à réfutation : on préfèrera un arbre plus court à un arbre plus long. Le caractère (ou l’état) présent chez le morphotype ancestral est appelé « plésiomorphe » (proche de la morphologie ancestrale), tandis que le caractère dérivé (ou l’état) est appelé apomorphe (éloigné de la morphologie ancestrale). Ces termes apomorphes et plésiomorphes sont des termes relatifs qui ne prennent leur valeur que dans un contexte phylogénétique particulier, comme nous l’avons signalé plus tôt. Ainsi, dans l’exemple suivant, l’état a du caractère est plésiomorphe et l’état a’ est apomorphe. L’état a est supposé avoir été présent pour le morphotype ancestral dont dérivent les taxons B et C. Il y a donc une transformation de l’état a ⇒ a’ chez le taxon C. Si on ajoute à l’analyse le taxon D (qui présente l’état a’’ pour le caractère), l’état a’ est toujours apomorphe par rapport à l’état a mais devient plésiomorphe par rapport à l’état a’’ (cf. figure Ý). Les caractères qui permettent d’établir des relations de parenté et d’identifier les groupes frères sont donc les caractères apomorphes. Il est alors nécessaire d’accepter une théorie de la transformation c’est-à-dire que le caractère se transforme d’un état en un autre (absent ⇒ présent, grand ⇒ petit, a ⇒ b ou adénine ⇒ guanine). 4 L’établissement d’une matrice taxons caractères : le codage
L
es différentes opérations de l’analyse cladistique sont influencées par la sélection des taxons (taxas) et des caractères qui sont fonction de la problématique posée. Les caractères étudiés peuvent être de nature différente (morphologique, physiologique ou encore moléculaire) mais, la seule condition requise par l’analyse est la possibilité de traduire l’observation réalisée sous forme de caractère discret, c’est-à-dire un changement particulier d’état.
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[les mondes darwiniens] D’un point de vue pratique, les données sont représentées sous forme d’une matrice (un tableau à double entrée) où les lignes représentent généralement les taxons et les colonnes les caractères. La matrice est ensuite complétée par les états de caractères. L’analyse des caractères comporte donc 3 étapes : (i) la sélection des caractères, (ii) le codage des caractères, (iii) le choix du cladogramme parcimonieux (expliquant au mieux la distribution de tous les états de caractères pour tous les taxons) et le retour au caractère (identification des transformations et des synapomorphies définissant les clades). Si ces trois étapes peuvent apparaître comme indépendantes, elles sont en réalité étroitement liées. En systématique, la notion d’observation du caractère est indissociable de celle de sa représentation. Le moyen par lequel l’observation du caractère devient représentation est le codage sous quelque forme que ce soit. L’étape dite de codage des caractères est nécessaire à l’analyse réalisée par les logiciels de parcimonie, de manière à mettre en évidence les transformations d’états de caractère. Il devient alors nécessaire d’employer tout symbole (chiffre, lettre de l’alphabet, signe de ponctuation, etc.) afin de représenter les données (les états de caractère) en vue de leur traitement. Le recours à l’informatique requiert un codage alphanumérique des caractères qui peut sembler à première vue réducteur. En fait, ce traitement nécessite une analyse préalable rigoureuse des caractères. Pour un caractère binaire, deux états sont identifiés. Ils peuvent être nommé a et b, 0 et 1, ou bien encore un symbole quelconque (▼ et ■) mais impliquent deux transformations possibles équivalentes : a ⇔ b, c’est-à-dire a ⇒ b ou b ⇒ a, soit 1 pas. Le codage binaire implique un état plésiomorphe (primitif) et un état apomorphe (dérivé) et donc une transformation (ou 1 pas évolutif pour passer de l’état plésiomorphe à l’état apomorphe), mais les états plésiomorphes et apomorphes ne sont pas nécessairement identifiés a priori. En revanche, si les états sont identifiés et donc le sens de la transformation (par exemple de 1 ⇒ 0), la transformation est dite orientée (dirigée). Lorsque plus de deux états sont identifiés, le caractère s’exprime sous forme d’états multiples. Il est parfois possible d’identifier des relations entre ces états (hypothèse phylogénétique) et de mettre ainsi en évidence une série de transformation pour le caractère. Ainsi, l’identification de 3 états ou plus (0, 1, 2 et 3 par exemple) pourra être codée de deux façons selon qu’un état intermédiaire est identifié dans une série ou non. Les relations entre états sont dites alors additives (ordonnées) ou non additives (non ordonnées).
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[véronique barriel / caractère] Dans le cas de transformations non additives, l’hypothèse phylogénétique est qu’il faut un pas pour passer d’un état à un autre quel qu’il soit. Cette option, qui est donc une hypothèse posée préalablement à l’analyse, permet de ne pas imposer d’état intermédiaire obligatoire dans une série de transformations : cette option est appelée parcimonie de Fitch25. Ces relations sont nécessairement non linéaires. C’est l’option communément rencontrée dans l’analyse des données moléculaires où n’importe quel nucléotide (état de caractère) est considéré comme séparé des autres par un pas unique :
Ces deux représentations équivalentes montrent que chaque transformation (0 ⇒ 1, 2 ⇒ 3, 2 ⇒ 0, 3 ⇒ 1, etc.) compte pour un pas. La série est dite non linéaire. Dans le cas où des relations entre états sont identifiées, la série est dite additive. Un « ordre » est alors envisagé pour les différents états avec des états « extrêmes » et des états « intermédiaire » dans la série. L’hypothèse phylogénétique introduite en amont de l’analyse est alors différente de la précédente. Une telle série peut être représentée de la manière suivante : 0 -- 1 -- 2 -- 3 ou 0 ⇔ 1 ⇔ 2 ⇔ 3 Dans cet exemple, le passage de l’état 0 à l’état 1 (mais également 1 -- 2, 2 -- 3, 3 -- 2, 2 -- 1 et 1 -- 0) coûte 1 pas, tandis que les autres transformations sont plus coûteuses puisqu’elles impliquent le passage par un état intermédiaire dans la série. Ainsi, il faut 2 pas pour passer de l’état 0 à l’état 2 ou de l’état 1 à l’état 3 (et inversement) et 3 pas pour passer de l’état 3 à l’état 0 (et inversement). Par ailleurs, cette série est linéaire et non orientée. 25. Fitch (1971), “Distinguishing homologous from analogous proteins”, Systematic Zoology, 20 @.
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[les mondes darwiniens] Une série linéaire orientée correspond au morphocline au sens de Maslin26 (cf. figure 2) et à la série de transformation de Hennig27. Dans la série a ⇒ b ⇒ c, l’état a est plésiomorphe par rapport à l’état b tandis que l’état b est apomorphe par rapport à a mais plésiomorphe par rapport à c. Dans certains cas, on peut envisager des séries de transformations qui ne soient pas linéaires, c’est-à-dire que toutes les transformations ne comptent pas toutes pour un Figure 2. Schéma d’un morphocline (redessiné d’après Maslin, 1952). même nombre de pas. Ainsi, dans la série suivante, il y a plusieurs transformations possibles mais certaines coûtent 2 pas (de a vers c et c vers a, de a vers d et d vers a, de d vers c et c vers d) et d’autres 1 pas (ab, ba, bc, cb, bd, db). Il est clair que de telle série ne sont pas neutres d’hypothèses phylogénétiques a priori.
Si le traitement additif des caractères à états multiples a été l’approche la plus communément rencontrée dans le cadre de l’analyse de données morphologiques, cette pratique tend à se raréfier de nos jours pour des raisons souvent mal justifiées, consistant à éviter d’introduire toute hypothèse préalable sur les transformations. En réalité, chaque choix de traitement, quel qu’il soit (additif ou non), est lié à une hypothèse préalable. Les relations, ordonnées ou non, entre les états multiples d’un caractère sont indépendantes de l’orientation 26. Maslin (1952), “Morphological criteria of phyletic relationships”, Systematic Zoology, 1 @. 27. Hennig (1966), Phylogenetic Systematics, The University of Illinois Press @.
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[véronique barriel / caractère]
Figure 3. Sections sagittales de la région nasomaxillaire chez le gibbon Hylobates (A), le gorille Gorilla (B), le chimpanzé Pan (C), l’orang-outan Pongo (D) et l’homme Homo (E). ci : canal incisif ; cnp : clivus nasoprémaxillaire ; fi : fosse incisive ; fmi : foramen incisif ; mx : maxillaire ; pmx : prémaxillaire ; vo : vomer.
du sens de la transformation et donc de l’identification d’états plésiomorphes et apomorphes. 5 La région naso-maxillaire des primates hominoïdes
R
evenons maintenant aux sections sagittales de la région naso-maxillaire des hominoïdes actuels et ajoutons 3 nouveaux taxons (figure 3 Ý) : les chimpanzés Pan (3C), l’homme Homo (3E) et l’orang-outan Pongo (3D). Les régions naso-maxillaire des deux espèces de chimpanzés, Pan troglodytes (chimpanzé commun) et Pan paniscus (bonobo) sont identiques et ne seront donc pas considérées ici. De manière générale, les relations maxillaire-prémaxillaire sont variables et le canal incisif apparaît plus ou moins long ; ce canal s’ouvre dans la fosse nasale par une fosse incisive et dans le palais par un foramen incisif, tous deux
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[les mondes darwiniens] plus ou moins vastes. Cette région a été particulièrement étudiée28 pour établir les relations de parenté des genres miocènes Sivapithecus et Ramapithecus, qui présentaient une réduction du foramen incisif, apomorphie d’orang-outan, absente chez les grands singes africains, les australopithèques et l’homme. En comparant cette région anatomique pour cinq taxons actuels, elle apparaît plus complexe que précédemment (cf. figure 1) et sa morphologie peut se comparer à un caractère à états multiples. L’observation de ces taxons supplémentaires va permettre d’augmenter le nombre de caractères décrits précédemment et de préciser certains états de caractère. Si l’on veut subdiviser cette région en plusieurs caractères uniquement descriptifs, on est obligé de multiplier les caractères en séparant bien les attributs du plancher nasal des traits distinctifs du canal incisif. Le plancher nasal présente ce que beaucoup d’auteurs ont appelé une « marche » chez Pan, Gorilla, tandis qu’il est lisse chez Pongo. Ce trait est lié à la disposition du prémaxillaire par rapport au maxillaire : l’absence de marche chez Pongo est due au fait que le prémaxillaire est aligné avec le maxillaire. Chez Homo, la disposition particulière du prémaxillaire, qui est redressé verticalement (et sous lequel s’insinue légèrement le maxillaire), réduit le chevauchement. De plus, si le plancher nasal apparaît plutôt « lisse » chez Homo et chez Pongo, cela est le résultat de morphologies différentes. Cette région présente donc plusieurs états de transformation et il est possible de le subdiviser en 5 caractères, les trois premiers se rapportant aux relations maxillaire-prémaxillaire et les deux autres à la taille de la fosse incisive et celle du foramen incisif. La morphologie de cette région chez des primates non hominoïdes (catarrhiniens et platyrrhiniens par exemple) est identique à celle observée chez le gibbon. Il est alors possible de proposer le codage suivant : Caractère 1 (3 états) état 0 : prémaxillaire et maxillaire éloignés l’un de l’autre, ne formant pas de vrai canal incisif (extragroupes et Hylobates). état 1 : prémaxillaire et maxillaire en contact et présence d’un canal incisif relativement court (Gorilla). 28. Cf. Barriel & Tassy (1991), « La forme dans tous ses états (la morphologie et le binaire) » @, Géobios, mémoire spécial n° 13, « Les fossiles sont en forme ». Barriel (1994a), Les relations de parenté au sein des Hominoidea et la place de Pan paniscus. Comparaison et analyse méthodologique des phylogénies morphologique et moléculaire, thèse de doctorat de l’université P. et M. Curie (Paris VI), n° 9401.
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[véronique barriel / caractère] état 2 : canal incisif long par extension vers l’arrière du prémaxillaire (Pan, Pongo et Homo). Caractère 2 (2 états) état 0 : canal incisif plus ou moins large (extragroupes, Hylobates, Gorilla, Pan, Homo). état 1 : canal incisif très étroit et absence de « marche » par chevauchement du prémaxillaire sur le maxillaire (Pongo). Caractère 3 (2 états) état 0 : canal incisif non étiré verticalement (extragroupes, Hylobates, Pan, Pongo Gorilla). état 1 : canal incisif étiré verticalement par redressement du processus palatin du prémaxillaire d’où un chevauchement réduit et une absence de « marche » (Homo). Caractère 4 (3 états) état 0 : foramen incisif de grande taille (extragroupes, Hylobates). état 1 : foramen incisif de petite taille (Gorilla, Pan, Homo). état 2 : foramen incisif extrêmement petit (Pongo). Caractère 5 (2 états) état 0 : fosse incisive large (extragroupes, Hylobates, Pan, Gorilla, Homo). état 1 : fosse incisive petite (Pongo). La matrice de 5 caractères pour les 6 taxons, qui sera analysée par les logiciels de parcimonie, est alors la suivante : extragroupes Hylobates (A) Pongo (D) Pan (C) Gorilla (B) Homo (E)
1 0 0 2 2 1 2
2 0 0 1 0 0 0
3 0 0 0 0 0 1
4 0 0 2 1 1 1
5 0 0 1 0 0 0
Les caractères 1 à 3 sont manifestement liés et on ne peut concevoir les caractères 2 et 3 que s’ils sont subordonnés à la présence de l’état 2 du caractère 1. L’analyse de la région naso-maxillaire, ainsi codée, ne correspond pas à la phylogénie des hominoïdes construite à partir de l’ensemble des données
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[les mondes darwiniens] morphologiques et qui supporte un clade formé par les grands singes africains et l’homme29. Voici l’arbre de parcimonie (arbre minimal en terme de pas, de changements évolutifs) d’une longueur de 7 pas obtenu à partir de la matrice ci-dessus. Il n’y a pas d’homoplasie. Les transformations pour les 5 caractères sont indiquée le long des branches avec l’état de caractère impliqué. La raison de ce conflit avec la phylogénie des hominoïdes tient à ce que la région naso-maxillaire de Pongo est particulièrement dérivée avec 3 autapomorphies (caractères dérivés propres à un taxon) 21, 42, 51. En outre, la synapomorphie postulée de [Pongo, Pan, Homo] – l’allongement du canal incisif (caractère 12) – est due à une convergence qui n’apparaît comme telle que grâce à la confrontation d’autres caractères reconnus chez les hominoïdes et à l’introduction d’autres taxons, notamment fossiles, que nous ne discuterons pas ici. L’observation de cette région chez Homo erectus et des australopithèques montre que cette tendance à l’étroitesse du foramen incisif n’existe qu’à l’intérieur de l’espèce Homo sapiens mais non au sein du genre Homo. Sivapithecus ne se distingue pas de l’orang-outan et Australopithecus africanus et l’homme sont comparables tandis que Australopithecus afarensis est semblable à Pan. Toutes ces considérations surgissent de la seule lecture de caractères numérisés, en dehors de scénarios a priori. Cependant, il est possible d’envisager un autre codage des caractères 1 à 3 avec l’introduction de « ? » dans la matrice pour les taxons qui ne possèdent pas de vrai canal incisif. En effet, il peut apparaître des « ? » dans les matrices de caractères : ces points d’interrogation correspondent souvent à des lacunes d’information, c’est-à-dire à une absence d’observation liée au matériel disponible, notamment lorsque des taxons fossiles sont introduits dans une analyse de parcimonie. Tout caractère non observé pour un taxon est codé « ? ». L’optimisation de ces « ? » est effectuée a posteriori en fonction du cladogramme obtenu à partir de l’ensemble des caractères. 29. Barriel & Tassy (1991), « La forme dans tous ses états (la morphologie et le binaire) » @, Géobios, mémoire spécial n° 13, « Les fossiles sont en forme »
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[véronique barriel / caractère] Mais certains points d’interrogation sont le reflet d’une stratégie de codage des caractères. Ainsi, dans le cas des caractères décrivant la région naso-maxillaire des hominoïdes, les caractères 2 et 3 ne sont pertinents que si les taxons présentent l’état 2 pour le caractère 1. Dans ce cas, il est possible d’introduire des « ? » pour les caractères 2 et 3 lorsque le canal incisif n’existe pas ou est très large, c’est-à-dire pour les taxons ayant l’état 0 et l’état 1 pour le caractère 1 (extragroupes, Hylobatidae et Gorilla). Le codage devient alors : 1
2
3
extragroupes
0
?
?
Hylobates (A)
0
?
?
Pongo (D)
2
1
0
Pan (C)
2
0
0
Gorilla (B)
1
?
?
Homo (E)
2
0
1
Si l’on regarde la distribution des caractères sur l’arbre final obtenu avec l’ensemble des caractères morphologiques, l’optimisation des « ? » se fait en 0, que les caractères soient traités de manière ordonnée ou non ordonnée. Le scénario phylogénétique montre un rapprochement du prémaxillaire et du maxillaire entraînant la formation d’un canal incisif étroit (caractère 1 à l’état 2) chez les Hominidae. Ce canal devient très étroit chez Pongo par un chevauchement marqué du prémaxillaire sur le maxillaire (caractère 2 à l’état 1), tandis que chez Homo le prémaxillaire se redresse verticalement (caractère 3 à l’état 1). L’optimisation en 000 chez Hylobates et 100 chez Gorilla implique que le canal incisif reste plus ou moins large, sans introduction de pas supplémentaires liés au codage. L’utilisation des « ? » permet de mettre en relation la forme et le nombre de pas30. 6 Caractère et état de caractère
S
ouvent considérés comme synonymes, ces deux termes recouvrent en réalité des notions différentes qui vont influer sur le « codage » des caractères. Il y a presque quinze ans, un article31 fut publié dans la revue Cladistics et réalisait une mise au point des différentes stratégies de codage utilisées dans 30. Barriel & Tassy (1993), “Characters, observations and steps : comment on Lipscomb’s ‘Parsimony, homology and the analysis of multistate characters’”, Cladistics, 9 @. 31. Pleijel (1995), “On character coding for phylogeny reconstruction”, Cladistics, 11.
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[les mondes darwiniens] la communauté scientifique en morphologie, ainsi que la formalisation d’une nouvelle méthode proposée par l’auteur. Considérons un groupe d’organismes (5 taxons A, B, C, D et E) possédant ou ne possédant pas une certaine structure X qui apparaît elle-même sous deux formes (ronde et carrée) et avec deux pigmentations différentes (noire et rayée) (figure 4 Þ).
Figure 4. Observations de la structure X pour 5 taxons (A, B, C, D et E). La structure X est absente chez A, ronde et noire chez B, ronde et rayée chez C, carrée et noire chez D et carrée et rayée chez E (d’après Pleijel, 1995, “On character coding for phylogeny reconstruction”, Cladistics, 11).
Ces observations peuvent être codées de différentes façons : Codage n° 1 : l’ensemble des observations est traité comme un seul caractère à états multiples pour lequel on met en évidence 5 états tous liés. caractère 1 (structure X) : absente (0), ronde et noire (1), ronde et rayée (2), carrée et noire (3), carrée et rayée (4).
Ce codage en un unique caractère minimise le lien entre les transformations. Si le caractère est traité de manière non additive, il faut 1 pas pour passer d’une forme à une autre, quelle qu’elle soit. Codage n° 2 : les attributs de forme et de pigmentation sont traités comme 2 caractères à états multiples indépendants. caractère 1 (forme de la structure X) : absente (0), ronde (1), carrée (2). caractère 2 (pigmentation de la structure X) : absente (0), noire (1), rayée (2).
Dans ce cas, les taxons qui ne possèdent pas la structure X (taxon A) c’està-dire ni forme, ni pigmentation sont codés deux fois : il faut donc 2 pas pour acquérir ou perdre la structure. De la même manière, certaines transformations sont plus coûteuses (2 pas pour B-E et C-D) que d’autres (1 pas BC, BD, CE, DE). L’absence de la structure X est un des états du caractère 1 mais également du caractère 2 (l’absence se retrouve ainsi pondérée deux fois). Codage n° 3 : le codage est hiérarchisé et les attributs de forme et de pigmentation sont traités comme 2 caractères binaires indépendants et un caractère supplémentaire est ajouté pour rendre compte de la présence ou non présence de la structure.
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[véronique barriel / caractère]
caractère 1 (structure X) : absente (0), présente (1). caractère 2 (forme de la structure X) : ronde (0), carrée (1). caractère 3 (pigmentation de la structure X) : noire (0), rayée (1).
Lorsque l’observation est impossible pour les caractères 2 et 3, c’est-à-dire lorsque la structure est absente, le taxon est codé « ? » qui correspond à un non applicable (et non pas à une lacune d’observation). Ce codage en 3 caractères binaires évite la pondération de l’absence de la structure (observée avec le codage n° 2), mais implique l’introduction de « ? » qui seront optimisés et devront être discuté lors de l’étape de retour aux caractères sur l’arbre phylogénétique obtenu avec l’ensemble des caractères de la matrice. Codage n° 4 : cette stratégie de codage proposée par l’auteur (Pleijel 1995) diffère des précédentes en traitant chaque attribut observable comme un caractère absent/présent soit 5 caractères binaires. caractère 1 (structure X) : absente (0), présente (1). caractère 2 (forme ronde de la structure X) : absente (0), présente (1). caractère 3 (forme carrée de la structure X) : absente (0), présente (1). caractère 4 (pigmentation noire de la structure X) : absente (0), présente (1). caractère 5 (pigmentation rayée de la structure X) : absente (0), présente (1).
Les variables sont codées indépendamment les unes des autres. Il n’y a pas d’hypothèse de transformation entre les observations. Les états de caractère identifiés dans les autres codages sont ici des caractères ; chaque observation est considérée comme un caractère séparé. Il n’y a plus d’hypothèse d’homologie primaire au niveau de l’observation. Pour certains auteurs32, le codage des caractères en terme absent/présent introduit une redondance importante et le contenu informatif est « sacrifié ». De plus, le coût des transformations (2, 3 ou 4 pas) dépend alors des structures considérées : voir schéma ci-dessus. 32. Pimentel & Riggins (1987), “The nature of cladistic data”, Cladistics, 3 @.
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[les mondes darwiniens] En conclusion, pour les différentes observations (figure 4), quatre codages peuvent être appliqués aux mêmes observations. Les matrices correspondantes indiquées ci-après montrent clairement l’impact du choix qui sera fait à la fois en terme d’hypothèses d’homologie, de transformations (d’une forme en une autre) et en termes de coût (nombre de pas). Taxon A Taxon B Taxon C Taxon D Taxon E
Codage n°1 0 1 2 3 4
Codage n°2 00 11 12 21 22
Codage n°3 0?? 100 101 110 111
Codage n°4 00000 11010 11001 10110 10101
Le traitement des caractères morphologiques continue de susciter des discussions entre scientifiques. L’absence/présence d’un état, les données manquantes (les fameux « ? »), les caractères à états binaires ou bien multiples, les morphoclines, la pondération des transformations sont toujours d’actualité33. 7 Le caractère moléculaire
C
omme nous l’avons vu, le caractère est un attribut qui se décline sous un ou plusieurs états pour les taxons de l’analyse. Le succès rencontré par les phylogénies dites moléculaires, de séquences nucléotidiques ou protéiques, tient principalement à l’objectivité même des caractères : une séquence est
33. Mabee & Humphries (1993), “Coding polymorphic data : examples from allozymes and ontogeny”, Systematic Biology, 42 @. Maddison (1993), “Missing data versus missing characters in phylogenetic analysis”, Systematic Biology, 42 @. Gift & Stevens (1997), “Vagaries in the delimitation of character states in quantitative variation - An experimental study”, systematic biology, 46 @. Poe & Wiens (2000), “Character selection and the methodology of morphological phylogenetics” @, in Wiens (ed.), Phylogenetic analysis of morphological data, Smithsonian Institution Press. Wagner (ed.) (2001), The character concept in evolutionary biology, Academic Press. Wiens (2001), “Character analysis in morphological phylogenetics : problems and solutions”, Systematic Biology, 50 @. Kearney (2002), “Fragmentary taxa, missing data, and ambiguity : mistaken assumptions and conclusions”, Systematic Biology, 51 @. Rieppel & Kearney (2002), “Similarity”, Biological Journal of the Linnean Society, 75 @. Kirchoff et al. (2004), “Complex data produce better characters”, Systematic Biology, 53 @. Freudenstein (2005), “Characters, states, and homology”, Systematic Biology, 54 @. Sereno (2007), “Logical basis for morphological characters in phylogenetics”, Cladistics, 23 @, et Wiley (2008), “Homology, identity and transformation”, in Arratia et al. (eds.), Mesozoic fishes 4. Homology and phylogeny, Verlag, entre autres.
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[véronique barriel / caractère] une séquence et elle reste la même quel que soit l’observateur. Cette affirmation, par ailleurs exacte, n’exclut pas certains problèmes liés aux hypothèses d’homologies et à la reconnaissance des états de caractère. Ils sont le fait de l’étape d’alignement des séquences, étape cruciale pour l’établissement de la matrice taxons-caractères lorsque les séquences n’ont pas les mêmes longueurs et l’existence des événements du type insertion-délétion dont le traitement et la pondération sont sources de bien des discussions. Une séquence d’ADN est une succession de caractères discontinus pour lesquels il y a 4 états possibles : adénine (A), guanine (G), cytosine (C), thymine (T). Dans une analyse phylogénétique de séquences d’ADN, le caractère est la position du nucléotide, qui devient alors une colonne de la matrice, et les états du caractère sont les différents nucléotides possibles à la position donnée. La séquence d’ADN d’un taxon est donc en réalité une succession de nucléotides qui ne deviennent les états d’un caractère que conséquemment à une hypothèse d’homologie primaire34. En effet, lors de l’établissement d’une matrice morphologique, on rassemble les informations relatives à un caractère puis les différents états possibles du caractère. On procède ainsi caractère par caractère, c’est-à-dire colonne par colonne. Dans le cas des séquences nucléotidiques, la stratégie de « récolte » des caractères est différente : on récupère des lignes de caractères, et non des colonnes. Les états sont définis et non ambigus (ATCG) mais le caractère est seulement « potentiel », il ne devient un caractère (= le site identifié par sa position dans la séquence) qu’après l’étape d’alignement des séquences. Avant l’alignement et l’identification des positions (caractères), il est impossible de parler d’états de caractère et encore moins de transformations. Quand on compare des gènes, l’unité de comparaison est la position individuelle du nucléotide. Les séquences sont mises les unes en dessous des autres de manière à identifier les différents états d’un caractère, le site nucléotidique. L’évolution procède par mutations qui peuvent être de deux types : 1) les substitutions de nucléotides, c’est-à-dire le remplacement d’un nucléotide par un autre ; elles sont au nombre de 12 réparties de la manière suivante, les 4 transitions (A ↔ G, T ↔ C) et les 8 transversions (A ↔ C, A ↔ T, G ↔ C, G ↔ T) ; 2) la perte et/ou le gain d’un ou plusieurs nucléotides, c’est-à-dire l’insertion/délétion (encore appelé indel). 34. de Pinna (1991), “Concepts and tests of homology in the cladistic paradigm”, Cladistics, 7 @.
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[les mondes darwiniens] Si l’évolution a procédé seulement par le biais de substitutions, les séquences ont la même longueur et l’alignement est une étape triviale. Mais l’évolution d’une séquence est le fruit des mécanismes de substitutions, d’insertions et de délétions de nucléotides, ce qui conduit à des séquences de longueurs variables. Dans ce cas, si les séquences ont des longueurs différentes, on doit considérer les événements du type indel et donc introduire des « espaces », des « trous » encore appelés « gaps » dans les séquences pour préserver l’homologie de position. L’alignement, qui consiste à localiser les parties communes entre des séquences de manière à mettre en évidence des régions homologues (qui se situent alors dans une même colonne), devient dans ce cas l’étape cruciale de l’analyse phylogénétique puisqu’il pose les hypothèses d’homologies primaires, des alignements différents pouvant conduire à des phylogénies différentes. Considérons la séquence du gène X pour trois taxons A, B et C : Taxon A : AATCGGTATGCATGTAAGGC Taxon B : AATCGGTATACATTTTCAGTTAGGC Taxon C : AATTGGATATGCATTTCCAGTTAGGC Ces trois séquences diffèrent à la fois par leur composition en nucléotides (les états de caractères) et par leur longueur, 20, 25 et 26 nucléotides respectivement (le nombre de caractères). La comparaison de ces trois séquences dans une perspective phylogénétique implique des transformations d’états de caractère correspondant à la fois à des événements mutationnels du type substitutions, mais pas seulement. La différence de longueur observée entre les séquences implique que des nucléotides aient été perdus ou gagnés et rend nécessaire l’introduction de gap (souvent représenté par le symbole « - ») lors de l’étape d’alignement. Le gap est un nouvel état de caractère, un 5e état, qui correspond a posteriori sur le cladogramme à un événement mutationnel du type indel, à l’instar des substitutions (transitions, transversions). Pour aligner ces trois séquences brutes et réaliser ainsi la matrice taxonscaractères, il convient de rechercher les sites homologues. Les séquences étant de longueurs variables, la matrice comporte au minimum 26 caractères (colonnes). Un alignement possible est le suivant : Taxon A : AATCGG-TATGCAT-----GTAAGGC Taxon B : AATCGG-TATACATTTTCAGTTAGGC Taxon C : AATTGGATATGCATTTCCAGTTAGGC Actuellement, il existe plusieurs stratégies pour réaliser des alignements multiples, mais l’usage des logiciels d’alignement automatique de séquences
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[véronique barriel / caractère] s’est particulièrement développé ces dernières années. Ils impliquent tous l’estimation du coût d’un alignement (le score) qui est fonction du nombre d’indels et des pénalités associées, notamment les pénalité d’ouverture et les pénalités d’extension des gaps. Mais, quels sont les critères utilisés pour définir les pénalités ? Ce point reste obscur, rarement discuté, et les utilisateurs semblent généralement confiants dans les paramètres définis par défaut. L’alignement obtenu de manière automatique est souvent « amélioré » à « la main » (ou à « l’œil ») en tenant compte d’éléments ad hoc comme les structures secondaires dans le cas des gènes ribosomiques ou les triplets dans le cas de gènes codant pour des protéines par exemple. On ne discutera pas ici des avantages et inconvénients de telle ou telle stratégie, mais il est clair que l’alignement de séquences requiert des règles explicites et objectives35 rarement présentées. Une fois l’alignement réalisé, comment établir la matrice de caractères ? La pratique la plus courante consiste à exclure de l’analyse les zones difficiles à aligner ! Mais qu’est-ce qu’une zone difficile à aligner ? Il est certain que lorsque les séquences de différents taxons varient de longueur, il peut être difficile d’identifier la position homologue, le caractère, surtout quand il existe une grande divergence entre les taxons et donc un manque d’identité de nucléotides pouvant servir de points de repère. Les régions difficiles à aligner sont celles qui contiennent les événements du type indel et donc une information phylogénétique non négligeable pouvant même se révéler essentielle. Cependant, ce point n’est que très peu discuté. La difficulté à aligner des séquences est donc très subjective. Cette subjectivité et l’appréciation personnelle de la difficulté peuvent conduire deux biologistes à élaborer des matrices ayant un nombre variable de caractères à partir d’un même jeu de séquences. De plus, lors de l’analyse, différentes stratégies de traitement des gaps peuvent être appliquées. La pratique la plus courante, malgré la perte d’une partie de l’information phylogénétique, reste l’exclusion des indels ou plus précisément des zones contenant les gaps correspondant aux zones difficiles à aligner ! Dans certains cas, ces zones sont conservées lors de l’analyse, mais 35. Barriel (1994a), Les relations de parenté au sein des Hominoidea et la place de Pan paniscus. Comparaison et analyse méthodologique des phylogénies morphologique et moléculaire, thèse de doctorat de l’université P. et M. Curie (Paris VI), n° 9401 ; idem (1994b), « Phylogénies moléculaires et insertions-délétions de nucléotides », CRAS Paris, Série III (Sciences de la vie), 317.
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[les mondes darwiniens] les gaps sont traités comme des données manquantes « ? » qui seront optimisées à l’aide des autres régions. Cette stratégie permet de conserver ces régions, mais au final, ce codage en « ? » ne tient pas compte de l’information apportée par les événements d’insertion/délétion. Dans de rares cas, les gaps sont considérés comme des événements phylogénétiques et codés comme des états de caractère36 selon différentes procédures37 associés parfois à des traitements automatisés38, que nous ne développerons pas ici. Le choix de la stratégie de traitement des gaps a évidemment une influence non négligeable sur le résultat final, le cladogramme qui sera retenu. Pour certains auteurs, les indels de plusieurs nucléotides semblent correspondre, par rapport aux mutations ponctuelles, à des événements complexes dont l’homologie est plus facile à mettre en évidence39. Les indels sont de plus en plus considérés comme de « bons » caractères porteur d’une information phylogénétique non négligeable40. 36. Bourgoin et al. (1997), “Molecular phylogeny of Fulgoromorpha (Insecta, Hemiptera, Archaeorrhyncha). The enigmatic Tetttigometridae : evolutionary affiliations and historical biogeography”, Cladistics, 13 @. Bapteste & Philippe (2002), “The potential value of indels as phylogenetic markers : position of Trichomonads as a case study”, Molecular Biology and Evolution, 19 @. Raymundez et al. (2002), “Coding of insertion-deletion events of the chloroplastic intergene atpß-rbcL for the phylogeny of the Valerianeae tribe (Valerianaceae)”, C.R. Biologies, 325 @. 37. Barriel (1994b), « Phylogénies moléculaires et insertions-délétions de nucléotides », Comptes rendus de l’Académie des sciences Paris, Série III (Sciences de la vie), 317. Wheeler (1999), “Fixed character states and the optimization of molecular sequence data”, Cladistics, 15 @. Simmons & Ochoterena (2000), “Gaps as characters in sequence-based phylogenetic analysis”, Systematic Biology, 49. Lutzoni et al. (2000), “Integrating ambiguously aligned regions of DNA sequences in phylogenetic analysis without violating positional homology”, Systematic Biology, 49 @. Geiger (2002), “Stretch coding and block coding : two new strategies to represent questionably aligned DNA sequences”, Journal of Molecular Evolution, 54 @. 38. Young & Healy (2003), “GapCoder automates the use of indel characters in phylogenetic analysis”, BMC Bioinformatics, 4 @. 39. Lloyd & Calder (1991), “Multi-residue gaps, a class of molecular characters with exceptional reliability for phylogenetic analysis”, Journal of Evolutionary Biology, 4 @. 40. Gatezy et al. (1993), “Alignment-ambiguous nucleotide sites and the exclusion of systematic data”, Molecular Phylogenetics and Evolution, 2 @. Lee (2001), “Unalignable sequences and molecular evolution”, Trends in Ecology & Evolution, 16 (12) @. Geiger (2002), “Stretch coding and block coding : two new strategies to represent questionably aligned DNA sequences”, Journal of Molecular Evolution,
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[véronique barriel / caractère] En ce qui concerne le retour aux caractères et donc l’identification des synapomorphies définissant les clades, cette étape n’est malheureusement que très rarement présentée dans les analyses de séquences moléculaires. Il est certain que l’énumération des synapomorphies sous la forme « Les synapomorphies qui soutiennent ce clade sont les transitions en positions 12, 57, 123, 142, 143, les transversions en positions 15, 99 et 137 et la délétion de 1 nucléotide en position 47 » n’est certainement pas des plus excitantes, mais une formulation plus concise précisant certains éléments, comme le nombre total de synapomorphies, la nature des substitutions et le nombre d’indels sont des informations dont on ne devrait pas pouvoir se dispenser. Par ailleurs, il est classique en phylogénie moléculaire d’affecter des pondérations aux différents types de substitutions, transitions et tranversions. En effet, les tranversions correspondent aux transformations d’une base purique (AG) en une base pirymidique (TC) et inversement, ce qui nécessite une modification de la structure stéréochimique plus importante. Bien que le nombre théorique de transitions possibles soit deux fois plus faible que celui des transversions (4 versus 8), ces dernières apparaissent moins fréquentes au cours de l’évolution des séquences et sont souvent considérées comme porteuses d’une information phylogénétique plus « grande », ce qui peut justifier la pondération appliquée à ces événements. Le choix du poids à affecter aux différents événements mutationnels, et qui n’est pas sans conséquence sur la reconstruction phylogénétique, est cependant rarement justifié et discuté41. Depuis quelques années, le nombre de caractères disponibles augmente régulièrement : les séquences nucléotidiques sont de plus en plus faciles à obtenir grâce au progrès des techniques de la biologie moléculaire, permettant de réduire coût et temps ; de nouveaux caractères morphologiques sont maintenant décrits grâce aux nouvelles techniques d’imagerie électronique en 3D en plein essor ; des nouveaux caractères semblent pouvoir être utilisés, comme les caractères comportementaux42. Tous ces caractères sont complémentaires les uns des autres et il serait présomptueux et hasardeux de se priver de certai54 @. Kawakita et al. (2003), “Evolution and phylogenetic utility of alignment gaps within intron sequences of three nuclear genes in Bumble Bees (Bombus)”, Molecular Biology and Evolution, 20 @. 41. Barriel (2004c), « Les indels, des caractères pas comme les autres ? », in Cibois et al., (coord.), Avenir et pertinence des méthodes d’analyse en phylogénie moléculaire, Biosystema, 22 @. 42. Cf. le chapitre de Henri Cap, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] nes données sous prétexte de critères de qualité ou d’objectivité souvent peu argumentés. Le point crucial reste la recherche de caractères homologues, et donc les hypothèses initiales d’homologie (nos homologies primaires) qui sont réalisées (aussi bien lors du codage des caractères morphologiques que lors de l’alignement des séquences moléculaires) et qui seront testées sur l’arbre (les homologies secondaires).
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 7
Sarah Samadi & Anouk Barberousse
Espèce 1 « Qu’est-ce qu’une espèce ? » : éléments ontologiques et historiques du débat 1.1 Quelques réflexions sur la perception intuitive de la biodiversité L’intérêt que l’homme porte à la biodiversité, même s’il semble plus actuel depuis la signature en 1992 de la Convention sur la diversité biologique, n’est pas nouveau. De façon évidente, la motivation première que nous avons à nous intéresser à la biodiversité est simplement que pour nous, comme pour tous les êtres vivants, « l’environnement c’est avant tous les autres ». Ces êtres vivants, et la diversité qui les caractérisent, constituent en effet la principale composante de notre environnement et conditionnent fortement la survie des individus. La richesse des descriptions des organismes utilisés à des fins alimentaires et de pharmacopée illustre bien cette motivation pour la connaissance de la diversité du vivant. Ainsi, toutes les populations non industrialisées ont des connaissances très approfondies des plantes qui les entourent. On peut citer par exemple l’usage que les populations rurales d’Éthiopie font de cette diversité pour faire face aux périodes de disette et de famine1. Ces populations ont en effet accumulé des connaissances, transmises de génération en génération, permettant aux populations de survivre en sachant quelles plantes consommer en période faste ou en période de disette, mais aussi lesquelles recèlent des vertus médicinales ou doivent être consommées avec prudence. 1. Guinand & Lemessa (2000), “Wild-food plants in southern Ethiopia : Reflections on the role of ‘famine-foods’ at a time of drought”, UN-Emergencies Unit for Ethiopia @.
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[les mondes darwiniens] La richesse et la finesse de la description de cette diversité sont largement dépendantes de l’interaction que les populations ont avec leur environnement et de l’usage qu’elles en ont. Par exemple, les populations Nggela des îles Salomon, contrairement à de nombreuses sociétés polynésiennes, regroupent la majorité des espèces de vivaneaux (Lutjanidae) sous un seul terme pidgin des îles Salomon, Siliva pis ou silver fish, c’est-à-dire poisson argenté2. Cette différence de richesse du vocabulaire – et donc de la connaissance de la diversité biologique de ces vivaneaux – peut être mise en relation avec la présence ou l’absence de tradition de pêche profonde avant l’arrivée des occidentaux dans les différentes populations. L’homme perçoit donc dans son environnement naturel des groupes discrets et regroupe sous un même vocable une multitude d’organismes. Ainsi, les mots « bactérie », « baleine », « orchidée » ou « chat » ne désignent pas chacun un seul organisme mais bien un ensemble d’organismes. Quel est le fondement de cette partition ? Cette question peut être précisée à l’aide de l’histoire proposée dans le livre Petit Prince Pouf d’Agnès Desarthe3, illustré par Claude Ponti. Dans cette histoire, le professeur Ku, chargé de l’éducation du prince Pouf, lui enseigne dans une troisième et ultime leçon « qu’un chat est un chat ». Le professeur commence cette leçon en demandant à son élève de lui décrire un chat. L’élève décrit le chat en listant des attributs morphologiques : « Un chat a des oreilles pointues, un petit nez rose, quatre pattes, une longue queue, des moustaches, des poils et… et… » Le professeur ajoute qu’un chat mange des souris et qu’il fait « miaou ». Il ajoute donc à cette liste des attributs écologiques et éthologiques. Ensuite le professeur Ku demande à son élève ce que serait cet animal s’il ne faisait pas « miaou » et/ou s’il ne mangeait pas de souris. Le prince Pouf y reconnaît encore un chat. Ensuite le professeur dessine un chien et dit : « Si je te dis que cet animal fait miaou, que me réponds-tu ? » Le prince Pouf reconnaît un chien, certes bizarre, mais un chien quand même. Quand le professeur demande au prince de justifier sa réponse, le prince s’exclame alors : « Parce qu’un chat est un chat. » Cette histoire laisse en général perplexe les enfants qui invariablement demandent : oui… mais pourquoi ? 2. Foale (1998), « Que lire dans un nom ? La taxonomie des poissons du Nggela occidental (Îles Salomon) », Ressources marines et traditions, Bulletin de la CPS @. 3. Desarthe (2002), Petit Prince Pouf, L’École des loisirs.
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[sarah samadi & anouk barberousse / espèce] Cette histoire nous fournit deux pistes sur la façon dont nous catégorisons la diversité du vivant. Tout d’abord, pour caractériser des organismes nous les décrivons par des attributs morphologiques mais aussi comportementaux ou écologiques. D’autre part, bien que l’on puisse catégoriser les êtres vivants grâce au partage d’une série d’attributs (ce qui nous permet de distinguer les chats des chiens), ces attributs peuvent varier et la justification de la catégorisation ne se trouve pas directement dans ces attributs. En d’autres termes, pourquoi un chat est-il un chat malgré les variations possibles des attributs qui me permettent de reconnaître un chat ? Pour essayer de répondre à cette question, prenons maintenant un ensemble d’objets vivants que l’on range dans une même catégorie, comme les êtres humains. Nous pouvons reconnaître chacun d’entre eux en le décrivant par un ensemble d’attributs uniques, de la même façon que nous avons distingué les chats des chiens. On peut par exemple combiner la couleur des yeux, la taille, les préférences alimentaires pour distinguer Pierre, de Paul ou de Jacques. De façon plus « moderne », on peut le caractériser par une empreinte génétique qui permet non seulement de reconnaître sans ambiguïté un individu mais aussi de retrouver qui sont ses parents biologiques. Ces caractères, aussi précis soient-ils, ne sont pourtant pas intrinsèquement suffisants pour caractériser chaque individu. Dans le cas des vrais jumeaux par exemple, deux individus auront une même empreinte génétique. Dans ce cas un peu « extrême », ce qui distinguera les deux individus est leur état civil. En effet, l’état civil précise quand et où est né un individu, qui étaient ses parents, s’il a eu des enfants et avec qui, et enfin quand il est mort. Dans le cas de vrais jumeaux, l’ordre de naissance et la date et le lieu de décès sont les caractéristiques les plus précises dont nous disposons pour les distinguer. Cet enchaînement des événements notés dans les registres d’état civil caractérise chaque individu et c’est d’ailleurs la raison d’être de ces enregistrements dans les sociétés où ils existent. Cette histoire individuelle permet de placer chaque humain dans une histoire généalogique et permet d’établir des liens de cousinage plus ou moins lointain entre eux. Ces liens ne sont pas « symboliques » mais bien matériels puisqu’ils traduisent des événements de rencontre de gamètes, qui sont des petites fractions matérielles issues d’un individu. Donc au « pourquoi ? » posé par la leçon « un chat est un chat », on peut tout simplement répondre : « Parce que les chats ne font pas des chiens et réciproquement ! » Si l’on disposait des registres d’état civil des chiens et des chats, on constaterait qu’actuellement ces deux registres ne se recoupent jamais. Nous
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[les mondes darwiniens] ne disposons bien évidement pas de tels registres, mais par l’observation nous savons que les chats et les chiens ne se croisent pas. Le développement des techniques de l’agriculture et de l’élevage repose probablement en grande partie sur l’observation que ces regroupements d’organismes forment des communautés de reproduction. Nous percevons donc intuitivement la biodiversité comme un découpage en entités discrètes séparées par des barrières de reproduction. 1.2 La perception prédarwinienne des espèces On retrouve formalisée chez les naturalistes avant Darwin cette perception intuitive de la biodiversité. Prenons comme point de départ Linné, que l’on considère classiquement comme le père de la systématique moderne. Dans le livre Fundamenta botanica4, il propose une définition qui s’inspire des travaux du botaniste John Ray, où ressemblance et descendance sont intimement liées : une espèce est un « ensemble d’individus qui engendrent, par la reproduction, d’autres individus semblables à eux-mêmes ». Cette définition explicite le mécanisme qui cause la ressemblance des individus que l’on regroupe sous un même vocable. En revanche, quand il s’agit d’expliquer l’existence de ces groupes, Linné affirme : « Nous comptons aujourd’hui autant d’espèces qu’il y a eu au commencement de formes diverses créées. » Il se place ainsi résolument dans un cadre théologique et met la question de l’origine des espèces hors du cadre scientifique. Les naturalistes prédarwiniens se placent presque tous dans ce même cadre. La définition précise de l’espèce peut varier mais associe toujours descendance et ressemblance, et la question de l’origine renvoie – plus ou moins explicitement – au cadre théologique. On peut par exemple citer Augustin Pyrame de Candolle pour qui « l’espèce est la collection de tous les individus qui se ressemblent plus entre eux qu’ils ne ressemblent à d’autres ; qui peuvent, par une fécondation réciproque, produire des individus fertiles et qui se reproduisent par la génération, de telle sorte qu’on peut, par analogie, les supposer tous sortis originairement d’un seul individu5 ». On peut encore citer Cuvier pour qui « l’espèce est la réunion des individus descendus l’un de l’autre et de parents communs, et de ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se ressemblent entre eux6 ». On peut également tirer de 4. Linné (1736), Fundamenta Botanica, Salomon Schouten @. 5. De Candolle (1844), Théorie élémentaire de la botanique (3e éd), Roret @. 6. Cuvier (1830), Discours sur les révolutions de la surface du globe (6e éd.), Edmond d’Ocagne @.
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[sarah samadi & anouk barberousse / espèce] l’œuvre de Buffon des exemples qui permettent d’entrevoir sa conception des espèces. Ainsi, dans son Histoire naturelle, dans la partie concernant l’âne7 : « Le barbet et le lévrier ne font qu’une espèce puisqu’ils produisent ensemble des individus qui peuvent eux-mêmes en produire d’autres, au lieu que le cheval et l’âne sont certainement de différentes espèces puisqu’ils ne produisent entre eux que des individus viciés et inféconds » ; ou encore dans la partie traitant du chien : « Comme il est très douteux qu’il [l’adive ou chacal] se mêle avec les chiens et qu’il puisse engendrer ou produire avec eux, nous en ferons l’histoire à part, comme nous ferons aussi celle du loup, celle du renard et celle de tous les autres animaux qui, ne se mêlant point ensemble, font autant d’espèces distinctes et séparées. » Il est intéressant de noter que Buffon met au centre de la perception des espèces la compatibilité reproductive. Il dit en effet que « l’âne ressemble au cheval plus que le barbet au lévrier, et cependant le barbet et le lévrier ne font qu’une même espèce, puisqu’ils produisent ensemble des individus, qui peuvent eux-mêmes en produire d’autres : au lieu que le cheval et l’âne sont certainement de différente espèce, puisqu’ils ne produisent ensemble que des individus viciés et inféconds ». Il laisse apparemment la question de l’origine de ces espèces hors du champ scientifique : « Chaque espèce et des uns et des autres ayant été créée, les premiers individus ont servi de modèle à tous leurs descendants. » Avant l’acceptation de la théorie de l’évolution, la question de l’origine des espèces ne trouve pas de réponse dans le champ scientifique. Les naturalistes partent tout simplement du postulat qu’elles existent en tant qu’entités discrètes et proposent sur cette base des définitions ainsi que des critères qui permettent dans la pratique de les reconnaître. Même s’il existe une certaine diversité de critères, on retrouve de façon récurrente la ressemblance, les relations généalogiques et l’interfécondité. 1.3 Effet de la révolution darwinienne sur le concept d’espèce Cette vision discontinue de la diversité du monde vivant est perturbée par la théorie de Darwin (1859), qui introduit l’idée d’un changement continu au cours du temps et d’un apparentement généalogique entre les espèces. Ainsi, dans la vision évolutionniste de la diversité du vivant, les espèces, à l’instar des organismes eux-mêmes, naissent, se transforment et meurent ou donnent 7. Les Œuvre de Buffon en ligne (www.buffon.cnrs.fr) @.
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[les mondes darwiniens] naissance à de nouvelles espèces. Une grande partie du débat moderne autour de la définition de l’espèce repose sur le conflit apparent entre cette perception instantanée de la diversité profondément discontinue et la continuité soutenue à la fois par des données temporelles et par le cadre de lecture explicatif fourni par la théorie de Darwin. Comme nous venons de le voir rapidement, c’est seulement avec Darwin que la question de l’origine de la diversité des êtres vivants est abordée par la science. La grande nouveauté est de chercher à expliquer par des causes matérielles un ensemble de faits observables relatifs à la diversité historique et géographique des êtres vivants. Parmi ces faits, outre la diversité des organismes actuels, il faut expliquer celle des restes d’organismes vivants trouvés à l’état fossile dans des sédiments. L’agencement de ces restes en séries temporelles montre qu’au cours du temps les formes du vivant ont changé et que l’on peut établir une « généalogie » de ces transformations. Le terme « évolution » renvoie en tout premier lieu au récit historique de ces transformations, ainsi qu’à l’hypothèse d’un lien matériel entre ces différentes formes. L’apport de Darwin va au-delà de cette acception du terme « évolution » en proposant une « théorie » expliquant ce déroulement. L’objet de la théorie de Darwin est de fournir un cadre explicatif à l’existence de ces entités discrètes que l’on nomme « espèces ». Dans l’imposant ouvrage de Darwin, on ne trouve nulle part une position claire sur la définition de l’espèce. Bien au contraire, au début du chapitre intitulé « Variation », il affirme : « Je ne discuterai pas non plus ici les différentes définitions que l’on a données du terme espèce. Aucune de ces définitions n’a complètement satisfait tous les naturalistes, et cependant chacun d’eux sait vaguement ce qu’il veut dire quand il parle d’une espèce. » Les seuls éléments positifs se trouvent probablement dans cette citation : « Il est presque aussi difficile de définir le terme variété ; toutefois, ce terme implique presque toujours une communauté de descendance, bien qu’on puisse rarement en fournir les preuves8. » 8. Nous avons tenu à conserver la traduction courante de l’expression « common descent » qui exprime le fait que les espèces actuelles, comme les organismes individuels, descendent d’ancêtres communs. Cette expression est parfois mal comprise comme « possibilité d’avoir ensemble des descendants ». L’expression « descendance commune » ne doit donc pas à être confondue avec « interfécondité possible ». Cette citation a souvent été interprétée dans le sens d’un nominalisme de Darwin vis-à-vis des espèces. Cette interprétation est souvent appuyée par une autre citation du même chapitre : « Bref, nous aurons à traiter l’espèce, de même que les
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[sarah samadi & anouk barberousse / espèce] De la même façon qu’il explique l’idée de « sélection naturelle » en s’appuyant sur l’exemple de la sélection artificielle, il définit les espèces par analogie avec les « variétés » que produit justement cette sélection artificielle. Même s’il ne donne pas de véritable définition, on peut noter que le seul élément que conserve Darwin est la relation généalogique. Son propos est centré sur la variation au sein des espèces – le polymorphisme – qui, sous l’hypothèse de l’action de « la sélection naturelle », est à l’origine de nouvelles formes. Ainsi, Darwin renouvelle le débat sur l’espèce : le mécanisme de la reproduction avait un rôle central dans la vision fixiste des espèces pour expliquer le maintien de la ressemblance ; Darwin, en prenant en compte le polymorphisme, explique avec ce même mécanisme la transformation et l’apparition de nouvelles espèces au cours du temps. C’est probablement dans cet apparent dilemme que les houleux débats de la littérature du xxe siècle prennent racines. 1.4 Nature des discussions autour de la définition de l’espèce au xxe siècle Dans les discussions sur la meilleure définition du concept d’espèce, les deux aspects qui ont classiquement été discutés sont d’une part la pertinence théorique et d’autre part l’opérationnalité des définitions proposées9. Dans cette littérature, l’exigence de pertinence théorique est par exemple évaluée naturalistes considèrent actuellement le genre, comme une simple combinaison artificielle, nécessaire pour la commodité. Cette perspective n’est peut-être pas consolante, mais nous serons au moins débarrassés de ces vaines recherches pour découvrir l’essence, encore non trouvée et introuvable, de la notion d’espèce. » Cependant, Beatty (1985, “Speaking of Species: Darwin’s Strategy” @, in Kohn (ed.), The Darwinian Heritage, Princeton UP) et Stamos (2007, Darwin and the Nature of Species, State University of New York Press @) ont montré que cette interprétation est réductrice. La conception dynamique qu’a Darwin de l’histoire de la vie lui fait refuser les définitions statiques de ses prédécesseurs et contemporains mais ne signifie pas qu’il rejette l’existence d’espèces relativement stables, du moins pendant un certain temps, reliées entre elles par la relation fondamentale de « descendance commune ». 9. Pour se donner une idée de ces discussions, on pourra par exemple lire les articles de Cracraft (1987), “Species concepts and the ontology of evolution”, Biology and Philosophy, 2 @ ; O’Hara (1993), “Systematic generalization, historical fate, and the species problem”, Biology and Philosophy, 2 @ ; Frost & Kluge (1994), “A Consideration of epistemology in systematic biology, with special reference to species”, Cladistics, 10 @ ; Mayden (1997), “A hierarchy of species concepts : the denouement in the saga of the species problem”, Systematics Association, vol. 54, ou le livre de Lherminier & Solignac (2005), De l’espèce, Syllepse.
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[les mondes darwiniens] par la capacité d’une définition du concept d’espèce à s’appliquer à tous les organismes ou encore à intégrer la dimension temporelle des espèces. Pour beaucoup de biologistes, la centralité du concept d’espèces dans l’évaluation de la biodiversité est évidente. Il semble donc naturel d’évaluer la qualité de la définition de ce concept par sa cohérence dans le cadre théorique accepté par la communauté, en l’occurrence la théorie de l’évolution. L’exigence d’opérationnalité est d’une autre nature. En effet, il s’agit de déterminer si le corpus de méthodes et de techniques disponibles permet d’identifier les objets correspondant à une telle définition. La discussion est alors d’ordre épistémologique. L’association de ces deux exigences dans les discussions explique probablement l’insolubilité apparente du « problème de l’espèce ». Leur dissociation rend possible un consensus ontologique sur la définition du concept, qui rejoint des propositions faites au cours du xxe siècle par quelques rares auteurs10, semble possible. La diffusion de cette idée prend racine dans l’article de de Queiroz11. Elle semble maintenant largement admise parmi les biologistes12. La dissociation entre l’exigence de pertinence théorique et l’exigence d’opérationalité conduit à considérer la plupart des « définitions » du concept d’espèce comme des listes de critères, plus ou moins efficaces, pour identifier les espèces. 2 Les espèces et la théorie de l’évolution aujourd’hui
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appelons que la théorie de l’évolution vise à apporter des explications sur la diversité diachronique et synchronique du monde vivant dans tous ses aspects (adaptations, écosystèmes, etc.). Elle prend comme objets les organismes qu’il faut donc définir avant de formaliser la théorie. Les organismes sont des objets historiques qui naissent et meurent dans un contexte géographique délimité. Ces objets ont la propriété de donner naissance, à partir de 10. Cf. Simpson (1951), “The Species Concept”, Evolution, 5. Wiley (1981), Phylogenetics : the theory and practice of phylogenetic systematics, John Wiley & Sons. 11. de Queiroz (1998), “The general lineage concept of species, species criteria, and the process of speciation: a conceptual unification and terminological recommendations” @, in Howard & Berlocher (eds.), Endless forms, Oxford UP. 12. Cf. par exemple Hey (2006), “On the failure of modern species concepts”, Trends in Ecology & Evolution 21 @ ; Gamble et al. (2008), “Species limits and phylogeography of North American cricket frogs (Acris : Hylidae)”, Molecular Phylogenetics and Evolution, 48 @ ; Stockman et al. (2007), “Delimiting cohesion species : extreme population structuring and the role of ecological interchangeability”, Molecular Ecology, 16 @.
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[sarah samadi & anouk barberousse / espèce] fragments matériels d’eux-mêmes, à de nouveaux organismes (descendants) qui leur ressemblent imparfaitement et qui sont également capables de se reproduire. Cette propriété de reproduction peut se décliner suivant différentes modalités (biparentale, clonale, etc.) mais permet, quelle qu’elle soit, de relier les organismes dans un réseau généalogique. Ce réseau, qui peut être pensé comme un registre d’état civil qui enregistrerait les relations de parenté entre tous les organismes au cours de l’histoire de la vie sur Terre, définit le domaine de la théorie de l’évolution. La représentation arborée de l’histoire de la diversité du vivant, quantifiée en nombre d’espèces, qui prévaut au moins depuis Darwin, illustre l’idée que le réseau généalogique a une structure arborescente et inscrit cette diversité dans une histoire généalogique. La structure arborescente résume les observations et extrapolations sur l’histoire de la vie que la théorie cherche à expliquer : d’une part les organismes constituent des ensembles différenciés au sein desquels les individus sont généalogiquement reliés, et d’autre part ces ensembles, disjoints les uns des autres, se différencient de façon irréversible au cours du temps et donnent naissance à de nouvelles branches. Pour reprendre la métaphore du registre d’état civil, l’arbre illustre que des événements ou processus conduisent à la fragmentation du registre en sous-registres autonomes. Une extinction ou un nouvel événement de fragmentation marquera la clôture d’un sous-registre. Dans ce contexte, si l’espèce est l’unité de décompte de la diversité, et donc que la spéciation est un événement qui conduit à l’augmentation du nombre d’espèces, il convient de les définir respectivement comme sous-parties du réseau généalogique définitivement divergentes du reste du réseau et comme l’événement correspondant à une division définitive de fragments du réseau généalogique. Cette définition considère donc que les espèces sont des ensembles d’organismes qui se reproduisent entre eux (réticulation) et qui forment des lignées évolutives définitivement divergentes les unes des autres. La vie de chaque lignée est encadrée par un événement de spéciation à l’origine de la lignée et par un événement mettant fin à la lignée. La fin d’une lignée peut résulter soit d’une nouvelle spéciation qui la scinde en deux (ou plusieurs) nouvelles lignées, soit d’une extinction. Ces deux événements encadrent temporellement l’ensemble d’organismes que l’on regroupe dans une espèce donnée et en déterminent donc la durée de vie. Les espèces ainsi définies sont des ensembles d’organismes au sein desquels les organismes se reproduisent exclusivement entre eux et qui forment des « branches » dans le réseau généalogique. Ces ensembles délimitent le
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[les mondes darwiniens] domaine d’action de la sélection et de la dérive (l’échantillonnage stochastique des descendants au cours de la reproduction) qui sont les mécanismes du tri de la « variation naturelle ». C’est pourquoi l’on peut qualifier ces ensembles de « lignées évolutives ». Cette description verbale de la définition de l’espèce peut être rigoureusement formalisée13. Cette formalisation est proche de celle de Hennig14 mais s’en distingue par la prise en compte de l’ensemble du réseau généalogique. La question que l’on peut alors poser est : « La théorie de l’évolution explique-t-elle la structure arborescente du réseau généalogique ? » Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’énoncer la théorie en tant que telle en y intégrant les avancées faites depuis l’ouvrage de Darwin. Au cours du xxe siècle, le programme de recherche proposé par Darwin a largement été exploré. La découverte des lois de l’hérédité et de son support matériel, ou encore la prise en compte des effets stochastiques de l’échantillonnage à chaque génération, font partie des avancées qui ont permis de raffiner la théorie. Cependant, l’effort de formalisation de la théorie a rarement été mené à bien, même si cette idée n’est pas récente ; la formalisation la plus citée est celle de Williams15, reprise par Lewontin16. Cependant, cette formalisation, centrée sur la sélection naturelle, ne prend pas en compte la dimension probabiliste des processus de l’évolution biologique. Pourtant, cette dimension a été introduite par la théorie neutraliste17 et a portant bien été intégrée dans les raisonnements des évolutionnistes. Bien que peu formulée, l’architecture de base de la théorie est probablement assez consensuelle parmi les évolutionnistes. Pour s’en convaincre, prenons l’exemple des travaux menés par Richard Lenski. Celui-ci a élaboré un dispositif expérimental d’évolution in vitro, dont les motivations sont (i) étudier la dynamique des changements dans des populations de bactéries 13. Samadi & Barberousse (2006), “The tree, the network, and the species”, Biological Journal of the Linnean Society, 89 @ ; idem (2009), “Towards new, well-grounded practices. A response to Velasco”, Biological Journal of the Linnaean Society, 97(1) @. 14. Hennig (1966), Phylogenetic systematics, University of Illinois Press @. 15. Williams (1973), “The logical basis of natural selection and other evolutionary controversies” @, in Bunge (ed.), The Methodological Unity of Science, Reidel (publié seulement en 1973, mais dont le manuscrit date de 1960). 16. Lewontin (1970), “The Units of Selection”, Annual Review of Ecology and Systematics, 1 @. 17. Kimura (1983), The Neutral Theory of Molecular Evolution, Cambridge UP @.
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[sarah samadi & anouk barberousse / espèce] Escherichia coli au cours de l’évolution, (ii) évaluer la répétabilité des événements qui ont lieu au cours l’évolution et (iii) établir des correspondances entre les changements phénotypiques et génomiques. Le choix du modèle biologique et des conditions expérimentales font de son dispositif un véritable modèle empirique de la théorie de l’évolution. Au cahier des charges de la théorie de l’évolution, qui est d’expliquer la diversité des organismes de l’histoire de la vie ainsi que les adaptations des organismes, on peut raisonnablement ajouter l’explication des résultats obtenus dans le dispositif expérimental de Lenski. Celui-ci est en effet conçu pour produire un ensemble de situations évolutionnistes purifiées, qu’une formulation correcte de la théorie de l’évolution doit prédire avec davantage de précision que les situations in vivo. Ce modèle empirique correspond parfaitement à la formulation sommaire de la théorie proposée par Samadi & Barberousse18 : « De façon schématique, nous pouvons dire que la théorie de l’évolution prend pour point de départ le fait que les organismes peuvent se reproduire et que les descendants issus de ces événements de reproduction peuvent présenter des différences avec leurs parents. D’autre part, chaque organisme a une existence délimitée dans l’espace et le temps. La théorie de l’évolution nous dit que dans ce contexte, la structure du réseau généalogique dépend des processus de tri aléatoire (dérive) et sélectif (sélection naturelle) qui agissent à chaque génération sur les organismes. L’action de ces deux processus est déterminée à la fois par les caractéristiques intrinsèques des organismes et par le contexte spatio-temporel dans lequel ils se trouvent. » La théorie ainsi sommairement formulée permet de proposer un ensemble d’explications de l’arborescence, qui n’est pas un de ses présupposés. Un scénario explicatif possible est fondé sur la diversité du contexte géographique terrestre (et ses variations au cours des temps géologiques) qui permet d’isoler des sousensembles du réseau généalogique qui subissent alors, indépendamment les uns des autres, l’action de la dérive et de la sélection naturelle. Ces processus de tri, parce qu’ils ont lieu indépendamment les uns des autres dans les différents sous-ensembles, provoquent leur différenciation. D’autre part, du fait que ces variations touchent potentiellement tous les caractères des organismes, y compris ceux liés aux modalités de reproduction, on peut prédire 18. Samadi & Barberousse (2005), « L’arbre, le réseau et les espèces. Une définition du concept d’espèce ancrée dans la théorie de l’évolution », Biosystema, 24 @. Une formalisation de cette formulation sommaire est proposée dans Barberousse & Samadi, ce volume.
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[les mondes darwiniens] que les organismes de deux sous-ensembles séparés finiront, si le temps de séparation est suffisant, par devenir reproductivement incompatibles. La divergence entre ces deux « branches » est alors irréversible. Ce scénario est celui de la « spéciation allopatrique », énoncé par Ernst Mayr19. Ce scénario a été largement et rapidement accepté par la communauté scientifique et on peut le considérer comme le scénario « canonique » de la spéciation. Des données telles que la distribution géographique d’espèces ayant récemment divergé le soutiennent. On peut bien sûr citer le célèbre exemple des pinsons de Darwin20 ou la répartition des espèces de part et d’autre de l’isthme de Panama21. Cependant, la théorie autorise bien d’autres scénarios qui sont également soutenus par des données empiriques, mais le propos n’est pas ici de les détailler22. 3 De la définition théorique aux critères opérationnels, aspects épistémologiques du débat
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ous avons donc établi et justifié la définition du concept d’espèce dans le cadre de la théorie de l’évolution. Quelles sont les pratiques scientifiques qui permettent effectivement d’évaluer la biodiversité à l’aide de ce concept d’espèce ? Il faut pour répondre à cette question repartir de la définition pour identifier les critères permettant de décider si tels ou tels ensembles d’organismes doivent ou non être considérés comme des espèces. Ces critères doivent permettre de mettre en évidence des divergences définitives entre des lignées évolutives définies comme des fragments du réseau généalogique. Pour reprendre la métaphore du registre d’état civil, il faut que les relations généalogiques entre ces organismes forment un registre d’état civil qui, à partir d’une date donnée (la naissance de l’espèce), n’a plus aucune interconnexion avec tous les autres registres. Bien sûr, nous n’avons pas moyen de consulter le registre d’état civil de tous les organismes qui vivent sur Terre à tous les instants de son histoire et nous ne pouvons inférer la structure du réseau 19. Mayr (1942), Systematics and the Origin of Species, Columbia UP. 20. Cf. par exemple, Grant & Grant (1997), “Genetics and the origin of bird species”, PNAS USA, 94 @. 21. Lessios (2008), “The Great American Schism : Divergence of Marine Organisms After the Rise of the Central American Isthmus”, Annual Review of Ecology, Evolution, and Systematics, 39 @. 22. Cf. Turelli et al. (2001), “Theory and speciation”, Trends in Ecology & Evolution, 16 @.
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[sarah samadi & anouk barberousse / espèce] qu’indirectement, par l’observation des organismes (actuels et passés) décrits à l’aide de caractères. Les méthodes d’inférence doivent être fondées sur les prédictions de la théorie de l’évolution quant au devenir de ces caractères au cours du temps. 3.1 Les organismes et leurs caractères Il semble donc essentiel ici de préciser ce qu’est un caractère23. Un caractère peut être considéré comme une propriété ou un attribut d’un organisme, comme sa couleur, sa forme, la séquence d’un fragment d’ADN, la vitesse de migration de la protéine λ dans un gel d’électrophorèse, etc. Pour deux organismes donnés, le même caractère peut être dans des états différents : par exemple pour le caractère « couleur des yeux », il existe toute une gamme d’états possibles. à condition que ces états de caractères soient héritables, c’est-à-dire transmis de parents à descendants, ils peuvent être utilisés pour inférer la structure du réseau généalogique. Certaines variations que l’on peut observer entre les individus résultent des environnements différents où ils vivent ou dans lesquels ils ont grandi et ne sont pas héritables. Ces variations traduisent une plasticité dans l’expression des caractères24. Il est également nécessaire que ces caractères soient susceptibles de varier sous l’effet de mutations. Dans ces conditions, un caractère homologue peut avoir plusieurs états, on parle alors de polymorphisme (la couleur des yeux peut être bleue, verte, violette, etc.). Au sein d’une espèce, le polymorphisme résulte donc des mutations (au sens large) et les mécanismes de tri de la variation naturelle vont tendre en général à réduire cette variation. En effet, la dérive conduit inexorablement à perdre des variants. Le tri par la sélection naturelle peut prendre différentes formes. Dans ses formes les plus simples, ce tri tend également à réduire le polymorphisme (soit par l’avantage conféré à un variant relativement aux autres, soit par élimination des moins avantageux). Ces mécanismes de tri permettent donc potentiellement l’homogénéisation des caractères au sein des lignées et, parce qu’ils agissent indépendamment dans chaque lignée, la différenciation des organismes entre les lignées. Cependant, chaque caractère ne va pas évoluer à la même vitesse. En effet, le processus de mutation affecte les caractères à différents moment et avec des 23. Cf. également Barriel, ce volume. (Ndd.) 24. On parle de plasticité phénotypique, cf. par exemple, chez les plantes, Kaplan (2002), “Phenotypic plasticity in Potamogeton (Potamogetonaceae)”, Folia Geobotanica, 37 @.
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[les mondes darwiniens] effets différents. De même, la sélection naturelle n’agit pas de la même façon sur tous les caractères. Cette sélection peut dans certains cas ne pas réduire le polymorphisme mais au contraire l’augmenter. Pour ne citer qu’un exemple, les caractères associés au dimorphisme sexuel évoluent sous l’effet d’une sélection diversifiante, qui maintient au sein d’une communauté de reproduction des états de caractères très divergents. Dans la pratique, le scientifique devra donc utiliser de tels caractères pour proposer des hypothèses de délimitation d’espèce. Ces hypothèses sont appelées à être remises en cause – ou à être appuyées – quand de nouvelles données deviennent disponibles. 3.2 Les espèces, hypothèses testables de la partition du réseau généalogique Quand les hypothèses de délimitation sont fondées sur des caractères soumis à la plasticité phénotypique, l’étude de l’héritabilité des traits conduira à rejeter les hypothèses primaires et à en formuler de nouvelles. Dans certains taxons – comme les plantes, les mollusques ou les coraux –, la plasticité phénotypique des caractères morphologiques est une source importante d’instabilité dans les délimitations des espèces. Dans de tels cas, la systématique moderne s’appuiera plus volontiers sur des caractères dont le déterminisme est plus facile à établir (le polymorphisme des protéines ou des séquences d’ADN). Une autre illustration de ce processus d’évolution des hypothèses de délimitation peut être trouvée au travers d’exemples de découvertes de caractères qui reflètent un dimorphisme sexuel. Il n’est en effet pas rare, lors des premières observations d’un groupe d’organismes, que l’on ne sache pas reconnaître les mâles des femelles, et, de par leur divergence sur de nombreux caractères, qu’ils soient placés dans des espèces différentes. On en trouve un exemple récent dans le cas étudié par Vortsepneva et al.25, avec le polychète (un ver annelé) Asetocalamyzas laonicola, de la famille des Calamyzidae, décrit initialement comme parasite d’un polychète de la famille des Spionidae. Les auteurs proposent de nouvelles données sur des organismes impliqués dans cette association. Il est notamment montré que pour tous les organismes qui ont pu être observés, les hôtes étaient toujours des femelles alors que les parasites étaient toujours des mâles. Ce résultat surprenant est complété par 25. Vortsepneva et al. (2008), “The parasitic polychaete known as Asetocalamyzas laonicola (Calamyzidae) is in fact the dwarf male of the spionid Scolelepis laonicola (comb. nov.)”, Invertebrate Biology, 127(4) @.
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[sarah samadi & anouk barberousse / espèce] une analyse génétique qui montre que ces deux organismes sont très similaires. L’analyse phylogénétique montre de plus qu’ils se placent tous deux dans la même lignée évolutive (la famille des Spionidae). à l’aide de ces nouveaux résultats, une nouvelle interprétation de délimitation peut donc être proposée, remettant les mâles et les femelles au sein de la même espèce26. Cet exemple illustre que les délimitations sont des hypothèses qui peuvent être remises en cause au vue de nouvelles données. La délimitation des espèces s’inscrit donc sans ambiguïté dans une démarche scientifique. Il s’agit d’une science qui formule des hypothèses, lesquelles peuvent être réévaluées au vu des nouvelles données et méthodes dont les chercheurs disposent. 4 Moyens et méthodes de la délimitation des espèces au xxie siècle
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i l’on se replace dans le contexte des discussions du xxe siècle, c’est-à-dire grossièrement depuis Darwin jusqu’à l’acceptation des idées explicitées par de Queiroz27, on peut identifier, au travers des « définitions du concept 26. Un autre cas très spectaculaire concerne trois familles de téléostéens des profondeurs (Johnson et al., 2009, “Deep-sea mystery solved: astonishing larval transformations and extreme sexual dimorphism unite three fish families”, Biology letters, 5(2)@) : les Cetominidés décrits en 1895 par Goode & Bean, actuellement découpés en 9 genres et 20 espèces ; les Mirapinnidés décrits en 1956 par Bertelsen & Marshall, découpés en 3 genres et 5 espèces ; les Megalomycteridés décrits par Myers & Freihoferen en 1966 partagés en 4 genres monotypiques (i.e. ne comprenant qu’une seule espèce). Parmi les quelques 600 spécimens examinés pour les Cetominidés, tous collectés à plus de 1 000 m, tous ceux qui étaient sexuellement matures se sont révélés être des femelles. Les grandes mâchoires de ces spécimens leur permettent d’ingérer des proies de grandes tailles dans un environnement profond peu riche en nourriture. Les 120 spécimens connus de Mirapinnidés ont toujours été collectés au-dessus de 200 m et sont tous sexuellement immatures. Ils se nourrissent de copépodes (petits crustacés) abondant dans les eaux riches près de la surface. Enfin les 65 spécimens attribués aux Megalomycteridés ont tous été récoltés à plus de 1 000 m et sont tous des mâles. Ces mâles n’ont ni œsophage, ni estomac et semblent vivre grâce aux réserves stockés dans un foie de grande taille. De nouvelles captures ont permis d’observer la transformation des juvéniles vers les adultes et suggèrent une nouvelle interprétation de cette diversité : les trois familles n’en feraient qu’une ! Des données moléculaires soutiennent cette interprétation. Cependant, les données restent trop fragmentaires pour réassortir de façon cohérente les mâles, les femelles et les juvéniles et donc de proposer un nouveau découpage en espèces de cette famille ainsi unifiée. 27. de Queiroz (1998), “The general lineage concept of species, species criteria, and the process of speciation: a conceptual unification and terminological recommen-
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[les mondes darwiniens] d’espèces » qui les alimentaient, les grandes familles de critères utilisés dans la pratique pour délimiter les espèces : la famille « phénétique », la famille « biologique » et la famille « phylogénétique ». Ces trois grandes familles de critères correspondent de fait aux champs disciplinaires qui traitent de la délimitation des espèces : l’alpha-taxonomie, la biologie des populations et la phylogénétique. 4.1 La délimitation primaire des espèces : pratique de l’alpha-taxonomie Le plus souvent, la première hypothèse de délimitation d’une « nouvelle espèce » est proposée par les taxonomistes qui, le plus communément, utilisent un critère de ressemblance appliqué à des caractères morphologiques. Classiquement, le taxonomiste se fonde sur les connaissances acquises sur les caractères morphologiques du groupe d’organismes dont il est spécialiste (déterminisme génétique, expression d’un dimorphisme sexuel, etc.) ; il examine autant de spécimens que possible et propose des hypothèses de délimitations en espèces qui minimisent la variabilité à l’intérieur des espèces et la maximise entre les espèces. Cette démarche a été décrite par Mallet28 sous le terme de « définition de cluster génotypique ». Il souligne ainsi que cette ressemblance n’est pertinente que dans la mesure où elle traduit l’apparentement des organismes et donc qu’elle se fonde sur des caractères dont la variabilité est héritable. Les connaissances accumulées sur le déterminisme des caractères et l’héritabilité des états qui y sont associés conditionnent donc fortement la robustesse des hypothèses proposées. Comme nous l’avons vu plus haut, la plasticité phénotypique ou le polymorphisme conduisent facilement à des hypothèses erronées. La justification de l’utilisation de ce critère repose sur le tri opéré par la dérive et la sélection indépendamment au sein de chaque espèce. La théorie justifie donc ce critère mais en révèle une limite : la fixation de caractères permettant de diagnostiquer les espèces n’est pas un processus instantané puisqu’il faut à la fois que des mutations apparaissent et qu’ensuite un tri – aléatoire ou sélectif – s’opère. Ainsi, des espèces récemment séparées partagent des états de caractères dits « plésiomorphes » ou « ancestraux ». dations” @, in Howard & Berlocher (eds.), Endless forms. Species and speciation, Oxford UP. 28. Mallet (1995), “A species definition for the modern synthesis”, Trends in Ecology & Evolution, 10 @.
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[sarah samadi & anouk barberousse / espèce] Dans de tels cas, l’évaluation de la ressemblance ne permet pas de détecter les séparations du réseau. La grande découverte méthodologique de Hennig réside justement dans cette analyse. Seuls les états de caractères « dérivés » (ou apomorphes) permettent de retracer l’histoire des branchements dans l’arbre généalogique. Le critère de ressemblance est un critère opérationnel qui correspond à celui qu’intuitivement nous mettons en œuvre. La robustesse des hypothèses faites selon ce critère dépend des connaissances que nous avons sur les caractères utilisés. Si cette ressemblance, interprété comme un « air de famille », permet de formuler l’hypothèse d’une ascendance commune, elle ne permet pas – sans analyse des états de caractères utilisés – de détecter l’autonomie d’une lignée, ni a fortiori de retracer l’histoire des branchements. Cette reconstruction historique, basée sur « la ressemblance avec modification » entre parents et descendants, correspond à la mise en œuvre du critère phylogénétique. 4.2 La détection de l’ascendance commune : critère phylogénétique La fixation au cours de l’évolution d’états de caractères « dérivés » dans des lignées autonomes correspond au critère dit « phylogénétique ». Les processus de tri stochastique et/ou sélectif qui ont lieu dans les populations tendent à y réduire le polymorphisme. Cependant, tous les caractères variables et héritables ne répondent pas de la même façon à ces tris. Pour les caractères dont le polymorphisme est « neutre », la fixation dépend des tirages aléatoires des descendants à chaque génération. Le temps de fixation moyen d’un variant dans une population dépend alors de la taille de la population. En d’autre terme, quand deux sous-ensembles se séparent généalogiquement, la fixation des états de caractères dérivés dans chaque sous-ensemble prend du temps même si la séparation est définitive. En conséquence, avant que des apomorphies (caractères dérivés) soient fixées et permettent de reconnaître chaque espèce, du polymorphisme pourra être transitoirement partagé. De même, pour les caractères dont la variabilité est « adaptative », les modalités de tri ne conduisent pas toujours à fixer rapidement un variant. C’est notamment le cas du dimorphisme sexuel mais également de caractères évoluant sous l’effet d’une sélection balancée (par exemple le polymorphisme HLA). Dans le cas du dimorphisme sexuel, sauf si un varient asexué apparaît, la sélection ne peut fixer l’un ou l’autre des sexes, ni donc les états de caractères impliqués dans ce dimorphisme. De même quand la rareté confère un
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[les mondes darwiniens] avantage, la sélection ne permettra pas de fixer un variant puisque dès lors que sa fréquence augmente, il perd son avantage29. Ainsi, l’application du critère phylogénétique à des caractères dont la variabilité se maintient dans les populations conduit à proposer des hypothèses de délimitation qui dissocient des individus appartenant à un même fragment de réseau généalogique (par exemple mâles versus femelles) et/ou au contraire qui regroupent des individus appartenant à des espèces différentes (par exemple mâles de l’espèce A et de l’espèce B d’un côté, et femelles de A et de B de l’autre). Les limites de ce critère sont donc d’une part la compréhension de la variabilité des états des caractères utilisés, que ce soit en relation avec leur déterminisme, ou avec leurs modalités d’évolution, et d’autre part le temps écoulé depuis la spéciation. 4.3 L’interfécondité et ses conséquences : le critère « biologique » et ses dérivés Dans le contexte théorique que nous avons précisé, les individus au sein d’une espèce sont généalogiquement connectés, ce qui implique de facto qu’ils doivent être interféconds. La fixation, pour des caractères liés plus ou moins directement à la reproduction, d’états différents dans chaque sous-ensemble provoque cette interfécondité réciproque au sein des espèces et l’isolement entre les espèces. La théorie, telle que nous l’avons énoncée plus haut, prédit que les ensembles disjoints vont diverger et qu’avec le temps, tous les caractères – y compris ceux impliqués dans la capacité à se reproduire – vont être touchés par cette divergence. Dans ce contexte, il est probable que les acquisitions causant l’isolement reproducteur soient irréversibles. Les scénarios et causes de ces acquisitions sont multiples et dans la littérature biologique, le terme « mécanismes d’isolement » renvoie à l’étude des mécanismes qui expliquent que des sous-ensembles du réseau généalogique ne puissent plus avoir d’échanges reproducteurs. Comme nous l’avons évoqué plus haut, la cause la plus évidente, mais pas unique, de l’isolement reproducteur est l’isolement géographique. La fameuse définition dite « biologique » de Mayr se base sur cette propriété. En effet, selon cette définition, les espèces sont des « groupes de populations naturelles, effectivement ou potentiellement interfécondes, qui sont 29. Pour plus de détails sur les causes de la diversité phénotypique au sein d’une espèce, cf. par exemple Rueffler et al. (2006), “Disruptive selection and then what ?”, Trends in Ecology & Evolution, 21 @.
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[sarah samadi & anouk barberousse / espèce] génétiquement isolées d’autres groupes similaires ». Ainsi, cette définition considère que notre conviction que les chiens et les chats appartiennent bien à deux espèces différentes doit se fonder sur l’observation de l’incapacité des organismes de ces deux ensembles à se reproduire les uns avec les autres. Cette définition et ses dérivées proposent donc comme critère de reconnaissance des espèces la mise en évidence de l’interfécondité des individus appartenant à une même espèce et l’isolement reproducteur entre des individus appartenant à des espèces différentes. Bien que théoriquement très puissant, ce critère est le plus souvent difficile à mettre en pratique. Cependant, ce critère s’intègre tout à fait dans le processus de test des hypothèses de délimitation. C’est le cas par exemple quand des flux de gènes sont mis en évidence entre deux groupes reconnus et nommés par la taxonomie morphologique comme deux espèces différentes. Ce phénomène, souvent appelé « hybridation interspécifique », est une preuve que l’hypothèse de départ était fausse et implique une réévaluation des hypothèses de délimitation. Le conservatisme conduit parfois à conserver les deux noms en dépit du résultat du test qui invalide l’hypothèse et explique en grande partie l’usage du terme « hybridation interspécifique » dans la littérature scientifique. 4.4 Vers un développement de nouveaux critères Les réflexions récentes sur le concept d’espèce et les développements méthodologiques et technologiques ont conduit à identifier de nouveaux critères combinant les différentes conséquences du concept d’espèce. On peut notamment citer le critère « généalogique » qui combine des éléments utilisés dans les critères phylogénétique et biologique30. Le critère phylogénétique s’appuie sur le fait que les différentes lignées vont fixer des états de caractères différents alors que le critère biologique insiste sur les échanges reproducteurs au sein des lignées et leur absence entre les lignées. Ce nouveau critère s’appuie sur la recombinaison des caractères qui est une conséquence de la reproduction. La reproduction sexuée assure en effet au sein d’une espèce un brassage des combinaisons d’états de caractères entre parents et descendants qui n’a pas lieu entre les espèces. En raison des flux de gènes et de la recombinaison au sein d’une espèce, chaque caractère aura sa propre histoire généalogique. On parlera donc d’incongruence. à l’inverse, entre les espèces, les caractères ne 30. Taylor et al. (2000), “Phylogenetic species recognition and species concepts in fungi”, Fungal Genetics and Biology, 31 @.
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[les mondes darwiniens] recombinent pas et les inférences phylogénétiques faites à partir de différents caractères tendent à être congruentes. La multiplication des données génétiques et le développement de programmes de calcul puissants permettent la mise en œuvre de ces nouveaux critères, qui sont appelés à se développer. 4.5 Et la nomenclature dans tout ça ? Dans la pratique, la plupart des espèces sont décrites de façon « classique » en utilisant essentiellement des critères de ressemblance appliqués à des caractères morphologiques. Ces hypothèses « primaires » pourront ensuite être testées en utilisant d’autres caractères et/ou en appliquant d’autres critères. La taxonomie est donc une science qui propose des hypothèses de délimitation des taxons. Sur la base des données disponibles au temps t, les taxonomistes proposent des hypothèses qui résisteront – ou pas – aux données acquises ensuite. Pour nommer ces hypothèses, la taxonomie s’appuie sur des règles de nomenclature. Les nouveaux organismes examinés sont ensuite rattachés aux hypothèses taxonomiques reconnues à cette date et donc attribuer à un nom. Selon les codes de nomenclatures, en grande partie fondés sur les travaux de Linné, les noms d’espèces sont créés à chaque fois qu’un taxonomiste propose une nouvelle hypothèse de délimitation d’espèces. Le nom n’est cependant pas attaché à l’hypothèse mais à un spécimen « type » qui porte littéralement le nom. En effet, lorsque les hypothèses sont réexaminées à la lumières de nouvelles données (caractères et/ou spécimens additionnels) ou à l’aide de nouvelles méthodes, les anciens noms sont réattribués aux nouvelles hypothèses en fonction de la position de ces spécimens « types » dans le nouveau schéma de délimitation. Si dans cette nouvelle évaluation aucun spécimen type ne peut être attaché à une hypothèse, le taxonomiste doit proposer un nouveau nom et désigner un nouveau spécimen type31. Dans ce contexte, parmi les limitations rencontrées lors de la description de nouvelles espèces, il y a à la fois l’accès à la littérature taxonomique (où sont proposés ces noms), mais aussi la possibilité d’observer ces spécimens types. Cette dernière limitation est d’autant plus grande quand, les méthodes et techniques évoluant, il n’est pas possible de caractériser les spécimens types pour les nouveaux caractères qui ont par exemple conduit à remettre en cause les anciennes hypothèses. 31. Contrairement à une idée communément répandue, l’utilisation des « types » ne correspond pas à une démarche typologique mais bien à un moyen matériel de nommer les hypothèses taxonomiques.
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[sarah samadi & anouk barberousse / espèce] 5 Perspectives
I
l y a une trentaine d’années, avec en un peu plus de 1,5 million d’espèces décrites par les taxonomistes, la biodiversité était considérée comme connue en grande partie. Aujourd’hui, cette diversité est évaluée, toujours en utilisant les espèces comme unité de mesure, avec un à deux ordres de grandeur supplémentaires. Bien que le taux de description des espèces ait largement augmenté au cours du temps (13 000 espèces décrites environ par an actuellement), il reste largement insuffisant pour décrire les millions d’espèces non encore découvertes. De plus, au rythme actuel d’extinction des espèces, beaucoup auront disparu sans avoir pu être découvertes. La connaissance de la biodiversité ne se pose donc plus dans les mêmes termes. Au-delà de l’intérêt ou non du défi, se pose la question de nos capacités à s’approcher d’une connaissance exhaustive de cette diversité. Les développements technologiques et méthodologiques permettront-ils d’accroître le taux d’acquisition de cette connaissance taxonomique ? L’acquisition de données génétiques est aujourd’hui facilitée grâce à des avancées techniques telles que le séquençage de génomes complets. Ces technologies, associées à des programmes d’exploration, permettent potentiellement de relever le défi. Cependant, pour que ces descriptions restent dans le cadre scientifique que nous avons décrit, il est nécessaire de s’inscrire dans le processus de proposition et d’évaluation des hypothèses de la taxonomie. L’échange des informations est probablement une des limitations qu’il reste à lever. Dans ce contexte, se développe actuellement le projet « Barcode of life » qui vise à lier les données taxonomiques classiques aux données génétiques et à rendre l’ensemble accessible, via internet, au moyen de bases de données publiques. Ce projet a vu le jour en 2003 sous l’impulsion de Paul Hebert et de ses collaborateurs32. Ces chercheurs proposent d’utiliser l’outil moléculaire pour libérer les taxonomistes de leurs tâches d’expertise afin qu’ils puissent pleinement se consacrer à la description des espèces nouvelles. En effet, la demande en expertise taxonomique (attribuer un spécimen à une espèce nommée) émane de nombreux domaines, comme la gestion des espaces naturels et de l’environnement (reconnaître des espèces protégées, lutter contre des espèces invasives, suivre des espèces indicatrices de l’état des milieux), l’agriculture (identifier des espèces nuisibles), la santé publique (lutter contre les vecteurs des espèces pathogènes ou contre les 32. Hebert (2003), “Biological identifications through DNA barcodes”, Proceedings of the Royal Society of London B : Biological sciences, 270 @.
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[les mondes darwiniens] pathogènes), l’agro-alimentaire (vérifier l’identité d’espèces exploitées par exemple des espèces péchées ou utilisés dans les produits), mais aussi dans la plupart des domaines de recherche de la biologie. Par ailleurs, la population des taxonomistes est vieillissante et peu nombreuse, les infrastructures en taxonomie ne sont pas largement accessibles, la prise de décision en taxonomie est une tâche difficile pour les non-spécialistes. Le projet s’inspire des codes barres du commerce inventé par Joseph Woodland et Bernard Silver à la fin des années 1940, développé ensuite dans le Universal Product Code (UPC) au début des années 197033. Ce système est universellement utilisé pour relier les produits en vente à des bases de données (prix, état des stocks, etc.). Le code barre ADN est par analogie défini comme une technique qui utilise une courte séquence d’ADN provenant d’une région standardisée du génome comme un « bio-marqueur » diagnostic des espèces. Pour que cette application soit possible, il est nécessaire de développer des bases de données permettant de lier les noms d’espèces à des séquences d’ADN au travers de spécimens identifiés par les spécialistes et répertoriés dans des infrastructures de collections. Un consortium international regroupant plus d’une centaine d’organisation de plus de quarante pays (The Consortium for the Barcode of Life) s’est mis en place afin de développer ces bases de données. Ce projet permet d’envisager de résorber les goulets d’étranglement identifiés. D’une part, les taxonomistes, étant libérés d’une part importante des tâches d’expertise, peuvent se consacrer à la production de nouvelles données taxonomiques et donc progresser dans la description de la biodiversité. D’autre part, le développement de bases de données permettant de lier les codes barre ADN aux spécimens séquencés et aux noms d’espèces doit aider à permettre un meilleur accès aux ressources taxinomiques. On peut donc penser que la gestion des données à l’aide de telles bases de données informatisées et des moyens de communications informatiques offerts par la toile permettront de mettre en place de nouvelles procédures qui accéléreront notre connaissance de la diversité des espèces.
33. Seideman (1992), “Barcodes Sweep the World” @, in Amato (ed.), Inside Out : Wonders of Modern Technology, Smithmark.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 8
Guillaume Lecointre
Filiation
L’
Qui sait à quel instant de la succession de ces générations animales nous en sommes ? Qui sait si ce bipède déformé, qui n’a que quatre pieds de hauteur, qu’on appelle encore dans le voisinage du pôle un homme, et qui ne tarderait pas à perdre ce nom en se déformant un peu davantage, n’est pas l’image d’une espèce qui passe ? Qui sait s’il n’en est pas ainsi de toutes les espèces d’animaux ? (Denis Diderot, Le Rêve de d’Alembert, 1769.)
intuition selon laquelle les espèces sont généalogiquement affiliées entre elles diffuse dans la seconde moitié du xviiie siècle. On a coutume d’associer spontanément cette intuition au transformisme, mais sur ce point il faut rester prudent.
1 Naissance de la filiation des espèces
P
ar exemple, chez le précurseur du transformisme qu’est Benoist de Maillet, les origines des êtres terrestres à partir des êtres marins restent distinctes les unes des autres, réalisant une sorte de transformisme sans généalogie possible des espèces. De même, une véritable filiation des espèces entre elles est logiquement impliquée par la physique de la transformation des espèces de Pierre-Louis Moreau de Maupertuis en 1750 et 1751, mais ne restera jamais qu’implicite. Erasme Darwin fut beaucoup plus explicite dans Zoonomie ou Lois de la vie organique en 1794 : Serait-ce […] une témérité d’imaginer que, dans la longue suite des siècles écoulés depuis la création du monde, peut-être plusieurs millions de siècles avant l’histoire du genre humain, tous les animaux à sang chaud sont provenus d’un filament vivant que la grande cause première a doué de l’animalité, avec la faculté d’acquérir de nouvelles parties accompagnées de nouveaux penchants dirigés par des irritations, des sensations, et ainsi posséder la faculté de continuer à se perfectionner par sa propre activité inhérente et de transmettre
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[les mondes darwiniens] ces perfectionnements de génération en génération, à sa postérité et dans les siècles des siècles ?
On trouve ici, chez le grand-père de Charles, l’idée de filiation des êtres inscrite dans un temps long, et la transformation des espèces avec transmission des modifications à la descendance. Le travail d’Erasme Darwin manquait cependant de base observationnelle. Qui dit filiation dit généalogie. La généalogie est une figure représentant des lignes entre des parents et des descendants identifiés. Si cette généalogie est évidente au sein de l’espèce comme représentant légitimement les liens familiaux entre individus, elle devient plus abstraite s’il s’agit de représenter des liens d’ancêtres à descendants entre populations, sous-espèces, et marque une révolution conceptuelle si ces liens sont représentés entre espèces ou entre entités taxonomiques de plus haut rang. C’est l’horticulteur Antoine Nicolas Duchesne qui franchit le pas le premier en 1766 en publiant une généalogie des fraisiers. Georges Buffon publia bien une carte généalogique des chiens en 1755, mais resta au seuil d’une véritable généalogie des espèces, ballotté qu’il était entre une conception de la « dégénération » des espèces et une négation de celle-ci justifiée par un recours à la révélation. Cependant, en 1766, la métaphore généalogique appliquée aux espèces semble poindre chez lui et prendre le dessus : Une considération très importante et dont la vue est très étendue, c’est celle du changement des espèces-mêmes, c’est cette dégénération plus ancienne et de tout temps immémoriale qui paraît s’être faite dans chaque famille ou, si l’on veut, dans chacun des genres sous lesquels on peut comprendre les espèces voisines et peu différentes entre elles ; nous n’avons dans tous les animaux terrestres que quelques espèces isolées, qui, comme celle de l’Homme, fassent en même temps espèce et genre ; l’éléphant, le rhinocéros, l’hippopotame, la girafe forment des genres ou des espèces simples qui ne se propagent qu’en ligne directe et n’ont aucune branche collatérale ; toutes les autres paraissent former des familles dans lesquelles on remarque ordinairement une souche principale et commune, de laquelle semblent être sorties des tiges différentes et d’autant plus nombreuses que les individus dans chaque espèce sont plus petits et plus féconds. […] Sous ce point de vue, le cheval, le zèbre et l’âne sont tous trois de la même famille ; si le cheval est la souche ou le tronc principal, le zèbre et l’âne seront des tiges collatérales ; le nombre de leurs ressemblances entre eux étant infiniment plus grand que celui de leurs différences, on peut les regarder comme ne faisant qu’un même genre, dont les principaux caractères sont clairement énoncés et communs à tous trois.
On remarque dans ces écrits que si la généalogie des espèces n’est pas dessinée, elle est écrite. Les mots « branche », « souche », « tronc », « tige »
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[guillaume lecointre / filiation] renvoient métaphoriquement à un arbre dont on sait qu’il est généalogique, puisqu’on parle de « changement des espèces-mêmes », de « ligne directe » et de « famille ». Ici le mot famille relève de la métaphore généalogique et non du rang taxonomique : Buffon ne parle dans ce passage que de la diversification des espèces au sein de genres. D’autre part, il y a adéquation directe entre le déploiement généalogique des espèces par « dégénération » et la classification puisque qu’on va ranger dans un même « genre » les espèces partageant la même « souche ». Le pas est donc franchi… mais Buffon n’ira pas plus loin par écrit. Il laissera à d’autres le soin de généraliser son transformisme qui n’est que limité. L’image de l’arbre apparaît en 1766 chez le zoologiste russe d’origine allemande Peter Simon Pallas et souligne les discontinuités de la nature. L’inscription de la figure de l’arbre dans une dimension temporelle (non pas absolue mais relative) s’effectue dès 1801 chez le botaniste français Augustin Augier. Mais l’arbre implique-t-il chez ces auteurs une référence à la généalogie des espèces ? Chez Duschesne et Pallas, un transformisme est admis. C’est beaucoup moins clair chez Augier et Buffon. Même s’il exprime par son arbre « un ordre que la nature paraît avoir suivi dans le règne végétal », Augier n’est pas transformiste et s’en réfère à l’ordre du créateur. L’arbre n’est chez lui qu’une structure classificatoire, non reliée à un message transformiste. La figure de l’arbre est véritablement associée à une généalogie des espèces à grande échelle en 1809 chez Jean-Baptiste Lamarck. En 1816, Charles Hélion de BarbançoisVillegongis, agronome, publie un arbre d’esprit lamarckien1 encore plus précis et utilise explicitement le terme de « filiation des animaux », laquelle guide la classification. Mais chez Barbançois, les transmutations d’espèces dont il fait le récit, à l’appui de sa figure arborescente, ne sont pas fondées sur l’analyse raisonnée des caractères et, sans doute pour cette raison, son arbre rencontrera peu d’échos2. L’arbre est représenté dès 1837 chez Charles Darwin, en 1856 chez Alfred Russel Wallace. L’arbre qui s’impose, surtout dans le dernier tiers du xixe siècle, est appelé « phylogénie » en 1866 par Ernst Haeckel. La figure d’arbre la plus connue, peut-être juste après celle que Ernst Haeckel publia en 1874, est sans doute celle que publia Darwin dans L’Origine des espèces en 18593. Cette figure est à usages multiples et demande qu’on 1. de Barbançois-Villegongis (1816), « Observations sur la filiation des animaux, depuis le polype jusqu’au singe », Journal de physique, de chimie, d’histoire naturelle et des arts, 82. 2. Cf. Tassy (1991), L’arbre à remonter le temps, Christian Bourgois. 3. Reproduite et commentée dans Tassy, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] s’y arrête. Mais avant cela, il faut aborder la difficulté de traduction du mot « descent », qui a sans doute participé aux difficultés de compréhension du texte de Darwin par les francophones. 1.1 Difficultés de traduction Pour comprendre de quoi Darwin parle exactement lorsqu’il parle de « descent with modification », il faut s’en référer au passage suivant : […] the natural system is founded on descent with modification ; that the characters which naturalists consider as showing true affinity between any two or more species, are those which have been inherited from a common parent, and, in so far, all true classification is genealogical ; that community of descent is the hidden bond which naturalists have been unconsciously seeking, and not some unknown plan of creation, or the enunciation of general propositions, and the mere putting together and separating objects more or less alike.
Le public francophone parle de « descendance avec modification » comme le guide de la classification. Ceci provient probablement de ces « faux-amis » entre l’anglais et le français. En effet, les Anglais utilisent « descent » tout aussi bien pour ascendance ou descendance, voire même filiation ou extraction. Par exemple, dans le Longman contemporary English, on trouve : « Descent : family origins of the stated type : She is of German descent. » Dans ce sens, « descent » se traduit en français par la métaphore de l’extraction généalogique : elle est d’extraction allemande, elle est de souche allemande4. Voici comment Edmond Barbier traduisit le passage mentionné ci-dessus : […] que le système naturel a pour base la descendance avec modification, et que les caractères regardés par les naturalistes comme indiquant des affinités réelles entre deux ou plusieurs espèces sont ceux qu’elles doivent par hérédité à un parent commun. Toute classification vraie est donc généalogique ; la communauté de descendance est le lien caché que les naturalistes ont, sans en avoir conscience, toujours recherché, sous prétexte de découvrir, soit quelque plan inconnu de création, soit d’énoncer des propositions générales, ou de réunir des choses semblables et de séparer des choses différentes.
Mais à y regarder de plus près, ce texte ne se comprend que si l’on traduit le mot « descent » de la seconde phrase par « ascendance » : en effet, « ceux [les caractères] qui ont été hérités d’un parent commun » seraient-ils des signes de 4. Sur ce point, cf. Tort (1996), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, PUF, p. 1189-1191.
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[guillaume lecointre / filiation] la descendance commune ? On n’hérite pas de sa descendance ! Peuvent-ils guider la classification, laquelle se fonde sur la communauté d’ascendance (et non pas la communauté de descendance) ? Le naturaliste qui doit classer des espèces ne dispose pas de la descendance desdites espèces ! Cette traduction installe donc une confusion chez les francophones. Pire, cette confusion mélange deux approches scientifiques courantes des sciences naturelles : les « patterns » (science des patrons) et les « processes » (science des processus). Si l’on travaille en sciences des processus, c’est-à-dire que l’on met en évidence expérimentalement des relations de cause à effet, le « descent with modification » est le processus par lequel les espèces dérivent les unes des autres et se transforment au cours du temps. Il se déroule dans le temps biologique, du passé vers le présent ou du présent vers le futur. La science des processus, sachant la cause, prédit l’effet. Lorsqu’un naturaliste possède en mains des espèces à classer, ce n’est pas cette science-là qu’il peut mobiliser. Le naturaliste classificateur possède les effets en mains (le partage des attributs entre espèces) et doit en inférer la cause (ascendance commune ou convergence ?). Si l’on se place dans les sciences des patrons, au sein desquelles il s’agit de structurer et d’interpréter l’agencement des entités de la nature, alors Darwin nous dit que le partage des caractères5 doit être parié, en première instance, comme étant dû à l’ascendance commune (et non à la descendance commune !) et que cet agencement doit être guidé par les degrés d’affiliation résultant du passé. Sachant les effets (le partage des caractères), le classificateur en infère la cause (tel caractère est obtenu chez ces espèces par ascendance commune, tel autre caractère est obtenu chez telles autres espèces par convergence). La généalogie du vivant doit donc être considérée par le naturaliste à rebours du processus biologique, si le naturaliste veut parvenir à ses fins. Fait remarquable mais somme toute assez logique, la communauté d’ascendance n’a même pas besoin qu’on lui ajoute « avec modification ». La communauté d’ascendance postulée implique la modification. Prenons un chat et un chien. Tous deux ont une truffe et des poils. D’où vient le partage de cette truffe et de ces poils ? Trois hypothèses s’offrent à nous. (i) Ils les partagent parce que Dieu le leur a donné. Mais cela ne rentre plus dans le contrat intellectuel que les scientifiques ont collectivement passé avec les connaissances depuis la fin du xviiie siècle, 5. Sur la notion de caractère, en phylogénie contemporaine, cf. Barriel, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] ou bien ils jugent cette réponse insuffisante6. (ii) Ils les partagent parce qu’ils vivent au même endroit, et donc les effets de l’environnement sont les mêmes sur eux. Cependant, il est facile de trouver une troisième espèce possédant truffe et poils, qui vit à des milliers de kilomètres de là et qui n’a jamais croisé ni un chat ni un chien. Un ours blanc, sur sa banquise, par exemple, habite un endroit où ne peuvent absolument pas vivre les chats. Ce n’est donc pas le seul milieu qui est directement responsable d’un tel « façonnage » des espèces. (iii) Enfin, troisième option, ils peuvent posséder truffe et poils parce qu’ils font des petits ensemble. Mais on sait bien d’expérience que les chats et les chiens ne font pas de petits ensemble. La réponse est transférée dans le passé : ils ont fait, jadis, des petits ensemble. C’est l’hypothèse de l’ascendance commune. Des ancêtres communs ont possédé truffes et poils et les ont légués au chien et au chat actuel (c’est aussi l’ancêtre de l’ours blanc, d’ailleurs). Ces ancêtres étaient-ils des chats ? Si oui, les descendants se sont forcément transformés sur le trajet généalogique des chats ancestraux vers les chiens, sinon les chiens seraient chats. Ces ancêtres étaient-ils des chiens ? Si oui, les descendants se sont forcément transformés sur le trajet généalogique des chiens ancestraux vers les chats, sinon les chats seraient chiens. Ces ancêtres étaient-ils autre chose ? Si oui, les descendants se sont forcément transformés sur les deux trajets généalogiques de ces ancêtres vers les chiens et vers les chats, sinon les chiens et les chats ne seraient pas ce qu’ils sont. Bref, l’ascendance commune comme explication du partage d’attributs par des êtres vivants qui ne se croisent pas entre eux implique la transformation, quel que soit le processus de cette transformation. Il suffit de dire « ascendance commune », l’adjectif « commune » jouant le rôle de « avec modification »7. Autre fait remarquable, l’ascendance commune dans les sciences des patrons n’a même pas besoin d’un processus particulier. Il suffit que les espèces se transforment au cours du temps, et dérivent les unes des autres, pour qu’elles soient affiliées par voie généalogique entre elles et qu’on puisse prendre ce fil généalogique pour guide classificatoire. Autrement dit, on n’a pas besoin de savoir si le processus des transformations est la sélection naturelle, la dérive 6. Darwin écrivait dans le chapitre XIII de L’Origine : “They believe that it [the Natural System] reveals the plan of the Creator, but unless it be specified whether order in time or space, or what else is meant by the plan of the Creator, it seems to me that nothing is thus added to our knowledge.” 7. Cf. aussi l’idée de réseau généalogique, cf. Samadi & Barberousse, ce volume. (Ndd.)
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[guillaume lecointre / filiation] génétique ou un processus lamarckien, ou un mutationnisme saltationniste, ou que sait-on encore. En fait, le processus fin de la transformation n’est pas directement convoqué pour concevoir une généalogie théorique des espèces ni pour en faire de la classification. Pour faire de la classification, ou pour justifier le « système naturel », la seule généalogie suffit. Un autre processus serait-il découvert pour expliquer pourquoi les générations organiques se suivent et ne se ressemblent pas, il n’y aurait pas une ligne à changer à ce paragraphe de Darwin. D’ailleurs, c’est ce que nous enseigne l’histoire des sciences. Mayr8 et Gayon9 précisent que si bien des scientifiques admirent dès le début le « descent with modification », peu d’entre eux adhérèrent dès le début à l’hypothèse de sélection naturelle, laquelle mit soixante-dix ans pour passer de l’hypothèse très plausible au fait expérimental indiscutable. En somme, là où l’on parle, dans les sciences des processus, de « descendance avec modification », dans les sciences des structures, l’ascendance commune (sa conséquence) suffit. L’ensemble de ces considérations nous amène à proposer la traduction suivante. Le premier « descent », puisqu’il est suivi de « with modification », est à traduire par « descendance avec modification » : il s’agit du cours généalogique au cours duquel se produisent les modifications. Le système naturel est légitime s’il prend en compte ce phénomène. Par contre, le second « descent » est clairement à traduire par « ascendance ». Il n’est pas suivi de « with modification » (puisqu’il l’implique déjà, s’agissant d’espèces distinctes) et réfère explicitement aux parents communs (parents au sens des géniteurs passés). Afin de restituer la logique du texte, la traduction suivante semble s’imposer : […] que le système naturel est fondé sur la descendance avec modification ; que les caractères que les naturalistes considèrent comme montrant les véritables affinités entre une ou plusieurs espèces sont ceux qui ont été hérités d’un parent commun ; ceci étant, toute vraie classification est généalogique ; que la communauté d’ascendance est le lien caché que les naturalistes ont inconsciemment recherché, et non quelque plan inconnu de création, ni l’énonciation de propositions générales, ni les seuls regroupement ou séparation d’objets plus ou moins ressemblants. (Ma traduction.)10
Enfin, on remarquera que Barbier a ménagé ses lecteurs. Le texte de Darwin utilise une négation pour récuser l’emploi du créateur ou l’emploi 8. Mayr (2004), Après Darwin, Dunod. 9. Gayon (1992), Darwin et l’après-Darwin, Kimé. 10. Ces difficultés de traduction portent encore en germe des incompréhensions entre chercheurs. Mais que dire de la même erreur de traduction, encore plus
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[les mondes darwiniens] d’une méthode de tri agnostique pour justifier les liens que les scientifiques seront amenés à construire pour rendre raison du partage des attributs entre espèces. Au lieu d’une négation, potentiellement problématique, sur le plan de la recevabilité socio-politique du texte, il emploie habilement « sous prétexte de », ce qui produit un effet de superposition. En effet, alors que dans le texte de Darwin la filiation remplace la création, dans la traduction qu’en fait Barbier, le recours à la création est un prétexte d’accès à la filiation. à ce sujet, Darwin est très clair dès la troisième page de son chapitre XIII : la justification, ou l’explication du système naturel par un plan de création doivent être remplacés par une justification et une explication par une proximité d’ascendance, parce que celle-ci est « la seule cause connue de la similarité entre les êtres vivants ». 1.2 De quoi parle la figure de Darwin (1859) ? Rétrospectivement, on peut dire que la seule figure de L’Origine des espèces est à la fois support d’explication d’un processus de diversification des espèces (dans le chapitre IV) et support d’illustration de leur filiation servant à l’explicitation d’un programme classificatoire (dans le chapitre XIII). Cette figure est un modèle qui vaut pour toutes les espèces et, transposé dans le registre classificatoire, structure l’argumentation pour tous les niveaux taxonomiques. Il y a donc, par effet d’emboîtement produit sur la même figure en une sorte de zoom arrière imaginaire, une portée modélisatrice considérable. Cette figure pose un certain nombre de conjectures, comme les expose Jean Gayon11 : • les espèces se modifient au cours du temps ; • cette modification est graduelle et divergente ; • beaucoup d’espèces s’éteignent ; • généralement, les espèces qui ne s’éteignent pas se scindent en plusieurs ; • une fois scindées, elles divergent indéfiniment et graduellement à leur tour ; grossière, lorsque l’on considère la traduction du titre du livre de Darwin de 1871 The Descent of Man par La Descendance de l’homme, ce qui est une aberration au vu du contenu ! (Cf. Tort, 1996, Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, PUF, p. 1189-1191.) Pour une traduction en accord avec l’intelligence du texte, on se reportera à la traduction chez Syllepse sous le titre La Filiation de l’Homme. 11. Gayon (2009), « Mort ou persistance du darwinisme ? Regard d’un épistémologue », C. R. Palevol., 8 @.
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• on peut remplacer le mot « espèce » ci-dessus par des entités taxono-
miques de plus petit rang ou bien de plus haut rang, si bien que la classification sera entièrement déterminée par la généalogie. Par conséquent, il n’y a qu’une seule grande généalogie théorique du vivant, étendant ses divergences et ses extinctions le long d’un temps relatif symbolisé par des barres horizontales, qui seront tantôt des tranches de temps mesuré en milliers de générations, tantôt des couches géologiques ; • les catégories taxonomiques (les rangs) sont arbitraires mais leur assignation doit suivre des règles (chapitre XIII, voir ci-dessous) ; • le processus entier de diversification biologique se réduit au processus de différentiation au niveau élémentaire des variétés et des espèces ; dont les taxons supraspécifiques ne sont que des boîtes fabriquées par nous, fondées sur le partage des attributs, lequel n’est que le résultat du processus à petite échelle. Cette figure ne se lit donc pas comme une phylogénie actuelle, puisqu’elle traduit un processus théorique dans lequel figurent des relations d’ancêtres à descendants, mais davantage comme le paramétrage, exposé par dessein, de la forme que doit détenir une généalogie théorique du vivant, de laquelle on peut, secondairement et bien entendu rétrospectivement, dresser un arbre phylogénétique moderne qui ne retranscrirait que des degrés relatifs d’apparentement. Comme le remarque Gayon12 : D’un point de vue méthodologique, le diagramme de Darwin n’est certainement pas un mode de représentation neutre des faits, comme l’a trop suggéré dans le passé l’expression de « fait général de l’évolution ». C’est une authentique construction théorique. […] Ce diagramme a l’allure d’une généralisation descriptive, mais ce n’est pas le cas. C’est plutôt un pari heuristique sur la forme et l’allure générale des phénomènes qui manifestent l’évolution by and large et requièrent des explications causales.
Comme tout modèle en sciences, cet « arbre » de Darwin a été discuté durant les cent cinquante ans qui ont suivi sa publication. Pour être plus précis, certaines des conjectures ci-dessus ont fait l’objet de contestations que nous résumerons avec Gayon13 : • l’évolution n’est pas nécessairement graduelle ; 12. Gayon (2009), «Mort ou persistance du darwinisme ? Regard d’un épistémologue», C. R. Palevol., 8. @ 13. Ibid.
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• les espèces ne sont pas toujours irréversiblement divergentes après leur
scission (cf. section 6) ; • on a contesté l’applicabilité du diagramme à tous les niveaux taxonomiques ; • on a voulu plaider pour des mécanismes macro-évolutifs qui seraient distincts des processus micro-évolutifs. Fait remarquable, comme les lignées sont organisées le long du temps, les êtres vivants actuels sont tous au même niveau. Cette figure est véritablement un modèle scientifique, et en cela n’incorpore pas de valeurs. Darwin avait, par cette figure, véritablement rompu avec le scalisme, lequel reviendra « par la fenêtre » avec les grades, lesquels ne seront évacués par la suite qu’avec la généralisation de la systématique phylogénétique de Willi Hennig et ses descendants informatisés. Ce n’est pas Darwin qui dessinera le premier arbre phylogénétique pourvu d’un tronc central et d’un sommet auquel culminera l’homme, mais Haeckel14, dans un abus métaphorique. Par rapport à son contenu comme à sa rigueur, les arbres de Haeckel15 sont bien loin de l’arbre de Darwin. 1.3 Courroie de transmission entre processus et patrons Le modèle de Darwin présente donc les paramètres constitutifs de la forme d’une grande généalogie théorique du vivant. Ce modèle fonctionne comme la courroie de transmission entre la science des patrons et la science des processus. Cette division réfère au type de questions que pose le chercheur. Les sciences des patrons cherchent à structurer des agencements entre entités du vivant, de manière à les rendre intelligibles à l’aide de concepts et de mots de portée générale. Les sciences des processus mettent en évidence des relations de cause à effet. Les deux types de sciences utilisent des modalités de la preuve qui sont distinctes16 sans s’ignorer mutuellement pour autant. Il est important de noter que cette distinction vaut pour l’opérationnalité de la recherche, mais n’a plus nécessairement lieu d’être dans une phase de synthèse des connaissances. Le chercheur qui travaille sous l’un des deux régimes doit en être conscient, et cette conscience tient à la nature de l’interrogation qui l’anime (i.e. la question 14. Haeckel (1874), Anthropogenie, Engelmann @. 15. Haeckel (1866), Generelle Morphologie der Organismen, Reimer @ ; idem (1874), op. cit. 16. Cf. Lecointre, chapitre « Récit de l’histoire de la vie… », ce volume.
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[guillaume lecointre / filiation] qui sera posée dans son article de recherche) et au type de preuve qui sera mis en œuvre pour y répondre. Les prémisses et les données sur lesquelles le chercheur se fonde, elles, peuvent se nourrir indistinctement dans les deux champs. En résumé, le point de départ du chercheur relève indistinctement des deux champs, la question posée, la mise en preuve et la réponse sont spécifiques, la phase de synthèse des connaissances est indistincte. Pour revenir au modèle généalogique darwinien, il fonctionne comme une courroie de transmission entre processus et patrons parce que : il indique à quoi il faut s’attendre, comme forme généalogique, si les espèces se transforment par un processus fait de hasard des variations17, héritabilité18, sélection naturelle19 (le principe de divergence sera ici particulièrement important20) ; il indique ce à quoi il faut s’attendre comme répartition d’attributs dans la nature actuelle, suite à ce déploiement généalogique, et donc quels paris sont légitimes : si deux espèces ne se croisant pas aujourd’hui possèdent des attributs en commun, c’est qu’elles les auront acquis par voie d’ascendance commune ; il fournit le guide, le squelette qui charpentera le « cahier des charges » de la classification. 2 L’homologie 2.1 L’homologie : des paris sur la filiation L’homologie est le discours sur les mêmes. L’homologie se propose en effet de donner le même nom à des attributs semblables portés par des êtres vivants distincts, qui plus est, des êtres vivants qui aujourd’hui ne se croisent pas entre eux. Il se pose alors deux questions fondamentales. En vertu de quoi va-t-on reconnaître que deux attributs sont « les mêmes » ? En vertu de fonctions communes ? En vertu d’une même forme ? En vertu d’une même position dans l’organisme ? L’histoire du concept d’homologie nous montre que les trois paramètres ne se recouvrent pas (cf. tableau 1 Ü). Des attributs pris chez deux organismes différents peuvent avoir la même fonction sans se ressembler. Ils peuvent entretenir dans les organismes les mêmes relations de position sans pour autant avoir la même forme, avec ou sans la même fonction. Cela fait du concept d’homologie un concept dense. 17. Cf. Heams (« Variation »), ce volume. (Ndd.) 18. Cf. Heams (« Hérédité ») et Huneman (« Sélection »), ce volume. (Ndd.) 19. Cf. Huneman, ce volume. (Ndd.) 20. Remarque : cependant, d’autres processus seraient à l’œuvre tout en maintenant une divergence, cela n’aurait pas d’impact sur les deux autres points ci-dessous.
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Sim+Phy
Sim+non Phy
Similaire
Analogie Homogénie MAG de mouton MAG de vache
Analogie Homoplasie Langue de fourmilier Langue de Pangolin
Différente
Fonction
Structure
Homogénie MAG de mouton Aile de pigeon
Homoplasie MPG de mouton Aile de pigeon
Non Sim+Phy Analogie
Non Sim+non Phy
Analogie
Aile de chauvesouris Aile de pigeon
Aile de mouche Aile de pigeon
Homogénie Hyomandibulaire de carpe étrier de vache
Structures non comparables Aile de mouche Œil de pigeon
Tableau 1. Situations d’homologie entre deux organes, tenant compte du fait que la fonction est différente ou similaire (lignes), et du fait que la structure est similaire (« Sim ») ou non, héritée par ascendance commune (après confirmation par un arbre, « Phy ») ou non. MAG : membre antérieur gauche, MPG : membre postérieur gauche.
Selon quel objectif reconnaît-on deux structures comme les « mêmes » ? C’est une question qu’a oublié de se poser une certaine pédagogie de la « monstration »21. Il suffirait de montrer à des élèves un squelette de membre antérieur de pigeon, un squelette de membre antérieur de chauve-souris et un squelette de membre antérieur d’homme pour que les élèves aient la révélation de l’évolution. On oublie que les champions de l’homologie qu’étaient Georges Cuvier et Richard Owen étaient fixistes. L’homologie reflétait des archétypes idéaux22 dont l’origine ne résidait aucunement dans des ancêtres communs. Le champion de l’homologie qu’était Étienne Geoffroy Saint-Hilaire y voyait, lui, sous un autre nom, finalement un moyen de rallier tardivement le transformisme. En somme, autant dans l’histoire des sciences que dans les classes de sciences naturelles d’aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’on reconnaît des homologies d’organes partagées entre espèces distinctes que l’on pense immédiatement à l’évolution. Au contraire, c’est la correspondance des parties entre organismes qui a besoin d’être nourrie par un fond théorique pour être intelligible. Il se trouve que cette correspondance trouve aujourd’hui sa 21. Cf. Fortin, ce volume. (Ndd.) 22. Cf. Hall (ed.) (1994), Homology, the hierarchical basis of comparative biology, Academic Press. Schmitt (2006), Aux origines de la biologie moderne. L’anatomie comparée d’aristote à la théorie de l’évolution, Belin.
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[guillaume lecointre / filiation] plus grande cohérence lorsqu’elle est nourrie de la théorie darwinienne de l’évolution. Pour Darwin, il y avait des traits qui devaient rendre compte de l’ascendance commune entre plusieurs lignées, mais il y avait aussi des traits acquis en propre sur chacun des lignages qui risquaient de masquer les affiliations s’ils s’accumulaient trop. Sans méthode de construction d’arbres, impossible de démêler les autapomorphies, les symplésiomorphies, les synapomorphies, les homoplasies, et pour cause : les trois premières sont des concepts hennigiens, qui ne virent donc le jour qu’en 1950. Les méthodes classificatoires d’avant Hennig23 n’étaient ni formalisées, ni restreintes dans leur application à un échantillon fixe d’espèces dont on chercherait les relations d’apparentement. La recherche phylogénétique restait donc un exercice de synthèse hautement subjectif. Pour Hennig, la recherche des degrés relatifs d’apparentement ne peut se faire que sur un échantillon donné d’espèces. Dès lors, les êtres vivants se comportent comme des mosaïques de traits qui sont, pour certains, des signatures potentielles d’apparentement entre certains des membres de l’échantillon d’espèces à classer (et donc des marqueurs intéressants pour répondre à la question « Qui est plus apparenté à qui ? » : les futures « synapomorphies », états dérivés partagés), pour d’autres des traits trop généralement partagés pour la collection d’espèces que nous avons en mains (les futures symplésiomorphies), pour d’autres encore des traits trompeurs (les futures homoplasies) parce qu’ils auraient pu résulter d’évolutions convergentes (donc la ressemblance n’est pas ici héritée d’un ancêtre commun) ou parce que leur distribution ne résulte pas d’une acquisition ancestrale mais d’une disparition secondaire du trait dans une partie de l’échantillon. Pour assigner les traits ressemblants choisis à ces différentes catégories de traits, il va falloir construire un arbre dont la forme des branches va apporter les réponses aux questions. Mais comment obtenir un tel arbre ? C’est ce que nous verrons dans la section 3. Mais comment fonctionne l’homologie dans ce processus ? Dans les enseignements de sciences naturelles du supérieur, on a longtemps appris qu’étaient homologues deux structures héritées par voie d’ascendance commune. On a longtemps appris également, et de façon séparée, qu’étaient homologues deux structures qui, prises chez des organismes dif23. Hennig (1950), Grundzüge einer Theorie der phylogenetischen Systematik, Deutscher Zentralverlag ; idem (1966), Phylogenetic Systematics, University of Illinois Press @.
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[les mondes darwiniens] férents, entretenaient avec les structures voisines, les mêmes connexions, et ceci quelles que soient leurs formes et leurs fonctions (une définition qui remonte à Owen). Sans connecter l’une à l’autre, il était impossible de comprendre comment fonctionnait le concept. Selon Jonathan Wells24 et Michael Denton25, partisans du mouvement dit de l’Intelligent Design, l’homologie est un concept circulaire et donc fallacieux : « Pourquoi les manuels définissentils l’homologie comme une similarité due à une ascendance commune, puis déclarent que les homologies sont les preuves de l’ascendance commune, un argument circulaire déguisé comme une preuve scientifique ? » Il y a ici, certes, un travestissement de la façon dont les scientifiques utilisent la notion d’homologie. Mais si ce travestissement fonctionne, c’est que le concept, dans son opérationnalité, est souvent mal enseigné et mal compris. Une hypothèse d’homologie est d’abord un pari : partant de structures qui se ressemblent ou qui sont connectés aux structures voisines de la même façon (seconde définition ci-dessus, homologie primaire de de Pinna26), on fait initialement le pari qu’elles sont héritées d’un ancêtre commun Mais ce pari, on peut le perdre ou le gagner. Lorsque l’on classe un échantillon d’espèces, on fait ce pari sur des dizaines, voire des centaines de caractères en même temps. Ces caractères sont inscrits dans un tableau qui comprend en ligne les taxons à classer et en colonne les caractères, les cases étant remplies de zéro et de un (ou autres symboles) en fonction de l’état dans lequel on trouve chaque caractère dans chaque taxon. L’exercice décisif, c’est la construction de l’arbre, c’est-à-dire, parmi l’ensemble des arbres possibles, le choix de celui qui maximise la contiguïté des états de caractères identiques. Cet arbre est alors le plus parcimonieux en hypothèses de transformation de caractères, car plus les états identiques sont rassemblés sur un tronc commun à plusieurs taxons qui le portent, moins il est besoin d’hypothèses d’acquisition de cet état le long des branches de l’arbre. Pris globalement, l’arbre choisi est celui qui maximise la cohérence entre ces multiples caractères. Et l’arbre le plus cohérent (le plus parcimonieux, le plus économe en hypothèses de transformation) va montrer 24. Lecointre (2004), «Jonathan Wells, Phillip Johnson et Michael Denton : les formes instruites de l’anti-science», in Dubessy et al. (dir.), Les matérialismes (et leurs détracteurs), Syllepse. 25. Lecointre (1997), «Evolution et molécules : Denton en crise», in Tort (dir.), Pour Darwin, PUF. 26. de Pinna (1991), “Concepts and tests of homology in the cladistic paradigm”, Cladistics, 7 @.
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[guillaume lecointre / filiation] que pour certains caractères, on a gagné le pari, tandis que pour d’autres, on l’a perdu. Dans le premier cas, l’homologie sera confirmée et l’on parlera d’homologie secondaire27 ou d’homogénie28. Ces homologies deviendront alors des arguments en faveur de l’apparentement exclusif des espèces qui les portent (ce sont les fameuses synapomorphies). Par exemple, dans l’arbre phylogénétique le plus parcimonieux obtenu avec une collection de trente espèces de vertébrés parmi lesquels un échantillon de quatre oiseaux (canard, poulet, colibri et albatros) et de multiples caractères, le bréchet, l’un de ces caractères, est acquis une seule fois sur la branche qui réunit ces derniers : le bréchet est une structure homologue par filiation chez le canard, le poulet, le colibri et l’albatros et cette homologie (cette synapomorphie) constitue un argument en faveur de leur apparentement exclusif. Dans le second cas, l’homologie sera infirmée, on parlera alors d’homoplasie (ressemblance non acquise par ascendance commune). Reprenons l’exemple précédent. La collection d’animaux comprenait également deux espèces de chauve-souris, un chat et un chien. Le même arbre le plus parcimonieux montre que la présence d’une oreille avec pavillon, de poils, de mamelles et d’une mandibule constituée d’un seul os (le dentaire) n’est acquise qu’une seule fois sur la branche qui réunit les chauves-souris avec le chat et le chien. Pour tous ces caractères, le pari d’homologie est gagné (ce sont des synapomorphies). En revanche, on constate que, dans cet arbre, le caractère « membre antérieur réalisant une aile » n’est pas acquis une seule fois, mais deux fois : une fois sur la branche menant aux quatre oiseaux, une autre fois sur la branche menant aux chauve-souris. Si l’on avait fait le pari que le caractère « membre antérieur réalisant une aile » était homologue chez les oiseaux et les chauves-souris, il se trouve à présent qu’on l’a perdu. Il en est de même pour le bec. Dans cet échantillon, il y avait également une tortue, située dans l’arbre sur une branche qui n’est pas celle des oiseaux. Le bec des tortues et le bec des oiseaux, que l’on a pu supposer initialement homologues, ne le sont finalement pas : ils ont acquis plusieurs fois indépendamment au cours de l’évolution. Insistons sur le fait que c’est la parcimonie globale ayant guidé le choix de l’arbre qui est responsable de toutes ces conclusions. C’est en confondant l’homologie comme 27. de Pinna (1991), “Concepts and tests of homology in the cladistic paradigm”, Cladistics, 7 @. 28. Lankester (1870), “On the use of the term homology in modern zoology, and the distinction between homogenetic and homoplastic agreements”, Ann. Mag. Nat. Hist., (4)6.
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[les mondes darwiniens] pari et l’homologie comme résultat – et donc en occultant la dimension du pari – que Wells et Denton ont fait de l’homologie un concept d’usage circulaire. Mais dans la mesure où l’on peut perdre le pari, il n’y a pas circularité. Les concepts d’homologie primaire et secondaire de Mário de Pinna29 sont donc utiles en cela qu’ils réinscrivent l’homologie dans son opérationnalité en tant que concept participant à la construction d’un arbre phylogénétique. 2.2 La notion de plan : les homologies antiphylogénétiques La notion de plan s’enracine dans les sciences naturelles dès lors que des hommes trouvent des points communs aux diverses espèces, depuis Aristote et Galien jusqu’à Geoffroy Saint Hilaire en passant par Léonard de Vinci, Newton, Diderot, Daubenton, Buffon. Beaucoup de ces auteurs – Diderot ou Buffon par exemple – parlent davantage de « prototype » que de « plan ». Cette recherche de l’unité anatomique va tout particulièrement baigner la seconde moitié du xviiie siècle et la première moitié du xixe siècle30. En France, elle va trouver son apogée avec Étienne Geoffroy Saint Hilaire, qui recherche une unité de plan pour tout le vivant, et Georges Cuvier, qui utilise aussi la notion de plan d’organisation, mais à l’échelle des grands embranchements seulement : Cuvier combat l’idée que cette notion puisse être étendue à l’ensemble du vivant (la polémique entre les deux hommes fit grand bruit en 1830). En Allemagne, au sein de la Naturphilosophie, Johann Wolfgang von Goethe et ses successeurs utilisent la notion de « type » dans le sens de « type d’organisation », abstraction méthodologique permettant une lecture des organismes s’affranchissant des multiples variations qui brouillent ce qu’ils ont de commun. Ils sont suivis en cela par les Anglais Joseph Henry Green, Robert Edmond Grant, Robert Knox et Richard Owen, avec qui un point culminant sera atteint – Owen recherche les « archétypes ». Les types permettent de reconnaître une certaine unité de structure au sein d’espèces variées, mais leur signification varie d’un auteur à l’autre. Pour ne prendre que deux exemples, les variations autour d’un thème unique ne relèvent pour Goethe que de nécessités fonctionnelles liées aux habitudes qu’ont prises les êtres vivants dans les divers milieux qu’ils habitent ; il n’y pas de transformisme. En revanche, pour Owen ou pour Karl Ernst von Baer, il y a possibilité de transformation des espèces si elle est limitée à l’inté29. de Pinna (1991), “Concepts and tests of homology in the cladistic paradigm”, Cladistics, 7 @. 30. Cf. Schmitt (2006), Aux origines de la biologie moderne. L’anatomie comparée d’aristote à la théorie de l’évolution, Belin.
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[guillaume lecointre / filiation] rieur d’un type, même si ces auteurs n’admettaient pas la sélection naturelle de Darwin. Si la notion de plan a été féconde dans l’histoire de l’anatomie comparée, on peut se demander à quoi elle sert encore à l’heure de l’analyse phylogénétique. Elle s’est encore épanouie encore durant les cent ans qui ont suivi la publication de L’Origine des espèces, à une époque où l’on classait avant de rechercher les « affinités » (nous dirions aujourd’hui les « relations d’apparentement », même si elles n’étaient pas alors distinguées des relations d’ancêtre à descendant) : en effet, les embranchements et les classes étaient définis par des archétypes idéaux et non pas des synapomorphies, ce, même dans un contexte évolutionniste. Mais après l’avènement de la construction d’arbres phylogénétiques, la classification devint postérieure à l’élucidation des degrés d’apparentement. Les embranchements, les classes et autres groupes n’eurent plus besoin d’être fondés sur une représentation vitrifiée d’un vivant idéal, qu’il soit plan ou type. La hiérarchie dans la répartition des attributs est rendue par l’arbre phylogénétique, lequel est l’expression même à la fois d’un emboîtement de taxons et d’une évolution en mosaïque des caractères, ce qui rend caduque la nécessité de cristalliser une série d’attributs en un plan. La question fondamentale du « plan d’organisation » est de savoir si, aujourd’hui, ce dernier sert à l’investigation scientifique ou seulement à la pédagogie, constituant en quelque sorte un moyen mnémotechnique pour les apprentis naturalistes. Le problème est qu’utiliser la notion de plan dans un cours de zoologie ou de botanique, c’est cristalliser dans les mémoires ce qui semble implicitement s’être cristallisé dans la nature. Or le plan ne fait que figer ensemble en un organisme idéal un certain nombre d’attributs comme caractéristiques d’un groupe donné. En cela, il mélange ce qui relève de la reconnaissance (« voici par quels attributs on reconnaît un vertébré ou un annélide » au-delà des multiples variations qui en brouillent la perception) et ce qui relève de la pensée évolutive, en assignant au plan abstrait l’image de ce qu’a dû être l’ancêtre hypothétique du groupe. Dans l’histoire des sciences, on est passé allègrement de l’un à l’autre, du critère pratique de reconnaissance à l’inférence évolutive. Or, nous l’avons dit, la phylogénie nous enseigne rétrospectivement que les organismes ont subi une évolution mosaïque et que certains attributs du plan qui est dans nos têtes se « désolidarisent » facilement des autres attributs. Par exemple, on peut facilement élaborer un « plan » de vertébré. On y trouvera yeux, vertèbres, mandibule, nageoire caudale. Mais ce plan échouera à servir de critère de reconnaissance pour les Astyanax qui n’ont pas d’yeux. On pourra alors
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[les mondes darwiniens] objecter la mauvaise foi qu’il y aurait à ne pas vouloir tenir compte du fait que les Astyanax ont tout de même tous les autres attributs du plan. Il suffit d’émettre l’hypothèse ad hoc d’une perte secondaire des yeux. Le problème est que cette hypothèse n’est plus du tout de même nature. Il ne s’agit plus de constater et de reconnaître mais d’inférer. Le plan bascule donc forcément dans le discours évolutionniste. Il en ira de même pour les Mola et tous les tétrapodes qui n’ont pas de nageoire caudale. Qu’à cela ne tienne, on peut alors élaborer un plan tétrapode, sans nageoire caudale mais avec quatre membres marcheurs. Le problème n’est que déplacé : bien des tétrapodes ne sont pourvus que des résidus de pattes (Bipes) ou de ceintures (pythons, boas), voire totalement dépourvus de pattes (amphisbènes, gymnophiones, orvets, serpents). Sans parler des oiseaux qui n’ont pas quatre membres marcheurs, mais seulement deux : certains de leurs membres n’ont rien de marcheurs. Dans ce dernier exemple, on émettra l’hypothèse ad hoc que ces membres se sont transformés. On voit donc qu’en faisant incursion dans le discours évolutionniste, le « plan » sort de sa vocation pratique d’outil mnémotechnique pour imposer des pertes secondaires ou des modifications ultérieures et s’autodéclarer alors forcément « plan ancestral », lequel est une mauvaise méthode d’inférence d’un ancêtre. Cette méthode se passe de phylogénie car elle est idéaliste et non formalisée, elle est construite non pas sur la maximisation formelle de la cohérence d’observations (comme on le ferait pour l’inférence phylogénétique), mais à coup d’hypothèses ad hoc. La bonne méthode pour inférer un ancêtre doit être transparente et cohérente : elle consiste tout simplement à retenir les états de caractères inférés au nœud de l’arbre phylogénétique où se trouve l’ancêtre auquel on s’intéresse. Par ailleurs, rien n’indique que la combinaison d’attributs inscrite dans le « plan » ait existé, surtout parce que la notion de plan interdit à l’ancêtre qui est représenté de façon tacite d’avoir eu des traits dérivés propres. En concentrant en un seul organisme ce qui est pensé arbitrairement comme « primitif », l’organisme abstrait n’a pas « droit » à ses états de caractères dérivés spéciaux. En d’autres termes, si l’ornithorynque était le plan mammalien, il n’aurait pas droit à son bec, ni à ses palmures, ni à ses éperons venimeux. Enfin, la métaphore du plan renvoie à une ambiguïté du mot lui-même : le plan est aussi l’expression d’une intention finalisée ou une programmation ; on parle de « cinquième plan », de « plan divin », de « plan B », etc. La fixation idéale de traits de caractères présentés comme « constants », « généraux » ou
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[guillaume lecointre / filiation] « primitifs » en un organisme virtuel pourrait être avantageusement qualifiée de « carte » en remplacement de la métaphore du plan. En effet, il s’agit avant tout de montrer une combinaison d’attributs et leurs connexions entre eux. La carte ne porte pas en elle-même d’idée d’intention à l’origine de l’être qui est montré, elle est une simple représentation schématique et utilitaire de ce qui est. Cependant, même dans ce cadre-là, si la carte prétend schématiser ce qui est, il faudrait alors qu’elle représente un organisme concret en le nommant, et non une combinaison idéale de caractères. Parce qu’elle fige la nature dans des étapes imaginaires là où, partout, il n’y a que transformations continues et réversibles, la notion de plan est impropre à une approche phylogénétique du vivant : un organisme n’est pas le reflet d’un plan idéel, mais une mosaïque unique de caractères qui est le fruit de la contingence de son histoire évolutive. 3 La construction de l’arbre : Willi Hennig
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ntre 1859 et 1950, on sait dessiner des arbres mais on ne sait pas construire d’arbre. On dispose bien, depuis Darwin (1859), du niveau théorique (celui de la généalogie présumée du vivant) mais pas du niveau pratique (comment fait-on ?). Willi Hennig, entomologiste allemand, publie sa systématique phylogénétique en 1950 en allemand, mais ne sera entendu de la communauté internationale qu’en 1966 lors de la traduction de son livre en anglais31. Quatre principes fondamentaux caractérisent la pensée hennigienne : (i) on ne classe jamais qu’un échantillon précis d’espèces ; (ii) seuls les traits dérivés, innovants au sein de l’échantillon, peuvent conduire à un regroupement taxonomique reflétant l’apparentement ; (iii) pour savoir si un trait est dérivé, il faut polariser le caractère concerné, c’est-à-dire aller voir dans quel état il est dans l’extragroupe (et faire cela pour tous les caractères disponibles) ; (iv) les groupes paraphylétiques ou polyphylétiques ne sont que des artefacts classificatoires fondés sur des traits primitifs partagés ; et une taxonomie phylogénétique ne doit admettre que les groupes monophylétiques (clades). 3.1 Construction des caractères En systématique, on pratique la biologie comparée qui consiste à détecter la ressemblance entre les structures présentées parmi un échantillon d’organismes, en les comparant entre eux. On utilise une grille de lecture théorique 31. Hennig (1966), Phylogenetic Systematics, University of Illinois Press @.
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[les mondes darwiniens] commune à tous les organismes de notre échantillon, qui va permettre de détecter les ressemblances et les différences entre organismes à travers le principe des connexions. Selon une définition vieille de cent cinquante ans, sont homologues des structures qui, prises chez des organismes différents, entretiennent avec les structures voisines les mêmes connexions et les mêmes relations topologiques, et ceci quelles que soient leur forme et leur fonction. Prenons l’exemple classique du membre antérieur des tétrapodes. Le squelette du membre antérieur du dauphin, de la chauve-souris et de l’homme ne sont pas identiques, ne fonctionnent pas de la même manière, mais il est pourtant possible de détecter un agencement commun de leurs différentes pièces constituantes. Le radius du dauphin est homologue du radius de la chauve-souris, en dépit de leurs formes et tailles respectives très dissemblables : dans les deux cas ils sont connectés à un segment proximal unique lui-même connecté à la ceinture scapulaire (l’humérus). Ils sont aussi connectés à un second os parallèle (ulna), puis à des pièces carpiennes plus distales. Si, de plus, de par la forme du radius, nous pouvons mettre en évidence que le radius de la chauve-souris ressemble plus à celui de l’homme qu’à celui du dauphin, on peut émettre une hypothèse d’homologie (ou homologie primaire), c’est-à-dire qu’on fait le pari qu’à cette ressemblance anatomique correspond une communauté d’ascendance. C’est l’arbre phylogénétique qui, une fois reconstruit, donnera la réponse au pari. Il dira si les structures supposées homologues sont bel et bien héritées d’un ancêtre commun hypothétique (homologie secondaire, ou homologie confirmée), ou bien si elles sont apparues plusieurs fois indépendamment. L’homologie primaire est une hypothèse d’homologie à partir des connexions. L’homologie secondaire, c’est l’homologie par ascendance commune, confirmée par l’arbre. L’ontogenèse nous révèle parfois également l’origine des organes. Il existe un parallèle entre le développement embryonnaire et le déroulement phylogénétique, remarqué depuis le xixe siècle. Si l’ontogenèse récapitule la phylogenèse, à une communauté d’origine embryologique doit correspondre, en première approximation, une communauté d’origine phylogénétique. L’embryologie peut donc également conduire à formuler des hypothèses d’homologie primaire. Par exemple, une mandibule de lézard est constituée de plusieurs os, notamment le dentaire, l’articulaire, l’angulaire ; cette mandibule s’articulant au crâne au niveau de l’os carré. Or, chez un mammifère, la mandibule est formée du seul os dentaire, lequel s’articule au crâne au niveau d’un autre os, le squamosal. L’articulaire, l’angulaire et l’os carré sont passés dans l’oreille. En
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[guillaume lecointre / filiation] effet, deux lignes d’argumentation se corroborent très fortement pour établir des homologies entre des os de la mandibule reptilienne et des os de l’oreille mammalienne. L’une est paléontologique, l’autre est embryologique. Toute une série de fossiles du Permien et du Trias montrent une position de plus en plus postérieure de l’articulaire et de l’angulaire, jusqu’à leur intégration à la sphère auditive tandis que l’articulation de la mandibule au crâne devient dento-squamosale. L’embryologie des marsupiaux montre le détachement de pièces cartilagineuses de la mandibule vers la sphère auditive. Ces données établissent que l’angulaire de la mâchoire d’un lézard est l’homologue de l’os tympanique des mammifères, que l’articulaire du lézard est l’homologue au marteau, l’un des trois osselets de l’oreille moyenne mammalienne conduisant les vibrations du tympan vers la fenêtre ovale, et que l’os carré du lézard est l’homologue de l’enclume, le second des trois osselets de l’oreille moyenne des mammifères. Sans l’embryologie ni les fossiles, il eût été fort difficile d’établir une hypothèse d’homologie entre des os mandibulaires et des os de l’oreille moyenne. 3.2 On ne classe jamais qu’un échantillon De nos jours, la classification naturelle unique que réalisent les chercheurs est la classification phylogénétique du vivant. Pour comprendre Hennig, il faut commencer par réaliser qu’on se propose de classer un échantillon du vivant, et jamais tout le vivant d’un coup. Cette remarque semble anodine mais elle est capitale pour garantir transparence et reproductibilité des procédures, ainsi qu’un véritable contrôle du principe d’économie d’hypothèses. Cet échantillon, on le veut « représentatif » d’un problème posé. La valeur et la signification des attributs des organismes (les caractères) peuvent ne pas être les mêmes d’un échantillon à l’autre. Par exemple, le fait d’avoir quatre membres ne sert à aucun regroupement au sein des mammifères, tandis qu’au sein des vertébrés, la présence des quatre membres est une innovation évolutive qui signe l’apparentement des tétrapodes. 3.3 Les innovations évolutives de l’échantillon sont les marqueurs de l’apparentement exclusif On se propose donc toujours de retrouver les relations de parenté au sein d’un nombre limité d’espèces, un échantillon, par exemple un lézard, un serpent, un crocodile, un poulet, un canard et une pie. Cet échantillon possède toujours, dans l’arbre phylogénétique de la vie, un ancêtre commun à tous les
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[les mondes darwiniens] représentants choisis. Ceci reste vrai même si on ne connaît pas l’ordre de leurs branches : il suffit de redescendre jusqu’à ce qu’on parvienne à la première branche commune. Appelons cet ancêtre abstrait X. Il s’agit d’enregistrer des caractères, ou attributs de ces organismes, pour lesquels on peut distinguer au moins deux états au sein de l’échantillon. Ces états sont, en première approximation, supposés homologues (cf. section précédente). Par exemple, le bourgeon épidermique donne de l’écaille chez certains de ces organismes, et de la plume chez d’autres. Écaille et plume sont homologues a priori en tant que dérivés de l’épiderme dont les bourgeons se ressemblent. Une classification « classique » conduirait, pour ce seul caractère intitulé « bourgeon épidermique », à créer un groupe lézard + serpent + crocodile d’un côté, avec comme argument le partage des écailles, et de l’autre un groupe poulet + canard + pie fondé sur le partage de la plume. Pour Hennig, ce n’est pas la bonne manière de procéder. Si nous émettons une hypothèse d’homologie entre écaille et plume, et si nous assumons pleinement l’évolutionnisme dans la manière de construire une classification, alors l’un des deux états est dérivé de l’autre. Pour l’échantillon d’espèces, cela signifie que l’un des deux états a été acquis depuis X (l’état dérivé) et l’autre a été acquis dans l’arbre avant X (l’état primitif). Celui des deux états acquis avant X ne peut pas servir à faire des regroupements au sein de notre échantillon, puisqu’il est déjà présent en dehors, sur d’autres branches de l’arbre de la vie. Si nous faisions un groupe sur le partage d’un tel état, notre groupe serait incomplet, oubliant tous ceux qui sont à l’extérieur. Par contre, il faut faire des regroupements sur la présence commune d’états de caractères dérivés. Ils constituent des innovations évolutives dans l’échantillon, et elles seules peuvent fournir des apparentements exclusifs et donc des groupes complets. 3.4 Polariser les caractères par l’ontogénie Déterminer l’état primitif, cela se nomme polariser le(s) caractère(s). Comment sait-on lequel des deux états est dérivé de l’autre ? Il existe deux critères utilisés actuellement. Le critère ontogénétique et le critère de l’extra-groupe. Le critère ontogénétique utilise le fait que l’ontogenèse récapitule la phylogenèse – disons, en première approximation. Le développement embryonnaire évoluant dans le temps phylogénétique par additions successives de séquences nouvelles de développement, les états de caractères d’apparition précoce dans le développement sont distribués plus généralement dans le vivant que ne le sont les états de caractères d’apparition plus tardive. Par exemple, dans
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[guillaume lecointre / filiation] le déroulement phylogénétique, nous avons été vertébrés (il y a 500 millions d’années [ma]) avant d’être tétrapodes (il y a 380 ma), avant d’être des primates hominoïdes (il y a 25 ma). Dans le temps embryologique, la colonne vertébrale apparaît avant les membres, qui apparaissent eux-mêmes avant la régression de la queue qui caractérise les primates hominoïdes32. Celui des deux états qui donne naissance à l’autre est donc l’état primitif, celui qui en découle est l’état dérivé. Le bourgeon épidermique préfigure déjà l’écaille mais se transforme en plume. On peut même, expérimentalement, transformer les écailles des tarses des poulets en plumes en ayant injecté de l’acide rétinoïque dans l’embryon à un certain stade de son développement. Tout semble donc indiquer que la plume est une écaille dérivée. Dans ce cas, le groupe que l’on va constituer est celui des espèces de l’échantillon possédant l’état dérivé, à savoir la plume, donc le groupe poulet + canard + pie. 3.5 Polariser les caractères par comparaison avec l’extra-groupe Le critère extra-groupe consiste à prendre un référentiel, à aller voir ce qui se passe à l’extérieur de l’échantillon que l’on se propose de classer. Aucune construction scientifique ne se fait sans postulats. Une classification n’échappe pas à cette règle, mais il faut que les postulats soient explicites. On énonce alors clairement le postulat suivant : la tortue est extérieure à l’échantillon lézard + serpent + crocodile + poulet + canard + pie. Ce postulat fait de la tortue un extra-groupe. Observons à présent l’épiderme de la tortue. On y trouve de l’écaille. C’est donc que l’écaille était, dans l’arbre de la vie, déjà présente avant X. L’écaille est l’état primitif, la plume est l’état dérivé. Par conséquent, nous allons créer un groupe au sein de l’échantillon, qui signera l’apparentement exclusif poulet + canard + pie, « exclusif » signifiant à l’exclusion du lézard, du serpent et du crocodile. 3.6 Assumer ses postulats Il convient de faire trois remarques au sujet de l’extra-groupe. La première, c’est qu’il est généralement recommandé d’utiliser plusieurs extra-groupes de manière à bien argumenter la polarisation des caractères. La seconde, c’est que si nous nous étions trompés d’extra-groupe en utilisant, par exemple, une autruche, nous aurions posé la plume comme état primitif. Le groupe 32. Cf. Lecointre & Le Guyader (2006), Classification phylogénétique du vivant, 3e éd., Belin.
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[les mondes darwiniens] créé aurait été lézard + serpent + crocodile. Cela signifie que la procédure en elle-même ne gère pas la pertinence des postulats. Comme partout en sciences, la pertinence des postulats ne relève que de la fiabilité des connaissances extérieures à l’expérience, lesquelles doivent être assumées par le chercheur. Si l’un des postulats est faux, le résultat a peu de chances d’être vrai, mais alors ce n’est pas la procédure qui est en cause. Enfin, il est clair qu’on ne fonde pas une classification sur un seul caractère, mais qu’on en utilise plusieurs simultanément. Cela nous conduit à l’exercice suivant. 3.7 La procédure standard Après l’exposé des principes hennigiens, il convient à présent d’exposer la procédure élémentaire qui permet aujourd’hui, à l’aide de l’informatisation des procédures, de construire une classification. Dans un souci de simplicité et de place, nous proposons de classer un nombre minimal d’espèces. Rappelonsnous que la question fondamentale est « Qui est plus proche de qui ? ». à deux espèces, cela n’a pas de sens. On peut répondre à partir de trois espèces. Avec trois espèces, deux d’entre les trois peuvent être plus proches entre elles que chacune ne l’est de la troisième. Enfin, si nous tenons compte de la section précédente, il faut un référent extérieur pour polariser les caractères : l’extragroupe. Le minimum d’espèces à considérer est donc de quatre. Prenons par exemple une chauve-souris, un homme, un pigeon. L’ancêtre commun à tous dans l’arbre de la vie (l’ancêtre X ci-dessus) est l’ancêtre commun hypothétique à tous les amniotes. L’extra-groupe sera donc pris en dehors des amniotes, par exemple une truite. La question est donc : parmi la chauve-souris, l’homme et le pigeon, quels sont les deux les plus apparentés ? En laissant toujours la truite à l’extérieur, ce qui fait partie des postulats, il y a trois réponses possibles, exprimables ci-dessous sous forme de parenthèses, mais aussi sous forme d’arbres (figures 1Ü) : ((chauve-souris, homme) pigeon) : b ((chauve-souris, pigeon) homme) : c ((pigeon, homme), chauve-souris) : d La procédure moderne de construction d’une classification s’emploie donc à explorer un champ d’hypothèses possibles. 3.8 Coder les caractères Il faut à présent explorer des caractères pour évaluer l’argumentation de chacune d’elles. Les observations faites sur les différents états des caractères vont être codés à l’aide de chiffres et inscrites dans un tableau appelé matrice
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1. Sacs aériens
2. Appendices pairs
3. Mandibule
4. Glandes mammaires
5. Ailes
6. Dents
7. Colonne vertébrale
Truite
0
0
0
0
0
0
0
Chauvesouris
1
1
1
1
1
0
0
Homme
1
1
1
1
0
0
0
Pigeon
1
1
0
0
1
1
0
Figure 1a. Matrice de caractères. Attention : 0 ne veut pas nécessairement dire « absence » ; il ne s’agit que d’une convention de codage consistant à indiquer « comme dans l’extra-groupe », l’extragroupe étant ici la truite.
Figures 1b, c, d. Les trois arbres possibles montrant toutes les relations d’apparentement possibles entre trois taxons et un extra-groupe. X : ancêtre hypothétique aux trois membres du groupe d’étude. Chaque boule est une hypothèse de transformation de l’état « 0 » à l’état « 1 » pour le caractère considéré. L’arbre b coûte 7 hypothèses de transformation, l’arbre c 8 hypothèses et l’arbre d 9 hypothèses. On retient l’arbre b.
de caractères33 (figure 1a Ý). Par convention d’écriture, l’état trouvé dans l’extra-groupe est noté « 0 ». Attention, le zéro ne signifie pas une absence de caractères, mais simplement l’état dans lequel il est dans l’extra-groupe. Nous pouvons proposer : 1. Sacs aériens : sous forme de vessie natatoire (0) ; sous forme de poumons alvéolés fonctionnels (1) 2. Appendices pairs : sous forme de nageoires rayonnées (0) ; sous forme de membres marcheurs (1) 3. Constitution de la mandibule : plusieurs os (0) ; un seul os, le dentaire (1) 4. Glandes mammaires : absence (0) ; présence (1) 33. Cf. Barriel, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] 5. Ailes : absence (0) ; présence (1) 6. Dents : présence (0) ; absence (1) 7. Colonne vertébrale : présence (0) ; absence (1) Compte tenu de la question posée ci-dessus, on constate d’emblée que certains caractères ne servent à rien. Le fait de posséder une colonne vertébrale (caractère 7) ne discrimine nullement deux d’entre les trois. C’est la même chose pour les caractères 1 et 2. La chauve-souris, l’homme et le pigeon possèdent tous les trois les caractères 1, 2 et 7 sous le même état. On dit que ces caractères ne sont pas informatifs au regard de la question posée. Ceci valait d’être souligné, parce que c’est de cette manière que les chercheurs sélectionnent leurs caractères. Dans le gisement de caractères que constitue une collection d’organismes, ils ne prélèvent que les caractères potentiellement informatifs. Cependant, parmi les caractères 3, 4, 5 et 6, il en reste un qui ne pourra servir à établir un regroupement. C’est le caractère 6. En effet, il semble discriminant puisqu’il conduit à une ressemblance commune à l’homme et à la chauve-souris qui tous deux possèdent des dents. Mais sachant que la présence de dents est déjà observée dans l’extra-groupe, on en déduit qu’il s’agit ici un état primitif partagé et l’absence de dents un état dérivé. On se souvient de la règle de Hennig qui consiste à ne pas établir de groupes sur la base de caractères primitifs partagés mais seulement sur la base d’un état dérivé partagé. L’état dérivé étant l’absence de dents, le caractère 6 ne fait donc que regrouper le pigeon avec lui-même. En fait, du point de vue algorithmique, un caractère informatif est celui qui présente au moins deux états (ce qui n’est pas le cas pour le 7), chacun étant représenté au moins deux fois (ce qui n’est pas le cas des caractères 1, 2, 6). Les seuls caractères informatifs sont donc les caractères 3, 4 et 5. 3.9 Placer les transformations des caractères sur les arbres On constate que les caractères se contredisent entre eux. En effet, les caractères 3 et 4 montrent les états dérivés communs à l’homme et à la chauvesouris, et le caractère 5 montre un état dérivé commun à la chauve-souris et au pigeon. Comment s’en sortir ? En observant deux règles : la première, en plaçant dans chacun des arbres possibles les transformations des caractères (figures 1b, c, d), la seconde, en respectant le principe d’économie d’hypothèses. Par exemple (figure 1, arbre b), on va tenter de placer l’endroit dans l’arbre où le caractère 3 change d’état, c’est-à-dire passe d’une mandibule à plusieurs os (état « 0 » trouvé chez la truite) à une mandibule constituée du
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[guillaume lecointre / filiation] seul os dentaire (état « 1 »). Ce passage deviendra une hypothèse de transformation (symbolisé par un petit cercle de couleur, figures 1b, c, d). Cette action doit respecter le principe d’économie d’hypothèses, selon lequel on ne va pas multiplier les transformations au delà du simple nécessaire. Par exemple, dans l’arbre b, on pourrait vouloir faire apparaître la mandibule constituée du seul os dentaire une fois sur la branche menant à l’homme et une autre fois sur la branche propre à la chauve-souris. Cela respecterait les observations. Mais on peut faire « moins cher » : en plaçant plus simplement cet événement au segment de branche commun à l’homme et à la chauve-souris, réalisant ainsi une seule transformation au lieu de deux. En réalisant cet exercice sur tous les caractères, on observera que pour certains caractères il n’est pas possible de faire moins de deux transformations. Dans l’arbre b, nous sommes forcés de faire apparaître les ailes deux fois, car il n’y a pas de branche menant exclusivement au couple chauve-souris + pigeon : une fois sur la branche propre à la chauve-souris et une fois sur la branche propre au pigeon. Il faut répéter cet exercice sur chacun des trois arbres possibles, de telle manière qu’à la fin de cet exercice, tous les caractères auront été interprétés en termes de transformations évolutives dans chacun des arbres possibles. 3.10 Appliquer le principe de parcimonie Le principe d’économie d’hypothèses, utilisé dans toutes les sciences, va conduire à retenir l’arbre b, parce qu’il ne « coûte » globalement que 7 hypothèses de transformations, tandis que les deux autres arbres possibles sont moins parcimonieux (8 hypothèses pour c et 9 hypothèses pour d). Bien entendu, les chercheurs travaillent sur beaucoup plus d’espèces et plus de caractères. Ils utilisent alors des algorithmes qui réalisent la procédure exposée ici, à l’aide d’ordinateurs. Ceux-ci sont en fait indispensables, car le nombre d’arbres possibles à explorer augmente drastiquement avec le nombre d’espèces à classer. 3.11 Deux groupes-frères ont le même rang L’arbre retenu est celui qui est le plus parcimonieux. Il fournit une classification, et en même temps les réponses aux paris sur les homologies. Dans l’arbre b, on dit que l’homme et la chauve-souris sont groupes-frères. Deux groupes-frères ont le même rang. Ainsi, dans l’arbre phylogénétique des vertébrés, les chondrichthyens (vertébrés cartilagineux : requins, raies) et les ostéichthyens (vertébrés osseux) sont groupes-frères : alors chondrichthyens
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[les mondes darwiniens] et ostéichthyens sont de même rang (par convention, on décidera qu’il s’agit de deux classes). 3.12 Nommer les clades Clade est synonyme de « groupe monophylétique ». Homme et chauve-souris sont tous deux inclus dans un clade. On peut donner un nom à chaque clade. Dans l’exemple simplifié qui est le nôtre, ce nom pourrait être « Mammifères ». Pigeon, homme et chauve-souris sont inclus dans un clade plus inclusif, comprenant le premier, et donc de rang supérieur. S’il fallait le nommer, il s’agirait ici des Amniotes. En fait, dans tout arbre phylogénétique, chaque segment de branche interne correspond à un groupe nommé qui englobe tout ce qui est en aval de cette branche. Si nous sommes capables de construire des phylogénies et de suivre cette règle, tous les groupes ainsi créés seront monophylétiques, et la classification qui en découlera sera réellement phylogénétique, comme l’avait souhaité Darwin. Dans le cahier des charges des classifications actuelles, l’arbre phylogénétique guide donc, voire fournit la classification. 3.13 L’arbre retenu nous enseigne quels attributs sont hérités d’un ancêtre commun exclusif Il y a trois types de ressemblance. La première est celle due à un caractère primitif partagé, trop général pour pouvoir opérer une classification au sein de l’échantillon présent. Par exemple, le fait d’avoir des vertèbres font se ressembler nos trois espèces, mais cela ne nous dit rien sur « qui est plus proche de qui ». De même, la présence de dents ne regroupe aucunement la chauve-souris et l’homme à l’exclusion du pigeon, puisque les dents sont présentes dans l’extra-groupe. La deuxième est due à des caractères dérivés partagés. Ces ressemblances sont celles qui permettent de créer des classifications phylogénétiques. Nous avions fait le pari (« homologie primaire ») que la mandibule faite du seul os dentaire et les mamelles avaient été acquises d’un ancêtre commun. L’arbre le plus parcimonieux nous enseigne que nous avions eu raison. Ces ressemblances-là sont des homologies confirmées, ou « homologies secondaires ». La troisième est la ressemblance qui correspond à des caractères dérivés non obtenus par ascendance commune. En effet, au cours du déroulement évolutif, des caractères qui se ressemblent beaucoup peuvent être acquis plusieurs fois indépendamment dans des lignées différentes. Par exemple, les mammifères « ont fait de la taupe » trois fois : une fois en Australie (la taupe marsupiale), une fois en Eurasie (les taupes
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[guillaume lecointre / filiation] placentaires qui sont des Eulipotyphles) et une fois en Afrique australe (les Chrysochloridés) sans que les ancêtres respectifs de ces animaux n’aient eu une forme de taupe. Ces convergences évolutives sont dues au fait qu’une bonne partie des contraintes physiques que subissent les espèces sont les mêmes partout. Ainsi, les ailes de notre échantillon ne sont pas homologues en tant qu’ailes : on a appris à voler une fois chez les chauves-souris et une autre fois chez les oiseaux. Ces phénomènes expliquent pourquoi, dans une matrice de caractères, les caractères se contredisent les uns les autres ; nous avons fait des paris sur l’homologie des caractères, mais pour certains d’entre eux nous nous sommes trompés, sans pouvoir détecter notre erreur a priori. Cela se produit toujours ; il n’existe pas de matrice de caractères qui ne contienne pas de la contradiction interne. Cette contradiction entre caractères, on l’appelle homoplasie, ou incohérence de la matrice. Un arbre donné possède une certaine quantité d’homoplasies, ou ressemblances non héritées d’un ancêtre commun. Ici, l’arbre b présente une homoplasie, l’aile. L’analyse cladistique, le plus souvent suivie d’une classification phylogénétique, permet de prendre conscience qu’une classification n’est plus un art qui enferme son praticien dans l’autorité de son expertise, mais un démarche scientifique qui requiert des postulats, des observations formalisées, transparentes à tout autre classificateur ou utilisateur, des règles du jeu parmi lesquelles l’économie d’hypothèses, des décisions explicites, et, surtout, l’exploration d’un champ des possibles (les différents arbres possibles). En somme, la classification phylogénétique, par l’explicitation qu’elle force, est capable de produire de la connaissance objective, ce qui est le propre des connaissances scientifiques. 4 Généalogie et phylogénie
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n toute rigueur, aujourd’hui, une généalogie est une figure dont les liens joignent des individus concrets, c’est-à-dire individuellement identifiés, par des relations d’ancêtres à descendants. Ceci est particulièrement légitime au plan empirique lorsque l’on dispose de registres d’état civil et que les individus sont, effectivement, individuellement identifiés. Le problème pour les naturalistes, c’est que les ancêtres sont à jamais inconnaissables : ils ont définitivement disparu et n’ont pas laissé d’état civil. Une caractéristique de la systématique éclectique jusque dans les années 1970 est qu’elle confondait les relations de nature généalogique (qui descend de qui) avec les relations phylogénétiques (qui est plus apparenté à qui que d’un troisième)
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[les mondes darwiniens] en inventant des relations d’ancêtres à descendants entre taxons de haut rang et en assignant à des fossiles le statut d’ancêtres incarnés. Même si, le plus souvent et chez les plus avisés des systématiciens, on savait quoi penser de ces métaphores généalogiques, elles devinrent tout de même un programme de recherches qui cherchera à se justifier y compris sous la plume d’un Ernst Mayr ou d’un Alfred Romer jusqu’au milieu des années 1970. Faisons le point aujourd’hui : • Dans un arbre généalogique théorique (tel que celui de Darwin dans L’Origine), on exprime des relations d’ancêtres à descendants entre individus abstraits. • Dans une généalogie concrète expérimentalement approchée, on exprime des relations d’ancêtre à descendants entre individus concrets (et là, on remarquera que, précisément, on n’a plus besoin des algorithmes de reconstruction phylogénétique lorsque l’on mène une enquête génétique de paternité, ou que l’on consulte les registres d’état civil. Lorsque l’identité des ancêtres est à portée de main, on n’a plus besoin de phylogénie). • Dans une phylogénie telle qu’on la reconstruit après Hennig, on exprime d’abord « qui partage quoi avec qui » entre individus concrets. En vertu du « descent with modification », le « qui partage quoi avec qui » exprime finalement des degrés relatifs d’apparentement entre individus concrets. Les relations d’ancêtre à descendants sont alors conçus, dans une phylogénie, entre ancêtres abstraits partiellement reconstitués et descendants concrets, ou bien entre ancêtres abstraits et ancêtres abstraits lorsque l’on s’intéresse au lien entre deux branches internes. L’arbre phylogénétique du vivant, résultat concret d’une enquête scientifique partielle menée sur un échantillon du vivant, est souvent confondu avec l’arbre généalogique du vivant qui est, lui, théorique et métaphorique. Quelle est la nature de cette métaphore ? Il s’agit d’une grande généalogie théorique, constituée de milliards d’ancêtres et de descendants reliés entre eux par des relations génétiques et à jamais inconnaissables individuellement. À travers eux, les processus de l’évolution se sont déroulés dans le sens du temps, du passé vers le présent. Cet arbre de la vie est une abstraction, une nécessité théorique qui explique le partage d’attributs communs par des espèces qui ne se croisent pas entre elles aujourd’hui. Mais il faut insister sur l’importance de ne pas confondre généalogie et phylogénie (tableau 2).
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[guillaume lecointre / filiation] Arbre généalogique de la vie
Arbre phylogénétique
Prospectif : se parcourt dans le sens des processus de l’évolution (« process »)
Rétrospectif : reconstitué à partir du partage des structures (« patterns »). Se parcourt à rebours.
Ancêtres inconnaissables individuellement
Ancêtres partiellement reconstruits, mais restant des portraits-robots
Montre « qui descend de qui » entre individus abstraits
* Montre « qui est apparenté à qui » entre individus concrets * Montre « qui descend de qui » entre ancêtres reconstruits et descendants concrets
Statut théorique
Statut heuristique
Relève de l’ontologie
Relève de l’épistémologie
Tableau 2. Arbre généalogique de la vie et arbre phylogénétique : deux arbres à ne pas confondre.
Cette grande généalogie appartenant au passé restant théorique, nous ne pouvons qu’en inférer des parties par une démarche rétrospective : c’est à partir des états de caractères partagés par des organismes d’aujourd’hui que nous inférons ce qu’ont dû porter certains de leurs ancêtres communs, ancêtres qui resteront des portraits-robots ; nous construisons ainsi de arbres phylogénétiques. La reconstruction phylogénétique met en évidence des conditions du passé (états de caractères chez des ancêtres) qui ont dû donner naissance à l’état actuel du monde (états de ces caractères chez les descendants actuels). En principe, au plan pédagogique, si l’on veut respecter la signification scientifique de ces arbres, seul l’arbre généalogique théorique peut être parcouru du passé vers le présent (comme le faisait Darwin dans son chapitre IV de L’Origine). L’arbre phylogénétique devrait être parcouru du présent vers le passé. 5 Qu’est-ce que la phylogénie ?
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a définition de la phylogénie comporte deux difficultés. Premièrement, sa définition d’aujourd’hui ne ressemble pas à la définition qu’en ont donné deux grands noms, les premiers à l’avoir utilisée, à savoir Haeckel34, qui inventa le mot, et Darwin35 dans ses cinquième et sixième éditions de L’Origine des espèces. Deuxièmement, il est difficile de trouver une définition moderne du 34. Haeckel (1866), Generelle Morphologie der Organismen, Reimer @. 35. Darwin (1872), L’origine des espèces, C. Reinwald, 1880 (traduit par Barbier sur l’édition définitive, la 6e édition, de The Origin of Species, Murray, 1872 @).
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[les mondes darwiniens] mot « phylogénie » dans les sources francophones. Par exemple, dans le très consulté Reconstruction phylogénétique de Darlu & Tassy36, passées les premières pages où l’on aborde les définitions historiques du terme, il faut attendre la page 36 pour apprendre que la phylogénie, c’est le cladogramme auquel on a adjoint l’échelle des temps ou des longueurs inégales de branches en proportion du nombre de synapomorphies ou d’autapomorphies qu’elles portent. Depuis Haeckel37, nous retenons usuellement la définition floue de phylogénie comme « le cours historique de la descendance des êtres organisés38 », mélange d’une définition haeckelienne qui voulait parler de l’enchaînement des formes animales et végétales au cours du temps, et d’une définition darwinienne parlant des « lignes généalogiques de tous les êtres organisés ». Cependant, le jeu de miroir entre Darwin et Haeckel est trompeur39. Darwin40 ne parle que de généalogie et dessine un modèle de généalogie. Dans un premier temps, il ne dispose pas du mot « phylogénie ». Haeckel41 ayant lu Darwin, il a bien compris que les meilleures classifications doivent être généalogiques. Mais il créé le terme de « phylogénie » pour parler de l’enchaînement des espèces en une « histoire du développement paléontologique des espèces organiques ». Cette histoire est pour Haeckel l’histoire de l’évolution, l’évolution étant elle-même un concept ontogénétique, relevant du développement des individus. Mais Dayrat42 montre que si Haeckel a pour maîtres à penser Lamarck, Goethe et Darwin, sa phylogénie tient plus de Goethe et de Lamarck que de Darwin. En effet, la phylogénie de Haeckel ne montre des successions, des enchaînements que sur son tronc, ses branches latérales étant dépourvues de manifestations. Non seulement le tronc est le seul segment qui vaille qu’on y montre quelque chose, mais ce qui s’y passe n’est pas une généalogie d’espèces, mais une succession de morphologies (parfois celle d’un seul organe) par lesquelles une « chaîne de progéniteurs » est passée. Si l’on retire les branches latérales qui ne font office que d’ornements, l’arbre de Haeckel n’est qu’une 36. Darlu & Tassy (1993), Reconstruction phylogénétique, Masson @. 37. Haeckel (1866), Generelle Morphologie der Organismen, Reimer @. 38. Darlu & Tassy (1993), Reconstruction phylogénétique, Masson @. 39. Dayrat (2003), “The roots of phylogeny: How did Haeckel build his trees ?”, Syst. Biol., 52(4) @. 40. Darwin (1859), The Origin of Species, First Edition, John Murray @. 41. Haeckel (1866), Generelle Morphologie der Organismen, Reimer @. 42. Dayrat (2003), “The roots of phylogeny : How did Haeckel build his trees ?”, Syst. Biol., 52(4) @.
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[guillaume lecointre / filiation] série linéaire d’étapes morphologiques majeures le long de la descendance menant à une espèce donnée, donc sur le tronc menant à cette espèce. Les branches latérales n’étant qu’illustratives, l’arbre de Haeckel tient plus du scalisme idéaliste que d’une véritable généalogie. Cependant, Darwin, en retour, va reprendre le mot pour parler de la grande généalogie des êtres organisés43. Aucune de ces deux définitions ne sont celles qui sont retenues aujourd’hui. Car avec Hennig44, ce qui est théoriquement requis (la généalogie passée) et ce qui est pratiquement possible (quel type de relations sommes nous vraiment capables de montrer ?) sont deux choses clairement distinguées. Se superpose à cela une qualité complémentaire à celle de Darwin. Si Darwin travailla plus à éclairer les processus par lesquels les espèces se transforment qu’à les classer (bien qu’il ait mené une réflexion sur la classification dans son chapitre XIII45), Hennig va s’attacher davantage à fonder les bases d’une bonne classification selon le programme darwinien46. Tout se passe comme si Hennig était le classificateur qui manquait à Darwin47. Aujourd’hui, un arbre peut être qualifié de phylogénétique s’il suit les deux règles suivantes : 1. Le concept de descendance avec modification a été formulé dans la méthode qui a présidé à sa construction. Ce n’est pas seulement dans la polarisation des caractères que tient le concept de descendance avec modification, mais aussi et surtout dans le projet hiérarchique. La raison pour laquelle une classification biologique est une hiérarchie présentée sous forme arborescente 43. Darlu & Tassy (1993), Reconstruction phylogénétique. Concepts et méthodes, Masson @. Dayrat (2003), “The roots of phylogeny : How did Haeckel build his trees ?”, Syst. Biol., 52(4) @. Dayrat (2005), “Ancestor-descendant relationships and the reconstruction of the tree of life”, Paleobiology, 31(3) @. 44. Hennig (1966), Phylogenetic Systematics, University of Illinois Press @. 45. Cf. Dupuis (1986), « Darwin et les taxonomies d’aujourd’hui », in Tassy (coord.), L’ordre et la diversité du vivant, Fayard, Fondation Diderot. 46. Dayrat (2005), “Ancestor-descendant relationships and the reconstruction of the tree of life”, Paleobiology, 31(3) @. 47. Cf. Dupuis (1978), « Permanence et actualité de la systématique : la “systématique phylogénétique” de W. Hennig (Historique, discussion, choix de références) », Cahier des naturalistes, Bull. N. P. n. s. 34(1) ; idem (1986), « Darwin et les taxonomies d’aujourd’hui », in P. Tassy (coord.), L’ordre et la diversité du vivant, Fayard, Fondation Diderot. ; idem (1992), « Regards épistémologiques sur la taxinomie cladiste. Adresse à la XIe session de la Willi Hennig Society (Paris, 1992) », Cahier des naturalistes, Bull. N. P. n. s. 48(2).
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[les mondes darwiniens] est la descendance avec modification. Cependant, ce point a été âprement discuté et les interprétations divergent48. 2. Selon Tassy & Barriel49, l’arbre est phylogénétique s’il permet une découverte a posteriori des homologies et des homoplasies. En particulier, la méthode de parcimonie nous permet une découverte de nos succès (homologies secondaires de de Pinna50) et de nos erreurs (homoplasies) dans ce que nous avions supposé initialement comme caractères homologues (homologies primaires). Cette découverte permet de déduire l’état de chaque caractère chez chaque ancêtre hypothétique, aux nœuds de l’arbre. L’algorithme de Wagner51 utilisé dans les méthodes de parcimonie contemporaines52 maximisent ce que Farris53 appelle l’« explanatory power », c’est-à-dire maximisent la contiguïté des états de caractères identiques, et donc l’explication de ces états par une ascendance commune, donc maximisent l’information phylogénétique sur les caractères54 ; contenu informatif que Farris démontre supérieur dans un cladogramme que dans un phénogramme. En d’autres termes, les arbres qui ne supposent pas un maximum d’états de caractères expliqués par l’ascendance commune alors qu’ils pourraient le faire sont de mauvais arbres, ou dit autrement, des arbres non optimaux. Selon cette définition, les méthodes de distances sont incomplètes et sont qualifiées de « pseudo-phylogénies » par Tassy & Barriel55. Les principaux arguments que l’on peut généralement dégager sont : 1. Les arbres de distances ne permettent pas d’inférence in fine sur l’homologie des caractères, puisque l’on ne travaille pas en prise directe avec leurs 48. Cf. Brower (2000), “Evolution is not a necessary assumption of cladistics”, Cladistics, 16 @. Rieppel (2005), “Popper and systematics”, Syst. Biol., 52 @. 49. Tassy & Barriel (1995), « L’homologie, l’arbre généalogique et le cladogramme : un apologue », Bull. Soc. Zool. Fr., 120(4). 50. de Pinna (1991), “Concepts and tests of homology in the cladistic paradigm”, Cladistics, 7 @. 51. Wagner (1961), “Problems in the classification of ferns” @, in Recent Advances In Botany, University of Toronto Press. 52. Darlu & Tassy (1993), Reconstruction phylogénétique, Masson @, p. 79. 53. Farris (1979), “The information content of the phylogenetic system”, Syst. Zool., 28 @ ; idem (1983), “The logical basis of phylogenetic analysis” @, in Platnick & Funk (eds.), Advances in cladistics, Vol. 2, Columbia UP. 54. Tassy (1994), « Les arbres phylogénétiques et l’ancêtre absent », in Férida & Widlöcher (dir.), Colloque de la Revue internationale de psychopathologie, PUF. 55. Tassy & Barriel (1995), « L’homologie, l’arbre généalogique et le cladogramme : un apologue », Bull. Soc. Zool. Fr., 120(4).
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[guillaume lecointre / filiation] états. En fait, comme l’écrivent Darlu & Tassy56, c’est cette étape d’estimation des états ancestraux qui constitue toute la différence entre procédures de parcimonie et analyses de distances. Chez celles-ci, une fois l’alignement fait, l’homologie primaire des états est dès le départ réduite sous forme de distances et les paris qu’elle contient resteront sans résolution. 2. Le plaquage sur l’arbre de distances des états de caractères ne peut être admis comme exercice d’inférence de leur homologie secondaire. En effet, les méthodes de distances peuvent produire des regroupements sur la base de symplésiomorphies, comme montré dans Leclerc et ses collèges57. Quel sens aurait la découverte des homologies/homoplasies sur une topologie dont les artefacts sous-jacents sont incompatibles avec la notion de synapomorphie ? Cela reviendrait à nier l’intérêt de l’apport de Hennig et à mélanger des méthodes aux propriétés de restitution des données dans l’arbre inégales58. Il est bien plus cohérent de plaquer directement ces caractères sur un arbre issu d’une méthode dont c’est la vocation même, c’est-à-dire qui regroupe sur la base de synapomorphies. L’arbre phylogénétique est donc, pour Tassy & Barriel59, celui qui autorise l’identification du couple homologie/homoplasie. La nécessité de cette définition, qui vient du fait que les taxons sont définis par des caractères homologues60, est cruciale pour le systématicien (le plus souvent morphologiste) dont le travail est de créer des taxons monophylétiques, donc d’identifier des homologies secondaires. Elle semble cependant superflue pour le généticien, qui travaille sur des caractères bien moins complexes, et donc individuellement moins dignes d’intérêt, et qui aurait tendance à prendre n’importe quelle arborescence pour phylogénétique – d’où la grande diversité des méthodes 56. Darlu & Tassy (1993), Reconstruction phylogénétique. Concepts et méthodes, Masson @, p. 81. 57. Leclerc et al. (1998), “Low divergence in rDNA ITS sequences among five species of Fucus (Phaeophyceae) suggests a very recent radiation”, J. Mol. Evol., 46 @. 58. Farris (1979), “The information content of the phylogenetic system”, Syst. Zool., 28 @. 59. Tassy & Barriel (1995), « L’homologie, l’arbre généalogique et le cladogramme : un apologue », Bull. Soc. Zool. Fr., 120(4). 60. Patterson C. (1982), “Morphological characters and homology”, in Joysey & Friday (eds.), Problems of phylogenetic reconstruction, Academic Press ; idem (1988), “The impact of evolutionary theories on systematics”, in Hawksworth (ed.), Prospects in Systematics, Syst. Assoc., Spec. Vol. 36. Nelson (1994), “Homology and systematics”, in Hall (ed.), Homology : the hierarchical basis of comparative biology, Academic Press.
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[les mondes darwiniens] de construction d’arbres utilisés en phylogénie moléculaire. à ce sujet, Tassy & Barriel61 se montrent intransigeants, en ne réservant l’appellation de « phylogénétique » qu’aux strictes méthodes de parcimonie : « L’analyse cladistique et a fortiori l’analyse de parcimonie sont souvent considérés comme des méthodes parmi d’autres. Nous prétendons qu’elles sont une seule et même méthode qui est la méthode phylogénétique » (l’insistance est des auteurs). Cependant, les méthodes probabilistes donnent cette possibilité de placer les homologies aux nœuds. Les méthodes probabilistes sont donc phylogénétiques : Toutes les méthodes qui tendent à esquiver l’homologie – parce que c’est un concept, opératoire mais faillible, pace que c’est un problème biologique, parce qu’elle reste du domaine de l’hypothèse – ne peuvent prétendre être du domaine de la phylogénétique au sens de Kiriakoff62 : « la science des constructions phylogénétiques ». Notre conclusion sera qu’il y a à la fois filiation et transformation depuis l’arbre phylogénétique jusqu’au cladogramme et que seulement deux des méthodes informatiques en cours actuellement répondent aux critères de la phylogénétique : la méthode dite de parcimonie et, dans une certaine mesure, celle dite de maximum de vraisemblance.
Tassy & Barriel63 en conviennent, mais du bout des lèvres : ils leur reprochent de ne pas le faire véritablement. Ce reproche ne doit pas être fait aux méthodes probabilistes elles-mêmes, mais au type de caractères auxquels on les applique aujourd’hui, et à l’intérêt qu’on leur porte. En effet, les méthodes probabilistes sont majoritairement appliquées à la comparaison de séquences génétiques pour produire des « phylogénies moléculaires64 » aux caractères desquelles le systématicien s’intéresse peu le plus souvent, il faut bien le dire. Que le nucléotide n° 727 de tel gène soit une adénine homologue chez tous les Proboscidiens n’a pas la même portée, le même piment scientifique, la même complexité que s’il s’agit d’une homologie trouvée dans l’ouverture de l’orbite dans le maxillaire ou dans les os qui entourent le trou auditif externe. Ceux des systématiciens qui sont un peu biochimistes, qui, connaissant quelque 61. Tassy & Barriel (1995), « L’homologie, l’arbre généalogique et le cladogramme : un apologue », Bull. Soc. Zool. Fr., 120(4). 62. Kiriakoff (1963), « Les fondements philosophiques de la systématique biologique », in La classification dans les sciences, Duculot. 63. Tassy & Barriel (1995), « L’homologie, l’arbre généalogique et le cladogramme : un apologue », Bull. Soc. Zool. Fr., 120(4). 64. Cf. la section 7 de Barriel, ce volume. (Ndd.)
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[guillaume lecointre / filiation] peu les enjeux fonctionnels d’un changement de nucléotide à une position donnée d’un gène donné, tendent à raisonner autrement et à s’intéresser aux conséquences évolutives d’un changement moléculaire. Enfin, les méthodes probabilistes sont récusées parce qu’elles nécessitent un modèle en amont : « Quant au choix des modèles, c’est là un débat sans fin. Faut-il connaître le processus évolutif pour construire la phylogénie ou a-t-on besoin d’une phylogénie pour découvrir le processus évolutif responsable de cette phylogénie ? Les cladistes ont choisi depuis longtemps de répondre positivement à la deuxième question.65 » Mais cette alternative est surfaite. Elle assigne aux modèles des défauts qui ne sont pas les leurs. Elle accuse les modèles tenant compte de « processus » évolutifs du défaut de précédence, parce que ces mêmes précédences de processus prétendument connus a priori s’accompagnait, dans les pratiques passées de la systématique éclectique, qu’un manque criant de formalisation. Cependant, les modèles sont précisément un effort de clarification et de formalisation de ce que l’on prétend connaître. D’autre part, cette précédence est vécue comme circulaire en raison d’une vision réfutationniste poppérienne et hypothético-déductive de la systématique. Mais depuis, d’autres épistémologies ont été proposées pour la systématique66, certainement plus abductives qu’hypothético-déductives67. Le « cohérentisme » des cladistes peut alors se muer en « fondhérentisme68 » où les connaissances de fond sont prises en compte pourvu qu’elles soient explicites69. L’interaction des connaissances sur les processus avec l’arbre n’est pas circulaire : connaissances de fond (relevant des structures comme des processus) et nouvelles données progressent ensemble, par une nouvelle étape de mise en cohérence, vers de nouvelles 65. Eldredge & Cracraft (1980), Phylogenetic patterns and the evolutionary process. Method and theory in comparative Biology, Columbia UP. Nelson & Platnick (1981), Systematics and biogeography : cladistics and vicariance, Colombia UP. 66. Rieppel (2005), « Le cohérentisme en systématique », in Deleporte & Lecointre (coord.), Philosophie de la systématique, Biosystema 24 @. 67. Rieppel (2003), “Popper and systematics”, Syst. Biol., 52 @. Cf. Lecointre (« Récit de l’histoire de la vie… »), ce volume. 68. En anglais, « foundherentist ». Le terme est de Haack (2000), “A foundherentist theory of empirical justification?” @, in Sosa & Kim (eds.), Epistemology, an anthology, Blackwell. 69. Lecointre & Deleporte (2005), “Total evidence requires exclusion of phylogenetically misleading data”, Zoologica Scripta, 34(1) @. Deleporte & Lecointre (2005), « Philosophie de la systématique », Biosystema 24 @.
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[les mondes darwiniens] connaissances. Pour reprendre la métaphore fondhérentiste70 : « […] le schéma est celui d’une grille de mots croisés dans laquelle on introduit de nouveaux mots, mais d’une manière qui doit être cohérente avec tous les autres mots qui sont déjà en place, et où les vieux mots déjà en place sont susceptibles d’être révisés à la lumière des nouveaux mots qui sont introduits. Le fondhérentisme cherche à combiner l’intégration explicative avec l’ancrage expérientiel. » Ensuite, cette alternative résulte plus de l’élaboration d’une règle idéale et normative du raisonnement que d’une prise en compte des contraintes réelles inhérentes aux pratiques de la systématique (c’était d’ailleurs aussi le problème de Karl Popper à l’égard de la démarche scientifique). Prise à la lettre, elle conduit à l’impossibilité même de construire une matrice de caractères anatomiques. En effet, elle conduit logiquement à reprocher à un anatomiste d’omettre un caractère de sa matrice parce que, ayant observé ce caractère au long de séries de développement embryonnaire, le processus de développement montre qu’il résulte de processus ontogénétiques différents entre les taxons, et qu’il n’est donc pas homologue. Ces cas de figure ne sont pas rares, par exemple chez les vertébrés depuis que les techniques d’éclaircissement des tissus et de coloration d’os et de cartilages permettent d’observer la mise en place des structures squelettiques le long d’une série d’embryons à des stades rapprochés. Faudrait-il ignorer cette connaissance et inclure quand même le caractère dans la matrice au motif que le développement embryonnaire est qualifié de processus (mise en évidence de relations de cause à effet) ? Mais il y a encore plus général : toute appréhension d’un caractère par un investigateur est forcément chargée de connaissances, et elle est théoriquement chargée71. Parmi ces connaissances sont incluses celles sur les processus biologiques. Si le systématicien était conscient de tous ses postulats et qu’il devait en exclure tout ceux qui dépendent pour tout ou partie de connaissances sur les processus, il ne pourrait tout simplement pas énoncer la moindre hypothèse d’homologie primaire. Lucidité pour lucidité, une épistémologie fondhérentiste consciente est préférable à une pureté cladiste (version 1980) épistémologiquement illusoire et empiriquement impossible à tenir. Enfin, l’alternative est étonnante lorsque des systématiciens parlent de « découvrir des processus ». Les systématiciens n’ont pas pour vocation de 70. Rieppel (2005), « Le cohérentisme en systématique », in Deleporte & Lecointre (coord.), Philosophie de la systématique, Biosystema 24 @. 71. Ibid.
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[guillaume lecointre / filiation] découvrir des processus. Ils ont pour vocation professionnelle de gérer de manière cohérente les rapports entre les concepts classificatoires, les mots et les choses. Ici un autre débat s’ouvre, celui des horizons d’investigation qui sont ceux de chaque spécialité en biologie ; autrement dit, la nature des questions auxquelles nous répondons dans nos articles. Une phylogénie peut conduire à faire des classifications. Une phylogénie peut peut-être conduire à découvrir des processus (et même cela il faudrait le discuter : une phylogénie peut-elle vraiment prouver une relation de cause à effet ?). Mais ce ne sont généralement pas les mêmes communautés professionnelles qui atteignent ces objectifs. Et si ces deux approches sont menées dans une seule et même tête, ce n’est généralement pas au même moment, au moins parce que nous avons besoin qu’une phylogénie soit fiable avant de commencer à élaborer d’autres types de connaissances à partie d’elle… Et elle est rarement fiable dans son entièreté à partir d’un seul jeu de données (tout systématicien sait qu’un arbre a toujours, à côté de ses parties solides, des parties fragiles). Pour ne prendre qu’un exemple, les relations d’apparentement à grande échelle entre les téléostéens sont si difficiles à élucider, et les classifications classiques si confuses qu’on peut y épuiser plusieurs carrières sans avoir besoin de poser une seule question en termes de processus. Certes, les processus de l’évolution peuvent être pris en compte comme donnée pertinente utile à l’élaboration de réponses à un questionnement purement systématique, mais ce n’est pas pour autant que ces questions ultimes deviennent des questions relevant des processus de l’évolution. Dans une phylogénie générale de téléostéens, aucune relation de cause à effet n’est élucidée. Pourtant, il a fallu beaucoup d’énergie pour que cette phylogénie soit fiable. Il convient donc de souligner la différence qu’il peut y avoir dans les rapports entre patrons et processus tout au long de la démarche d’investigation d’un biologiste. Contrairement à l’alternative qui est proposée ci-dessus, tous les biologistes, quels qu’ils soient, ont besoin comme données sources et comme connaissances de fond à la fois des données et connaissances relevant des patrons, et des données et connaissances relevant des processus. En revanche, c’est le type de question qu’ils posent – le point ultime de leur investigation – qui détermine s’ils sont dans une science de patron ou une science de processus, parce que la question va déterminer le type de preuve qui est à l’œuvre72. L’alternative proposée ci-dessus est artificielle et présente le défaut principal de ne pas distinguer ce qui relève des 72. Cf. Lecointre (« Récit de l’histoire de la vie… »), ce volume.
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[les mondes darwiniens] données et connaissances sources de ce qui relève de la nature de la question posée. Des auteurs qui écrivent sur les méthodes de la systématique prescrivent une abstinence en matière de processus en amont de la construction de l’arbre au motif que cet arbre pourrait amener des connaissances sur les processus qu’eux-mêmes ne questionnent même pas… s’ils sont de vrais systématiciens ! à moins que par « processus » soit entendue la simple mise en série des états d’un même caractère comme possiblement dérivés les uns des autres, que permet effectivement l’arbre et lui seul. Ici le terme de « processus » serait alors mal choisi, car il n’y a pas démonstration expérimentale d’une relation de cause à effet. Il n’y a que mise en cohérence maximale d’attributs, mise en preuve qui ne relève que des sciences des patrons. Pour finir sur cette alternative, et si on élargit le champ, ce qui est souhaitable, les auteurs qui ont écrit ces lignes entendent sans doute leur donner une portée plus générale. Ils prescrivent une abstinence en matière de processus en amont de la construction de l’arbre, au motif que cet arbre pourrait amener des connaissances sur les processus qui pourraient être élaborées par d’autres métiers que celui de la systématique. Si tel est le sens donné à cette prescription, elle se justifie alors plus par son idéalisme que par son réalisme au regard des conditions de la recherche. D’autres chercheurs, avec d’autres types de questions en tête que celles des systématiciens, auront besoin d’une phylogénie fiable. Cette dernière sera rarement celle d’un seul auteur, parce que les phylogénies publiées par les laboratoires sont rarement fiables dans leur entièreté. C’est la confrontation de diverses phylogénies obtenues par différentes équipes et différentes sources de données sur les mêmes taxons (ou presque) qui établit la fiabilité d’une hypothèse phylogénétique. Dans ce processus de validation des connaissances objectives, on constatera que certaines équipes auront suivi la prescription pour construire leur arbre, d’autres non ; et la corroboration des mêmes clades par des sources différentes aura un poids bien plus fort pour remporter l’assentiment que le respect d’une abstinence initiale au regard des « processus ». Dotée d’une portée aussi générale, la prescription des cladistes de cette époque confond la phase de démonstration avec la phase de validation des connaissances produites. Terminons-en avec la question de savoir quels arbres sont phylogénétiques et quels arbres ne le sont pas. Un graphe connexe non cyclique (ce qu’on appelle communément aujourd’hui un arbre), sur le plus pur plan algorithmique, ne montre que les partages d’attributs : « qui partage quoi avec qui ». Il ne deviendra phylogénétique que nourri de la théorie de l’évolution sous son bagage
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[guillaume lecointre / filiation] minimal du « descent with modification ». C’est la première raison pour laquelle une phylogénie ne donne en première instance que des relations de groupesfrères entre entités concrètes, pas des relations d’ancêtres à descendants entre entités concrètes (cf. section 8). Elle n’est pas faite pour cela, tout simplement. La seconde raison en est que nous ne sommes pas capables de prouver empiriquement une véritable relation génétique d’ancêtres à descendants entre deux individus concrets d’espèces différentes, tout simplement73. L’outil phylogénétique hennigien est précisément fait pour les cas de figure où les ancêtres de ces individus concrets sont inconnaissables concrètement. Lorsque nous sommes susceptibles de prouver génétiquement une relation d’ancêtre à descendant, au sein d’une même population concrète d’une même espèce concrète, et dans des temps très courts, de l’ordre de quelques générations, alors ce ne sont plus les outils de la phylogénie qui sont utilisés, mais ceux de la génétique. Cependant, il subsiste, dans la phylogénie nourrie de son fond théorique, des relations d’ancêtres à descendants. Mais celles-ci se conçoivent entre un ancêtre abstrait (partiellement reconstitué) et un descendant concret s’il s’agit d’une branche terminale, ou bien entre un ancêtre abstrait et un descendant abstrait s’il s’agit d’une branche interne. Cette relation d’ancêtre à descendant n’est pas directe comme elle peut l’être dans une généalogie concrète, dans une phylogénie, elle est indirecte. Cela signifie qu’entre un ancêtre abstrait et son descendant, beaucoup d’individus hypothétiques et non reconstitués, généalogiquement reliés, sont théoriquement supposés. En somme, est phylogénétique l’arbre qui permet de restituer la réponse aux paris qui avaient été faits sur les homologies. En cela, les méthodes de distances ne sont pas des phylogénies. Elles ne sont, éventuellement, que des reflets de phylogénie, et encore, avec des postulats surnuméraires : comme l’arbre de distances ne montre que des relations de proximité en similitude globale (et non en apparentement), le « qui ressemble à qui » ne peut refléter le « qui est plus apparenté à qui » uniquement lorsque l’accumulation de la similitude globale est proportionnelle au degré d’apparentement. C’est au prix de ce pari qu’un phénogramme ressemblera à une phylogénie. Bien des articles de phylogénie moléculaire font tacitement ce pari, aujourd’hui. Il est même courant que ce pari ne soit même plus conscient, et qu’on qualifie à tout va n’importe quel arbre de « phylogénie » sans plus s’intéresser à la méthode qui l’a construit. 73. Tassy (1994), «Les arbres phylogénétiques et l’ancêtre absent», in Férida & Widlöcher (dir.), Colloque de la Revue internationale de psychopathologie, PUF.
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[les mondes darwiniens] 6 La forme de l’arbre de la vie
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epuis que des transferts « horizontaux » de matériel génétique74 ont été prouvés entre lignages bactériens en principe généalogiquement séparés depuis plus de deux milliards d’années, entre bactéries et champignons, entre bactéries et plantes érigées, l’image de généalogie théorique que publia Darwin dans L’Origine des espèces a été corrigée. La métaphore généalogique reste de mise, mais la forme de l’arbre théorique de la vie s’est complexifiée. En effet, les lignages ne sont plus considérés comme nécessairement divergents, des réticulations apparaissent : des échanges partiels horizontaux s’élaborent entre branches parfois séparées depuis fort longtemps, ou de nouvelles espèces apparaissent par hybridations d’espèces mères (par exemple, le cas est bien documenté comme apparaissant de manière récurrente en milieu naturel chez les tournesols). L’arbre généalogique de la vie, le fameux « tree of life » tendrait alors à devenir un réseau réticulé, au moins dans certaines de ses parties. Il résulte de ce schéma théorique que, compte tenu du fait que ce sont le plus souvent des portions de génomes qui sont échangés horizontalement, l’histoire généalogique des gènes peut très bien ne pas être l’histoire généalogique des espèces qui les portent75. Le problème se pose avec d’autant plus d’acuité les reconstructions phylogénétiques impliquent de reconstituer des divergences anciennes. Nous avons vu plus haut qu’il convenait de ne pas confondre le schéma généalogique théorique (l’ontologie) et la phylogénie (la méthodologie). Rappelons qu’un arbre phylogénétique, en tant qu’outil, ne dit en première instance que « qui partage quoi avec qui ». C’est le fond théorique qui fournit une première couche interprétative en permettant de passer de l’interprétation précédente à « qui est apparenté à qui ». Une troisième couche interprétative prend en compte la possibilité de transferts horizontaux. Si les transferts horizontaux sont susceptibles de s’être produits entre des espèces dont on cherche les relations d’apparentement, il faut mener l’investigation sur plusieurs gènes du génome et produire pour ces mêmes espèces leurs phylogénies à partir de chaque gène, séparément. Il faut obtenir pour ces espèces autant de phylogénies que de gènes. L’arbre phylogénétique garde sa puissance heuristique, mais il faudra lire ces arbres comme des arbres de gènes et non plus en première instance comme des arbres d’espèces. C’est de la confrontation des différents arbres de gènes entre eux, et de leurs discordances éventuelles, que seront 74. Cf. la section 5.1 de Heams (« Hérédité »), ce volume. (Ndd.) 75. Cf. Samadi & Barberousse, ce volume. (Ndd.)
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[guillaume lecointre / filiation] interprétés certains des apparentements comme issus de transferts et certains autres comme issus d’ancêtres communs aux espèces76. Le fait d’avoir changé l’image généalogique théorique ne remet pas en cause la puissance heuristique du graphe connexe non cyclique. L’utilité de graphes connexes cycliques, venus récemment en complément, est actuellement discutée77. 7 La filiation, cahier des charges de toute classification biologique
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amarck ne donne pas de programme sérieux à l’exercice classificatoire. En 1809, la classification doit rester avant tout opérationnelle, un « produit de l’art » qui ne « tient réellement rien de la nature », et en 1820 elle doit refléter « l’ordre le plus naturel » qui n’est pas spécifié. 7.1 La contrainte de monophylie est-elle incluse chez Darwin (1859) ?
Celui qui fixera réellement – c’est-à-dire explicitement et durablement – le cahier des charges des classifications sera Darwin (cf. citation, section 1.1). Ce texte est remarquable à plus d’un titre. Tout d’abord, il fonde un programme unique à la classification : la proximité généalogique. Ensuite, il réalise un changement de paradigme : la création n’est plus convoquée et dès lors, l’application de ce programme doit en principe donner une place à l’homme dans la classification en vertu de ses affinités généalogiques, et non comme créature parfaite culminant au sommet d’une création aux intentions obscures. Enfin, ce texte porte en germe une autre révolution qui ne portera ses fruits qu’au xxe siècle. En effet, les logiques divisives ou agglomératives fondées sur la ressemblance globale sont également récusées (« the mere putting together and separating objects more or less alike »). Ce n’est pas la ressemblance globale qui doit fonder la classification, mais la prise en compte de ceux des caractères qui sont hérités d’un parent commun. La logique d’une approche par caractères est déjà, en quelque sorte, programmée (même si elle ne deviendra opérationnelle que dans les années 1950) en opposition à une 76. Cf. par exemple Escobar-Paramo et al. (2004), “Decreasing the effects of horizontal gene transfer on bacterial phylogeny: the Escherichia coli case study”, Mol. Phylogenet. Evol., 30 @. 77. Huson & Bryant (2006), “Application of Phylogenetic Networks in Evolutionary Studies”, Mol. Biol. Evol., 23(2) @.
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[les mondes darwiniens] approche globalisante dont on sait aujourd’hui qu’elle mélange les caractères récemment hérités, les caractères trop anciens, mais surtout les caractères convergents ou les réversions qui conduisent à des ressemblances non héritées d’un parent commun (ou homoplasies). Curieusement, c’est sans tenir compte de ce texte qu’un programme de classification par ressemblance globale sera importé en biologie par l’école phénétique des années 1958-1970. Malgré les souhaits darwiniens en matière de classification, entre 1859, date de parution de L’Origine des espèces, et 1950, date de parution de la Systématique phylogénétique de l’entomologiste allemand Willi Hennig, on a mélangé les relations d’ancêtres à descendants et des relations de parenté (parenté au sens de degré de cousinage relatif : qui est plus proche de qui ?) en même temps que dans les classifications persistaient des groupes qui ne reflétaient pas seulement la phylogénie. Ces groupes, les grades, reflétaient un niveau de développement de la complexité des organismes, séparés entre eux par des « sauts adaptatifs » qui gommaient les relations d’apparentement. Par exemple, parmi les cinq classes de vertébrés de la zoologie traditionnelle, trois d’entre elles sont des grades. Les poissons sont les vertébrés qui ne sont pas « sortis des eaux » (ils n’ont pas le membre chiridien) ; les amphibiens sont des tétrapodes non émancipés du milieu aquatique (ils n’ont pas l’œuf amniotique) ; les reptiles sont les amniotes sans poils ni plumes. Comme les grades sont des degrés de complexité, ils sont fondés sur des absences d’attributs. Comme ils ne tiennent pas compte de la phylogénie, certains de leurs membres sont plus apparentés à des organismes extérieurs au grade qu’à leurs collatéraux dans le grade. Hennig dira qu’ils sont paraphylétiques. La truite est plus apparentée à nous qu’à un requin. Les amphibiens seymouriamorphes sont plus apparentés aux amniotes qu’aux grenouilles. Les crocodiles sont plus apparentés aux oiseaux qu’aux lézards et les gorgonopsiens sont plus apparentés aux mammifères qu’aux tortues. Si les chercheurs ont continué à fabriquer des taxons qui ne tiennent pas compte des degrés d’apparentement après les recommandations de Darwin dans L’Origine, il faut se demander si Darwin avait été aussi clair qu’on aurait pu le souhaiter. En effet, les recommandations que fait Darwin dans son chapitre XIII sur la classification, aidé de la figure centrale du livre (cf. le début de ce chapitre), montrent qu’on doit classer tous les descendants d’un même ancêtre dans un groupe. Darwin recommande donc de faire ce que Hennig78 appellera plus tard des groupes 78. Hennig (1950), Grundzüge einer Theorie der phylogenetischen Systematik, op. cit.
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[guillaume lecointre / filiation] monophylétiques. Cependant, Darwin perçoit la difficulté liée à des groupes qui accumulent des spécialisations sur leur lignée propre, spécialisations qui, si elles sont nombreuses, pourraient occulter les signes de l’apparentement. Faut-il faire alors un groupe spécial pour cette lignée, et la couper ainsi de son ascendance ? Ou bien ne pas tenir compte de cette spécialisation et mettre l’accent sur les caractères qui relient la lignée aux autres lignées ? La question n’est pas anodine, car elle sous-tend les pratiques classificatoires du siècle qui suivra Darwin, et sera au cœur du changement de paradigme qui aura lieu dans les années 1970 au moment où, Hennig79 ayant été traduit en anglais, les systématiciens commencent à changer leurs méthodes de travail. Prenons un exemple. Devant constituer de grandes classes de vertébrés, et face à ce qui nous semble une énorme accumulation de spécialisations que requiert l’aptitude au vol battu chez les oiseaux (plumes asymétriques, fourchette, bréchet, os creux, sacs aériens, etc.), devons-nous extirper les oiseaux de leur ascendance reptilienne indéniable en les élevant au rang de classe, et en constituant donc en parallèle un marchepied qu’on appellera classe des « reptiles » (le grade des reptiles étant donc constitué d’amniotes qui ne volent pas) coupé des oiseaux, ou au contraire assignerons-nous un rang inférieur aux oiseaux afin de les laisser au sein des « reptiles », ainsi maintenus dans leur intégrité phylogénétique ? On doit se rendre à l’évidence avec Nelson80, Darwin préconisait la monophylie en favorisant la seconde option. Dans son chapitre XIII des première et seconde éditions de L’Origine, Darwin est très clair : « S’il pouvait être prouvé que l’Hottentot descend des Noirs, je pense qu’il serait classé dans le groupe des Noirs, quelle que soit la quantité par laquelle il diffère des Noirs en termes de couleur ou autres caractères importants81. » Ici c’est clairement la monophylie qui est préférée (Darwin reprend le même raisonnement à propos de pigeons dans la même page, figurant dans la traduction de Barbier). Reprenons le raisonnement (et la même phrase) pour les classes de vertébrés : « S’il pouvait être prouvé que le poulet descend des reptiles, je pense qu’il serait classé dans le groupe des reptiles, quelle que soit la quantité par laquelle il diffère des reptiles en termes de couleur ou autres 79. Ibid. 80. Nelson (1972), “Comments on Hennig’s ‘phylogenetic systematics’ and its influence on ichthyology”, Syst. Zool., 21(4) @. 81. Ma traduction. Ce passage ne figure pas dans la traduction française de Barbier, qui est une traduction parue en 1876 de la sixième édition de L’Origine des espèces.
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[les mondes darwiniens] caractères importants. » Ce texte consiste alors à faire des reptiles un groupe monophylétique en y incluant les oiseaux, ce que préconisera la systématique phylogénétique après 1966. Aujourd’hui encore, si l’on souhaite maintenir les reptiles dans la classification, il faut y inclure les oiseaux82. C’est le même raisonnement que nous tenons lorsque nous considérons les oiseaux comme des dinosaures actuels. Darwin, dans son chapitre XIII, ne préconise donc pas les grades : pour classer, priorité doit être donnée à la filiation, à l’ascendance commune, et pas aux degrés de spécialisations ultérieurs propres à des lignées uniques, aussi spectaculaires soient-elles. Pourquoi n’a-t-on pas fait des groupes monophylétiques tout de suite ? Tassy83 assigne ce retard à une ambiguïté de Darwin lui-même : Les systématiciens prédarwiniens, Darwin lui-même et nombre de ses successeurs ont utilisé la somme des modifications comme un outil taxinomique de grande efficacité. Dans l’Origine, Darwin précise : « Je crois que l’arrangement des groupes dans chaque classe, d’après leurs relations et leur degré de subordination mutuelle, doit, pour être naturel, être rigoureusement généalogique ; mais que la somme des différences dans les diverses branches ou groupes, alliés d’ailleurs au même degré de consanguinité avec leur ancêtre commun, peut différer beaucoup, car elle dépend des divers degrés de modification qu’ils ont subis ; or, c’est là ce qu’exprime le classement des formes en genres, familles, sections ou ordres. » Et Darwin conclut : « Le système naturel ramifié ressemble à un arbre généalogique ; mais la somme des modifications éprouvées par les différents groupes doit exprimer leur arrangement en ce qu’on appelle genres, sous-familles, familles, sections, ordres et classes. » La somme des modifications n’est pas un concept généalogique, elle ne nous donne pas la filiation ; elle est donc typologique. Mais, semble-t-il, Darwin admet qu’elle puisse être à la source de l’assignation des groupes à telle ou telle catégorie de la classification. De l’inclusion d’un groupe à tel niveau de la hiérarchie à l’identification même du groupe, il n’y a qu’un pas. Dans sa conclusion, Darwin use même du vocable « arrangement » pour l’assignation des groupes aux différentes catégories – alors qu’il aurait dû utiliser celui de « ranking », en français : « catégorisation ». Cette ambiguïté formelle et cette concession à une pratique typologique de la classification seront lourdes de conséquences. On peut y voir la cause première de ce qui sera considéré par le néodarwinisme du xxe siècle comme le meilleur mode de représentation de la phylogénie : des 82. Laurin (2008), Systématique, paléontologie et biologie évolutive moderne : l’exemple de la sortie des eaux chez les vertébrés, Ellipses, p. 18. 83. Tassy (1991), L’arbre à remonter le temps, Christian Bourgois, p. 48.
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[guillaume lecointre / filiation] groupes ancestraux dont les membres sont peu divergents entre eux, et qui donnent naissance à des groupes qui éprouvent divers degrés de modification, c’est-à-dire de divergence.
En fait, Darwin ne fut pas aussi ambigu que Tassy le dit, et il se trouve que Darwin utilisa précisément le mot « ranking » que Tassy appelle de ses souhaits. Cependant, c’est la traduction d’Edmond Barbier, que Tassy cite, qui est incapable de retranscrire proprement la pensée de Darwin sur ce point. Car voici ce que Darwin écrivit réellement dans les première (1859) et seconde (1860) éditions de L’Origine des espèces : I believe that the arrangement of the groups within each class, in due subordination and relation to the other groups, must be strictly genealogical in order to be natural ; but that the amount of difference in the several branches or groups, though allied in the same degree in blood to their common progenitor, may differ greatly, being due to the different degrees of modification which they have undergone ; and this is expressed by the forms being ranked under different genera, families, sections, or orders. The natural system in genealogical in its arrangement, like a pedigree ; but the degrees of modifications which the different groups have undergone, have to be expressed by ranking them under different so-called genera, sub-families, families, sections, orders, and classes.
On voit clairement que la traduction de Barbier ne comprend pas le texte. Pire, il y a des inversions de rapports sur le statut de cette « somme de modifications » propre aux lignées : pour Darwin, elle doit être exprimée par quelque chose, pour Barbier elle exprime quelque chose. Pour Darwin, la somme des modifications doit être exprimée par la catégorisation, pour Barbier elle exprime leur « arrangement ». Entre fabriquer un groupe (classer, faire des « arrangements »), assigner une espèce ou un groupe d’espèces dans un groupe plus grand déjà constitué d’une part, ou assigner un rang formel (ou catégorie : famille, ordre, classe, etc.) à un groupe déjà constitué d’autre part, nous avons là des opérations distinctes. Barbier traduit « ranking » par « classement » dans la première phrase, puis par « arrangement » dans la seconde phrase, avec en plus une inversion de rôle des degrés de modifications qui passent de la voie passive à la voie active. On ne peut faire plus confus, lorsque l’on sait que « ranking » devait se traduire par « assignation d’un rang à un groupe » ou « assignation d’une catégorie à un groupe » ou, comme Tassy le remarque judicieusement, « catégorisation ». Pour la fabrication des groupes (ou l’« arrangement », ou l’action de classer), Darwin préconisait la stricte
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[les mondes darwiniens] filiation, quel que soit le degré ou la somme des modifications propres (voir le passage sur les pigeons ou sur l’Hottentot). Cette somme de modifications ultérieures propres à une lignée devait être géré, pour Darwin, en termes d’assignation de rangs (ranking), pas en termes de constitution de groupes (arrangement) ; Darwin est clair sur cette question, dans le même texte lorsqu’il traite de ce qu’il faut faire de la lignée F de sa figure au regard de ce qui est fait pour la lignée A et I. Pour rendre le propos plus accessible, prenons un exemple concret, celui des mammifères. Imaginons que le déploiement de la lignée A de la figure de L’Origine des espèces soient les mammifères thériens (placentaires et marsupiaux), et le déploiement de la lignée F soit l’ornithorynque. Ce dernier possède avec la lignée A la glande lactéale à l’origine du lait, les poils et la mandibule constituée d’un seul os, l’os dentaire. Ces trois traits sont des traits qui rattachent sans ambiguïté l’ornithorynque à la lignée de A, dans un groupe appelé mammifères. L’arrangement consiste à faire un seul groupe, celui des Mammalia, comprenant A et F. Cependant, l’ornithorynque est vraiment un mammifère « spécial », avec sa structure osseuse temporale, ses dents spéciales, son bec corné, ses éperons venimeux aux pattes postérieures des mâles, ses pattes palmées, sa queue plate… Comment gérer cette « somme » des modifications qu’a subi la lignée propre aux ornithorynques ? Selon la traduction de Barbier, s’il s’agit de gérer par « arrangement » : alors nous aurions fait un groupe à part des ornithorynques par une coupure divisive, afin de souligner leur exceptionnelle dérivation, et un groupe des mammifères non ornithorynques (regroupant les échidnés, les marsupiaux et les placentaires ; l’analogie est ici claire avec les poissons, qui sont des vertébrés non tétrapodes, et les reptiles qui sont des amniotes non oiseaux). Selon Darwin lui-même, cette situation est à gérer en assignation de rang. L’ornithorynque, au lieu d’avoir sa « boîte » portant l’étiquette de famille, verra assignée à cette boîte le rang de sous-classe. La traduction de Barbier donne aux spécialisations des lignées le critère de fabrication des boîtes (ce que feront les systématiciens après Darwin), tandis que Darwin souhaitait ne gérer l’empilement des spécialisations propres aux lignées qu’à l’aide de rangs assignés à des boîtes qui, elles, devaient rester régies par l’apparentement. Une fois de plus la traduction de Barbier introduisit donc une grande confusion. On remarquera pourtant qu’il n’y a pas de contradiction entre les deux recommandations de Darwin. Ce n’est pas parce qu’il faut gérer les spécialisations des lignées en assignation de rang que cela conduit nécessairement à suivre une logique divisive ou à faire des grades. Darwin ne dit simplement pas comment faire, il reste au seuil d’une
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[guillaume lecointre / filiation] vraie méthodologie, et comme le souligne Dupuis84, il laisse ses successeurs se débrouiller au cas par cas. La vraie raison pour laquelle Darwin ne fut pas suivi dans le siècle qui succéda à la parution de L’Origine ne fut donc pas tant son ambiguïté quant à l’expression de son programme, mais surtout qu’il ne donna pas le mode d’emploi pour le réaliser. Il considérait presque la classification strictement généalogique comme un idéal hors d’atteinte ; attitude actant tacitement de l’absence de méthode de construction d’arbre partant d’êtres concrets. Sans construction formelle d’arbre, pas de distinction entre des ancêtres abstraits et des ancêtres concrets ; pas de solution à la tension ressentie chez Darwin entre l’arrangement « généalogique » et l’assignation de rangs (la catégorisation nomenclatoriale85). Même si cette attention portée à une traduction peut sembler désuète ou superflue au lecteur, Tassy86 a raison de signaler avec Dupuis87 que l’enjeu de ce texte est considérable pour comprendre ce que les systématiciens vont faire dans le siècle suivant. L’absence de méthode permit, selon le mot de Dupuis88, la survie de « procédures insuffisamment épurées » et le mélange ultérieur en systématique de taxonomies divisives et agglomératives. Mais moins techniquement, sans méthode nouvelle, et avec des traduction confuses (pour ce qui concerne le contexte français), c’est la tradition qui, par inertie, se maintint. Existe-t-il d’autres raisons pour lesquelles les classifications biologiques ne devinrent pas purement phylogénétiques après Darwin ? Il y eut deux raisons principales. La première tient au contexte social dans lequel Darwin émit ses idées et au rôle des fossiles. Sommés par leurs détracteurs dès 1860 – dont la plupart émettaient leurs critiques du dehors des sciences – de fournir des preuves de l’évolution biologique, les darwiniens eurent tendance à présenter les fossiles comme des ancêtres identifiés, de véritables ancêtres incarnés, preuves matérielles du déroulement évolutif, ce qui acheva la confusion entre généalogie (relations d’ancêtres à descendants : qui descend de qui, non directement accessibles à l’investigation) et la phylogénie (relations de parenté : qui est 84. Dupuis (1988), «Le taxinomiste face aux catégories», Cahier des naturalistes, Bull. N. P. n. s. 44(3), p. 90-91. 85. Cf. Dupuis (1988), ibid. 86. Tassy (1991), L’arbre à remonter le temps, Christian Bourgois. 87. Dupuis (1986), «Darwin et les taxonomies d’aujourd’hui», in P. Tassy (coord.), L’ordre et la diversité du vivant, Fayard, Fondation Diderot ; idem (1988), 88. Dupuis (1986), «Darwin et les taxonomies d’aujourd’hui», in P. Tassy (coord.), L’ordre et la diversité du vivant, Fayard, Fondation Diderot.
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[les mondes darwiniens] plus proche de qui, accessibles à l’investigation). Ce fut le cas par exemple pour Archaeopteryx, oiseau fossile découvert en 1861, conçu comme l’ancêtre des oiseaux. Il faut comprendre que dès lors, les relations d’ancêtres à descendants furent conçues entre taxons, comme ce fut le cas dès 1866 dans les arbres des paléontologues transformistes français Albert Gaudry (sur les hyènes fossiles89) et allemand Franz Hilgendorf (sur les planorbes fossiles) où les fossiles attestent les filiations de par leur qualité même de fossiles. Lorsque les relations d’ancêtres à descendants seront dessinées entre taxons de plus haut rang encore, les fossiles continueront d’incarner des ancêtres concrets, constituant alors des ponts entre les grades, ou entre les grades et les clades. Le fossile comme ancêtre concret participe de la logique gradiste. Tant et si bien que dans toute l’iconographie de ces auteurs et de leurs héritiers du xxe siècle (tels Alfred Romer), les fossiles sont représentés aux nœuds des branches des arbres phylogénétiques, erreur que font encore aujourd’hui nombre de paléontologues et de médias. La deuxième raison tient au fait qu’on a voulu injecter dans la classification biologique beaucoup plus que la seule phylogénie. En effet, la systématique de l’époque, que l’on qualifiera plus tard de « systématique éclectique », s’employait à traduire non seulement les « affinités évolutives », mais aussi les « sauts adaptatifs » et le « degré de complexité » réalisés par des taxons entiers appelés « grades ». Par exemple, on sait depuis la fin du xixe siècle que les oiseaux ont certaines affinités avec les dinosaures théropodes. Autrement dit, certains dinosaures théropodes (comme le Velociraptor) sont plus apparentés aux oiseaux qu’à n’importe quel autre reptile ; c’est-à-dire qu’ils partagent avec les oiseaux des ancêtres communs exclusifs. Cela signifie que la classe des reptiles est hétérogène sur le plan phylogénétique : elle comprend des éléments (certains dinosaures) plus apparentés à des organismes non reptiles (les oiseaux) qu’aux autres reptiles. Malgré cela, au lieu d’inclure les oiseaux dans les reptiles afin de restituer à ces derniers une partie de leur histoire, on a maintenu durant un siècle une classe des oiseaux séparée de la classe des reptiles pour souligner une grande différence anatomique globale entre les deux classes. Les oiseaux ayant appris à voler, ils ont acquis sur leur propre branche de l’arbre évolutif une « somme » de spécialisations (plumes, bréchet, anatomie du membre antérieur, etc.) qui marque un « saut adaptatif », ou encore réalisent un bond en terme de « degré de complexité » (bien que cette 89. Cf. Tassy (1991), L’arbre à remonter le temps, Christian Bourgois, p. 60.
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[guillaume lecointre / filiation] complexité n’ait jamais été objectivement définie). Le « grade » de reptile, comme tous les grades, est fondé sur la ressemblance globale, laquelle exprime un « degré général de complexité » et se délimite par un « saut adaptatif » que réalise le groupe auquel le grade donne naissance. En soulignant ce saut adaptatif, la systématique éclectique masquait le véritable groupe-frère des oiseaux et ceci tout en sachant très bien quel était ce groupe-frère. à titre d’information, les oiseaux, les « dinosaures », les ptérosaures, les crocodiles et un certain nombre de groupes fossiles moins populaires constituent l’ensemble des archosaures. Dans la faune actuelle, les seuls archosaures restants sont les crocodiles et les oiseaux. On notera que les reptiles n’ont pas plus d’homogénéité lorsqu’on les considère uniquement à partir de la faune actuelle : les crocodiles sont plus apparentés aux oiseaux qu’à n’importe quel groupe de reptiles actuels (tortues, lézards, serpents, rhynchocéphales). Les crocodiles partagent notamment avec les oiseaux la mandibule osseuse fenêtrée et le gésier. Les reptiles n’existent donc que pour souligner le saut adaptatif des oiseaux, ce qu’admettait Ernst Mayr en 1974 alors qu’il défendait les grades. La distinction négative reptile/oiseaux masque l’apparentement exclusif crocodiles/ oiseaux. En somme, le saut adaptatif et la discontinuité de complexité sont des concepts évolutionnistes qui masquent dans la classification les véritables liens de parenté, et qui ont permis la perpétuation d’anciens groupes linnéens sous un vernis évolutionniste. Mais il y a pire, au moins à deux titres. Premièrement, les grades donnent une vie évolutive à des taxons de haut rang, oubliant ainsi que les taxons sont créés par le besoin du classificateur, qu’ils ne sont là que pour remplir un cahier des charges que celui-ci leur a fixé, et que, par conséquent, ils n’ont pas de dynamique biologique ou évolutive. Dans la nature il n’y a que des individus, lesquels portent des attributs. Les caractères et les classifications qui en découlent sont des constructions scientifiques. La meilleure preuve de cela est simple : les classifications changent, les organismes réels qu’elles contiennent, eux, restent. Ce n’est pas parce que le concept de « poisson » n’est plus valable en systématique que les truites ou les perches ont disparu. Ce dont nous sommes capables de reconstituer l’évolution, ce ne sont pas les taxons, ni même les espèces ; le phylogénéticien ne peut reconstituer l’évolution que d’attributs. Le grade est essentialiste parce qu’il considère qu’un groupe taxonomique évolue et donne naissance à un autre, parce que l’essence du reptile se maintient jusqu’à un certain degré malgré l’évolution intrinsèque de ce qu’il contient ; il revient en arrière du nominalisme de Darwin.
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[les mondes darwiniens] Deuxièmement, les grades sont de véritables marchepieds, les nouveaux barreaux d’une échelle des êtres larvée, parce que devenue évolutionniste. Les reptiles n’existent que parce que certains d’entre eux donnèrent un jour naissance aux oiseaux, les poissons parce qu’ils donnèrent un jour naissance aux tétrapodes, les invertébrés aux vertébrés, les pongidés aux hominidés. Ainsi, bon nombre de ces groupes de la classification linnéenne devenue évolutionniste, conservés entre Darwin et Hennig, ne sont pas définis pour eux-mêmes par un attribut qui leur soit exclusif, mais par rapport à leur « devenir évolutif ». Certains groupes furent même créés pour cela, portant dans leur étymologie l’idée de « gestation évolutive » : ainsi en va-t-il de tous les « pro »-quelque chose, tels les procaryotes annonçant les eucaryotes, les prosimiens annonçant les simiens, les protacanthoptérygiens annonçant les acanthoptérygiens. En fait, fonder un taxon sur son devenir est une grave faute logique en sciences de l’évolution, parce qu’aucun devenir n’est inscrit : les organismes vivants ne sont porteurs que de leur passé. Ces relations d’ancêtres à descendants entre groupes de haut rang permirent la résurgence de l’image de l’échelle des êtres, mais cette fois-ci évolutionniste, renforcée par l’intrusion de valeurs dans le discours scientifique, par exemple le « progrès ». Certains barreaux donnent naissance à d’autres. La truite (barreau des poissons) est conçue par nos journalistes comme une étape sur le chemin menant du requin à l’homme, qui est en haut. La vulgarisation des résultats de la systématique, pas toujours bien renseignée, fourmille d’expressions où la biodiversité est conçue comme rangée le long d’un seul vecteur, « de la bactérie à l’éléphant » ou « de la bactérie à l’homme », c’est selon. Cette échelle des êtres est incompatible avec l’arborescence qui réserve toute possibilité à tout organisme d’accumuler sa complexité unique sur sa branche propre, tout en préservant la possibilité de trouver les attributs signes de l’apparentement sur des troncs communs. La truite possède des attributs différents de ceux de l’homme. En redescendant suffisamment bas dans l’arbre de la vie, on peut trouver à -420 millions d’années des attributs communs aux deux qu’ont légué des ancêtres communs hypothétiques : les os dermiques tels que le pariétal, le maxillaire, le dentaire, par exemple. Autrement dit, en rompant avec l’échelle des êtres, ce n’est pas parce que la truite évolue dans une direction différente de celle de l’homme qu’on ne peut pas retrouver ce qui la lie à l’homme. Ceci est vrai pour tout le vivant. Quand on dit que l’ornithorynque ou le cœlacanthe sont « primitifs », on ne raisonne pas dans un arbre, mais sur une échelle des êtres, voire en essentialiste. Dans le cadre mammalien, l’ornithorynque et autres monotrèmes sont primitifs au regard de
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[guillaume lecointre / filiation] quelques attributs, comme l’œuf à coquille dure et l’absence de tétons. Mais il fourmille d’innovations que l’on ne trouve chez nul autre mammifère : le bec corné « de canard », des dents très spéciales, des éperons venimeux aux pattes postérieures des mâles… Il n’y a pas d’espèces ou de groupes entiers qui soient primitifs. Seuls des attributs peuvent l’être. Et encore…, être « primitif » dans l’absolu ne signifie rien. Les attributs sont primitifs ou dérivés en rapport à un cadre d’échantillonnage. Pondre des œufs à coquille dure est un trait primitif dans un échantillon limité à des mammifères, mais un trait dérivé dans un échantillon de tétrapodes. Bref, c’est une valeur relative qui ne peut qualifier qu’un attribut. La plupart des discours journalistiques sur la nature sont en rupture avec ces concepts, par la force de l’anthropocentrisme, de l’essentialisme et l’ignorance des procédures classificatoires modernes. Le succès des grades tint donc à la persistance des groupes traditionnels qu’ils permettaient, soutenue par une lecture scaliste de la nature, puisque les grades s’empilaient les uns sur les autres, chacun soulignant, annonçant presque l’étape suivante. Cette échelle était flatteuse de surcroît puisque, doublée d’un progrès évolutif, elle consistait à mettre l’homme en haut de l’arbre de Haeckel90 et s’accommodait donc de notre anthropocentrisme, voire même d’un centrisme racial et social d’une certaine anthropologie biologique de la fin du xixe siècle. Scalisme, anthropocentrisme, maintien de la tradition et du progrès, les défenseurs des grades participaient donc parfois inconsciemment d’une confusion en systématique entre partage des attributs, recherche d’un ordre naturel et discours de valeurs. 8 Les ancêtres sont-ils connaissables ?
I
l peut sembler paradoxal que, se réclamant de Darwin, la systématique phylogénétique moderne ait pu tant augmenter son pouvoir d’investigation en déclarant les ancêtres inconnaissables concrètement, tout en fondant son programme de classification sur la filiation. La généalogie pure disconvient au projet taxonomique, comme le signale Dupuis avec force : L’image de l’arbre généalogique est la seule que, malgré sa popularité, j’aurais aimé passer totalement sous silence. Abstraction faite de la fantaisie qui a longtemps régné en ce domaine, ma réticence a un motif très sérieux. Toutes les représentations d’une taxinomie sous forme d’arbres véritables, avec
90. Haeckel (1874), Anthropogenie, Leipzig, Engelmann @.
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[les mondes darwiniens] troncs, branches et feuilles, comme dans les planches de Haeckel (1866, t. II) @, sont trompeuses. Un phylum, qui naît probablement comme une infime petite pousse, n’est pas un tronc mais un ensemble de feuilles ! à cultiver à la lettre la métaphore de l’arbre généalogique, on en vient à croire que le phylum a précédé les classes, qui auraient précédé les ordres, qui auraient précédé les espèces, et à croire aussi qu’un phylum vient d’un phylum, une classe d’une classe, etc. Je déconseille tout à fait l’image de l’arbre généalogique.91
Dupuis expose ses réticences dans un contexte où il s’agit de cadrer le projet taxonomique. Pour le classificateur, la relation d’ancêtre à descendant n’est pas opérationnelle, elle est même encombrante tant elle nous pousserait à abandonner le nominalisme qui sous-tend tout le projet de la systématique en confondant nos concepts classificatoires (les taxons et leurs rangs, c’est nous qui les créons) avec la dynamique évolutive elle-même, c’est-à-dire en attribuant une existence évolutive réelle à nos concepts taxonomiques, en attribuant des relations génétiques d’ancêtres à descendants entre taxons de haut rang, ce qu’on fit sous le règle de la systématique éclectique avec la peu de rigueur que déplore Dupuis : les mammifères « descendent » des reptiles, les « reptiles » descendent des amphibiens… Il ne s’agit donc que d’exclure les ancêtres concrets du champ méthodologique de la classification, tout en sachant que des ancêtres abstraits restent requis sur le plan théorique. Mais faut-il pour autant que les ancêtres concrets soient exclus de la phylogénie ? La réponse est oui, puisque la phylogénie moderne a justement été créée pour établir des relations d’affiliation entre individus concrets lorsque leurs ancêtres ont définitivement disparu. Dayrat92 répond que non, mais avec deux défauts : il ne distingue pas dans son article les ancêtres abstraits et les ancêtres concrets, préconisant des méthodes qui identifient des ancêtres concrets. Il ne distingue pas le niveau théorique du niveau empirique : il y a la généalogie théoriquement requise d’une part (dont parlait Darwin), et les possibilités empiriques de l’approcher d’autre part (ce dont parle Hennig). La reconstruction phylogénétique moderne a fait un bond en avant avec Hennig93 et ses successeurs en déclarant les ancêtres inconnaissables. 91. Dupuis (1988), «Le taxinomiste face aux catégories», Cahier des naturalistes, Bull. N. P. n. s. 44(3). 92. Dayrat (2005), “Ancestor-descendant relationships and the reconstruction of the tree of life”, Paleobiology, 31(3) @. 93. Hennig (1950), Grundzüge einer Theorie der phylogenetischen Systematik, op. cit. ; idem (1966), Phylogenetic Systematics, op. cit. @.
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[guillaume lecointre / filiation] Dayrat94 identifie deux causes à l’exclusion des ancêtres (concrets) de la démarche phylogénétique. La première résiderait dans le fait que la relation ancêtre à descendants aurait été déclarée comme non testable au sens poppérien du terme par les cladistes. Nous pouvons évacuer assez vite cette première cause. Certes, les cladistes de la fin des années 1970 ont eu des prétentions poppériennes assez naïves, mais une autre épistémologie peut être proposée pour la cladistique (comme déjà signalé) et ce débat ne détermine ni n’épuise la question de l’accès aux ancêtres. La seconde raison résiderait dans le fait que Hennig était avant tout un taxonomiste et que son programme fut de faire de la phylogénie pour faire de la classification. Si toute l’information d’une série d’ensembles emboîtés (diagramme de Venn) est contenue dans un arbre phylogénétique, à l’inverse toute l’information contenue dans un arbre phylogénétique n’est pas dans le diagramme de Venn. Les relations d’ancêtres à descendants, précisément, ne figurent pas dans le diagramme de Venn, alors qu’elles sous-tendent théoriquement l’arbre phylogénétique (si l’on admet que dans un arbre phylogénétique il y a au moins des relations indirectes d’ancêtres à descendants ente des ancêtres abstraits et des descendants). Hennig se serait comporté vis-à-vis de l’arbre phylogénétique comme il aurait convenu de se comporter à l’égard d’un graphe connexe non cyclique, c’est-à-dire un « arbre » dépourvu de sa justification théorique et de son sens biologique. Effectivement, si toute l’information d’une série d’ensembles emboîtés (diagramme de Venn) est contenue dans le graphe connexe non cyclique lui correspondant, à l’inverse toute l’information contenue dans ce graphe connexe non cyclique est effectivement contenue dans le diagramme de Venn. Cette seconde raison est recevable. Mais Dayrat95 ne va pas au fond du problème. Les méthodes qu’il préconise n’identifient pas des relations directes d’ancêtres à descendants entre individus concrets, mais des conjectures de relations indirectes d’ancêtres à descendants entre concepts (un fossile unique ou même un lot de fossiles identiques qui ont valeur d’espèce, par exemple). Ces concepts ne peuvent être que des concepts classificatoires. On reste dans la légitimité du classificateur qui était celle de Hennig. 94. Dayrat (2005), “Ancestor-descendant relationships and the reconstruction of the tree of life”, Paleobiology, 31(3) @. 95. Ibid..
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[les mondes darwiniens] Dayrat96 justifie sa position en rappelant ce que préconisait Darwin dans L’Origine en matière de classification. Certes, ce dernier considérait certainement qu’un arbre généalogique était préférable à une classification pour représenter les relations entre des formes éteintes et actuelles, et il va même jusqu’à souhaiter que ces classifications deviennent elles-mêmes des arbres, mais Dupuis97 souligne que c’était là un idéal pour lui hors d’atteinte. On peut être surpris que Dayrat n’ait pas remarqué qu’en matière de classification, Darwin se résout quand même à exprimer la recommandation de monophylie des groupes, même s’il n’utilise pas ce mot-là ni ne dit comment faire, justement parce que son discours reste au plan théorique et programmatique. Dayrat omet de dire que chaque fois que Darwin parle de « généalogie », il parle d’une généalogie théorique et non d’une généalogie concrètement approchée, dont il dit par ailleurs que nous n’avons pas les registres d’état civil. L’absence de moyens d’identifier, parmi les individus concrets, actuels ou fossiles, des ancêtres génétiques, nous conduit par la force des choses à ne concevoir ces ancêtres que comme des abstractions. Alors que Darwin, dans L’Origine, ne parlait que d’ancêtres abstraits, Dayrat98 préconise des méthodes qui, grâce aux informations supplémentaires pourvues par la stratigraphie, assignent à des fossiles concrets le statut d’ancêtre possible. Les méthodes dont parle Dayrat ne produisent que des conjectures d’ancestralité. La véritable relation génétique qui convient aux véritables généalogies reste indémontrable à ces temps de divergence. La relation d’ancêtre à descendant la plus pure, c’est-àdire entre deux individus concrets (et non entre deux concepts classificatoires), reste inaccessible empiriquement, quoiqu’en fassent les méthodes montrées en exemple par Dayrat99. On ne peut raisonnablement que maintenir une opposition aux conclusions de Dayrat100 : « Les relations d’ancêtres à descendants devraient être étudiées aussi souvent que possible parce qu’elles sont des représentations plus précises de l’histoire évolutive que ne le sont les relations de groupes-frères. » Si nous sommes à une échelle populationnelle infraspécifique et à des temps de 96. Ibid. 97. Dupuis (1986), «Darwin et les taxonomies d’aujourd’hui», in P. Tassy (coord.), L’ordre et la diversité du vivant, Fayard, Fondation Diderot. 98. Dayrat (2005), “Ancestor-descendant relationships and the reconstruction of the tree of life”, Paleobiology, 31(3) @. 99. Ibid. 100. Ibid.
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[guillaume lecointre / filiation] divergence très courts, peut-être… mais là le projet phylogénétique n’est plus convoqué ; d’autres outils sont disponibles. Si des relations d’ancêtres à descendants sont conçues entre autre chose que des individus concrets dont on peut faire preuve du lignage génétique, alors il ne peut s’agir que d’une relation génétique entre deux taxons dont celui qui donne naissance à l’autre est paraphylétique. Dayrat101 insiste sur le fait que la recherche de relations d’ancêtres à descendants reste un programme de recherche darwinien. Certes, Darwin montre dans la seule figure de L’Origine une généalogie et en parle comme tel. Mais cela ne rend pas pour autant des ancêtres concrets accessibles, ni même la preuve génétique directe ou indirecte d’un lignage généalogique, même si l’on a pour programme de faire autre chose que de la classification. Les méthodes actuelles qui sont citées par Dayrat102, en prétendant identifier des ancêtres concrets, sont sans doute des méthodes darwiniennes… mais elles ne sont pas des méthodes phylogénétiques. Pour conclure, la filiation sous-tend toute la logique phylogénétique depuis Hennig103 et même le programme classificatoire depuis Darwin en 1859, même s’il a fallu cent ans pour que le programme darwinien en cette matière puisse être réalisé. Darwin a exprimé dès la première édition de L’Origine des espèces la recommandation de monophylie des taxons sans utiliser le mot, et surtout sans dire comment trouver, concrètement, les groupes monophylétiques. La phylogénétique moderne se nourrit d’un paradoxe104 qui n’est qu’apparent : tout le travail est sous-tendu par l’idée de filiation, mais les ancêtres sont déclarés inconnaissables. En réalité, il ne s’agit que d’une lucidité méthodologique : entre espèces, les individus concrets ancêtres au sens génétique du terme sont inconnaissables empiriquement, mais les ancêtres abstraits restent indispensables théoriquement.
101. Ibid. 102. Ibid. 103. Hennig (1950), Grundzüge einer Theorie der phylogenetischen Systematik, Deutscher Zentralverlag. 104. Tassy (1994), «Les arbres phylogénétiques et l’ancêtre absent», in Férida & Widlöcher (dir.), Colloque de la Revue internationale de psychopathologie, PUF.
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chapitre 9
Stéphane Tirard
Vie
D
éfinir la vie est une ambition que se partagent les philosophes, les biologistes et les médecins. La notion de vie appelle aisément des synthèses diachroniques livrant des conceptions allant d’Aristote à la biologie moléculaire. Georges Canguilhem1 a ainsi montré comment, successivement, la vie a été considérée comme animation, comme mécanisme, comme organisation, puis comme information. L’approche proposée ici analyse comment l’origine de la vie a été envisagée depuis trois siècles. Ce sont donc les réflexions sur la limite primordiale du vivant qui seront analysées, afin de révéler certains des aspects les plus fondamentaux des conceptions sur la vie, et ce, à partir de trois problématiques explorées successivement. Des premières observations microscopiques jusqu’aux apports de la chimie biologique, avec la réflexion sur la nature du protoplasme, les recherches théoriques et empiriques des bases matérielles de la vie, de Buffon à Pasteur en passant par Claude Bernard, fondent la réflexion des xviiie et xixe siècles concernant cette limite très spécifique du vivant que constitue sa propre origine. Par ailleurs, c’est au xixe siècle que la vie est historicisée. En effet, avec l’évolutionnisme, qui vient s’ajouter aux développements de la physiologie, la biologie se voit investie de deux dimensions, respectivement historiques et nomologiques. L’enjeu pour l’épistémologue étant d’analyser comment elles sont liées, voire indissociables. C’est sur la base de cette double identité du vivant qu’au xxe siècle s’est développée une approche réductionniste, alors même que s’élaboraient des perspectives synthétiques pour la compréhension de l’évolution. Les recher1. Canguilhem (1995), « Vie », Encyclopaedia Universalis, vol. 23.
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[les mondes darwiniens] ches sur les origines de la vie, avec la chimie prébiotique, qui naît dans les années 1950, apparaissent dans un premier temps comme une tentative de reconstruction du vivant complémentaire de cette démarche réductionniste. Rapidement, un nouveau champ d’études, toujours actif aujourd’hui, s’est ouvert concernant l’évolution de la matière dans un monde prébiotique et simultanément un renouvellement de la réflexion fondamentale sur la vie s’est fait jour. 1 Des débuts de la microscopie à la chimie biologique : l’approche des bases matérielles de la vie
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u xviiie et xixe siècle, la réflexion sur la nature et l’organisation du vivant est un enjeu majeur des sciences de la vie, elle engage des approches empiriques, grâce à la microscopie qui révèle des structures d’une échelle jusque là insoupçonnée, grâce également à la chimie qui identifie le protoplasme à des corps albuminoïdes, ainsi que grâce aux approches théoriques illustrées notamment par des théories comme celle des molécules organiques de Buffon ou plus tard la théorie cellulaire. 1.1 Voir et penser l’échelle microscopique Les xviie et xviiie siècles sont le cadre d’une confrontation avec une nouvelle échelle de la matérialité des êtres vivants révélée par l’invention et le développement de la microscopie. L’observation d’êtres de très petite taille, invisibles jusqu’alors, ainsi que l’observation de détails anatomiques jusque là ignorés, constituent une ouverture sur ce que l’on peut qualifier de monde nouveau. Dans ce contexte, certains problèmes sont recomposés, comme celui des générations spontanées. Les êtres microscopiques font en effet l’objet d’une approche empirique, articulant observation microscopique et expérimentation, qui interroge directement leur génération. C’est ce qui donne sa teneur à la discussion entre Lazzaro Spallanzani et John Tuberville Needham à propos de l’origine des animalcules. Leurs travaux sont en effet fondamentalement différents de ceux réalisés environ un siècle plus tôt par Francesco Redi, qui tentait de bloquer le cycle de reproduction des mouches en empêchant leur ponte sur le milieu observé. Spallanzani et Needham, quant à eux, procèdent à un changement d’échelle dans la problématisation et débâtent de la possibilité de l’animalisation de la matière en animalcules. Les générations spontanées étant alors considérées dans le
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[stéphane tirard / vie] contexte de cet espace microscopique qui s’avère susceptible d’accueillir de nouvelles expérimentations2. 1.2 Des constituants élémentaires et fondamentaux pour la matière du vivant Selon Canguilhem3, on chercherait, sans les trouver, chez Linné et Buffon des définitions de la vie. Il conviendrait pourtant d’être moins abrupt à propos du naturaliste français. En effet, une vision plus globale de son œuvre permet sans doute de révéler la conception de la vie qu’il avait forgée et qui était un fondement indispensable à l’édification de sa théorie. Il est bien connu que son Histoire naturelle contient, dès son deuxième volume @, des concepts constamment présents dans l’ensemble de la théorie du naturaliste. Ainsi, très tôt dans son œuvre @, Buffon, en 1749, pose les bases matérielles de sa conception du vivant en décrivant les « molécules organiques » qu’il considère comme les constituants de tous les animaux et végétaux. Elles sont un concept fondamental dans sa pensée, selon laquelle l’organique est l’ouvrage le plus ordinaire de la nature et la vie est en fait une propriété physique de celle-ci. La définition qu’il en donne lorsqu’il les appelle encore parties organiques décrit clairement leurs fonctions : Il me paroit très vraisemblable […] qu’il existe réellement dans la nature une infinité de petits êtres organisés, semblables en tout aux grands êtres organisés qui figurent dans le monde, que ces petits êtres organisés sont composés de parties organiques vivantes qui sont communes aux animaux & aux végétaux, que ces parties organiques sont des parties primitives & incorruptibles, que l’assemblage de ces parties forment à nos yeux des êtres organisés, & que par conséquent la reproduction ou la génération n’est qu’un changement de forme qui se fait & s’opère par la seule addition de ces parties semblables, comme la destruction de l’être organisé se fait par la destruction de ces mêmes parties.4
Les molécules organiques assurent la continuité de l’organisation au cours du temps par l’action du moule intérieur, transmis d’une génération à l’autre. 2. Spallanzani (1769), Nouvelles recherches sur les découvertes microscopiques et la génération des corps organisés @. Ouvrage publié en français, traduction de l’abbé Regley, texte initial de Spallanzani, notes et commentaires de Needham, Lacombe. 3. Canguilhem (1995), « Vie », Encyclopaedia Universalis, vol. 23. 4. Buffon (1749-1753), Histoire naturelle générale et particulière, Imprimerie Royale, tome second, 1749, p. 24 @.
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[les mondes darwiniens] Buffon approche ainsi la notion de vivant de façon éminemment conceptuelle, c’est ce qui lui permet de prendre en compte simultanément la matérialité actuelle de la vie et sa temporalité et c’est ainsi qu’il affirme : L’espèce est donc un mot abstrait et général, dont la chose n’existe qu’en considérant la Nature dans la succession des temps, & dans la destruction constante & le renouvellement tout aussi constant des êtres : c’est en comparant la nature d’aujourd’hui à celle des autres temps, & les individus actuels aux individus passés, que nous avons pris une idée nette de ce que l’on appelle espèce.5
Il n’y a certes pas de définition circonscrite de la vie dans l’œuvre de Buffon, mais il est possible d’affirmer qu’elle est contenue dans tout l’édifice conceptuel de sa théorie. Au-delà de l’œuvre de Buffon, proposée ici comme exemple de réflexion sur la matérialité des constituants fondamentaux du vivant, durant une longue période, qui s’étend de la fin du xviie siècle jusqu’au début du xixe, une tension existe entre les résultats empiriques de l’observation microscopique et la possibilité de conceptualiser, de penser, les éléments de ce monde nouveau. Cette tension s’exerce au travers de l’interprétation des multiples observations microscopiques auxquelles manquent pourtant des concepts explicatifs6. Au début du xixe siècle, des propositions notamment fondées sur l’observation des végétaux tentent de poser les bases d’une interprétation universelle de la structure microscopique des êtres vivants. C’est ainsi par exemple que Charles-François Brisseau de Mirbel considère le végétal comme un espace rempli de sève et contenant un réseau de membranes percées de nombreux pores et rempli de sève. René Dutrochet, pour sa part, identifie des globules, dans les parois de globules plus gros observables au microscope, et il les considère comme les constituants de la structure fondamentale des végétaux. François Raspail précise peu de temps après comment, selon lui, ces globules pouvaient émerger de la paroi de globules préexistants. Enfin, soulignons que le concept de cellule, tel que nous l’utilisons aujourd’hui, a été pour sa part construit en deux temps. Dans un premier temps, à la fin des années 1830 avec les observations par Matthias Schleiden 5. Buffon (1749-1753), Histoire naturelle générale et particulière, Imprimerie Royale, tome 4, 1753, p. 384-385 @. 6. Hooke (1665), Micrographia : or some Physiological Descriptions of Minute Bodies made by Magnifying glasses with Observations and Inquiries thereupon, Jo. Martyn & Allestry @ ; Spallanzani (1769), Nouvelles recherches sur les découvertes microscopiques et la génération des corps organisés @.
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[stéphane tirard / vie] d’un cytoblaste (un noyau) systématiquement présent dans toutes les cellules, et par la généralisation de ce fait chez les animaux, réalisée par Theodor Schwann en 1839. Dans un second temps, dans les années 1850, l’explication de la formation des cellules par division a été proposée indépendamment par Robert Remak et Rudolf Virchow. Après une longue période d’observations, la perception du vivant à l’échelle microscopique s’est donc traduite dans le deuxième quart du xixe siècle par l’invention de ce nouveau cadre conceptuel, désormais incontournable dans toute réflexion sur la matière du vivant. Si la cellule désigne bien un cadre fondamental pour la conceptualisation du vivant, il n’en reste pas moins que de nouveaux questionnements émergent corrélativement. Quelle place faut-il lui donner au sein de l’organisme ? Qu’en est-il de la matière qui caractérise le vivant ou qui constitue la cellule ? 1.3 Claude Bernard : la vie entre milieu et protoplasme Dans l’ensemble de son œuvre, Claude Bernard s’est attaché à rejeter l’alternative encombrante du vitalisme vs matérialisme. Dans son Introduction à l’étude la médecine expérimentale (1865) @, l’abandon de cette opposition fait double emploi. En effet, outre l’éclaircissement qu’il constitue quant au propre positionnement philosophique du physiologiste, ce rejet lui permet de définir la physiologie comme fondée sur les méthodes de la physique et de la chimie, mais dont un des enjeux particulier est de maîtriser la complexité du vivant tout en l’étudiant. L’étude de cette complexité engage Bernard dans un cheminement conceptuel qui se traduit par la formulation d’une série de définitions complémentaires du vivant. Ses Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux @ présentent en 1878 la synthèse de ses idées. Il affirme simultanément que « la vie, c’est la création » et que « la vie c’est la mort ». En physiologiste, il se fonde concrètement sur un équilibre entre deux ordres de phénomènes au sein de la matière du vivant : « 1° Les phénomènes de création vitale ou de synthèse organisatrice ; 2° Les phénomènes de mort ou de destruction organique. » @ Il faut de plus comprendre la vie dans ses rapports avec le milieu. Elle résulte en effet « d’une relation étroite et harmonique entre les conditions extérieures et la constitution préétablie de l’organisme. Ce n’est point par lutte avec les conditions cosmiques que l’organisme se développe et se maintient ; c’est, tout au contraire, par une adaptation, un accord avec celles-ci » @. L’être
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[les mondes darwiniens] vivant serait en accord avec les forces cosmiques générales, « il fait partie du concert universel des choses, et la vie de l’animal, par exemple, n’est qu’un fragment de la vie totale de l’univers ». Cette relation entre l’organisme et les conditions cosmiques l’engage à fonder une distinction entre trois formes de vie, révélant une gradation quant à l’autonomie de l’organisme par rapport aux conditions du milieu extérieur : « 1° La vie latente ; vie non manifeste. 2° La vie oscillante ; vie à manifestations variables et dépendantes du milieu extérieur (cas d’un arbre). 3° La vie constante ; vie à manifestations libres et indépendantes du milieu extérieur » @. Mais dans son approche du vivant, Bernard sait changer d’échelle et placer la cellule à la base à la base de l’organisation. En effet, c’est bien selon lui dans le protoplasma qu’il faut chercher l’explication de la vie. Il est la seule matière « active et travaillante ». C’est en son sein qu’il faut chercher « l’explication de la vie, aussi bien que des réactions vitales plus élevées que la sensibilité du mouvement » @. Ce faisant, Claude Bernard inscrit sa pensée concernant le concept de vivant dans le cadre d’une réflexion sur la structuration du pan le plus nomologique de la biologie, c’est-à-dire la physiologie7. En outre, en s’interrogeant sur l’explication de la vie à l’échelle de la matière, il apporte des éléments sur le fonctionnement, tout en cernant l’objet sur lequel une réflexion sur les origines peut se porter. 1.4 Pasteur et la frontière entre le non-vivant et le vivant L’œuvre de Pasteur est marquée par sa capacité à aborder des problèmes biologiques extrêmement concrets tout en les inscrivant dans des problématiques fondamentales. L’une de celles-ci est la frontière entre le non-vivant et le vivant. Pour Pasteur, elle est effectivement infranchissable et il estime que tant la dissymétrie moléculaire, la nature vivante des ferments ou l’inexistence des générations spontanées tendent à le démontrer. Au-delà des objectifs immédiats des recherches qu’il mène, c’est donc une réflexion des plus fondamentales sur le vivant qu’il entretient avec constance. Dès ses premiers travaux sur les acides tartriques, alors qu’il traite de la dissymétrie moléculaire, Pasteur affirme que « la vie est dominée par des actions dissymétriques dont nous pressentons l’existence enveloppante et cosmique. Je pressens même que toutes les espèces vivantes sont primordia7. Gayon (1993), « La biologie entre loi et histoire », Philosophie, 38.
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[stéphane tirard / vie] lement, dans leur structure, dans leurs formes extérieures, des fonctions de la dissymétrie cosmique8 ». Cette affirmation isole le vivant du monde moléculaire symétrique, c’est-à-dire du monde inerte, et impose une continuité au sein du vivant qu’il résume en poursuivant par cette affirmation : « La vie, c’est le germe et le germe, c’est la vie9 ». Cette conviction structurera plusieurs de ses travaux ultérieurs. Ainsi, dans le débat sur la nature des ferments, il adosse ses interprétations sur les mêmes conceptions et conclut que seul le vivant peut produire les transformations observées. Enfin, sa position dans la célèbre controverse sur les générations spontanées conforte magistralement cette idée d’une frontière infranchissable, la vie ne pouvant provenir que de la vie, que du germe, et il estime par ses expériences avoir porté à la génération spontanée un coup mortel dont elle ne se relèvera pas. Tout autant qu’un résultat structurant pour la biologie, l’impossibilité des générations spontanées est un fait qui impose la nécessité d’envisager un champ problématique rénové pour concevoir l’origine du vivant. La matière qui constitue ce dernier est de toute évidence de la même nature que celle qui compose les corps inertes, mais la complexité de son organisation et des mécanismes en jeu interdit d’espérer voir émerger la vie au laboratoire10. C’est bien, une nouvelle fois, de la complexité du vivant dont il est question. Claude Bernard constatait cette complexité et en faisait une caractéristique du vivant, à la fois objectif de l’étude et contrainte inévitable pour l’expérimentateur ; Pasteur, pour sa part, associe ces deux aspects, mais pour ériger une limite entre le l’inerte et le vivant, ce dernier étant étudiable par les méthodes de la physique et de la chimie, mais sa complexité restant, pour lui, en partie irréductible. 1.5 La recherche des bases physiques de la vie En 1868, Thomas Huxley, qui, outre le fait qu’il était l’un des principaux soutiens de Darwin, était avant tout un zoologiste et un physiologiste, a rassemblé ses idées sur la matière du vivant dans une conférence intitulée On the Physical Basis of Life @. C’est en fait de la limite pastorienne dont il est question. Huxley est en effet opposé aux générations spontanées et dans son étude sur la matière 8. Pasteur (1994), « La dissymétrie moléculaire » @, in Écrits scientifiques et médicaux, Garnier-Flammarion, p. 38. 9. Ibid. 10. à propos des travaux actuels visant à « reconstruire » le vivant en laboratoire, cf. Heams sur la biologie synthétique, ce volume.
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[les mondes darwiniens] du vivant, il tente d’élucider quels peuvent être les composés chimiques complexes porteurs des caractéristiques fondamentales du vivant. Comme Claude Bernard, il rejette l’alternative vitalisme vs matérialisme. Il s’agit d’éclairer la complexité caractéristique du vivant et c’est sur l’échelle de la matière qu’il porte sa réflexion. Bien que Huxley soit un évolutionniste des plus convaincus, sa démonstration repose ici sur la vie au présent et la tâche qu’il s’assigne est de démontrer que les corps albuminoïdes jouent le rôle le plus fondamental dans la cellule et que c’est sur eux que repose la vie. La limite posée par Pasteur vaut pour la nature actuelle mais elle n’interdit pas explicitement qu’un processus de complexification de la matière ait eu lieu à l’origine de la vie, où les questions de la nature de la matière du vivant et celle de l’évolution se rejoignent. Ainsi, par exemple, Huxley lui-même et le biologiste allemand Ernst Haeckel ont admis que la substance découverte en 1857, sur le fond océanique de l’Atlantique nord, par le navire britannique le Cyclops, était vivante. C’est Huxley qui la nomme Bathybius haeckelii lorsqu’il l’étudie vers la fin de l’année 1867 ou au début de 1868. Pour lui, il s’agit de la preuve du franchissement possible de la limite entre le nonvivant et le vivant, étape primordiale du phénomène général de l’évolution. De même, pour Haeckel, l’existence du Bathybius constituait un fait crucial, véritable pierre angulaire de sa pensée moniste11. Cependant, si cet épisode du Bathybius ne manque pas d’avoir à l’époque un écho important, celui-ci s’éteint lorsqu’un chimiste montre en 1876 que la substance n’était en rien vivante et qu’il ne s’agissait que de simple sulfate de calcium, l’espoir d’un constat empirique de l’existence d’une transition entre l’inerte et le vivant disparaissant alors. Les positions de Bernard, Huxley ou Haeckel, chacune dans leur contexte théorique ou expérimental particulier, illustrent un autre changement d’échelle. En effet, la cellule, structure fondamentale incontournable, n’est pourtant qu’un contenant structurant, et la matière qui la constitue, le protoplasme, est elle-même complexe et détentrice des propriétés qui caractérisent le vivant. Ce sera un des buts de la chimie biologique, active dès la fin du xixe siècle et qui deviendra la biochimie, de les élucider.
11. Haeckel (1897), Le Monisme, lien entre la religion et la science. Profession de foi d’un naturaliste [1892], Schleicher frères, p. 15 @.
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[stéphane tirard / vie] 2 Les xixe et xxe siècles et l’historicisation de la vie
A
u xixe siècle, les sciences de la vie sont marquées par le développement de la pensée évolutionniste. L’œuvre de Darwin correspond à un tournant en révélant certaines modalités de l’historicité du vivant et elle s’associe à l’abandon des générations spontanées pour imposer le cadre d’une réflexion nouvelle sur les origines de la vie. 2.1 Le temps de la Terre et le temps de la vie Comme cela a été souligné plus haut, une part importante de la pensée théorique de Buffon est fondée sur les molécules organiques, mais son ambition d’expliquer la vie dans une théorie plus globale s’affirmera plus clairement dans les « Époques de la Nature » (1779), dans lesquelles Buffon inscrit l’histoire de la Terre dans un temps sagittal, s’appuyant sur l’irréversibilité imposée par le refroidissement du globe. Une fois son refroidissement suffisant, la Terre, au cours d’une période de grande fertilité, a porté des molécules organiques en très grande quantité et elles furent à l’origine de générations spontanées. Les espèces ainsi produites restant ensuite fidèles à leurs moules intérieurs originels. Buffon inscrit donc la vie dans le temps de la Terre, mais sans introduire dans sa conception de la vie la notion de changement irréversible au cours du temps qu’il applique au globe. En effet, cela a été souvent dit, et il faut le répéter, Buffon ne concevait aucune forme d’évolution pour le vivant. Lorsqu’il proposa une histoire sagittale de la Terre, il n’en maintint pas moins l’espèce comme un cadre fixe au sein duquel des variations, éventuellement réversibles, étaient possibles mais qui en rien ne conduisaient à un passage d’une espèce à l’autre. Les générations spontanées sont donc pour Buffon une étape de mise en place des prototypes des espèces et il ne les décrit pas, il les justifie simplement par la grande fertilité de la Terre. Légèrement postérieure, mais restée en partie inédite à l’époque, la réflexion de Diderot sur le vivant montre une approche différente de celle de Buffon, qui l’a pourtant influencé. Le philosophe s’intéresse aux changements dont le vivant a dû être sujet, mais néglige le cadre géologique. Sa pensée, mise en forme dans le Rêve de d’Alembert @, est également formulée dans des notes non publiées de son vivant qui constituent ses Éléments de physiologie et dont la première partie s’ouvre par ses mots : « La nature n’a fait qu’un très petit nombre d’êtres qu’elle a variés à l’infini, peut-être qu’un seul par combinaison,
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[les mondes darwiniens] mixtion, dissolution duquel tous les autres ont été formés.12 » Il précise plus loin comment pour lui la chaîne des êtres est une chaîne de transformations : « Il faut classer les êtres depuis la molécule inerte, s’il en est, jusqu’à la molécule vivante, à l’animal-plante, à l’animal microscopique, à l’animal à l’homme. » Diderot est convaincu par l’idée d’une « productivité » de la nature et c’est elle qui génère sa vision de la transformation continue du vivant. « La végétation, la vie ou la sensibilité et l’animalisation sont trois opérations successives et le règne végétal pourrait bien être et avoir été la source première du règne animal, et avoir pris la sienne dans le règne minéral, et celui-ci émaner de la matière universelle originelle.13 » L’œuvre de Jean-Baptiste Lamarck est marquée par le développement de sa théorie de la modification de l’organisation avec perfectionnement. En 1802, lorsqu’il formule les principes fondamentaux de sa théorie, il s’appuie sur une définition de la vie qui lui permet de décrire l’état de la matière sur lequel peuvent s’exercer les transformations qui se traduiront par des changements à l’échelle de l’organisme et donc des espèces. La vie est donc pour lui « un ordre et un état de choses dans les parties de tout corps qui la possède, qui permettent ou rendent possible en lui l’exécution du mouvement organique, et qui, tant qu’ils subsistent, s’opposent efficacement à la mort14 ». L’animalisation de la matière gélatineuse commence par l’installation, sous l’effet des fluides « incontenables » – « le calorique et la matière électrique15 » – de l’orgasme vital qui est « une tension particulière dans tous les points des parties molles de ces corps vivans, qui tient leurs molécules dans un certain écartement entr’elles, […] qu’elles sont susceptibles de perdre, par le simple effet de l’attraction, lorsque la cause qui l’entretient cesse d’agir ». Cette animalisation n’est rien d’autre que la génération spontanée qui se trouve à la base des séries et constituent un commencement permanent, car la matière ainsi animée peut être transformée, sous l’effet des fluides « contenables » cette fois – les gaz et les liquides16 –, lorsque leur action se répète longuement. 12. Diderot (1994), « Éléments de physiologie », in Œuvres, t. 1, Philosophie, Robert Laffont, p. 1261. 13. Ibid., p. 1261-1262. 14. Lamarck (1802), Recherches sur l’organisation des corps vivants, Maillard, p. 71. 15. Ils sont incontenables car « aucun corps connu ne sauroit les retenir » (ibid., p. 107). 16. « Ces autres fluides, qui sont l’eau chargée de gaz dissous ou d’autres matières ténues, l’air atmosphérique que contient l’eau, etc. » (ibid., p. 107).
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[stéphane tirard / vie] Concevant ainsi un commencement permanent des séries, Lamarck ne formulera cependant pas de réflexion aboutie sur l’origine primordiale de la vie, ses anciennes théories chimiques, auxquelles il ne renonça jamais vraiment et par lesquelles il pensait que tous les corps provenaient de combinaisons réalisées par le vivant, empêchèrent probablement toute approche de l’origine primordiale17. 2.2 L’origine des espèces de Darwin, les modalités d’une histoire de la vie En traitant de l’origine des espèces, Darwin ne formule pas de définition circonscrite de la vie. Cependant, c’est au travers de sa conception de la descendance avec modification qu’il livre les caractéristiques du vivant. Retenons les dernières lignes de L’Origine des espèces (1859) : « N’y a-t-il pas une véritable grandeur dans cette manière d’envisager la vie, avec ses puissances diverses insufflées primitivement dans un petit nombre de formes, ou même à une seule ? Or, tandis que notre planète, obéissant à la loi fixe de la gravitation, continue à tourner dans son orbite, une quantité infinie de belles et admirables formes, sorties d’un commencement si simple, n’ont pas cessé de se développer et se développent encore !18 » On note donc ici une indication cruciale quant au commencement du développement d’une quantité infinie de formes produites par les lois qui agissent autour de nous : La loi de la croissance et de reproduction ; la loi d’hérédité qu’implique presque la loi de reproduction ; la loi de variabilité, résultant de l’action directe et indirecte des conditions d’existence, de l’usage et du défaut d’usage ; la loi de la multiplication des espèces en raison assez élevée pour amener la lutte pour l’existence, qui a pour conséquence la sélection naturelle, laquelle détermine la divergence des caractères, et l’extinction des formes moins perfectionnées.19
L’ensemble de la théorie de Darwin conduit à l’introduction du temps et d’une historicité dans la pensée sur le vivant. Sa théorie révèle la contingence de l’évolution, l’imprévisibilité des étapes du processus et la possibilité de l’explication rétrospective. Cette historicité de la vie, et notamment la « non17. Tirard (2006), « Génération spontanée », in P. Corsi et al., Lamarck : philosophe de la nature, PUF. 18. Darwin (2008), L’Origine des espèces [1859], Garnier-Flammarion, p. 563. 19. Ibid.
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[les mondes darwiniens] répétabilité », est particulièrement soulignée lorsque Darwin, dans une lettre au botaniste Joseph Hooker, s’exprime sur l’impossibilité des générations spontanées tout en proposant un scénario des origines de la vie : On dit souvent que les conditions nécessaires à l’apparition des premiers organismes vivants sont réunies à présent et qu’elles l’ont toujours été. Mais si (et quel grand si) on peut imaginer que dans quelques mares chaudes contenant toutes sortes de sels ammoniacaux et phosphoriques, en présence de chaleur de lumière et d’électricité, etc., il ait pu se former chimiquement un composé protéique capable de subir des modifications complexes, un tel composé serait de nos jours dévoré ou absorbé, ce qui n’a pu être le cas avant la formation des êtres vivants.20
Ce propos de Darwin nous révèle qu’en cette fin de xixe siècle, la vie pourra être abordée selon les différents aspects de son historicité, c’est-à-dire tant à l’échelle de l’évolution du vivant en général, qu’à celle de ses bases physiques. Les deux aspects se rejoignent dans le questionnement sur les origines de la vie, il s’agit en effet de comprendre comment le passage de la matière inerte à la matière vivante peut être inclus dans le processus global de l’évolution. Les bases d’un problème toujours actif aujourd’hui étaient ainsi jetées. 2.3 Penser les origines de la vie La seconde partie du xixe siècle a donc constitué une période clé de recomposition de la réflexion sur les origines de la vie21. Dans le contexte de l’évolutionnisme darwinien, le rejet de la génération spontanée conduisait à un problème redoutable puisqu’il s’agissait de décrire le processus complètement révolu de l’apparition de la vie. Les auteurs de cette période, Darwin lui-même, Herbert Spencer, Huxley, Haeckel, ainsi qu’une poignée d’auteurs au début du siècle suivant, conçurent une évolution progressive de la matière permettant d’imaginer le passage de l’inerte minéral au vivant organique. Cette théorie fut rétrospectivement qualifiée d’abiogenèse évolutive. Les développements de la chimie organique, avec les synthèses notamment, – la chimie biologique étudie quant à elle la matière du vivant –, en approfondissant l’exploration de l’état colloïdal, notamment 20. Cité in Calvin (1969), Chemical evolution. Molecules evolution towards the origin of living systems on the earth and elsewhere, Oxford, p. 4. 21. Tirard (2005), « L’histoire du commencement de la vie à la fin du xixe siècle », in G. Gohau & S. Tirard (dir.), Les Sciences historiques, actes des journées sur l’histoire et l’épistémologie des sciences historiques, Cahiers François Viète, n° 9.
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[stéphane tirard / vie] de Thomas Graham à Wilhelm Ostwald notamment, sont autant d’apports qui structurent les descriptions qui restent souvent succinctes mais s’attachent à affirmer que les mécanismes actuels peuvent éclairer le processus primordial. Ces propositions sont en outre rarement contextualisées, au sens où elles sont détachées d’une véritable prise en considération des conditions du milieu terrestre dans lequel les premières réactions auraient eu lieu. Notons cependant que cette approche abiogénétique fut, pendant quatre décennies, en opposition très vive avec la théorie de la « panspermie22 », relancée dans les années 1870 par William Thomson (Lord Kelvin) et Hermann von Helmholtz. L’intérêt de Thomson pour cette théorie était sans doute motivé par son opposition à la théorie de l’évolution et il préférait affirmer l’idée que la vie était éternelle et universelle, comme la matière, plutôt que de laisser les conceptions évolutionnistes prendre le pas. Au début du xxe siècle, les modalités de la panspermie s’affinèrent avec la théorie de Svante Arrhenius23 selon laquelle des particules de vie de taille infime étaient disséminées dans l’espace en étant poussées par une pression de radiation cosmique. Cette proposition fut largement abandonnée après les travaux du biologiste Paul Becquerel, publiés en 1910, qui montrèrent que des structures telles que les graines et les spores ne résistaient pas à certaines conditions drastiques de l’espace, notamment l’exposition aux rayons ultraviolets. 2.4 Des molécules porteuses d’histoire Autour des travaux de Mendel, redécouverts en 1900 et largement amendés par Thomas Hunt Morgan dans les années 1910, la génétique naissante a structuré un concept de gène qui désignait une entité localisable sur le chromosome et susceptible de mutation, ainsi que de recombinaison. Les lois de la génétique qui y étaient associées semblaient révéler la possibilité d’une dimension nomologique de l’hérédité au sein du vivant24. Le lien avec la dimension historique du vivant, c’est-à-dire l’évolution, n’apparut que quelques années plus tard, notamment grâce à la génétique des populations. Vers le milieu du xixe siècle, la biologie se trouvait donc dans un double mouvement qui consistait à la fois, d’une part, à penser une « théorie synthétique de l’évo22. Selon la théorie de la panspermie, la Terre, après son refroidissement, aurait été ensemencée par des germes de vie venus de l’espace. 23. Arrhenius (1910), L’évolution des mondes, C. Béranger @. 24. Cf. Heams, chapitre « Hérédité », ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] lution » et, d’autre part, à développer une biologie moléculaire étudiant les mécanismes en jeu dans l’hérédité. Les données empiriques acquises des années 1940 jusqu’au milieu des années 1960 engendrent alors des concepts nouveaux révolutionnant la compréhension du vivant. La séquence d’acides nucléiques qui structure le gène donnant une matérialité à l’information, le gène est objectivé25. Les acides nucléiques et protéines sont donc désormais les objets sur lesquels repose une nouvelle représentation du vivant, car en effet la voie de la réduction semble alors avoir conduit à une compréhension de la matière du vivant sur laquelle peut reposer l’explication du vivant. Simultanément, le gène s’affirme également comme une entité fondamentale dans les mécanismes de l’évolution. Il est donc le double support de la constance et de la variation, objet à la fois nomologique et historique. 3 Quel monde prébiotique ? Ou le xxe siècle et la réflexion sur les origines de la vie
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ortes de cette approche molécularisée, la chimie et la biologie du xxe siècle ont produit les scénarios d’une évolution possible de la matière, les scénarios des origines de la vie étant alors conçus en regard des données toujours plus précises livrées par le vivant actuel et par une approche expérimentale spécifique. 3.1 Des scénarios pour l’évolution de la matière L’entre-deux guerres a été marqué par la formulation de plusieurs scénarios élaborés des origines de la vie sur la Terre, dont les plus remarquables ont été ceux du Soviétique Alexandre I. Oparin, en 1924 et 1936, ainsi que du Britannique J.B.S. Haldane, en 1929, et, également, un peu plus tard, celui du Français Alexandre Dauvillier à partir de la fin des années 1930. Les deux textes des années 1920, écrits indépendamment, sont des propositions situant les origines de la vie dans le contexte de l’évolution de la planète et de la matière à la surface de celle-ci. Les deux auteurs décrivent la synthèse de molécules organiques dans les conditions de l’atmosphère primitives, ce qui aboutit pour Oparin à des gouttes plus ou moins volumineuses d’un gel organique et pour Haldane à des molécules semi-vivantes, dont il imagine la synthèse dans ce qu’il nomme la soupe prébiotique. Oparin complétera abon25. Morange (1994), Histoire de la biologie moléculaire, La Découverte.
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[stéphane tirard / vie] damment sa théorie en 1936. Il mobilisera alors la notion de coacervat, mise au point quelques années plus tôt par le Belge H.G. Burgenberg de Jong26, et décrira comment ces éléments sphériques peuvent s’isoler dans des solutions et constituer des modèles de cellules primordiales. Dauvillier, pour sa part, à la fin des années 1930 et dans les années 1940, formule une théorie photochimique de la vie27. Enfin, il convient de noter également le scénario établit par John D. Bernal28, conçu dans les années 1940, mais publié en 1951, dans lequel il reprend les grandes lignes des modèles de ses prédécesseurs, en proposant cependant que les premières réactions se soient déroulées sur le fond argileux d’étendues liquides, les micas ayant pu alors servir à la fois de support et de catalyseur. Toutes ces approches ont en commun d’inscrire l’abiogenèse évolutive dans le contexte plus général de l’histoire de la Terre et de prendre en compte les données géologiques permettant de définir les conditions primordiales. 3.2 Du réductionnisme à la chimie prébiotique Au début des années 1950, les travaux sur les origines de la vie s’engagent dans la voie des synthèses chimiques dans des conditions supposées correspondre à celles qui régnaient sur la Terre primordiale, fondant ainsi le champ de la chimie dite prébiotique. C’est l’approche réductionniste du vivant qui a ouvert la possibilité d’un tel mouvement inverse consistant en des tentatives de reconstruction des constituants moléculaires du vivant. En 1951, le biochimiste Melvin Calvin expose une solution de dioxyde de carbone à un rayonnement γ et obtient du formaldéhyde. Cette synthèse est la première réalisée dans le respect de conditions considérées comme prébiotiques. Son intérêt sera pourtant rapidement contesté par Harold Urey qui affirme en 1952, comme Oparin l’avait fait avant lui, que l’atmosphère primitive ne pouvait pas contenir de CO2 et devait être réductrice. Il préconise des expériences de synthèse à partir notamment de méthane. En 1953, un de ses étudiants, Stanley Miller @, obtient des acides aminés à partir d’un mélange d’ammoniac, d’hydrogène, de méthane et de vapeur d’eau, exposé à 26. Burgenberg de Jong (1932), “Die Koacervation und ihre Bedeutung für die Biologie”, Protoplasma, 15. 27. Dauvillier & Desguins (1942), « La genèse de la vie, Phase de l’évolution chimique », Actualité scientifique et industrielle, Biologie générale, n° 917. 28. Bernal (1951), The Physical Basis of Life, Routledge and Kegan Paul.
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[les mondes darwiniens] des décharges électriques durant une semaine29. Le succès de cette expérience eut un retentissement important et elle ouvrit des perspectives prometteuses quant à l’exploration expérimentale des scénarios respectant les conditions prébiotiques, la composition réductrice de l’atmosphère primitive constituant une des conditions cruciales du cadre de l’expérimentation prébiotique des années 1950 à 1970. Un modèle en trois phases fut progressivement établi. La première consiste en la synthèse de molécules organiques à partir de composés minéraux, la deuxième en la production de polymères et la troisième est la synthèse de compartiments préfigurant les cellules. En une quinzaine d’années, des travaux en conditions dites prébiotiques ont illustré ces étapes avec notamment les protéinoïdes de Sidney Fox et Kaoru Harada30, puis des microsphères. Il est remarquable que les synthèses tentées semblent conditionnées par des jalons biochimiques et paléontologiques imposés par la nature actuelle. En effet, dans un premier temps, ce sont certes des acides aminés et des glucides qui ont fait l’objet des principales synthèses, mais rapidement l’importance des acides nucléiques ayant été révélé par la biologie moléculaire, des bases azotés de ADN, puis de l’ARN, ont été produites, avec la synthèse de l’adénine en 1960 et la synthèse de l’uracile en 1961. Au début des années 1970, des données géochimiques engagèrent une remise en question de la théorie de l’atmosphère réductrice en révélant que l’atmosphère primitive devait contenir du dioxyde de carbone, ce qui était donc nié jusqu’alors. Ces nouvelles conditions initiales rappelaient la nature historique de l’objet d’étude et par là, les spécificités épistémologiques des méthodes mises en œuvre. En se disant prébiotique, la chimie, venue du champ des sciences nomologiques, était en fait devenue historienne et testait des possibles anciens31. Les conditions initiales étant revues, il lui fallait dorénavant explorer un nouveau champ de possibles32. 29. Miller (1953), “A Production of Amino Acids under Possible Primitive Earth Conditions”, Science, vol. 117 @. 30. Fox & Harada (1958), “Thermal Copolymerisation of Amino Acids to a product ressembling protein”, Science, 128. 31. Sur les sciences nomologiques et les sciences historiques, cf. Lecointre, chapitre « Récit de l’histoire de la vie… », ce volume. (Ndd.) 32. Tirard (2002), « Les origines de la vie, un problème historique », in F. Raulin-Cerceau & S. Tirard (dir.), Actes du colloque « Exobiologie, aspects historiques et épistémologiques », Cahiers François Viète, n° 4 @.
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[stéphane tirard / vie] 3.3 Un monde ARN ? En 1986, la réflexion sur les origines de la vie fut le cadre d’une proposition novatrice. Constatant les propriétés autocatalytiques de certains ARN, Walter Gilbert33 proposa l’idée d’un monde ARN primordial qui aurait précédé le monde ADN. Il énonce lui-même une série d’arguments en faveur de sa théorie. Les propriétés autocatalytiques de l’ARN rendent les protéines enzymatiques inutiles au commencement de l’évolution. L’auto-insertion d’introns34 et l’existence de transposons35 permettent une forme de recombinaison et constituent les mécanismes d’une évolution moléculaire. Les mêmes transposons préfigurent une forme de reproduction sexuée. Les erreurs de copie des molécules autoréplicatives sont une forme de mutation constituant également un mécanisme d’évolution. Enfin, la réplication se déroule grâce au prélèvement dans « la soupe de nucléotides ». Cette proposition avait le mérite de dépasser définitivement le problème dans lequel la molécule informationnelle, l’ADN, et les catalyseurs, les protéines, se disputaient la place de molécule originelle, bien qu’étant dépendantes les unes des autres. L’ARN, longtemps relégué au rang de simple intermédiaire, devenait cette molécule originelle, ce qui permit la formulation d’un scénario complet : la première étape met en jeu des mécanismes évolutifs grâce aux recombinaisons et mutations de l’ARN ; la deuxième consiste en la synthèse de protéines, l’ARN servant de patron ; lors de la troisième, les protéines synthétisées s’avèrent de meilleures enzymes et, enfin, l’ADN apparaît. Cette proposition, encore souvent admise dans ses grandes lignes, n’en est pas moins l’objet de débats. Très rapidement après sa parution, des critiques furent formulées : quelles sont les conditions de milieu compatibles avec l’existence d’ARN en solution ? Les molécules nécessaires au fonctionnement du système doivent être disponibles à proximité. Quand les membranes sont elles apparues ? Quand et comment le code génétique est-il apparu ?36 L’hypothèse du monde ARN ne dispense effectivement pas d’un questionnement sur les systèmes préalablement présents. L’ARN est en effet lui-même très complexe et il semble improbable qu’il puisse constituer le premier système 33. Gilbert (1986), “Origin of Life : The RNA world”, Nature, 319 @. 34. Parties non codantes d’ADN présentes dans la séquence d’un gène. 35. Ou « éléments transposables ». Parties d’ADN changeant d’emplacement dans la molécule d’ADN. 36. Joyce (1991), “The Rise and Fall of the RNA World”, Nature, vol. 3.
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[les mondes darwiniens] apparu. Cette réflexion sur la possibilité de systèmes antérieurs différents de ceux connus dans la nature actuelle, dont on peut s’inspirer, a été entamée dans les années 1960 par Graham Cairns-Smith37. Celui-ci propose d’imaginer une série de relais entre des systèmes qui se seraient successivement remplacés et nomme relève génétique cette succession de systèmes au cours de laquelle les premiers peuvent disparaître sans laisser de trace une fois supplantés par les suivants. Fort de cette hypothèse, il suggère que le premier système informatif a pu être entièrement minéral et fondé sur des micas. La notion de relève génétique prend donc en compte la nécessité de penser ce temps qui a précédé la vie cellulaire. La proposition plus récente de Günter Wächterhäuser38 met en jeu l’idée d’un métabolisme de surface mobilisant la pyrite. à propos des phénomènes de cette période prébiologique, il est possible de se demander si « le domaine de validité de l’explication darwinienne pouvait être étendue du biologique au prébiologique ? [Et si] l’évolution avant et après la constitution du code génétique est la même ?39 ». Ce problème a effectivement généré depuis plusieurs décennies des positionnements théoriques fondamentaux. Manfred Eigen40, par exemple, suggère avec sa théorie des hypercycles qu’au cours de la répétition cyclique des réactions, des erreurs apparaissent et génèrent ainsi de l’évolution chimique, une évolution chimique darwinienne pouvant alors expliquer les étapes prébiologiques des origines de la vie. La possibilité d’une explication darwinienne ainsi étendue au prébiologique reste pourtant toujours discutée et l’étape cellulaire s’impose souvent comme celle de l’origine du vivant avéré chez qui, seul, l’évolution darwinienne est concevable41. 3.4 Les origines de la vie entre contingence et universalité Aujourd’hui, la Terre est le seul lieu de l’univers où la vie est connue. Cette unicité engendre quant à la conception de la vie des contraintes épistémolo37. Graham Cairns-Smith (1966), “The Origin of Life and the Nature of the Primitive Gene”, Journal of Theorical Biology, 10 @. 38. Wächterhäuser (1988), “Before enzymes and templates : theory of surface metabolism”, Microbiological review, 52 @. 39. Canguilhem (2000), Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie [1988], Vrin, p. 116-117. 40. Eigen (1992), Steps towards Life, Oxford, Oxford University Press. 41. En complément de la section 3, on se reportera à la section 1.1 du chapitre de Heams sur la biologie synthétique, ce volume. (Ndd.)
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[stéphane tirard / vie] giques relevant de l’historicité du phénomène. Idéalement, la résolution d’un tel problème historique devrait dépendre de l’utilisation de traces fossiles des processus primordiaux ayant précédé les premières cellules, mais ils sont inexistants. L’expérimentation prébiotique teste donc des possibles dans le champ de la contingence historique imposée par la complexité de chaque étape. Canguilhem a noté la nature philosophique si particulière des spéculations formulées par la science pour expliquer le passage entre « conditions initiales supposées [et] un état de fait donné, la structure fondamentale des organismes actuels » et il souligne également les conséquences de l’absence des traces en affirmant que, dans ce domaine, « le journal de laboratoire se substitue à l’histoire de la nature42 ». La chimie prébiotique, nous l’avons vu, se fait historienne, elle teste des possibles et tente de retrouver les étapes d’un chemin contingent. Cette contingence du phénomène peut être mise en débat et ce fut le cas notamment lors de l’opposition entre Jacques Monod43 et Ernst Schoffeniels44. Le premier misant sur l’idée que la vie était hautement improbable et qu’elle n’avait pu être tirée qu’une seule fois au « jeu de Monte Carlo », le second prônant l’anti-hasard et considérant que la vie résulte obligatoirement des propriétés chimiques des molécules. Les chimistes prébioticiens sont quant à eux, pour la plupart, et depuis les années 1950, convaincus que des formes de vie peuvent être présentes dans l’univers. Aujourd’hui, l’objet de l’astrobiologie ou de l’exobiologie est bien de se préoccuper de la recherche de la vie dans l’univers et de ses conditions de possibilité. Quelle forme aurait une vie extra-terrestre ? Il n’est donc pas simple de s’inspirer de ce que nous savons de la vie terrestre pour répondre à cette question, mais néanmoins la recherche des signatures de vie dans l’univers est lancée. Les recherches théoriques sur une définition de la vie tentant de ne pas se limiter au vivant connu trouvent un écho particulier dans cette approche la plus universelle du vivant, qui peut notamment s’affranchir de la notion d’évolution comme critère. Les systèmes autopoïétiques de Francisco Varela45, caractérisés par leur capacité à renouveler continuellement leurs pro42. Canguilhem (2000), op. cit. 43. Monod (1970), Le Hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Le Seuil. 44. Schoffeniels (1973), L’Anti-hasard, Gautier-Villars. 45. Varela (1989), Autonomie et connaissance, essai sur le vivant, Le Seuil.
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[les mondes darwiniens] pres constituants ou leur propre organisation, en sont un exemple. L’approche plus récente de Tibor Gánti46 qui se fonde sur l’identification de critères absolus ou réels du vivant peut être éclairante également. Un système vivant devant être, selon lui, une unité individuelle, réaliser un métabolisme, être intrinsèquement stable, posséder un sous-système possédant une information qui est utile au système dans son entièreté, et les processus qui lui sont inhérents doivent être régulés et contrôlés47. Étrangement, cette quête d’universalité n’évoque pas la possibilité de l’historicité des système considérés comme vivants qui, dans le vivant terrestre, s’est imposée comme une de ses caractéristiques remarquables. Cette historicité, en tant que capacité d’évolution, est en fait potentielle car découlant des caractéristiques fondamentales du vivant. Peut-être est-il alors possible de considérer comme Michel Morange48 que la vie est « structure moléculaire, métabolisme et reproduction ». 4 Conclusion
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aut-il définir ou penser la vie ? La recherche d’une définition de la vie se heurte à la difficulté de décrire en quelques mots un phénomène dont on ne connaît guère aujourd’hui certaines de ses limites, tant temporelles, liées à son commencement, que spatiales, liées à sa répartition dans l’univers. Toute définition de la vie prétend se confronter à l’universalité, or précisément c’est la perception même de l’universalité du vivant qui nous manque. Il nous faudrait dans l’idéal confronter les propositions définitionnelles à la réalité passée de la vie primordiale et la réalité actuelle de la vie ailleurs. Un consensus peut-il être trouvé autour des différents critères ? Dans tous les cas, il convient d’éviter de tomber dans la tendance dénoncée par Canguilhem qui consiste à se limiter à une réflexion sur la recherche desdits critères, car selon lui, on négligerait alors la réflexion sur ce « pouvoir singulier de la nature » que constitue la vie. Dans le cadre des travaux sur les origines de la vie qui nous ont particulièrement intéressés ici, la définition de la vie est-elle un préalable indispensable ? Il 46. Gánti (2003), The Principles of Life, Oxford University Press @. 47. Cf. Szathmáry (2007), “What is life ?”, in H. Bersini & J. Reisse (dir.), Comment définir la vie ? Les réponses de l’intelligence artificielle et de la philosophie des sciences, Vuibert. 48. Morange (2003), La Vie expliquée ? 50 ans après la double hélice, Odile Jacob.
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[stéphane tirard / vie] s’avère que l’absence de consensus entre les spécialistes n’empêche nullement l’avancée des travaux. Certains s’interrogent même sur la nécessité de définir la vie49. Les théories sur les origines de la vie constituent en fait un champ dans lequel se développe une réflexion générale sur les limites du vivant qui interroge des concepts permettant par ailleurs de penser le vivant. Il s’agit donc moins de définir le vivant que de le penser de la façon la plus étendue. En tant que question commune à de nombreuses spécialités, les origines de la vie constituent un champ problématique heuristique en stimulant le renouvellement d’interrogations fondamentales sur le vivant.
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chapitre
10
Anouk Barberousse & Sarah Samadi
Pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution
L
a théorie de l’évolution est aujourd’hui, selon la plupart des biologistes évolutionnistes et des philosophes de la biologie, la théorie qui fonde et unifie toutes les autres disciplines de la biologie. Cela signifie d’une part que le sens des affirmations qui sont contenues dans les autres disciplines biologiques dépend en partie de la théorie de l’évolution, et d’autre part que les disciplines biologiques ne sont pas indépendantes les unes des autres, puisque les phénomènes qu’elles considèrent sont tous expliqués en partie par la théorie de l’évolution. L’affirmation selon laquelle la théorie de l’évolution est centrale en biologie est parfois jugée exagérée par certains biologistes qui ne travaillent pas au quotidien sur des processus évolutionnistes. Pourtant, c’est un fait que tous les organismes et processus biologiques sont des produits de l’histoire évolutive qui s’est déroulée sur notre planète. Peut-on inférer de ce fait que ces processus sont susceptibles d’être expliqués par le même ensemble de principes ? Oui, si l’histoire évolutive est gouvernée par un petit nombre de principes facilement énonçables. Si tel est bien le cas, alors la théorie de l’évolution est bien celle sur laquelle repose toute la biologie. Certains, dont Popper est le représentant le plus connu, ont suggéré que la théorie de l’évolution1 serait dépourvue de contenu empirique2 en raison du fait
1. Que Popper réduisait au principe de sélection naturelle, cf. Popper (1974), “Darwinism as a Metaphysical Research Program”, Autobiography, section 37, in Schlipp (ed.), The Philosophy of Karl Popper, Open Court. 2. Le contenu empirique d’une théorie est ce qu’elle permet d’énoncer sur le monde réel. Il s’oppose aux définitions, par exemple, qui fixent le sens des mots mais ne
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[les mondes darwiniens] qu’elle concerne absolument tout le domaine vivant, sans exception – autrement dit, puisque tous les phénomènes biologiques ont été soumis à la sélection naturelle, on ne peut espérer découvrir aucune vérité nouvelle, selon Popper, en étudiant le mode opératoire de la sélection. D’autres, comme Smart3, ont considéré que le monde du vivant, caractérisé par des processus irréversibles4, non répétables, est trop complexe pour que l’on puisse avoir l’espoir de découvrir un jour des lois qui lui soient propres. Il affirme donc que l’expression « théorie de l’évolution » est usurpée, puisque selon lui aucune explication simple ne peut être proposée de quelque phénomène biologique que ce soit. Pourtant, le développement de la théorie de l’évolution depuis un siècle et demi a amplement montré qu’elle est capable de fournir des explications précises de nombreux phénomènes et de permettre la formulation d’hypothèses testables empiriquement. La pratique quotidienne de nombreux biologistes, en particulier les généticiens des populations, les systématiciens, les écologistes, et certains spécialistes de biologie du développement, est entièrement façonnée par la théorie de l’évolution, et n’a de sens que dans le cadre de cette théorie. Ainsi, la théorie de l’évolution structure et guide la recherche empirique dans ces domaines. Malgré leur caractère central, les principes de la théorie de l’évolution sont rarement formulés de façon explicite, même par ceux qui les utilisent au quotidien. On sait que depuis l’essor de la synthèse néodarwinienne dans les années 1930-19405, la théorie a subi de nombreux et importants changements, dus en particulier à la prise en compte de l’importance de la dérive génétique6 et à l’incorporation progressive de la biologie du développement.
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portent pas sur le monde. Une théorie sans contenu empirique ne permet d’affirmer que des évidences logiques, mais n’a pas de prise sur la réalité. Smart (1963), Philosophy and Scientific Realism, Routledge and Kegan Paul. Un processus est dit « irréversible » lorsque qu’il est impossible de parcourir à rebours la trajectoire (abstraite) menant de son état initial à son état final. Les phénomènes thermodynamiques en constituent des exemples paradigmatiques : ainsi, lorsqu’un glaçon a fondu dans un verre d’eau, il est impossible de le reconstituer à l’identique. La fonte du glaçon est bien un processus irréversible. La « synthèse néodarwinienne » a unifié la théorie de Darwin et la génétique mendélienne. Darwin ne connaissait encore aucun des mécanismes de l’hérédité qui ont été mis au jour à partir de la redécouverte des lois de Mendel. La synthèse néodarwinienne intègre ces mécanismes à la théorie formulée par Darwin. La dérive génétique est l’échantillonnage stochastique des descendants des organismes d’une génération donnée au cours de la reproduction, ainsi que de leurs
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[anouk barberousse & sarah samadi / pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution] Ces changements ont été intégrés dans la recherche empirique, mais personne n’a encore pris la peine de proposer une formulation explicite de la version de la théorie de l’évolution qui est utilisée aujourd’hui7. Une telle tentative est pourtant prometteuse de clarifications conceptuelles. La mise à plat de ce qu’est la théorie de l’évolution aujourd’hui permettra sans nul doute de dissiper certains des problèmes conceptuels récurrents qui affectent les aspects les plus théoriques de la biologie, tout comme ses aspects pratiques – on peut citer l’intégration de la biologie du développement à la biologie évolutionniste ou évo-dévo8, voire même l’éco-évo-dévo9, le statut du « dogme central de la biologie moléculaire10 » et le destin du réductionnisme génétique11, ou encore gènes. Il s’agit d’un processus de tri purement aléatoire, selon lequel seuls certains organismes, tirés au hasard, se reproduisent, ce qui a pour effet que seuls certains gènes sont transmis d’une génération à l’autre. 7. Cf. cependant Williams (1966), Adaptation and natural selection, Princeton UP @. Lewontin (1970), “The Units of Selection”, An. Rev. Ecol. Syst., 1 @. Maynard Smith (1987), “How to model evolution”, in Dupré (ed.), The Latest on the Best, Essays on Evolution and Optimality, MIT Press. Idem (1988), “Evolutionary progress and the levels of selection”, in Nitecki (ed.), Evolutionary Progress, University of Chicago Press. Idem (1991), “A Darwinian view of symbiosis”, in Margulis & Fester (eds), Symbiosis as a Source of Evolutionary Innovation, MIT Press @. Maynard Smith & Szathmáry (1995), The Major Transitions in Evolution, W.H. Freeman. Szathmáry & Maynard Smith (1995), “The major evolutionary transitions”, Nature, 374 @. Idem (1997), “From replicators to reproducers : The first major transitions leading to life”, J. Theor. Biol., 187 @. Gould (2002), The Structure of Evolutionary Theory, Harvard UP @. 8. Le programme évo-dévo cherche, depuis les années 1990, à faire franchir un nouveau pas à la théorie de l’évolution et à produire une nouvelle synthèse avec la biologie du développement (pour un ouvrage récent, cf. Amundson, 2005, The changing role of the embryo in evolutionary thought, Cambridge UP @). (Ndd : pour un aperçu des développement récents dans ce domaine, cf. Balavoine, ce volume.) 9. Certains, comme Gilbert (2001, “Ecological developmental biology : Developmental biology meets the real world”, Developmental Biology, 233 @), ont proposé d’ajouter l’écologie à cette nouvelle synthèse. 10. Selon le « dogme central de la biologie moléculaire » énoncé par Francis Crick en 1958, la double molécule d’ADN est porteuse de l’information génétique, grâce à laquelle (i) la molécule d’ADN peut se répliquer elle-même, (ii) par le processus de transcription, elle produit l’ARN, et (iii) grâce au processus de traduction, elle permet la synthèse des protéines qui constituent les cellules vivantes. On résume souvent ce « dogme » (qui est en fait une hypothèse scientifique) par le slogan réducteur est « un gène, une protéine », un slogan qui a grandement perdu de sa plausibilité aujourd’hui. 11. Selon le réductionnisme génétique, tout en biologie fonctionnelle peut être expliqué par le code génétique et les mécanismes de traduction et de transcription. Les
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[les mondes darwiniens] la définition de concepts particulièrement délicats comme ceux de fitness ou d’espèce12, comme nous allons le montrer. Le point de départ de notre réflexion est que la théorie de l’évolution est bien une théorie scientifique au même titre que les théories en physique13 et que la forme qu’elle a prise aujourd’hui mérite d’être exprimée explicitement. Nous nous opposons en cela aux positions de Smart14 et de Beatty15, par exemple, qui considèrent que la biologie ne peut prétendre au même caractère théorique que la physique, Smart allant jusqu’à comparer le biologiste à un ingénieur radio qui se contente d’enregistrer la diversité du réel. Nous nous opposons également à la réduction de la théorie de l’évolution aux « sciences de l’évolution », telle qu’elle est décrite par Sober : La théorie évolutionniste est importante parce que l’évolution est toujours présente en arrière-plan. La théorie évolutionniste est liée au reste de la biologie de la même façon que l’étude de l’histoire est liée à la plupart des sciences sociales. […] Rien ne peut être compris de façon anhistorique. […] Je laisse le lecteur décider si on peut en dire plus sur la centralité de la théorie évolutionniste que la modeste affirmation qui vient d’être identifiée ici. L’évolution compte parce que l’histoire compte. La théorie évolutionniste est le sujet le plus historique des sciences biologiques, au sens où ses problèmes s’étendent sur l’échelle de temps la plus longue.16
L’objectif de notre travail est de montrer que l’on peut formaliser les principes de la théorie de l’évolution dans la version qui est utilisée actuellement dans la recherche empirique, afin de mettre au jour quelles sont précisément ses ressources explicatives. Nous adoptons délibérément une méthodologie minimaliste : nous nous refusons à intégrer à notre formulation de la théorie des séquençages de génomes entiers, dans les années 1990-2000, ont montré que la complexité de leur fonctionnement excédait largement cet idéal. (Ndd : Sur cette expression, cf. Gayon, 2011, « Déterminisme génétique, déterminisme bernardien, déterminisme laplacien », in Kupiec et al. (dir.), Le hasard au cœur de la cellule. éditions Matériologiques @.) 12. Cf. Samadi & Barberousse, ce volume. (Ndd.) 13. Cf. David & Samadi (2000), La théorie de l’évolution : une logique pour la biologie, Flammarion. Rosenberg (1994), Instrumental Biology or the Disunity of Science, The University of Chicago Press @. Rosenberg & McShea (2007), Philosophy of Biology. A Contemporary Introduction, Routledge @. 14. Smart (1963), Philosophy and Scientific Realism, Routledge and Kegan Paul. 15. Beatty (1981), “What’s Wrong with the Received View of Evolutionary Theory ?” @, in Asquith & Giere (eds.), PSA 1980, vol. 2, Philosophy of Science Association. 16. Sober (1993), Philosophy of Biology, Oxford UP, p. 6-7.
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[anouk barberousse & sarah samadi / pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution] notions qui ne soient pas parfaitement claires, du moins à titre de notions centrales. Nous commençons par discuter quelques formulations existantes, avant de présenter brièvement les expériences qui nous semblent devoir être la pierre de touche de toute formulation actuelle de la théorie de l’évolution, à savoir les expériences de Lenski sur Escherichia coli. Nous proposons ensuite notre propre formalisation ainsi que les bénéfices conceptuels que l’on peut en tirer. 1 Formulations existantes de la théorie de l’évolution
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ormaliser la théorie de l’évolution n’est pas une idée récente ; la formalisation la plus citée est celle de Williams17, reprise par Lewontin18 et résumée succinctement dans l’annexe 1 (en fin de chapitre). Le but d’un tel exercice est de montrer avec précision ce que la théorie est capable d’expliquer et comment. Le présupposé commun, mais pas toujours explicité, en est que deux ensembles de phénomènes sont à expliquer : premièrement, l’ensemble des adaptations des organismes, et deuxièmement, les transformations de la biodiversité au cours du temps. Aux débuts de la théorie, c’était le premier de ces buts qui était prédominant ; aujourd’hui, c’est le second. Une première caractéristique de la formalisation de Lewontin doit être signalée d’emblée : elle fait de la sélection naturelle le seul mécanisme de tri opérant sur les variations héritables qui expliquent la diversité biologique. En conséquence, dans cette formalisation, la notion de fitness, dont la définition fait aujourd’hui encore débat19, joue un rôle central. Nombre de ceux qui cher17. Williams (1973), “The logical basis of natural selection and other evolutionary controversies” @, in M. Bunge (ed.), The Methodological Unity of Science, Reidel (publiée en 1973, mais dont le manuscrit date de la fin des années 1960). 18. Lewontin (1970), “The Units of Selection”, An. Rev. Ecol. Syst., 1 @. 19. Cf. par exemple Ariew & Lewontin (2004), “Confusions of fitness”, British Journal for the Philosophy of Science, 55 @, mais aussi, par ordre chronologique : Brandon (1990), Adapation and environment, Princeton UP ; Matten & Ariew (2002), “Two ways of thinking about fitness and natural selection”, Journal of Philosophy, 99 @ ; Millstein (2002), “Are Random Drift and Natural Selection Conceptually Distinct ?”, Biology and Philosophy, 17 @ ; Sober (2002), “The Two Faces of Fitness” @, in Thinking about Evolution : Historical, Philosophical, and Political Perspectives, Cambridge UP ; Walsh et al. (2002), “Trials of life : natural selection and random drift”, Philosophy of Science, 69 @ ; Bouchard & Rosenberg (2004), “Fitness, Probability and the Principles of Natural Selection”, British Journal for the Philosophy of Science, 55(4) @ ; Rosenberg & Bouchard (2005), “Matthen and Ariew’s Obituary to Fitness : Reports of its Death Have Been Greatly Exaggrated,” Biology and Philosophy, 20 @ ; Brandon (2006), “The principle of drift : Biology’s
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[les mondes darwiniens] chent aujourd’hui à rendre explicites les principes de la théorie de l’évolution considèrent que la sélection est le principal mécanisme évolutif (et ce malgré les mises en garde de Gould & Lewontin20) et attachent donc une grande importance à l’énoncé exact du principe de sélection naturelle, et par conséquent au concept de fitness qui figure dans la plupart de ses formulations21. Les problèmes soulevés par ce concept et par l’interprétation qu’il requiert forment une large part des recherches en philosophie de la biologie jusqu’à présent22. Ces problèmes sont tellement touffus qu’ils paraissent inextricables. Voici quelques exemples des problèmes soulevés par la notion de fitness. La métaphore originale de Darwin, selon laquelle les organismes les plus aptes (the fittest) à survivre et à se reproduire dans un milieu ont davantage de descendants, doit-elle être conservée dans la notion de fitness ? Pour poser la question autrement, ce concept doit-il être défini par des propriétés des organismes individuels les rendant mieux armés que d’autres dans le même environnement ? Répondre à ces questions par l’affirmative revient à adopter une notion vernaculaire ou écologique de fitness, proche du sens courant du mot fit en anglais. La fitness d’un organisme, en ce sens, semble jouer un rôle causal dans sa capacité à survivre et à se reproduire. Cependant, comment la définir rigoureusement ? Il faudrait pour cela pouvoir identifier précisément les propriétés d’un organisme qui lui permettent d’interagir de façon plus efficace que d’autres avec son environnement, ce qui semble une tâche impossible. En génétique des populations, on a complètement éliminé toute connotation écologique. La fitness est définie comme la probabilité d’avoir tel ou tel nombre de descendants. Il semble à certains23 qu’adopter cette définition conduit à abandonner un outil explicatif important, puisque la fitness au sens écologique a pour but first law”, Journal of Philosophy, 103 (7) ; Abrams (2007), “What determines biological fitness ? The problem of the reference environment”, Synthese @. 20. Dans cet article, Gould & Lewontin (1979, “The spandrels of San Marco and the Panglossion paradigm : a critique of the adaptationist programme”, Proc. R. Soc. Lond. B 205 @) dénoncent les dangers de l’adaptationnisme, c’est-à-dire la tentation de voir des adaptations partout, même dans les traits qui sont peut-être de simples effets secondaires de la sélection, ou qui se sont fixés seulement par des effets de dérive (cf. note 6). Considérer que tout trait est adaptatif au sens où il aurait été sélectionné positivement revient à être aveugle aux autres mécanismes évolutifs que la sélection. 21. Cf. par exemple, Brandon (1990), Adapation and environment, Princeton UP. 22. Pour une revue, cf. Brandon (2008), “Natural selection” @, Stanford Enclyclopedia of Philosophy. 23. Par exemple à Bouchard (2008), “Causal Processes, Fitness and the Differential
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[anouk barberousse & sarah samadi / pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution] d’expliquer le succès des rapports entre un organisme et son environnement. Si on l’abandonne, on perd la possibilité de produire des explications causales. Lorsque l’on prend le parti d’un tel abandon, tous les problèmes ne sont cependant pas résolus, puisqu’on doit alors se demander si la fitness définie à la manière de la génétique des populations est une propriété des organismes individuels, ou une propriété moyenne définie en référence à une population. Faire jouer un rôle central à la notion de fitness revient donc à ouvrir une boîte de Pandore ; c’est pourquoi nous nous proposons d’en adopter une définition minimaliste, afin d’éviter les problèmes qui viennent d’être évoqués. Avant de présenter notre formalisation de la théorie de l’évolution, nous devons relever une autre caractéristique de la formulation de Lewontin et des autres formulations courantes de la théorie de l’évolution, à savoir que les processus en jeu (comme ceux expliquant l’origine de la variation ou l’héritabilité) ne sont jamais explicitement décrits de façon probabiliste. Or depuis ces premières tentatives du début des années 1970, la théorie neutraliste24, largement acceptée par les évolutionnistes, a donné explicitement une dimension probabiliste aux processus de l’évolution biologique. Prendre au sérieux le caractère probabiliste des lois évolutionnistes25, comme cela est fait couramment dans les modèles de la génétique des populations, c’est se donner les moyens d’exprimer avec plus de précision les ressources explicatives de la théorie de l’évolution. Cela revient également à rejeter une interprétation pourtant commune de la théorie de l’évolution selon laquelle les populations seraient soumises à des « forces » évolutives, comme la sélection, les mutations, la dérive, les migrations26. La métaphore des forces évolutives, si elle a le mérite de rapprocher la théorie de l’évolution de la mécanique newtonienne, est cependant trompeuse : la dérive, par exemple, est clairement un processus Persistence of Lineages”, Philosophy of Science, 75 @. [Et aussi son chapitre, ce volume. (Ndd.)] 24. Kimura (1983, The Neutral Theory of Molecular Evolution, Cambridge UP @) a montré dans les années 1960 que certaines mutations génétiques étaient neutres vis-à-vis de la sélection naturelle. Cela signifie que certains traits phénotypiques évoluent sans être pour autant avoir un quelconque effet sur la fitness des organismes. Cela est dû au phénomène d’échantillonnage aléatoire qui intervient dans la reproduction d’une population. La théorie de Kimura est mathématisée, et probabiliste. Elle repose sur des modèles de diffusion. 25. De nombreux biologistes et philosophes ont nié l’existence de lois de l’évolution. La suite de ce chapitre montre que la notion de régularité naturelle s’applique dans les sciences biologiques tout aussi bien qu’en physique. 26. Interprétation adoptée par ex. par Sober (1993), Philosophy of Biology, Oxford UP.
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[les mondes darwiniens] de tri, et n’est en rien comparable à une force. Nous allons voir qu’il en va de même de la sélection. Remarquons pour finir que le rôle de la contingence historique et géographique27 n’est pas pris en compte dans toute son extension dans la formalisation de Lewontin, puisque seule l’existence d’environnements différents y reçoit un traitement théorique explicite. Cependant, c’est un truisme28 d’affirmer que des pans entiers de l’histoire de la vie sur Terre ont été déterminés par des événements purement contingents. Les intégrer au sein d’une théorie présente une difficulté majeure : en effet, nous ne sommes pas habitués à considérer des théories qui font place à des événements contingents, puisque les conceptions philosophiques courantes de l’explication scientifique, issues d’une réflexion sur les théories physiques, font appel à des régularités naturelles à titre de principaux éléments explicatifs. Les théories physiques ne nous sont d’aucun guide pour cette tâche. Il est cependant absolument nécessaire de la mener à bien sous peine d’ignorer des facteurs explicatifs de grande importance. Nous avons proposé une formulation sommaire de la théorie de l’évolution29 qui semble assez consensuelle parmi les évolutionnistes : De façon schématique, nous pouvons dire que la théorie de l’évolution prend pour point de départ le fait que les organismes peuvent se reproduire et que les descendants issus de ces événements de reproduction peuvent présenter des différences avec leurs parents. D’autre part, chaque organisme a une exis27. Nous appelons « contingence historique et géographique » ce qui dépend de la position d’un organisme ou d’une population dans l’espace et le temps, et qui peut avoir une influence sur son devenir. Le climat, l’époque géologique, la présence de relief, etc., font ainsi partie de ce qui est contingent vis-à-vis de l’histoire évolutive d’un organisme, mais qui détermine, au moins partiellement, sa vie. 28. C’est un truisme si l’on est convaincu par les arguments de Gould (cf. par exemple 1989, Wonderful life. The Burgess Shale and the Nature of History, W.W. Norton), mais certains estiment que cela ne va pas de soi. Ainsi, selon Stuart Kauffman (cf. par exemple 1993, Origins of Order : Self-Organization and Selection in Evolution, Oxford UP @), les lois de l’auto-organisation imposent de telles contraintes aux organismes que l’effet des phénomènes contingents sur eux en est considérablement minorée. 29. Cf. Samadi & Barberousse (2005), « L’arbre, le réseau et les espèces. Une définition du concept d’espèce ancrée dans la théorie de l’évolution », Biosystema, 24 @ ; idem (2006), “The Tree, the Network and the Species”, The Biological Journal of the Linnean Society, 89 (3) @. Cf. aussi Samadi & Barberousse dans ce volume, qui présentent également les expériences de Lenski, et qui tirent les conclusions de notre approche pour la notion d’espèce.
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[anouk barberousse & sarah samadi / pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution] tence délimitée dans l’espace et le temps. La théorie de l’évolution nous dit que dans ce contexte, la structure du réseau généalogique dépend des processus de tri aléatoire (dérive) et sélectif (sélection naturelle) qui agissent à chaque génération sur les organismes. L’action de ces deux processus est déterminée à la fois par les caractéristiques intrinsèques des organismes et par le contexte spatio-temporel dans lequel ils se trouvent.30
2 Les expériences de Richard Lenski
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a formulation sommaire qui précède a l’avantage de correspondre exactement au contenu empirique des travaux de Richard Lenski. Celui-ci a élaboré depuis vingt ans un dispositif expérimental d’évolution in vitro, dont les motivations sont (i) d’étudier la dynamique des changements dans des populations de bactéries E. coli au cours de l’évolution, (ii) d’évaluer la répétabilité des événements qui ont lieu au cours l’évolution, et (iii) d’établir des correspondances entre les changements phénotypiques et génomiques. Nous estimons que l’on peut assigner à la version actuelle de la théorie de l’évolution la tâche de rendre compte avec précision des résultats des expériences de Lenski, qui nous semblent être à la théorie actuelle de l’évolution ce que les observations rassemblées par Darwin au cours de sa vie (et notamment celles sur la sélection artificielle) sont à sa propre théorie. En effet, le choix fait par Lenski de E. coli, un organisme modèle parmi les mieux connus des biologistes, qui se reproduit rapidement et facilement, dans des conditions parfaitement contrôlables et mesurables, garantit que l’ensemble de son dispositif expérimental possède toutes les caractéristiques d’un modèle31 empirique idéal pour tester différentes formulations de la théorie de l’évolution. Même si Lenski n’explicite à aucun moment sur quelle formulation de la théorie il s’appuie, son objectif est clairement d’étudier, au sein d’un modèle empirique (et non plus simplement dans l’abstrait), le rôle de la sélection naturelle et les modalités des mutations à l’aide des modèles standard de la génétique des populations. Son objectif étant de tester les modalités de la sélection naturelle, il crée un contexte où la dérive génétique est minimisée grâce à la grande taille des populations obtenues en laboratoire. La grande taille de
30. Samadi & Barberousse (2005), « L’arbre, le réseau et les espèces. Une définition du concept d’espèce ancrée dans la théorie de l’évolution », Biosystema, 24 @. 31. Nous réservons la définition des termes d’organisme modèle et de modèle empirique pour l’annexe 2.
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[les mondes darwiniens] populations offre également les conditions nécessaires à l’étude des processus de mutations qui est un objectif important de ces travaux (cf. annexe 2). Alors qu’une difficulté majeure liée au concept de fitness est de déterminer comment on peut mesurer une fitness, le dispositif expérimental de Lenski est particulièrement habile car il utilise une mesure simple et peu discutable. Il mesure en effet la fitness relative de deux clones en les mettant simplement en compétition dans un milieu défini. Cette mesure simple est possible car il utilise une souche qui est purement clonale 32 (en l’absence complète de recombinaison33). Cette absence de recombinaison permet également de tracer génétiquement les clones mis en compétition. Pour mesurer l’évolution de la fitness au sein d’une lignée, il utilise la possibilité de « résurrection » des bactéries quand elles sont conservées congelées, mélangées à du glycérol, dans de l’azote liquide. En conservant ainsi des réplicats de la souche à différents stades de l’expérimentation, il peut mesurer l’évolution de la fitness au sein d’une lignée mais également entre les réplicats d’une expérimentation (cf. annexe 3). Il est important de souligner que le concept de fitness relative utilisé par Lenski répond à notre demande de minimalisme au sens où il est moins chargé de théorie que les concepts de fitness couramment utilisés, et joue pour lui un rôle probablement moins central que pour Lewontin. Cependant, comme nous l’avons souligné, Lenski n’exprime aucune formalisation précise de la théorie de l’évolution. Il teste en revanche explicitement les prédictions des modèles de la génétique des populations. Enfin, le dispositif expérimental étant avant tout conçu pour tester la répétabilité des événements de sélection, ainsi que les processus de mutation, le rôle de la dérive génétique est minimisé. 3 La théorie de l’évolution aujourd’hui : proposition de formalisation
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u cahier des charges de la théorie de l’évolution, qui est d’expliquer la diversité des organismes de l’histoire de la vie ainsi que les adaptations des organismes, on peut raisonnablement ajouter, comme nous l’avons vu, l’explica32. Une souche purement clonale est ici un ensemble de bactéries issues du même ancêtre et possédant donc toutes les mêmes gènes. 33. La recombinaison est l’échange de gènes soit au cours de la reproduction, soit par des transferts lors de contacts. Un événement de recombinaison supprime le caractère purement clonal d’une lignée de bactéries issues d’une même souche.
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[anouk barberousse & sarah samadi / pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution] tion des nombreux résultats obtenus dans le dispositif expérimental de Lenski. Celui-ci est en effet conçu pour produire un ensemble de situations évolutionnistes purifiées, qu’une formulation correcte de la théorie de l’évolution doit prédire avec davantage de précision que les situations in vivo. Ces situations évolutionnistes purifiées sont par de nombreux aspects proches de celles qui sont obtenues dans certaines expériences de vie artificielle auxquelles Lenski lui-même a participé. Il n’est donc pas exagéré de dire que les expériences de Lenski et de ses collègues sur les bactéries ont pour objectif presque explicite de mettre au jour les caractéristiques de la vie en général, si du moins elles sont bien décrites par la théorie de l’évolution. Suivant la perspective de Lenski, les objectifs de la formalisation que nous recherchons sont ainsi de séparer dans la théorie les éléments généraux, qui valent pour toute vie possible, de ce qui est déterminé par le fait que la seule vie que nous connaissons est la vie terrestre, et qui correspondent à ce que nous regroupons sous l’appellation de « contingence ». Notre démarche est de proposer successivement des formalisations : (i) du principe de descendance commune, (ii) puis des principes de mutation, de sélection et de dérive, (iii) et enfin du rôle du contexte spatio-temporel. Le travail présenté ci-après n’est qu’une tentative provisoire de formalisation. Avant tout, nous soulignons la nécessité de définir le domaine de la théorie : il est constitué selon nous par l’ensemble des réseaux généalogiques, c’est-à-dire des ensembles d’organismes reliés les uns aux autres par des relations de descendance. À l’heure actuelle, nous pouvons faire l’hypothèse qu’il n’existe qu’un seul réseau généalogique de cette sorte : c’est celui constitué par l’ensemble des organismes passés, présents et futurs qui vivent sur la Terre. L’hypothèse selon laquelle ce réseau généalogique terrestre est unique sur Terre, ou plus exactement qu’il est le seul à avoir sur Terre une telle ampleur, n’est pas très risquée. En effet, même s’il est possible que d’autres réseaux soient apparus au cours de l’histoire de la Terre, voire apparaissent encore aujourd’hui, leur taille réduite ainsi que l’ubiquité34 du réseau principal que nous connaissons sur la Terre font qu’il est impossible qu’ils entrent en compétition avec ce dernier : ils ont été, sont et seront voués à s’éteindre. Au sein d’un réseau généalogique, chaque organisme est relié à au moins un autre par une relation de reproduction (notée R par la suite). 34. Le réseau généalogique que nous connaissons sur Terre a conquis tous les espaces possibles.
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[les mondes darwiniens] Définition : Soit a et b deux organismes, aRb si a et b ont des descendants directs en commun, ce qui signifie que a ou b, ou les deux, transmettent en un temps fini à un ou plusieurs organismes (les descendants) un substrat matériel, éventuellement modifié, qui leur donne la capacité de se reproduire eux-mêmes. Cette définition sommaire de la relation de reproduction permet de formaliser différents modes de reproduction rencontrés au sein des organismes vivants sur Terre : • {aRb} Ø et ∀ c {c/cRa or cRb} = Ø représente la reproduction biparentale strictement monogamique ; • {aRa} Ø et ∀ b {b/bRa} = Ø représente la reproduction strictement clonale ; • {aRb } Ø et {aRc} Ø représente la reproduction biparentale polygame. Afin de rendre compte d’autres possibilités, on peut généraliser la relation R à un nombre quelconque (fini) d’organismes. Dans le cadre de cette approche, la notion première du point de vue théorique est celle de réseau généalogique, que l’on peut appréhender en considérant l’ensemble des organismes terrestres en tant qu’ils sont reliés les uns aux autres par des relations de descendance. La notion d’organisme est théoriquement seconde, puisque les organismes peuvent être définis comme les nœuds du réseau généalogique, même si elle est première du point de vue de l’observation. Ainsi un organisme est-il, du point de vue théorique, un système physique issu de l’instanciation de la relation R à la génération précédente. Notons que la définition de la relation R dépend de l’existence d’un substrat matériel appartenant aux organismes de la génération précédente et qui est transmis aux descendants : il ne s’agit donc pas d’une relation abstraite. Nous insistons sur son caractère premier pour la théorie de l’évolution car c’est elle qui permet de définir le réseau généalogique qui forme son domaine. Du point de vue de l’observation, on peut caractériser un organisme comme un système physique autonome35 et capable de se reproduire, avec d’éventuelles modifications, c’est-à-dire de produire un autre organisme, également capable de se reproduire. Par exemple, une bactérie est un organisme, alors que ni 35. La notion d’autonomie est difficile à définir rigoureusement. Cela affecte d’autant la définition de la notion d’organisme, qui pose tout autant de difficultés conceptuelles que celle d’espèce. Un travail théorique reste à accomplir ici. Cependant, il existe suffisamment de cas où la notion intuitive d’organisme s’applique sans hésitation pour qu’on puisse l’employer sans perte de rigueur.
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[anouk barberousse & sarah samadi / pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution] une molécule d’ADN, ni un virus ne sont des organismes, puisque la molécule d’ADN ne se reproduit pas (mais peut être répliquée), et qu’un virus ne peut se reproduire de façon autonome. L’existence des organismes peut être visualisée comme une trajectoire dans l’espace et le temps. Cela permet d’exprimer une contrainte importante, à savoir seuls les organismes dont les trajectoires se croisent peuvent être dans la relation R. Ce qui détermine la possibilité pour deux organismes d’être reliés par R est leur contexte spatio-temporel, dont apparaît ici l’importance déterminante. Par ailleurs, comme le processus de reproduction n’est pas instantané, il existe des générations successives d’organismes. C’est ce qui donne au domaine du vivant l’une de ses propriétés majeures, à savoir son historicité. Définissons ensuite grossièrement le succès reproductif d’un organisme par la taille du réseau qu’il engendre. Puisque la notion de fitness rencontre tant de difficultés, nous proposons de la remplacer par celle, univoque, de succès reproductif. Nous symbolisons le succès reproductif d’un organisme par une variable aléatoire discrète S dont les composantes représentent ce que l’on appelle couramment « sélection » et « dérive » à l’échelle des populations. S(a) est ainsi simplement le nombre de descendants de l’organisme a. Il peut varier de façon aléatoire en raison de certaines mutations et des interactions contingentes entre a et l’environnement. S(a) est défini dans un environnement donné : l’environnement intervient comme un paramètre dans sa définition. Par ailleurs, le succès reproductif peut être décomposé en une composante purement stochastique, qui, à l’échelle populationnelle, est décrite par les effets de dérive, une composante représentant l’héritage évolutif de l’organisme – la définition sera donc partiellement récurrente – et une composante représentant l’influence des mutations, comme nous le montrons dans l’annexe 4. Nous avons donc formalisé les hypothèses de la théorie de l’évolution en explicitant comment ce que l’on appelle « dérive génétique », « sélection naturelle », « mutation » et « environnement » déterminent le succès reproductif d’un organisme dans son environnement. L’étape suivante de cette formalisation sera de montrer comment les modèles de la génétique des populations découlent de cette formalisation. Afin de tester la pertinence de cette formalisation, on peut d’ores et déjà tenter de l’appliquer aux expériences de Lenski. L’expérience se déroule à environnement constant, on a donc E0 = E1 =… = E i. D’autre part, la reproduction étant clonale, il n’y a qu’un seul parent ai-1. Par ailleurs, vu la taille des popu-
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[les mondes darwiniens] lations, la composante purement stochastique (dérive génétique) peut être négligée. On a donc la relation simplifiée suivante pour exprimer l’évolution du succès reproductif : SEo(ai) = f(S01(a i-1), m(a i)) Dans ces conditions, les expériences montrent que SE0(ai) est une fonction croissante asymptotique. On pourrait de la même façon formaliser les autres expériences de Lenski et en tirer des conséquences sur le comportement de cette variable aléatoire sous certaines conditions. 4 Bénéfices théoriques et conceptuels
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ne caractéristique importante de notre formulation, qui la distingue radicalement de celles proposées par Maynard Smith et Szathmáry36, est qu’en son sein la nature du substrat matériel transmis au cours de la reproduction est indifférente (au sens où elle n’a aucun effet majeur du point de vue de la théorie de l’évolution) et n’a pas à figurer dans la théorie. Le seul élément que prend en considération la théorie est que le substrat matériel transmis, quel qu’il soit, est ce qui rend possible la fabrication d’un autre organisme, avec d’éventuelles modifications par rapport à celui qui est à son origine. On sait qu’actuellement, sur Terre, ce sont des molécules d’ADN qui sont transmises, mais il semble que ce soit le cas depuis une étape relativement tardive de l’histoire de la vie. D’autres possibilités peuvent être envisagées, dont certaines ont peut-être réellement existé. En tout cas, le fait que ce soit majoritairement de l’ADN qui soit transmis actuellement est un produit contingent de l’histoire de la vie, dû aux particularités de la composition chimique de la Terre à l’issue de son histoire prébiotique et des premiers stades de l’histoire de la vie. De même, le nombre des gènes transmis lors de la reproduction ainsi que la façon dont ils sont transmis (verticalement ou horizontalement) sont des propriétés contingentes de la relation de reproduction. Elles n’ont donc pas à figurer dans une formulation généralisée de la théorie de l’évolution. On voit ici que le « dogme de la biologie moléculaire », loin d’être un dogme comme nous l’avons souligné ci-dessus, est sans doute le résultat d’un enchaînement d’événements contingents dans l’histoire de la vie. 36. Maynard Smith & Szathmáry (1995), The Major Transitions in Evolution, W.H. Freeman. Szathmáry & Maynard Smith (1995), “The major evolutionary transitions”, Nature, 374 @.
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[anouk barberousse & sarah samadi / pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution] Insister comme nous le faisons sur la matérialité du substrat transmis lors de la reproduction nous éloigne des conceptions de la théorie de l’évolution qui font jouer à la notion d’information un rôle central (cf. annexe 2). Nous estimons en effet qu’il vaut mieux se passer de cette notion en raison des difficultés qu’elle soulève, en vertu de la méthodologie minimaliste que nous adoptons. De même, notre approche permet d’évacuer comme non pertinentes toutes les discussions relatives à la notion de gène et à son caractère éminemment problématique37. Une autre conséquence de ce choix théorique est qu’il nous permet de statuer clairement sur la place des organismes unicellulaires dans le réseau généalogique. Certains arguments, reposant principalement sur les recherches de phylogénies moléculaires, mettent en doute l’hypothèse selon laquelle on pourrait reconstituer un unique arbre de la vie, en particulier aux débuts de son histoire38. En effet, les reconstitutions de phylogénies à partir de gènes donnent des résultats peu lisibles sur les nœuds profonds du réseau. Il est donc très délicat d’obtenir un arbre unique à partir des phylogénies moléculaires. Nous répondons à ces arguments que dès que l’on quitte le « point de vue des gènes » pour adopter, comme nous le faisons, le « point de vue des organismes », les difficultés se dissipent. Représenter l’histoire de la vie par un réseau généalogique d’organismes élimine en effet tous les biais introduits par les phylogénies moléculaires et fait clairement apparaître leur origine : il n’y a aucune raison que les arbres de gènes et les arbres d’organismes soient superposables, entre autres à cause des transferts horizontaux de gènes39, qui sont courant chez les organismes unicellulaires. Les phylogénies de gènes visent en effet à reconstruire des degrés d’apparentement mais non des généalogies. 37. Cf. Keller (2000), The Century of the Gene, Harvard UP. Morange (1998), La part des gènes, Odile Jacob. Moss (2003), What Genes Can’t Do, MIT Press. 38. Cf. par exemple, Woese (2000), “Interpreting the universal phylogenetic tree”, PNAS, 97 (15) @. Doolittle & Bapteste (2007), “Pattern pluralism and the Tree of Life hypothesis”, PNAS, 104 (7) @. 39. On appel « transfert horizontal » la transmission de parties de la molécule d’ADN d’une bactérie à une autre par simple contact, indépendamment d’un épisode de reproduction. Il s’oppose au transfert vertical du génome lors de la reproduction. Alors que chez les organismes multicellulaires, la reproduction et la transmission de gènes vont de pair, il n’en va pas de même chez les bactéries, chez qui ces deux processus sont découplés, ce qui explique la difficulté de construire des arbres phylogénétiques à partir de données génétiques.
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[les mondes darwiniens] Au sein de notre formulation, la notion de sélection naturelle devient métaphorique : l’action de la sélection naturelle est simplement représentée par une fonction mathématique particulière, à savoir une variable aléatoire (d’un point de vue mathématique, les variables aléatoires sont des fonctions qui associent à leurs arguments des nombres déterminés de façon aléatoire). Il est donc possible de se débarrasser de tout présupposé problématique quant à ce qui est sélectionné, dans le droit fil de l’entreprise de Lewontin qui soulignait déjà qu’il y a sélection même dans les cas où les ressources sont illimitées, c’est-à-dire où il n’y a pas de compétition pour les ressources entre les organismes. Le principe de sélection naturelle gagne ainsi en généralité et perd tout caractère discutable. Comme chez Lenski, la notion de fitness est réduite à une notion plus simple. En effet, la différence de fitness entre deux organismes est dans notre formulation tout simplement la différence entre les tailles des réseaux généalogiques qu’ils engendrent. Il est vain donc de postuler un concept plus riche de fitness dont la taille du réseau ne serait que la mesure (de même qu’il est vain de postuler l’existence d’un matériau tel que l’éther, supposé remplir l’espace, dans le cadre de la mécanique relativiste, ainsi que l’a montré Einstein en 1905). Même si ce travail n’est que préliminaire, notre formalisation montre explicitement que la fitness d’un organisme résulte de l’accumulation de toutes les variations qui ont affecté ses ancêtres. Une telle accumulation est contingente, au sens où elle n’obéit à aucune loi, qu’elle soit déterministe ou probabiliste. Le caractère contingent de cette accumulation est représenté par notre choix d’une variable aléatoire pour le succès reproductif. Notre formalisation met en effet en relief le rôle du contexte spatio-temporel dans lequel vit et se reproduit un organisme. Ce contexte dépend de la position de l’organisme en question sur la surface de sa planète, au sein de l’histoire de sa planète ainsi que de sa position dans le réseau généalogique. Ainsi, chaque contexte intègre l’ensemble de l’histoire évolutive de l’organisme considéré et de ses ancêtres. Il comprend donc également l’histoire de toutes les interactions entre les ancêtres de cet organisme et les autres organismes vivant en même temps qu’eux. Cette notion élargie et intégrative de contexte est un élément déterminant dans l’explication des interactions entre organismes que l’on peut observer à un moment donné, ainsi que dans les phénomènes de construction de niche40. Notre pari est que cette notion nouvelle de contexte permet de rendre compte 40. Sur cette notion, cf. Pocheville, ce volume. (Ndd.)
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[anouk barberousse & sarah samadi / pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution] de tous les phénomènes mis en lumière par Odling-Smee et al.41, sans qu’il soit besoin d’introduire un quelconque « principe de construction de niche », en sus du principe de sélection naturelle, dans la théorie de l’évolution. Par ailleurs, notre formalisation assigne aux organismes le rôle privilégié de principales unités d’évolution : c’est sur eux que la sélection agit, et non sur les gènes ou sur des groupes d’organismes42. Cependant, notre formalisation permet aisément de comprendre que lorsque l’on adopte le « point de vue des gènes43 », la théorie de l’évolution prend une forme beaucoup plus simple, puisque la part de l’environnement y est considérablement minorée. C’est pour cette raison que cette forme est souvent adoptée par défaut. Enfin, le choix que nous faisons d’inclure au sein d’une seule variable (à savoir S(a), le succès reproductif de l’organisme a) les actions conjointes de la sélection, de la dérive et des mutations, fait clairement ressortir les raisons pour lesquelles les explications évolutionnistes font si souvent appel à des événements contingents : ils jouent en effet un rôle déterminant dans le destin des organismes, et donc, par accumulation temporelle, des populations, des espèces, et de la biosphère tout entière. Cette façon de rassembler et d’unifier les différents processus évolutionnistes éclaire ainsi la question de savoir ce que sont les « contraintes de développement » auxquelles il est fait couramment appel dans les approches évo-dévo. Il s’agit de l’ensemble des éléments qui limitent le jeu de la sélection. Le fait que les processus développementaux soient en général canalisés et très robustes, et qu’ils dépendent d’un ensemble de gènes communs à de multiples groupes, de la drosophile aux humains44, est parfois considéré comme les protégeant des pressions de sélection. Les mécanismes génétiques qui assurent la robustesse du développement sont parfois nommés des « contraintes phylogénétiques », appellation qui laisse penser que ces contraintes sont l’effet de régularités gouvernant le destin des lignées ; cependant, leur mise en place a sans doute résulté d’événements contingents, à l’origine de l’explosion du Cambrien45. Avant de faire appel à d’autres types 41. Odling-Smee et al. (2003), Niche Construction : The Neglected Process in Evolution, Princeton UP @. 42. Sur la sélection, cf. Huneman, ce volume. (Ndd.) 43. Cf. Dawkins (1976), The Selfish Gene, Oxford UP. Idem (1982), The Extended Phenotype, Oxford UP. Dennett (1995), Darwin’s Dangerous Idea, London, Penguin. 44. Ce sujet est amplement développé dans Balavoine, ce volume. (Ndd.) 45. Cf. Davidson et al. (1995), “Origin of bilaterian body plans : evolution of developmental regulatory mechanisms”, Science, 270 @. Au Cambrien, une grande
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[les mondes darwiniens] d’explication à propos des contraintes de développement, comme par exmple d’hypothétiques principes d’auto-organisation46, il convient donc de prendre en compte ce que peut apporter, du point de vue de l’explication, un recours systématique à des événements contingents dont l’action s’accumule au cours du temps, jusqu’à finir par rendre des transformations ultérieures presque impossibles (d’où l’impression que ce sont des régularités qui entrent en jeu)47. Nous voyons ici quel éclairage notre formulation peut apporter à l’approche évo-dévo. 5 Conclusion
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n résumé, notre formalisation montre que la théorie de l’évolution peut intégralement prendre en charge l’historicité de l’évolution de la vie, et lui donner un fort pouvoir explicatif. Elle établit ainsi que le caractère irréversible et non reproductible des événements caractéristiques du vivant n’est en rien un obstacle à leur représentation théorique : ces événements sont en effet gouvernés de part en part par des lois probabilistes qui ont le pouvoir d’expliquer nombre des phénomènes observés. Notre formalisation ne tombe cependant pas sous une éventuelle critique de vacuité : tout le sel des explications évolutionnistes provient en effet d’une mise au jour de la succession des contextes propres à expliquer les structures ou les comportements observés. L’intérêt de notre formalisation est de faire valoir que le contexte est lui-même, en partie, une conséquence des processus évolutifs, ce qui est représenté par le caractère partiellement récurrent de la définition du succès reproductif. Finissons sur une comparaison. La géologie cherche, comme la biologie, à expliquer certains états de chose par une histoire évolutive intégrative. Cependant, les objets étudiés par la géologie sont foncièrement différents de ceux que la biologie étudie. La différence majeure est que les objets de la biolo-
diversité de plans d’organisation nouveaux sont apparus de façon relativement rapide – du moins, à l’échelle des temps géologiques. 46. Cf. Kauffman (1993), Origins of Order : Self-Organization and Selection in Evolution, Oxford UP @. 47. Selon toute vraisemblance, les transitions majeures de l’évolution (par exemple l’apparition des cellules, puis des organismes multicellulaires, puis des sociétés) sont le résultat d’enchaînements du même type : des mutations qui, en raison d’un changement d’environnement, sont particulièrement efficaces, et une diffusion rapide de telle sorte que tout retour en arrière devient rapidement difficile, voire impossible.
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[anouk barberousse & sarah samadi / pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution] gie sont des organismes caractérisés par le fait de naître et de se reproduire en transmettant cette capacité. Nous avons eu pour but, dans notre formalisation de la théorie de l’évolution, de prendre cette différence au sérieux.
Annexe 1 Formalisation de la théorie de l’évolution par Lewontin (1970) proposée dans “The Units of Selection” Lewontin énonce trois principes qui selon lui explicitent le principe de l’évolution par le moyen de la sélection naturelle dans les populations naturelles. 1) Les individus différents au sein d’une population ont des morphologies, des physiologies et des comportements différents (variation phénotypique). 2) Les phénotypes différents ont des taux de survie et de reproduction différents dans des environnements différents (fitness différentielle). 3) Il existe une corrélation entre parents et descendants dans la contribution de chacun aux générations futures (la fitness est héritable). Lewontin fait valoir que tels qu’ils sont énoncés, ces principes ont un certain niveau de généralité. « La généralité du principe de sélection naturelle signifie que les entités qui, dans la nature, font preuve de variation, reproduction et héritabilité peuvent évoluer. » En effet, ces principes n’impliquent par exemple aucun mécanisme particulier d’hérédité : « Aucun mécanisme particulier d’hérédité n’est précisé, mais uniquement une corrélation entre parents et descendants pour ce qui concerne la fitness. » Il précise également que les raisons qui expliquent les différences dans le taux de contribution à la génération suivante ne sont pas spécifiées dans cette formalisation. Il souligne qu’il n’est pas nécessaire que les ressources soient limitantes pour les organismes pour que la sélection naturelle entre en jeu. Annexe 2 Théories, lois et modèles Les termes « théorie » et « modèle » ont des usages fluctuants. Dans ce chapitre, nous désignons par « théorie » un ensemble de principes explicatifs généraux portant sur un vaste domaine de phénomènes empiriques. Ces principes peuvent être exprimés par des phrases en langue naturelle, et, parfois, par des énoncés en langage formelle, lorsque les concepts utilisés atteignent une précision suffisante. Les principes d’une théorie sont parfois appelés des
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[les mondes darwiniens] « lois », mais ce terme peut également désigner les régularités qui sont des conséquences des principes. Une loi scientifique énonce la concommittance ou la succession régulière de plusieurs événements. Elle peut être déterministe, et dans ce cas les événements en question se produisent toujours ensemble, ou à la suite l’un de l’autre ; elle peut être aussi probabiliste (ou statistique), et dans ce cas les évémenents ne se produisent ensemble ou successivement qu’avec une certaine probabilité. Cela signifie (du moins pour le domaine qui nous intéresse ici) que la proportion des cas où la loi est vérifiée par rapport à ceux où un seul des événements en question se produit est à peu près égale à la probabilité qui figure dans la loi. La notion de loi probabiliste est parfois difficile à saisir, tant la notion de loi de la nature est communément associée au déterminisme. Cependant, il s’agit d’une notion complètement légitime, et les lois probabilistes permettent, tout autant que les lois déterministes, de faire des prédictions – des prédictions probabilistes. Parmi les modèles, on peut distinguer : (a) Les modèles théoriques : il s’agit, dans le cadre de ce chapitre, d’inteprétations particulières de la théorie. Par exemple, l’interprétation de la théorie de l’évolution qui fait de la notion d’information une notion centrale en est un modèle théorique au sens où tout y est conçu en termes de transmission de cette entité, par ailleurs mystérieuse, qu’est l’information génétique. De notre côté, nous préférons une interprétation matérialiste qui n’inclut ni la notion d’information, en tant qu’elle est difficile à définir rigoureusement48, ni celle de « molécule informationnelle »49. (b) Les modèles mathématiques de la génétique des populations, qui sont des applications des principes de la théorie de l’évolution à des situations particulières, et en général idéalisées, de sorte que les calculs soient possibles. On trouve dans l’utilisation de tout modèle mathématique une tension entre deux exigences, de représentation correcte d’une part, et de possibilité de calcul de l’autre. Il peut arriver que les nécessités du traitement mathématique altèrent l’adéquation d’un modèle. 48. Cf. Godfrey-Smith & Sterelny (2007), “Biological information” @, Stanford Encyclopedia of Philosophy. 49. Critiquée par Godfrey-Smith (2000), “Information, Arbitrariness and Selection : Comments on Maynard Smith”, Philosophy of Science, 67 @. Griffiths (2001), “Genetic Information : A metaphor in search of a theory”, Philosophy of Science, 68 (3) @. Oyama (2000), The ontogeny of information : Developmental systems and evolution, Duke UP @.
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[anouk barberousse & sarah samadi / pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution] (c) Les modèles empiriques, qui sont des situations réelles bien contrôlées (le plus souvent en laboratoire) qui correspondent exactement aux principes de la théorie. (d) Les organismes modèles, qui sont de véritables organismes, mais dont les propriétés, génétiques et phénotypiques, sont à la fois très bien connues (certains organismes modèles le sont depuis les années 1930, comme la drosophile) et bien contrôlées. Annexe 3 Dispositif expérimental de Lenski 50 Conditions expérimentales Douze populations fondées chacune à partir d’une cellule unique issue d’un même clone ancêtre le 15 février 1988. Culture liquide, repiquage une fois par jour à partir de 1 % de la population (6,64 générations par jour). Stockage en azote liquide toutes les 100 générations (puis 500) des 99 % restant n’ayant pas été utilisées dans le repiquage. Quelques résultats 1) « Relative fitness » mesurée comme le taux de croissance relatif de deux clones en compétition dans un environnement donné La fitness augmente dans toutes les lignées. L’augmentation est parallèle dans les lignées. Le taux d’augmentation de la fitness relative a diminué au cours du temps. Le rythme est « ponctué », les changements ne sont pas graduels mais apparaissent par paliers. 2) Évolution phénotypique et génomique Augmentation de la taille des cellules parallèlement dans les 12 lignées. Corrélation de cette évolution avec celle de la fitness. Augmentation de l’efficacité à convertir la ressource (glucose) en biomasse dans toutes les lignées mais selon des voies différentes. La diminution du taux d’augmentation de la fitness suggère que l’on a atteint un pic adaptatif. Spécialisation écologique (compétition sur autres environnements) expliquée par des pléiotropies51 sur des gènes « sous-utilisés ». Trois lignées ont développé un phénotype « hypermutable » mais elles ne sont ni plus « adaptées », ni plus spécialisées que les 50. Site web de Lenski : www.msu.edu/~lenski/ et Lenski (2004), “Phenotypic and genomic evolution during a 20,000-generation experiment with the bacterium Escherichia coli”, Plant Breeding Reviews, 24 @. 51. Effet phénotypique multiple d’un seul gène.
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[les mondes darwiniens] autres. Mise en place de polymorphisme balancé (l’avantage aux variants rares dans les populations permet de maintenir le polymorphisme). Étude détaillée des mutations qui sont à l’origine des évolutions observées. Annexe 4 Hypothèses sur les déterminants du succès reproductif d’un organisme dans son environnement SE1(ai) = f(SE1(a I-1), S E1(a’I-1), d(a i), m(a i)) Avec : a i est un point du réseau généalogique dont les parents sont ai-1 et a’i-1 (ai-1 pouvant être identique à a’i-1). f est une fonction du succès reproductif des parents de aI, des caractéristiques contingentes de la vie de a I, et des mutations de a I par rapport à a i-1 et à a’i-1. E i = g(V(a i), Ep(a i), Eb(a i)) où g est une fonction du voisinage généalogique V(a i), c’est-à-dire des organismes qui appartiennent au même fragment du réseau généalogique, de l’environnement physique Ep(a i), et de l’environnement biologique constitué des organismes contemporains dans son environnement physique Eb(a i). d(ai) : variable aléatoire discrète indiquant l’influence de la contingence. m(a i) : variable aléatoire discrète indiquant l’influence des mutations. m décrit la variation du succès reproductif de l’organisme ai qui est due à certaines de ses mutations.
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chapitre 11
Pascal Charbonnat
Continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans L’Origine des espèces
D
eux conceptions des rythmes de l’évolution s’opposent depuis plusieurs décennies. D’un côté, l’approche traditionnelle, formulée initialement par Charles Darwin (1809-1882) et prolongée par la théorie synthétique d’Ernst Mayr (1904-2005), considère que les mécanismes de la variation produisent des différences légères et régulières, sélectionnées de façon continue au cours du temps. De l’autre côté, le courant ponctualiste, représenté par la théorie des équilibres ponctués de Stephen Jay Gould (1941-2002) et de Niles Eldredge (1943-)1, explique que le registre fossile est constitué majoritairement par des écarts morphologiques irréguliers, d’amplitudes et de fréquences inégales, à travers des spéciations ou des extinctions. L’opposition se noue sur la quantité de variations, apparaissant au fil des générations pour une espèce donnée, entre les caractères de l’ascendant (Ca) et ceux du descendant (Cd), c’est-à-dire sur le rapport entre les différentiels successifs de variations. Pour une génération, on appellera Δvd cette quantité de variations du descendant, avec Δvd = Ca - Cd ; et ∑Δvdi pour une suite donnée de générations, avec ∑Δvdi = (Δvd1, Δvd2,…, Δvdn). Ces formalismes ne peuvent pas concerner le processus du changement génétique (« process »), mais seulement les formes constatées dans les fossiles ou les êtres vivants (« pattern »). En effet, la quan1. Formulée initialement dans Eldredge & Gould (1972), “Punctuated equilibrium : an alternative to phyletic gradualism”, in T.J.M. Schopf (ed.), Models in Paleobiology, Freeman, Cooper and Co @.
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[les mondes darwiniens] tité de variations dont il est question ici ne renvoie qu’aux observations qu’un Darwin pouvait faire sur les caractères des individus domestiques, sauvages ou fossilisés. On pourrait qualifier de continuistes ceux pour qui cette quantité de variations est, en règle générale, stable et du même ordre de grandeur pour tout nouvel individu d’une lignée quelconque (Δvd1 ≈ Δvd2 ≈ … ≈ Δvdn). Darwin n’est pas le seul naturaliste à avoir défendu cette conception, que l’on peut trouver également chez Lyell, mais il lui a donné une importance particulière en fondant sur elle la possibilité de variations naturelles non dirigées. à l’inverse, les discontinuistes seraient ceux pour qui cette quantité est variable et inégale dans le temps, donnant lieu à de longues périodes de faibles changements ou de quasi-stabilité, et à de courtes périodes de variations importantes (Δvd1 ≠ Δvd2 ≠ … ≠ Δvdn). Par exemple, chez Eldredge & Gould2, la temporalité de la vie, ou « l’histoire de l’évolution » (sous l’angle du « pattern »), est conçue comme une alternance de phases longues d’équilibre et d’événements rapides de spéciation, par différents mécanismes d’isolement. Ce modèle de spéciation implique de substituer au continuisme darwinien (« The transformation is even and slow3 ») l’idée de changements importants et ponctués entre un groupe d’ascendants et un sous-groupe de descendants, c’est-à-dire l’idée de quantités de variation très inégales, se manifestant par des coupures dans les archives paléontologiques (« New species developp rapidly4 »). Comme ils le disent dans la conclusion de leur article, la norme pour les êtres vivants n’est pas la variation faible et permanente, mais au contraire la stabilité entrecoupée par des variations rares et fortes5. Toutefois, l’opposition entre le continuisme darwinien et le discontinuisme gouldien n’est pas une querelle entre un gradualisme absolu, qui méconnaîtrait les coupures entre les caractères des différentes espèces à un moment donné, et un saltationnisme tout aussi rigide, qui verrait les nouvelles espèces surgir brusquement sans une accumulation successive de variations. En réalité, le désaccord repose sur l’appréciation de l’allure de la série des variations. La conception continuiste considère que le rapport de la sélection naturelle avec 2. Eldredge & Gould (1972), “Punctuated equilibrium : an alternative to phyletic gradualism”, in T.J.M. Schopf (ed.), Models in Paleobiology, Freeman, Cooper and Co, p. 84 @. 3. Ibid., p. 89. 4. Ibid. 5. Ibid., p. 115.
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[pascal charbonnat / continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans l’origine des espèces] le mécanisme de la variation biologique produit de véritables discontinuités entre les espèces avec le temps. Pour la conception discontinuiste, les bouleversements environnementaux, conduisant à isoler certaines populations, commandent le rythme des variations en produisant des effets chez les descendants en situation d’isolement. Il y a donc une inégalité entre le nombre des générations et l’ampleur des variations, puisque tous les descendants ne sont pas affectés de la même manière par l’environnement, et par conséquent ne varient pas dans les mêmes proportions. Un rapport discontinu entre la modification des caractères et la succession des individus sous-tend leur généalogie, qui ne cesse pas d’être une accumulation de variations quantitatives, même si celle-ci ne concerne que des sous-populations et durant des périodes brèves. Le discontinuisme ici n’est pas un saltationnisme car la nouveauté ne survient pas à partir de rien, et ne consiste pas en un saut qualitatif ; elle est toujours le produit d’une variation proportionnée à l’état antérieur. Ce n’est donc pas l’idée d’une progression quantitative de variations qui sépare les deux conceptions. La divergence se situe dans les rapports et les proportions inhérents à cette suite de modifications. Pour les continuistes, la somme des variations rapportée au nombre de générations, pour une période et un groupe donnés, correspond à une constante de quantité de variations, kn, valable pour chaque terme de la suite (avec kn = ∑Δvdi/n). Pour les autres, aucune inférence sur la nature des variations à l’échelle d’une génération ne peut être tirée de ce rapport, qui ne donne que la moyenne des écarts entre les variations (µ = ∑Δvdi/n). Pour comprendre le fondement de ce désaccord et en préciser les enjeux épistémologiques, je voudrais interroger les racines de la position continuiste, avant que la génétique et la biologie moléculaire ne viennent la renforcer. En effet, Darwin se fonde avec constance sur une certaine idée de la continuité tout au long des différentes éditions de L’Origine des espèces. Il semble qu’elle soit pour lui à la fois un principe a priori, lorsqu’il se justifie à de nombreuses reprises par un adage (« canon » en anglais) de l’histoire naturelle du xviiie siècle : « La nature ne fait pas de saut », et une induction établie à partir de ses observations minutieuses de la diversité des êtres vivants. Dans la mesure où Darwin ignore les mécanismes génétiques de la variation, il nous offre un point de vue unique pour étudier les justifications de la conception continuiste : comment l’idée d’égalité des variations s’insère-t-elle dans le dispositif théorique de l’évolution des espèces énoncé en 1859 ? L’origine, les caractères et la fonction de cette idée, alors même que les mécanismes biologiques de la variation
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[les mondes darwiniens] sont inconnus, permettent d’éclairer les enjeux actuels de la discussion entre le ponctualisme et la théorie synthétique. Il convient ainsi, en premier lieu, de déterminer la formulation exacte du continuisme exprimé par Darwin dans L’Origine des espèces, avant de savoir à quel héritage intellectuel renvoie cette idée, qui n’est pas apparue subitement dans le cheminement darwinien, pour enfin expliquer sa fonction précise dans la théorie de l’évolution naissante. 1 Quantités de variations et variabilités
S
i le principe continuiste se manifeste sous diverses formes dans le texte de L’Origine des espèces, il demeure une idée invariable qu’aucune des éditions postérieures à 1859 ne remettra en cause ou n’infléchira. La question de ses formulations précises est importante, car il s’agit d’évaluer dans ce principe ce qui relève d’une certaine conception présupposée du savoir et ce qui tient d’une induction permise par un contenu empirique. Cela revient à rechercher l’ensemble des motifs utilisés par Darwin pour soutenir l’idée d’une quantité stable de variations, aussi bien dans la nature en général que dans la reproduction en particulier. On observe ainsi quatre types d’usage du principe continuiste dans L’Origine des espèces, correspondant à autant de manifestations d’une seule loi. Il est très probable que d’autres usages soient présents dans le reste de l’œuvre de Darwin. Le premier type d’énoncé continuiste concerne le mécanisme de la variation à l’échelle individuelle. Darwin avoue son ignorance des causes de la variation et des lois qui pourraient expliquer l’apparition de différences entre l’ascendant et le descendant. Mais il est certain qu’un même ensemble de lois est responsable de toutes les différences observées entre les êtres, qu’elles soient faibles comme dans le cas de variétés voisines, ou importantes s’agissant d’espèces nettement distinctes. Cette unité des causes de la variation l’amène alors à supposer que sa marche est toujours très lente, c’est-à-dire que son amplitude est insensible d’une génération à l’autre pour un observateur non averti. En effet, si la variation individuelle dépendait de causes multiples et variés, relevant aussi bien de l’organisme que des conditions extérieures, alors on serait en droit d’attendre des écarts tout aussi irréguliers entre l’ascendant et ses descendants ; il y aurait ainsi pour une même période, en fonction de la conjonction de ces causes diverses, une diversité de rapports de ressemblances et de dissemblances avec le parent. Mais l’observation attentive des quantités de variations entre les générations démontre que cette diversité n’existe pas. Le travail des éleveurs indique
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[pascal charbonnat / continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans l’origine des espèces] que seules des variations légères apparaissent à chaque chaînon de la succession généalogique. Aucune descendance ne vient au monde avec des caractères qui l’éloignent radicalement de ses parents. La reproduction ne joue que sur des quantités infimes de variation, dont elle peut multiplier les formes dans une population, sans jamais pouvoir modifier le périmètre de leurs extensions. à l’échelle d’une génération, la qualité ou le contenu de la variation peut donc différer d’un descendant à l’autre, mais toujours selon une quantité proche, sinon égale (Δvd1α ≈ Δvd1β ≈… ≈ Δvd1ω ; Cd1α ≠ Cd1β ≠ … ≠ Cd1ω). D’autres usages, liés au mécanisme de la variation à l’échelle individuelle, découlent de ce premier type d’usage effectué par Darwin. Il s’agit d’abord des hybrides et de leur degré de fécondité, pour lesquels une loi se dessine à partir de l’expérience sans qu’il soit possible d’en saisir la source véritable. Darwin affirme l’existence d’une gradation des divers degrés de fertilité pour des croisements réalisés entre des espèces distinctes et pour leurs hybrides. Il en conclut que le croisement de formes légèrement différentes favorise la vigueur et la fertilité de leur descendance, alors que le croisement de formes éloignées conduit à la mort de l’embryon ou à la stérilité. Un autre référence continuiste, concernant les conditions d’existence des individus, vient renforcer cette loi : des changements trop importants dans les conditions de vie sont nuisibles à la fertilité, tandis que de légères modifications sont avantageuses. Ainsi, un double usage du principe continuiste, à l’échelle individuelle, donne la loi des rapports entre les hybrides. Le succès des formes issues de faibles variations dans les croisements et/ou dans les conditions d’existence vérifie empiriquement ce principe. Darwin procède à un constat similaire en embryologie. Les ressemblances entre les parties du corps d’un embryon ou celles entre des embryons d’espèces variées s’expliquent par le fait que les différences organiques apparaissent à un âge relativement tardif, durant lequel les légères variations par rapport à l’ascendant se manifestent et deviennent héréditaires. Autrement dit, les ressemblances observées en embryologie sont l’indice d’une continuité dans la durée même de l’existence d’un individu ; à ses premiers instants, sa communauté généalogique est encore la plus visible, mais elle tend à s’effacer progressivement avec la maturité. Le développement d’un individu correspond ainsi à une suite de variations dans le temps, dans laquelle chaque étape du processus de conformation organique est un degré de différenciation vis-à-vis de ses ancêtres.
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[les mondes darwiniens] Lorsque Darwin utilise le principe continuiste dans le concept de sélection naturelle, il l’emploie d’une façon distincte de ces premiers types d’usage qui renvoient à la variation individuelle. La seconde grande catégorie d’usages concerne la tendance à la destruction continuelle des caractères les moins bien adaptés et à la conservation réciproque des meilleurs. La série des variations légères est considérée du point de vue d’une économie générale de la nature, avec les individus qui en profitent et ceux qui en pâtissent. Le continuisme s’y manifeste non plus à l’échelle du rapport entre l’ascendant et le descendant, mais à celle du réseau interindividuel et interspécifique se déployant dans le temps. Le processus de sélection naturelle, qui ne doit pas être confondu avec la série des variations individuelles, opère lui aussi avec lenteur selon deux modalités. Il agit d’abord sur ces variations en préservant ou en anéantissant certaines d’entre elles, à la condition qu’elles représentent un avantage ou un inconvénient pour leur possesseur. Cela signifie que, pour une période donnée, la sélection ne se produit que pour un nombre limité de formes ; en effet, la variation n’est pas systématique et elle ne donne pas forcément lieu à un avantage ou à un inconvénient qui pourra être trié. D’autre part, la sélection naturelle avance à petits pas, sans jamais causer de déséquilibres dans le réseau interindividuel, c’est-à-dire en accumulant de petits avantages et en éliminant de petits inconvénients. Dans l’économie de la nature, les positions acquises à un instant donné sont toujours le fruit d’un faible écart avec le moment précédent. Darwin définit ainsi la sélection naturelle comme l’articulation de deux phénomènes de continuité. D’abord, pour une période donnée, l’apparition de formes mieux dotées et la disparition des autres ne se réalisent que pour une faible proportion des espèces. Puis, le tri ne s’effectue qu’entre des caractères présentant de légères différences avec leurs devanciers. Une variation individuelle peut donc représenter un avantage (Ava), un inconvénient (Inc) ou être indifférente (Ind) à la position de son porteur dans l’économie de la nature. Dans un cas, elle ne peut pas se transmettre à la génération suivante, alors que dans les deux autres, elle perdure soit en amplifiant le caractère de la variation en cas d’avantage, soit en le laissant inchangé (si Δvd1 = Inc, alors Δvd1→ Ø ; si Δvd1 = Ava, alors Δvd1 → Δvd2 ; si Δvd1 = Ind, alors Δvd1 → Δvd1). Le troisième type d’énoncé continuiste apparaît justement lorsque Darwin cherche à accorder la variabilité individuelle et la sélection naturelle avec les discontinuités observées dans la nature. Le principe de divergence permet d’expliquer comment des quantités régulières et faibles, à la fois de variations et de caractères sélectionnés, peuvent produire les différences importantes de
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[pascal charbonnat / continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans l’origine des espèces] morphologie et d’organisation entre les espèces, et l’absence d’intermédiaires actuels entre elles. Si la variation individuelle et la sélection naturelle sont considérées dans l’ensemble de la succession généalogique des êtres, alors elles œuvrent à la formation de discontinuités réelles, en creusant toujours un peu plus les modifications continues de chaque instant. L’accumulation de faibles quantités de changement conduit nécessairement à des écarts de plus en plus importants, car la possibilité de cette empilement de variations repose sur l’élimination des degrés intermédiaires. Pour qu’une quantité de variations soit transmise durablement à la descendance, il faut qu’elle constitue un avantage, ce qui implique la disparition des moins aptes. Les discontinuités organiques entre les êtres, à un instant donné, sont une image arrêtée d’une longue succession de modifications légères et partielles. La divergence est l’occasion pour Darwin de préciser que la variation individuelle considérée dans son ensemble, c’est-à-dire la variabilité des espèces, est fondamentalement inégale. Chaque espèce possède son propre rythme de variations, et les modifications ne s’effectuent pas avec la même ampleur, ni avec la même rapidité. S’il y a bien une quantité équivalente de variations dans une lignée, cette quantité n’est pas égale pour toutes les espèces. Pour une espèce A, on a Δvd1 ≈ Δvd2 ≈… ≈ Δvdn, et pour une espèce B, on a Δ’vd1 ≈ Δ’vd2 ≈… ≈ Δ’vdn ; mais ∑Δvdi ≠ ∑Δ’vdi. L’inégale variabilité est une idée rendue nécessaire par les discontinuités des archives géologiques. Les fossiles montrent que les changements n’ont pas été les mêmes dans chaque groupe, et que certaines espèces se sont épanouies en même temps que d’autres sont restées stables ou ont disparu. Mais l’inégale variabilité est aussi solidaire du continuisme de la sélection naturelle, qui implique qu’un avantage s’amplifie par de petites variations propres à une espèce, indépendamment des caractères des autres espèces. Les aptitudes intellectuelles de l’homme sont ainsi le résultat d’une série de modifications qui n’ont pas de rapport avec les aptitudes des autres espèces, ce qui permet à Darwin d’envisager une nouvelle psychologie, non plus fonder sur une échelle des perfections mais sur une généalogie des facultés mentales. Enfin, le quatrième type d’énoncé continuiste se manifeste dans les problèmes de distribution spatiale des espèces, notamment à propos des contraintes que leur impose la succession des formations géologiques. Là aussi, Darwin cherche à expliquer comment les continuités de la variation et de la sélection se combinent avec les discontinuités de l’histoire du globe. Une idée centrale se dégage : il est tout aussi impossible d’accéder aux états intermédiaires de
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[les mondes darwiniens] la surface terrestre qu’à ceux des espèces. Personnifiant son discours, Darwin finit même par dire que la nature veillerait à masquer ses formes de transition6. Les formations géologiques sont elles aussi traversées par de lents et de légers changements, constamment à l’œuvre, qui finissent par produire après de longues périodes des ruptures dans la superposition des couches. Cela signifie que le mécanisme de la variation des sols est également soumis à un processus long et stable de sédimentation et d’érosion, et que celui-ci conduit à des divergences, à l’instar des êtres vivants, dans les archives géologiques, c’est-à-dire dans les caractères des couches géologiques du présent. La continuité des quantités de variations mène inéluctablement à des formations discontinues, dont les propriétés se séparent d’autant plus que la somme de ces quantités est importante. La différence entre les caractères Cdα et Cdβ de deux formations (géologiques ou vivantes) correspond ainsi au rapport des variations qu’elles ont connues depuis une première variation infime, c’est-àdire depuis un état ancestral commun (Cdα - Cdβ = ∑Δvdα/∑Δvdβ). Chez Darwin, la liaison forte entre des variations continues dans le temps et des productions discontinues à un instant donné, existe aussi bien en géologie qu’en histoire naturelle. Pour le naturaliste, il y a là une loi universelle qui permet de comprendre comment les contraintes géologiques pèsent sur les espèces et comment celles-ci laissent leur empreinte dans les formations géologiques. La variation géologique étant elle-même graduelle, elle n’agit sur les êtres que de façon continue. Mais tout comme la variation organique et la sélection naturelle, l’accumulation des changements géologiques produit après une certaine durée de grandes séparations, telles que les continents, les barrières, les îles, etc. Les discontinuités dans la distribution spatiale des espèces, pour les vivantes à un moment donné comme pour les fossiles dans les couches, s’expliquent par cette conception générale de la variation qui fait dériver les interruptions d’une somme d’écarts infinitésimaux. Les quatre types d’usage du continuisme, présents dans L’Origine des espèces, peuvent être ramenés à deux points de vue essentiels. Les deux premiers usages, relatifs à la variation individuelle et à la sélection naturelle, expriment la nature continuiste de tout changement dans l’ordre du vivant, et la nécessité de penser ses lois selon des quantités stables et faibles. Les deux autres usages, concernant la divergence entre les êtres et leur rapport aux conditions géologiques, tendent à montrer que les discontinuités observées dans la nature 6. Darwin (1992), L’Origine des espèces [1859], Flammarion, p. 346.
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[pascal charbonnat / continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans l’origine des espèces] sont le résultat de processus continus de modifications. Ces deux perspectives permettent de conclure que le continuisme darwinien ne correspond pas à une droite linéaire, où la quantité des variations serait identique pour toutes choses et pour toutes les époques. Pour pouvoir expliquer les discontinuités du présent par un mouvement cumulatif continu, il faut une fluctuation des quantités de variations dans le temps. Autrement dit, l’inexistence d’une échelle parfaite des formes intermédiaires dans le présent, autant chez les êtres vivants que dans les sols, implique que la variabilité change elle-même, selon les groupes, les lieux et les durées. Or, la spécificité du continuisme de Darwin réside dans une idée : les modifications de la variabilité sont continues, en passant d’une quantité de variations à une autre suivant des intervalles réguliers et faibles. Si l’on voulait représenter ces fluctuations de la variabilité, pour une espèce ou même pour une formation géologique, on pourrait dessiner un train d’ondes avec une fréquence constante mais d’amplitude modulée. Dire que les quantités de variations sont stables dans le temps (Δvd1 ≈ Δvd2 ≈… ≈ Δvdn) est une approximation de la forme du continuisme darwinien. En fait, l’égalité des intervalles se situe dans la différence de variabilité d’une forme ascendante à une forme descendante, c’est-à-dire dans les passages d’une amplitude de quantités de variations à une autre. On peut donc considérer que, d’une génération à l’autre, les quantités de variations tendent à être ou bien égales, ou bien très proches (Δvdi/ Δvdi + 1 → 1), mais que ces légères différences amènent au fil du temps à des degrés de variabilité très éloignés. L’existence d’une constante des quantités de variations (kn = ∑Δvdi/n) est vraie pour une période courte (pour n faible), mais avec le temps (pour n élevé), une constante de la différence de variabilité (Kn) devient plus significative avec Kn = ∑(Δvdi - Δvdi + 1)/n. Ainsi, se tiennent ensemble toutes les discontinuités et toutes les continuités constatées dans la nature. Le continuisme de Darwin est une mise en adéquation de ces deux ordres de faits, qu’il évoque dans ses notes des années 1830-1840 : « La mort de certaines formes et la succession d’autres (ce qui est déjà presque prouvé – l’éléphant n’a pas laissé de descendant en Europe – Toxodon en Amérique du Sud) est absolument nécessaire pour expliquer les genres et les classes. Si les formes éteintes avaient toutes été engendrées dans le présent, alors il y aurait des séries parfaites ou une gradation.7 » 7. Darwin (1987), Charles Darwin’s Notebooks, 1836-1844, P.H. Barrett et al. (eds), Cambridge University Press, 1987, p. 291 @.
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[les mondes darwiniens] Pour cette raison, les différents énoncés continuistes de Darwin sont toujours justifiés à la fois par des observations empiriques et par une conception générale de la variation. 2 Darwin et les continuismes de ses prédécesseurs
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ans le Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Patrick Tort8 opère une distinction entre le « continuisme » propre à tout transformisme biologique, dont font partie les théories de Lamarck et de Darwin, et le « gradualisme » que l’on retrouve dans les différentes versions de la chaîne des êtres chez les naturalistes du xviiie siècle. La continuité transformiste serait d’ordre généalogique, avec la thèse de l’apparition d’une variété à partir d’une autre antérieure, tandis que le gradualisme fixiste de la vieille histoire naturelle se situerait dans l’espace d’une échelle, ignorante de la marche du temps et des transformations progressives des individus. Cette séparation stricte a le mérite de souligner ce qui distingue Darwin de ses prédécesseurs9, mais tend aussi à passer sous silence ce qui le relie également à eux, dans la mesure où sa théorie n’est pas une variété absolument nouvelle par rapport à l’ancienne histoire naturelle, et qu’elle n’est pas apparue sans rien devoir à ceux qui l’ont devancée10. S’il est juste de considérer que, par sa nouveauté, la théorie de Darwin heurte le fixisme traditionnel des naturalistes, il ne faut pas sous-estimer le fait qu’elle partage nécessairement quelque caractère commun avec une partie d’entre eux. La difficulté consiste ainsi à évaluer ce que doit la conception continuiste de Darwin à ses devancières. Cette question est l’occasion de préciser quelle est la part présupposée de ce continuisme, puisqu’une idée héritée sans modification tient davantage du principe admis et préconçu que de la nouveauté 8. Tort (dir.) (1996), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, PUF, p. 683. 9. Comme l’a remarqué dès 1927 Henri Daudin, qui affirme que le continuisme des naturalistes du xviiie siècle n’est pas une anticipation du darwinisme, car pour eux la continuité des formes est la marque d’un ordre naturel et non celle d’une « communauté d’origine » (Daudin, 1983, De Linné à Lamarck, Méthodes de la classification et idée de série en botanique et en zoologie (1740-1790) [1926-1927], éditions des archives contemporaines, p. 231). 10. D’ailleurs, Darwin emploie indistinctement les termes « gradual » et « continual » dans L’origine des espèces, sans attacher de préférence particulière à l’un ou à l’autre (cf. Darwin, 1959, The Origin of Species, by Charles Darwin, A Variorum Text [1859-1878], M. Peckham (ed.), University of Pennsylvania Press @).
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[pascal charbonnat / continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans l’origine des espèces] devant se justifier pour s’imposer. Il est important d’analyser la communauté existant entre les énoncés continuistes de Darwin et ceux des savants qui le précèdent immédiatement et qui l’ont influencé. Tort parle d’une « reprise11 » effectuée par Darwin ; tout le problème est de savoir ce qui a été repris et ce qui a été abandonné, c’est-à-dire par quelle variation la formulation du continuisme darwinien est devenue possible. Avant tout, il faut rappeler que l’histoire naturelle du xviiie siècle est traversée par une pluralité de continuismes, qui reflète la diversité des conceptions du rapport entre les lois de la nature et les objets qui la peuplent. De façon schématique, on peut ici partager les savants de la seconde moitié du xviiie siècle en deux grandes familles : ceux qui adhèrent au continuisme immédiat formulé en son temps par Leibniz, selon lequel la chaîne des êtres correspond à l’œuvre de la sagesse divine, et ceux qui défendent un continuisme médiat, qu’on trouve d’abord chez La Mettrie, Buffon et Maupertuis, pour qui l’échelle des êtres dérive d’un processus autonome de formation physique. Dans le continuisme immédiat, un agent divin crée les êtres naturels en réglant leurs écarts respectifs suivant le critère de sa perfection. Les distances entre chaque être doivent donc être parfaitement égales, car le Créateur ne peut engendrer qu’une diversité harmonieuse et ordonnée. Dans le continuisme médiat, les nuances imperceptibles entre les êtres dérivent de quelques lois simples explorant toutes les combinaisons possibles au sein de la matière. Les différences entre les productions naturelles ne sont plus le résultat d’une sagesse qui ordonne et dispose les corps en fractionnant sa perfection. Chez Buffon par exemple, la régularité des écarts observée entre les choses provient de la multitude des rapports qu’autorise la dispersion d’un principe ordonnateur dans la matière. L’état primordial de la nature consiste en un mouvement qui va d’un tout homogène à son éclatement suivant d’innombrables écarts symétriques. L’acte de création est réduit à la production des lois naturelles et de la matière ; la réalisation des formes et l’organisation des corps relèvent du cours ordinaire de la nature. Ces deux familles de continuismes recouvrent avec plus ou moins d’exactitude un antagonisme fort au sein du monde savant du xviiie siècle, entre le mouvement apologétique, tentant de sauver la conciliation de la religion et de la science, et le mouvement irréligieux qui prône leur séparation stricte, notamment avec les auteurs matérialistes. Le continuisme immédiat est par 11. Tort (1989), La Raison classificatoire, Aubier, p. 455.
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[les mondes darwiniens] exemple bien exprimé par le naturaliste Charles Bonnet (1720-1793), qui utilise les termes « évolution » et « création continuée » pour penser l’intervention divine dans le temps, et essayer de réconcilier foi et savoirs. à l’inverse, le continuisme médiat de Buffon semble influencé par le mouvement irréligieux, dont une partie, du côté des encyclopédistes et de Diderot, reprend l’idée de chaîne des êtres dans une perspective non créationniste. Opposer le continuisme de Darwin à un gradualisme général, supposé propre à toute l’ancienne histoire naturelle, conduit non seulement à méconnaître les variétés existant chez les savants du xviiie siècle, mais surtout à empêcher toute filiation entre eux et lui. En revanche, la reconnaissance d’au moins deux types de continuismes antérieurs à Darwin permet de trouver un critère pour distinguer ces différentes conceptions entre elles, et évaluer leurs rapports de proximité. S’il est possible de repérer dans le cheminement intellectuel de Darwin deux sphères d’influences opposées, comme le montre James R. Moore12, avec d’un côté John Henslow (1796-1861) et les pasteurs naturalistes mariés de Cambridge, et de l’autre les libres penseurs de Londres comme Charles Lyell (1797-1875), alors l’hypothèse que le continuisme darwinien ait opéré un choix entre deux versions antérieures et concurrentes, et qu’il soit une variation de l’une d’elles, ne peut pas être écartée. Le continuisme darwinien s’alimente-t-il davantage des conceptions du courant de la théologie naturelle ou de celui de l’irréligion plus ou moins matérialiste ? Le jeune Darwin a lu et fréquenté deux catégories de savants durant un intervalle de temps assez court, entre le milieu des années 1820 et la fin des années 1830. D’une part, il baigne dans un milieu de savants influencés par le matérialisme français et indifférents au respect de la littéralité des textes religieux. Il a en effet pour grand-père un naturaliste original, Erasmus Darwin (1731-1802), qui met en poésie l’unité des mécanismes de la nature, notamment à propos des facultés sensibles et intellectuelles. Le jeune Darwin découvre assez tôt les idées de Lamarck, vers 1825, grâce à Robert Edmond Grant (1793-1874) avec lequel il étudie les zoophytes. Ces êtres préoccupent tous les naturalistes européens depuis les travaux d’Abraham Trembley (1710-1784) sur le polype13, parce qu’ils semblent occuper une place intermédiaire entre 12. Moore (1983), « Le profil de la carrière de Darwin : son aspect ecclésiastique », in Y. Conry (dir.), De Darwin au darwinisme : science et idéologie, Vrin, p. 78. 13. Trembley (1744), Mémoires pour servir à l’histoire d’un genre de polypes d’eau douce, à bras en forme de cornes, Verbeek @.
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[pascal charbonnat / continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans l’origine des espèces] les végétaux et les animaux. Avec Grant, Darwin entre également en contact avec l’idée d’une grande ancienneté des fossiles et des formations géologiques, contredisant les datations tirées de la Bible par les théologiens14. Une fois installé à Londres après le voyage à bord du Beagle, Darwin se lie à Lyell et à d’autres savants comme John F.W. Herschel (1792-1871) qui considèrent que les entités métaphysiques ne doivent pas intervenir dans les explications scientifiques. Enfin, c’est durant cette période qu’il lit les œuvres de son grand-père. D’autre part, dès 1827, Darwin tisse des liens avec des naturalistes partisans de la religion naturelle et du providentialisme de William Paley (1743-1805), c’est-à-dire avec des savants favorables à une conciliation de la science et de la foi. Il devient l’ami du révérend Henslow, qui l’encourage dans la voie de l’histoire naturelle, et rencontre William Whewell (1794-1866), auteur de l’un des huit Bridgewater Treatises @, qui représentent les dernières tentatives d’une théologie naturelle comme l’écrit Daniel Becquemont15. à Cambridge, Darwin entame même des études pour obtenir une charge de prêtre anglican, avant de s’engager dans son périple autour du monde. Darwin a donc été sous l’influence, durant la même période, de deux ensembles de savants opposés sur la question du rapport de la religion et des sciences. Il est difficile de dater précisément son basculement en faveur de l’un de ces deux groupes. La lecture de Lyell à bord du Beagle et son installation à Londres, qui le coupent du milieu des naturalistes conciliateurs, ont sans doute été déterminantes. Entre 1836 et 1839, alors qu’il abandonne définitivement son orthodoxie de jeunesse et son admiration pour Paley, comme il le dit luimême dans son autobiographie, Darwin se rapproche nettement des irréligieux de tendance déiste et partisans d’une stricte séparation entre savoir et foi. L’évolution métaphysique est ici solidaire d’une évolution épistémologique, dans la mesure où le rapport de Dieu au monde entraîne nécessairement un certain rapport du savant à ses énoncés. Si Dieu a créé immédiatement toutes les formes naturelles, alors la science ne peut ignorer la cause première dans ses explications, puisque cette dernière est, ou a été, une cause en contact avec le monde physique. En revanche, si Dieu a médiatisé son pouvoir de création par des lois, qui ont agi seules pour organiser la nature, alors les références à la divinité ne sont plus nécessaires dans le champ des causes physiques. 14. Ce qui apparaît dans un article de l’Edimburgh New Philosophical Journal de 1826 intitulé « Observation sur la nature et l’importance de la Géologie », que Bouanchaud (1976, Charles Darwin et le transformisme, Payot, p. 9) attribue à Grant. 15. Becquemont (1992), Darwin, darwinisme, évolutionnisme, Kimé, p. 135.
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[les mondes darwiniens] Or, dans les textes des savants conciliateurs lus par Darwin, le continuisme n’apparaît pas comme un élément déterminant qui oriente profondément leurs représentations des lois de la nature. Chez Whewell par exemple, la variété de l’organisation des êtres reflète exactement la variété des climats, et épouse parfaitement les différents besoins de l’homme selon les régions de la planète. Chaque espèce a une place fixe dans l’économie de la nature prévue par la sagesse divine. Fondamentalement, une « adéquation16 » entre la constitution interne des êtres et leurs conditions de vie externes explique leur répartition et leurs différences. L’idée de continuité ne se manifeste presque pas dans les textes de Whewell, car elle n’est pas opératoire dans sa représentation des lois de la nature ; la chaîne des êtres n’est que la conséquence d’une mise en ordre divine, c’est-à-dire une évidence qui dépend de la nature même de la cause première. Chez les savants prônant la séparation de la physique et de la métaphysique, le continuisme médiat se manifeste par l’idée ancienne d’une « échelle graduelle de l’organisation », notamment chez Herschel17. Mais avec Lyell, un changement décisif est opéré dans la conception continuiste ; le géologue reconnaît l’existence de discontinuités dans la nature, et il les explique par un système de lois uniformes, productrices de variations continues. Lyell suppose que les changements d’ordre géologique suivent toujours une marche lente et régulière, mais qu’ils engendrent des effets inégaux sur le climat ou sur le monde organique. Autrement dit, si la variation géologique obéit à une loi uniforme, ses répercussions n’ont pas à être parfaitement proportionnées à celle-ci. Ces deux extraits des Principes de géologie (1830) l’expriment très clairement, le premier pour le climat, le second pour les êtres vivants : Lors même qu’on supposerait l’intensité des forces perturbatrices souterraines, uniforme et capable de produire, à la surface du globe, des altérations à peu près égales, en étendue, dans des temps égaux, on n’arriverait point encore à un résultat uniforme pour ce qui tient à la marche des changements relatifs au climat.18 […] Il ne faut pas se hâter de conclure que des périodes égales de temps doivent toujours être accompagnées d’une somme égale de change16. Whewell (2001), Collected Works of William Whewell, Astronomy and General Physics, Considered with reference to Natural Theology [1833], R. Yeo (ed.), Thoemmes, p. 19. 17. Herschel (1996), A Preliminary Discourse on the Study of Natural Philosophy [1830] @, Routledge/Thoemmes Press, p. 344. 18. Lyell (1843), Principes de géologie, ou illustrations de cette science empruntées aux
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[pascal charbonnat / continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans l’origine des espèces] ments dans la vie organique, puisqu’une grande altération dans la température moyenne de la Terre, cause qui, de toutes celles que l’on peut concevoir, est la plus propre à occasionner l’extermination de races entières d’animaux et de plantes, doit à des époques différentes, exiger des temps plus ou moins longs, pour la réalisation de ses effets.19
L’uniformitarisme repose non seulement sur l’idée qu’une loi de la nature vaut pour toutes les époques, ce qui exclut une catastrophe dans le cours ordinaire des choses, mais surtout qu’une telle loi est un mécanisme aveugle, répétitif, non intentionnel, c’est-à-dire distinct de la volonté ou de la sagesse divine, contrairement aux vues des savants conciliateurs. La continuité dans les phénomènes ne réside donc plus dans les productions de la nature, ou dans une gradation des formations naturelles, comme le montre Lyell à propos des espèces vivantes ou des fossiles20 ; elle consiste dans l’action constante d’une loi qui reproduit invariablement le même changement. Comme elle est dépourvue de finalité, elle peut générer avec le temps des lacunes dans les productions naturelles, car celles-ci ne peuvent pas accumuler indéfiniment ces changements sans rompre leurs équilibres. Les rapports complexes entre les corps organiques ou inorganiques sont ainsi les seules causes des interruptions observées dans les sols ou chez les êtres. La proximité avec Darwin est ici évidente, et il semble que celui-ci ne se distingue de Lyell qu’en formulant la loi relative à la variation des espèces. Mais en étendant ainsi le champ d’application de l’uniformitarisme, Darwin fait lui aussi varier la conception continuiste. Il distingue les lois du monde inorganique de celles du monde organique21, et cherche à comprendre leur articulation dans L’Origine des espèces. Cela l’oblige à concevoir différents mécanismes de variation au sein de la nature, qui produisent tous des différences légères, mais de façon indépendante les uns des autres. Darwin abandonne donc à la fois l’unité spatiale de l’échelle des êtres des naturalistes antérieurs, et l’uniformité du type des variations de Lyell, au profit d’un réseau généalogique de variabilités entrecroisées. Confronté à la complexité des rapports entre les espèces, Darwin doit tenir compte d’une grande diversité de formes, dont les écarts sont bien changements modernes que la Terre et ses habitants ont subis [1830] @, Langlois et Leclercq, p. 334. 19. Ibid., p. 335. 20. Ibid., p. 475-478. 21. Darwin (1980), Metaphysics, Materialism and the Evolution of Mind, Early Writings of Charles Darwin, P.H. Barrett (ed.), The University of Chicago Press, p. 132.
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[les mondes darwiniens] trop multiples, dans l’espace et dans le temps, pour être égaux. S’il doit bien son continuisme à la tendance irréligieuse, qui lui a transmis que la loi naturelle est aveugle et qu’elle génère des discontinuités suivant des écarts continus, le naturaliste innove en concevant une pluralité de mécanismes de variations (entre l’organique et l’inorganique comme au sein du vivant), se chevauchant et interagissant, comme l’indiquent les différents usages relevés dans son œuvre. 3 La combinatoire des sources de la variation
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i Darwin a retenu de ses prédécesseurs le présupposé qu’un mécanisme de variation produit nécessairement de faibles quantités de changement, l’idée spécifique d’une diversité de mécanismes semble le résultat de son effort pour intégrer ses observations de la diversité du vivant dans une théorie d’ensemble à visée explicative. Le continuisme de Darwin ne se conçoit qu’au sein d’un pluriel des sources de la variation ; les différences individuelles, la marche de la sélection, les divergences et les conditions géologiques sont productrices de changements qui se combinent entre eux à tout instant et en chaque lieu. Pour saisir la fonction du continuisme dans la théorie de l’évolution de 1859, il faut comprendre comment se conjuguent les effets de ces mécanismes pris ensemble, puisque dans la réalité ils agissent toujours de manière concomitante. L’idée qu’il pourrait y avoir une hiérarchie entre ces mécanismes doit être écartée d’emblée. Chez Darwin, la sélection naturelle, pas plus que les autres manifestations de la variation, ne possède une prééminence ou une infériorité vis-à-vis des autres22. La question de savoir si tel ou tel mécanisme serait plus déterminant qu’un autre, dans l’ensemble de la théorie énoncée en 1859, n’a qu’une portée très limitée. Par exemple, rechercher dans le texte du naturaliste de possibles inflexions qui donneraient moins d’importance à la sélection naturelle et davantage aux conditions externes23, comporte le risque d’igno22. Contrairement à l’interprétation de Gould (1972, “Punctuated equilibrium : an alternative to phyletic gradualism” @, in T.J.M. Schopf (ed.), Models in Paleobiology, Freeman, Cooper and Co, p. 87), qui identifie la théorie synthétique et le continuisme de Darwin : « La théorie synthétique est complètement darwinienne en identifiant la sélection naturelle à la cause efficiente de l’évolution. » 23. Comme le souhaite Hoquet (« Darwin contre Darwin », Les cahiers de l’ED 139, Intersections philosophiques, publication de l’université Paris X-Nanterre, 20052006 @, p. 118), qui fait « l’hypothèse d’une lamarckisation progressive de Darwin » au fil des différentes éditions de L’origine des espèces. Il y aurait un Darwin contra-
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[pascal charbonnat / continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans l’origine des espèces] rer l’unité de la conception darwinienne de la variation. La complexité des rapports entre les différentes sources de la variation dans la nature conduit effectivement Darwin à des ajustements dans les éditions postérieures. Mais ceux-ci ne sont pas pour autant des remises en cause profondes de la théorie d’ensemble ; ils précisent la manière dont se combinent les différents types de variation chez les individus et dans leur environnement. à cet égard, Darwin explique précisément, dans le chapitre VI – à la fin de la première partie intitulée « Du manque ou de la rareté des variétés de transition24 » –, comment l’inexistence d’une chaîne des êtres dans le présent est le résultat des quatre types de variations continues, qui agissent séparément et tendent au même résultat, sans que l’une soit plus déterminante qu’une autre. Ainsi, à un instant donné, il ne peut pas y avoir de formes intermédiaires pour quatre raisons : à l’échelle individuelle, la variation favorable n’apparaît que très lentement et pour peu d’individus, ce qui entraîne des dissymétries dans les caractères des différentes populations ; concernant les conditions géologiques, l’apparition de coupures et de barrières empêchent une répartition continue des espèces ; pour la divergence, les caractères des formes les plus extrêmes constituent des avantages qui renforcent la distanciation avec les formes les moins marquées ; enfin, s’agissant de la sélection naturelle, les variétés intermédiaires sont constamment éliminées et libèrent ainsi des places pour d’autres dans l’économie de la nature. Une lecture rapide de l’argumentation donnée ici par Darwin pourrait ramener ces quatre raisons à la seule action de la sélection naturelle. Certes, cette dernière est bien présente dans chacune d’elles, mais la réciproque est également vraie : le mécanisme de la variation individuelle, le changement géologique et la divergence des caractères sont tout autant indispensables à l’accomplissement de la sélection naturelle. Pour éviter de grossir abusivement le poids de l’une de ces causes de variations, il importe de ne pas perdre de vue leur interaction dans la nature. La sélection naturelle est un mécanisme de la variation qui ne s’insère pas dans une hiérarchie semblable à celle de l’échelle des êtres, dans laquelle une modalité de la variation surdéterminerait toutes les autres. Elle participe plutôt à un réseau ou à une mosaïque de variations de différents types, qui ont pour point commun leur faible taux de variabilité, mais dont l’expression relève de foyers distincts. dictoire, qui donnerait de moins en moins d’importance à la sélection naturelle au profit de l’usage et du non usage des organes. 24. Darwin (1992), L’Origine des espèces [1859], Flammarion, p. 230-231.
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[les mondes darwiniens] L’impossibilité d’une hiérarchie entre les différentes sources de variations continues se justifie finalement par les effets de discontinuité qu’elles engendrent toutes avec le temps. Les écarts de plus en plus marqués entre les espèces résultent de l’action combinée et cumulative des quatre types de changements naturels. Or, si cette interaction était commandée par la prééminence d’un seul type, il n’y aurait qu’une seule quantité de variations possible et des différences de variabilité seraient impossibles. Une seule source de variations continues alimenterait une unique voie de modifications des caractères, ce qui empêcherait l’existence d’écarts dans les aptitudes à la variation des différentes espèces. En réalité, l’interférence des changements climatiques et géologiques avec les variétés individuelles, avec les groupes déjà constitués et avec leurs chances de survie ou de disparition, entraîne une pluralité de variabilités entre les espèces dans le temps. Darwin25 fonde cette pluralité sur l’absence d’une « loi fixe de développement » pour les êtres, c’est-à-dire sur l’inexistence d’une unique source de variations. Une telle loi obligerait à concevoir la modification des caractères selon une perspective univoque, où tous les individus changeraient en même temps et dans les mêmes proportions. Cette vision se rapproche d’un créationnisme immédiat, selon lequel la nature laissée à elle-même ne peut rien et nécessite l’intervention d’une entité transcendante. Une loi unique de la variation s’inscrit dans ce cadre de pensée, car elle représente un mode simple et harmonieux de la répartition des êtres. Chez Darwin, un présupposé immanentiste l’emporte : les processus de formation et d’organisation sont le fruit de combinaisons entre des éléments et ne découlent pas d’une unité simple, similaire à une volonté. En expliquant l’évolution des êtres selon des rapports entre différentes instances de variations, Darwin prémunit sa théorie du recours à la cause première. Contrairement à l’usage que fait Bonnet du terme « évolution », en le rattachant au plan préconçu d’une divinité, Darwin le conçoit à travers le jeu de ressorts distincts, qui donnent du mouvement à la machine vivante par leur tension réciproque. Une combinatoire des éléments de la variation peut donc représenter avec plus de justesse l’intégration des énoncés continuistes dans l’ensemble de la théorie. La notion « d’atome variationnel » proposée par Jean Gayon26, qui indique que les caractères de chaque individu sont partiellement indépendants 25. Darwin (1992), L’Origine des espèces [1859], Flammarion, p. 369. 26. Gayon (1992), Darwin et l’après-Darwin, Kimé, p. 72.
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[pascal charbonnat / continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans l’origine des espèces] dans le processus de sélection, montre bien la nécessité d’un éclatement des facteurs du changement. L’uniformité de l’amplitude de la variation ne signifie pas l’uniformité des causes et des effets de la variation. Cette uniformité est paradoxalement un moyen d’exclure l’idée d’un agent unique intervenant dans la nature, ou l’idée d’un état unique des formations naturelles. Chaque atome variationnel réalise un changement de position sous l’effet de plusieurs causes, puisqu’il est entouré par une multitude d’autres atomes dont les mouvements ont des conséquences sur lui. Mais son changement de position n’a pas des possibilités infinies et il ne peut varier que dans l’espace laissé vacant par les autres atomes. Autrement dit, la faible amplitude de variation de l’un de ces atomes résulte de la diversité des rapports dans lesquels il est engagé, par conséquent de la pluralité des causes qui peuvent l’amener à changer de position. La variation dans la nature en général ne peut se comprendre chez Darwin qu’à travers une combinatoire responsable à elle seule de la formation des corps. Hiérarchiser les sources de la variation consisterait à nier cette perspective immanentiste, et à regarder la théorie de l’évolution avec les yeux des naturalistes conciliateurs. Sans le pluralisme des sources de la variation, il est également difficile de comprendre que d’inégales variabilités selon les espèces et selon les époques puissent coexister avec d’égales différences de variabilités. Telle espèce peut varier avec plus d’ampleur qu’une autre à tel moment, et pourtant le passage d’un taux de variabilité à un autre pour les deux espèces sera du même ordre de grandeur. Il faut nécessairement l’action concomitante de plusieurs causes sur chaque espèce pour qu’elles acquièrent des variabilités différentes, tout en ne pouvant s’écarter d’une variabilité précédente que dans des proportions similaires. Cela s’explique par la diversité des rapports entre les corps qui induisent de multiples mécanismes de variation, mais qui procèdent tous par des écartements continus avec l’état précédent, du fait de l’encombrement des corps entre eux. Cette conception non hiérarchisée et combinatoire de la variation conduit Darwin à reprendre l’adage « la nature ne fait pas de saut » dans un sens nouveau par rapport aux naturalistes précédents, tout en conservant d’eux une certaine vision de la loi ou du mécanisme dans la nature. Cette maxime apparaît cinq fois dans L’Origine des espèces, aux chapitres VI, VII et XIV, principalement lorsqu’il s’agit de conclure et de résumer une partie de la théorie. Le naturaliste la présente davantage comme une loi qui découle des faits et de l’observation, que comme un axiome sur lequel s’appuierait son exposé.
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[les mondes darwiniens] En fait, pour Darwin, l’adage a deux significations : il est le continuisme de l’ancienne histoire naturelle, qui se fonde sur l’existence de variétés intermédiaires pour conclure à une échelle universelle des êtres, et il est le continuisme renouvelé de la théorie de l’évolution, qui a transposé la régularité des écarts dans le temps de la variation. La reprise explicite et réitérée de la formule par Darwin signifie que, pour lui, les observations partielles de ses prédécesseurs, sur la continuité de certaines variétés, correspondent bien à l’action d’un mécanisme continu de formation des espèces, produisant de faibles quantités de modification. Mais ils se sont trompés en voulant accorder ces observations avec leur vision d’une création soudaine et définitive des espèces. Leur erreur a été de croire que les continuités sont apparues immédiatement, soit des mains de Dieu, soit d’un processus de formation physique clos. Des observations plus poussées leur auraient permis de voir l’existence de discontinuités entre les espèces, notamment avec les extinctions, qui ne peuvent se concilier avec une loi de continuité qu’à travers le temps. Le continuisme traditionnel, concevant la loi naturelle comme « avare d’innovations » et « prodigue de variétés27 », productrice d’arrangements similaires ou de combinaisons dérivées les unes des autres, est ainsi soumis par Darwin à une exigence de rigueur plus forte. Cette vision de la loi, très présente chez Lyell et les naturalistes non conciliateurs, ne s’accorde avec les inégalités repérées parmi les fossiles, les espèces exotiques et domestiques, qu’à la condition d’étaler dans le temps sa réalisation effective. Si ce sont plutôt des indices de discontinuités qui ont mis Darwin sur la voie de sa théorie de l’évolution28, son continuisme n’a pu se formuler qu’en cherchant à les expliquer. Il a pu abandonner l’idée d’une échelle des êtres, tout en maintenant la conception d’une loi productrice d’écarts uniformes, grâce à la représentation d’une pluralité des sources de la variation. La combinaison des différences légères produites par chacune engendre avec le temps des inégalités dans la variabilité des corps organiques et inorganiques, et par conséquent elle explique les discontinuités momentanées parmi les espèces et dans les sols. 27. Darwin (1992), L’Origine des espèces [1859], Flammarion, p. 529. 28. Contrairement à l’idée d’Ernst Mayr, pour qui le gradualisme de Darwin vient de l’observation de variétés intermédiaires, comme par exemple celles des fameux pinsons (Mayr, 1993, Darwin et la pensée moderne de l’évolution, Odile Jacob, p. 36). La reconnaissance d’intermédiaires aurait pu tout aussi bien venir conforter l’idée de chaîne des êtres. Pour la remettre en cause, il faut d’abord constater son incompatibilité avec l’existence de chaînons manquants.
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[pascal charbonnat / continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans l’origine des espèces] 4 Conclusion
L’
idée d’égalité des variations ne vaut que pour des durées restreintes, comme celles auxquelles donnent accès les variations individuelles dans des populations d’espèces domestiques. Sur des périodes beaucoup plus longues, Darwin soutient que les quantités de variations fluctuent d’une espèce à une autre, et que des différences dans leur variabilités respectives apparaissent de façon continue. Dans les deux échelles de temps, les mécanismes de la variation procèdent toujours par des changements légers et partiels, mais ils produisent également des écarts de plus en plus grands avec les configurations passées. Le continuisme darwinien possède ce caractère spécifique d’accorder les apparentes discontinuités du moment avec des lois naturelles aveugles et non intentionnelles. Il invalide ainsi l’entreprise conciliatrice et apologétique d’une partie des naturalistes, qui utilisent l’idée de chaîne des êtres pour introduire la main de Dieu dans les processus de formation physique. Darwin conserve la représentation de la loi comme mécanisme uniforme, en la pluralisant selon différentes sources de variation, afin de l’adapter à la diversité inextricable du vivant. La théorie de l’évolution constitue bien une variété issue de l’ancienne histoire naturelle, qui s’est dotée d’un caractère décisif lui permettant d’éliminer l’ascendance conciliatrice et de fortifier l’ascendance irréligieuse. En ce sens, elle est porteuse du présupposé que la formation des corps dans la nature obéit à des lois sans finalité, immanentes aux combinaisons de la matière. Mais ce présupposé se manifeste toujours par l’exigence de retrouver ces lois dans la moindre disposition d’un individu ou dans une quelconque archive géologique, c’est-à-dire de ne pas masquer les irrégularités de la nature et d’en rendre raison. Le continuisme darwinien ne peut donc être accusé de conservatisme, comme certains historiens ou Gould lui-même l’ont suggéré29. Les déterminations politiques et économiques n’interviennent pas immédiatement et brusquement dans une théorie scientifique. Des médiations indispensables entre un énoncé et ses antécédents doivent être posées. La théorie de 1859 est d’abord une réfutation du providentialisme. La question de ses conséquences socio-politiques se posera plus tard et dans un contexte différent. Tel qu’il
29. Selon Louis Thaler, qui cite Gould se référant au marxisme pour justifier son discontinuisme et pour critiquer le gradualisme de Darwin (Thaler, 1983, « Le nouveau saltationnisme », in Y. Conry (dir.), De Darwin au darwinisme : science et idéologie, Vrin, p. 147).
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[les mondes darwiniens] est énoncé dans L’Origine des espèces, le continuisme de Darwin ne peut pas être comparé au discontinuisme gouldien sous le rapport de leurs implications politiques ou économiques, qui sont très éloignées dans le temps. La même chose peut être dite pour le versant génétique de la théorie de Gould, notamment sa conception homéostatique, qui ne peut trouver aucun point de comparaison chez Darwin. La véritable différence entre les deux conceptions des rythmes de l’évolution réside dans l’allure générale de la série des quantités de variations. Chez Darwin, l’onde possède une fréquence régulière avec une amplitude qui se module suivant des écarts constants. Chez Gould, l’inégalité des quantités de variations entraîne un fréquence irrégulière avec des amplitudes faibles la plupart du temps, et fortes durant de brefs intervalles. La constante des différences de variabilité darwinienne (Kn = ∑(Δvdi - Δvdi + 1)/n) n’y est vraie que durant les longues périodes de stabilité, mais devient fausse si elle inclut les épisodes de spéciation. Dans chacune des deux conceptions, le caractère continu ou discontinu de la courbe des variations recouvre donc deux dimensions : la fréquence (l’intervalle de temps entre chaque quantité de variations) et la différence d’amplitude (l’intervalle entre les variabilités). Finalement, l’antagonisme se situe dans la conception de la loi ou du mécanisme universel. Pour l’un, il est nécessaire d’évacuer toute irrégularité et toute contingence dans les principes les plus fondamentaux de la nature, tandis que pour l’autre, il faut y intégrer la perturbation et l’aléa. La fracture n’est pas entre le saut et la gradation, mais entre une variation se déployant uniformément et une variation inégalement distribuée. Le ponctualisme renverse donc la spécificité de la position de Darwin en tentant de ramener les continuités observées dans la nature à des intervalles finis, et en expliquant leur stabilité par les accélérations qui les encadrent. Autrement dit, un mécanisme discontinu génère des effets de continuité. L’alternative entre les deux conceptions montre donc que les enjeux scientifiques et les enjeux métaphysiques se recoupent en certains points. Selon la représentation de la variation en général dans la nature, et de ses multiples manifestations à travers les corps, les données géologiques, paléontologiques ou biologiques prendront place dans des dispositifs théoriques différents. L’impossibilité temporaire de trancher en faveur du continuisme darwinien ou du discontinuisme gouldien dépend à la fois de lacunes empiriques, et d’un manque de clarification de la notion de loi. La question n’est plus de savoir si les êtres ont été formés par des processus naturels ou sont sortis
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[pascal charbonnat / continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans l’origine des espèces] directement des mains de Dieu, comme à l’époque de Darwin ; le problème concerne aujourd’hui l’origine des lois naturelles régissant la formation des choses. La représentation de leur ascendance implique de choisir entre une cause séparée et transcendante, et une cause dispersée et immanente. De ce présupposé fondamental, découle le champ d’extension possible de la notion de variation dans les cerveaux des savants.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 12
Frédéric Bouchard
La fitness au-delà des gènes et des organismes
E
n suivant Herbert Spencer, Darwin introduit la notion de fitness dans sa théorie de l’évolution par sélection naturelle. Ainsi, alors que lors dans la première édition de L’Origine des espèces le concept de fitness ne joue pas de rôle fondamental, la cinquième édition comprend la formule devenue depuis célèbre, selon laquelle l’évolution par sélection naturelle correspond à « the survival of the fittest ». Cette locution fut souvent comprise par le public (à tort), autant en français qu’en anglais, par la survie du plus fort. Or, il est évident que cette interprétation est erronée. Pour ne donner qu’un seul exemple, un caméléon n’est pas plus fit [apte] s’il est plus fort, mais s’il est plus en mesure de se camoufler. Mais même cet exemple est trompeur ou du moins réducteur. Au-delà de nos intuitions quant à la valeur adaptative d’un trait particulier, la biologie a favorisé une conception de la fitness définie et mesurée en termes de succès reproductif. Malgré ce consensus mou, la notion de fitness reste problématique : la définition et la mesure de la fitness sont restées des débats cruciaux pour l’interprétation de la théorie de l’évolution. Dans ce chapitre, j’examinerai d’abord certaines des définitions de la fitness développées en biologie et en philosophie, pour ensuite examiner dans quelle mesure ces définitions sont aptes à rendre compte de divers aspects de l’évolution naturelle. Nous verrons que pour être en mesure de rendre compte de l’évolution de certains systèmes complexes, tels les symbioses et les écosystèmes, des amendements majeurs à la notion de fitness sont nécessaires. Comme nous le verrons bientôt, nous devons passer d’une conception de la fitness définie en termes de reproduction
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[les mondes darwiniens] à une conception de la fitness définie en termes de persistance de la lignée pour comprendre l’évolution de ces systèmes. 1 État des lieux
L’
expression « evolutionary fitness », notion centrale de la théorie de l’évolution, est parfois traduite en français par capacité ou disposition adaptative1. Toutefois, comme nous le verrons bientôt, ces traductions présument d’une interprétation particulière de la notion de fitness ; je préconise donc le maintien du terme original anglais de fitness. Suivant une interprétation intuitive de la théorie darwinienne, on peut décrire le processus de l’évolution par sélection naturelle comme suit : les pressions sélectives d’un environnement permettent aux organismes les mieux adaptés à leurs environnements de mieux survivre et de se reproduire en plus grand nombre. L’hérédité fait que la progéniture résultante ressemble à ses parents « chanceux ». Ces descendants ressemblant à divers degrés à leurs parents, ceux qui exhibent le trait « chanceux » seront aussi favorisés par leurs environnements. Certains exhiberont le trait moins que leurs parents (ils seront donc désavantagés si la pression de sélection est maintenue), d’autres seront par chance encore mieux adaptés que leurs parents (ils seront donc avantagés par rapport aux autres et auront donc plus de succès dans la survie et dans la reproduction, en moyenne). Les organismes les mieux adaptés étant favorisés à chaque génération (en moyenne), les traits adaptés seront souvent raffinés au fil des générations. L’intuition fantastique de Darwin fut de réaliser que, par lente agrégation de petits changements phénotypiques, nous pourrions obtenir les adaptations complexes que nous observons aujourd’hui. Pour ceux qui connaissent un peu les mécanismes évolutifs, ceci est une vulgarisation excessive. Toutefois, même dans une description plus riche des phénomènes impliqués, l’importance du succès différentiel de reproduction resterait manifeste : les organismes mieux adaptés laisseront en moyenne plus de descendants que les organismes moins bien adaptés. Ce processus se répétant, un trait avantageux se répandra (et se raffinera) au fil des générations. Un pan important de la philosophie de la biologie contemporaine est un questionnement sur la nature de l’unité de sélection. La survie du plus apte d’accord, mais la survie du plus apte à quoi ?2 Est-ce que la sélection opère au 1. Par exemple Duchesneau (1997), Philosophie de la biologie, PUF. 2. Cf. Huneman, ce volume.
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[frédéric bouchard / la fitness au-delà des gènes et des organismes] niveau des gènes, des organismes, de l’espèce ? Comme Darwin l’avait fait, adoptons provisoirement une vision où l’organisme est privilégié. Nous obtenons un principe de la sélection naturelle (PSN) pour les individus (PSNind) qui peut être formalisé ainsi (inspiré entre autres par Brandon3) : PSNind (x)(y)(E) [si x et y sont des organismes en compétition à la génération n, et si x est plus apte (fitter) que y dans E [un environnement donné], alors probablement (il y a une génération n’ dans laquelle x a plus de descendants que y)].
Cette version du PSN correspond à ce qu’on a nommé the propensity view of fitness et que je vais appeler ici l’approche dispositionnelle4. Au-delà de la formalisation logique, ce principe décrit le principe de la sélection naturelle selon lequel les organismes les mieux adaptés auront probablement en moyenne plus de descendants que les organismes moins bien adaptés. Le degré d’adaptation est bien sûr fonction de l’environnement (un trait peut être très avantageux dans un environnement et désastreux dans un autre). J’ai souligné l’importance d’une interprétation statistique de la fitness avec les termes de moyenne et de probabilité. Certains, tels les partisans de la propensity view, préfèrent définir la fitness en fonction d’un succès probable ou attendu, plutôt que du succès réalisé ou effectif. La raison de ceci est double. Historiquement, le principe de sélection naturelle fut souvent décrit en fonction du succès reproductif réalisé (sans aucune mention de probabilité). Ainsi, l’organisme ayant 5 descendants serait nécessairement plus fit que l’organisme ayant 4 descendants. Mais ceci fait du principe une tautologie. Si on dit que le principe de sélection naturelle est en gros la survie (et la reproduction) du plus fit, et que l’on définit la fitness en tant que celui qui survit et se reproduit mieux, le principe affirmerait l’énoncé trivial que ceux qui survivent et se reproduisent le mieux sont ceux qui survivent et se reproduisent le mieux ! Popper, entre autres, voyait ici un indice que la théorie de l’évolution était plus un projet métaphysique qu’un projet scientifique (il faut noter que sa compréhension plus nuancée de la théorie des années plus tard lui fit changer d’idée sur la question5). Il semblait donc important de définir 3. Brandon (1990), Adaptation and Environment, Princeton University Press. 4. Cf. le chapitre de Malaterre & Merlin, ce volume. (Ndd.) 5. Cf. Popper (1978), “Natural Selection and the Emergence of Mind”, Dialectica, vol. 32, no. 3-4 @.
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[les mondes darwiniens] la fitness d’une manière à ne pas rendre le principe tautologique et donc épistémiquement vide. Méthodologiquement, définir la fitness en fonction du succès reproductif réalisé pose des problèmes encore plus sérieux. L’exemple classique dans la littérature est celui de deux vrais jumeaux. L’un se fait frapper par la foudre (force personnifiant ici le hasard). Veut-on vraiment affirmer que parce qu’un jumeau survit et se reproduit mieux que son frère identique, il est plus fit ? Pour décrire l’exemple de manière plus parlante, imaginez deux lièvres subissant la pression de sélection naturelle d’un prédateur les pourchassant. On peut donc imaginer qu’il y a une pression sur la vitesse des lièvres. On voudrait dire que le lièvre plus rapide est donc a priori mieux adapté que son voisin plus lent. Or si le lièvre rapide se fait frapper par la foudre, nous serions obligés, si la fitness est définie en fonction du succès réalisé, de dire que le lièvre plus lent est mieux adapté, plus fit que son voisin plus rapide. Ceci semble contredire le désir premier qui était de décrire le processus de l’adaptation. Ces deux raisons poussèrent la majorité des biologistes et des philosophes à adopter une définition de la fitness en termes de succès probable plutôt que de succès réalisé. En affirmant que le principe de sélection naturelle suggère que les organismes les mieux adaptés auront probablement une plus grande survie et ainsi une plus grande reproduction, on évite la tautologie ainsi que des réfutations d’hypothèses raisonnables. On peut continuer d’affirmer que le lièvre le plus rapide est plus fit que ses voisins, même si par malchance il ne survit et ne se reproduit pas mieux que ses compétiteurs. Vous aurez peut-être remarqué que les exemples d’adaptation utilisés jusqu’ici correspondent à des traits qui ne sont pas reliés directement au succès reproductif. Elliott Sober6 explique comment en fait la fitness correspondrait à une fonction de la viabilité et du succès reproductif. La notion de viabilité vise à rendre compte du sens premier de fitness en tant que capacité d’un organisme à survivre dans un environnement grâce aux traits qu’il possède. Cette notion a un intérêt d’abord historique : plusieurs adaptations sont liées à la viabilité des organismes plutôt qu’à leur succès reproductif. Or, au cours du xxe siècle, l’importance de la fitness comme viabilité diminua. Certains préfèrent l’idée que la viabilité n’est pertinente que dans la mesure où elle 6. Sober (2001), “The Two Faces of Fitness” @, in R.S. Singh et al. (eds.), Thinking about Evolution : Historical, Philosophical, and Political Perspectives, Cambridge University Press @.
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[frédéric bouchard / la fitness au-delà des gènes et des organismes] explique comment l’organisme survit jusqu’au moment où il est mesure de se reproduire. Pensée ainsi, la viabilité (et son apport à la notion de fitness) n’est qu’instrumentale à la reproduction et c’est cette dernière qui est fondamentale pour la notion de fitness. Jusqu’ici, le PNS et la fitness ont été définis en fonction d’organismes individuels. Pour comprendre ces organismes, la notion de viabilité reste pertinente eu égard à la notion de fitness, qu’elle soit fondamentale ou instrumentale. Certains néodarwiniens préfèrent envisager le processus de l’évolution par sélection naturelle à un autre niveau d’organisation. Richard Dawkins7 préconisa l’application du principe à des gènes individuels, ceci offrant des avantages comme celui de pouvoir expliquer certains cas d’altruisme grâce à la notion d’inclusive fitness8. Dans la continuité de certains théoriciens de la génétique des populations, on envisage alors l’évolution comme le changement de fréquences d’allèles. Si nous avons de très grandes populations, les traits qui contribuent à la viabilité deviennent superflus car ces variations phénotypiques sont supplantées en moyenne dans les grands groupes (c’està-dire que les particularités individuelles sont en quelque sorte « effacées » dans la masse). C’est la distribution des allèles qui devient alors le cœur de l’explication évolutionnaire. Il faudrait donc parler de succès réplicatif plutôt que de succès reproductif, mais l’idée reste sensiblement la même que celle de Darwin : c’est le nombre de copies/descendants qui compte. Certains déploient l’approche populationnelle (principe de sélection naturelle populationnelle, PSNpop) jusqu’à ce qu’ils croient en être la conclusion logique : PSNpop (x)(y)(E) [si x et y sont des populations en compétition à la génération n, et si x est plus apte (fitter), alors probablement (il y a une génération n’ dans E dans laquelle x est plus grande qu’y)].
Cette approche purement ensembliste nie l’importance de la fitness au niveau de l’organisme individuel. Ainsi, dans cette approche, la fitness est nécessairement une propriété des populations et non des individus les composant. Elle a été récemment défendue par Mohan Matthen et André Ariew9 7. Dawkins (1989), The Selfish Gene [1976], Oxford University Press @. 8. Cf. Hamilton (1964), “The Genetic Evolution of Social Behavior” @, Journal of Theoretical Biology, 7, pour la formalisation originale. 9. Matthen & Ariew (2002), “Two Ways of Thinking about Fitness and Natural Selection” @, Journal of Philosophy, 99 (2).
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[les mondes darwiniens] ainsi que par Denis Walsh, Tim Lewens et Ariew10. Alex Rosenberg et moimême11 montrons certaines failles de leur approche. Le problème majeur (ou la vertu, selon vos préférences épistémologiques) de cette conception est que la fitness et la sélection naturelle ne deviennent que des termes rattachés à des changements d’ordre populationnel. Ces changements populationnels reflètent bien sûr des changements d’ordre individuel, mais ces changements ne sont pas analysés par la théorie de l’évolution, mais par d’autres théories (écologie, biologie du développement, etc.). Les termes de fitness et de sélection naturelle ne sont plus compris comme une propriété et comme un processus, mais comme des termes descriptifs épiphénoménaux (c’est-à-dire que la fitness ne jouerait pas de rôle causal dans le processus). Ceci n’accorde qu’un rôle instrumental à la théorie de l’évolution par sélection naturelle. Rosenberg et moi-même insistons sur la nécessité de préserver un rôle à la causalité de la sélection naturelle pour maintenir la nature explicative de la théorie. Plusieurs philosophes, dont Roberta Millstein12, défendent l’idée que le processus peut être causal tout en étant populationnel. Le succès reproductif potentiel reste ici central à la notion de fitness. Rosenberg et moi-même arguons que la causalité désirée n’est préservée qu’en définissant la fitness en fonction des propriétés que les organismes individuels ont en lien avec leur environnement (ce qui rendait la viabilité si importante à la compréhension de la fitness)13. Selon nous, le succès reproductif reste une bonne mesure de la fitness, mais ne serait pas sa définition fondamentale. Les approches reproductives en général (autant les approches individuelles que populationnelles) rencontrent d’autres difficultés reconnues par certains des défenseurs de l’approche dispositionnelle14 : il y a plusieurs circonstances 10. Walsh et al. (2002), “The Trials of Life : Natural Selection and Random Drift” @, Philosophy of Science, 69. 11. Bouchard & Rosenberg (2004), “Fitness, Probability and the Principles of Natural Selection”, British Journal of Philosophy of Science, 55 (4) @ ; Rosenberg & Bouchard, (2005), “Matthen and Ariew’s Obituary to Fitness : Reports of Its Death Have Been Greatly Exaggerated”, Biology and Philosophy, 20 @. 12. Millstein (2006), “Natural Selection as a Population-Level Causal Process”, Brit. J. Phil. Sci., 57 @. 13. Sur les thèses de Millstein et de Rosenberg quant à la causalité et au déterminisme dans la théorie de l’évolution, cf. Malaterre & Merlin, ce volume. (Ndd.) 14. Par exemple Beatty & Finsen (1989), “Rethinking the Propensity Interpretation : A Peek Inside Padora’s Box”, in M. Ruse (ed.), What the Philosophy of Biology is, Kluwer Academic.
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[frédéric bouchard / la fitness au-delà des gènes et des organismes] où un organisme avec un meilleur taux probable moyen de fécondité est par ailleurs moins bien adapté que l’organisme avec un taux plus bas. Gillespie, par exemple, montra qu’il y a des circonstances où la variance temporelle et/ ou spatiale dans le nombre de descendants a d’importants effets de sélection qui modifie le nombre attendu de descendants dans n’importe quelle génération. Ainsi, un type d’organisme ayant 2 descendants à chaque génération et un type d’organisme ayant 1 ou 3 descendants à chaque génération auront un nombre de descendants fort différents après quelques générations, même si le taux moyen reproductif pour chaque organisme est le même. Ainsi, pour être exhaustif, on devrait plus exactement dire que l’organisme X est plus fit que l’organisme Y s’il a plus de descendants (en moyenne), sauf lorsque des effets de variance entrent en jeu. Afin de concilier ces difficultés, nous pouvons modifier la « définition » de la fitness pour inclure les effets de la variance, ainsi que d’autres effets analogues (ce genre de variance n’étant pas le seul effet modifiant les populations de cette manière). Beatty et Finsen15 voient là la nécessité de nuancer l’approche dispositionnelle reproductive pour tenir compte d’autres aspects de la fitness telles la longévité des organismes, la structure démographique d’une population, etc. Mais y a-t-il un nombre infini de telles modifications ? Si les circonstances où un nombre plus grand de descendants ne traduit pas une fitness accrue sont en nombre indéfini, alors nous n’avons pas vraiment une définition de ce qu’est la fitness. Comme l’ont diagnostiqué plusieurs philosophes de la biologie, cette approche ne nous fournit qu’un ensemble de généralisations et non une définition exhaustive. Ce fait (parmi d’autres) pousse certains philosophes de la biologie16 à adopter une approche dite sémantique des théories plutôt qu’une approche syntaxique dans leur description de la structure de la théorie de l’évolution. Selon l’approche syntaxique, en vogue au cours du xxe siècle en épistémologie de la physique, les théories sont comprises comme des ensembles de lois et d’observations empiriques reliés par une armature de déductions logiques. Selon l’approche sémantique, devenue largement consensuelle en épistémologie de la biologie, les théories sont plutôt comprises comme des 15. Beatty & Finsen (1989), op. cit. 16. Beatty (1980), “What’s wrong with the received view of evolutionary theory”, Proceedings of the Biennial Meeting of the Philosophy of Science Association ; Lloyd (1994), The Structure and Confirmation of Evolutionary Theory, Princeton University Press @ ; Thompson (1989), The Structure of Biological Theories, State University of New York Press @.
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[les mondes darwiniens] classes de modèles (souvent mathématiques) dont on interprète l’adéquation à des phénomènes empiriques donnés. Dans la première approche, ce sont les déductions à partir des lois universelles qui permettent à l’explication scientifique d’opérer. Or, l’incapacité d’offrir une définition complète de ce qu’est la fitness fait partie d’un constat plus large que de telles lois universelles sont probablement absentes en biologie17 et qu’il faut donc adopter une autre approche pour comprendre la nature de l’explication en biologie. Tout ceci pour dire que la fitness est, à bien des égards, au cœur d’un débat fondamental pour l’analyse épistémologique de la biologie. Malgré le consensus large pour une définition schématique et incomplète de la fitness en termes reproductifs, nous pouvons tout de même nous demander si tous ces principes et caractérisations de la fitness ne partagent pas en fait une propriété pouvant les unifier. Ces généralisations ont en effet quelque chose en commun qui les unit. Chaque généralisation mesure en fait la même chose, soit une fitness comparative qui est la cause du probabilisme du taux reproductif. Et qu’est-ce que cette fitness comparative ? Rosenberg et moi-même avons suggéré ceci : A est plus apte (fitter) que b dans E = les traits de A résolvent un problème de design posé par E mieux que les traits de b.
Cette formule ou l’un de ces équivalents terminologiques fournit une définition de la fitness écologique qui « survient » (en anglais supervenes) sur toutes les relations d’un organisme et de son environnement qui augmentent sa fitness18. Cette notion est inspirée du succès intragénérationnel (plutôt qu’intergénérationnel) tel que décrit entre autres par le biologiste John Endler19. Cette définition se veut plus inclusive et complète que les définitions fondées exclusivement sur la reproduction. Il faut toutefois noter qu’une telle définition de la fitness comporte plusieurs difficultés. Le biologiste Richard Lewontin20 en décrit quelques-unes dont celles-ci : comment identifier ces problèmes de design et comment les compter, et quelle serait la mesure du succès des 17. Cf. Barberousse & Samadi et Huneman, ce volume. (Ndd.) 18. Bouchard & Rosenberg (2004), “Fitness, Probability and the Principles of Natural Selection”, British Journal of Philosophy of Science, 55 (4) @ ; Rosenberg & Bouchard, (2005), “Matthen and Ariew’s Obituary to Fitness : Reports of Its Death Have Been Greatly Exaggerated”, Biology and Philosophy, 20 @. 19. Endler (1986), Natural Selection in the Wild, Princeton University Press @. 20. Lewontin (1978), “Adaptation”, Scientific American, 239 (3).
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[frédéric bouchard / la fitness au-delà des gènes et des organismes] réponses à ces problèmes ? Or la mesure est essentielle pour pouvoir les additionner et mesurer la fitness totale d’un organisme. Définir la fitness de manière dite écologique permet peut-être d’éviter certains écueils par rapport au type d’explication que la biologie serait en mesure de fournir, mais ouvre la porte à une série de problèmes opérationnels. Dans un article récent de Lewontin coécrit avec Ariew21, ce constat est décrit de manière plus précises. Leur conclusion est que le concept de fitness obscurcit plus qu’il n’éclaire et que ce sont les dynamiques des populations qui font partie de la théorie de l’évolution contemporaine plus qu’une notion de fitness reliée à l’adaptation des organismes à leur environnement ou une notion de fitness reproductive. La fitness que nous qualifions d’écologique, et qu’Ariew et Lewontin qualifient de « darwinienne » (s’opposant à la fitness néodarwinienne), serait peut-être plus satisfaisante philosophiquement, mais les difficultés de la rendre opérationnelle poussent certains à se replier sur une notion de fitness reproductive. Le succès reproductif est peut-être insuffisant pour décrire la fitness, mais il semble rester la meilleure mesure du degré avec lequel un type d’organisme est adapté ou non à son environnement. 2 Comment rendre compte de l’évolution de systèmes biologiques « non standard » ?
C
omme le soulignent Ariew et Lewontin (ainsi que Rosenberg et moimême), la difficulté est d’offrir une métrique de la fitness non réductible au succès reproductif. Rosenberg et moi-même avons privilégié une notion de la fitness dite écologique. Toutefois, alors que la conclusion de nos arguments précédents ne suggérait pas une métrique universelle nous permettant de comparer le succès évolutif de deux systèmes biologiques, j’offrirai ici une défense plus explicite d’une métrique déjà esquissée en écologie, à savoir la persistance différentielle. Mais avant de présenter ceci, une question légitime mérite d’être soulevée. À plusieurs égards, les débats décrits jusqu’ici présentent une urgence épistémologique, mais pas une urgence pratique. Les biologistes utilisent le concept de fitness de diverses manières, pas nécessairement cohérentes, et réussissent tout de même à mener leur recherche. Alors, pourquoi proposer un réexamen de la notion de fitness ? 21. Ariew & Lewontin (2009), “The Confusion of Fitness”, British Journal for the Philosophy of Science, 55 (2) @.
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[les mondes darwiniens] La réponse est relativement simple : l’inconvénient d’une mauvaise définition de la fitness en termes de succès reproductif est l’exclusion de phénomènes évolutionnaires qui devraient par ailleurs nous intéresser. Le désir de ne considérer que le succès reproductif d’individus aux succès évolutifs indépendants a retardé l’examen de l’évolution de systèmes ne se reproduisant pas ou dont la progéniture est difficile à individuer et à dénombrer. Plusieurs espèces clonales (espèces dont la replication n’est assurée que par un seul plutôt que deux, comme dans le cas des espèces sexuées) nous forcent à repenser nos critères d’individuation biologique22. Pour plusieurs espèces, la croissance supplante la reproduction comme mécanisme adaptatif. Ainsi, ce qui semble constituer une forêt de peupliers faux-tremble n’est en fait souvent qu’un immense arbre dont une large part de la biomasse est sous terre, laissant percer à divers endroits distants ce qui semble être des arbres autonomes, mais qui ne sont en fait que d’immenses branches. Un bosquet de peuplier est-il un seul individu ou une population d’individus ? Plusieurs raisons nous poussent à penser que la première analyse est plus adéquate. Or, ceci implique que le bosquet ne se reproduit pas – il croît – et donc ne peut pas évoluer. Ces organismes clonaux ayant une longévité estimée de centaines de milliers d’années23, l’affirmation que, selon nos définitions de la fitness, ces organismes n’évoluent pas, car ils ne se reproduisent pas, semble être une reductio ad absurdum de ces définitions. Les espèces clonales constituent un problème général pour notre conceptualisation de la théorie de l’évolution par sélection naturelle, mais certains croient que ces problèmes ne sont pas importants24. Même si ces difficultés pouvaient être évitées, ce dont je doute, ce ne pourrait pas être le cas pour d’autres systèmes biologiques plus complexes. Les écosystèmes ont souvent été invisibles dans nos analyses évolutionnaires, car il est extrêmement ardu d’identifier leurs frontières et donc de les individuer et, a fortiori, de concevoir comment ils pourraient se reproduire (certains, comme Hoffman25, doutent même de leur existence). Comme nous ne pouvons pas 22. Cf. Wilson (2007), Biological Individuality : The Identity and Persistence of Living Entities, Cambridge University Press @. 23. Grant (1993), “The trembling giant”, Discover, 14 (10) @. 24. Par exemple Brandon (2008), “Natural Selection” @, in E.N. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy. 25. Hoffman (1979), “Community paleoecology as an epiphenomenal science”, Paelobiology, 5 (4) @.
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[frédéric bouchard / la fitness au-delà des gènes et des organismes] identifier un succès reproductif, il semble de prime abord inapproprié d’utiliser la théorie de l’évolution pour expliquer certaines de leurs formes les plus spectaculaires. Selon moi, cette difficulté est plus conceptuelle qu’ontologique. Comme je l’indiquerai bientôt, notre définition de fitness devra peut-être se baser sur la persistance différentielle plutôt que la reproduction différentielle. Cette piste de réflexion est inspirée par des recherches à la marge de la biologie évolutionnaire actuelle. Nous allons maintenant examiner comment une réflexion sur l’évolution des écosystèmes nous offre une piste pour repenser la fitness en général. Les écosystèmes ne se reproduisent évidemment pas, plusieurs écologues et évolutionnistes préfèrent plutôt examiner la possibilité d’évolution de communautés. En écologie, la communauté est définie comme l’ensemble intégré de plusieurs espèces dont l’interaction est maintenue dans le temps dans un espace donné, alors que l’écosystème est défini comme l’ensemble des espèces et du non-biotique dans un ensemble fonctionnel donné. Ceux qui défendent l’idée qu’une communauté puisse évoluer voient donc les communautés tels des individus émergents aux propriétés propres26. Pour ne citer qu’un exemple, le biologiste Leigh Van Valen – plus connu pour son « red queen hypothesis27 », hypothèse selon laquelle les organismes dégradent de manière inévitable leur environnement par leur propre présence et doivent donc toujours évoluer pour maintenir un niveau de fitness donné –, suggère dans des articles plus récents28 que les communautés pourraient être comprises comme des entités essayant de maximiser leur fitness comprise comme l’augmentation du contrôle énergétique dans un espace de ressources donné. Cette hypothèse se veut consciemment un rejet d’une conception génétique de la sélection naturelle. Selon Van Valen, les communautés ne se reproduisant pas, elles ne peuvent pas avoir de fitness selon la plupart des définitions classiques. Dans une perspective énergétique, cet obstacle est évité. Van Valen identifie la résistance à l’extinction comme une adaptation potentielle au niveau de la communauté. Bien que le contrôle énergétique soit à plusieurs égards un dénominateur commun prometteur, il y a de bonnes raisons de ne pas croire qu’il soit universalisable. Après tout, plusieurs 26. Cf. Sterelny (2006), “Local Ecological Communities”, Philosophy of Science, 73, 2. 27. Van Valen (1973), “A new evolutionary law”, Evolutionary Theory, 1. 28. Van Valen (1989), “Three Paradigms of Evolution”, Evolutionary Theory, 9 ; idem (1991), “Biotal evolution : a Manifesto”, Evolutionary Theory, 10.
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[les mondes darwiniens] espèces peuvent augmenter leur viabilité en réduisant leurs demandes énergétiques, mais surtout, une des prémisses de Van Valen est qu’il n’y aura pas de sélection pour favoriser l’efficacité (au contraire d’une suggestion analogue de Bock et Wahlert29). Sans examiner tout l’argument30, la plus grande faille éventuelle de la séduisante proposition de Van Valen est que, malgré son intention, elle n’est pas assez abstraite. Ainsi, en se concentrant sur l’énergie des communautés, elle ne permettra pas une extension éventuelle à l’évolution culturelle. L’intuition de Van Valen reste fort féconde et mérite tout de même notre attention. Le plus gros obstacle pour envisager sérieusement l’évolution de communauté et/ou d’écosystèmes a toujours été un problème d’échelle. Il est difficile de concevoir comment individuer et a fortiori identifier des pressions de sélection pouvant agir à ces niveaux d’organisation supérieure. Comment déterminer les limites d’un écosystème si nous ne sommes même pas capables d’en décrire la structure fonctionnelle complète ? Comment donc même envisager l’évolution de ces entités ? Ces problèmes ne sont pas des problèmes de la théorie31 mais bien des problèmes opérationnels. L’intuition que des écosystèmes pourraient évoluer existe depuis que l’écologie est une discipline32, mais l’ampleur des entités discutées déroute. Toutefois, cette difficulté peut être évitée si l’on reconnaît que les écosystèmes ne sont pas nécessairement vastes et difficiles à manipuler. En effet, des études de sélection artificielle ont corroboré la possibilité que des écosystèmes puissent évoluer. Swenson et ses collaborateurs33 décrivent trois expériences où la sélection artificielle fut utilisée pour modeler le phénotype d’un écosystème complet. Dans les trois expériences, ils utilisent des échantillons de boue comme écosystèmes. La boue est un écosystème contenant 29. Bock & Wahlert (1965), “Adaptation and the Form-Function Complex”, Evolution, 19 (3) @. 30. Pour une discussion, cf. Bouchard (2004), Evolution, Fitness and the Struggle for Persistence, PhD thesis, Duke University. 31. Barbault & Blandin (1979), Blandin (1979) et Blandin & Lamotte (1989) offrent une analyse théorique intéressante. 32. Cf. Delors, ce volume, sur les relations de l’écologie et de l’évolution. (Ndd.) 33. Swenson et al. (2000), “Artificial Selection of microbial ecosystems for 3-chloroaniline biodegradation”, Environmental Microbiology, 2 (5) @ ; Swenson et al. (2000), “Artificial Ecosystem Selection”, Proceedings of the National Academy of Science, 97 (16) @.
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[frédéric bouchard / la fitness au-delà des gènes et des organismes] bien sûr plusieurs espèces micro et macroscopiques, mais aussi, ne l’oublions pas, des éléments minéraux et de nombreuses molécules inorganiques. Donc, contrairement à Van Valen, Swenson et ses collaborateurs examinent les traits d’un écosystème et non pas seulement des communautés impliquées. Le pH est le trait arbitrairement choisi, mais est un bon choix pour mesurer un changement phénotypique d’un écosystème complet, car le pH dépend autant de la matière non organique que de la matière organique dans les échantillons. Décrivons brièvement une de leurs expériences. Ils prennent 2 ml de sédiment (terre, bactéries, etc.), ajoutent 28 ml d’eau d’un étang, mélangent et répètent l’opération pour 72 éprouvettes. Elles sont ensuite mises à l’étuve. Chaque éprouvette est ensuite analysée pour son taux de pH. Ils sélectionnent ensuite les six éprouvettes ayant le pH le plus élevé. Ils extraient 5 ml de chaque éprouvette, ajoutent à chaque échantillon 25 ml de boue stérilisée, et répètent ensuite le cycle de sélection des éprouvettes à taux de pH élevé. à chaque itération, ils observèrent un accroissement du pH. Même si cela semble étrange, les échantillons de boue s’adaptent pour « survivre » à ces pressions de sélection artificielle. De plus, le phénotype est assez stable pour s’accroître de manière continue. En montrant comment de petits écosystèmes peuvent être artificiellement sélectionnés pour obtenir un trait particulier, ils établirent qu’au moins en théorie, nous pourrions observer le même phénomène dans la nature. Si nous désirons accepter la possibilité d’évolution d’écosystèmes, le succès reproductif ne sera pas une bonne métrique ; la quantité d’énergie contrôlée (la suggestion de Van Valen) non plus : les expériences de Swenson et al. démontrent une évolution ne s’accompagnant pas nécessairement d’une croissance d’énergie dans le système. En somme, à la recherche d’une métrique universelle de la fitness, le succès reproductif exclut d’office des systèmes tels que les écosystèmes, et le contrôle énergétique, bien que plus fondamental, ne semble pas pouvoir s’appliquer à toutes les tentatives de maximisation observées dans la nature. Alors, comment conceptualiser la fitness, des gènes jusqu’aux écosystèmes ? Décrivons derechef et métaphoriquement le cas de la boue de manière téléologique. La seule manière pour la boue de persister est d’augmenter son pH. Elle fait ceci sans se reproduire, mais son phénotype change tout de même suite à des pressions de sélection, et ces changements s’accumulent dans le temps. Ceci n’implique pas que la reproduction n’est aucunement impliquée dans ces expériences, mais plutôt que le succès reproductif n’est pas la mesure adéquate du succès évolutif des écosystèmes en question.
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[les mondes darwiniens] Essayons une expérience de pensée. Imaginons qu’un pH élevé réduise l’érosion. Imaginons une grande surface de boue et que différentes zones ont des pH différents. Les zones à haut pH résistent mieux que celles à pH bas. Il y a clairement de la sélection naturelle, mais y a-t-il évolution ? Si la surface de boue ne fait que rapetisser suite à l’érosion, ce n’est que de la sélection. Mais si la surface se stabilise et, suite à des interactions entre espèces, réactions chimiques, etc., elle grandit, il y a évolution par sélection naturelle. Mais alors, comment définir la fitness de cet écosystème ? Intuitivement, nous avons déjà une solution : la boue a mieux résolu un problème que les surfaces avoisinantes. Voilà une application de la définition écologique de la fitness qui ne dépend pas d’un succès reproductif (inexistant dans ce cas-ci). Mais que faire des difficultés identifiées par Lewontin ? Encore une fois l’écologie offre des pistes. Une possibilité est la persistance dans le temps : en écologie des systèmes, l’idée que des écosystèmes peuvent évoluer n’est pas nouvelle et comme ces écosystèmes ne peuvent pas se reproduire, l’idée que la survie, la persistance ou la stabilité de l’écosystème soient la propriété maximisée par la sélection naturelle est intuitive34. Toutefois, cette idée n’a pas fait son chemin en biologie évolutionnaire où le succès reproductif reste maître. Même si quelques paradigmes plus orthodoxes, par exemple Dawkins et son extended phenotype35, peuvent peut-être concilier certains cas d’évolution de communautés, l’importance avouée qu’ils attribuent aux réplicateurs génétiques36 rend peu visibles les cas d’évolution comme celui nous nous venons tout juste de discuter, où le concept de réplication est nébuleux. Pourtant, Dawkins lui-même, dans le premier chapitre de The Selfish Gene, envisage, dans le cas de l’évolution prébiotique à l’origine de la vie, l’importance de la persistance et la stabilité. La persistance différentielle offre des avantages certains au-delà des explications écologiques : le temps offre une métrique universelle de succès évolutif. D’une certaine manière, la survie est le seul problème de design qui demande une solution et tous les petits changements phénotypiques sont des réponses ponctuelles à des problèmes de survie particuliers. De plus, une métrique temporelle peut possiblement s’appliquer à divers niveaux d’organisation. Ceci 34. Par exemple Blandin & Lamotte (1988), « L’organisation hiérarchique des systèmes écologiques », S.IT.E.Atti, 7 @. 35. Dawkins (1982), The Extended Phenotype, Oxford University Press @. 36. Cf. Huneman, ce volume.
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[frédéric bouchard / la fitness au-delà des gènes et des organismes] n’est pas le cas pour d’autres métriques qui ont été suggérées par le passé pour analyser le succès d’écosystème (par exemple, l’énergie ou la biomasse). Il est certain que des propriétés telles que la biomasse ou le succès reproductif, ou l’accroissement du potentiel énergétique, seront souvent impliquées dans la mesure de la persistance, mais ils ne seront pas universellement maximisés. Ainsi, certains écosystèmes pourraient bien augmenter leur fitness tout en réduisant leur biomasse, accroître leur efficacité énergétique ou réduire le succès reproductif de leurs espèces constituantes. La persistance est un concept naturel en écologie, mais on retrouve aussi un concept similaire dans l’histoire de la biologie évolutionnaire. Une contribution souvent citée est celle de John Thoday. Il avait déjà suggéré37 qu’être plus apte correspond à avoir une plus haute probabilité de laisser au moins un descendant dans 108 années (l’échelle temporelle n’est qu’indicative ici ; Thoday indique cette échelle temporelle pour signifier la très longue durée). William S. Cooper38 propose une conception similaire en examinant les probabilités liées à l’extinction. Ces approches visaient à analyser l’évolution organique habituelle véhiculée de manière intergénérationnelle, en partie grâce au succès reproductif. Mais en fait, pourquoi devrions-nous même parler de descendance et de générations ? Si nous voulons comparer deux écosystèmes, ne pourrions-nous pas comparer leur fitness en comparant leur capacité à perdurer pendant x années ? Si cette capacité fluctue en réponse à des pressions environnementales, alors pourquoi ne pas conceptualiser ceci comme étant de l’évolution par sélection naturelle ? Bien que cette idée ne soit pas explorée en détail ici39, nous verrons quels avantages existent à s’intéresser à la persistance plutôt qu’à la reproduction pour conceptualiser la fitness. On pourrait bien sûr rétorquer que cette analyse de l’évolution des écosystèmes, bien qu’intéressante, n’offre que peu d’avantages pour notre compréhension plus générale de l’évolution par sélection naturelle. Or ce constat négligerait les problèmes identifiés au début de cet article : la fitness, pour plusieurs raisons indépendantes, nécessite une description non réductible au succès reproductif. Penser à la fitness en termes de persistance différentielle 37. Thoday (1953), “Components of Fitness”, Cambridge, Symposia of the society for experimental biology @. 38. Cooper (1984), “Expected Time to Extinction and the Concept of Fundamental Fitness”, Journal of Theoretical Biology, 107 @. 39. Cf. Bouchard (2004), Evolution, Fitness and the Struggle for Persistence, PhD thesis, Duke University.
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[les mondes darwiniens] d’une lignée, par exemple, nous permet d’éviter plusieurs des écueils identifiés plus tôt. Mais au-delà de ces problèmes conceptuels, il y a un avantage concret à adopter une fitness de persistance. Un de ces avantages est l’application d’un concept de fitness en termes de persistance aux communautés en général et aux symbioses en particulier. Comme nous le verrons, ceci nous permet d’éviter certaines difficultés conceptuelles. Il est intéressant de souligner qu’un chercheur important dans le domaine de la sélection artificielle mentionné plus tôt est David Sloan Wilson, biologiste plus connu pour sa défense de la sélection de groupe40. Il a aussi coécrit avec le philosophe Elliot Sober un article important sur le concept de superorganisme41 : une colonie de fourmis est, à plusieurs titres, un individu émergent à part entière42, et il est nécessaire de conceptualiser l’individualité biologique de manière plus large pour être en mesure d’inclure la diversité des types d’organisation observée dans la nature. L’individualité biologique est un problème complexe en soi et il ne sera pas possible d’en discuter à fond ici, mais, comme souligné plus tôt dans ce chapitre, il faut bien comprendre que les organismes, tels que nous les connaissons, ne sont pas nécessairement les seuls individus occupant la biosphère. Biologistes et philosophes43 ont tenté de mieux cerner les propriétés fondamentales de l’individualité biologique. Wilson et Sober en arrivent à une définition générale de l’individualité biologique qui nous est utile. Paraphrasant leur propos, on définit un individu biologique ainsi : toute entité fonctionnellement intégrée dont l’intégration est une conséquence du destin partagé du système face aux pressions de son environnement. Ce qui fonctionne, vit et meurt comme un tout est un individu. Cette définition vise à inclure les colonies d’insectes sociaux (et donc des individus formés d’organismes d’une seule espèce), mais on peut aussi l’étendre à des individus émergents de communautés (individus formés de plusieurs 40. Cf. par exemple Wilson (2001), “Evolutionary Biology : Struggling to Escape Exclusively Individual Selection”, Quarterly Review of Biology, 76 (2). 41. Wilson & Sober (1989), “Reviving the Superorganism”, Journal of Theoretical Biology, 136 (3) @. 42. Hölldobler & Wilson (2008), The Superorganism : The Beauty, Elegance, and Strangeness of Insect Societies, W.W. Norton & Co @. 43. Par exemple Janzen (1977), “What are dandelions and aphids ?”, The American Naturalist, 111 (979) @ ; Buss (1987), The Evolution of Individuality, Princeton University Press ; Wilson (2007), Biological Individuality : The Identity and Persistence of Living Entities, Cambridge University Press @.
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[frédéric bouchard / la fitness au-delà des gènes et des organismes] espèces). Contrairement aux écosystèmes, on peut concevoir que des communautés peuvent se reproduire (bien que cette reproduction n’est pas aussi facile à cerner que celle des organismes unitaires). On pourrait donc, de prime abord, désirer maintenir une définition de la fitness en termes reproductifs pour les communautés. Mais comme le montrent plusieurs cas de symbiose entre organismes de différentes espèces – des exemples remarquables de communautés –, il n’est pas toujours possible d’identifier ce succès reproductif, ou du moins d’associer le succès reproductif observé aux adaptations observées. à titre d’exemple, examinons brièvement la symbiose entre le calmar Bobtail (Euprymna scolopes) et la bactérie Vibrio fischeri pour comprendre certains de ces enjeux. Le calmar devient bioluminescent une fois colonisé pas les bactéries qu’il recueille à l’intérieur de son manteau (i.e. son corps). La réaction chimique est amorcée lorsque les bactéries sont assez nombreuses à l’intérieur du manteau et provoquent alors la bioluminescence (habituellement absente lorsque les bactéries sont hors du calmar). La nature adaptative de ce trait est plus subtile qu’on pourrait le penser : les prédateurs du Bobtail chassent en identifiant les ombres de leurs proies sur le fond marin. Or, par sa luminescence, le Bobtail « cache son ombre ». Ceci est intuitivement une adaptation complexe et pourtant nous avons de la difficulté à rendre compte de cette adaptation en utilisant nos modèles traditionnels d’évolution par sélection naturelle. D’abord, la bioluminescence est un trait pour quel organisme ? Le trait n’existe qu’à travers l’interaction spécifique d’organismes de deux espèces. La coévolution entre deux espèces a mené à ceci, mais une fois la symbiose obtenue, un régime adaptatif défini en termes de succès reproductif ne semble pas suffisant, car le trait est en quelque sorte émergent et non réductible aux parties. Pour le dire autrement, les génotypes pris isolément ne peuvent pas « coder » pour ce phénotype. Dans un contexte où de nouveaux individus émergent de l’interaction d’espèces distinctes, où il y a plusieurs génomes, où les adaptations n’émergent que dans l’interaction des partenaires (ou plutôt dans l’interaction des parties de l’individu émergent), une fitness définie en termes de succès reproductif semble inadéquate. Ceci est un cas frappant de symbiose, mais des cas analogues se rencontrent partout dans la nature. La symbiose nous force à réfléchir à l’individualité et à la trajectoire évolutive de ces individus : comment délimiter les individus en question (dans le cas du calmar bioluminescent, est-il approprié de parler de 1, 2, ou 100 000 001 individus ?), comment mesurer le succès reproductif (ou la fitness) d’un composite symbiotique ? Comment penser à l’hérédité dans
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[les mondes darwiniens] ces relations (les symbiontes étant transmis durant la vie de leur partenaire, plutôt qu’intergénérationnellement, comme la plupart des mutations) ? La solution simple est de nier la nécessité de traiter de ces systèmes dans nos théories ou de le traiter comme de simples exceptions. Mais face aux propriétés émergentes de ces communautés symbiotiques et à leur omniprésence dans la nature, il semble impératif de développer des modèles permettant de rendre compte de leur évolution. Certains44 ont fait remarquer que les relations symbiotiques ont été très peu étudiées en termes évolutifs. Une des difficultés relevées par Sapp est que les concepts traditionnels de la théorie de l’évolution sont conçus d’abord pour des organismes à reproduction sexuelle en compétition, ou de manière plus générale à des organismes au génome unique et dont l’hérédité suit un schéma weismannien. Cette image ne correspond pas aux communautés symbiotiques. Cette difficulté ressemble à celle esquissée plus tôt pour les écosystèmes ; peut-on donc envisager d’adopter une analyse similaire à celle proposée plus haut ? Les écosystèmes et leur évolution nous avaient en effet invités à repenser des aspects clés de la théorie de l’évolution. Il a été suggéré que la persistance était une manière utile de conceptualiser la fitness dans le cas des écosystèmes. La persistance différentielle serait probablement utile au-delà (ou en fait en deçà) des écosystèmes. Or, s’intéresser à l’accroissement du potentiel de persistance d’un système correspond exactement au type d’analyse nécessaire en recherche sur les symbioses : la définition classique de ce qu’est une symbiose est « toute interaction soutenue dans le temps (c’est-à-dire toute interaction persistante) entre des organismes appartenant à des espèces distinctes ». Les systèmes mieux intégrés persistent plus en moyenne que les moins bien intégrés. L’intégration d’organismes d’espèces distinctes, dans ce cas-ci une colonisation non parasitaire, est donc une adaptation augmentant le potentiel de persistance du système émergent qu’est l’union entre le calmar et les bactéries. L’évolution des écosystèmes était un exemple exotique d’évolution potentielle, mais elle devient un guide pour mieux comprendre l’évolution de systèmes biologiques plus simples souvent négligés. En d’autres termes, l’évolution 44. Par exemple Sapp (1994), Evolution by Association : A History of Symbiosis, Oxford University Press @ et Saffo (2002), “Themes from Variation : Probing the Commonalities of Symbiotic Associations”, Integrative and Comparative Biology, 42 @.
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[frédéric bouchard / la fitness au-delà des gènes et des organismes] des écosystèmes n’est probablement pas l’exception, mais l’esquisse d’une règle. Bien qu’une analyse exhaustive ne puisse être offerte dans ce contexte45, la suggestion est de définir la fitness comme potentiel de persistance pour une lignée. On peut formaliser le tout ainsi : [L’entité A qui se transforme dans le temps à cause de la sélection sur ses parties] est plus fit que [l’entité B qui se transforme dans le temps à cause de la sélection sur ses parties] si et seulement si A a une plus grande probabilité que B de persister pour l’intervalle de temps T.
Cette approche temporelle de la fitness permet de rendre compte en termes évolutifs certains changements d’écosystèmes, mais on peut aussi tout aussi facilement l’appliquer à des systèmes biologiques plus simples. Alors que les conceptions habituelles de la fitness instrumentalisent la survie comme condition permettant la reproduction, ma suggestion instrumentalise la reproduction comme moyen d’augmenter la capacité de persister pour un individu ou une lignée. On obtient alors ceci : [La lignée A qui change via le succès reproductif de ses membres] est plus fit que la [lignée B qui change via le succès reproductif de ses membres] si et seulement si A a une plus grande probabilité que B de persister pour l’intervalle de temps T (ce qui sera déterminé en grande partie par les propriétés démographiques et populationnelles de ces lignées).
La reproduction jouera toujours un rôle fondamental en biologie de l’évolution, mais elle deviendra une mesure indirecte d’une propriété plus fondamentale, soit la capacité de persister ou de survivre. Cette approche permettrait de traiter de cas biologiques où la notion de succès reproductif ne semble pas s’appliquer (ou s’appliquer difficilement) et d’éviter plusieurs des écueils définitionnels décrits dans la première partie de ce chapitre. 3 Conclusion
L
a première moitié du xxe siècle vit l’intégration du darwinisme et du mendélisme, les deux paradigmes les plus féconds de la biologie de l’époque. Grâce à la génétique des populations, la théorie synthétique de l’évolution développa les outils permettant des avancées formidables dans notre com-
45. Pour l’analyse complète, cf. Bouchard (2004), Evolution, Fitness and the Struggle for Persistence, PhD thesis, Duke University.
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[les mondes darwiniens] préhension de l’évolution jusqu’à aujourd’hui. Ces avancées se sont faites en accordant un rôle fondamental au gène dans les processus évolutifs et en réifiant la fitness en tant que succès reproductif ou, de manière plus large, en tant que succès réplicatif. Certains ont tenté dans les dernières décennies de relativiser cette approche génique de l’évolution46. Cette relativisation a permis l’émergence de nouvelles approches théoriques visant à améliorer notre compréhension de l’évolution par sélection naturelle. Que ce soit la Developmental Systems Theory, l’approche de niche construction47 ou les approches épigénétiques, l’importance du succès reproductif est, consciemment ou non, remise en question. Plusieurs raisons devraient nous mener à cette réévaluation. Comme nous l’avons vu, ces raisons sont épistémologiques et scientifiques. Certains reconnaissent qu’une définition de la fitness en termes reproductifs n’est pas en fait une définition exhaustive et ne peut donc pas servir de fondation épistémologique stable à nos théories. Mais surtout, certaines interprétations actuelles de la théorie ne permettent pas de décrire adéquatement l’évolution de certains systèmes biologiques, dont des espèces végétales clonales, des communautés symbiotiques et des écosystèmes. Il y a donc un coût réel à maintenir des définitions orthodoxes. Par définition, si la fitness est définie exclusivement en termes de reproduction, il faut dire que de multiples cas d’évolution apparente ne sont pas en fait des cas d’évolution, ce qui est manifestement indésirable. Si le phénotype d’un écosystème change suite à des pressions environnementales et que ces changements augmentent la capacité de cet écosystème à persister, nous semblons toucher intuitivement à un cas d’évolution et il semble que ce sont nos théories qui doivent s’adapter pour rendre compte de ces exemples réels. Même si les écologues sont facilement convaincus par cette idée, les biologistes évolutionnaires seront plus difficiles à convaincre. La réticence à considérer l’évolution de ces systèmes est plus tenace, car ancrée dans une incapacité de conceptualiser cette évolution dans le cadre néodarwinien. Ce chapitre visait à montrer d’abord que la fitness comme potentiel de persistance est utile pour comprendre l’évolution d’écosystèmes. La prochaine étape est de montrer comment l’idée de persistance est utile non seulement 46. Cf. par exemple Keller (2002), The Century of the Gene, Harvard University Press @ et Lewontin (2002), The Triple Helix : Gene, Organism, and Environment, Harvard University Press @. 47. Cf. Pocheville, ce volume. (Ndd.)
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[frédéric bouchard / la fitness au-delà des gènes et des organismes] en écologie, mais aussi nécessaire pour notre compréhension de l’évolution d’autres systèmes biologiques. Certains organismes clonaux sont artificiellement individués comme des populations d’individus, alors que leur évolution montre que nous avons affaire à un organisme constitué de nombreuses parties intégrées. Certaines relations symbiotiques sont redéfinies de manière réductrice comme de « simples » cas de coévolution (type de « course aux armements » entre deux espèces interreliées). Ces caractérisations se font toujours au prix de l’oubli de certains traits apparents/émergents qu’on aurait voulu, de prime abord, qualifier d’adaptatifs. Les écosystèmes nous suggèrent une refonte de la théorie de l’évolution en insistant sur la persistance. Il s’agit maintenant d’utiliser cette idée pour identifier les autres adaptations oubliées et continuer notre exploration des merveilles que la sélection naturelle a produites.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 13
Michel Morange
Darwinisme et biologie moléculaire
L
es partisans du « dessein intelligent » (Intelligent Design) empruntent la plus grande part des exemples censés montrer les limites des explications darwiniennes à la biochimie et à la biologie moléculaire et cellulaire1. La raison en est simple : ce sont les domaines de la biologie où la célèbre phrase de Theodosius Dobzhansky – « Rien n’a de sens en biologie si ce n’est au regard de l’évolution » – s’applique le moins. Non que les spécialistes de ces disciplines s’opposent au darwinisme, mais les phénomènes qui y sont étudiés sont expliqués sans aucune référence à l’évolution, ni au mécanisme darwinien de cette évolution. Ce vide est habilement exploité par les partisans du « dessein intelligent ». Cette séparation entre deux biologies, une biologie fonctionnelle qui explique les phénomènes du vivant en termes physico-chimiques sans référence à l’histoire évolutive, et une biologie évolutive qui ignore les détails physicochimiques des transformations que subissent les êtres vivants au cours de leur évolution, est ancienne, et a été explicitée par Ernst Mayr au début des années 19602. Ce dernier n’a cependant rien fait pour réduire cet écart. Il est grand temps pour la biologie de combler ce fossé, et nous montrerons dans ce chapitre qu’un grand nombre de travaux actuels ont cet objectif, qui est de placer les explications fonctionnelles « sous le regard de l’évolution ». Nous nous focaliserons sur la biologie cellulaire et moléculaire, et laisserons de côté d’autres domaines où le même rapprochement s’opère, mais dont les transfor-
1. Cf., par exemple, Behe (2007), The Edge of Evolution : The Search for the Limits of Darwinism, Free Press. 2. Mayr (1961), “Cause and effect in biology”, Science, 134 @.
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[les mondes darwiniens] mations seront analysées ailleurs dans cet ouvrage : la biochimie, et les mécanismes de différenciation cellulaire et de développement embryonnaire. Placer la biologie cellulaire et moléculaire « sous le regard de l’évolution » peut avoir deux sens différents, qu’il est utile de distinguer : d’une part, il peut s’agir de reconstituer l’histoire évolutive qui a engendré ces structures moléculaires et cellulaires3 ; d’autre part, l’objectif peut être de comprendre quel est l’avantage sélectif apporté par telle ou telle structure, qui lui a permis d’être retenue par l’évolution. Dans le second cas, il s’agit d’élaborer le scénario darwinien qui a permis l’adoption et la rétention d’une structure moléculaire ou cellulaire particulière. 1 Des tentatives anciennes, mais souvent inabouties
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l serait néanmoins erroné de penser que les tentatives actuelles de rapprochement entre biologie fonctionnelle et biologie évolutive sont nouvelles. Quelques exemples suffiront à montrer que ce n’est pas le cas, et que les efforts furent récurrents pour replacer en perspectives historiques le développement de structures et de capacités fonctionnelles particulières. La focalisation, à partir des années 1920, du travail de nombreux généticiens sur le phénomène de pseudoallélisme, c’est-à-dire l’existence de complexes de gènes répétés, aux fonctions semblables mais légèrement différentes, est un bon exemple. Outre l’attrait que représentait la subtilité des observations génétiques qui pouvaient être faites sur ces systèmes, l’abondance des travaux s’explique par la conviction qu’il s’agissait d’un phénomène susceptible d’avoir joué un rôle majeur dans l’évolution des formes vivantes et de leur développement. Dans un autre domaine de recherches, un biochimiste éminent, Hans Krebs, consacra ses derniers travaux à comprendre comment un système fonctionnel complexe tel que le cycle métabolique qui porte son nom avait pu être produit par l’assemblage de trois voies métaboliques plus simples. D’autres biochimistes, comme Marcel Florkin, ont suivi la même voie. De même, Francis Crick, qui joua un rôle majeur dans l’élaboration de l’hypothèse d’un code génétique, c’est-à-dire d’une règle de correspondance entre la séquence des nucléotides dans l’ADN et celle des acides aminés dans les protéines, imagina, à la fin des années 1960, avec plus ou moins de succès, des scénarios permettant d’expliquer l’apparition du code génétique4. L’hypothèse du monde à ARN, d’un 3. Cf. Lecointre sur la biochimie, ce volume. (Ndd.) 4. Crick (1968), “The origin of the genetic code”, Journal of Molecular Biology, 38 @.
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[michel morange / darwinisme et biologie moléculaire] premier monde vivant plus simple, ayant précédé le monde vivant actuel aux multiples molécules informationnelles, suivit de peu la mise en évidence que les ARN pouvaient, comme les protéines, catalyser des réactions chimiques : cette hypothèse permit ultérieurement de comprendre certaines des caractéristiques fonctionnelles des ribosomes, particules sur lesquelles s’effectue la synthèse protéique. Un exemple encore plus intéressant est représenté par les efforts que fit le biologiste français Jacques Monod pour élaborer un scénario évolutif justifiant les caractéristiques particulières des protéines dites allostériques5. L’activité de ces dernières peut être régulée par des molécules à la structure totalement différente des molécules sur lesquelles ces protéines agissent. Par exemple, le fonctionnement de l’hémoglobine, qui transporte l’oxygène dans le sang jusqu’aux tissus qui en ont besoin, est régulé par les ions hydrogène qui diminuent l’affinité de la protéine pour l’oxygène. Abondants au niveau des tissus, en particulier du muscle en activité, ces ions facilitent la libération de l’oxygène là où il est requis. Jacques Monod élabora un modèle structural complexe pour expliquer le comportement de ces protéines : elles sont formées de plusieurs sous-unités identiques, qui peuvent adopter deux conformations différentes ; la protéine entière ne peut contenir, à cause d’un principe de symétrie dont il postula l’existence, que des sous-unités dans le même état conformationnel et peut donc osciller entre deux états différents. Ce modèle allostérique rendait bien compte du comportement fonctionnel de beaucoup des protéines allostériques. Monod, cependant, ne se contenta pas de cette adéquation entre le modèle et les phénomènes observés. Il chercha à expliquer pourquoi les caractéristiques structurales particulières de ces enzymes, et en particulier le principe de symétrie, avaient été sélectionnées. L’explication était pour lui que le nombre de mutations permettant de passer d’une protéine non régulée à une protéine régulée était moindre dans le modèle allostérique que dans les autres modèles concurrents. Il ne s’agit pas de savoir si Monod avait tort ou raison, mais de souligner l’originalité de sa démarche associant caractéristiques structurales et fonctionnelles, et histoire évolutive. Mais cette originalité ne fut pas perçue, et les préférences exprimées en faveur de tel ou tel modèle le furent uniquement en fonction de l’adéquation entre les prédictions de ces modèles, et les caractéristiques structurales et 5. Monod et al. (1965), “On the nature of allosteric transitions : A plausible model”, Journal of Molecular Biology, 12.
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[les mondes darwiniens] fonctionnelles des systèmes étudiés. De manière générale, tous les exemples que nous avons cités de mise en perspectives évolutives des phénomènes physiologiques restèrent des tentatives isolées, et ne suscitèrent pas de projets de recherche importants. La raison en est que ces tentatives se heurtèrent à un certain nombre d’obstacles, en particulier épistémologiques. 2 Surmonter les obstacles épistémologiques
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ous pensons que la notion d’obstacle épistémologique, privilégiée par le philosophe des sciences Gaston Bachelard6, rend bien compte des difficultés à associer explications fonctionnelles et explications évolutionnistes. Le premier obstacle est qu’une explication purement fonctionnelle peut sembler suffisante7. Prenons l’exemple d’un chercheur tentant d’expliquer comment une enzyme est capable d’accélérer une réaction particulière. La description précise de la structure de l’enzyme, et l’élaboration d’un mécanisme réactionnel constitueront des réponses satisfaisantes. Les questions de savoir si d’autres schémas réactionnels étaient possibles, et d’autres structures enzymatiques capables de catalyser la même réaction étaient imaginables sont des questions autres. Le fait de limiter le champ des questions posées est caractéristique de toute discipline scientifique, et de la formation disciplinaire que reçoivent les chercheurs. Limiter l’étendue du questionnement, ne plus même voir l’existence d’autres questions est, peut-être, le prix à payer pour une plus grande efficacité, au moins à court terme. Le phénomène est aggravé par la spécialisation croissante des scientifiques. L’aveuglement des biologistes fonctionnalistes face aux questions de l’évolution est analogue à celui de la majorité des scientifiques vis-à-vis de l’apport possible de l’histoire et de la philosophie des sciences. Les biologistes fonctionnalistes prennent les objets biologiques « tels qu’ils sont », et cherchent à en comprendre le fonctionnement, sans s’interroger sur leur origine. Le scientifique prendra les concepts et les théories scientifiques tels qu’ils sont, sans questionner leur genèse et les raisons qui ont guidé leur adoption. Pour l’un comme pour l’autre, l’intérêt de l’histoire n’apparaîtra que si celle-ci a tellement pesé sur la genèse de l’objet, composant biologique ou théorie scientifique, si son fonctionnement
6. Bachelard (1938), La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Vrin. 7. Sur la notion de fonction, cf. de Ricqlès & Gayon, ce volume. (Ndd.)
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[michel morange / darwinisme et biologie moléculaire] est tellement contraint, que l’explication historique de ces contraintes devient nécessaire pour en comprendre les caractéristiques. Les théories évolutionnistes ont aussi rendu plus difficile l’interrogation historique en insistant sur l’idée que ce qui a été sélectionné est une fonction, et non une structure ; ou, pour dire les choses autrement, que de multiples structures auraient permis la réalisation des mêmes fonctions8. En « dématérialisant » ces fonctions, la théorie évolutionniste laissait le champ libre à une étude structuro-fonctionnelle anhistorique des objets biologiques. Enfin, les notions de bricolage et de recrutement ont renforcé cette vision anhistorique. Ces notions ont permis de rendre compte d’un certain nombre d’observations faites, surtout mais pas uniquement, au niveau moléculaire9. Par exemple, les cristallines, protéines qui assurent la transparence du cristallin, ont d’autres fonctions dans l’organisme, en particulier enzymatiques, et leur rôle dans les propriétés du cristallin est second. Les voies de signalisation qui permettent à des signaux extracellulaires de modifier les caractéristiques des cellules cibles peuvent être recrutées, dans des organismes différents, pour contrôler la division cellulaire, la formation de l’œil, ou celle de la vulve, organe sexuel des nématodes10. Les notions de bricolage et de recrutement s’appliquent aussi à des niveaux supérieurs d’organisation : par exemple, les poumons sont issus d’un diverticule de l’œsophage. La notion de recrutement est « objective » ; celle de bricolage est beaucoup plus chargée idéologiquement. Elle a sans doute plu car elle s’oppose à une vision « planifiée » de l’évolution, et a représenté ainsi une réponse anticipée aux partisans du dessein intelligent. Mais elle peut engendrer une interprétation erronée, qui ne lui est pas intrinsèque, mais liée à la lecture qui en a été faite. Elle a été interprétée comme la possibilité pour l’évolution d’aller n’importe où, de faire n’importe quoi. Or si un bricoleur détourne les objets de leurs fonctions premières pour un usage souvent inattendu, cet usage est néanmoins toujours en relation avec les caractéristiques de l’objet utilisé pour le bricolage. Le recrutement de l’évolution n’est pas le choix au hasard de composants indifférenciés, mais l’utilisation de propriétés particulières de ces composants. En outre, plus un 8. Rosenberg (1998), Instrumental biology or the disunity of science, The University of Chicago Press. 9. Jacob (1977), “Evolution and tinkering”, Science, 196. 10. Sur ces phénomènes observés en biologie du développement, cf. Balavoine, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] objet est bricolé, plus il porte en lui l’histoire de sa construction, et plus la connaissance de cette histoire est nécessaire pour en comprendre le fonctionnement souvent imparfait. 3 Les éléments favorables aujourd’hui à une réintégration de l’histoire évolutive dans la biologie fonctionnelle
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e multiples transformations récentes de la biologie contribuent de manière convergente à donner une place croissante à l’histoire évolutive dans l’explication des fonctions biologiques. La première est l’accroissement rapide du nombre de génomes séquencés. Quelles que soient les motivations qui furent à l’origine de ces programmes de séquençage, l’information ainsi engendrée est immédiatement utilisée pour des comparaisons : comparaisons de séquences, mais aussi comparaison de l’organisation des gènes sur les chromosomes, et du nombre et de la répartition des gènes dans leurs différentes catégories fonctionnelles. L’importance de ce travail comparatif vient de ce que la séquence d’un génome n’est pas informative en soi : la comparaison est le seul moyen de valoriser le travail ingrat de séquençage. Peut-être y a-t-il simplement extension au niveau moléculaire d’une tradition de comparaison fortement ancrée dans la biologie par le travail des naturalistes, et dont Auguste Comte faisait d’ailleurs « la » méthode propre à la biologie. Toujours est-il que ce travail de comparaison conduit à un éclairage évolutif des caractéristiques fonctionnelles. Les différences structurales et fonctionnelles trouvent leur sens dans l’histoire qui les a engendrées. Mais l’ouverture à l’histoire évolutive peut naître, en l’absence de comparaison entre organismes, de l’insuffisance d’une description moléculaire poussée à ses limites. Je ne prendrai qu’un exemple pour illustrer ce point, car il faut entrer dans le détail des structures et des fonctions pour voir comment une description moléculaire peut, d’elle-même, appeler un éclairage évolutif. Les chaperonines sont des complexes moléculaires de grande taille, dont la fonction est de faciliter le repliement des autres protéines cellulaires en créant un environnement, une « cage », propice au repliement de ces protéines. On observa assez vite qu’une partie seulement des protéines intracellulaires requiert l’aide des chaperonines, même si beaucoup de protéines peuvent, dans des circonstances particulières, bénéficier de leur action. L’hypothèse proposée pour expliquer pourquoi certaines protéines ont absolument besoin des chaperonines pour se replier alors que d’autres s’en passent apparemment très bien, fut que les protéines dépendantes des chaperonines avaient des caractéristiques structu-
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[michel morange / darwinisme et biologie moléculaire] rales particulières qui en rendaient le repliement plus difficile : par exemple, des protéines contenant à la fois des hélices α et des feuillets β étaient des cibles potentielles des chaperonines. Ces hypothèses se révélèrent en partie vraies – beaucoup de protéines dites αβ ont besoin des chaperonines pour se replier – mais insuffisantes. Certaines protéines αβ n’ont pas besoin des chaperonines, et des protéines appartenant à d’autres familles structurales en sont dépendantes. Dans la conclusion d’un article, des spécialistes des chaperonines faisaient appel à des « considérations évolutives » pour expliquer les observations faites11. La situation actuelle – certaines protéines ont besoin des chaperonines, d’autres non – est un « instantané » dans une histoire évolutive complexe. Les auteurs faisaient l’hypothèse que cette situation est le résultat de deux tendances évolutives divergentes. La première serait un processus de sélection tendant à optimaliser le repliement des protéines, et à rendre celui-ci indépendant des chaperonines – l’usage des chaperonines représentant un « poids ». Mais l’évolution modifie en permanence la structure des protéines à travers la mutation des gènes qui codent pour elles. Les nouvelles formes protéiques, aux fonctions parfois essentielles pour l’adaptation des organismes, n’ont pas été (encore) optimalisées pour leur repliement, et peuvent avoir besoin des chaperonines. Ces dernières participeraient donc à la création de « nouveauté ». Les auteurs allaient même jusqu’à faire l’hypothèse que la richesse de certaines familles structurales de protéines pourrait s’expliquer par la présence des chaperonines. Les protéines dites (αβ)8, contenant un tonneau de brins β entouré de huit hélices α représentent plusieurs dizaines de membres. Tous dérivent d’une protéine ancestrale commune ; ainsi, par duplication (et mutation) du gène ancestral, a été engendré un riche ensemble de protéines aux fonctions très diverses. Un tel scénario évolutif n’aurait sans doute pas été possible sans la présence des chaperonines. Ces travaux sont récents, et comme pour les exemples précédents, il ne s’agit pas pour nous de juger la valeur de ce scénario. L’important est qu’une description structurale et fonctionnelle conduise naturellement à un scénario évolutif, qui vient compléter l’explication physico-chimique et non, de toute évidence, la remplacer. Des exemples analogues pourraient être trouvés en biologie des systèmes, cette nouvelle branche de la biologie qui vise à décrire, au-delà de la structure 11. Kerner et al. (2005), “Proteome-wide analysis of chaperonin-dependent protein folding in Escherichia coli”, Cell, 122 @.
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[les mondes darwiniens] des composants élémentaires, leur organisation en réseaux fonctionnels complexes12. La mise en évidence d’une structure particulière de réseaux biologiques induit immédiatement une interrogation sur l’origine de ces caractéristiques. Doit-elle être cherchée dans l’existence de contraintes fonctionnelles – seules des formes particulières de réseaux sont capables d’accomplir certaines fonctions, ou dans la manière dont ces réseaux d’interaction entre composants se sont progressivement construits ? Ces différentes explications ne sont d’ailleurs aucunement incompatibles entre elles. Prenons là encore un exemple pour illustrer ce nouveau type de recherches. Beaucoup de ces réseaux biologiques se sont révélés être de type « scalefree ». Au lieu que leurs composants, ce que l’on appelle les nœuds, soient à peu près toujours reliés au même nombre de composants, on observe que certains nœuds sont très reliés, forment un grand nombre d’interactions avec d’autres composants du réseau, alors que d’autres sont très peu reliés. Comment expliquer ces caractéristiques ? Dans ce cas, au moins deux hypothèses sont possibles. Cette « anomalie » de structure résulterait du processus de construction de ces réseaux : par exemple, les nœuds qui possèdent déjà une quantité importante de liens avec d’autres composants auraient une tendance plus forte que les autres à en former de nouveaux (ce que l’on appelle le principe de Matthieu en référence à l’évangile du même nom : « à ceux qui ont, il sera donné, à ceux qui n’ont pas, il sera retiré. »). Ou bien cette organisation structurale confère au réseau des propriétés particulières, par exemple une résistance à des perturbations, ce que l’on appelle en termes d’ingénieur de la « robustesse ». La polémique a été (et reste) violente, tant sur la valeur des données utilisées pour bâtir ces réseaux que sur l’interprétation de leurs structures13. L’important, pour nous, est ailleurs. On voit bien sur cet exemple comment la description de ces réseaux est étroitement associée à une interrogation sur leur histoire évolutive, avec ses deux axes possibles : une simple description historique de la construction de ces réseaux, ou la recherche de l’avantage adaptatif qu’une structure particulière a pu apporter. Mais il y a plus car, dans les deux cas, les observations moléculaires et les explications évolutionnistes sont étroitement mêlées. Si, par exemple, on retient l’hypothèse que c’est l’histoire de la construction du réseau qui explique sa structure particulière, il 12. Sur la biologie des systèmes, cf. Braillard, ce volume. (Ndd.) 13. Keller (2005), “Revisiting ‘scale free’networks”, BioEssays, 27 @.
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[michel morange / darwinisme et biologie moléculaire] s’agira de décrire en termes physico-chimiques cette histoire : quelles sont les caractéristiques particulières, structurales et fonctionnelles, des protéines qui forment les nœuds qui peuvent expliquer cette histoire. Ou, si l’on choisit la seconde hypothèse, les deux d’ailleurs pouvant fonctionner de concert, comment expliquer, en termes physico-chimiques, que la robustesse du système soit le produit de sa structure ? Le mariage entre les approches physico-chimiques, fonctionnalistes des systèmes, et les approches évolutionnistes peut naître, simplement, du nouveau regard que les chercheurs posent sur des systèmes déjà bien connus. L’opéron lactose, le système moléculaire présent chez les bactéries qui permet au lactose d’induire la synthèse des enzymes assurant sa dégradation, et donc aux bactéries de s’adapter à une nouvelle source nutritive, a été l’objet de très nombreux travaux depuis sa caractérisation il y a presque cinquante ans14. Ce n’est que depuis peu que l’on a cherché à savoir si ce système était bien adapté à son objectif : répondre de manière optimale aux variations de concentration du lactose dans l’environnement15 ; et si d’autres mécanismes de réponse auraient pu permettre une aussi bonne adaptation16. Rien n’aurait empêché que de telles questions soient posées il y a cinquante ans. Il n’est pas certain cependant que des réponses auraient pu y être apportées, car les travaux actuels utilisent des techniques d’observation nouvelles, s’appuient sur des modèles évolutionnistes récents, et surtout mettent en œuvre des expériences d’évolution in vitro, dont les premiers essais sur les bactéries n’ont guère plus de vingt ans17. Les expériences d’évolution in vitro ont en effet une place majeure dans le rapprochement entre biologie évolutive et biologie fonctionnelle. Ces expériences peuvent être de natures différentes. Il peut s’agir, comme dans le cas de l’opéron lactose que nous avons vu précédemment, de faire évoluer une population – dans ce cas des bactéries – pour suivre son adaptation à un nouvel environnement. De telles études ne sont pas nouvelles, et ont été 14. Jacob & Monod (1961), “Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins”, Journal of Molecular Biology, 3 @. 15. Dekel & Alon (2005), “Optimality and evolutionary tuning of the expression level of a protein”, Nature, 436 @. 16. Kussell & Leibler (2005), “Phenotypic diversity, population growth, and information in fluctuating environments”, Science, 309 @. 17. Sur certains de ces travaux, en l’occurrence ceux de Richard Lenski, cf. Barberousse & Samadi, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] faites depuis longtemps sur des populations de mouches drosophiles. Ce qui est nouveau, c’est la possibilité de caractériser la nature des événements qui ont permis cette adaptation ; de décrire les mutations qui se sont produites, et d’expliquer comment elles ont permis cette adaptation en modifiant telle ou telle fonction de l’organisme ; travail difficile, encore rarement achevé sur des populations bactériennes, mais possible ; travail qui pourrait d’ailleurs être étendu à des évolutions en milieu naturel, lorsque celles-ci ont été rapides. Les cichlidés, ces téléostéens qui peuplent les grands lacs de l’Est africain, ont connu un processus rapide de différenciation et de spéciation, et pourraient constituer un système modèle18. Dans ces cas naturels, cependant, seul l’état final (actuel) est accessible, et il sera uniquement possible d’imaginer le chemin de mutations suivi par ces différentes espèces. L’évolution in vitro peut être aussi celle de macromolécules isolées de l’organisme. Dès que les techniques de génie génétique furent mises au point, et en particulier celle de la mutagenèse dirigée, des travaux de mutagenèse des gènes codant pour des protéines et des enzymes furent mis en œuvre. Les objectifs étaient de modifier la stabilité de ces protéines, leur affinité pour les molécules avec lesquelles elles interagissent, ou la nature des réactions chimiques qu’elles catalysent (dans le cas des enzymes). De telles expériences avaient un double intérêt : fondamental, de mieux connaître les mécanismes qui stabilisent la structure des protéines, assurent la spécificité des interactions, et l’efficacité de l’activité catalytique ; et pratique, de créer de nouvelles protéines et enzymes utiles pour les industries de biotechnologie. L’approche « rationnelle » consistant en la modification ciblée d’acides aminés, choisis pour leur position et leurs propriétés, fut très rapidement complétée par une approche darwinienne – mutagenèse au hasard, sélection des variants ayant progressé dans la direction visée, le cycle de mutation/ sélection pouvant être répété. Chacune de ces approches a ses points faibles : l’approche rationnelle ne permet pas, ou très difficilement, de concevoir des mutations ayant des effets indirects sur le phénomène étudié, par exemple en changeant la conformation de la protéine. La méthode combinant variation aléatoire et processus de sélection est elle très vite limitée par le nombre de variations théoriquement possibles, bien supérieur au nombre qu’il est possible de produire expérimentalement. 18. Kocher (2004), “Adaptive evolution and explosive speciation : The cichlid fish model”, Nature reviews/genetics, 5 @.
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[michel morange / darwinisme et biologie moléculaire] Ces études ont non seulement montré la force créatrice d’un processus de variation/sélection, c’est-à-dire d’une évolution darwinienne, mais aussi les limites, les contraintes auxquelles ces variations se heurtent. Ces travaux font de plus en plus appel à la notion de « trade off » (d’échange), familière aux biologistes de l’évolution, mais jusqu’alors étrangère aux biologistes des protéines19. Toute variation qui augmente le pouvoir catalytique d’une enzyme a un coût, par exemple en termes de stabilité. Le rapport coût/bénéfice peut être estimé par des études in vitro, mais aussi in vivo, en replaçant la protéine modifiée dans l’organisme, et en étudiant l’adaptation de celui-ci, sa fitness, dans un milieu mimant son milieu naturel. Quand de tels travaux sont menés à leur terme, ils comblent parfaitement le fossé entre la biologie évolutive et la biologie fonctionnelle. La biologie synthétique pourrait sembler étrangère à ces préoccupations évolutionnistes20. L’objectif de ses partisans est de modifier avec un esprit d’ingénieur les organismes, en les implémentant avec de nouveaux modules fonctionnels. De même que les informaticiens modifient l’unité centrale d’un ordinateur en y implémentant de nouvelles puces, les partisans de la biologie synthétique visent par une procédure analogue à obtenir des organismes vivants aux capacités nouvelles – capables, par exemple, de synthétiser une molécule particulière, intéressante pour l’industrie pharmaceutique. Ce qui distingue la biologie synthétique du génie génétique est que la modification est globale, impliquant l’insertion simultanée de plusieurs gènes, et modélisée avant d’être réalisée. Ces travaux, issus de la tradition fonctionnaliste, pourraient paraître totalement « orthogonaux » aux travaux de biologie évolutive. Il n’en est rien car ces recherches se heurtent à la biologie évolutive de deux manières différentes. Pour les partisans de la biologie synthétique, il s’agit de savoir si de tels dispositifs seront stables à l’intérieur des organismes. Ne risquent-ils pas d’être modifiés, « bricolés », par l’évolution, et d’acquérir ainsi des fonctions autres, et/ou de perdre la fonction pour laquelle ils avaient été construits ? L’évolution apparaît alors comme un processus parasite perturbant le travail des spécialistes de biologie synthétique. Mais, à l’inverse, les approches de la biologie synthétique peuvent représenter de formidables outils pour la biologie de l’évolution. Une des difficultés à laquelle se heurtent les évolutionnistes est de savoir si 19. Tokuriki et al. (2008), “How protein stability and new functions trade off”, PLoS Computational Biology, 4 @. 20. Benner & Sismour (2005), “Synthetic Biology”, Nature Reviews/genetics, 6 @.
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[les mondes darwiniens] un dispositif fonctionnel particulier présent chez les organismes vivants est le résultat d’un choix opéré par la sélection naturelle, ou le fruit d’un « accident gelé », le résultat d’un phénomène aléatoire qui a ensuite contraint l’évolution. Un exemple assez simple nous permettra d’expliciter ces deux visions antagonistes. La quasi-totalité des protéines qui sont insérées dans les membranes des cellules possèdent des hélices α transmembranaires. Il semble qu’une telle hélice α soit la meilleure solution thermodynamique pour stabiliser la structure des protéines dans l’environnement hydrophobe de la membrane. L’hélice α transmembranaire a été « inventée » plusieurs fois, et sa valeur adaptative est indéniable. Par contre, le fait que beaucoup de protéines transmembranaires, et en particulier des récepteurs, contiennent exactement sept hélices α semble être le résultat d’un accident évolutif : une protéine à sept hélices α transmembranaires s’est formée, et ce modèle a été reproduit plusieurs centaines de fois21. Dans beaucoup de cas, la distinction est difficile, et une approche de biologie synthétique pourrait apporter une aide décisive. Les solutions non retenues par l’évolution seraient synthétisées, et leur aptitude à permettre l’adaptation fonctionnelle des organismes testée. La biologie synthétique peut permettre de délimiter l’espace des possibles accessible à l’évolution des formes vivantes, afin de mieux y situer l’espace des réalisations de l’évolution. 4 Conclusions
L’
association croissante d’explications fonctionnalistes et d’explications évolutionnistes nous semble être une des tendances fortes de la biologie contemporaine. Même la médecine laisse aujourd’hui une place à une explication évolutive de certaines pathologies22. Un tel effort pourra débarrasser la biologie fonctionnaliste d’un certain nombre de règles, principes ou même « dogmes » dont la raison d’être ne peut trouver qu’une explication historique. Ce rapprochement sera difficile. Le risque majeur est sans doute qu’il soit illusoire. Certains des scénarios évolutifs qui seront proposés seront naïfs, et céderont à la tendance « panglossienne » dénoncée jadis par Stephen Jay Gould et Richard Lewontin23. Ce risque est associé de manière permanente
21. Sur ces problèmes d’adaptation, d’exaptation, de convergence, cf. Grandcolas, ce volume. (Ndd.) 22. Sur la médecine darwinienne, cf. Méthot, ce volume. (Ndd.) 23. Gould et Richard Lewontin (1979), “The spandrels of San Marco and the Panglossian paradigm : A critique of the adaptationist programme”, The Proceedings of the Royal Society of London Series B, 205 @.
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[michel morange / darwinisme et biologie moléculaire] aux explications évolutionnistes. Il sera sans doute encore plus grand dans un domaine nouveau, où tout, ou presque tout, reste à faire. Le deuxième risque, confirmé par les premières tentatives infructueuses que nous avons décrites, sera de rechercher dans les mécanismes physico-chimiques le moteur de l’évolution, au risque de négliger l’action sélective du milieu. La voie est étroite entre une évolution qui échappe totalement aux réalités physico-chimiques, et un processus évolutif qui trouverait dans ceux-ci son sens. Le risque d’un retour d’une évolution dirigée – une orthogenèse – sous couvert d’une description des mécanismes génétiques en jeu est réel. Le concept d’évolvabilité – certaines mutations pourraient accroitre considérablement les aptitudes ultérieures des organismes à evoluer –, très prisé dans le champ de l’évo-Dévo, peut avoir une signification ambiguë. Les contraintes physico-chimiques ne définissent pas un sens pour l’évolution. Elles permettent seulement de définir un espace des possibles, dans lequel le processus adaptatif de la sélection naturelle s’est exercé. Si ces deux risques sont réels, ils ne nous semblent pas insurmontables, et surtout remettre en question l’intérêt du rapprochement entre biologie de l’évolution et biologie fonctionnelle. On peut compter sur le patient travail des biologistes pour que les scénarios fictifs, et les moteurs internes de l’évolution et les mecanismes qui expliqueraient à eux seuls la direction prise par l’evolution, soient plus ou moins rapidement écartés.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre
14
Pierre-Alain Braillard
La biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?
O
n assiste depuis quelques années à des bouleversements importants en biologie moléculaire. Ce mouvement correspond à ce qu’il est maintenant convenu d’appeler la biologie des systèmes. S’il est encore difficile de prendre la mesure exacte de ces changements et de saisir toutes les conséquences qu’ils pourraient avoir aux niveaux théorique et pratique, on peut déjà identifier un certain nombre de questions philosophiques qu’ils soulèvent. Dans le contexte de cet ouvrage, la question qui se pose naturellement porte sur les liens qui pourraient ou devraient unir biologie des systèmes et biologie de l’évolution. Cette question est importante à plusieurs points de vue. Premièrement, les rapports entre ces différents domaines ont toujours constitué un enjeu majeur pour la biologie. Pour ne prendre que deux exemples, on se rappellera que la biologie moderne de l’évolution (la théorie synthétique de l’évolution) est née de la rencontre et de la synthèse entre d’une part la théorie darwinienne et d’autre part la génétique mendélienne, et que cette synthèse s’est faite en laissant largement de côté l’embryologie. Si l’on regarde plus près de nous, on peut constater l’existence de nombreuses discussions sur la nécessité d’unir biologie de l’évolution et biologie du développement1. La deuxième raison est plus interne à la biologie des systèmes. Comme on l’a dit, celle-ci est en train de se constituer en tant que domaine de recherche, et dans cette phase que l’on pourrait qualifier d’exploratoire, caractérisée par
1. Cf. Balavoine, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] une très grande diversité de cadres d’analyse, de stratégies de recherche, de modèles explicatifs, la question de savoir quelles voies pourraient être les plus fécondes, est évidemment de la première importance. Il nous paraît donc indispensable, à l’heure où de nouveaux programmes de recherche prennent forme, de bien réfléchir à la place que devrait occuper la biologie des systèmes dans le paysage des sciences de la vie. Les choix qui sont faits aujourd’hui pourraient avoir des conséquences importantes pour le futur de ce domaine. La biologie de l’évolution (en tout cas sous sa forme actuelle) est fondée sur l’idée que les processus évolutifs sont fondamentalement contingents et dépendent pour une bonne part d’accidents historiques. C’est pourquoi la biologie évolutive est à juste titre souvent décrite comme une science de nature historique (mais ce qui n’implique pas qu’elle serait dépourvue d’une partie théorique, comme l’atteste le cadre mathématique de la génétique des populations). À l’instar d’un certain nombre d’approches théoriques, une partie de la biologie des systèmes fait l’hypothèse qu’il existe des principes généraux (ou des lois) qui ne dépendraient pas de cette contingence. Nous allons décrire de quels types de principes il s’agit, mais on voit d’ores et déjà les conséquences de cette hypothèse : la biologie des systèmes pourrait se développer de manière indépendante de la biologie de l’évolution. Nous verrons que c’est effectivement l’attitude adoptée par certains scientifiques. Notre but sera de critiquer cette tendance. Pourtant, nous pensons qu’il faut reconnaître que les biologistes des systèmes ont certaines bonnes raisons de penser que des principes généraux (et indépendants des accidents historiques) existent et qu’ils pourraient les étudier de manière purement synchronique et fonctionnelle. Notre but sera donc de donner une image nuancée de ces difficiles problèmes méthodologiques. Nous commencerons par présenter à travers un exemple comment certains biologistes des systèmes cherchent à mettre au jour des principes généraux d’organisation des réseaux biologiques. Dans un deuxième temps, nous verrons que ce projet doit faire face à certaines objections générales concernant la comparaison entre systèmes naturels et artificiels. Dans la troisième section, nous défendrons l’idée que les méthodes de la biologie des systèmes permettent de répondre en partie à ces critiques. Dans la dernière partie, nous nous attacherons à montrer pourquoi, malgré les forces de ces approches, une attention aux aspects évolutifs sera certainement indispensable à la réussite de ces stratégies de recherche.
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[pierre-alain braillard / la biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?] 1 La biologie des systèmes et l’étude du design des réseaux biologiques
I
l semble naturel de commencer cette discussion en expliquant ce qu’est la biologie des systèmes. Il est pourtant assez difficile de donner une définition de ce domaine (si l’on peut parler de domaine), tant les approches que l’on regroupe sous ce terme diffèrent par leurs méthodes, les buts qu’elles poursuivent et leurs stratégies explicatives. Les travaux qui nous intéressent ici ne représentent d’ailleurs qu’un courant parmi d’autres, et qui ne fait sans doute pas l’unanimité. Celui-ci nous paraît toutefois suffisamment important pour mériter la discussion qui va suivre. Malgré cette diversité, il est possible de donner quelques éléments qui caractérisent l’ensemble des approches de biologie des systèmes2. Trois aspects peuvent être retenus. Premièrement, toutes ces approches sont fondées sur les progrès spectaculaires introduits par la génomique fonctionnelle. Depuis les années 1980, différentes avancées technologiques ont permis de générer d’immenses quantités de données expérimentales portant non seulement sur les séquences d’ADN, mais aussi sur la régulation des gènes, les interactions entre protéines ou encore les réactions métaboliques3. Deuxièmement, on peut dire que la biologie des systèmes est une biologie de réseaux. Un des résultats directs des programmes de génomique fonctionnelle a été la mise au jour de larges réseaux d’interactions entre composants moléculaires (il s’agit essentiellement de protéines, d’ADN et de métabolites). Les biologistes ont commencé à s’intéresser de près aux propriétés structurales et dynamiques de ces réseaux. Troisièmement, l’analyse des propriétés de ces réseaux complexes ne peut être menée que par la modélisation mathématique et les simulations informatiques, qui ont par conséquent pris une place centrale dans la biologie des systèmes4. Il est devenu de plus en plus évident que les modes de représentation et les outils conceptuels de la biologie moléculaire sont à cet égard insuffisants.
2. Nous renvoyons également le lecteur à l’un des articles manifestes de ce mouvement : Kitano, “Systems biology : a brief overview”, Science, 295, 2002 @. 3. Hieter & Boguski, “Functional Genomics : It’s All How You Read It”, Science, 278, 1997 @. 4. Sur les différents rôles que peut jouer la modélisation en biologie des systèmes, cf. Braillard, « Que peut expliquer un modèle complexe et peut-on le comprendre ? », in J.-J. Kupiec et al. (dir.), Matière première. Revue d’épistémologie et d’études matérialistes, n° 3/2008 : Modèles, simulations, systèmes, Syllepse @.
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[les mondes darwiniens] Si l’on regarde attentivement la littérature récente en biologie des systèmes, on ne pourra manquer d’être frappé par un type d’explication qui est relativement inhabituel en biologie moléculaire. La question que se posent certains scientifiques n’est pas de déterminer comment des composants moléculaires produisent une fonction (ou un phénomène) par leurs interactions, mais pourquoi un système est structuré d’une certaine façon et non d’une autre5. La plupart des biologistes moléculaires ont tendance à penser que la réponse à ce genre de question doit se perdre dans la nuit de l’histoire évolutive de ces systèmes et dépendre dans une large mesure d’accidents et de hasards évolutifs. Il est souvent admis que différentes structures peuvent produire le même résultat et qu’il n’y a pas de raisons fondamentales à la présence d’une structure plutôt qu’une autre fonctionnellement équivalente6. Certains biologistes des systèmes admettent au contraire que beaucoup de propriétés structurales (ou modes d’organisation) ne dépendent pas des contingences évolutives, mais correspondent à des principes fonctionnels très généraux (voire universels). Selon eux, le but que doit poursuivre la biologie des systèmes est l’étude du design des systèmes biologiques et la mise au jour de ces principes. Il faut tout de suite préciser que le terme « design » n’a ici absolument rien à voir avec des discours comme l’Intelligent Design. Comme nous le verrons, ce cadre est entièrement compatible avec la théorie de l’évolution par sélection naturelle. L’utilisation du terme design reflète en partie le fait que ces principes viennent de l’ingénierie. La recherche de principes généraux d’organisation a pris différentes formes en biologie des systèmes. Il ne sera évidemment pas possible d’en faire le tour ici. Nous avons choisi de nous concentrer sur un seul exemple, mais il devrait suffire à donner une idée relativement précise du type de recherche dont il est question et à faire apparaître le problème qui nous intéresse. Notre exemple porte sur ce qu’on appelle des motifs de réseaux. L’étude de la structure globale des réseaux moléculaires a révélé l’existence de certaines sous-structures, qui apparaissent à une fréquence beaucoup plus 5. Sur la notion de fonction, de Ricqlès & Gayon, ce volume. (Ndd.) 6. Alex Rosenberg (Instrumental Biology or the Disunity of Science, The University of Chicago Press, 1994 @) a défendu la thèse selon laquelle la sélection naturelle sélectionne des fonctions et est aveugle aux structures, du moment qu’elles sont fonctionnellement équivalentes. Cet argument repose sur le concept de multiréalisabilité, c’est-à-dire l’idée qu’une même fonction peut être réalisée par de nombreuses structures.
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[pierre-alain braillard / la biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?] grande que s’il s’agissait de réseaux aléatoires. Cette observation a mené à l’idée que les réseaux complexes étaient constitués de « briques » ou de constituants élémentaires. Ces briques sont des sous-réseaux constitués de quelques éléments – le plus souvent leur nombre est de 3, 4, ou 5 – liés de manière bien particulière, et caractérisés par des propriétés fonctionnelles remarquables. Cette découverte se fonde sur une comparaison entre un réseau inféré à partir des données de génomique fonctionnelle et un ensemble de réseaux aléatoires. Le but est de détecter des motifs (c’est-à-dire des patterns de connexions) qui apparaissent plus souvent dans le réseau étudié que dans les réseaux aléatoires. Par définition, ces patterns sont appelés network motifs. Les réseaux qui servent de classe de référence dans cette comparaison ont les mêmes propriétés que les réseaux biologiques étudiés, par exemple le nombre de nœuds et de liens, sauf que les liens sont construits de manière aléatoire. Ces comparaisons, d’abord faites chez la bactérie Escherichia coli7, puis chez d’autres organismes comme la levure8 ou l’homme9, ont montré que quelques motifs revenaient sans cesse dans les réseaux biologiques. Uri Alon, l’un des scientifiques qui a développé ces approches, souligne que « parmi les nombreux patterns possibles qui pourraient apparaître dans le réseau, seuls quelques-uns se rencontrent de manière significative et sont des motifs de réseau10 ». Ces motifs ont chacun des propriétés dynamiques et fonctionnelles particulières qui peuvent expliquer la fréquence avec laquelle ils apparaissent. Le but de ces chercheurs est de mieux comprendre la dynamique du réseau entier à partir de la dynamique de ces motifs. Pour se faire une idée plus précise de ce type de travaux, considérons les patterns formés de 3 nœuds. Il existe 13 combinaisons possibles, mais une seule peut être considéré comme un motif. Il s’agit de la feed-forward loop (FFL). Lorsque l’on compare le réseau transcriptionnel11 de la bactérie 7. Shen-Orr et al., “Network motifs in the transcriptional regulation network of Escherichia coli”, Nature Genetics, 31, 2002 @ ; Milo et al., “Network motifs : simple building blocks of complex networks”, Science, 298, 2002 @. 8. Lee et al., “Transcriptional Regulatory Networks in Saccharomyces cerevisiae”, Science, 298, 2002. 9. Swiers et al., “Genetic regulatory networks programming hematopoietic stem cells and erythroid lineage specification”, Developmental Biology, 294, 2006 @. 10. Alon, An Introduction to Systems Biology : Design Principles of Biological Circuits @, Chapman & Hall, 2006, p. 41. 11. Un réseau transcriptionnel correspond à l’ensemble des interactions entre protéines et séquences régulatrices de l’ADN qui permettent la régulation de l’expression des gènes au niveau de la transcription (copie de l’ADN en ARNm).
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[les mondes darwiniens] Escherichia coli 12 avec un réseau aléatoire, le résultat semble clair : dans le premier on trouve 42 FFL, alors que dans le second, on en rencontre un peu moins de 2 (c’est une moyenne). Si l’on considère le signe des interactions (négatif ou positif), on peut distinguer huit types de FFL. Parmi ceux-ci, seuls deux se rencontrent souvent dans les réseaux de transcription. Le premier est une boucle cohérente, ce qui signifie que le signe de l’influence causale est le même selon les deux voies (c’est-à-dire de X directement vers Z ou de X vers Z en passant par Y). Il est appelé C1-FFL. Le second est une boucle incohérente (le signe n’est pas le même pour les deux voies), et il est appelé I1-FFL. Il faut ajouter que, pour chacun, il existe encore deux possibilités : l’intégration des régulateurs X et Y peut suivre une logique ET (X et Y doivent avoir une forte activité pour activer l’expression de Z), ou une logique OU (un seul des deux est suffisant pour activer Z). Cette observation soulève la question suivante : quelle fonction ce motif réalise-t-il, qui pourrait expliquer la fréquence à laquelle il est présent dans les réseaux transcriptionnels ? Il est intéressant de suivre ici l’analyse à laquelle procède Alon. Nous n’exposerons que le cas C1-FFL avec une intégration de type ET (il s’agit ici du connecteur logique). Commençons par préciser que ce circuit reçoit des inputs, SX et SY. Ces signaux activent les facteurs de transcription X et Y de manière très rapide. Lorsque SX apparaît, X devient actif et se lie au promoteur13 des gènes Y et Z. Maintenant, imaginons que le signal SX apparaisse brusquement à un taux très élevé. Dans ce scénario, SY est toujours présent. Rapidement, la concentration de Y augmente et converge vers son état d’équilibre. Pour que Z puisse être synthétisé, il faut également que Y atteigne un seuil d’activation, ce qui nécessite un certain temps d’accumulation. Ainsi, Z ne commence à être exprimé qu’après un certain délai. La durée de ce délai dépend des paramètres biochimiques de Y, notamment sa durée de vie et son seuil d’activation. En revanche, lorsque le changement d’état est inversé, c’est-à-dire lorsqu’on passe d’un état actif à un état inactif de SX, la situation est différente. Aussitôt 12. Il faut noter que ce modèle est incomplet. 13. Un promoteur est une région de l’ADN généralement située en amont d’un gène et sur laquelle le complexe protéique appelé ARN polymérase se fixe, ce qui marque le début du processus de transcription.
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[pierre-alain braillard / la biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?] que l’un des activateurs disparaît, l’expression de Z s’arrête. Il n’y a donc pas de délai dans ce cas de figure. Un circuit de ce type peut être considéré comme un filtre asymétrique, capable de discriminer les impulsions (pulse) activatrices selon leur durée : une impulsion plus courte que le délai ne va pas activer l’expression de Z. Il ne va donc « laisser passer » que les impulsions longues. En revanche, il répond immédiatement à un arrêt du stimulus. Quel est donc l’intérêt de cette propriété ? Pour répondre à cette question, Alon établit une comparaison avec l’ingénierie, où l’on rencontre souvent des situations dans lesquelles il existe un coût d’erreur asymétrique. Il prend l’exemple des rayons lumineux qui servent à détecter la présence d’objets dans les portes d’ascenseurs. Pour des raisons évidentes, il est important qu’une brève coupure du signal déclenche immédiatement l’ouverture de la porte. Mais lorsqu’on retire l’obstacle, il faut attendre un moment avant que la porte ne se referme. Ce système est conçu pour ne pas risquer de se refermer au mauvais moment et le délai asymétrique, qui dépend du sens du changement (sign-sensitive), remplit bien cette fonction. Dans les réseaux transcriptionnels, la sélection évolutive pourrait avoir placé le C1-FFL dans divers systèmes dans la cellule qui a besoin d’une telle fonction de protection. En effet, l’environnement des cellules fluctue souvent de manière forte et des stimuli peuvent parfois être présent sous forme de brèves impulsions, qui ne doivent pas entraîner une réponse. Le C1-FFL peut offrir une fonction de filtrage qui est avantageuse dans ces types d’environnements fluctuants.14
Ce type d’analyse semble être pertinent pour comprendre des circuits réels. Alon cite le cas du système arabinose chez E. coli. C’est un système similaire à l’opéron lactose ; il permet à la cellule de faire entrer ce sucre et de le décomposer. Étant donné que le glucose est une meilleure source d’énergie, la cellule n’active ce système que lorsque l’arabinose est présent et que le glucose est absent. C’est donc un système à la logique ET. Les inputs dans ce système sont l’AMPc (SX), qui est produit en absence de glucose, et l’arabinose (SY). L’activateur qui est sensible à l’AMPc est appelé CRP (il correspond à X) et celui qui est sensible à l’arabinose est AraC (Y). Les gènes de dégradation de 14. Alon, An Introduction to Systems Biology : Design Principles of Biological Circuits, Chapman & Hall, 2006 @, p. 54.
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[les mondes darwiniens] l’arabinose correspondent à Z. Ces régulateurs forment une C1-FFL avec une intégration de type ET. Des expériences ont été menées sur ce système et ont clairement montré la présence d’un délai après l’activation de SX, mais pas après sa désactivation15. La durée de ce délai était d’environ 20 minutes. Or, il semble que, dans l’environnement naturel de cette bactérie, lors de changements de conditions, des courts pulses d’input au niveau de SX se produisent. Ce système permettrait ainsi de ne pas répondre à ces « faux » signaux et à ne s’activer que lors de périodes prolongées de manque de glucose. Cet exemple est certes excessivement simple et ne donne qu’un aperçu très incomplet des applications des méthodes d’ingénierie à la biologie, mais il permet de voir quelle est la perspective adoptée dans ces travaux. En montrant que les FFL offrent une bonne solution au problème des signaux dans un environnement où le bruit est très important, on donne d’une part une explication de leur présence dans les réseaux biologiques, et d’autre part, on fournit des raisons de penser que cette caractéristique est très générale. Le fait remarquable est que cette structure est conceptualisée en termes d’ingénierie : on considère que c’est un filtre. La biologie des systèmes redécrit les réseaux biologiques dans ce cadre pour parvenir à des principes généraux et intelligibles16. Elle fait l’hypothèse que les réseaux sont construits sur la base d’éléments tels que des amplificateurs, des oscillateurs, etc. À un niveau encore plus général, elle identifie des modes de contrôle : ce sont des modes d’organisation qui permettent de réguler un système. Les différents modes de contrôle ont beaucoup été étudiés par les ingénieurs. Les théories sur les modes de contrôle permettent par exemple de déterminer quelle est la meilleure stratégie pour faire fonctionner un pilote automatique d’avion, qui permettra de maintenir sa trajectoire malgré les perturbations. Tous les systèmes artificiels complexes sont construits sur cette base. C’est dans ce sens que ces principes sont généraux : ils sont omniprésents, à tous les niveaux. Des principes de ce type ne dépendent donc pas de l’idiosyncrasie des systèmes particuliers. L’hypothèse que font ces biologistes des systèmes est 15. Mangan et al., “The coherent feed-forward loop serves as a sign-sensitive delay element in transcription networks”, Journal of Molecular Biology, 334, 2003 @. 16. Il faut reconnaître que l’utilisation de concepts d’ingénierie n’est pas nouvelle en biologie. L’importance des boucles de rétroaction a notamment été reconnue dans le modèle de l’opéron de Jacob et Monod. Mais ce n’est que récemment qu’une véritable analyse générale et théorique a commencé à être menée.
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[pierre-alain braillard / la biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?] que les solutions seraient les mêmes dans le vivant et dans les systèmes artificiels, ce qui justifierait les transferts de connaissance entre les deux domaines. Leur présence dans les systèmes naturels n’a rien de mystérieux, mais s’expliquerait par des évolutions convergentes. C’est en tout cas ce qu’imagine Alon : « Les motifs de réseaux ont des fonctions de traitement de l’information définies. L’avantage de ces fonctions pourrait expliquer pourquoi les mêmes motifs de réseaux sont redécouverts par l’évolution encore et encore dans divers systèmes.17 » On peut imaginer qu’à terme, il serait possible de disposer d’un ensemble relativement limité de structures bien caractérisées fonctionnellement et que l’on retrouverait dans tous les réseaux biologiques. Nous n’avons pas jugé nécessaire de multiplier les exemples, mais il suffit d’ouvrir le livre d’Alon pour comprendre que ces approches sont en train d’être étendues à d’autres structures et modes d’organisation. Hiroaki Kitano, qui défend également ce type d’approche, espère trouver une sorte de table périodique des réseaux biologiques. « Bien qu’il existe un très grand nombre de topologies de réseaux de gènes et de paramètres associés, ce n’est certainement pas infini et le nombre de patterns utiles devrait être dénombrable. Par une analyse et une catégorisation soigneuses, l’auteur [Kitano] s’attend à ce que quelque chose de l’ordre d’une table périodique des réseaux biologiques puisse être créé.18 » Il faut insister sur le fait que ce sont les méthodes d’ingénierie qui permettent d’expliquer la présence d’une structure sans recourir aux explications évolutives (historiques) classiques19. Il n’est pas nécessaire de montrer que la solution actuellement observée a été sélectionnée aux dépens d’une autre, puisqu’on peut se référer directement à une sorte d’avantage absolu. En d’autres termes, une approche théorique a remplacé une étude historique. Le désintérêt pour les questions évolutives est donc avant tout un problème d’ordre méthodologique, puisque tout en admettant que ces principes sont le résultat de processus sélectifs, on pense qu’il n’est pas nécessaire de les étudier par des approches évolutives. 17. Alon, An Introduction to Systems Biology : Design Principles of Biological Circuits, Chapman & Hall, 2006 @, p. 41. 18. Kitano, “Looking beyond the details : a rise in system-oriented approaches in genetics and molecular biology”, Current Genetics, 41, 2002 @, p. 8. 19. Comme nous le verrons dans la section suivante, ce recours à l’ingénierie n’est pas nouveau en biologie, mais jusqu’à présent on le rencontrait peu en biologie moléculaire.
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[les mondes darwiniens] 2 Les problèmes de l’artifact thinking en biologie
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es biologistes des systèmes qui cherchent à identifier des principes de design dans les réseaux biologiques font l’hypothèse que les systèmes biologiques ont « adopté » les mêmes solutions que les ingénieurs. Ce rapprochement ou cette analogie entre systèmes naturels et artificiels sont anciens, mais ils soulèvent un certain nombre de problèmes. Il est nécessaire de s’arrêter un instant sur ces problèmes afin de déterminer dans quelle mesure ils pourraient constituer un obstacle au projet de la biologie des systèmes. La question que nous voulons examiner est la suivante : les systèmes biologiques sont-ils l’œuvre d’un bricoleur aux goûts baroques ou d’un ingénieur à la recherche de solutions optimales ? Dans le premier cas, la stratégie visant à appliquer des principes et des analyses d’ingénierie aux systèmes vivants ne semble pas être fondée. Dans son livre Organisms and Artifacts20, Tim Lewens a analysé en détail la nature ainsi que les limites des comparaisons faites entre organismes et systèmes artificiels en biologie, ce qu’il appelle « the artifact model of evolution ». Lewens définit ce cadre de la manière suivante : c’est « l’approche du monde organique qui l’aborde comme s’il était conçu [designed], en parlant de problèmes environnementaux, de solutions organismiques, du but des traits, et du design des adaptations21 ». Il donne également cette autre définition : « Le modèle de l’artéfact préconise une investigation de la nature en utilisant l’hypothèse que l’évolution suit un processus de type design, qui peut être compris et prédit de la même manière dont nous comprenons et prédisons les processus de conception intentionnelle.22 » Des auteurs comme Daniel Dennett ont vigoureusement défendu cette manière d’aborder l’étude des organismes vivants. Dennett pense que cette méthodologie est non seulement féconde, mais en réalité absolument nécessaire23. Cette idée est ancienne, puisqu’on peut la faire remonter en tout cas jusqu’à William Paley, qui comme on le sait, justifiait l’existence d’un créateur divin en soulignant la ressemblance entre les organismes et les objets conçus et produits par l’homme. 20. Lewens, Organisms And Artifacts, Design in Nature and Elsewhere, The MIT Press, 2004 @. 21. Ibid., p. 39. 22. Ibid., p. 42. 23. Dennett, Darwin Dangereous Idea, Simon & Schuster, 1995.
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[pierre-alain braillard / la biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?] Lewens distingue deux formes d’artifact thinking. La première est l’ingénierie inverse, qui consiste à inférer les problèmes posés par l’environnement, ainsi que les contraintes portant sur les solutions possibles, à partir de l’observation des traits de l’organisme considéré. La seconde est l’adaptive thinking, qui part des problèmes adaptatifs auxquels l’organisme doit faire face, et s’efforce de prédire les solutions qui seront adoptées. On peut ajouter les approches de modèles d’optimalité (optimality models), qui étudient comment un certain trait est optimal par rapport à un ensemble de contraintes et de pressions de sélection. Cette manière de considérer les organismes et les stratégies de recherche qu’elle favorise a donné lieu à différentes critiques, que nous ne pourrons que rapidement mentionner ici. 2.1 Le problème de l’adaptationisme L’adaptationisme peut être défini comme la thèse selon laquelle les traits d’un organisme sont dans leur majorité le résultat d’un processus de sélection naturelle, c’est-à-dire qu’ils contribuent à la survie et au succès reproductif de ce dernier et sont présents pour cette raison. Cette position donne donc une place prépondérante à la sélection naturelle dans l’explication des formes de vie. Cette manière de concevoir les organismes a subi depuis une trentaine d’années le feu nourri de différentes critiques24. Ce qu’on lui reproche très souvent, c’est d’être une sorte de panglossisme (du nom du personnage du Candide de Voltaire), c’est-à-dire de présupposer que tous les traits d’un organisme sont les meilleurs qu’il est possible d’imaginer. Nous ne pourrons que survoler ces problèmes, qui risqueraient de nous entraîner trop loin25. Premièrement, il faut admettre qu’un trait peut être utile sans être une adaptation (c’est-à-dire sans avoir été sélectionné). Deuxièmement, l’adaptationisme a tendance à ignorer l’existence de contraintes évolutives. Certains traits sont présents dans un organisme simplement parce qu’ils étaient présents chez les ancêtres. Troisièmement, cette position suppose que les traits sont indépendants et qu’il est par conséquent possible 24. L’article fondateur de ce mouvement critique est Gould & Lewontin, “The spandrels of San Marco and the Panglossian paradigm : A critique of the adaptationist programme”, Proceedings of the Royal Society of London, B 205, 1978 @. 25. Sur l’adaptationisme, cf. Grandcolas, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] de proposer une histoire évolutive pour chaque trait. Cette supposition est problématique. D’une part, certains traits ne peuvent changer parce qu’ils nécessiteraient des modifications trop importantes dans l’ensemble de l’organisme. D’autre part, certains traits peuvent évoluer sous l’effet d’une modification dans une autre partie de l’organisme. Le dernier problème que nous mentionnerons est qu’il est difficile de réfuter ces scénarios (Gould et Lewontin les appellent des « just so stories »). Pour ces raisons, lorsque l’on considère n’importe quel trait d’un organisme, il ne faudrait pas se demander quel problème environnemental a déterminé sa forme, mais s’efforcer de démêler les différentes raisons (historiques, développementales, etc.) qui pourraient contribuer à expliquer ses caractéristiques actuelles. Le philosophe de la biologie Michael Ghiselin défend une thèse de cet ordre lorsqu’il affirme : « Le panglossisme est mauvais parce qu’il pose la mauvaise question, c’est-à-dire “Qu’est-ce qui est bon ?” […]. L’alternative est de rejeter complètement une pareille téléologie. Plutôt que de se demander “Qu’est-ce qui est bon ?”, nous nous demandons “Que s’est-il passé ?”26 » 2.2 Le bricolage évolutif Le fait d’analyser un système biologique en termes de design soulève un autre problème, qui a été discuté par François Jacob dans un article célèbre27. Jacob a défendu la thèse selon laquelle l’évolution ne procédait pas selon un processus d’optimisation, mais par une sorte de bricolage. Jacob part de l’idée que la sélection naturelle crée de la nouveauté à partir de la réutilisation et de la recombinaison de vieux matériaux : on peut dire qu’elle fait du neuf avec du vieux. Contrairement à ce qui est parfois dit, l’évolution ne procède donc pas à la manière d’un ingénieur. Premièrement, l’ingénieur travaille en fonction d’un plan prédéfini ; il connaît le résultat auquel il veut aboutir. Deuxièmement, il dispose de matériel et d’outils spécialement conçus pour la tâche à réaliser. Troisièmement, et ce point est important, les objets qu’il construit atteignent normalement une sorte de perfection (qui dépend évidemment des possibilités technologiques du moment). Jacob contraste cette manière de procéder avec ce qu’on observe au cours de l’évolution. Celle-ci, nous dit-il, mène rarement à la perfection. Elle opère comme un bricoleur, qui utilise tout ce qu’il trouve autour de lui pour produire 26. Cité dans Lewens, Organisms And Artifacts, Design in Nature and Elsewhere, The MIT Press, 2004 @ , p. 41. 27. Jacob, “Evolution and tinkering”, Science, 196, 1977 @.
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[pierre-alain braillard / la biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?] un objet qui fonctionne, souvent en donnant une fonction inattendue à des objets initialement conçu pour tout autre chose. Elle fera une partie d’oreille à partir d’un morceau de mâchoire, comme le bricoleur construira une roulette à partir d’une vieille roue de vélo. Cette manière de procéder explique qu’au niveau moléculaire, on constate qu’entre différents organismes, il y a surtout des variations sur des thèmes communs. Les différences viennent presque toujours de la manière d’organiser les mêmes gènes ou les mêmes protéines. La variété se crée à partir de différences de régulation plus que de structure. C’est un bon exemple de réutilisation de composants pour remplir des fonctions différentes. Une des particularités de cette manière de procéder est que l’objet auquel le bricoleur va aboutir dépendra profondément de ce qu’il aura sous la main pendant la construction. L’idée qui nous intéresse avant tout ici est que, contrairement à des ingénieurs, des bricoleurs qui s’attaquent à un même problème vont sans doute parvenir à des solutions différentes. Jacob prend l’exemple de la vision qui a évolué plusieurs fois selon des voies complètement différentes. « Il est difficile de réaliser que le monde vivant tel que nous le connaissons n’est qu’une parmi de nombreuses possibilités ; que sa structure actuelle résulte de l’histoire de la Terre. Pourtant, les organismes vivants sont des structures historiques : littéralement des créations de l’histoire. Elles représentent, non pas un produit parfait de l’ingénierie, mais un patchwork d’ensembles bizarres, assemblés quand et où les opportunités se sont présentées.28 » Cette thèse de la contingence fondamentale des processus évolutifs a beaucoup été discutée par les biologistes et les philosophes et l’on peut dire qu’elle a convaincu une bonne partie de ces deux communautés29. Ce bref tour d’horizon des critiques de la pensée en termes de design révèle qu’il semble dangereux de mener une analyse non historique des systèmes biologiques. Ces derniers étant les produits baroques de processus fondamentalement contingents, il ne faut pas présupposer que les principes de « bon design » des ingénieurs pourraient s’y appliquer. Pourtant, comme nous allons le constater dans la section suivante, il existe plusieurs raisons de penser que ces problèmes ne condamnent pas le projet de la biologie des systèmes. 28. Ibid. @, p. 1166. 29. Beatty, “The Evolutionary Contingency Thesis” @, in G. Wolters & J.G. Lennox (eds.), Concepts, Theories, and Rationality in the Biological Sciences, The Second Pittsburgh-Konstanz Colloquium in the Philosophy of Science, University of Pittsburgh Press, 1995 @.
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[les mondes darwiniens] 3 Quelques arguments en faveur de l’application de l’ingénierie à la biologie
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vant de voir en quoi les spécificités de la biologie des systèmes permettent de répondre aux critiques que nous venons d’exposer, il faut commencer par relativiser l’opposition qu’il y aurait entre design d’ingénierie et bricolage contingent. Il faut tout d’abord remarquer qu’un ingénieur ne cherche pas toujours à atteindre l’optimalité fonctionnelle et qu’il ne part pas non plus de zéro lorsqu’il construit un système. Jacob reconnaissait les limites technologiques avec lesquelles l’ingénieur doit composer, mais il faut également ajouter que très souvent, pour des raisons pratiques (notamment économiques), il doit repartir des solutions déjà existantes, réutiliser des composants développés dans un autre contexte et qui ne seront pas toujours les meilleures qu’il pourrait concevoir. Si on analyse l’architecture d’un amplificateur audio, il est probable qu’il ne correspondra pas à un optimum en termes de gain ou de bruit. Pour des raisons de coûts ou d’économie d’énergie, une architecture plus simple pourra être préférée (il n’y a qu’à comparer un amplificateur bas de gamme avec un appareil professionnel pour se convaincre des différences possibles). Néanmoins, certains principes de contrôle devront être respectés pour réaliser l’amplification du signal. D’autre part, dans la plupart des cas un bricoleur n’a pas beaucoup de solutions. Le fait qu’il utilise quantité de matériaux hétéroclites, qui ont été formés pour d’autres fonctions, n’est pas toujours déterminant de ce point de vue. Un bricoleur qui veut construire un véhicule qui roule pourra certainement se servir de n’importe quel objet cylindrique, mais pas d’un objet carré. En outre, même s’il s’agit de réutiliser sans cesse les mêmes éléments dans des contextes différents, on ne peut pas les combiner de n’importe quelle manière. On peut donc considérer que le développement technologique et l’évolution biologique se ressemblent plus qu’on pourrait le penser. Nous avons vu que la biologie des systèmes a pour objet l’étude des réseaux moléculaires (génétiques, protéiques, métaboliques). Notre idée est que l’étude des réseaux possède des particularités qui font que tous les problèmes liés à la comparaison entre machines et systèmes naturels, et notamment les questions de l’adaptationisme et de la contingence, semblent se poser différemment. L’étude des réseaux introduit selon nous deux différences. Premièrement, il s’agit d’un niveau (si on peut parler de niveau ; ce n’est pas un niveau d’agrégation) particulier, différent des mécanismes et des traits phénotypiques.
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[pierre-alain braillard / la biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?] Deuxièmement, les approches de biologie des systèmes permettent de caractériser leurs propriétés fonctionnelles et de les comparer avec des variantes, d’une manière beaucoup plus complète qu’à d’autres niveaux. Précisons ces deux points. Il faut commencer par remarquer que les problèmes fonctionnels ne sont pas définis de la même manière que dans les exemples habituellement discutés en biologie de l’évolution (échapper à un prédateur, trouver une source de nourriture, etc.). Ils sont à la fois plus précis et plus généraux. Les principes de contrôle concernent des fonctions définies de manière précise (réaliser une adaptation30, amplifier ou filtrer un signal, produire des oscillations, etc.). Il faut également tenir compte de l’exigence de robustesse, qui constitue une contrainte forte : un design est censé produire une fonction, mais cela avec une certaine robustesse, définie comme la capacité à réaliser la fonction en dépit de perturbations internes (intracellulaires) et externes (environnementales)31. Cette différence fondamentale avec les cas traités en biologie de l’évolution apparaît également au niveau des solutions possibles. Un des problèmes de l’adaptationisme est qu’il est en principe possible d’imaginer toutes sortes de solutions à un problème, mais que la plupart sont absurdes : certains ont fait remarquer avec ironie que la meilleure solution pour faire face à un prédateur était de développer une mitrailleuse. De manière plus réaliste, la solution pour l’organisme est parfois de modifier son environnement. Dans ces conditions, il est délicat de comparer les solutions et de déterminer laquelle est la meilleure. Ces critiques montrent qu’il est délicat de poser un problème sans référence à l’organisme qui doit les résoudre32. On voit clairement qu’avec l’étude des réseaux, on est dans une situation très différente : ici, le domaine des solutions est contraint, puisque c’est un ensemble de topologies, c’est-à-dire de structures de réseaux. Cet ensemble est certes vaste (il dépend de la taille du réseau), mais il est limité. Il n’est pas possible d’inventer autre chose. D’autre part, les problèmes fonctionnels sont également plus généraux, dans la mesure où il s’agit de propriétés fonctionnelles que l’on retrouve (sous des variantes) dans l’ensemble du monde vivant. Par exemple, toutes les cellu30. Le terme « adaptation » renvoie ici à un processus physiologique et non évolutif (par exemple l’adaptation de l’organisme à un faible taux d’oxygène). 31. Sur la question de la robustesse, centrale pour la biologie des systèmes, l’ouvrage le plus complet est Wagner, Robustness and Evolvability in Living Systems, Princeton UP, 2005 @. 32. Cette position est décrite par le terme « externalisme ».
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[les mondes darwiniens] les réalisent certaines fonctions de « traitement » des signaux environnementaux, quelle que soit la nature de ces signaux. Il ne s’agit donc pas de résoudre un problème adaptatif précis, par exemple déterminer si la forme d’un membre est optimale étant donné les conditions environnementales. Une deuxième remarque à faire est que l’hypothèse adaptationiste de l’indépendance des traits pourrait être moins problématique au niveau des réseaux. La biologie des systèmes a adopté un cadre fondamentalement modulaire. Ce cadre permet de réfléchir plus facilement en termes de design de modules. En effet, un module peut être vu comme une transformation inputouput, et la question qui se pose est alors : quelle structure remplit le mieux cette fonction de transformation ? Un présupposé essentiel (et qui semble en partie justifié) est qu’un module réalise une fonction de manière relativement indépendante du contexte dans lequel il se trouve. Il faut également remarquer que le risque d’ignorer les relations développementales entre traits ne se pose pas de la même manière, car ces structures de réseaux moléculaires ne sont pas le produit d’un tel processus. Cela ne signifie pas que des contraintes comme la pléiotropie33 sont ignorées. Il est important de souligner que les explications en termes de design reconnaissent l’existence de telles contraintes. Il ne s’agit pas de dire que la structure est optimale, mais qu’elle suit néanmoins certains principes. La deuxième différence remarquable concerne les avantages des nouveaux types de modèles introduits par les biologistes des systèmes. Le passage à des représentations sous la forme de réseaux permet, d’une part, un recours plus aisé aux simulations informatiques, et d’autre part, l’application des théories d’ingénierie. Les simulations permettent non seulement d’explorer le comportement dynamique d’un réseau, mais aussi de comparer les propriétés fonctionnelles de différentes topologies (ce qui est de la première importance dans ce cas). Il est en effet très facile de modifier la structure du réseau et de refaire des simulations, en variant les conditions initiales et les paramètres. Cette exploration a évidemment des limites, mais elle est plus facile à conduire que lorsque l’on étudie la plupart des traits phénotypiques. L’autre avantage est évidemment que le cadre des réseaux permet des comparaisons et de transferts de connaissances directes et précises entre systèmes naturels et artificiels. 33. La pléiotropie indique le fait qu’un gène est impliqué dans la production de plusieurs traits phénotypiques. Cela introduit une contrainte dans la mesure où un gène remplit plusieurs fonctions et que chaque fonction ne sera certainement pas optimale.
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[pierre-alain braillard / la biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?] Il faut en outre rappeler que les progrès dans le domaine expérimental constituent un complément extrêmement précieux dans ces analyses, en permettant d’étudier in vivo le comportement des variantes et d’ainsi vérifier les prédictions théoriques34. Il faut à cet égard faire une remarque sur la nature de cette méthode. Si l’on reprend la distinction de Lewens, on peut se demander s’il s’agit d’ingénierie inverse (qui part des structures pour comprendre les problèmes à résoudre) ou de l’adaptive thinking (qui part des problèmes environnementaux pour inférer la structure). En réalité, ce que fait la biologie des systèmes relève des deux approches. En effet, elle se fonde sur l’observation des structures, sur leurs comportements dynamiques, dans beaucoup de cas sur le type de fonction dans lequel les réseaux sont impliqués et surtout, elle teste un grand nombre de variantes des circuits. Cette exploration fonctionnelle est fondamentale et ne peut être réalisée que dans peu de cas à d’autres niveaux (organes ou comportements). C’est pour cette raison que la biologie des systèmes semble pouvoir répondre aux mises en garde méthodologiques de Lewens. La citation suivante de Von Dassow et Meir nous paraît parfaitement résumer tout ce qui vient d’être dit : « Les modèles nous permettent d’examiner si une topologie particulière d’un processus épigénétique est simplement contingente, c’est-à-dire la nature assemblant des mécanismes à partir du bric-à-brac de l’héritage génétique, ou si dans un cas particulier, la nature a trouvé une manière vraiment bonne de résoudre un problème de design. Nous pouvons poser les questions : comment un réseau particulier produit-il une certaine propriété systémique fonctionnellement importante, comme la robustesse contre les perturbations, ou la modularité, et y a-t-il des thèmes mécanistes communs à ces propriétés, […] ces mécanismes sont-ils réellement aussi baroques ?35 » 34. Pour un exemple récent, qui illustre bien la complémentarité entre approches computationnelles et expérimentales, cf. Stricker et al., “A fast, robust and tunable synthetic gene oscillator”, Nature, 456, 2008 @. Mentionnons également deux articles fondateurs (Gardner et al., “Construction of a genetic toggle switch in Escherichia coli”, Nature, 403, 2000 @ ; Elowitz & Leibler, “A synthetic oscillatory network of transcriptional regulators”, Nature, 403, 2000 @). 35. Von Dassow & Meir, “Exploring modularity with dynamical models of gene networks”, in G. Schlosser & G.P. Wagner (eds.), Modularity in Development and Evolution, University of Chicago Press, 2004 @, p. 246.
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[les mondes darwiniens] 4 Pourquoi l’étude des principes d’organisation ne pourra se faire sans une approche évolutive ?
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a conception générale qui vient d’être analysée, c’est-à-dire l’idée qu’au-delà des accidents historiques et des contraintes en tout genre, les systèmes biologiques « retombaient » sans cesse sur les mêmes principes de design, semble avoir pour conséquence la justification d’une vision purement fonctionnelle des systèmes biologiques et un désintérêt pour les questions évolutives36. Comme on l’a dit, si l’on prend au sérieux la capacité de la biologie des systèmes à mettre au jour ces contraintes fonctionnelles par une analyse purement synchronique, il peut paraître superflu de s’intéresser de plus près aux processus évolutifs. Après tout, un ingénieur n’a pas besoin de connaître l’histoire des systèmes qu’il étudie pour comprendre la logique de leur organisation. On peut en effet constater que beaucoup de chercheurs engagés dans cette voie ont tendance à adopter ce point de vue, comme le révèlent ces deux citations : La biologie de l’évolution étudie comment les systèmes vivants ont été produits, alors que la biologie des systèmes étudie comment les systèmes vivants sont ; une biologie du devenir contre une biologie de l’être. C’est une différence profonde.37 Il est important de comprendre que la biologie des systèmes essaie de comprendre la vie telle qu’elle est maintenant, et qu’elle ne s’intéresse [focus] pas à la biologie de l’évolution. Elle peut recourir à des raisonnements dérivés de la biologie de l’évolution, comme le raisonnement fondé sur les homologies, mais elle ne vise pas pour l’instant à expliquer l’évolution des systèmes biologiques. Cette préférence reflète la conviction que la vie devrait pouvoir être compréhensible sans référence à l’histoire de toutes les formes de vie.38
Les biologistes des systèmes rejetteraient-ils l’adage bien connu de Dobzhansky, selon lequel en biologie, rien n’a de sens, si ce n’est à la lumière de l’évolution ? 36. La distinction faite ici entre études fonctionnelles et évolutives correspond à celle d’Ernst Mayr dans son fameux article « Cause and effect in biology » (Science, 134, 1961 @). Selon cette analyse, la biologie fonctionnelle ne s’intéresse qu’à la manière dont fonctionne un système et non à son histoire, qui permettrait d’expliquer pourquoi ce système est tel qu’il est. (Cf. aussi Morange, ce volume. Ndd.) 37. Boogerd et al., “Towards philosophical foundations of Systems Biology : introduction”, in F. Boogerd et al. (eds.), Systems Biology, Philosophical Foundations, Elsevier, 2007 @, p. 9. 38. Ibid., p. 325.
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[pierre-alain braillard / la biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?] Précisons que le désintérêt pour les aspects évolutifs n’est certainement pas propre aux biologistes qui étudient les principes généraux d’organisation des systèmes biologiques. Rares sont les biologistes moléculaires qui ont sérieusement intégré une réflexion évolutive à leurs recherches39. Une grande partie de la biologie des systèmes poursuit l’étude mécaniste menée par la biologie moléculaire et ignore de la même façon les questions évolutives. Il faut pourtant souligner que dans le cas des approches que nous avons discutées plus haut, le problème est plus profond. En effet, l’application des méthodes de l’ingénierie semble donner des raisons théoriques de penser que ces principes généraux ne dépendent pas des contingences évolutives, ce qui constituerait une justification de principe pour les ignorer. Cette position nous semble trop radicale et risque de nuire au projet de la biologie des systèmes. Il nous paraît indispensable pour cette dernière d’établir des ponts étroits avec la biologie de l’évolution. Il y a plusieurs raisons de souhaiter un tel rapprochement, mais dans le contexte de ce qui vient d’être dit, le problème principal tient au fait que si les principes d’organisation et de contrôle pourraient en principe être étudiés de manière théorique et synchronique, il semble que dans la pratique, les choses risquent de se révéler être plus délicates. L’intérêt que l’on peut porter aux analyses s’inspirant de l’ingénierie ne doivent pas nous faire ignorer que la possibilité de prouver clairement qu’une certaine structure correspond bien à un principe général de design n’est pas aussi évident que certains pourraient le penser. Si l’on pouvait sans hésitation prouver qu’un design est le seul possible, il n’y aurait pas de problème. Mais est-ce toujours aussi clair ? En effet, lorsque l’on observe certaines propriétés topologiques remarquables dans les réseaux, comment déterminer s’il s’agit d’un effet sélectionné et d’occurrences de principes généraux, ou simplement d’un hasard évolutif ? Andreas Wagner reconnaît cette difficulté lorsqu’il remarque qu’« il est beaucoup plus facile de postuler que la sélection donne forme à une propriété de réseau que de le prouver40 ». Selon ce biologiste, plusieurs éléments concordent néanmoins pour prouver que les motifs de réseaux sont bien issus 39. Cf. Kupiec sur le darwinisme cellulaire, ce volume. (Ndd.) 40. Wagner, “Does Selection Mold Molecular Networks ?”, Science, 202, 2003, p. 2.
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[les mondes darwiniens] d’une évolution convergente41. Premièrement, la différence de topologie avec un réseau aléatoire est très grande42. Ensuite, il apparaît que, dans certains cas au moins, les circuits ne sont pas dérivés d’un circuit ancestral par duplication. Pour exclure cette hypothèse, le groupe de Wagner a montré que les circuits similaires ont été construits à partir de gènes qui n’ont pas d’origine commune. Enfin, la modélisation permet d’analyser les propriétés fonctionnelles des motifs, et cela a permis de confirmer de manière précise leur avantage sélectif. Cette hypothèse est toutefois controversée. Des travaux récents soutiennent que la présence de motifs n’est pas le résultat de la sélection pour des circuits particuliers, mais l’effet secondaire de processus d’évolution des génomes, notamment la duplication de gènes43. En effet, un modèle d’évolution du génome, fondé sur des mécanismes de duplication de gènes, de délétion et de mutations de sites de liaison et de gènes, suffit à reproduire l’apparition de circuits FFL44. Ce qui amène les auteurs de ces travaux à conclure : « Le fait que les circuits FFL apparaissent en “avalanche”, comme un effet secondaire de la dynamique mutationnelle, montre que la sélection de circuits individuels n’est pas nécessaire pour expliquer leur abondance.45 » En outre, si ces réseaux sont le résultat d’un processus sélectif, il faut pouvoir déterminer à quel niveau cette sélection agit. L’hypothèse qui sous-tend les principes de design est évidemment que ce sont des circuits ou des sousréseaux qui ont été sélectionnés. Mais ces structures ne sont peut-être que le résultat d’une sélection au niveau des gènes. On voit donc que, malgré les progrès immenses que permet l’utilisation des méthodes d’ingénierie dans l’analyse des circuits biologiques, le problème de l’adaptationisme ne peut être complètement évité. En outre, on peut imaginer que la difficulté à tirer des conclusions claires va s’accroître avec la complexité des structures considérées. 41. Conant & Wagner, “Convergent evolution in gene circuits”, Nature Genetics, 34, 2003 @. 42. Rappelons que c’est un des moyens pour identifier des motifs dans un réseau. 43. Ces événements semblent se produire relativement fréquemment dans l’histoire évolutive (cf. Zhang, “Evolution by gene duplication : an update”, Trends in Ecology & Evolution, 18, 2003 @). 44. Cordero & Hogeweg, “Feed-Forward Loop Circuits as a Side Effect of Genome Evolution”, Mol. Biol. Evol., 23, 2006 @. 45. Ibid., p. 1935.
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[pierre-alain braillard / la biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?] Pour lever ces doutes, il sera nécessaire de poursuivre l’étude détaillée des mécanismes d’évolution du génome et de celle des réseaux. Plusieurs aspects devront être mis en lumière pour renforcer ces hypothèses. Ces recherches devront être menées à plusieurs niveaux. Premièrement, il faut pouvoir estimer avec précision la capacité des liens de ces réseaux (c’est-à-dire les interactions entre protéines régulatrices et séquences d’ADN) à être modifiés par des mutations. Une critique générale des modèles d’optimisation est que les variations génétiques peuvent être insuffisantes pour atteindre des optimums. En effet, la sélection naturelle ne peut optimiser que s’il existe une variabilité génétique suffisante. Dans le cas des réseaux de régulation transcriptionnelle, il semble que les interactions peuvent se modifier rapidement46, ce qui soutiendrait la possibilité d’une certaine optimisation. Cette question devra cependant être examinée attentivement dans tous les cas. Deuxièmement, il est nécessaire d’étudier de manière réaliste et dans le détail beaucoup de réseaux biologiques et les comparer, pour comprendre comment des solutions similaires ont été atteintes par différentes voies évolutives. À un niveau plus théorique, l’étude de l’évolution des réseaux sera également très précieuse pour comprendre comment les systèmes biologiques peuvent effectivement atteindre ces solutions de design et se modifier sans rupture de leur organisation. Les travaux de Wagner nous offrent un exemple intéressant, puisqu’il a récemment montré que des réseaux robustes étaient effectivement capables d’évoluer par un processus darwinien graduel47. Cette question est importante, car il ne suffit pas de supposer qu’un réseau robuste peut être produit par un processus de variation-sélection. Encore faut-il s’assurer qu’il est possible de passer d’une structure peu robuste à une structure très robuste par des changements graduels de topologie (c’est-à-dire en ajoutant ou en supprimant une par une des interactions particulières) sans rupture de son fonctionnement. Il est en effet possible que certains réseaux aux propriétés avantageuses ne puissent être construits par un tel processus, ce qui les rendraient biologiquement peu plausibles. 46. Stone & Ray, “Rapid Evolution of cis-Regulatory Sequences via Local Point Mutations”, Molecular Biology and Evolution, 18, 2001 @. 47. Ciliberti et al., “Robustness can evolve gradually in complex regulatory gene networks with varying topology”, PLoS Computational Biology, 3, 2007 @.
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[les mondes darwiniens] Il faut donc reconnaître que si l’étude des principes généraux de design paraît légitime, elle constitue toutefois un exercice très difficile. Dans quelle mesure les biologistes des systèmes parviendront-ils à identifier des contraintes fortes entre des fonctions et des structures ? Tout cela montre clairement qu’on ne peut faire l’économie d’une approche évolutive et comparative pour confirmer les hypothèses faites à propos des principes de design. Si l’étude non historique des circuits (c’est-à-dire à la manière des ingénieurs) est possible, il paraît probable que ces controverses ne pourront être résolues sans une collaboration étroite entre études fonctionnelles et évolutives. Il faut pouvoir s’assurer que les principes postulés sont évolutivement plausibles. Le problème se pose déjà dans le cas de motifs simples et de modes de contrôle similaires à ceux qu’on trouve en ingénierie, mais il est beaucoup plus fondamental si l’on admet que la biologie des systèmes devra également identifier et expliquer des architectures propres aux systèmes vivants. 5 Conclusion
N
ous n’avons pu examiner qu’un seul exemple, mais il devrait suffire, selon nous, à montrer en quel sens la biologie des systèmes pourrait profiter d’une réflexion évolutive. Nous aimerions ajouter qu’on peut raisonnablement prédire, qu’à l’inverse, la biologie de l’évolution va connaître des transformations profondes sous l’influence des recherches menées en biologie des systèmes. Le néodarwinisme s’est construit sur une conception du gène qui est dépassée depuis longtemps, mais sans que des modèles alternatifs satisfaisants aient pu s’imposer. Ce qu’apporte ce nouveau cadre, c’est la possibilité d’étudier le contexte dans lequel est intégré chaque gène. On sait depuis longtemps que la fonction d’un gène n’a de sens que par rapport aux autres gènes avec lequel il est en relation, mais on peut espérer que le passage à une biologie des réseaux facilitera grandement ce type d’analyse. Toutes ces remarques nous montrent que la biologie des systèmes ne pourra échapper à la nécessité d’articuler différentes stratégies de recherches et différents schèmes explicatifs48. La question du pluralisme n’est pas nouvelle en biologie, mais elle n’a rien perdu de son importance. Alors que l’on célèbre le génie de Darwin, il est bon de se rappeler à quel point sa théorie de l’évolution est la synthèse des connaissances venant de domaines aussi 48. Morange, Les secrets du vivant, La Découverte, 2005.
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[pierre-alain braillard / la biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?] divers que l’embryologie, l’écologie, la paléontologie, la géologie, ou encore l’économie49. Du point de vue des modèles explicatifs, rappelons qu’il a su faire preuve de plus de prudence que certains de ses successeurs en admettant que d’autres facteurs que la sélection naturelle devaient être intégrés dans une explication des phénomènes évolutifs. À l’heure où la biologie connaît de nouveaux bouleversements, il serait bon de garder à l’esprit la nécessité d’un réel pluralisme50.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 15
Antonine Nicoglou
La plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution
L
e concept de plasticité est omniprésent dans les sciences du vivant. Comme en philosophie1, deux sens peuvent lui être attribués : au sens actif, le concept de plasticité est synonyme de « qui a le pouvoir de former », avec l’exemple en biologie du développement de la cellule-œuf qui possède la capacité plastique de « générer » un organisme multicellulaire ; au sens passif, le concept de plasticité exprime une « susceptibilité à prendre un nombre indéfini de formes », avec l’exemple en biologie évolutive de la « plasticité phénotypique » que l’on définira préliminairement comme la capacité d’un organisme à exprimer différents phénotypes à partir d’un même génotype en fonction des conditions environnementales. Le concept de plasticité est donc, en son sens passif, lié à la biologie évolutive et à son histoire. Comme le souligne Massimo Pigliucci2, une part centrale des questions évolutives se consacrent à la question de l’adaptation aux changements de conditions environnementales, et donc, en conséquence, à la plasticité. Dans une première partie, nous retraçons l’histoire du concept de plasticité phénotypique et de ses sens dans la biologie évolutive. Dans une deuxième partie, nous observons les liens possibles entre le 1. Godin (2004), Dictionnaire de philosophie, Fayard/éditions du Temps. 2. Pigliucci (2001), Phenotypic Plasticity : Beyond Nature and Nurture, Johns Hopkins University Press @.
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[les mondes darwiniens] concept et la microévolution (l’évolution « observable »3 du vivant). Dans une troisième partie, nous analysons les conséquences possibles de ces rapports quant aux controverses en macroévolution. En conclusion, nous revenons sur l’idée proposée par Pigliucci selon laquelle le concept de plasticité serait utile s’il permettait de mettre en lumière des problèmes évolutionnaires anciens, mais restés irrésolus jusqu’à présent. 1 Histoire du concept de plasticité en évolution 1.1 Le concept avant la lettre Au xviie siècle, les philosophes Henry More et Ralph Cudworth4 se réfèrent au concept de « nature plastique » lorsqu’ils abordent le processus d’ontogenèse. Cette « nature plastique » évoque, sur le mode aveugle et inconscient, la force aristotélicienne « architectrice » suffisant à produire les organisations biologiques. Cette force permettait en quelque sorte de faire le lien entre le corps et l’âme. À travers les spéculations de ces métaphysiciens promoteurs d’une forme caractéristique de panpsychisme5, se pose la question ardue de la légitimité d’une modélisation du vivant qui se développe en marge d’une compréhension mécaniste6. Le vivant, par cette capacité qu’il a de se « développer », en produisant du neuf à partir de résidus issus de la génération précédente, ne pourrait être expliqué uniquement à l’aide des lois de la physique qui expliquent les phénomènes mécaniques du monde. Ces réflexions philosophiques posent la question d’une propriété plastique, inhérente au vivant, et dont dépendrait son organisation. En formulant, deux siècles plus tard, sa théorie de l’évolution par le biais de la sélection naturelle (1859), Darwin met en évidence un nouvel aspect du 3. L’évolution que l’on considère généralement comme étant observable est l’évolution dans une espèce donnée, sur une échelle de temps relativement restreinte et une amplitude de mutations pas trop grande. 4. More (2011), The immortality of the soul, so far as it is demonstrable from the knowledge of nature and the light of reason [1659], Eebo Editions. Cudworth (1964), The True Intellectual System of the Universe Wherein all the Reason and Philosophy of Atheism is Confuted : and its Impossibility Demonstrated [1678] @, Frommann. 5. Pour une présentation détaillée de ces questions, cf. Duchesneau (1998), Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz, Vrin. [Ndd : Le panpsychisme est une doctrine ontologique qui considère que tout ce qui existe possède une nature psychique (sensibilité, conscience, mémoire, etc.] 6. Descartes (1641), Méditations métaphysiques @.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] concept de plasticité qui l’associe aux « conditions extérieures7 ». Au chapitre V de L’Origine des espèces, qui porte sur les lois de la variation, il observe que certains organismes appartenant à la même espèce peuvent adopter des caractères variables en fonction de leurs conditions d’existences. À partir de ces observations, il n’établit pas, pour autant, de loi de la nature. En effet, Darwin, à la différence de Lamarck8, ne considère pas l’action directe des conditions ambiantes comme un facteur déterminant de la variation. Pour lui, l’origine de la variation est aléatoire et c’est dans la « nature de l’organisme » plus que dans les conditions extérieures que l’on doit rechercher ses fondements. Il observe néanmoins que « l’action directe du changement des conditions conduit à des résultats déterminés ou indéterminés [selon la nature de l’organisme, et que] dans ce dernier cas l’organisme semble devenir plastique […]9 ». Dans cette conception, Darwin associe la plasticité de l’organisme aux effets « indéterminés » (c’est-à-dire changeant) de l’action des conditions extérieures sur l’organisme. Dans De la variation des plantes et des animaux, il présente une tout autre vision de la plasticité, plus proche cette fois de l’idée d’une propriété qui serait inhérente à l’organisation du vivant. Confronté à la question de savoir si la cause de la forme est, oui ou non, guidée selon un dessein particulier, il fait remarquer que si toutes les variations étaient, dès le départ, prédéterminées, « alors la plasticité de l’organisation, qui conduit à de nombreuses déviations préjudiciables de structure, ainsi que le pouvoir redondant de la reproduction qui conduit inévitablement à une lutte pour l’existence, et, comme conséquence, à la sélection naturelle ou la survie des plus aptes, devraient être considérées comme des lois superflues de la nature10 ». Dans la hiérarchie ainsi établie par Darwin, la plasticité de l’organisation semble être un prérequis à l’évolution et une des caractéristiques fondamentales du vivant qu’il va jusqu’à qualifier de « loi de la nature ». Par la suite, les recherches sur la plasticité vont 7. Ce que Darwin appelle les « conditions extérieures » correspond à ce qu’on appelle aujourd’hui « l’environnement » ou « les facteurs environnementaux » qui sont distingués des « facteurs génétique », et que Darwin distingue, à l’époque, de la « nature de l’organisme ». 8. Pour Lamarck, les conditions extérieures ont un rôle déterminant dans l’établissement de la variation, comme il le montre dans la première partie de sa Philosophie zoologique (1809) @. 9. Darwin (1876), The Origin of Species by Means of Natural Selection…, John Murray, 6th ed., chap. V : « Laws of Variation » @. 10. Darwin (1875), The Variation of Animals and Plants Under Domestication,John Murray, 2nd ed., vol. 2 @.
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[les mondes darwiniens] avoir tendance à se focaliser non pas sur cette dernière conception, mise en avant par Darwin, mais essentiellement sur la première conception qui étudie la question de la variation et de son rapport aux conditions extérieures. 1.2 L’école soviétique et la norme de réaction : la plasticité, une propriété du génotype Après la redécouverte des lois de Mendel, et la mise en évidence de la nature discrète des facteurs mendéliens, la théorie saltationniste11, comme mécanisme principal pour expliquer les changements au cours de l’évolution, fait l’objet d’une nouvelle popularité. Face à ce nouveau courant, le zoologiste Richard Woltereck (1877-1944) se présente comme un défenseur de la conception darwinienne. Ses études12, chez différentes variétés de Daphnia (daphnies), sur des traits continus comme la taille de la tête en fonction de différents niveaux nutritifs lui permettent de mettre en évidence des variations phénotypiques entre les lignées pour un environnement nutritif donné. Il dessine alors des « courbes de phénotypes » pour décrire ce phénomène13. Étant donné que les courbes peuvent différer pour chaque nouvelle variable, une quantité infinie de courbes peut ainsi être représentée. Woltereck appelle Reaktionsnorm (norme de réaction) la totalité des relations qui associent ces courbes entre elles. Selon lui, c’est cette norme de réaction qui est transmise et donc héritée14. Le darwinisme est de cette façon « sauvé » du saltationisme, car, selon Woltereck, avec la norme de réaction, la sélection va agir sur des petits changements graduels. 11. La théorie saltationniste s’oppose à la conception darwinienne de l’évolution puisqu’elle considère que l’évolution ne peut avoir eu lieu que par « saut » quantitatif et non de façon continue et graduelle comme Darwin l’avait montré (cf. Heams « Variation », ce volume). 12. Woltereck (1909), “Weitere experimentelle Untersuchungen über Artveränderung, speziel über dasWesen quantitativer Artunterschiede bei Daphnien”, Verhandlungen der Deutschen Zoologischen Gesellschaft, 19. 13. L’étude historique présentée par Sarkar (1999, “From the Reaktionsnorm to the adaptive norm : The reaction Norm, 1909-1960”, Biology and Philosophy, 14 @) sur la norme de réaction reproduit un certain nombre des schémas et courbes réalisées par Woltereck en 1909. 14. Wilhelm Johannsen (1857-1927), connu pour avoir introduit en 1909 la distinction entre génotype et phénotype, considère que les courbes décrites par Woltereck rendent compte des variations phénotypiques possibles pour un génotype donné. Là où Woltereck interprète le génotype, par le biais de la norme de réaction, comme un agent permissif de la phénogenèse (cf. note 16), Johannsen le voit comme un agent déterminant. C’est cette dernière conception de la norme de réaction qui persistera pas la suite. (Pour une étude de cette controverse, cf. Sarkar, 1999, op. cit.)
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] Le concept de norme de réaction, repris par Johannsen, va devenir, dans un premier temps, un porte-étendard de la complexité des interactions naturenurture15 avant de devenir dans les années 1920 un outil d’analyse de la phénogenèse16 en général. En Union soviétique, un programme de recherche est mis en place par les généticiens D.D Romaschoff et Nikolay Timoféeff-Ressovsky17 pour tenter d’identifier les rôles des différents facteurs (génétiques et externes) sur la phénogenèse. Leurs résultats ne permettent pas d’afficher une tendance nette en faveur de la dominance des facteurs génétiques ou de la dominance des facteurs environnementaux dans l’établissement du phénotype18. Pourtant, une interprétation génocentrée va en être donnée par Oscar Vogt, en 1926, qui introduit le concept d’« expressivité », pour décrire l’étendue (en termes probabilistes) de la manifestation d’une mutation génétique pour un individu donné, et le concept de « pénétrance », décrivant la proportion d’individus possédant une mutation génétique, mais ne manifestant aucun effet de cette mutation19. Ces termes seront repris et introduits en Angleterre par Conrad Waddington20. À partir de 1950, la pénétrance est alors définie comme la probabilité conditionnelle qu’un phénotype se manifeste pour un gène donné. La variabilité dans la manifestation phénotypique du trait devient le résultat de « l’expression » du gène et indirectement de sa « pénétrance ». Il n’est plus 15. Cf. Hogben (1939), Nature and nurture, G. Allen & Unwin Ltd. Le débat naturenurture tend à opposer les partisans de la conception selon laquelle les traits humains complexes tels que l’intelligence dépendent plutôt en majorité des gènes et ceux qui considèrent qu’ils dépendent plutôt en majorité de la culture, du soin parental ou plus généralement de l’environnement. Nous avons choisi de ne pas traduire la notion de nurture et avons conservé le terme anglais qui permet de se référer à l’ensemble des facteurs d’ordre « environnementaux ». 16. Ce terme est utilisé pour qualifier le développement ou l’ontogenèse d’un phénotype et met l’accent sur le processus plutôt que sur le seul lien causal associant le génotype au phénotype. 17. Romaschoff (1925), “Über die Variabilität in der Manifestierung eines erblichen Merkmales (Abdomen abnormalis) bei Drosophila funebris F”, Journal für Psychologie und Neurologie, 31. Timoféeff-Ressovsky H.A. & Timoféeff-Ressovsky N.W. (1926), “Über das phänotypische Manifestation des Genotypes. II. Über idiosomatische Variationsgruppen bei Drosophila funebris, Wilhelm Roux”, Archiv für Entwicklungsmechanik der Organismen, 108. 18. Pour un exposé de ces controverses, cf. Sarkar (1999, op. cit.). 19. Vogt (1926), “Psychiatrisch wichtige Tatsachen der zoologisch-botanischen Systematik”, Journal für Psychologie und Neurologie, 101 @. 20. Waddington (1938), An introduction to modern genetics, G. Allen & Unwin Ltd @.
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[les mondes darwiniens] question de l’environnement et la distinction entre les deux notions tend à disparaître. Avec cette dernière interprétation, la norme de réaction tend à devenir un outil théorique pour la génétique là où, auparavant, elle ne servait qu’à modéliser les interactions entre le phénotype et l’environnement. 1.3 Schmalhausen et Dobzhansky : la norme de réaction adaptative La distinction entre norme de réaction adaptative et non adaptative est établie sur la base des modèles de sélection organique21 qui consiste en l’assimilation d’un phénotype modifié, par l’intégration d’une mutation génétique dans le génome de l’organisme, mutation qui a pour effet de conduire au même phénotype modifié. Cette théorie, qui deviendra par la suite beaucoup plus célèbre sous le terme d’« effet Baldwin22 », est dans un premier temps popularisée par Ivan I. Schmalhausen qui remplace le terme de « sélection organique » par 21. La « sélection organique » est formulée en premier par Baldwin (1896, “A New Factor in Evolution”, American Naturalist, 30 @) après qu’il eut réalisé des études sur l’apprentissage chez les enfants. Il montre que grâce à leurs capacités d’apprentissage, les individus survivent en s’adaptant à des conditions environnementales adverses. Si l’environnement ne varie pas trop brutalement, les mutations les plus adaptatives seront celles qui transforment en congénital ce qui devait être appris. L’apprentissage « guide » l’évolution car il introduit un biais dans les mutations pérennisées. La capacité d’apprentissage augmente la variance génétique de la population. Lors d’un changement brutal de l’environnement, seuls les individus très différents (qui existent grâce à la capacité d’apprentissage) peuvent survivre. L’apprentissage « accélère » l’évolution et permet des sauts évolutifs. (La notion sera ensuite précisée par Osborn, 1897, “The Limits of Organic Selection”, American Naturalist, 31 @ ; Lloyd Morgan, 1900, Animal behavior, E. Arnold ; et expérimentée en premier par Gause, 1947, “Problems of Evolution”, Transaction of the Connecticut Academy of Sciences, 37.) 22. Baldwin (1896, op. cit.). L’idée de Baldwin, qui se distinguait alors du lamarckisme de l’époque, était que le comportement pouvait affecter l’action de la sélection naturelle, voire même la faciliter. Aujourd’hui, l’effet Baldwin est interprété de la façon suivante : la plasticité phénotypique peut faciliter l’évolution par la sélection naturelle, selon la combinaison particulière des formes des normes de réaction et des pressions de sélection dans une population donnée d’organismes (en particulier, s’il arrive que certaines des normes de réaction produisent un phénotype viable dans un nouvel environnement, alors les génotypes qui y sont associés auront une chance de survie, et la population aura une chance de perdurer). Cf. Pigliucci (2010), “Phenotypic plasticity”, in Pigliucci & Müller (eds.), Evolution, the extended synthesis, MIT Press @. Pour une analyse précise des controverses contemporaines autour de l’effet Baldwin, cf. Weber & Depew (2003), Evolution and learning : the Baldwin effect reconsidered, MIT Press @.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] celui de « sélection stabilisante », mettant ainsi l’accent sur la stabilisation de la réponse phénotypique adaptative, par sa « transformation » en une réponse génotypique conduisant aux même effets phénotypiques, tout en assurant la transmission de cette réponse aux générations futures. Schmalhausen s’appuie aussi sur les expériences de mutagenèse, réalisées en 1926 par Theodosius Dobzhansky, chez la drosophile. Dobzhansky montrait qu’un phénotype mutant se caractérisant, dans le cas décrit, par une anormalité dans le développement de l’abdomen, ne se manifestait pas pendant des générations si la nourriture consommée par l’animal restait sèche. Néanmoins, elle réapparaissait immédiatement si les descendants étaient alimentés avec de la nourriture humidifiée. Sur la base de ces observations, il considérait que si des facteurs environnementaux pouvaient induire un caractère, c’est la norme de réaction, inchangée, qui était héritée. Schmalhausen reprend par la suite cette idée, mais distingue ce qu’il appelle la « norme adaptative » de la « morphose ». La norme adaptative fait référence à la situation dans laquelle l’expression des modifications adaptatives est telle qu’elle transforme l’organisation dans son ensemble. À l’inverse, les morphoses sont d’un tout autre caractère, elles surviennent comme de nouvelles réactions ponctuelles, qui n’ont pas encore acquis de base historique (liés par exemple à de nouveaux facteurs environnementaux, ou à une norme de réaction perturbée suite à une mutation génétique)23. Cette idée de norme adaptative est fondamentale, car elle implique que toute modification n’est possible qu’en fonction de limites strictes déterminées par la norme. Ce n’est pas la modification, elle-même qui doit être considérée comme une adaptation, mais le « confinement » de cette modification dans des limites très précises. Une notion similaire, la « canalisation », sera développée en Angleterre par Waddington24. Il distingue la « canalisation génétique25 », qui fait référence à la capacité pour un génotype de produire deux phénotypes distincts de la « canalisation environnementale », qui fait référence à la capacité pour un génotype de produire un phénotype unique dans des environnements qui varient. Globalement, la canalisation est définie comme la robustesse intrinsèque des processus développementaux en réponse aux perturbations d’ordre 23. Schmalhausen (1986), Factors of evolution : the theory of stabilizing selection [1949], University of Chicago Press. 24. Waddington (1942), “Canalization of Development and the Inheritance of Acquired Characters”, Nature, 150 @. 25. Comme nous le montrons par la suite, ce phénomène est désormais bien connu sous le nom de « pléiotropie ».
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[les mondes darwiniens] génétique ou environnemental. Waddington définit aussi corrélativement la notion d’« assimilation génétique26 » qui est liée à l’effet Baldwin. L’assimilation génétique implique que le nouveau trait canalisé va être finalement stabilisé (génétiquement), et ce indépendamment du maintien ou non des circonstances environnementales à l’origine de la perturbation. Dobzhansky, en diffusant la notion de norme adaptative à l’Ouest27, et en particulier aux États-Unis, montre qu’une mutation ne modifie pas un caractère morphologique particulier, mais introduit un changement de la norme de réaction. Progressivement, la notion même de « norme de réaction » est remplacée par celle de « gamme de réaction », indiquant que la variabilité phénotypique dépend en grande partie des interactions entre les facteurs héréditaires et l’environnement. L’accent est alors mis sur la plasticité environnementale. L’usage de la notion de norme de réaction par Dobzhansky28 conduit à sa modification conceptuelle29 qui devient, à partir de 1955, essentiellement un problème de génétique des populations. La plasticité est considérée comme n’importe quel autre trait qui peut être soumis à la sélection naturelle. 1.4 Bradshaw et le contrôle génétique de la plasticité phénotypique En 1965, Anthony D. Bradshaw est le premier à proposer un modèle pour rendre compte de l’évolution de la norme de réaction, basé sur le contrôle génétique de la plasticité. Selon lui, la plasticité est mise en évidence par l’alté26. Waddington (1953), “Genetic assimilation of an acquired character”, Evolution, 7(2) @. 27. Par l’usage de ce terme, nous soulignons ici le fossé idéologique et théorique qui sépare encore à cette époque-là l’Union Soviétique des pays d’Europe de l’Ouest et des États-Unis concernant notamment les explications basées sur la génétique en biologie. Néanmoins, l’existence de ces différences a pu permettre la réalisation de travaux majeurs, comme en témoigne l’œuvre de Dobzhansky, entre autres, dont les travaux illustrent à merveille la fécondité du rapprochement entre ces deux pôles conceptuels. Dobzhansky deviendra l’un des artisans fondateur de la théorie synthétique de l’évolution. 28. Dobzhansky (1955), Evolution, genetics, and man, John Wiley and Sons. 29. Cette modification semble résulter d’une divergence des centres d’intérêts des deux scientifiques. Les préoccupations de Schmalhausen se situent principalement autour de question reposant sur l’étude de la phénogenèse, question qui occupe en grande partie les biologistes soviétiques de cette époque. Dobzhansky, quant à lui, va réaliser une sorte de compromis entre la vision soviétique de la norme de réaction et le génocentrisme instigué par Johannsen.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] ration potentielle de l’expression du génotype sous l’effet des influences environnementales. Il se réfère à la notion de « plasticité phénotypique » qui avait été employée pour la première fois, en 1914, par Herman Nilsson-Ehle30, pour décrire la capacité qu’a un individu de s’adapter à des environnements extrêmes en développant des phénotypes alternatifs (adaptation des plantes alpines aux basses altitudes). Par exemple, le criquet pélerin Schistocerca gregaria peut adopter deux phénotypes différents en fonction des conditions environnementales (il sera soit vert avec de petites ailes si les ressources alimentaires sont limitées, soit de couleur foncée avec de grandes ailes si les ressources alimentaires sont plus abondantes). La notion de « plasticité phénotypique » devient plus courante dans la littérature après la publication de l’article de synthèse que Bradshaw lui consacre en 196531. Dans ses travaux, il se concentre essentiellement sur la « plasticité adaptative » et considère qu’elle est sous contrôle génétique spécifique. Bradshaw base cette affirmation sur l’observation selon laquelle la plasticité n’est pas une propriété du génome tout entier, mais une propriété propre aux caractères individuels en relation avec les influences spécifiques de l’environnement. De plus, comme la plasticité d’un trait varie parmi les différentes espèces d’un même genre et parmi les différentes variétés de la même espèce, il conclut à l’indépendance du contrôle génétique du caractère et de la plasticité du caractère. Enfin, il se réfère aux travaux de Waddington sur la canalisation et l’assimilation génétique, indiquant que si la stabilité est sous contrôle génétique, il en est forcément de même avec la plasticité qui, par définition, s’oppose à la stabilité. Ces différents arguments permettent à Bradshaw de supposer que la plasticité, sous contrôle génétique, est elle aussi nécessairement soumise à la sélection naturelle comme n’importe quel autre trait. 1.5 L’évolution de la plasticité phénotypique 1.5.1 Tester la plasticité adaptative32 Pour prouver l’hypothèse formulée par Bradshaw, il devient nécessaire d’identifier véritablement quelle est l’action de la sélection naturelle sur la 30. Nilsson-Ehle (1914), “Vilka erfarenheter hava hittills vunnits rörande möjligheten av växters acklimatisering”, Kunglig Landtbruks-Akaemiens. Handlinger och Tidskrift, 53 @. 31. Bradshaw, “Evolutionary significance of phenotypic plasticity in plants” @, Advances in Genetics, 13. 32. Via & Lande (1985), “Genotype-environment interaction and the evolution of phenotypic plasticity”, Evolution, 39 @. Schlichting (1986), “The evolution
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[les mondes darwiniens] plasticité et donc d’analyser son évolution. En 1985, Russell Lande et Sara Via établissent les premiers modèles de génétique quantitative33 permettant d’évaluer l’évolution de la « plasticité phénotypique » (la notion désormais employée pour qualifier la réponse phénotypique à l’environnement). Ces travaux annoncent une nouvelle voie de recherche. L’objectif principal est de clarifier l’action de la sélection sur la plasticité en elle-même et de façon distincte du trait. Ces modèles soulèvent de nouvelles questions. Il est possible de mesurer l’évolution de la plasticité pour une espèce dans des environnements qui varient (p. ex., le papillon Pontia a une pigmentation des ailes plus ou moins forte selon la saison à laquelle il se développe), mais il est également possible de chercher à mesurer la plasticité intergénérationnelle, lorsque des générations successives sont soumises à des environnements fluctuants (exemple : les effets du réchauffement climatique sur certaines plantes et leur transformation progressive). Afin de différencier ces deux situations, la notion de « traits labiles » ou « non labiles » est reprise à Schmalhausen. Les « traits labiles » font référence au fait que l’individu ajuste son expression phénotypique toute sa vie (p. ex., une plante va réagir à la quantité d’eau dans le milieu toute sa vie), alors que of phenotypic plasticity in plants”, Annual Review of Ecology, Evolution and Systematics, 17 @. 33. La génétique quantitative étudie la composante génétique expliquant la variation de caractères quantitatifs (la taille, la couleur du pelage, la vitesse de croissance, la concentration d’une molécule, etc.) et leur héritabilité. C’est devenu un outil classique en biologie (Fisher, 1930, The genetical theory of natural selection @, Clarendon Press ; Wright, 1951, “The genetical structure of population” @, Annual Eugenics, 15 ; Falconer, 1981, Introduction to quantitative genetics, Longman ; Roff, 1997, Evolutionary quantitative genetics, Chapman & Hall) et a été l’objet d’un renouveau continu dans de nombreux champs de la biologie évolutive (Lande, 1980, “Genetic Variation and Phenotypic Evolution During Allopatric Speciation”, The American Naturalist, 116 (4) @ ; Cheverud et al., 1983, “Quantitative genetics of development : genetic correlations among age-specific trait values and the evolution of ontogeny”, Evolution, 37(5) @ ; Lande & Arnold, 1983, “The measurement of selection on correlated characters” @, Evolution, 37(6) ; Slatkin, 1987, “Quantitative genetics of heterochrony”, Evolution, 41(4) @ ; Barton & Turelli, 1989, “Evolutionary Quantitative Genetics : How Little Do We Know ?”, Annual Review of Genetics, 23(1) @ ; Shaw et al., 1995, “Changes in Genetic Variances and Covariances : G Whiz !”, Evolution, 49(6) @. C’est donc naturellement que ces techniques ont été employées pour l’étude de la plasticité phénotypique (Falconer, 1952, “The Problem of Environment and Selection”, The American Naturalist, 86(830) @ ; Via, 1984, “The Quantitative Genetics of Polyphagy in an Insect Herbivore. II. Genetic Correlations in Larval Performance Within and Among Host Plants”, Evolution, 38(4)) @.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] les « traits non labiles » indiquent que l’expression des traits est fixée, une fois pour toutes durant le développement. Dans le premier cas, on observe que la norme de réaction évolue vers un optimum (p. ex., la plante va s’habituer à la quantité d’eau moyenne de son milieu pour optimiser sa croissance). Dans le second cas, la situation est beaucoup plus complexe et l’équilibre atteint dépend de l’intensité et de la durée des fluctuations environnementales auxquelles sont soumises les populations. En s’appuyant sur ces études, Via établit deux conclusions majeures : « (1) La sélection agit seulement sur les traits phénotypiques qui s’expriment à un moment donné et dans l’environnement où se trouve l’individu. (2) À l’intérieur de chaque environnement, la sélection agit pour déplacer la population vers un phénotype optimum34. » Il en découle, selon elle, que l’évolution des normes de réaction adaptatives ne peut survenir que par le biais des traits phénotypiques eux-mêmes. La sélection n’agirait donc pas directement sur la plasticité, qui n’est pas considérée par Via comme un trait distinct possédant sa propre étiologie génétique. La question demeure de savoir quelle sera la corrélation entre l’évolution de la plasticité et l’évolution du trait exprimé dans l’environnement. À l’inverse, le biologiste Carl Schlichting, dans un article de 1986, semble démontrer, en comparant deux espèces de pourpiers (Portulaca grandiflora et Portulaca oleraca), que la plasticité d’un trait peut évoluer indépendamment de ce trait. Il prend pour exemple le trait quantitatif « pousse de la plante » identifié par la proportion de racine. Il observe que même si la moyenne de ce trait pour des environnements variant est identique chez les deux espèces, le degré et la direction de la réponse plastique peuvent être différents. Dès lors, Schlichting conclut que le contrôle génétique de la plasticité ne peut être que distinct du contrôle génétique du trait. L’étude de l’évolution de la plasticité semble reposer essentiellement sur la connaissance de son contrôle génétique. Par la suite, des biologistes comme Peter van Tienderen et Gerdien de Jong35 établissent des modèles quantitatifs pour mettre en évidence la variation de la plasticité. Là encore, ces modèles semblent confirmer 34. Via et al. (1995), “Adaptative phenotypic plasticity : Consensus and controversy” @, Trends in Ecology and Evolution, 10(5). 35. Van Tienderen & Koelewijn (1994), “Selection on Reaction Norms, Genetic Correlations and Constraints”, Genetics Research, 64(2) @. De Jong (1995), “Phenotypic Plasticity as a Product of Selection in a Variable Environment”, The American Naturalist, 145(4) @.
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[les mondes darwiniens] l’existence de « gènes de la plasticité36 » en faisant la démonstration d’une indépendance entre évolution de la moyenne du trait et évolution de la plasticité. Néanmoins, du fait de la controverse introduite par Via, si un contrôle génétique de la plasticité semble exister, la question de la définition de ce « contrôle génétique » persiste. 1.5.2 Définir les « gènes de la plasticité »37 En 1991, Scheiner et Lyman établissent une classification de ce qu’ils considèrent comme les « bases génétiques de la plasticité38 ». Selon eux, trois catégories distinctes recouvrent les bases génétiques de la réponse plastique. Tout d’abord, la « superdominance39 » exprime le fait qu’il y a une relation inversement proportionnelle entre hétérozygotie40 et plasticité : plus un génotype est homozygote, plus sa norme de réaction (sa réponse phénotypique selon les environnements) sera plastique. Ce modèle considère, sans le démontrer formellement, que la plasticité est en quelque sorte un « accident » qui résulte d’une perte ou d’une réduction de l’homéostasie41 dans un génotype, conduisant à un excès d’homozygotie du génotype42. Deuxièmement, la « pléiotro36. L’expression « gènes de la plasticité » au pluriel indique qu’il est devenu évident que le modèle linéaire causal entre un gène unique et un phénotype est rarement vrai. Les modèles qui se développent alors sont des modèles « polynomiaux » qui rendent compte de la pluralité de ces gènes. 37. Scheiner & Lyman (1991), “The genetics of phenotypic plasticity. II. Response to selection”, Journal of Evolutionary Biology, 4(1) @. Schlichting & Pigliucci (1993), “Control of Phenotypic Plasticity Via Regulatory Genes”, The American Naturalist, 142(2) @. 38. La conception de Sheiner et Lyman est moins tranchée que celle de de Jong et van Tienderen car elle n’identifie pas des « gènes de la plasticité » à proprement parler, mais plutôt les bases de son expression génétique. 39. Le concept de superdominance remonte aux travaux originaux de Lerner (1954), Genetic homeostasis, John Wiley, et de Waddington (1961), “Genetic Assimilation” in Caspari & Thoday (eds.), Advances in Genetics, Academic Press. 40. Hétérozygotie : situation génotypique où deux loci homologues d’une même paire de chromosomes portent chacun un allèle différent. Homozygotie : présence du même allèle sur les deux chromosomes d’une même paire de chromosomes. 41. L’homéostasie ou « retour à l’équilibre » génétique implique une répartition homogène entre les allèles maternels et les allèles paternels conduisant de fait à une hétérozygotie. Pour une discussion sur les rapports entre plasticité et hétérozygotie, cf. Pigliucci (2001), Phenotypic Plasticity : Beyond Nature and Nurture, Johns Hopkins University Press @. 42. Lerner (1954), Genetic homeostasis, John Wiley. Gillespie & Turelli (1989),
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] pie » indique que la plasticité est une fonction de l’expression différentielle du même gène (du même ensemble d’allèles) dans différents environnements43, analogue au cas de génétique quantitative classique où plusieurs traits partagent un contrôle génétique commun du fait d’effets pléiotropiques des gènes. Enfin, l’« épistasie » indique que deux classes de gènes contrôlent les deux caractéristiques fondamentales d’une norme de réaction : sa plasticité et sa moyenne générale. La plasticité est due à l’interaction entre les gènes qui déterminent la magnitude de la réponse aux effets environnementaux avec les gènes qui déterminent l’expression moyenne du caractère44. Ce modèle assume, à l’inverse de celui de Via, que la moyenne du caractère et la variance environnementale sont deux aspects indépendants45. Pour les deux auteurs46, ces trois modèles ne sont pas mutuellement exclusifs et d’autre part, l’usage de ces catégories s’applique aux effets qui se manifestent non pas dans un environnement unique, mais dans des environnements différents au cours du temps. Cette approche est essentiellement phénoménologique, c’est-à-dire basée sur l’observation de « types » plutôt que sur l’investigation des causes réelles de la plasticité. Souvent, des études statistiques de génétique quantitative suffisent à étudier les modèles sans qu’il soit nécessaire de savoir quel est le rôle véritable des gènes47. “Genotype-Environment Interactions and the Maintenance of Polygenic Variation”, Genetics, 121(1) @. 43. Falconer (1981), Introduction to quantitative genetics, Longman. Via & Lande (1985), “Genotype-environment interaction and the evolution of phenotypic plasticity”, Evolution, 39 @. Idem (1987), “Evolution of Genetic Variability in a Spatially Heterogeneous Environment : Effects of Genotype–environment Interaction”, Genetics Research, 49(2) @. Via (1987), “Genetic constraints on the evolution of phenotypic plasticity”, in Loeschcke (ed.), Genetic constraints on adaptive evolution, Springer-Verlag. 44. Lynch & Gabriel (1987), “Environmental Tolerance”, The American Naturalist, 129(2) @. Jinks & Pooni (1988), The genetic basis of environmental sensitivity, Sinauer Associates. Scheiner & Lyman (1989), “The genetics of phenotypic plasticity I. Heritability”, Journal of Evolutionary Biology, 2(2) @. 45. Lynch & Gabriel (1987), “Environmental Tolerance”, op. cit. @. 46. Scheiner & Lyman (1991), “The genetics of phenotypic plasticity. II. Response to selection”, Journal of Evolutionary Biology, 4(1) @. 47. de Jong (1995), “Phenotypic Plasticity as a Product of Selection in a Variable Environment”, The American Naturalist, 145(4) @.
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[les mondes darwiniens] La position défendue par Via, d’abord mise à mal par l’approche polynomiale48, ne se retrouve pas pour autant totalement rejetée49. Plus spécifiquement, pour Via, la « soi-disant » indépendance entre la « moyenne du caractère » et la plasticité reste à confirmer. En effet, elle montre que la « moyenne du caractère » peut être aussi bien mesurée pour un environnement unique (variabilité indépendante de l’environnement) qu’à partir d’une gamme possible d’expression du caractère qui reflètent, cette fois-ci, la variation des environnements dans lequel s’exprimerait le caractère. Dans ce dernier cas, Via appelle la moyenne du caractère « moyenne générale » (grand mean). Elle suggère que la distinction de ces deux situations (moyenne du caractère et moyenne générale) permet de poser à nouveau le problème de la corrélation entre l’évolution du caractère et l’évolution de la plasticité. En effet, dans le cas du caractère « pousse de la plante », la moyenne générale du trait peut être semblable chez deux espèces différentes (comparativement, les deux espèces pousseront autant l’une que l’autre) là où la moyenne du caractère sera différente pour chacune des espèces dans un environnement unique (une des espèces poussera plus que l’autre dans l’environnement E1 et inversement dans l’environnement E2). Cela signifie que des plantes d’espèces différentes pousseront différemment dans un même environnement, mais globalement, si ces différentes espèces sont soumises à des environnements changeants, leur poussée moyenne sera identique. Via soutient à nouveau l’idée selon laquelle la plasticité phénotypique n’est pas un trait spécifique, mais un épiphénomène résultant de la sélection des différentes moyennes du caractère phénotypique dans des environnements différents50. Selon elle, le modèle sera donc plus complexe qu’il n’y paraît, car il y aura forcément, même de façon indirecte, une interaction entre les deux variables. 48. Van Tienderen (1991), “Evolution of Generalists and Specialist in Spatially Heterogeneous Environments”, Evolution, 45(6) @. Scheiner (1993), “Genetics and Evolution of Phenotypic Plasticity”, Annual Review of Ecology and Systematics, 24(1) @. Van Tienderen & Koelewijn (1994), “Selection on Reaction Norms, Genetic Correlations and Constraints”, Genetics Research, 64(2) @. 49. Pour une discussion sur les différentes perspectives et approches de la plasticité phénotypique adaptative, cf. Via et al. (1995), “Adaptative phenotypic plasticity : Consensus and controversy” @, Trends in Ecology and Evolution, 10(5). 50. Via (1993), “Adaptive Phenotypic Plasticity : Target or By-Product of Selection in a Variable Environment ?”, The American Naturalist, 142(2) @.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] Afin de résoudre cette controverse, qu’ils considèrent, selon leurs propres termes, comme une « équivoque sémantique » plus qu’un véritable problème de fond entre d’une part, la position de Via et, d’autre part, l’approche polynomiale, Schlichting et Pigliucci proposent une définition des « gènes de la plasticité » en termes de « loci qui exerceraient un contrôle sur l’expression de gènes régulateurs, en fonction de l’environnement, produisant ainsi une réponse plastique51 ». Pour les deux auteurs, ces deux possibilités (l’existence de gènes de la plasticité versus la plasticité comme conséquence secondaire de la sélection) ne sont pas mutuellement exclusives et les preuves de l’existence de gènes de la plasticité dans la littérature de ces dix dernières années semblent confirmer leur hypothèse, comme le montre l’exemple paradigmatique des gènes codant pour les phytochromes52 des plantes53. 1.5.3 Le contrôle moléculaire de la plasticité54 En 1996, Pigliucci revient sur la définition de 1995 des « gènes de la plasticité » et la restreint à l’idée de « loci régulateurs qui réagiraient directement à un stimulus de l’environnement en déclenchant une série spécifique de changements morphogénétiques ». Cette définition ne signifie pas pour 51. Schlichting & Pigliucci (1993), “Control of Phenotypic Plasticity Via Regulatory Genes”, The American Naturalist, 142(2) @. 52. Les phytochromes sont des photorécepteurs pigmentaires des plantes. Ils jouent un notamment rôle chronobiologique (dans la germination, la floraison, etc.). (Ndd.) 53. Ballaré (1999), “Keeping up with the neighbours: phytochrome sensing and other signalling mechanisms”, Trends in plant science, 4(3) @. Les gènes codant pour la sensibilité à la lumière des phytochromes des plantes constituent un des exemples majeurs de gènes de la plasticité. Pour un test explicite de l’hypothèse adaptative de la plasticité par mesure de la fitness relative des phénotypes alternatifs dans une gamme d’environnements et sur l’exemple particulier du caractère « élongation de la tige dépendant du phytochrome » en réponse à l’ombre du feuillage, en utilisant des plantes transgéniques et mutantes dans laquelle cette réponse plastique est désactivé, cf. Schmitt et al. (1995), “A test of the adaptive plasticity hypothesis using transgenic and mutant plants disabled in phytochrome-mediated elongation responses to neighbors” @, American Naturalist, 146(6). 54. Smith (1990), “Signal perception, differential expression within multigene families and the molecular basis of phenotypic plasticity”, Plant, Cell & Environment, 13(7) @. Schmitt et al. (1995), op. cit. Van Tienderen et al. (1996), “Pleiotropic Effects of Flowering Time Genes in the Annual Crucifer Arabidopsis thaliana (Brassicaceae)”, American Journal of Botany, 83(2) @. Callahan et al. (1997), “Developmental phenotypic plasticity : where ecology and evolution meet molecular biology”, BioEssays, 19(6) @.
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[les mondes darwiniens] autant que tous les gènes régulateurs sont des gènes de la plasticité, pour la bonne et simple raison que tous les gènes régulateurs ne réagissent pas en fonction de stimuli environnementaux55. La base génétique de toute réponse plastique devra nécessairement inclure, de façon significative, plus de gènes que ceux qui sont directement liés à la détection de l’environnement. Toutefois, la mise en évidence de cette dernière catégorie (des gènes directement liés à la détection de l’environnement) est conceptuellement importante, car son existence même ne peut pas être expliquée sans faire appel à l’action de la sélection naturelle. C’est la raison pour laquelle elle sera l’objet d’une attention toute particulière de la part des biologistes qui s’intéressent dès les débuts aux bases moléculaires de la plasticité. En 1990, Harry Smith investit cette piste moléculaire dans un numéro spécial de Plants, Cells and Environment portant sur la « sensibilité à l’environnement » (sensing the environment). Il s’interroge sur le type de mécanismes moléculaires permettant de lier la perception des signaux environnementaux et les réponses développementales spécifiques (correspondant à la plasticité phénotypique). À partir de cette étude, il conclut que c’est la régulation différentielle de l’expression des membres de familles multigéniques qui représente la base moléculaire de la plasticité phénotypique56. Les premières études moléculaires sur les interactions génotypeenvironnement mettent en évidence l’existence de réponses spécifiques provoquées par un type particulier de stress, des réponses induites par un nombre limité de contraintes et des réponses généralisées à une variété de situations stressantes. Corrélativement, l’épistasie et la pléiotropie au niveau moléculaire font l’objet d’une attention renouvelée, ce qui rend progressivement très difficile l’interprétation des schémas de réaction plastique en l’absence de toute information d’ordre moléculaire57. De ces différentes études au niveau moléculaire, un constat général a pu être fait : au cours des vingt dernières années, l’expression « gènes de la plas55. Pigliucci (2001), Phenotypic Plasticity : Beyond Nature and Nurture, Johns Hopkins University Press @. 56. Smith (1990), “Signal perception…”, op. cit. @ 57. à cette époque se développent des concepts d’épistasie et de pléiotropie au niveau moléculaire qui ne vont pas être les mêmes que ceux qui avaient été employés au sens de la génétique quantitative. Sur les effets pléiotropiques des gènes et leur évaluation à différents niveaux phénotypiques, cf. van Tienderen et al. (1996), “Pleiotropic Effects of Flowering Time Genes in the Annual Crucifer Arabidopsis thaliana (Brassicaceae)”, American Journal of Botany, 83(2) @.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] ticité » a eu progressivement tendance à disparaître, non pas parce que les preuves d’un contrôle génétique de la plasticité ne sont pas probantes (bien au contraire, les différentes études réalisées semblent le confirmer), mais parce que la question du lien direct ou indirect entre gènes et caractères a été progressivement abandonnée au profit de questions portant sur les causes prochaines de la plasticité. La question se reformulerait de la manière suivante : la plasticité se caractériserait-elle par une simple sensibilité allélique ou serait-elle contrôlée par des gènes exerçant un rôle régulateur sur les gènes dont dépendrait le trait ? Ce changement de problématique, corrélé à l’extension de ce nouveau champ d’investigation qu’est la biologie moléculaire, permet de développer l’idée, proposée à l’origine par Schmalhausen et Waddington, selon laquelle la norme de réaction serait transmise et pourrait évoluer. En effet, il est progressivement admis qu’il n’y a pas de lien causal direct entre un génotype et un phénotype58, et que le phénotype est le produit d’un système épigénétique complexe, qui intègre à la fois des gènes capables d’interagir avec des signaux internes et externes et des gènes capables de produire ces mêmes signaux. Ce sont ces systèmes épigénétiques complexes qui se transmettent en évoluant, et non pas les variations génétiques ou alléliques spécifiques59. Dans cette optique, une quantité importante de travaux moléculaires et physiologiques se sont attaqués directement à la base moléculaire de la plasticité phénotypique60. Ces travaux, qui portaient à l’origine sur les bases génétiques de la plasticité, ne vont plus uniquement se limiter aux seuls gènes. Ainsi les systèmes hormonaux fonctionnellement flexibles des plantes et des animaux fournissent 58. Pour une discussion autour de la question de savoir si un gène peut être considéré comme étant « à l’origine » d’un trait (genes “for” trait), cf. Kaplan & Pigliucci (2001), “Genes ‘for’ phenotypes : a modern history view”, Biology and Philosophy, 16(2) @. 59. Le premier à soulever cette question de l’hérédité épigénétique est Maynard Smith (1990), “Models of a dual inheritance system”, Journal of Theoretical Biology, 143(1) @. 60. Par exemple, Smith (1990), “Signal perception, differential expression within multigene families and the molecular basis of phenotypic plasticity”, Plant, Cell & Environment, 13(7) @ ; Callahan et al. (1997), “Developmental phenotypic plasticity : where ecology and evolution meet molecular biology”, BioEssays, 19(6) @ ; Aubin-Horth & Renn (2009), “Genomic reaction norms : using integrative biology to understand molecular mechanisms of phenotypic plasticity”, Molecular Ecology, 18(18) @.
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[les mondes darwiniens] un point de départ à partir duquel on a pu comprendre comment les signaux environnementaux sont traduits, interprétés, et comment les organismes y répondent61. En effet, les hormones constituent la principale interface entre le niveau génétique de l’action et l’environnement externe, au sens où ils jouent deux rôles importants : ils façonnent l’organisme et ils transportent l’information depuis les récepteurs environnementaux, ce qui déclenche des réactions spécifiques, celles qui caractérisent la plasticité phénotypique62. Ainsi, même si au cours de ces années, la base génétique de la plasticité tend à se confirmer, le changement dans la compréhension du déterminisme des caractères va conduire les biologistes à une réinterprétation des causes prochaines de la plasticité. Dans cette perspective, la biologiste Mary Jane West-Eberhard, spécialiste du comportement chez les insectes, va fournir une approche nouvelle dans laquelle la plasticité phénotypique constitue non pas un résultat, mais une cause de l’adaptation. 1.6 La théorie de la « plasticité développementale »63 West-Eberhard est la première à rapprocher plasticité morphologique et plasticité comportementale, et à prendre position en faveur d’un rôle commun de ces deux phénomènes pour expliquer l’évolution des nouveautés 61. Friml & Sauer (2008), “Plant biology : in their neighbour’s shadow”, Nature, 453(7193) @. 62. Sur ces questions, Nijhout (2003, “Development and Evolution of Adaptive Polyphenisms” @, Evolution and Development, 5(1)) a conclu que le développement de phénotypes alternatifs (aussi bien dans les normes de réaction que pour les polyphénismes*) pouvait être dû à des mécanismes spécifiquement évolués, eux-mêmes régulés par la variation de la configuration de la sécrétion des hormones. Badyaev (2005, “Stress-induced variation in evolution : from behavioural plasticity to genetic assimilation”, Proceedings of the Royal Society B, 272(1566) @) pense quant à lui que l’assimilation phénotypique de la réponse au stress est facilitée par la participation commune des voies nerveuses et des voies endocrines de la réponse au stress pour d’autres fonctions des organismes. Enfin, Crespi & Denver (2005, “Roles of stress hormones in food intake regulation in anuran amphibians throughout the life cycle” @, Comparative Biochemistry and Physiology-Part A : Molecular & Integrative Physiology, 141(4)) font observer que l’axe du stress neuroendocrinien représente un système phylogénétiquement ancien de signalisation qui permet au fœtus ou à la larve d’adapter son rythme de développement aux conditions environnementales prévalentes. [* Ndd : Ensemble des variations morphologiques, comportementales et physiologiques dans une espèce donnée. Les animaux à métamorphoses présentent des polyphénismes morphologiques très caractérisés.] 63. West-Eberhard (2003), Developmental plasticity and evolution, Oxford UP @.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] phénotypiques64. Ainsi, durant de nombreuses années elle étudie les comportements sociaux des abeilles corrélés à la diversité de leurs morphologies (taille, présence ou absence d’organes reproducteurs et de caractères sexuels secondaires). En 2003, elle propose, dans un ouvrage de synthèse intitulé Developmental Plasticity and Evolution65, un schéma explicatif tenant compte de l’interaction des organismes avec leurs environnements. Ce schéma repose en grande partie sur le concept de « plasticité développementale ». De l’étude poursuivie sur une période de vingt ans du comportement des insectes corrélé à leur développement, West-Eberhard a retiré la conviction qu’une nouvelle synthèse de la théorie de l’évolution, qui prenne en compte le développement, est devenue nécessaire66. Si la plupart des théories qui expliquent la diversité phénotypique continuent de s’appuyer principalement sur des études de génétique quantitative, West-Eberhard décide de renverser les priorités en faisant passer l’évolution du génome à l’arrière-plan pour se concentrer principalement sur le phénotype67. Dans ce schéma, la sélection sur les gènes opère de façon indirecte : c’est le phénotype qui est sélectionné en premier. Ce modèle permet de laisser une place à des facteurs non génétiques pour 64. La nouveauté phénotypique se dit de l’apparition soudaine chez un individu ou une population d’individus d’un caractère quantitativement différent, qui ne s’est pas manifesté chez les prédécesseurs. 65. Pour une discussion critique de l’ouvrage de West-Eberhard, Developmental Plasticity and Evolution, cf. Nicoglou (2011), « Expliquer la forme », Critique, 764765. 66. Ce courant s’intitule l’Evo-Devo pour « synthèse développementale de l’évolution » (Evolutionary Developmental synthesis) et s’inscrit dans une volonté de redonner au développement une place qu’il avait perdu dans les années 1940-1960 avec la théorie synthétique de l’évolution et face aux découvertes réalisées en génétique et en génétique des populations pour expliquer les processus évolutifs. [Ndd : sur l’Evo-Devo, cf. le chapitre de Balavoine, ce volume.] 67. En reprenant à son compte la définition devenue classique du phénotype d’un organisme comme l’ensemble des traits autres que son génome (Johannsen, 1911, “The genotype conception of heredity” @, American Naturalist, 45), WestEberhard va proposer un schéma théorique dans lequel le génome est considéré comme une composante « physique », au même titre que l’environnement (l’un et l’autre modelant l’organisme en devenir) ; le phénotype est alors, en quelque sorte, la « conséquence » de l’expression de ces facteurs physiques et sa réalisation dépend en grande partie de la composante développementale. Pour cette raison, West-Eberhard suggère qu’il est plus sûr, pour expliquer l’évolution des traits, de partir des variations phénotypiques plutôt que des seules variations génétiques.
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[les mondes darwiniens] expliquer l’origine de la variation phénotypique qui est ensuite sélectionnée68. La démarche de West-Eberhard consiste, au lieu de chercher à simplifier le schéma explicatif (en se limitant à une cause unique qui serait le gène), à le complexifier, au contraire, en y intégrant les différents éléments qui pourraient être générateurs de variations (l’environnement, les gènes ou le développement). C’est dans un tel contexte de redéfinition du processus de la sélection que West-Eberhard introduit la notion de « plasticité développementale » qui associe deux termes du langage biologique, plasticité et développement, pris en des sens particuliers. West-Eberhard définit le développement comme tout changement phénotypique pendant la durée de vie d’un individu ou de toute autre unité d’organisation supérieure et qui inclut tout aussi bien des éléments irréversibles (comme la mise en place des organes) que des événements réversibles (comme la croissance musculaire). La plasticité est, elle, définie comme la capacité d’un organisme à réagir à un signal environnemental, interne ou externe, par un changement de forme, d’état, de mouvement ou de taux d’activité. Ce changement peut être adaptatif ou non, réversible ou non, actif ou passif ; il peut varier de façon continue ou discontinue. La notion de « plasticité développementale », qui résulte de l’élargissement du sens donné aux deux termes, permet de regrouper sous un même processus des phénomènes qui ont pu être considérés comme différents par les biologistes. Ainsi la « plasticité phénotypique » apparaît comme un cas particulier de plasticité développementale. Dans cette perspective, un des apports majeurs de WestEberhard à la notion de plasticité phénotypique est sa réinterprétation du concept d’accommodation phénotypique69 qu’elle définit comme une forme 68. Un exemple est donné par celui des éléphants nains qui ont peuplé les îles méditerranéennes au cours de la préhistoire. L’initiation du nouveau trait (taille réduite) s’est accomplie à l’occasion d’un famine qui a conduit à une atrophie des éléphants, alors que la source du trait « éléphant nain » est la sélection naturelle qui a favorisé les éléphants de petite taille plus facilement rassasiés. Cf. Roth (1992), “Inferences from allometry and fossils : Dwarfing of elephants on islands”, in Futuyma & Antonovics (eds.), Oxford Surveys in Evolutionary Biology, Oxford UP. 69. En 1945, Jean Piaget (La formation du symbole chez l’enfant @, Delachaux & Niestlé) définit l’accommodation phénotypique comme le processus par lequel un organisme s’adapte à un nouveau milieu, cette accommodation n’étant pas prédéterminée par le système génétique. Pour Piaget, ce processus pourrait en certains cas se répercuter sur ce système, en le contraignant à modifier son ensemble prédéterminé de réalisations phénotypiques possibles, c’est-à-dire en induisant
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] d’ajustement adaptatif parmi des aspects variables du phénotype, produit au cours du développement, sans changement génétique. Un exemple d’une telle accommodation est fourni par l’anatomiste hollandais Everhard J. Slijper. En 1942, il a observé une chèvre qui, à la naissance, ne possédait que deux pattes, et dont l’organisme avait réagi à ce lourd handicap par des spécialisations morphologiques et comportementales qui ont finalement permis à la chèvre de se déplacer70. Pour West-Eberhard, le point important ici est que la fonction de locomotion ait été préservée. Car selon elle, les accommodations adaptatives qui favorisent un développement normal (arriver à se déplacer, par exemple) ont une probabilité élevée de contribuer à l’apparition d’une nouveauté fonctionnelle (ici, un nouveau mode de locomotion) qui, pour peu qu’elle soit viable et compatible avec la genèse de l’individu, peut donner lieu à une augmentation de la fréquence d’apparition du trait initial (deux pattes au lieu de quatre), conduisant éventuellement à la production d’une sous-population d’individus présentant le trait en question. Ce fut le cas, par exemple, pour les éléphants nains de la Méditerranée. Ce processus peut être suivi d’une « accommodation génétique », qui se traduit par un changement dans la fréquence génétique qui affecte la régulation, la forme ou les effets secondaires du nouveau trait, sous l’effet du processus de sélection/variation décrit par Darwin. La compréhension et l’appréhension de la plasticité phénotypique vont dépendre en grande partie du type de questions que se posent les évolutionnistes. Quatre niveaux hiérarchiques d’analyse peuvent être identifiés : la microévolution au sein des populations, la microévolution entre les populations, la macroévolution à l’échelle des espèces et la macroévolution à l’échelle des taxons supérieurs. Comme le montre l’aperçu historique que nous avons retracé, même si l’attention a principalement été portée sur les gènes et l’évolution des fréquences génétiques, les recherches sur la plasticité phénotypique ont permis de soulever de nouveaux problèmes, mais aussi de préciser son rôle dans l’évolution. Les sections 2 et 3 visent à montrer ces deux aspects, respectivement en microévolution et en macroévolution. une transformation adaptative du matériel héréditaire (en d’autres termes, une accommodation génotypique). 70. Slijper (1942), “Biologic-anatomical investigations on the bipedal gait and upright posture in mammals, with special reference to a little goat, born without forelegs”, Proc. Koninklijke Nederlandse Akademie Van Wetenschappen, 45. C’est ce qu’on a appelé plus tard l’effet « two-legged goat » (la chèvre sur deux pattes). (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] 2 La plasticité phénotypique en microévolution (problèmes et solutions) La microévolution71 est définie comme l’évolution qui survient en deçà de l’échelle des espèces (à l’inverse de la macroévolution) et notamment, depuis les succès de la génétique des populations, comme le changement dans les fréquences génétiques au sein d’une population d’organismes au cours du temps, ou le processus par lequel de nouvelles espèces sont créées (spéciation)72. Corrélativement, quatre processus sont considérés comme étant à l’origine de ce changement : la mutation, la sélection, le transfert de gènes, la dérive génétique73. La variation génétique (et sa sélection) va constituer un élément explicatif satisfaisant de la microévolution, car elle est à l’origine de la chaîne causale conduisant à la production de nouveaux phénotypes ; elle est aléatoire, il est facile de suivre son évolution par le biais des croisements et il est facile de l’exprimer en termes mathématiques. Dès lors, la compréhension du lien causal entre variation génétique et variation phénotypique et de la sélection favorablement ou défavorablement de cette dernière, va permettre de fournir une image cohérente et satisfaisante de l’évolution. Comme le phénotype sélectionné porte toujours son altération génétique spécifique, l’évolution peut être considérée, en termes de génétique des populations, comme un changement de fréquence allélique dans les populations au fil du temps. Néanmoins, de manière plus générale, la microévolution se définit comme l’ensemble des cas observables d’évolution. L’émergence de facteurs de résistance aux antibiotiques chez certaines souches bactériennes ou le changement de couleur chez les phalènes au cours du temps constituent des exemples parmi d’autres. Cette nuance suggère la possibilité de prendre en compte d’autres théories. Car si la génétique des populations modèle la dynamique 71. Le terme microévolution (tout comme le terme macroévolution) est employé en anglais en premier par Dobzhansky (1937, Genetics and the origin of species, Columbia UP). Il définit les changements microévolutionnaires comme des altérations dans la composition des populations « observables au cours d’une vie humaine », à l’inverse des changements macroévolutionnaires « qui requièrent une temporalité à l’échelle de temps géologique » (p. 12). Pour une discussion sur les origines et signification des termes, cf. Arthur (2003), “Micro-, macro-, and megaevolution”, in Hall & Olson (eds.), Keywords & concepts in evolutionary developmental biology, Harvard UP @. 72. Cf. le chapitre de Samadi & Barberousse, ce volume. (Ndd.) 73. Cf. les chapitres de Heams (« Variation »), Huneman (« Sélection ») dans ce volume.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] des changements de fréquences allélique, elle ne fait que présupposer la corrélation entre ces changements génétiques et les changements phénotypiques qui y seraient associés, elle ne la démontre pas. C’est en éclaircissant le lien entre variation génétique et variation phénotypique qu’il devient alors possible d’être plus précis quant au type et à la quantité de variation phénotypique corrélables à la variation génétique74. L’explication de la microévolution nécessite de comprendre plus précisément les causes directes de la variation phénotypique. Dans cette optique, les recherches sur la plasticité phénotypique ont permis de fournir une nouvelle approche de ces questions. 2.1 La microévolution au sein des populations À l’intérieur des populations, deux déterminants essentiels des processus évolutionnaires adaptatifs sont identifiés : la sélection (et l’environnement qui l’induit) et les contraintes. Le cas des plantes qui vont manifester une plus ou moins grande plasticité en réponse à la qualité spectrale de la lumière, ellemême modulée par l’ombre des feuillages, permet de mettre en lumière le lien existant entre la plasticité et ces déterminants. En effet, ici la plasticité va constituer un indicateur de la compétition qui existe entre les plantes et qui résulte du phénomène appelé « syndrome d’évitement de l’ombre75 ». Le degré de la réponse plastique est lié à l’habitat dans lequel les plantes ont évolué (peu de plasticité chez les espèces tolérantes à l’ombre et une plasticité accrue chez les espèces intolérantes à l’ombre76). Généralement, dans de telles études de cas, la majorité des analyses reposent sur la mesure de la variation génétique et négligent la mesure de la variation environnementale, encore appelée hétérogénéité environnementale. L’environnement est considéré comme un élément perturbateur de l’analyse et les biologistes s’efforcent au maximum de limiter sa variabilité. 74. Pour une discussion autour du problème de la variation phénotypique, cf. Kirschner et al. (2005), The plausibility of life : resolving Darwin’s dilemma, Yale UP @ ; Kirschner & Gerhart (2010), “Facilited variation”, in Pigliucci & Müller (eds.), Evolution, the extended synthesis, MIT Press @. 75. Pigliucci (2001), Phenotypic Plasticity : Beyond Nature and Nurture, Johns Hopkins University Press @. 76. Bradshaw & Hardwick (1989), “Evolution and stress: genotypic and phenotypic components”, Biological Journal of the Linnean Society, 37, n° 1‐2 @.
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[les mondes darwiniens] Cet aspect nous permet de mettre en évidence une des lacunes de la génétique des populations77 dans l’explication de la microévolution, à savoir son incapacité à élargir le champ des possibles en ne prenant pas en compte cette variabilité environnementale dans laquelle se situent les organismes, en négligeant notamment la composante dynamique et historique dans laquelle se produit le processus évolutif, et en s’appliquant aux seuls états d’équilibre et aux distributions à l’état stabilisé. La conséquence est qu’il devient difficile de savoir si la microévolution observée est le résultat d’un simple changement de fréquence allélique ou de sa corrélation avec un terrain physique hétérogène existant, dans lequel se situe la population. Cette idée revient à établir une distinction conceptuelle entre deux « types » de plasticité. D’un côté, une plasticité non adaptative et sans base génétique, mais qui « précéderait » le processus évolutif de sélection naturelle78 (phénomène décrit par West-Eberhard79) et qui dépendrait essentiellement de la variabilité environnementale. D’un autre côté, une plasticité phénotypique adaptative, avec une base génétique et qui serait le résultat de la sélection naturelle. Selon cette conception, la plasticité non adaptative peut favoriser la plasticité phénotypique adaptative, mais la plasticité phénotypique adaptative, en tant que caractère spécifique (sous contrôle génétique), n’est pas le seul reflet ou résultat de la plasticité non adaptative. Son expression dépend aussi du contrôle génétique. En mettant en évidence ces deux types conceptuels différents de plasticité, il est alors aussi possible de résoudre la controverse introduite par Sara Via selon laquelle la plasticité ne serait pas un trait comme un autre, mais un épiphénomène de la sélection naturelle. En réalité, la plasticité est à la fois un trait comme un autre qui peut être sélectionné (la plasticité phénotypique adaptative ou non adaptative), mais elle est aussi indépendante du contrôle génétique (la plasticité non adaptative). Cette indépendance peut donner l’illusion qu’elle est un épiphénomène de la sélection naturelle même si en réalité elle ne fait que précéder la sélection naturelle. Dans la pratique, il continue de rester difficile de distinguer le trait phénotypique de sa plasticité. 77. C’est Richard Lewontin qui mettait déjà en évidence cela dans son ouvrage de 1974, The genetic basis of evolutionary change, Columbia UP. 78. Comme elle précède le processus évolutif, elle est à distinguer de la plasticité phénotypique non adaptative qui sera une variabilité phénotypique dépendante à la fois du facteur génétique et environnemental, mais qui ne sera pas sélectionnée par la sélection naturelle. 79. West-Eberhard (2003), Developmental plasticity and evolution, Oxford UP @.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] Par exemple, le polymorphisme d’une population peut être dû au fait qu’une partie de la population se trouve dans un site environnemental donné et une autre partie dans un autre site environnemental. Les deux populations vont alors acquérir des caractéristiques d’écotype80. Mais ce polymorphisme peut aussi être dû au fait que la majorité de l’hétérogénéité environnementale survient sur des échelles de quelques centimètres à moins d’un mètre. Donc, même dans un site donné, la population est soumise à une forte plasticité (non adaptative) qui pourra ou non avoir des effets cumulatifs sur la variation plastique générée par les changements de fréquence allélique. La plasticité adaptative se manifestera à l’échelle de la population, ou à l’échelle de l’organisme, qui adoptera des spécificités morphologiques (par exemple, dans le cas où les différentes parties d’un individu unique rencontrent des environnements distincts et y réagissent en conséquence). Des exemples de ce type de plasticité phénotypique adaptative sont l’hétérophilie, la production de feuilles sous et supra-aquatique chez les plantes semi-aquatiques, ou encore la différenciation entre les feuilles d’ombre et de lumière sur un même arbre. Afin d’avoir une bonne compréhension des modèles et processus microévolutionnaires à l’œuvre au sein des populations, il est aussi nécessaire d’établir une quantification des pressions de sélection dans les conditions naturelles. Même si l’étude quantitative de la sélection naturelle possède une base théorique bien établie, notre base de données sur la plasticité phénotypique est à cet égard plutôt clairsemée. Or la sélection est particulièrement importante et beaucoup plus difficile à étudier dans des conditions très hétérogènes et en particulier celles favorisant l’évolution de la plasticité phénotypique adaptative. En voulant rendre compte de l’évolution de la plasticité phénotypique, les biologistes se voient obligés de réévaluer leur quantification des pressions de sélection. L’autre composant dont un évolutionniste a besoin pour comprendre la microévolution à ce niveau est le type et l’étendue des contraintes, que l’on 80. Selon Cohan (2006, “Towards a conceptual and operational union of bacterial systematics, ecology, and evolution” @, Philosophical Transactions of the Royal Society of London B, 361), la définition formelle d’un écotype est « un ensemble de souches utilisant les mêmes ressources écologiques, de telle sorte que l’apparition d’un mutant adaptatif au sein de l’écotype va conduire à l’extinction de toutes les autres souches du même écotype, mais ne va pas influer sur la survie des souches provenant d’autres écotypes ». En d’autres termes, la concurrence pour les ressources est plus aiguë au sein d’un écotype donné qu’entre les écotypes connexes, permettant à ces groupes liés de coexister au sein d’un habitat donné.
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[les mondes darwiniens] identifie essentiellement, en génétique de populations, par les limites sur la covariance génétique81 et qui vont limiter la réponse de la population aux pressions de sélection. L’étude de la variation génétique des normes de réaction dans la population va permettre de quantifier les contraintes génétiques82. Une autre catégorie de contrainte est celle qui concerne l’architecture génétique de l’organisme considéré. À ce niveau-là, les relations de dominance, de pléiotropie, d’épistasie au sein et entre des loci, qui peuvent affecter la moyenne du trait (ou la plasticité adaptative), seront considérées. Outre ces contraintes d’ordre moléculaire, il existe aussi des contraintes d’ordre physique dont va dépendre notamment la plasticité non adaptative décrite précédemment. Ces contraintes auront donc, elles aussi, un rôle important dans la description des processus microévolutionnaires. 2.2 La microévolution entre les populations C’est le niveau où l’on peut voir les effets d’épisodes anciens de sélection et leurs interactions avec les contraintes. D’une certaine façon, les tendances observables de variation actuelle entre les populations peuvent être considérées comme un témoignage « fossilisé » de l’histoire évolutionnaire passée, mais relativement récente, de ces populations83. La microévolution entre les populations est donc le résultat de processus que nous nous sommes efforcés de décrire dans la section précédente. Se pose alors la question de savoir dans quelle mesure ces tendances sont le résultat de la sélection naturelle ou des contraintes ? La notion de corrélation génétique a pendant longtemps été considérée comme le sujet d’étude central pour répondre à cette question. En effet, l’étude des corrélations de traits a été accrue en biologie évolutionnaire lorsque les biologistes des populations ont pris conscience que les corrélations génétiques84 parmi les différents traits pouvaient soit augmenter, soit retarder 81. C’est-à-dire par les limites dans les interactions entre le génotype et l’environnement. Cf. Stearns (1989), “The evolutionary significance of phenotypic plasticity”, BioScience, 39(7) @. 82. Scheiner & Lyman (1989), “The genetics of phenotypic plasticity I. Heritability”, Journal of Evolutionary Biology, 2(2) @. 83. Armbruster & Schwaegerle (1996), “Causes of covariation of phenotypic traits among populations”, Journal of Evolutionary Biology, 9 (3) @. 84. Une corrélation génétique est une corrélation entre deux variances phénotypiques quelconques qui sont statistiquement associées à des différences génétiques entre les individus (Pigliucci, 2005, “Evolution of Phenotypic Plasticity : Where Are We Going Now ?” @, Trends in Ecology & Evolution, 20(9)).
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] l’évolution adaptative (du fait de la pléiotropie notamment)85. Les corrélations génétiques entre deux traits exprimés dans le même environnement et les corrélations génétiques entre les expressions des mêmes traits dans deux (ou plus) environnements peuvent être des indicateurs de sélection (dans le cas de corrélations fonctionnelles) ou des indicateurs de contraintes (dans le cas de corrélations structurelles). L’étude des contraintes a elle-même fait l’objet d’importants débats dans la théorie moderne de l’évolution86. La prise en compte de la plasticité a ajouté deux dimensions importantes à ce débat. Tout d’abord le fait qu’il existe des contraintes reliant l’expression d’un même trait à de multiples environnements. Il s’agit là d’une autre façon de visualiser les normes de réaction en traçant les moyennes génotypiques de l’expression d’un même trait dans un environnement et en la confrontant 85. Lande (1982), “A quantitative genetic theory of life history evolution” @, Ecology, 63(3). Cheverud et al. (1983), “Quantitative genetics of development : genetic correlations among age-specific trait values and the evolution of ontogeny”, Evolution, 37(5) @. Burger & Lynch (1995), “Evolution and extinction in a changing environment : a quantitative-genetic analysis” @, Evolution, 49(1). Etterson & Shaw (2001), “Constraint to adaptive evolution in response to global warming”, Science, 294(5540) @. Chevin et al. (2010), “Adaptation, Plasticity, and Extinction in a Changing Environment : Towards a Predictive Theory”, PLoS Biol, 8(4) @. Ces derniers adoptent une nouvelle définition de la plasticité phénotypique servant à caractériser l’influence directe de l’environnement sur les phénotypes individuels à travers des mécanismes développementaux. Pour une norme de réaction linéaire, la plasticité est mesurée par la pente de la droite. 86. Antonovics (1976), “The nature of limits to natural selection”, Annals of the Missouri Botanical Garden, 63(2) @. Gould (1980), “The Evolutionary Biology of Constraint”, Daedalus, 109(2) @. Maynard Smith et al. (1985), “Developmental Constraints and Evolution : A Perspective from the Mountain Lake Conference on Development and Evolution” @, The Quarterly Review of Biology, 60(3). Wagner & Altenberg (1996), “Complex adaptations and the evolution of evolvability” @, Evolution, 50(3). Philipps (1998), “Genetic constraints at the metamorphic boundary : Morphological development in the wood frog, Rana sylvatica” @, Journal of Evolutionary Biology, 11(4). Armbruster et al. (1999), “Covariance and decoupling of floral and vegetative traits in nine Neotropical plants : a re-evaluation of Berg’s correlation-pleiades concept”, American Journal of Botany, 86(1) @. Merila et al. (1999), “Evolution of morphological differences with moderate genetic correlations among traits as exemplified by two flycatcher species (Ficedula ; Muscicapidae)”, Biological Journal of the Linnean Society, 52(1) @. Hodin (2000), “Plasticity and constraints in development and evolution” @, Journal of Experimental Zoolology (Mol Dev Evol), 299. Pigliucci & Kaplan (2000), “The fall and rise of Dr Pangloss : adaptationism and the Spandrels paper 20 years later”, Trends in Ecology & Evolution, 15(2) @.
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[les mondes darwiniens] aux moyennes génotypiques de l’expression du même trait dans un autre environnement. Cette confrontation fournit une corrélation génétique interenvironnements pour le trait étudié87. Bien qu’il s’agisse là d’un moyen commode de penser la plasticité en termes de génétique quantitative, Pigliucci, après Via88, souligne que cette modélisation est limitée du fait qu’il est généralement difficile de visualiser plus de deux environnements à la fois. D’autre part, il est aussi envisageable que les contraintes elles-mêmes soient plastiques89. Ce phénomène permet de mettre en évidence l’importance du contexte dans la détermination des contraintes et des corrélations génétiques et le fait que si pendant longtemps la génétique des populations a considéré qu’il s’agissait là de constantes, il est désormais temps d’envisager quels sont les facteurs déterminants à l’origine de leur plasticité90. Enfin, et comme nous l’avons suggéré dès le début de cette deuxième section, il existe des motifs de douter que les corrélations génétiques soient informatives de façon exhaustive au sujet des contraintes et donc qu’elles soient utiles au-delà des simples statistiques descriptives de la génétique quantitative évolutionnaire. Un certain nombre de travaux91 ont tenté de démonter qu’il n’était pas possible d’inférer l’architecture génétique sous-jacente à partir d’une corrélation génétique observée, car de nombreuses chaînes causales sous-jacentes différentes peuvent générer le même schéma corrélationnel92. Cela ne signifie néanmoins 87. Par exemple, Andersson & Shaw (1994), “Phenotypic plasticity in Crepis tectorum (Asteraceae) : genetic correlations across light regimens”, Heredity, 72 @ ; Hébert et al. (1994), “Genetic, phenotypic, and environmental correlations in black medic, Medicago lupudina L, grown in three different environments”, Theoretical and Applied Genetics, 88 @. 88. Pigliucci (2005), “Evolution of Phenotypic Plasticity : Where Are We Going Now ?” @, Trends in Ecology & Evolution, 20(9). Via (1987), “Genetic constraints on the evolution of phenotypic plasticity”, in Loeschcke (ed.), Genetic constraints on adaptive evolution, Springer-Verlag. 89. Pigliucci et al. (1995), “Reaction Norms of Arabidopsis. II. Response to Stress and Unordered Environmental Variation”, Functional Ecology, 9(3) @. 90. Stearns et al. (1991), “The effects of phenotypic plasticity on genetic correlations”, Trends in Ecology and Evolution, 6(4) @. 91. Houle (1991), “Genetic Covariance of Fitness Correlates : What Genetic Correlations are Made of and Why it Matters” @, Evolution, 45(3). Gromko (1995), “Unpredictability of Correlated Response to Selection : Pleiotropy and Sampling Interact”, Evolution, 49(4) @. 92. Pour une discussion autour des causes et des corrélations en biologie, cf. Shipley (2000), Cause and correlation in biology : a user’s guide to path analysis, structural equations and causal inference, Cambridge UP @.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] pas que l’étude les corrélations génétiques est inutile : les tendances observées permettent de suggérer des hypothèses causales, qui peuvent ensuite être testées par des méthodes expérimentales. La microévolution au sein et entre les populations a pendant longtemps constitué la majeure partie de la littérature sur la plasticité. Cependant, la place de la plasticité en macroévolution a été l’objet de recherches récentes et constitue un sujet d’étude prometteur dans le domaine. 3 La plasticité phénotypique en macroévolution (problèmes et solutions) La signification du terme « macroévolution » a souvent été l’objet de polémiques. Il est employé pour décrire l’évolution au dessus du niveau de l’espèce et parfois aussi comme un synonyme de la spéciation. Il est possible de distinguer l’évolution qui se situe immédiatement au-dessus de l’échelle de l’espèce, ce qui inclus, sans s’y restreindre, la spéciation et l’évolution à des niveaux taxonomiques supérieurs, qui se caractérisent par l’apparition de la plupart des nouveautés phénotypiques les plus déroutantes (les ailes chez les vertébrés, les mandibules, la carapace des tortues, etc.) et par la mise en place des plans d’organisation93. Nous étudions chacun de ces types de macroévolution respectivement dans les parties 3.1 et 3.2 de cette section. Dans les deux cas, la plasticité phénotypique peut jouer un rôle très important puisqu’elle permet d’expliquer l’évolution des nouveaux phénotypes, la colonisation de nouvelles niches et permet de rendre compte de certains phénomènes de spéciation. Cette perspective a conduit ces dernières années à une modification de notre façon de penser certains phénomènes macroévolutionnaires familiers, comme la préadaptation et l’évolution mosaïque. 3.1 La macroévolution au-dessus de l’échelle de l’espèce Dans ce cas, les biologistes tentent de découvrir les modèles de différenciation phénotypique au sein de l’espèce et tentent d’établir si, et dans quelle mesure, ils sont eux-mêmes liés à des événements de spéciation94. Pendant longtemps, le consensus élaboré au sein de la théorie synthétique de l’évolution a conduit 93. Hall (1992), Evolutionary developmental biology, Chapman & Hall. Zrzavy & Stys (1997), “The basic body plan of arthropods : insights from evolutionary morphology and developmental biology”, Journal of Evolutionary Biology, 10 @. 94. La spéciation est le processus par le biais duquel une ou plusieurs espèces sont formés à partir d’un ancêtre commun. Cf. Coyne (1992), “Genetics and specia-
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[les mondes darwiniens] les biologistes à considérer que l’isolement géographique était nécessaire pour expliquer la spéciation. La sélection qui favorisait les extrêmes (disruptive selection) ne pouvait pas, à elle seule, être suffisante pour vaincre les effets du métissage95. Toutefois, de récents travaux96 suggèrent que la plasticité phénotypique (variation intra-espèce) ou la variation régie par les commutateurs développementaux97 pourraient conduire à des phénomènes de spéciation et éventuellement à de la divergence de type allopatrique98 ou sympatrique99. West-Eberhard défend « l’hypothèse de plasticité développementale de la spéciation » (developmental plasticity hypothesis of speciation). Selon cette hypothèse, les différences entre des phénotypes alternatifs (à l’intérieur d’une même espèce) peuvent contribuer à une évolution vers une isolation reproductive. Par exemple, des dimorphismes, comme ceux présents chez les mites, se manifestant par un type de segmentation abdominale normal versus un type « phorétique », avec des segments réduits, peuvent être fixés, soit par le biais de la sélection naturelle, soit par le fait du hasard, et conduire (par le biais de la sélection sexuelle) à une isolation reproductive. West-Eberhard appelle ce processus la « fixation phénotypique ». D’une manière plus générale, déjà avant West-Eberhard, certains biologistes considéraient la plasticité comme un initiateur majeur (et parfois même le seul) des changements macroévolutionnaires100. tion”, Nature, 355(6360) @ ; Grant (1994), “Evolution of the species concept”, Biologisches Zentralblatt, 113. 95. Plutynski (2010), “Speciation and macroevolution”, in Sarkar & Plutynski (eds.), A Companion to the Philosophy of Biology, John Wiley and Sons @, chap. 10. 96. West-Eberhard (2005), “Phenotypic accommodation: adaptive innovation due to developmental plasticity” @, Journal of Experimental Zoology Part B : Molecular and Developmental Evolution, 304B(6). 97. Ce sont des éléments qui, au cours du développement, vont permettre à l’organisme de s’engager vers une voie développementale plutôt qu’une autre (au niveau cellulaire, ces commutateurs développementaux vont permettre d’orienter les cellules vers une voie de différenciation plutôt qu’une autre). 98. Selon ce mode de spéciation, des populations initialement interfécondes évoluent en espèces distinctes car elles sont isolées géographiquement. C’est le mode de spéciation de loin le plus fréquent chez les animaux. 99. Des populations non isolées géographiquement peuvent évoluer en espèces distinctes. Ici, la sélection naturelle joue un rôle crucial dans la divergence des populations. 100. Par exemple, Leclaire & Brandle (1994), “Phenotypic plasticity and nutrition in a phytophagous insect : consequences of colonizing a new host”, Oecologia, 100(4) @ ; Gerhard & Kirschner (1997), Cells, embryos, and evolution : toward a cellular
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] Par exemple, les normes de réaction plastiques peuvent permettre à une population de survivre sous des situations de stress temporaire (comme dans le cas des éléphants nains des îles). La plasticité peut aussi permettre le maintien de la population sous des conditions environnementales nouvelles, laissant plus de temps pour l’apparition de mutations, recombinaisons et sélection, permettant de préciser le niveau d’adaptation de la population. La variation dans les normes de réaction d’une population peut aussi ralentir la sélection (stasis101) si le modèle d’interaction du génotype avec l’environnement est tel que les normes de réaction des différents génotypes produisent des phénotypes similaires sous des conditions environnementales normales. À l’inverse, cette variation dans les normes de réaction d’une population peut aussi accélérer la sélection (évolution ponctuée) si la gamme environnementale est telle que les normes de réaction des différents génotypes produisent des phénotypes extrêmement différents. Ces différents exemples indiquent l’importance de la plasticité phénotypique pour expliquer certains phénomènes de spéciation, mais le rôle de la plasticité phénotypique peut aussi s’avérer important pour la génération des nouveautés phénotypiques, et donc à une échelle macroévolutionnaire légèrement supérieure. 3.2 La macroévolution à des niveaux taxonomiques supérieurs et l’apparition des nouveautés phénotypiques Outre les raisons théoriques, des raisons d’ordre pratique conduisent à distinguer la microévolution de la macroévolution. La microévolution peut être étudiée dans le laboratoire ou sur le terrain, en utilisant des méthodes d’observation comparatives ou expérimentales sur les individus et les populations, et ce, durant un nombre limité de générations. Les propriétés génétiques connues et les conditions écologiques établies sont ensuite utilisées pour interpréter and developmental understanding of phenotypic variation and evolutionary adaptability, Blackwell Science ; Pigliucci (2001), Phenotypic Plasticity, op. cit. @ 101. La théorie des « équilibres ponctués » est une théorie en biologie évolutive qui postule que l’évolution comprend de longues périodes d’équilibre (stasis), ou quasiéquilibre, ponctuées de brèves périodes de changements importants comme la spéciation ou les extinctions. Selon cette théorie, l’évolution morphologique des espèces se produirait par modifications très lentes et continues d’une même population au cours du temps par le jeu des mutations et de la sélection naturelle. Cf. Eldredge & Gould (1972), “Punctuated equilibria : an alternative to phyletic gradualism” @, in Schopf (ed.), Models in Paleobiology, Freeman Cooper.
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[les mondes darwiniens] la microévolution. En revanche, les études en macroévolution se concentrent, quant à elles, sur les différences au sein des espèces, en réalisant une description précise de ces dernières, en caractérisant les clades et en établissant des études sur les relations d’ordre phylogénétique entre taxons. Les facteurs environnementaux et les propriétés génétiques qui influencent la spéciation et l’extinction sont généralement difficiles à inférer. Comme le soulignent Paul Doughty et David Reznick102, au niveau pratique, l’ampleur des différences phénotypiques entre les taxons est généralement suffisamment substantielle pour que les systématiciens et paléontologues choisissent d’ignorer les sources de la variation d’origine environnementale, dans leurs analyses des phylogénies et des modèles macroévolutionnaires d’évolution des traits. D’autre part, quand bien même on démontrerait que l’environnement influe sur l’expression phénotypique, cela ne donnerait pas d’indication quant au caractère adaptatif de la réponse phénotypique et cela ne permettrait pas de savoir si cette réponse résulte de la sélection naturelle ou si elle n’est que le reflet de la variation de l’environnement sur le phénotype103. Néanmoins, des recherches récentes, mettant en jeu la plasticité et s’appuyant sur une nouvelle synthèse évolutionnaire, associant l’évolution et le développement (Evo-Devo), ont permis de rapprocher à nouveau la microévolution de la macroévolution104 et un nombre croissant de biologistes se sont attachés à démontrer le rôle majeur de la plasticité phénotypique dans la diversification des taxons. Schlichting indique trois domaines distincts dans lesquels la plasticité va jouer un rôle pour le changement évolutif. Tout d’abord, la plasticité phénotypique favorise la production de phénotypes alternatifs, ouvrant la voie à la différenciation génétique, ce qui va permettre l’occupation de nouvelles niches écologiques. Ensuite, elle promeut le maintien de la diversité génétique 102. Doughty & Reznick (2004), “Patterns and analysis of phenotypic plasticity in animals”, in DeWitt & Scheiner (eds.), Phenotypic plasticity: functional and conceptual approaches, Oxford UP @. 103. Par exemple, Smith-Gill (1983), “Developmental Plasticity : Developmental Conversion versus Phenotypic Modulation”, American Zoologist, 23(1) @ ; Stearns (1989), “The evolutionary significance of phenotypic plasticity” @, BioScience, 39(7) ; Newman (1992), “Adaptive Plasticity in Amphibian Metamorphosis”, BioScience, 42(9) @ ; Doughty (1995), “Testing the ecological correlates of phenotypically plastic traits within a phylogenetic framework”, Acta Œcologica, 16. 104. Kirschner et al. (2005), The plausibility of life : resolving Darwin’s dilemma, Yale UP @.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] en réduisant l’impact de la sélection naturelle. Et enfin, elle permet d’améliorer la survie à long terme des taxons par la sélection des espèces105. En 2010, Pigliucci résume les principales raisons qui font de la plasticité phénotypique une voie de recherche importante en macroévolution. Tout d’abord, l’accommodation phénotypique et génétique (et l’évolution de sa compréhension depuis Baldwin jusqu’à West-Eberhard) pourrait progressivement être considérée comme une explication majeure derrière le phénomène bien connu d’évolution mosaïque106 . Même s’il était possible de prouver que l’effet « two-legged goat107 » ou des phénomènes similaires étaient fréquents dans la nature, l’apparence d’une évolution mosaïque persisterait néanmoins, comme l’a fait remarquer Pigliucci108 , du fait des archives fossiles. On trouverait cette apparence quand bien même la plupart des changements phénotypiques observés avaient eu lieu simultanément en raison de la plasticité inhérente des systèmes développementaux. D’autre part, la plasticité phénotypique peut aussi permettre d’apporter de nouveaux éclairages sur la façon dont les préadaptations109 surviennent. Comme la plupart des environnements nouveaux sont généralement corrélés à des environnements anciens, il est donc probable que la variation de la plasticité phénotypique dans une population donnée comprenne des normes de réaction qui s’appliqueront de façon – au moins – sous-optimale au nouvel environnement (ou à la nouvelle fonction). C’est ce que Baldwin appelle la sélection organique110. 105. Schlichting (2004), “The role of phenotypic plasticity in diversification”, in DeWitt & Scheiner (eds.), Phenotypic plasticity : functional and conceptual approaches, Oxford UP @. 106. La définition classique de l’évolution mosaïque est « l’évolution des différents traits à des rythmes différents au sein d’une lignée. […] Ceci implique que l’organisme évolue non pas comme un tout, mais au coup par coup » (Futuyma, 1998, Evolutionary biology, Sinauer Associates). 107. Cf. note 70. (Ndd.) 108. Pigliucci (2010), “Phenotypic plasticity”, in Pigliucci & Müller (eds.), Evolution, the extended synthesis, MIT Press @. 109. Futuyma (1998, op. cit.) définit la préadaptation comme « la possession de toutes les propriétés nécessaires pour permettre un déplacement vers une nouvelle niche ou un nouvel habitat. Une structure est préadapté pour une nouvelle fonction, si elle peut assumer cette fonction sans modification évolutive ». [Cf. la section 3 du chapitre de Grandcolas, « Adaptation », ce volume. (Ndd.)] 110. Cf. note 21. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] West-Eberhard111 a aussi promu depuis un certain nombre d’années le rôle de la plasticité comportementale en macroévolution. Elle montre notamment, à de nombreuses reprises112, comment le comportement constitue un mécanisme majeur dans la formation et l’apparition des nouveaux traits morphologiques. Cette perspective peut être élargie dès lors que l’on considère la plasticité phénotypique comme un équivalent généralisé du comportement113. Enfin, la plasticité phénotypique peut être aussi considérée comme un acteur majeur dans le processus de construction de niche114, même si la notion reste là encore l’objet de controverse115. 4 Conclusions Après cette étude de la plasticité phénotypique en évolution, deux conclusions s’imposent. La première va concerner le concept en lui-même et sa compréhension dans la biologie évolutive. La seconde va, quant à elle, concerner plus spécifiquement le rôle de la plasticité phénotypique, en tant qu’outil scientifique de la biologie évolutive. 4.1 La plasticité phénotypique : une plasticité unique ? Comme nous l’avons montré dans la première partie de cette étude, même si la notion de « plasticité » est ancienne (que l’on remonte à son usage par les philosophes néoplatoniciens du xviie siècle ou deux siècles plus tard, aux 111. West-Eberhard (1989), “Phenotypic Plasticity and the Origins of Diversity” @, Annual Review of Ecology and Systematics, 20 ; idem (2005), “Phenotypic accommodation : adaptive innovation due to developmental plasticity” @, Journal of Experimental Zoology Part B, 304B(6). 112. West-Eberhard (1989), “Phenotypic Plasticity…”, op. cit. @ ; idem (2003), Developmental plasticity and evolution, Oxford UP @ ; idem (2005), “Phenotypic accommodation…”, op. cit. @. 113. Ce qui est le cas chez de nombreux auteurs, par exemple Mayley (1996), “Landscapes, Learning Costs, and Genetic Assimilation”, Evolutionary Computation, 4(3) @ ; Novoplansky (2002), “Developmental plasticity in plants : implications of non-cognitive behaviour” @, Evolutionary Ecology, 16(3) ; Paenke et al. (2007), “Influence of plasticity and learning on evolution under directional selection”, American Naturalist, 170(2) @. 114. Odling-Smee et al. (2003), Niche construction : the neglected process in evolution, Princeton UP @. Okasha (2005), Evolution and the levels of selection, Oxford UP @. Laland & Sterelny (2006), “Seven reasons (not) to neglect niche construction”, Evolution, 60 @. 115. Cf. Pocheville, ce volume.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] usages par Darwin de la notion en biologie évolutive), la notion de « plasticité phénotypique » est, quant à elle, relativement récente116. Elle fait référence de façon relativement constante jusqu’à nos jours à une capacité d’adaptation des organismes aux variations environnementales, par le développement de phénotypes alternatifs. La notion de plasticité phénotypique est donc, à l’origine, intimement corrélée à la distinction, que Wilhelm Johannsen avait mise en évidence en 1911, entre le génotype et le phénotype afin de souligner la différence entre les facteurs héréditaires d’un organisme (ses gènes) et leurs effets (les phénotypes). La plasticité phénotypique est donc, avant tout, considérée comme un résultat (explanandum), plus que comme une cause (explanans) de la variation dans le vivant (cette variation se limitant, au départ, à la variation génétique). Si l’on s’en tient à ce raisonnement, il devient alors logique, pour un certain nombre de biologistes, de considérer la plasticité comme un trait comme un autre et donc de chercher à identifier ses bases génétiques. Cette perspective se reflète dans l’approche polynomiale de la plasticité117. Toutefois, ce schéma de pensée est bouleversé dès lors que la relation linéaire entre le génotype et le phénotype est remise en question et si notamment l’environnement est, lui aussi, considéré comme un facteur héritable118. Le statut de la plasticité phénotypique est alors à redéfinir. Sara Via montre, à contre-pied de l’approche polynomiale, que la plasticité phénotypique serait plutôt un effet secondaire de la sélection naturelle119. Cette première controverse autour du statut de la notion apparaît rapidement comme une équivoque sémantique120, que les auteurs tentent de résoudre en redéfinissant à plusieurs reprises la notion et en augmentant la confusion121 sur son statut. Enfin, Mary 116. Nilsson-Ehle (1914), “Vilka erfarenheter hava hittills vunnits rörande möjligheten av växters acklimatisering”, Kunglig Landtbruks-Akaemiens. Handlinger och Tidskrift, 53 @. 117. Van Tienderen (1991), “Evolution of Generalists and Specialist in Spatially Heterogeneous Environments”, Evolution, 45(6) @. Scheiner (1993), “Genetics and Evolution of Phenotypic Plasticity”, Annual Review of Ecology and Systematics, 24(1) @. 118. Gilbert & Epel (2009), Ecological Developmental Biology : Integrating Epigenetics, Medicine, and Evolution, Sinauer Associates @. 119. Via (1993), “Adaptive Phenotypic Plasticity : Target or By-Product of Selection in a Variable Environment ?”, The American Naturalist, 142(2) @. 120. Schlichting & Pigliucci (1993), “Control of Phenotypic Plasticity Via Regulatory Genes”, The American Naturalist, 142(2) @. 121. Pour une discussion autour des différentes interprétations de la notion de plasticité
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[les mondes darwiniens] Jane West-Eberhard122 montre finalement que si la plasticité phénotypique ne doit pas être considérée comme un simple effet de l’expression génique, au contraire elle précéderait la fixation génique. Cette indécision manifeste quant au statut d’explanans ou d’explanandum de la notion de plasticité phénotypique, qui reflète aussi la diversité de ses acceptions anciennes, est source de confusion en biologie évolutive. Pour cette raison, nous avons suggéré une distinction entre un concept de « plasticité non adaptative » en tant qu’explanans et un concept de « plasticité phénotypique », en tant qu’explanadum. Cette distinction permet de résoudre l’équivoque sémantique tout en conservant, dans la notion de « plasticité phénotypique », l’usage historique de la notion de phénotype, telle que l’avait pensée Johannsen. 4.2 La plasticité phénotypique en biologie évolutive La plasticité phénotypique est centrale pour l’étude de nombreux aspects de la biologie évolutionnaire pour la simple raison que les organismes se développement dans des environnements spécifiques et que ces environnements sont souvent labiles sur des périodes courtes et à faible échelle. Les exemples de domaines pour lesquels l’interaction génotype-environnement peut jouer un rôle pivot dans les recherches futures incluent l’étude de l’adaptogenèse123, le problème du maintien de la variation génétique dans les populations naturelles, la génétique quantitative, la modélisation des trajectoires évolutionnaires, l’étude des corrélations et contraintes des caractères, l’évolution de la régulation génétique, la recherche phylogénétique comparative sur l’adaptation évolutive ou encore l’étude de la macroévolution (qu’il s’agisse des phénomènes de spéciation ou de la macroévolution à plus large échelle). La diversité et le nombre d’exemples pour lesquels l’étude de la plasticité phénotypique peut jouer un rôle clé indiquent l’importance de cet objet d’étude pour la compréhension des mécanismes à l’œuvre dans la biologie évolutionnaire. Plus récemment, il a été montré, par des études au niveau cellulaire et moléculaire, que la plasticité phénotypique (courbes de réaction des enzymes) pouvait jouer un rôle majeur dans la compréhension de l’évolution du en biologie, cf. Nicoglou (à paraître), “Defining the boundaries of development with plasticity”, Biological Theory, 6(1). 122. West-Eberhard (2003), Developmental plasticity and evolution, Oxford UP @. 123. L’étude de l’origine des adaptations.
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[antonine nicoglou / la plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution] développement, notamment lorsque change l’environnement interne auquel sont exposées les cellules. L’étude de ces phénomènes pourrait permettre de comprendre les processus à partir desquels l’évolution de la différentiation chez les organismes multicellulaires aurait débuté124. Enfin, la plasticité doit probablement être considérée comme l’état par défaut des systèmes vivants (les organismes dans leur ensemble ou leurs composants), à cause des propriétés physico-chimiques de leurs biomolécules, qui ont tendance à altérer leurs propriétés globales lorsque certains aspects de l’environnement changent. Par conséquent, on doit considérer que n’importe quelle absence de plasticité (homéostasie) a subi l’effet de la sélection canalisante et est probablement le résultat d’une adaptation125.
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A
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chapitre 16
Christophe Malaterre & Francesca Merlin
L’(in)déterminisme de l’évolution naturelle : quelles origines pour le caractère stochastique de l’évolution ?
L’
évolution naturelle joue-t-elle aux dés ? Dans quelle mesure estelle (in)déterministe ? Les biologistes reconnaissent volontiers que la théorie de l’évolution est stochastique dans la mesure où elle ne permet de faire que des prévisions probabilistes quant à la manière dont les fréquences génique et génotypique d’une population changent au cours des générations. La problématique au centre d’un débat récent et animé en philosophie de la biologie concerne l’origine et la nature de cette stochasticité. Le point de départ semble avoir été une section de l’ouvrage d’Elliott Sober, The Nature of Selection1, paru en 1984, dans lequel l’auteur évoque la possibilité pour les phénomènes macroscopiques de l’évolution d’être sujets à un indéterminisme microscopique sous-jacent, à travers une « percolation » de l’indéterminisme quantique. Le débat s’est véritablement engagé au sein de la revue Philosophy of Science en 1996, à la parution d’un article de Robert Brandon et Scott Carson, qui défendent un point de vue indéterministe contre une série d’articles à dominante déterministe d’Alex Rosenberg et de Barbara Horan2. En 1999, ces derniers affinent leurs arguments et élaborent une réponse en collaboration avec Leslie Graves. 1. Sober, The Nature of Selection, MIT Press, 1984 @. 2. Rosenberg, “Is the Theory of Natural Selection a Statistical Theory ?”, Canadian Journal of Philosophy (Suppl) 14, 1988 ; idem, Instrumental Biology or the Disunity
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[les mondes darwiniens] D’autres contributions à la thèse indéterministe ont été données par David Stamos et Bruce Glymour3. De son côté, Barbara Millstein4 juge que le débat ne peut que déboucher dans une impasse et propose une attitude agnostique sur le sujet5. Dans ce chapitre, nous proposons tout d’abord de passer en revue les principaux arguments échangés dans ce débat polarisé entre deux thèses extrêmes. Nous défendons alors la thèse selon laquelle la question de l’origine du caractère stochastique de l’évolution doit trouver sa réponse dans la contribution relative des différents facteurs de l’évolution, ce qui nous conduit à défendre une vision plus nuancée quant à l’origine du caractère stochastique de la théorie de l’évolution. 1 Les arguments pour/contre l’(in)déterminisme de l’évolution
L
a théorie de l’évolution naturelle est une théorie stochastique : elle ne permet de faire des prédictions qu’en termes de probabilités. Ainsi, par exemple, les modèles théoriques qu’utilisent les généticiens des populations pour décrire et expliquer le processus évolutif à partir des valeurs des fréquences relatives des gènes au sein d’une population donnée et à une génération donnée, ne permettent pas de prédire de manière univoque ces mêmes fré-
of Science, University of Chicago Press @. Horan, “The Statistical Character of Evolutionary Biology”, Philosophy of Science, 61, 1994 @. 3. Stamos, “Quantum Indeterminism and Evolutionary Biology”, Philosophy of Science, 68, 2001 @. Glymour, “Selection, Indeterminism, and Evolutionary Theory”, Philosophy of Science, 68, 2001 @. 4. Millstein, “Random Drift and the Omniscient Viewpoint”, Philosophy of Science, 63, 1996 @ ; idem, “Is the Evolutionary Process Deterministic or Indeterministic ? An Argument for Agnosticism”, Biennial Meeting of the Philosophy of Science Association, Vancouver, Nov. 2000 @ ; “How Not to Argue for the indeterminism of Evolution : A Look at Two Recent Attempts to Settle the Issue”, in A. Hüttermann (ed.), Determinism in Physics and Biology, Mentis, 2003. 5. Les acteurs principaux de ce débat autour de la théorie de l’évolution utilisent parfois des termes différents : ainsi, Rosenberg, Horan et Graves parlent du caractère « statistique » de la théorie de l’évolution, alors que Brandon et Carson utilisent plutôt l’expression « théorie indéterministe de l’évolution ». En suivant Beatty (“Chance and Natural Selection”, Philosophy of Science, 51(2), 1984 @), nous avons opté pour le qualificatif « stochastique » ; par ce choix terminologique, nous visons à exprimer le fait que la théorie de l’évolution est une théorie qui, à partir d’un même ensemble de conditions initiales, permet de prédire, non pas un seul et même résultat, mais plusieurs résultats possibles selon une certaine loi de probabilité.
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[christophe malaterre & francesca merlin / l’(in)déterminisme de l’évolution naturelle] quences à la génération suivante : toute prédiction concerne, au contraire, des distributions de probabilité sur les changements de ces fréquences de gènes6. Mais d’où provient ce caractère stochastique de la théorie de l’évolution naturelle ? Reflète-t-il un processus naturel lui-même fondamentalement indéterministe ? Ce caractère stochastique ne serait-il au contraire que le résultat de notre ignorance de certains phénomènes et de notre incapacité à intégrer toutes les données nécessaires à des prédictions plus fines ? Ces questions ont récemment animé une intense querelle entre plusieurs philosophes de la biologie qui a vu s’affronter deux principaux points de vue : d’un côté, l’affirmation que théorie de l’évolution doit son caractère stochastique à l’indéterminisme inhérent au processus évolutif, et est donc fondamentalement indéterministe ; de l’autre l’affirmation que le caractère stochastique de la théorie de l’évolution naturelle n’est dû qu’à notre ignorance d’une multitude de faits singuliers, et donc à des raisons d’ordre épistémique. De surcroît, le débat a aussi débordé sur un certain nombre de questions connexes. Il en va ainsi, par exemple, de la question de l’interprétation des probabilités figurant dans la théorie de l’évolution : ces probabilités reflètent-elles des limitations de notre connaissance ou bien la manière même selon laquelle se déroule le processus naturel de l’évolution ? Dans le premier cas, il s’agit de probabilités épistémiques, alors que, dans le second, ces mêmes probabilités reçoivent une interprétation objective7. Le débat touche aussi à la question du réalisme théorique : pour certains, l’indéterminisme de la théorie de la l’évolution est lié à un point de vue réaliste selon lequel la théorie de l’évolution fournit une description vraie du processus évolutif réel ; au contraire, pour d’autres, la théorie de l’évolution n’est qu’un instrument utile pour étudier, décrire et expliquer le phénomène de l’évolution naturelle. Selon la « thèse indéterministe », soutenue notamment par Brandon & Carson, Stamos et Glymour8, le phénomène de l’évolution en tant que processus 6. Par exemple, Hartl & Clark, Principles of Population Genetics, 2e éd., Sinauer Associates @. 7. Cf. par exemple, Martin, « De la diversité des probabilités », in J.-J. Kupiec et al. (dir.), Le hasard au coeur de la cellule, édition Matériologiques, 2011 @. 8. Brandon & Carson, “The Indeterministic Character of Evolutionary Theory : No ‘No Hidden Variables’ Proof But No Room for Determinism Either”, Philosophy of Science, 63, 1996 @. Stamos, “Quantum Indeterminism and Evolutionary Biology”, Philosophy of Science, 68, 2001 @. Glymour, “Selection, Indeterminism, and Evolutionary Theory”, Philosophy of Science, 68 , 2001 @.
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[les mondes darwiniens] naturel est un phénomène fondamentalement indéterministe. En effet, à partir d’un même ensemble de conditions initiales, ce processus peut conduire à des résultats différents, chacun de ces résultats ayant une probabilité spécifique d’occurrence. La conséquence est alors que la théorie de l’évolution naturelle est ellemême probabiliste ou stochastique. Au contraire, selon la « thèse déterministe » soutenue par Rosenberg, Horan et conjointement avec Graves et al.9, l’évolution naturelle est un processus déterministe au sens où, à partir d’un même ensemble de conditions initiales, ce processus produit toujours un seul et même résultat. Si des probabilités interviennent au sein de la théorie de l’évolution, ce n’est que par la faute de nos limitations cognitives, autrement dit de notre incapacité à connaître et à intégrer la multitude de faits singuliers qui interviennent dans le processus évolutif. La discussion s’est construite autours de quatre arguments initialement avancés par les partisans de la « thèse indéterministe » comme autant de raisons en faveur de l’indéterminisme de l’évolution. 1.1 La dérive génétique aléatoire Le premier argument qu’avancent les partisans de la « thèse indéterministe » est celui de la dérive génétique aléatoire comme facteur d’indéterminisme10. Mécanisme de l’évolution naturelle, la dérive génétique aléatoire consiste en un changement des fréquences géniques entre générations d’une population finie résultant d’une « erreur d’échantillonnage » sur la population des parents et sur la réserve de gamètes11. Cette « erreur d’échantillonnage » est due à la taille finie de l’échantillon. Pour illustrer ce phénomène, et son lien avec la sélection naturelle, Brandon et Carson proposent de considérer une urne remplie de 10 000 boules de deux types différents : collantes et glissantes, en nombres égaux. L’hypothèse 9. Rosenberg, “Is the Theory of Natural Selection a Statistical Theory ?”, Canadian Journal of Philosophy (Suppl) 14, 1988 ; idem, “Discussion Note : Indeterminism, Probability, and Randomness in Evolutionary Theory”, Philosophy of Science, 68 , 2001 @. Horan, “The Statistical Character of Evolutionary Biology”, Philosophy of Science, 61 , 1994. Graves, Horan & Rosenberg, “Is Indeterminism the Source of the Statistical Character of Evolutionary Theory ?”, Philosophy of Science, 66, 1999 @. 10. Brandon & Carson, “The Indeterministic Character of Evolutionary Theory : No ‘No Hidden Variables’ Proof But No Room for Determinism Either”, Philosophy of Science, 63, 1996 @. 11. Cf. par exemple Roughgarden, Theory of Population Genetics and Evolutionary Ecology : An Introduction, Macmillan Publishing Company, 1979 @.
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[christophe malaterre & francesca merlin / l’(in)déterminisme de l’évolution naturelle] associée aux boules collantes est qu’elles ont une probabilité plus élevée d’être sélectionnées que les boules glissantes lors d’un tirage aléatoire ; supposons, par exemple, que les boules collantes aient deux fois plus de chances d’être retenues que les boules glissantes. Réalisons alors un tirage de 10 boules. D’un point de vue numérique, le résultat attendu serait de 62/3 boules collantes et 31/3 boules glissantes. Or les nombres de boules sont nécessairement entiers. Le tirage entraîne alors inéluctablement une erreur d’échantillonnage d’au moins 1/3 dans un sens ou dans l’autre, résultant ou bien en 6 boules collantes pour 4 glissantes, ou bien en 7 collantes pour 3 glissantes. On observe ainsi une double déviation : tout d’abord une déviation entre la fréquence des types de boules dans l’urne (50 % de boules collantes) et la fréquence des types de boules tirées (de l’ordre de 66 % pour les boules collantes) ; mais aussi une déviation entre la fréquence attendue des types de boules tirées (66,6 % de boules collantes) et la fréquence réalisée (ou bien 60 %, ou bien 70 %, mais en aucun cas 66,6 %). Alors que la première déviation résulte des propriétés des boules, la seconde est le fait d’une « erreur d’échantillonnage » aléatoire. De par la taille, finie, de la population de boules échantillonnée et par conséquent de l’échantillon, cette « erreur d’échantillonnage » est un phénomène nécessaire, qui ne peut pas ne pas avoir lieu, car il est tout simplement impossible de tirer exactement 62/3 boules collantes. Qui plus est, la déviation qui se produit dans un sens ou dans l’autre, c’est-à-dire ou bien vers 6 boules collantes, ou bien vers 7, ne peut pas être expliquée, ce qui fait dire à Brandon et Carson, que « la dérive génétique est clairement un phénomène stochastique, probabiliste ou indéterministe12 ». Autrement dit, la dérive génétique aléatoire est indéterministe car elle est le résultat d’un processus d’échantillonnage indiscriminé qu’on ne peut prévoir que de manière probabiliste mais en aucun cas de manière exacte. En outre, comme tend à le montrer cet exemple, Brandon et Carson soutiennent que « la sélection naturelle est indéterministe au niveau de la population parce que […] elle est inextricablement liée à la dérive génétique » (ibid.). Parce que sélection naturelle et dérive génétique aléatoire fonctionnent de manière conjointe et indissociable lors d’un échantillonnage d’une population finie d’individus aux propriétés différentes, l’indéterminisme associé à 12. Brandon & Carson, “The Indeterministic Character of Evolutionary Theory : No ‘No Hidden Variables’ Proof But No Room for Determinism Either”, Philosophy of Science, 63, 1996 @, p. 324.
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[les mondes darwiniens] l’erreur d’échantillonnage se transmet aussi, nécessairement, au processus de la sélection naturelle. Or aussi bien la dérive génétique aléatoire que la sélection naturelle sont des mécanismes de l’évolution naturelle, inévitables et jouant un rôle évolutif important. Il en résulte donc que le processus même de l’évolution naturelle est indéterministe. En conséquence, il n’est pas surprenant que la théorie de l’évolution naturelle soit stochastique et fasse appel à des probabilités : cette théorie décrit un phénomène dont certaines des composantes, à savoir la dérive génétique et la sélection naturelle, sont intrinsèquement indéterministes. L’origine du caractère stochastique de la théorie de l’évolution naturelle tient donc au caractère fondamentalement indéterministe du processus de l’évolution naturelle. Au contraire, pour Graves, Horan & Rosenberg13, si la dérive génétique aléatoire est inévitable, elle n’implique pas pour autant que l’évolution naturelle soit indéterministe, ni que la théorie de l’évolution soit nécessairement stochastique. Car les probabilités qui interviennent dans la formalisation de la dérive génétique ne sont pas le reflet d’un indéterminisme sous-jacent mais tout simplement celui de notre méconnaissance des faits, autrement dit de notre ignorance : « L’échantillonnage qui résulte en la dérive transgénérationnelle des fréquences d’allèles reflète l’effet de facteurs, comprenant la dérive génétique, les mutations, la migration […], au sujet desquels nous avons une information incomplète. Ces facteurs sont capturés pour la théorie dans des probabilités épistémiques. Ce que cela signifie, c’est que si nous avions accès à toute cette information, et que nous avions la puissance de calcul adéquate pour la traiter, alors la théorie ne reposerait pas sur des probabilités.14 » Ainsi, dans l’exemple précédent, l’erreur d’échantillonnage lors du tirage de 10 boules (dérive de la fréquence théorique des boules collantes-glissantes de 62/3-31/3 vers 6-4 ou 7-3) ne reflète pas l’indéterminisme du processus, mais tout simplement notre ignorance des faits de détail qui interviennent causalement dans ce processus : car si nous avions accès à toutes les données nécessaires, nous serions capables de prévoir, pour chaque boule, si elle va être tirée ou non, et ainsi de déterminer avec précision l’échantillon résultant du tirage. En outre, ces auteurs soutiennent que le caractère statistique de la théorie de l’évolution n’implique pas que tous les facteurs intervenant dans l’évolution 13. Graves, Horan & Rosenberg, “Is Indeterminism the Source of the Statistical Character of Evolutionary Theory ?”, Philosophy of Science, 66, 1999 @. 14. Ibid., p. 147.
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[christophe malaterre & francesca merlin / l’(in)déterminisme de l’évolution naturelle] soient indéterministes. Autrement dit, même si l’on savait que la théorie de l’évolution mobilisait des probabilités afin de rendre compte de l’indéterminisme propre à la dérivé génétique aléatoire, cela n’impliquerait pas que la sélection, ou tout autre facteur intervenant dans le processus évolutif et pris en compte par la théorie de l’évolution, soit indéterministe. En effet, selon eux, il est tout à fait possible pour certaines théories, qu’ils appellent « théories mixtes », d’être statistiques alors qu’elles intègrent des composantes aussi bien indéterministes que déterministes15 : ainsi par exemple, même si on ne peut faire que des prévisions statistiques quant au résultat d’un lancer de pièce, cela n’implique pas que tous les phénomènes ayant lieu lors du lancer soient indéterministes. De la même manière, la théorie de l’évolution naturelle pourrait tout à fait être statistique alors que la dérive serait indéterministe et la sélection naturelle déterministe. L’argument proposé par Brandon et Carson comporte une autre faiblesse, celle de reposer en partie sur l’association de la dérive génétique aléatoire à la sélection naturelle, et sur des définitions spécifiques de ces notions. En effet, la relation entre dérive et sélection, et leurs définitions respectives, sont au contraire au centre d’un débat controversé qui est encore ouvert aujourd’hui. Ainsi pour Brandon16 et conjointement avec Carson17, dérive et sélection sont des phénomènes qui opèrent de manière conjointe et ne peuvent être dissociés. Au contraire pour Millstein18, sélection et dérive sont conceptuellement distinctes, et la question de savoir si ces concepts correspondent à des processus effectivement distincts est alors une question empirique. Ainsi, de manière semblable à Beatty19 et Hodge20, Millstein définit la sélection comme un processus d’échantillonnage probabiliste et discriminé en fonction des différences d’adaptation des organismes ; et elle définit, par ailleurs, la dérive génétique 15. Graves, Horan & Rosenberg, “Is Indeterminism the Source of the Statistical Character of Evolutionary Theory ?”, Philosophy of Science, 66, 1999 @. 16. Brandon, Adaptation and Environment, Princeton UP, 1990 @. 17. Brandon & Carson, “The Indeterministic Character of Evolutionary Theory : No ‘No Hidden Variables’ Proof But No Room for Determinism Either”, Philosophy of Science, 63, 1996 @. 18. Millstein, “Are Random Drift and Natural Selection Conceptually Distinct ?”, Biology and Philosophy, 17, 2002 @. 19. Beatty, “Chance and Natural Selection”, Philosophy of Science, 51(2), 1984 @. 20. Hodge, “Natural Selection as a Causal, Empirical, and Probabilistic Theory”, in L. Krüger (ed.), The Probabilistic Revolution, The MIT Press, 1987 @.
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[les mondes darwiniens] aléatoire également comme un processus d’échantillonnage probabiliste mais, cette fois-ci, indiscriminé. Aussi, pour Millstein, l’exemple de l’échantillonnage de boules collantes ou glissantes ne relève aucunement d’un cas de dérive : il ne s’agit que d’un cas de sélection car ce processus d’échantillonnage est discriminé en fonction des caractéristiques des boules. La déviation par rapport au résultat attendu (6 ou 7 boules collantes et non pas 62/3) n’est pas le fait d’un processus indéterministe de dérive mais toujours la conséquence de la sélection. Cette manière de scinder les processus de dérive et de sélection jette alors un doute sur l’argument indéterministe de Brandon et Carson. D’un autre côté, le contre-argument épistémique de Graves, Horan et Rosenberg selon lequel le caractère stochastique de la théorie de l’évolution ne serait dû qu’à notre méconnaissance des phénomènes singuliers sous-jacents au processus de dérive, repose sur la possibilité d’avoir effectivement accès à la totalité de ces phénomènes singuliers, avec toute la précision requise, et de posséder en outre la capacité de traitement computationnel de ces données. Or, cette possibilité nous est-elle donnée ? Dans l’exemple de l’urne, cela signifierait qu’on puisse avoir accès à toutes les données observables nécessaires, et avec toute la précision voulue, y compris peut-être même des données quantiques, pour pouvoir prédire quelles boules vont être tirées à chaque opération d’échantillonnage. Or, le principe d’indétermination d’Heisenberg en physique quantique, selon lequel il est impossible de connaître simultanément les valeurs exactes d’observables dites « conjuguées » comme, par exemple, la position et la quantité de mouvement, d’un système quantique impose une limite théorique à la précision de notre connaissance de ces observables. Et cependant, des phénomènes décrits par des processus de chaos déterministe, c’est-à-dire des processus dont le comportement sur le long terme est fortement sensible à toute modification des conditions initiales, exigeraient une précision absolue des données initiales, au risque sinon d’être dans l’impossibilité de faire des prédictions fiables sur le long terme. Le contre-argument de Graves, Horan et Rosenberg nécessiterait alors, ou bien de montrer qu’une précision absolue dans les données requises pour prédire les résultats de la dérive n’est aucunement nécessaire, ou bien de montrer de quelle manière les arguments associés au principe d’indétermination quantique pourraient être contournés.
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[christophe malaterre & francesca merlin / l’(in)déterminisme de l’évolution naturelle] 1.2 L’interprétation propensionniste de la valeur adaptative (fitness) Brandon & Carson21 proposent un deuxième argument en faveur du caractère fondamentalement indéterministe de l’évolution : celui de l’interprétation propensionniste de la valeur adaptative22. La valeur adaptative d’un organisme correspond alors au nombre de descendants que cet organisme est physiquement disposé à avoir dans un environnement donné23. L’interprétation propensionniste de la valeur adaptative consiste ainsi à concevoir la valeur adaptative comme une « propriété dispositionnelle24 probabiliste, non déterministe » des organismes25. Autrement dit, cette propriété des organismes, qui correspond à leur capacité à contribuer en termes de descendants à la génération suivante, est une disposition des organismes en question dans un environnement donné. Cette interprétation propensionniste s’oppose à une interprétation plus classique selon laquelle la valeur adaptative d’un organisme correspondrait à la survie effective et au succès reproductif réalisé de l’organisme. Parce que l’interprétation propensionniste de la valeur adaptative conçoit la valeur adaptative comme une propriété dispositionnelle des organismes dans l’environnement où ils se trouvent, il n’y a alors aucun lien déterministe entre valeur adaptative et nombre exact de descendants. Au contraire même, ce lien ne peut être qu’indéterministe car intrinsèquement probabiliste. Or la valeur adaptative est un concept central que mobilise la théorie de l’évo21. Brandon & Carson, “The Indeterministic Character of Evolutionary Theory : No ‘No Hidden Variables’ Proof But No Room for Determinism Either”, Philosophy of Science, 63, 1996 @. 22. Par « valeur adaptative » nous signifions « fitness », et ce dans l’ensemble de ce chapitre (cf. Bouchard, ce volume). Cf. aussi Brandon, “Adaptation and evolutionary theory”, Studies in History and Philosophy of Science, 9, 1978 @ ; Mills & Beatty, “The Propensity Interpretation of Fitness”, Philosophy of Science, 46, 1979 @. 23. Cf. Beatty, “Chance and Natural Selection”, Philosophy of Science, 51(2), 1984 @. 24. Une « propriété dispositionnelle » est une propriété qui viendrait à se manifester dans le cas où certaines conditions sont réunies ; ainsi, par exemple, un vase est fragile dans le mesure où, s’il tombe de haut sur une surface dure, il se casse. Les propriétés dispositionnelles sont souvent opposées aux propriétés dites « catégoriques » (comme par exemple la propriété pour un objet d’être sphérique, propriété qui dépend de l’état de cet objet dans le monde réel et en aucun cas d’un énoncé conditionnel contrefactuel). 25. Brandon & Carson, “The Indeterministic Character of Evolutionary Theory : No ‘No Hidden Variables’ Proof But No Room for Determinism Either”, Philosophy of Science, 63, 1996 @, p. 327.
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[les mondes darwiniens] lution naturelle. D’où une justification, pour Brandon et Carson, du caractère indéterministe de cette théorie. Ainsi, pour reprendre l’exemple de Brandon et Carson, des végétaux clonés ont la même valeur adaptative, puisqu’ils sont identiques en tous points et qu’ils ont donc tous la même disposition à contribuer à la génération suivante. Pourtant, dans la réalité, certains se développent mieux que d’autres alors qu’ils sont cultivés dans des environnements identiques : au bout de quelque temps, leurs biomasses diffèrent, de même que leurs inflorescences, si bien que ces végétaux clonés, pris dans leur ensemble, n’ont pas tous le même succès reproductif 26. La théorie de l’évolution, parce qu’elle mobilise notamment la notion de valeur adaptative, ne permet en aucun cas de prédire de manière exacte le succès reproductif d’organismes individuels qui ont, pourtant, tous la même valeur adaptative. En ce sens, le caractère stochastique de la théorie de l’évolution est dû au caractère indéterministe du concept de valeur adaptative. Contre cet argument, Graves, Horan et Rosenberg proposent une interprétation purement épistémique du caractère probabiliste de la valeur adaptative. Ce caractère probabiliste résulte uniquement de nos limites de connaissance, affirment-ils, et en aucun cas d’un indéterminisme sous-jacent : les organismes sont soumis à de très nombreuses forces environnementales qui influencent leurs chances de survie ; « parce que nous ne connaissons pas ce que sont toutes ces forces environnementales, nous devons décrire la relation entre les traits d’un organisme et son potentiel succès reproductif en des termes probabilistes27 ». Ainsi, les propensions ne peuvent en aucun cas impliquer un indéterminisme des phénomènes qu’elles représentent : elles ne sont au plus qu’un concept utile nous permettant d’aller au delà de notre ignorance de la totalité des phénomènes en jeu en adoptant des mesures probabilistes. Ces limites de connaissances concernent, par exem26. Un exemple, au niveau intracellulaire, de ce genre de phénomène est la variation phénotypique au sein d’une population isogénique située dans un environnement homogène et constant ou chez un même individu au cours du temps, due aux fluctuations stochastiques dans l’expression des gènes (ou bruit) (cf. par exemple Merlin, « Pour une interprétation objective des probabilités dans les modèles stochastiques de l’expression génétique », in J.-J. Kupiec et al. (dir.), Le hasard au cœur de la cellule, éditions Matériologiques, 2011 @). 27. Graves, Horan & Rosenberg, “Is Indeterminism the Source of the Statistical Character of Evolutionary Theory ?”, Philosophy of Science, 66, 1999 @, p. 143.
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[christophe malaterre & francesca merlin / l’(in)déterminisme de l’évolution naturelle] ple, l’incapacité à déceler des différences éventuelles de valeur adaptative entre organismes clonés. Elles peuvent aussi concerner l’ignorance d’erreurs expérimentales, ou de « variables cachées », dans la production de conditions environnementales supposées identiques. Ou encore des erreurs de mesures liées aux intérêts et aux limitations cognitives des expérimentateurs. Et c’est l’ensemble de ces limites épistémiques qui confère à la valeur adaptative, telle qu’elle intervient dans la théorie de l’évolution, son caractère probabiliste. En outre, pour Rosenberg, le caractère probabiliste des propensions telles que mobilisées dans l’interprétation propensionniste de la valeur adaptative, découle de la manière même selon laquelle est évaluée la valeur adaptative. En effet, Rosenberg note que les propensions elles-mêmes sont des « inférences statistiques sur des probabilités antérieures actualisées par de nouvelles données démographiques » ; à ce titre donc, rien de surprenant qu’elles soient ainsi « subjectives ou épistémiques28 ». Ainsi, pour Rosenberg, le caractère stochastique de la valeur adaptative n’est en rien le fait d’un indéterminisme sous-jacent. Qui plus est, dans certaines situations qu’il récapitule, la caractérisation propensionniste de la valeur adaptative doit faire face à de sérieuses difficultés29. C’est le cas, par exemple, de l’évolution d’organismes dans certains environnements pauvres en ressources et où il apparaît plus avantageux d’avoir une descendance peu nombreuse mais de meilleure qualité. Dans ce contexte, la définition de la valeur adaptative en termes de disposition à avoir un certain nombre de descendants passe sous silence la qualité de ces mêmes descendants. C’est également le cas dans des contextes évolutifs où une mesure pertinente de la valeur adaptative correspond au nombre de descendants à la deuxième ou à la troisième génération30. Ces difficultés rencontrées par l’interprétation propensionniste de la valeur adaptative affaiblissent alors d’autant l’argument initial de Brandon et Carson.
28. Rosenberg, “Discussion Note : Indeterminism, Probability, and Randomness in Evolutionary Theory”, Philosophy of Science, 68, 2001 @, p. 541. 29. Ibid. 30. Par exemple, Beatty & Finsen, “Rethinking the Propensity Interpretation of Fitness : A Peek Inside Pandora’s Box” @, in M. Ruse (ed.), What the Philosophy of Biology Is Today : Essays for David Hull, Kluwer, 1989.
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[les mondes darwiniens] 1.3 Le comportement de prédation aléatoire La « prédation aléatoire » est apportée par Glymour31 comme un nouvel argument en faveur de la thèse indéterministe. Il examine un comportement de prédation, chez certaines espèces de poissons et de guêpes, qui présente l’apparence d’un parfait hasard. Quand ces organismes cherchent à capturer une proie pour se nourrir, ils adoptent une stratégie de recherche totalement d’aléatoire (Glymour indique, à ce propos, utiliser des critères mathématiques pour mesurer le degré de stochasticité de ces comportements). Or de tels comportements jouent un rôle dans les processus de sélection, puisqu’ils conditionnent l’accès à des ressources vitales. En effet, Glymour montre que dans certains environnements caractérisés par une distribution géographique spécifique et un mouvement relatif particulier des proies, ce sont les stratégies de recherche aléatoire qui optimisent le nombre de captures par quantité d’énergie dépensée. Ainsi, le succès reproductif d’un organisme est lié au degré de stochasticité de son comportement. Et, à stochasticité égale, le succès reproductif est tout simplement lié au chemin suivi dans la recherche de proies, c’est-à-dire qu’il est lui-même aléatoire. Glymour s’interroge sur les mécanismes physiologiques qui pourraient expliquer les comportements stochastiques observés, qu’il s’agisse d’une amplification du bruit thermodynamique ou de phénomènes quantiques. Il estime en effet qu’il y a de bonnes raisons de croire qu’il est « non seulement possible que certains mécanismes puissent traduire l’indétermination quantique en comportement stochastique à des niveaux macroscopiques, mais que de tels mécanismes existent32 ». Glymour illustre ce point en citant des travaux sur les canaux ioniques, sur les synapses ou plus généralement sur les cellules neuronales, qui semblent montrer que certaines structures cellulaires ont des comportements stochastiques, et même que cette stochasticité puisse rendre compte de variations au niveau des comportements cellulaires. Quoi qu’il en soit, Glymour conclut que, dans ces populations de poissons et de guêpes où dominent des comportements de prédation aléatoire, un processus purement aléatoire intervient de manière cruciale dans les étapes de la sélection des individus. En somme, dans certains cas de l’évolution naturelle, c’est un processus purement aléatoire qui détermine la survie et le succès 31. Glymour, “Selection, Indeterminism, and Evolutionary Theory”, Philosophy of Science, 6, 2001 @. 32. Ibid., p. 527.
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[christophe malaterre & francesca merlin / l’(in)déterminisme de l’évolution naturelle] reproductif des organismes, et qui intervient donc dans l’étape de sélection. Pour Glymour, il y a donc de bonnes raisons de penser que « les phénomènes évolutionnaires sont au moins parfois indéterministes, c’est-à-dire n’apparaissent que comme conséquence de la chance33 ». De tels cas mettent en évidence le caractère indéterministe de l’évolution naturelle, et sont autant de raisons au caractère stochastique de la théorie de l’évolution naturelle. Si, pour Rosenberg34, l’argument apparaît convaincant dans le cas des organismes cités, il n’en demeure pas moins anecdotique. Il ne s’agit effectivement que d’un comportement très marginal au sein du règne du vivant. Comment alors faire le lien entre ce comportement là et le caractère stochastique de la théorie de l’évolution dans son ensemble ? Autrement dit, si Glymour a identifié une bonne raison de croire à l’indéterminisme du processus évolutif dans le cas des organismes qui suivent un comportement de prédation aléatoire, il ne s’agit aucunement d’une démonstration que le caractère stochastique de la théorie de l’évolution, telle qu’elle s’applique à l’ensemble du domaine du vivant, soit dû principalement au phénomène identifié, ni d’ailleurs à d’autres causes indéterministes. En outre, même si ce comportement de prédation nous apparaît comme étant parfaitement aléatoire, rien n’empêche d’imaginer qu’une connaissance plus fine des mécanismes biologiques sous-jacents et ainsi que des conditions environnementales permettent de prédire de manière très précise les comportements effectifs des organismes en question, et par conséquent leur succès reproductif. Autrement dit, tout comme dans le cas des végétaux clonés mentionnés plus haut, il est tout à fait possible que des « variables cachées » expliquent le comportement de « prédation aléatoire », auquel cas ce comportement n’aurait alors plus rien d’aléatoire. C’est une des critiques qu’adresse Millstein à Glymour : bien entendu, « nous aurions besoin d’en savoir un peu plus sur les facteurs causaux qui donnent naissance à ce comportement prédateur pour pouvoir décider quelles variables cachées sont plausibles (s’il en existe). Cependant, des variables cachées déterministes sont possibles, au moins en principe35 ». 33. Ibid., p. 528. 34. Rosenberg, “Discussion Note : Indeterminism, Probability, and Randomness in Evolutionary Theory”, Philosophy of Science, 68, 2001 @. 35. Millstein, “Is the Evolutionary Process Deterministic or Indeterministic ? An Argument for Agnosticism”, Biennial Meeting of the Philosophy of Science Association, Vancouver, Nov. 2000, p. 16 @.
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[les mondes darwiniens] Un autre argument complémentaire s’attaque directement aux causes mêmes de la stochasticité du comportement. Alors que, pour Glymour, ce sont des phénomènes cellulaires véritablement aléatoires qui sont à l’origine de la stochasticité comportementale observée, pour Millstein cela n’a rien d’évident. Pour s’en rende compte, il suffit de prendre l’exemple de la fonction « random » utilisée en informatique : à partir d’un programme et d’une horloge, cette fonction permet de générer des suites de nombres aléatoires. Et pourtant, il n’y a là rien d’indéterministe, bien au contraire. Il est ainsi tout à fait possible d’obtenir un phénomène macroscopique stochastique à partir d’un phénomène microscopique totalement déterministe. Pour Millstein, « un phénomène peut apparaître aléatoire et cependant être le résultat d’un processus complètement déterministe. Ainsi, les comportements de prédation aléatoire peuvent être générés par des programmes informatiques déterministes. L’observation d’un comportement aléatoire n’est pas une preuve suffisante pour l’indéterminisme36 ». Autrement dit, l’ébauche d’explication entreprise par Glymour ne peut que nous laisser sur notre faim. Il est certes intéressant d’apprendre que certaines cellules neuronales peuvent exhiber un comportement indéterministe. Pour autant, cela soulève un grand nombre de questions : comment expliquer, d’une part, ce comportement indéterministe ? Quels en sont les mécanismes sous-jacents ? Ces mécanismes sont-ils alors également indéterministes ou bien au contraire déterministes ? D’autre part, comment expliquer que ce comportement indéterministe cellulaire perce au niveau de l’organisation tissulaire, et de fil en aiguille au niveau de l’organisme dans son ensemble et de son comportement ? En somme donc, l’argument de Glymour ne remonte pas suffisamment aux processus causaux pour qu’on puisse conclure avec lui au caractère fondamentalement indéterministe du comportement de prédation aléatoire. 1.4 Mutations et percolation quantique Un quatrième argument en faveur de la thèse indéterministe est celui de la « percolation quantique ». Ce concept, introduit par Sober37, vise à rendre compte d’un indéterminisme macroscopique à partir d’un indéterminisme microscopique ancré dans la mécanique quantique : « en physique, la mécanique quantique a perturbé l’hypothèse du déterminisme. Si la mécanique 36. Ibid. 37. Sober, The Nature of Selection, MIT Press, 1984 @.
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[christophe malaterre & francesca merlin / l’(in)déterminisme de l’évolution naturelle] quantique est vraie et complète, comme il se pourrait bien qu’elle le soit, alors la nature est irréductiblement probabiliste. Nous sommes forcés de faire appel aux probabilités non pas par ignorance mais à cause de la manière d’être du monde.38 » Pour Sober, rien ne permet de conclure que l’indéterminisme serait limité au microscopique quantique. Au contraire, il est tout à fait envisageable qu’il « percole » à des niveaux d’organisation supérieurs, voire même au niveau de l’évolution naturelle dans son ensemble. Par conséquent, le caractère stochastique de la théorie de l’évolution serait dû, non pas à notre ignorance des faits singuliers, mais bel et bien à un indéterminisme intrinsèque de la nature. Cette hypothèse de la « percolation quantique » est adoptée par Brandon et Carson qui en font alors un véritable argument en faveur de leur thèse indéterministe. Leur objectif est effectivement de montrer comment « une incertitude quantique au niveau d’une mutation ponctuelle peut avoir des conséquences évolutionnistes majeures39 ». Il suffit pour s’en rendre compte, nous disent-ils, de prendre l’exemple d’une population contenant deux génotypes haploïdes, A et a, et se trouvant au point d’équilibre instable où cette population est composée d’autant d’individus avec A que d’individus avec a. Dans ce cas, une mutation d’un génotype a en génotype A ferait irrémédiablement basculer la population en question vers le point d’équilibre stable où elle ne contiendrait plus que des A (la possibilité inverse étant également vraie). Imaginons qu’une telle mutation puisse être expliquée par un phénomène quantique. Cet exemple simple permet alors de comprendre comment l’indéterminisme quantique microscopique pourrait être amené à percer au niveau macroscopique de la théorie de l’évolution. Reste alors à identifier des phénomènes quantiques pertinents. C’est ce que propose Stamos40. Stamos identifie en effet trois mécanismes physico-chimiques par lesquels l’indéterminisme quantique pourrait se transmettre à la biologie évolutionnaire. Même si ces mécanismes ne permettent pas d’expliquer la transformation complète d’un génotype en un autre (comme envisagé à l’instant par 38. Ibid., p. 121. 39. Brandon & Carson, “The Indeterministic Character of Evolutionary Theory : No ‘No Hidden Variables’ Proof But No Room for Determinism Either”, Philosophy of Science, 63, 1996 @, p. 319. 40. Stamos, “Quantum Indeterminism and Evolutionary Biology”, Philosophy of Science, 68, 2001 @.
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[les mondes darwiniens] Brandon et Carson), ils cherchent à rendre compte de mutations ponctuelles au cours processus de réplication de l’ADN. Le premier de ces mécanismes est celui du changement de forme tautomérique d’une base nucléique. Il se trouve, en effet, que le changement de position d’un atome d’hydrogène à la périphérie d’une molécule d’adénine donne lieu à une configuration moléculaire qui permet à cette nouvelle forme d’adénine de s’apparier, pendant le processus de réplication de l’ADN, avec une molécule de cytosine plutôt qu’avec une molécule de thymine. Cela a pour conséquence de générer éventuellement une erreur de copie, et donc une mutation ponctuelle. Or, comme Stamos l’indique, ce changement de position de l’atome d’hydrogène peut être expliqué par une fluctuation quantique. Le deuxième mécanisme est celui de l’effet tunnel appliqué à un atome d’hydrogène situé le long d’une liaison chimique entre deux bases d’un brin d’ADN. D’après les travaux scientifiques cités, le transfert d’un atome d’hydrogène d’une base à une autre le long d’un brin d’ADN peut être expliqué par effet tunnel quantique. Or ce transfert modifie la forme tautomérique des deux bases concernées, leur faisant alors encourir le risque de s’apparier chacune avec une mauvaise base complémentaire lors du processus de réplication, et de donner donc lieu à des mutations. Enfin, Stamos expose un troisième mécanisme possible : celui de l’agitation thermique. En effet, l’agitation thermique créée par les molécules d’eau environnantes peut perturber des ADN polymérases, qui, lors de la relecture et de la correction au cours du processus de réplication, peuvent être amenées à introduire de nouvelles erreurs. Or pour Stamos, les molécules d’eau étant petites, il est tout à fait possible que « leur mouvement soit sujet aux effets quantiques statistiques41 ». D’où une troisième voie de percolation de l’indéterminisme quantique. À ces arguments se rajoute celui de Glymour déjà exposé dans le cas de la prédation aléatoire, et qui visait à expliquer ce comportement par des mécanismes indéterministes quantiques semblables aux mécanismes stochastiques identifiés sur des cellules neuronales42. Pour les partisans de la thèse déterministe, le principal défaut de l’argument de la « percolation quantique » est qu’il ne permet pas d’expliquer pourquoi 41. Ibid., p. 179. 42. Glymour, “Selection, Indeterminism, and Evolutionary Theory”, Philosophy of Science, 6, 2001 @.
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[christophe malaterre & francesca merlin / l’(in)déterminisme de l’évolution naturelle] la théorie de l’évolution, dans son ensemble, est stochastique. Graves, Horan et Rosenberg insistent sur le fait qu’ils avaient déjà reconnu (avant l’article de Brandon et Carson) la possibilité que l’indétermination quantique puisse occasionnellement changer le cours d’événements biologiques43. Cependant, tout est question de proportions car « même si l’indétermination quantique perce quelques fois au niveau des processus biologiques, il ne s’agirait pas là de l’origine des probabilités que nous trouvons dans la théorie de l’évolution44 ». En effet, reprenant l’exemple de Brandon et Carson de la mutation ponctuelle d’un allèle A en allèle a dans une population haploïde, ils soutiennent que cette mutation est très largement improbable. En effet, d’une part, la mutation d’un allèle A en allèle a peut nécessiter de très nombreux changements de bases et donc impliquer une conjonction très improbable de plusieurs événements microscopiques ; d’autre part, des phénomènes de redondance dans le code génétique peuvent très facilement annuler l’effet d’une substitution de base ; enfin, quand bien même un changement de séquence d’ADN se traduirait par la substitution d’un acide aminé par un autre au sein d’une protéine, dans de très nombreux cas un tel changement a relativement peu d’impact sur les propriétés de la protéine dans son ensemble. Ainsi, même s’il est possible que le monde microscopique soit soumis à l’indéterminisme quantique, cet indéterminisme quantique se trouve progressivement atténué lorsqu’il cherche à percoler à des niveaux supérieurs d’organisation, pour être, au final, annihilé au niveau macroscopique où règne ce que Rosenberg appelle le « déterminisme asymptotique45 ». Aussi, le monde macroscopique, y compris donc celui de l’évolution naturelle, demeure essentiellement déterministe. Au total donc, si Graves, Horan et Rosenberg sont prêts à accepter le fait que l’indéterminisme quantique puisse percer au niveau de certains processus biologiques, ils n’estiment pas que ce soit là l’origine du caractère stochastique de la théorie de l’évolution. Dans l’ensemble des arguments échangés, le problème de la contribution relative de la percolation quantique au caractère stochastique de la théorie de l’évolution reste donc entier. Est-elle totalement annihilée par suite au phé43. Rosenberg, Instrumental Biology or the Disunity of Science, University of Chicago Press, 1994 @. 44. Graves, Horan & Rosenberg, “Is Indeterminism the Source of the Statistical Character of Evolutionary Theory ?”, Philosophy of Science, 66, 1999 @, p. 144. 45. Rosenberg, “Discussion Note : Indeterminism, Probability, and Randomness in Evolutionary Theory”, Philosophy of Science, 68, 2001 @, p. 538.
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[les mondes darwiniens] nomène de « déterminisme asymptotique » ? Ou bien parvient-elle à exercer son influence au niveau macroscopique de l’évolution naturelle ? Quelle est la part relative de cette influence par rapport aux autres phénomènes mentionnés, et notamment par rapport aux arguments d’origines épistémiques qui attribuent le caractère stochastique de la théorie de l’évolution à notre méconnaissance de la totalité des faits singuliers qui composent le phénomène naturel de l’évolution ? Millstein qualifie les arguments de la percolation quantique de « sophisme de la percolation46 » : tant que la fréquence de la percolation quantique est inconnue, les deux réponses de « souvent » et de « presque jamais » ont la même valeur. Autrement dit, tant qu’on ignore la part relative des phénomènes quantiques dans les phénomènes évolutionnaires, il est impossible d’attribuer le caractère stochastique de la théorie de l’évolution aux seuls phénomènes quantiques plutôt qu’à d’autres phénomènes qui n’auraient au contraire rien d’indéterministe. Par ailleurs se pose la question de la pertinence explicative du niveau quantique. Étant données les différences d’échelles spatiales et temporelles entre phénomènes quantiques et phénomènes de biologie des populations, dans quelle mesure des phénomènes quantiques peuvent-ils s’avérer pertinents pour rendre compte de phénomènes évolutionnaires ? Une multitude de niveaux explicatifs s’échelonnent depuis les explications microscopiques quantiques jusqu’aux explications évolutionnaires, en passant par les explications moléculaires, cellulaires, fonctionnelles ou systémiques. De même que, pour Weber, la neurobiologie et la biologie cellulaire n’ont pas besoin d’explications provenant du niveau quantique47, de même il est possible de soutenir que les explications quantiques ne sont pas pertinentes au niveau de la théorie de l’évolution. Notons en outre que, dans le débat qui nous intéresse ici, la plupart des auteurs prennent pour acquis le caractère intrinsèquement indéterministe de la mécanique quantique. Brandon & Carson par exemple sont affirmatifs : « étant donné l’indéterminisme connu de la microphysique et l’hypothèse bien étayée de dépendance de la biologie par rapport à la chimie et en dernier ressort à la physique, on peut penser que les processus biologiques, par exemple 46. Millstein, “How Not to Argue for the indeterminism of Evolution : A Look at Two Recent Attempts to Settle the Issue”, in A. Hüttermann (ed.), Determinism in Physics and Biology, Mentis, 2003. 47. Weber, “Indeterminism in Neurobiology”, Philosophy of Science, 71, 2005 @.
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[christophe malaterre & francesca merlin / l’(in)déterminisme de l’évolution naturelle] le développement ontogénétique et l’évolution, ont toutes les chances d’être également indéterministes.48 » Or, si la forme probabiliste de la théorie de la mécanique quantique ne fait aucun doute et ressort de sa formulation même, son caractère indéterministe est plus délicat à évaluer : il est lié, en effet, à l’interprétation qui est faite de la mécanique quantique, autrement dit à la manière qu’on a de concevoir le rapport entre la théorie quantique et les systèmes microscopiques qu’elle décrit. Or, il existe plusieurs interprétations de la mécanique quantique, et si la plupart d’entre elles sont indéterministes, certaines, bien que minoritaires, ne le sont pas. C’est ainsi le cas des interprétations dites « à variables cachées non-locales » comme celle de Bohm49 : de telles interprétations font en effet intervenir de nouvelles variables, inaccessibles certes, mais qui permettent de concilier le caractère probabiliste de la mécanique quantique avec la nature déterministe des phénomènes microscopiques. Aussi, justifier le caractère indéterministe de l’évolution naturelle à l’aide de la mécanique quantique soulève du même coup la question du caractère indéterministe de la mécanique quantique et de son interprétation. Or cette question donne lieu à débat50. 2 Vers une explication du caractère stochastique de la théorie de l’évolution
L
es arguments échangés donnent l’image d’un débat polarisé autour de deux positions incompatibles : d’un côté, pour les partisans de la « thèse indéterministe », le caractère stochastique de la théorie de l’évolution résulte du caractère intrinsèquement indéterministe du processus évolutif, que ce dernier soit le fait de probabilités objectives ou d’indéterminisme quantique ; de l’autre, pour les partisans de la « thèse déterministe », le caractère stochastique de la théorie de l’évolution a une origine épistémique et ne résulte que de l’ignorance des faits singuliers.
48. Brandon & Carson, “The Indeterministic Character of Evolutionary Theory : No ‘No Hidden Variables’ Proof But No Room for Determinism Either”, Philosophy of Science, 63, 1996 @, p. 318, italiques des auteurs. 49. Bohm, “A Suggested Interpretation of the Quantum Theory in Terms of ‘Hidden’ Variables”, I and II, Physical Review, 85, 1952 @. 50. Par exemple Faye, “Copenhagen Interpretation of Quantum Mechanics” @, in E. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2008 Edition), 2008 ; Goldstein, “Bohmian Mechanics” @, in E. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2008 Edition), 2008.
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[les mondes darwiniens] Ces arguments et contre-arguments font aussi ressortir deux problèmes. Tout d’abord, celui de la contribution relative des phénomènes identifiés précédemment au processus de l’évolution dans son ensemble : dans quelle mesure tel phénomène, comme le comportement de prédation aléatoire ou la percolation quantique, permet-il de rendre compte de la stochasticité globale de la théorie de l’évolution ? Ensuite, celui de la pertinence explicative de ces phénomènes : dans quelle mesure des phénomènes situés, par exemple, au niveau d’organisation quantique, peuvent-ils expliquer le caractère stochastique d’une théorie aussi macroscopique que celle de l’évolution ? Ce sont ces deux problèmes que nous analysons maintenant. 2.1 La théorie de l’évolution : multifactorielle et multiniveaux Imaginons un distributeur de boissons. Et, comme cela arrive fréquemment, en panne. Pourquoi ne distribue-t-il plus de boissons en échange des pièces de monnaie qu’il avale toujours aussi goulûment ? Cela est-il le fait d’une panne due à un phénomène quantique, ou bien due tout simplement à un phénomène déterministe au niveau d’un composant ? C’est l’expérience de pensée à laquelle nous invite Glennan51. Il semblerait qu’une bonne réponse à la question passe par la formulation d’une explication pertinente par rapport au niveau d’organisation du phénomène observé, et que cette explication passe par l’identification des différents systèmes susceptibles de tomber en panne et des différentes sources possibles de panne. Ainsi, dans un premier temps, le distributeur de boissons est segmenté en systèmes relativement homogènes, complémentaires, exhaustifs et mutuellement exclusifs : châssis, système réfrigérant, monnayeur, automate de sélection, alimentation et circuit électrique, etc. Et dans un second temps, on identifie les sources de pannes possibles pour chaque système ; par exemple, pour le circuit électrique : oxydation d’un contacteur, surchauffe d’un transformateur, panne de microprocesseur, etc. Dans certains cas, il est aussi possible d’effectuer des segmentations additionnelles plus fines des systèmes, et d’identifier alors des sources de pannes plus élémentaires, jusqu’à trouver éventuellement un phénomène quantique comme possible explication de panne au niveau du microprocesseur par exemple ; néanmoins, un phénomène 51. Glennan, “Probable Causes and the Distinction Between Subjective and Objective Chance”, Noûs, 31(4), 1997 @.
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[christophe malaterre & francesca merlin / l’(in)déterminisme de l’évolution naturelle] quantique ne constituerait vraisemblablement pas une bonne explication de la panne macroscopique de « non distribution de boissons » du distributeur. Autrement dit, une bonne explication de la panne du distributeur mobilise un éventail de facteurs possibles répartis sur plusieurs niveaux explicatifs possibles, qu’il est essentiel d’identifier correctement. De manière analogue, la question « Pourquoi la théorie de l’évolution estelle stochastique ? » mérite une réponse qui mobilise un large éventail de facteurs possibles, répartis sur plusieurs niveaux explicatifs. Quels sont ces facteurs et comment s’agencent-ils ? D’après Sober, plusieurs mécanismes expliquent le fonctionnement de l’évolution naturelle : entre autres, la sélection naturelle, la dérive génétique aléatoire, le phénomène de mutation, le phénomène de recombinaison et les modes de reproduction52. Suivant cette segmentation, répondre à la question du caractère stochastique de la théorie de l’évolution passe par la détermination du caractère stochastique ou non de chacun des mécanismes identifiés, et par la quantification de la contribution relative de chacun de ces mécanismes au processus évolutif dans son ensemble. Mais il est également possible d’analyser plus finement chaque mécanisme en plusieurs sous-mécanismes, chaque sous-mécanisme pouvant alors à son tour contribuer de manière plus ou moins significative au caractère stochastique de son mécanisme d’appartenance53. Et ainsi de suite, suivant une segmentation en niveaux pertinente, car l’évolution naturelle concerne aussi bien des écosystèmes et des populations que des organismes, des organes, des cellules ou encore des molécules. Ainsi, par exemple, le phénomène de mutation se subdivise en mutation ponctuelle, délétion, insertion, inversion, translocation, conversion de gènes54. à son tour, le phénomène de mutation ponctuelle peut résulter de plusieurs mécanismes : changement de forme tautomérique, agitation thermique, orientation angulaire, ionisation, mauvais alignement55. Et un changement 52. Sober, Philosophy of Biology, Westview Press, 1993, p. 19. 53. Nous utilisons ici le terme de « mécanisme » dans un sens très large, sans prendre part au débat sur le caractère mécanique ou non de l’évolution (cf. Skipper & Millstein, “Thinking about Evolutionary Mechanisms : Natural Selection”, Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, 36(2), 2005 @). 54. Par exemple, Graves, Horan & Rosenberg, “Is Indeterminism the Source of the Statistical Character of Evolutionary Theory ?”, Philosophy of Science, 66, 1999 @. 55. Par exemple, Borstel, cité par Stamos, “Quantum Indeterminism and Evolutionary Biology”, Philosophy of Science, 68, 2001 @.
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[les mondes darwiniens] de forme tautomérique peut résulter du bruit thermodynamique ou d’une incertitude quantique par exemple. L’estimation des fréquences relatives d’occurrence de phénomènes stochastiques à chaque niveau explicatif, le long des différentes chaînes causales, rendrait alors possible l’identification des classes de phénomènes à l’origine du caractère stochastique de l’évolution dans son ensemble (cf. figure 1 ). 2.2 Expliquer le caractère stochastique de la théorie de l’évolution Dès lors qu’on prend en compte toute la complexité de la théorie de l’évolution, ses différents mécanismes répartis sur plusieurs niveaux explicatifs, l’explication de l’origine de son caractère stochastique est à la fois une question de contribution relative des mécanismes identifiés, et de pertinence explicative des niveaux mobilisés. La décomposition en mécanismes est sûrement la tâche la plus avancée à ce jour. Cela semble avéré pour les mécanismes de niveau 156. Et pourtant, la découverte de nouveaux mécanismes peut encore venir compléter les mécanismes déjà connus à ce jour, comme en témoigne, par exemple, la prise en compte récente du transfert latéral de gènes57 (par exemple Doolittle58). En outre, la décomposition en mécanismes de niveau 2 ou plus peut paraître encore plus délicate dans certains cas, notamment là où des phénomènes cellulaires et moléculaires demeurent mal compris. En somme donc, si l’identification de l’éventail des mécanismes à l’œuvre sur plusieurs niveaux de l’évolution est déjà bien avancée, il n’en demeure pas moins possible que de nouveaux mécanismes viennent se surimposer à ceux déjà connus. Quoi qu’il en soit, la réponse à la question de l’origine du caractère stochastique de la théorie de l’évolution passe par l’identification complète de cet éventail de mécanismes. Qui plus est, la quantification de la contribution relative de chaque mécanisme est encore balbutiante. Il s’agit là d’un problème à la fois méthodologique et quantitatif. En effet, par exemple, quelles mutations ponctuelles 56. Par exemple, Sober, Philosophy of Biology, Westview Press, 1993. 57. Le transfert latéral de gènes, également appelé transfert horizontal de gènes, regroupe un ensemble de processus qui permettent à un organisme d’échanger du matériel génétique avec un autre organisme sans en être le descendant. Ce phénomène est relativement fréquent chez certains organismes unicellulaires (cf. Heams sur l’hérédité, ce volume). 58. Doolittle, “Phylogenetic Classification and the Universal Tree”, Science, 284, 1999 @.
Bruit thermodynamique
(*) d’après Sober (1993) (**) d’après Graves, Horan & Rosenberg (1999) (***) d’après Borstel, cité par Stamos (2001)
Niveau 4
Avec : ΣXi % = 100 % ΣXij % = 100% ΣXijk % = 100 %, etc.
Incertitude quantique
Figure 1. Les mécanismes de l’évolution et leurs contributions relatives au caractère stochastique de la théorie de l’évolution (sur la base de niveaux homogènes de facteurs explicatifs, et de fréquences d’occurrence relatives).
...... X3112 %
......
X3111 %
Mauvais alignement
X315 %
Ionisation
...... ......
Orientation angulaire
...... ......
Agitation thermique
X314 %
Translocation
X36 %
Inversion
X35 %
Conversion de gène
X34 %
X6 %
Mode de reproduction
......
Changement de forme tautomérique
X313 %
Insertion
X33 %
Recombinaison
X5 %
......
X312 %
...... X311 %
X32 %
......
Délétion
......
Mutation ponctuelle
Mutation
X4 %
......
......
Niveau 3 (***)
X31 %
X3 %
Migration
X2 %
Dérive génétique
X1 %
......
Sélection naturelle ......
Niveau 2 (**)
Niveau 1 (*)
Théorie de l’évolution
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[les mondes darwiniens] comptabiliser : doit-on toutes les prendre en considération même si elles ont lieu sur des segments non codants d’ADN, ou bien ne doit-on, au contraire, ne comptabiliser que celles qui ont un effet immédiat sur l’organisme car situées justement sur des segments codants ? En outre, comment quantifier ces phénomènes dans les divers règnes du vivant, qu’il s’agisse d’archae, de bacteria ou d’eukarya ? Se pose là, en effet, un problème quantitatif considérable. L’évaluation de l’importance relative des mécanismes de l’évolution est un problème que soulevaient déjà Beatty59 ou encore Timofeef-Ressovsky60 et Cain61, ou Futuyma62, et le travail de mesure et de quantification, qui incombe aux biologistes, demeure. Ce faisant, il apparaît également important de prendre en compte la pertinence des niveaux explicatifs choisis par rapport à la question d’ensemble qui est poursuivie. Ainsi par exemple, dans la continuité de Glennan63, il n’apparaît pas toujours opportun d’expliquer le caractère stochastique de la théorie de l’évolution en faisant, par exemple, appel à des mécanismes de percolation quantique, eux-mêmes enfouis sous plusieurs couches de mécanismes physiques, chimiques et biologiques, et dont les effets seraient potentiellement amoindris au niveau macroscopique, ou, tout simplement, dont la contribution relative serait moindre que celle d’autres mécanismes. Outre le problème de l’identification et de l’ordonnancement même des niveaux mentionnés, la question de l’origine stochastique de la théorie de l’évolution soulève celui du choix du niveau explicatif légitime pour répondre à cette question : quel est le niveau explicatif le plus pertinent pour expliquer le caractère stochastique de la théorie de l’évolution ? Quelle est la classe de phénomènes la plus significative pour en rendre compte ? Entre les objets de la mécanique quantique et ceux de la théorie de l’évolution, à quelle échelle de structuration des phénomènes naturels se situe-t-elle ? Nous avançons donc que la question de l’origine du caractère stochastique de la théorie de l’évolution n’est pas une question de « tout ou rien », mais plutôt une question de « plus ou moins ». Ceci résulte de ce que la théorie de 59. Beatty, “Chance and Natural Selection”, Philosophy of Science, 51(2), 1984 @. 60. Timofeef-Ressovsky, “Mutations and Geographical Variation”, in J.S. Huxley (ed.), The New Systematics, Clarendon, 1940 @. 61. Cain, “Introduction to General Discussion”, Proceedings of the Royal Society of London, B205, 1979. 62. Futuyama, Evolutionary Biology [1979], Sinauer Associates, 1998 @. 63. Glennan, “Probable Causes and the Distinction Between Subjective and Objective Chance”, Noûs, 31(4), 1997 @.
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[christophe malaterre & francesca merlin / l’(in)déterminisme de l’évolution naturelle] l’évolution inclut un certain nombre de schèmes explicatifs qui rendent compte d’autant de mécanismes du processus évolutif. Chacun de ces schèmes explicatifs peut alors contribuer « plus ou moins » au caractère stochastique de la théorie de l’évolution en fonction à la fois de son propre caractère stochastique et de l’importance relative, au sein du processus évolutif, du mécanisme qu’il décrit. Cette proposition étend l’argument de la contribution relative des mécanismes évolutifs de Beatty64 dans la direction agnostique prônée par Millstein65 quant au caractère (in)déterministe de l’évolution : plutôt que de chercher à savoir si le processus évolutif est ou bien indéterministe, ou bien déterministe, il apparaît opportun de reformuler la question de l’origine du caractère stochastique de la théorie de l’évolution en montrant qu’il s’agit avant tout d’une question de contribution relative des différents facteurs de l’évolution et de pertinence explicative des niveaux choisis. 3 Conclusion
L
e débat sur le caractère (in)déterministe de l’évolution, et sur l’origine du caractère stochastique de la théorie de l’évolution, a vu s’échanger de nombreux arguments et contre-arguments. Quatre grandes lignes de discussion nous ont paru centrales dans ce débat : (1) l’argument de la dérive génétique aléatoire comme reflet du caractère indéterministe du processus évolutif, (2) l’argument de l’interprétation propensionniste de la valeur adaptative comme source de probabilités objectives dans l’évolution, (3) le phénomène de prédation aléatoire comme illustration de l’existence de phénomènes évolutifs intrinsèquement aléatoires, et (4) la percolation de phénomènes quantiques comme source d’indéterminisme au niveau macroscopique de l’évolution. De ces quatre arguments, il ressort que l’évolution naturelle est un phénomène bien plus complexe que ne semblent le laisser croire les points de
64. Dans son article sur la sélection naturelle et la dérive génétique aléatoire, Beatty soutient qu’il n’est pas intéressant de poser la question de savoir si l’évolution naturelle est le produit, ou bien de la sélection, ou bien de la dérive, mais qu’il faut plutôt se demander quelle est la part relative de la sélection et de la dérive respectivement (Beatty, “Chance and Natural Selection”, Philosophy of Science, 51(2), 1984 @). 65. Millstein, “Is the Evolutionary Process Deterministic or Indeterministic ? An Argument for Agnosticism”, Biennal Meeting of the Philosophy of Science Association, Vancouver, Nov. 2000 @ ; idem, “How Not to Argue for the indeterminism of Evolution : A Look at Two Recent Attempts to Settle the Issue”, in A. Hüttermann (ed.), Determinism in Physics and Biology, Mentis, 2003
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[les mondes darwiniens] vue particuliers adoptés par les uns ou les autres : la théorie de l’évolution implique en effet un éventail de facteurs répartis sur plusieurs niveaux explicatifs. C’est la raison pour laquelle nous avons cherché à défendre la thèse selon laquelle la question de l’origine du caractère stochastique de la théorie l’évolution n’est pas une question de « tout ou rien » mais plutôt de « plus ou moins ». Cette position soulève à son tour deux questions ambitieuses : d’une part, la question de l’identification exhaustive des mécanismes évolutifs ; de l’autre, celle de la quantification de l’importance relative de ces mécanismes au phénomène évolutif dans son ensemble66.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 17
Pascal Tassy
Darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui
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Les facultés de l’esprit qu’on définit par le terme analytique sont en elles-mêmes fort peu susceptibles d’analyse. Nous ne les apprécions que par leurs résultats. (Edgar A. Poe, Double assassinat dans la rue Morgue, trad. Charles Baudelaire.)
a phylogénétique – la science des arbres évolutifs – est bien née avec Darwin1, même si le mot « phylogénie » est apparu un peu plus tard2, et le substantif « la phylogénétique » beaucoup plus tard3. La seule illustration contenue dans On the Origin of Species est un arbre phylogénétique qui vaut pour tous les taxons4. C’est un schéma théorique (figure 1 ) qui associe le pattern des anglophones (la structure de parenté) et le processus, en l’occurrence le processus de spéciation (différenciation et divergence). La prise en compte de la distinction entre pattern et processus est fort récente et n’apparaît explicitement dans la littérature spécialisée que dans les années 19805. Pendant un siècle cette distinction a été sous-estimée par les évolutionnistes jusqu’à ce que les systématiciens dits « cladistes » – à l’instar de Eldredge et Cracraft que l’on vient de citer – en 1. Darwin (1859), On the Origin of Species by Means of Natural Selection, John Murray @. 2. Haeckel (1866), Generelle Morphologie des Organismen, Georg Reimer @. 3. Kiriakoff (1963), « Les fondements philosophiques de la systématique biologique », in La classification dans les sciences, Duculot. 4. Groupe d’organismes classifié à n’importe quel niveau de la classification (exemple : Homo, taxon de rang générique). 5. Eldredge & Cracraft (1980), Phylogenetic Patterns and the Evolutionary Process, Columbia UP.
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Figure 1. Le schéma de l’origine des espèces, ou l’arbre phylogénétique selon Darwin (1859), On the Origin of Species by Means of Natural Selection, John Murray @, p. 117.
fassent le fondement de leur approche à la suite des travaux méthodologiques de Willi Hennig6. Sous-estimation qui est la raison profonde des malentendus persistants aujourd’hui autour de la notion de construction phylogénétique, voire de la simple lecture d’un arbre phylogénétique. Sous-estimation ellemême encore sujet de controverses7. Nous le verrons, l’héritage de Darwin est un formidable édifice de controverses jamais éteintes, toujours revivifiées, augmentées, complexifiées ! La présentation par Darwin de son schéma théorique, aussi lumineuse soitelle, n’a pas empêché ses lecteurs de n’en retenir le plus souvent qu’un aspect – le processus évolutif – et encore ce dernier n’a-t-il jamais été totalement exploré. L’interprétation la plus originale du schéma darwinien du point de vue 6. Hennig (1950), Grundzüge einer Theorie der phylogenetischen Systematik, Deutscher Zentralverlag. Idem (1966), Phylogenetic Systematics, The University of Illinois Press. 7. de Ricqlès (2005), « La distinction entre “patterns” et “processes” est-elle désuète en systématique ? », in Deleporte & Lecointre (coord.), Philosophie de la systématique, Biosystema 24 @. Tassy (2005), « Fait et théorie : quelle connaissance de base pour la cladistique structurale ? », in Deleporte & Lecointre (coord.), op. cit. @
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[pascal tassy / darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui] de la théorie des processus n’est-elle pas due à Gould, aussi tard qu’en 2002 ? En effet Gould8 voit dans l’arbre de Darwin (figure 1) la première présentation de la notion de « species selection », un processus de sélection non strictement identique à la sélection naturelle darwinienne, une notion controversée, largement développé par les concepteurs du modèle des équilibres ponctués. Quant à l’aspect qui nous intéresse désormais, le pattern, il mérite que l’on y consacre quelques pages même s’il est élémentaire. 1 Pattern, structure de parenté
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a figure 1 montre des espèces anciennes, dans le bas du schéma (A à L), leur devenir jusqu’à l’émergence des espèces actuelles, en haut du schéma 14 (a à z14). Certaines espèces anciennes se sont diversifiées (telle A), d’autres non (telle F). Les parentés entre espèces actuelles et éteintes dessinent un schéma fondamentalement dichotomique. En cela, le schéma peut être qualifié d’« arbre ». La notion de pattern est immédiate d’autant plus que l’explication que donne Darwin9 des degrés de parenté entre les espèces est dépourvue d’ambiguïté. Les espèces a14 et f14 sont plus proches parentes que chacune d’elle ne l’est d’une autre espèce, telle que o14 ou m14. Le génie de Darwin a été, par ailleurs, de donner deux interprétations aux lignes horizontales I à XIV. Ce sont d’abord des générations10, des milliers ou des dizaines de milliers. Comme l’évolution se déroule dans la dimension du temps, les lignes horizontales sont tout aussi bien les couches stratigraphiques successives qui incluent les restes d’organismes éteints11. Autrement dit, de génération en génération et de diversification en diversification, au hasard de la fossilisation et des affleurements géologiques, les organismes, plus ou moins bien conservés, à la fois témoins et acteurs du processus, piégés dans les strates, se révèlent accessibles au paléontologue. Ces restes s’intègrent donc naturellement dans l’analyse des parentés des espèces actuelles. Il peut s’agir d’individus appartenant aux espèces en devenir (c’est-à-dire aux variétés selon les termes de Darwin) situés par exemple à d5, à m3, à l7, etc., remontant respectivement aux époques/générations V, III et VII. 8. Gould (2002), The Structure of Evolutionary Theory, The Belknap Press of Harvard UP, p. 236-248 (trad. fr. 2006, p. 337-351). 9. Darwin (1859), On the Origin of Species by Means of Natural Selection, John Murray @, p. 116-125. 10. Ibid., p. 117. 11. Ibid., p. 124.
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[les mondes darwiniens] Aujourd’hui, l’analyse des caractères des êtres vivants, actuels et fossiles, telle qu’elle est publiée dans la littérature phylogénétique aboutit à un schéma de parenté qui, une fois intégré dans la dimension du temps géologique, ressemble parfaitement au schéma de Darwin. Les premiers arbres phylogénétiques reliant ainsi dans la dimension du temps espèces éteintes et espèces actuelles furent publiés sept ans après le livre de Darwin, par Gaudry12, paléontologue darwinien s’il en est13. La structure de parenté nous est accessible au travers des caractères portés par les être vivants. Jusqu’à Lamarck et l’émergence d’une théorie de l’évolution, l’analyse des caractères permettait de construire une classification souvent tenue pour exprimer l’ordre naturel, de façon plus ou moins satisfaisante. C’est pour cette raison que Darwin a insisté sur le lien étroit existant entre l’établissement d’une classification et la recherche de la structure de parenté. Le concept-clé de la systématique, la relation d’homologie, prend avec Darwin une autre dimension plutôt qu’une autre signification. C’est ainsi qu’il convient de comprendre la célèbre anticipation darwinienne : « Nos classifications en viendront autant que la chose sera possible, à être des généalogies.14 » Lorsque Darwin souligne par ailleurs que la communauté de descendance est la seule cause connue de la similitude des organismes, il vise à faire comprendre que l’histoire phylogénétique est responsable de tout. Depuis, la systématique évolutionniste s’est focalisée sur le couple homologie (ressemblance due à la parenté)/homoplasie (ressemblance fortuite) introduit par Lankester15, même si ces concepts ne sont différents qu’en fonction du contexte – c’est-à-dire du schéma de parenté – et non en soi16. Afin d’être le moins ambigu possible, Lankester proposa même de réserver le terme « homogeny » à l’homologie due à un ancêtre commun, sans succès. 12. Gaudry (1866), Considérations générales sur les animaux fossiles de Pikermi, F. Savy. 13. Tassy (2006), « Albert Gaudry et l’émergence de la paléontologie darwinienne au xixe siècle », Annales de paléontologie, 92 @. 14. On the Origin of Species by Means of Natural Selection, John Murray @, p. 486. 15. Lankester (1870), “On the use of the term homology in modern zoology, and the distinction between homogenetic and homoplastic agreements”, Ann. Mag. Nat. Hist., 4 (6). 16. Sur ce thème, cf. entre autres Hall (1994), Homology, the hierarchical basis of comparative biology, Academic Press. Sanderson & Hufford (eds) (1996), Homoplasy. The recurrence of similarity in evolution, Academic Press.
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[pascal tassy / darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui] En dehors de la difficulté sémantique il est une autre difficulté, de taille celle-là, d’ordre épistémologique. Pour beaucoup de systématiciens sensibles à une philosophie tenant de la morphologie idéale17, l’homologie et l’homoplasie sont reconnaissables en tant que telles en dehors de toute procédure d’analyse. D’autres systématiciens se sont dressés véhémentement devant cette façon de voir les choses18 car seul l’établissement de l’arbre – le pattern – permet de reconnaître où se situent les caractères que l’on va qualifier a posteriori d’homologues ou d’homoplastiques. Autrement dit c’est en les tenant tous a priori pour homologues (dus à l’histoire phylogénétique) que la procédure pourra juger in fine du degré d’homologie/homoplasie des caractères. La difficulté épistémologique vient de l’histoire même de la systématique. Avant que l’informatique ait obligé les phylogénéticiens à préciser explicitement leurs algorithmes, la procédure de construction de l’arbre était largement laissée à l’intime conviction du spécialiste. On comprend dès lors que pendant la plus grande partie du xxe siècle, l’idée que l’on pouvait se faire de l’évolution et du processus évolutif pouvait se confondre avec la façon même de construire un arbre à partir d’une analyse de caractères tenant de l’approche comparative. Hennig lui-même, initiateur de la systématique phylogénétique, a clairement démontré que la représentation des relations de parenté était un pattern et ne pouvait être qu’un pattern, même dans le cas où l’on pense s’approcher de l’expression du processus de spéciation. Selon Hennig19 si, par exemple, une espèce mère B donne par cladogenèse20 deux espèces filles D et E, le processus qui s’est déroulé dans la dimension du temps (arbre de gauche sur la figure 2 Ü) ne peut être représenté (à partir des données) que selon le schéma de droite où les lignes fléchées illustrent la parenté (pattern) ; lignes qui n’existent pas dans la réalité du processus, où ce sont les espèces ellesmêmes qui sont la parenté. Ce distinguo fondamental, dont l’importance est parfois sous-estimée, a certes suscité des reproches de la part des paléontologues qui pensent pouvoir suivre parfois le processus directement dans la succession des couches géologiques. Cela dit, pour les espèces actuelles tout 17. Permanence de la forme même si elle se décline comme variations de l’archétype. 18. Nelson (1994), “Homology and systematics”, in Hall (ed.), Homology. The hierarchical basis of comparative biology, Academic Press, p. 117. 19. Hennig (1966), Phylogenetic Systematics, The University of Illinois Press, p. 59. 20. Différenciation d’une espèce mère en deux espèces filles (= spéciation).
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Figure 2. L’espèce dans le temps selon Hennig : pattern et process. à gauche, le schéma du processus, à droite le pattern correspondant. Reproduit de Hennig (1966), Phylogenetic Systematics, The University of Illinois Press, p. 59, fig. 14), © The University Of Illinois Press.
ce que l’on peut espérer obtenir des analyses, notamment moléculaires, est un schéma correspondant au schéma de droite de la figure 2, un pattern où, de surcroît, l’espèce B n’apparaît pas. L’arbre phylogénétique est donc un schéma de pattern, et le cladogramme des cladistes n’a jamais prétendu être autre chose. Aujourd’hui le consensus s’est fait sur la réalité d’un pattern phylogénétique et d’un seul : il n’y a qu’une seule histoire de l’évolution. Cependant, l’omniprésence de l’arbre phylogénétique est quelque peu malmenée ces temps derniers par des images en réseau liées aux recherches sur les toutes premières phases de différenciation des êtres vivants. Les microbiologistes, spécialistes de bactéries, d’archées (ou archébactéries)21 et des premiers eucaryotes22 remarquent une impressionnante constance dans la fréquence de transferts horizontaux 21. Organismes dépourvus de noyau, munis d’une membrane cellulaire à lipides particuliers, vivant généralement dans des milieux extrêmes. 22. Organismes dont les cellules sont pourvues d’un noyau.
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[pascal tassy / darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui] de gènes23, d’où la difficulté de concevoir dans de telles conditions des isolements génétiques et donc un arbre généalogique aux branches autonomes24. De là à considérer que la notion d’arbre est obsolète, il y a un pas que peu de non-microbiologistes sont prêts à franchir. Par exemple, même si les Metazoa25 ne représentent pas la totalité de l’histoire de la vie – il s’en faut –, il est peu probable que les transferts horizontaux de gènes, si aisés entre bactéries, soient, en l’occurrence, responsables de leur différenciation phylogénétique. La construction d’arbres a encore de beaux jours devant elle ! 1.1 La question de l’homologie Darwin ne pouvait concevoir la recherche des parentés entre organismes autrement que comme celle des caractères homologues. La notion d’homologie étant prédarwinienne et d’abord conçue pour expliquer/justifier la construction de classifications naturelles, on peut affirmer qu’elle a toujours été au centre de l’activité de la systématique depuis les origines (Aristote) jusqu’à la fin du xxe siècle. L’apothéose de cette démarche fut l’époque – en gros les années 1980 – où la systématique phylogénétique, la cladistique, domina les pratiques phylogénétiques des évolutionnistes morphologistes et molécularistes. Pendant une brève période on a cru, quels que soient les types de caractères, à un consensus méthodologique autour des méthodes dites de parcimonie, la recherche d’arbre minimal, minimal en termes de transformations évolutives. La première publication de l’algorithme de parcimonie, dit de Wagner, d’où tout est parti26 était déjà ancienne dans les années 1980 mais la diffusion irrésistible des ordinateurs personnels rendit son application fonctionnelle dans les travaux routiniers d’analyse cladistique. La systématique phylogénétique de Hennig (ou, cladistique, si l’on préfère) est fondée sur la notion de congruence : recherche de la congruence des états 23. Transfert horizontal de gène : cas où des gènes sont transmis d’une espèce à une autre et non d’une génération à l’autre à l’intérieur d’une même espèce (par exemple récupération par des bactéries d’ADN provenant de leurs hôtes, échanges d’ADN entre différentes bactéries). 24. Bapteste (2007), Au-delà de l’Arbre du vivant : pour une phylogénie postmoderne, Paris, thèse de l’université Paris 1. Doolittle & Bapteste (2007), “Pattern pluralism and the tree of life hypothesis”, PNAS, 104 @. 25. Organismes pluricellulaires mobiles possédant du collagène ; terme synonyme de Animalia, les animaux. 26. Kluge & Farris (1969), “Quantitative phyletics and the evolution of anurans”, Syst. Zool., 18 @.
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[les mondes darwiniens] transformés des caractères. Ce qui aboutit à la maximisation des hypothèses d’homologie (synapomorphies au sens d’Hennig) ; autrement dit à la minimisation des transformations et, a fortiori, à celle des transformations non dues à une ascendance commune (homoplasies). Dans les discussions méthodologiques de l’époque le terme de parcimonie remplaça vite celui de congruence. Ces approches informatisées réalisaient ce que l’esprit humain ne pouvait pas faire en toute rigueur : une analyse simultanée de tous les caractères en main selon un jeu de données quelconque (et encore, l’algorithme n’était le plus souvent qu’heuristique et non optimal). Autrement dit, l’analyse des homologies au sens de Darwin puis de Hennig, était enfin rendue possible par la parcimonie et le traitement informatique. L’anticipation darwinienne devint non seulement pensable mais réalisable. Nombreux furent ceux qui soulignèrent la filiation entre le pattern darwinien, la congruence hennigienne et l’analyse de parcimonie27 mais ce point fut l’objet d’âpres controverses notamment par Mayr qui n’accepta pas ce qu’il qualifia de « cladification » de la biologie28, en ce sens qu’il n’a jamais considéré la perspective phylogénétique et la recherche des clades comme cruciaux en biologie évolutive. En insistant sur la primauté du pattern, de nombreux cladistes en vinrent à découpler la construction phylogénétique de la théorie de l’évolution, à commencer par Nelson29 et Platnick30 : la cladistique structurale était née. L’hypothèse d’homologie, notion centrale de la systématique, y est vue comme indépendante de toute idée sur l’évolution. La recherche prédarwinienne de l’ordre naturel, autrement dit la recherche de la hiérarchie naturelle, est considérée comme autosuffisante. L’évolutionniste Rosen31, gagné à la vision structurale de la phylogénétique, résume parfaitement cette vision des choses : « sans une théorie hiérarchique bien corroborée, il n’y a rien à expliquer de ce qu’on 27. En français, cf. notamment Dupuis (1986), « Darwin et les taxinomies d’aujourd’hui », in P. Tassy (coord.), L’ordre et la diversité du vivant, Fayard, et Tassy (1983), « Actualité de la classification zoologique selon Darwin », in Conry (dir.), De Darwin au darwinisme : science et idéologie, Vrin. 28. Mayr (1998), Qu’est-ce que la biologie ?, Fayard, p. 157. 29. Nelson (1979), “Cladistic analysis and synthesis : Principles and definitions, with a historical note on Adanson’s Familles des Plantes (1763-1764)”, Syst. Zool., 28 @. 30. Platnick (1979), “Philosophy and the transformation of cladistics”, Syst. Zool., 28 @. 31. Rosen (1984), “Hierarchies and history”, in Pollard (ed.), Evolutionary Theory : Paths Into the Future, John Wiley & Sons Ltd, p. 86.
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[pascal tassy / darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui] appelle évolution » (la corroboration dont parle Rosen étant la recherche des « solutions hiérarchiques congruentes »). Plus récemment, Brower32 ne craint pas d’affirmer que « les similitudes et les différences que l’on perçoit entre organismes […] représentent la seule fondation ontologique nécessaire pour la construction des cladogrammes », une façon de s’opposer aux adeptes de la modélisation d’évolution des caractères en prônant le retour aux fondamentaux : la perception (= observation) des ressemblances et des différences. Inutile de dire que cette conception du pattern ne fut pas bien accueillie. Que la phylogénie soit conçue comme un pattern passe encore, qu’elle se présente comme indifférente à la plupart des concepts évolutionnistes est plus difficile à comprendre33. Dès la fin des années 1970, les cladistes se subdivisèrent en « cladistes structuraux » et « cladistes phylogénéticiens ». Les premiers restent fort minoritaires ; parmi eux, aujourd’hui, certains élaborent un algorithme permettant de mettre en congruence des partages de caractères codés comme des relations de parenté, différent de l’algorithme de parcimonie34. Cette recherche se situe dans la sphère des idées représentées par la « three-item analysis » (3ia) ou « three-taxon statements » (TTS)35 qui, remettant en cause l’universalité de l’optimisation des caractères aux nœuds à l’aide de l’algorithme de parcimonie, fut à l’origine du plus retentissant clash dans le petit monde des cladistes36. Elle est intellectuellement vive mais confidentielle. De surcroît, elle se situe aux antipodes des méthodes fondées sur des théories des processus, des modèles évolutifs, qui sous-tendent dorénavant la majeure partie des travaux de phylogénie moléculaire, méthodes qu’il convient d’aborder dans la deuxième section. 32. Brower (2000), “Evolution is not a necessary assumption of cladistics”, Cladistics, 16 @, p. 147. 33. Pour une brève histoire de la cladistique structurale, cf. notamment Tassy (2005), Tassy (2005), « Fait et théorie : quelle connaissance de base pour la cladistique structurale ? », in Deleporte & Lecointre (coord.), Philosophie de la systématique, Biosystema 24 @. 34. Cao et al. (2007), NELSON05, publié par les auteurs. 35. Nelson & Ladiges (1991), “Standard assumptions for biogeographic analysis”, Australian Systematic Botany, 4 @. Nelson & Platnick (1991), “Three-taxon statements : a more precise use of parsimony ?”, Cladistics, 7 @. 36. Nelson (1996), Nullius in Verba, publié par l’auteur (reproduit dans Journal of Comparative Biology, 1, 1996). Williams & Ebach (2005), “Drowning by numbers – rereading Nelson’s ‘Nullius in Verba’”, The Botanical Review @.
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[les mondes darwiniens] 1.2 Homologie primaire, homologie secondaire Le cladiste brésilien de Pinna37 a proposé de nommer « homologie primaire » l’observation d’un état de caractère chez différents taxons et « homologie secondaire » le partage de cet état par tel et tel taxons sous la forme d’une synapomorphie, à l’issue d’une procédure de type « test de congruence ». La synapomorphie, l’homogénie et l’homologie secondaire sont, dans ce contexte, des notions synonymes. L’avantage de l’expression de De Pinna est qu’elle sousentend que le passage du primaire au secondaire est lié à un traitement analytique qui ne change pas pour autant l’homologie en elle-même. L’homologie primaire serait une conjecture de parenté : en observant le « même » caractère chez deux organismes ou plus, on pense qu’il est possible que ce caractère est hérité d’un ancêtre commun. L’homologie secondaire serait une théorie de parenté, une conjecture qui a passé le test de la congruence : après analyse cladistique exhaustive et simultanée de tous les caractères chez tous les organismes étudiés, le « même » caractère observé se trouve être effectivement hérité d’un ancêtre commun. La procédure de type « test de congruence » tient de l’algorithme de parcimonie. Ce qui est identique (au moins aux yeux du systématicien) mais n’apparaît pas in fine comme homologie secondaire (synapomorphie) est de l’homoplasie. Il reste que le statut de synapomorphie ou d’homoplasie conféré aux caractères dans l’arbre n’intervient pas sur l’homologie primaire en tant que description du caractère. On peut affirmer sans trop de risques d’erreur que Darwin pensait en termes d’homologie, ou d’homogénie puisqu’il intégra l’expression due à Lankester dans la dernière édition de L’Origine. Nous ne sommes plus au cœur du xixe siècle et même si personne parmi les phylogénéticiens d’aujourd’hui ne soupçonne les notions darwiniennes d’ascendance commune (« common descent »), de proximité de descendance (« propinquity of descent ») et de degré d’ancienneté relative de l’ascendance commune (« degree of recency of common ancestry ») d’être obsolètes, certains se demandent si la notion d’homologie n’a pas fait son temps. Aussi, pour clore cette première partie consacrée au pattern insistera-t-on sur la transformation du débat. La phylogénie peut être conçue comme un pattern de parenté mais c’est autre chose d’admettre qu’elle soit simplement 37. de Pinna (1991), “Concepts and tests of homology in the cladistic paradigm”, Cladistics, 7 @, p. 373-374.
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[pascal tassy / darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui] synonyme de distributions d’états (au moyen de la congruence ou de la parcimonie, comme on voudra). Autrement dit, désormais le problème abordé n’est plus d’accepter l’idée qu’un arbre de parenté n’est qu’un schéma de pattern ; c’est celui d’accepter – ou non – l’idée que la confrontation pure et simple d’hypothèses d’homologie (partage d’états de caractères) suffit à construire un pattern dont on espère qu’il aura quelque connexion avec la réalité (approche cladistique dite de parcimonie). Les modélisateurs, invoquant les processus évolutifs divers et variés qui peuvent affecter les caractères, pensent que non. De la sorte surgit une nouvelle confrontation de type pattern et processus, principalement réservée au monde des molécules. 2 Processus et modèles
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eu de phylogénéticiens savent que parmi les cladistes amateurs de pattern existent aujourd’hui des aficionados de 3ia ou TTS, certains ignorent même l’existence de tels acronymes apparus pourtant dès 1991. En revanche, nombreux sont ceux qui souscrivent à l’idée que les méthodes de modèles ont définitivement façonné notre manière de construire des arbres. Il suffit de feuilleter les journaux spécialisés pour s’en rendre compte. Dans un essai aussi court que retentissant, Felsenstein38 a expliqué pourquoi la « phylogénétique statistique » connut un développement étrange jusqu’à son triomphe au xxie siècle, dû au « pragmatisme » de ses utilisateurs et non à « l’engagement philosophique a priori » des cladistes. Afin de saisir les deux façons de voir la construction phylogénétique et si elles tiennent du pragmatisme ou de l’engagement philosophique, il convient de restituer un peu des débats initiaux, même si Felsenstein ajoute qu’à l’ère des « méthodes dites Monte-Carlo, chaînes de Markov, modèles cachés de Markov et la génomique mathématique, il reste peu de choses des conflits navrants des années 1980 ». Assez tôt Harper39 avait considéré la phylogénétique en termes probabilistes bayésiens d’hypothèses et de tests40 et conclu que « ces approches pro38. Felsenstein (2001), “The troubled growth of statistical phylogenetics”, Syst. Biol., 50 @, p. 467. 39. Harper (1979), “A Bayesian probability view of phylogenetic systematics”, Syst. Zool., 28 @, p. 552. 40. Probabilités bayésiennes : statistiques probabilistes dénommées ainsi en référence au mathématicien anglais Thomas Bayes (1702-1761). En phylogénétique, l’une des méthodes probabilistes de constructions d’arbres de parenté.
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[les mondes darwiniens] babilistes se démarquaient nettement de la vision strictement déductive de la méthodologie scientifique développée par Popper ». Avant de mettre en synonymie modèle et probabilité, il convient de remonter aux sources de la cladistique numérique (qui se rangea finalement sous la bannière poppérienne) afin de saisir la profondeur de la tentation modélisatrice. Dans les années 1960-1980, l’une des critiques adressées à la systématique cladistique concernait la pondération des caractères. Si les caractères n’avaient pas le même « poids », s’ils ne contenaient pas la même valeur phylogénétique, ce serait assurément une erreur que de les mettre tous sur le même pied et si chaque transformation d’un état de caractère en un autre était tenue pour équivalente. Objection héritée d’une tradition de morphologie idéale où le caractère est vu comme porteur ou non d’une information a priori, à la suite d’un savoir tenant à la science du spécialiste mais pas forcément contrôlable. Il est vrai que dans les années 1980 la grande majorité des cladistes opta pour une parcimonie dite « non pondérée » où chaque transformation entre deux états, de type 0-1, était assimilée à un pas évolutif 41. Le principal argument évoqué était qu’il s’agissait là d’une approche sans modèle évolutif, ou contenant un modèle évolutif minimal42. Cependant la première application de l’algorithme de Wagner implique une parcimonie pondérée43 et tous les logiciels d’analyse de parcimonie qui se sont développés depuis cette époque permettent tout choix de pondération : la parcimonie n’est donc pas totalement imperméable à une certaine forme de modélisation. Il reste que c’est le traitement des caractères moléculaires qui est à l’origine d’un renouveau de la problématique de pondération puis de la subversion de cette notion par celle de modèle. Dans les comparaisons de gènes, si les différentes substitutions affectant les nucléotides (transversions et transitions44) ne sont pas équiprobables, la décision de les traiter justement comme équipro41. Pas évolutif : unité d’évolution liée à la transformation d’un état de caractère en un autre. 42. Patterson (1994), “Null or minimal models”, in Scotland et al. (eds.), Models in phylogeny reconstruction, Special Vol. 52, Oxford UP. 43. Kluge & Farris (1969), “Quantitative phyletics and the evolution of anurans”, Syst. Zool., 18 @. 44. Deux types de mutations affectant les gènes (transition : substitution d’une base purine en une autre et d’une base pyrimidine en une autre ; transversion : substitution d’une base purine en une base pyrimidine).
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[pascal tassy / darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui] bables (parcimonie non pondérée) pourrait entraîner des erreurs, en arguant du fait que des substitutions « faciles » (telles transitions) devraient entraîner a priori plus d’homoplasies que des substitutions « difficiles » (telles transversions). De la parcimonie pondérée à la modélisation a priori du comportement évolutif des nucléotides il y a un pas que les molécularistes ont allègrement franchi dès que les performances des analyses probabilistes sont devenues compétitives avec les autres approches, en termes de nombre de taxons et de temps de calcul. C’est à mon sens cet aspect pragmatique qui a pesé, bien plus que les discussions méthodologiques sur les vertus comparées de la parcimonie et du probabilisme, si nombreuses soient-elles. Ce qui ne signifie nullement que les discussions méthodologiques qui se sont succédé depuis trente ans aient été sans intérêt, bien au contraire. En gros, deux façons de voir la phylogénie se sont affrontées : une vision cherchant à représenter les données (les distributions de caractères) sous forme d’un arbre, l’approche dite de parcimonie que l’on peut qualifier de « type pattern » et une vision cherchant à modéliser l’évolution des données avant la construction d’un arbre, l’approche dite probabiliste que l’on peut qualifier de « type processus ». On signalera toutefois qu’il existe une autre façon de voir les données nucléotidiques et le pattern phylogénétique, propre aux approches moléculaires, aux antipodes des méthodes probabilistes. Il s’agit de l’approche – fort controversée – dite d’« homologie dynamique » ou « optimisation directe45 ». Très tôt Felsenstein46 avait fait remarquer, en termes statistiques, que si les hypothèses d’homologie avancées à la suite d’une analyse de parcimonie étaient en réalité des homoplasies, l’arbre obtenu serait faux. à l’inverse si une méthode probabiliste intégrait en amont d’une analyse les probabilités connues des (vraies) transformations selon les taxons, l’arbre probabiliste – méthode du maximum de vraisemblance – serait juste47. Dans des modélisations à quatre taxons, en faisant jouer les probabilités de transformations selon les branches48, on identifie les cas où différentes méthodes intégrant ou 45. Wheeler et al. (2006), Dynamic Homology and Phylogenetic Systematics : a Unified Approach Using POY, American Museum of Natural History Press @. 46. Felsenstein (1978), “Cases in which parsimony or compatibility methods will be positively misleading”, Syst. Zool., 27 @. 47. Cf. discussion, entre autres, dans Tassy (1991), L’arbre à remonter le temps, Christian Bourgois, p. 248-250. 48. Branche : dans l’arbre phylogénétique segment reliant deux nœuds (branche interne) ou un nœud et un taxon terminal (branche externe)
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[les mondes darwiniens] non les modèles d’évolution appropriés donnent les mêmes solutions et des solutions différentes49. En biologie moléculaire, le phénomène d’« attraction des longues branches » débusqué par Felsenstein capta l’attention des phylogénéticiens (cf. figure 3 Ü). Une longue branche c’est un taxon qui a un taux de substitution nucléotidique50 élevé. Souvent deux taxons partageant un même taux élevé se retrouvent associés en parcimonie, même si en réalité ils ne sont pas apparentés, selon la figure 3A. Tout le problème est de savoir la réalité. Cet écueil fit que les cladistes critiquèrent les méthodes dites de « modeling51 » à cause, précisément, de la nécessité de « présupposer la vérité52 », en l’occurrence les paramètres qui correspondent au mode d’évolution des caractères. Ce type de débat, plonge ses racines dans la nature de la structure du savoir scientifique, une question fortement épistémologique. Il est vrai que les même modélisations aboutissent aussi à identifier un phénomène de « répulsion des longues branches53 » où la correction en amont des taxons à taux élevé de substitutions (comme s’ils devaient entraîner une parenté fausse), aboutit à la séparation de ces longues branches même si, en réalité, elles sont apparentées selon l’image 3B. Autrement dit, ce qui est vrai a priori dans un cas de figure est forcément faux dans un autre cas de figure : tout le problème consiste en la connaissance préalable du cas de figure auquel on a affaire. Vingt ans séparent la publication des deux phénomènes d’attraction/répulsion, comme si le premier cas de figure avait plus d’impact que l’autre sur l’analyse phylogénétique. En réalité, la mise en avant du cas particulier d’attraction des longues branches n’avait pour but que de minorer la pertinence des méthodes cladistiques (dite de parcimonie) en plein essor à la fin des années 1970, qualifiées de « positivement trompeuses54 ». 49. Huelsenbeck & Hillis (1993), “Success of phylogenetic methods in the four-taxon case”, Syst. Biol., 42 @. 50. Substitution nucléotidique : dans un gène remplacement d’un nucléotide par un autre (comme l’adénine par la guanine, deux bases purines). 51. Mickevich (1983), “Introduction”, in Platnick & Funk (eds.), Advances in Cladistics, Vol. 2, Columbia University Press, p. 3. 52. Farris (1983), “The logical basis of phylogenetic analysis” @, in Platnick & Funk (eds.), Advances in Cladistics, Vol. 2, Columbia UP, p. 35. 53. Siddall (1998), “Success of parsimony in the four-taxon case : long-branch repulsion by likelihood in the Farris zone”, Cladistics, 14 @. 54. Felsenstein (1978), “Cases in which parsimony or compatibility methods will be positively misleading”, Syst. Zool., 27 @.
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Figure 3. Branches longues et parentés : deux arbres à quatre taxons qui sollicitent la perspicacité des phylogénéticiens.
Des années durant les phylogénéticiens constructeurs d’algorithmes s’affrontèrent sur les performances de leurs approches respectives, toujours vivement, parfois véhémentement. Mais, en fin de compte, c’est lorsque les méthodes probabilistes longtemps extrêmement laborieuses et coûteuses en temps de calcul devinrent fonctionnelles qu’elles supplantèrent la parcimonie. Longtemps l’avantage revendiqué de cette dernière fut d’être indépendante de tout modèle a priori (ou bien ne dépendre que d’un modèle minimal : on considère que l’information phylogénétique potentielle est plus importante que la non-information ; autrement dit : le signal est plus important que le bruit). Désormais, cet avantage devenait son principal handicap : ce qui était souhaitable était non plus un modèle minimal mais un modèle aussi complexe que désirable. Modéliser les taux de substitutions revenait à redonner son lustre au processus évolutif, et cela au moyen de statistiques fort sophistiquées : les arbres ainsi construits ne tenaient plus du simple pattern mais étaient réputés être profondément évolutifs. Victoire du processus sur le pattern ? Sans doute mais une dernière remarque s’impose. Les arbres de vraisemblance sont quelque chose comme le deuxième étage de la fusée : ils ont besoin d’un premier étage. En l’occurrence, un arbre (ou plusieurs) construit à l’aide d’une méthode quelconque (distance ou parcimonie) et interprété comme le point de départ sur lequel on peut éprouver les modèles d’évolution en suivant une procédure d’itération et construire in fine l’arbre le plus probable. Dans quelle mesure la séquence de branchements et les longueurs des différentes branches de cet arbre initial non probabiliste influencent-ils l’arbre du deuxième étage est une question55 de nature statistique mais aussi épistémologique ; 55. Détaillée par Debruyne & Tassy (2004), « Vers une phylogénétique non
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[les mondes darwiniens] ce deuxième point est rarement considéré comme crucial, d’autant que les tests statistiques mis en jeu à cette deuxième étape sont réputés être irréprochables, permettant « de disposer d’un critère objectif de choix entre les différents modèles existants56 ». Dans le monde probabiliste, les méthodes bayésiennes remplacent peu à peu les méthodes de vraisemblance57, même si Felsenstein58 rappelle que les statistiques bayésiennes ont toujours eu leurs détracteurs. Aujourd’hui, effectivement, la majorité des arbres phylogénétiques moléculaires publiée est bayésienne. à des fins pédagogiques, on situera ici méthodes de vraisemblances et bayésiennes dans le même sac : sur le plan des modèles ce qui s’applique aux unes s’applique aux autres. La cladistique (parcimonie) fondée sur le duo conjectures/réfutation présente quelques avantages si l’on se réfère à l’épistémologie poppérienne. Au contraire, l’approche vérificationniste des méthodes probabilistes est prisée par la majorité des molécularistes qui défend l’idée de nécessité d’un savoir préalable, assimilé à un « background knowledge » au sens de Popper59, même si ce savoir est déjà un arbre. On reconnaîtra que ces débats épistémologiques, aussi conséquents soient-ils, ne pèsent pas lourd si l’on pense aux pratiques des chercheurs dans les laboratoires. D’autant que l’incessante publication de nouveaux algorithmes et tests statistiques probabilistes s’accompagne toujours de toute la légitimité mathématique requise. Pour un simple utilisateur de méthodes il serait cependant quelque peu caricatural de se poser la question « comment obtenir un résultat ? » sans se soucier du « comment ça marche ? ». Tel est le cas du manuel de construction phylogénétique le plus populaire aux systématique ? », in Cibois et al. (coord.), Avenir et pertinence des méthodes d’analyse en phylogénie moléculaire, Bioystema 22 @. 56. Delsuc & Douzery (2004a), « Les méthodes probabilistes en phylogénie moléculaire. (1) Les modèles d’évolution des séquences et le maximum de vraisemblance », in Cibois et al. (coord.), Avenir et pertinence des méthodes d’analyse en phylogénie moléculaire, Bioystema 22 @, p. 67. 57. Huelsenbeck et al. (2001), “Bayesian inference of phylogeny and its impact on evolutionary biology”, Science, 294 @. 58. Felsenstein (2004), Inferring Phylogenies, Sunderland, Sinauer Associates @, p. 288. 59. Ainsi que l’argumentent Deleporte (2004), « Parcimonie ou maximum de vraisemblance : mieux considérer les postulats pour en finir avec une querelle de sourds », in Cibois et al. (coord.), Avenir et pertinence des méthodes d’analyse en phylogénie moléculaire, Bioystema 22 @, et Lecointre (2004), « Le statut de la parcimonie », in Cibois et al., op. cit.
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[pascal tassy / darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui] États-Unis, dont la 3e édition60 vient d’être épinglée par Morrison61 : « La facilité d’usage est une très bonne chose du point de vue informatique mais cela ne devrait pas se faire au détriment de la réflexion. » Patterson62 avait affirmé il y a longtemps déjà que les caractères moléculaires étaient d’essence statistique. Ils le sont devenus, en tout cas. Mais les caractères morphologiques ? Peut-on décemment poser a priori un modèle d’évolution pour un caractère morphologique qui s’est transformé et fixé au hasard d’une spéciation il y a huit millions d’années dans une région quelconque du globe ? Je ne connais pas de morpho-anatomiste qui réponde par l’affirmative (mais certains y pensent, sans doute). La parcimonie serait donc convenable pour la forme, l’organe, le muscle, le vaisseau sanguin, le nerf, l’os, la dent, et non pour le nucléotide ? Qu’est-ce qui est donc en jeu dans cette opposition : le caractère ou le processus ? 2.1 Effacement du signal et succès phylogénétiques Le dilemme est simple. Imaginons deux groupes frères63. Au cours de leurs évolutions respectives depuis leur différenciation ils ont tellement divergé que les différentes transformations morpho-anatomiques ont apparemment effacé le caractère qu’ils partageaient au moment de leur différenciation : il n’y aurait alors aucun moyen d’identifier leur relation de groupes frères. Imaginons maintenant deux groupes frères dont les taux d’évolution moléculaire sont tels que pour les gènes étudiés les accumulations de substitutions nucléotidiques redondantes effacent toute trace des nucléotides effectivement partagés au moment de leur différenciation ; il n’y aurait de nouveau aucun moyen d’identifier leur relation de groupes frères. Face à ce constat le morpho-anatomiste retournera à ses caractères morphologiques, en cherchera d’autres, et si rien n’y fait, il constatera la non-résolution. Le moléculariste cherchera un autre gène qu’il espérera non saturé64 ; mais si rien n’y fait non plus, il lui reste à utiliser la 60. Hall (2008), Phylogenetic Trees Made Easy, Sinauer Associates, Inc. @ 61. Morrison (2008), Book Reviews : “Phylogenetic Trees Made Easy : A How-to Manual, third edition, Barry G. Hall. 2008. Sinauer Associates, Sunderland, Massachusetts. xiv + 230 pp.”, Syst. Biol., 57 @, p. 660. 62. Patterson (1987), “Introduction”, in Patterson (ed.) Molecules and morphology : conflict or compromise ?, Cambridge UP, p. 9. 63. Deux groupes d’organismes (clades) qui descendent d’une espèce ancestrale exclusive. 64. Gène non saturé : gène dont, pour tel ou tel site donné, les substitutions nucléotidiques ne sont pas multiples.
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[les mondes darwiniens] dernière corde de son arc. Il modélisera le comportement des gènes. Autrement dit il va créer une information potentiellement phylogénétique non directement liée à la comparaison des séquences (autrement dit, créer du signal). L’homologie – si homologie il y a – dépend alors de l’idée que l’on se fait de l’évolution et non plus d’une hypothèse d’identité observée : une profonde transformation du concept. De fait, lorsque les données (la matrice taxons x caractères) possèdent un signal phylogénétique clair et net, toutes les méthodes donnent le même résultat. La structure de l’arbre phylogénétique dépend avant tout des données, et c’est heureux ! C’est lorsque le signal est faible ou nul que les résultats divergent selon qu’on ajuste tel ou tel algorithme, tel ou tel modèle. La légitimité de la transformation du bruit en signal est, bien entendu, un enjeu épistémologique considérable qui, dans la pratique, repose principalement sur l’injection d’un savoir qui ne ressortit pas uniquement à l’analyse : telle branche longue est génératrice d’erreurs, tel gène est connu pour se comporter de telle manière, tels taxons sont réellement apparentés ou non. On peut se demander s’il y a du raisonnement circulaire, du vérificationnisme là-dedans mais les cercles molécularistes se soucient peu de ce questionnement, d’autant que les résultats sont toujours au rendez-vous de l’analyse, accompagnés de statistiques brillantes et explicites. L’évolution des substitutions nucléotidiques est stéréotypée, ce sont toujours les mêmes bases qui se remplacent. L’évolution des caractères morphologiques est plus variée. La prodigieuse diversité des métazoaires s’accompagne de formes qui vont dans tous les sens alors que dans le monde moléculaire elle n’a presque d’équivalent que la saturation des sites nucléotidiques. On comprend dès lors la nécessité de modéliser l’évolution moléculaire. Sur ce plan des prodiges ont été accomplis ces dernières années, non seulement en termes de temps de calcul et de multiplicité des paramètres du modèle d’évolution65, mais aussi de tests statistiques66. Les inférences de phylogénies 65. Guindon & Gascuel (2003), “A simple fast, and accurate algorithm to estimate larges phylogenies by maximum likelihood”, Syst. Biol., 52 @. Rodrigue et al. (2007), “Exploring fast computational strategies for probabilistic phylogenetic analysis”, Syst. Biol., 56 @. 66. Shimodaira & Hasegawa (1999), “Multiple comparisons of log-likelihoods with applications to phylogenetic inference”, Mol. Biol. Evol., 16 @. Huelsenbeck et al. (2004), “Bayesian phylogenetic model selection using reversible jump Markov chain MonteCarlo”, Mol. Biol. Evol., 21 @.
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[pascal tassy / darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui] moléculaires sont un paradis pour mathématiciens67. De ce point de vue, on lira avec intérêt les synthèses sur l’évolution récente des méthodes probabilistes appliquée aux phylogénies moléculaires par Delsuc & Douzery68. La conséquence de ce constat est qu’aujourd’hui une dichotomie s’est établie dans la production des arbres phylogénétiques : parcimonie pour la morpho-anatomie et les paléontologues, probabilités pour les gènes et les molécularistes ; dichotomie dont on peut se demander si Darwin aurait pu l’imaginer. Darwin aurait-il abandonné de bonne grâce la notion d’homologie ? On n’en saura jamais rien mais des débats récents ont posé à leur manière la question de cet abandon. La phylogénie des mammifères offre un exemple de choix. Les mammifères placentaires sont généralement subdivisés en dixhuit ordres bien séparés sur le plan de la divergence morphologique, comme l’ordre des Primates cher à Linné, celui des Proboscidea, etc. Lorsque les fossiles sont inclus la situation s’éclaircit et se complique à la fois. Elle s’éclaircit car les premiers représentants connus de ces ordres se ressemblent infiniment plus qu’ils ne ressemblent à leurs lointains descendants actuels qui ont accumulé les modifications, de telle sorte que l’histoire phylogénétique des groupes est nourrie par les archives paléontologiques, ainsi que le rêvait Darwin. Un exemple parmi d’autres : un proboscidien primitif du Tertiaire ancien tel que l’espèce Phosphatherium escuilliei n’a pratiquement rien d’un éléphant, quelques rares caractères crâniens et c’est tout69. La situation est compliquée par le fait qu’il convient d’ajouter au tableau pratiquement autant d’ordres fossiles souvent bien délimités morphologiquement mais au statut phylogénétique très controversé ; sans compter la quantité des mammifères qui se sont diversifiés avant même que s’effectue la différenciation des marsupiaux et des placentaires, ou à l’intérieur des deux clades avant la première 67. Gascuel & Steel (eds.) (2007), Reconstructing Evolution : New Mathematical and Computational Advances, Oxford UP @. 68. Delsuc & Douzery (2004a), « Les méthodes probabilistes en phylogénie moléculaire. (1) Les modèles d’évolution des séquences et le maximum de vraisemblance », in Cibois et al. (coord.), Avenir et pertinence des méthodes d’analyse en phylogénie moléculaire, Bioystema 22 @ ; idem (2004b), « Les méthodes probabilistes en phylogénie moléculaire. (2) L’approche bayésienne », in Cibois et al., op. cit. 69. Gheerbrant et al. (2005), « Nouvelles données sur Phosphatherium escuilliei (Mammalia, Proboscidea) de l’éocène inférieur du Maroc, apports à la phylogénie des Proboscidea et des ongulés lophodontes », Geodiversitas, 27 @.
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[les mondes darwiniens] dichotomie impliquant les taxons actuels. Bref, un morceau de choix pour les phylogénéticiens de tout poil, c’est le cas de le dire. Plus encore : un défi permanent pour les zoologistes et les paléontologues. L’irruption des approches moléculaires dans le domaine a rencontré de beaux succès. La mise en évidence de la proche parenté des hippopotames et des cétacés en est un70, qui, au passage, a conforté les paléontologues dans leurs descriptions de « baleines à pattes71 » et les ont forcé à revoir de vieilles hypothèses sur des groupes anciens exclusivement fossiles, mal connus phylogénétiquement parlant, comme les anthracothères dont certains ont quelque chose à voir avec la différenciation des hippopotames72. Dans d’autres cas les regroupements obtenus par les molécules semblent se jouer des traits morphologiques. Il persiste de nombreuses contradictions entre les résultats des uns et des autres, à tel point qu’aujourd’hui les mammifères nous donnent toujours du fil à retordre. Même si elle est source de recherches à venir, la contradiction (donc la non-résolution) est frustrante. C’est pourquoi des molécularistes ont récemment tenté de trancher le nœud gordien en concluant qu’il fallait abandonner l’étude de la morphologie puisque celle-ci était incapable d’identifier des regroupements construits par les approches moléculaires73. Une conséquence de ce point de vue est qu’aucun contrôle des résultats moléculaires au moyen des fossiles n’est plus possible, ce que les mammalogistes ne sont pas tous prêts à admettre74. Le débat est d’autant plus vif que la notion d’horloge moléculaire75, avec toutes ses 70. Irwin & Arnason (1994), “Cytochrome b gene of marine mammals : phylogeny and evolution”, J. Mamm. Evol., 2 @. Gatesy (1998), “Molecular evidence for the phylogenetic affinities of Cetacea”, in Thewissen (ed.), The Emergence of whales, Plenum Press. 71. Gingerich & Russell (1981), “Pakicetus inachus, a new archaeocete (Mammalia, Cetacea) from the early-middle Eocene Kuldana Formation of Kohat (Pakistan)”, Contr. Mus. Paleont. Univ. Michigan, 25 @. Gingerich et al. (2001), “Origin of whales from early artiodactyls : hands and feet of Eocene Protocetidae from Pakistan”, Science, 293 @. Thewissen et al. (2001), “Skeletons of terrestrial cetaceans and the relationships of whales to artiodactyls”, Nature, 413 @. 72. Boisserie et al. (2005), “The position of Hippopotamidae within Cetartiodactyla”, PNAS, 102 @. 73. Springer et al. (2007), “The adequacy of morphology for reconstructing the early history of placental mammals”, Syst. Biol., 56 @. 74. Asher et al. (2008), “Morphology, paleontology, and placental mammal phylogeny”, Syst. Biol., 57 @. 75. Rythme régulier de substitution nucléotidique.
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[pascal tassy / darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui] variantes intra-arbre, permet aussi de suggérer des dates pour les différentes dichotomies structurant l’arbre sans même disposer d’archives fossiles76. Or s’il est une source de données qui semblait jusqu’à présent ne pas pouvoir échapper aux paléontologues, c’est bien l’âge des fossiles, et, partant, celui des taxons dont ils font partie. Aussi, la suggestion lancée par Springer et ses collaborateurs de minorer – c’est un euphémisme – tout un pan de l’activité phylogénétique (morphologie, paléontologie) n’est-elle pas sans effet dans la course aux budgets et dans la pratique concrète de la recherche. Le dilemme pattern et processus prend alors une autre dimension, qui touche à l’existence de l’activité même des différents constructeurs d’arbre. On peut cependant anticiper d’autres débats dans la sphère des recherches moléculaires. Les comparaisons de génomes entiers remplaceront peu à peu celles de gènes individuels, avec des méthodes comparatives nouvelles, à la taille de l’enjeu, extrêmement délicates à développer mais qui sont autant de défis à relever. Ces méthodes renouvelleront peut-être alors un débat actuel : faut-il concaténer les gènes en une seule matrice et les analyser simultanément selon une approche dite de « total evidence » ou « supermatrice77 » ? Certains gènes étant réputés « lents » (ils évoluent lentement) et d’autres « rapides » (ils évoluent rapidement), les ajouter les uns aux autres peut générer du bruit en appliquant un même modèle d’évolution à l’ensemble des données. Faut-il au contraire les analyser séparément78 puis générer des méthodes de comparaisons d’arbres, tenant plus ou moins d’approches de type « superarbres79 »80 ? 76. Cf. discussion et références dans Burbrink & Pyron (2008), “The taming of the skew : Estimating proper confidence intervals for divergence dates”, Syst. Biol., 57 @. 77. Total evidence, supermatrice : la totalité des données (caractères) accessibles et analysées simultanément lors d’une analyse phylogénétique. 78. Deleporte & Lecointre (2000), « Le principe du “total evidence” requiert l’exclusion de données trompeuses », in Barriel & Bourgoin (coord.), Caractères, Bioystema 18 @. 79. Arbre de synthèse construit à partir de la combinaison de plusieurs arbres ne comportant pas nécessairement les mêmes taxons 80. Baum & Ragan (1992), “Combining trees as a way of combining data sets for phylogenetic inference, and the desirability of combining gene trees”, Taxon, 41. Cotton & Wilkinson (2007), “Majority-rule supertrees”, Syst. Biol., 56 @. Steel & Rodrigo (2008), “Maximum likelihood supertrees”, Syst. Biol., 57 @.
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[les mondes darwiniens] 3 Un exemple pour finir
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renons un exemple concret emprunté à l’actualité du mois d’août 2008 : la place dans le monde animal de l’espèce la plus étrange, le placozoaire81 Trichoplax adhaerens. La publication du génome complet de l’animal par Srivastava et collaborateurs82 inclut une phylogénie de sept espèces de métazoaires (et deux extra-groupes83), afin de voir si le placozoaire se branche tôt dans l’arbre ou bien – ce qui est le cas – plus tardivement, en compagnie des cnidaires84 et bilatériens85. Cette analyse (réduite à 104 gènes réputés « lents » – près de 7 000 nucléotides – sur les 11 000 gènes codants) est fondée sur une approche probabiliste (bayésienne). Il est intéressant de lire dans cet article que l’analyse de parcimonie donne le même résultat de parenté86. à mon sens cela ne signifie pas pour autant qu’il faille avoir une totale confiance dans les résultats. En effet, une analyse de sept espèces de métazoaires (alors qu’on en compte plus d’un million) ne peut que souffrir des problèmes classiques d’échantillonnage taxinomique, même si les espèces sont judicieusement choisies. Cependant là n’est pas le problème. Ce qui est significatif est que les auteurs ont choisi de diagnostiquer l’arbre probabiliste, avec des scores de soutien, des probabilités postérieures, bref l’arsenal habituel des données statistiques des approches probabilistes. Puisque l’arbre probabiliste et l’arbre de parcimonie sont identiques, le choix d’indiquer des scores statistiques et non la localisation des transformations évolutives (les substitutions nucléotidiques), c’est-à-dire les hypothèses d’homologie, est parfaitement exemplaire de l’abandon, en routine, de la publication des informations non seulement phylogénétiques mais tout simplement biologiques véhiculées par un arbre. Ce qui devrait intéresser avant tout un phylogénéticien ce sont le nombre et la nature des événements évolu81. Groupe de métazoaires aux affinités discutées, conçu pour une seule espèce marine, Trichoplax adhaerens, organisme ayant la forme d’une crêpe de 0,5 mm diamètre, au plan d’organisation extrêmement simple. 82. Srivastava et al. (2008), “The Trichoplax genome and the nature of placozoans”, Nature, 454 @. 83. Extra-groupe : groupe d’organismes ne faisant pas partie d’un groupe analysé phylogénétiquement et choisi afin d’orienter les transformation des caractères du primitif au dérivé. Exemple : afin d’étudier la phylogénie des Primates, n’importe quel(s) autre(s) groupes de Mammalia peut être pris comme extra-groupe(s). 84. Groupe d’animaux composé des hydres, anémones de mer, coraux, méduses. 85. Animaux à symétrie bilatérale. 86. Srivastava et al. (2008), “The Trichoplax genome and the nature of placozoans”, Nature, 454, @ p. 956.
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[pascal tassy / darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui] tifs, leur degré d’homoplasie, plutôt que des valeurs statistiques de solidité des nœuds, d’autant que des scores élevés peuvent être trompeurs. Les cladistes ont longtemps avancé qu’aucun estimateur n’était meilleur que le nombre et la qualité des traits dérivés hypothétisés au nœud87, la qualité étant restituée par l’indice de rétention de chaque caractère88 ; à quoi peut s’ajouter l’indice de Bremer qui évalue le nombre de pas supplémentaires nécessaire pour détruire un nœud. Dans les cercles moléculaires ces rappels fleurent bon les pratiques antiques totalement obsolètes ! Bref, en peu d’années, l’irrépressible diffusion des méthodes probabilistes s’est accompagnée d’un changement complet de culture, d’attente et de demande vis-à-vis de l’information véhiculée par un arbre phylogénétique. à l’inverse, dans l’article de Srivastava et al., la discussion sur le génome lui-même est riche de toute l’information biologique souhaitable et, pareillement, sa conclusion naturaliste évoquant la nature de « fossile vivant » de Trichoplax adhaerens qui possède un génome d’eumétazoaire89 si « ancestral » depuis le Cambrien, redonne à l’article un certain vernis zoologique et, au passage, médiatique. Pourquoi faire donc un tel sort à l’analyse phylogénétique ? La réponse est simple. La phylogénétique a quitté le champ de la biologie : les probabilités postérieures associées aux nœuds90 ont plus d’intérêt que les caractères eux-mêmes – à la limite tout se passe comme si les caractères moléculaires étaient plus des outils pour tests mathématiques que des entités biologiques. La phylogénétique produit désormais de l’information statistique qui vient à l’appui d’un développement biologique mais n’est plus elle-même de nature biologique. Destin original pour ce qui était conçu comme l’aboutissement de la sophistication du concept de processus évolutif.
87. Traits dérivés hypothétisés au nœud : ressemblances considérées comme dues à l’ascendance commune. 88. Indice de rétention : mesure du degré d’homologie des caractères (qui tient compte du nombre de transformations observés sur l’arbre par rapport au nombre minimal de transformations possibles et du nombre maximal de transformations possibles). 89. Groupe comprenant les animaux vrais, caractérisés par la présence de véritables feuillets embryonnaires. 90. Probabilités postérieures : en probabilités bayésiennes appliquées à la phylogénétique calcul du degré de solidité des différents nœuds de l’arbre.
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chapitre 18
Guillaume Lecointre
Récit de l’histoire de vie ou De l’utilisation du récit
T
oute histoire racontée se fonde sur la sélection rétrospective d’événements, de paysages ou d’objets reconstitués à partir de faisceaux de présomption, indices, témoignages, signes, voire de preuves actuelles. Concernant la biologie, l’anthropologie et la paléontologie, cette histoire a pour trame de fond l’évolution de la vie. L’exercice consistant à raconter l’histoire de la vie par une sélection d’événements est tentant, fréquent, mais à haut risque : comment faire une sélection objective ? Comment assigner objectivement et forcément a posteriori une importance à tel « fait » évolutif ? Si cette objectivité pouvait exister, elle aurait certainement trait à la façon dont les « faits » évolutifs sont mis en ordre pour aboutir au mieux à un ordonnancement temporel. Mais comment cette mise en ordre se fait-elle ? Enfin, comment des auteurs ont-ils pu prétendre trouver des lois dans l’ordre par lequel se succèdent ces événements historiques ? L’histoire a quelque chose de particulier. Elle consiste à mettre bout à bout des événements dont on suppose – au mieux – qu’ils entretiennent entre eux une relation de cause à effet (type de relations qui, parmi les entités actuelles, sont mises en évidence par une approche expérimentale). Mais cette relation n’est jamais démontrée expérimentalement. Cette relation n’est que supposée suite à une autre mise en preuve que celle des sciences expérimentales, celle des sciences historiques (ou palétiologiques). En effet, on distingue classiquement en sciences de l’évolution les sciences des processus, qui mettent en évidence par voie expérimentale des relations de cause à effet (physiologie, embryologie causale, génétique moléculaire, etc.), des sciences des structures qui ont pour rôle d’agencer des entités (ce qui est) de manière cohérente
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[les mondes darwiniens] (anatomie comparée, embryologie descriptive, systématique, etc.). En sciences de l’évolution, cet agencement consiste à fournir une explication historique de la répartition des attributs dans le vivant. La répartition des organes à travers le vivant est organisée de la manière la plus cohérente possible, et cet agencement cohérent est conçu comme le fruit d’une généalogie passée. Arrêtons nous un instant sur ces deux types d’administration de la preuve en sciences de l’évolution, car ce point pourra avoir de l’importance par la suite. 1 Les raisonnements à l’œuvre au sein de la théorie : notions de preuve et de loi
L’
une des objections spontanées à la théorie de l’évolution consiste à dire, d’une part, que l’évolution biologique n’est pas testable par voie expérimentale, et que par conséquent elle n’est pas une proposition scientifique ; et d’autre part qu’on ne peut finalement rien savoir de l’évolution passée parce qu’on n’a pas de machine à remonter le temps pour « aller y voir ». La première objection est tout simplement erronée. On expérimente l’évolution biologique sur des organismes à temps de génération courts comme des mouches drosophiles, des champignons ou des bactéries1. L’industrie agronomique ne cesse de courir après l’évolution des parasites, ravageurs et autres destructeurs de plantes cultivées. L’industrie pharmaceutique doit régulièrement réinventer des antibiotiques pour faire face à la sélection induite par les précédents sur les populations bactériennes pathogènes pour l’homme. D’autre part, on n’a pas besoin de machines à remonter le temps pour que l’évolution soit crédible. L’objection provient en fait de l’hégémonie du modèle de science nomologique (disposant de lois) qu’est la physique. En fait, on ne peut pas comprendre les sciences de l’évolution si l’on a pas conscience qu’elles renferment différents régimes de preuve2. Pour faire court, nous les nommerons ici « preuve historique » et « preuve expérimentale ». 1.1 La preuve historique La preuve historique consiste à observer des faits actuels, à les mettre en cohérence, puis à déduire les conditions et événements du passé à l’origine de ces faits. Dans cet exercice de déduction à rebours du temps, ou rétrodiction, c’est la cohérence maximale des faits qui organise la mise en ordre de
1. Cf. notamment Barberousse & Samadi, ce volume. (Ndd.) 2. Cf. Barberousse & Samadi et Huneman, section 3, ce volume. (Ndd.)
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] ces conditions et événements du passé comme autant d’hypothèses connectées les unes aux autres. Ces hypothèses connectées, articulées entre elles, fonctionnent comme une microthéorie, constituée d’hypothèses et de faits ainsi mis en lumière. En d’autres termes, c’est la maximisation de la cohérence des faits entre eux qui garantit la pertinence et le pouvoir explicatif de la théorie. Ceci est valable par exemple en histoire, où la microthéorie est le scénario historique, en phylogénétique où un arbre phylogénétique fonctionne également comme une microthéorie. En phylogénétique, la cohérence d’une microthéorie est mesurée à l’aide de formules mathématiques simples. Parmi plusieurs théories possibles (c’est-à-dire plusieurs arbres possibles), on choisit celle donc la valeur de cohérence est maximale. Les observations de départ étant reproductibles, des observateurs indépendants peuvent vérifier la cohérence de la microthéorie, y compris en ajoutant éventuellement des faits ou données supplémentaires. La preuve historique est donc reproductible par autrui, par conséquent elle produit de la connaissance objective. Illustrons concrètement la définition d’une preuve historique en expliquant davantage comment procèdent les chercheurs en sciences de l’évolution lorsqu’ils construisent des arbres phylogénétiques. Les degrés d’apparentement relatifs que traduisent ces arbres ne sont établis ni à l’aide de machines à remonter le temps, ni sur la base de registres d’état civil. Ils sont le résultat d’un exercice de reconstruction à partir d’observations à expliquer. Ces observations (autrement dit, les faits actuels) sont la répartition des attributs des êtres vivants. Si nous avons cinquante espèces animales devant les yeux, nous sommes immédiatement capables d’observer leurs attributs. Certaines ont quatre pattes. Parmi celles-ci, certaines ont des poils. Parmi celles-ci, certaines ont le pouce opposable au reste des doigts. Ces attributs (pattes, poils, pouce opposable) ne sont pas distribués n’importe comment, mais selon une hiérarchie perceptible : tous ceux qui ont un pouce opposable ont déjà des poils, tous ceux qui ont des poils ont déjà quatre pattes. La répartition des attributs n’est pas complètement chaotique : on ne trouve pas de poils en dehors de ceux qui ont quatre pattes, ni de pouce opposable en dehors de ceux qui ont des poils. Il y a des attributs à expliquer, leur mise en cohérence maximale se traduit par la construction de groupes, qui peuvent prendre la forme d’ensembles emboîtés ou bien d’un arbre. Ici, la cohérence maximale consiste à mettre dans un seul et même ensemble tous ceux qui ont des poils, au lieu de ranger certains avec des organismes qui n’en n’ont pas, puis ranger les autres séparément des premiers. En d’autres termes, il ne serait
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[les mondes darwiniens] pas cohérent de mettre des organismes à poils dans deux groupes distincts, chacun contenant aussi des organismes sans poils. On dit que la phylogénie – et donc la classification – maximise le partage des attributs identiques. Pour réaliser cette opération, on réalise graphiquement soit des ensembles emboîtés, soit un dessin d’arbre dichotomique. Cette figure rend donc compte de la manière la plus cohérente possible de « qui partage quoi avec qui ». De manière sous-jacente à notre action, c’est le processus de phylogenèse qui, en arrière-plan théorique, transforme le « qui partage quoi avec qui » en « qui est plus apparenté à qui », et donc explique cet emboîtement des attributs en un « ordre naturel ». Autrement dit, l’arbre phylogénétique traduit non seulement les degrés relatifs d’apparentement des espèces par l’emboîtement de leurs attributs partagés, mais il raconte également le déroulement historique de l’apparition de ces derniers, c’est-à-dire l’ordre relatif de leur acquisition (dans un langage plus spécialisé, l’ordre dans lequel les synapomorphies se succèdent dans l’arbre3). On a donc reconstitué une histoire argumentée, vérifiable et modifiable par autrui (on a construit une microthéorie). Cette histoire comprend une mise en ordre relatif des événements donnant naissance aux attributs : l’apparition des quatre membres a précédé celle des poils, laquelle a précédé celle du pouce opposable au cours de l’évolution. Mais la preuve historique fonctionne aussi par consilience additive4 : une espèce nouvellement insérée dans l’arbre, dont la collection d’attributs qu’elle porte se conforme à l’arrangement déjà élaboré sans le remettre en cause ni requérir d’hypothèses supplémentaires, augmentera la fiabilité de l’arbre. Toute nouvelle espèce de cette sorte augmentera la cohérence globale de l’arbre, lequel rendra compte du partage d’attributs d’un plus grand nombre encore d’espèces. C’est bien le rôle qu’on attend d’une théorie : qu’elle rende compte d’un grand nombre de faits sans avoir à ajouter d’hypothèses non documentées. 1.2 La preuve expérimentale (ou preuve « hypothético-déductive ») La preuve expérimentale (ou « hypothético-déductive ») consiste à agir sur le monde réel dans le but d’infirmer ou de confirmer des hypothèses (selon Karl Popper, seule l’infirmation ou réfutation d’une hypothèse ou conjecture 3. Cf. Barriel, Lecointre (« Filiation ») et Tassy, ce volume. (Ndd.) 4. La consilience additive est le gain de fiabilité apporté à un scénario ou une théorie tiré de la conjonction de faits indépendants non seulement compatibles entre eux, mais se renforçant mutuellement.
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] serait opérationnelle et concluante, mais cela est discuté). En ce qui concerne les sciences de l’évolution, il s’agit le plus souvent de mimer des forces évolutives telles qu’on se les représente et d’en observer au laboratoire ou dans le milieu naturel les résultats sur les populations. Par exemple, pour étudier la possibilité de synthèse abiotique de molécules biologiques simples tels les acides aminés sur la Terre primitive, Stanley Miller et Harold Urey ont soumis des composés simples (méthane, hydrogène, ammoniaque, eau) à certaines conditions physiques dont on pensait étaient justement celles de la Terre primitive5. Ils sont parvenus de la sorte à fabriquer in vitro de nombreux acides aminés et les bases puriques des acides nucléiques. Ils en ont conclu que la synthèse abiotique de certaines briques de base des êtres vivants était possible dans les conditions physico-chimiques correspondant à celles de leur expérience. Autre exemple : lorsqu’ils travaillaient avec des espèces à temps de génération très court, les biologistes ont pu « voir » l’évolution dans leur laboratoire. Ainsi, on se souvient que dès les années 1930, Philippe L’Héritier et Georges Teissier6 ont vérifié l’évolution biologique expérimentalement en maintenant des populations de 3000 à 4000 petites mouches du vinaigre dans des cages et en les soumettant à certaines contraintes de nourriture. Ce type d’approche est aujourd’hui pratiqué couramment avec des bactéries, notamment lorsqu’on veut obtenir d’elles qu’elles synthétisent certains peptides. Le régime de preuve est alors dit « hypothético-déductif ». Les résultats de ces expériences expliquent les mécanismes de l’évolution, et donc ceux de la phylogenèse. 1.3 Les deux types de preuve contribuent à la scientificité d’une affirmation Il est essentiel de comprendre que toutes les sciences de l’évolution (et, plus largement, toute la biologie) fonctionnent grâce aux deux régimes de preuves distincts que nous venons de décrire. Les sciences des structures ont pour rôle d’agencer de manière cohérente ce qui est, et de nommer ce qui est. En biologie et en paléontologie, ces sciences (anatomie comparée, embryologie descriptive, paléontologie, systématique, phylogénie moléculaire, 5. Cf. Tirard, ce volume. (Ndd.) 6. Par exemple, Teissier & L’Héritier (1933), «étude d’une population de Drosophiles en équilibre», C.R. Acad. Sc., t. 197. Teissier & L’Héritier (1934), «Une expérience de sélection naturelle. Courbe d’élimination du gène “bar” dans une population de Drosophiles en équilibre», C. R. Soc. Biol., t. 117.
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[les mondes darwiniens] etc.) sont des sciences historiques (ou palétiologiques) : il faut rendre compte rationnellement des structures observées dans un temps qui n’est pas celui de l’organisme lui-même (sauf peut-être pour l’embryologie descriptive), mais celui de l’histoire des espèces. C’est la phylogenèse qui explique la répartition des structures à travers le vivant. Les sciences des processus ont pour rôle d’éclairer des relations de cause à effet. En biologie (génétique moléculaire, embryologie, physiologie, génétique des populations, écologie, etc.), elles correspondent à des sciences expérimentales. Elles permettent, grâce à des preuves de type expérimental, d’expliquer les mécanismes sous-jacents au phénomène de l’évolution biologique, et donc la phylogenèse, soit dans le temps de l’organisme (génétique des populations, embryologie causale, physiologie, génétique moléculaire), soit dans le temps de l’histoire des espèces (écologie, génétique des populations). Autrement dit, dans le premier cas, la phylogenèse explique, dans le second elle est à expliquer. Si l’on se trompe de régime de preuve, on arrive vite à des aberrations. C’est pourtant ce que font certains scientifiques, en prétendant que la systématique (la science des classifications) n’est pas une science parce qu’elle ne suit pas un schéma argumentatif de type hypothético-déductif fondé sur une expérience. C’est aussi ce que feront les créationnistes, en reprochant à la paléontologie de ne pas être une science pour les mêmes raisons. C’est parfois aussi un réflexe du public, qui pense qu’on ne peut pas prendre au sérieux scientifiquement les paléontologistes ou les phylogénéticiens « parce que personne n’est allé dans le passé pour aller voir ce qui s’y passait » ou encore que l’évolution n’est pas scientifique parce qu’on ne peut pas refaire l’expérience (de l’évolution). Pour ne pas laisser prise à de tels contresens, il convient de se rappeler que la phylogénétique et la paléontologie utilisent pour expliquer l’évolution dans son déroulement les raisonnements des historiens et que l’objection faite à l’encontre de la fiabilité de l’évolution doit être alors tout autant appliquée à la bataille d’Austerlitz ou de Waterloo. Il convient d’avoir toujours à l’esprit que la scientificité d’une affirmation tient plus à son objectivité, c’est-à-dire à la possibilité de la vérifier par la reproduction d’expériences ou d’observations, qu’au régime de preuve lui-même : expérimental ou historique. 1.4 Les raisonnements à l’œuvre en sciences de l’évolution Le modèle dominant de science est l’expérimentation mettant en œuvre l’hypothético-déduction et utilisant des lois. On refuse encore à certains pans de la biologie le statut de science parce qu’ils ne se conforment pas à ce type de preuve. Cela touche en premier lieu l’évolution. Pour aller un degré plus
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] loin dans la compréhension des différents types de preuve qui fonctionnent au sein même de la théorie de l’évolution contemporaine, il faut examiner les différents types de raisonnements utilisés, examiner la notion de loi et voir en quoi cette notion concerne la biologie de l’évolution. Selon le philosophe Charles Sanders Peirce, on distingue plusieurs raisonnements à l’œuvre lorsqu’on essaie de deviner rationnellement ce qui doit être ou ce qui a pu être. On appelle ce raisonnement une inférence. Ces raisonnements s’organisent en « Règle » « Cas » et « Résultat ». Tout simplement, lorsqu’un état du monde particulier est observé (le cas), un effet va s’ensuivre (le résultat). La Règle est une généralisation du fait que lorsque le cas se présente, alors il doit être suivi du résultat. Illustrons maintenant les trois sortes d’inférence dans les termes de Kirk Fitzhugh7. S’en suivront des commentaires. [1] Déduction Règle : Les billes dans ce sac sont rouges. Cas : Cette bille vient de ce sac. ========================= Résultat : Cette bille est rouge. [2] Induction Règle : Cette bille vient de ce sac. Cas : Cette bille est rouge. =============================== Résultat : Les billes dans ce sac sont rouges. [3] Abduction Règle : Les billes dans ce sac sont rouges. Cas : Cette bille est rouge. ============================ Résultat : Cette bille provient de ce sac. Dans le raisonnement déductif [1], la conjonction de la Règle et du Cas rend le Résultat nécessaire : il n’y a logiquement pas d’autre solution. Puisque la Règle dit que quand un certain état antécédent est observé, le résultat va s’ensuivre, alors les prémisses fournissent la base de la prédiction que le Résultat va forcément se manifester. Sachant, par exemple, que toutes les billes de « ce sac » sont rouges (règle), alors l’acte de retirer une bille du sac 7. Fitzhugh (2005), « Les bases philosophiques de l’inférence phylogénétique : une vue d’ensemble », in Deleporte & Lecointre (dir.), « Philosophie de la systématique », Biosystema, 24 @.
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[les mondes darwiniens] (cas) va nécessairement résulter en l’observation qu’elle est rouge (résultat). La déduction a la propriété de produire des conclusions vraies si les prémisses et la règle sont vraies. Autrement dit, dans la déduction standard, un raisonnement déductif peut être vrai en vertu du respect des règles, indépendamment du rapport au réel qu’entretiennent les prémisses. On trouve des exemples de ces raisonnements en physique, où l’application de lois formelles à des prémisses implique logiquement le résultat. Dans le raisonnement inductif [2], nous avons à faire à une généralisation : à partir d’au moins une relation observée entre Cas et Résultat, on conclut que d’autres relations semblables valent dans d’autres cas. Le cas observé est que « cette bille est rouge », et la règle stipule que « cette bille vient de ce sac ». On peut alors s’autoriser, après avoir tiré plusieurs billes de ce sac et après avoir constaté qu’elles étaient rouges, une généralisation : les billes de ce sac sont rouges. L’induction offre simplement la suggestion selon laquelle des régularités sont à attendre sur la base de l’expérience passée. De toute évidence, aucune inférence inductive ne peut garantir la vérité d’une conclusion. En effet, on a bien l’intuition que l’on n’a pas la « preuve absolue » que toutes les billes de ce sac sont rouges, et le raisonnement n’empêche pas de penser que je puisse demain en tirer une jaune. La conclusion est seulement rendue probable par le contenu des prémisses. Dans le raisonnement déductif, si les prémisses sont vraies, la conclusion doit être vraie. Dans le raisonnement inductif, si les prémisses sont vraies, la conclusion est n’est pas nécessairement vraie. L’induction est pratiquée dans toutes les sciences, mais pas de manière exclusive. Le raisonnement abductif [3] diffère de la déduction en ce que c’est la conjonction de la Règle avec le Résultat qui conduit à conclure le Cas. Sachant que toutes les billes dans « ce sac » sont rouges, et ayant une bille rouge, il semble raisonnable d’inférer que « cette bille vient de ce sac ». C’est sur la base de l’abduction que, lorsqu’on a affaire à un (des) effet(s), par exemple « cette bille rouge », on infère ce qui pourrait être les possibles conditions causales ou initiales qui rendraient compte de ce qui a été observé. C’est sur la base de l’abduction que, sachant la règle dite de « filiation des êtres vivants avec modification » (« descent with modification » de Darwin8), lorsqu’on a affaire à un (des) effet(s), par exemple « ce caractère est porté par l’espèce x et par l’espèce y qui ne se croisent pas », on infère ce qui pourrait être les possibles conditions causales ou initiales qui rendraient compte de ce qui a été observé, 8. Cf. Lecointre, « Filiation », ce volume.
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] c’est-à-dire l’existence d’un ancêtre commun qui a légué ce caractère à x et à y. Les historiens, les commissaires de police, les phylogénéticiens partent d’états du monde constatés et, par une mise en cohérence de faits ou d’indices, infèrent les événements qui leur ont vraisemblablement donné naissance. Clairement, tout comme l’inférence inductive, une inférence abductive ne peut pas conduire à une conclusion qui soit garantie d’être vraie. L’inférence rend simplement compte de ce qui est plausible (eu égard à un état du monde donné comme connu, à des connaissances d’arrière-plan) : si les prémisses sont vraies, alors l’explication de ce qui est observé est probablement vraie. Comme les inférences inductives, les inférences abductives peuvent seulement fournir des conclusions probabilistes plutôt que certaines. La bille rouge sur la table pourrait ne pas provenir de « ce sac », puisque des billes rouges peuvent aussi être obtenues à partir d’autres emplacements. Certaines sciences semblent utiliser certains modes de raisonnement plus que d’autres. Autant l’induction est universellement répandue, autant la déduction, démarche proprement analytique, semble être davantage utilisée dans les sciences dites « dures » (par exemple, cristallographie, chimie, physique), et particulièrement aisée lorsque ces sciences traitent d’universaux, c’est-à-dire des objets d’étude abstraits, constants, illimités dans l’espace et dans le temps, tels des fonctions, des concepts, des ensembles, des classes, des propositions. Leur définition, toujours précise, relève de propriétés requises que leurs membres doivent posséder, et qui leur donne un pouvoir prédictif. Ces membres sont tous identiques. Ces sciences sont dites nomologiques parce qu’elles disposent de lois. Elles ont servi de modèle, tant et si bien que bien des sciences ont voulu s’inventer des lois, elles aussi, pour les mimer (économie, biologie moléculaire et, dans une certaine mesure, les sciences de l’évolution également). Cependant, la déduction utilisant des lois formalisées et logiquement contraignantes est rendue plus difficile lorsque l’on étudie des particuliers, c’est-à-dire des objets concrets du monde réel qui n’ont existé qu’une seule fois et qui ont une histoire : des individus, des espèces9, par exemple. Leur définition est plus difficile à saisir (comme l’origine et la mort d’un individu, ou l’origine et l’extinction d’une entité historique) et s’énonce en termes de noms propres plutôt qu’en termes de propriétés. Leurs parties ne sont pas rigoureusement identiques d’un objet à l’autre, en raison du fait qu’ils sont changeants, 9. Sur l’épistémologie de la notion d’espèce, cf. Samadi & Barberousse, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] produits de l’histoire. De tels objets d’étude ne sont abordés que par des démarches synthétiques, telles l’induction ou l’abduction, où les conclusions ne seront à jamais que probables. L’historicité des objets d’étude des biologistes comme les espèces, ou celle des sociologues, ou encore celle des historiens, est telle qu’il est impossible de forger des lois absolument contraignantes, mais seulement des régularités (qui peuvent toujours subir des exceptions), appelées aussi « règles » (dans un sens différent de celui utilisé plus haut). C’est peut-être l’une des raisons pour laquelle les économistes disent échouer dans leur quête incessante de prédictions certaines à partir de lois mathématiquement formalisées. Ces lois échouent parce qu’elles ne semblent fonctionner qu’au prix d’une réduction extrême de leur objet, finalement inadaptées à la complexité et à l’historicité de ce qu’elles tentent de décrire. De même, c’est peut-être également en se laissant griser par le mirage des « lois » que la génétique moléculaire et la biologie cellulaire ont forcé leurs objets – pourtant biologiques, et donc forcément chargés d’histoire – à devenir des universaux, occultant ainsi la variation cachée sous un même nom de gène, de protéine ou de type cellulaire. Jean-Jacques Kupiec10 a décrit comment, en faisant des gènes, des protéines et même des cellules des entités idéales, des universaux immuables (tout comme on le faisait avec les espèces au temps de Linné), la génétique moléculaire et une partie de la biologie cellulaire et de la physiologie ont raté des pans entiers de possibilités expérimentales qu’il conviendrait aujourd’hui de rattraper. Retenons que rigoureusement parlant, l’inférence phylogénétique ne procède donc pas par déduction, comme en physique ou en chimie, mais par abduction. L’ordre des événements restitué par un arbre phylogénétique n’est que probable. Il ne saurait y avoir de loi contraignante ni dans la construction d’un arbre, ni dans l’interprétation des événements qu’il porte sur ses branches. Souvenons-nous que si davantage de données sont ajoutées à la matrice, l’arbre peut changer, et donc les événements qu’il permet d’inférer changeront avec. 1.5 Notion de loi Une loi est un énoncé universel de portée illimitée dans l’espace et dans le temps, qui affirme une connexion régulière et sans exception entre des paramètres, et les relie formellement entre eux. Une telle loi, par exemple 10. Kupiec (2008), L’origine des individus, Fayard ; Kupiec et al. (2009), Le hasard au cœur de la cellule, éditions Matériologiques @.
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] la loi des gaz parfaits PV = nRT (P : pression, V : volume, n : nombre de moles de gaz, R : constante des gaz parfaits, T : température), est telle que si les prémisses sont vraies alors la conclusion est forcément vraie : le résultat n’est pas négociable. La question de savoir si la biologie dispose de lois comme en disposent la physique ou la chimie est très discutée11. En biologie, Ernst Mayr12 distinguait les « causes prochaines », expérimentables du vivant de l’organisme, par exemple les causes physiologiques d’un comportement, des causes « ultimes » qui demandent une explication historique renvoyant à un temps antérieur à la vie de l’organisme (par exemple, les causes écologiques ou les causes biologiques qui relèvent de l’héritage d’ancêtres, comme les causes génétiques). Les causes prochaines rapprochent la biologie de la chimie ou de la physique (qui sont des sciences nomothétiques, c’est-à-dire disposant de lois hypothético-déductives) ; tandis que les causes ultimes font de la biologie une science historique (sciences synthétiques, où l’induction et l’abduction sont majeures mais où les lois nécessaires à l’hypothético-déduction sont manquantes). Il est courant de considérer que la biologie qui travaille sur les processus du fonctionnement actuel des organismes dispose de lois ; mais pas la biologie des causes ultimes car les individus sont membres d’une espèce qui est le fruit des contingences de l’histoire13. De par leurs préoccupations hybrides, les généralisations biologiques ne sont pas véritablement des lois, mais des énoncés dont la généralité est limitée à la portion particulière de l’espace et du temps dans lequel s’est déployée l’histoire évolutive des espèces vivantes. Selon Jean Gayon14, « les propriétés biologiques, en tant que propriétés appartenant spécifiquement à des êtres biologiques, ne sont compréhensibles de manière ultime que comme des propriétés historiquement contingentes. Elles résulteraient d’une histoire causale unique, dont nous n’avons aucune raison légitime de penser qu’elle aboutirait au même résultat si elle était jouée une 11. Cf. par exemple Gayon (2003), « Il était une fois… », in Mayet (dir.), « Le monde selon Darwin », Hors- Série de Sciences et Avenir, n° 134. Proust (2006), « L’explication historique », in Mayet (dir.), « L’univers est-il sans histoire ? », Hors-Série de Sciences et Avenir, n° 146. 12. Mayr (1961), “Cause and effect in biology”, Science, 134 @. 13. Cf. Mayet (2006), « L’univers est-il sans histoire ? », Hors-Série de Sciences et Avenir, n° 146. 14. Gayon (2003), « Il était une fois… », in Mayet (dir.), « Le monde selon Darwin », Hors- Série de Sciences et Avenir, n° 134.
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[les mondes darwiniens] nouvelle fois ». Une espèce est singulière, elle n’a eu lieu qu’une seule fois et il n’y aurait donc aucune loi de portée universelle et illimitée qui puisse en rendre compte rationnellement. On serait amené alors à penser qu’il ne peut y avoir de loi en sciences de l’évolution ; tout au plus y a-t-il des règles, lesquelles peuvent subir des exceptions. Cependant, Gayon15 modère cette tendance en considérant que le principe de sélection naturelle fonctionne au sein de la théorie de l’évolution comme une loi s’appliquant aux individus et aux espèces : « Elle s’applique [la sélection naturelle], dans son principe, à toute population d’entités qui remplissent simultanément trois conditions : variation, reproduction, héritabilité. […] Elle ne fait référence directe ni aux gènes ni aux organismes, et s’applique virtuellement à de nombreux niveaux d’organisation dans les systèmes biologiques. Elle ne fait référence à aucune entité particulière ayant existé dans l’histoire de la vie sur notre planète. Il en résulte que le principe de sélection naturelle est sans doute l’unique généralisation biologique dont on puisse légitimement penser qu’elle s’appliquerait à toute population de systèmes autoreproducteurs susceptibles d’exister dans l’univers. à ce niveau, et à lui seul, la biologie de l’évolution a le caractère d’une science nomothétique, c’est-à-dire d’une science capable d’expliquer par des énoncés universels de portée illimitée – des lois. » 1.6 Récapitulatif La théorie de l’évolution se nourrit de deux types de sciences. Une bonne perception des preuves de l’évolution commence par bien distinguer ce qui relève respectivement de l’une et de l’autre ; et de ne pas forcer les sciences « historiques » (ou sciences « palétiologiques ») à suivre le modèle de la physique (science « nomologique » par excellence). Si les processus de l’évolution sont reproductibles et permettent de faire des prédictions, c’est qu’ils suivent un certain nombre de lois (voir ci-dessus) et peuvent être analysés dans un cadre expérimental. Il n’en reste pas moins que les produits de ce processus dans la nature sont hautement contingents puisqu’ils ont dépendu, dépendent et dépendront d’aléas historiques des milieux. Ces produits ne sont pas analysables par les sciences nomologiques. C’est la raison pour laquelle il n’est pas possible de faire des prédictions sérieuses sur ce que seront les espèces demain. Lorsque l’on dit que la phylogénie est prédictive, c’est qu’elle permet 15. Ibid.
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] de prédire la présence d’états de caractères que l’on n’a pas encore observés sur des espèces actuelles ou de rétrodire les caractères que devaient avoir porté des ancêtres hypothétiques. En aucun cas il ne s’agit de prédire un futur évolutif. C’est bien parce que la phylogénie utilisée rend compte de la cohérence maximale des caractères entre eux (cohérentisme) que la prédiction sur les états passés ou présents de la nature sont efficaces. Un tableau Þ aidera à synthétiser les deux types de sciences à l’œuvre dans la théorie de l’évolution, Ces deux sciences sous-tendent en partie la distinction forte entre les sciences du « pattern » (les « patrons ») qui étudient la répartition et l’agencement des entités, et les sciences du « process » qui mettent en évidence les relations de cause à effet. Cette distinction n’est qu’opérationnelle : dans l’une et l’autre science la mise en preuve n’est pas la même. Certes, pour interpréter complètement les agencements des entités dans la nature, on a besoin d’un fonds théorique nourri des résultats des sciences des processus. Certes, les sciences des processus, pour mener leurs investigations, ont besoin de savoir sur quoi elles travaillent. La distinction entre « pattern » et « process » n’est pas une distinction à maintenir ni dans
1. Régime de preuve 2. Preuve 3. Raisonnement
Sciences nomologiques Expérimental Par démonstration Inductif et hypothéticodéductif
4. Objets
Universaux et particuliers
5. Ce qu’on explique
Des relations de cause à effet Le plus souvent les processus de l’évolution (« process »)
6. Lois 7. Temps 8. Philosophie 9. Rôle de la phylogenèse 10. Exemple type
Oui Synchronie (là, maintenant) Réfutationnisme ou vérificationnisme
Sciences palétiologiques Historique Par accumulation puis monstration Inductif et abductif, consilience additive Particuliers, individus : ce qui n’existe qu’une fois La répartition et l’agencement des structures (« pattern ») Non, ou alors seulement des règles Diachronie (le présent et le passé) Cohérentisme
Est expliquée
Explique la répartition des attributs
Mesure de fréquences d’allèles dans une cage à drosophiles
Construction d’une phylogénie incluant éventuellement des fossiles
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[les mondes darwiniens] l’ontologie, ni dans la synthèse des savoirs objectifs. Il n’en reste pas moins que cette distinction décrit une opérationnalité de la recherche : le type de questions que les scientifiques posent dans leurs articles, la façon dont ils y répondent, les démonstrations à l’œuvre16. Ce tableau devrait aussi aider à déjouer plusieurs déviations : • Déjouer les objections selon lesquelles la construction d’une phylogénie n’est pas scientifique parce qu’elle ne disposerait pas ni de lois ni de raisonnements pleinement déductifs. • Déjouer une autre objection selon laquelle l’évolution ne serait pas de la science parce qu’« on ne peut pas remonter le temps », parce qu’« on ne peut pas refaire son expérience ». Cette dernière objection est particulièrement éclairante sur la confusion qui est à l’œuvre entre les deux colonnes du tableau ci-dessus : non, on ne peut pas refaire une expérience au laboratoire « grandeur nature » de ce qui s’est passé en tant que processus historique sur des millions d’années (les historiens ne le peuvent pas non plus, même sur quelques décennies), en d’autres termes on ne refait pas les produits de l’histoire et c’est pour cela que les sciences qui s’occupent d’eux ont des raisonnements spécifiques (colonne de droite). Par contre, on peut reproduire expérimentalement les mécanismes de l’évolution (colonne de gauche) à l’œuvre aujourd’hui comme hier. • Déjouer les manipulations mathématiques qui consistent à appeler « loi de l’évolution » les formules log-périodiques appliquées à la succession temporelle d’événements hétérogènes arbitrairement prélevés sur des arbres phylogénétiques17. En effet, Jean Chaline et ces collègues ont utilisé des successions temporelles d’événements de l’histoire du vivant arbitrairement choisis sur des arbres phylogénétiques afin de faire correspondre sur les dates de ces événements une loi log-périodique qui décrirait quelque chose du processus historique, puisque cette loi est réputée rendre compte également de la succession temporelle d’événements aussi hétérogènes que ceux du développement embryonnaire humain ou des innovations dans le jazz18. Mais ce n’est pas tout : 16. Cf. Lecointre, « Filiation », ce volume 17. Cf. Lecointre (2001), « Anatomie d’un titre », in Dubessy & Lecointre (dir.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Syllepse, p. 56-61. 18. Cf. notamment Chaline et al. (1999), « L’arbre de la vie a-t-il une structure fractale ? », Comptes rendus de l’Académie des sciences, Paléontologie, 328, IIa @ ; Notalle et al. (2000), Les arbres de l’évolution, Hachette Littératures. Et dans le
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] leur « loi » une fois extrapolée au-delà du présent permettrait de prévoir la date d’événements non encore identifiés dans le déroulement de l’histoire du vivant ! Outre que les événements de base choisis pour une seule de ces opérations sont très hétérogènes entre eux, et que la justification de leur choix est notoirement insuffisante (qu’il s’agisse de l’histoire du vivant, de l’embryologie humaine ou du jazz), la démarche repose sur au moins quatre méprises épistémologiques : (i) à tout moment il se passe quelque chose. On pourra toujours « dénicher » un événement à n’importe quelle date choisie de l’histoire. Une gamme non négligeable de formules mathématiques doit pouvoir dès lors rendre compte de successions de dates d’événements pourvu qu’ils soient choisis de manière convenable. (ii) Une sélection d’événements passés est donc toujours un produit de communication, une mise en perspective anthropocentrée d’une histoire, pas un phénomène naturel en soi (comme il l’est prétendu, lorsque la « loi » entend « prévoir » la date du prochain « grand événement » de l’évolution humaine : dans 800 000 ans !). (iii) L’arbre phylogénétique est abductif et rétrodictif, et en cela sa structure même ne saurait en faire un outil de prédiction de l’avenir. Par maximisation de cohérence des caractères du présent (et dans une certaine mesure du passé si des fossiles sont incorporés), il ne peut prédire que des états passés de la nature ou bien des états présents non encore observés. En effet, lui donner une puissance prédictive sur des événements à venir supposerait que sa structure passée contraint une certaine structure dans le déroulement futur d’événements historiques… S’agissant de l’évolution du vivant, une telle action ferait fi d’une contingence qui conditionne le devenir de toutes les populations et de toutes les espèces de cette planète, et qui s’impose même à nous chaque jour, sur des tranches de temps beaucoup plus modestes. La mise en cohérence des même ordre d’idée, Cash et al. (2002), « Développement humain et loi log-périodique », Comptes rendus de l’Académie des sciences, Biologies, 325 @, dont le résumé indique : « Nous proposons d’appliquer la loi log-périodique utilisée pour décrire divers phénomènes de crises, biologiques (sauts évolutifs), inorganiques (tremblements de terre), sociétés et économiques (krachs boursiers) aux diverses étapes de l’ontogenèse humaine. On trouve un accord statistiquement significatif entre ce modèle et les dates observées. » Cf. également sur le jazz, Brissaud (2007), « La chronologie du jazz suit-elle une loi log-périodique ? », Mathematics and Social Sciences, n° 178, (2) @.
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[les mondes darwiniens] caractères que produit l’arbre n’annule ni ne contraint aucunement le caractère contingent des événements historiques passés qui ont donné naissance à ces caractères. Pourtant, cette « loi » appliquée à un arbre et utilisée en extrapolation ruinerait le caractère contingent d’événements futurs en datant précisément leur survenance. En somme, la maximisation de la cohérence dans la distribution à travers le vivant d’attributs (des états présents de la nature), ce que fait l’arbre phylogénétique, ne permet en rien de prévoir des états à venir : elle ne les contraint pas. Cette « loi » est un mirage mathématique. (iv) Il y a une méprise, voire une fascination maladive, un complexe épistémologique à vouloir trouver des lois partout, et surtout appeler « loi » une formule mathématique importée sans justification autre que la correspondance des points temporels que cette loi prévoit avec des événements choisis… parfois à dessein ! Car il faut le dire, aucun terme de la formule mathématique importée comme « loi » n’est justifié au regard de l’objet auquel il s’applique. Le comble est d’appliquer une loi absolument contraignante à un objet qui ne fait que décrire les caractères apparus de manière contingente le long d’une phylogénie dont la charge historique est inscrite dans les objets qu’elle classe : des particuliers (individus, espèces)… Pourquoi vouloir faire de la phylogénétique une science nomologique ? 2 Quand la rétrospective historique vient au secours des valeurs : les sélections abusives
L’
avancée des sciences a toujours consisté en partie à chasser de notre appréhension rationnelle du monde réel notre anthropocentrisme. Mais celui-ci reste bien vivace. Le problème est d’en être conscients de manière à ce qu’il ne nous piège pas. 2.1 Des sélections abusives d’événements Dans notre vécu, lorsqu’un événement se produit, quel qu’il soit, nous sommes souvent capables de lui assigner une importance. Cela signifie que nous mesurons ses conséquences pour notre avenir proche, un avenir que nous pensons être capables de maîtriser en partie (puisque nos actes sont, en principe, intentionnés et contrôlés dans un environnement que nous croyons avoir analysé, bien qu’il soit pourtant déjà complexe). Il s’agit là d’une importance prospective, d’une intuition dont la justesse pourra souvent être rapidement vérifiée. Dans la nature, lorsqu’un événement se produit, quel qu’il soit, nous sommes difficilement capables de lui assigner une importance objective parce
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] qu’une infinité de paramètres que nous ne maîtrisons pas entre en jeu et, plus simplement, parce que nous ne comprenons pas tout de la nature. En biologie évolutive, il faut ajouter à cela la dimension du temps, souvent inconcevable. L’importance que nous accordons à un événement qui s’est produit voici 150 millions d’années (par exemple, chez les théropodes, la naissance de la plume) n’a de toute évidence aucun rapport avec l’importance que nous lui aurions donné lorsqu’il s’est produit si nous avions pu être là pour l’observer. Alors, dans ces conditions, pourquoi considère-t-on qu’un fait évolutif a été important, qu’il a marqué une étape ? Une importance rétrospective donnée à un événement est peut-être objective si différents scientifiques sélectionnent indépendamment les uns des autres les mêmes événements. En effet, il existe une indéniable dimension collective au contexte de validation des savoirs scientifiques. Mais même dans ce cas de figure, chacune de ces sélections est forcément chargée de valeurs subjectives. En d’autres termes, la justification de la sélection ne sera jamais uniquement rationnelle. Nous ne sélectionnons que les événements qui nous concernent ou ceux qui ont eu des conséquences aujourd’hui spectaculaires à nos yeux d’hommes (la naissance de la bipédie humaine parce que nous sommes – quasiment– les seuls à marcher debout, la naissance des plantes à fleur parce que nous les cultivons). Pire, la littérature, même scientifique, sélectionne des « grands événements », tout simplement parce que l’on ne peut pas tout raconter faute de temps ou de place. Les « grands événements » sont donc des artefacts de notre anthropocentrisme. 2.2 L’exemple de « la sortie des eaux » Dans l’histoire de la vie sur Terre, on met souvent en avant « la sortie des eaux » comme un « grand événement ». Ainsi les programmes scolaires font un zoom sur « cette sortie des eaux » opérée par les vertébrés voici 380-360 millions d’années (Dévonien supérieur), au moment où apparaissent les premiers tétrapodes. Mais cet « événement » ne tient pas : • Prenons l’adjectif « la ». Lorsque les vertébrés commencent à pouvoir vivre à l’air libre, il y a déjà sur la terre ferme des bactéries, des plantes érigées, des champignons, des crustacés, des arachnides, des insectes, des annélides, des nématodes, des mollusques, etc. Au Dévonien supérieur, de multiples groupes sont déjà « sortis » des eaux, sans parler des multiples sorties des eaux au sein de chacun de ces groupes (notamment chez les crustacés et les insectes). Il n’y a donc pas qu’une seule « sortie des eaux ». • Prenons le mot « sortie ». La vie ne cesse de « sortir » et de « retourner » à l’eau. Tortues marines, ichtyosaures, sauroptérygiens, mosasaures, serpents
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[les mondes darwiniens] marins, manchots, cormorans, phoques, morses, otaries, loutres, cétacés, siréniens, dytiques sont autant d’êtres vivants aux ancêtres terrestres. L’emphase sur « la sortie » est là seulement parce que nous sommes, nous humains, à l’air libre ; elle occulte ce mouvement incessant entre milieu aérien et aquatique. Si nous étions des téléostéens, nous évoquerions de manière anecdotique des « échappés » hors de l’eau pour parler des tétrapodes terrestres. • Et si l’on y regarde de plus près, « la » sortie des eaux des vertébrés n’a même pas eu lieu il y a 380 millions d’année avec la naissance des tétrapodes. Si l’on porte son regard sur la diversité des sarcoptérygiens, on constate que le câblage neuromusculaire et le mouvement des nageoires paires d’un cœlacanthe sont déjà ceux d’un animal terrestre : pour nager, le cœlacanthe fait avec ses nageoires paires des mouvements de pattes d’un tétrapode. En effet, on sait aujourd’hui que les premiers tétrapodes n’étaient pas des animaux terrestres et que leurs pattes (leurs membres chiridiens) ne leur servaient pas à marcher : Acanthostega était apparemment incapable de se mouvoir sur la terre ferme et son cousin Ichthyostega passait sans doute le plus clair de son temps dans l’eau, bien que des analyses biomécaniques récentes aient montré qu’il pouvait sans doute se traîner sur le sol comme les phoques aujourd’hui. Les tétrapodes du Dévonien vivaient en fait dans des zones chaudes fluviales ou côtières (delta) où, périodiquement, c’est l’eau qui se retirait. C’est sans doute cela qui explique l’apparition des premiers tétrapodes véritablement terrestres, au Carbonifère inférieur, il y a environ 330 millions d’années. Ils ne sont ainsi pas « sortis de l’eau » (sous quelle impulsion en seraient-ils sortis d’ailleurs ?). L’exemple de « la sortie des eaux » est significatif : l’importance caricaturale que l’on donnait à un « événement » de l’histoire de la vie résiste rarement à une auscultation à la loupe. Il faut donc avoir conscience qu’une fresque historique remplit un besoin d’intelligibilité de notre propre histoire, mais ne suit pas réellement, dans son élaboration, une démarche scientifique, car il n’est pas possible de justifier solidement la sélection des « événements » qu’elle contient. 2.3 Des sélections abusives de paysages Nous avons tendance à sélectionner les paysages qui conviennent à notre physiologie humaine ainsi qu’à notre besoin de faire le récit de notre naissance. Comme nous venons de le voir, la vie est un va-et-vient incessant entre le milieu aquatique et le milieu terrestre. Pourtant, l’iconographie traditionnelle met généralement l’accent sur la « sortie des eaux » des vertébrés, la nôtre donc. Par
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] conséquent, la vie sur Terre avant le Dévonien supérieur est représentée majoritairement par des paysages sous-marins, comme s’il n’y avait rien à voir dans le milieu terrestre et aérien, et après le Dévonien supérieur, elle est représentée majoritairement par des paysages terrestres, comme si plus rien d’intéressant ne se produisait dans l’eau. Quel livre, quel documentaire s’attache à parler, à partir du Jurassique, de la diversification des téléostéens, groupe de vertébrés aquatiques qui, en nombre d’espèces, renferme la moitié des vertébrés actuellement connus ? Aucun : lorsqu’on montre l’évolution dans les océans, c’est pour parler de tétrapodes de grande taille retournés à l’eau : quelques ichtyosaures (Ichtyosaurus, Ophthalmosaurus) et sauropterygiens (Kronosaurus, Liopleurodon, Elasmosaurus) pour le Mésozoïque, des baleines (Basilosaurus) pour le Cénozoïque. Notre perception de l’évolution de la vie sur Terre est biaisée par le milieu dans lequel nous vivons. Une preuve conceptuelle réside dans un thème de recherche que les scientifiques ont utilisé comme étendard pour capter des financements : la biologie des « milieux extrêmes ». Qu’est-ce qu’un milieu « extrême » ? Le qualificatif ne se comprend qu’en considérant comme norme les milieux avec lesquels notre physiologie est compatible. 2.4 Des sélection abusives d’objets De même qu’il est difficile de sélectionner rationnellement un événement, il est également difficile de sélectionner rationnellement un attribut ou un objet comme « important » lorsqu’il s’agit de marquer son apparition au cours de l’histoire du vivant. La littérature paléontologique regorge ainsi de sélections d’objets abusives pseudo justifiées. Par exemple, la valeur portée à celui de nos organes qui, en comparaison aux autres mammifères, est le plus développé – à savoir notre cortex cérébral – a complètement déformé notre vision de l’évolution des primates, jusqu’à incorporer des raisonnements téléologiques et même inventer des mots comme « l’hominisation », qui qualifient positivement ces raisonnements. L’hominisation est un concept qui porte une finalisation globale de l’évolution des primates dans son étymologie même : l’évolution des primates « tend » vers une augmentation du volume de ce cortex, laquelle culmine avec l’homme. On peut en dire autant pour les modifications anatomiques qui ont accompagné l’évolution vers la bipédie permanente, ou d’autres caractéristiques anatomiques dont nous pensons qu’elles sont le propre de l’homme19. 19. Cf. Picq, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] En revanche, la taupe n’ayant pas de néocortex très développé, on n’a pas inventé le mot « taupisation » pour parler de l’acquisition progressive au cours de l’évolution des organes qui font aujourd’hui une taupe. Notamment, on n’a pas accordé d’importance particulière à ses spectaculaires membres antérieurs, pourtant tout aussi singuliers que le cortex cérébral humain lorsqu’on les compare aux autres membres antérieurs des mammifères. On voit donc bien que l’« hominisation » est chargée de valeurs beaucoup plus que de faits rationnellement appréhendés. C’est l’évolution mammalienne mesurée à l’aune du cortex cérébral et de la station érigée qui a forgé ce mot. Donnons un autre exemple de sélection abusive. Un objet est remarquable lorsqu’il est rare. En ce sens, l’importance accordée à un fossile tend à être supérieure à l’importance accordée à un être vivant actuel et l’importance d’un fossile connu par un exemplaire unique tend à être supérieure à celle d’un fossile plus commun. Quelle fresque historique ne comporte-t-elle pas Lucy, Australopithecus afarensis, exemplaire unique ? Quelle fresque parle du dicynodonte Lystrosaurus, pourtant retrouvé en grand nombre sur de nombreux continents ? Pourtant, l’importance accordée à un fossile devrait être liée à la combinaison des caractères qu’il porte, et pas à sa rareté, c’est-à-dire pas au hasard des découvertes et à l’inévitable caractère lacunaire du registre fossile qui en découle. Certains paléontologues sont si peu conscients de cette part d’irrationnel dans la sélection de données historiques qu’ils ont pris leur propre choix sélectif d’événements hétérogènes apparaissant sur des phylogénies hétérogènes pour un phénomène naturel qu’il faudrait interpréter. C’est le cas, déjà évoqué, de Jean Chaline qui plaque des « lois » qui décriraient mathématiquement la succession dans le temps d’événements historiques choisis par lui comme « majeurs ». Lorsqu’un événement manque au rendez-vous de la « loi », a posteriori, les auteurs vont chercher l’événement ad hoc parmi la vaste succession d’événements disponibles, et prennent cette coïncidence pour un succès de leur « loi ». Pire, la loi ainsi construite les autorise, croient-ils, à prévoir la date du prochain « grand événement » dans l’évolution (celle de l’homme le plus souvent, événement prévu pour dans 800 000 ans)20. Outre le fait qu’aucune loi ne peut et ne pourra jamais décrire l’évolution du vivant, du fait même que 20. Pour une critique plus détaillée, cf. Lecointre (2001), « Anatomie d’un titre », in Dubessy & Lecointre (dir.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Syllepse.
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] celle-ci est le fruit des contingences du passé, on notera qu’à aucun moment ces paléontologues ne se donnent la peine de justifier leurs sélections : par exemple, pourquoi l’acquisition du pouce opposable chez les primates estelle évolutivement parlant, c’est-à-dire indépendamment de l’usage que fait l’homme de son pouce aujourd’hui, plus importante que la perte de la truffe au profit du nez ou la perte de la queue au profit du coccyx ? 3 Récapitulons : le récit historique et ses biais
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out récit est une sélection arbitraire d’instants au sein d’un continuum. Le récit historique fonctionne comme le résumé chronologique d’une sélection d’événements. Ces représentations sont utiles dans un contexte explicatif et pédagogique, à condition que l’on ait bien à l’esprit les biais qui leurs sont associés, et que la nécessité pédagogique du récit ne se transforme pas en phénomène naturel dont il faudrait découvrir les déterminants (cosmiques ?). Biais n° 1. Parce que l’axe du temps est unique et que le récit, dans sa version « de base » tout du moins, n’est pas décliné par zone géographique ou par groupe taxonomique (ou par branche de l’arbre du vivant, ce qui revient au même), ou bien encore par catégories d’événements (atmosphériques, géologiques, biologiques, etc.), elle restitue une histoire unique sans pouvoir parler du déploiement des multiples histoires qui se sont réalisées de façon concomitante et indépendantes. Biais n° 2. La plupart des récits sélectionnent sans le dire des événements qui soulignent l’émergence de l’homme. En raison du biais n° 1, elles donnent de la sorte l’impression que le déploiement de l’histoire du vivant ne pouvait faire autrement que de tendre vers nous. Ainsi sélectionnera-t-on « l’apparition des vertébrés » (500 millions d’années ou Ma), « la sortie des eaux » (370 Ma), le déploiement des « mammifères » (60 Ma) ou encore l’émergence de la « lignée humaine » (6 Ma). Biais n° 3. L’anthropocentrisme est tel que la précision taxonomique avance avec le temps au fur et à mesure qu’on se rapproche de l’homme, ce qui donne une importance démesurée aux innovations de faible rang taxonomique (le trou occipital sous-crânien ou l’élargissement transversal du bassin par exemple) par rapport à d’autres innovations dont on peut tout autant dire – rétrospectivement bien sûr – qu’elles ont eu une portée considérable. Ainsi, l’émergence des différentes photosynthèses, l’endosymbiose mitochondriale ou bien encore les multiples acquisitions de la pluricellularité sont généralement oubliées.
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[les mondes darwiniens] Biais n° 4. Le récit se terminant généralement sur l’apparition de l’espèce humaine, il donne l’impression que nous sommes l’aboutissement ultime d’une évolution terminée. Biais n° 5. Les événements sélectionnés sont hétérogènes. Il s’agit tantôt de l’apparition d’un attribut (« apparition de la plume, 150 Ma »), tantôt de l’apparition ou la disparition d’un groupe entier (« apparition des vertébrés, 500 Ma », « disparition des dinosaures, 65 Ma » – ce qui est faux au plan taxonomique, les oiseaux étant des dinosaures – « disparition des trilobites, 245 Ma », etc.), tantôt la date d’un fossile précis emblématique (« Archaeopteryx, 150 Ma », « Ichthyostega, 360 Ma »), tantôt de la date d’un événement si complexe que celui-ci perd toute sa texture et se délite dès lors qu’on le documente de manière plus détaillée (« la sortie des eaux, 380 Ma » en est un exemple de choix). Cette hétérogénéité fait perdre toute cohérence méthodologique à la notion d’événement. Biais n° 6. Les récits posent souvent des problèmes de précision du vocabulaire. En y plaçant « l’apparition des vertébrés », « l’extinction des bélemnites », « l’évolution des angiospermes », on ne sait pas vraiment de quoi l’on parle. Pour ne prendre que le premier exemple, s’agit-il de l’ensemble des vertébrés connus aujourd’hui ? Bien sûr que non. Mais au plan pédagogique, il manque ici de toute évidence une explicitation. Parle-t-on de l’ensemble des vertébrés connus, y compris ceux d’hier ? Non plus. Les vertébrés représentent plusieurs dizaines de milliers d’espèces qui ont vécu sur une période longue de 500 millions d’années (dont environ 52 000 répertoriées aujourd’hui). Parle-t-on du concept de vertébré ? Bien entendu, la réponse est non : on ne peut pas assigner une vie évolutive aux concepts que nous forgeons ; nos concepts n’ont pas eux-mêmes de dynamique biologique évolutive car cela reviendrait à confondre nos conventions taxonomiques avec les objets réels qu’elles regroupent et qu’elles nomment. À l’extrême limite, un concept ne pourrait avoir une certaine cohérence évolutive que si l’attribut qui le définit représentait à lui seul pour les organismes qui le portent une contrainte architecturale extrêmement forte ou bien un avantage sélectif exceptionnel sur une période de temps donnée. Et encore, dans ce cas, ce serait l’évolution des espèces porteuses de cet attribut qui s’en trouverait rendue cohérente, pas le concept lui-même qui ne saurait évoluer biologiquement. Parle-t-on alors de l’attribut qui permet de définir les vertébrés et de rattacher un organisme vivant ou fossile aux vertébrés ? En fait, oui. Autant être explicite et parler de « l’apparition des vertèbres » plutôt que de parler de « l’apparition des vertébrés ».
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] 4 Tentatives de solutions
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es récits chronologiques ne constituent pas des outils scientifiques et encore moins un phénomène naturel à découvrir comme le pense Jean Chaline, mais un moyen de communication. Le manque de cohérence dans la nature des « événements » sélectionnés n’est alors pas tant à leur reprocher. Il ne pose un problème grave que si ces événements choisis ensemble servent une inférence à prétention scientifique (ce qui a été le cas chez Chaline21). En revanche, il convient de veiller à ce que les récits ne servent pas certaines de représentations incompatibles avec une bonne compréhension de l’évolution, comme par exemple notre tendance naturelle à l’anthropocentrisme et à la téléologie. Par exemple, puisque toute sélection d’événements est arbitraire, les récits devraient comporter au moins un événement postérieur à l’émergence de l’homme ou bien s’arrêter avant. Les récits gagneraient également à comporter des événements qui ne concernent pas notre « lignée », comme, par exemple, l’apparition des différentes photosynthèses, l’apparition de la cuticule comme squelette externe (qui concerne tout de même la moitié des espèces répertoriées à ce jour !), l’apparition du bois, de la fleur, etc. Enfin, nos récits devraient éviter des « grands » événements trop imprécis comme « sortie des eaux », ne pas mentionner la disparition ou l’apparition de groupes taxonomiques (les groupes, c’est nous qui les construisons) et ne se restreindre qu’à une seule catégorie d’événements : l’apparition ou la disparition d’attributs. Bien entendu, il ne s’agit pas d’éradiquer l’emploi des noms de taxons, mais de les employer dans le bon contexte. Par exemple, au lieu de faire figurer dans le récit « apparition des mammifères », on peut mentionner « apparition de la mandibule faite d’un seul os, l’os dentaire (trait caractérisant les mammifères) ». Car, encore une fois, ce n’est pas le groupe taxonomique qui apparaît (le groupe est un concept, et plus est, sa composition à l’époque indiquée n’est certainement pas celle que nous lui connaissons aujourd’hui), mais l’attribut qui le définit. De même, au lieu de faire figurer « apparition des oiseaux », on indiquera « apparition de la plume autorisant le vol (trait caractérisant les oiseaux) ».
21. Cf. Lecointre (2001), Lecointre (2001), « Anatomie d’un titre », in Dubessy & Lecointre (dir.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Syllepse.
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[les mondes darwiniens] 5 Tentative de récit : une sélection arbitraire de données sur l’histoire de la vie et de la Terre
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es événements qui suivent sont volontairement hétérogènes, non reliés entre eux (pas de relations de cause à effet), sélectionnés arbitrairement dans un but pédagogique (et non pour l’investigation scientifique), et tant que possible choisis pour être espacés le plus régulièrement possible au cours du temps (cependant, on n’échappe pas au fait matériel que plus le temps est proche de nous, plus la documentation est riche, pour des raisons diverses d’intérêt que nous portons aux époques récentes et de dégradation matérielle des traces du passé, croissante avec l’âge, quelles qu’elles soient). • Entre 4 570 et 4 500 millions d’années : Formation de la Terre. • 4 500 millions d’années : Méga-impact tangentiel avec une planète de la taille de Mars, éjectant une partie du manteau terrestre et donnant naissance à la Lune. • 4 400 millions d’années : Âge des plus vieux matériaux terrestres connus : les zircons de Jack Hills, en Australie. L’analyse de ces minéraux montre que la surface de la Terre abrite déjà à cette époque de l’eau liquide ainsi qu’une croûte continentale stable. • Autour de 4 000 millions d’années : Plus vieilles roches terrestres connues : les gneiss d’Acasta, dans le nord-ouest du Canada. La Terre est soumise à un intense bombardement météoritique. Formation de molécules organiques dans l’atmosphère ou dans les systèmes hydrothermaux des fonds océaniques sous l’effet d’une activation thermique ou photochimique. Certains types de météorites ont également pu apporter sur Terre des molécules organiques comme des acides aminés aliphatiques. Des réseaux de réactions conduisent à la formation de molécules de plus en plus complexes comme des polypeptides et des polymères d’acides nucléiques ; à partir de là, les processus ayant été à la base de l’apparition des premières cellules restent très mal compris. Concernant la date d’apparition de la vie, on ne peut donner qu’un intervalle de temps : entre 4 300 millions (date à laquelle les conditions physico-chimiques à la surface de la Terre sont devenues compatibles avec la vie) et 2 700 millions d’années (âge des plus anciennes traces de vie fossile non ambiguës connues, voir ci-dessous)22. À l’intérieur de cet intervalle de temps, le plus vraisemblable est que la vie soit apparue entre 3 800 millions (fin du bombardement météoritique intense) et 3 500 millions d’années (âge 22. Cf. Tirard, ce volume. (Ndd.)
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] de structures fossiles australiennes pouvant être interprétées avec une assez bonne robustesse comme des stromatolithes). • 2 700 millions d’années : Plus vielles traces de vies fossiles non ambiguës connues : les stromatolithes australiens de Fortescue. Les stromatolithes sont des structures sédimentaires laminées formées suite à une précipitation de carbonates induite par des communautés microbiennes complexes. Dans la nature actuelle, ces dernières comprennent de nombreux types de bactéries photosynthétiques – dont les cyanobactéries, qui pratiquent la photosynthèse oxygénique – et de bactéries hétérotrophes. La présence de stromatolithes atteste donc de celle de cyanobactéries. • 2 600-1 800 millions d’années : Forte élévation de la teneur en dioxygène des océans puis de l’atmosphère probablement due à l’activité photosynthétique. • 2 000-1 800 millions d’années : Apparition du noyau cellulaire et des microtubules, caractérisant les eucaryotes. C’est autour de cette période que se situe l’origine des mitochondries, suite à une endosymbiose entre une bactérie utilisatrice d’oxygène (via la respiration) et une autre cellule (cellule proto-eucaryote ou cellule procaryote). • 2 000-1 200 millions d’années : Origine des chloroplastes suite à une endosymbiose entre une cyanobactérie et une cellule eucaryote. • 1 500 millions d’années : Apparition de la reproduction sexuée. • 1 000 millions d’années : Apparition probable des premiers eucaryotes pluricellulaires. L’orogenèse grenvillienne met en place un continent géant, la Rodinia. • 700 millions d’années : Début de la fragmentation du supercontinent Rodinia. • 715, 635 et 580 millions d’années : Trois épisodes glaciaires : glaciation sturtienne ; glaciation marinoenne et glaciation varangienne ou glaciation de Gaskiers. Ces glaciations ont affecté les basses latitudes et, selon certains auteurs, elles ont été globales (Terre « boule-de-neige »). • 600 millions d’années : Premières traces de métazoaires bilatériens. • 580 millions d’années : Plus anciens embryons fossilisés (faune de Doushantuo). • 570-560 millions d’années : À la fin de la glaciation varangienne, on assiste à une diversification explosive des animaux, notamment diblastiques (éponges, cnidaires de la faune d’Ediacara).
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[les mondes darwiniens] • 550-540 millions d’années : Vague d’extinction parmi les premiers métazoaires. Transgression marine et climat chaud, augmentation des mers épicontinentales favorables à la vie. Acquisition de tissus durs minéralisés à partir de carbonates ou de phosphates, parfois de la silice : les carapaces, tests et coquilles apparaissent (brachiopodes, mollusques, archéocyathes, arthropodes). Orogenèse cadomienne. • 540-530 millions d’années : Explosion cambrienne : plus anciens cténophores, siponculides, annélides attestés, phoronidiens, chaetognathes, onychophores, tardigrades, nématodes, priapuliens, échinodermes, hémichordés, chordés connus ; chez ces derniers, il y a notamment, juste après l’apparition du crâne, divergence des myxines, puis, après, l’apparition des nodules vertébraux, divergence des lamproies ; diversification des trilobites. • 500 millions d’années : Apparition du squelette post-crânien chez les vertébrés. Il s’agit des pièces squelettiques en arrière du crâne, c’est-à-dire des vertèbres et des appendices. • 490-350 millions d’années : Diversification des vertébrés cuirassés sans mâchoires. • 440 millions d’années : Les algues s’implantent hors de l’eau. Leur activité modifie les roches en surface en produisant un « sol » : apparition de la terre végétale. • 439 millions d’années : Glaciation et vague d’extinctions marines : à la limite Ordovicien/Silurien, il y a disparition de 57 % des genres connus de la biodiversité marine. • 430 millions d’années : Chez les vertébrés, apparition de la mâchoire (gnathostomes). Chez les vertébrés, apparition des appendices pairs antérieurs (en forme de palettes). • 420 millions d’années : Parmi les vertébrés, radiation des gnathostomes : plus anciens placodermes, chondrichthyens, actinoptérygiens, sarcoptérygiens connus (seules des écailles sont connues de cette époque pour les chondrichthyens et les actinoptérygiens). Plus ancienne plante vasculaire terrestre connue. Ces plantes permettent une véritable colonisation du milieu aérien et fournissent d’importants débris végétaux à dégrader pour de nombreuses lignées de bactéries, de champignons, de lichens et de métazoaires. • 410-360 millions d’années : Parmi les gnathostomes, diversification massive des placodermes et des acanthodiens. Parmi les sarcoptérygiens, diversification des dipneustes et des actinistiens (cœlacanthes).
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] • 400 millions d’années : La présence de nombreux groupes d’arthropodes est attestée en milieu terrestre : on trouve des acariens, des scorpions et des myriapodes. • 395 millions d’années : Plus ancien hexapode terrestre connu (six pattes, une paire d’antennes) : collemboles. • 390 millions d’années : Les insectes acquièrent des ailes, qui définissent le groupe des ptérygotes. Plus ancienne plante arborescente connue. Fin de l’orogénèse calédonienne (500-390 millions d’années ; on en trouve aujourd’hui les marques en Grande-Bretagne, en Scandinavie, au Groenland oriental). • 375 millions d’années : Premières traces de bois. Premières grandes forêts, notamment à Archaeopteris. Ces forêts stockent d’énormes quantités de dioxyde de carbone. Elles sont également à l’origine de la constitution de sols et, de ce fait, offrent toute une palette de niches écologiques nouvelles pour les arthropodes, les annélides et les nématodes. La teneur en oxygène de l’atmosphère augmente. Elle atteindra son maximum il y a 350 millions d’années (Carbonifère). • 370 millions d’années : Chez les vertébrés, en milieu aquatique, apparition du membre chiridien (tétrapodes). Orogenèse acadienne. • 365 millions d’années : Glaciation (fin du Dévonien). Vague d’extinctions : à la limite Dévonien-Carbonifère, 50 % des genres connus de la biodiversité marine disparaissent. Il y a ainsi extinction de 80 % des genres de coraux, notamment des stromatopores ; les foraminifères et les conodontes frisent l’extinction totale ; tous les placodermes, les ostéostracés, les galéaspides, les thélodontes, les hétérostracés et les anaspides disparaissent. Ils sont remplacés par la faune qui est issue d’une première diversification actinoptérygienne (360-65 millions d’années) et d’une première diversification chondrichthyenne (360-200 millions d’années). La vie terrestre ne semble pas touchée. • 350 millions d’années : Apogée des ptérydophytes (fougères) et sphénophytes (prèles). • 340-200 millions d’années : Diversification des tétrapodes (première faune amphibienne). • 330 millions d’années : Chez les vertébrés, plus ancien fossile connu de tétrapode exclusivement terrestre. • 320 millions d’années : Explosion des plantes à graines, notamment des « fougères à graines », les glossopteridales. • 315-310 millions d’années : Apparition de l’œuf amniotique et diversification des amniotes : lignée synapside (celle à laquelle appartiennent les
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[les mondes darwiniens] mammifères) et lignée sauropside (celle à laquelle appartiennent les tortues, les lépidosauriens et les archosauriens – crocodiles et oiseaux – pour ce citer que des groupes actuels). Plus ancien cônifère connu (Walchia piniformis). • 300 millions d’années : Plus ancien coléoptère connu. Orogénèse hercynienne (345-230 millions d’années ; on en trouve aujourd’hui les marques en Europe). • 290 millions d’années : Déclin des amphibiens de grande taille. Plus ancienne cycadale connue. • 280 millions d’années : Formation du supercontinent Pangée. Un climat aride y règne. Diversification des cônifères au détriment des flores à ptéridophytes. • 250 millions d’années : Chez les actinoptérygiens, plus ancien téléostéen connu. Plus ancien lissamphibien connu (amphibien moderne). Plus anciens représentants connus des archosaures, des ichthyosaures et des sauroptérygiens. • 245 millions d’années : Refroidissement du climat et désertification des continents ; régression marine majeure. Extinctions massives (limite Permien/ Trias). Il y a disparition de 83 % des genres connus de la biodiversité marine : les trilobites, les euryptérides, les foraminifères fusilines, les coraux rugueux s’éteignent, tandis que beaucoup d’autres groupes déclinent fortement (bryozoaires, brachiopodes articulés, ammonitoïdes, mollusques gastéropodes, plusieurs groupes d’échinodermes dont les crinoïdes, et les oursins, qui frisent l’extinction totale). Après cette crise, les brachiopodes cèdent la place aux mollusques bivalves. Sur terre, les dinocéphales, les gorgonopsiens, les thérocéphales et beaucoup de petits groupes d’eureptiles disparaissent. Les dicynodontes frisent l’extinction totale. Sur 27 ordres d’insectes répertoriés à la fin du Permien, 8 disparaissent. Début de la fragmentation de la Pangée. Le processus se poursuit aujourd’hui encore au niveau de la mer Rouge et du grand rift est-africain. • 240 millions d’années : Plus anciens représentants connus des insectes hyménoptères et des insectes diptères. Chez les archosaures : début de la lignée crocodilienne ; plus anciens représentants connus de la lignée dinosaurienne. Des amniotes colonisent les mers : placodontes, sauroptérygiens, ichtyosaures, crocodiliens. Des amniotes colonisent les eaux douces : tortues, crocodiles, phytosaures, rhynchosaures. • 220 millions d’années : Plus anciens représentants connus des insectes lépidoptères, des ptérosaures et des lépidosauriens. La diversification archo-
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] saurienne en milieu terrestre provoque un changement des faunes d’amniotes : les synapsides carnivores et herbivores, majoritaires entre 290 et 220 millions d’années, laissent la place aux archosaures (sauropsidés) et deviennent minoritaires. Plus ancienne tortue connue, Odontochelys. • 210 millions d’années : Apparition de la mandibule à un seul os (mammifères). • 204 millions d’années : Vague d’extinctions (limite Trias/Jurassique). Il y a disparition de 47 % des genres connus de la biodiversité marine. Beaucoup de groupes marins sont affectés : les conodontes, les nothosaures, les placodontes, les phytosaures s’éteignent. En milieu terrestre, les dinosaures herbivores disparaissent presque entièrement. • 200 millions d’années : Seconde diversification chondrichthyenne (requins et raies). Diversification des dinosaures. • 170 millions d’années : Début de l’ouverture de l’Atlantique Nord. • 150 millions d’années : Plus ancien représentant connu des oiseaux. Plus ancien représentant connu des squamates. • 140 millions d’années : Plus ancien mammifère marsupial connu. • 130 millions d’années : Vague d’extinctions (limite Jurassique/Crétacé). Plus ancienne plantes à fleur connue. • 120 millions d’années : Chez les squamates, plus ancien serpents connu. Fragmentation du Gondwana, d’abord par ouverture méridienne de l’Atlantique Sud. • 110-100 millions d’années : Explosion des plantes à fleurs. Plus ancienne abeille connue. Chez les mammifères, première radiation des lignées d’euthériens (mammifères placentaires) et première radiation indépendante des lignées de métathétiens. • 100 millions d’années : Radiation des acanthomorphes, téléostéens à nageoires épineuses. Début de la formation de la chaine alpine. • 90 millions d’années : Seconde radiation des lignées de mammifères placentaires. Radiation des néornithes, oiseaux modernes. • 65 millions d’années : Vague d’extinctions (limite Crétacé/Tertiaire). Près de 50 % des genres connus de la biodiversité marine disparaissent. En milieu aquatique, il y a extinction des ammonites, des bélemnites, des mollusques rudistes, des inocérames, des trigonies, des ichthyosaures, des sauroptérygiens. Tous les vertébrés terrestres de plus de 25 kg disparaissent, ce qui représente 43 % des familles de tétrapodes. Il y a par exemple extinction des ptérosaures et des dinosaures non aviens. Pour ce qui concerne la flore, les
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[les mondes darwiniens] bénettitales disparaissent ; les cycadales et les cônifères régressent au profit des angiospermes. Plus ancien primate connu. • 60 millions d’années : Plus ancien rongeur connu. Plus ancien carnivore connu. • 55 millions d’années : Plus ancien chiroptère connu. Plus ancien proboscidien connu. • 50 millions d’années : Les mammifères atteignent de grandes tailles. Plus ancien cétacé connu. • 45 millions d’années : Collision entre l’Inde et l’Eurasie. Début de formation de l’Himalaya. Radiation des Neoaves (oiseaux « modernes »). • 37 millions d’années : Refroidissement général du climat. Début de la formation de la calotte glaciaire antarctique. Il en résulte une modification de la circulation océanique et une remplacement important de la faune mammalienne : c’est la « grande coupure » (extinction probable de 20 % des genres connus de la biodiversité marine). • 20 millions d’années : Phase majeure de surrection de la cordillère des Andes et de l’Himalaya. Diversification des oiseaux passériformes. • 2,5 millions d’années : Mise en place de l’isthme de Panama ; on assiste à un vaste échange de faunes entre les deux continents américains dans les sens nord-sud et sud-nord (c’est le grand échange de faunes inter-Amériques). • 700 000 ans : Maximum glaciaire (« Günz »). • 370 000 ans : Maximum glaciaire (« Mindel »). Régression marine (dite « calabrienne »). • 340 000 ans : Interglaciaire « Principal ». Transgression marine dite « sicilienne ». • 200 000-140 000 ans : Maximum glaciaire (« Riss »). • 120 000 ans : Interglaciaire. Transgression marine dite « tyrrhénienne ». Plus ancien représentant connu d’Homo sapiens sapiens (homme moderne). • 130 000-10 000 ans : Dernier cycle interglaciaire-glaciaire en Europe ; notamment 22 000-15 000 ans : Dernier maximum glaciaire en Europe (« Würm »). • 15 000-10 000 ans : Réchauffement. • 50 000-9 000 ans : Plus importante vague d’extinctions jamais connue par les mammifères. Elle a concerné avant tout les espèces de grande taille (poids moyen supérieur à 100 kg). • 6 000 ans : Disparition du mammouth.
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[guillaume lecointre / récit de l’histoire de vie ou de l’utilisation du récit] • Depuis 500 ans : Apparition de cinq espèces de souris sur l’île de Madère, dotées d’un nombre réduit de chromosomes (entre 22 et 30) au lieu de 40, et séparées entre elles par des barrières montagneuses. • 50 ans : Apparition d’une nouvelle espèce de moustique dans le métro de Londres (Culex molestus). 6 épilogue
O
n vient de lire 18 événements choisis depuis les derniers 65 millions d’années. Pour bien faire comprendre le propos, voici une autre sélection de 18 événements arbitrairement choisis sur la même période de temps : • 53 millions d’années : Plus ancien équidé (famille des chevaux) connu, Hyracotherium. • 50 millions d’années : Radiation des mammifères créodontes, qui supplantent les grands oiseaux aptères prédateurs du Paléocène et jouent le rôle de nos actuels mammifères carnivores (félins, loups, ours, hyènes, belettes, etc.). • 45 millions d’années : L’Australie se détache de l’Antarctique. • 30 millions d’années : Les manchots apparaissent en Antarctique et dans le sud de l’Australie. Les carnivores supplantent les créodontes. • 25 millions d’années : Les ancêtres des rongeurs hystricomorphes (porcépic, cochon d’Inde), les primates platyrrhiniens (ouistiti, hurleur) et les squamates amphisbaeniens atteignent l’Amérique du Sud, continent isolé dont ils étaient absents, probablement par radeau forestier. • 20 millions d’années : Ouverture de la mer Rouge. • 6,8 millions d’années : Premiers représentants connus de la famille des hominidés avec Sahelanthropus. • 1,2 million d’années : Extinction des australopithèques. • 1 million d’années : Extinction des paranthropes. • 100 000 ans : L’homme moderne, Homo sapiens sapiens, parti de l’Afrique de l’Est, atteint l’Asie mineure. • 67 000 ans : L’homme moderne atteint l’Extrême-Orient. • 50 000 ans : L’homme moderne atteint l’Australie. • 45 000 ans : L’homme moderne atteint l’Europe. • 35 000 ans : L’homme moderne atteint l’Amérique du Nord. • 30 000 ans : Disparition de l’homme de Néandertal. • 11 000 ans : Domestication du loup ; apparition du chien domestique. • 202 ans : Naissance de Charles Robert Darwin. • 25 ans : Extinction de Michel Colucci.
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[les mondes darwiniens] Références bibliographiques B Brissaud Ivan (2007), « La chronologie du jazz suit-elle une loi log-périodique ? », Mathema-tics and Social Sciences, n° 178, (2) : 41-50. C Cash Roland, Chaline Jean, Nottale Laurent & Grou Pierre (2002), « Développement humain et loi log-périodique », Comptes rendus de l’Académie des sciences, Biologies, 325 : 585-590. Chaline Jean, Nottale Laurent & Grou Pierre (1999), « L’arbre de la vie a-t-il une structure fractale ? », Comptes rendus de l’Académie des sciences, Paléontologie, 328, IIa, 717-726. F Fitzhugh Kirk (2005), « Les bases philosophiques de l’inférence phylogénétique : une vue d’ensemble », in P. Deleporte & G. Lecointre (dir.), « Philosophie de la systématique », Biosystema, 24, Société française de systématique : 83-105. G Gayon Jean (2003), « Il était une fois… », in L. Mayet (dir.), « Le monde selon Darwin », HorsSérie de Sciences et Avenir, n° 134 : 16-21. K Kupiec Jean-Jacques (2008), L’origine des individus, Paris, Fayard. Kupiec Jean-Jacques, Gandrillon Olivier, Morange Michel & Silberstein Marc (2011), Le hasard au cœur de la cellule, Paris, éditions Matériologiques. L Lecointre Guillaume (2001), « Anatomie d’un titre », in J. Dubessy & G. Lecointre (dir.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Paris, Syllepse : 23-67. M Mayet Laurent (dir.) (2006), « L’univers est-il sans histoire ? », Hors-Série de Sciences et Avenir, n° 146. Mayr Ernst (1961), “Cause and effect in biology”, Science, 134 : 1501-1506. N Nottale Laurent, Chaline Jean & Grou Pierre (2000), Les arbres de l’évolution, Paris, Hachette Littératures. P Proust Joëlle (2006), « L’explication historique », in L. Mayet (dir.), « L’univers est-il sans histoire ? », Hors-Série de Sciences et Avenir, n° 146 : 36-40. T Teissier Georges & L’Héritier Philippe (1933), «étude d’une population de Drosophiles en équilibre», C.R. Acad. Sc., t. 197 : 1765-1767. Teissier Georges & L’Héritier Philippe (1934), «Une expérience de sélection naturelle. Courbe d’élimination du gène “bar” dans une population de Drosophiles en équilibre», C. R. Soc. Biol., t. 117 : 1049-1051.
Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 19
Thomas Heams
De quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?
C
ommençons par rappeler une évidence : comme toutes les autres disciplines scientifiques, la biologie n’est pas une abstraction, séparée de manière étanche de la société, et en particulier n’est pas imperméable aux effets de mode. Ainsi ces dernières années, le lecteur attentif aura vu affluer, et parfois rapidement refluer, nombre d’appellations plus ou moins contrôlées qui suscitent des débats enflammés et soudainement indispensables, dans les périodiques scientifiques puis, quand la mayonnaise prend, dans les médias en général. Ainsi donc, depuis vingt ans aura-t-il successivement été incité à s’intéresser au génie génétique, à la génomique, à la biologie des systèmes, à la biologie intégrative, aux biotechnologies, voire aux nanobiotechnologies. Et voilà donc qu’apparaît sous le feu des projecteurs un nouvel avatar de cette série, la « biologie synthétique1 ». Peut-être pas encore clairement perçue comme tel par le public, cet OBNI (Objet Biologique Non – encore – Identifié), champ d’étude aux marges de la biologie, pose cependant à cette dernière une combinaison inédite de questions passionnantes tant sur le plan fondamental que sur celui de ses applications ou de ses connexions avec la société. Une démographie nouvelle de chercheurs d’horizons très divers, et en tout cas bien au-delà de la seule biologie, fait irruption sans complexe dans les sciences du vivant, et est d’une certaine manière en train de les passer à la question, avec des méthodologies et des approches différant parfois significativement des pratiques classiques de cette discipline, pour des objectifs qui donnent le vertige à la fois par leur 1. Benner & Sismour (2005), “Synthetic biology”, Nat Rev. Genet., 6(7) @.
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[les mondes darwiniens] ambition et leur divergence puisqu’il s’agit, d’une publication à l’autre, ou d’une équipe à l’autre revendiquant le label « biologie synthétique », soit de comprendre les mécanismes fondamentaux du vivant, soit d’asservir celui-ci à des fonctions de production qu’il n’a jusqu’à ce jour jamais endossées. Cela légitime, dans le cadre de ce recueil, de tenter une dissection critique de cette nouvelle tendance, sous l’angle de son rapport complexe et parfois contrarié aux dynamiques darwiniennes, tout en cherchant à démontrer que cette analyse sur le fond est indissociable de l’étude de son impact sur la société, de sorte que l’on espère ici donner les grandes lignes de ce que la biologie synthétique a à dire du vivant, de la molécule d’ADN à la société. Comme dans tout domaine de recherche biologique en développement, ses définitions fondatrices ne sont pas stabilisées. On proposera cependant ici de se référer à celle-ci : « La biologie synthétique peut être décrite comme à la fois la conception et la fabrication de composants et de systèmes biologiques qui n’existent pas dans le monde naturel, ainsi que de la re-conception et fabrication de systèmes biologiques existants2 ». Bien que la biologie synthétique ne soit « ni une nouvelle science ni même un programme de recherche clairement défini à ce jour3 », la définition précédente permet d’en aborder certaines caractéristiques importantes. Il s’agit tout d’abord d’une pratique orientée vers l’action, fortement marquée par l’ingénierie. Le terme « bio-ingénierie » est lui-même parfois utilisé comme synonyme. On comprend aussi ici qu’il y a un dialogue entre « monde naturel » et « systèmes artificiels », avec toute la tension – féconde – que ces deux termes impliquent, par eux-mêmes ou en combinaison. Il ici très utile de s’arrêter sur la notion de système, qui est intentionnellement assez floue4, mais qui, quand on la précise, donne une idée des subdivisions thématiques de la biologie synthétique. Le « système » peut en effet avoir plusieurs échelles. Pour certaines équipes, ledit système sera un ensemble de gènes implémenté dans une bactérie, pour lui faire accomplir une fonction inédite. Cette branche de la biologie synthétique se place alors dans la filiation du génie génétique. Pour d’autres groupes, le système peut être un 2. Scaros et al. (2006), Synthetic Biology : A New Paradigm for Biological Discovery, Beachead Consulting @. 3. Moya et al. (2009), “Toward minimal bacterial cells : evolution vs. design”, FEMS Microbiol. Rev., 33(1) @. 4. Chopra & Kamma (2006), “Engineering life through Synthetic Biology”, In Silico Biol., 6(5) @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] génome entier (c’est-à-dire un ensemble complet de gènes « permettant5 » de faire fonctionner un organisme). Pour une troisième catégorie, le système pourra être une cellule entière qu’il s’agirait de reconstituer, à base de molécules plus ou moins lointaines de celle avec lequel le vivant compose, et de la rendre fonctionnelle. Il faut prendre le temps de comprendre ce que cette gradation a comme conséquences. Dans certains cas, il s’agira de transformer profondément du vivant existant, dans d’autres, il s’agira ni plus ni moins que de chercher à recréer de la vie. Voilà donc pourquoi la biologie synthétique est, pour reprendre le terme de Maureen O’Malley, « un parapluie » très large sous lequel viennent s’abriter des démarches différentes partageant néanmoins une dimension ingénierique poussée. C’est à elle que revient la typologie la plus pertinente pour rendre compte de la réalité de ce qu’est la biologie synthétique aujourd’hui. Les trois types de systèmes décrits ci-dessus congruent respectivement avec les trois catégories qu’elle a proposées : « la construction de machines à ADN », « l’ingénierie cellulaire à l’échelle génomique » et « la création de protocellules ». Bien évidemment, ces trois branches ne sont pas absolument cloisonnées, et il est très utile d’explorer leurs relations6. On se propose cependant ici de les aborder successivement, afin d’en bien comprendre les problématiques, et le cas échéant, les liens entre elles seront évoquées. C’est sur cette base que nous aborderons ensuite les défis théoriques qui se posent à la biologie synthétique et enfin, un prolongement vers le dialogue entre biologie synthétique et société. Mais avant cela, autorisons-nous quelques petits éléments de cadrage historique. C’est en 2000 que le terme « biologie synthétique » apparaît, dans son acception contemporaine, dans la bouche d’Eric Kool, au congrès annuel de l’American Chemistry Society, dans le cadre d’une communication sur des analogues de l’ADN et de leurs potentiels effets thérapeutiques7. L’histoire pourra ainsi retenir que les fées qui se penchèrent sur le berceau de la biologie synthétique étaient donc la biochimie et l’application médicale de celle-ci. Cette 5. J’adopte ici transitoirement, par souci de simplification, une vue génocentrée du vivant que j’ai critiquée extensivement par ailleurs (Heams, 2004, « Biologie moléculaire : affronter la crise de la cinquantaine », in Dubessy et al., Les matérialismes et leurs détracteurs, Syllepse, 2004). 6. O’Malley et al. (2008), “Knowledge-making distinctions in synthetic biology”, Bioessays, 30(1) @. 7. Kool (2000), “Synthetic mimics of DNA base pairs : Probing replication mechanisms”, 219th National Meeting of the American Chemical Society, March 26-30.
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[les mondes darwiniens] remarque anecdotique permet néanmoins de souligner le paradoxe suivant : la biologie synthétique, dont les laudateurs les plus enthousiastes font l’avenir radieux de la biologie, est bien souvent plus une chimie qu’une biologie. Par ailleurs, signe des temps, elle est née liée de manière quasi constitutive à une forme ou une autre de promesse d’applications industrielles. On verra à plusieurs reprises que ces deux données ne sont, elles, pas anecdotiques. Mais toute histoire à sa propre préhistoire, et pour prendre la mesure des enjeux, on peut en effet faire deux retours en arrière instructifs. Le premier remonte aux années 1970-1980, quand le terme « biologie synthétique » fait un timide petit tour de piste sous la plume visionnaire du généticien polonais Waclaw Szybalski : « Jusqu’à présent nous œuvrons dans le cadre d’une biologie moléculaire descriptive […], mais le vrai défi commencera quand nous entrerons dans la phase de la biologie synthétique. Alors, nous fabriquerons des éléments de régulation nouveaux et nous insérerons ces modules dans des génomes ou construirons des génomes entièrement nouveaux.8 » Quelques années plus tard, Barbara Hobom reprendra l’expression pour décrire des bactéries génétiquement modifiées9. Ces occurrences demeurent sporadiques mais sont éclairantes : elles révèlent une partie du fantasme de puissance et de pilotage du vivant que les premières manipulations génétiques, grâce aux enzymes de recombinaison, ont immédiatement suscitées dès leur apparition. Mais bien avant cette période, c’est à un grand bond en arrière qu’il faut procéder, à l’orée du xxe siècle, quand Jacques Loeb pose précocement les bases d’un programme de recherche rationnel autour de la re-création de la vie dans son ouvrage Dynamique de la matière vivante, où l’on peut lire dès l’introduction : « Nous devons admettre que rien ne vient interdire la possibilité que la production artificielle de matière vivant soit un jour réalisée.10 » Comme l’a mis en lumière Ute Deichmann, le but du chercheur germano-américain était de trouver les lois physico-chimiques qui expliqueraient la vie, tout en s’opposant vivement à certaines hypothèses de travail de l’époque proposant que le vivant repose sur une essence particulière non réductible à la matière 8. Szybalski (1974), “In Vivo and in Vitro Initiation of Transcription”, in Kohn & Shatkay (eds.), Control of Gene Expression, Plenum Press. 9. Hobom (1980), “Gene surgery : on the threshold of synthetic biology”, Med. Klin., 75. 10. Loeb (1906), The dynamics of living matter, Columbia UP @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] telle que les physiciens la décrivent11. Loeb critiqua par ailleurs le médecin Stéphane Leduc qui, bien qu’auteur d’un livre au titre rétrospectivement savoureux, La Biologie synthétique12, ne proposait en fait, sous cette acception, que des formes minérales ou chimiques imitant des formes biologiques, parfois de manière saisissante, mais définitivement pas vivantes… Ce retour en arrière permet lui aussi de montrer qu’en cette époque où les lois de Mendel venaient d’être redécouvertes, et avec elles les espoirs de ce qu’on commençait à peine à nommer « génétique », les rêves d’une création du vivant possible sur des bases scientifiques n’avait pas tardé à se faire jour. Il n’est donc pas impossible que l’histoire de la biologie synthétique soit celle de l’éternel retour, inévitable compagne de toute avancée dans l’impression de maîtrise du vivant… L’avenir dira si dans son développement récent, elle s’installe durablement ou ne fait que reproduire le schéma antérieur des apparitions éphémères. 1 Les trois grandes écoles de la biologie synthétique 1.1 à la recherche de la protocellule En reprenant la typologie évoquée plus haut, intéressons-nous à la catégorie peut-être la moins connue de celles qui constituent la biologie synthétique, et qui vise à reconstituer des cellules vivantes à partir de composants de base13. Il apparaît que c’est celle qui s’éloigne le plus des formes actuelles du vivant, et est donc la plus exploratoire voire la plus audacieuse, en se tenant à distance des problématiques d’applications et de retombées industrielles. Mais l’élégance de cette branche dite « bottom-up14 » est que justement, en tentant de forger un autre « vivant », elle nous en apprend peut-être beaucoup plus que toutes les autres sur celui que nous connaissons et qui se déploie sous nos yeux dans sa fantastique diversité mais aussi son unité, de la plus petite bactérie jusqu’au plus immense des séquoias. Caractériser cette branche n’est d’ailleurs pas si simple, car il faut s’entendre sur ce qu’est un « composant » de 11. Deichmann in Morange (dir.) (2009), “Historical and Philosophical Foundations of Synthetic Biology”, Workshop ENS @. 12. Leduc, La biologie synthétique, étude de biophysique, A. Poinat @. 13. Robertson et al. (2000), “Minimal self-replicating systems”, Chem. Soc. Rev., 29 @. Forster & Church (2006), “Towards synthesis of a minimal cell”, Mol. Syst. Biol., 2, 45 @. Forster & Church (2007), “Synthetic biology projects in vitro”, Genome Res., 17(1) @. 14. Simpson (2006), “Cell-free synthetic biology : a bottom-up approach to discovery by design”, Mol. Syst. Biol., 2, 69 @.
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[les mondes darwiniens] base. Plus celui-ci est complexe (par exemple, un gène, un ensemble de gènes), moins l’abîme à combler entre matière inerte et organisme vivant sera profond. Si l’on se lance le défi de partir non pas de gènes mais de leur précurseurs, les nucléotides (qui constituent les gènes), voire de molécules encore plus petites, les précurseurs des nucléotides, le défi d’aboutir in vitro à une cellule vivante est d’autant plus impressionnant. En résumé, il faut savoir d’où l’on part, et symétriquement, où l’on souhaite aboutir, pour estimer l’ampleur du défi que l’on s’est lancé15. Cela explique l’impression que l’on a parfois d’avoir entendu parler de vie recréée à plusieurs reprises dans le journal. Point de départ et d’arrivée n’étaient pas les mêmes, comme on va le voir. Et disons-le d’emblée : à ce jour, nul organisme vivant n’a été créé. à ce stade, il est inévitable d’aborder de front la redoutable question de ce qu’est la vie. Aussi paradoxal que cela puisse paraître aux non-spécialistes, il n’existe pas dans la communauté des biologistes de définition consensuelle de la vie, pourtant leur objet d’étude16. D’où, on l’imagine aisément, un lot de malentendus quand il s’agit de se placer à la frontière du vivant et du non-vivant. Les biologistes préfèrent souvent dire, et largement à raison, qu’ils connaissent des organismes vivants plutôt que « la » vie, et que cela suffit à nourrir leurs questionnements. Cette approche raisonnable ne doit pas cependant nous servir de paravent, et une définition de la vie peut être esquissée. On proposera ici la suivante, classique : est vivant tout système capable de se répliquer, d’avoir un métabolisme et d’évoluer. Cette définition est utile en ce qu’elle nous donne une clé pour comprendre pourquoi elle fait intrinsèquement débat : puisqu’elle se subdivise en trois caractéristiques, elle ouvre la porte à une pondération différentielle de celles-ci. Certains auteurs vont accorder une importance primordiale à la réplication, de sorte qu’en entité se répliquant, évoluant, mais n’ayant pas de métabolisme, comme un virus, pourra être considérée par certains comme quasi « vivante », du moins cela posera-t-il à ces derniers moins d’états d’âme qu’à ceux pour qui un métabolisme, le maintien actif d’un milieu intérieur loin de l’équilibre thermodynamique, est primordiale dans la définition. La situation inverse pourrait aussi être décrite. à titre d’illustration de ce débat, on peut évoquer la publication en 2008 d’une étude démontrant qu’un virus pouvait 15. Channon et al. (2008), “Synthetic biology through biomolecular design and engineering”, Curr. Opin. Struct. Biol., 18(4) @. 16. Cf. Tirard, ce volume. (Ndd.)
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] infecter un autre virus17. Si le second était infecté, c’est en d’autres termes qu’il est malade. Et s’il est malade… c’est qu’il serait alors vivant ! Le débat sur le statut des virus demeure vif18 . Ce qui ne fait en revanche pas débat, c’est la troisième caractéristique du vivant : la capacité à évoluer (ce qui pose un problème épistémologique majeur cependant, car on pourrait objecter qu’une « capacité » ne saurait être une « caractéristique »… Un organisme donné n’évolue pas individuellement, c’est sa lignée qui voit une évolution se produire. Cette caractéristique cardinale dans le paradigme darwinien ne saurait paradoxalement donc être celle d’un organisme individuel). On pourrait dire que les deux autres conditionnent la troisième : sans réplication, pas d’évolution, et sans métabolisme, pas de base phénotypique sur laquelle la sélection naturelle peut opérer. à supposer que cette définition en trois temps soit convaincante, on comprend mieux le programme de travail des chercheurs du domaine : arriver à trouver un système moléculaire, vraisemblablement encapsulé, qui puisse avoir, dans une certaine mesure, ces trois caractéristiques. Et l’on voit bien sûr à quel point ces recherches dialoguent avec celles portant sur la question des origines de la vie19. Cette dernière question a d’ailleurs absolument besoin de l’apport expérimental de la biologie synthétique vue sous ce premier angle. Sans cela, elle serait condamnée à rester une spéculation non testable, non réfutable, le réceptacle de scénarios prébiotiques tels qu’ils existent depuis la fameuse expérience de Miller en 195320, plus ou moins séduisants, plus ou moins simples, plus ou moins économes en hypothèses, mais entre lesquels il demeurerait impossible de trancher (à une importante nuance près : l’apport de l’exobiologie. L’éventuelle découverte d’une vie indépendante de la vie terrestre sur une planète telle que Mars dévoilerait les ressemblances et les différences de chacune et donc donnerait une base comparative féconde pour 17. La Scola et al. (2008), “The virophage as a unique parasite of the giant mimivirus”, Nature, 455(7209) @. 18. Moreira & López-García (2009), “Ten reasons to exclude viruses from the tree of life”, Nat. Rev. Microbiol., 7(4) @. 19. Maurel (2003), La naissance de la vie, Dunod. 20. Stanley Miller et son directeur, le prix Nobel de chimie Harold Urey, publient en 1953 une expérience démontrant que des composés nécessaires à la vie, comme certains acides aminés, peuvent être obtenus par des stimulations physico-chimiques censées reproduire les conditions présentes à l’apparition de la vie. C’est le lancement de l’approche expérimentale des origines de la vie.
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[les mondes darwiniens] la question des origines de la vie et sur la question non tranchée de l’inéluctabilité ou non de l’apparition de formes vivantes quand certaines conditions sont réunies. Mais nous n’en sommes pas encore là…). Ainsi donc, les chercheurs qui explorent cette voie peuvent laisser libre cours à une créativité moléculaire plus ou moins large. L’usage s’est répandu de travailler principalement sur des ARN. Ces molécules sont, dans nos cellules, un intermédiaire entre l’ADN qui contient les gènes, et les protéines qui réalisent les fonctions cellulaires. Quand on parle du code génétique, on évoque le moment où ces ARN, qui sont une sorte de copie mobile de l’ADN, sortent du noyau et sont « traduits » en protéines. Pourquoi s’intéresser à ces intermédiaires ? Il se trouve qu’au début des années 1980, on s’est aperçu que ces molécules pouvaient avoir un rôle insoupçonné, que l’on croyait alors strictement dévolu aux protéines : une activité catalytique (en d’autre termes, un rôle d’enzyme). Les ARN possédant cette caractéristique, logiquement appelés ribozymes, ont alors permis de résoudre potentiellement un questionnement qui paraissait insoluble : quand la vie est apparue, comment des molécules réplicatrices auraient-elles pu le faire sans catalyse ? et inversement, comment une molécule catalysatrice aurait-elle pu transmettre sa fonction sans système de réplication ? La découverte des ribozymes permettait donc de régler ce problème de poule et d’œuf en faisant l’hypothèse d’ARN primordiaux pouvant jouer les deux rôles. Cela a conduit à populariser l’hypothèse dite du « RNA world » où un « monde à ARN » aurait précédé le monde vivant tel que nous le connaissons21, au sein duquel l’ADN aurait repris le flambeau de l’ARN en tant que molécule réplicative (car plus stable) et les protéines celui de la catalyse enzymatique (car plus efficaces). Comme les ARN sont des molécules simples à synthétiser via des machines commerciales, tout un pan de la recherche consiste donc à tester ces molécules in vitro pour leur capacité de catalyse (ribozymes) ou de liaison (comme le feraient des anticorps protéiques. Pour ces ARN-là, on parle alors d’aptamères quand ils sont obtenus in vitro et de riboswitches pour ceux que l’on a découvert sur le tard in vivo). Dans une forme de mise en abîme, ces études font souvent appel elles-mêmes à des techniques d’évolution moléculaire « darwinienne » in vitro telle que le SELEX : on part d’une population d’ARN de séquences aléatoires, on les place en contact d’une cible, et par une succession de cycles de hasard/sélection, on enrichit progressivement le milieu 21. Forterre (2005), “The two ages of the RNA world, and the transition to the DNA world : a story of viruses and cells”, Biochimie, 87(9-10) @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] en molécules ayant la fonction espérée. Ainsi donc, peut-être en un lointain écho de ce qui se faisait aux origines de la vie, l’évolution est à la fois l’objet de l’étude et la technique employée à cette fin. Actuellement, le défi est de mettre au point un ribozyme qui serait capable d’autocatalyser sa propre synthèse de manière exponentielle, et il semble que ce but ait été récemment atteint, via une association modulaire entre deux sous-unités linéaires aboutissant à un ribozyme à structure tridimensionnelle22. Cela permet de lever l’obstacle qui veut que la molécule doit pouvoir être linéarisée pour être dupliquée mais avoir une forme tridimensionnelle pour agir en tant que catalyseur, et qu’elle ne peut pas être les deux à la fois. A-t-on pour autant créé une protoforme moléculaire de vie ? Rien n’est moins sûr. Car à ce stade, il n’est question que de réplication, très peu d’évolution (il suffit d’une mutation et le ribozyme devient très vite dysfonctionnel) et pas du tout de métabolisme. Néanmoins, ces études exploratoires sont très stimulantes, car elles permettent de penser un cran plus loin, pourquoi pas via l’adjonction de modules génétiques impliquant l’ensemble dans une forme de protométabolisme. Si l’ARN a le vent en poupe dans ces recherches, et plus généralement en biologie synthétique23, il ne faudrait pas passer sous silence le fait que la situation symétrique existe aussi. Un certain nombre d’équipes « jouent » à imaginer des systèmes autoréplicatifs uniquement à base de protéines24, que l’on ne doit pas cantonner, comme on le pense trop souvent, à des rôles structuraux ou catalytiques25. Mais puisqu’il s’agit ici de frontières du vivant, il faut mentionner aussi les travaux des équipes qui explorent des molécules qui ne sont pas celles que le vivant utilise, tels des acides nucléiques (famille moléculaire a laquelle appartiennent ADN et ARN) modifiés26, avec de nouvelles bases naturelles ou artificielles27, voire de nouvelles structures, comme les PNA (peptide nucleic 22. Lincoln & Joyce (2009), “Self-sustained replication of an RNA enzyme”, Science, 323(5918) @. 23. Saito & Inoue (2007), “RNA and RNP as new molecular parts in synthetic biology”, J. Biotechnol., 132(1) @. 24. Linus Pauling avait en son temps pensé à un système réplicatif à base de protéines, peu avant que l’hypothèse ADN l’emporte. 25. Lee et al. (1996), “A self-replicating peptide”, Nature, 382(6591) @. 26. Benner (2004a), “Understanding nucleic acids using synthetic chemistry”, Acc. Chem. Res., 37(10) @. Benner (2004b), “Chemistry. Redesigning genetics”, Science, 306(5696) @. 27. Piccirilli et al. (1990), “Enzymatic incorporation of a new base pair into DNA and RNA extends the genetic alphabet”, Nature, 343(6253) @. Hohsaka & Sisido (2000),
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[les mondes darwiniens] acids), sorte d’hybrides moléculaires entre protéines et acides nucléiques, permettant de décupler l’espace des possibles et de jouer sur la stabilité, ou à l’inverse sur la versatilité des associations moléculaires. Évoquons aussi les hypothèses de travail d’une vie encore plus différente, reposant non plus sur une chimie du carbone mais du silicium, voire du soufre, où évoluant dans un solvant qui ne serait pas l’eau, mais par exemple le méthane, comme on en trouve sur Titan28. On comprend bien à quel point ces essais et hypothèses peuvent fasciner et stimuler les spécialistes des origines de la vie, et on peut aussi ici mentionner la thématique de la « vie autre » (décrite parfois sous le nom de « weird life » ou « shadow biosphere »). Les scientifiques qui s’y consacrent partent de l’idée que la vie a aussi pu apparaître sur Terre à de multiples reprises, sur la base d’une chimie différente du vivant connu, et que si elle existait sous une forme microscopique, nous pourrions ne pas la voir faute d’outils mis au point pour la détecter29. Serait-elle alors totalement indépendante du vivant connu ? Pourrait-elle échanger avec lui tout ou partie de ses propres modules ? à l’heure actuelle, ces questions peuvent paraître spécieuses en première approche car nous n’avons jamais trouvé la moindre trace d’un vivant qui ne soit pas phylogénétiquement connectable à tous les autres. Mais elles ne le sont pas. Tout d’abord, elles nous incitent à expliquer pourquoi le vivant ne serait apparu et aurait persisté qu’une fois ou alors à prouver méthodiquement comment, par exemple, il éradiquerait impitoyablement toute tentative concurrente qui apparaîtrait de temps à autre. Par ailleurs, elles sont une formidable incitation à penser d’autres formes de vie ici ou ailleurs, et à se poser les questions inévitables : ces formes seraient-elles alors darwiniennes, entièrement, partiellement ? Et inversement, dans le second cas, à quel seuil les considérerions-nous comme vivantes, si nous les “Incorporation of nonnatural amino acids into proteins by using five-base codonanticodon pairs”, Nucleic Acids Symp. Ser. (44) @. Chin et al. (2003), “An expanded eukaryotic genetic code”, Science, 301(5635) @. Anderson et al. (2004), “An expanded genetic code with a functional quadruplet codon”, PNAS USA, 101(20) @. Ambrogelly et al. (2007), “Natural expansion of the genetic code”, Nat. Chem. Biol., 3(1) @. Liu et al. (2008), “Protein evolution with an expanded genetic code”, PNAS USA, 105(46) @. 28. Benner et al. (2004), “Is there a common chemical model for life in the universe ?”, Curr. Opin. Chem. Biol., 8(6) @. 29. Cleland & Copley (2006), “The possibility of alternative microbial life on Earth”, International Journal of Astrobiology, 4 @. Davies et al. (2009), “Signatures of a shadow biosphere”, Astrobiology, 9(2) @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] trouvions dans une improbable grotte enfouie, sur Terre ou sous les glaces martiennes ? Une question complémentaire redoutable se surajoute aux précédentes, et elle est cruciale, c’est celle de la compartimentation. Nous avons parfois pris l’habitude de considérer que le vivant élémentaire, c’était avant tout des molécules qui se reproduisent, laissant au second plan la problématique de la membrane qui les entoure. Or, il n’y a pas d’organisme vivant sans membrane plasmique. Elle est une figure du vivant aussi universelle que les acides nucléiques ou les protéines. Par ailleurs, sans cloisonnement, d’une part les molécules primordiales se seraient dissoutes dans l’immensité du solvant, d’autre part on n’a pas de moyen de concentrer des molécules conférant un avantage sélectif aux entités les produisant. En d’autres termes, la compartimentation permet de passer d’une forme de compétition moléculaire à une forme de compétition entre pools moléculaires, et de lier leur destin. C’est pourquoi, sans forcément penser à des formes modernes de membranes, la question des formes qu’un confinement primordial aurait pu prendre est essentielle. Sur le plan des origines de la vie, on a proposé que des formes minérales de compartimentation ait pu exister initialement, favorisant les défenseurs d’une vie ayant initialement développé sa composante métabolique, se développant dans des bulles minérales stables irriguées par des flux de nutriments primordiaux30. La question de l’autonomisation se serait posée ultérieurement, via une encapsulation cellulaire dans un second temps. Il est à cet égard intéressant de s’intéresser un instant au cas de l’algue Bryopsis plumosa, dont les cellules sont géantes et multinucléées. Quand son matériel cytoplasmique est accidentellement expulsé par rupture de la membrane, il garde son intégrité et la cellule vit temporairement sans membrane31 ! Ses organites s’agrègent et secrètent une enveloppe gélatineuse en quelques minutes. Puis, en quelques heures, une membrane cellulaire est régénérée. De tels mécanismes transitoires ont-ils pu exister aux origines de la vie (de manière très simplifiée) ? La question est ouverte, mais elle se pose aussi aux biologistes « synthétiques », dans leur quête de la protocellule. Les travaux les plus avancés sont ceux de l’équipe de Jack Szostak, qui progressent vers une compréhension des mécanis30.Russell & Martin (2004), “The rocky roots of the acetyl-CoA pathway”, Trends Biochem. Sci., 29(7) @. Robinson (2005), “Jump-starting a cellular world : investigating the origin of life, from soup to networks”, PLoS Biol., (11) @. 31. Kim et al. (2001), “Life without a cell membrane : regeneration of protoplasts from disintegrated cells of the marine green alga Bryopsis plumosa”, J. Cell Sci., 114 @.
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[les mondes darwiniens] mes de perméabilité différentielle que devrait posséder une telle membrane32. Cependant, là encore, il faut garder à l’esprit qu’un système prétendant au label « vivant » devrait non seulement posséder des molécules réplicatives, un métabolisme rudimentaire et une membrane, mais cela ne suffirait pas : il faudrait que ces différents aspects soient liés ; que le devenir de la membrane ne soit pas indépendant de celui des molécules qu’elle abrite ; que par exemple, le métabolisme cellulaire consiste précisément à commander la croissance, et la division mécanique de la membrane en relation avec la concentration interne des molécules réplicatives33. Alors, sous nos yeux, nous aurions peut-être une forme de vie acceptable, une fragile et nouvelle souche de vie, peut-être pour la première fois depuis 3,8 milliards d’années34. Avant de quitter le monde des protocellules à venir et des efforts en cours, faisons un dernier détour aux confins des thématiques de la « vie autre » et de la « compartimentalisation minérale » puisqu’après tout, on a énoncé plus haut que cette branche de la biologie synthétique servait principalement, pour le moment, à « penser la vie ». Prises simultanément, elles évoquent une proposition théorique brillante de l’équipe de Carl Woese, la théorie de l’apparition initiale de la vie sous la forme que nous lui connaissons par un processus de « compétitions entre pools innovateurs35 ». Woese proposait que la vie soit apparue « en plusieurs morceaux », sous forme de vies « autres » plus ou moins étrangères l’une à l’autre. Dans certaines niches, des systèmes moléculaires très efficaces pour se répliquer seraient apparus. Dans d’autres, des systèmes moléculaires très efficaces pour métaboliser les molécules du milieu auraient vu le jour. Ces systèmes se seraient développés dans des compartiments initialement cloisonnés. Faisant l’hypothèse que des transferts de matériels génétiques peuvent cependant survenir entre les systèmes, les auteurs envisagent le vivant comme un système qui aurait trouvé un équilibre entre efficacité de réplication et efficacité de métabolisme, parachevé par un « code génétique » qui figerait sur cette solution qui se serait alors répandue, et sonnerait le glas de la créativité moléculaire initiale. L’hypothèse de Woese 32. Mansy et al. (2008), “Template-directed synthesis of a genetic polymer in a model protocell”, Nature, 454(7200) @. 33. Bartel & Unrau (1999), “Constructing an RNA world”, Trends Cell Biol., 9(12) @. 34. Szostak et al. (2001) “Synthesizing life”, Nature, 409(6818) @. Deamer (2005), “A giant step towards artificial life ?”, Trends Biotechnol., 23(7) @. 35. Vetsigian et al. (2006), “Collective evolution and the genetic code”, PNAS USA, 103(28) @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] a en outre le mérite immense d’historiciser l’apparition de la vie, de l’inclure dans un processus temporel, et de permettre, grâce à cette rationalisation, de penser cette apparition dans un contexte plausible, et non pas comme un événement de type « big bang », unique, atemporel et conséquemment difficile à penser. Elle peut aussi nous aider à préciser ce qu’est la vie. En effet, incluons la capacité d’évolution dans cette relation à deux – métabolisme/ réplication – et nous pouvons faire la proposition théorique suivante : la vie n’est pas tant une liste de trois caractéristiques qu’une sub-optimisation relative, historiquement ancrée dans le contexte de fixation du code génétique, de ces trois composantes. 1.2 Ingénierie cellulaire à l’échelle du génome C’est en grande partie grâce à l’inévitable Craig Venter que la biologie synthétique s’est retrouvée sous le feu des projecteurs. Ce biologiste américain s’est fait une spécialité de lancer des défis technologiques à la communauté scientifique, à grands renforts de médias, pour le pire et le meilleur. Il est notamment un des pionniers du séquençage du génome humain, pour lequel il avait engagé une course contre la montre, endossant le rôle du « privé » qui se mesurait au consortium international « public » qui s’était lancé dans le projet. Il s’est aussi illustré dans le domaine de la métagénomique, une extension de la génomique qui vise à séquencer tout l’ADN contenu, par exemple, dans un goutte d’eau de mer, pour mieux y découvrir de nouveaux gènes, et donc des espèces potentiellement nouvelles. La biologie synthétique, la recréation du vivant, avec ce que cela peut révéler de fantasmes, n’aurait su lui échapper longtemps, et il l’a abordé sous l’angle de l’ingénierie génomique. En cela, son approche diffère sensiblement de ce qui a été décrit dans la section précédente, et s’inscrit dans le cadre de la recherche sur les « génomes minimaux », que nous allons aborder maintenant, et qui pourrait se résumer à la questions suivante, en apparence assez simple : de combien de gènes un organisme a-t-il besoin pour vivre ? Longtemps spéculative, cette question a récemment trouvé des éléments de réponse, à la suite des grands programmes de séquençage génétique. Rappelons en effet que depuis les années 1990 et le programme « Génome Humain », un grand nombre de génomes de tailles variées ont été séquencés, c’est-à-dire qu’on en connaît désormais l’enchaînement précis de chacune de millions, voire milliards de bases constituant la séquence d’ADN. En 2009, la barrière du millier d’organismes entièrement séquencés sera franchie.
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[les mondes darwiniens] Parmi ceux-ci, 80 % sont des procaryotes36, organismes unicellulaires sans noyau (sauf exception) dont le génome est quantitativement le plus petit. C’est vers les premiers d’entre eux à avoir été séquencés, tels Mycoplasma genitalium que Venter s’est tourné, pour sa première incursion dans la biologie synthétique. Si l’horizon demeurait, à terme, de recréer une cellule vivante, le point de départ n’était pas le même. Il s’agissait d’analyser le vivant existant, de regarder dans les génomes ce que 3,8 milliards d’années d’histoire de la vie avaient sélectionné comme solutions et de chercher à en déterminer l’ensemble minimal fonctionnel. C’est donc une réduction, une approche top-down. En cela, c’est donc une approche « inverse » de celle de la construction bottom-up des protocellules à base de quelques ARN autocatalytiques. On cherche ici à recréer une cellule « minimale », fonctionnant avec des gènes qui existent, avec leur règles d’utilisation actuelles, notamment le code génétique, et non plus, si l’on ose dire, une cellule « primordiale ». La méthodologie de l’équipe de Venter fut la suivante : dans la grande tradition de ses expériences spectaculaires, il abolit le fonctionnement de chacun des gènes de Mycoplasma genitalium, un par un, et observa si la bactérie mutée survivait ou pas37. Ainsi, il proposa un lot de gènes minimal, défini comme l’ensemble de ceux dont l’absence était létale, et dont le nombre était compris entre 265 et 350 (sur un total de 480 gènes). Était-ce la fin de l’histoire ? Non. L’approche de Venter, bien que fructueuse, fut rapidement critiquée. Le principal reproche conceptuel était que l’on pouvait anticiper une surestimation du nombre de gènes minimal. C’est pourquoi, avant de revenir vers Venter, il nous faut faire un détour par les autres méthodes d’analyse de génomes minimaux. Bien que d’autres méthodes d’inactivation expérimentale existent, il s’avère que ce sont des méthodes comparatives qui apportent ici la plus grande richesse de réponses. En effet, très tôt au cours des années 1990, les séquences complètes de procaryotes ont été disponibles. De là à penser que ces organismes « simples » contenaient la quintessence génétique de ce qui est nécessaire et suffisant à un être vivant pour fonctionner, il n’y avait qu’un pas qui a été vite franchi et a donné naissance à la thématique de la recherche du lot minimal de gènes (LMG). Le principe de base de cette recherche est le suivant : puisque tous les être vivants proviendraient d’un 36. Cf.www.genomesonline.org pour une actualisation en temps réel de ces données. 37. Hutchison et al. (1999), “Global transposon mutagenesis and a minimal Mycoplasma genome”, Science, 286(5447) @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] ancêtre commun, si l’on compare les organismes simples et dont les ancêtres ont divergé il y a très longtemps, alors les gènes en commun seront les gènes essentiels, ceux que l’évolution n’a jamais éliminés depuis. Ainsi, dès 1996, l’équipe d’Eugene Koonin s’engouffra dans cette voie et compara les génomes de deux bactéries parasites séquencées depuis peu : Mycoplasma genitalium déjà cité et Haemophilus influenzae, et proposa un LMG sensiblement moins étoffé que celui proposé par Venter, se chiffrant à 256 gènes38. Mais outre ce nombre brut, ce qui fut très instructif fut une considération méthodologique imprévue. Car en raisonnant de manière purement comparative, on n’obtenait pas de résultats satisfaisants. En effet, les gènes partagés permettaient de reconstituer certaines grandes fonctions, mais certaines étaient incomplètes. Par exemple, il manquait un gène de la glycolyse, alors que toutes les étapes amont et aval étaient représentées dans le LMG. En bref, une correction « à la main » était nécessaire, ce qui réintroduisait de la subjectivité dans une méthode qui se pensait justement sans a priori. Cela portait sur un faible nombre de gènes, mais n’était pas anecdotique pour autant, car cela soulignait que la nature avait trouvé, y compris dans des fonctions universellement partagées et très conservés, des solutions ponctuellement divergentes. Évidemment, plus les séquences de génomes se sont accumulées, plus on a été tenté d’étendre cette approche comparative, en faisant le pronostic que le LMG diminuerait pour atteindre, peut-être, un plancher infranchissable. Mais ce faisant, on cheminait vers une situation paradoxale. Ce LMG fondait comme neige au soleil, pour atteindre 208 gènes puis encore moins, mais demeurait-il alors pertinent ? Au fur et à mesure que des gènes étaient retirés de la liste, c’était toujours plus de subjectivité qui rentrait dans la démarche. La notion même de LMG était mise en discussion : on en arrivait à la redéfinition continue de la question que l’on se posait puisque ce qui était transitoirement considéré comme indispensable pouvait ne plus l’être quelques comparaisons plus tard. Mais principalement, ce qui ne manquait pas d’étonner était qu’aucun organisme ne se contentait d’aussi peu de gènes puisque même le génome de Mycoplasma genitalium, le premier à être séquencé, et longtemps demeuré le plus petit connu, contenait 468 gènes codant des protéines, soit presque plus de deux fois plus que le LMG. Comme si une forme minimale de complexité, signe que le vivant ne saurait se réduire à une somme précise d’instruction 38. Mushegian & Koonin (1996), “A minimal gene set for cellular life derived by comparison of complete bacterial genomes”, PNAS USA, 93(19) @.
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[les mondes darwiniens] élémentaires, était nécessaire pour qu’un organisme même « rudimentaire » puisse vivre39. Cela pouvait être mis en relation avec les découvertes récentes démontrant le caractère fondamentalement exploratoire et non pas programmé des cellules40. D’autre part, cela pose une question à l’histoire de la vie. Si une telle complexité est nécessaire, si ces gènes en surnombre sont indispensables, par quel chemin fragile une vie primordiale aurait elle pu aboutir à ce palier41 ? Une nouvelle jeta transitoirement le trouble. On découvrit en 2006 un organisme possédant un génome incroyablement plus restreint que tout ce qui était connu auparavant. « Candidatus » Carsonella ruddii défia ces hypothèses en dévoilant un génome de 180 gènes42, soit moins que le LMG décrit à l’époque ! Mais les spécialistes même de la thématique donnèrent une explication plausible à cette contradiction apparente. Carsonella ruddii est un endosymbionte, c’est-à-dire un parasite intracellulaire, et cette bactérie a donc subi secondairement une réduction de génome, un grand nombre de ses fonctions de base étant prises en charge par la cellule-hôte. Ce délestage est tel qu’on peut en fait considérer qu’en perdant son autonomie, elle est en train, sous nos yeux, de devenir un organite intracellulaire43, à l’instar de la mitochondrie (usine à production énérgétique des cellules) dont on estime, d’après la théorie endosymbiotique, qu’elle est à la trace de l’internalisation, il y a 2 milliards d’années, d’une α-bactérie dans une cellule eucaryote ou une archée. Ainsi donc, C. ruddii est un cas d’école captivant, qui nous montre la 39. Heams (2007), « Comment la vie est-elle possible ? Temps et réduction dans la problématique du vivant minimal », in Athané et al. (dir.), Matière première, revue d’épistémologie et d’études matérialistes, n° 2/2007 : Emergence et réductions, Syllepse. 40. Heams (2011), « Expression stochastique des gènes et différenciation cellulaire », in Kupiec et al. (dir.), Le hasard dans la cellule, Editions Matériologiques @. Cf. Kupiec, ce volume. 41. Il convient de plus d’être prudent face à l’idée, intuitive mais peut-être trompeuse, que les premières « cellules » aient nécessairement été simples. Cf. notamment Forterre & Philippe (1999), “The last universal common ancestor (LUCA), simple or complex ?”, Biol. Bull., 196(3) @. Koonin (2003), “Comparative genomics, minimal gene-sets and the last universal common ancestor”, Nat. Rev. Microbiol., 1(2) @. Norris et al. (2007), “The first units of life were not simple cells”, Orig. Life Evol. Biosph., 37(4-5) @. 42. Nakabachi et al. (2006), “The 160-kilobase genome of the bacterial endosymbiont Carsonella”, Science, 314(5797) @. 43. Tamames et al. (2007), “The frontier between cell and organelle : genome analysis of Candidatus Carsonella ruddii”, BMC Evol. Biol., 7 @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] complexité du champ de réflexion qu’est celui des génomes minimaux. Elle nous incite à penser que plutôt que de trouver une limite fixe qui serait le LMG – et donc le lot de gènes que l’on pourrait envisager d’assembler dans une cellule minimale –, ce champ d’étude nous dévoile une réalité plus continue, où la transition entre le vivant (autonome) et les marges du vivant (parasites obligatoires « très » délestés, organites, virus) est graduelle44. Un monde où l’on est « à peu près » vivant, où l’on dépend du vivant, mais aussi où, réciproquement, on permet au vivant d’être. Après tout, si Mycoplasma genitalium n’a que 540 gènes au total, la plus petite bactérie non pathogène a, elle, plus de 1 300 gènes… Cette prise de conscience d’une définition progressive du vivant, pour absolument fascinante qu’elle soit, n’arrange pas les affaires de ceux qui veulent en faire l’ingénierie minimale ! Le cas Carsonella étant réglé, l’enjeu était aussi de sortir d’une pure vision comptable de ce LMG, et d’en étudier le contenu, en l’envisageant comme un réseau dont l’analyse topologique permettrait de comprendre ce que pourrait être un métabolisme minimal. Des travaux récents commencent à être publiés, qui décrivent ce réseau théorique – sur la base du LMG de 208 gènes45 – comme plausible en ce que sa connectivité suit une loi de puissance (de nombreux métabolites sont faiblement connectés, et à l’inverse un petit nombre le sont très fortement, agissant comme des nœuds majeurs du réseau global) qui en fait une extrapolation possible des génomes naturels connus46. Par ailleurs, ce réseau montre une significative robustesse, c’est-à-dire que dans une certaine mesure, il est résistant à des dégâts aléatoires ; en d’autre termes, la viabilité de l’organisme qui en découlerait ne serait pas immédiatement menacée dès la première mutation fonctionnelle. En moyenne, d’après des simulations qui incluent les relations stœchiométriques entre produits de gènes, une vingtaine de telles « attaques » seraient nécessaires pour provoquer un « effondrement ». Ces travaux sont extrêmement fructueux en terme de programme de recherche. Mais comme le soulignent les auteurs, la relation de ces organismes minimaux théoriques et potentiels avec leur environnement (et la complexité de ce dernier, qui est une vaste question) sera cruciale 44. Rasmussen et al. (2004), “Evolution. Transitions from nonliving to living matter”, Science, 303(5660) @. 45. Gil et al. (2004), “Determination of the core of a minimal bacterial gene set”, Microbiol. Mol. Biol. Rev., 68(3) @. 46. Gabaldón et al. (2007), “Structural analyses of a hypothetical minimal metabolism”, Philos. Trans. R. Soc. Lond. B, Biol. Sci., 362(1486) @.
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[les mondes darwiniens] à comprendre pour aboutir à créer de la vie en éprouvette, mais aussi pour mieux comprendre la symbiose et le parasitisme. En parallèle à des études expérimentales de réductions génomiques systématiques47, dans l’approche dite « d’évolution dirigée », des simulations informatiques permettent d’apporter des informations complémentaires48. En particulier, l’une d’elles49 montre qu’en simulant la perte progressive de gènes chez Escherichia coli, on peut montrer que plusieurs génomes « minimalisés » sont possibles, tant en nombre qu’en composition, ce qui démontre le rôle éminent de la contingence dans la structure des tout petits génomes actuels. Elles montrent aussi que le LMG est sur-représenté dans leurs résultats ; signe qu’il a bien une certaine plausibilité fonctionnelle, alors même que Escherichia coli est une bactérie autonome, donc assez différente des parasites comme Mycoplasma genitalium via lequel il a été obtenu. (Ces deux résultats, contingence dans la perte des gènes « non essentiels » et maintien significatif des éléments du LMG, peuvent être observés expérimentalement sur différentes espèces de bactéries parasites intracellulaires de différentes espèces hôtes50. Elles montrent enfin que l’on peut modéliser l’évolution de certains génomes pour lesquels on sait qu’une réduction massive en gènes est intervenue, avec une précision remarquable de plus de 80 %, en simulant adéquatement les conditions environnementales qui ont présidé à cette réduction. Un autre approche des génomes minimaux peut être trouvée dans les travaux récents de l’équipe d’Antoine Danchin (cf. notamment Danchin, ce volume). Par un cheminement différent, celui-ci isole un ensemble de gènes qui ont tendance à demeurer groupés quelles que soient les bactéries (plusieurs dizaines d’espèces testées à ce jour) chez lesquelles on les observe. Ils sont donc conservés et topologiquement proches sur le génome, et constituent une fraction de celui que les chercheurs ont nommé « paléome ». Obtenu par une démarche moins sélective que les recherches sur le LMG, le paléome de Danchin est un ensemble d’environ 500 gènes dont certains sont « essentiels » 47. Fehér et al. (2007), “Systematic genome reductions : theoretical and experimental approaches”, Chem. Rev., 107(8) @. 48. Banzhaf et al. (2006), “Guidelines : From artificial evolution to computational evolution : a research agenda”, Nat. Rev. Genet., 7(9) @. 49. Pál et al. (2006), “Chance and necessity in the evolution of minimal metabolic networks”, Nature, 440(7084) @. 50. Cf. Moya in Morange (dir.) (2009), “Historical and Philosophical Foundations of Synthetic Biology”, Workshop ENS @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] et d’autres pas. Le premier groupe recouvre de manière assez convaincante le LMG. Mais le second est d’un particulier intérêt : il ne contient pas de gènes essentiels à proprement parler (la cellule peut virtuellement s’en passer), mais des gènes impliqués dans des mécanismes énergie-dépendants pour « faire de la place » pour les fonctions essentielles, et notamment empêcher la dégradation de leurs entités fonctionnelles. Les auteurs décrivent cette fraction du paléome comme les gènes sans lesquels l’hypothétique cellule minimale va inexorablement vieillir et devoir être resynthétisée en permanence. Des gènes de lutte contre le vieillissement en quelques sorte. En ce sens, il donne une solution potentielle à un paradoxe évoqué plus haut : l’écart observé entre le LMG théorique et le génome effectif le plus simple connu, celui de Mycoplasma genitalium. Par ailleurs, si on l’observe comme un réseau, le paléome est organisé en trois sous-ensembles en fonction de la connectivité des éléments, qui ont une cohérence : le moins net est un ensemble de gènes liés au métabolisme intermédiaire (nucléotides, coenzymes, lipides), puis un deuxième mieux structuré qui comprend les ARNt synthétases (enzymes de la traduction), et enfin un groupe très connecté autour du fonctionnement du ribosome. Ces trois sous-ensembles permettraient, selon les auteurs, de retracer une histoire de la vie primordiale, d’abord organisée autour du métabolisme et dont le premier groupe serait la rémanence lointaine, puis témoignant de l’apparition et la fixation d’un code génétique (dont témoigne le second groupe) qui se consoliderait via le système des ribosomes contenu dans le troisième51. Le dialogue entre « origine de la vie » et « biologie synthétique » est donc d’une permanente fécondité. Mais ces recherches permettent principalement de faire rentrer dans l’âge adulte la quête de la synthèse d’une cellule vivante, pour réfléchir à un génome minimal plus sophistiqué qu’une simple « liste de courses ». Par ailleurs, elles nous permettent de faire un pas, encore timide, vers la dimension topologique du problème. Rien ne permet d’exclure que l’ordre des gènes sur le chromosome bactérien – la distante relative des uns par rapport aux autres – ne soit pas de la plus haute importance pour que l’organisme puisse être viable, quand bien même la liste de gènes serait découverte. C’est ici que Venter refait son apparition. Nous l’avions laissé au seuil de la problématique du génome minimal. Il n’en est pas resté très loin cependant, puisqu’on lui doit les résultats les plus performants en termes de synthèse 51. Danchin et al. (2007), “The extant core bacterial proteome is an archive of the origin of life”, Proteomics, 7(6) @.
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[les mondes darwiniens] de génomes entiers. Son équipe s’est d’abord attelée, comme d’autres52 à la synthèse de virus53. Puis il s’est tourné vers celle de génomes bactériens, comme il semble l’avoir prouvé dans une série de publications décrivant la synthèse et l’assemblage du génome entier de M. genitalium aux dépens de celui de la levure hôte54. Si elle était confirmée, cette prouesse technique montrerait surtout que l’on possède la capacité d’assemblage de grands fragments d’ADN. Mais « refaire » M. genitalium n’est conceptuellement pas une avancée, puisque nous savons que M. genitalium existe et « fonctionne ». C’est cependant une innovation technologique car les génomes reconstitués, et semble-t-il fonctionnels, pour la première fois dans l’histoire du vivant n’ont pas de parents directs, puisqu’ils ont été synthétisés par une machine. Le véritable enjeu reste cependant, encore et toujours, la définition de la séquence à assembler, qui soit suffisamment inédite pour qu’on ne produise pas un simple « copier-coller » de ce que le vivant nous offre, et suffisamment proche de celui-ci pour être fonctionnel. Resterait alors un vaste lot de défis à relever, comme l’insertion dans une enveloppe lipidique, le paramétrage d’un niveau d’expression correct des protéines (qui est, on y reviendra, une illusion au regard de la dimension aléatoire de l’expression génétique), de leur solubilité, de leurs interactions avec la membrane, comme le souligne l’auteur de référence Pier Luigi Luisi dans une revue prospective des nombreux obstacles à franchir55. Il faut absolument garder à l’esprit que la « cellule minimale » est un concept différent du « génome minimal ». Une cellule ne se réduit pas à son génome, si indispensable soit-il. Certains chercheurs ne se sont-ils pas pris au jeu d’imaginer des systèmes théoriques « lipides-peptides » sans ADN, qui 52. Cello et al. (2002), “Chemical synthesis of poliovirus cDNA : generation of infectious virus in the absence of natural template”, Science, 297(5583) @. Tumpey et al. (2005), “Characterization of the reconstructed 1918 Spanish influenza pandemic virus”, Science, 310(5745) @. 53. Smith et al. (2003), “Generating a synthetic genome by whole genome assembly : phiX174 bacteriophage from synthetic oligonucleotides”, PNAS USA, 100(26) @. 54. Lartigue et al. (2007), “Genome transplantation in bacteria : changing one species to another”, Science, 317(5838) @. Gibson et al. (2008a), “Complete chemical synthesis, assembly, and cloning of a Mycoplasma genitalium genome”, Science, 319(5867) @. Gibson et al. (2008b), “One-step assembly in yeast of 25 overlapping DNA fragments to form a complete synthetic Mycoplasma genitalium genome”, PNAS USA, 105(51) @. 55. Luisi et al. (2006), “Approaches to semi-synthetic minimal cells : a review”, Naturwissenschaften, 93(1) @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] pourraient être qualifiés de vivants56 ? Voire un primordial « Vesicle World57 », en allusion ironique au « RNA World » ? 1.3 La construction de « machines à ADN » Cette dernière catégorie ressortissant de la biologie synthétique est peutêtre celle qui s’éloigne le plus du questionnement fondamental du vivant, pour s’orienter vers une ingénierie de celui-ci, et plus précisément son instrumentalisation. Elle repose sur une vision des organismes comme des agents d’exécution d’un programme et est, en fait, une extension de ce génie génétique qui permet actuellement de produire des organismes génétiquement modifiés, pour le meilleur et pour le pire en termes d’acceptation sociale, volet que nous aborderons en fin de chapitre. Cette biologie synthétique-là se fonde sur une représentation de l’espace des interactions génétiques très semblable à un circuit électronique logique, où l’expression d’un gène enclenche celle du suivant, en inhibe une autre, etc., avec précision, selon une vision somme toute ultradéterministe du fonctionnement cellulaire. Cette analogie apparaît très tôt dans sa jeune histoire, notamment l’article de Roger Brent qui, sans nommer la discipline encore balbutiante, en décrit les contours avec perspicacité58. Cette biologie synthétique revendique comme principe fondateur, quasi incontournable dans les publications ou communications sur le sujet, la phrase du physicien Richard Feynman, laissée sur son tableau noir au moment de sa mort : « Je ne comprends pas ce que je ne peux pas construire. » Rapportée au vivant, il en découle que celui-ci doit être déconstruit pièce par pièce pour que l’on puisse espérer en comprendre le fonctionnement. Mais à bien lire cette citation, on peut aussi la voir comme une prise de distance par rapport à l’envie de comprendre ce qui existe dans la nature, travail classique de la science, pour se concentrer sur l’envie de la transformer et de faire fonctionner de nouveaux systèmes. Néanmoins, il ne s’agit pas ici, par pragmatisme, de reprendre les approches précédemment exploratoires et périlleuses décrites dans les précédentes sections. Les organismes unicellulaires (bactéries, levures) qui vont être ici instrumentalisés ne vont pas être reconfigurés de fond 56. Ruiz-Mirazo & Mavelli (2007), “Modelling minimal ‘lipid-peptide’ cells”, Orig. Life Evol. Biosph., 37(4-5) @. 57. Svetina (2007), “The vesicle world : the emergence of cellular life can be related to properties specific to vesicles”, Orig. Life Evol. Biosph., 37(4-5) @. 58. Brent (2000), “Genomic biology”, Cell, 100(1).
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[les mondes darwiniens] en comble, mais vont se voir adjoindre, et éventuellement retrancher59, un nombre limité de gènes dont l’effet pourra, lui, être spectaculaire. C’est pourquoi cette branche de la biologie synthétique souffre d’une relative ambiguïté de définition. Selon qu’on s’accordera ou non sur le caractère « spectaculaire » de l’effet phénotypique – ce qui contient une indéniable dimension subjective –, on pourra considérer que la construction ressortit ou non à la biologie synthétique ou au classique génie génétique, indépendamment de l’ampleur de la modification génétique. De sorte que selon certains critères, un grand nombre de réalisation en biologie synthétique sont déjà disponibles, alors que selon d’autres, ils se comptent sur les doigts des deux mains. Cette biologie synthétique s’est développée sous l’impulsion enthousiaste de Drew Endy60 qui est un des cofondateurs de l’initiative BioBricks, avec Tom Knight et Christopher Voigt. Cette initiative est en fait un répertoire, librement accessible en ligne, de fonctions et des gènes qui les accomplissent, en parfait accord avec la vision « programmiste » évoquée ci-dessus61. L’idée sous-jacente est que grâce à cette « déconstruction » du vivant, il sera virtuellement possible d’assembler ces briques, de les hiérarchiser et de les intégrer dans une bactérie ou une levure, pour lui faire réaliser une fonction « à la demande ». Ainsi donc, il faut souligner fortement qu’avec ce désir de « carrosser » des organismes, on s’éloigne radicalement du fonctionnement darwinien par lequel les lignées acquièrent leur caractéristiques via le jeu du hasard et de la sélection. Ici, la stratégie mise en œuvre pour adapter un organisme à une situation ou plutôt une fonction voulue est d’orienter intentionnellement la cellule modifiée, via une ingénierie a priori de son contenu en gènes. On reviendra plus loin sur les présupposés et implications épistémologique de cette vision du vivant. Quelles sont les réalisations de cette biologie synthétique ? Pour le dire trivialement : est-ce que « ça marche » ? Un certain nombre de publications l’attestent sans contestation possible. Dès 2000, un oscillateur cellulaire synthétique est rendu public, dans lequel trois gènes s’inhibant de manière circulaire aboutissent à l’expression oscillatoire d’une protéine fluorescente62 dans une bactérie qui ne possédait évidemment pas cette propriété initialement. 59. Pósfai et al. (2006), “Emergent properties of reduced-genome Escherichia coli”, Science, 312(5776) @. 60. Endy (2005), “Foundations for engineering biology”, Nature, 438(7067) @. 61. Knight (2005), “Engineering novel life”, Mol. Syst. Biol., 1 @. Voigt (2006), “Genetic parts to program bacteria”, Curr. Opin. Biotechnol., 17(5) @. 62. Elowitz & Leibler (2000), “A synthetic oscillatory network of transcriptional regu-
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] à bien des égards, ce résultat servit de preuve qu’une modification en profondeur du fonctionnement cellulaire était possible via l’ajout d’un nombre ciblé de gènes et des promoteurs adéquats. Dans le même ordre d’idée, la publication qui suit immédiatement celle d’Elowitz et Leibler dans le numéro de Nature propose, elle, une construction qui fait de la bactérie hôte un interrupteur qui peut être « allumé » ou « éteint »63. Ces résultats peuvent se placer dans la lignée d’autres travaux d’ingénierie chez les bactéries ou les levures64, comme l’obtention expérimentale de bactéries productrice de teinture « indigo » grâce à l’expression d’une enzyme naphtalène-déshydrogénase, ou encore la production de propanediol (un composé aux usages multiples dans l’industrie chimique) – résultats du plus haut intérêt pour les industriels… si les quantités obtenues n’étaient pas infimes. Car une chose est d’annoncer la production d’une molécule exogène dans une bactérie après des années de travail patient sur son génome, une autre est de faire produire cette molécule « à plein régime ». D’une part, on peut imaginer que dans un cas général, ces molécules pourraient ne pas être bien tolérées par le système cellulaire, et que par ailleurs, mobiliser toute l’énergie de la cellule sur cette « tâche » soit une gageure technique et une illusion biologique. Cela n’est pas le cas pour « la » grande réalisation à ce jour en biologie synthétique, que nous devons à l’équipe de Jay Keasling65. Celle-ci a publié en 2006 une construction bactérienne qui produit de l’acide artémisinique, un précurseur d’un médicament largement utilisé dans le traitement de la malaria. Cette maladie, qui touche plusieurs centaines de millions d’hommes sur Terre, et qui en tue plus d’un million par an, est une menace majeure, et à ce jour aucun vaccin n’est disponible, même si des tests sont annoncés. Un traitement reconnu pour son efficacité est à ce jour l’artémisine, obtenue par extraction à partir de la plante Artemisia annua, et pour laquelle une économie agricole est établie depuis plusieurs années à ces fins de production pharmaceutique. En effet, la synthèse purement chimique de cette molécule complexe demeure lators”, Nature, 403(6767) @. Stricker et al. (2008), “A fast, robust and tunable synthetic gene oscillator”, Nature, 456(7221) @. 63. Gardner et al. (2000), “Construction of a genetic toggle switch in Escherichia coli”, Nature, 403(6767) @. 64. Cf. Chang & Keasling (2006), “Production of isoprenoid pharmaceuticals by engineered microbes”, Nat. Chem. Biol., 2(12) @. 65. Ro et al. (2006), “Production of the antimalarial drug precursor artemisinic acid in engineered yeast”, Nature, 440(7086) @.
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[les mondes darwiniens] un défi technologique et la viabilité économique du processus n’est pas établie. L’idée de « passer par le vivant » pour y parvenir était donc tentante et c’est cette drogue, ou plutôt son précurseur immédiat, que Keasling a obtenu par les moyens de la biologie synthétique. En déconstruisant la cascade métabolique aboutissant à sa synthèse, il en a réimplanté les éléments de chaque étape dans une levure, et a réussi à obtenir en grande quantité le produit convoité, facile à extraire car secrété par les levures. Cela fait de cette méthode, d’après ses auteurs, une source e traitement antimalarial économiquement viable, obtenue de manière « écologiquement responsable », non soumise aux aléas « climatiques ou politiques ». Dans la foulée, Kealing s’est associé à la société Amyris, soutenue par la fondation Bill & Melissa Gates, et maintenant liée à Sanofi Aventis, pour la finalisation du processus d’industrialisation de la découverte66. Sommes-nous à l’aube d’un temps nouveau, ou bien l’artémisine estelle l’arbre qui cache la forêt ? Force est de constater qu’à part cette dernière, peu de réalisations concrètes sont – encore ? – disponibles. Les projets les plus avancés actuellement sont les tentatives de production de « biofuel »67 dans le contexte global de l’épuisement des énergies fossiles (projets dans lesquels Amyris est impliquée, mais aussi Synthetic Genomics, la société de… Craig Venter), mais on envisage aussi des systèmes biologiques permettant de séquestrer du CO2, de produire de l’hydrogène, de produire à grande échelle des terpénoïdes, molécules pharmaceutiquement utiles contre les cancers et la malaria, etc. On envisage aussi la production de biofilms, la synthèse de bactéries « biosenseurs » qui détecteraient et signaleraient des pollutions, voire qui dépollueraient. Dans un univers où annonces scientifiques et communiqués de presse opportuns de sociétés de biotechnologies se télescopent, il est parfois difficile d’avoir une vision claire de ce qui ressortit aux unes et aux autres dans la progression réelle des équipes de recherche impliquées dans ces projets. On en comprend cependant les ressorts : si le vivant peut être débité en tranches, en fonctions prometteuses et transplantables d’un organisme à l’autre, alors pourquoi se priver de monter des business sur chacune des fonctions que l’on souhaiterait un jour faire jouer à une bactérie biosynthétique ? L’avenir dira vite si cette approche quelque peu simpliste des choses nous conduira vers de 66. Rodemeyer (2009), “New Life, Old Bottles : Regulating First-Generation Products of Synthetic Biology”, Woodrow Wilson International Center for Scholars, March 25 @. 67. Gunawardena et al. (2008), “Performance of a Yeast-mediated Biological Fuel Cell”, Int. J. Mol. Sci., 9(10) @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] nombreuses découvertes ou vers une gueule de bois généralisée du secteur des biotechnologies… Cependant, cette branche de la biologie synthétique peut encore se nourrir d’un débat fructueux avec la recherche fondamentale. On peut ici mentionner les efforts qui sont faits pour donner de la maturité à cette approche en introduisant une composante « écologique » dans cette recherche. En effet, les espèces sur Terre vivent toutes (à de surprenantes exceptions prêt68) en interaction avec d’autres, selon des modalités très variées, allant du parasitisme à la symbiose, en passant par les relations proies-prédateurs. Il n’y a de vivant que s’il y a échange avec du vivant (ce qui rend délicate la définition de la vie d’« un » organisme pris isolément). Or si l’on y songe, les bactéries biosynthétiques décrites dans cette section sont pensées comme des purs systèmes de production, sans interaction entre eux ou avec d’autre, ce qui est un grand écart significatif avec le monde naturel et darwinien dont on les extrait. Cette situation quelque peu artificielle est peut-être sur le point d’évoluer puisque plusieurs groupes en prennent conscience et plutôt que de chercher à obtenir une bactérie exceptionnelle, s’orientent vers la conception de « consortium microbiens »69 incluant plusieurs espèces réalisant chacune des sous-tâches de la fonction espérée. Même si l’on imagine les nombreuses difficultés à résoudre (comment gérer les proportions de chacune ? comment faire dépendre les espèces les unes des autres ? comment éviter les transferts génétiques horizontaux ? etc.), il est intéressant de voir que celles-ci ne repoussent pas les chercheurs qui constatent bien par ailleurs les limites conceptuelles blotties derrière le fantasme de la « super-bactérie » qui pourrait tout faire. Que des dynamiques écologiques et évolutives, et leur modélisation, soient convoquées dans cet univers d’ingénieurs rêvant de précision est un signe que l’on ne peut aussi aisément que prévu faire fonctionner le vivant avec des lois qui ne sont pas les siennes. Il demeure enfin un domaine où cette approche « ingénieur » peut légitimement soulever l’enthousiasme. Adossé à l’initiative Biobricks, existe depuis 68. Cf. Chivian et al. (2008), “Environmental genomics reveals a single-species ecosystem deep within Earth”, Science, 322(5899) @. 69. Brenner et al. (2008), “Engineering microbial consortia : a new frontier in synthetic biology”, Trends Biotechnol., 26(9) @. Purnick & Weiss (2009), “The second wave of synthetic biology : from modules to systems”, Nat. Rev. Mol. Cell Biol., 10(6) @.
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[les mondes darwiniens] plusieurs années le concours international iGEM70 qui permet une émulation entre équipes d’étudiants du monde entier. Le principe est d’évaluer des projets reposant sur une utilisation judicieuse de ces éléments de base connus de tous pour imaginer des bactéries capables de toutes sortes de fonctions plus ou moins sérieuses ou baroques, et d’en fournir sinon la démonstration effective, du moins la preuve de principe grâce à une bibliographie, des simulations et des résultats expérimentaux préliminaires. En 2007, ce concours a eu une résonance particulière en France grâce au dynamisme et aux résultats prometteurs d’une équipe parisienne, sous l’impulsion d’Ariel Lindner et Samuel Bottani, autour d’un projet de bactérie « multicellulaire », permettant de concevoir une compartimentation des tâches entre cellules « somatiques » et cellules « germinales », dont les premières assureraient les fonctions les plus « dangereuses » comme la production de composés toxiques, sans mettre en péril la lignée. Ce travail a impliqué une réflexion poussée, chez ces étudiants, sur la compartimentation et, bien qu’il soit prospectif et très appliqué, il a été le prétexte d’une compréhension approfondie de certains caractères fondamentaux du vivant. L’approche déconstruction/ reconstruction de Biobricks, avec toutes les réserves quant à sa simplicité apparente, n’en est pas moins, dans le cadre de iGEM, un outil pédagogique novateur, y compris pour explorer ses propres marges. De cela, nul ne saurait se plaindre. Au-delà de iGEM, reste à savoir si des bactéries qui clignotent, qui « prennent des photos »71, qui dessinent des arcs-en-ciel, doivent être l’horizon indépassable de la biologie72. 70. Bottani in Morange (dir.) (2009), “Historical and Philosophical Foundations of Synthetic Biology”, Workshop ENS @. 71. Levskaya et al. (2005), “Synthetic biology : engineering Escherichia coli to see light”, Nature, 438(7067) @. 72. Un dernier visage de cette branche de la biologie synthétique la rapproche un peu plus des nanotechnologies (Condon, 2006, “Designed DNA molecules : principles and applications of molecular nanotechnology”, Nat. Rev. Genet., 7(7) @. Doktycz & Simpson, 2007, “Nano-enabled synthetic biology”, Mol. Syst. Biol., 3 @). Car la construction de « machines à ADN » peut aussi franchir une étape supplémentaire en se passant de cellules. L’ADN peut ainsi être utilisé pour effectuer des calculs logiques (Stojanovic, 2008, “Molecular computing with deoxyribozymes”, Prog. Nucleic Acid Res. Mol. Biol., 82 @) ou pour réaliser des structures moléculaires d’une étonnante diversité, que l’on appelle des origamis moléculaires (Rothemund, 2006, “Folding DNA to create nanoscale shapes and patterns”, Nature, 440, 7082 @). Très récemment, des nano-« coffres » cubiques, entièrement à base d’ADN, pouvant êtres ouverts ou fermés et contenir des molécules, ont même été décrits
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] 2 Les défis théoriques de la biologie synthétique
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n ne saurait raisonnablement exiger d’une « discipline » naissante d’avoir d’ores et déjà clarifié toutes ses ambiguïtés théoriques. Mais puisque ladite discipline fait l’objet d’un engouement rapide, d’une capacité à attirer les investissement humains, techniques et financiers, et puisque par ailleurs elle rassemble des recherches allant des plus fondamentales aux plus appliquées, sans forcément grand lien, et où les unes pourraient, si l’on y prenait garde, servir de caution de moralité aux autres, il est néanmoins pertinent de tenter un tour d’horizon forcément partiel de ces ambiguïtés. Il n’est pas interdit en particulier d’en identifier principalement deux, à savoir le rapport qu’entretient la biologie synthétique avec la théorie de l’évolution73 et celui qu’elle entretient avec la complexité du vivant, notamment dans ses manifestations les plus récemment mises en évidence. 2.1 Biologie synthétique et évolution Concernant le rapport à la théorie de l’évolution, au rythme de celle-ci, on est parfois saisi de stupeur en écoutant le projet des biologistes « synthétiques ». Les dynamiques évolutives seraient aléatoire, erratiques, soumises à la contingence74, et sous ces lois, les organismes ne seraient pas optimalement adaptés. à l’inverse, la biologie synthétique serait l’occasion, grâce à l’état de l’art de nos connaissances, de se passer des phases d’essais/erreurs pour l’obtention d’organismes modifiés, en implémentant avec précision les modules qui manquent à l’organisme pour accomplir sa nouvelle fonction. En cela, elle représenterait un gain en temps et en technicité dans notre domestication du vivant, en réécrivant rationnellement des séquences virales75 ou en « dressant » des bactéries à lutter contre le cancer76. C’est d’ailleurs un point commun de la biologie synthétique avec le génie génétique « classique » à l’origine des OGM. Mais puisque l’on peut faire ce parallèle, on doit immédiate(Andersen et al., 2009, “Self-assembly of a nanoscale DNA box with a controllable lid”, Nature, 459, 7243 @) ! 73. Cf. le constat critique dressé par Andrès Moya quand il intitule un récent article « Evolution vs. design » (Moya et al., 2009, “Toward minimal bacterial cells : evolution vs. design”, FEMS Microbiol. Rev., 33, 1 @). 74. Cf. Barberousse & Samadi, Malaterre & Merlin, Huneman, Heams (« Variation »), Lecointre (« Récit de l’histoire de la vie… »), ce volume. (Ndd.) 75. Chan et al. (2005), “Refactoring bacteriophage T7”, Mol. Syst. Biol., 1 @. 76. Anderson et al. (2006), “Environmentally controlled invasion of cancer cells by engineered bacteria”, J. Mol. Biol., 355(4) @.
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[les mondes darwiniens] ment en mesurer la portée. En dépit d’efforts massifs, la diversité actuelle des OGM – le principe technique de ces derniers reposant quasiment toujours sur l’insertion d’un seul gène – est finalement très restreinte, et sans prétendre ici rouvrir ce dossier polémique, on peut dire qu’ils font l’objet d’une évaluation pour le moins équivoque de leur utilité, y compris au regard de la fonction pour laquelle ils ont été modifiée77. Cela s’explique parce que tout ajout d’un gène dans un organisme est fondamentalement une action perturbatrice. Les gènes sont en interaction les uns avec les autres, parfois de manière si subtile que nous ne le mesurons qu’imparfaitement, de sorte que l’effet attendu d’un gène dans un génome peut être contrebalancé par mille petits effets qui, s’additionnant, en neutralisent l’intérêt, voire mettent en péril la viabilité de l’OGM. Les génomes de chaque espèce vivante sur Terre sont le produit d’une longue histoire, qui a su éliminer progressivement ce type de perturbation menaçante. Dire ceci n’est pas dépeindre une nature « parfaite ». Les chemins suivis par l’évolution sont en effet loin de toute notion d’optimum atteint, et correspondent à un enchaînement de solutions, stockées dans l’ADN, face à une succession historiques de contraintes environnementales elles-mêmes changeantes. Les lignées qui ont surmonté ces obstacles et dont nous voyons les descendants actuels composer la biosphère contemporaine sont ceux qui ont engrangé ces solutions sans que certaines invalident les précédentes. Cela ne fait pas d’eux des exemple de perfection, mais juste le témoignage d’un équilibre maintenu entre robustesse et évolvabilité78 . Et c’est cet équilibre qu’il faut avoir à l’esprit quand on cherche à modifier leur structure, en ajoutant un voire plusieurs gènes79. Ceci pourrait être une explication majeure du faible nombre de résultats effectifs actuels et une limite majeure à venir de la biologie synthétique, qui gagnera en maturité en intégrant ce paramètre dans son programme de recherche et d’action. Comme le fait remarquer Michel Morange, cette situation peut rappeler l’engouement que le « drug design » avait suscité dans les années 198080. Puisque l’on devenait capable de connaître la structure tridimensionnelle d’une molécule cible, on espérait pouvoir 77. Gurian-Sherman (2009), “Failure to Yield - Evaluating the Performance of Genetically Engineered Crops”, Union of Concerned Scientists @. 78. Cf. Heams (« Variation ») et Pigliucci, ce volume. (Ndd.) 79. Koide et al. (2009), “The role of predictive modelling in rationally re-engineering biological systems”, Nat. Rev. Microbiol., 7(4) @. 80. In Morange (dir.) (2009), “Historical and Philosophical Foundations of Synthetic Biology”, Workshop ENS @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] en élaborer une de forme complémentaire (pour en faire un anticorps, par exemple) en comptant sur la puissance de calcul d’ordinateurs intégrant les règles complexes de repliement des macromolécules. Des années après, les techniques les plus efficaces pour obtenir de telles molécules se sont révélées être plutôt des techniques d’évolution dirigée, par lesquelles on produit in vivo ou in vitro une large variété de molécules potentielles, à l’aveugle, et on sélectionne progressivement les plus adaptées par affinité avec la cible81. C’est donc une forme de darwinisme moléculaire qui a pris sa revanche sur le « drug design » des ingénieurs, ou plutôt la complète utilement82 . Ces techniques d’évolution expérimentale permettent aussi de penser qu’une ingénierie darwinienne est possible83, et il ne serait pas étonnant que la biologie synthétique redécouvre vite les vertus de ce type d’approche quand elle sera bientôt dans des impasses, et c’est à vrai dire tout le mal qu’on lui souhaite, même s’il faudra en rabattre un peu sur le côté « ringard et poussiéreux » de la bonne vieille évolution à l’aveugle. Perdre non pas sa fougue, mais un peu d’arrogance, au sortir de l’adolescence n’est pas la pire des chose qui puisse arriver… 2.2 Biologie synthétique et complexité La seconde ambiguïté dans le socle théorique de la biologie synthétique est son rapport balbutiant à la notion de complexité. Il n’est pas ici temps de se lancer dans une exploration exhaustive de la notion de « complexité » en biologie, parfois utilisée à tort et à travers. Mais il est néanmoins facile d’obtenir un consensus sur le fait que la réduction du fonctionnement d’un organisme à celle de son génome entendu comme un circuit imprimé est incroyablement simpliste. C’est même une formidable régression vers l’époque où, au sortir de la guerre, la biologie moléculaire a importé le discours de l’informatique 81. Les techniques d’évolution expérimentale permettent aussi de suivre en laboratoire les modifications de génomes bactériens dans des environnements contrôlés. Elles sont des outils puissants de validation d’hypothèses évolutives. Aux confins de ces questions et de la biologie synthétique, on trouvera des illustrations récentes in Cooper et al. (2003), “Parallel changes in gene expression after 20,000 generations of evolution in Escherichia coli”, PNAS USA, 100(3) @ ; Pelosi et al. (2006), “Parallel changes in global protein profiles during long-term experimental evolution in Escherichia coli”, Genetics, 173(4) @. 82. Jäckel et al. (2008), “Protein design by directed evolution”, Annu. Rev. Biophys., 37 @. 83. Cf. Braillard, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] naissante84 et a décrit le vivant sous forme déterministe, au sein duquel les être vivants seraient le résultat d’un « programme génétique ». Cette première approximation du fonctionnement des organismes, pour utile qu’elle soit quand il faut enseigner les principes fondamentaux du mode d’action moléculaire des gènes, ne tient en fait pas la route tant sont multiples les différentes interactions du moindre gène avec tous les autres, du moindre organisme avec les autres, avec son environnement. La prédictibilité des résultats d’un programme génétique est constamment mise en difficulté par l’accrétion d’un champ de contraintes incroyablement complexe, variant dans le temps et dans l’espace, qui font de la notion même de programme (étymologiquement « écrit à l’avance ») une exception beaucoup plus qu’une règle. Or que disent les tenant de la biologie synthétique ? Sans surprise, ce discours sur l’irréductibilité de cette complexité biologique ne reçoit pas leur adhésion. Comme le fait remarquer Bernadette Bensaude-Vincent85, le programme de déconstruction de cette complexité est vu par eux comme un « antidote opportun » pour se défaire définitivement du vieux fond de « vitalisme chronique » qui serait tapi derrière ce discours sur la complexité86. C’est cette ambition que l’on trouve dans un article iconoclaste de Yuri Lazebnik, « Un biologiste peut-il réparer une radio ?87 », qui défend l’idée qu’en s’en donnant les moyens, on peut méthodiquement surmonter les obstacles induits par la complexité dans le cadre d’une approche ingénieur et réparer une cellule comme un transistor88. Chacun sera libre de se faire sa propre opinion, mais il est possible d’apporter des éléments de contradiction à cette manière de voir. Tout d’abord, on pourrait retourner la critique en « rationalité » et se demander quelle est la pertinence de déconstruire un génome en éléments de base sachant que ceux-ci n’ont jamais existé un par un, dans un catalogue, indépendamment les uns des autres. Si séduisante que soit la vision « modulaire » du vivant, elle ne doit pas nous aveugler au point de nous faire oublier qu’elle n’est qu’une manière 84. Cf. Segal (2003), Le zéro et le un. Histoire de la notion scientifique d’information au 20e siècle, Syllepse, chap. 7. 85. In Morange (dir.) (2009), “Historical and Philosophical Foundations of Synthetic Biology”, Workshop ENS @. 86. Cf. l’éditorial non signé “Meanings of ‘life’”, Nature, vol. 447, 7148, 28 june 2007 @. 87. Lazebnik (2002), “Can a biologist fix a radio ? Or, what I learned while studying apoptosis”, Cancer Cell, 2(3) @. 88. Sur ce genre d’approche, cf. Braillard, ce volume. (Ndd.)
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] de le comprendre. Toutes les études sur la modularité nuancent la pertinence même de cette notion, puisque celle-ci est considérée comme plus ou moins « dépendante du contexte », cellulaire ou environnemental. « La » modularité, sur laquelle se fonde absolument la vision du « vivant-catalogue », n’existe pas en tant que telle : il n’y a qu’un continuum entre des sous-ensembles de gènes qui n’interagissent presque pas avec le reste du génome, et d’autres qui sont très connectés. Cela a un impact majeur sur la capacité de « pilotage » du vivant par l’adjonction d’un de ces modules, et incite, à tout le moins, à une forme de modestie dans les objectifs. Il appert des points précédents qu’une manière responsable de sortir du vitalisme, ou du moins du « flou » derrière la notion de complexité, ne repose pas tant sur la capacité à couper les génomes en rondelles, mais implique de rendre intelligibles des explications biologiques qui ne passeraient justement pas par une déconstruction présupposant que le seul niveau satisfaisant d’explication du vivant soit celui du (ou de quelques) gène(s). Les biologistes de la complexité ne sont peut-être pas encore parvenus à proposer des méthodes universelles de compréhension ou des représentations qui ne descendraient pas à ce niveau, mais cela ne semble pas être une raison suffisante pour discréditer tout effort en ce sens. Le rapprochement récemment observé89 entre biologie synthétique et biologie des systèmes90 est un signe encourageant. Un autre obstacle théorique majeur est la dimension intrinsèquement aléatoire du fonctionnement cellulaire. à la différence des circuits imprimés, les cellules possédant le même génome (typiquement : celle d’un organisme ou d’une population bactérienne clonale) ne sont pas identiques, elle ne possèdent pas de « câbles » qui abolirait temps et aléas de rencontre entre deux partenaires moléculaires. Elles ont certes les mêmes gènes, mais pas forcément la même quantité de chacune des protéines produites (souvent en faible quantité, d’où des effets d’échantillonnage significatifs), qui ne se déplacent pas selon des trajectoires fixes mais de manière aléatoire dans un environnement intracellulaire encombré, et peuvent donc atteindre leur cible 89. Cuccato et al. (2009), “Systems and Synthetic biology : tackling genetic networks and complex diseases”, Heredity, March 4 @. Purnick & Weiss (2009), “The second wave of synthetic biology : from modules to systems”, Nat. Rev. Mol. Cell Biol., 10(6) @. 90. Sur la biologie des systèmes, cf., en français, Kupiec et al. (2008), Matière première, revue d’épistémologie et d’études matérialistes, n° 3/2008 : Modèles, simulations, systèmes @, éd. Syllepse, notamment les contributions de Braillard, Gandrillon, Fox Keller, Noble. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] avec plus ou moins de rapidité d’une cellule à l’autre. Chez les eucaryotes, la position relative des chromosomes et des gènes à l’intérieur du noyau a un impact sur leur niveau d’expression, et cela est variable d’une cellule à l’autre et imprévisible91. L’ensemble de ces observations récentes, et l’impact qu’elles ont effectivement sur les processus cellulaires, constituent ce qu’on appelle parfois pudiquement le « contexte cellulaire », et bouleverse en fait nombre de certitudes et nous éloigne encore plus de la vision des cellules comme « ordinateurs » prévisibles. Cela jette-t-il un ombre sur les fantasmes de la bioingénierie ? Certainement en partie, même s’il faut ici conserver de la mesure. En particulier, il est nécessaire de rappeler qu’une des équipes en pointe en biologie synthétique, le laboratoire de Michael Elowitz, est aussi une des plus dynamiques sur les questions de stochasticité dans l’expression génétique, dont il a relancé la thématique en 200292. Cela laisse espérer que ce qu’il y a de contradiction apparente entre ces observations et la biologie synthétique se résorbera par un dialogue fécond entre elles, une investigation approfondie du domaine de validité de ces dynamiques aléatoires permettant d’éviter trop de désillusions ultérieures consécutives à des programmes de recherche qui n’intégreraient pas cette souplesse fondatrice des systèmes cellulaires. La biologie synthétique devra aussi sortir de la notion restrictive de catalogue en intégrant la notion de hiérarchie entre gènes. Bien que celle-ci soit elle-même à nuancer, elle indique que tous les gènes et groupes de gènes n’ont pas le même statut, et qu’évolutivement certains sont liés aux différences entre espèces, d’autres entre genres93. Dans le même ordre d’idée, certains gènes sont de purs effecteurs, quand d’autres (homéogènes94 par exemple) en régulent plusieurs en aval. On ne peut donc que s’attendre à ce que l’impact des perturbations occasionnées diffère en fonction de ces cibles, et à ce stade, la biologie synthétique ne s’est que peu saisie de la question. Rappelons enfin qu’à terme, la biologie synthétique ne saurait faire l’économie d’un approfondissement des connaissances sur l’impact fonctionnel de la topologie de l’ADN (structure 91. Heams (2011), « Expression stochastique des gènes et différenciation cellulaire », in Kupiec et al. (dir.), Le hasard dans la cellule, Editions Matériologiques @. 92. Elowitz et al. (2002), “Stochastic gene expression in a single cell”, Science, 297(5584) @. 93. Erwin & Davidson (2009) “The evolution of hierarchical gene regulatory networks”, Nat. Rev. Genet., 10(2) @, in Morange (dir.) (2009), “Historical and Philosophical Foundations of Synthetic Biology”, Workshop ENS @. 94. Ou gènes homéotiques. Cf. Balavoine, ce volume. (Ndd.)
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] tridimensionnelle des territoires chromosomiques, ordre des gènes, nombre de copies de chacun). Cela est indispensable si l’on veut rationaliser l’éventuelle insertion de « modules » génétiques innovants dans des génomes bactériens. Cette dimension est passablement manquante dans l’initiative BioBricks, par exemple. Ce pourrait être une piste d’amélioration prometteuse. Il nous semble que c’est à ce prix que la biologie synthétique pourra sortir de sa bouillonnante adolescence, centrée sur des promesses de résultats spectaculaires et quelque peu oublieuse de réalités biologiques pourtant de plus en plus documentées. On a aussi le droit de ne pas vénérer la fameuse phrase de Feynman déjà citée, « Je ne comprends pas ce que je ne peux pas construire », voire de la trouver puérile. Construire peut être utile, mais si c’était le seul mode d’accès à la connaissance, on serait bien en mal de comprendre l’histoire95, ou le cosmos96. Il est d’ailleurs piquant de voir toute cette communauté scientifique se rêver en « constructeurs » là où, certes peut-être de manière transitoire, ce qu’elle propose de plus convaincant est une entreprise de déconstruction préalable… Mais plus sérieusement, la maxime de Feynman ne nous dit pas si l’objet de la biologie synthétique est de comprendre le vivant ou plutôt de créer son propre objet. On peut d’ailleurs ne pas opposer les deux. L’exemple historique de la chimie de synthèse au xixe siècle, qui avait un but appliqué mais dont les avancées ont permis de comprendre les mécanismes fondamentaux de la chimie organique97, est peut être en partie transposable à la biologie et la biologie synthétique. Mais si la biologie synthétique s’oriente à outrance vers la « création » d’un vivant docile, rentable, une collection restreinte d’« employés du mois » bactériens « dressés » et prévisibles capables de prouesses sur commande, elle demeurera à mille lieux du vivant, intrinsèquement rebelle, intrinsèquement indocile et dont la variété et l’adaptabilité sous des millions de formes est un spectacle d’une toute autre saveur. C’est une question qui demeure ouverte et qui dépendra des forces scientifiques, sociales, économiques et humaines en présence. 95. Y compris l’histoire de la vie, cf. Lecointre (« Récit de l’histoire de la vie… »), ce volume. (Ndd.) 96. O’Malley et al. (2008), “Knowledge-making distinctions in synthetic biology”, Bioessays, 30(1) @. 97. Yeh & Lim (2007), “Synthetic biology : lessons from the history of synthetic organic chemistry”, Nat. Chem. Biol., 3(9) @.
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n a peut-être mesuré sporadiquement dans ce qui précède à quel point la biologie synthétique, notamment dans sa division « machine à ADN » (par défaut, c’est d’elle dont il s’agira jusqu’à la fin de ce chapitre), elle survient dans un maillage social dense, et en cela inédit. Objet pédagogique, succès médiatique régulier, fantasme de retour sur investissement biotechnologique, promesse de solutions à des problèmes en vue (environnement, santé98, etc.), priorité institutionnelle99 ; on ne comprendrait pas l’engouement pour la biologie synthétique si l’on faisait abstraction de cette dimension-là, loin des laboratoires certes, mais indissociable de l’intérêt qu’elle suscite. En un sens, la biologie synthétique est bien « de son époque », elle nous parle de la société en la révélant ou en en soulignant des traits modernes. Cela implique qu’elle est aussi une mode, même si elle ne s’y résume évidemment pas. Il faut l’avoir à l’esprit quand on étudie les ramifications de cette « discipline » avec la société. Comme on l’a dit a propos du concours iGEM, et du répertoire BioBricks, la biologie synthétique est aussi une nouvelle manière de concevoir la biologie, qui s’appuie sur les principe de l’internet collaboratif, offrant un accès ouvert. Dans sa grammaire même, c’est une sorte de « wikibiologie » qui a tout pour séduire les étudiants, les jeunes chercheurs et toute la communauté des nonbiologistes qui s’agrège et dynamise la biologie synthétique en venant justement des mondes de l’informatique et de l’ingénierie. En épousant les codes du Web 2.0 avec ce que cela comporte d’innovation mais aussi, acceptons-le, de conformisme, elle n’a qu’imparfaitement anticipé les points aveugle de cette adaptation. La question de la propriété intellectuelle des projets du concours iGEM n’est pas facile à comprendre, et semble à tout le moins nimbée d’un flou inquiétant. Cela peut même avoir un effet retour sur la production scientifique elle-même, puisque ce concours qui, pour beaucoup et notamment les médias, est le « cœur » de la biologie synthétique, ne récompense pas des découvertes définitivement validées dans des publications à comité de lecture, mais des élaborations intellectuelles visant à crédibiliser, via un certain degré de modélisation, la faisabilité de futures constructions cellulaires. On 98. Cf. Khosla & Keasling (2003), “Metabolic engineering for drug discovery and development”, Nat. Rev. Drug. Discov., 2(12) @. 99. Cf. NEST (2005) : EU New and Emerging Science and Technology (NEST) programme report “Synthetic Biology - Applying Engineering to Biology” @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] ne saurait exiger plus de la part d’étudiants qui y consacrent talent et énergie pendant une période préparatoire limitée (le concours est annuel), mais on ne saurait à l’inverse admettre que les « preuves de principe » fournies pendant le concours soient une nouvelle manière de valider un résultat scientifique. Cela laisse la porte ouverte à un accaparement de certains projets et il semble à ce stade que des garde-fous supplémentaires, qui iraient peut-être à l’encontre de la séduisante fluidité de la démarche, soient nécessaires pour protéger les étudiants eux-mêmes de toute récupération déloyale de leurs propositions par des tiers. Par ailleurs, le succès fulgurant du concours iGEM place de facto le répertoire BioBricks en situation de monopole de « répertoire du vivant ». Il n’est pas forcément indispensable de se réjouir de cette situation. à bien y réfléchir, comment d’ailleurs concilier indéfiniment cette version ludique et transparente de la biologie synthétique avec les mouvements de fond en cours développés par d’autres pour pouvoir en privatiser les résultats et en tirer les bénéfices ? Il faut ici prendre conscience d’une des raisons derrière le succès de la description « modulaire » du vivant : s’il peut être réduit en briques, alors chaque brique peut faire l’objet d’un business ! On comprend ainsi mieux la floraison de start-ups monothématiques levant des fonds dans l’espoir de développer de bout en bout une bactérie synthétique répondant à tel ou tel besoin. Là encore, cela rappelle singulièrement l’essor des start-ups lors de l’explosion de l’internet domestique à la fin des années 1990, et dont l’écrasante majorité repose désormais dans le cimetière des marchés non trouvés en temps et en heure. Cela expliquera peut-être que le discours sur la complexité du vivant et l’illusion de sa modularité ait du mal à passer dans les temps à venir. Mais à ne pas le tenir, la communauté biologique abdiquerait d’une certaine manière face aux intérêts financiers et aux espoir de brevetabilité. En effet, une prospective est déjà en cours sur les différents cas de figures qui pourraient survenir dans l’univers économique de la biologie synthétique, se concluant par la victoire d’un format soit ouvert, soit propriétaire, avec des conséquences radicalement différentes, et simulant les relations que pourraient avoir entre elles les différentes start-ups : coexistence, symbiose, prédation100. Voilà revenir par la bande des relations écologiques classiques déclinées dans le contexte de la jungle économique. Ce n’est pas rassurant, là où l’on préférerait les voir cantonnées à leur strict domaine d’application. 100. Henkel & Maurer (2007), “The economics of synthetic biology”, Mol. Syst. Biol., 3 @.
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[les mondes darwiniens] Et tout cela découle directement de la vision « brique par brique » du vivant. Mais il est possible de retourner la logique. Se pourrait-il en effet que le rappel de certaines réalités biologiques permette de désamorcer cette amorce de compétition, en démontrant à l’avance la fragilité conceptuelle qui lui sert de point de départ ? Il n’est pas à désespérer que des investisseurs prudents sauront, au moins pour protéger leurs intérêts, écouter ce discours, avant de se laisser gagner par l’ivresse des machines à ADN. Ils en prennent d’ailleurs peut-être conscience spontanément. Il n’a pas échappé aux auteurs de l’article de référence sur « l’économie de la biologie synthétique »101 que dans le cas de l’artémisine, 95 % du temps a été consacré a « débuguer » les « interactions inattendues entre les briques », le genre de détails que les biologistes mêmes oublient parfois pudiquement de mentionner. On est donc loin du livre de recettes à suivre consciencieusement, et cela coûte beaucoup d’argent… Cette prise de conscience est d’autant plus urgente que des dégâts pourraient déjà avoir eu lieu. Prenons le cas de l’artémisine, l’agent antimalaria décrit plus haut, la seule vraie réalisation aboutie en biologie synthétique industrielle. On a vu que ses obtenteurs avaient mis au point un discours « écoresponsable » pour en plaider l’utilité. Malheureusement, il n’en va pas si simplement. Les chercheurs devraient aussi commencer à comprendre que la quête d’une « solution miracle » est un concept enfantin. En l’occurrence, si l’artémisine synthétique s’apprête à faire la fortune de ces industriels, elle est peut-être, par voie de conséquence directe, sur le point de ruiner des milliers de petits paysans répartis en Asie et en Afrique et qui vivaient de la production d’Artemisiana annua, produite à un coût supérieur102. La concentration du processus de production de l’artémisine dans les seules mains de l’industrie pharmaceutique peut déposséder de leurs ressources un grand nombre d’acteurs de la filière, là où les perspectives d’extension de la culture d’Artemisiana annua sont tout à fait envisageables. On retrouve l’action perturbatrice évoquée plus haut dans le contexte cellulaire, mais ici transposée à l’échelon social. Réaffirmons cette évidence : toute promesse de solution monocausale à un problème aussi grave qu’une maladie mondialement répandue, dans un contexte, plutôt rare, où des acteurs du Sud sont précisément impliqués dans la filière pharmaceutique, est le témoignage d’une immaturité sociale 101. Ibid. 102. ETC Group (2007), Extreme Genetic Engineering : An Introduction to Synthetic Biology @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] condamnable. Cela ne signifie pas qu’il faut s’interdire tout progrès scientifique, mais qu’il est aussi de la responsabilité des chercheurs de réfléchir aux implications humaines de leurs promesses de bonheur. Cette responsabilité est d’autant plus criante que par une ruse de l’histoire, cette situation s’est déjà présentée dans un contexte proche. On a vu en effet que des bactéries avaient été modifiées pour produire de l’indigo. Or si l’on s’intéresse à l’histoire de la production de cette teinture, on apprend que lorsque celle-ci a été produite pour la première fois chimiquement par les industries allemandes au xixe siècle, cette « avancée » en a logiquement enrichi les propriétaires, tout en démantelant la production traditionnelle en provenance… des colonies103 ! Est-ce ce schéma que nous voulons voir se reproduire indéfiniment, à chaque fois qu’une découverte est labellisée « progrès technique décisif » ? N’est-il pas largement le temps de réfléchir à la manière d’associer loyalement les acteurs d’une filière ainsi « perturbée » ? Si des biologistes insistent pour rentrer dans le monde merveilleux de la finance, puissent-ils au moins ne pas en adopter le cynisme comme seul bréviaire. Ils auront face à eux une nouvelle classe d’acteurs sociaux que sont les ONG se consacrant aux innovations technologiques. Elles aussi profondément ancrées dans la culture d’immédiateté et de transparence de l’internet, elles sont des interlocuteurs remarquablement informés. L’homérique bataille en cours sur les OGM, ou d’autres comme celle sur les nanotechnologies, sont le signe que des individus se regroupent pour collectivement se donner le droit de réfléchir – sans exhiber forcément des diplômes universitaires – aux implications sociales des recherches de pointe. Même si, par souci de notoriété, certaines de ces structures cèdent parfois à des approximations ou des amalgames qui sur le fond peuvent desservir ponctuellement leur crédibilité, il serait inconscient que la communauté scientifique n’entretienne avec eux qu’un rapport de méfiance. Un dialogue franc et continu, dans un souci de production partagée d’expertise, doit pouvoir s’élaborer. Cela n’implique pas d’être toujours d’accord et le « corps social » peut se tromper tout autant que la « communauté scientifique ». Mais ce dialogue demeure nécessaire pour aux moins deux raisons. La première est qu’il est intervient historiquement sur les cendres encore chaudes du conflit sur les OGM et qu’à bien des égards, même si les chercheurs n’osent pas le dire explicitement, les produits de la 103. Yeh & Lim (2007), “Synthetic biology : lessons from the history of synthetic organic chemistry”, Nat. Chem. Biol., 3(9) @.
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[les mondes darwiniens] biologie synthétique sont des OGM 2.0. En n’esquivant pas cette réalité, ils pourraient éviter les erreurs de communication du passé. Ils pourraient éviter que les craintes initiales s’installent et se cristallisent durablement, en compromettant le débat rationnel. Ils pourraient à cet égard rassurer en rappelant que les organismes modifiés produits par biologie synthétique ne sont pas cultivés en plein champ puisque ce sont des bactéries ou des levures qui ont vocation à demeurer en fermenteurs, comme nombre de bactéries « génétiquement modifiées » qui produisent par exemple de l’insuline depuis des années sans poser de problème à quiconque. En revanche, ils devront aussi affronter les questions importantes de biosécurité et du risque de dissémination de ces productions, voire de leur instrumentalisation sous forme d’armes biologiques. Là encore, des réponses rationnelles pourraient être fournies, notamment en démontrant que ces « super-organismes » seraient dans bien des cas impitoyablement éliminés dans la vie sauvage, car très fragilisés hors de leurs fermenteurs où ils bénéficient des conditions optimales à leur croissance. Sans compter sur ceux qui seraient modifiés de sorte à incorporer des bases ou des acides aminés non naturels ; ceux-là n’auraient strictement aucune chance de survie (et cela pourrait d’ailleurs constituer un verrouillage préventif). Ce ne sont que des réponses partielles, et il ne s’agit pas ici d’envisager une vision purement lénifiante des réponses que les chercheurs pourraient proposer à la société. Sur la question de la brevetabilité des découvertes, sur la questions des conséquences sociales des découvertes, les frictions pourraient sans doute être plus complexes, mais il n’y a aucune stratégie gagnante à long terme reposant sur l’évitement104. à laisser le fossé se creuser, on verra inévitablement se multiplier les initiatives de « bio-hacking » dans le cadre « d’une biologie de garage » qui iront de la manifestation d’un fantasme d’appropriation individuelle de la puissance conférée par des biotechnologies de pointe devenues accessibles, à une menace potentiellement crédible via une modification du vivant, même si l’on doit se garder de créer des frayeurs excessives avec cette dernière possibilité, à ce jour plus théorique que concrète. Pour éviter ces extrêmes, délétères pour la crédibilité du discours scientifique lui-même, et pour ne garder que le meilleur de cette intrusion des « non-spécialistes » dans le domaine, à savoir la demande légitime de partage du savoir scientifique de pointe dans la société, des médiations via les sciences sociales sont enfin 104. Rai & Boyle (2007), “Synthetic biology : caught between property rights, the public domain, and the commons”, PLoS Biol., 5(3) @.
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[thomas heams / de quoi la biologie synthétique est-elle le nom ?] envisageables. Un des aspects réjouissants de cette aventure naissante qu’est la biologie synthétique est qu’elle a accueilli à son bord une gamme variée de sociologues et de philosophes des sciences qui peuvent soit être des observateurs, soit, selon une classification récente des contributeurs – qui étudient les impact sociaux et relaient les demandes sociales aux chercheurs –, des collaborateurs qui contribuent à la définition même des objectifs de recherche105. Ce type de regard est d’une utilité irremplaçable, puisqu’il permet de contribuer y compris à la définition elle-même de la discipline et à en clarifier les enjeux106, ce que ne parviennent pas à faire tous les biologistes eux-mêmes, loin de là. Il permet aussi, dans un autre ordre d’idée, de réfléchir à la nécessité de nouveaux outils du débats bioéthique qui témoigneraient de l’originalité composite de la biologie synthétique, ou au contraire de la nécessite d’utiliser des grilles de lectures déjà éprouvée des problématiques antérieures, afin de mieux capitaliser les résultats obtenus et de les comparer aux précédents107. Ces acteurs sont nécessaires au débat scientifique interne lui-même et à sa réception publique. Il semble qu’au moins sous cet angle, la biologie synthétique ne méconnaisse pas les vertus de la coopération. Une notion, elle aussi, profondément darwinienne108.
105. Calvert & Martin (2009), “The role of social scientists in synthetic biology”, Science & Society Series on Convergence Research, EMBO Rep., 10(3) @. 106. O’Malley et al. (2008), “Knowledge-making distinctions in synthetic biology”, Bioessays, 30(1) @. 107. Parens et al. (2008), “Ethics. Do we need ‘synthetic bioethics’ ?”, Science, 321(5895) @. 108. Remarque et remerciements. Certaines réflexions et remarques ponctuelles de ce chapitre renvoient au stimulant atelier « Historical and Philosophical Foundations of Synthetic Biology » organisé par Michel Morange à l’ENS de Paris, les 17 et 18 avril 2009. Je l’en remercie ainsi que les orateurs que j’ai crédités en conséquence, en espérant ne pas avoir déformé leur pensée, ce qui serait alors de ma responsabilité. Une publication des communications de cette rencontre est prévue en 2010 et en sera la référence définitive.
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chapitre 20
Jean-Jacques Kupiec
Une approche darwinienne de l’ontogenèse
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epuis ses débuts, la génétique a été dominée par un déterminisme strict. Au xixe siècle, pour Weismann, il existait une structure moléculaire contenue dans le noyau des cellules qu’il appelait le plasma germinatif déterminant entièrement les propriétés des êtres vivants. Pour Mendel et pour Morgan, les 1 gènes étaient censés gouverner les caractères héréditaires d’une manière tout aussi rigoureuse. Ce déterminisme fut ensuite adopté par les biologistes du xxe siècle et l’analyse qu’en fit Schrödinger dans son livre Qu’est-ce que la vie ?2 eut une influence prépondérante sur le développement de la biologie moléculaire. Dans la première partie de son livre, il souleva la question de l’origine de l’ordre dans les systèmes naturels et il en conclut qu’il existe une différence fondamentale entre la physique et la biologie portant sur les principes premiers de ces sciences. Selon lui, la physique serait soumise à un « principe d’ordre à partir du désordre » alors qu’un « principe d’ordre à partir de l’ordre » régirait la biologie. 1 L’ordre par l’ordre
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u niveau microscopique, les molécules des systèmes physiques sont soumises à l’agitation thermique et donc au hasard brownien. Mais à notre niveau macroscopique, les mêmes systèmes peuvent être décrits par des lois déterministes. Cela est dû au nombre immense de particules impliquées dans 1. Mendel parlait de « facteurs », le terme « gène » lui étant postérieur. 2. Schrödinger (1993), Qu’est-ce que la vie [1944], Le Seuil.
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[les mondes darwiniens] ces systèmes. Du fait de la loi des grands nombres, la variabilité devient négligeable et le système semble se comporter de manière déterministe alors que les lois sous-jacentes sont probabilistes. Toute la physique statistique fonctionne selon ce schéma. La diffusion fournit un exemple caractéristique. Les molécules et les atomes individuels se déplacent par une marche au hasard, mais au niveau macroscopique la diffusion est décrite par les lois déterministes de Fick. Un tel « principe d’ordre à partir du désordre » peut-il également fonctionner en biologie ? Selon Schrödinger et les biologistes moléculaires la réponse est négative. Du fait de leur nombre trop petit, si les molécules biologiques étaient soumises au hasard brownien la variabilité des phénomènes physiologiques serait trop grande, incompatible avec la très grande précision et la reproductibilité qui les caractérisent. Il doit donc exister, selon Schrödinger, un « principe d’ordre à partir de l’ordre » qui permet aux protéines d’échapper au hasard brownien et de se comporter de manière très précise. Ce principe correspond à ce que nous appelons aujourd’hui l’information génétique. Ainsi, les molécules biologiques, au lieu de se comporter de manière purement statistique comme celles d’un système physique, seraient dirigées d’une manière strictement déterminée par les instructions correspondant à cette information génétique contenue dans les gènes. Un tel principe soulève immédiatement la question des modalités concrètes de la mise en œuvre de l’information génétique. Par quel processus matériel l’organisme virtuel codé dans les gènes est-il transformé en un être réel ? Comment les signaux biologiques véhiculent-ils l’information ? Schrödinger suggéra l’existence de lois physiques particulières à la biologie mais à partir des années 1960, ce fut la propriété d’auto-assemblage stéréospécifique des protéines qui fut mise en avant par les biologistes moléculaires pour régler ce problème. La propriété de stéréospécificité induirait des interactions moléculaires rigoureusement ordonnées. De par les contraintes de forme et de charge électrique liées à leur structure tridimensionnelle, les protéines se reconnaîtraient et interagiraient spécifiquement, comme les pièces d’un puzzle, chaque protéine n’ayant qu’un seul partenaire moléculaire, ou un nombre défini très limité, excluant ainsi toute possibilité combinatoire et tout hasard dans ces interactions (figure 1 Ü). Or, la structure tridimensionnelle des protéines dépend de leur séquence en acides aminés et celle-ci dépend elle-même de la séquence en nucléotides de l’ADN. L’information génétique contrôlerait ainsi les processus biologiques par l’intermédiaire de ces phénomènes d’interaction moléculaire spécifique. Cette propriété d’auto-assemblage stéréospécifique a
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Figure 1. Stéréospécificité et réductionnisme génétique (A) La propriété de stéréospécificité met en œuvre le principe de l’ordre par l’ordre : comme dans un puzzle les protéines se reconnaissent spécifiquement selon leur forme et leur charge électrique. à partir d’un ensemble donné de protéines, une seule structure (phénotype) peut se former. (B) Ce principe est à la base du réductionnisme génétique : les gènes codent spécifiquement pour les protéines, celles-ci se reconnaissent spécifiquement et forment les cellules. à leur tour, les cellules se reconnaissent grâce aux signaux spécifiques qu’elles échangent et s’organisent en tissus, qui à leur tour forment les organes… Chaque niveau d’organisation est ainsi produit par les interactions spécifiques du niveau inférieur, du gène jusqu’au phénotype.
d’abord été proposée par Caspar & Klug3 pour expliquer la morphogenèse de particules virales, puis elle a été utilisée pour expliquer tous les phénomènes de morphogenèse cellulaire. Mais, son utilisation a été encore plus générale puisqu’elle sert aussi d’explication aux phénomènes de régulation de l’expression des gènes et de la signalisation cellulaire. Selon cette conception, des réseaux de gènes ou de protéines dont la structure dépend des propriétés d’interactions spécifiques entre ADN et protéines ou entre protéines expliqueraient le fonctionnement des cellules. Le modèle de régulation spécifique de l’opéron lactose chez la bactérie Escherichia coli proposé par Monod et Jacob au début des années 19604 constitue le point de départ de cette conception. Dans ce modèle strictement déterministe, un gène est actif ou réprimé selon qu’il interagit spécifiquement avec une protéine activatrice ou un répressive. Par complexification de ce modèle, le programme génétique des organismes pluricellulaires a été conçu comme une cascade de tels signaux spécifiques « on » ou « off » régulant séquentiellement l’activité des gènes et constituant 3. Caspar & Klug (1962), “Physical principles in the construction of regular viruses”, Cold Spring Harbor Symposia on Quantitative Biology, 27 @. 4. Jacob & Monod (1961), “Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins”, Journal of Molecular Biology, 3 @.
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[les mondes darwiniens] l’équivalent de circuits cybernétiques5. La signalisation cellulaire, quant à elle, est expliquée par le même type de mécanisme. Les signaux activent des récepteurs cellulaires qui déclenchent des cascades d’interactions moléculaires intracellulaires aboutissant à la réponse de la cellule, la spécificité de cette réponse dépendant de la spécificité des interactions moléculaires. Ainsi, dans cette théorie, l’organisation biologique, la précision des mécanismes cellulaires et la reproductibilité de l’ontogenèse sont assurées par cet ordre moléculaire sous-jacent. Le principe de l’ordre par l’ordre de Schrödinger s’incarne par la constitution des ces réseaux de protéines qui expliqueraient tous les phénomènes du vivant au niveau macroscopique. Cette théorie permet de comprendre la rationalité du programme de recherche de la biologie moléculaire depuis les années 1960. Puisque tout phénomène biologique correspond à une cascade d’interactions moléculaires, pour le comprendre il faut isoler au moins une molécule (ou le gène correspondant) impliqué dans ce phénomène et à partir de là rechercher les molécules partenaires avec lesquelles elle interagit pour reconstituer le réseau d’interactions moléculaires. Dans ce chapitre, nous exposerons les données les plus récentes obtenues dans l’étude des interactions moléculaires pour montrer qu’elles ne possèdent pas le haut niveau de spécificité attendu. Nous analyserons également les conséquences de ce fait expérimental pour la compréhension de l’organisation biologique. Nous serons ainsi amenés à décrire les principes généraux de la théorie de l’ontophylogenèse et ses modèles d’application au problème de la différenciation cellulaire. 2 Le manque de spécificité des protéines
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es programmes de recherche visant à identifier les réseaux de protéines et de gènes ont permis les progrès considérables de la biologie moléculaire. Un très grand nombre de protéines impliquées dans des phénomènes normaux ou pathologiques comme le développement embryonnaire ou le cancer ont été identifiées. Parallèlement, pour chacune de ces protéines, les partenaires moléculaires ont été identifiés. Il est donc devenu possible d’évaluer si les protéines possèdent le niveau de spécificité nécessaire au bon fonctionnement des réseaux qu’elles constituent. Nous allons voir que c’est loin d’être
5. Jacob & Monod (1961), “Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins”, Journal of Molecular Biology, 3 @.
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[jean-jacques kupiec / une approche darwinienne de l’ontogenèse] le cas. Contrairement à ce qui était prédit, elles peuvent interagirent avec de nombreux partenaires moléculaires. Ce manque de spécificité des protéines est vérifié pour des protéines impliquées dans tous les phénomènes biologiques. Il affecte des enzymes dans leurs relations avec leurs substrats et des anticorps ou des récepteurs de lymphocytes T dans leurs relations avec les antigènes6. De manière encore plus significative en ce qui concerne la régulation des processus biologiques et l’organisation des êtres vivants7, le manque de spécificité affecte également les protéines impliquées dans la signalisation cellulaire8 et l’expression des 6. Cf. par exemple Mundorff et al. (2000), “Conformational effects in biological catalysis : an antibody-catalysed Oxy-Cope rearrangement”, Biochemistry, 39 @. Garcia et al. (1998), “Structural basis of plasticity in T cell receptor recognition of a self peptide-MHC antigen”, Science, 279 @. Sperling et al. (1983), “Degeneracy of antibody specificity”, The Journal of Immunology, 131 @. Manivel et al. (2002), “The primary antibody repertoire represents a linked network of degenerate antigen specificities”, The Journal of Immunology, 169 @. Amrani et al. (2001), “Expansion of the antigenic repertoire of a single T cell receptor upon T cell activation”, The Journal of Immunology, 167 @. Hausmann et al. (1999), “Structural features of autoreactive TCR that determine the degree of degeneracy in peptide recognition”, The Journal of Immunology, 162 @. 7. Cf. par exemple D’Ari & Casadesus (1998), “Underground metabolism”, Bioessays, 20 @. Manivel et al. (2000), “Maturation of an antibody response is governed by modulations in flexibility of the antigen-combining site”, Immunity, 13 @. Guggenmos et al. (2004), “Antibody cross-reactivity between myelin oligodendrocyte glycoprotein and the milk protein butyrophilin in multiple sclerosis”, The Journal of Immunology, 172 @. Dutoit et al. (2002), “Degeneracy of antigen recognition as the molecular basis for the high frequency of naive A2/Melan-a peptide multimer(+) CD8(+) T cells in humans”, Journal of Experimental Medecine, 196 @. Hunter (2000), “Signaling2000 and beyond”, Cell, 100 @. Bray (2003), “Molecular prodigality”, Science, 299 @. Moggs & Orphanides (2001), “Estrogen receptors : orchestrators of pleiotropic cellular response”, EMBO reports, 21 @. Biggin (2001), “To bind or not to bind”, Nature Genetics, 28. Nan et al. (1997), “MeCP2 is a transcriptional repressor with abundant binding sites in genomic chromatin”, Cell, 88 @. Etc. 8. Les cellules reçoivent de leur environnement des signaux divers. Chez les bactéries, les signaux chimiotactiques indiquent une source de nourriture ou un danger. Chez les êtres multicellulaires, des signaux favorisent la multiplication ou la différenciation des cellules. Dans ces processus de signalisation, la première étape consiste en la liaison du signal porté par une molécule chimique extracellulaire avec une molécule réceptrice localisée dans la membrane de la cellule. Cette liaison active le domaine du récepteur membranaire qui déclenche alors une cascade d’interactions moléculaires à l’intérieur de la cellule, assurant la transduction du signal. Bien que les cellules doivent répondre de manière précise aux signaux qu’elles reçoivent, la non-spécificité affecte aussi bien la liaison du récepteur à la molécule
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[les mondes darwiniens] gènes9. Les cas10 décrits dans la littérature sont innombrables et il n’est pas utile de les décrire un par un. En effet, il existe aujourd’hui des données globales sur la structure des réseaux de protéines qui démontrent sans équivoque le manque de spécificité des protéines. Nous allons donc exposer ces résultats globaux, nous présenterons ensuite les causes et les conséquences du manque de spécificité des protéines en les illustrant avec des exemples précis. Les réseaux d’interactions entre protéines ont été étudiés globalement dans plusieurs organismes comme la levure, la drosophile ou l’homme11. On a tracé les cartes de toutes les interactions qui peuvent avoir lieu dans une cellule. Ces études des protéomes à grande échelle ne sont pas encore absolument exhaustives, mais les résultats qu’elles apportent sont déjà tout à fait significatifs. Les réseaux d’interactions protéiques possèdent une structure caractérisée par une région centrale où la densité de connexions est la plus forte. Elle est constituée par environ 10 % du nombre total des protéines qui peuvent se lier à des centaines d’autres partenaires. à la périphérie des réseaux, la connectivité est moins forte mais sur l’ensemble des réseaux elle est en moyenne comprise entre 7 et 8. De ce fait, toutes les voies d’interactions protéiques, impliquées dans le métabolisme, la signalisation ou l’expression des gènes sont interconnectées avec de très nombreux points de contact entre elles12. Ces études globales confirment donc les résultats qui avaient été obtenus dans celles restreintes à des protéines particulières. Contrairement à ce qui était prédit, de nombreuses protéines peuvent interagir avec de nombreux partenaires moléculaires. extracellulaire apportant le signal que les réactions qui le transduisent à l’intérieur de la cellule. 9. On parle d’expression des gènes pour signifier qu’un gène est actif ou pas, c’està-dire que la protéine qu’il code est fabriquée ou pas. Les interactions entre les protéines du noyau de la cellule et des séquences de liaison dans l’ADN contrôlent de phénomène d’expression génétique. 10. Le mot « spécificité » est l’un des plus utilisés dans la littérature biologique dans des sens variés qui ne sont pas toujours précisés. Afin d’éviter tout malentendu il faut le redéfinir. Nous nous référons au sens originel de la stéréospécificité. La stéréospécificité implique que les molécules ne sont capables que d’interactions uniques, ou en nombre limité, déterminées par leur structure tridimensionnelle. 11. Bork et al. (2004), “Protein interaction networks from yeast to human”, Current Opinion in Structural Biology, 14 @. 12. Barabasi & Oltvai (2004), “Network biology : understanding the cell’s functional organization”, Nature Reviews Genetics, 5 @. Albert (2005), “Scale-free networks in cell biology”, Journal of Cell Science, 118 @.
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[jean-jacques kupiec / une approche darwinienne de l’ontogenèse] 3 Les causes du manque de spécificité moléculaire
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l en existe de multiples. Elles sont de différentes natures et elles agissent de concert. 3.1 La multiplicité des domaines d’interaction
Les protéines interagissent via des domaines d’interaction13. Ce sont des motifs structuraux correspondant en général à des séquences longues de 40 à 150 acides aminés. Il en existe un grand nombre correspondant à des séquences différentes. Une cause du manque de spécificité tient au fait que le même domaine peut être porté par de nombreuses protéines (ême si le contexte dans lequel est inséré un domaine restreint partiellement ses possibilités de liaison à d’autres protéines). La séquence codant pour le domaine appelé SH2 est présente 115 fois dans le génome humain et la séquence du domaine SH3 est présente 253 fois14. De plus, ces domaines répétés reconnaissent souvent des séquences de liaison très courtes ne mesurant que quatre à dix acides aminés. Elles sont elles-mêmes de ce fait présentes dans une multitude de protéines qui sont autant de partenaires moléculaires possibles. Ainsi, le domaine SH3 reconnaît la séquence d’acides aminés P-X-X-P (P = proline et X = n’importe quel acide aminé). De nombreux autres domaines d’interaction propices à de telles combinatoires ont été identifiés15. 3.2 La plasticité des sites d’interaction Une autre cause de non-spécificité moléculaire détruit la conception que nous nous faisons d’une interaction moléculaire entre deux entités bien définies. Non seulement les mêmes domaines d’interaction sont présents dans de nombreuses protéines mais un même domaine protéique peut se lier à des molécules différentes. Le domaine appelé MH2 des protéines SMAD en fournit un exemple. Ces protéines sont utilisées dans la transduction de signaux entre la membrane cellulaire et le noyau où elles modulent l’activité de plusieurs gènes. Pendant ce transfert, leur domaine MH2 interagit avec de nombreux partenaires portant des séquences de liaison différentes16. Ce phénomène 13. Hunter (2000), “Signaling-2000 and beyond”, Cell, 100 @. 14. Pawson & Nash (2003), “Assembly of cell regulatory systems through protein interaction domains”, Science, 300 @. 15. Castagnoli et al. (2004), “Selectivity and promiscuity in the interaction network mediated by protein recognition modules”, FEBS Letters, 567 @. 16. Pawson & Nash (2003), “Assembly of cell regulatory systems through protein interaction domains”, Science, 300 @.
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[les mondes darwiniens] multiplie la combinatoire des interactions possibles et remet en cause la vision statique de la stéréospécificité. En effet, pour un même domaine les molécules possibles peuvent être très différentes par leur forme, leur taille et leur composition en acides aminés. Il y a un nombre croissant d’arguments qui indiquent que ce phénomène est dû au fait qu’un site d’interaction protéique n’est pas une entité statique mais dynamique. Sa structure tridimensionnelle n’est pas rigide mais flexible. Elle change constamment de conformation. Une protéine en solution serait en réalité une population constituée d’un mélange de plusieurs conformations en équilibre dynamique, chacune possédant une « spécificité » potentielle particulière. Les structures déduites par cristallisation ne sont en fait que des images figées qui élimine cette diversité de conformations. Dans cette perspective, ce n’est pas la structure préexistante de la protéine qui détermine ses interactions futures mais la molécule qui stabilise une de ces conformations17. 3.3 Les protéines désordonnées Il y a une cause de non-spécificité encore plus radicale. Nous l’avons déjà souligné, la biologie moléculaire repose sur l’idée que les protéines possèdent une structure tridimensionnelle bien définie et que l’organisation biologique macroscopique provient de cet ordre microscopique. Ce dogme est aujourd’hui battu en brèche. Il est démontré qu’une très grande fraction des protéomes correspond à des protéines qui contiennent des régions intrinsèquement désordonnées, incapables de générer par elles-mêmes des structures secondaires. Dans ces protéines, les régions désordonnées forment en général plus de la moitié de la protéine et souvent la totalité. Elles ne sont pas accessoires. Au contraire, les protéines n’acquièrent une structure fonctionnelle que lorsque les régions désordonnées sont stabilisées grâce à l’interaction avec une autre molécule. Du fait de leur très grande plasticité, elles peuvent interagir avec de nombreux partenaires en adoptant une conformation et une fonction différentes dans chaque cas18. Par exemple, HMGA est une protéine nucléaire 17. Ma et al. (2002), “Multiple diverse ligands binding at a single protein site : a matter of pre-existing populations”, Protein Science, 11 @. 18. Wright & Dyson (1999), “Intrinsically unstructured proteins : re-assessing the protein structure-function paradigm”, Journal of Molecular Biology, 293 @. Dunker & Obradovic (2001), “The protein trinity-linking function and disorder”, Nature Biotechnology, 19 @. Dyson & Wright (2005), “Intrinsically unstructured proteins and their functions”, Nature Reviews Molecular Cell Biology, 6 @. Dunker et al.
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[jean-jacques kupiec / une approche darwinienne de l’ontogenèse] intrinsèquement totalement désordonnée. Elle joue un rôle important dans la structuration des chromosomes, de la chromatine, ainsi que la transcription d’au moins 45 gènes. Pour cela, elle interagit avec les structures chromosomiques, les nucléosomes et au moins 18 facteurs de transcription différents. Dans chacun de ces cas, l’interaction avec un partenaire différent lui confère une structure fonctionnelle particulière. On peut citer un autre cas notoire. La protéine p21 est connue pour son rôle essentiel dans le cycle cellulaire. Elle inhibe différents complexes cycline-Cdk grâce à des conformations variables stabilisées par les interactions. Il ne s’agit pas de cas isolés. Aujourd’hui, des centaines de cas de protéines pouvant changer de structure et de fonction par un tel mécanisme d’interaction structurante sont connus19. La composition en acides aminés, l’hydrophobicité et la charge électrique confèrent aux protéines désordonnées une signature caractéristique qui permet de bien les différencier des protéines structurées. Grâce à des algorithmes appropriés, il est possible d’analyser des génomes entiers ou des banques de séquences protéiques et de déterminer la fraction correspondant à des protéines désordonnées. Elles forment 36 à 63 % des génomes chez les eucaryotes et seulement 7 à 33 % chez les procaryotes. Le désordre protéique est donc corrélé positivement avec la multicellularité20. Il est aussi significativement amplifié dans les protéines de la signalisation et celles impliquées dans le cancer21, dans les facteurs de transcription22 et dans les « protéines centrales » des réseaux protéiques23. Ces études démontrent que le désordre protéique n’est pas un phénomène marginal. Au contraire, il est amplifié dans la signalisation cellulaire et la transcription des gènes. Ces protéines remettent radicalement en cause l’idée classique que nous nous faisons de la relation entre le gène, la structure et la fonction d’une (2005), “Flexible nets. The roles of intrinsic disorder in protein interaction networks”, FEBS Journal, 272 @. 19. Beckett (2004), “Functional switches in transcription regulation ; molecular mimicry and plasticity in protein-protein interactions”, Biochemistry, 43 @. 20. Dunker et al. (2000), “Intrinsic protein disorder in complete genomes”, Genome Informatics, 11 @. 21. Iakoucheva et al. (2002), “Intrinsic disorder in cell-signaling and cancer-associated proteins”, Journal of Molecular Biology, 323 @. 22. Liu et al. (2006), “Intrinsic disorder in transcription factors”, Biochemistry, 45 @. 23. Haynes et al. (2006), “Intrinsic disorder is a common feature of hub proteins from four eukaryotic interactomes”, PLoS Computational Biology, 2 @.
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[les mondes darwiniens] protéine. Pour elles, l’ordre ne dépend pas de leur séquence codée dans l’ADN mais des rencontres qu’elles font dans la cellule. Leur structure et leur fonction ne sont pas écrites dans le génome, préexistantes et immuables, mais sont produites par les processus cellulaires en temps réel. Il n’est pas envisageable que le programme génétique puisse déterminer précisément les rencontres intermoléculaires. Certaines données suggèrent même fortement qu’il y entre une part inévitable de probabilité. Dans le cas extrême, la même rencontre intermoléculaire peut produire des effets différents parce que les deux partenaires peuvent interagir de manière variable induisant des conformations et des fonctions différentes. Le choix entre ces options semble alors aléatoire24. 3.4 La spécificité n’est pas un concept expérimental Finalement, il y a un problème épistémologique lié à l’utilisation de la stéréospécificité en tant que concept. Les protéines ne peuvent pas être spécifiques tout simplement parce que ce concept n’est pas pertinent pour décrire la réalité expérimentale. Il impose de lui-même un ordre arbitraire au regard que nous posons sur la nature, même si cet ordre n’existe pas réellement. En effet, il s’agit d’une notion qualitative alors que dans la pratique nous analysons les interactions moléculaires avec des paramètres quantitatifs. La spécificité suit la règle du « tout ou rien » ; selon le mode de pensée qu’elle impose, deux molécules sont ou ne sont pas spécifiques l’une de l’autre. Mais le réel n’est pas conforme à cette logique aristotélicienne et à cette manière ordonnée de découper le monde de manière discontinue. Une interaction moléculaire se mesure par les constantes d’équilibre du complexe que forment les molécules. Aucune interaction n’est absolument stable. Ce qui est mesuré est la durée de vie moyenne, plus ou moins grande, du complexe entre deux événements de dissociation. Plus l’affinité est forte, plus le complexe sera stable et plus sa durée de vie moyenne sera longue. Une molécule donnée peut toujours interagir avec de nombreux partenaires avec des affinités variables plus ou moins grandes. à cause de ce caractère quantitatif et continu des affinités moléculaires, l’expérimentateur doit alors obligatoirement fixer un seuil en deçà duquel il considère l’interaction comme non spécifique. Mais, cela ne 24. Haarman et al. (2003), “The random-coil ‘C’ fragment of the dihydropyridine receptor II-III loop can activate or inhibit native skeletal ryanodine receptors”, Biochemistry Journal, 372 @.
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[jean-jacques kupiec / une approche darwinienne de l’ontogenèse] signifie pas que les interactions faibles n’existent pas et qu’elles n’ont pas lieu dans l’organisme. Cette démarche est subjective. Elle conduit à un biais dans notre appréciation de la réalité et à une contradiction. Rien ne nous permet de décréter, a priori, qu’une interaction faible n’a pas d’effet biologique. Il se peut même qu’une interaction faible répétée souvent ait plus d’effets biologiques qu’une interaction forte se produisant rarement. Même si les interactions faibles n’ont pas de conséquences physiologiques directes, par le simple fait qu’elles ont lieu, elles entrent en compétition avec les interactions fortes dont elles affectent la cinétique. Elles contribuent donc aussi à déterminer l’état d’un système biologique. Malgré cela, nous opérons toujours une sélection arbitraire qui laisse de côté les interactions faibles. Pour s’assurer qu’une interaction est vraiment pertinente, il est possible de vérifier qu’elle se produit in vivo dans son contexte cellulaire d’origine afin de laisser de côté les interactions qui ne sont détectées qu’in vitro25. Mais, cette stratégie est aussi biaisée car nous ne mesurons plus la capacité intrinsèque de la protéine à former des liaisons, due à sa structure physique. D’autres facteurs présents dans la cellule participent toujours à la liaison détectée in vivo. Ce sont des cofacteurs moléculaires ou la structure de la cellule qui favorisent certaines interactions. L’utilisation du concept de spécificité conduit donc à sous-estimer les possibilités physiques d’interaction des molécules biologiques parce qu’il ne capte pas les aspects quantitatifs et continus de ce phénomène. 4 Conséquences du manque de spécificité moléculaire
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e manque de spécificité des protéines repose avec acuité la question de l’origine de l’ordre dans les êtres vivants posée par Schrödinger. En effet, il rend les mécanismes de régulation biologique beaucoup plus difficile à comprendre. Dans le cadre du principe de l’ordre par l’ordre, nous pensions pouvoir les expliquer par des cascades linéaires d’interactions moléculaires clairement définies. Mais, cette conception se heurte au fait que les cascades d’interactions sont interconnectées entre elles grâce aux interactions multiples des protéines. On peut citer deux exemples précis pour illustrer ce problème.
25. von Mering et al. (2002), “Comparative assessment of large-scale data sets of protein-protein interactions”, Nature, 417 @.
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[les mondes darwiniens] Le premier exemple montre comment à partir d’un signal il y a activation de plusieurs cascades différentes qui divergent. La protéine Ras joue un rôle important dans le contrôle de la multiplication cellulaire. Elle influence aussi d’autres processus comme la différenciation et l’apoptose. Elle agit comme un relais dans le transfert de différents signaux extracellulaires tels que les facteurs de croissance, les cytokines ou les hormones. Dans un premier temps, on a réussi à caractériser une cascade linéaire d’interactions qui, de la membrane cellulaire jusqu’au noyau, implique successivement la protéine Raf et une série de kinases pour aboutir à l’activation du facteur de transcription Elk-1. On a alors cru avoir élucidé la chaîne causale expliquant le rôle de Ras dans la multiplication cellulaire. Mais, ce schéma simple s’est compliqué lorsqu’on a découvert que Ras n’interagissait pas uniquement avec Raf mais avec au minimum huit autres effecteurs impliqués dans plusieurs cascades activant de nombreux facteurs de transcription. Du fait de ces activations multiples, la protéine Ras a des effets pléiotropiques et son action sur la multiplication cellulaire est un processus beaucoup plus compliqué qui doit dépendre d’un équilibre précis entre tous ces effets26. Mais cela soulève une nouvelle question : comment cet équilibre est-il contrôlé ? Si d’un côté la régulation biologique apparaît horriblement complexe, d’un autre côté elle pourrait sembler très simple. En effet, il y a relativement peu de voies de signalisation au regard du nombre énorme des signaux qu’une cellule peut recevoir et des situations auxquelles elle doit faire face. Le deuxième exemple montre comment, grâce à la multiplicité des interactions moléculaires, les mêmes voies sont réutilisées par des signaux différents pour transporter leur information et aboutir à des réponses adaptées de la cellule. Cet exemple montre aussi comment une même cascade de signaux produit des effets différents. La levure Sacharomyces cerevisae utilise trois kinases27, Fus3, Hog1 et Kss1 pour répondre à la phéromone sexuelle, à la pression osmotique et induire la croissance filamenteuse. Les trois voies qui activent ces kinases partagent plusieurs parties communes faites des mêmes protéines et pourtant, selon que c’est l’un ou l’autre des signaux qui les activent, elles n’aboutissent qu’à l’une des trois réponses. On peut schématiser cet exemple et le problème qu’il pose (figure 2 ). Trois signaux A, B, C convergent pour 26. Campbell et al. (1998), “Increasing complexity of Ras signaling”, Oncogene, 17 @. 27. Enzyme qui modifie les protéines en leur ajoutant des atomes de phosphore.
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[jean-jacques kupiec / une approche darwinienne de l’ontogenèse] utiliser non spécifiquement la même voie de signalisation, puis divergent et provoquent trois réponses spécifiques A’, B’, C’, respectivement. Pourquoi chaque signal induit-il une réponse unique au lieu des trois réponses possibles ? La même question se pose également pour la régulation de l’expression des gènes. Comment le programme génétique peut-il fonctionner si les interactions entre les protéines régulatrices et leurs séquences cibles dans l’ADN ne sont pas spécifiques ? Citons Figure 2 à nouveau des exemples typiques. Les Le manque de spécificité dans la signalisation cellulaire séquences d’interaction entre protéines régulatrices de la transcription et leurs Les voies de signalisation, faites de cascaséquences cibles dans l’ADN ne sont des de réactions biochimiques, partagent longues que de 6 à 20 nucléotides. De des parties communes. Ici, les trois signaux A, B et C activent les trois réponses nombreuses copies en sont présentes A’, B’et C’ en passant par le même « tronc dans le génome, permettant de multi- commun ». Dans ces conditions, comples interactions. C’est le cas des gènes ment le signal peut-il être véhiculé spécifiquement de sa source à sa cible ? Hox qui déterminent plusieurs étapes du développement embryonnaire28. Les facteurs de transcription qu’ils codent activent de nombreux gènes impliqués dans la différenciation de l’embryon précoce ou des membres chez les vertébrés et les insectes. Pourtant, ces protéines ne présentent pas de spécificité au niveau de leur liaison à l’ADN. Les séquences qu’elles reconnaissent ne sont longues que de six nucléotides, et à cause de leur haute fréquence elles sont présentes dans tous les gènes29. De ce fait, in vitro, elles sont capables de se lier à tous les gènes (ou dans les régions régulatrices de ces gènes) alors qu’elles ne le font que dans un nombre restreint in vivo30. 28. Cf. Balavoine, ce volume. (Ndd.) 29. Gehring et al. (1994), “Homeodomain-DNA recognition”, Cell, 78 @. 30. Carr & Biggin (1999), “A comparison of in vivo and in vitro DNA-binding specificities suggests a new model for homeoprotein DNA binding in Drosophila embryos”, EMBO Journal, 18 @. Biggin (2001), “To bind or not to bind”, Nature Genetics, 28.
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[les mondes darwiniens] On peut citer un cas encore plus spectaculaire. MeCp2 est une protéine qui réprime l’activité des gènes en reconnaissant le dinucléonide CG méthylé. Cette cible est présente 40 millions de fois dans un génome de mammifère alors qu’il n’y a qu’un million de molécules de MeCp231. L’étude systématique des protéomes montre que ce sont toutes les voies de signalisation et de régulation d’une cellule qui sont interconnectées. Le problème doit donc être généralisé au fonctionnement global des réseaux cellulaires. Comment un signal particulier peut-il induire une réponse précise au lieu d’activer toutes les fonctions cellulaires et provoquer un brouillage de tous les effets possibles ? Comment dans ces conditions la cellule peut-elle fonctionner ? Pour résoudre ce problème, on suggère en général que le fonctionnement des réseaux moléculaires est lui-même soumis à une dynamique spatio-temporelle. De ce fait, ce ne sont pas les mêmes parties des réseaux qui seraient actives en même temps aux différents points de la cellule, engendrant de cette manière des réponses spécifiques. 5 La contradiction du déterminisme génétique
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ne série de mécanismes a été proposée pour expliquer cette régulation spatio-temporelle des réseaux de protéines qui permettrait de compenser le manque de spécificité des protéines. Il y a tout d’abord la compartimentation des cellules. Les protéines, selon leur type, seraient confinées dans des compartiments cellulaires particuliers. Cela restreindrait la combinatoire des interactions possibles car certaines molécules ne pourraient pas se rencontrer. Cette compartimentation peut être amplifiée jusqu’à obtenir une microcompartimentation grâce aux protéines « scaffold ». Ces protéines se lient avec toutes les protéines impliquées dans une même voie de signalisation. De ce fait, elles se trouvent concentrées localement et réagissent préférentiellement les unes avec les autres. La séparation temporelle serait due au fait que les protéines ne s’expriment pas avec les mêmes cinétiques temporelles, certaines protéines ne sont donc pas présentes en même temps dans la cellule, ce qui restreint la combinatoire d’interactions possibles. Un autre mécanisme invoque l’existence de combinaisons de cofacteurs ou de voies de signalisation, qui agissant de concert, permettraient une régu-
31. Nan et al. (1997), “MeCP2 is a transcriptional repressor with abundant binding sites in genomic chromatin”, Cell, 88 @.
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[jean-jacques kupiec / une approche darwinienne de l’ontogenèse] lation spécifique et, finalement, il est aussi supposé que ces cellules peuvent répondre spécifiquement selon l’intensité des signaux qu’elles reçoivent. L’ensemble de ces mécanismes est étayé par des données expérimentales, mais force est de constater qu’ils mettent à mal le « principe de l’ordre par l’ordre » qui est la base du déterminisme génétique. En effet, ils déplacent l’explication de la spécificité biologique sur le niveau cellulaire global. Ce n’est plus le niveau moléculaire qui explique le niveau cellulaire mais l’inverse parce que tous ces mécanismes supposent qu’il existe déjà une cellule organisée exprimant des protéines de manière précise, régulée spatialement et temporellement. L’explication apportée par ces mécanismes est circulaire : l’organisation cellulaire est précisément le résultat du processus d’ontogenèse qu’il faut expliquer. Nous sommes donc confrontés ici au paralogisme finaliste classique qui consiste à inverser la cause et l’effet. Et, de fait, il s’agit d’une contradiction totale du déterminisme génétique (figure 3 Þ). Aujourd’hui, il est admis qu’il existe un « bruit » aléatoire au niveau de l’expression des gènes. Certains chercheurs acceptent même l’idée que ce
Figure 3 La contradiction du déterminisme génétique (A) D’après la génétique, l’état moléculaire d’un système détermine son état macroscopique. (B) Or c’est les données récentes suggèrent que c’est l’état macroscopique (phénotype), la structure cellulaire, qui contraint les protéines à interagir de manière spécifique. L’organisation provient donc de la structure macroscopique (du phénotype) et non des gènes et des protéines. C’est une négation totale du postulat fondateur de la génétique !
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[les mondes darwiniens] « bruit » joue un rôle positif en améliorant les propriétés des réseaux de gènes, en leur permettant par exemple de générer différents états d’expression génique. Cependant, la notion de réseau reste intacte. On considère toujours qu’il existe une certaine structure rigide sous-jacente aux systèmes biologiques (le réseau) qui en expliquent les propriétés. On est donc toujours dans le « principe de l’ordre par l’ordre », dans un déterminisme du génome. Mais, étant donné l’ampleur du manque de spécificité des protéines, dont la démonstration expérimentale ne fait que s’accroître au fur et à mesure que s’affinent les techniques d’observation, il devient légitime de questionner ce principe. On peut même se demander s’il n’est pas plus conforme à la réalité de l’inverser et de considérer qu’il n’y a pas de réseau spécifique, même « bruité », sousjacent aux cellules. Il existe bien des chaînes de réaction moléculaires mais au lieu d’être la cause des processus cellulaires, elles en seraient plutôt le résultat. Dans cette nouvelle perspective, qui découle directement des faits expérimentaux, les processus moléculaires ne sont pas spécifiques, mais ils sont soumis à des contraintes macroscopiques qui permettent de trier les interactions moléculaires et de produire une organisation cellulaire. 6 Le principe de l’ontophylogenèse
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n comprend bien d’après l’analyse que nous venons de faire que, pour résoudre la contradiction causée par le manque de spécificité des protéines, la biologie a besoin d’un cadre théorique nouveau qui intègre l’action de la structure cellulaire des êtres. La théorie de l’ontophylogenèse consiste précisément à tirer les conséquences du manque de spécificité des protéines et de la nécessité d’intégrer l’action du niveau cellulaire dans l’explication de l’ontogenèse. De fait, si la structure cellulaire trie les interactions moléculaires non spécifiques au cours de l’ontogenèse, cela implique que la théorie synthétique de l’évolution classique (TSE) doit être modifiée car l’ontogenèse et la phylogenèse ne forment plus qu’un seul et même processus. Comme nous pouvons le voir dans la figure 4A Ü, dans le cadre de la TSE, l’évolution et l’ontogenèse sont deux processus distincts. La sélection naturelle s’exerce sur les phénotypes (structures cellulaires ou multicellulaires) qui sont produits par les programmes génétiques codés dans l’ADN. Dans ce cadre, la sélection naturelle n’agit pas dans l’ontogenèse. Elle ne fait que trier indirectement les mutations associées avec certains phénotypes. Mais, si nous intégrons le fait que la structure cellulaire trie les interactions moléculaires (figure 4B Ü), dans la mesure où
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Figure 4 L’extension de la synthèse évolutive (A) La théorie synthétique de l’évolution classique. Ontogenèse et phylogenèse sont causalement séparées. (B) L’ontophylogenèse. L’ontogenèse et la phylogenèse ne forment qu’un seul processus. La sélection naturelle agit dans l’ontogenèse via la structure cellulaire.
elle est elle-même triée et façonnée par la sélection naturelle, nous devons en déduire que la sélection naturelle, via cette structure cellulaire, agit dans l’ontogenèse : les interactions moléculaires sont triées par la structure cellulaire (ou multicellulaire) qui est elle-même triée par la sélection naturelle. Donc, au final, la sélection naturelle trie les interactions moléculaires. De ce fait, l’ontogenèse et la phylogenèse ne forment qu’un seul processus. Dans le cadre de la TSE (figure 4A), il n’y a pas de continuité causale entre ontogenèse et phylogenèse : les deux aboutissent au phénotype adulte (structure cellulaire ou multicellulaire) mais restent séparés. Par contre, lorsque nous intégrons l’action de la structure cellulaire sur les interactions moléculaires, l’ontogenèse devient bidirectionnelle (figure 4B). Il s’agit d’un processus qui va en même temps du « bas vers le haut » (« bottom-top ») et du « haut vers le vas » (« top-bottom ») dans lequel il existe une continuité causale allant de la sélection naturelle jusqu’au niveau moléculaire. Évidemment, une telle extension du champ d’application du darwinisme bouleverse la théorie synthétique de l’évolution en vigueur. L’ontophylogenèse heurte notre mode de pensée habituel. Dans son cadre, l’ontogenèse, au lieu d’être le résultat d’un mécanisme déterministe contrôlé par les gènes, est comprise comme un processus intrinsèquement probabiliste au niveau des interactions entre molécules ; en effet, le manque de spécificité des protéi-
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[les mondes darwiniens] nes a pour effet d’induire des possibilités combinatoires multiples dans les interactions moléculaires. Chacune de ces combinaisons possède une certaine probabilité de se réaliser mais le processus d’ontogenèse est soumis à une sélection provenant de la structure cellulaire (ou multicellulaire), qui est elle-même sélectionnée par l’environnement de l’organisme. En réalité, l’idée d’une ontogenèse résultant de règles sélectives darwiniennes n’est pas absolument nouvelle. Dans l’Antiquité, Empédocle (490-435 av. J.-C.) avait lui aussi recours à un mélange de hasard et de sélection pour l’expliquer. Au xixe siècle, l’embryologiste Wilhelm Roux a écrit un livre intitulé La Lutte des parties dans l’organisme32, dans lequel il postulait un phénomène de compétition darwinienne entre les composants de l’organisme. Cette théorie est restée largement méconnue et Roux l’abandonna pour adopter un point de vue déterministe. Au xxe siècle, le darwinisme a connu d’autres applications dans des domaines spécialisés de la biologie. En immunologie, la synthèse des anticorps est le résultat d’un mécanisme sélectif. Grâce à la variabilité des gènes qui fabriquent les anticorps, chaque cellule immunitaire synthétise un anticorps différent. L’antigène ne fait que stimuler la multiplication de la cellule synthétisant l’anticorps qui le neutralise33. Dans le cas du système nerveux, la construction des circuits de cellules neurales semble aussi se faire par une « sélection neuronale ». Selon les théories proposées par Changeux, Courrège & Danchin34, puis Edelman & Mountcastle35, dans un premier temps les neurones s’associeraient au hasard grâce aux immenses possibilités combinatoires de leurs extrémités (synapses et dendrites), en créant de très nombreux circuits. Dans un deuxième temps, seuls les circuits permettant une réponse adéquate aux stimuli reçus par l’organisme seraient conservés. Cependant, malgré ces exceptions notables, l’embryogenèse et la physiologie ont toujours été dominées par des théories déterministes. L’ontophylogenèse va plus loin. Non seulement nous suggérons que le mécanisme fondamental de l’ontogenèse est conceptuellement analogue à la sélection naturelle parce qu’il combine le hasard moléculaire et la sélection cellulaire, mais nous pensons aussi qu’il est une véritable extension de cette sélection naturelle, celle qui 32. Trad. fr., éditions Matériologiques, 2011 @. 33. Jerne (1955), “The natural-selection theory of antibody formation”, PNAS USA, 41 @. [Cf. Pradeu, ce volume. (Ndd.)] 34. Changeux et al. (1973), “A theory of the epigenesis of neuronal networks by selective stabilization of synapses”, PNAS USA, 70 @. 35. Edelman & Mountcastle (1978), The Mindfull Brain, MIT Press @.
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[jean-jacques kupiec / une approche darwinienne de l’ontogenèse] Figure 5 La différenciation cellulaire dans le cadre de l’ontophylogenèse La non-spécificité des interactions moléculaires génèrent de manière aléatoire une diversité d’interactions et de structures moléculaires, qui conduisent notamment, dans le noyau des cellules, à l’expression aléatoire des gènes. De cette manière se créent des cellules différentes. Dans cette figure, selon que c’est l’événement aléatoire a ou b qui se produit, la cellule indifférenciée se transforme en cellule de type A ou B. La sélection s’exerce sur ce processus probabiliste. Les cellules, via les molécules qu’elles synthétisent et qui diffusent créent des microenvironnement auxquelles elles doivent s’adapter. Ici, cela conduit à la sélection réciproque de la cellule A par la cellule B et réciproquement.
produit l’évolution des espèces, à l’intérieur des populations cellulaires qui constituent le milieu intérieur des êtres vivants36. 7 La différenciation cellulaire
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ous allons maintenant préciser comment l’ontophylogenèse permet d’expliquer la différenciation des cellules, l’expression des gènes et l’organisation des tissus pendant l’embryogenèse. Dans ce cadre théorique général, l’expression aléatoire des gènes, causées par la non-spécificité des interactions moléculaires dans les noyaux cellulaires, permet aux cellules de changer d’état sans être dirigées par des signaux émanant d’un programme génétique. Cependant, elles ne sont pas livrées à un probabilisme absolu. Il existe également une contrainte sélective qui opère un tri parmi la diversité d’états cellulaires aléatoires et dirige l’embryogenèse vers l’état adulte (figure 5 Ý). Chaque cellule d’un organisme se trouve dans un micro-environnement particulier qui lui permet de se multiplier et de se différencier. Ce micro-environnement, déterminé par la structure multicellulaire de l’embryon, est caractérisé par les concentrations des métabolites auxquels la cellule a accès. Le métabolisme doit être compris ici au sens large, ce sont toutes les réactions et tous les échanges biochimiques, y compris des molécules considérées habituellement comme des signaux. En fonction des variations 36. Cf. Kupiec (2008), L’origine des individus, Fayard.
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[les mondes darwiniens] de ce micro-environnement, les cellules qui expriment un phénotype adéquat sont sélectionnées ou stabilisées. De là proviennent les différenciations cellulaires à l’origine des tissus constituant un être adulte. Cette théorie s’appuie sur de nombreuses données expérimentales. Nous nous contenterons ici de n’en donner que quelques exemples. Depuis longtemps on sait qu’il y a une grande variabilité dans les cinétiques de différenciation de nombreuses lignées cellulaires, conforme à la prédiction d’un modèle probabiliste dans lequel les cellules ont une probabilité de se différencier à chaque cycle cellulaire. Les premières observations allant dans ce sens ont été obtenues par Jim Till37 et ses collègues sur les cellules hématopoïétiques. Aujourd’hui, l’expression aléatoire des gènes est un phénomène démontré38. De plus, il existe aussi des données qui confortent directement l’hypothèse d’une sélection darwinienne à l’intérieur de l’organisme. Gines Morata et ses collègues ont démontré qu’il existe une véritable compétition entre cellules pour éviter l’apoptose pendant le développement de l’aile de la drosophile. Cette compétition se fait vis-à-vis d’un facteur de survie appelé decapentaplegic et elle fait partie intégrante du processus d’embryogenèse de cet organe. Ce facteur est habituellement considéré comme un signal mais dans le cadre de ce mécanisme darwinien, il agit véritablement comme une ressource. Dans cette compétition, les cellules au métabolisme le plus actif accaparent decapentaplegic, prolifèrent plus rapidement et l’emportent au détriment des cellules moins actives qui sont soumises à l’apoptose. Cette adaptation des cellules à leur micro-environnement dépend du taux d’expression de certains gènes. Par exemple, les cellules qui expriment le gène d-myc à un niveau plus élevé sont des « super-compétitrices » dont le taux de multiplication est très élevé39. Toutes ces observations, démontrant la composante probabiliste de la différenciation cellulaire, de l’expression des gènes et les phénomènes de compétition entre cellules ont été obtenues indépendamment les unes des autres sur des systèmes expérimentaux différents. Pour valider le modèle darwinien de manière plus précise, il manque encore un ensemble de données 37. Till (1964), “A stochastic model of stem cell proliferation, based on the growth of spleen colony-forming cells”, PNAS USA, 51 @. 38. Kærn et al. (2005), “Stochasticity in gene expression : from theories to phenotypes”, Nature Reviews Genetics, 6 @. Kupiec et al. (2011), Le hasard au cœur de la cellule, éditions Matériologiques @. 39. Moreno et al. (2004), “Cells compete for decapentaplegic survival factor to prevent apoptosis in Drosophila wing development”, Nature, 416 @.
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[jean-jacques kupiec / une approche darwinienne de l’ontogenèse] qui démontreraient que ces phénomènes sont intriqués de manière causale dans un même système expérimental, et ces observations devraient ensuite être généralisées. Cependant, les données existantes démontrent déjà que le darwinisme cellulaire est une théorie reposant sur une base expérimentale solide et que l’on peut définir un programme de recherche pour la tester. Une autre méthode permet de tester la pertinence d’une théorie. Il s’agit de la simulation numérique. Elle consiste à créer un modèle informatique d’un phénomène selon un mode de fonctionnement correspondant à la théorie en question. L’ordinateur permet créer des phénomènes virtuels que l’on peut analyser plus facilement et plus rapidement qu’un phénomène réel en faisant varier systématiquement tous les paramètres du modèle. Cette technique ne prouve pas que la théorie simulée est forcément vraie dans la nature, mais elle permet d’étudier ses propriétés intrinsèques et d’évaluer sa plausibilité. Elle permet de mettre à jour des comportements non triviaux et de faire des prédictions qui peuvent à leur tour être testées sur un système réel. Il s’agit en quelque sorte d’expériences de pensée qu’il serait très difficile de faire sans l’aide de l’ordinateur à cause du très grand nombre de paramètres impliqués dans les systèmes biologiques. Nous avons réalisé ce type d’étude avec des physiciens de l’université Pierre et Marie Curie40. Nous avons simulé des cellules soumises aux règles du modèle darwinien. L’information que nous recherchions dans cette simulation était de savoir si le modèle darwinien est capable de générer des tissus organisés. Nous avons donc modélisé un système darwinien minimal fait de deux types cellulaires Rouge et Vert correspondant à l’activité de deux gènes r et v. à chaque pas de simulation une cellule peut mourir ou se diviser ou activer l’un des deux gènes avec une certaine probabilité. C’est la composante probabiliste du modèle. Mais ces trois processus dépendent également de l’environnement cellulaire. C’est la composante stabilisatrice ou sélective. En effet, les cellules exprimant les gènes r ou v synthétisent des molécules R ou V respectivement. Ces molécules diffusent dans l’espace où prolifèrent les cellules. Chacune de ces cellules se trouve ainsi dans un environnement caractérisé par les concentrations locales en molécules R et V. Ces concentrations déterminent aussi bien la probabilité de 40. Laforge et al. (2005), “Modeling embryogenesis and cancer : an approach based on an equilibrium between the autostabilization of stochastic gene expression and the interdependence of cells for proliferation”, Progress in Biophysics and Molecular Biology, 89 @.
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[les mondes darwiniens] différenciation que la survie et la prolifération des cellules. D’une part, il y a une autostabilisation de l’expression génétique correspondant à une boucle de rétroaction positive : le gène r est actif dans une cellule, plus il y a de molécules R dans son environnement plus sa probabilité de changer et d’exprimer le gène v diminue jusqu’à la stabilisation complète de l’expression de r. Elle a alors atteint son état différencié Rouge. Il en est de même pour les cellules vertes qui sont stabilisées par les molécules V qu’elles fabriquent. L’importance de telles rétroactions positives dans l’établissement d’états stables d’expression génétique a déjà été montrée41. Elles correspondent, en général, à une propriété connue d’autoactivation de nombreux gènes codant pour des facteurs de transcription. Il s’agit ici d’une autostabilisation qui pourrait également dépendre des modifications épigénétiques des protéines de la chromatine. Dans le modèle, il y a donc une fonction qui relie la probabilité d’exprimer r ou v dans une cellule à la concentration en molécules R ou V présente dans environnement immédiat. La fonction utilisée est une fonction dite de FermiDirac qui permet de décrire un large éventail de situations. D’autre part, il y a dans le modèle une interdépendance des cellules. On sait que les cellules des êtres multicellulaires échangent des facteurs de croissance qui sont nécessaires à leur survie ou à leur prolifération. Une telle contrainte a été intégrée : une cellule rouge a besoin de métaboliser des molécules V fabriquées par des cellules vertes pour se multiplier. Cela ne sera donc possible que là où les molécules V sont présentes en quantité suffisante. Si non, la cellule devient quiescente, ou meurt si la quantité de molécules V présente est inférieure à un certain seuil nécessaire à la survie. De la même manière, une cellule verte a besoin de molécules R fabriquées par les cellules rouges pour survivre et se multiplier. Les molécules R et V sont donc l’équivalent de facteurs des croissance pléiotropiques qui sont soit des facteurs de différenciation soit des facteurs de survie ou de prolifération selon les cellules sur lesquelles ils agissent. La simulation de ce modèle démontre qu’il possède les propriétés principales attendues d’une théorie de l’embryogenèse. Lorsqu’on laisse croître une population de cellules soumises à ces règles de fonctionnement, on observe un scénario similaire à chaque fois que l’on répète l’expérience. à partir de 16 cellules initiales dont le gène exprimé est choisi au hasard, il se forme une bicouche régulière de cellules rouges et vertes (ici représentées sur la 41. Lewis et al. (1977), “Thresholds in development”, Journal of Theoretical Biology, 65 @.
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Figure 6 Formation d’une bicouche cellulaire Lorsque la bicouche atteint son état de développement maximal (D), elle cesse de croître même si on laisse la simulation se poursuivre (E). Or, dans le programme informatique il n’y a aucune condition spécifiant l’arrêt de la prolifération cellulaire. Il s’agit d’une propriété spontanée du modèle darwinien imprévisible sans l’aide de la simulation.
figure 6 Ý en grisé de tons différents). Cette bicouche croît, jusqu’à atteindre son état de développement maximal. Lorsqu’elle a atteint ce « stade adulte », elle cesse de croître, même si on laisse la simulation se poursuivre. Le modèle génère systématiquement cette structure ordonnée invariante caractérisée par les deux couches adjacentes de cellules rouges et vertes et sa croissance est finie, comme celle d’un être vivant. L’analyse démontre que la production de cette structure dépend d’un équilibre entre l’autostabilisation de l’expression génétique et l’interdépendance pour la prolifération. En effet, si on supprime l’une ou l’autre, le système perd toutes ses propriétés d’organisation. Au lieu de générer la bicouche cellulaire, les cellules sont prises dans une croissance incontrôlée infinie (figure 7 Ü). Un résultat analogue peut être obtenu si l’on modifie la valeur quantitative d’un seul des paramètres qui règlent ces processus. Par exemple, les paramètres de la fonction de Fermi-Dirac ou la vitesse de diffusion des molécules. Il s’agit là d’un résultat remarquable qui était difficilement prévisible : l’inhibition de la croissance de la structure cellulaire est produite par l’action conjointe de deux processus (l’autostabilisation et l’interdépendance) qui sont, au départ, sans rapport avec le contrôle de la prolifération cellulaire. Dans le programme informatique il n’y a aucune condition spécifiée pouvant conduire à une telle inhibition. Il s’agit donc d’une propriété spontanée du modèle darwinien. Grâce à ce résultat, nous avons pu
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Figure 7 L’équilibre sélectif (A) Si on supprime l’autostabilisation de l’expression des gènes ou l’interdépendance entre les cellules, le système perd ses propriétés d’organisation. Les cellules sont prises dans une croissance infinie qui envahit toute la matrice. (B) Des résultats analogues sont obtenus si l’on modifie l’équilibre des valeurs quantitatives du modèle en changeant un seul paramètre (ici la vitesse de diffusion des molécules). (C) Dans certains cas, des structures de forme différente peuvent être générées.
faire des expériences de simulation qui abordent la question de la prolifération cellulaire sous un angle tout à fait nouveau. Selon la théorie du programme génétique, la prolifération des cellules est contrôlée par des signaux d’activation ou d’inhibition. Avec le modèle darwinien, comme nous l’avons vu, le processus est tout à fait différent. Il n’y a pas de différence entre le système en croissance et le système à l’état stationnaire qui serait liée à la présence de signaux spécifiques du contrôle de la prolifération. La population cellulaire cesse de croître lorsqu’elle atteint un état d’équilibre et cet état dépend de la valeur quantitative des paramètres du modèle. Les mutations qui, dans un organisme réel, surviendraient dans des protéines impliquées dans l’autostabilisation ou l’interdépendance changeraient les valeurs des paramètres qui règlent ces processus. Par exemple, une mutation dans un facteur de transcription impliqué dans l’autostabilisation modifierait son affinité pour sa séquence cible dans l’ADN et, conséquemment, dans le modèle le paramètre d’autostabilisation de l’expression génétique serait également modifié. La simulation d’un tel événement démontre que l’équilibre de la bicouche cellulaire est alors rompu et que la prolifération reprend. Lorsqu’à partir d’une bicouche cellulaire ayant atteint son état d’équilibre on change la valeur du paramètre d’autostabilisation, on assiste à une reprise locale de la prolifération provoquant l’apparition progressive de masses de cellules évoquant des tumeurs (figure 8 Ü). De même, une mutation pourrait changer les propriétés de diffusion d’une protéine. Dans notre modèle informatique,
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Figure 8 Reprise de la prolifération cellulaire par rupture de l’équilibre De gauche à droite. (A) Une bicouche « normale » est formée. (B) Le paramètre d’autostabilisation de l’expression des gènes est modifié suite à une mutation. Du fait de la rupture de l’équilibre entre les paramètres du modèle, il y a une reprise localisée de la prolifération des cellules. (C) et (D) La prolifération donne naissance à des masses de cellules au phénotype non stabilisé, relâchées dans l’environnement de la bicouche.
cela revient à changer la valeur du paramètre réglant la vitesses de diffusion des molécules. La simulation montre que dans ce cas cela induit un déséquilibre dans la répartition des molécules qui provoque également une croissance incontrôlée détruisant la bicouche cellulaire. Dans ce nouveau modèle de la prolifération cellulaire, le rôle des mutations n’est pas nié mais il ne consiste pas, comme supposé par la théorie classique des mutations somatiques, à permettre à une cellule initiale, devenue anormale du fait de la mutation, d’échapper au contrôle de la prolifération exercé par le programme génétique de l’organisme. Au contraire, les mutations participent en premier lieu à la destruction de l’équilibre global de l’organisme, ce qui provoque secondairement une reprise localisée de la prolifération à partir d’une cellule. Ces mutations détruisant l’équilibre global ne se produisent pas forcément dans la cellule cancéreuse mais également dans son micro-environnement. Ce résultat de la simulation est en accord avec de nombreuses données récentes qui démontrent le rôle du micro-environnement dans la cancérogenèse42. 42. Capp (2005), “Stochastic gene expression, disruption of tissue averaging effects and cancer as a disease of development”, Bioessays, 27 @ ; idem (2011), « Le rôle
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[les mondes darwiniens] Finalement, nous avons testé l’impact de la stochasticité et de la mort cellulaire sur les performances du modèle. Il est possible, pour certaines valeurs d’un paramètre de la fonction de Fermi-Dirac contrôlant la probabilité d’expression des gènes, de créer des versions du modèle dans lesquelles le passage entre une probabilité P = 1 et P = 0 d’exprimer un gène se fait sans transition par une fonction en « marche d’escalier ». On se trouve alors dans le cas d’un mécanisme déterministe. Nous avons donc pu comparer des versions déterministes et probabilistes du modèle, tous les autres paramètres étant par ailleurs maintenus constants. Cette analyse a montré que lorsqu’on répète la simulation un grand nombre de fois, il y a moins de variabilité dans la cinétique de formation de la bicouche si le modèle est stochastique. Ce résultat démontre que, contrairement à l’intuition commune, la stochasticité améliore la reproductibilité de l’organisation tissulaire. Cela est dû à la souplesse qu’elle introduit dans le comportement des cellules. Nous avons également créé une version du modèle dans laquelle la mort cellulaire a été supprimée. Dans ce cas, la bicouche peut toujours se créer mais avec un taux d’échec nettement supérieur. Cela est dû au fait que la mortalité cellulaire permet d’éliminer des cellules non adaptées à leur environnement local qui gênent la mise en place de l’équilibre entre cellules rouges et vertes. Le modèle darwinien apporte donc également une explication très forte à son origine évolutive : la mort ou la différenciation cellulaire sont deux effets différents produits par le même mécanisme sélectif gouvernant la dynamique des cellulaires embryonnaires. 8 Conclusion
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es données expérimentales acquises récemment par la biologie moléculaire démontrent que les protéines ne sont pas spécifiques et il faut invoquer l’action de la structure cellulaire pour expliquer l’organisation biologique. Cela contredit les fondements du déterminisme génétique. L’ontophylogenèse permet de lever cette contradiction. Elle intègre le rôle de la structure cellulaire et elle conduit à une nouvelle manière de concevoir la différenciation cellulaire selon un processus fait de hasard moléculaire, notamment dans l’expression des gènes, et de sélection cellulaire. Les résultats de nos simulations démontrent que Schrödinger s’est trompé : un ordre tissulaire peut parfaitement être produit par un mécanisme biologide l’expression aléatoire des gènes dans la cancérogenèse », in Kupiec et al., Le hasard au cœur de la cellule, éditions Matériologiques @.
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[jean-jacques kupiec / une approche darwinienne de l’ontogenèse] que fondé sur l’expression stochastique des gènes et la sélection. Les simulations permettent également apporter des éléments de réponse à la question « Qu’est-ce que la vie ? » posée par Schrödinger. Il pensait que les lois habituelles de la physique fondée sur le hasard brownien ne s’appliquent pas en biologie. C’est inexact. Les molécules biologiques sont soumises aux lois probabilistes comme les molécules des systèmes physiques. Mais, les molécules biologiques ne sont pas soumises à un comportement purement statistique découlant de la loi des grands nombres. La vie est constituée de systèmes aléatoires biaisés. D’une part, la sélection naturelle exerce une contrainte sur l’organisation des tissus. D’autre part, le fonctionnement probabiliste de l’ADN modifie la composition qualitative et quantitative d’une cellule en protéines et influe sur la probabilité des événements qui peuvent s’y produire. Tous les événements ne sont donc pas équiprobables. Certains très favorisés ont la plus haute probabilité de se réaliser. Ce sont eux qui produisent les êtres vivants organisés que nous sommes.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 21
Guillaume Balavoine
La génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution
L
a recherche en génétique du développement a fait des progrès considérables ces trente dernières années. De l’identification, au sens moléculaire, des premiers gènes impliqués dans les processus de l’embryogenèse, on est passé aujourd’hui aux méthodes d’analyse de masse et à l’exploration des réseaux de gènes très complexes qui contrôlent la croissance, la destinée et les mouvements des cellules embryonnaires. L’essor des techniques de biologie moléculaire et la découverte de gènes du développement conservés chez les animaux a permis une analyse comparative du développement dans les « espèces modèles » de laboratoire, c’est-à-dire la mouche drosophile, le ver nématode Caenorhabditis elegans et plusieurs espèces de vertébrés (la souris, le poulet, la grenouille Xenopus et plus récemment le poisson téléostéen Danio). Dans les années 1990, cette génétique comparée du développement s’est constituée comme une sousdiscipline de la biologie du développement (et non des « sciences de l’évolution ») et est souvent désignée sous le nom d’« Evo-Devo » (de l’américain Evolutionary Developmental Biology). Pourtant, la liaison de ces recherches avec la théorie de l’évolution a été relativement longue à émerger. L’explication de ce fait est, je pense, en grande partie culturelle : même si ses pionniers étaient des chercheurs très intéressés par l’évolution, la génétique moléculaire du développement s’est ensuite développée de façon largement indépendante. L’étude de l’évolution reste un axe relativement marginal chez les biologistes du développement (les liens évidents entre la génétique du développement et le cancer qui est une forme anormale de développement attirent plus de
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[les mondes darwiniens] vocations) et le nombre d’équipes de recherche qui se vouent réellement à une recherche en Evo-Devo est très limité. Du côté des chercheurs impliqués dans des disciplines plus anciennes appartenant aux sciences de l’évolution (génétique des populations, écologie, systématique), une certaine méfiance reste encore aujourd’hui palpable. L’impression donnée par certains chercheurs de l’Evo-Devo de faire table rase de l’acquis de la théorie darwinienne, et notamment du rôle de la sélection naturelle, laissait beaucoup d’évolutionnistes perplexes vis-à-vis de ces approches. Malgré tout, depuis quelques années, des découvertes importantes devraient accélérer l’émergence de ce que l’on pourrait appeler une nouvelle synthèse de la théorie de l’évolution. Dans ce chapitre, je vais, dans une première partie, décrire les acquis fondamentaux de la biologie moléculaire dans le domaine du développement, découvertes faites essentiellement en étudiant les processus de l’embryogenèse précoce. La deuxième partie aborde la révolution apportée par la découverte de gènes du développement conservés chez des groupes d’animaux phylogénétiquement très éloignés et la façon dont ces gènes conservés vont nous aider à reconstituer l’histoire commune des animaux, postulée par la théorie de l’évolution. Dans une troisième partie, j’aborde l’essor des recherches au niveau moléculaire sur les gènes produisant les changements morphologiques adaptatifs et j’explique en quoi ces découvertes complètent l’édifice de la théorie de l’évolution. 1 Qu’est-ce qu’un gène régulateur du développement ? 1.1 Les gènes homéotiques ou la découverte des « gènes architectes » C’est l’émergence de la génétique moléculaire moderne au cours des années 1970 qui a permis de commencer à répondre précisément à cette question. L’apport principal de ces techniques nouvelles, c’est qu’il est devenu possible de « cloner » un gène, c’est-à-dire de l’isoler sous forme de fragments d’ADN à partir des chromosomes de l’organisme étudié, de placer ces fragments à l’intérieur de bactéries sous la forme de plasmides – petits cercles d’ADN capables d’être répliqués – et ainsi d’obtenir des quantités considérables de ce fragment en utilisant la croissance exponentielle de la bactérie. On peut ensuite séquencer le gène, c’est-à-dire déterminer, avec des techniques biochimiques, l’enchaînement précis des quatre bases nucléotidiques (G, A, T, C) qui constituent l’ADN. Chaque gène est constitué de milliers, voire de dizaine de milliers de ces nucléotides enchaînés dans un ordre strict. Séquencer ces
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[guillaume balavoine / la génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution] fragments d’ADN était encore un tour de force au milieu des années 1970 mais les techniques ont considérablement progressé et depuis le milieu des années 2000, certains laboratoires disposent désormais de séquenceurs capables d’analyser plusieurs milliards de nucléotides par jour. Combiné à l’accroissement des capacités de mémoire et de calcul des ordinateurs, le séquençage des gènes devient donc aujourd’hui un jeu d’enfant (de famille aisée toutefois). à l’origine, ce sont des gènes sans rapport direct avec le développement qui ont été séquencés, mais très vite des généticiens du développement se sont lancés dans l’application des nouvelles techniques aux mutants particuliers qu’ils avaient étudiés depuis parfois des décennies. Quel pouvait être la nature de ces gènes agissant au cours de l’embryogenèse et qui déterminent la forme des organismes ? Constituent-ils une classe particulière de gènes parmi les milliers présents sur les chromosomes ? Remarquablement, ce sont encore la drosophile et ses mutations qui ont permis de faire un bond qualitatif considérable sur ces questions et de préciser la notion de gène régulateur du développement ou simplement « gène du développement ». Le généticien américain Edward Lewis (1918-2004), prix Nobel en 1995, a joué un rôle crucial dans cette entreprise. Lewis a étudié les gènes homéotiques de la drosophile pendant une grande partie de sa carrière. Le corps d’une mouche est constitué d’une tête, d’un thorax composé de trois segments portant chacun une paire de pattes, et de huit segments abdominaux. Tous ces segments ont une anatomie différente et spécifique. Les mutations des gènes homéotiques provoquent chez la drosophile un changement d’identité de certains segments spécifiques du corps, qui prennent l’apparence d’autres segments. Les segments affectés sont toujours les mêmes pour un gène donné (figure 1 Þ). Lewis a spécifiquement étudié une série de mutants homéotiques produisant des transformations complémentaires tout le long du thorax et de l’abdomen des mouches. Au moyen de croisements entre les différentes souches mutantes, il a patiemment déterminé la position de ces gènes sur les chromosomes. Dans une publication clé (Lewis 1978), il est arrivé à deux conclusions importantes. (i) Les gènes homéotiques sont organisés en complexes sur le chromosome, c’est-à-dire qu’ils sont tous regroupés à proximité immédiate les uns des autres sur la molécule d’ADN linéaire d’un seul chromosome. Lewis lui donna le nom de complexe Bithorax, du nom du plus spectaculaire mutant étudié. Par la suite, d’autres chercheurs établirent que d’autres gènes homéotiques de la drosophile, responsables, eux, de mutations dans la partie la plus antérieure du corps (tête et thorax),
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Figure 1. Une mutation au niveau du gène homéotique Ultrabithorax de la drosophile provoque la transformation de l’identité du 3e segment thoracique qui prend l’aspect du 2e segment thoracique. Normalement, la protéine Ultrabithorax présente dans l’ébauche embryonnaire du 3e segment oriente certaines de ces cellules vers la production d’organes d‘équilibration, les haltères. Chez le mutant, ces mêmes cellules tombent sous le contrôle de la protéine Antennapedia et produisent une deuxième paire d’ailes.
étaient également regroupés dans un autre complexe, nommé Antennapedia, du nom d’un autre mutant célèbre. (ii) Les mutants homéotiques produisent leurs effets le long de l’axe antéro-postérieur de la mouche dans le même ordre que celui dans lequel on les trouve situés sur le chromosome. C’est la propriété de colinéarité. En partant de ces résultats, d’autres équipes, celle de Walter Gehring (université de Bâle) et celle de Thomas Kaufman (université d’Indiana), ont alors entrepris de cloner et de séquencer les gènes homéotiques en tirant profit de leur proximité physique, et ont élucidé conjointement la nature de ces gènes1. Fondamentalement, les gènes homéotiques sont des gènes « comme les autres ». L’enchaînement de bases qui les composent est un code pour la structure d’une protéine. On dit que le gène « s’exprime » lorsque la protéine est effectivement produite par la machinerie cellulaire. La structure inactive de l’ADN du gène dans le noyau cellulaire est d’abord répliquée sous la forme d’une autre chaîne d’acides nucléiques, beaucoup plus labile et transitoire, l’ARN messager. Cet ARN messager est exporté dans le cytoplasme de la cellule où il est pris en charge par des organites spécialisés, les ribosomes, responsables de la production des protéines. En fonction de l’enchaînement précis des nucléotides le long de l’ARN messager, le ribosome produit une chaîne 1. Maeda & Karch (2006), “The ABC of the BX-C : the bithorax complex explained”, Development, 133 @.
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[guillaume balavoine / la génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution] correspondante d’acides aminés (il y en a vingt différents, qui sont les constituants de base des protéines), laquelle va se replier de façon très spécifique et acquérir sa forme finale active. Beaucoup des protéines produites de cette manière sont des enzymes, c’est-à-dire des molécules qui favorisent certaines réactions biochimiques dans le cytoplasme. Les protéines codées par les gènes homéotiques ont une nature quelque peu différente : ce sont des facteurs de transcription. Les facteurs de transcription sont réimportés dans le noyau de la cellule et sont capables de se fixer à l’ADN des chromosomes à des endroits bien spécifiques, généralement à proximité immédiate d’autres gènes. Une fois installés sur le chromosome, les facteurs de transcription sont alors capables d’influer sur le processus de transcription en ARN messager d’un gène immédiatement voisin, soit en favorisant cette transcription, soit au contraire en la bloquant. In fine, un facteur de transcription régule donc l’expression d’un certain nombre d’autres gènes, c’est-à-dire la présence ou l’absence de leur protéine dans la cellule. Les gènes régulés sont très spécifiques pour chaque facteur et ceci dépend des sites de fixation dont il dispose sur le chromosome. Ces sites de fixation sont situés dans l’ADN « non codant », c’est-à-dire en dehors des portions d’ADN qui code une protéine, et sont formés de courtes séquences très spécifiques de nucléotides. Bien entendu, ils sont répliqués à l’identique dans les noyaux des cellules-filles à chaque division et sont donc hérités de la même façon que les gènes eux-mêmes au cours de la reproduction sexuée, ainsi qu’au cours des multiples divisions cellulaires que comprend le développement embryonnaire. Ainsi, la réplication de l’ADN transmet non seulement la séquence des gènes mais aussi la carte complète des régulations de ces gènes par des facteurs de transcription spécifiques. Les gènes homéotiques codent tous des protéines avec un domaine particulier de fixation à l’ADN, l’homéodomaine. Pour cette raison, ils font partie d’une famille de gènes apparentés, les gènes Hox (pour Homeobox ; l’homéoboîte est la courte séquence d’ADN qui code l’homéodomaine). 1.2 La notion de gène sélecteur Les gènes homéotiques ou Hox correspondent remarquablement à ce concept qui vise à englober l’un des mécanismes majeurs du développement embryonnaire. La définition en a été proposée par le généticien espagnol Antonio Garcia-Bellido avant la description au niveau moléculaire des gènes
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[les mondes darwiniens] homéotiques2. Un gène sélecteur est spécifiquement exprimé au cours du développement à un moment précis et dans une région bien définie de l’embryon dont il va influencer décisivement la destinée, comme un commutateur. La métaphore de l’aiguillage d’un train est pertinente : le gène enclenche l’aiguillage et le train (la région de l’embryon concernée) prend alors une direction différente de celle qu’il aurait suivie en l’absence de l’action du gène. Comment cette définition théorique correspond-t-elle à la façon dont fonctionne un gène homéotique ou n’importe quel autre facteur de transcription actif au cours du développement ? C’est une technique moléculaire mise au point également au cours des années 1980, l’hybridation in situ, qui a permis de mettre en évidence ces mécanismes. Cette technique utilise la propriété des chaînes d’acides nucléiques, ADN ou ARN, de s’organiser spontanément en une double hélice lorsque les bases qui les composent sont exactement complémentaires. L’ADN des chromosomes est constitué d’une double chaîne mais les molécules d’ARN messagers produites lorsque les gènes s’expriment sont formées d’une seule chaîne, et on peut donc les détecter en utilisant une sonde moléculaire. Ces sondes sont colorées et permettent donc de détecter l’ARN messager d’un gène particulier dans les cellules où le gène est exprimé à n’importe quel stade du développement. Ainsi, l’application de cette méthode aux embryons de la mouche à l’aide de sondes moléculaires pour chacun des gènes homéotiques a permis de révéler qu’un gène donné est exprimé (c’est-àdire que son ARN messager et sa protéine sont présents) uniquement dans les segments spécifiques où sa fonction est mise en jeu. Cette expression se produit très tôt au cours du développement, au moment où les segments commencent à apparaître (sous la forme de sillons) mais sont tous encore identiques. Chaque ébauche de segments est formée de plusieurs centaines de cellules exprimant toutes la même combinaison de gènes Hox qui confèrent à chaque cellule la même information de position. Le motif spatial dessiné par l’ensemble des cellules qui expriment un gène à un instant donné, mis en évidence par l’expérience d’hybridation in situ, est appelé le « profil d’expression » du gène. Chaque gène sélecteur présente un profil spécifique au cours du développement, de forme et de taille très diverses. Les gènes sélecteurs interviennent plus ou moins tôt : les premiers exprimés, lorsque l’embryon n’est encore qu’une petite masse de cellules indifférenciés, présentent des profils larges définissant de grandes régions, notamment le long de l’axe antéro-postérieur, de la face dorsale ou 2. Garcia-Bellido (1975), in Ciba Found. Symp. 29, Cell Patterning.
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[guillaume balavoine / la génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution] ventrale. Puis, d’autres gènes prennent le relais pour subdiviser ces grands domaines et raffiner la destinée des cellules les composant. Les gènes Hox appartiennent à cette catégorie. Viennent ensuite des gènes qui sont exprimés dans les ébauches d’organes précis. Enfin, comme chaque organe est formé de plusieurs types de cellules, d’autres gènes subdivisent ces ébauches d’organes et déterminent la différenciation finale de chaque cellule en régulant directement les gènes qui sont impliqués dans la fonction de ces cellules, comme par exemple les constituants du délicat squelette qui donne sa forme à la cellule. Mais qui instruit un gène sélecteur pour qu’il s’exprime précisément en un profil très spécifique et parfois remarquablement complexe ? Ce sont d’autres gènes sélecteurs exprimés plus tôt. Chez la drosophile, les travaux de Christine Nüsslein-Volhard et d’Eric Wieschaus (tous deux prix Nobel 1995 conjointement avec Edward B. Lewis) ont permis de découvrir ces sélecteurs précoces qui définissent l’organisation de l’embryon en segments initialement identiques3 et en même temps contribuent à établir l’identité de chaque segment en régulant l’expression des gènes Hox. Ces gènes ont reçu le nom de gènes gap (« lacune » en français) parce que les mutants concernés présentent une disparition pure et simple d’un certain nombre de segments contigus, caractéristiques de chaque gène. Ces segments sont ceux normalement produits par la région de l’embryon où le gène gap est exprimé. Les profils de ces gènes couvrent de grands tronçons antéro-postérieurs de l’embryon précoce non segmenté. Les profils ne sont pas mutuellement exclusifs mais au contraire présentent de larges chevauchements. Toutes les cellules à un niveau antéropostérieur donné sont ainsi dotées d’une combinaison unique de gènes gap qui va servir à la fois à réguler des gènes qui sont responsables de l’organisation segmentée et les gènes Hox responsables de l’identité de ces segments. La façon dont s’y prennent les gènes gap pour réguler l’expression des gènes Hox va me permettre d’illustrer une autre notion cruciale de la génétique du développement, celle de régions enhancer ou « amplificatrices ». Nous avons vu que les gènes sélecteurs régulent leurs gènes cibles en se fixant à proximité, sur des sites très spécifiques. Ces sites sont regroupés dans des régions particulières de plus grande taille, les enhancers4. Chaque enhancer peut comporter 3. Nüsslein-Volhard & Wieschaus (1980), “Mutations affecting segment number and polarity in Drosophila”, Nature, 287 @. 4. Blackwood & Katanoga (1998), “Going the distance : a current view of enhancer action”, Science, 281 @.
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[les mondes darwiniens] une série de sites de fixation pour un ou plusieurs gènes sélecteurs et permet l’expression du gène voisin dans une partie bien définie de l’embryon. C’est la combinaison de gènes sélecteurs exprimés dans une cellule donnée, et qui viennent donc se fixer à l’enhancer, qui détermine si celui-ci est actif ou non. Qui plus est, chaque gène cible peut être régulé par plusieurs enhancers différents qui dirigent l’expression dans des régions distinctes de l’embryon. C’est le cas pour les gènes Hox de la mouche, placés sous le contrôle de plusieurs enhancers (les régions iab), chacun contrôlant un segment spécifique5 (cf. figure 2 Ü). 1.3 Les réseaux de régulation génique du développement On le comprend à la lumière des exemples commentés ci-dessus concernant la drosophile, la régulation génétique du développement est un phénomène complexe impliquant des centaines de facteurs de transcription. Chacun de ces gènes est exprimé en un profil propre et qui évolue au cours de l’embryogenèse. Chacun est régulé par un certain nombre de facteurs de transcription et à son tour régule un certain nombre de gènes cibles via leurs régions enhancer. In fine, les gènes cibles de cette danse des facteurs de transcription, ce sont des gènes de différenciation cellulaire également très nombreux, qui vont donner sa forme et sa fonction à chaque cellule (par exemple, la protéine de motricité cellulaire myosine dans les fibres musculaires ou la rhodopsine, protéine captant la lumière dans les cellules de la rétine). La structure de la régulation génique au cours du développement n’est pas linéaire. Les gènes sont organisés en réseaux. Même si on observe une hiérarchie de la mise en œuvre des gènes régulateurs du point de vue temporel, la régulation du développement ne peut pas être conçue comme un phénomène purement hiérarchique. Les profils des gènes « en amont » changent et se raffinent au cours du temps et ces changements se font sous le contrôle de gènes qui s’expriment « en aval ». Ce phénomène s’appelle le rétrocontrôle et permet notamment au développement de ne pas dévier de sa route normale. En effet, dans un système purement hiérarchique, la moindre petite déviation aléatoire qui se produit en amont de l’embryogenèse est répercutée et amplifiée par les gènes en aval et aboutirait donc à un développement défectueux. Ceci 5. Akbari et al. 2006), “Unraveling cis-regulatory mechanisms at the abdominal-A and Abdominal-B genes in the Drosophila bithorax complex”, Developmental Biology, 293 @.
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Figure 2. La régulation de la production des protéines homéotiques se fait par l’intermédiaire d’éléments enhancers (appelés les iab) situés à proximité des gènes Ubx, abd-A et Abd-B. Chaque enhancer contrôle l’expression dans un segment embryonnaire donné. Par exemple, l’enhancer iab2 fixe plusieurs protéines facteurs de transcription. Le régulateur positif evenskipped présent dans les cellules des futurs thorax et abdomen y stimule la transcription de l’ARN messager du gène abd-A mais le profil d’expression est restreint antérieurement et postérieurement par les régulateurs négatifs Krüppel, Giant et Hunchback.
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[les mondes darwiniens] se produit en fait rarement car la nature en réseau de la régulation génique permet en quelque sorte d’absorber ces modestes déviations. Cette notion de réseau a été considérablement développée par Eric Davidson, du Californian Institute of Technology. De manière remarquable, Davidson ne travaille pas sur la drosophile mais sur un animal modèle beaucoup plus inhabituel dans les laboratoires, l’oursin. Comme on ne peut pas étudier des individus mutants chez l’oursin, faute de pouvoir les élever en aquarium, Davidson a développé une technique d’analyse systématique des enhancers au moyen de gènes rapporteurs, que je décris plus loin. Il a ainsi été le premier à généraliser une présentation nouvelle des diagrammes de régulations génétiques au cours du développement, dont on voit un exemple sur la figure 3 Ü. 1.4 Les molécules de signalisation Les réseaux de régulations géniques décrits ci-dessus, basés sur des facteurs de transcription, entrent en jeu à l’intérieur de chaque cellule. Mais l’existence de ces réseaux ne peut à elle seule expliquer le développement. En effet, les gènes de régulation et l’architecture des réseaux qui les relient, codée par les domaines enhancers, sont présents à l’identique dans chaque cellule de l’embryon, quelle que soit sa position. Pourquoi les réseaux mis en jeu dans les parties distinctes de l’embryon diffèrent-ils dès le départ ? Comment les cellules connaissent-elles leur position dans l’embryon et comment sont-elles renseignées sur ce qui se passe autour d’elle ? Le concept de signal diffusible a émergé très tôt, essentiellement avec les expériences, dans les années 1910, des embryologistes allemands Hans Spemann et Hilde Mangold sur les embryons de salamandre. En greffant un petit morceau d’une partie morphologiquement précise de la face dorsale d’un embryon précoce (gastrula) sur la face ventrale d’un autre embryon précoce, les deux chercheurs avaient obtenu des têtards siamois accolés par le ventre. Le petit morceau de tissu greffé avait donc influencé de manière décisive le développement des cellules de la face ventrale de l’embryon en les induisant à produire le dos du têtard siamois et non le ventre. C’est donc qu’un signal de position dans l’embryon avait émané des cellules greffées et avait été perçu par les cellules environnantes. La nature de ces signaux est restée longtemps vague. En 1969, l’embryologiste anglais Lewis Wolpert a proposé le terme « morphogène » pour ces signaux sécrétées qui diffusent à partir de leur source dans les cellules voisines et s’organisent en gradient à partir de cette source,
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Figure 3. La formation de l’endomésoderme, un tissu embryonnaire transitoire chez l’embryon précoce est régulé par un réseau complexe de gènes. Dans ce diagramme, chaque nom représente un gène particulier et chaque flèche une régulation positive ou négative par la protéine codée par le gène, généralement un facteur de transcription se liant à l’ADN chromosomique. Les gènes exprimés les plus précocement sont en haut, les gènes exprimés les plus tardivement en bas. Les grandes subdivisions verticales représentent des tissus adjacents. Les influences entre ces tissus se font donc par des protéines signalisatrices (ici Delta et Wnt8). D’après Levine & Davidson (2005), “Gene regulatory networks for development”, PNAS USA, 102a @. (Avec l’aimable autorisation d’Eric H. Davidson.)
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[les mondes darwiniens] car ils se diluent avec la distance. En fonction de leur distance à la source, les cellules réceptrices perçoivent une certaine quantité du signal et réagissent en activant des réseaux génétiques différents. Ce n’est qu’avec l’avènement des techniques de biologie moléculaire que la prédiction de Wolpert a pu être vérifiée. Les cellules sécrètent en fait un certain nombre de molécules spécialisées, les molécules de signalisation cellulaire. Ces molécules soit restent confinées à la membrane cellulaire, envoyant une information directe uniquement aux cellules voisines, soit diffusent sur une plus grande distance pour aller renseigner des cellules plus lointaines. Les cellules réceptrices de ces signaux possèdent de leur côté des protéines réceptrices très spécifiques de chaque signal, généralement insérées dans leur membrane. Une fois de plus, la drosophile a joué un rôle décisif dans l’élucidation de ces mécanismes et c’est pour l’essentiel à partir des résultats acquis sur la petite mouche que des progrès considérable ont pu être faits chez les vertébrés. Un grand nombre des molécules signaux secrétées sont des protéines. L’une des toutes premières protéines morphogènes identifiées, qui me servira d’exemple, est codée par le gène decapentaplegic (dpp en abrégé) de la mouche6. La protéine dpp intervient dans la mise en place de l’axe dorso-ventral de l’embryon de mouche. Le gène dpp est exprimé uniquement dans les cellules les plus dorsales et la protéine qui est sécrétée en dehors de ces cellules diffuse vers la face ventrale, et forme un gradient d’abondance sur la circonférence de l’embryon. Les cellules les plus dorsales soumises à la plus forte quantité de dpp donnent un tissu extra-embryonnaire (résorbé à l’éclosion), les cellules en position latérale répondent à une dose plus faible de dpp en donnant l’épiderme de l’asticot et les cellules les plus ventrales non exposées au morphogène sont à l’origine de la chaîne nerveuse. Toutes ces cellules possèdent des protéines réceptrices qui, une fois lié au message dpp, vont activer d’autres protéines médiatrices dans le cytoplasme, lesquelles, à leur tour, vont rejoindre le noyau et activer des gènes cibles suivant les mécanismes déjà décrits pour les facteurs de transcription. Il existe ainsi parmi les gènes de n’importe quel animal des dizaines de molécules sécrétées susceptibles de servir de signal morphogénétique pendant le développement, ainsi que les récepteurs spécifiques et les molécules médiatrices associées. Ces molécules interviennent tout le long du 6. Kicheva & Gonzales-Gaitan (2008), “The Decapentaplegic morphogen gradient : a precise definition”, Current Opinion in Cell Biology, 20 @.
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[guillaume balavoine / la génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution] développement et sont indispensables à la mise en place du plan d’organisation et à la formation de tous les organes. 2 Peut-on reconstituer l’histoire évolutive des animaux à l’aide des gènes du développement ? 2.1 Des gènes régulateurs partagés chez tous les animaux La grande surprise des années 1980 a été la découverte de gènes du développement semblables entre des animaux très éloignés évolutivement. La première et la plus spectaculaire de ces découvertes a été l’identification de gènes comparables aux gènes homéotiques de la mouche chez les vertébrés. Ces gènes Hox sont également groupés en complexes sur le chromosome, au nombre de quatre chez la plupart des vertébrés, chacun d’entre eux correspondant aux deux complexes groupés de la drosophile. Les gènes Hox sont loin d’être les seuls retrouvés entre des espèces aussi éloignés. L’exploration de ces similitudes génétiques est aujourd’hui grandement facilitée par le séquençage du génome entier d’un nombre sans cesse croissant d’espèces. Des centaines de facteurs de transcription, appartenant à des familles diverses suivant la nature du domaine de fixation à l’ADN qu’ils codent, sont ainsi communs à des animaux aussi éloignés que les insectes et les vertébrés. De nombreuses molécules de signalisation appartenant également à plusieurs familles distinctes sont aussi retrouvées chez des espèces éloignées. Quand ces molécules régulatrices communes sont-elles apparues au cours de l’histoire ? La comparaison à grande échelle de gènes conservés chez tous les animaux a permis d’éclaircir dans une large mesure les relations de parenté entre les animaux et de retracer leur phylogénie7 (figure 4 Ü). La plupart des animaux « invertébrés » et vertébrés sont apparentés dans une grande branche de l’arbre, celles des bilatériens. Les bilatériens sont des animaux relativement complexes avec un axe antéro-postérieur différencié (une tête et un tronc distincts), un tube digestif complet, un système nerveux condensé et un système circulatoire. Les bilatériens sont eux-mêmes divisés en trois grands groupes : les deutérostomiens (les vertébrés et les échinodermes notamment) et deux branches apparentées de protostomiens, les ecdysozoaires (arthropodes, nématodes, etc.) et les trochozoaires (annélides, mollusques, plathelminthes, etc.). Plus profondément dans l’arbre, on trouve des groupes 7. Adoutte et al. (2000), “The new animal phylogeny : reliability and implications”, Proceedings of the National Academy of Sciences USA, 97 @.
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Figure 4. Si des incertitudes perdurent sur les relations de parenté entre les branches les plus profondes de l’arbre phylogénétique des animaux (éponges, cnidaires, etc.), la comparaison des gènes indiquent clairement que les animaux « bilatériens » (les plus complexes avec un axe antéro-postérieur, un tube digestif, un système nerveux organisé) sont tous apparentés. Ils sont subdivisés en trois grandes branches, les deutérostomiens, les ecdysozoaires et les trochozoaires.
d’animaux plus simplement organisés, sans système complexe d’organes et avec une symétrie essentiellement radiaire. Les plus proches des bilatériens sont les cnidaires (anémones, méduses, etc.) qui sont des animaux mobiles (ils possèdent des cellules musculaires, des cellules nerveuses et sensorielles). Plus loin encore, on trouve les éponges, les plus simples des animaux, statiques, sans muscles ni système nerveux. L’analyse des familles de gènes du développement présents chez tous ces animaux révèle des similitudes qui peuvent paraître paradoxales : malgré l’extraordinaire diversité des plans d’or-
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[guillaume balavoine / la génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution] ganisation des animaux, énormément de gènes (facteurs de transcription et molécules de signalisation) sont partagés entre eux. C’est particulièrement vrai des bilatériens chez lesquels, en plus des familles de gènes, on retrouve très souvent les mêmes gènes individuels dans chacune de ces familles (la plupart des gènes Hox par exemple). On parle dans ce cas de gènes orthologues c’est-à-dire que ces gènes sont hérités individuellement du dernier ancêtre commun des espèces considérées. On retrouve également les mêmes familles avec souvent une grande partie de la diversité génique (donc de gènes orthologues) chez les cnidaires. Enfin, on retrouve également ces familles chez l’éponge mais avec une moindre diversité de gènes orthologues (par exemple, les gènes Hox sont absents). Une conclusion importante peut-être tirée de ces comparaisons : la diversité de gènes nécessaire au développement d’un animal multicellulaire est apparue très tôt dans l’histoire des animaux, avant le dernier ancêtre commun de tous les animaux actuels. C’est d’autant plus frappant que l’étude des gènes du développement chez d’autres organismes multicellulaires, les plantes, ne révèlent que très peu de similitudes. On trouve chez les plantes des facteurs de transcription et des molécules de signalisation, mais pour l’essentiel d’une autre nature que chez les animaux. Il s’est donc produit une « révolution » génétique chez les ancêtres directs des animaux qui a produit une myriade de gènes nécessaires au développement correct d’organismes qui, au départ, devaient pourtant être relativement simples. Chez des animaux qui nous paraissent beaucoup plus complexes (tels que nous-mêmes), chez lesquels de nombreux organes spécialisés existent et des centaines de types cellulaires différents peuvent être distingués, on ne constate pas de sauts qualitatifs ou quantitatifs majeurs dans la nature des gènes impliqués dans le développement. 2.2 … mais des réseaux géniques plus labiles Comment la complexité a-t-elle pu se développer dans ces conditions ? Un certain nombre de considérations permettent de relativiser ce paradoxe. Tout d’abord, qu’appelons-nous un gène conservé ou similaire ? Cette similitude est essentiellement confinée à la partie codante du gène, celle qui est effectivement traduite en protéine. On ne trouve entre des animaux évolutivement éloignés pratiquement aucune similitude dans les régions enhancers des gènes. On peut donc penser que les réseaux complexes qui relient les gènes entre eux n’ont, eux, que peu de points communs. C’est le point de vue défendu avec force par Eric Davidson : l’information nécessaire pour la mise en
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[les mondes darwiniens] place des grandes caractéristiques du plan d’organisation est essentiellement contenue dans les régions enhancers et pas dans les protéines codées par les gènes. On pourrait théoriquement produire des anatomies complètement différentes à partir des mêmes gènes, pourvu que les réseaux qui les relient soient différents. C’est aujourd’hui une hypothèse appuyée par de nombreuses observations. D’autre part, quand on étudie de plus près la similitude entre des facteurs de transcription pris dans des espèces éloignés, on constate que cette similitude, sur une chaîne de quelques centaines d’acides aminés dont sont formées ces protéines, est souvent confinée à la seule région qui se fixe effectivement à l’ADN des gènes cibles. Est-ce à dire que le reste de la protéine est inutile ? Certainement pas. De nombreux exemples suggèrent que ces régions peu conservées à grande échelle sont fonctionnelles et sont par exemple impliqués dans des contacts avec d’autres protéines. C’est le cas notamment au niveau des régions enhancers où plusieurs types de facteurs de transcription se fixent et interagissent. Ces interactions protéine-protéine sont susceptibles d’avoir évolué dans des directions très différentes entre des groupes d’animaux éloignés. Enfin, le recrutement d’un gène pour une nouvelle fonction est un troisième facteur et peut-être le plus important. Les gènes du développement ne semblent pas être attachés définitivement à une fonction particulière. Au cours de l’évolution, chacun est susceptible d’adopter une nouvelle fonction dans la formation d’une structure ou d’un organe. On parle alors de « cooptation » ou « exaptation » génique. Parfois aussi, la fonction primitive peut être perdue. Les gènes régulateurs ont donc très généralement plusieurs fonctions successives et même parfois simultanées. Ceci a amené Douglas Erwin (paléontologue au National Museum of Natural History, Washington) et Eric Davidson à proposer un scénario pour la construction des réseaux géniques au cours de l’évolution8 : chez les ancêtres simples des animaux, ne présentant pas encore d’organes mais disposant déjà de cellules spécialisées, les facteurs régulateurs n’auraient primitivement que des fonctions de différenciation cellulaire, c’est-à-dire réguler l’expression de protéines indispensables à la réalisation des fonctions de ces cellules. Il peut s’agir, par exemple, de réguler des enzymes de la digestion dans une cellule digestive, des protéines photoréceptrices dans une cellule sensible à la lumière ou encore une protéine de protection cuticulaire dans des cellules épidermiques. Lorsque 8. Erwin & Davidson (2002), “The last common bilaterian ancestor”, Development, 129 @.
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[guillaume balavoine / la génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution] des organes ont commencé à se mettre en place, ces cellules spécialisées, et exprimant une certaine combinaison de facteurs de différenciation, se sont retrouvées concentrées et ces gènes de différenciation déjà exprimés à la fin du développement ont alors pu être recrutés pour des fonctions architecturales plus précoces. Ainsi, les réseaux géniques spécifiques de chaque organe ont pu se mettre en place progressivement à partir des gènes de différenciation. Il ne s’agit que d’une hypothèse mais un certain nombre d’observations vont dans ce sens. Dans les organismes actuels, nombre de gènes impliqués très tôt dans la formation des organes sont également réutilisés plus tard dans la différenciation de certains types de cellules composant ces organes. 2.3 La querelle des ancêtres Cette cooptation progressive de gènes de différenciation peut, dans une certaine mesure, expliquer les nombreuses similitudes de domaines d’expression que l’on constate entre groupes d’animaux éloignés, chez les bilatériens. L’exemple de Pax6 est assez instructif : on trouve ce gène à homéoboîte exprimé très tôt dans les ébauches embryonnaires d’yeux de structures très diverses, comme ceux des insectes (composés), ceux des vertébrés (camérulaires) ou ceux beaucoup plus simple de la larve trochophore d’un annélide. Mais certains yeux comme ceux très simples des planaires ou les yeux des adultes d’annélides n’ont pas besoin de Pax6 pour se développer. Par ailleurs, Pax6 régule aussi, chez les vertébrés et la mouche, les gènes d’opsine, une molécule photoréceptrice présente dans les cellules de la rétine. Il est donc tout à fait possible que le dernier ancêtre commun des animaux bilatériens, communément appelé Urbilateria, n’ait pas, à proprement parler, possédé d’yeux mais seulement des cellules photoréceptrices diffuses sur tout le corps (comme c’est le cas, par exemple, chez un cnidaire, l’hydre d’eau douce). La différenciation de ces cellules aurait impliqué le gène Pax6 ancestral, qui aurait par la suite été coopté pour « faire » des yeux chez les espèces où ils existent. Cette argumentation sur la nature des « yeux » de l’ancêtre bilatérien est très représentative du style de débat parfois assez vif qui opposent deux écoles de pensée chez les développementalistes s’intéressant à l’évolution. La question qui se pose est simple : peut-on utiliser les similitudes génétiques constatées entre animaux évolutivement éloignés pour reconstituer l’état ancestral de la morphologie et du développement de leur dernier ancêtre commun ? Si la réponse est affirmative, on obtient ainsi des renseignements cruciaux sur les chemins suivis par l’évolution pour engendrer la diversité actuelle des
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[les mondes darwiniens] architectures animales. Comme souvent en science en général, et en biologie en particulier, la réponse pourtant ne saurait être simple, ainsi que l’illustre l’exemple de Pax6. La multiplicité des gènes orthologues identifiés chez des espèces éloignés autorise la comparaison systématique, grâce à la généralisation de la technique d’hybridation in situ décrite plus haut, de leur profils d’expression et ainsi l’obtention d’une première information sur leurs fonctions, très imprécise toutefois. Nous l’avons vu, l’intérêt majeur des espèces modèles habituelles est la facilité relative avec laquelle les fonctions des gènes peuvent être analysées, grâce aux collections de milliers de mutants chez la mouche ou à la possibilité de produire des souris spécifiquement « déficientes » pour la fonction d’un gène. De telles études étaient peu envisageables chez d’autres modèles animaux auparavant, mais des progrès récents – des techniques d’interférence génique – permettent désormais d’envisager l’exploration des fonctions théoriquement chez presque n’importe quel animal. Ces techniques, baptisées Morpholino et interférence ARN, nécessitent l’injection dans des œufs fécondés de petites molécules d’acides nucléiques modifiées et spécifiques d’un gène donné, et qui vont, par des mécanismes différents, empêcher l’expression de ce gène pendant les étapes cruciales où il est requis pour un développement normal. Armées de ces techniques, quelques dizaines d’équipes de recherche dans le monde explorent les fonctions des gènes régulateurs dans des espèces variées et d’intérêt jugé stratégique pour les questions de l’origine et de l’évolution des animaux. Historiquement, la comparaison fonctionnelle à grande échelle des gènes Hox est la première qui ait été menée et celle pour laquelle il existe à l’heure actuelle le plus de données9. Les éponges ne possèdent pas de gènes Hox. Les cnidaires en possèdent mais de types assez éloignés de ceux des bilatériens et ils ne sont pas regroupés en complexes chromosomiques. Par contre, chez les bilatériens, la présence de gènes Hox semblables à ceux de la drosophile est générale. De même, chez toutes les espèces bilatériennes chez lesquelles la situation a été testée, les gènes sont regroupés en complexes, soit intacts soit plus ou moins fragmentés (le complexe de la drosophile est lui-même cassé en deux). Chez toutes les espèces où existe au moins un complexe Hox intact, la propriété de colinéarité d’expression de ces gènes est respectée, suggérant qu’ils remplissent chez ces espèces une fonction dans la régionalisation 9. Lemons & McGinnis (2006), “Genomic evolution of Hox gene clusters”, Science, 313 @.
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[guillaume balavoine / la génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution] antéro-postérieure comparable à celle décrite plus haut chez la drosophile. Par exemple, il a été mis en évidence que les gènes Hox jouent chez l’embryon de vertébré un rôle de ce type. Chez la souris, il est possible d’éliminer expérimentalement la fonction de n’importe quel gène grâce à une technique qui met en jeu des cellules embryonnaires rendues immortelles. Quand on applique cette technique aux gènes Hox de la souris, on obtient des transformations homéotiques assez semblables à celles de la drosophile, à ceci près qu’elles affectent un squelette interne (vertèbres, côtes) plutôt qu’externe (segments). L’interprétation évidente de ces résultats, c’est qu’Urbilateria possédait déjà un complexe de gènes Hox assez étoffés (pas moins de sept et jusqu’à dix gènes) et que ces gènes exerçaient déjà des fonctions de régionalisation colinéaire. C’est donc qu’Urbilateria possédait déjà un axe antéro-postérieur régionalisé. C’est une information importante, mais également floue parce qu’elle ne nous indique aucunement en quoi consistait cette régionalisation. L’existence de ce complexe colinéaire est limitée aux bilatériens et donc strictement corrélé à la présence d’un véritable axe antéro-postérieur. L’axe autour duquel s’organise la symétrie radiaire des cnidaires (ou celui des éponges) ne correspondrait donc pas à l’« ancêtre » de l’axe antéro-postérieur des bilatériens. Un autre exemple, longtemps disputé, mais pour lequel les données du développement ont récemment tranché de façon décisive, correspond à une des plus vieilles hypothèses concernant l’origine des vertébrés : celle de la rotation de l’axe dorso-ventral chez les ancêtres des vertébrés (plus précisément, des cordés). La première version de cette hypothèse audacieuse a été formulée en 1822 par le naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, parfois considéré comme l’un des précurseurs « transformistes » de Darwin10. L’agencement dorso-ventral des organes chez les « invertébrés » protostomiens est généralement l’inverse de celui des vertébrés. Le système nerveux, dorsal chez les vertébrés (cerveau et moelle épinière), est en grande partie ventral chez les protostomiens (chaîne ganglionnaire des insectes, des annélides) alors que l’organe cardiaque, ventral chez les vertébrés, est dorsal chez les protostomiens (vaisseau dorsal pulsatile des arthropodes, des annélides et des mollusques). Si l’on suppose que ces organes sont hérités de l’ancêtre bilatérien et que la situation primitive est celle qui prévaut chez les protostomiens (chez lesquels ils sont moins complexes et condensés que chez les vertébrés), alors il est 10. Cf. Le Guyader (1998), Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), un naturaliste visionnaire, Belin.
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Figure 5. La rotation de l’axe dorso-ventral entre les protostomiens et les vertébrés peut être illustrée par les domaines d’expression de toute une série de gènes sur des coupes transversales schématiques d’embryons précoces. Les similitudes concernent l’expression d’un morphogène intervenant très tôt dans l’établissement des différences dos/ventre (BMP2/4), les facteurs de transcription nécessaires à l’organisation du système nerveux et ceux nécessaires à la différenciation d’une pompe cardiaque (vaisseau dorsal chez les protostomiens).
nécessaire d’imaginer un retournement complet de l’axe dorso-ventral chez un ancêtre direct de la lignée des cordés (figure 5 Ý). Cette idée est maintenant très largement soutenue par les faits. L’équipe de Detlev Arendt (European Molecular Biology Laboratory d’Heidelberg) et l’équipe que je codirige avec Michel Vervoort à l’Institut Jacques Monod (CNRS/université Paris Diderot) ont montré que la chaîne nerveuse ventrale d’un annélide, Platynereis dumerilii, est régionalisée transversalement par le même ensemble de gènes à homéoboîte mis en œuvre lors de la formation du système nerveux dorsal chez les vertébrés11. Auparavant, il avait été établi que la molécule dpp, exprimée 11. Denes et al. (2007), “Molecular architecture of annelid nerve cord supports common origin of nervous system centralization in bilateria”, Cell, 129 @.
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[guillaume balavoine / la génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution] dorsalement chez l’embryon de mouche, est trouvée ventralement chez les vertébrés et joue un rôle assez similaire dans l’organisation dorso-ventrale de l’embryon de vertébrés. Enfin, les facteurs de transcription Tinman et Tbx20, cruciaux pour la formation du cœur chez les vertébrés, sont exprimés dans le système circulatoire des protostomiens (insectes et annélides) exclusivement au niveau du vaisseau dorsal12. Il est très difficile d’imaginer par quels mécanismes ces gènes multiples auraient pu être recrutés indépendamment, pour remplir des rôles semblables dans des lignées éloignées et dans les mêmes rapports spatiaux. Ces résultats indiquent donc sans grande ambiguïté que l’ancêtre bilatérien avait déjà un système nerveux complexe et différencié latéralement, ainsi qu’un système circulatoire. L’orientation dorso-ventrale des protosto-miens est-elle bien primitive et celle des vertébrés dérivée ? La réponse vient des entéropneustes, un groupe peu connu d’animaux deutérostomiens (donc apparentés aux vertébrés) vermiformes mais pourvus de fentes branchiales, comme les cordés. Chez ce groupe, les gènes de spécification dorso-ventrale sont sans ambiguïté exprimés dans la même orientation que chez les protostomiens, indiquant que l’orientation protostomienne est bien ancestrale chez les deutérostomiens. Cette analyse comparative complexe, mais très homogène quant aux résultats, est à mon avis l’exemple le plus convaincant de l’apport décisif de la génétique du développement comparée. Grâce à ces approches, de grandes énigmes sur l’évolution des animaux, qui ont provoqué d’innombrables débats depuis deux siècles, souvent avant même la publication de l’Origine des espèces, sont effectivement sur le point d’être résolues. Néanmoins, ces analyses restent longues et relativement coûteuses car elles s’appliquent souvent à des organismes (les annélides, par exemple) dont le génome n’a pas encore été séquencé et sur lesquels les techniques de pointe de biologie moléculaire doivent être progressivement mises en œuvre. L’une des questions les plus excitantes qui restent en suspens dans ce domaine, et sur laquelle j’ai d’ailleurs la satisfaction de travailler avec plusieurs autres groupes dans le monde, est celle de l’origine de la segmentation métamérique (le tronc des animaux métamériques présentent des répétitions périodiques d’unités anatomiques). La métamérie s’est-elle développée indé12. Saudemont et al. (2008), “Complementary striped expression patterns of NK homeobox genes during segment formation in the annelid Platynereis”, Developmental Biology, 317 @.
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[les mondes darwiniens] pendamment dans les différentes lignées (segments des annélides, des arthropodes, colonne vertébrale des vertébrés) ou au contraire est-elle un attribut ancestral des bilatériens perdu secondairement dans certaines lignées, comme les mollusques ? C’est également une question très ancienne, très présente dans les écrits et débats entre naturalistes de la seconde moitié du xixe siècle, mais qui depuis était restée irrésolue faute de données nouvelles. La génétique comparative apporte ces données depuis plusieurs années, et même si le débat reste ouvert, elles indiquent, globalement, que la segmentation est un caractère ancestral. D’autres exemples de progrès concernent l’origine du système circulatoire ou du cerveau des vertébrés. Toutes ces questions, à l’image de celle de l’inversion axiale, approchent de ce que j’appellerais un point de basculement. Les indices recueillis par l’étude du développement ne nous donnent jamais l’image directe d’ancêtres éteints. Néanmoins, les nouvelles données restreignent considérablement le champ des possibles et certains scénarios acquièrent inexorablement le statut le plus élevé qui puisse être atteint, celui d’hypothèses largement acceptées. Dans cette démarche, les développementalistes reçoivent le renfort des paléontologues. L’étude des fossiles des animaux les plus anciens a connu un formidable regain d’intérêt ces vingt dernières années, un développement parallèle à celui de l’Evo-Devo. Cet essor a été stimulé par la publication de Wonderful Life du paléontologue Stephen Jay Gould, décrivant et interprétant la fameuse « explosion cambrienne » de diversité animale. Aujourd’hui, certains des auteurs les plus en vue dans le domaine de l’Evo-Devo, incontournables dans les symposiums de la discipline, sont des paléontologues comme Douglas Erwin (Washington), Graham Budd (Upsalla), Simon Conway-Morris (Cambridge) ou Philippe Janvier (MNHN, Paris). 3 Quel est le rôle des gènes du développement dans l’évolution morphologique ?
C
e n’est qu’au début du xxe siècle que l’on a réalisé l’importance universelle des gènes dans la détermination des caractères. La théorie moderne de l’évolution incluant la génétique est apparue dans les années 1920 à 1940, et est aujourd’hui souvent désignée sous le nom de « théorie synthétique ». Que stipule cette théorie ? Que l’évolution morphologique (mais aussi physiologique et comportementale) est due à la sélection, par l’environnement, de variations avantageuses au sein d’un ensemble de petites variations dans une population d’individus d’une espèce donnée. Ces petites variations sont dues
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[guillaume balavoine / la génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution] à la présence de variants génétiques (les mutations) dont l’apparition est purement aléatoire, sans direction privilégiée et non adaptative. La meilleure survie et la meilleure reproduction des individus porteurs des variations avantageuses font que leurs gènes se répandent progressivement dans la population. La théorie synthétique a donc donné naissance à un nouveau champ disciplinaire, la génétique des populations, dont l’activité visait à tester la théorie par l’étude de ces variants génétiques. Mais les « mutants » sur lesquels se penchaient ces chercheurs, c’est-à-dire les variations effectivement constatées dans les populations (par exemple, les différentes variétés de coloration chez une même espèce de coccinelle) n’avaient que de petits effets, mis en place à la fin du développement embryonnaire. Dans un premier temps, il semblait donc que les gènes impliqués dans l’évolution adaptative n’eussent pas grand chose à voir avec les gènes du développement précoce déjà connus à cette époque, comme les gènes homéotiques. Les gènes du développement précoce produisent des mutants dont les effets sur la morphologie sont tellement drastiques que les individus porteurs n’ont aucune chance de survie, quel que soit l’environnement. Pendant des décennies, théoriciens de l’évolution et biologistes du développement se sont donc largement ignorés. Ici aussi, c’est l’identification moléculaire des gènes impliqués qui a permis de commencer une synthèse à partir des années 1980. Quels sont donc les gènes impliqués dans l’évolution morphologique des espèces et quelle est la nature des « mutations » qui les affectent ? 3.1 Les gènes du développement précoce sont réutilisés et impliqués dans l’évolution adaptative Un certain nombre d’exemples pourraient être ici décrits mais le plus parlant d’entre eux est sans doute la découverte récente de gènes responsables de la morphologie des becs des fameux « pinsons » de Darwin. Ces pinsons sont en fait une douzaine d’espèces de géospizes (fringillidés) que Darwin a répertoriées sur les îles des Galápagos. Ces espèces sont toutes apparentées et dérivent toutes probablement d’une seule espèce ancêtre arrivée d’Amérique du Sud après la formation de l’archipel, il y a deux ou trois millions d’années. Chaque espèce s’est adaptée à une île particulière et à sa végétation, et cette spécialisation se reflète dans les formes diversifiées de leurs becs. Certaines formes à gros becs consomment principalement des graines dures, d’autres à becs fins picorent les fleurs de cactées ou attrapent des insectes. L’équipe de Clifford Tabin à l’université de Harvard a entrepris de découvrir les gènes pou-
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[les mondes darwiniens] vant être responsables de ces formes diverses. Il fallait pour cela circonvenir une difficulté majeure : chez la mouche, on a pu identifier des centaines de gènes responsables de différents aspects du développement, parce que l’on possède parfois depuis près d’un siècle des lignées mutantes de ces gènes avec des défauts aisément identifiables. Chez des espèces sauvages et écologiquement vulnérables de géospizes, il est inconcevable de répéter la même démarche. Il est tout juste possible de prélever quelques œufs sur les îles pour mener quelques expériences. Tabin a donc procédé suivant deux stratégies distinctes. Pour la première, il est parti du postulat qu’il existe chez les vertébrés un nombre très limité de molécules morphogènes identifiées, que la plupart d’entre elles sont impliquées dans le développement de la face, ainsi que le montrent les travaux sur les vertébrés de laboratoire (souris, poulet ou grenouille) et donc qu’il est fort probable que l’un au moins de ces morphogènes ait été impliqué dans l’évolution du bec des géospizes13 (figure 6 Ü). Il a donc entrepris de comparer systématiquement l’expression des gènes codant pour ces morphogènes dans six espèces présentant des becs respectivement court et fin, long et fin (géospizes des cactus) et haut et large (géospizes terrestres), au stade précis de l’embryogenèse où les ébauches du bec se forment. La plupart des morphogènes sont exprimés de la même façon chez toutes les espèces mais l’un d’entre eux, BMP4, montre une expression clairement augmentée dans les ébauches des espèces à gros becs. Pour vérifier expérimentalement une implication de cette molécule dans la forme du bec, l’équipe Tabin a choisi de reproduire artificiellement une expression forte de BMP4 dans l’ébauche du bec d’embryons de poulet. Cette expérience provoque une hypertrophie considérable du bec des poussins tandis que l’expérience inverse, une inhibition grâce à une molécule antagoniste spécifique de BMP4, entraîne la formation d’un bec très fin. Même si cette expérience n’est pas une démonstration directe, elle suggère fortement que la molécule BMP4 a joué un rôle chez les géospizes dans la diversification de la forme du bec, en favorisant la formation d’un bec haut et large. La deuxième stratégie utilisée par Tabin a consisté en l’utilisation d’une des techniques les plus en pointe de l’analyse de l’expression des gènes : les puces à ADN14 (figure 6). Ces « puces » sont en fait des lames de verre assez 13. Abzhanov et al. (2004), “Bmp4 and morphological variation of beaks in Darwin’s finches”, Science, 305 @. 14. Abzhanov et al. (2006), “The calmodulin pathway and evolution of elongated beak morphology in Darwin’s finches”, Nature, 442 @.
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Figure 6. La forme du bec chez les « pinsons » des Galápagos dépend en grande partie du niveau d’expression fort ou faible de molécules appartenant à deux voies de signalisation cellulaire, BMP4 et CaM. Modifié d’après Abzhanov et al. (2006), “The calmodulin pathway and evolution of elongated beak morphology in Darwin’s finches”, Nature, 442 @.
semblables au lames de microscopes, sur lesquels un robot peut déposer des milliers de petites sondes d’acides nucléiques, semblables aux sondes utilisées pour l’hybridation in situ, impeccablement organisées et répertoriées en lignes et en colonnes. On peut ainsi disposer sur une surface n’excédant pas quelques centimètres carrés des sondes représentant la majeure partie des gènes d’une espèce. On pratique ensuite une hybridation moléculaire sur cette lame en effectuant un marquage inverse de celui de l’hybridation in situ : les ARN messagers d’un tissu à étudier sont extraits en vrac et marqués avec une molécule fluorescente. Ces ARN vont aller se fixer sélectivement sur la sonde qui leur correspond sur la lame et ainsi créer une minuscule tache lumineuse. De l’intensité de cette tache, on déduit le niveau d’expression du gène. Ceci permet de comparer l’expression de milliers de gènes entre deux tissus par exemple. C’est ce que l’équipe d’Harvard a fait pour les ébauches de becs supérieurs d’espèces à bec long comparé aux espèces à bec court. Elle a ainsi pu mettre en évidence un gène dont l’expression est considérablement augmentée chez les espèces à bec long, le gène Calmodulin. Ce gène code pour une protéine qui fait partie d’une voie de transduction, c’est-à-dire un signal qui fonctionne dans la cellule réceptrice d’une molécule de signalisation et qui met en jeu la quantité de calcium dans le cytoplasme de la cellule.
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[les mondes darwiniens] Les deux gènes potentiellement responsables de l’évolution du bec des géospizes font donc partie de deux voies de signalisation intercellulaires. Ces deux voies sont utilisées à de multiples reprises au cours du développement dès la fécondation de l’œuf pour la voie du calcium. BMP4 n’est autre que le nom que l’on donne chez les vertébrés au gène dpp impliqué, nous l’avons vu, dans la différenciation de l’axe dorso-ventral chez les bilatériens en général. On voit ici une illustration de l’économie de moyens génétiques que l’on constate chez tous les animaux. La construction très particulière, modulaire, des régions enhancers de gènes, qui permet de les exprimer dans des domaines très distincts d’une part, et l’intervention de combinaisons de protéines régulatrices au niveau des enhancers d’autre part, permet aux organismes de réutiliser les mêmes gènes pour réguler des aspects totalement différents du développement. L’évolution, comme l’a révélé le séquençage en masse des génomes, ne crée que relativement peu de « nouveaux gènes ». Il n’y a donc pas chez les organismes multicellulaires une subdivision, d’un côté, des gènes du développement précoce impliqué dans l’architecture globale, intangible pour l’évolution, et de l’autre des gènes de développement tardif, impliqués dans l’adaptation. Ce sont pour l’essentiel les mêmes gènes mais affectés à des fonctions multiples. 3.2 Un modèle naturel d’étude prometteur : l’épinoche Pourtant, cette étude sur les pinsons de Darwin montre certaines limites. On ne s’intéresse ici qu’au résultat du processus de l’évolution, c’est-à-dire des espèces distinctes déjà séparées par une assez grande distance évolutive (peut-être plus de deux millions d’années). Même si des gènes sans doute importants montrent une franche corrélation avec des différences adaptatives, on n’a pas de preuves formelles que ce sont bien les gènes responsables de cette évolution. L’évolution, selon le modèle de la théorie synthétique, se produit au sein d’une population d’une même espèce lorsqu’un gène avantageux (une version modifiée d’un gène préexistant) se répand dans la population. Est-il possible de prendre l’évolution en marche, c’est-à-dire identifier un gène responsable d’une modification morphologique adaptative et déterminer précisément la modification moléculaire qu’il a subi ? C’est ce qu’est sur le point de réaliser l’équipe de David Kingsley, à l’université de Stanford15. 15. Colosimo et al. (2005), “Widespread parallel evolution in sticklebacks by repeated fixation of Ectodysplasin alleles”, Science, 307 @.
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[guillaume balavoine / la génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution] Cette équipe travaille sur les populations naturelles d’épinoches de la côte pacifique du Canada et des États-Unis. Cette espèce présente une étonnante faculté d’adaptation, vivant non seulement dans l’océan Pacifique Nord mais aussi dans d’innombrables cours d’eau, lacs et étangs des régions côtières. Des études de phylogénie moléculaire ont confirmé que toutes les populations d’eau douce sont indépendamment descendues d’immigrants de la population marine. Ces colonisations se sont produites très récemment (au plus tôt il y a 20 000 ans puisque la partie nord du continent américain était recouverte de glaciers auparavant) et se sont accompagnées de changements morphologiques remarquablement semblables. Notamment, alors que les individus océaniques ont les flancs recouverts d’une armure de petites plaques osseuses, les populations d’eau douce en sont partiellement ou totalement dépourvues. Les facteurs de l’environnement, dont l’action sélective, pourrait produire des évolutions répétées aussi rapides ne sont pas connus, mais il pourrait s’agir d’adaptation à une faible teneur en calcium de l’eau ou à des prédateurs différents. La nature génétique du changement (par opposition à une acclimatation non héréditaire) a été établie par des croisements entre des individus marins et des individus d’eau douce. L’équipe de Kingsley a pu ainsi vérifier que les descendances de ces poissons vérifient les lois de Mendel et que les pertes parallèles de l’armure sont dues à un gène unique, le gène ectodysplasin. Ce gène code pour une protéine de signalisation présentée à la surface de la cellule et qui agit donc sur des cellules voisines. Il est présent chez les autres vertébrés et notamment les mammifères, chez lesquels il joue un rôle dans la formation d’organes externes tels que les poils, les dents (figure 7 ). Pour comparer le gène ectodysplasin de poissons marins et d’eau douce, l’équipe de Kingsley a alors séquencé le gène dans de nombreuses populations différentes. Ces gènes diffèrent par de simples substitutions de bases nucléiques en quelques endroits de la séquence codant pour la protéine (4 acides aminés sur un total de 330). On trouve aussi des substitutions en des endroits plus nombreux, ainsi que quelques délétions de séquences dans l’ADN environnant la séquence codante, qui contient potentiellement des séquences enhancers. Ceci indique que la protéine Ectodysplasin elle-même reste vraisemblablement fonctionnelle chez les poissons sans armure, mais que cette fonction est modifiée soit par un changement dans sa structure, soit dans son profil d’expression (quantitatif ou qualitatif). Toutes les épinoches des populations d’eau douce portent des gènes modifiés très semblables. Comment des populations de lac, qui ont toutes une origine différente, peuvent-elles avoir acquis le même
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Figure 7. Le gène ectodysplasin, codant pour une protéine externe à la cellule, est responsable de la variation de l’armure de plaques osseuses chez l’épinoche (a). Chez une épinoche de population marine (en haut), la version ancestrale du gène permet le développement de l’armure. Chez une épinoche d’eau douce (en bas), la sélection d’une version modifiée du gène inhibe le développement de l’armure. Le gène ectodysplasin est impliqué chez les vertébrés dans le développement de plusieurs types d’organes nécessitant une interaction entre les cellules du derme et celles de l’épiderme, tels que les écailles des poissons osseux (b), les dents, les poils (c). Dans un cas comme dans l’autre, un épaississement épidermique ou « placode » se forme et le récepteur de l’ectodysplasin est exprimé au niveau de la placode (en grisé). (a) d’après Cuvier ; (b) d’après Harris et al. (2008), “Zebrafish eda and edar mutants reveal conserved and ancestral roles of ectodysplasin signaling in vertebrates”, PLoS Genet., 4 @.
gène ectodysplasin ? L’explication est simple : puisque tous les poissons d’eau douce descendent de populations marines, c’est que le gène modifié était déjà présent dans ces populations marines mais uniquement chez quelques individus. Quand des épinoches se sédentarisent en eau douce, ce gène apporte un avantage adaptatif considérable à ceux qui le portent et, très rapidement, ce gène modifié « pas d’armure » se répand dans la population lacustre et remplace entièrement le gène « armure complète ». Il fallait quand même valider ce scénario en découvrant le gène « pas d’armure » chez quelques individus marins, ce qu’a fait l’équipe Kingsley. Il estime que ce gène doit être présent chez 3 à 4 % des épinoches marines, au plus. Ces quelques poissons gardent néanmoins leur armure car, ne l’oublions pas, ils portent, comme tous les animaux, deux copies de chaque gène (un qui vient de leur père et l’autre de leur mère). Ils ont donc un autre gène ectodysplasin « armure complète » qui compense complètement la copie « sans armure ». Cet exemple des épinoches est une superbe illustration des postulats de la théorie synthétique. L’étude est inachevée à l’heure où j’écris ces lignes,
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[guillaume balavoine / la génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution] et on ne sait pas avec exactitude quelles sont les différences au niveau du gène qui causent la modification fonctionnelle. Pour le savoir, il faudrait, suivant une stratégie classique en génétique moléculaire, construire des gènes ectodysplasin synthétiques portant isolément chacune de ces différences et introduire ces gènes dans des poissons pour voir s’ils reproduisent les effets naturels. On retrouve ici une difficulté déjà évoquée : ces expériences, quoique concevables, sont difficiles à réaliser sur des animaux qui ne sont pas des animaux classiques de laboratoire comme la mouche du vinaigre ou la souris domestique. 3.3 Le bricolage des régions régulatrices à l’origine de caractères nouveaux Quelle est donc la nature moléculaire des changements subis par les gènes dans l’évolution morphologique ? Comme nous l’avons vu dans l’exemple précédent, aussi bien la protéine codée par le gène que les séquences enhancers à proximité du gène peuvent être modifiées. Beaucoup d’auteurs pensent que ce sont surtout les séquences régulatrices qui sont mises en jeu. Leur modularité (la séparation des différentes fonctions d’un gène entre plusieurs enhancers) implique qu’une modification dans un enhancer donné est plus susceptible de provoquer une variation mineure dans un seul organe, qui soit acceptable par la sélection naturelle. Par contre, une modification d’une protéine peut provoquer des défauts dans de multiples organes, dont des effets délétères. C’est en se penchant à nouveau sur les drosophiles qu’un certain nombre de résultats ont été obtenus récemment sur la nature moléculaire des changements graduels expliquant l’évolution morphologique. La mouche du vinaigre, Drosophila melanogaster, est en fait l’une des espèces d’une famille qui en compte plus de 3 000. Toutes ces petites mouches sont pour la plupart faciles à élever au laboratoire et constituent une réserve presque inépuisable de variations dont on peut tenter de découvrir les origines génétiques. Évidemment, comparer des espèces différentes expose à la difficulté déjà évoquée qu’on ne regarde que le résultat final d’une évolution et non pas des populations naturelles de la même espèce où la sélection d’un caractère est en train de se produire, comme dans le cas des épinoches. Mais certaines espèces de drosophiles sont suffisamment proches entre elles pour qu’on puisse encore retrouver le gène à l’origine d’un caractère différent. C’est ce qu’a récemment montré l’équipe de Sean Carroll à l’université du Wisconsin. Deux brillants jeunes chercheurs français, Nicolas Gompel et Benjamin Prud’homme, y ont
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[les mondes darwiniens] notamment travaillé sur les profils de pigmentation des ailes que portent les mouches mâles de certaines espèces16 (figure 8 Ü). Ces taches, de nombre et de formes très variables, mais strictement spécifiques de chaque espèce sont exhibées par le mâle pendant la danse nuptiale. Chez les mâles de l’espèce Drosophila biarmipes, on trouve en particulier une tache sombre dans la partie antérieure de l’aile. L’équipe Carroll a recherché la cause génétique de la présence de cette tache, absente chez des espèces proches comme D. melanogaster. La tache est en fait le résultat de l’expression d’un gène, yellow, qui code pour une enzyme produisant un pigment foncé dans les cellules où elle est active. Yellow est très largement exprimé chez les drosophiles où il est responsable de la pigmentation en divers endroits du corps, mais chez D. biarmipes, il est en plus fortement exprimé en un profil qui correspond exactement à la tache dans les cellules antérieures de l’aile embryonnaire. Ce profil se surimpose à une expression faible dans toute l’aile, ce qui donne un aspect fumé commun à toutes les drosophiles. Gompel, Prud’homme et Carroll ont cherché à savoir quelles sont les différences au niveau du gène yellow qui explique cette expression très particulière chez D. biarmipes. Ils ont systématiquement utilisé la technique de transgenèse, c’est-à-dire l’obtention de mouches génétiquement modifiées au moyen d’un gène artificiel composé pour partie d’ADN situé à proximité immédiate de yellow (et contenant potentiellement les régions régulatrices du gène) et d’un gène dit « rapporteur », c’est-à-dire la fameuse Green Fluorescent Protein (GFP) qui révèle son expression en direct. Les séquences enhancers ne sont en effet pas sélectives d’un gène particulier et, placées à côté d’un gène quelconque, elles vont diriger l’expression de ce gène en un profil identique à celui de leur gène « naturel ». Ainsi, ces chercheurs ont pu établir que l’expression faible et homogène dans toute l’aile est causée chez toutes les espèces considérées par un enhancer appelé wing et situé immédiatement en amont du gène yellow. Chez l’espèce D. biarmipes, on trouve en plus, intimement lié à ce même enhancer, un élément d’ADN de petite taille (200 nucléotides), spot, qui, à lui seul, reproduit le profil de la tache antérieure. Un élément enhancer préexistant a donc vu sa fonction modifiée au cours de l’évolution. Cet élément spot peut lui-même être disséqué en une partie activatrice sur laquelle se fixent une ou plusieurs protéines régulatrices, pour le moment inconnues, et une partie inhibitrice 16. Gompel et al. (2005), “Chance caught on the wing : cis-regulatory evolution and the origin of pigment patterns in Drosophila”, Nature, 433 @.
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Figure 8. La pigmentation particulière de l’aile de la mouche Drosophila biarmipes (à gauche) est causée par l’expression du gène yellow, codant pour une enzyme qui produit un pigment foncé, dans les cellules de la partie antérieure de l’aile embryonnaire (révélé par hybridation in situ fluorescente à droite). Cette expression est causée par l’action d’un élément régulateur particulier, spot, situé au sein d’un élément ancestral, wing, à proximité du gène yellow. Adapté d’après Gompel et al. (2005), “Chance caught on the wing : cis-regulatory evolution and the origin of pigment patterns in Drosophila”, Nature, 433 @.
responsable de la non-expression de yellow dans la partie postérieure de l’aile. Cette partie inhibitrice est intéressante car le facteur de transcription inhibiteur qui s’y lie est la protéine Engrailed. Engrailed est en fait exprimé dans toute la partie postérieure de l’aile et empêche ces cellules d’exprimer yellow. Engrailed est un gène impliqué dans la formation des segments au cours du développement précoce. Il est de plus exprimé dans la partie postérieure de tous les appendices des arthropodes, y compris leurs ailes. Il a donc été coopté pour remplir une fonction tardive dans la pigmentation de l’aile chez D. biarmipes. Cette cooptation historiquement récente est due à l’apparition de deux sites de fixation pour la protéine Engrailed dans l’élément spot. Ces
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[les mondes darwiniens] sites sont formés de huit nucléotides chacun et ont pu apparaître par des substitutions aléatoires de nucléotides. Cet exemple illustre au niveau génétique la notion de bricolage de l’évolution. Un nouvel élément enhancer évolue ici à partir d’un élément préexistant. De même, un facteur de transcription exprimé en un profil préexistant est mis à contribution pour raffiner le nouveau profil de coloration. On voit ici illustré au niveau des réseaux géniques du développement le concept de bricolage de l’évolution17. Ces mécanismes permettent de répondre à une vieille question qui déjà tourmentait Darwin : celle de la complexité. Les très nombreuses études de séquences enhancers de gènes du développement déjà disponibles font apparaître des structures déjà très complexes avec de multiples sites pour plusieurs facteurs de transcription. Comment de tels enhancers ont-ils pu apparaître progressivement si les étapes intermédiaires sont non fonctionnelles et donc non sélectionnées ? L’exemple de l’enhancer spot montre que selon toute vraisemblance de nouveaux éléments régulateurs évoluent par quelques changements relativement mineurs à partir de la structure déjà peutêtre complexe d’un enhancer préexistant. Une telle généralisation est possible parce que nous connaissons déja de multiples exemples montrant que les mécanismes de cooptation ou exaptation18 ont été à l’œuvre à tous les niveaux au cours de l’évolution, qu’il s’agisse de la morphologie, de la physiologie ou du comportement. Le recrutement du gène de segmentation engrailed pour une nouvelle fonction dans la pigmentation des ailes sans changement préalable de son profil d’expression en est une illustration remarquable. Peut-on pour autant penser avoir fait le tour de la question ? D’autres facteurs majeurs peuvent intervenir dans l’évolution des réseaux de gènes du développement. Les transposons notamment, des séquences d’ADN mobiles présentes chez tous les êtres multicellulaires, peuvent transporter en « auto-stop » des séquences régulatrices d’un gène à l’autre. Les prochaines années devraient apporter de nouveaux progrès. En particulier, le séquençage de plus en plus rapide et bon marché de génomes entiers devrait permettre de comparer à grande échelle les gènes d’individus différents de la même population naturelle et de repérer des différences discrètes susceptibles d’être impliqués dans les variations des populations (une démarche déjà largement en cours pour l’espèce humaine). 17. Jacob 1977), “Evolution and tinkering”, Science, 196 @. 18. Gould & Vrba 1982), “Exaptation – a missing term in the science of form”, Paleobiology, 8 @.
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[guillaume balavoine / la génétique du développement comparée et son apport à la théorie de l’évolution] Les populations naturelles de drosophiles devraient à nouveau être fort utiles à cause des outils génétiques remarquables dont on dispose déjà chez ces espèces. 4 Conclusion
L
e développement de la génétique comparée du développement apporte des éléments majeurs pour une nouvelle « synthèse » de la théorie de l’évolution. En ce début de xxie siècle, la théorie doit faire face à des assauts, y compris en Europe, par des groupes plus ou moins ouvertement créationnistes. En 2006, un sondage étonnant révèle que pour 39 % des Britanniques, dans le pays même de Darwin, la théorie de l’évolution n’explique pas le développement de la vie. D’innombrables sites web et autres médias attaquent le darwinisme avec des arguments présentés comme scientifiques, en tirant profit de toutes les controverses, les erreurs d’interprétation et les autres lacunes explicatives que la théorie laisse persister. La réponse à ces attaques doit bien entendu se faire par une présence accrue des évolutionnistes dans les médias et dans l’éducation. Mais les progrès continus de la recherche sont tout aussi nécessaires. à mon avis, les deux versants de l’Evo-Dévo, dont j’ai décrit les chantiers, y contribuent également. La reconstitution de l’histoire des animaux comme un fait documenté est à mon sens l’enjeu majeur des comparaisons à grande échelle, et les grandes étapes de cette histoire devraient être comprises dans les dix prochaines années grâce à la combinaison de l’analyse des génomes, de celle des fonctions géniques dans le développement, des nouveaux outils d’imagerie moléculaire de l’embryogenèse, sans oublier l’apport distinct de la paléontologie. L’étude des mécanismes moléculaires de l’évolution du développement est tout aussi cruciale car c’est cette recherche qui va aboutir à un lien satisfaisant, peut-être aussi dans les dix prochaines années, entre les mutations ponctuelles qui se produisent sur les chromosomes et l’action de la sélection naturelle au sein de l’environnement.
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chapitre 22
Thomas Pradeu
Darwinisme, évolution et immunologie
L’
immunologie, discipline qui étudie les mécanismes d’acceptation et de rejet des entités dans l’organisme ou à sa surface (bactéries, virus, parasites, greffes, etc.), est, du point de vue de son articulation avec l’évolution, dans une situation paradoxale. D’un côté, en tant que discipline physiologique et médicale, elle semble faire peu de cas de l’évolution en général et du darwinisme en particulier, les immunologistes étant d’ailleurs en général peu formés à l’étude de l’évolution. D’un autre côté, cependant, l’immunologie, en tant qu’elle appartient à la biologie cellulaire et moléculaire, est l’un des domaines qui ont été modifiés de la manière la plus radicale par l’adoption d’une perspective darwinienne1 : la « théorie de la sélection clonale », défendue par Frank Macfarlane Burnet2 (1899-1985), a été l’une des premières applications réussies de la théorie de l’évolution au niveau cellulaire3, et elle a eu des répercussions considérables sur la discipline. Pourtant, même ce phénomène d’évolution au niveau des cellules immunitaires a pu être interprété par certains comme une preuve en faveur non pas du darwinisme mais du lamarckisme4, ce qui ne peut que 1. Silverstein (2003), “Darwinism and immunology : from Metchnikoff to Burnet”, Nature Immunology, 4 (1) @. 2. Burnet (1957), “A modification of Jerne’s theory of antibody production using the concept of clonal selection”, Australian Journal of Science, 20 @. 3. Cf. Lewontin (1970), “The Units of Selection”, Annual Review of Ecology and Systematics, 1 @ ; Buss (1987), The Evolution of Individuality, Princeton UP ; Darden & Cain (1989), “Selection Type Theories”, Philosophy of Science, 56 @. 4. Steele (1979), Somatic Selection and Adaptative Evolution. On the Inheritance of Acquired Characters, University of Chicago Press @.
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[les mondes darwiniens] surprendre. Dans ce chapitre, j’essaierai d’expliquer pourquoi l’immunologie, alors même qu’elle constitue l’un des champs d’application les plus féconds de la théorie de l’évolution par sélection naturelle en biologie cellulaire et moléculaire, a pu être le lieu de réticences à l’égard de cette application, puis je mettrai en évidence trois directions dans lesquelles l’immunologie est en train de s’engager, et qui pourraient permettre le véritable accomplissement de sa « révolution darwinienne », amorcée il y a maintenant plus de cinquante ans avec la théorie de la sélection clonale. 1 La « révolution darwinienne » de l’immunologie : la théorie de la sélection clonale
E
n 2007, la revue la plus influente du domaine de l’immunologie, Nature Immunology @, publiait une série d’articles célébrant les cinquante ans de la « révolution » constituée par la théorie de la sélection clonale de Burnet5. Qu’est-ce que cette théorie et en quoi peut-elle être vue comme la « révolution darwinienne » de l’immunologie ? Pour le comprendre, il faut remonter aux origines théoriques de l’immunologie, c’est-à-dire à la charnière entre le xixe et le xxe siècles. Pendant de longues décennies, la théorie de la sélection naturelle n’a pas joué un rôle majeur en immunologie. Cela est d’autant plus surprenant que deux de ses principaux fondateurs, élie Metchnikoff et Paul Ehrlich, adoptaient des perspectives darwiniennes. Metchnikoff, embryologiste et zoologiste russe, propose, au tournant du xxe siècle, la première véritable théorie de l’immunité, la théorie dite « phagocytaire »6. Metchnikoff s’intéresse aux cellules immunitaires, ce qui signifie, selon lui, les phagocytes, c’est-à-dire les cellules qui ingèrent (« phagocyte » vient du grec phagein, « manger ») aussi bien les pathogènes, comme les bactéries, que les cellules mortes de l’organisme. Il se penche donc sur l’intérieur de l’organisme, qu’il est selon lui adéquat et utile de voir comme une sorte de « milieu », dans lequel les cellules phagocytaires interagissent avec leurs cibles potentielles, notamment les micro-organismes, et les éliminent. Metchnikoff est un ardent darwinien, qui considère que sa théorie de l’inflammation et de la phagocytose a pour socle la théorie darwi5. Hodgkin et al. (2007), “The clonal selection theory : 50 years since the revolution”, Nature Immunology, 8 (10) @. 6. Tauber & Chernyak (1991), Metchnikoff and the Origins of Immunology, Oxford University Press @, p. 135 et sq.
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[thomas pradeu / darwinisme, évolution et immunologie] nienne7. Cependant, venu en France à l’Institut Pasteur, il se heurte à une communauté scientifique qui connaît mal la théorie de l’évolution de Darwin, voire parfois la rejette purement et simplement8. En 1897, Paul Ehrlich, immunologiste allemand, propose sa théorie des chaînes latérales pour l’immunologie9, que, selon Arthur Silverstein10, on peut considérer comme la première théorie sélective de la formation des anticorps11 . Selon Ehrlich, en effet, les cellules de l’organisme possèdent des récepteurs préformés. Lorsque des toxines entrent en contact avec ces récepteurs, elles les détruisent, mais les cellules de l’organisme renouvellent ces récepteurs. Néanmoins, lorsque les toxines sont en grande quantité, la cellule réagit en produisant un excès de récepteurs, ces derniers passant dans le sang et devenant des anticorps circulants, qui dès lors réagissent avec les toxines et peuvent les éliminer. Seuls, parmi tous les récepteurs préform és, ceux qui sont spécifiques de la toxine qui a pénétré dans l’organisme sont sélectionnés pour devenir des anticorps circulants. Ehrlich propose donc bien d’appliquer un raisonnement sélectif à l’échelle moléculaire des anticorps. 7. Metchnikoff (1892), Leçons sur la pathologie comparée de l’inflammation, Masson, p. 32-33 @. D’une manière tout à fait intéressante, Metchnikoff va jusqu’à écrire dans sa préface à la version anglaise du même texte, parue en 1893 : « J’ai en effet osé proposer une nouvelle théorie de l’inflammation uniquement parce que je sentais que j’avais la grande conception de Darwin comme solide fondation sur laquelle bâtir », une phrase qui n’apparaît pas dans la version française. 8. Cf. Moulin (1991), Le dernier langage de la médecine. Histoire de l’immunologie de Pasteur au Sida, PUF ; Tauber & Chernyak (1991), Metchnikoff and the Origins of Immunology, Oxford University Press @, p. 68 et sq. Cf. également Conry (1974), L’Introduction du darwinisme en France au xixe siècle, Vrin. 9. Ehrlich (1897), “Die Wertbemessung des Diphterieheilserum und deren theorische Grundlagen”, Klinishe Jahrbuch, 6 @. Trad. anglaise “The Assay of the Activity of Diphtheria-Curative Serum and Its Theoretical Basis”, in F. Himmelweit (ed.), The Collected Papers of Paul Ehrlich, t. II, Pergamon, 1957. 10. Silverstein (1989), A History of Immunology, Academic Press @, p. 65 ; idem (1999), “Paul Ehrlich’s Passion : The Origins of His Receptor Immunology”, Cellular Immunology, 194 @. 11. Un anticorps est une protéine qui se lie de manière spécifique à une substance particulière, que l’on appelle son « antigène ». Cet antigène peut être, par exemple, un motif moléculaire exprimé à la surface d’une bactérie. Les anticorps sont produits par des cellules immunitaires particulières, à savoir des lymphocytes B activés devenus des « plasmocytes ». La réponse immunitaire assurée par les anticorps est l’une des plus efficaces de l’organisme.
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[les mondes darwiniens] En dépit de l’importance immense de ces deux scientifiques, qui se partagent le prix Nobel de médecine en 1908, l’immunologie dans son ensemble n’a pas adopté une vision darwinienne, ce qui peut s’expliquer par de nombreuses raisons. Tout d’abord, Darwin est méconnu par les immunologistes et corrélativement peu cité par eux (même Ehrlich ne le cite pratiquement jamais). Le début du xxe siècle est aussi, suite à la redécouverte des « lois » de Mendel et au rejet du gradualisme, une période de forte critique, voire d’éclipse, du darwinisme12, ce qui contribue à expliquer le peu d’enthousiasme qu’il y aurait à le diffuser dans un domaine comme l’immunologie. Enfin, au sein de l’immunologie, la théorie sélective de Ehrlich subit les assauts d’une théorie concurrente, la théorie dite « instructionniste » de la formation des anticorps13. Le point de départ des partisans de cette théorie, dont les fondements remontent en réalité au moins au bactériologiste allemand Hans Buchner14, est en effet une critique de la thèse de Ehrlich : étant donné que le système immunitaire semble capable de synthétiser des anticorps spécifiques contre n’importe quelle entité, comment serait-il possible, demandent-ils, que ces anticorps soient « préformés » dans l’organisme ? Leur argument est que l’organisme ne pourrait jamais contenir tous ces anticorps, qui devraient être en nombre presque infini15. D’où la thèse instructionniste : lorsqu’un antigène16 pénètre dans l’organisme, il agit comme un « moule », un « modèle » ou encore un « patron » (pattern), pour la formation des anticorps, dont la configuration spatiale spécifique est donc, au moins partiellement, produite en fonction de celle de l’antigène. Dans cette théorie, les anticorps ne sont donc plus préexistants, puis sélectionnés lorsque l’antigène spécifique pénètre dans l’organisme, comme ils l’étaient dans la théorie de Ehrlich ; ils sont produits sur le moule de l’antigène, le système immunitaire étant donc « instruit » 12. Bowler (1983), The Eclipse of Darwinism : Anti-Darwinian evolution theories in the decades around 1900, Johns Hopkins University Press @ ; Gayon (1992), Darwin et l’après-Darwin. Une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle, Kimé. 13. Silverstein (1989), A History of Immunology, Academic Press @, p. 59-86. 14. Ibid., p. 61. 15. Breinl & Haurowitz (1930), “Chemische Untersuchungen des Präzipitates aus Hämoglobin und anti-Hämoglobin Serum and Bemerkungen über die Natur der Antikörper”, Hoppe-Seyler Zeitungschrift 192 @. 16. On appelle « antigène » toute substance susceptible d’interagir spécifiquement avec un récepteur du système immunitaire. Un motif bactérien, un marqueur d’histocompatibilité, un motif tumoral, par exemple, peuvent être des « antigènes ».
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[thomas pradeu / darwinisme, évolution et immunologie] par la configuration spatiale de cet antigène17. La période pendant laquelle les théories instructionnistes dominent l’immunologie (approximativement de 1900 à 1950) n’est pas tant antidarwinienne que non-darwinienne, toute perspective évolutionnaire étant oubliée au profit d’une conception presque exclusivement biochimique de l’immunité18. Frank Macfarlane Burnet, virologiste australien, ne se satisfait pas de la théorie instructionniste, qui domine l’immunologie lorsqu’il commence son activité scientifique. Dès les années 1930, il tente de comprendre de manière sélective les mécanismes de l’immunité, c’est-à-dire principalement, pour lui, la formation des anticorps. Il ne parvient cependant pas à proposer une explication de l’immunité qui lui semble totalement satisfaisante, et adopte même parfois un point de vue instructionniste19. En 1955, Niels Jerne fait paraître un article qui suscite immédiatement l’intérêt de Burnet : dans ce texte, Jerne interprète de manière proprement sélective la formation des anticorps20. Jerne écrit : « Le rôle de l’antigène n’est ni celui d’un moule, ni celui d’un adaptateur d’enzymes. L’antigène sélectionne et transporte des anticorps circulant spontanément jusqu’à un système de cellules qui peut reproduire ces anticorps. Des molécules de globulines sont continuellement synthétisées avec une très grande variété de configurations différentes […]. L’introduction d’antigène dans le sang ou la lymphe entraîne l’adhésion sélective d’antigène à la surface de l’antigène des molécules de globuline qui se trouvent avoir une configuration complémentaire.21 » À la lecture de ce texte, Burnet saisit immédiatement que l’immunologie est en train de connaître une révolution théorique majeure. Il publie, deux ans après la parution de l’article de Jerne, une contribution intitulée, de façon tout à fait significative, « A modification of Jerne’s theory of antibody production using the concept of clonal selec17. Pauling (1940), “A theory of the structure and process of formation of antibodies”, Journal of the American Chemical Society, 62 @. 18. Silverstein (2003), “Darwinism and immunology : from Metchnikoff to Burnet”, Nature Immunology, 4 (1) @. 19. Burnet (1941), The Production of Antibodies, Macmillan. 20. Jerne (1955), “The Natural Selection Theory of Antibody Formation”, PNAS USA, 41 @. 21. Jerne (1955), “The Natural Selection Theory of Antibody Formation”, PNAS USA, 41 @, p. 849, traduit par Moulin (1991), Le dernier langage de la médecine. Histoire de l’immunologie de Pasteur au Sida, PUF, p. 278.
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[les mondes darwiniens] tion22 ». Burnet, sans aucun doute possible le plus grand immunologiste du xxe siècle, a toujours considéré la théorie de la sélection clonale comme sa contribution scientifique la plus importante, comme il le dit clairement dans son autobiographie23. Cependant, il a également toujours reconnu à Jerne la paternité de l’explication sélectionniste. Doit-on, en conséquence, considérer la théorie de Burnet comme une contribution originale majeure, comme le fait le numéro anniversaire de la revue Nature Immunology que nous avons mentionné en commençant, ou bien comme un simple « raffinement » de la théorie de Jerne ? Incontestablement, il s’agit d’une contribution originale majeure, les deux théories étant en réalité assez différentes24 : Burnet situe son explication au niveau des cellules de l’immunité synthétisant les anticorps, et non au niveau des anticorps eux-mêmes. La théorie de Burnet est que ce sont les cellules immunitaires qui sont sélectionnées, en fonction des anticorps qu’elles portent à leur surface : il faut postuler « l’existence de clones multiples de cellules productrices de globulines [anticorps]25 ». Les cellules immunocompétentes26 porteraient à leur surface des molécules semblables aux anticorps qui sont synthétisés et qui réagissent avec l’antigène, permettant sa destruction. Ces cellules seraient ensuite sélectionnées sur la base de la spécificité de leurs récepteurs à l’égard de déterminants antigéniques. Burnet affirme clairement qu’il ne s’agit en rien d’un processus d’« instruction », mais bien d’un « processus strictement darwinien au niveau cellulaire27 ». Un fait démontre clairement que la proposition de Burnet était originale, voire iconoclaste : conscient de l’audace de son hypothèse, le virologiste décide de la publier dans une revue mineure, peu exposée, The Australian Journal of 22. Burnet (1957), “A modification of Jerne’s theory of antibody production using the concept of clonal selection” @, Australian Journal of Science, 20. 23. Burnet (1968), Changing Patterns : An Atypical Autobiography, Heinemann, p. 190. 24. Ada (1989), “The conception and birth of Burnet’s Clonal Selection Theory”, in P.H. Mazumdar (ed.), Immunology 1930-1980. Essays on the History of Immunology, Wall and Thomson ; Fenner & Ada (2007), “Frank Macfarlane Burnet : two personal views”, Nature Immunology, 8 (2) @. 25. Burnet (1959), The Clonal Selection Theory of Acquired Immunity, Cambridge University Press, p. 54. 26. C’est-à-dire les cellules capables de déclencher une réponse immunitaire à l’encontre de l’antigène présent dans l’organisme. 27. Burnet (1959), op. cit., p. 64 ; Cf. également Silverstein (2003), “Darwinism and immunology : from Metchnikoff to Burnet”, Nature Immunology, 4 (1) @.
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[thomas pradeu / darwinisme, évolution et immunologie] Science. Dans son autobiographie, Burnet dit clairement avoir conçu les choses de la manière suivante : si sa proposition plaisait, alors le crédit de sa formulation lui reviendrait ; si, en revanche, elle ne suscitait pas l’enthousiasme, peu de scientifiques seraient au courant de son existence28. Jerne admet immédiatement la différence entre sa propre théorie et celle de Burnet. Dans un texte retentissant publié dix ans après la parution de l’article de Burnet29, il le décrit comme l’immunologiste dont les thèses ont été validées par les avancées récentes de la discipline, et ajoute même qu’il n’y aurait plus, à présent, qu’à « attendre la fin » du développement de l’immunologie : Sir Macfarlane Burnet doit avoir été heureux non seulement d’assister, lors de ce colloque, à la confirmation de sa théorie de la sélection clonale de l’immunité acquise, mais aussi de voir comment ses idées stimulantes ont conduit à une formidable prolifération d’immunologistes, et de savoir que le destin de l’immunologie se trouve entre des mains aussi compétentes. Cependant que cette génération plus jeune de professionnels est en train d’atteindre rapidement la solution au problème de l’anticorps, nous, les anciens amateurs, ferions peut-être mieux de nous asseoir, à attendre la fin.
Pourquoi peut-on, ainsi, considérer la théorie de la sélection clonale de Burnet comme une révolution ? Parce que c’est l’une des premières fois, voire la première fois, que la théorie de l’évolution par sélection naturelle est appliquée au niveau des cellules d’un organisme pluricellulaire30. On peut dresser un parallèle avec la neurologie, autre grand domaine dans lequel a été proposée une explication sélectionniste au niveau cellulaire31. La comparaison avec le système nerveux, et même avec le comportement, est d’ailleurs un aspect classique de la discussion du rôle de la sélection naturelle en immunologie32. Affirmer qu’il existe une sélection naturelle au niveau des cellules de 28. Burnet (1968), op. cit., p. 206. 29. Jerne (1967), “Waiting for the End”, Cold Spring Harbor Symposia on Quantitative Biology, 32 @. 30. Lewontin (1970), “The Units of Selection”, Annual Review of Ecology and Systematics, 1 @ ; Buss (1987), The Evolution of Individuality, Princeton University Press ; Darden & Cain (1989), “Selection Type Theories”, Philosophy of Science, 56 @. 31. Edelman (1973), “Molecular recognition in the immune and nervous systems”, in F.O. Schmitt (ed.), The Neurosciences : Paths of discovery, MIT Press ; Changeux & Danchin (1976), “Selective stabilisation of developing synap-ses as a mechanism for the specification of neuronal networks”, Nature, 264 @. 32. Edelman (1973), op. cit. ; Hull et al. 2001), “A General Account of Selection : Biology, Immunology and Behavior”, Behavioral and Brain Sciences, 24 @.
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[les mondes darwiniens] l’organisme pose d’ailleurs un certain nombre de problèmes, notamment sur les différents « niveaux » de sélection : si une lignée de cellules peut avoir un « intérêt » évolutionnaire à sa propre réplication, celle-ci ne peut-elle pas se faire au détriment de l’organisme pris dans son ensemble ? Nous reviendrons, dans la dernière section, sur cette conséquence passionnante de l’application d’un raisonnement darwinien au niveau cellulaire dans l’organisme. L’immunologie devient, avec Burnet, une discipline dans laquelle la théorie de l’évolution joue un rôle majeur : non seulement Burnet fut constamment soucieux de comprendre l’évolution de l’immunité33, mais de surcroît il fait de l’immunologie la discipline proposant l’une des premières applications réussies de la sélection naturelle au niveau cellulaire, voire la première. L’immunologie semble donc, dès les années 1960, avoir accompli sa « révolution darwinienne ». Voyons à présent pourquoi cette révolution ne fut en réalité que partielle. 2 Le soi et le non-soi, obstacles à l’articulation entre l’immunologie et l’évolution
B
urnet n’est pas seulement l’artisan de la théorie de la sélection clonale de l’immunité, il est aussi, et de manière indissociable, le fondateur de la théorie du soi et du non-soi34. Selon cette théorie, l’organisme déclenche une réponse immunitaire de rejet contre toute entité étrangère (« non-soi ») alors qu’il ne déclenche pas de réponse immunitaire de rejet contre ses propres constituants (« soi »). L’organisme défend donc son intégrité contre toute entité étrangère ou exogène35. Le paradoxe est que la théorie du soi et du nonsoi, bien que formulée par le « darwinien » Burnet, a constitué un obstacle décisif à l’adoption d’une perspective évolutionnaire en immunologie, ce qui 33. Par exemple : « Tout au long de ce livre, l’accent sera mis sur l’intégration de l’immunologie dans le modèle de la biologie générale vue d’un point de vue évolutionnaire » (Burnet, 1962), The Integrity of the Body : A Discussion of Modern Immunological Ideas, Harvard University Press, p. 2). 34. Cf. Tauber (1994), The Immune Self. Theory or Metaphor ?, Cambridge University Press @ ; Pradeu (2005), « Les incertitudes du soi et la question du bon modèle théorique en immunologie », Médecine-Sciences, 21 @ ; Pradeu & Carosella (2006a), “The self model and the conception of biological identity in immunology”, Biology and Philosophy, 21 (2) @. 35. Burnet (1962), The Integrity of the Body : A Discussion of Modern Immunological Ideas, Harvard University Press ; idem (1969), Cellular Immunology. Self and Notself, Cambridge University Press.
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[thomas pradeu / darwinisme, évolution et immunologie] s’explique en grande partie par les transformations de la pensée de Burnet luimême. Initialement, Burnet a une vision écologique du « soi » biologique, selon laquelle l’organisme doit être vu comme un écosystème, dans lequel cellules de l’organisme et micro-organismes peuvent se rencontrer et s’affronter36. Dans cette première conception, le soi est plastique, il se modifie au cours du temps en fonction des entités avec lesquelles il interagit. Peu à peu, cependant, on constate un figement du « soi » tel que le comprend Burnet : il insiste de plus en plus sur le fondement génétique du soi immunitaire, et corrélativement il comprend la tolérance immunitaire, c’est-à-dire l’absence de réponse immunitaire à des entités pourtant étrangères, comme une période très limitée, qui cesse dès la période fœtale ou immédiatement postnatale (selon les espèces). Dans cette deuxième conception, le « soi » immunitaire est donc défini très tôt dans la vie de l’organisme, et il est, dans pratiquement tous les cas, un reflet du génome de cet organisme, ce qui fait de ce soi immunitaire une réalité figée, qui doit précisément être protégée contre toute influence exogène, donc se « fermer » à l’environnement37. Cette vision organismique accompagne plusieurs découvertes immunologiques majeures du xxe siècle, notamment dans le domaine de la transplantation. Leo Loeb, Peter Medawar puis de nombreux autres médecins constatent que, dans pratiquement tous les cas, une allogreffe (greffe d’un individu sur un autre individu) est rejetée, tandis que les autogreffes (greffe d’un individu sur lui-même) sont tolérées. Ils en déduisent l’unicité histologique de chaque organisme, unicité ancrée dans le génome38, et l’existence de mécanismes de défense par lesquels l’organisme lutte contre toute entité étrangère qui viendrait menacer son intégrité. Le « soi » de Burnet sert de fondement conceptuel et théorique à ces visions de l’individualité et de l’unicité de l’organisme. Il donne naissance à une conception « insulaire » du soi, selon laquelle l’immunologie doit se concentrer sur l’organisme comme tel, et sur la manière dont ce dernier se clôt à son environnement pour maintenir son intégrité39. Cela converge parfaitement avec le type de vision médicale de l’immunologie qui s’affirme à ce moment-là : alors que, jusqu’aux années 36. Burnet (1940), Biological Aspects of Infectious Disease, Macmillan. 37. Pradeu (2009), Les Limites du soi. Immunologie et identité biologique, Vrin. 38. Loeb (1930), “Transplantation and Individuality”, Physiological Review, 10 @ ; Medawar (1957), The Uniqueness of the Individual, Methuen @. 39. Burnet (1962), The Integrity of the Body: A Discussion of Modern Immunological Ideas, Harvard University Press.
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[les mondes darwiniens] 1960, la vision médicale avait plutôt consisté à rendre compte des interactions entre un hôte et des micro-organismes (selon la perspective « écologique » de Metchnikoff et du premier Burnet), elle tend ensuite, au moment où les médecins prédisent une quasi-disparition des maladies infectieuses à l’échelle mondiale (et, en tout cas, dans les pays occidentaux), à prendre pour référent le seul organisme – généralement humain, ou bien les organismes-modèles qui, comme la souris, servent à mieux expliquer l’immunité humaine – dont il faudrait comprendre les mécanismes de défense contre tout ce qui pourrait le menacer. De fait, aujourd’hui encore, les immunologistes de formation médicale (et non pas biologique) reçoivent un enseignement très succinct en biologie de l’évolution. Ainsi, avec le vocabulaire du soi et du non-soi mis en avant par Burnet, on passe d’une immunologie microbiologique et écologique à une immunologie organismique et insulaire. En dépit donc de l’attachement de Burnet aux questions évolutionnaires, l’articulation entre immunologie et évolution ne préoccupe pas la majorité des immunologistes des années 1960 à nos jours. 3 Le mythe du « lamarckisme » en immunologie
C’
est dans ce contexte d’une prééminence de la vision organismique que naît une controverse tout à fait significative de la difficulté qu’a l’immunologie à accepter le recours à des explications darwiniennes. La « théorie de la sélection clonale » n’est-elle pas, en réalité, plus lamarckienne que darwinienne ? Le raisonnement qui sous-tend cette question qui peut sembler provocatrice est le suivant : dans le darwinisme orthodoxe de la synthèse moderne, les mutations génétiques se font « au hasard », au sens précis où elles se produisent indépendamment des « besoins » de l’organisme relativement à son environnement. Or, dans le cas de l’immunité, les mutations telles que les hypermutations somatiques des anticorps se font en réponse à la rencontre avec un antigène particulier de l’environnement, aboutissant à la synthèse d’anticorps de plus en plus spécifiques de cet antigène, et permettant, le plus souvent, son élimination. Cette mutation génétique apparaît alors comme une sorte de réponse adaptative spécifique à une pression environnementale particulière. Il s’agirait donc d’un mécanisme « lamarckien » au sens d’une adaptation spécifique, au niveau de chaque organisme, à une pression environnementale donnée (conception transformationnelle et non
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[thomas pradeu / darwinisme, évolution et immunologie] variationnelle du vivant40). Cette thèse, principalement défendue par Steele41, fut accueillie avec une certaine bienveillance par le grand immunologiste Sir Peter Medawar, lauréat du prix Nobel de médecine, ce qui, bien entendu, contribua à lui donner une certaine importance et une certaine respectabilité. Elle suscita en outre un intérêt particulier en France, où l’idée selon laquelle l’immunologie pourrait être l’un des champs autorisant une « réhabilitation » de Lamarck contre Darwin était parfois exprimée42. Cependant, la thèse de Steele repose sur une incompréhension complète de la perspective propre à la théorie de la sélection clonale, à savoir l’application d’un raisonnement sélectif au niveau de populations de cellules. Le raisonnement est parfaitement darwinien dès lors que l’on se place au niveau des entités qui sont modifiées, c’est-à-dire, dans le cas présent, les cellules immunitaires. Lors de la production des anticorps, une immense majorité de lymphocytes B43 est éliminée, seule survit la petite proportion d’entre eux portant les anticorps qui permettent l’interaction la plus forte avec les antigènes rencontrés. Il s’agit donc d’un processus de variation aléatoire et de sélection, qui aboutit à une évolution, c’est-à-dire très exactement le schéma général d’évolution par sélection naturelle44. De fait, la production des anticorps n’est pas « lamarckienne » car elle est fondée sur des modifications génétiques, et elle n’est pas une « adaptation génétique » de l’organisme aux besoins environnementaux, mais une sélection de certaines cellules immunocompétentes. Ainsi, dès lors que l’on accepte l’idée d’une application de l’évolution par sélection naturelle au niveau des populations de cellules (et non au seul niveau de l’organisme), il est aisé de rejeter l’idée d’un prétendu « lamarckisme » qui serait mis en évidence par l’immunologie contemporaine45. 40. Cf. Lewontin (1983), “The Organism as the Subject and Object of Evolution”, Scientia, 118, repris in Levins & Lewonin, The Dialectical Biologist, Harvard UP, 1985 @. 41. Steele (1979), Somatic Selection and Adaptative Evolution. On the Inheritance of Acquired Characters, University of Chicago Press. 42. Bussard (1983), « Darwinisme et immunologie », Bulletin de la société française de philosophie 77. 43. Les lymphocytes B sont l’une des grandes familles de globules blancs ou « leucocytes ». Activés, ils deviennent des plasmocytes, sécréteurs des anticorps. 44. Hull, Langman & Glenn (2001), “A General Account of Selection : Biology, Immunology and Behavior”, Behavioral and Brain Sciences, 24 @. 45. Dawkins (1982), The Extended Phenotype, Oxford UP, p. 164 et sq.
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[les mondes darwiniens] L’interprétation « lamarckienne » de la formation des anticorps a certes été minoritaire parmi les immunologistes. Ajoutée à la domination de la vision organismique, cependant, elle confirme la faible pénétration du darwinisme dans l’immunologie contemporaine. Aujourd’hui encore, de nombreux immunologistes ne font aucun usage de la théorie de l’évolution dans leurs travaux scientifiques et ne lui témoignent, au mieux, qu’un intérêt distant. Cependant, d’autres immunologistes ont été, depuis environ dix ans, à l’origine de découvertes qui modifient en profondeur le domaine et qui pourraient bien accomplir véritablement la révolution darwinienne de l’immunologie, que les travaux de Burnet ont amorcée, mais sans parvenir à l’achever. Cette révolution suit trois lignes principales, que nous analysons à présent. 4 L’importance de l’immunité innée et la nouvelle construction de l’histoire évolutive du système immunitaire
J
usqu’au milieu des années 1990, il existait un consensus en immunologie pour affirmer que seuls les vertébrés à mâchoires possédaient un système immunitaire. C’est seulement, en effet, chez ces derniers que l’on avait trouvé un système « adaptatif » rendant possible, comme dans le cas des anticorps, une « mémoire immunitaire », c’est-à-dire la capacité, pour l’organisme, à déclencher une réponse immunitaire plus rapide et plus efficace en cas de deuxième rencontre avec un même antigène. En réalité, ce terme de « mémoire immunitaire » désigne un double processus de génération aléatoire de récepteurs immunitaires spécifiques et de sélection des récepteurs immunitaires les plus immunocompétents, ces derniers étant de surcroît conservés dans l’organisme, portés par des cellules immunitaires à longue durée de vie. Burnet lui-même, qui s’était beaucoup interrogé sur les origines évolutionnaires de l’immunité, en était arrivé à la conclusion que la discrimination entre le soi et le non-soi existait chez tous les organismes ou presque (chez un organisme aussi « simple » que l’amibe, par exemple), mais que l’immunité à proprement parler était le seul fait des vertébrés « supérieurs »46. Si cette vision de l’immunité était exacte, comme beaucoup le croient encore aujourd’hui, alors le domaine de l’immunologie serait finalement, du point de vue de la diversité du vivant et de son histoire, très restreint. Néanmoins, de nombreuses études ont démontré, au cours des dix à quinze dernières années, que le domaine de l’immunologie était en réalité immense, au point de s’éten-
46. Burnet (1969), Cellular Immunology. Self and Notself, Cambridge UP.
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[thomas pradeu / darwinisme, évolution et immunologie] dre potentiellement à tout le vivant. La démonstration que l’immunité adaptative, en particulier celle qui implique les anticorps, n’est qu’une petite partie des mécanismes immunitaires présents dans le vivant en général a constitué une véritable « révolution » théorique de l’immunologie contemporaine, comme l’illustre l’article-manifeste de Charles Janeway publié en 198947. Janeway fait clairement le lien entre la mise en évidence d’une immunité non adaptative et l’adoption d’une perspective évolutionnaire sur l’immunité. La première étape de cette reconsidération du domaine de l’immunité fut de relativiser l’importance de la « mémoire immunitaire » dans la définition même de l’immunité : on doit parler de système immunitaire dès lors qu’un organisme possède des récepteurs susceptibles d’interagir de manière spécifique avec un antigène et de déclencher une réponse de rejet ou d’acceptation de cet antigène. Les recherches sur les drosophiles ont prouvé la richesse de leur système immunitaire48 ; il en va de même pour les vers de terre ou encore les éponges49, et même pour les amibes en colonie50 . Les plantes possèdent également un système immunitaire51, et plus généralement on peut considérer que c’est le cas de tous les pluricellulaires. De nombreux biologistes considèrent même, à l’heure actuelle, que les unicellulaires, et en particulier les bactéries, ont une immunité52 . En outre, les immunologistes ont été très surpris de constater, depuis le début des années 2000, que des « invertébrés » pouvaient posséder des mécanismes de « mémoire immunitaire »53. Plus généralement, les systèmes 47. Janeway (1989), “Approaching the Asymptote ? Evolution and Revolution in Immunology”, Cold Spring Harbor Symposium on Quantitative Biology, 54 @. 48. Lemaître & Hoffman (2007), “The Host Defense of Drosophila melanogaster”, Annual Review of Immunology, 25 @. 49. Cooper (2008), “From Darwin and Metchnikoff to Burnet and Beyond”, in A. Egesten et al. (eds.), Trends in Innate Immunity, Contrib Microbiol. Basel, Karger, vol. 15 @. 50. Chen et al. (2007), “Immune-like phagocyte activity in the social amoeba”, Science, 317 @. 51. Chisholm et al. (2006), “Host-Microbe Interactions : Shaping the Evolution of the Plant Immune Response”, Cell, 124 @. 52. Makarova et al. (2006), “A putative RNA-interference-based immune system in prokaryotes : computational analysis of the predicted enzymatic machinery, functional analogies with eukaryotic RNAi, and hypothetical mechanisms of action”, Biology Direct, 1 (7) @. Pour une discussion, cf. Pradeu (2009), Les limites du soi. Immunologie et identité biologique, Vrin. 53. Kurtz & Franz (2003), “Evidence for memory in invertebrate immunity”, Nature,
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[les mondes darwiniens] immunitaires des invertébrés et des plantes ne sont pas moins complexes que ceux des vertébrés supérieurs, contrairement, là encore, à ce que l’on a cru pendant longtemps54. La conséquence de cette révolution dans la phylogénie immunologique55 est double : d’une part, comprendre les mécanismes d’évolution par sélection naturelle des différents systèmes immunitaires est devenu un enjeu majeur de la discipline ; d’autre part, l’étude des systèmes immunitaires d’« invertébrés », de plantes, d’unicellulaires est aujourd’hui considérée comme susceptible de nous apporter des éclairages majeurs sur le fonctionnement de l’immunité, y compris d’un point de vue médical56. 5 L’adoption d’une perspective microbiologique et écologique en immunologie
I
l est tout à fait significatif que les deux scientifiques qui ont le plus ardemment défendu, en immunologie, une perspective explicitement darwinienne, à savoir Metchnikoff et Burnet, aient été des microbiologistes. Quels que soient les changements ultérieurs de leur conception de l’immunité, tous deux ont adopté, au moins au début de leur carrière, une vision populationnelle, dans laquelle des populations de cellules immunitaires luttaient contre des populations de micro-organismes, faisant passer au second plan (provisoirement, comme nous l’avons montré) la vision centrée sur l’organisme si caractéristique d’une certaine immunologie médicale, fortement anthropocentrique. De nos jours, après des décennies de domination de la perspective organismique du soi et du non-soi, la microbiologie est de nouveau articulée à l’immunologie traditionnelle, permettant de refaire des interactions hôte/micro-organismes le problème majeur de l’immunologie57. Les immunologistes contemporains
425 @. Litman et al. (2005), “Reconstructing immune phylogeny : new perspectives”, Nature Reviews in Immunology, 5 @. 54. Pradeu (en préparation), “Immunology, individuation and complex processes”. 55. Litman et al. (2005), “Reconstructing immune phylogeny : new perspectives”, Nature Reviews in Immunology, 5 @. Vivier & Malisse (2005), “Innate and adaptive immunity : specificities and signaling hierarchies revisited”, Nature Immunology, 6 (1) @. 56. Litman & Cooper (2007), “Why study the evolution of immunity ?”, Nature Immunology, 8 (6) @. 57. Merrell & Falkow (2004), “Frontal and stealth attack strategies in microbial pathogenesis”, Nature, 430 @. Pamer (2007), “Immune responses to commensal and
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[thomas pradeu / darwinisme, évolution et immunologie] s’interrogent de plus en plus sur les micro-organismes, leur fonctionnement, leur manière de pénétrer dans un hôte, les modalités de leur interaction avec ce dernier, ainsi que sur la nature de cette interaction (pathogénique, neutre, symbiotique). L’élucidation de ces interactions, qu’elles soient de compétition ou de coopération, nécessite toujours l’adoption d’une perspective évolutionnaire58. Cet intérêt renouvelé pour l’étude des interactions entre hôte et microorganismes a conduit à l’adoption d’une perspective écologique en immunologie, c’est-à-dire à l’utilisation de concepts et de modèles classiques de l’écologie pour étudier ces interactions59, notamment en vue de mieux comprendre certaines maladies infectieuses60. En particulier, les modèles proie/ prédateur, utilisés depuis longtemps en écologie, ont été appliqués à plusieurs cas de maladies infectieuses, pour comprendre les interactions entre hôte et parasites (au sens large du terme : bactéries, virus, etc.)61. Ainsi, la célèbre « théorie de la reine rouge »62, qui décrit un état d’équilibre évolutionnaire dans lequel deux espèces coévoluent sans que finalement aucune n’acquière un avantage sélectif sur l’autre, est utilisée pour rendre compte de certaines interactions entre un hôte et son parasite. Dans les modèles écologiques proie/ prédateur introduits en immunologie, le virus est défini comme la proie, les cellules immunitaires comme les prédateurs. De nombreuses interactions de environmental microbes”, Nature Immunology, 8 (11) @. Cf. également l’anticipation de Janeway (1989), “Approaching the Asymptote ? Evolution and Revolution in Immunology”, Cold Spring Harbor Symposium on Quantitative Biology, 54 @. 58. Phillips (2002), “Immunology taught by Darwin”, Nature Immunology, 3 (11) @. 59. Wodarz (2006), “Ecological and evolutionary principles in immunology”, Ecology Letters, 9 @. Pradeu & Alizon, “Ecologizing Immunology”, soumis à Biological Theory. 60. Rappelons que, loin des espérances formulées dans les années 1960 et 1970, la période récente a été marquée par l’émergence ou le retour de maladies infectieuses aux effets sanitaires inquiétants (sida, grippe aviaire H5N1), rendant pressant le besoin de mieux comprendre leurs causes. 61. Cf. Anderson & May (1991), Infectious Diseases of Humans, Oxford UP. Combes (1995), Interactions durables. Ecologie et évolution du parasitisme, Masson. Nowak & May (2000), Virus Dynamics. Mathematical Principles of Immunology and Virology, Oxford UP. Wodarz (2006), “Ecological and evolutionary principles in immunology”, Ecology Letters, 9 @. Alizon & van Baalen (2008a), “Acute or Chronic ? Within-Host Models with Immune Dynamics, Infection Outcome, and Parasite Evolution”, The American Naturalist 172 (6) @. 62. van Valen (1973), “A new evolutionary law” @, Evolutionary Theory, 1 .
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[les mondes darwiniens] compétition sont prises en compte : compétition entre clones d’une même classe de cellules immunitaires, compétition entre différentes classes de cellules immunitaires (par exemple entre anticorps et lymphocytes T cytotoxiques), mais aussi les modalités de la contre-attaque du virus contre le système immunitaire, la « proie » devenant alors à son tour « prédateur »63. Une autre famille de modèles écologiques appliquée aux interactions hôtepathogènes concerne l’exploitation des ressources : elle consiste à étudier les manières dont les virus exploitent leurs ressources, c’est-à-dire ici les cellules qu’ils ciblent, pour produire de nouveaux virions64. D’une manière générale, comprendre « l’intérêt » évolutionnaire d’un virus est crucial, mais délicat. Un virus qui tuerait trop rapidement son hôte disparaîtrait lui-même rapidement. Il est ainsi soumis à des « compromis » évolutionnaires (trade-offs), situation qui se trouve encore renforcée dans le cas où un même hôte est soumis à plusieurs infections65. Cela explique que tout un arsenal théorique développé en biologie de l’évolution, et pour partie issu de la théorie des jeux (notamment le fameux « dilemme du prisonnier »66), ait été appliqué à l’immunologie dans cette perspective écologique67. Il est important de noter que, si cette perspective d’une application de l’écologie évolutionnaire à l’immunologie aboutit, elle pourrait contribuer à réaliser l’adoption longtemps attendue d’une vision véritablement darwinienne en médecine68. L’introduction d’une conception « écosystémique » a de surcroît pris une autre forme dans l’immunologie contemporaine : retrouvant des intuitions de Metchnikoff et de Burnet, les immunologistes actuels sont de plus en plus nombreux à décrire l’organisme lui-même comme un écosystème, fait de populations de cellules diverses, tant eucaryotes que procaryotes, luttant les unes 63. Wodarz (2006), “Ecological and evolutionary principles in immunology”, Ecology Letters, 9 @. 64. Perelson (2002), “Modelling viral and immune system dynamics”, Nature Reviews in Immunology, 2. Wodarz (2006), “Ecological and evolutionary principles in immunology”, Ecology Letters, 9 @. On parle de « virion » pour désigner l’étape de multiplication d’un virus correspondant au moment où tous ses constituants sont assemblés. 65. Alizon & van Baalen (2008b), “Multiple Infections, Immune Dynamics, and the Evolution of Virulence”, The American Naturalist 172 (4) @. 66. Maynard-Smith (1982), Evolution and the Theory of Games, Cambridge UP. 67. Frank (1996), “Models of parasite virulence”, Quarterly Review of Biology, 71 @ ; idem (2002), Immunology and evolution of infectious disease, Princeton UP @. 68. Cf. Méthot, ce volume.
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[thomas pradeu / darwinisme, évolution et immunologie] contre les autres ou parfois coopérant de manière très active. Par exemple, l’intestin est le lieu de nombreuses luttes et coopérations de cet ordre, bactéries symbiotiques et système immunitaire intestinal s’associant d’une manière très étroite dans leur lutte contre des bactéries potentiellement pathogènes69. Des chercheurs réunis autour du microbiologiste Jeffrey Gordon ont lancé, depuis 2005, le projet « microbiome » humain, comme un prolongement, ou plutôt un substitut, au projet « génome » humain : leur idée est qu’il faut comprendre l’étroite coévolution entre génome « humain » et génome des bactéries symbiotiques obligatoires, si l’on souhaite donner une image adéquate de l’évolution de l’être humain dans son environnement microbien70. Dans cette perspective, il devient crucial de comprendre comment, contrairement à ce qu’affirme la théorie du soi et du non-soi, l’immunogénicité rend possible le phénomène de tolérance immunitaire, qui désigne l’ensemble des processus par lesquels l’organisme ne déclenche pas de réponse immunitaire contre des entités pourtant étrangères71. Comprendre, dans le cadre d’une perspective évolutionnaire, l’écologie « interne » de l’organisme est devenu un enjeu crucial de l’immunologie, qui permet en outre de l’articuler non seulement à l’écologie elle-même, mais aussi à la biologie du développement72. 6 Le point de vue immunologique sur l’évolution de l’individualité et la sélection multiniveaux
L’
immunologie a joué un rôle crucial dans l’un des débats les plus actifs de la biologie évolutionnaire et de la philosophie de la biologie évolutionnaire contemporaines, celui qui concerne les « niveaux d’individualité73 ». Le
69. Cash et al. (2006), “Symbiotic bacteria direct expression of an intestinal bactericidal lectin”, Science, 313 @. 70. Gordon et al. (2005), “Extending our view of self : the human gut microbiome initiative”, http://genome.gov/10002154. Ley et al. (2006), “Ecological and evolutionary forces shaping microbial diversity in the human intestine”, Cell, 124 @. 71. Pradeu & Carosella (2006b), “On the definition of a criterion of immunogenicity”, PNAS USA, 103 (47) @. Pradeu (2009), Les limites du soi. Immunologie et identité biologique, Vrin. 72. Cf. Gilbert (2001), “Ecological developmental biology : developmental biology meets the real world”, Developmental Biology, 233 @. Gilbert & Epel (2009), Ecological Developmental Biology. Integrating Epigenetics, Medicine and Evolution, Sinauer @.Pradeu (2009), Les limites du soi. Immunologie et identité biologique, Vrin. 73. Cf. Huneman, ce volume.
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[les mondes darwiniens] point de départ de ce débat est l’adoption d’une perspective hiérarchique sur l’évolution74, qui prolonge ce que nous avons dit précédemment sur la sélection naturelle au niveau cellulaire, typiquement dans le cas des cellules immunitaires. Si l’on accepte que le processus d’évolution par sélection naturelle se produit, ou du moins peut se produire, simultanément au niveau des gènes, génomes, organites, cellules, organismes, etc., alors des tensions sont possibles entre ces différents niveaux. Par exemple, pourquoi des lignées de cellules dans un organisme pluricellulaire ne favoriseraient-elles pas leur propre réplication, éventuellement au détriment de l’organisme dans son ensemble ? Pourquoi, autrement dit, ces lignées de cellules devraient-elles sacrifier leur propre « intérêt » évolutionnaire à l’organisme pris comme un tout ? L’un des biologistes qui a posé avec le plus d’acuité cette question est Leo Buss75. Selon Buss, on ne doit pas postuler l’individualité biologique, on doit au contraire s’efforcer de comprendre comment elle a pu émerger, et se maintenir, au cours de l’évolution76. En particulier, il faut comprendre par quels mécanismes l’organisme pluricellulaire peut assurer son unité, notamment en réprimant l’émergence de réplications au niveau cellulaire inférieur. Le problème de l’émergence d’une sélection naturelle au niveau cellulaire susceptible de nuire à l’organisme dans son ensemble apparaît clairement dans le cas des cellules tumorales. Les cellules tumorales sont des cellules qui se répliquent à leur propre « profit », détournant les mécanismes physiologiques normaux de l’organisme et n’obéissant plus aux signaux cellulaires d’apoptose (mort cellulaire programmée) qu’elles reçoivent77. Si des lignées de cellules peuvent, au sein d’un organisme, favoriser leur propre réplication à son détriment, comment se fait-il que l’on observe, dans une majorité de cas, que l’organisme maintient malgré tout son unité ? Pourquoi l’intérêt évolutionnaire du « tout » (l’organisme) semble, le plus souvent, l’emporter sur l’intérêt évolutionnaire de niveau inférieur, par exemple 74. Lewontin (1970), “The Units of Selection”, Annual Review of Ecology and Systematics, 1 @. Gould & Lloyd (1999), “Individuality and adaptation across levels of selection : How shall we name and generalize the unit of Darwinism ?”, PNAS USA, 96 (21) @. 75. Buss (1987), The Evolution of Individuality, Princeton University Press. 76. Cf. également Maynard-Smith & Szathmary (1995), The Major Transitions in Evolution, W.H. Freeman Spektrum. 77. Frank (2007), Dynamics of Cancer. Incidence, Inheritance and Evolution, Princeton UP @.
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[thomas pradeu / darwinisme, évolution et immunologie] celui des lignées de cellules ? C’est la question que pose Buss en montrant qu’il faut se demander comment, au cours de l’évolution, les organismes pluricellulaires ont pu apparaître et comment ils ont pu se maintenir78. Sa réponse est qu’il existe des mécanismes de répression de l’émergence de réplications aux niveaux inférieurs : l’organisme pluricellulaire a pu émerger et se maintenir dans l’évolution parce qu’il est en mesure d’empêcher des entités de niveau inférieur, comme des lignées de cellules par exemple, de favoriser leur propre intérêt évolutionnaire au détriment de l’intérêt évolutionnaire du « tout ». Or, cette répression, cette activité de « contrôle » ou de « surveillance » est principalement, voire exclusivement, assurée par le système immunitaire79. C’est typiquement le cas lorsque des cellules cancéreuses se multiplient fortement au point qu’une tumeur se forme dans l’organisme : le système immunitaire déclenche une réponse contre cette tumeur, ce qui aboutit dans la plupart des cas, mais malheureusement pas dans tous, à la destruction de cette dernière80. Vers la fin de sa carrière scientifique, Burnet avait formulé l’hypothèse selon laquelle, d’un point de vue évolutionnaire, l’émergence du système immunitaire adaptatif s’expliquait mieux par sa capacité d’assurer une « surveillance immunitaire », typiquement à l’encontre des tumeurs cancéreuses, que par sa capacité d’éliminer des pathogènes en tant que telle81. L’hypothèse de la « surveillance immunitaire » renaît aujourd’hui82, sous une forme renouvelée, les mécanismes de cette élimination étant connus en détail : implication des cellules « tueuses naturelles » (NK cells), des lymphocytes γδ, de l’interféron γ, des macrophages et des cellules dendritiques, en particulier. D’un point de vue évolutionnaire, le rôle du système immunitaire devient dès lors décisif : il est le mécanisme principal par lequel les organismes pluricellulaires maintiennent leur unité, leur individualité, contre l’émergence 78. Buss (1987), The Evolution of Individuality, Princeton University Press. 79. Buss (1987), The Evolution of Individuality, op. cit. Michod (1999), Darwinian Dynamics. Evolutionary Transitions in Fitness and Individuality, Princeton UP @. 80. Pardoll (2003), “Does the immune system see tumors as foreign or self ?”, Annual Review of Immunology, 21 @. 81. Burnet (1970), Immunological surveillance, Pergamon. 82. Dunn et al. (2002), “Cancer immunoediting : from immunosurveillance to tumor escape”, Nature Immunology, 3 (11) @. Zitvogel et al. (2006), “Cancer despite immunosurveillance : immunoselection and immunosubversion”, Nature Reviews in Immunology, 6 @.
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[les mondes darwiniens] de réplications de niveau inférieur, qui pourraient dissoudre cette unité en détruisant l’organisme83. Le système immunitaire est ainsi ce qui assure l’unité de l’organisme, son individualité véritable84. Si un grand nombre d’immunologistes prend en compte, à l’avenir, cette action du système immunitaire, la compréhension du fonctionnement et de l’évolution de l’immunité pourrait être profondément bouleversée, notamment dans le sens d’un perfectionnement de l’hypothèse de la « surveillance immunitaire ». 7 Conclusion : quel darwinisme en immunologie ?
L’
immunologie contemporaine semble donc s’engager clairement en direction du darwinisme, par ces trois voies que sont l’histoire évolutive de l’immunité, l’adoption d’une perspective écologique et la réflexion sur les niveaux d’individualité. On pourrait certes être tenté de croire que ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’est qu’un épisode supplémentaire dans l’histoire des allers et retours que, au cours des cent dernières années, l’immunologie a effectués entre perspectives évolutionnaires et non évolutionnaires. Cependant, la force du mouvement actuel de « darwinisation » de l’immunologie semble être qu’il repose sur l’articulation de disciplines diverses, qui, jusqu’à il y a peu, n’apparaissaient pas comme convergentes : l’immunologie se trouve aujourd’hui associée à la microbiologie, à l’écologie, à la biologie du développement, à la théorie évolutionnaire des jeux, etc. Autrement dit, dans le contexte actuel, le rapprochement entre l’immunologie et la biologie de l’évolution ne se fait pas au détriment d’autres perspectives, comme par exemple la perspective médicale ou la perspective physiologique, mais se fonde au contraire sur le souci d’articuler toutes ces différentes approches dans une même compréhension du système immunitaire. Ceci est un point crucial pour préciser quel darwinisme l’immunologie devrait, selon nous, adopter. Ainsi, l’immunologie ne doit certainement pas cesser d’être une discipline physiologique parce qu’elle deviendrait plus « darwinienne ». L’heure est au contraire à l’articulation entre théorie de l’évolution
83. Gould & Lloyd (1999), “Individuality and adaptation across levels of selection : How shall we name and generalize the unit of Darwinism ?”, PNAS USA, 96 (21) @. Michod (1999), Darwinian Dynamics. Evolutionary Transitions in Fitness and Individuality, Princeton UP @. 84. Pradeu (2009), Les limites du soi. Immunologie et identité biologique, Vrin ; idem (2010), “Organisms and Individuals. An immunological perspective”, History and Philosophy of the Life Sciences, 32 @.
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[thomas pradeu / darwinisme, évolution et immunologie] et approches physiologiques et notamment moléculaires85, comme c’est le cas par exemple entre l’évolution et le développement86. En outre, l’immunologie doit intégrer un darwinisme raisonné et mesuré, loin des excès et des fausses certitudes qui ont suivi la synthèse moderne87 puis la vision exclusivement génétique de l’évolution88. En particulier, l’immunologie « darwinienne » doit éviter le raccourci qui consiste à réduire l’évolution à la compétition ; elle est même particulièrement bien placée pour proposer des contributions majeures sur cette question, notamment dans le cas des phénomènes de symbiose89. L’adoption d’une perspective véritablement évolutionnaire en immunologie doit donc reposer sur la prise en compte du darwinisme modifié, critiqué, complété qui s’impose aujourd’hui, deux cents ans après la naissance de son fondateur. En retour, cette discipline doit continuer à contribuer à enrichir la biologie de l’évolution, comme elle l’a déjà fait significativement au cours des quinze dernières années90.
85. Morange (2005), Les secrets du vivant. Contre la pensée unique en biologie, La Découverte. Barberousse, Morange & Pradeu (eds.) (2009), Mapping the future of biology. Evolving concepts and theories, Springer @. Pradeu (2009), Les limites du soi. Immunologie et identité biologique, Vrin. 86. Buss (1987), The Evolution of Individuality, Princeton University Press. Amundson (2005), The Changing role of the embryo in evolutionary thought : roots of evodevo, Cambridge UP @. 87. Mayr & Provine (1980), The Evolutionary Synthesis : Perspectives on the Unification of Biology, Harvard UP @. 88. Dawkins (1976), The Selfish Gene, Oxford UP. 89. Sapp (1994), Evolution by Association. A History of Symbiosis, Oxford UP. McFallNgai et al. (2005), The Influence of cooperative bacteria on animal host biology, Cambridge UP. 90. Remerciements. Merci pour leur aide à Samuel Alizon, Edwin Cooper et Arthur Silverstein.
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chapitre 23
Henri Cap
Comportement et évolution : regards croisés
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i les animaux et leurs comportements ont toujours fasciné les hommes, comme en attestent les peintures rupestres et les hiéroglyphes, ce n’est qu’à partir du xixe siècle qu’Isidore Geoffroy SaintHilaire désigne pour la première fois l’éthologie sous son appellation actuelle (ethos, mœurs). Mais derrière cet acte de naissance se cache une science complexe, fondée successivement par les courants naturaliste, psychologique et neurophysiologique. Ceux-ci, loin de s’opposer, se sont construits conjointement. L’apport du darwinisme par exemple ne se limite pas au courant naturaliste puisqu’il est également cofondateur de la psychologie comparée, en proposant une continuité homme/animal qui viendra enrichir la vision mécaniste cartésienne des courants psychologiques et neurophysiologiques1. à la suite de Darwin, les travaux sur l’apprentissage se précisent et donnent à l’imitation le rôle principal dans l’expression des comportements2. Au départ purement philosophique, la psychologie est ainsi devenue comparative en intégrant les théories évolutionnistes. Le courant neurophysiologique, issu du modèle des automates de Descartes et de la réflexologie de La Mettrie, opère ensuite une jonction avec le courant naissant de la psychologie comparative grâce aux expériences de Thorndike3 sur l’apprentissage. Connus sous 1. Campan & Scapini (2002), Éthologie, approche systémique du comportement, DeBoeck Université. 2. Morgan (1894), Behavior. An Introduction to Comparative Psychology, Walter Scot @. 3. Thorndike (1898), “Animal intelligence. An experimental study of the associative process in animals”, Psychological Review, Monograph Supplements, 2 (4) @.
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[les mondes darwiniens] le nom de la loi de l’effet, ces travaux donnent aux renforcements4 positifs ou négatifs un rôle majeur dans le maintien des liaisons entre stimulus et réponse. Cette vision réflexologique de l’apprentissage initiera les travaux de Watson5 aux États-Unis et de Pavlov6 en Union Soviétique. Enrichie par ces apports, la psychologie comparative expérimentale évoluera vers le béhaviorisme, qui marquera l’éthologie du début du xxe siècle. Le comportement se définit alors, selon Watson, comme l’ensemble des réactions adaptatives objectivement observables qu’un organisme généralement pourvu d’un système nerveux, exécute en réponse aux stimuli provenant de l’environnement7. Par opposition à cette vision environnementaliste du comportement (tabula rasa), considérant que les organismes se comportent uniquement en réaction à leur environnement, deux discours essentiels de l’éthologie moderne vont émerger près de vingt ans plus tard. Le premier constitue le courant objectiviste de l’éthologie naturaliste incarné par Lorenz8. Ce dernier reprend, sur l’instinct, certaines idées de von Uexküll9 sur l’« Umwelt », univers propre spécifique, qu’il combine avec l’emploi judicieux de l’homologie, un terme emprunté à l’anatomie comparée et à Heinroth10, ce qui lui permet de reconstituer l’histoire évolutive des canards et des oies (Anatidés) à partir de leurs parades nuptiales11. Selon Lorenz, le comportement dans son ensemble est inné et héréditaire, mais il modulera cet avis par la suite. Le second discours représente le courant constructiviste12 qui propose que l’instinct se développe sous l’effet combiné de la maturation et de l’expérience, le degré d’innéité ou d’acquisition variant suivant le niveau phylétique. Une première synthèse de ces deux discours est proposée en 1963 par Tinbergen13 sous la forme de 4. Phénomènes liés à l’expression d’un comportement entraînant une hausse de son intensité ou de sa fréquence. 5. Watson (1913), “Psychology as the behaviorist views it”, Psychological Review, 20 @. 6. Pavlov (1927), Conditioned reflexes : an investigation of the physiological activity of the cerebral cortex, Oxford UP @. 7. Campan (1980), L’animal et son univers, Privat. 8. Lorenz (1935), “Der Kumpan in der Umwelt des Vogels”, J. f. Ornithol. 83 @. 9. von Uexküll (1909), Umwelt und Innenwelt der Tiere, Springer-Verlag @. 10. Heinroth (1911), “Beitrage zur Biologie namentlich Ethologie und Psychologie der Anatiden”, Verh 5 International Ornithologie Kongress, Berlin, 1910. 11. Lorenz (1941), “Vergleichende Bewegungstudien an Anatiden“, J. f. Ornithol., 89. 12. Maier & Schneirla (1935), Principles of animal psychology, McGraw-Hill @. 13. Tinbergen (1963), “On the aims and methods of ethology”, Zeitschrift fur
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] quatre questions correspondant aux domaines d’investigation de l’éthologie : (1) Quelles sont les causes immédiates du comportement ? (2) Comment se développe-t-il au cours de la vie de l’animal (ontogenèse) ? (3) Quelle est sa fonction ou sa valeur de survie ? (4) Quelle évolution ce comportement a-t-il subi au cours de la phylogenèse ? Derrière chaque question se cache un courant de pensée qui s’exprime au travers de disciplines, dont les réponses peuvent être illustrées à l’aide d’un exemple, le comportement du chevreuil en situation de stress. Lorsqu’on le dérange, le chevreuil manifeste son inquiétude en frappant violemment le sol avec une patte antérieure. (1) La cause immédiate de ce comportement est la perception d’un stimulus agonistique ou agressif (prédateur, rival ou observateur) qui induit une réaction motrice en retour. (2) L’explication ontogénétique de cet acte moteur peut se concevoir en termes de boucles sensori-motrices qui se sont mises en place au cours du développement de l’animal par la maturation du système nerveux et l’expérience du sujet qui a déjà manifesté ce comportement dans un même contexte14. (3) La fonction de ce comportement peut s’interpréter comme une mise en garde adressée au prédateur ou au rival, lui signalant qu’il est inutile de s’approcher car il a été repéré15. (4) Si ce comportement s’exprime de façon prévisible et de la même manière chez tous les chevreuils et chez la majorité des espèces de Cervidés, il s’agit probablement d’un caractère homologue que devait déjà manifester l’ancêtre de cette famille de ruminants16. Les deux premières questions de Tinbergen ont été regroupées plus tard en précisant qu’on a affaire à des causalités proximales et les deux dernières à des causalités ultimes17. Cette distinction conduira à un autre morcellement Tierpsychology, 20 @. Le prix Nobel d’éthologie fut attribué en 1973 à Tinbergen, Lorenz et von Frisch (le découvreur du langage des abeilles). 14. Guilhem (2000), Sociogenèse et organisation sociale chez le mouflon méditerranéen, thèse de doctorat, université Paul-Sabatier 5toulouse). 15. Danilkin & Hewison (1996), Behavioural ecology of siberian and european roe deer (Capreolus capreolus), Chapman & Hall. Reby et al. (1999), “Contexts and possible functions of barking in roe Deer”, Anim. Behav., 57 @. 16. Cap et al. (2002), “The phylogeny and behaviour of Cervidae (Ruminantia Pecora)”, Ethology Ecology & Evolution, 14 @. 17. Alcock (1993), Animal Behavior. An Evolutionary Approach, Sinauer @.
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[les mondes darwiniens] de l’éthologie en sous-disciplines comme les sciences cognitives ou l’écologie comportementale18. Pour préciser cet état des lieux, j’ai demandé à plusieurs scientifiques de référence dans l’étude du comportement de se définir euxmêmes dans le paysage éthologique actuel, puis de répondre à la question sous-jacente de ce chapitre, qui est de savoir ce que la théorie de l’évolution a pu apporter à l’éthologie et réciproquement : voici ce qu’il en ressort. 1 Éthologie : un état des lieux explosif
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écrire l’état actuel de l’éthologie pourrait revenir à commenter un feu d’artifice, tant cette science paraît écartelée entre diverses disciplines. L’étude des causes internes et externes qui poussent les animaux à agir de la façon dont nous les observons intéresse surtout la neurophysiologie et les sciences cognitives. Le développement (ontogenèse) est majoritairement sous tutelle psychologique et embryologique. Enfin, l’étude des causes relatives aux questions évolutives (phylogenèse) et aux fonctions comportementales touche à la fois à la systématique, à la génétique et à l’écologie comportementale. La confusion est telle que certaines disciplines veulent intégrer sinon ignorer les autres. C’est le cas notamment de l’écologie comportementale19. Pierre Deleporte20 : On observe une tendance à diviser l’éthologie en pôles d’intérêts divergents : une neurophysiologie cognitive qui ne s’intéresserait guère qu’à l’homme, une écologie comportementale qui tendrait en fait vers une biologie-génétique des populations intégrant des paramètres comportementaux (d’ailleurs on ne l’appelle pas « éthologie environnementale »). On peut tenter d’y résister en défendant le maintien d’une étude du comportement comme centre d’intérêt : expliquer les phénomènes comportementaux dans un cadre d’explications multiples et complémentaires : phylogénétique, génétique développemental, psycho-physiologique, environnemental-social. Stéphane Aulagnier21 : Si la prise en compte de l’évolution et de la systématique par l’éthologie est indéniable, l’inverse n’est pas vrai. La théorie de 18. Vancassel (1999), « De la Behavioural Ecology à “l’éthologie écologique” ou le retour du phénotype », in Gervais & Pratte (dir.), éléments d’éthologie cognitive, Hermès Sciences. 19. Krebs & Davies (1997), Behavioural Ecology, Blackwell @. 20. Pierre Deleporte (université Rennes 1, CNRS UMR 6552, Station biologique de Paimpont). Plutôt naturaliste et biologie évolutive, il défend de par sa formation la persistance d’une éthologie visible dans toutes ses dimensions. 21. Stéphane Aulagnier (Comportement et écologie de la faune sauvage, INRA, Castanet-Tolosan). Naturaliste formé à la biométrie, la génétique des populations
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] l’évolution a apporté plus de poids à l’étude des interactions génétique-comportement mais a aussi fait trop pencher l’étude du comportement vers la recherche des causes ultimes, et notamment les causes fonctionnelles chères à l’écologie comportementale.
Inspirée entre autres par la théorie des jeux sur les coûts et les bénéfices des fonctions comportementales22, l’écologie comportementale s’appuie sur la théorie synthétique de l’évolution ou néodarwinisme pour expliquer les fonctions comportementales en termes de succès reproducteur (fitness)23, un concept difficile à quantifier en dehors de conditions particulières de reproduction24. Cette discipline représente néanmoins les trois quarts des publications en éthologie et constitue désormais une discipline à part entière25. Elle comprend également une sous-discipline qui fut fortement décriée à ses débuts : la sociobiologie26. Cette dernière explique l’adaptation sociale en termes fonctionnels et génétiques, en s’appuyant sur les travaux de Hamilton27 sur l’altruisme et l’évolution génétique des comportements sociaux (kin selection). Ces théories appliquées à l’éthologie rencontrent plusieurs problèmes. John W. Wenzel28 : Si on entend par « évolution » un concept de l’origine des espèces par la sélection naturelle, dans ce cas, la chose la plus importante serait la perspective phylogénétique concernant la transformation des comet la biogéographie, il travaille sur l’écologie, la systématique et la conservation des mammifères, avec la dispersion comme centre d’intérêt principal. 22. Maynard Smith (1974), “The theory of games and animal conflicts”, J. Theor. Biol., 47 @. 23. Krebs & Davies (1981), An Introduction to Behavioural Ecology, Blackwell @. 24. Campan & Scapini (2002), Éthologie, approche systémique du comportement, DeBoeck Université. 25. Danchin et al. (2008), “Fundamental concepts in behavioural ecology” @, in Danchin et al. (eds), Behavioural ecology, Oxford UP @. 26. Wilson (1975), Sociobiology, Harvard UP. 27. Hamilton (1964), “The Genetical Evolution of Social Behavior”, Journal of Theoretical Biology, 7 (1) @. 28. John W. Wenzel (Département d’entomologie, université de l’Ohio, Muséum de la diversité biologique, Columbus). Résolument naturaliste, s’intéressant secondairement aux liens entre écologie comportementale et phylogénie. Selon lui, l’éthologie comme champ disciplinaire s’est d’abord établie sur ces bases naturalistes, la psychologie et la neurobiologie venant plus tard. Si la contribution de ces nouvelles approches a été très importante (comme celle de la « sociobiologie »), aucune de ces contributions n’est particulièrement utile sans tenir compte de l’animal et de son univers naturel tel qu’il le perçoit (« Umwelt »).
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[les mondes darwiniens] portements depuis les ancêtres vers la variation observée dans les espèces actuelles. Ce concept est utile car il nous aide à resituer ce que nous voyons dans un contexte plus large, et à connecter des éléments qui peuvent ne pas être très semblables aujourd’hui, mais qui avaient une origine commune dans le passé lointain.Cependant, ce n’est généralement pas ce que la communauté scientifique emprunte à « l’évolution », car l’influence de ce concept aura été généralement autant nuisible que bénéfique. Par exemple, les gens aiment beaucoup placer la variation contemporaine sur une échelle ordonnée qu’ils imaginent aller « du primitif à l’intermédiaire jusqu’à l’avancé » ou encore « du simple à l’intermédiaire et au complexe », en une sorte de scala naturae. Ils en déduisent que le chemin de l’évolution emprunte l’axe qu’ils ont déterminé dans l’ordre selon lequel ils ont placé les différentes espèces. En général, les variations intéressantes ne sont pas en fait des séquences linéaires mais plutôt des sortes de relations ramifiées, tout comme le sont les phylogénies, et les valeurs « intermédiaires » que nous observons aujourd’hui ne sont pas appelées à devenir des états avancés ou complexes du fait de forces évolutives, mais constituent plutôt en eux-mêmes des aboutissements particuliers. Souvent il n’y a aucune preuve que les espèces intermédiaires soient réellement connectées à l’un ou l’autre extrême (ou aux deux), mais comme les darwiniens aiment à imaginer des tas de petites étapes évolutives, nous mettons les intermédiaires au milieu et nous déduisons que l’évolution a nécessairement dû passer par là. Ce raisonnement est mauvais car il n’y a souvent aucune preuve empirique en faveur de cette hypothèse, et en fait les gens ne réalisent même pas que c’est une hypothèse, et pensent avoir démontré quelque chose. Un autre gros problème est que les gens ont toujours pensé que les animaux se comportaient d’une certaine façon pour une raison précise (les contes populaires traditionnels sont remplis de ce type d’interprétation) et une culture de la pensée adaptative dans le paradigme darwinien semble renforcer l’idée selon laquelle les animaux font une certaine chose afin d’atteindre un but que nous identifions nous-même. Par exemple, si nous demandons à quelqu’un pourquoi les oiseaux Furnariidae (passereaux) construisent de grands nids avec de la boue, nous obtiendrons une grande explication adaptative pleine de contexte sélectif et si l’explication est logique, nous l’acceptons sans questions. Personne ne dira jamais quelque chose de plus modeste, comme « eh bien, il y a beaucoup de boue alentour, et ils ont commencé à l’utiliser, et ils n’ont jamais été dans l’obligation d’arrêter ». Il se peut que la grande hypothèse adaptative n’ait strictement aucun support réel, mais d’ordinaire nous ne la remettons pas en cause, ou bien encore, les observations qui réfuteraient l’hypothèse sont écartées sur une base ad hoc
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] pour préserver l’hypothèse adaptative parce que nous croyons que l’adaptation devrait expliquer le monde autour de nous. Évidemment, la pensée adaptative est pleine d’erreurs téléologiques, mais parce que les gens sont déjà enclins à trouver de grandes raisons fonctionnelles à ce que font les animaux, je pense que le comportement animal est particulièrement envahi de mauvaises hypothèses qui sont acceptées parce qu’elles racontent une jolie histoire adaptative. Philippe Grandcolas29 : Depuis la prise de conscience que le comportement pouvait être héritable et comparé entre espèces, l’éthologie, en disparaissant presque totalement par fusion dans l’écologie comportementale, a cependant contribué à limiter la naïveté des écologistes qui considèrent des fonctions et des effets sans prendre en compte l’individu, la plasticité, et plus généralement le comportement.
En d’autres termes, les phénotypes, caractérisés par le comportement au même titre que la morphologie, sont considérés de la même façon que les gènes, c’est-à-dire comme les cibles passives de la sélection naturelle30, ce qui constitue une dérive d’interprétation de la théorie de l’évolution. Georges Gonzalez31 : Certaines interprétations de la théorie synthétique de l’évolution ont amené une façon singulière de considérer les comportements et a en quelque sorte inventé l’animal aux gènes calculateurs, machine à évaluer des coûts et des bénéfices qui vont leur permettre de choisir le comportement le plus efficace pour être bien positionné dans une course évolutive. Pourquoi cette différence comportementale individuelle non limitée au sexe et à l’âge, alors que la sélection naturelle aurait dû contribuer à uniformiser les comportements dits optimaux ? On ne peut expliquer cette variabilité en disant que c’est le sommet de la hiérarchie pyramidale des traits de vie d’une espèce ou d’une population qui est conservé, par une sélection naturelle qui privilégierait et affinerait les plus efficaces en favorisant leur reproduction. C’est plutôt le bas de la pyramide qui est « écrémé » de tous les individus non viables ou de ceux chez qui l’interaction génome/environnement mène à des 29. Philippe Grandcolas (Origine structure et évolution de la biodiversité, UMR 5202, CNRS, Muséum national d’histoire naturelle). Systématique, biologie de l’évolution, éthologie. 30. Dawkins (1976), The Selfish Gene, Oxford UP @. 31. Georges Gonzalez (Comportement et écologie de la faune sauvage, INRA, CastanetTolosan). Naturaliste formé à l’éco-éthologie, il cherche à appréhender avec une vision énactiviste le rôle des personnalités et de la familiarité dans le fonctionnement des groupes d’ongulés in natura ou en captivité (cerf, mouflon et isard).
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[les mondes darwiniens] comportements ne favorisant pas la reproduction dans des conditions environnementales données. Mark Hewison32 : L’éthologie a apporté de nombreuses confirmations de la théorie de l’évolution, mais un gros problème de l’écologie comportementale est de prédire des résultats en ne faisant appel qu’au succès reproducteur sans connaître vraiment les mécanismes proximaux qui peuvent influencer la plasticité comportementale. Inversement, sans dimension évolutive, l’éthologie n’a pas un grand intérêt. Richard Bon33 : La théorie de l’évolution a recentré le comportement dans un cadre naturel et historique, à l’origine des approches comparatives comme l’écologie cognitive qui rejoint, en l’enrichissant, l’écologie comportementale. En contrepartie, l’éthologie a contribué à remettre en cause des principes acquis de la théorie néodarwinienne, avec les influences maternelles pré et postnatales lors du développement individuel qui expliquent certains comportements en dehors de tout succès reproducteur.
Au-delà du succès reproducteur, qui fait débat chez certains éthologues de terrain, la théorie néodarwinienne de l’évolution n’est pas à remettre en cause mais reste omniprésente en écologie comportementale. Ainsi, les espèces s’adapteraient aux fluctuations du milieu grâce au tri effectué par la sélection naturelle au sein d’entre elles34. Dans ce cadre, les lignées qui s’éteindraient seraient celles dont la variabilité génétique serait trop faible pour leur permettre de s’adapter aux problèmes auxquels elles sont confrontées35. Jean-François Gérard36 : Pourtant, la persistance d’une lignée et son évolution ne sont pas, pour l’essentiel, le résultat d’une optimisation par la sélection 32. Mark Hewison (Comportement et écologie de la faune sauvage, INRA, CastanetTolosan). Formé à la génétique, l’écologie et la gestion de la faune sauvage, il travaille sur l’écologie comportementale des ongulés en milieu naturel, notamment les stratégies de reproduction chez le chevreuil. 33. Richard Bon (Centre de recherche en cognition animale, UMR 5169, université Paul Sabatier Toulouse III). Enseignant l’écologie comportementale et la neurophysiologie, il fait partie de l’équipe comportement collectif, éthologie et modélisation du CRCA, spécialisé dans la ségrégation sexuelle. 34. Krebs & Davies (1981), An Introduction to Behavioural Ecology, Blackwell @. 35. Van Valen (1973), “A new evolutionary law”, Evol. Theory, 1 @. 36. Jean-François Gérard (Comportement et écologie de la faune sauvage, INRA, Castanet-Tolosan). Naturaliste formé à l’éco-éthologie et aux sciences cognitives, il travaille sur les mécanismes générant le comportement individuel et les phénomènes collectifs, et sur les conséquences évolutives de ces mécanismes.
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] naturelle. La persistance d’une lignée est avant tout une question de viabilité, tout particulièrement lorsque l’environnement change. Quant à l’évolution, elle est principalement le résultat d’une dérive au sein d’un ensemble de phénotypes viables. La radiation des pinsons de Darwin en fournit un bon exemple. Dans l’archipel des Galápagos, l’ancêtre commun aux différentes espèces de pinsons de Darwin s’est retrouvé face à une palette de graines de différentes tailles, globalement similaire d’une île à l’autre. L’activité comportementale de cet ancêtre et sa morphologie (notamment la taille de son bec) l’ont conduit à donner un sens alimentaire à certaines graines, ce qui s’est révélé viable et lui a permis de se multiplier. Du fait de la petite taille des populations résultantes, la morphologie des oiseaux (taille du bec, du corps, des pattes, etc.) a dérivé de façon aléatoire sur chacune des îles, et la taille des graines prenant un sens alimentaire a varié parallèlement du fait de l’activité comportementale des oiseaux. Les îles n’étant pas parfaitement isolées les unes des autres, des recolonisations ont eu lieu. Mais la palette de graines disponibles était à chaque fois moins étendue du fait qu’une bonne partie d’entre elles était déjà consommée par d’autres descendants du même ancêtre. Les variations viables étant de plus en plus limitées, les lignées ont cessé de dériver. Ainsi, la sélection naturelle n’a pas été le moteur de l’évolution des pinsons de Darwin. Elle a au contraire figé le système lorsque celui-ci a fini par être saturé en espèces au fil des recolonisations. Son rôle a été essentiellement conservateur.
Le rôle conservateur de la sélection naturelle sur les phénotypes est confirmé. La question qui reste en suspend concerne plutôt l’apparition de nouveaux comportements, qui ne peut s’expliquer autrement que par le hasard. Sur ce point, l’application de la sélection naturelle aux comportements reste problématique car elle touche à des phénomènes épigénétiques37 dont les déterminismes restent mal connus. Raphaël Jeanson38 : Comment, dans une perspective évolutive, les comportements sociaux ont pu apparaître à partir d’ancêtres solitaires ? Une hypothèse serait que des modifications subtiles des voies de signalisation (hormonales ou autres) soient suffisantes pour produire une large diversité phénotypique. Parmi les 40 000 espèces d’araignées, il n’existe qu’une trentaine d’espèces 37. Changements d’expressions génétiques impliquées dans le métabolisme, les connexions synaptiques ou les taux de transcriptions, qui peuvent être héritables sans qu’ils soient attribuables à des mutations de l’ADN. 38. Raphaël Jeanson (Centre de recherche en cognition animale, UMR 5169, université Paul Sabatier Toulouse III). Formé aux neurosciences et à la physiologie, il travaille notamment sur les bases physiologiques de l’évolution des comportements sociaux au travers des liens entre comportements individuels et collectifs.
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[les mondes darwiniens] sociales qui sont apparues indépendamment au niveau évolutif. Il convient certes de considérer les pressions environnementales de cette convergence évolutive, mais aussi de déterminer si les espèces solitaires disposent des aptitudes comportementales pour évoluer vers des formes d’organisation sociale plus élaborées et d’examiner quels sont les facteurs induisant leur manifestation, en essayant d’isoler les règles de bases et les ajouts nécessaires à la production de structures plus complexes
Un dernier argument avancé par les paléontologues correspond à la conservation, dans de nombreuses lignées, d’une morphologie étonnement stable en dépit des modifications environnementales survenues à la surface du globe. Ce constat ne remet pas non plus en cause la théorie de l’évolution (du moins pas la gradualiste stricte), mais il ne permet pas d’affirmer en même temps que les espèces survivent toutes aux fluctuations de l’environnement du fait de leur capacité à évoluer39. Il semblerait donc que les espèces, et par conséquent les individus, ne donnent pas la même signification aux changements survenus dans leur environnement40. Marie-Line Maublanc41 : Ce que l’éthologie peut amener à l’étude de l’évolution c’est de permettre de mieux comprendre les relations entre les organismes et leur environnement, du fait que cette relation se manifeste au travers de leurs comportements. L’étude des comportements nous enseigne avant tout ce à quoi ces organismes sont sensibles, ce qui fait sens pour eux dans ce que nous qualifions d’« environnement », du fait qu’ils entrent en relation avec l’environnement par leurs comportements. L’ultraviolet, par exemple, n’est pas pertinent pour les humains car, contrairement aux insectes qui lui donnent un sens, nous ne le percevons pas
Cette pondération de l’hégémonie néodarwinienne en éthologie a été apportée par les sciences cognitives, qui connaissent un vif succès en ce qui concerne les causes proximales, grâce notamment au concept d’auto-organisation (autopoïèse) développé dans L’Arbre de la connaissance de Maturana et 39. Gould & Eldredge (1993), “Punctuated equilibrium comes of age”, Nature, 366 @. 40. Vancassel (1990), “Behavioural development and adaptation : An assimilation of some of Waddington ideas”, Behav. Process., 22 @. 41. Marie-Line Maublanc (Comportement et écologie de la faune sauvage, INRA, Castanet-Tolosan). Naturaliste formée en neurophysiologie et en éco-éthologie, elle défend une approche cognitive en éthologie en étudiant les processus qui génèrent l’organisation et la dynamique des populations d’ongulés sauvages.
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] Varela42. Cette conception considère que les systèmes vivants, fonctionnellement clos, s’autoconstruisent, en générant sans cesse leur propre organisation. L’environnement n’est plus qu’une source de perturbations, et forme avec l’animal les deux faces d’un même processus, l’objet et le sujet se spécifiant mutuellement43. Cette vision du vivant, issue de la thermodynamique et de la cinétique chimique, a eu le mérite, même si elle reste encore floue, de proposer un nouveau cadre théorique qui a été remis au goût du jour par les progrès de la modélisation et de l’intelligence artificielle44. Ainsi, l’étude des mécanismes des comportements collectifs avec une méthodologie qui repose sur des pratiques de l’éthologie expérimentale, a amené des collaborations avec des mathématiciens sur la modélisation des mécanismes simples au niveau individuel à l’origine des interactions collectives. Comme les espèces étudiées sont grégaires, on se retrouve avec les mêmes problématiques que les physiciens qui étudient la coordination des bancs de poissons car ils sont bien formés aux systèmes qui comptent un grand nombre d’agents (Bon, comm. pers.).
Qu’est-ce que la cognition alors ? C’est l’action productive ou l’historique du couplage structurel entre organisme et environnement qui énacte (fait émerger) un monde. Comment cela fonctionne-t-il ? Par le biais d’un réseau d’éléments interconnectés, capables de subir des changements structuraux au cours d’une histoire non interrompue45. On le voit bien ici, l’éthologie s’inscrit aussi dans une perspective historique. à ce titre, c’est une évidence de dire que notre représentation du monde animal a changé depuis nos ancêtres 42. Maturana et Varela (1994), L’arbre de la connaissance. Racines biologiques de la compréhension humaine, Addison-Wesley. 43. Campan & Scapini (2002), Éthologie, approche systémique du comportement, DeBoeck Université. 44. Il existe deux points de vue dominants en sciences cognitives pour expliquer le fonctionnement du cerveau : le cognitivisme et le connexionisme (analogue à un programme d’ordinateur pour le premier et résultat de calculs d’éléments simples interconnectés, les neurones, pour le second). Une troisième approche, celle de l’énaction, considère que les êtres vivants ne sont pas confrontés à une réalité extérieure indépendante d’eux-mêmes mais spécifient le monde dans lequel ils vivent c’est-à-dire leur niche écologique (Gérard et al., 2005, « Comportement et cognition animale, la perspective de l’énaction », in Delfour & Dubois (dir.), Autour de l’éthologie et de la cognition animale, PU de Lyon). 45. Varela (1989), Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant, Seuil.
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[les mondes darwiniens] du Paléolithique. Implicitement, ce changement semble étroitement liée à l’époque dans laquelle nous nous situons. éric Bideau46 : L’outil formule la problématique puisque sans les progrès de la génétique, le néodarwinisme n’aurait pas eu un tel développement, et sans ordinateur le cognitivisme n’aurait sûrement pas vu le jour. De même, les idées d’une époque façonnent les interrogations et les regards des scientifiques sur le monde vivant. Chacun peut observer la grande convergence instituée entre la vision capitaliste du monde des humains et la vision de l’évolution développée par le courant de pensée de l’écologie comportementale. Les concepts de compétition, de fitness, d’investissement, de hiérarchie, d’optimalité, d’adaptation sont étrangement communs à l’économie et à l’écologie. Et très peu de scientifiques s’interrogent d’une telle proximité…
Dépassant les vaines querelles de l’inné et de l’acquis, la synthèse des quatre questions de Tinbergen a quand même été envisagée par différents auteurs. Tous insistèrent à la fois sur l’innéité de certains comportements tout en reconnaissant leur variabilité, et sur l’importance de l’apprentissage permettant à l’organisme de s’adapter à son environnement47. Jean-Michel Lassalle48 : Malgré cela, l’histoire de l’éthologie en France est particulière car elle a, par le passé, été marquée par des attitudes sectaires, notamment à la Société française pour l’étude du comportement animal (SFECA), où l’on refusait l’écologie, la physiologie, les neurosciences. Cependant l’éthologie a avancé et a ouvert des débats qui ont nourri en retour la théorie de l’évolution bien avant d’autres disciplines, notamment la biologie moléculaire, qui a passé son temps entre les années 1950 et 1970 à mettre au point des techniques sans avoir de problématique. Pour l’éthologie, c’était exactement l’inverse, elle utilisait des techniques rudimentaires (papier, crayon, chronomètre) 46. éric Bideau (Comportement et écologie de la faune sauvage, INRA, CastanetTolosan). Naturaliste formé à l’éco-éthologie, il étudie les mécanismes proximaux générant l’organisation sociale des ongulés sauvage. Après avoir été un néodarwinien convaincu, il a commencé à voir un problème entre ce qui était observé chez les ongulés en milieu naturel et les mécanismes explicatifs avancés par l’écologie comportementale. 47. Eibl-Eibesfeldt (1984), Éthologie. Biologie du comportement, Naturalia et Biologia. 48. Jean-Michel Lassalle (Centre de recherche en cognition animale, UMR 5169, université Paul Sabatier Toulouse III). Venant de la psychologie et de la physiologie nerveuse, il a été influencé par les travaux en génétique du comportement, neuroanatomie et électrophysiologie. Il travaille actuellement sur la neurogénétique comportementale, qui apparaît comme un moyen d’étude des processus cognitifs.
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] tout en mettant en œuvre des problématiques qui ont apporté des avancées théoriques considérables dans la réflexion évolutionniste. L’éthologie devra travailler avec la biologie moléculaire pour comprendre par exemple comment les particularités individuelles du comportement maternel de la femelle rat peuvent influencer sa descendance et induire des modifications transmissibles des conduites maternelles chez les femelles des générations suivantes.
Ainsi, l’avenir de l’éthologie semble se diriger vers une meilleure compréhension des phénomènes épigénétiques à l’origine de changements phénotypiques, sans nécessairement impliquer de mutations génétiques49. Une des difficultés majeures de l’étude du comportement animal vient donc de cet enchevêtrement de disciplines qui traitent de causalités temporellement différentes (immédiates, ontogénétiques et phylogénétiques). En effet, le comportement manifesté par un animal à un moment et un lieu donné, est influencé immédiatement par des causes internes et environnementales. Ce comportement est également lié à l’expérience personnelle de l’individu, à son ontogenèse. En dépit de cette variabilité, il est indéniable que parmi tous les comportements exprimés dans une population, une espèce, un genre, une famille, un ordre, etc., certains leur sont propres à ces taxons et permettent de les reconnaître au même titre qu’un caractère morphologique. Jean Joachim50 : Dans les populations de pinsons de la vallée de la Garonne, le chant est apparu comme un marqueur populationnel fiable tant les accents diffèrent suivant le biotope au sein d’une même espèce, dans des populations séparées géographiquement (métapopulation). Le comportement a permis en cela de tester les hypothèses de métapopulations appliquées à la fragmentation des paysages.
Les exemples sont innombrables et illustrent l’intérêt du comportement en évolution et notamment en systématique phylogénétique. L’étude du comportement devrait permettre de retracer les relations phylogénétiques entre les espèces, par l’étude des transitions des répertoires 49. Donalson & Young (2008), “Oxytocin, vasopressin, and the neurogenetics of sociality”, Science, 322 @. Loison (2008), « Lamarck fait de la résistance », Les Dossiers de la Recherche, 33. Robinson et al. (2008), “Genes and social behavior”, Science, 322 @. 50. Jean Joachim (Comportement et écologie de la faune sauvage, INRA, CastanetTolosan). Naturaliste formé à la théorie biogéographique des îles appliquée aux morcellement des biotopes, il travaille actuellement sur l’évolution de la biodiversité des oiseaux en fonction des contraintes du milieu.
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[les mondes darwiniens] comportementaux de chaque espèce. Chez les abeilles halictes, certains comportements régulant les interactions entre individus normalement solitaires sont présents chez des espèces primitivement sociales, où ces comportements gouvernent les interactions de dominance entre la reine et les ouvrières (Jeanson, comm. pers.).
Malgré son éclatement interdisciplinaire et les critiques méthodologiques récurrentes sur son utilisation en systématique, l’étude du comportement animal peut apporter une plus grande lisibilité à la taxinomie qui nomme et classe les êtres vivants à partir de l’étude de leurs relations de parentés (phylogénies). Les traits comportementaux apparaissent de plus en plus comme susceptibles de contribuer à l’inférence historique (phylogenèse), confirmant dans un cadre moderne ce que les premiers éthologistes présentaient comme la pertinence du comportement comme caractère taxinomique. Le comportement évolue souvent de manière suffisamment lente et divergente pour que les grandes lignes d’un scénario plausible soient reconstructibles à l’échelle supraspécifique (Deleporte, comm. pers.).
Ainsi, au delà de la dimension classificatoire, l’utilisation du comportement en systématique permet également d’élaborer des scénarios évolutifs qui enrichissent en retour l’étude théorique des processus de l’évolution. Ces apports du comportement à la biologie comparée remontent à l’Antiquité et constituent l’essence même de l’éthologie : la pensée naturaliste. 2 La pensée naturaliste en éthologie
L
es plus anciennes traces d’étude du comportement animal remontent à Aristote (-345), qui avait déjà remarqué que chez toutes les espèces de Columbidés (pigeons, etc.), seuls les mâles couvaient le jour et les femelles la nuit51. L’Histoire naturelle d’Aristote influencera le courant naturaliste de l’étude du comportement jusqu’à Lamarck et Darwin, en passant par Buffon l’encyclopédiste ou Réaumur. L’étude comparée du comportement ne débutera vraiment qu’avec Leroy52 qui fera pour la première fois la distinction entre instinct53
51. Cf. Lorenz (1950), “The comparative method in studying innate behaviour patterns”, Symp. Soc. Exp. Biol., 4 @. 52. Leroy (1762), Lettres sur les animaux. 53. Une définition de l’instinct, globalement acceptée en éthologie, a été donnée par Hebb en 1949 : comportement dont les schèmes moteurs sont variables mais dont le résultat final est prévisible d’après l’appartenance spécifique de l’organisme considéré, sans connaissance particulière de son histoire individuelle.
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] et intelligence. Par la suite, deux positions se dessinent en France concernant l’étude de la biologie et de la nature. D’un côté Cuvier, partisan des études en laboratoire, de l’autre étienne Geoffroy Saint-Hilaire qui privilégiait l’observation des animaux dans des conditions naturelles. Près d’un siècle plus tard, Fabre, par son travail passionné de terrain et ses expériences dans son église transformée en laboratoire, démontrait qu’il était possible d’allier les deux méthodes. Ce nouvel essor du courant naturaliste avait en fait débuté avec Lamarck, qui avait avancé dans sa Philosophie zoologique plusieurs explications sur l’évolution des centres nerveux et de l’intelligence, s’appuyant sur la notion d’hérédité des caractères acquis. Lorsqu’il publie son Origine des espèces, Darwin reconnaît d’ailleurs que les traits comportementaux peuvent être héritables et donc refléter des affinités évolutives. Avant lui, les travaux concernant l’héritabilité des traits comportementaux et leur identification en tant que caractéristique du phénotype sont très rares. On peut citer de Saussure qui établit la classification des guêpes Vespidés à partir de l’analyse comparée de l’architecture de leurs nids. Il faudra attendre le début du xxe siècle pour voir réapparaître ce genre de travaux avec Whitman54 sur les Columbidés et Heinroth55 sur les Anatidés, chacun tentant d’établir des relations de parenté à l’intérieur de leurs familles à partir de traits comportementaux. Par opposition au courant de la psychologie comparée puis du béhaviorisme, ce nouvel élan naturaliste va se développer, refusant d’admettre que les organismes se développaient à partir d’une tabula rasa, c’est-à-dire uniquement en réaction à leur environnement. Les éthologues objectivistes de terrain, conscients de la justesse de leurs observations, luttèrent contre les « environnementalistes » qui ne voulaient rien entendre d’autre que les mots apprentissage et stimulus-réponse. Ces deux branches de l’éthologie s’isolèrent peu à peu, et un fossé d’ignorance s’installa alors entre la connaissance zoologique des espèces et la reconnaissance des variations individuelles. Ainsi, c’est d’abord le courant objectiviste incarné par Lorenz qui va entreprendre cette remise à niveau naturaliste. Élève d’Heinroth, dont il reprend les recherches sur l’homologie des comportements des oies et des canards (Anatidés), Lorenz56 parvient de façon empirique à établir pour ces derniers la première phylogénie 54. Whitman (1899), “The behaviour of pigeons”, Carnegie Institution Washington Publication 257, 3. 55. Heinroth (1911), “Beitrage zur Biologie namentlich Ethologie und Psychologie der Anatiden”, Verh 5 International Ornithologie Kongress, Berlin, 1910. 56. Lorenz (1941), “Vergleichende Bewegungstudien an Anatiden “, J. f. Ornithol., 89.
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[les mondes darwiniens] à partir de caractères comportementaux. Les nombreux travaux engagés dans cette période témoignent de cette effervescence, à la fois méthodologique, sur les critères de l’homologie comportementale57 (cf. section 5), et pratique, avec l’utilisation du comportement pour établir des relations de parenté dans des groupes aussi divers que les araignées, les insectes, les amphibiens, les oiseaux ou les mammifères. Tinbergen58 met ainsi en évidence chez les goélands argentés et cendrés des comportements homologues, exprimés au cours de la parade nuptiale. Il observe que certaines postures restent quasiment identiques chez les deux espèces, alors que d’autres diffèrent par une exagération des mouvements de la tête. Tinbergen considère qu’une telle « ritualisation différentielle » aurait permis un processus de sélection sexuelle, où les mâles, exagérant ces postures, se seraient davantage accouplés avec les femelles répondant à ces signaux, ce qui aurait abouti à la séparation de deux espèces lorsque les femelles auraient fini par ne plus répondre qu’à une des deux postures extrêmes. La structuration de cette « nouvelle » branche de l’éthologie, s’intéressant davantage à la phylogenèse, est toujours en cours, car elle s’avère encore essentiellement limitée aux Arthropodes59. En effet, la fiabilité phylogénétique du comportement reste toujours débattue chez les vertébrés, où seules quelques études ont été menées chez les téléostéens, les amphibiens, les oiseaux et les mammifères60. Les raisons de ces réticences à utiliser le com57. Remane (1952), Die Grundlagen des Natürlichen Systems der Vergleichenden Anatomie und der Phylogenetik, Geest und Portig K.G. Baerends (1958) “Comparative methods and the concept of homology in the study of behaviour”, Arch of Neerland Zoology Supplement, 13. 58. Tinbergen (1959), “Comparative studies of the behaviour of gulls”, Behaviour, 15 @. 59. Carpenter (1989), “Testing scenarios : wasp social behaviour”, Cladistics, 5 @. Wenzel (1992), “Behavioral homology and phylogeny”, Annu. Rev. Ecol. Syst., 23 @. Robillard et al. (2004), “High-frequency calling in Eneopterinae crickets (Orthoptera, Grilloidea, Eneopteridae) : adaptative radiation revealed by phylogenetic analysis”, Biol. J. Linn. Soc., 83 @. Legendre et al. (2008b), “A comparison of behavioral interactions in solitary and presocial Zetoborinae cockroaches (Blattaria, Blaberidae)”, Journal of Insect Behavior, 21 @. 60. (a) McLennan et al. (1988), “The benefits of communication between comparative ethology and phylogenetic systematics : a case study using gastereid fisches”, Canadian Journal of Zoology, 66 @. McLennan (1994), “A phylogenetic approach to the evolution of fish behaviour”, Rev. Fish Biol. Fish, 4 @. (b) Cocroft & Ryan (1995), “Patterns of advertisement call evolution in toads and chorus frogs”, Anim. Behav., 49 @. Ryan & Rand (1995), “Female responses to ancestral advertisement calls in tungara frogs”, Science, 269 @. Robillard et al. (2006), “Evolution of advertisement signals in North American hylid frogs : vocalizations as end-products of calling
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] portement chez les vertébrés pour établir leurs relations de parentés sont de deux types : l’application du critère d’homologie au comportement serait problématique, et il serait plus sensible aux phénomènes de convergences que les caractères morphologiques ou moléculaires61. Ces critiques ont été fortement rejetées par de nombreux biologistes62 qui plaident, au contraire, en faveur de son utilisation intensive en systématique, ce qui nous amène maintenant à entrevoir les liens étroits qu’entretient l’éthologie avec la systématique phylogénétique. behavior”, Cladistics, 22 @. (c) Irwin (1996), “The phylogenetic content of Avian courtship display and song evolution”, in Martins (ed.), Phylogenies and the comparative method in animal behaviour, Oxford UP @. Prum (1990), “Phylogenetic analysis of the evolution of display behavior in the neotropical manakins (Aves : Pipridae)”, Ethology, 84 @. McCracken & Sheldon (1997), “Avian vocalizations and phylogenetic signal”, PNAS USA, 94 @. Cicero & Johnson (1998), “Molecular phylogeny and ecological diversification in a clade of New World songbirds (genus Vireo)”, Mol. Ecol., 7 @. Zyskowski & Prum (1999), “Phylogenetic analysis of the nest architecture of Neotropical ovenbirds (Furnariidae)”, Auk, 116 @. (d) Kiley-Worthington (1984), “Animal language ? Vocal communication of some ungulates, canids and felids”, Acta Zool. Fennica, 171. Macedonia & Stranger (1994), “Phylogeny of the Lemuridae revisited : Evidence from communication signals”, Folia Primatologica, 63. Kurt & Hartl (1995), “Socio-ethogram of adult males versus biochemical-genetic variation in assessing phylogenetic relationships of the Caprinae”, Acta Theriologica, suppl. 3. Peters & Hast (1994), “Hyoid structure, laryngeal anatomy and vocalization in felids (Mammalia : Carnivora : Felidae)”, Zeitschrift für Säugetierkunde, 59. Peters & Tonkin-Leyhausen (1999), “Evolution of acoustic communication signals of mammals : friendly close-range vocalizations in Felidae (Carnivora)”, Journal of Mammalian Evolution, 6 @. Cap et al. (2002), “The phylogeny and behaviour of Cervidae (Ruminantia Pecora)”, Ethology Ecology & Evolution, 14 @. Cap et al. (2008), “Male vocal behavior and phylogeny in deer”, Cladistics, 24 @. Lusseau (2003), “The emergence of cetaceans : phylogenetic analysis of male social behaviour supports the Cetartiodactyla clade”, J. Evol. Biol., 16 @. 61. de Queiroz & Wimberger (1993), “The useful of behavior for phylogeny estimation : levels of homoplasy in behavioral and morphological characters”, Evolution, 47 @. 62. Brooks & McLennan (1991), Phylogeny, Ecology and Behavior, University of Chicago Press @. Wenzel (1992), “Behavioral homology and phylogeny”, Annu. Rev. Ecol. Syst., 23 @. Miller & Wenzel (1995),“Ecological characters and phylogeny”, Annu. Rev. Entomol., 40 @. Wimberger & de Queiroz (1996), “Comparing behavioral and morphological characters as indicators of phylogeny”, in Martins (ed.), Phylogenies and the comparative method in animal behavior, Oxford UP @. Grandcolas et al. (2001), “Phylogenetics and ecology : as many characters as possible should be included in the cladistic analysis”, Cladistics, 17 @. Robillard et al. (2006), “Evolution of advertisement signals in North American hylid frogs : vocalizations as end-products of calling behavior”, Cladistics, 22 @.
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[les mondes darwiniens] 3 Phylogénétique : une science en évolution…
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ar définition, la phylogénétique est la science qui étudie les relations de parenté entre les êtres vivants, résultat de la phylogenèse. Si les sources de données servant à établir ces relations de parenté se sont diversifiées avec le temps, ce fut aussi le cas des méthodes visant à établir ces relations. Historiquement, Aristote (-327) réalise la première tentative de classification du vivant, mais c’est à partir de Linné que ce chaos de formes hétéroclites commencera à trouver de l’ordre. Dans son Systema Naturae (1758), Linné propose le système de nomenclature binominale des êtres vivants, encore utilisé de nos jours avec quelques modifications63, et qui, associé au dépôt d’un spécimen type généralement conservé dans un muséum d’histoire naturelle, permet une communication non ambiguë des noms d’espèces. Bien que la notion d’espèce typologique reste pratique pour la détermination, elle a depuis été complétée par d’autres notions explicitement évolutionnistes, et notamment le concept « biologique » de l’espèce64. Les espèces sont alors définies comme des ensembles de populations naturelles endogames, isolées d’un point de vue reproductif d’autres ensembles du même type. Cette notion de l’espèce s’appuie également sur le comportement comme barrière précopulatoire, pour expliquer l’isolement reproducteur65. Curieusement, il faut noter que dans les diagnoses66 de Linné, ce dernier ne fait pratiquement jamais référence au comportement, contrairement à Buffon qui, par son approche vulgarisatrice, propose davantage de descriptions d’espèces intégrant leurs mœurs. Dans sa Philosophie zoologique, Lamarck propose une esquisse de filiation des animaux, tout en gardant une représentation classique de type généalogique, de haut en bas. Au-delà de cette avancée majeure pour la systématique, le comportement apparaît comme moteur de la transformation. La première théorie explicative de l’évolution a donc pour unique processus le comportement. L’usage répété de tel membre le fortifie, son non-usage l’affaiblit et tend à le faire disparaître au bout de plusieurs générations. Ces idées seront totalement rejetées par le fixiste Cuvier, pour qui l’anatomie des vertébrés n’avait aucun secret. Lamarck disparu, il faudra attendre Darwin pour que le débat s’oriente en faveur du transformisme, 63. Malécot (2008), « Les règles de nomenclature, histoire et fonctionnement », Biosystema, 25 @. 64. Mayr (1969), Principles of systematic zoology, McGraw Hill. 65. Mayr (1965), “Classification and phylogeny”, Amer. Zool., 5 @. 66. Énoncé des caractères distinctifs d’une espèce.
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] et si l’on tient compte de la pangenèse, ce n’est pas une mais deux théories de l’évolution qui seront proposées par Darwin dans son Origine des espèces puis dans La Variation des animaux et des plantes. Seule la première parviendra jusqu’à nous, après être passée au crible de la sélection « weismannienne ». Cette théorie de l’évolution graduelle des espèces (Natura non facit saltum) est fondée sur la sélection naturelle qui comprend trois principes fondamentaux67 : la variation explique que les membres d’une espèce diffèrent dans leurs caractéristiques ; l’hérédité fait que les parents transmettent leurs caractéristiques distinctives à leurs descendants ; la reproduction différentielle indique que sous l’action de la sélection naturelle, certains individus laissent plus de descendants que d’autres en raison de leurs caractéristiques héritées. Pour Darwin, une classification naturelle devait refléter les relations de parenté entre organismes selon le modèle de la descendance avec modification. Pour bien faire passer le message, la seule illustration de L’Origine des espèces n’est autre qu’une phylogénie68, qu’il définira plus tard sous les termes de lignées généalogiques de tous les êtres organisés. Haeckel (1866) lui emboîtera le pas, puisque c’est lui qui proposera pour la première fois le terme de phylogénie et qui établira le premier arbre phylogénétique du vivant. S’inspirant des derniers chapitres de L’Origine des espèces, il formulera également la loi biogénétique de récapitulation, où l’ontogenèse récapitule la phylogenèse. Après Lamarck, Darwin développera également une théorie des caractères acquis (pangenèse), qui sera réfutée par Weismann (1883, 1885). La découverte des trois lois de l’hérédité (dominance, ségrégation et assortiment indépendant des caractères) par Mendel (1865), puis par Hugo de Vries (1900), ainsi que l’apport des travaux de Hardy et Weinberg (1908) en statistiques appliquées à la génétique des population, participeront ensuite à la mise en place de la théorie synthétique de l’évolution. Celle-ci reposera sur le couple mutation/sélection (mutation au hasard et sélection naturelle), et s’imposera à partir des années 1940 jusqu’à nos jours, autour de plusieurs théoriciens dont les plus influents seront Mayr, établissant la notion biologique 67. Campan & Scapini (2002), Éthologie, approche systémique du comportement, DeBoeck Université. 67. Danchin et al. (2008), “Fundamental concepts in behavioural ecology” @, in Danchin et al. (eds), Behavioural ecology : an evolutionary perspective on behaviour, Oxford UP @. 68. Figure reproduite dans le chapitre de Tassy, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] de l’espèce69, Dobzhansky, généticien pour qui rien n’a de sens en biologie si ce n’est à la lumière de l’évolution70 et Simpson, paléontologue de l’école de Chicago, adepte, comme Cuvier, des grandes crises71. Outre la théorie neutraliste de Kimura sur la conservation de gènes pas forcément avantageux, et le gène égoïste de Dawkins72 qui prendra la place de l’individu en tant qu’unité de sélection, la seule véritable péripétie du néodarwinisme sera l’œuvre de Gould, qui remettra en cause la dimension gradualiste de l’évolution avec sa théorie des équilibres ponctués73, reprenant les idées de Cuvier sur les longues stases évolutives sans changement, et celles de Mayr qui avait déjà reconnu que l’isolement de petites populations périphériques accélérait le processus évolutif. Les autres travaux de Gould sur l’hétérochronie du développement et sur l’exaptation74 viendront compléter les concepts du néodarwinisme actuel. Enfin, une évolution méthodologique voit le jour à partir des années 1960. Trois écoles de pensées se forment en systématique en fonction de leur relation au concept de ressemblance75 : (i) la phénétique, qui ne fait aucune distinction entre homologie et analogie. La ressemblance entre les taxons est exprimée par des calculs de similitude globale76 ; (ii) la systématique évolutionniste, qui rejette les analogies et ne considère que les traits homologues sans distinguer les dérivés des primitifs77 ; (iii) la systématique phylogénétique ou cladistique78, qui propose de ne classer les êtres vivants que sur la base de la parenté phylogénétique, établie uniquement à partir du partage de caractères homologues dérivés (synapomorphies). 69. Mayr (1965), “Classification and phylogeny”, Amer. Zool., 5 @ ; idem (1969), Principles of systematic zoology, McGraw Hill ; idem (1981), “Biological classification : toward a synthesis of opposing methodologies”, Science, 214 @. 70. Dobzhansky (1966), L’homme en évolution, Flammarion ; idem (1977), Génétique du processus évolutif, Flammarion. 71. Simpson (1951), L’évolution et sa signification, Payot. 72. Dawkins (1976), The Selfish Gene, Oxford UP @. 73. Gould & Eldredge (1993), “Punctuated equilibrium comes of age”, Nature, 366 @. 74. Au sujet de ce terme, cf. Grandcolas, ce volume. (Ndd.) 75. Darlu & Tassy (1993), La reconstruction phylogénétique, concepts et méthodes, Masson @. 76. Sneath & Sokal (1973), Numerical Taxonomy, W.H. Freeman. 77. Simpson (1961), Principles of animal taxonomy, Columbia UP. Mayr (1969), Principles of systematic zoology, McGraw Hill. 78. Hennig 1966), Phylogenetic Systematics, University of Illinois Press.
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] L’évolution conceptuelle de la systématique s’est accompagnée d’un changement qualitatif et quantitatif des données utilisées pour établir les relations de parenté. Ce furent d’abord des caractères morphologiques, avant que d’autres sources de données ne viennent compléter ce champ d’investigation. Grâce aux progrès technologiques, et à côté d’autres disciplines déjà bien établies ou en restructuration, comme la physiologie ou l’écologie79, la phylogénie moléculaire a connu un certain succès dans la résolution de plusieurs « casse-tête » évolutifs, comme par exemple celui des Cétartiodactyles réunissant les Artiodactyles et les Cétacés, ces derniers étant les plus proches parents actuels des hippopotames80. La biologie comparée s’est donc diversifiée en intégrant les données relatives au génotype (génétique) et au phénotype des êtres vivants (cytologie, physiologie, morphologie, écologie et éthologie). Le comportement correspond à toute expression motrice d’un animal que l’on observe à un moment et à un lieu donnés81, il fait partie du phénotype d’un individu ou d’un taxon (espèce, genre, famille, etc.) au même titre que les autres sources de caractères et il est indéniable que la plupart des comportements ont une composante instinctive selon l’acceptation donnée par Hebb en 1949. Malgré tous ces liens qui unissent éthologie et systématique, de nombreux problèmes méthodologiques persistent encore aujourd’hui. Ces incompréhensions, souvent accompagnées d’ignorance, n’ont pas empêché plusieurs synthèses de voir le jour… 4 Les caractères comportementaux en phylogénétique
L
’utilisation du comportement en systématique pose en effet de nombreux problèmes méthodologiques. Parmi les principaux arguments avancés par ses détracteurs, le comportement serait trop labile pour indiquer des relations de parenté82. Cette nature éphémère des traits comportementaux et l’appa-
79. Gautier (1982), Socioécologie, l’animal et son univers, Privat. Mysterud (1998), “The relative roles of body size and feeding type of activity time of temperate ruminants”, Oecologia, 113 @. Perez-Barberia et al. (2001), “Evolutionary transitions among feeding styles and habitats in Ungulates”, Evolutionary Ecology Research, 3. 80. Milinkovitch (2003), « Quelques surprises de la phylogénie moléculaire chez les Mammifères », Arvicola, 15 (2). 81. Campan & Scapini (2002), Éthologie, approche systémique du comportement, DeBoeck Université. 82. Baroni Urbani 1989), “Phylogeny and behavioural evolution in ants, with a discussion of the role of behaviour in evolutionary processes”, Ethology Ecology & Evolution, 1 @.
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[les mondes darwiniens] rente facilité avec laquelle les animaux peuvent modifier leur comportement ont pu conduire à cette opinion, faisant du comportement un trait phénotypique difficile à caractériser car particulièrement instable83. Cette vision erronée peut s’expliquer par un amalgame entre différents aspects du comportement (causalités proximales et ultimes). Toutefois, il est facile d’éviter de tels écueils si l’on observe attentivement un nombre d’espèces élevé, et de préférence des espèces apparentées84. C’est la raison pour laquelle les éthologistes de terrain, conscients de la pertinence de leurs observations sur l’ensemble du répertoire comportemental de nombreuses espèces apparentées, ont été les seuls à utiliser le comportement dans des études phylogénétiques, malgré les objections théoriques et méthodologiques que nous allons aborder. 4.1 Les critères de l’homologie comportementale Une autre critique de l’emploi du comportement en systématique tiendrait à la difficulté d’identifier des caractères comportementaux homologues85. En général, on appelle homologues des structures du phénotype qui doivent leur ressemblance à une origine commune. Si l’homologie semble a priori plus évidente à déterminer en morphologie, c’est d’abord et avant tout parce que par origine commune on entend relation génétique directe, ce qui n’est pas toujours le cas pour le comportement, surtout dans des groupes tels que les oiseaux ou les mammifères, où la part d’apprentissage par imitation est importante dans l’acquisition de certains traits. Ce qui est visé par de telles critiques, ce sont précisément les « homologies de tradition » comme les langues humaines, certains aspects du chant des passereaux86, ou par exemple le lavage à l’eau salée des aliments par les macaques du Japon, qui constituent pourtant des caractères pertinents pour rassembler des populations ou des espèces. Quelle est donc la nature de l’homologie en matière de comportement ? Au-delà du fait qu’elle semble plus complexe qu’en morphologie, il reste néan83. Aronson (1981), “Evolution of telencephalic function in lower vertebrates”, in Laming (ed.), Brain mecanisms of behaviour in lower vertebrates, Cambridge UP @. 84. De Queiroz & Wimberger (1993), “The useful of behavior for phylogeny estimation : levels of homoplasy in behavioral and morphological characters”, Evolution, 47 @. 85. Atz (1970), “The application of the idea of homology to behavior”, in Aronson et al. (eds), Development and evolution of behavior, Freeman. Aronson (1981), art. cit. 86. Joachim & Lauga (1996), « Populations et dialectes chez le pinson », C. R. Acad. Sci., 319.
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] moins que les traits comportementaux peuvent être héritables87 et donc refléter des affinités évolutives. Ce problème de la nature de l’homologie n’est pas spécifique au comportement, puisqu’on le rencontre également dans les études utilisant d’autres sources de données88. Les comportements homologues sont avant tout définis par le fait qu’ils trouvent leur origine chez le même ancêtre et sont similaires car ils proviennent de cet ancêtre commun89. Même si deux comportements satisfont tous les critères d’homologie, ils ne sont pas homologues s’ils dérivent indépendamment de différents ancêtres. On parle alors de comportements analogues chez des animaux non apparentés mais qui partagent soit la même position dans les réseaux trophiques (charognard, carnivore) comme dans la curée chez les vautours européens (Falconiformes) et américains (Ciconiiformes), ou les mêmes biotopes comme pour le vol plané en forêt des phalangers volants (Marsupiaux), des galéopithèques (Dermoptères) ou des écureuils volants (Rongeurs). Si ce phénomène de convergence est bien connu en comportement, il l’est également en morphologie. Pour preuve, des caractères dentaires apparaissent faussement homologues chez différents mammifères non apparentés. Leur ressemblance étant le fait, notamment chez les Artiodactyles, d’un même régime alimentaire plus ou moins abrasif, aboutissant à une faible hauteur de couronne des molaires (brachyodontie) chez les Cervidés et les Moschidés ou à une grande hauteur de couronne des molaires (hypsodontie) chez les Antilocapridés, les Bovidés et les Camelidés90. La plasticité du développement comportemental a également son équivalent en morphologie, avec les écotypes morphologiques liés à l’écophysiologie du développement. Un exemple frappant est celui des turbos, gastéropodes marins, dont une même espèce Turbo cornutus, présente des coquilles épineuses ou 87. Hoy & Paul (1973), “Genetic control of song specificity in crickets”, Science, 180 @. Hoy (1990), “Evolutionary innovation in behavior and speciation : opportunities for behavioral Neuroethology”, Brain Behav. Evol, 36 @. Kimura et al. (2005), “Fruitless specifies sexually dimorphic neural circuitry in the Drosophila brain”, Nature, 438 @. 88. Wimberger & de Queiroz (1996), “Comparing behavioral and morphological characters as indicators of phylogeny”, in Martins (ed.), Phylogenies and the comparative method in animal behavior, Oxford UP @. 89. Wenzel (1992), “Behavioral homology and phylogeny”, Annu. Rev. Ecol. Syst., 23 @. 90. Scott & Janis 1993), “Relationships of the Ruminantia (Artiodactyla) and an analysis of the characters used in ruminant taxonomy”, in Szalay et al. (eds), Mammals Phylogeny Placentals, Springer.
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[les mondes darwiniens] lisses selon les conditions du courant. D’autre part, plus l’évolution au sein d’un groupe est ancienne et divergente, comme c’est le cas chez le groupe de mammifères controversés des Afrothères, taxon uniquement soutenu par les études moléculaires91, plus il s’avère difficile d’établir des homologies des structures souvent disparues chez les formes actuelles. Le systématicien devient alors fortement tributaire des découvertes fossiles. Sur ce plan, on peut souligner que le manque de données fossiles n’affecte pas que le comportement mais aussi les molécules au-delà de quelques milliers d’années, et nul ne cherche à en faire le reproche aux molécularistes. On peut simplement souligner l’intérêt des données fossiles en complément des autres données, si elles sont disponibles. La difficulté à établir des homologies existe aussi pour les marqueurs moléculaires car les molécularistes rencontrent des séquences difficiles à aligner92. Au niveau moléculaire, le terme « orthologie » remplace celui d’homologie et s’oppose à celui de « paralogie », qui est une similitude due à la duplication de gènes indépendamment de toute spéciation ; ces distinctions font que les analyses moléculaires se heurtent à un problème spécifique qui rejoint la plasticité du développement, car même si l’ADN ne se « développe » guère au cours de la vie de l’individu, il peut se produire des mutations dans certaines cellules, sans parler des recombinaisons au cours de la méiose. Ces problèmes de l’homologie ont été largement débattus en systématique, notamment au niveau du comportement93. Ainsi, les critères classiques d’homologie du comportement ont longtemps été ceux proposés par Baerends94, reprenant les critères de Remane sur l’anatomie95. Le critère de position, ou de 91. Wadell et al. (1999), “Towards resolving the interordinal relationships of placental mammals”, Systematic Biology, 48 @. 92. Legal (comm. pers.). 93. Baerends (1958), “Comparative methods and the concept of homology in the study of behaviour”, Arch. of Neerland Zoology Supplement, 13. Lauder (1986), “Homology, analogy, and the evolution of behaviour”, in Nitecki & Kitchell (eds), Evolution of animal behaviour, Oxford UP @. Wenzel (1992), art cit. Deleporte (1993), “Characters, attributes, and test of evolutionary scenarios”, Cladistics, 9 @. Hall (1994), Homology : the hierarchical basis of comparative biology, California Academic Press. Martins & Hansen (1996), “The statistical analysis of interspecific data : a review and evaluation of phylogenetic comparative methods”, in E.P. Martins (ed.), Phylogenies and the comparative method in animal behaviour, Oxford UP @. 94. Baerends (1958), “Comparative methods and the concept of homology in the study of behaviour”, Arch of Neerland Zoology Supplement, 13. 95. Remane (1952), Die Grundlagen des Natürlichen Systems der Vergleichenden Anatomie und der Phylogenetik, Geest und Portig K.G.
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] topographie similaire96, se fonde sur la similarité d’apparition d’un comportement. Tinbergen97 proposait ainsi de considérer la place du comportement dans une séquence stéréotypée comme « critère de position ». Le critère de qualité (special quality) est le plus difficile à définir puisqu’il nécessite que des mouvements ou des vocalisations complexes apparaissent dans le même contexte et qu’ils soient explicables en termes de motivation et de fonction. Le critère de liaison par des intermédiaires implique l’utilisation d’éthoclines (longues séquences comportementales) qui postulent, par exemple, la connexion entre mouvements ritualisés98 intermédiaires et mouvements hautement ritualisés. Le problème de ce dernier critère correspond au cas où une espèce manifeste les deux formes successivement. Pour rejeter certaines homologies construites suivant ce critère, il existe en morphologie le test de conjonction de Patterson99, mais qui n’est pas d’une grande utilité pour les problèmes soulevés par le comportement100. Avec les développements de la méthode cladistique en morphologie101, ces critères ont quelque peu évolué. Pour la cladistique, l’homologie est une hypothèse sur l’ascendance102. On parle ainsi d’homologie primaire lorsque l’on propose l’homologie entre caractères, du fait de leur similitude, ce qui correspond à une conjecture initiale103. Une fois que l’arbre des relations de parenté est construit avec ces caractères supposés homologues, c’est la distribution des caractères sur l’arbre qui permettra d’établir l’homologie secondaire pour chaque caractère, c’est-à-dire s’ils proviennent effectivement d’un ancêtre commun. La réponse est bien souvent que certains caractères supposés homologues et donc hérités d’un ancêtre commun ne sont en fait que des homoplasies (convergences et réversions), du 96. Baerends (1958), art. cit. 97. Tinbergen (1959), “Comparative studies of the behaviour of gulls”, Behaviour, 15 @. 98. Possédant une fonction de déclencheurs dans le cadre d’une communication réciproque, et caractérisés par une exagération de la posture, évitant ainsi tout malentendu. 99. Patterson (1982), “Morphological characters and homology”, in Joysey & Friday (eds), Problems of phylogenetic reconstruction, London Academic Press. 100. Wenzel (1992), “Behavioral homology and phylogeny”, Annu. Rev. Ecol. Syst., 23 @. 101. Hennig (1966), Phylogenetic Systematics, University of Illinois Press. 102. Lewin (1987), “When does homology mean something else ?”, Science, 237 @. 103. de Pinna (1991), “Concepts and tests of homology in the cladistic paradigm”, Cladistics, 7 @.
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[les mondes darwiniens] fait par exemple, d’un même environnement ou d’un développement similaire. Ils ont donc été acquis indépendamment et l’hérédité n’a rien à voir avec cela. L’homologie est héritée d’une ascendance commune, tandis que l’homoplasie (convergence, réversion) est une similitude qui n’est pas héritée d’un ancêtre commun104. Actuellement, en morphologie trois critères permettent d’identifier l’homologie sans connaître a priori la phylogénie105. Le critère de ressemblance s’appuie sur le principe des connexions : un organe est homologue chez plusieurs espèces si, sous quelque forme ou fonction que ce soit, il a les mêmes connexions avec d’autres organes. Ce critère doit être affiné afin d’identifier les états primitifs (plésiomorphes) et dérivés (apomorphes) des caractères homologues par les extra-groupes qui polarisent le sens de transformations des caractères suivant leurs états. Le critère de non-coexistence permet de distinguer l’homologie vraie de l’homologie dite sérielle, où deux caractères homologues ne peuvent coexister dans un même organisme. Appelée aussi homonomie, ce cas survient lorsque des comparaisons sont faites entre des organes sériels comme, par exemple, les mandibules et les ambulacres des crustacés. Le critère de congruence permet de superposer les arbres construits à partir de différents caractères. Dans ce cas, les caractères homologues sont congruents, c’est-à-dire qu’ils permettent de construire les mêmes arbres phylogénétiques, on parlera alors d’homologie secondaire106. La congruence est le test le plus sévère de l’homologie107. Ce critère repose sur le principe de parcimonie qui suppose le moins d’homoplasie possible, c’est-à-dire l’arbre le plus court en nombre de pas de transformations. La prépondérance actuelle du critère de congruence apparaît comme symptomatique de la difficulté à établir l’homologie. Au niveau du comportement, c’est ce critère emprunté à la morphologie qui est également devenu essentiel pour déterminer l’homologie afin de reconstruire des phylogénies108, mais 104. Simpson (1961), Principles of animal taxonomy, Columbia UP. 105. Patterson (1982), art. cit. 106. de Pinna (1991), art. cit. [Sur l’homologie primaire et secondaire, cf. Barriel et Tassy, ce volume. (Ndd.)] 107. Patterson (1988), “Homology and molecular biology”, Molecular Biology and Evolution, 5 @. 108. Lauder (1986), “Homology, analogy, and the evolution of behaviour”, in Nitecki & Kitchell (eds), Evolution of animal behaviour, Oxford UP. McLennan et al. (1988), “The benefits of communication between comparative ethology and phylogenetic systematics : a case study using gastereid fisches”, Canadian J. of Zoology, 66.
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] aussi pour comprendre l’évolution des caractères comportementaux en analysant leur distribution (mapping) sur des arbres construits à partir d’autres données ou en les intégrant directement dans la matrice de caractères109. Ainsi, si les problèmes théoriques et pratiques de l’utilisation du comportement en systématique ont longtemps été caractérisés par un certain flou méthodologique concernant les critères d’homologie, il semble aujourd’hui que cette lacune ait été comblée. Cette évolution méthodologique doit sa maturation à des contributions majeures, parmi lesquels le travail de Wenzel110 sur les critères d’homologie appliqués à différentes catégories comportementales. Toutefois, malgré tous ces efforts visant à légitimer l’emploi du comportement en systématique, les caractères éthologiques sont toujours considérés par nombre de scientifiques comme étant « inférieurs » aux caractères morphologiques en tant qu’indicateurs des relations de parenté111. Les raisons d’une telle conception sont autant dues à l’absence de reconnaissance des travaux sur la phylogénie du comportement, qu’à l’absence de reconnaissance des limites propres aux autres sources de données concernant le problème de l’homologie et de la sensibilité à l’homoplasie. 4.2 Faiblesse supposée du comportement par rapport aux autres données en systématique De façon schématique, les critiques évoquées précédemment suggèrent qu’une analyse phylogénétique entreprise avec des caractères comportementaux produirait plus d’homoplasies (convergences ou réversions) qu’avec des caractères morphologiques112 . Dénuée de tout fondement scientifique, 109. Coddington (1988), “Cladistic tests of adaptational hypotheses”, Cladistics, 4 @ ; idem (1990), “Cladistics and spider classification : araneomorph phylogeny and the monophyly of orbweavers (Aranae : Araneomorphae ; Orbiculariae)”, Acta Zoologica Fennica, 190 @. Carpenter (1989), “Testing scenarios : wasp social behaviour”, Cladistics, 5 @. Deleporte (1993), “Characters, attributes, and test of evolutionary scenarios”, Cladistics, 9 @. 110. Wenzel (1992), “Behavioral homology and phylogeny”, Annu. Rev. Ecol. Syst., 23 @. 111. Cf. de Queiroz & Wimberger (1993), “The useful of behavior for phylogeny estimation : levels of homoplasy in behavioral and morphological characters”, Evolution, 47 @. 112. Wimberger & de Queiroz (1996), “Comparing behavioral and morphological characters as indicators of phylogeny”, in Martins (ed.), Phylogenies and the comparative method in animal behavior, Oxford UP @.
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[les mondes darwiniens] cette opinion caricaturale a perduré jusqu’à nos jours grâce à la persistance d’arguments contre l’emploi du comportement en systématique qui, au final, dissuadent de considérer des relations évolutives en se basant sur des types de comportement, quand de telles suppositions contredisent clairement les considérations morphologiques. La méthode morphologique resterait la base du système naturel, notamment parce qu’elle est la seule applicable au matériel fossile. Cependant, s’il est vrai que les comportements ne peuvent être fossilisés, ce qui ne permet de comparer que des espèces actuelles, certaines preuves fossiles peuvent néanmoins fournir des informations sur le comportement d’espèces éteintes. Par exemple, les restes de nids collectifs de dinosaures nous renseignent sur leur socialité, ou les traces de mangeurs de sédiments nous montrent l’évolution des techniques de pâturage, du Cambrien au Dévonien113. Cette autre critique de la labilité du comportement apparaît donc comme recevable, dans une certaine mesure, pour ce qui concerne toutes les extrapolations faites à partir des produits des activités animales passées. Toutefois, concernant les espèces actuelles, reprocher au comportement sa nature éphémère et émergente apparaît comme de la malhonnêteté intellectuelle tant les progrès technologiques (enregistrements vidéos et acoustiques) ont facilité la collecte et la conservation des données114 . En réalité, outre les anciens travaux qui restent méconnus, des études plus récentes ont fourni de bonnes estimations phylogénétiques, ce qui, comme l’avait déjà signalé Wenzel115, contrarie fortement ces critiques. D’ailleurs, la mesure des taux respectifs d’homoplasies116 des caractères comportementaux et morphologiques ont souligné que les caractères comportementaux n’étaient ni plus ni moins sensibles à l’homoplasie que les caractères morphologiques, et qu’ils constituaient une source de données aussi fiable qu’une autre pour inférer l’histoire évolutive de n’importe quel groupe animal117. 113. Seilacher (1967), “Fossil behavior”, Scient. Americ., 217 (2). 114. Altmann (1974), “Observational study of behavior : sampling methods”, Behaviour, 49 @. 115. Wenzel (1992), “Behavioral homology and phylogeny”, Annu. Rev. Ecol. Syst., 23 @. 116. Caractères qui apparaissent convergents sur l’arbre des relations de parenté et dont la mesure se fait par des indices de cohérence et de rétention (CI et RI). 117. Cf. de Queiroz & Wimberger (1993), “The useful of behavior for phylogeny estimation : levels of homoplasy in behavioral and morphological characters”, Evolution,
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] 5 De nouveaux outils pour la reconstruction phylogénétique : les éthotypes ancestraux
L’
ensemble des travaux utilisant le comportement en systématique peuvent être rassemblés sous deux approches : la première, dénommée encore récemment « mapping » par les anglo-saxons, consiste à disposer sur un arbre déjà construit à partir d’autres données, un ou plusieurs caractères comportementaux ou écologiques afin de privilégier la topologie d’un arbre moléculaire ou morphologique118. Un autre intérêt du mapping consiste à tester sur un arbre déjà construit des hypothèses concernant l’évolution de certaines grandes catégories comportementales comme par exemple la socialité. Ainsi, chez les guêpes, le fait de disposer sur un arbre consensus morphologique différents attributs tels que solitaire, monogyne ou polygyne119, pour caractériser le type de fondations de colonies, a permis à Carpenter120 de tester différentes hypothèses sur l’évolution de la socialité dans ce groupe taxonomique. Le disposition de caractères comportementaux sur un arbre déjà construit à partir d’autres données (mapping) indique toutefois que l’on doute de son homologie primaire121, et donc on ne pourrait en faire l’arbitre de la résolution phylogénétique. Pour être cohérent, il faudrait donc refaire l’analyse avec ce caractère en l’intégrant dans la matrice de caractères122. Ainsi, la deuxième approche de l’utilisation du comportement en phylogénétique consiste à mettre les caractères comportementaux directement dans la 47 @. Cap (2006), Comportement et systématique : le cas des Cervidés, thèse de doctorat, Toulouse, université Paul Sabatier. 118. Coddington (1988), “Cladistic tests of adaptational hypotheses”, Cladistics, 4 @ ; idem (1990), “Cladistics and spider classification : araneomorph phylogeny and the monophyly of orbweavers (Aranae : Araneomorphae ; Orbiculariae)”, Acta Zoologica Fennica, 190 @. Carpenter (1989), “Testing scenarios : wasp social behaviour”, Cladistics, 5 @. Mattern & McLennan (2000), “Phylogeny and speciation of felids”, Cladistics, 16 @. Lusseau (2003), “The emergence of cetaceans : phylogenetic analysis of male social behaviour supports the Cetartiodactyla clade”, J. Evol. Biol., 16 @. 119. Colonie fondée par une seule reine (monogyne) ou plusieurs (polygyne). 120. Carpenter (1989), art. cit. 121. Deleporte (1993), “Characters, attributes, and test of evolutionary scenarios”, Cladistics, 9 @. 122. Grandcolas et al. (2001), “Phylogenetics and ecology : as many characters as possible should be included in the cladistic analysis”, Cladistics, 17 @. Lecointre & Deleporte (2005), “Total evidence requires exclusion of phylogenetically misleading data”, Zool. Scr., 34 @.
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[les mondes darwiniens] matrice à partir de laquelle seront établies les relations de parenté. S’inscrivent dans cette démarche de nombreuses études utilisant les techniques modernes de reconstruction phylogénétique appliquées à un vaste éventail zoologique, tels que (a) les arachnides, (b) les insectes, (c) les téléostéens, (d) les amphibiens, (e) les oiseaux123 – où la phylogénie de Lorenz sur les Anatinés a été validée par la méthode cladistique appliquée aussi à la morphologie124 – et certains groupes de mammifères comme les Bovidés125 et les Cervidés126. Que le comportement soit intégré dans la matrice ou pas, l’un des principaux objectifs de l’utilisation du comportement en systématique est d’établir des scénarios évolutifs en s’appuyant sur les « éthotypes ancestraux » mis en évidence aux nœuds des branches de l’arbre des relations de parenté127. Car seul le critère d’homologie secondaire128 permet de savoir, une fois les caractères répartis sur l’arbre, si ces derniers sont réellement homologues, c’est-à-dire s’ils proviennent vraisemblablement d’un ancêtre commun. Cet ancêtre hypothétique, 123. (a) Coddington (1990), art. cit. (b) Desutter-Grandcolas & Robillard (2003), “Phylogeny and the evolution of calling songs in gryllus (Insecta, Orthoptera, Gryllidae)”, Zool. Scr., 32 @. Legendre et al. (2008a), “Phylogenetic analysis of non-stereotyped behavioural sequences with a successive event-pairing method”, Biological Journal of the Linnean Society, 94 @. Legendre et al. (2008b), “A comparison of behavioral interactions in solitary and presocial Zetoborinae cockroaches (Blattaria, Blaberidae)”, Journal of Insect Behavior, 21 @. (c) McLennan et al. (1988), “The benefits of communication between comparative ethology and phylogenetic systematics : a case study using gastereid fisches”, Canadian Journal of Zoology, 66 @. McLennan (1994), “A phylogenetic approach to the evolution of fish behaviour”, Rev. Fish Biol. Fish., 4 @. (d) Robillard et al. (2006), “Evolution of advertisement signals in North American hylid frogs : vocalizations as end-products of calling behavior”, Cladistics, 22 @. (e) Irwin (1996), “The phylogenetic content of Avian courtship display and song evolution”, in Martins (ed.), Phylogenies and the comparative method in animal behaviour, Oxford UP @. 124. Prum (1990), “Phylogenetic analysis of the evolution of display behavior in the neotropical manakins (Aves : Pipridae)”, Ethology, 84 @. 125. Kurt & Hartl (1995), “Socio-ethogram of adult males versus biochemical-genetic variation in assessing phylogenetic relationships of the Caprinae”, Acta Theriologica, suppl. 3. Lundrigan (1996), “Morphology of horns and fighting behavior in the family Bovidae”, Journal of Mammalogy, 77 (2) @. 126. Cap et al. (2002), “The phylogeny and behaviour of Cervidae (Ruminantia Pecora)”, Ethology Ecology & Evolution, 14 @. Cap et al. (2008), “Male vocal behavior and phylogeny in deer”, Cladistics, 24 @. 127. Cap et al. (2002), art. cit. 128. de Pinna (1991), “Concepts and tests of homology in the cladistic paradigm”, Cladistics, 7 @.
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] symbolisé par les nœuds de l’arbre, présente classiquement dans les études phylogénétiques un morphotype ancestral (homologie dérivée partagée). Dans le cas du comportement, ces caractères homologues ont été appelés « éthotypes ancestraux129 ». Ils permettent d’inférer un scénario évolutif, et de tester ou simplement suggérer des hypothèses sur les processus évolutifs. Ainsi, l’analyse des Cervidés montre une influence probable de la sélection sexuelle exercée par les femelles sur les mâles pour expliquer la descente du larynx130 lors du brame, comme un moyen de paraître plus imposant aux oreilles des autres mâles et des femelles131. Ce nouveau champ d’investigation, que l’étude du comportement peut amener à la systématique, est potentiellement énorme, mais il ne pourra être efficace qu’en reconnaissant les limites de ces données particulières que sont les caractères comportementaux. 6 Limites et perspectives de l’utilisation du comportement en systématique
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algré tous ces résultats encourageants, les données comportementales restent polémiques en systématique, car il est juste de reconnaître que l’absence d’observation d’un trait comportemental ne signifie pas toujours son absence certaine, et même si cette limite renvoie à la variabilité intraspécifique, qui n’est pas propre au comportement, elle constitue néanmoins un handicap par rapport aux autres types de données. Toutefois, les problèmes liés aux biais d’observations, comme l’absence conjoncturelle d’expression de certains comportements, pourraient être corrigés par l’apport d’observations complémentaires issues de la bibliographie, d’où l’intérêt de la création de banques de données comportementales consultables en ligne, tout comme cela se fait dans les études moléculaires avec GenBank, qui rassemble les séquences génétiques analysées pour chaque espèce. Nous avons vu aussi que l’autre critique, qui consiste à croire qu’il serait plus difficile d’identifier des caractères comportementaux homologues, avait été largement fantasmée, comme l’a montré Wenzel132 ; et il est ironique de constater que cette
129. Cf. Cap et al. (2002), art. cit. 130. Caractère convergent avec les humains (Fitch & Reby, 2001, “The descended larynx is not uniquely human”, Proc. R. Soc. B., 268 @). 131. Charlton et al. (2007), “Female red deer prefer the roars of larger males”, Biology Letters, 3 @. Cap et al. (2008), art. cit. 132. Wenzel (1992), “Behavioral homology and phylogeny”, Annu. Rev. Ecol. Syst., 23 @.
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[les mondes darwiniens] même critique de la difficulté à établir des homologies entre des caractères émane aujourd’hui des molécularistes à l’encontre des morphologistes133, ces derniers subissant les mêmes attaques qu’ils infligeaient autrefois aux comportementalistes134. Les menaces que peuvent engendrer de tels agissements, notamment au niveau de l’enseignement, seraient à terme la suppression de l’éthologie et de la morphologie135. N’importe quel jeu de données arrive à bien définir les groupes ou les clades de la plupart des groupes taxonomiques, mais il est plus difficile d’établir les relations de parenté entre ces groupes136. Ce constat n’a rien d’illusoire et doit son explication à plusieurs phénomènes. Le premier serait l’homoplasie, qui brouillerait les cartes de reconstruction phylogénétique du fait d’une évolution similaires des taxons dans des conditions environnementales identiques. Une autre cause viendrait de la différence de vitesse d’évolution des caractères, qualifié d’évolution en mosaïque par de Beer137 puis d’hétérobathmie des caractères par Hennig138. C’est le cas des membres postérieurs des mammifères qui évoluent plus vite (perte de doigts) que les membres antérieurs. Au niveau du comportement, certains caractères ancestraux peuvent aussi persister sans aucune raison fonctionnelle apparente. Ces comportements reliques, comme la menace latérale de la canine139, sont présents chez les Moschidés ou porte-musc140 et chez la plupart des Cervidés alors que chez ces derniers, les canines supérieures ont régressé ou ont disparu141. Enfin, l’emploi de cladogrammes qui s’appuient sur un modèle d’évolution diversifiant, strictement dichotomique, s’avère parfois 133. Scotland et al. (2003), “Phylogeny reconstruction : the role of Morphology”, Syst. Biol., 52 @. 134 Cf. Tassy, ce volume. (Ndd.) 135. Jenner (2004), “Accepting partnership by submission ? Morphological phylogenetics in a molecular millennium”, Syst. Biol., 53 @. 136. Gatesy & Arctander (1999), “Stability of cladistic relationships between Cetacean and higher-level Artiodactyl taxa”, Syst. Biol., 48 @. 137. de Beer (1954), Archaeopteryx lithographica, British Museum Natural History. 138. Hennig (1966), Phylogenetic Systematics, University of Illinois Press. 139. Posture d’approche dirigée vers un semblable, un rival ou un prédateur, lèvre supérieure relevée, laissant apparaître la canine supérieure. 140. Flerov (1952), Fauna of USSR. Mammals, vol 1, no 2. Musk deer and deer, Academy of sciences of the USSR. Green (1985), Aspects of the ecology of the himalayan musk deer, Ph.D thesis, Cambridge University. 141. Cap (2006), Comportement et systématique : le cas des Cervidés, thèse de doctorat, Toulouse, université Paul Sabatier.
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] difficile au niveau spécifique et générique, au vue des hybridations naturelles entre espèces différentes. Ce phénomène est en fait reconnu depuis le xviiie siècle chez les plantes142, et même si les cas d’hybridation restent assez méconnus dans le règne animal143, il existe plusieurs exemples célèbres où l’hybridation donne des descendants fertiles entre espèce du même genre (loup et coyote, chevreuil de Virginie et cerf-mulet, lièvre commun et lièvre variable, babouin gélada avec ceux des savanes), et entre genres différents144, comme il a été montré pour le cerf du père David, Elaphurus davidianus, dont l’origine hybride naturelle est maintenant avérée145. Ces exemples devraient amener les systématiciens à prendre en compte les relations tokogénétiques146, dont les représentations, à la fois dichotomiques et recouvrantes (en réseau avec croisement des branches), sont probablement plus proches de la réalité lorsqu’on se situe à l’intérieur de l’espèce (parfois considérée comme des genres différents). Comme l’espèce n’est qu’une convention taxonomique, certains croisements dits intergénériques, comme celui du gardon et du toxostome147, posent en retour la question des contours de l’espèce, car si l’on considère qu’il s’agit en fait de deux sous-espèces, il n’y a pas hybridation et donc plus de problème de représentation. L’hybridation peut aussi avoir une influence sur l’évolution d’un groupe. L’influence du métissage sur la naissance d’une lignée qui deviendra pérenne se traduit notamment par l’avantage des hétérozygotes ou effet Boesiger148, qui a été démontré en termes de succès reproducteur chez les mouches149 ou de résolution de problèmes chez les souris150. Dans le cas de 142. Buican (1972), « Nouvelles contributions à l’étude biologique de la transmission génétique de la résistance à la sécheresse chez les hybrides doubles de Zea mays », Revista de Biologia, 8. 143. Holliday (2004), « Espèces d’hybrides », La Recherche, 377 . 144. Herzog & Harrington (1991), “The role of hybridization in the karyotype of deer (Cervidae ; Artiodactyla ; Mammalia)”, Theor. Appl. Genet., 82 @. 145. Pitra et al. (2004), “Evolution and phylogeny of old world deer”, Molecular Phylogenetics and Evolution, 33 @. 146. Relations génétiques entre individus réalisées via la reproduction. (Ndd.) 147. Lecointre (comm. pers.). 148. Boesiger (1974), « Le maintien des polymorphismes et de la polygénotypie par l’avantage sélectif des hétérozygotes », Mém. Soc. Zool. Fr., 37. 149. Campan (1980), L’animal et son univers, étude dynamique du comportement, Privat. 150. Lassalle et al. (1979), “A case of behavioral heterosis in mice : quantitative and qualitative aspects of performance in a water-escape task”, J. Comp. Physiol.
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[les mondes darwiniens] croisements interspécifiques observés chez les Cervidés, le croisement du cerf élaphe, Cervus elaphus avec le sika, Cervus nippon, produit des descendants avec un brame intermédiaire151. L’hybridation peut donc représenter une cause de perturbation du signal phylogénétique, car les bifurcations dichotomiques des branches d’un arbre classique ne peuvent rendre compte de ces événements pouvant générer un nombre d’espèces aussi important que les espèces parentes. L’étude des barrières précopulatoires, dont l’hybridation incarne un franchissement, peut constituer un champ d’étude prometteur en systématique. Comme Darwin l’avait prévu, les comportements sexuels se révèlent d’un grand intérêt en tant que marqueurs évolutifs chez la plupart des groupes zoologiques152. Il existe aussi des particularismes au niveau des vocalisations et des sonorisations153, ainsi que des mouvements spécifiques tels que le fait de voler à l’affût en surplace pour le faucon crécerelle, ou de marcher avec la queue en balancier chez toutes les bergeronnettes. Une perspective intéressante serait de compulser ces « éthotypes » pour chaque groupe zoologique afin d’établir une classification comportementale pour chacun d’entre eux, comme cela a déjà été tenté pour les Bovidés154. 7 Conclusion
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es liens de parenté entre éthologie et systématique semblent aujourd’hui se renouer, du fait que le comportement incarne à la fois un des résultats de l’évolution (phylogenèse) et l’un des processus qui y participe. En cela, les
Psychol., 93 @. Les effets d’hétérosis ou de vigueur hybride qui se manifestent au niveau de la F1 ne sont pas permanents et se dissolvent partiellement dès la F2 (Lassalle, comm. pers.) 151. Long et al. (1998), “Vocalizations in red deer (Cervus elaphus), sika deer (Cervus nippon), and red x sika hybrids”, J. Zool. Lond., 244 @. Cap et al. (2008), “Male vocal behavior and phylogeny in deer”, Cladistics, 24 @. 152. Cap (2006), Comportement et systématique : le cas des Cervidés, thèse de doctorat, Toulouse, université Paul Sabatier. 153. Reby & McComb (2003), “Vocal communication and reproduction in deer”, Advances in the study of behavior, 33 @. Poole et al. (2005), “Animal behaviour : Elephants are capable of vocal learning”, Nature, 434 @. Robillard et al. (2006), “Evolution of advertisement signals in North American hylid frogs : vocalizations as end-products of calling behavior”, Cladistics, 22 @. Cap et al. (2008), art. cit. 154. Walther (1974), “Some reflections on expressive behaviour in combats and courtship of certain horned ungulates”, in Geist & Walther (eds), The behaviour of ungulates and its relation to management, IUCN Publications 24.
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[henri cap / comportement et évolution : regards croisés] données comportementales peuvent apporter un complément d’explication aux processus évolutifs en ce qu’elles interviennent dans la spéciation par l’interruption du flux génique entre les populations155. D’autre part, en tant que facteur de maintien des barrières interspécifiques, il est un acteur de l’évolution des espèces et une source de caractères héritables pour la reconstruction phylogénétique. Au-delà des perspectives classificatoires utiles aux systématiciens et aux gestionnaires de l’environnement, il apparaît une dernière question, à peine évoquée dans ce chapitre, qui concerne l’apparition de nouveaux comportements. Ces innovations renvoient au phénomène de mutations. Une question légitime serait de savoir si celles-ci apparaissent toujours par hasard, et si elles sont nécessaires à l’apparition de nouveaux comportements. Car si l’origine génétique de certains comportements est maintenant avérée156, les gènes ne spécifient pas directement le comportement mais codent des molécules qui construisent et gouvernent le fonctionnement du cerveau et du système nerveux en général, grâce auquel le comportement peut s’exprimer. Ainsi, les informations perçues par l’organisme dans son environnement (contexte social et habitat) peuvent altérer l’expression des gènes du cerveau et par conséquent le comportement157. En outre, le type ou l’intensité des stimuli sociaux peuvent avoir différents effets épigénétiques comme un changement du métabolisme, des connexions synaptiques ou des taux de transcription dans le génome. Le plus surprenant, c’est que ces modifications d’expression génétique sont héritables sans qu’elles ne soient attribuables à des mutations de la séquence d’ADN158. Ce phénomène a déjà été mis en évidence chez les rats avec la transmission des styles d’élevage maternels159. Les petits rats élevés par des mères attentionnés – en terme de fréquence de contact de toilettage – auront des descendants moins sensibles au stress et qui s’occuperont davantage de leurs petits, alors que ceux élevés par des mères 155. Campan & Scapini (2002), Éthologie, approche systémique du comportement, DeBoeck Université. 156. Cf., entre autres, Kimura et al. (2005), “Fruitless specifies sexually dimorphic neural circuitry in the Drosophila brain”, Nature, 438 @. 157. Robinson et al. (2008), “Genes and social behavior”, Science, 322 @. 158. Cf. Heams, « Hérédité », ce volume. (Ndd.) 159. Champagne et al. (2008), “Maternal Care and Hippocampal Plasticity : Evidence for Experience-Dependent Structural Plasticity, Altered Synaptic Functioning, and Differential Responsiveness to Glucocorticoids and Stress”, J. Neurosci., 28 (23) @.
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[les mondes darwiniens] peu attentionnées seront plus sensibles au stress et, à leur tour, s’occuperont moins de leurs petits. En fait, les chercheurs se sont aperçus que les taux de toilettage élevés des mères permettaient de limiter les métylations160 de l’ADN chez leurs descendants, ce qui avait pour conséquence de limiter la réponse au stress chez ces derniers. D’autres résultats ont montré que l’expression des gènes des récepteurs à l’ocytocine pouvait être corrélés à l’attachement social chez deux espèces de campagnols. Ainsi, chez l’espèce monogame, les contacts entre partenaires et les soins paternels sont plus importants que chez l’espèce polygame. Cette dernière peut devenir monogame en injectant par vecteur viral une séquence qui va augmenter le taux de récepteur à l’ocytocine, mimant en quelque sorte l’attachement qui provoque ce taux élevé chez les espèces monogames161. Ces expériences confirment que de nombreuses adaptations comportementales peuvent apparaître dans une lignée, avant toute modification génétique, comme l’avait déjà montré Waddington162 pour des caractères morphologiques. Chez l’homme, ce phénomène prend toute son ampleur tellement notre évolution culturelle (épigénétique) a pris le pas sur notre évolution génétique163.
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chapitre 24
Priscille Touraille
Coûts biologiques d’une petite taille pour les Homo sapiens femelles : nouvelles perspectives sur le dimorphisme de la stature
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es conceptualisations sur l’existence de caractères « coûteux » ou « défavorables » sélectionnés au cours de l’évolution d’une espèce sont récentes1. On peine à repérer l’idée dans l’œuvre de Darwin. Cependant, la grande distinction opérée par Darwin entre sélection naturelle et sélection sexuelle2 représente la base théorique majeure dans cette nouvelle manière de voir. Elle a permis de comprendre un point capital : tous les caractères d’un organisme ne sont pas tous sélectionnés parce qu’ils œuvrent pour la survie et le bien-être des organismes. Darwin avait mis en évidence que les caractères3 exprimés différemment chez les mâles et les femelles – réunis sous le terme « dimorphismes sexuels » – sont souvent sélectionnés par le fait qu’ils augmentent strictement le « succès reproducteur », comme disent les sciences de l’évolution actuelles, tout en ayant un effet négatif sur la survie des individus. Il est ainsi possible de dire que de tels caractères entrent « en conflit4 » avec les caractères sélectionnés par sélection naturelle. 1. 2. 3. 4.
Ridley (1997), Évolution biologique, De Boeck Université, p. 296. Darwin (1999), La filiation de l’Homme [1871], Syllepse. Au sens de « trait ». Cf. Barriel, ce volume. (Ndd.) Gouyon et al. (1997), Les avatars du gène. La théorie néodarwinienne de l’évolution, Belin.
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[les mondes darwiniens] L’analyse des coûts résultant de ce type d’adaptations représente un important champ d’investigation en biologie évolutive à l’heure actuelle. En écologie comportementale5, des études ont confirmé les intuitions de Darwin en prouvant que le plumage voyant ou les longues queues de certains oiseaux mâles représentent pour ces mâles un désavantage de survie, même si elles montrent que les gènes codant pour ces caractéristiques y ont un « avantage ». Pour ce qui est des dimorphismes sexuels de taille corporelle, des études récentes ont mis en évidence, par exemple, que la grande taille des mâles à un coût en termes de succès reproductif des femelles chez la drosophile6. Un écart significatif de stature entre la moyenne du groupe des hommes et la moyenne du groupe des femmes existe dans l’espèce humaine : le degré de ce « dimorphisme sexuel de la stature » (DSS, pour abréger) varie lui-même légèrement suivant les populations7. Aucun biologiste, jusqu’à présent, n’a soutenu que le DSS pouvait avoir un coût dans l’espèce humaine. Je propose ici de montrer à la fois en quoi une petite taille est coûteuse pour les femmes et d’explorer les raisons pour lesquelles ce phénomène n’a pas eu la résonance qu’il aurait dû avoir dans le champ d’étude du DSS. Dans la première partie de ce chapitre, j’aborde les principaux modèles d’explication des dimorphismes sexuels de taille corporelle. Dans la deuxième partie, je propose un rapide état de la question en ce qui concerne l’espèce humaine. En troisième partie, je synthétise ce que j’appelle ici « l’hypothèse manquante », que j’ai exposée récemment8 . Dans la quatrième partie, je reprends une hypothèse récente d’explication du dimorphisme formulée par la psychologie évolutionniste pour montrer comment la question des coûts a, encore une fois, été éludée. 1 Quelques repères théoriques sur les dimorphismes de taille corporelle
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a fréquence d’une différenciation de taille entre mâles et femelles dans le monde vivant montre que la potentialité d’une différenciation sur ce critère
5. Danchin et al. (2005), Écologie comportementale, Dunod. 6. Pitnick & Garcia-Gonzalez (2002), “Harm to females increases with male body size in Drosophila melanogaster”, Proceedings of the Royal Society of London, Series B, 269 @. 7. Eveleth (1975), “Differences between ethnic groups in sex dimorphism of adult height”, Annals of Human Biology, 2 (1) @. 8. Touraille (2008), Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse. Les régimes de genre comme force sélective de l’adaptation biologique, Éditions de la maison des sciences de l’Homme.
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[priscille touraille / coûts biologiques d’une petite taille pour les homo sapiens femelles] est répandue, même si les mécanismes génétiques impliqués sont encore mal compris9. La variabilité est aussi très grande suivant les espèces ; quoi qu’il en soit, les mâles ne sont pas automatiquement grands parce que ce sont des mâles et les femelles petites parce que ce sont des femelles ! Pour la majorité des espèces qui vivent aujourd’hui sur Terre, les femelles sont en majorité plus grandes que les mâles10. Chez les mammifères, c’est en général l’inverse. Mais n’oublions pas que si on arrive à distinguer un mâle d’une femelle à partir de la taille corporelle chez les babouins, on n’arrive pas à distinguer un cheval d’une jument, un chien d’une chienne, ou plus près de nous, dans l’ordre des primates, un gibbon cendré mâle d’un gibbon cendré femelle (Hylobates moloch). Chez un certain nombre de mammifères, par exemple les baleines bleues (Balenoptera musculus)ou les lapins (Oryctolagus cuniculus), les femelles sont plus grandes que les mâles11. 1.1 Pourquoi une approche adaptative ? L’approche adaptative essaye d’identifier les facteurs à l’origine de pressions de sélection créatrices de dimorphismes sexuels. Comme pour toute analyse adaptative, les biologistes cherchent à mesurer si les individus porteurs du caractère étudié laissent plus de descendants que les autres, du fait de ce caractère. Le cadre méthodologique dans lequel doit se dérouler cette analyse a été clairement théorisé : « Le degré de dimorphisme sexuel de taille corporelle dans une espèce de mammifères est le résultat de la différence entre la somme de toutes les pressions de sélection qui affectent la taille des femelles et de toutes celles qui affectent la taille des mâles12 ». Cette proposition revient à identifier « la direction de l’évolution13 ». Dans le cas d’un dimorphisme sexuel où les mâles sont plus gros que les femelles, les mêmes auteurs font bien remarquer qu’une augmentation de la taille des mâles ou une diminution de la taille des femelles peut produire le même résultat. 9. Badyaev (2002), “Growing apart : an ontogenetic perspective on the evolution of sexual size dimorphism”, Trends in Ecology & Evolution, 17 (8) @. 10. Gould (1988), chapitre « Sexe et taille », Le sourire du flamant rose, Seuil. 11. Ralls (1976), “Mammals in which females are larger than males”, The Quarterly Review of Biology, 51 @. 12. Ralls (1976), op. cit. @, p. 259. 13. Martin et al. (1994), “The evolution of sexual size dimorphism in primates”, in Short & Balaban (eds), The differences between the sexes, Cambridge UP @.
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[les mondes darwiniens] 1.2 Le modèle explicatif classique : des mâles qui augmentent de taille Le modèle le plus ancien, formulé par Darwin en 1871, explique l’augmentation de la taille des mâles dans les espèces mammifères dimorphes par la sélection liée au sexe, c’est-à-dire par des sélections s’exerçant exclusivement sur les mâles. L’éléphant de mer (Mirounga angustrinostris) est une espèce chez laquelle, par exemple, il a été bien établi que la taille constitue effectivement un « avantage » dans les comportements de compétition sexuelle des mâles. Les mâles les plus gros obtiennent de copuler avec un plus grand nombre de femelles et ont, de ce fait, une descendance plus importante que les mâles plus petits. Une grande taille est donc considérée comme avantageuse chez les mâles, puisqu’elle est sélectionnée. Mais si ce trait augmente le nombre de descendants des individus qui le portent, il n’avantage pas ces individus euxmêmes, dans le sens où les grands mâles ne survivent pas mieux – et même souvent moins bien – que les mâles plus petits. Ce type d’adaptations obéit à la logique – mise en évidence par les théoriciens de l’évolution – selon laquelle tout caractère qui induit un individu à se reproduire plus que les autres est automatiquement sélectionné. Le modèle de l’augmentation de la taille des mâles témoigne ainsi parfaitement de la course aveugle à la procréation qui caractérise, de manière globale, le monde vivant. Chez M. angustrinostris, comme chez bien d’autres espèces, les mâles payent ces adaptations du prix d’une vie raccourcie, jalonnée de blessures et de handicaps, adaptations dont les femelles et les petits font aussi fréquemment les frais. 1.3 Un modèle récent : des femelles qui diminuent de taille Depuis le début des années 1980, un certain nombre de théoriciens ont commencé à montrer de quelle manière des pressions de sélection peuvent s’exercer aussi sur la taille des femelles. Les grands mâles ne sont pas forcément le produit d’une sélection sur la taille des mâles, même si ce modèle a dominé pendant longtemps : « Des sélections sur les femelles peuvent aussi créer des “grands mâles”.14 » Partout où les pressions sélectives sur les femelles sont plus fortes que sur les mâles dans le sens d’une diminution de la taille, les mâles diminueront aussi de taille, mais ils resteront plus grands. La nutrition est aujourd’hui au cœur de ce modèle explicatif. 14. Karubian & Swaddle (2001), “Selection on females can create ‘larger males’” @, Proceedings of the Royal Society of London, Series B, 268 @.
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[priscille touraille / coûts biologiques d’une petite taille pour les homo sapiens femelles] Le modèle de la diminution de la taille des femelles constitue un paradoxe théorique, même s’il n’est pas toujours identifié comme tel par les biologistes de l’évolution. En effet, en théorie, il serait toujours avantageux pour les femelles d’être grandes aussi chez les mammifères, en rapport à l’investissement considérable qu’ils fournissent dans la procréation. C’est l’hypothèse dite « de la grande mère » : en effet, « les mères de grande taille arrivent à produire plus de petits survivants, elles produisent des petits qui ont de meilleures chances de survie, elles peuvent mieux les porter, les protéger et assurer leur survie15 ». Des ressources limitées seraient le facteur sélectif permettant d’expliquer le dimorphisme par réduction de la taille des femelles dans de nombreuses espèces16. Les ressources représentent une contrainte sur la taille des mammifères femelles plus importante que sur les mâles qui, ne portant ni n’allaitant les petits, sont censés avoir de moindres besoins énergétiques et surtout protéiques. Les espèces où les femelles sont aussi grandes que les mâles sont aussi celles où les femelles ont la priorité sur la nourriture, comme par exemple chez les primates indris (Indri indri) de Madagascar. Si les femelles n’atteignent pas au moins la taille des mâles de leur espèce, c’est que les variants de grande taille, qui auraient en théorie un avantage de type reproductif, ont été contresélectionnés du fait de l’impossibilité de maintenir un grand corps dans des conditions énergétiques sub-optimales. 2 L’état de la question pour l’espèce humaine
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lusieurs hypothèses font consensus à l’heure actuelle dans les manuels de biologie. Pour faibles qu’elles soient, elles se renforcent mutuellement et ont, à mon sens, réussi à freiner – sinon à bloquer – l’investigation sur le DSS depuis une quarantaine d’années. Un constat récent est que le DSS dans notre propre lignée est une véritable énigme17, mais cette position honnête n’est pas, loin s’en faut, celle que l’on trouve dans les manuels d’évolution et la littérature de vulgarisation.
15. Ralls (1976), op. cit. @, p. 269. 16. Martin et al. (1994), “The evolution of sexual size dimorphism in primates”, in Short & Balaban (eds), op. cit. 17. Plavcan (2001), “Sexual dimorphism in primate evolution”, Yearbook of Physical Anthropology, 44 @.
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[les mondes darwiniens] 2.1 L’hypothèse jamais testée du lien entre stature et combat physique entre hommes L’explication proposée originellement est que les pressions de sélection s’exercent sur les hommes à travers le même mécanisme de compétition que pour les éléphants de mer. Dans cette hypothèse, l’existence d’un DSS dans l’espèce humaine serait la preuve que la taille corporelle joue dans le monopole reproducteur que certains hommes ont sur d’autres : « Il est important pour un mâle d’être gros, car ce sont généralement les mâles les plus gros qui sortent vainqueurs des combats. L’espèce humaine, avec ses mâles légèrement plus grands que ses femelles, se conforme à cette règle. […] La polygynie modérée de l’espèce humaine imprime sa marque à certaines de nos caractéristiques anatomiques.18 » Cette idée, qui remonte à Darwin, a été reprise par la sociobiologie humaine19. Elle a été critiquée au motif que la polygynie – le fait que seuls certains hommes contribuent au pool génétique d’une population – ne constitue pas une explication en soi de la sélection pour une grande stature20. En effet, aucune étude n’a jamais apporté la preuve que les hommes les plus grands laissent plus d’enfants parce qu’ils excluent du marché matrimonial les hommes petits à la suite de combats singuliers. 2.2 L’hypothèse génétiquement improbable d’un « héritage évolutif » Comme il est en effet très improbable que la stature joue aujourd’hui dans la variance du succès reproductif des hommes à travers des combats au corps à corps, certains auteurs ont proposé que les différences sexuées de stature sont « un héritage évolutif » d’un temps où les hommes se seraient supposément battus entre eux pour obtenir le plus de femmes possibles, idée qui avait déjà été émise par Darwin. Cette hypothèse implique, pour la biologie évolutive actuelle, que les sélections auraient épuisé la variabilité génétique et que le 18. Diamond (2000), Le troisième chimpanzé, Gallimard, p. 92. 19. Alexander et al. (1979), “Sexual dimorphisms and breeding systems in pinnipeds, ungulates, primates, and humans”, in Chagnon & Irons (eds), Evolutionary Biology and Human Social Behavior : an Anthropological Perspective, Duxbury Press. 20. Wolfe & Gray (1982), “A cross-cultural investigation into the sexual dimorphism of stature”, in Hall (ed.), Sexual Dimorphism in Homo sapiens : A Question of Size, Praeger. Touraille (2008), Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse…, Éditions de la maison des sciences de l’Homme.
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[priscille touraille / coûts biologiques d’une petite taille pour les homo sapiens femelles] DSS serait donc aujourd’hui « fixé21 ». Il s’agit là d’une affirmation contre-intuitive du point de vue des modèles d’évolution existants. Elle dispense, en fait, de rechercher quelles pourraient être les pressions de sélection actuelles s’exerçant sur la différenciation de la stature. Tous les biologistes qui tentent de donner une signification évolutive aux dimorphismes sexuels essayent d’identifier les pressions de sélection dans le présent22. Aucun biologiste de l’évolution ne peut jamais prouver expérimentalement la valeur adaptative d’un caractère dans le passé, parce qu’il n’a simplement pas les moyens de le tester. Même les critiques les plus virulentes du « programme adaptationniste23 » disent qu’il faut commencer par voir si les caractères que l’on observe possèdent une valeur sélective avant de s’autoriser à dire le contraire. Ce qui est troublant dans ces histoires « d’héritage évolutif », c’est que des chercheurs qui passent leur temps à construire des scénarios adaptatifs (en sociobiologie humaine notamment) ont pu renoncer à une analyse adaptative précisément sur la question des caractères sexués, comme si dans ce cas, on ne voulait surtout pas essayer de chercher quelles pouvaient être les forces qui, toujours aujourd’hui, seraient capable de créer du DSS. Comme s’il ne fallait pas « toucher » aux différences sexuées et rendre visibles les mécanismes capables de les modifier au cours de l’évolution humaine. Cela expliquerait, pour une part, l’absence d’hypothèses alternatives pour l’espèce humaine. 2.3 L’hypothèse curarisante d’une « réduction » du dimorphisme sexuel La paléoanthropologie a soutenu, de son côté, que la lignée Homo se caractérise – outre l’augmentation de la stature – par une « réduction » du DSS24. L’usage de la notion de réduction part d’un postulat : notre espèce descendrait d’une lignée sexuellement très dimorphe. Ce postulat repose lui-même sur l’idée que les gorilles – espèce parmi les plus dimorphes des primates – sont 21. Gaulin & Boster (1985), “Cross-cultural differences in sexual dimorphism. Is there any variance to be explained ?”, Ethology and Sociobiology, 66 @. 22. Fairbairn et al. (2007), Sex, Size and Gender Roles : Evolutionary Studies of Sexual Size Dimorphism, Oxford UP @. 23. Gould & Lewontin (1979), “The spandrels of San Marco and the Panglossian paradigm : a critique of the adaptationnist programme”, Proceedings of the Royal Society of London Series B, 205 @. 24. Frayer & Wolpoff (1985), “Sexual dimorphism”, Annual Review of Anthropology, 14 @.
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[les mondes darwiniens] les plus proches d’Homo sapiens d’un point de vue phylogénétique. Cette vision des choses a été d’une certaine manière entretenue et renforcée par des décennies de pratique paléoanthropologique, la tendance étant d’estimer le sexe des fossiles les plus robustes comme étant des mâles et les plus graciles comme étant des femelles. Aujourd’hui, la biologie moléculaire et l’analyse cladistique indiquent que les chimpanzés sont l’espèce la plus proche phylogénétiquement de l’espèce humaine. Or, les chimpanzés ont un degré de dimorphisme comparable au nôtre. Il devient, à ce stade, de plus en plus difficile de soutenir l’idée d’une « réduction » du DSS dans la lignée Homo, surtout si tous les autres hominines25 (disparus) avec lesquels Homo sapiens est censé partager un ancêtre commun étaient peu dimorphes, phénomène impossible à déterminer étant donné la rareté des ossements fossiles découverts à ce jour et le manque de fiabilité des méthodes actuelles d’estimation du sexe. Avoir interprété le DSS comme le fruit d’une réduction a en fait empêché d’analyser le phénomène au même titre qu’il l’est dans le champ de la biologie évolutive pour les autres espèces ; le concept même a paralysé toute investigation possible. L’explication la plus consensuelle à l’heure actuelle pour « la réduction du dimorphisme » est l’augmentation de la stature globale du genre Homo par des pressions de sélection sur les femelles26. Se défaire de la notion de réduction permettrait de déplacer l’interrogation initiale : au lieu de chercher à expliquer pourquoi les Homo sont « aussi peu dimorphes », il s’agirait plutôt de comprendre pourquoi ils ont maintenu un dimorphisme malgré des pressions de sélection qui auraient dû, en théorie, rendre l’espèce monomorphe, ou donner un dimorphisme biaisé sur les femelles, comme je vais tenter de l’expliciter maintenant. 3 L’hypothèse manquante : diminution de la taille des femmes sous l’effet d’inégalités nutritionnelles
L’
Organisation mondiale de la santé avance le chiffre de six millions d’accouchements dystociques par an dans le monde – estimation, du propre
25. Famille des hominidés (Hominidae), sous-famille des homininés (Homininae), tribu des hominines (Hominini). (Ndd.) 26. McHenry (1976), “Early hominid body weight and encephalization”, American Journal of Physical Anthropology, 45 @.
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[priscille touraille / coûts biologiques d’une petite taille pour les homo sapiens femelles] dire de cette organisation, très en deçà de la réalité27. Les dystocies osseuses, qui témoignent des difficultés de passage du fœtus par le canal pelvien, ont pour conséquence la mort, et plus fréquemment encore, de graves handicaps, comme les fistules ou la paralysie des membres inférieurs. On sait par une abondante littérature médicale – et ce fait est étonnamment peu connu – que les individus les plus petits dans une population (quelle que soit la stature moyenne d’une population) sont les premiers concernés par les dystocies osseuses lors de l’accouchement28 ; ces dystocies majorent le risque d’hémorragie et d’infections qui sont parmi les premières causes de mortalité maternelle. Une petite taille serait aussi un facteur de risque dans une des complications majeures de l’accouchement : l’éclampsie29. Rares sont les chercheurs30 qui ont songé à mettre en rapport l’existence de cette « tragédie obstétrique31 » avec le DSS. 3.1 Pourquoi les femmes ne sont-elles pas plus grandes que les hommes ? Le schéma général proposé pour les femelles mammifères est valable pour les femmes dans l’espèce humaine : « D’un point de vue évolutif, les mères humaines, comme les autres mammifères, sont censées maximiser leur succès reproductif en délivrant des enfants avec un poids du corps optimal32 ». Là aussi, plus grande est la mère, plus le fœtus a des chances d’avoir un poids de corps optimal. Un grand nombre d’études ont mis en évidence à quel point le succès reproducteur des femmes augmente avec la stature de la mère33. Une 27. Murray & Lopez (1998), Health Dimensions of Sex and Reproduction. The Global Burden of Sexually Transmitted Diseases, HIV, Maternal Conditions, Perinatal Disorders and Congenital Anomalies, Harvard UP @. 28. Sokal et al. (1991), “Operation research team (1991), Short stature and cephalopelvic disproportion in Burkina Faso, West Africa”, International Journal of Gynecology and Obstetrics, 35 @. Kappel et al. (1987), “Short stature in Scandinavian women. An obstetrical risk factor”, Acta Obstetricia et Gynecologica Scandinavica, 66 @. 29. Basso et al. (2004), “Height and risk of severe pre-eclampsia. A study within the Danish national birth cohort”, International Journal of Epidemiology, 33 @. 30. Cf. cependant Guégan et al. (2000), “Human fertility variation, size related obstetrical performance and the evolution of sexual stature dimorphism”, Proceedings of the Royal Society of London, Series B, 267 @. 31. Gebbie (1981), Reproductive Anthropology : Descent through Woman, Wiley. 32. Thomas et al. (2004), “Human birthweight evolution across contrasting environments”, Journal of Evolutionary Biology, 17 (3) @, p. 542. 33. Guégan et al. (2000), op. cit. @, 267.
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[les mondes darwiniens] étude menée en Gambie montre qu’il existe un effet protecteur de la stature de la mère sur la survie des enfants. Cet effet est linéaire et il est considérable, puisqu’il représente une chute de la mortalité infantile de 2 % pour chaque centimètre supplémentaire chez la mère34. En réalité, les femmes ont, par rapport aux autres femelles mammifères, une autre très bonne raison d’être grandes du point de vue de la procréation. La bipédie permanente, caractéristique des hominines a eu, comme le montre la paléoanthropologie, un impact majeur sur une partie cruciale de notre anatomie osseuse – le bassin – et sur ses implications obstétriques. Du fait de la compression mécanique exercée par le poids du corps et des viscères, celui-ci a subi, en même temps qu’un élargissement transversal, un raccourcissement sagittal responsable d’une étroitesse accrue du canal osseux d’accouchement35. Même en prenant en compte le fait que le fœtus humain naît « prématuré », le passage du fœtus chez Homo demeure une entreprise infiniment plus problématique que pour les autres primates, à tel point que la réduction du bassin a été désignée comme une des « failles de l’évolution humaine36 ». Il signe une mortalité maternelle quasi inédite chez les mammifères placentaires. En effet, le bassin, originellement adapté à la bipédie (et non à la parturition), ne peut pas « s’élargir plus » du fait qu’il est déjà en compression maximale37. La solution à ce problème aurait été que la stature de notre espèce augmente, ce qui apparemment a eu lieu très tôt dans l’apparition du genre Homo38. Cette évolution aurait été induite par les femelles, pour des raisons entièrement obstétriques. Il est en effet reconnu que « les femmes grandes ont de plus grands bassins que les femmes petites39 », ce qui leur permet donc un accouchement moins problématique (le diamètre céphalique du fœtus ne 34. Sear et al. (2004), “Height, marriage and reproductive success in Gambian women”, Research in Economic Anthropology, 23. 35. Berge (2003), « L’évolution du bassin humain : approche fonctionnelle », in Susanne et al. (dir.), Anthropologie biologique. Évolution et biologie humaine, De Boeck. 36. Krogman (1951), “The scars of human evolution”, Scientific American, 184. 37. Abitbol (1987), “Obstetrics and posture in pelvic anatomy”, Journal of Human Evolution, 16 (3) @. 38. Brown et al. (1985), “Early Homo erectus skeleton from West Lake Turkana, Kenya”, Nature, 316 @. 39. Sear et al. (2004), «Height, marriage and reproductive success in Gambian women”, Research in Economic Anthropology, 23., p. 204. Tague (2000), “Do big females have big pelves ?”, American Journal of Physical Anthropology, 112 @.
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[priscille touraille / coûts biologiques d’une petite taille pour les homo sapiens femelles] croît pas proportionnellement à la taille de la mère, ce qui fait qu’une femme grande aura toujours un enfant un peu moins gros pour sa taille qu’une femme de petite taille). Seulement, si l’on suit cette logique évolutive, les femmes devraient aujourd’hui être aussi grandes – sinon plus grandes – que les hommes, et ce bien sûr du fait que les pressions de sélection s’exerçaient d’abord sur elles et non sur les hommes et du fait que ces pressions ont évidemment dû être constantes jusqu’à l’apparition très récente de techniques chirurgicales (dont ne profitent aujourd’hui que les femmes des pays riches). Si, dans les populations humaines, les femmes sont partout plus petites que les hommes – même en supposant que le DSS a une potentialité d’évolution très lente –, une question évidente s’impose. Quelles ont pu être les pressions sélectives au cours de l’histoire qui ont empêché le DSS de s’inverser ? 3.2 « Ressources limitées » ou politiques alimentaires d’inégalité ? Dans le cas des sociétés humaines, où l’alimentation peut devenir la « plus puissante arme de coercition qui soit40 », les ressources ne sont jamais simplement « limitées ». Une des hypothèses sélectives les plus raisonnables est que les femmes ont eu à subir des limitations nutritionnelles plus sévères que les hommes41. Il faut, pour cela, que les déficits nutritionnels aient été chroniques et non seulement saisonniers, puisque c’est seulement quand les déficits deviennent chroniques que les petits individus survivent mieux que les plus grands42. Quand on lit la littérature ethnologique par exemple, on est frappé d’apprendre que ce sont les femmes, en général avec les individus les plus dominés socialement (enfants, esclaves, etc.) qui, dans pratiquement toutes les cultures, ont un accès limité aux ressources alimentaires. Les femmes travaillent généralement plus dur que les hommes (en plus de la charge de procréation), ce que notait déjà Darwin. Elle récoltent et traitent les végétaux à grands frais (de temps et d’énergie) pour fournir à elles-mêmes, aux enfants et aux hommes 40. Counihan (1999), The Anthropology of Food and Body. Gender, Meaning and Power, Routledge @. 41. Touraille (2008), Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse…, Éditions de la maison des sciences de l’Homme. 42. Frayer & Wolpoff (1985), “Sexual dimorphism”, Annual Review of Anthropology, 14 @.
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[les mondes darwiniens] toute la part glucidique de l’alimentation. En retour pèse sur elles un interdit au sens fort (sauf chez les Agta des Philippines et quelques autres) : elles n’apprendront jamais à se servir des armes qui leur donneraient les moyens d’acquérir le gros de l’alimentation protéinique43. Ce monopole des hommes dans l’acquisition des aliments de haute valeur nutritive a une conséquence : la viande est avant tout une denrée prestigieuse de partage et d’échange entre hommes44 . Ce statut de la viande doit d’ailleurs être interprété en regard des innombrables tabous sur les protéines dont les femmes, et particulièrement les femmes enceintes et qui allaitent, sont la cible45. Or ce sont surtout des protéines dont les femmes ont besoin pour la procréation, comme toutes les autres femelles mammifères. Les comptes rendus trouvés dans les textes ethnographiques évoquent parfois de manière saisissante la non-priorité des femmes dans l’accès aux protéines. Par exemple, les Chukchee de Sibérie ont une formule : « Si vous êtes une femme, vous mangez les miettes.46 » Ces inégalités alimentaires sont une modalité d’un système de catégorisation obligatoire dont la signification première est de générer de l’inégalité : les « régimes de genre47 ». Les inégalités nutritionnelles placeraient les femmes sur une terrible corde raide évolutive : d’un côté, pressions de sélection naturelle pour une grande stature en rapport à l’obstétrique, de l’autre, contre-sélection sociale des variations de grande stature par déficits alimentaires chroniques. Les coûts dus à ce conflit ne sont pas analysés par l’écologie comportementale humaine, empêchant donc de proposer que le DSS ait pu évoluer plus par contrainte négative sur l’augmentation de la taille des femmes que par pressions positives sur la taille des hommes. Dans cette hypothèse, qui est certainement la plus raisonnable que l’on puisse formuler à l’heure actuelle, les hommes sont plus grands que les femmes uniquement parce que les variants de grande taille parmi les femmes auraient été contre-sélectionnés. Le fait que le DSS soit « moins prononcé » dans notre espèce ne serait donc pas l’indice d’une « polygynie modérée », il serait la signature de ce conflit de sélections antagonistes, la stature maternelle 43. Tabet (1979), « Les mains, les outils les armes », L’Homme, XIX (3-4) @. 44. Stanford (1999), The Hunting Apes. Meat Eating and the Origin of Human Behavior, Princeton UP @. 45. Spielmann 1989), “A review : dietary restrictions on hunter-gatherer women and the implications for fertility and infant mortality”, Human Ecology, 17 (3) @. 46. Bogoraz-Tan (1904-1909), The Chukchee : Material Culture, E.J. Brill, p. 548. 47. Connell (1987), Gender and Power. Society, the Person and Sexual Politics, Stanford UP.
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[priscille touraille / coûts biologiques d’une petite taille pour les homo sapiens femelles] ne pouvant pas être réduite en deçà du seuil où elle devient véritablement létale pour une majorité de femmes dans la reproduction. 4 L’hypothèse récente : une sélection par choix de partenaire dans les sociétés occidentales
D
ans les pays occidentaux où la césarienne s’est démocratisée, les femmes ne payent plus de leur vie le coût reproductif d’une petite taille. La comparaison du degré de dimorphisme dans plusieurs populations réparties sur la planète révèle que les sociétés occidentales ont un degré de dimorphisme plus accentué que la majorité des populations humaines48. Le phénomène pourrait être en partie expliqué – suivant en cela une supposition récente49 – comme étant le reflet d’un simple biais statistique : si les femmes de très petite taille survivent à l’accouchement, la moyenne de la stature des femmes dans les populations occidentales est de ce fait abaissée. Cependant, si une grande taille n’est pas non plus contre-sélectionnée chez les femmes par des pénuries alimentaires chroniques, le degré de dimorphisme devrait quand même, en théorie, apparaître réduit dans les statistiques du fait de la présence de femmes de grande taille. Le phénomène de la médicalisation de l’accouchement, comme celui de l’absence de carences nutritionnelles, sont bien évidemment trop récents pour que l’on puisse en déceler les effets. Cependant, si on en croit des recherches récentes, la réduction et/ou la disparition du dimorphisme sexuel par relaxation des pressions de sélection et par augmentation concomitante de la variabilité intrasexuelle ont peu de chances de représenter l’horizon morphologique des sociétés occidentales. 4.1 Les hommes grands et les femmes petites ont plus d’enfants : des preuves de sélection Dans nos sociétés, une forme de sélection sexuelle du DSS par « choix de partenaire » serait-elle à l’œuvre ? Darwin avait étonnamment négligé la question50. Plusieurs études ont établi récemment que, dans nos sociétés, les 48. Eveleth (1975), “Differences between ethnic groups in sex dimorphism of adult height”, Annals of Human Biology, 2 (1) @. 49. Guégan et al. (2000), “Human fertility variation, size related obstetrical performance and the evolution of sexual stature dimorphism”, Proceedings of the Royal Society of London, Series B, 267 @. 50. Touraille (2008), Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse…, Éditions de la maison des sciences de l’Homme, p. 152.
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[les mondes darwiniens] hommes plus grands que la moyenne ont plus d’enfants51. Une étude établit également que les femmes plus petites que la moyenne ont plus d’enfants52. Pour cette dernière étude, les « préférences » opposées que les hommes et les femmes font sur la base d’un critère physique comme la stature constituent des pressions de sélection disruptives qui maintiennent le DSS dans nos sociétés. Ces conclusions sont tout à fait convaincantes. Elles le sont d’autant plus qu’elles corroborent un nombre croissant d’études en psychologie sociale53 et en socio-démographie54 qui, de leur côté, mettent en évidence la force des idéologies qui aboutissent à une discrimination des hommes petits et des femmes grandes sur le marché matrimonial. En revanche, le cadre interprétatif de cette explication du DSS – typique de la psychologie évolutionniste, ou « évopsy »55 – est déplorable. Il perd totalement de vue l’esprit du modèle de sélection sexuelle proposé par Darwin et aboutit à éluder la question des coûts théoriques de ces sélections avec une malhonnêteté scientifique saisissante. Nous allons voir ici de quelle manière, en détaillant les mécanismes invoqués. 4.2 Du côté du « choix des femmes » La sélection intersexuelle est pratiquement synonyme de « choix des femelles » dans les modèles de biologie évolutive. Le fait que les femmes disent, de manière récurrente dans les sociétés occidentales, avoir une préférence pour les hommes grands (au-delà de 1,80 m) et ce, indépendamment de leur propre 51. Pawlowski (2000), “Evolutionary fitness : Tall men have more reproductive success”, Nature, 403 @. Mueller & Mazur (2001), “Evidence of unconstrained directional selection for male tallness”, Behavioral Ecology and Sociobiology, 50 (4) @. 52. Nettle (2002), “Women’s height, reproductive success and the evolution of sexual dimorphism in modern humans”, Proceedings of the Royal Society of London, 269 @. 53. Gillis & Avis (1980), “The male taller norm in mate selection”, Personality and Social Psychology Bulletin, 6 (3) @. Shepperd & Strathman (1989), “Attractiveness and height : the role of stature in dating preference, frequency of dating, and perceptions of attractiveness”, Personality & Social Psychology Bulletin, 15 @. Swami et al. (2008), “Factors influencing preferences for height : a replication and extension”, Personality & Individual Differences, 45 @. 54. Bozon (1991), « Apparence physique et choix du conjoint », in Hibbert & Roussel (dir.), La nuptialité : évolution récente en France et dans les pays développés, INED/ PUF. Herpin (2006), Le pouvoir des grands. De l’influence de la taille des hommes sur leur statut social, La Découverte. 55. Worman & Reader (2007), Psychologie évolutionniste. Une introduction, De Boeck.
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[priscille touraille / coûts biologiques d’une petite taille pour les homo sapiens femelles] taille, a focalisé les interprétations des psychologues évolutionnistes. On sait aujourd’hui par la sociologie que les hommes de petite taille ont moins accès à des postes de responsabilité et ont donc un pouvoir économique globalement inférieur aux hommes de grande taille56. Les explications classiques de l’évopsy sont que les femmes « choisissent » préférentiellement les hommes en fonction de leurs ressources57, et ce dans un contexte où les hommes se livrent entre eux à une compétition sur les ressources, les monopolisant pour contrôler les femmes, leur sexualité et leur travail. « Le contrôle des ressources par les hommes contraint le choix des femmes.58 » Si une grande taille constitue un « signal » dans une compétition économique entre les hommes59, le modèle qui propose que les femmes « choisissent » les hommes de grande taille ne démontre pas qu’il s’agisse, à proprement parler, d’un choix portant sur la taille. Il est prouvé que la taille du père joue, pour une part, dans la taille du fœtus et que les risques à l’accouchement augmentent proportionnellement à la taille du géniteur60. Il faudrait alors dire – ce que l’évopsy ne fait pas – que le modèle débouche sur un dilemme évolutif, les femmes étant obligées de choisir la solution qui laisse entrevoir le plus de bénéfices apparents. Car, en l’absence du biais sur les ressources, elles devraient (toutes proportions gardées) se battre non pour des hommes grands, mais pour les hommes petits, ce qui serait le moins coûteux pour elles en termes obstétriques ! Si une vraie comparaison avec le modèle classique de choix des femelles était faite, l’interprétation devrait être inversée. Si les femmes préfèrent les hommes grands, elles ne font pas payer un coût à leurs descendants mâles comme dans le cas du modèle darwinien de sélection sexuelle : elles font ici payer, en théorie, un 56. Herpin (2006), op. cit. 57. Buss (1992), “Mate preference mechanisms : consequences for partner choice and intrasexual competition”, in Barkow et al. (eds), The Adapted Mind : Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, Oxford UP @. 58. Hrdy (1997), “Raising Darwin’s consciousness. Female sexuality and the prehominid origins of patriarchy”, Human Nature, 8 (1), @ p. 28. 59. Wolfe & Gray (1982), “A cross-cultural investigation into the sexual dimorphism of stature”, in Hall (ed.), Sexual Dimorphism in Homo sapiens : A Question of Size, Praeger, p. 226. 60. Wilcox et al. (1985), “Paternal influences on birthweight”, Acta Obstetricia et Gynecologica Scandinavica, 74 (1) @. Morrison et al. (1991), “The influence of paternal height and weight on birth-weight”, Australian and New Zealand Journal of Obstetrics and Gynaecology, 31 (2).
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[les mondes darwiniens] coût à elles-mêmes. Le choix des femmes n’est pas l’équivalent du choix des paonnes. Cette interprétation, singulièrement heuristique pour le modèle de sélection sexuelle, reste pour l’évopsy lettre morte. 4.3 Du côté du « choix des hommes » L’analyse de la sélection intersexuelle s’est focalisée depuis Darwin sur le choix des femelles chez les oiseaux. « Il est cependant des cas exceptionnels où ce sont les mâles qui choisissent au lieu d’être ceux qui sont choisis », écrivait Darwin, qui visait spécifiquement par cette phrase l’espèce humaine. Darwin reliait explicitement le choix des hommes pour des femmes possédant telle ou telle caractéristique au fait que les hommes maintiennent les femmes « dans un état de servitude bien plus abject que ne le fait le mâle de tout autre animal61 ». L’évopsy actuelle repose sur la prémisse théorique suivante : les caractères physiques « préférés » par les hommes chez leurs partenaires féminines sont optimaux pour les femmes elles-mêmes en termes de reproduction. Cette idée est loin de ce que Darwin semblait vouloir conceptualiser. Pour l’évopsy, les caractéristiques que les hommes trouvent attirantes chez les femmes sont celles qui indiquent une valeur reproductive supérieure des femmes. Le « cerveau masculin » aurait été « formaté » – par exemple – pour être attiré par un certain rapport taille/hanche, ce qui aurait indiqué des réserves graisseuses suffisantes pour mener à bien une grossesse, ou encore pour être attiré par les femmes jeunes, la jeunesse signalant une période de fertilité maximale62. « L’attirance des hommes » pour des partenaires sexuels sur la base d’« indices de fertilité » implique non seulement ici que les femmes préférées laissent plus d’enfants, mais que les hommes choisissent les femmes qui sont capables d’avoir le plus d’enfants63. Les préférences des hommes, dans ce sens, ne feraient rien d’autre que renforcer l’action de la sélection naturelle. Certains théoriciens de l’évolution qui ont pensé la sélection sexuelle à l’aune de la sélection naturelle, comme Zahavi ou Hamilton, n’ont jamais prétendu que la queue voyante des paons pouvaient avoir émergé par l’action de la 61. Darwin (1999), La filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe [1871], Syllepse, p. 717. 62. Pour une critique, cf. Swami (2006), “Evolutionary psychology : ‘new science of mind’ or ‘Darwinian fundamentalism’”, Historical materialism, 15 @. 63. Buss (1992), “Mate preference mechanisms : consequences for partner choice and intrasexual competition”, in Barkow et al. (eds), The Adapted Mind : Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, Oxford UP @, p. 250.
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[priscille touraille / coûts biologiques d’une petite taille pour les homo sapiens femelles] sélection naturelle64. Aucun de ces théoriciens n’a remis en cause que ces caractères représentaient en eux-mêmes un handicap en termes de survie pour leurs porteurs. En ce qui concerne l’existence de « préférences » des hommes pour des femmes de petite taille, les auteurs auraient dû rendre visible un important paradoxe. En effet, si les enfants de mères grandes ont de meilleures chances de survie, si les femmes petites courent plus de risques à l’accouchement, et si la taille du père joue dans la taille du fœtus, les hommes auraient, contrairement à ce qu’on observe, un « intérêt reproductif » à choisir des femmes qui sont les plus grandes possibles pour maximiser leur propre succès reproducteur. Or, cette proposition, à laquelle on pouvait s’attendre en raison de la littérature existante, et qui aurait été particulièrement marquante dans le débat sur la sélection sexuelle, est comme boycottée. Mueller & Mazur65 soutiennent que les difficultés obstétriques ne sont pas reliées à la taille des femmes, à partir d’une seule référence. Ils passent donc sous silence la masse de publications qui, depuis une trentaine d’années, s’est peu à peu accumulée pour prouver, justement, le contraire. Nettle66, de son côté, dit que si les hommes délaissent les femmes grandes c’est parce qu’ils n’ont pas de raison évolutive de les choisir, une grande taille n’étant pas un « indicateur de fertilité » pour les hommes. Nettle ne va pas jusqu’à soutenir que les hommes choisissent les femmes petites parce qu’une petite taille est un indice de fertilité ; il inverse la proposition en disant que si les femmes grandes n’intéressent pas les hommes, c’est qu’une grande taille n’est pas un indice de fertilité. De manière assez insolite – est-ce poussé par les publications critiques émanant de l’écologie comportementale humaine ? –, Nettle a écrit récemment, dans une étude menée par un des ses étudiants, le contraire de ce qu’il formulait six ans plus tôt. L’étude, qui porte sur une population du Guatemala, confirme qu’une grande taille est (en effet), pour les femmes, un caractère indiquant la capacité à se reproduire avec succès67. 64. Ridley (1997), Évolution biologique, De Boeck Université. [Cf. Huneman sur la sélection, ce volume. (Ndd.)] 65. Mueller & Mazur (2001), “Evidence of unconstrained directional selection for male tallness”, Behavioral Ecology and Sociobiology, 50 (4) @, p. 308. 66. Nettle (2002), “Women’s height, reproductive success and the evolution of sexual dimorphism in modern humans”, Proceedings of the Royal Society of London, 269 @. 67. Pollet & Nettle (2008), “Taller women do better in a stressed environment : height and reproductive success in rural Guatemalan women”, American Journal of Human Biology, 20 @.
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[les mondes darwiniens] Force est de constater que Nettle ne vient pas, avec cette étude, corriger ce qu’il alléguait dans son article de 2002, à savoir qu’une grande taille pour les femmes est sans signification évolutive. Ses travaux de 2008 désavouent par là même l’interprétation du DSS qu’il proposait en 2002, mais ce point n’est en aucune manière explicité. Comment appréhender cette singulière politique de l’autruche épistémique ? Comme je l’ai dit au début de cette section, les femmes occidentales ne payent plus les coûts obstétriques d’une petite taille. Si les psychologues évolutionnistes ne raisonnaient pas de la façon dont ils raisonnent, on s’apprêterait à leur faire un mauvais procès. Mais il ne faut pas oublier à quoi conduit leur hypothèse de travail : le fait qu’une grande taille ne soit pas un « indice de fertilité » ne peut en aucun cas, dans leur perspective, représenter un phénomène récent. L’évopsy sous-entend, de plus, que des traits de comportement sélectionnés au Pléistocène peuvent se révéler maladaptés aux environnements actuels. Paradoxalement, nous aurions donc affaire à un trait de comportement qui aurait été maladaptatif dans le passé et qui se révèle neutre dans les sociétés actuelles… Un tel constat s’oppose purement et simplement à l’hypothèse de travail princeps de l’évopsy. Dans la théorie classique de la sélection sexuelle par choix de partenaire, les caractères sélectionnés le sont pour une raison qui n’a rien à voir avec le fait que ces caractères sont la cause de la fécondité des mâles, puisque c’est le fait même que ces caractères soient préférés qui les constituent en « indice de fertilité » ! Or, si les hommes choisissent un trait physique qui est coûteux pour les femmes, on rejoint précisément la problématique classique de la sélection sexuelle. La préférence des hommes est arbitraire (du point de vue reproductif) et elle est coûteuse. La question qui devrait se poser aux biologistes évolutionnistes est donc, à partir de là, de savoir comment elle est maintenue. Il est, pour le coup, très intriguant qu’aucun auteur n’ait fait ressortir la question des coûts du DSS. Que les oiseaux femelles « choisissent » des traits qui réduisent l’espérance de vie des mâles est une idée bien admise et qui a mobilisé l’énergie de tous les théoriciens de la sélection sexuelle. En revanche, l’idée – exactement parallèle – que les hommes ont des préférences qui réduisent théoriquement l’espérance de vie des femmes fait, comme on vient de le voir, l’objet d’une résistance suspecte.
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[priscille touraille / coûts biologiques d’une petite taille pour les homo sapiens femelles] 4.4 L’épineuse question de l’héritabilité des préférences Comment se créent les dimorphismes de couleur du plumage par exemple ? Si un plumage extravagant est coûteux pour les mâles, cette variation n’a aucune chance de se diffuser par sélection naturelle. Pour qu’une telle variation se diffuse dans la population, il faut qu’elle soit sélectionnée par « la préférence » particulière des femelles à copuler avec des mâles à plumages voyants. L’important, dans l’histoire, c’est que « la préférence » soit elle-même sélectionnable : elle doit donc être héritable et transmises aux filles de ces femelles. Une héritabilité des préférences au niveau du cerveau des femelles est donc la condition d’évolution du plumage voyant des mâles68. En ce qui concerne la « sélectionnabilité » des « préférences » qui produisent le DSS, les sciences de l’évolution proposent deux modèles, qui s’opposent justement sur l’épineuse question du déterminisme génétique. L’un est celui de l’évopsy, l’autre est celui de l’écologie comportementale humaine (ECH). L’un comme l’autre sont problématiques. Si, comme le postulent les tenants de l’évopsy, les préférences des femmes pour une grande taille et des hommes pour une petite taille ont été sélectionnées à un moment de l’histoire de l’espèce et qu’elles sont aujourd’hui fixées, il faudrait admettre qu’elles ont été sélectionnées malgré le fait qu’elles représentaient un handicap pour les femmes. Si des auteurs comme Nettle occultent les données existantes pour conjurer cette conclusion, c’est qu’une telle interprétation remettrait en question le paradigme même de l’évopsy. Celui-ci implique, de plus, que les hommes devraient manifester ces mêmes préférences dans toutes les cultures, puisqu’elles ont été sélectionnées dans un passé reculé. Des chercheurs en ECH se sont opposés aux interprétations de Nettle en disant qu’il est très improbable que les hommes choisissent des femmes de petite taille dans toutes les cultures. Leurs études sont en effet récemment venues grossir la littérature montrant qu’une grande taille représente un avantage reproductif pour les femmes69. L’ECH a aussi testé cette préférence des hommes pour les femmes petites dans une population non occidentale, prouvant qu’elle n’existe pas dans toutes les populations humaines70. Mais 68. Fisher (1915), “The evolution of sexual preference”, Eugenics Review, 7 @. 69. Sear et al. (2004), “Height, marriage and reproductive success in Gambian women”, Research in Economic Anthropology, 23. 70. Sear (2006), “Height and reproductive success : how a Gambian population compares to the West”, Human Nature, 17 (4).
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[les mondes darwiniens] cette branche de l’écologie comportementale qui travaille sur l’humain n’a pas, contrairement à l’évopsy, le postulat d’une héritabilité génétique des comportements. Ses prémisses théoriques sont les suivantes : le cerveau humain possède une flexibilité comportementale qui lui permet d’adopter, via la culture, les solutions qui maximisent le succès reproductif en toute circonstance. Les conclusions de cette approche sont claires : dans les sociétés où choisir un homme de grande taille pour une femme est coûteux, ces pratiques ne peuvent pas exister. En revanche, celles-ci peuvent exister dans les sociétés occidentales où ces choix ne sont plus coûteux. Le gros problème avec cette approche est qu’elle empêche, là encore, de saisir que la signification adaptative du DSS est d’être théoriquement coûteuse. Elle empêche de mettre en évidence le conflit au cœur même du processus de sélection et échoue à rendre intelligibles des théorisations novatrices qui, suivant les intuitions de Darwin, montrent l’intérêt d’une distinction entre sélection naturelle et sélection sexuelle. 4.5 Les hommes « doivent » être plus grands que les femmes : le pouvoir d’une idée Quel est vraiment l’agent de sélection du DSS dans une hypothèse de sélection sexuelle ? La logique de diffusion d’une pratique culturelle ne peut pas être de favoriser le succès reproducteur de quelques individus, puisque qu’elle ne se transmet pas d’un individu à ses descendants : elle tire sa puissance de diffusion de la dépendance qu’elle entretient avec un système de pensée. Le système de pensée qui classe les individus en catégories homme/femme pour créer de l’inégalité sociale s’appelle en sciences sociales, comme on l’a vu plus haut, « le genre ». Darwin tenait le bon fil quand il écrivait que l’état de servitude dans laquelle les femmes sont maintenues permet de saisir l’action de la sélection sexuelle dans notre espèce71. Les choix de partenaires sont guidés par un régime social qui donne sens aux décisions individuelles et non l’inverse. Le principe selon lequel les personnes ont des organes génitaux différents et doivent être reconnaissables sur cette base en toute circonstance par leur apparence globale est le fondement même des régimes de genre propres aux sociétés occidentales. Tout est mis en œuvre pour que les hommes et les femmes soient au premier regard différenciables : coupe de cheveux, habillement, présence/absence de maquillage, etc. Les caractères du phénotype 71. Darwin (1999), La filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe [1871], Syllepse, p. 717.
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[priscille touraille / coûts biologiques d’une petite taille pour les homo sapiens femelles] comme la pilosité, la musculature, la structure osseuse, les seins, etc., sont autant d’indices mobilisés dans cette entreprise. La stature, parmi tous ces caractères phénotypiques, et malgré sa grande variabilité, est un caractère clé. La haute taille fait partie de l’attirail phénotypique du masculin : elle est « une condition nécessaire, un trait central de la masculinité72 ». Elle est, de plus, le marqueur de la supériorité physique affirmée des hommes sur les femmes. Le malaise (exprimé par les individus des deux sexes) à l’idée ou à la vue d’un couple où la femme est plus grande que l’homme se situe en général, et comme il est prévisible, sur le registre des rapports de domination. Dans l’iconographie des sociétés occidentales, qu’il s’agisse d’art ou de publicité, toutes les représentations d’un homme et d’une femme debout côte à côte représentent toujours l’homme plus grand que la femme. Quand un homme est représenté au bras d’une femme plus grande, c’est dans un contexte qui désigne soit l’exception, soit la caricature. Tout ceci indique que notre idée du DSS est moins descriptive que normative. « Chez les humains, il existe d’une manière presque certaine des sélections créatrices de dimorphisme sexuel dues au fait qu’un extrême recouvrement dans l’apparence entre hommes et femmes n’est pas toléré.73 » Cette phrase, écrite il y a une trentaine d’année par une paléoanthropologue dans une thèse non publiée, représente la piste explicative qui a été négligée. L’idée que les hommes doivent être grands et les femmes préférentiellement plus petites que leurs partenaires, ce qui entraîne donc l’exclusion des hommes les plus petits et des femmes les plus grandes du marché matrimonial comme partenaires « désirables », est capable, à elle seule, de créer un DSS. « Ce que les hommes pensent comme réel peut se révéler réel dans ses conséquences.74 » Cette autre formule capitale est celle d’un ethnologue qui a établi comment les ségrégations matrimoniales en matière de couleur de peau pouvaient être considérées comme seules responsables de la capacité à catégoriser des « races » dans une population insulaire de la Caraïbe. Le cadre interprétatif que je propose ici pour le DSS est du même ordre : des pratiques matrimonia72. Bozon (1991), « Apparence physique et choix du conjoint », in Hibbert & Roussel (dir.), La nuptialité : évolution récente en France et dans les pays développés, INED/ PUF, p. 96. 73. Hamilton (1975), Variation among five groups of Amerindians in the magnitude of sexual dimorphism of skeletal size, Ph. D, University of Michigan. 74. Bonniol (1992), La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des Blancs et des Noirs, Albin Michel, p. 14.
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[les mondes darwiniens] les générées par la catégorisation de genre peuvent effectivement « créer » – selon le terme de Bonniol – une caractéristique biologique du sexe (l’écart relatif de stature homme/femme) sur lequel nous nous appuyons ensuite pour entretenir et justifier nos catégories discriminatives. La résistance de l’évopsy et de l’ECH à envisager le DSS au prisme des modèles existants offre au moins une conclusion pour la sociologie des sciences : ces scientifiques ne sont pas prêts à rendre problématiques les indices phénotypiques qui soutiennent, dans nos cultures, la catégorisation de genre. L’idée que les hommes « doivent être plus grands que les femmes » semble donc bien également endiguer les théorisations évolutives actuelles. 5 Conclusion
I
l serait essentiel de commencer à voir en quoi l’histoire de notre espèce, jusque dans sa biologie, est traversée par ce programme politique de différenciation des individus que nous appelons en sciences sociales « l’ordre du genre75 ». Les idées – de la même manière que les variants de comportements héritables, tout en obéissant à une autre logique – sont capables de créer une réalité biologique coûteuse. Darwin avait parfaitement cerné le problème des conséquences de la sélection sexuelle dans son analyse des dichromatismes chez les oiseaux. Si les femelles choisissent les mâles les plus colorés, ce choix augmente le succès reproducteur des mâles, mais ces caractères sont aussi coûteux pour les mâles en termes de survie. Dans le cas du DSS, les régimes de genre, par diverses voies, semblent bien créer un dimorphisme qui est (pratiquement dans certaines populations, théoriquement dans d’autres) handicapant pour les femmes, à la fois en termes de survie et en termes de « succès reproducteur ». Malgré l’existence d’impressionnants efforts de théorisation et malgré de remarquables études empiriques sur l’évolution des dimorphismes depuis une trentaine d’années, les sciences du vivant qui se focalisent sur les sociétés humaines ont manqué ce point. Participant de l’idée ordinaire selon laquelle les inégalités sociales traduisent les inégalités biologiques, elles ne se donnent pas comme programme de recherche de comprendre comment les inégalités sociales peuvent, de leur côté, créer des coûts biologiques considérables pour certains individus76. Dans ce sens, il ne
75. Connell (1987), Gender and Power. Society, the Person and Sexual Politics, Stanford UP. 76. Goodman (2006), “Seeing culture in biology”, in Ellison & Goodman (eds), The Nature of Difference. Science, Society and Human Biology, Taylor & Francis @.
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[priscille touraille / coûts biologiques d’une petite taille pour les homo sapiens femelles] faut pas s’étonner que l’explication du DSS dans notre espèce en soit encore à ce point « intriguant77 » d’inélaboration théorique.
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chapitre 25
Julien Delord
écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée
à
l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de la parution de L’Origine des espèces, il ne fait aucun doute que tous les biologistes de l’évolution, généticiens, phylogénéticiens, taxonomistes et autres paléontologues auront à cœur de démontrer la vitalité du grand œuvre de Charles Darwin. Il serait toutefois fort regrettable que ne soient pas associés à cette commémoration les héritiers d’une discipline qui doit beaucoup plus à Darwin que son histoire officielle ne le laisse accroire, l’écologie. Nous ne proposerons ici qu’une esquisse de l’histoire des rapports (pas toujours symbiotiques) entre écologie et évolution, laquelle nous engagera à établir un état des lieux des différentes articulations épistémologiques entre ces deux champs disciplinaires. Le récent et passionnant développement de la théorie neutre de la biodiversité nous conduira à proposer l’image d’une hiérarchie enchevêtrée comme métaphore des liens entre ces deux théories structurantes de la biologie contemporaine. 1 Résumé des rapports historiques entre écologie et évolution
S
i en toute rigueur Darwin est seulement le « père » de la théorie de « la descendance avec modification par la sélection naturelle », il n’y a rien d’excessif à en faire le « parrain » de l’écologie, discipline baptisée par l’un de ses disciples allemand, Ernst Haeckel (1834-1919), pour qualifier « l’étude de toutes ces interrelations complexes auxquelles se réfère Darwin en tant que
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[les mondes darwiniens] conditions de la lutte pour l’existence1 ». Rappelons que Darwin était parti du constat établi par l’économiste Robert Malthus (1766-1834) que les espèces avaient tendance à croître en proportion géométrique ou exponentielle, si bien que chacune aurait rapidement envahi la Terre, les conditions fussentelles restées favorables. Or, à cause de la limitation de l’espace et de la rareté des ressources, on pouvait en inférer que les êtres vivants étaient engagés dans une « lutte pour l’existence » conduisant à l’élimination de nombreux individus à chaque génération. Darwin précise dans L’Origine des espèces que cette lutte ou concurrence vitale, malgré son caractère chaotique et complexe, obéit à des lois dont on peut admirer les résultats dans la nature. Et s’il donne des exemples de proportions harmonieuses entre espèces résultant de cette lutte – des « adaptations » selon ses propres termes –, il avoue honnêtement son ignorance quant à la forme des lois qui règlent ces rapports. Pour sa part, Haeckel ne contribuera pas activement au développement de cette nouvelle science « des relations totales entre les animaux et leurs relations inorganiques et organiques avec leur environnement », se contentant de lui inventer un nom, « Oekologie », sur la base de la racine grecque Oïkos (maison). Alors que pour l’histoire naturelle, adossée à une conception téléologique et providentialiste des phénomènes naturels, les processus qui ressortissent à ce que nous nommons aujourd’hui l’écologie ne font que conforter la place de toutes les espèces dans la scala naturae ou « chaîne des êtres », pour Darwin, les processus écologiques (la concurrence vitale et la « place » des espèces dans le milieu) sont clairement distincts des processus évolutifs (la sélection naturelle), même s’ils relèvent d’une complémentarité obligée dans le cadre explicatif de la théorie de l’évolution. Par la suite, Darwin ne s’intéressa guère aux lois de la concurrence vitale et, comme le confirme une rapide recherche sur l’ensemble de ses œuvres publiées en ligne2, il n’employa jamais le néologisme « oecology » dont il prit pourtant connaissance dans Generelle Morphologie que Haeckel lui envoya après sa visite à Downe en 1866. Nous pourrions bien sûr évoquer les travaux de Darwin sur les vers de terre ou sur les orchidées qui témoignent tous d’un remarquable sens des relations d’échanges biologiques et physico-chimiques entre les êtres vivants et leur milieu. Mais les faits que rapportent Darwin, s’ils confortent sa théorie de l’évolution en fournissant des exem1. Haeckel (1870), “Über Entwicklungsgand und Aufgabe der Zoologie”, Jenaische Zeitschrift für Naturwissenschaft. 2. The Complete Work of Charles Darwin Online @. (Ndd.)
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[julien delord / écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée] ples convaincants d’adaptations3, ne constituent pas un apport théorique à la science écologique. Les véritables écologistes au xixe siècle et au début du xxe, pour la plupart des botanistes ou des géographes des plantes comme Eugenius Warming (1841-1924) au Danemark, Gaston Bonnier (1853-1922) en France ou Frederic Clements (1874-1945) aux États-Unis, puisaient leur inspiration dans le très influent courant néolamarckien en vogue des deux côtés de l’Atlantique. Le déclin du néolamarckisme et l’imposition progressive des théories darwiniennes grâce au développement de la génétique des populations et de la synthèse néodarwinienne ne conduisirent pourtant pas à un rapprochement conceptuel immédiat. Les écologistes démographes ou « biodémographes », dans la lignée de Raymond Pearl (1879-1940), Alfred J. Lotka (1880-1949) ou Vito Volterra (1860-1940), développèrent des modèles mathématiques rendant compte des dynamiques des populations : formes de croissance, interactions proieprédateur, compétition interspécifique. Leur inspiration est à rechercher du côté de la physique statistique et de la mécanique des chocs – tout comme celle du père de la génétique des populations, Ronald Fisher (1890-1962). Pourtant, ces deux théorisations des dynamiques des populations, remarquables par leur beauté (et leur difficulté) formelles respectives, n’en reposent pas moins sur deux présupposés largement incompatibles : la génétique des populations jette avant tout un regard qualitatif sur l’évolution des populations, alors que l’écologie des populations privilégie une approche essentiellement quantitative. De plus, d’un point de vue institutionnel, les généticiens et les écologistes théoriques des populations restèrent totalement indépendants les uns des autres malgré quelques marques d’intérêt réciproque. À la fin des années 1930, l’incompréhension mutuelle entre évolution et écologie est telle qu’on ne peut omettre ce constat implacable, et à certains égards regrettable : l’absence de l’écologie (et des écologistes) de la synthèse évolutive néodarwinienne4 ! Depuis ce rendez-vous manqué, il est indéniable que les théories écologiques et évolutives sont engagées dans une phase de convergence selon des stratégies et des approches diverses, dans l’objectif, si ce n’est d’accomplir une véritable unification de la biologie, du moins de souligner la com3. Cf. Grandcolas, ce volume. (Ndd.) 4. Smocovitis (1996), Unifying Biology : The Evolutionary Synthesis and Evolutionary Biology, Princeton UP @.
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[les mondes darwiniens] plémentarité théorique entre ces deux interprétations des phénomènes macrobiologiques. La dimension évolutive des populations est venue progressivement pénétrer la dynamique des populations par le prisme de la régulation des populations – par densité-dépendance (lorsque l’augmentation de la densité de la population impacte positivement ou négativement les paramètres vitaux des individus5) ou par densité-indépendance (lorsque seuls les facteurs abiotiques régulent la population6) – et par le débat sur les rapports entre compétition et adaptation. Dans les années 1960, les modèles de Robert MacArthur (1930-1972) ont introduit en écologie des populations la notion de « stratégie démographique » soumise à la sélection de traits démographiques : les espèces à stratégie r (espèces de type envahissant à croissance rapide) contre les espèces à stratégie K (espèces stables à fort pouvoir compétitif, dites aussi de « climax » en référence au stade d’équilibre et de maturité des écosystèmes7). Depuis les années 1970, ce type d’analyse a été considérablement affiné et c’est l’ensemble des traits d’histoire de vie – taille, vitesse de croissance, âge à la reproduction, durée de vie, nombre et qualité des descendants – qui ont été abordés afin de comprendre quelles stratégies adoptent les populations en fonction de leur environnement8. Il nous faut aussi mentionner l’existence d’une approche inverse, de la génétique vers l’écologie, qui prit le nom de « génétique écologique ». Elle fut activement développée et promue par E.B. Ford (1901-1988) qui était profondément influencé par la pensée de Fisher. L’objectif de cette branche de la génétique consistait à démontrer l’action de la sélection naturelle dans les populations naturelles, et pour cela, à expliquer le polymorphisme phénotypique en le rapportant aux interactions allèles-milieux. Pierre-Henri Gouyon9, qui analyse de très belles expériences issues de cette démarche (le mélanisme industriel des phalènes du bouleau10), en montre aussi rapidement les limites 5. Nicholson & Bailey (1935), The Balance of Animal Populations, Zoological Society of London @. 6. Andrewartha & Birch (1954), The Distribution and Abundance of Animals, University of Chicago Press. 7. MacArthur & Wilson (1967), The Theory of Island Biogeography, Princeton UP @. 8. Stearns (1977), “The evolution of life history traits : a critique of the theory and a review of the data”, Annual Review of Ecology and Systematics, 8 @. 9. Gouyon et al. (1997), Les avatars du gène, Belin. 10. Cf. Kettlewell (1973), The Evolution of Melanism, Clarendon Press.
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[julien delord / écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée] face à l’ampleur du polymorphisme moléculaire (c’est-à-dire la pluralité des formes prises par les protéines transcrites par les gènes) et face à la complexité prodigieuse des facteurs écologiques. En définitive, que l’on aborde le problème des relations entre écologie et évolution par la voie de la génétique ou par celle de l’écologie, le fossé conceptuel initial ne semble jamais pouvoir être complètement comblé. Plus que jamais, il nous faut prendre du recul et interroger les présupposés du grand partage entre écologie et évolution afin d’identifier les éléments épistémiques discriminants à partir desquels nous pourront élaborer une typologie de leur relations, et ensuite envisager de possibles formes d’unification. 2 Analyse des distinctions méthodologiques et épistémologiques entre écologie et évolution
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a biologie évolutive et l’écologie possèdent sans aucun doute des objectifs communs, comme de décrire et d’expliquer l’ensemble des variations des êtres vivants. Pour autant, on ne peut rapidement ignorer les particularités propres à chaque domaine. Les théories évolutives visent à rendre compte des transformations des formes vivantes au cours du temps. D’une vision linéaire des modifications des espèces au temps de Lamarck, c’est-à-dire du plus simple au plus complexe, on est passé avec Darwin et ses successeurs à une vision branchante, voire buissonnante, des divergences entre espèces ainsi qu’à la reconnaissance des rythmes irréguliers de l’évolution, scandés par de longues périodes de stases et par des épisodes de transformation ou de spéciation très rapides. Par ailleurs, la théorie de l’évolution repose sur un mécanisme principal, la sélection naturelle, qui explique la transformation des espèces par la rétention et la transmission de traits variables les plus adaptés à chaque moment de l’histoire de l’espèce. Or, si le principe général de la sélection naturelle est relativement aisé à saisir, il en va tout autrement des règles qui gouvernent l’issue de la lutte pour l’existence au sein d’une nature prodigieusement complexe. Darwin ne cesse d’ailleurs de laisser filtrer sa perplexité tout au long du chapitre 3 de L’Origine qu’il consacre à la lutte pour l’existence : « Les causes qui font obstacle à la tendance naturelle à la multiplication de chaque espèce sont très obscures », ou encore : « Plusieurs cas bien constatés prouvent combien sont complexes et inattendus les rapports réciproques des êtres organisés qui ont à lutter ensemble dans un même pays. »
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[les mondes darwiniens] Ayant saisi toute l’importance théorique des lois qui régissent ces interrelations entre les êtres vivants, Haeckel, comme nous l’avons déjà indiqué, forgea le terme d’écologie afin d’insister sur le contexte spécifiquement darwinien dans lequel devait désormais s’insérer cette science par opposition aux concepts providentialistes de « l’économie de la nature » linnéenne11, ce domaine de l’histoire naturelle que Darwin mentionne de nombreuses fois dans son ouvrage, faute d’avoir lui-même forgé un néologisme. Toutefois, la définition haeckelienne de l’écologie comme « ensemble des rapports des organismes entre eux et avec le monde extérieur12 », outre sa propension à confondre sous un même corpus disciplinaire les relations biotiques et abiotiques, soulève par sa dimension évolutionniste la question de la temporalité. De manière purement intuitive, les mécanismes et les effets évolutionnistes sont censés se dérouler sur un temps long quantifiable en multiples de générations ou en ères géologiques ; les processus écologiques, en regard, ressortissent au temps court, de l’instantané à quelques générations lorsqu’il s’agit d’évaluer par exemple les fluctuations démographiques d’une population. Remarquons toutefois que le rapport des temporalités relatives entre écologie et évolution peut être inversé. Le grand écologiste américain George E. Hutchinson13 aimait à évoquer « le théâtre écologique et la pièce évolutionniste » (the ecological theatre and the evolutionary play). Cette image artistique rend fidèlement compte du parti pris externaliste de Hutchinson, pour qui l’environnement se résume à un ensemble de forces extérieures qui façonnent la niche et les adaptations des organismes. Le facteur temps pourtant, fondamentalement irréversible, aurait valeur d’histoire en évolution, cette science qu’au xixe siècle on qualifiait d’« idiographique », par opposition aux sciences « nomothétiques ». Ces dernières cherchent à dévoiler ce qui est « toujours et partout » sous forme de lois de la nature invariantes et universelles14 ; au contraire, les sciences idiographiques ou historiques étudient des événements, ce qui s’est passé à un temps et un lieu donnés par un enchaînement unique de causes et d’effets. Un temps scandé par des événements dont les effets s’accumulent et qui aiguillent les systèmes vivants vers des voies singulières et imprévisibles. 11. Linné (1972), L’équilibre de la nature [1755], Vrin. 12. Haeckel (1866), Generelle Morphologie der Organismen, vol. II, G. Reimer @. 13. Hutchinson (1965), The Ecological Theater and the Evolutionary Play, Yale UP @. 14. Gayon (2005), « De la biologie comme science historique : Cournot », in Martin (dir.), Actualité de Cournot, Vrin.
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[julien delord / écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée] En écologie, à l’opposé, le paramètre temps est similaire à la grandeur qu’emploient les physiciens, un temps uniforme, linéaire et absolu, marqué par une orientation, la « flèche » du temps. Or, l’un des grands paradoxes de la physique réside dans l’indifférence de ses équations fondamentales – newtoniennes en particulier – à la direction du temps. Le passé et le futur ne sont que des conventions appliquées par le physicien. « Le temps de Newton, affirme étienne Klein, est scrupuleusement neutre. Il ne crée pas. Il ne détruit pas non plus.15 » Cette invariance des lois de la physique newtonienne par rapport au temps possède son équivalent dans les lois de l’écologie des populations. L’accroissement, la décroissance ou encore les fluctuations cycliques des effectifs des populations sont des phénomènes eux aussi en situation d’invariance par rapport à la flèche du temps, sauf à subir des « attractions » ou des « frottements », comme en mécanique. Ces formalisations des dynamiques écologiques reposent sur une vision de la population comme association d’individus comparables à des boules de billard, pour lesquels on prédit le nombre et l’effet des « collisions ». Les individus sont en fait des abstractions, des idéaux-types identiques, avec pour seule particularité d’appartenir à une espèce donnée. De ces interactions, on peut déduire des régularités d’ordre général : les fameuses oscillations décalées des cycles proies-prédateurs16, des points convergents d’équilibre, etc., des phénomènes qui en théorie sont tous réversibles ou prolongeables à l’infini dans le futur. L’attrait de l’écologie pour les modèles physiques ainsi que corrélativement pour leur temporalité abstraite et désincarnée baigne aussi la théorie des écosystèmes. Si l’on peut comprendre ce rapprochement de la part d’une science qui analyse les flux et les transformations de la matière et de l’énergie au sein des biotopes et des biocénoses, on peut toutefois regretter son obstination à considérer la transformation de systèmes aussi complexes et enchevêtrés avec les outils 15. Klein (1998), « Le temps de la physique », in Cazenave (dir.), Dictionnaire de l’ignorance, Albin Michel. 16. Sous certaines conditions, les équations de Lotka-Volterra qui régissent les interactions proies-prédateurs exhibent un comportement périodique que l’on peut interpréter ainsi : les prédateurs augmentent lorsque les proies sont nombreuses ; mais ceux-ci épuisent la ressource dont la population s’effondre, entraînant à sa suite celle des prédateurs ; c’est alors que la population de proies peut de nouveau croître entraînant avec un décalage temporel celle des prédateurs ; et le cycle peut ainsi se poursuivre indéfiniment.
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[les mondes darwiniens] épistémologiques de la physique fondamentale. Cet aveuglement a conduit certains contempteurs du concept d’écosystème à affirmer que ce dernier témoignait d’un décalage problématique avec la réalité écologique car justement « sans lieu et sans histoire17 ». Nous aurions donc d’un côté une science historique qui regrouperait l’ensemble des disciplines touchant à l’évolution, régie par un moteur unique, la sélection naturelle, dont toutes les autres dimensions relèveraient d’une temporalité « épaisse », accumulant sur la durée les traces biologiques d’une trajectoire du vivant unique et irréversible. De l’autre côté, les sciences écologiques, uniquement préoccupées par le fonctionnement des entités supraorganismiques qu’elles décrivent sur le mode diachronique, le déroulement selon un temps abstrait, purement opératoire, d’interactions formelles mises en équation, dont seules les conditions initiales (ainsi que les paramètres) sont connectés à des données réelles. Pour le dire encore autrement, l’évolution consisterait en l’étude de ce qui se transforme au cours du temps, c’est-à-dire de ce qu’il y a d’inédit parmi les formes vivantes sur le fond de ce qui subsiste et se transmet. L’écologie s’attacherait à élucider le fonctionnement des interactions entre les entités vivantes et les échanges qu’elles ont avec leur milieu. Le débat n’est pas épuisé avec ce constat et nous ferons l’hypothèse que les divergences que nous venons d’expliciter dans la nature de la temporalité à l’œuvre au sein des deux domaines macrobiologiques ne sont elles-mêmes que les symptômes d’un écart plus profond, entre deux modes d’interrogation du monde. Nous ne ferons que reprendre la distinction opérée par Ernst Mayr (1904-2005) entre un type de savoir qui répond à la question « pourquoi » et un autre à la question « comment »18. Le premier cherche à dévoiler les causes lointaines des phénomènes biologiques alors que le second se préoccupe d’analyser les causes prochaines, celles dont résulte directement l’effet étudié. Pour clore ce chapitre sur les distinctions épistémologiques relatives aux présupposés entre écologie et évolution, nous ne pouvons manquer d’établir de nouveau un parallèle avec les sciences physiques. Pour Etienne Klein, la question du temps confronte sa discipline à une question fondamentale, voire 17. Quesne & Vivien (2001), « L’expérience de développement durable Biosphère 2 : vide territorial ou vide intersidéral ? », Cahiers lillois d’économie et de sociologie, 37 @. 18. Mayr (1998), Qu’est-ce que la biologie ?, Fayard.
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[julien delord / écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée] même ontologique : « La physique a-t-elle vocation à décrire l’immuable ou bien doit-elle être la législation des métamorphoses ?19 » Il n’y a rien en biologie qui soit immuable ; mais pour peu que l’on adapte le propos, on pourrait aisément transposer cette interrogation : « La biologie a-t-elle vocation à décrire les régularités du vivant ou bien doit-elle être la législation des évolutions ? » En nous limitant au seul niveau supra-organismique, on saisit mieux la division opérée entre écologie et évolution. En poursuivant la comparaison avec la physique, on ne peut toutefois s’empêcher de juger la réflexion épistémologique en biologie moins avancée, du fait de la complexité des structures biologiques ainsi que de la faible attention portée sur ce problème. La question de l’irréversibilité, entre immuabilité et métamorphose, surgit en thermodynamique lorsque l’on passe de l’appréhension d’un gaz comme dynamique newtonienne de collisions de molécules à une approche statistique, ou plutôt probabiliste, de l’ensemble du système gazeux. Ce passage, problématisé notamment par James C. Maxwell et Ludwig Boltzmann, fait encore l’objet de réflexions nourries de la part des philosophes de la physique20. Nombre de biologistes se satisfont d’un idéal où la théorie de l’évolution composerait l’architectonique d’une biologie dont l’écologie serait l’un des piliers, avec notamment les théories du développement, la biologie cellulaire et quelques autres domaines. Ainsi, pour le célèbre généticien Theodosius Dobzhansky (1900-1975) selon lequel « rien n’a de sens en biologie si ce n’est à la lumière de l’évolution », seuls les processus évolutifs permettraient d’éclairer les phénomènes biologiques dans leur ensemble, y compris ceux relevant de l’écologie. Si cette approche est dominante, elle n’est pas partagée par tous les biologistes. Leigh Van Valen, l’inventeur de l’hypothèse de la « reine rouge21 », a rétorqué que « l’évolution est le contrôle du développement par l’écologie », entendant par là que les processus évolutifs ne constitueraient 19. Klein (1998), « Le temps de la physique », in Cazenave (dir.), Dictionnaire de l’ignorance, Albin Michel. 20. Cf. Gigerenzer et al. (1989), The Empire of Chance : How Probability Changed Science and Everyday Life, Cambridge UP, chap. 5. 21. L’hypothèse de la « reine rouge » de Van Valen postule que dans une communauté d’espèces la compétition évolutive entre elles les oblige à s’adapter en permanence. Les espèces qui n’évoluent pas aussi rapidement que les autres sont irrémédiablement éliminées. Cette hypothèse porte le nom de « reine rouge » en hommage au personnage de Lewis Caroll dans De l’autre côté du miroir qui vit dans un royaume où il faut courir à perdre haleine pour rester sur place.
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[les mondes darwiniens] que la résultante des interactions écologiques sur des organismes soumis aux lois de l’ontogenèse22. Ces aphorismes plaisants n’ont guère valeur d’argument, mais ils servent incontestablement à identifier les pôles du débat autour de la structure théorique de la biologie ; ils nécessitent pour cette raison d’être affinés et repris par une analyse philosophique détaillant le champ des articulations possibles. En toute honnêteté, l’attention portée à la coordination et à l’intégration des lois écologiques et évolutives n’est pas récente, et remonte au moins au début du siècle avec la naissance de l’écologie des populations sous la houlette de James Lotka notamment. Lorsqu’il publie les équations sur la dynamique des populations qui firent sa renommée, dans Elements of physical biology23, il était guidé par une vision intégratrice marquée, même si sa conception de l’évolution s’inspirait plutôt d’Herbert Spencer (1820-1903)24 et si sa technique d’analyse relevait avant tout de schèmes économiques et thermodynamiques. Selon l’historienne Sharon Kingsland, le mathématicien Volterra, qui développa indépendamment les équations différentielles de systèmes proies-prédateur, « considérait son analyse comme une part intégrale de la biologie évolutive, un essai pour rechercher suivant une perspective mathématique les interactions quotidiennes entre les organismes ; il le concevait comme un premier pas en vue d’une théorie générale et entièrement mathématique de l’évolution25 ». Mais il fallut attendre les années 1980 pour que ces considérations soient analysées d’un point de vue philosophique. Dans une étude très détaillée de la structure de la théorie néodarwinienne, Elliott Sober26 établit une distinction fondamentale entre les « lois-sources » et les « lois-conséquences » de l’évolution : ces dernières expliquent les effets des différences de fitness individuelles en termes de probabilités de diffusion des allèles dans la population et de dynamique temporelle des formes alléliques ; ce sont celles qu’on nomme couramment les « lois de l’évolution ». À l’opposé, les lois-sources témoignent sans ambiguïté de leur nature écologique : ce sont elles qui expliquent l’origine 22. L’ontogenèse désigne l’ensemble du développement de l’organisme depuis la fécondation jusqu’à la maturité. 23. Lotka (1925), Elements of Physical Biology, Williams and Wilkins @. 24. Sur l’évolutionnisme de Spencer, cf. Clavien et Ravat, ce volume. (Ndd.) 25. Kingsland (1995), Modeling Nature, University of Chicago Press @. 26. Sober (1984), The Nature of Selection, University of Chicago Press.
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[julien delord / écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée] des différences de fitness : pourquoi, par exemple, une phalène du bouleau27 noire survivra mieux dans certaines régions industrielles de l’Angleterre que la phalène de couleur blanche28. Les interactions écologiques entre les organismes et l’environnement expliquent le degré d’adaptation des organismes à un milieu donné. En fin de compte, cette conception de l’écologie comme ensemble de loi-sources de l’évolution renvoie à la formule de Darwin sur les lois de la « lutte pour l’existence ». Deux questions se posent alors : comment relier théoriquement entre elles lois-sources et lois-conséquences ? Peut-on établir en pratique une catégorisation nette entre les lois-sources et les lois-conséquences au sein des théories écologiques et évolutives ? à la première question, force est de constater que le seul concept-pont qui relie les deux types de lois est celui de fitness, encore dénommé succès reproductif ou valeur adaptative29. L’enjeu se situe dès lors sur le terrain de la formalisation mathématique des théories biologiques. En effet, comment donner à ce concept qualitatif une mesure qui satisfasse simultanément aux critères d’intelligibilité et d’expérimentation des deux théories ? Dans le domaine de l’écologie des populations, la caractérisation qualitative des interactions écologiques individuelles (prédation, compétition, mutualisme, parasitisme, etc.) représenta une première étape importante et nécessaire, mais dans l’esprit de Lotka il était fondamental qu’elle débouchât sur une mesure de la fitness (ou adaptation) au niveau de la population. En 1914, en s’inspirant de raisonnements économiques, il fait de r, le taux d’accroissement par individu 27. Ce papillon, Biston betularia, présente deux formes (« morphes »), une sombre et une claire. On observa dans l’Angleterre industrielle du xixe siècle, extrêmement pollué, notamment par les rejets dans l’atmosphère de suie issue de la combustion du charbon, que le morphe « sombre » devint largement surreprésenté, au détriment du morphe « clair ». On en inféra qu’une pression de sélection accrue devait s’exercer sur les papillons clairs car ils devenaient plus repérables par les prédateurs que les sombres, lorsqu’ils se posaient sur les arbres – des bouleaux – noircies par la pollution. Les clairs étaient donc davantage éliminés que les sombres, d’où ce déséquilibre démographique. Ce phénomène fut appelé « mélanisme industriel ». Il s’inversa quand, dans la deuxième moitié du xxe siècle, les mesures de dépollution redonnèrent aux bouleaux leur couleur claire. (Ndd.) 28. Kettlewell (1973), The Evolution of Melanism, Clarendon Press. 29. Cf. Huneman sur la sélection, ainsi que Bouchard, qui propose une réflexion spécifique sur les rapports écologie-fitness, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] de la population (c’est-à-dire la différence entre le taux de natalité et le taux de mortalité), la mesure de la fitness de la population30. On aurait pu croire que Ronald Fisher31, en reprenant r comme mesure de la fitness darwinienne dans son dans son ouvrage majeur The Genetical Theory of Natural Selection32, allait établir un lien mathématique fort entre les deux disciplines. Or, il n’en fut rien : les généticiens raisonnent soit sur des populations infinies, soit sur des populations à effectif constant. En fait, une « population » pour un généticien est avant tout définie comme un ensemble de fréquences alléliques qui matérialisent les variations qualitatives transmissibles entre les individus. La grande majorité des généticiens des populations ignore les causes écologiques particulières de la sélection naturelle et attribue à chaque génotype différent une valeur de fitness constante. Par ailleurs, cette approche reste monopopulationnelle ou tout du moins monospécifique. Enfin, elle s’inscrit dans une perspective systématique qui fait la part belle aux hiérarchies évolutives (gène, individu, espèce, genre, famille, etc.), à l’exclusion des hiérarchies écologiques (caractère phénotypique, organisme, population, guilde33, communauté34, écosystème, etc.). Sharon Kingsland35 remarque que « l’utilisation des techniques démographiques dans un contexte évolutif ne sera pas sérieusement envisagée par les écologistes avant les années 1950 », écologistes qui d’ailleurs, en grande majorité, n’estimaient pas leur science comme relevant de considérations évolutives. Ces divergences s’amenuiseront après la seconde guerre mondiale avec la définition de populations structurées en classes (âge, sexe, taille, etc.) où les individus ne sont tenus pour identiques qu’au sein d’une même classe36. Beaucoup plus récemment ont été développés des modèles informatiques qui suivent les comportements individuels des 30. Lotka (1914), “An Objective Standard of Value Derived from the Principle of Evolution”, Journal of the Washington Academy of Sciences, 4. 31. Fisher (1930), The Genetical Theory of Natural Selection, Clarendon Press @. 32. Cf. Huneman, ce volume. 33. En écologie, la guilde désigne un groupe d’espèces ayant la même appartenance taxonomique ou partageant les mêmes traits fonctionnels (par exemple appartenir au même niveau trophique). 34. La communauté écologique se définit comme un ensemble de populations d’espèces différentes en interaction spatiale et/ou temporelle dans un écosystème. 35. Kingsland (1995), Modeling Nature, University of Chicago Press @, p. 143. 36. Leslie (1945), “On the Use of Matrices in certain Population Mathematics”, Biometrika, 33 @.
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[julien delord / écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée] membres d’une population37. Pourtant, selon Hans Metz38, un théoricien des dynamiques évolutives, il subsiste toujours une différence d’interprétation entre le concept de fitness employé dans un contexte évolutif et celui employé dans un contexte écologique. Dans le premier cas, la fitness est comprise comme le taux d’accroissement instantané d’une population, alors que dans le second cas, il s’agit de la capacité d’une population à envahir une nouvelle communauté à long terme. Le concept de fitness représenterait de ce fait un pont bien trop mouvant pour arrimer solidement à une structure commune les disciplines écologiques et évolutives. La seconde question que nous avons posée ouvre la voie à une conceptualisation plus souple des principes qui fondent les théories dont nous traitons. Raisonner seulement en termes de « lois » revient à délimiter et figer des domaines scientifiques selon des principes quasiment intangibles, quitte à amender à la marge ce qui peut l’être39. Comment rendre plus flexibles les structures formelles des théories (axiomes de base combinés à des données empiriques très générales desquelles sont déduits des théorèmes), comment aller au-delà de simples concepts-ponts qui permettent de relier des théorèmes entre eux ? Une des solutions revient certainement à privilégier l’emploi de modèles, et non plus de lois. Une alternative à la structuration des théories scientifiques par des lois générales desquelles sont déduites le comportement des variables à expliquer consiste à concevoir les théories comme une famille de modèles40. De plus, les modèles permettent de réaliser des constructions hétérogènes, multiformalisées, qui intègrent des dynamiques disparates notamment sur le plan temporel. 37. Odenbaugh (2005), “The ‘Structure’ of Population Ecology : Philosophical Reflections on Unstructured and Structured Models” @, in Cuddington & Beisner (eds.), Ecological Paradigms Lost, Elsevier Academic Press @. 38. Metz et al. (1992), “How Should We Define ‘Fitness’for General Ecological Scenarios ?”, Trends in Ecology and Evolution, 7, 6 @. 39. Pour une discussion sur le concept de « loi » en biologie, cf. Huneman, et Barberousse & Samadi, cet ouvrage. 40. Cette vision des théories comme famille de modèles se réfère à la conception sémantique des théories (chaque modèle étant conçu comme une interprétation, au sens logique, de la théorie, c’est-à-dire comme un énoncé qui rend la théorie vraie dans son contexte d’énonciation) par opposition à la conception syntactique qui définit les théories comme un ensemble de lois déduites logiquement d’axiomes fondamentaux. Cf. les chapitres de Barberousse & Samadi, de Bouchard et de Huneman, cet ouvrage.
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[les mondes darwiniens] Au niveau populationnel, les écologistes ont négligé durant des décennies les effets évolutifs sur les paramètres démographiques, autant par souci de simplification que parce qu’ils estimaient que les dynamiques évolutives étaient plus lentes, procédant par accumulation insensible et graduelle de variations bénéfiques sur le long terme. Or, il est aujourd’hui reconnu que des changements évolutifs rapides peuvent survenir dans des populations, de micro-organismes en particulier, ce qui rend tout à fait légitime le projet d’une écologie évolutive mesurant au sein d’une population les effets réciproques entre paramètres évolutifs et paramètres démographiques41. Le terme même d’écologie évolutive (evolutionary ecology) a été formé par Gordon Orians en 1962 et en 1968, Richard Levins appuyait cette union entre écologie et évolution sur le fait que « de plus en plus de preuves s’accumulent pour démontrer que la génétique évolutive des populations et les événements biogéographiques et démographiques ne se déroulent pas sur des échelles de temps incommensurables42 ». 3 L’écologie évolutive : de la vertu des modèles intégratifs
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n empruntant à la fois aux idées évolutives et écologiques, l’écologie évolutive se situe sous la double juridiction des théories évolutives et des théories écologiques, mais sans posséder en propre des axiomes indépendants. Son existence en tant que discipline relève de sa capacité à forger, non pas des lois, mais des modèles intégratifs. Cette discipline s’est développée selon cinq axes majeurs si l’on suit l’un des manuels de référence dans le domaine43 : la génétique des populations, l’étude des systèmes sexuels, l’interprétation des formes et des fonctions organiques dans un contexte évolutionniste (encore dénommé programme adaptationniste), l’étude de l’adéquation entre phénotype et environnement, et enfin l’étude du fonctionnement des unités écologiques supérieures (communautés, écosystèmes, etc.) en fonction des processus évolutifs inférieurs. Selon notre distinction entre écologie et évolution, le premier programme relève sans conteste de l’évolution, dont il constitue la trame formelle. Quant 41. Day (2005), “Modelling the Ecological Context of Evolutionary Change : Déjà Vu or Something New” @, in Cuddington & Beisner (eds.), Ecological Paradigms Lost, Elsevier Academic Press @. 42. Collins (1986), “Evolutionary Ecology and the Use of Natural Selection in Ecological Theory”, Journal of the History of Biology, 19, 2 @. 43. Ricklefs & Miller (2006), Ecology, 4th ed., W.H. Freeman & Co.
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[julien delord / écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée] aux autres programmes, ils appartiennent effectivement en propre à l’écologie évolutive, incorporant par là même des éléments des deux théories, aussi bien génétiques qu’écologiques, historiques que fonctionnels, synchroniques que diachroniques. De ce fait, l’écologie évolutive se démarque de l’écologie entendue au sens plus restrictif d’étude des lois et des résultats de la lutte pour l’existence en promouvant une exploration de la variation et de l’évolution des traits écologiques. Si elle s’inscrit plus que jamais dans le paradigme évolutionniste, cette discipline hybride ne reste pas dans une position ancillaire par rapport à la théorie de l’évolution comme l’écologie à l’origine ; la mise au jour des règles d’interaction écologique ainsi que l’estimation de leur résultante dans l’objectif de quantifier la fitness des entités évolutives laisse la place à l’étude des propriétés des entités éco-évolutives pour elles-mêmes (leur nature, leur diversité, leur évolution, etc.). Au lieu, par exemple, de chercher à déterminer les règles générales de la compétition entre espèces d’un même niveau trophique et à prévoir leur issue, l’écologie évolutive a pour objectif d’expliquer l’origine des traits et des capacités compétitives (comme les stratégies de défense et les adaptations organiques afférentes), tout comme le maintien de leur diversité, ainsi que les facteurs influant sur leur évolution. L’ontologie de ces objets biologiques propices à une analyse duale éco-évolutive se distingue des entités écologiques : il s’agit pour l’essentiel de traits phénotypiques, de comportements et des stratégies évolutives qui les mobilisent. On peut citer notamment les traits d’histoire de vie (l’âge à maturité, l’évolution de la sénescence, l’allocation de ressources à la progéniture, les aptitudes spécialisées ou généralistes, les stratégies de dispersion des individus, etc.), les comportements intraspécifiques relatifs à la sélection sexuelle, à la coopération et à l’altruisme, les stratégies alimentaires, le choix de l’habitat, etc.44 On peut aussi évoquer les interactions entre espèces (prédateurs-proies, hôtes-parasites, plantes-herbivores, mutualisme et coévolution, etc.) et enfin l’étude de la diversité des espèces en tant que telle, et plus particulièrement la réponse des communautés face aux pressions écologiques d’origine anthropique. Nous allons présenter un cas concret qui illustre l’intérêt de marier dans des modèles communs les approches écologiques et évolutives grâce à une mise en synergie des temporalités écologiques et évolutives ainsi qu’à une 44. Mayhew (2006), Discovering Evolutionary Ecology, Oxford UP.
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[les mondes darwiniens] introduction des considérations historiques et phylogénétiques dans des équations écologiques. Nous prendrons l’exemple majeur (à la fois pour des raisons théoriques et pratiques) du parasitisme et de l’évolution de la virulence. Lorsqu’il est question de relations hôtes-parasites, la vulgate évolutive conventionnelle, et malheureusement trop superficielle, laisse croire que l’« intérêt » évolutif d’un parasite est de présenter une virulence limitée afin de parvenir à un équilibre entre résistance de l’hôte et virulence du parasite qui soit optimal pour la reproduction de ce dernier ; en effet, plus la population d’hôtes est élevée et plus ils se reproduisent, plus le parasite aura lui-même de descendants. Cette course évolutive vers une « paix des braves » entre hôtes et parasites posséderait même la vertu de pouvoir se transformer en commensalisme, voire en symbiose45 dans le meilleur des cas. La réalité est cependant loin d’être aussi idyllique. Une objection majeure à ce scénario irénique est qu’il n’y a aucune raison pour qu’à court terme le parasite atténue sa virulence pour le « bien » de l’hôte ou pour le bien de son espèce. Au contraire, d’un point de vue individualiste, un parasite en concurrence avec des congénères ou d’autres parasites aura tout intérêt à accentuer sa virulence afin de prélever le plus de ressources possibles sur son hôte. Un modèle simple suppose qu’il existe en réalité un « trade-off », c’est-à-dire un effet de compensation antagoniste entre la mortalité de l’hôte (due à la virulence du parasite) et la transmission du parasite. Si l’augmentation de la mortalité de l’hôte (et donc la perte d’opportunités de transmission pour le parasite) ne compense pas le gain en termes de transmission que produit une virulence plus élevée, alors la fitness du parasite va décroitre à partir d’un certain niveau de virulence. Ainsi, par une sélection de groupe46, seules les souches de parasites moyennement virulentes seront retenues sur le long terme, malgré la possibilité qu’à tout moment une souche mutante plus virulente connaisse un succès évolutif fulgurant sur une courte durée, ce qui se traduit par une épidémie. Grâce à l’écologie évolutive, il s’est ainsi produit depuis quelques décennies une sorte 45. Le commensalisme est une relation écologique où une espèce profite de la présence d’une autre espèce sans modifier la fitness de cette dernière (ni positivement, ni négativement). La symbiose est une association durable et réciproquement bénéfique entre deux êtres vivants d’espèces différentes. 46. Pour une analyse plus détaillée de la notion de sélection de groupe, cf. Huneman, ce volume.
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[julien delord / écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée] de « condensation » du temps évolutif qui entre de plus en plus en résonance avec le temps écologique. Enfin, au niveau hiérarchique supérieur, celui des assemblées d’espèces ou communautés écologiques, il s’agit pour l’écologie évolutive de comprendre comment les phénomènes micro-évolutifs contraignent les interactions entre espèces. Le raisonnement le plus communément défendu institue la dynamique des communautés en un ensemble mouvant de niches structurées par les effets de la compétition interspécifique. Les substitutions d’espèces ne sont pas soumises à un principe de développement transcendant, de nature holiste, mais résultent d’interactions locales, sur le modèle systémique, la plus importante de ces interactions étant la compétition et son pouvoir de réguler les adaptations écologiques des espèces grâce à la sélection naturelle. Ces adaptations déterminent une « place » dans la communauté ainsi qu’une compatibilité plus ou moins stricte avec les nombreux paramètres physiques, chimiques et biologiques environnementaux, l’ensemble définissant une niche spécifique. Sans entrer dans les détails, de nombreuses controverses ont marqué l’histoire du concept de niche depuis sa création en 1917 par le zoologiste américain Grinnell ; au cours des années 1970, Richard Lewontin47 proposa un concept de niche historique et dialectique se démarquant du concept analytique et physiciste de la niche hutchinsonienne48, à savoir un hypervolume multivariable indépendant de l’espèce qui l’occupe. Soucieux de mieux rendre compte de la complexité des phénomènes de la vie, Lewontin soutient l’idée que l’organisme modifie autant les caractéristiques de sa niche que cette dernière influe sur les traits de l’organisme. Pour lui, la notion de territoire, par exemple, ne peut faire sens qu’en référence à l’animal qui habite ledit territoire ; un concept biologique ne fait sens que par et pour le vivant. Cette idée dialectique et biologique de la niche, étendue et mieux formalisée, connaît un renouveau important depuis quelques années avec les modèles de « niche construction » proposés par John Odling-Sme et collaborateurs49. Ils suggèrent en particulier d’étendre la notion d’évolution afin d’y intégrer l’héritage, 47. Lewontin (1983), “Gene, Organism, and Environment”, in Bendall (ed.), Evolution from Molecules to Men, Cambridge UP. 48. Hutchinson (1959), “Homage to Santa Rosalia, or Why are there So Many Kinds of Animals ?”, American Naturalist, 93 @. 49. Odling-Smee et al. (2003), Niche Construction, The Neglected Process in Evolution, Princeton UP @. Cf. Pocheville, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] c’est-à-dire la transmission des modifications de la niche transformées par les espèces, générations après générations. Contrairement à la théorie dite « neutraliste » des communautés que nous allons présenter ci-dessous, la théorie de construction de niche, malgré sa prise en compte d’un processus d’héritage écologique en complément de l’hérédité génétique, ne modifie pas substantiellement le paradigme évolutif actuel basé sur la distinction entre écologie et évolution et expliquant les phénomènes macro-écologiques par les conséquences des dynamiques micro-évolutives ; en effet, il s’agit toujours de comprendre la composition des communautés écologiques comme un ensemble structuré de niches en interactions positives et négatives, niches qui sont façonnées par la sélection naturelle au niveau de l’espèce et dont les combinaisons spatiales et temporelles obéissent sans doute à des « règles d’assemblage » (assembly rules) difficile à démontrer50. Pourtant, ces règles d’interaction entre niches peinent à rendre compte d’une propriété fondamentale des communautés, à savoir leur diversité spécifique. Or, la biodiversité, elle-même fruit de dynamiques évolutives complexes, revêt une importance croissante en écologie évolutive. En particulier, son impact sur la stabilité des communautés est intensément et subtilement débattu : la biodiversité aide-t-elle à stabiliser l’ensemble de la communauté bien qu’elle puisse déstabiliser les espèces prises individuellement ? La stabilité est-elle causalement produite par la diversité ou bien ne s’agit-il que d’une propriété accidentelle51 ? La structure de la communauté n’a-t-elle pas un effet déterminant sur les dynamiques adaptatives des espèces, ainsi que sur les rapports entre spéciation ou immigration et extinction ? Ces questions sont promises à des développements importants, mais nous souhaitons maintenant insister sur une nouvelle appréhension de la biodiversité qui dépasse le cadre dans lequel l’écologie détermine les processus évolutifs qui, en retour, modifient les paramètres écologiques. Cette théorie récente, la théorie neutraliste unifiée de la biodiversité et de la biogéographie, va en effet jusqu’à identifier les deux processus.
50. Cody & Diamond (1975), Ecology and Evolution of Communities, Harvard UP. 51. Loreau et al. (2001), “Biodiversity and ecosystem functioning : current knowledge and future challenges”, Science, 294, 5543 @.
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[julien delord / écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée] 4 La théorie neutre de la biodiversité ou l’écologie faite évolution La parution en 2001 de l’ouvrage de Stephen Hubbell, The Unified Neutral Theory of Biodiversity and Biogeography (désignée ci-dessous par son acronyme UNTBB), marque un renouveau conceptuel majeur en écologie des communautés et même au-delà52. Le titre de l’ouvrage permet d’emblée de saisir l’importance du projet de Hubbell : non seulement fournir une théorie cohérente et convaincante de l’organisation des espèces au sein des communautés, mais aussi de prédire le nombre, l’abondance relative et la dynamique des espèces en rejetant tout recours à la notion de niche pour ne considérer que la mécanique aveugle des effets du hasard. L’hypothèse principale de Hubbell, l’hypothèse neutraliste, stipule que les « les communautés (guildes) sont dans des états ouverts de non-équilibre entre espèces largement assemblées par les effets du hasard, de l’histoire et de dispersions aléatoires53 » ; autrement dit, « la présence, l’absence et l’abondance relative d’une espèce sont gouvernées par des processus de spéciation, de dispersion et d’extinction au hasard et par la dérive écologique54 ». Par opposition à la perspective « assembliste » qui voit les communautés comme des groupes d’espèces (ou plutôt de niches) en équilibre, l’hypothèse neutraliste fait des communautés écologiques (plus précisément des « guildes » qui sont des espèces d’un même niveau trophique) des systèmes ouverts loin de l’équilibre, à la manière des structures dissipatives55 en thermodynamique. Elle postule aussi que les espèces n’ont aucune interaction relative autre que neutre, c’est-à dire qu’il n’existe ni coopération, ni compétition entre elles ; elles se côtoient « passivement » eu égard aux interactions écologiques traditionnellement reconnues. Précisons que pour l’UNTBB la « neutralité » se définit précisément comme l’identité complète des interactions écologiques affectant les organismes d’une communauté, c’est-à-dire qu’elle définit une 52. Hubbell (2001), The Unified Neutral Theory of Biodiversity and Biogeography, Princeton UP @. 53. Ibid., p. 8. 54. Ibid., p. 29. 55. Les structures dissipatives en thermodynamiques sont des systèmes ouverts (qui échangent de la matière et de l’énergie avec leur environnement) loin de l’équilibre et qui augmentent leur degré d’ordre interne en émettant de l’entropie dans leur environnement.
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[les mondes darwiniens] équivalence écologique per capita absolue en termes de probabilité de survie et de reproduction. De manière plus subtile, le débat entre écologistes a porté sur la véritable nature de cette neutralité. Au lieu de se rapporter à une réelle absence d’interactions (hypothèse pour le moins irréaliste), ne désigne-t-elle pas un équilibre des contraintes et des forces qui influent sur la dynamique du système due à l’équivalence des traits ou des propriétés des éléments du système par rapport à ces forces ? En effet, la théorie neutre n’affirme pas qu’un trait n’est pas soumis à des contraintes externes, mais seulement que les variants de ce trait sont neutres les uns par rapport aux autres56. Par delà les divergences d’interprétation, l’hypothèse neutre impose une marche aléatoire de type markovien57 à l’ensemble de la communauté, processus que Hubbell qualifie de « dérive écologique » (ecological drift) par analogie avec le phénomène de dérive génétique en génétique des populations58. Cette stochasticité démographique ne se déroule cependant pas sans contraintes, notamment la limitation du nombre d’individus composant la communauté, un taux de spéciation (par mutation ponctuelle) fixe, et enfin des limites à la dispersion des individus d’une génération à l’autre. Par leur extrême simplicité, ces hypothèses apparaissent toutes fortement irréalistes, pourtant l’UNTBB peut se targuer de quelques succès éclatants. Pour Hubbell, la courbe zero-sum multinomial (c’est ainsi qu’il nomme son modèle) qu’il obtient en ajustant les paramètres est la seule à pouvoir rendre compte de la surreprésentation des espèces très peu abondantes dans les communautés forestières tropicales réputées pour leur richesse en biodiversité. En complexifiant un peu le modèle, l’UNTBB pourrait être rendue compatible avec les données de certaines communautés, comme les récifs coralliens, qui semblaient jusque là lui résister59. Il subsiste toutefois de nombreux exemples où, dans des communautés pourtant riches en espèces comme les commu56. Bentley et al. (2004), “Random drift and culture change”, Proceedings of the Royal Society B, 271, 1547 @. 57. En probabilité, une chaîne de Markov est un processus stochastique dans lequel la prédiction du futur est indépendante des informations relatives au passé, comme si à chaque pas de temps seuls comptaient l’état atteint au moment présent et les règles de transition vers le pas de temps suivant. 58. Cf. Huneman, cet ouvrage. 59. Volkov et al. (2007), “Patterns of relative species abundance in rainforests and coral reefs”, Nature, 450, 7166 @.
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[julien delord / écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée] nautés aviaires ou de forêt sèche, l’UNTBB seule ne peut rendre compte des courbes d’abondance spécifique. La « fausseté » de l’UNTBB, même lorsque ses résultats s’accordent aux données empiriques, constituerait à elle seule un sujet de débat méthodologique et épistémologique passionnant : peut-on se contenter en écologie d’une adéquation empirique comme Van Fraassen60 le soutient à propos de modèles physiques, quitte à affirmer des hypothèses irréalistes et inexplicables ; ou bien doit-on refuser ce type de modèle dont les vérités ne ressortiraient qu’à un heureux hasard ou à un paramétrage trop habile pour être instructif scientifiquement ? Au-delà de sa valeur heuristique, cette théorie a le mérite de chercher à axiomatiser l’écologie des communautés sur le modèle de la physique. Ce faisant, elle prend acte de l’impossibilité de définir des lois écologiques universelles sur le modèle physique justement, et privilégie la recherche d’invariants, en l’occurrence un nombre θ, dit « nombre fondamental de la biodiversité », qui définit les propriétés globales du modèle. Cette théorie, aussi bien dans sa formalisation que dans ses objectifs, se rapproche de la théorie neutraliste de l’évolution moléculaire, développée à partir des années 1960 par le généticien japonais Motoo Kimura. Cette identité formelle, revendiquée dès l’origine par Hubbell et exposée en détail par lui-même dans un article récent61, ne doit cependant pas cacher les différences d’interprétation que l’on peut attribuer à l’hypothèse neutraliste au sein des deux théories. L’hypothèse de la neutralité a émergé selon deux problématiques distinctes dans les deux cas : la notion de neutralité fait avant tout sens par rapport à la sélection naturelle dans le premier cas, cette dernière ne « voyant » et ne contrôlant pas tout62. Le fait que des allèles soient sélectivement neutres n’implique aucunement une identité aussi bien structurale que fonctionnelle : cela signifie seulement qu’« ils ne sont ni avantageux, ni désavantageux en termes de survie et de reproduction (c’est-à-dire de la fitness darwinienne) des individus63 ». Dans le second cas, il s’agit avant tout d’une opposition à la vision adaptationniste de l’écologie, à travers notamment son emploi du concept de niche. La théorie neutraliste de la biodiversité pose aussi de nombreuses questions 60. Van Fraassen (1980), The Scientific Image, Oxford UP. 61. Hubbell (2006), (2006), “Neutral theory in ecology and the evolution of ecological equivalence”, Ecology, 87 @. 62. Gayon (1992), Darwin et l’après-Darwin. Une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle, Kimé. 63. Kimura (1983), The Neutral Theory of Molecular Evolution, Cambridge UP.
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[les mondes darwiniens] d’interprétation quant à la nature de la neutralité en question (neutralité par rapport à quel processus exactement ?), de l’origine de cette neutralité (est-elle émergente et non pas originelle comme dans le cas de l’évolution moléculaire ?), etc. En attendant, on ne peut qu’être frappé par l’analogie formelle entre les deux théories neutraliste au point d’être tenté de supposer qu’il ne s’agit là que d’un seul et unique mécanisme ! Lorsque l’on évoque les théories évolutives depuis Darwin, on ne peut le faire sans évoquer le mécanisme de la sélection naturelle. Or, comme l’a très justement remarqué le célèbre paléontologue Stephen J. Gould en explorant les phénomènes macroévolutifs, en matière de sélection interspécifique, il faut distinguer ce qui relève de la « sélection » de ce qui relève du « tri » (sorting)64. On ne peut véritablement parler de sélection que lorsqu’une entité biologique est retenue en raison d’une propriété qu’elle possède et qui est causalement impliquée dans les forces écologiques qui opèrent à son propre niveau hiérarchique. Ainsi, les effets de dérive (écologique ou génétique) doivent être compris comme des phénomènes de tri et non de sélection car aucune propriété des entités soumises à ce phénomène n’est visée par un phénomène causal autre que fortuit. De même, certains gènes se transmettent préférentiellement de génération en génération, non pas parce qu’ils sont sélectionnés directement, mais grâce à des propriétés tout à fait contingentes par rapport à leur valeur sélective propre, le fait par exemple d’être situé sur un chromosome à côté d’un gène hyper-sélectionné (l’« auto-stop » génétique). Il s’agit là encore d’un phénomène de « tri », c’està-dire de persistance et de reproduction différentielles purement fortuites ou contingentes. Dans la monumentale compilation qu’il publie avant son décès65, Gould défend une théorie hiérarchique de l’évolution où il applique ce schéma conceptuel au niveau macro-évolutif afin de défendre la pertinence de l’idée de sélection spécifique. Selon lui, on ne pourrait parler de sélection d’espèce authentique que lorsque l’espèce présente un trait directement soumis à la sélection : soit ce trait émerge au niveau de l’espèce et ne peut être décrit au niveau de l’organisme (c’est le cas de la densité ou de la variabilité des traits d’une population par exemple) ou ce trait est présent au niveau inférieur, 64. Vrba & Gould (1986), “The hierarchical expansion of sorting and selection. Sorting and selection cannot be equated”, Paleobiology, 12 (2) @. 65. Gould (2006), La structure de la théorie de l’évolution [2002], Gallimard.
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[julien delord / écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée] mais subit une pression de sélection différente au niveau de l’espèce du fait de processus causaux particuliers qui donnent à ce trait une « valeur compétitive », ou fitness, propre au niveau spécifique. Un exemple souvent évoqué par Gould est celui de clades66 de gastéropodes du tertiaire pour lesquels on observe une diminution progressive du nombre d’espèces planctotrophes. Si la planctotrophie67 est une caractéristique propre à l’organisme (et même potentiellement avantageuse à ce niveau face à la stratégie concurrente d’incubation des jeunes), elle serait au niveau spécifique peu propice à la spéciation, ce qui expliquerait cette contre-sélection observée au sein des clades. Dans tous les autres cas de persistance différentielle entre espèces et clades d’espèces, nous serions en présence de « tri », le destin de l’espèce étant passivement tributaire de la valeur compétitive des organismes qui les composent. Gould évoque enfin la possibilité d’une dérive entre espèces d’un même clade comme forme de tri, allant jusqu’à y voir un phénomène puissant à l’origine d’effets de fondation68 importants. Si l’on analyse en détail la théorie hiérarchique de l’évolution proposée par Gould, on ne peut manquer de constater quelques idiosyncrasies problématiques, notamment son insistance à ne traiter de la compétition entre espèce qu’au sein de clades, c’est-à-dire en adoptant uniquement une perspective phylogénétique, c’est-à-dire historique. Ceci l’amène à quelques incohérences dans le tableau synoptique où il compare micro-évolution et macro-évolution, comme de confondre sélection spécifique et sélection entre clades69 ! En fait, il manque à Gould un phénomène écologique qui rende compte de l’évolution de la fréquence relative des espèces (et non des clades), c’està-dire de la véritable dérive spécifique. Or, ce phénomène n’est autre que celui avancé par Hubbell – bien que le modèle de l’UNTBB ne soit assurément pas le seul envisageable pour décrire une dérive spécifique. La puissance du 66. En systématique, un clade (ou taxon monophylétique) regroupe tous les taxons qui partagent une même innovation évolutive jusqu’à leur ancêtre commun. 67. La planctotrophie est relative aux habitudes alimentaires des larves pélagiques qui se nourrissent de phytoplancton. 68. En génétique des populations, l’effet de fondation, ou goulot d’étranglement génétique, se traduit par une perte de diversité génétique résultant de l’établissement d’une nouvelle population à partir d’un petit nombre d’individus issus d’une grande population. 69. Cf. Gould (2006), La structure de la théorie de l’évolution [2002], Gallimard, p. 1005, au paragraphe « Dérive ».
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[les mondes darwiniens] modèle de Hubbell, qui décrit initialement une forme de dérive basée sur un tri entre espèces d’une même communauté dans un contexte de concurrence spatiale et écologique, l’autorise également à être représenté dans sa dimension diachronique sous forme de cladogramme (lequel possède par ailleurs des propriétés fractales) dont on peut inférer l’abondance relative des clades au cours du temps. Doit-on en conclure que le modèle de l’UNTBB complète d’un point de vue écologique la théorie hiérarchique de Gould ? Pas seulement ! L’interprétation que nous faisons de l’UNTBB dans un contexte hiérarchique est bien plus ambitieuse : le phénomène de « dérive écologique » au sein des communautés que décrit l’UNTBB n’est pas seulement un phénomène écologique ; il s’agit dans le même temps d’un phénomène évolutif ! Formulée autrement, notre conclusion est qu’au niveau macro-biologique de la communauté, le modèle de l’UNTBB confond en un seul et unique processus écologie et évolution, lesquels deviennent dès lors indistincts. Les données résultant de ce processus peuvent néanmoins continuer à être interprétées selon une perspective écologique (à la Hubbell) en insistant sur l’abondance relative et le nombre des espèces qui composent la communauté à un moment donné, ainsi qu’à l’équilibre dynamique entre spéciation et extinction, ou selon une perspective évolutive (à la Gould) en reconstruisant les clades qui regroupent les espèces descendant d’une même espèce-mère et en analysant leurs caractéristiques. Nous soulignerons toutefois deux limitations essentielles à notre interprétation de l’UNTBB sous le jour de la pensée hiérarchique macro-évolutive de Gould. D’une part, il subsiste des hypothèses écologiques sous-jacentes au modèle de Hubbell (la fixité de la taille de la communauté, la neutralité écologique, les limites à la dispersion, l’absence de densité-dépendance, etc.) qui constituent d’authentiques questions écologiques qui ne sauraient se réduire à la dynamique interne de la communauté et constituent en cela, par rapport aux dynamiques d’espèces, des questions « méta-écologiques ». D’autre part, si ce modèle repose sur un séduisant mécanisme de dérive spécifique, il n’indique en rien comment passer à un modèle plus réaliste ne reposant pas seulement sur un phénomène de tri, mais qui intègre des hypothèses réalistes sur la sélection entre espèces, sur les traits susceptibles d’être évalués en termes de fitness au niveau spécifique, et qui incorpore les travaux existants sur la compétition et l’agencement des niches au niveau des communautés.
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[julien delord / écologie et évolution : vers une articulation multi-hiérarchisée] 5 Conclusion
A
près avoir présenté un historique rapide des interrelations complémentaires et des mécompréhensions mutuelles entre écologie et évolution, nous avons suggéré de voir dans les hiatus théoriques qui contrarient les efforts d’unification l’effet de deux paradigmes distincts en concurrence, reposant sur deux schèmes de temporalité nettement séparés. Sous la bannière de l’écologie évolutive, des efforts dignes du plus grand intérêt on été accomplis afin de rapprocher les modes de pensée évolutifs et écologiques, ou plutôt pour les coordonner les uns relativement aux autres en alternant avec tout un art de consommé de la modélisation les objets et les temporalités des deux perspectives. Notons toutefois que l’écologie évolutive, faute de représenter un nouveau paradigme de la biologie, n’en a pas moins contribué à mettre en lumière de nouveaux objets scientifiques, comme les traits d’histoire de vie ou encore la biodiversité dans sa dimension causale (et pas simplement descriptive). Il existe cependant une théorie qui, selon l’interprétation que nous en proposons, va bien au-delà de l’interconnexion théorique serrée que propose l’écologie évolutive. Il s’agit de la théorie neutraliste de la biodiversité développée initialement par Stephen Hubbell, dont la dynamique stochastique neutraliste ressortit aussi bien au domaine écologique (des communautés) qu’au niveau évolutif (interspécifique). En identifiant les temporalités propres aux deux domaines et en faisant des interactions écologiques le mécanisme même à l’origine du « tri » des espèces au cours du temps, l’UNTBB propose un mécanisme éco-évolutif qui sert d’invariant universel au niveau des communautés. Ainsi, dans le cadre d’une théorie hiérarchique de l’évolution (inspirée de la pensée de Stephen J. Gould), il nous faut accepter une déhiscence irréductible sur les plans ontologiques et méthodologiques entre les processus écologiques et les processus évolutifs au niveau des gènes et des individus ; mais au niveau supérieur, celui des interactions entre les espèces, il nous est permis de concevoir une unification par identification des phénomènes écologiques et évolutifs, du moins dans un cadre neutraliste. Sans nous avancer sur les progrès théoriques à venir, il semble a priori tout à fait raisonnable de croire que cette unification perdurera, même en introduisant des processus de sélection entre espèces ou entre niches. Alors aurons-nous peut-être la chance d’accéder à une théorie hiérarchique éco-évolutive complète et bien articulée, laquelle ne saurait toutefois constituer un aboutissement comme nous le rappelle avec sa grande modestie Darwin lui-même, pour qui on de
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[les mondes darwiniens] doit jamais oublier cette « vérité qui nous est aussi nécessaire qu’elle nous est difficile à comprendre [:] notre ignorance sur les rapports mutuels qui existent entre tous les êtres organisés ».
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chapitre 26
Arnaud Pocheville
La niche écologique : histoire et controverses récentes
L
e concept de niche imprègne l’écologie. Comme le concept de fitness en biologie évolutive, c’est un concept central, au sens parfois peu explicité, apte à subir des glissements suivant les situations, jusqu’à finalement pouvoir être qualifié de tautologie1. Comme définition préliminaire, disons, sans préciser davantage, que la niche est ce qui décrit l’écologie d’une espèce, ce qui peut signifier son rôle dans l’écosystème, son habitat, etc. Le concept, inspiré par la biologie darwinienne, a connu une fortune croissante au cours du xixe siècle, à la croisée des disciplines écologiques en développement, avant de tomber en disgrâce dans les années 19802. Dans une première partie, nous retraçons l’histoire du concept et de ses sens, de ses diverses fortunes et infortunes. Dans une deuxième partie, nous examinons plus précisément les rapports que le concept entretient avec les explications de la coexistence et de la diversité. Dans une troisième partie, nous exposons la récente controverse entre la théorie basée sur le concept de niche et la théorie neutre, et discutons son bien-fondé. En conclusion, nous revenons sur les vertus et difficultés des différents sens du concept. 1 Histoire du concept de niche 1.1 Le concept avant la lettre L’idée qu’une espèce ait un habitat ou un rôle a bien sûr précédé les travaux de la biologie post-darwinienne, et court à travers l’histoire, sans que la filiation entre ses diverses incarnations ne soit d’ailleurs toujours très forte. 1. Griesemer (1992), “Niche : Historical Perspectives”, in Keller & Lloyd (eds.), Keywords in Evolutionary Biology, Harvard UP. 2. Chase & Leibold (2003), Ecological Niches, University of Chicago Press @.
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[les mondes darwiniens] De nombreux mythes religieux, comme la Genèse, attribuent à chaque espèce une place au sein d’un système harmonieux. Dès l’Antiquité, on trouve chez les philosophes et naturalistes grecs des explications de la multiplicité des formes de vie et des descriptions très précises de ce que nous appellerions aujourd’hui « l’écologie » des organismes, incluant leur régime alimentaire, leur habitat, leur comportement, l’influence de la saisonnalité, leur distribution, etc.3 Au xviiie siècle, Linné4 réunit l’harmonie divine de la Genèse et les travaux des naturalistes contemporains dans sa définition de « l’économie de la nature », dans laquelle les êtres naturels sont complémentaires et tendent à une fin commune. Les idées du rapport à l’environnement et de l’interdépendance des éléments du système naturel se lisent dans les écrits des naturalistes du xixe siècle, sous diverses formes telles que la définition des types de relations biotiques (parasitisme, commensalisme, mutualisme), le concept de biocœnose, l’examen quantifié des chaînes trophiques, l’étude des successions végétales et des rétroactions entre sol et plantes, ou encore la notion de facteur limitant5. Darwin apporte, en sus, l’idée que les êtres vivants occupent une place dans l’économie de la nature à laquelle ils sont adaptés par sélection naturelle : c’est ce qu’il appelle explicitement la « line of life », de la même façon que la « line of work » réfère chez les anglo-saxons à la profession d’une personne6. Pour les successeurs de Darwin, l’« économie de la nature » est laïcisée et on doit lui rechercher des causes mécaniques7. 1.2 Grinnell et Elton, la nucléation du concept La première utilisation du mot « niche » dans le sens de la place occupée par une espèce dans l’environnement est probablement due à Roswell Johnson8 ; 3. Par exemple, Aristote (1883), Histoire des animaux, Hachette @. 4. Linné (1972), L’économie de la nature [1744], Vrin. 5. McIntosh (1986), The Background of Ecology : Concept and Theory, Cambridge UP. 6. Par exemple, Darwin (1859), On the origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for life, John Murray, 1st ed., 1st issue @, p. 303. Stauffer (1975), Charles Darwin’s Natural Selection; being the second part of his big species book written from 1856 to 1858, Cambridge UP, p. 349, 379. 7. Haeckel (1874), Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, Reinwald, p. 637 @. 8. Johnson (1910), Determinate Evolution in the color pattern of the Lady-beetles, Carnegie Institution of Washington @, p. 87.
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] mais c’est à Joseph Grinnell9 que l’on doit d’avoir le premier inséré le concept dans un programme de recherche, en décrivant explicitement les niches de certaines espèces. Grinnell s’intéresse à l’influence de l’environnement sur la distribution des populations et leur évolution, suivant en cela les traditions de la biogéographie, de la systématique et de l’évolution darwinienne10. Par « niche », Grinnell entend tout ce qui conditionne l’existence d’une espèce à un endroit donné, ce qui inclut des facteurs abiotiques comme la température, l’humidité, les précipitations et des facteurs biotiques comme la présence de nourriture, de compétiteurs, de prédateurs, d’abris, etc. En fait, son concept de niche est étroitement lié à son idée de l’exclusion compétitive11, plus volontiers attribuée à Gause12, quoique déjà très prégnante chez Darwin13 : la niche est un complexe de facteurs écologiques, une place pour laquelle les espèces évoluent et s’excluent. Ainsi, pour expliquer la répartition et les propriétés des espèces, Grinnell développe une hiérarchie écologique parallèle à la hiérarchie systématique. Tandis que la hiérarchie systématique subdivise le vivant depuis les règnes jusqu’aux sous-espèces, la hiérarchie écologique subdivise la répartition des facteurs biotiques et abiotiques en royaumes, régions, zones de vie, aires fauniques, associations végétales et niches écologiques ou environnementales. Les niveaux supérieurs, comme les royaumes, régions, zones de vie, ont une connotation géographique explicite et sont plutôt associés aux facteurs abiotiques. à l’inverse, les niveaux inférieurs, dont la niche, sont plutôt associés aux facteurs biotiques et n’ont pas de connotation géographique explicite. Dans ce contexte, la niche est vue comme l’unité ultime d’association entre espèces (1913) ou de distribution (1928), et il est axiomatique qu’elle soit propre, dans une zone géographique donnée, à chaque espèce (1917). Par ailleurs, en comparant les communautés de différentes régions, Grinnell imagine que certaines niches occupées dans une région peuvent être vacantes dans une autre, à cause des limitations à la dispersion dues aux barrières 9. Grinnell & Swarth (1913), “An account of the birds and mammals of the San Jacinto area of Southern California”, University of California Publications in Zoology, 10 @, p. 91. 10. Grinnell (1917), “The niche-relationships of the California trasher”, The Auk, 34 @. 11. Grinnell (1904), “The origin and distribution of the chestnut-backed chickadee”, The Auk, 21 @. 12. Gause (1934), The Struggle for Existence, Williams and Wilkins @. 13. Darwin (1872), The origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for life, John Murray, 6th ed @, p. 85.
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[les mondes darwiniens] géographiques. La comparaison des communautés l’amène également à porter son attention sur les équivalents écologiques, qui, par convergence évolutive, sont conduits à occuper des niches similaires dans des zones géographiques différentes (1924). Charles Elton14, perçu comme l’autre père du concept de niche, se focalise aussi sur les équivalents écologiques, mais au sein d’un programme de recherche différent. Elton recherche les invariances de structures des communautés via quatre axes d’étude qui mettent l’accent sur les relations trophiques : les chaînes trophiques qui se combinent pour former un cycle trophique, la relation entre la taille d’un organisme et la taille de sa nourriture, la niche d’un organisme, et la « pyramide des nombres », les organismes à la base des chaînes trophiques étant plus abondants selon un certain ordre de grandeur que les organismes en fin de chaîne. La niche est définie principalement par la place dans les chaînes trophiques, comme carnivore, herbivore, etc.; quoique d’autres facteurs comme le micro-habitat puissent aussi être inclus. Elton donne de nombreux exemples d’organismes occupant des niches similaires, comme le renard arctique qui se nourrit d’œufs de guillemots et de restes de phoques tués par les ours polaires, et la hyène tachetée qui se nourrit d’œufs d’autruches et de restes de zèbres tués par les lions. Bien que certains commentateurs ultérieurs 15 , notamment ceux des manuels, aient forcé la distinction entre le concept de Grinnell et celui d’Elton, en les renommant respectivement « niche d’habitat » et « niche fonctionnelle », les deux concepts apparaissent très proches16. Si proches, qu’il a pu sembler discutable qu’ils aient été formulés indépendamment. 14. Elton (1927), Animal Ecology, Macmillan Co, chap. V @. 15. Par exemple, Whittaker et al. (1973), “Niche, habitat and ecotope”, American Naturalist, 107 @. 16. Chez les deux auteurs : (1) les équivalents écologiques sont la raison d’être du concept, comme une preuve que des niches semblables existent, (2) la niche est vue comme une place qui existe indépendamment de son occupant, (3) la nourriture est une composante majeure de la niche mais celle-ci n’y est pas restreinte, incluant aussi les facteurs du micro-habitat et la relation aux prédateurs. En revanche, la définition d’Elton étant plus floue, il est possible que plusieurs espèces partagent la même niche. De plus, Elton exclut explicitement les facteurs de macro-habitat, ce qui n’est pas le cas de Grinnell. Plutôt que de s’attacher aux différences entre certaines de leurs définitions respectives, les deux concepts sont en fait mieux distingués en regard des programmes de recherche dans lesquels ils sont insérés : Grinnell se focalise sur l’environnement pour expliquer la spéciation, tandis qu’Elton se focalise sur la structure des communautés (Griesemer, 1992,
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] Le mot « niche » est d’ailleurs utilisé par des contemporains en écologie animale dans un sens semblable à celui de Grinnell et Elton17. En écologie végétale, des concepts proches mais habillés souvent d’une terminologie différente sont développés dans des travaux qui précèdent de plusieurs dizaines d’années des études similaires sur la niche18, mais qui seront ignorés par les écologistes19. 1.3 George Hutchinson et le principe d’exclusion compétitive Dans les années 1930, Georgyi Gause réalise une série d’études empiriques sur les dynamiques de populations de paramécies en compétition ou subissant “Niche : Historical Perspectives”, in Keller & Lloyd (eds.), Keywords in Evolutionary Biology, Harvard UP). 17. Johnson, en 1910, utilise le mot dans un sens proche du concept de Grinnell : différentes espèces doivent occuper différentes niches dans une région, à cause de l’importance de la compétition dans la théorie darwinienne. Il observe cependant que les coccinelles qu’il étudie ne semblent pas montrer de nette distinction de niche – une observation répétée de nombreuses fois sur les arthropodes par la suite. Hutchinson, qui a étudié les livres à la disposition de Grinnell entre 1910 et 1914, n’y a pas trouvé le traité de Johnson. Un autre contemporain, Taylor (1916, “The status of the beavers of Western North America, with a consideration of the factors in their speciation”, University of California Publications in Zoology, 12, cité par Hutchinson, An Introduction to Population Ecology, Yale UP, 1978), qui a travaillé avec Grinnell, se focalise aussi sur les équivalents écologiques. Il imagine, au lieu de radiations adaptatives locales répétées sur des niches semblables qui conduisent à des convergences, que le même stock d’organismes va remplir la même niche dans différentes zones géographiques. Les barrières à la dispersion empêchent ainsi certaines niches d’être remplies (Schoener, 1989, “The Ecological Niche”, in Cherrett (ed.), Ecological Concepts : The Contribution of Ecology to an Understanding of the Natural World, Blackwell). 18. Par exemple, Tansley (1917,“On competition between Galium saxatile L. (G. hercynicum Weig.) and Galium sylvestre Poll. (G. asperum Schreb.) on different types of soil”, Journal of Ecology, 5 @ ) a mené des expériences sur la compétition et la coexistence des espèces, dans un sens qui évoque l’espace de niche partagé (« shared niche space »). Il a également différencié explicitement les conditions dans lesquelles une espèce pourrait exister et celles dans lesquelles elle existe effectivement, ce qui rappelle la discussion d’Hutchinson (1957, “Concluding remarks”, Cold Spring Harbor Symposia on Quantitative Biology, 22 (2) @) sur la niche fondamentale et la niche réalisée. Salisbury (1929, “The biological equipment of species in relation to competition”, Journal of Ecology, 17 @) a repris la distinction, et suggéré que l’intensité de la compétition entre des espèces était fortement corrélée à leur similarité (Chase & Leibold, 2003, Ecological Niches : Linking Classical and Contemporary Approaches, University of Chicago Press @). 19. Chase & Leibold (2003), Ecological Niches…, University of Chicago Press @.
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[les mondes darwiniens] la prédation de Didinium, destinées à tester les prédictions des équations différentielles de Vito Volterra20 et Alfred Lotka21. Il identifie la niche d’Elton aux coefficients de compétition du modèle de Lotka-Volterra22 et conclut que deux espèces occupant la même niche dans un environnement homogène ne peuvent coexister, l’une excluant l’autre23. Des expériences apparentées sont menées par Thomas Park24 sur des coléoptères et mènent à des conclusions similaires25. Ce faisant, la niche est phagocytée par la dynamique des population, car elle est vue comme le déterminant des exclusions compétitives – dont on a évacué l’intégration à une vision évolutionniste à la Grinnell26. à la suite de ces études, l’impossibilité de la coexistence de plusieurs espèces sur une même niche, qui était auparavant perçue comme un principe qualitatif trop évident pour être intéressant, apparaît renforcé comme un principe découlant d’une généralisation empirique27. Ce principe sera ultérieurement désigné, entre autres, principe de Gause ou principe d’exclusion compétitive. Bien qu’ayant posé des difficultés et rencontré des résistances28, il demeure encore fondamental aujourd’hui29. En 1957, Hutchinson provoque un glissement supplémentaire en formalisant le concept de niche comme un attribut de l’espèce, et non plus de l’envi20. Volterra (1926), “Fluctuations in the abundance of a species considered mathematically”, Nature, 118 @. 21. Lotka (1924), Elements of physical biology, Williams and Wilkins @. 22. Gause (1934), The Struggle for Existence, Williams and Wilkins, chap. III @. 23. Ibid., chap. V. 24. Park (1948), “Experimental studies of interspecific competition. I. Comptition between populations of the flour beetles, Tribolium confusum Duval and Tribolium castaneaum Herbst”, Ecological Monographs, 18. 25. Pour les travaux empiriques de l’école française des années 1930-40 sur la question de la coexistence, cf. Gayon & Veuille (2001), “The genetics of experimental populations : L’Héritier and Teissier’s population cages”, in Singh et al. (eds.), Thinking about Evolution : Historical, Philosophical and Political Perspectives, Cambridge UP @. 26. Griesemer (1992), “Niche : Historical Perspectives”, in Keller & Lloyd (eds.), Keywords in Evolutionary Biology, Harvard UP, p. 237. 27. Hutchinson (1957), “Concluding remarks”, Cold Spring Harbor Symposia on Quantitative Biology, 22 (2) @. Pour une discussion du statut du principe d’exclusion compétitive, considéré comme un principe a priori et, partant, irréfutable, cf. Hardin (1960), “The Competitive Exclusion Principle”, Science, 131 @. 28. Hardin (1960), “The Competitive Exclusion Principle”, Science, 131 @. 29. Par exemple, Meszéna et al. (2005), “Competitive exclusion and limiting similarity: A unified theory”, Theoretical Population Biology, 69 @.
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] ronnement. La niche est décrite dans un espace de variables environnementales, biotiques et abiotiques, dont certaines valeurs représentent les limites de viabilité de l’espèce. La région incluse entre ces valeurs limites, où l’espèce peut exister indéfiniment, est nommée niche fondamentale. La niche réellement occupée par l’espèce, restreinte aux régions de la niche fondamentale où l’espèce n’est pas exclue par ses compétiteurs, est quant à elle nommée niche réalisée. à l’inverse de la niche fondamentale, la niche réalisée est contingente à un ensemble de compétiteurs donné. Tandis que Grinnell et Elton mettaient l’accent sur la similarité des niches occupées par des équivalents écologiques dans des zones géographiques différentes, Hutchinson met l’accent sur la similarité des niches des espèces dans une même localité, et sur la façon dont elles entrent en compétition, quoique d’autres facteurs soient considérés, comme la prédation et la variabilité environnementale. Chez Hutchinson, la compétition (pour des ressources) peut modifier la niche d’une espèce – dans le sens d’une réduction de la similarité. Les auteurs suivants se concentreront sur la compétition pour les ressources30 et associeront les deux mots, niche et compétition, dans des combinaisons de plus en plus intimes. Le glissement opéré par Hutchinson, depuis la niche offerte par l’environnement à la niche d’une espèce, sera parfois qualifié de révolutionnaire31. Il sera cristallisé par la distinction entre la niche environnementale et la niche populationnelle32 . En fait, il peut sembler naturel de glisser, au moins verbalement, entre « la niche occupée par telle espèce » et « la niche de telle espèce ». Hutchinson lui-même semble revenir à la niche environnementale quand il discute le problème de la saturation d’un biotope, et dit avoir seulement formalisé le concept en usage (1957). Par cette « simple » formalisation cependant, le concept permet d’envisager des quantifications et des théories prédictives ; il présente toutefois encore quelques difficultés opératoires33. 30. La prédation sera également laissée de côté dans le développement de la théorie neutre. 31. Schoener (1989), “The Ecological Niche”, in Cherrett (ed.), Ecological Concepts : The Contribution of Ecology to an Understanding of the Natural World, Blackwell. 32. Colwell (1992), “Niche : A Bifurcation in the Conceptual Lineage of the Term”, in Keller & Lloyd (eds.), Keywords in Evolutionary Biology, Harvard UP. 33. Les difficultés opératoires du concept d’Hutchinson tiennent au formalisme de la théorie des ensembles qu’il emploie. Tous les points de la niche fondamentale impliquent une probabilité égale de persistance de la population, et tous les points
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[les mondes darwiniens] En 1959, en s’interrogeant plus précisément sur les causes du nombre d’espèces dans un biotope et de leur degré de similarité, Hutchinson remarque que lorsque deux espèces similaires coexistent, le ratio moyen de la taille de la plus grande sur la plus petite est approximativement 4/3. Le ratio, bientôt connue comme le ratio de Hutchinson, consumera pendant de nombreuses années une grande partie des élans théoriques et expérimentaux en écologie, ouvrant la voie à des recherches florissantes sur les causes et les conséquences de la diversité34. 1.4 L’âge d’or : la théorie de la niche Dans les années 1960, Robert MacArthur, Richard Levins et leurs collègues étendent l’approche d’Hutchinson et refondent le concept de niche une fois encore35. Au concept d’Hutchinson – la gamme des états environnementaux qui permettent l’existence – est substitué le concept de distribution d’utilisation des ressources. La niche, définie pour une population particulière, revient à la fréquence d’utilisation d’une ressource ordonnée sur une ou plusieurs dimensions et peut être représentée simplement par un histogramme. Les axes de la niche peuvent être très variés, incluant notamment la nourriture (fréquence de consommation d’items classés selon leur taille par exemple), hors de la niche représentent une probabilité nulle de persistance. Une difficulté majeure est de déterminer empiriquement les états environnementaux qui permettent à la population de survivre, car la survie d’une population est difficile à estimer – surtout sur le terrain. De même, il est matériellement impossible de mesurer la survie d’une population à un point des valeurs environnementales, et des mesures plus grossières risquent de laisser de côté la mesure de l’impact des espèces compétitrices sur la niche réalisée. Hutchinson (1978, An Introduction to Population Ecology, Yale UP) a proposé d’utiliser plutôt la valeur moyenne, mais cette solution manque à la fois de pertinence biologique (une même moyenne peut représenter des réalités biologiques très différentes) et de pertinence concernant la limite de similarité (la largeur de la niche et le chevauchement ne sont plus représentés). Une autre difficulté concerne la nature des variables environnementales considérées : à proprement parler, c’est l’occurrence d’un facteur (par exemple, la fréquence des graines d’une certaine taille) qui constitue un axe de la niche, et non la mesure de ce facteur (la taille des graines) (cf. Hutchinson, 1957, “Concluding remarks” @, Cold Spring Harbor Symposia on Quantitative Biology, 22(2), p. 421, fig. 1). Ce problème se retrouve dans le concept de niche d’utilisation. 34. Chase & Leibold (2003), Ecological Niches : Linking Classical and Contemporary Approaches, University of Chicago Press @. 35. MacArthur & Levins (1967), “The limiting similarity, convergence and divergence of coexisting species”, American Naturalist, 101 @.
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] l’espace et le temps (fréquences d’occurrence ou d’activité suivant les lieux et/ou les rythmes circadiens, saisonniers, etc.). La niche comme distribution d’utilisation est une grandeur éminemment opératoire. Facile à mesurer par rapport aux niches des auteurs antérieurs, elle est rapidement utilisée dans un grand nombre d’études empiriques et nuclée une famille bientôt foisonnante de modèles, maintenant connue sous le nom de théorie de la niche36. La théorie de la niche ne traite pratiquement que de compétition. Elle vise à expliquer les règles d’assemblage et de coexistence des communautés, leur degré de saturation ou d’invasibilité, le nombre, l’abondance et le degré de similarité des espèces qui les composent. Via ce programme, le concept se niche fermement dans la plupart des problématiques écologiques, même si certains écologistes trouvent le concept confus37, à éviter38 ou encore appelé à disparaître39. Les modèles de la théorie de la niche sont basés sur les équations de LotkaVolerra. Des développements ultérieurs montreront que des descriptions plus 36. Vandermeer (1972), “Niche Theory”, Annual Review of Ecology, Evolution and Systematics, 3 @. 37. Root (1967), “The niche exploitation pattern of the blue-grey gnatcatcher”, Ecological Monographs, 37. 38. Williamson (1972), The analysis of biological populations, Edward Arnold. 39. Margalef (1968), Perspectives in Ecological Theory, University of Chicago Press. Par ailleurs, la théorie de la niche est considérée comme inappropriée ou d’un domaine d’utilité restreint par certains botanistes, qui insistent sur le fait que tous les autotrophes requièrent de la lumière, de l’eau et des minéraux similaires, et qu’un partitionnement conséquent des ressources est impossible (mais cf. section 3.4.3). Grubb (1977, “The maintenance of species-richness in plant communities : the importance of the regeneration niche”, Biological Reviews, 52 @) défend une définition étendue de la niche, incluant tous les aspects de l’habitat, la phénologie (c’est-à-dire la répartition dans le temps des phénomènes périodiques caractéristiques des organismes), la forme de vie (life-form) et la régénération. L’habitat et la phénologie sont compatibles avec le concept de niche d’utilisation, ainsi que la forme de vie, que la plupart des zoologistes interpréteraient comme les propriétés morphologiques qui reflètent les types d’utilisations. La niche régénérative est particulièrement importante pour des organismes dont les capacités de reproduction excèdent largement ce qui est requis pour remplir l’espace libre. Elle a été modélisée par Fageström & Agren, qui ont montré que la différenciation des espèces selon la production moyenne des diaspores, la variabilité temporelle de cette production, ou des phénologies reproductives spécifiques permettent la coexistence d’espèces qui autrement s’excluraient (Schoener, 1989, “The Ecological Niche”, in Cherrett (ed.), Ecological Concepts : The Contribution of Ecology to an Understanding of the Natural World, Blackwell).
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[les mondes darwiniens] mécanistes de la dynamique des ressources produisent des comportements semblables, dans un cas limite, à ceux des équations de Lotka-Volterra40. Les modèles reposent sur l’hypothèse cruciale que le chevauchement des niches d’utilisation permet de calculer les coefficients de compétition. Les valeurs limites des coefficients qui permettent la coexistence donnent la similarité limite des espèces. La similarité limite peut aussi être mesurée par le rapport entre la largeur de la niche, définie comme la variété des ressources utilisées par l’espèce (par exemple, l’écart-type de la distribution) et la distance entre les modes des distributions de chaque espèce. Dans les modèles écologiques, les niches des espèces n’évoluent pas (au sens d’une évolution par sélection naturelle sur le temps long). Ces modèles ont pour but de déterminer, pour une communauté à l’équilibre donnée, si une espèce peut envahir, voire persister, et de formuler ainsi les règles de coexistence et d’assemblage. Dans les modèles d’évolution des niches, la niche est définie au niveau des organismes et ces niches d’organismes sont variables au sein d’une espèce. La niche d’une espèce devient un nuage de points ou une densité de probabilités d’utilisation, qui peut être scindée en composantes « intra » et « inter » organismes41. Ces modèles s’intéressent à l’évolution des propriétés de la niche comme sa largeur et la position du mode, au rapport distance/largeur à l’équilibre évolutif, c’est-à-dire au déplacement et à la divergence/convergence des caractères – par exemple les ratios de taille42. Au départ, la théorie est généralement appliquée à des jeux de données préexistants, mais elle stimule également de nouvelles études empiriques chez les écologistes de terrain. La similarité limite est un pan de ces investigations, délicat car la théorie n’en prédit pas de valeur unique, encore moins pour la similarité limite réalisée. Après la publication d’Hutchinson sur les ratios de taille de 4/3, de nombreuses recherches empiriques sont menées pour tenter 40. Tilman (1982), Resource Competition and Community Structure, Princeton UP. 41. Par exemple, Rougharden (1972), “Evolution of niche width”, American Naturalist, 103 @. Ackerman & Doebeli (2004), “Evolution of niche width and adaptive diversification”, Evolution, 58(12) @. 42. Roughgarden (1972), “Evolution of niche width”, American Naturalist, 103 @. Roughgarden (1976), “Ressource partitioning among competing species – a coevolutionary approach”, Theoretical Population Biology, 9 @. Case (1982), “Coevolution in resource-limited competition communities”, Theoretical Population Biology, 21 @.
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] de déterminer si, sur cette dimension, les niches sont espacées de façon non aléatoire – avec des résultats tantôt positifs, tantôt négatifs. Certaines études empiriques ciblent des prédictions particulières de la théorie, comme la coévolution de la taille parmi différentes espèces, ou le chevauchement attendu en fonction du grain de l’habitat considéré43. 1.5 Les années 1980 : le déclin à l’engouement pour la théorie de la niche centrée sur la compétition, succède un contrecoup dans les années 1980. En particulier, Simberloff et Strong44 montrent que les nombreuses études sur les patterns de compétition ne faisaient pas appel à des hypothèses nulles adéquates, mettant ainsi en doute leur validité et l’importance de la théorie. Le débat sur la forme des modèles nuls générera des tensions et reste conflictuel aujourd’hui. La difficulté de d’abord montrer la présence de la compétition, ou d’éliminer son absence, entre en résonance avec la charge menée par Gould & Lewontin45, en biologie évolutive, contre les programmes adaptationnistes « durs »46. La théorie de la niche est également affaiblie par ses propres développements : chaque nouveau traitement semble produire des résultats nouveaux et inattendus, ne convergeant pas vers une théorie générale ou utilisable. Parallèlement, l’accent mis sur la compétition décroît à mesure que se développe une vision plus pluraliste de la coexistence, avec des modèles prenant en compte la prédation, les stress47 abiotiques, le mutualisme, ou encore l’hétérogénéité spatio-temporelle extrinsèque et intrinsèque. Ceci marque un retour aux premières conceptions de Grinnell et Elton, mais n’empêche pas le concept de niche de rester, globalement, étroitement lié à la compétition48. 43. Schoener (1989), “The Ecological Niche”, in Cherrett (ed.), Ecological Concepts : The Contribution of Ecology to an Understanding of the Natural World, Blackwell. 44. Simberloff (1978), “Using island biogeographic distributions to determine if colonization is stochastic“, The American Naturalist, 112 @, et Strong (1980), “Null hypothesis in Ecology”, Synthese, 43 @. 45. Gould & Lewontin (1979), “The sprandels of San Marco and the Panglossian paradigm : a critique of the adaptationist programme”, Proceedings of the Royal Society of London, Series B, Biological Sciences, 205 @. 46. Sur l’adaptation, cf. Grandcolas. (Ndd.) 47. Stress : facteur ayant un impact négatif sur l’organisme et sur lequel l’organisme n’a pas d’impact. 48. Colwell (1992), “Niche : A Bifurcation in the Conceptual Lineage of the Term”, in Keller & Lloyd (eds.), Keywords in Evolutionary Biology, Harvard UP, p. 48. Chase &
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[les mondes darwiniens] Cependant, ces développements de la théorie ne sont pas intimement connectés aux travaux empiriques, dont le nombre décroît par ailleurs. Les écologistes empiristes sont désormais sceptiques quant à l’utilité de la théorie et se concentrent sur des tests d’hypothèses très simples avec des modèles nuls rigoureux, sur la présence ou l’absence d’interactions entre espèces – principalement la compétition. Cette attitude empirique va de pair avec la percée de la rigueur statistique et expérimentale en écologie. Les études de la diversité, de l’abondance, de la distribution aux larges échelles sont délaissées au profit d’études sur les interactions locales, plus propres aux manipulations. Et parmi ceux qui s’intéressent aux larges échelles spatiales, Hubbell49 évite quant à lui explicitement de faire appel à des différences de niche pour expliquer les motifs de distribution (cf. section 3). 1.6 Chase et Leibold, la rénovation Suite à cette perte de vitesse du concept dans la littérature, Matthew Leibold50 et Jonathan Chase, qui lui destinent un rôle utile et synthétique en écologie, proposent une ultime refonte basée sur le formalisme mécaniste de Tilman51. Ils montrent qu’il faut distinguer dans l’écologie d’un organisme les impacts d’un facteur écologique sur cet organisme, c’est-à-dire sa réponse au facteur – en particulier ses besoins –, et les impacts de l’organisme sur le facteur écologique52. La niche est définie comme la réunion de ce qui décrit les réponses de l’organisme et ses impacts53. Dans ce formalisme, Chase et Leibold présentent un bestiaire de facteurs écologiques suivant les types d’imLeibold (2003), Ecological Niches : Linking Classical and Contemporary Approaches, University of Chicago Press @. 49. Hubbell (1979), “Tree dispersion, abundance and diversity in a tropical dry forest”, Science, 203 @. 50. Leibold (1995), “The niche concept revisited: mechanistic models and community context”, Ecology, 76 @. 51. Tilman (1982), Resource Competition and Community Structure, Princeton UP. 52. Chase & Leibold (2003), Ecological Niches : Linking Classical and Contemporary Approaches, University of Chicago Press @. 53. Pour être exact, Leibold (1995), “The niche concept revisited: mechanistic models and community context”, Ecology, 76 @, et Chase & Leibold (2003, Ecological Niches : Linking Classical and Contemporary Approaches, University of Chicago Press @) parlent de la réunion des besoins et des impacts de l’organisme. La généralisation de la définition aux réponses de l’organisme paraît naturelle (cf. par exemple, Meszéna et al., 2005, “Competitive exclusion and limiting similarity: A unified theory”, Theoretical Population Biology, 69 @).
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] pacts, positifs, nuls ou négatifs, de et sur l’organisme. Ils mettent l’accent en particulier sur les ressources, les prédateurs et les stress. Les axes de la niche doivent être des mesures quantitatives de l’occurrence des facteurs écologiques, et pas simplement des mesures des facteurs comme dans la niche de distribution d’utilisation. Chase et Leibold produisent ainsi une synthèse élégante d’un siècle d’histoire. Ils incorporent leur nouveau concept dans un programme de recherche inclusif qui vise à libérer la théorie de la niche de l’accent mis sur la compétition et sur les interactions locales. Rompre l’association avec la compétition doit permettre de sauver la terminologie de la niche de son remplacement par des synonymes à vertu cosmétique, et d’améliorer la lisibilité des études antérieures par les écologistes contemporains, moins friands de l’histoire de leur discipline que leurs collègues évolutionnistes54. L’exploration des processus hétérogènes multi-échelles, quant à elle, doit répondre aux défis de l’écologie contemporaine comme la dégradation des habitats, les extinctions, les invasions, etc. à ce stade, la refonte de Chase et Leibold n’est pas directement interprétable empiriquement. Il s’agit, de l’aveu même des auteurs, d’une charpente pour construire des hypothèses plus particulières. L’avenir de ce programme de recherche reste à écrire. 1.7 La théorie de la construction de niche et la niche des cellules souches Le concept de niche a connu récemment deux prolongements : la construction de niche en biologie évolutive, et la niche des cellules souches en biologie cellulaire. Le programme de recherche de la construction de niche naît d’une opposition au programme externaliste en évolution, où le paysage adaptatif est conçu comme une entité non modifiable55. Les tenants du programme constructionniste soulignent, à l’inverse, que par leurs activités (construction de terriers, sécrétion de substances chimiques, consommation de proies, etc.), les organismes modifient leur environnement, d’une façon telle que les pressions de sélection qu’ils subissent en retour puissent être modifiées. La niche est définie comme l’ensemble des pressions évolutives, et la construction se 54. Griesemer (1992), “Niche : Historical Perspectives”, in Keller & Lloyd (eds.), Keywords in Evolutionary Biology, Harvard UP. 55. Lewontin (1983), “Gene, organism, and environment”, in Bendall, Evolution from molecules to men, Cambridge UP.
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[les mondes darwiniens] réfère à leur modification56. Le programme se présente comme une généralisation de modèles déjà existants en biologie évolutive, tels que les modèles de coévolution, de sélection fréquence-dépendante et d’effets maternels. En écologie, une branche du programme plaide pour l’accroissement de la prise en compte de l’ingénierie de l’écosystème dans les modèles. La difficulté épistémologique majeure de ce programme est de présenter avec insistance la construction comme un processus évolutif symétrique à la sélection naturelle, l’une n’étant pas inféodée à l’autre57. Dans le principe, c’est une différence révolutionnaire avec les approches précédentes. Pourtant, à notre connaissance, les modèles et les exemples de construction de niche donnés par ces auteurs font toujours appel à une entité invariante qui peut être considérée comme la pression de sélection (par exemple, la matrice de gains dans un jeu), les autres entités pouvant être considérées comme des variables (par exemple, les fréquences des stratégies). Dès lors, la perspective externaliste du phénotype étendu, considérant des pressions de sélection non modifiables pouvant agir sur des phénotypes aussi bien extérieurs (comme des activités) qu’intérieurs à l’organisme, ne semble pas dépassée58. En biologie cellulaire, le concept de niche écologique a été importé pour expliquer l’immortalité apparente de certaines cellules souches59. La niche y est définie comme le microenvironnement tissulaire requis pour que des cellules acquièrent ou conservent leurs caractéristiques de cellules souches, et qui contrôle leur nombre. C’est l’unité basique de la physiologie60. En cas 56. Odling-Smee et al. (2003), Niche Construction : The Neglected Process in Evolution, Princeton UP @. 57. Ibid. Day et al. (2003), “Rethinking Adaptation – The niche-construction perspective”, Perspectives in Biology and Medicine, 46(1) @. 58. Dawkins (1982), The Extended Phenotype, W.H. Freeman. Dawkins (2004), “Extended Phenotype – But Not Too Extended. A Reply to Laland, Turner and Jablonka”, Biology and Philosophy, 19 @. 59. Schoffield (1978), “The relationship between the spleen colony-forming cell and the haemopoietic stem cell”, Blood Cells, 4(1-2). Schofield (1983), “The stem cell system”, Biomedicine & Pharmacotherapy, 37(8). Une cellule souche est une cellule ayant une capacité d’autorenouvellement illimité ou prolongé, et qui peut donner au moins un type de descendant hautement différencié. Habituellement, entre la cellule souche et les cellules différenciées, il existe une population de cellules (parfois appelées cellules d’amplification transitoire) à capacité proliférative et à potentiel de différenciation limités (Watt & Hogan, 2000, “Out of Eden : Stem Cells and Their Niches”, Science, 287 @). 60. Scadden (2006), “The stem-cell niche as an entity of action”, Nature, 41 @.
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] de vacance, la niche peut contraindre des cellules différenciées à adopter des caractéristiques de cellules souches. Réciproquement, des cellules souches peuvent induire la formation de niches. La niche est localisée dans l’espace, c’est une structure tridimensionnelle constituée d’autres cellules et de leurs signaux, de matériaux extracellulaires, elle est la cible de signaux provenant du système nerveux et est associée au système circulatoire. Elle a une dimension fonctionnelle. Du fait de son impact sur le tissu qui l’environne, la niche est considérée comme une cible thérapeutique prometteuse61. Le vocable « niche » est également employé en cancérologie, par analogie avec la biologie des cellules souches : d’une part, l’altération de la niche d’une cellule souche est envisagée comme étiologie possible du cancer, d’autre part, les cellules cancéreuses aussi peuvent induire la formation de niches dites pré-métastatiques (environnements modifiés favorisant l’établissement des cellules tumorales62) et métastatiques (via par exemple le développement des vaisseaux sanguins à proximité)63. 2 Le concept de niche et les théories de la coexistence Dès Grinnell, la niche est un explanans (ce qui explique) de la diversité : diverses espèces coexistent parce que chacune occupe sa propre niche. Nous montrons dans cette section comment le concept est intégré aux explications actuelles de la coexistence, ce qui nous permettra de mieux comprendre les tenants et les aboutissants de la controverse générée par la théorie neutre (section 3). Tout d’abord, soulignons que les explications de la diversité invoquées dépendent de ce que la coexistence de différentes espèces dans une même 61. Li & Xie (2005), “Stem Cell Niche : Structure and Function”, Annual Review of Cell and Developmental Biology, 21 @. Scadden (2006), “The stem-cell niche as an entity of action”, Nature, 41 @. 62. Il a été montré que des cellules tumorales peuvent mobiliser des cellules normales de la moelle osseuse, les faire migrer vers des régions particulières et changer l’environnement local de telle sorte que celui-ci attire et supporte le développement d’une métastase (Steeg, 2005, “Emissaries set up new sites”, Nature, 438 @). 63. Psaila & Lyden (2009), “The metastatic niche: adapting the foreign soil”, Nature Reviews Cancer, 9(4) @. Les travaux sur la niche cellulaire font explicitement référence au concept de niche écologique (par exemple, Powell, 2005, “Stem-cell niches : It’s the ecology, stupid !”, Nature, 435 @). Les travaux sur la « construction de niche » par les cellules, en revanche, ne semblent pas inspirés par le programme d’Odling-Smee et ses collègues.
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[les mondes darwiniens] localité est supposée instable ou stable. Il existe de nombreux concepts de stabilité, dont l’examen ne peut entrer dans le cadre de ce chapitre64. Comme définition sommaire, disons que la coexistence est instable lorsque les populations ne sont pas chacune maintenues sur le long terme. à l’inverse, la coexistence est stable lorsque la fréquence ou la densité de chaque population ne montrent pas de tendance sur le long terme ou, au moins, que les populations tendent à ne pas être perdues65. Les « mécanismes66 » qui favorisent la coexistence peuvent avoir des effets égalisants ou stabilisants. Les mécanismes sont égalisants lorsqu’ils amoindrissent les différences de fitness moyenne67 entre populations. Les mécanismes sont stabilisants lorsqu’ils mettent en jeu des boucles de rétroaction négatives sur les fréquences68 . De telles boucles existent quand les interactions intraspécifiques (compétition directe ou apparente par exemple) sont « plus négatives » que les interactions interspécifiques. Les mécanismes égalisants et les mécanismes stabilisants, conjointement, augmentent la probabilité ou la durabilité de la coexistence ; tenter d’explorer leur contribution relative à la 64. Par exemple, Ives & Carpenter (2007), “Stability and Diversity of Ecosystems”, Science, 317 @. 65. Chesson (2000), “Mechanisms of maintenance of species diversity”, Annual Review of Ecology, Evolution and Systematics, 31 @. Meszéna et al. (2005), “Competitive exclusion and limiting similarity: A unified theory”, Theoretical Population Biology, 69 @. 66. Nous employons ici le mot « mécanisme » dans le sens, très large, dans lequel il est employé en écologie : pratiquement, toute voie de génération d’un motif (pattern) est un mécanisme. Par exemple, l’intensité de la compétition dans un modèle de Lotka-Volterra peut être vue comme un mécanisme de l’exclusion de deux espèces, et la consommation d’une même ressource dans un modèle de Tilman peut être vue comme un mécanisme, parmi d’autres possibles, de l’intensité de la compétition. C’est dans ce sens que l’on dira qu’un modèle de Tilman est « plus mécaniste » qu’un modèle de Lotka-Volterra, qualifié quant à lui de « plus phénoménologique ». 67. La fitness ici est moyennée sur les différentes valeurs de la disponibilité des ressources, et non le temps. 68. Fréquence-dépendance négative : les populations les plus fréquentes sont désavantagées. Densité-dépendance négative : pour chaque population le taux de croissance per capita augmente quand la densité diminue. La plupart des fréquences-dépendances négatives émergent de densités-dépendances négatives (par exemple, quand chaque espèce a une niche propre pouvant soutenir une densité maximale donnée), mais la densité-dépendance n’est pas suffisante pour générer une fréquence-dépendance : il faut en sus que chaque espèce diminue plus sa propre croissance que celle des autres.
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] coexistence69 n’a pas de sens : ils sont incommensurables. L’égalité des fitness et l’absence de mécanismes stabilisants sont le cœur de la théorie neutre (cf. section 3). Le partage des niches est propre à créer des rétroactions négatives, stabilisantes, quand les impacts de chaque espèce sont opposés à ses réponses à chaque facteur, comparativement aux autres espèces. C’est le cas par exemple, quand des espèces sont limitées par diverses ressources et que chaque espèce diminue le plus (impact négatif) la disponibilité de la ressource dont elle a le plus besoin (réponse positive). C’est aussi le cas quand des espèces subissent la prédation de plusieurs prédateurs/parasites et que chaque espèce augmente le plus (impact positif) la population du prédateur/parasite qui la limite le plus (réponse négative). En ce qui concerne les facteurs de rétroactions négatives (par exemple, des facteurs limitants), plus le chevauchement des niches est faible, c’est-à-dire plus les réponses sont opposées aux impacts et propres à chaque espèce, plus le partage des niches est stabilisant. Rappelons que la limite de la similarité qui permet la coexistence stable dépend des mécanismes égalisants qui existent par ailleurs70 et de la robustesse de la stabilité recherchée71. La similarité limite et la diversité limite peuvent aussi être affectées par le minimum de viabilité d’une population : une niche d’autant plus similaire à celle d’un compétiteur ou d’autant plus restreinte supporte, toutes choses égales par ailleurs, une population d’autant plus faible, donc d’autant plus sujette aux effets Allee72 ou aux extinctions stochastiques. Le partage des niches n’est pas le seul mécanisme stabilisant possible. Par exemple les prédateurs et les parasitoïdes stabilisent la coexistence des proies quand ils ont des réponses fréquence-dépendantes, c’est-à-dire quand ils affectent le dominant quel qu’il soit, même si toutes les espèces proies sont écologiquement semblables par ailleurs. 69. Par exemple, Adler et al. (2007), “A niche for neutrality”, Ecology Letters, 10 @. 70. Chesson (2000), “Mechanisms of maintenance of species diversity”, Annual Review of Ecology, Evolution and Systematics, 31 @. 71. Meszéna et al. (2005), “Competitive exclusion and limiting similarity: A unified theory”, Theoretical Population Biology, 69 @. 72. Une population est sujette à un effet Allee quand, aux faibles densités, le taux de croissance est d’autant plus bas que la densité est faible. Cet effet peut être expliqué par la difficulté à trouver des partenaires reproducteurs, ou par la nécessité pour un groupe d’atteindre une masse critique pour pouvoir exploiter une ressource.
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[les mondes darwiniens] Divers mécanismes peuvent affecter le partage des niches, et la compétition interspécifique n’est que l’un d’entre eux73. Celle-ci conduit à une ségrégation des niches : même quand aucune espèce n’est exclue, chacune voit son utilisation des zones de chevauchement réduite par la présence de compétiteurs interspécifiques. Ainsi, si le chevauchement augmente ceteris paribus la compétition, la compétition quant à elle diminue, ceteris paribus, le chevauchement (sur le temps écologique par la modification des niches réalisées, sur le temps évolutif par la modification des niches fondamentales). Du fait de cette rétroaction négative de la compétition sur elle-même via son impact sur le chevauchement et de la multiplicité des mécanismes qui peuvent par ailleurs affecter le partage des niches, l’évaluation de l’importance de la compétition dans le partage de niches est ardue et sujette à controverse74. 3 La théorie neutraliste et son bouquet de controverses
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ubbell75 a récemment développé une remise en question drastique du concept de niche, en proposant une théorie neutraliste de la diversité (au sens de la distribution et de l’abondance des espèces), dans laquelle les espèces ont la même niche. Cette théorie neutre propose donc, en écologie, rien de moins que la négation de l’approche darwinienne, dans laquelle l’assemblage de la communauté est tenu pour être déterminé par la compétition entre les espèces, et être, par ailleurs, reproductible76 – jusqu’au point où les communautés ont pu être vues, au début du xxe siècle, comme des superorganismes77. Les succès de la théorie sur les cas décrits par Hubbell et ses collègues ont mis le concept de niche en sérieuse difficulté. Néanmoins, nous verrons que la théorie neutre et la théorie de la niche78 ne s’opposent pas de la manière 73. Cf. Rohde (2005), Nonequilibrium Ecology, Cambridge UP @. 74. Looijen (1998), Holism and reductionism in biology and ecology. The mutual dependence of higher and lower level research programs, Rijksuniversiteit Groningen, chap. XIII @. 75. Hubbell (2001), The Unified Neutral Theory of Species Abundance and Diversity, Princeton UP @. 76. Par exemple, Darwin (1859), On the origin of species by means of natural selection… @, p. 74-75. 77. Clements (1916), Plant Succession: An Analysis of the Development of Vegetation, Carnegie Institution of Washington @. 78. Par commodité, nous désignons dans cette section par « théorie de la niche », au sens large, le corpus des modèles basés sur le concept de niche et non, au
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] la plus évidente : la vigueur de la controverse qui en a découlé peut être imputée, en partie, à cette négation des intuitions sélectionnistes (section 3.2), mais aussi à l’ambiguïté du statut du débat, qui oscille entre la difficulté de distinguer les prédictions des modèles neutres de celles des modèles de niche (section 3.3), et des questions épistémologiques comme par exemple la nature de l’aléatoire (section 3.4). 3.1 La théorie neutre avant la lettre La théorie neutraliste de Hubbell consiste en une synthèse d’idées et de données publiées dans les années 1960-1980. Le débat entre forces stochastiques et forces déterministes (dont nous questionnons la nature plus loin) comme explications de la diversité est lancé dès deux articles classiques de Hutchinson79. MacArthur et Wilson eux-mêmes80, dans la théorie de la biogéographie des îles, expliquent des motifs de distribution à large échelle en supposant que les espèces suivent une distribution de probabilité de colonisation et d’extinction. Paradoxalement, MacArthur ne semble pas avoir explicité le lien entre la théorie biogéographique et la théorie de la niche. En génétique des populations, Kimura81, inspiré par les calculs de coût de la sélection de Haldane82 et les travaux sur la dérive génétique de Wright83, propose une théorie neutre d’évolution des fréquences alléliques où les allèles ont tous la même fitness, les seules causes du changement étant la mutation, la migration et la stochasticité démographique. Kimura propose ainsi une hypothèse nulle subtile pour tester la présence de sélection naturelle à l’échelle d’un génome. Ces travaux sont transposés en écologie84, en considérant les abondances des sens strict, le programme de recherche de MacArthur et Levins évoqué dans la section 1.4. 79. Hutchinson (1959), “Homage to Santa Rosalia or Why Are There So Many Kinds of Animals ?”, The American Naturalist, 93, p. 145. Hutchinson (1961), “The paradox of the plankton”, The American Naturalist, 95. 80. MacArthur et Wilson (1967), The Theory of Island Biogeography, Princeton UP @. 81. Kimura (1968), “Evolutionary Rate at the Molecular Level”, Nature, 217 @. Kimura (1983), The Neutral Theory of Molecular Evolution, Cambridge UP @. 82. Haldane (1957), “The cost of natural selection”, Journal of Genetics, 55 @. 83. Wright (1931), “Evolution in Mendelian Populations”, Genetics, 16 @. 84. Watterson (1974), “Models for the logarithmic species abundance distributions”, Theoretical Population Biology, 6 @. Caswell (1976), “Community structure : a neutral model analysis”, Ecological Monographs, 46 @.
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[les mondes darwiniens] espèces au lieu des fréquences alléliques. Hubbell85 enrichit ces modèles de l’intuition que la dispersion, en plus de la dérive, est un facteur majeur dans l’assemblage des communautés86, qui explique la distribution agglutinée des arbres conspécifiques dans sa forêt d’étude au Barro Colorado. Par ailleurs, parallèlement au déclin du concept de niche, le principe d’exclusion compétitive est miné par des travaux qui montrent que la limitation de la dispersion, en écologie spatiale, peut retarder l’exclusion ad infinitum, et ce même en l’absence de trade-offs (ou compromis)87. Hubbell trouve ses intuitions confortées par ces travaux, étant de ceux qui considèrent que l’exclusion compétitive n’est pas suffisamment documentée dans la littérature empirique88. Hubbell élabore alors une refonte des modèles neutralistes dans une monographie, The Unified Neutral Theory of Biodiversity and Biogeography (2001), qui devient rapidement un « best-seller »89 et génère une abondante controverse. 3.2 Caractéristiques des modèles neutres Un modèle neutre décrit une communauté de réplicateurs (génotypes, espèces), au comportement symétrique (voir ci-dessous), soumise à une apparition de nouveaux types (par mutation, spéciation) et une perte de types par dérive stochastique. La diversité des réplicateurs représente un équilibre dynamique entre l’extinction des résidents et l’apparition des nouveaux types. Des interactions complexes sont possibles entre les réplicateurs, du moment qu’elles sont symétriques, c’est-à-dire que le type d’un réplicateur (par exemple, l’espèce à laquelle appartient un individu chez Hubbell) n’a pas d’effet sur le destin prévu du réplicateur ni sur celui des autres. Typiquement, dans la théorie neutre, la communauté est définie comme un ensemble d’espèces de niveau trophique similaire et les individus sont en compétition symétrique 85. Hubbell (1979), “Tree dispersion, abundance and diversity in a tropical dry forest”, Science, 203 @. 86. La migration avait déjà été étudiée en génétique des populations, mais n’avait jamais eu un statut central comme dans la théorie de Hubbell (cf. Alonso et al., 2006, “The merits of neutral theory”, Trends Ecol Evol., 21(8) @). 87. Hurtt & Pacala (1995), “The consequences of recruitment limitation. Reconciling chance, history, and competitive differences between plants”, Journal of Theoretical Biology, 176 @. 88. Hubbell (2005), “Neutral theory in community ecology and the hypothesis of functional equivalence”, Functional Ecology, 19 @. 89. Leigh (2007), “Neutral theory : a historical perspective”, Journal of Evolutionary Biology, 20 @.
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] les uns avec les autres. La compétition s’effectue le plus souvent par le biais d’un maintien supposé de la communauté à un effectif donné. Les relations trophiques, qui sont asymétriques, et le mutualisme (asymétrique ou symétrique) ne sont pas traités. La symétrie (encore appelée équivalence ou égalité) est source de confusion dans les débats niche/neutre. La symétrie peut se définir à plusieurs niveaux : niveau intraspécifique (Kimura), niveau interspécifique (Hubbell), etc. L’asymétrie à un niveau est compatible, en principe, avec la symétrie à un autre niveau. De plus, la symétrie peut se définir pour différentes propriétés : l’équivalence écologique (ici : l’inexistence de mécanismes stabilisants90) n’est pas synonyme d’équivalence des fitness moyennes (existence de mécanismes égalisants), malgré la confusion entretenue par la terminologie de Hubbell qui utilise indifféremment équivalence écologique, fonctionnelle ou démographique, et certains de ses arguments sur la convergence des niches où il ignore (plus ou moins sciemment) le principe d’exclusion compétitive91. Les modèles neutres sont des modèles à chevauchement de niche complet et à fitness symétriques. L’une des forces de la théorie neutre est de proposer des modèles spatiaux implicites et explicites, dans lesquels l’assemblage est déterminé par la dispersion, et non l’adaptation à un environnement local. Les modèles spatiaux implicites considèrent des communautés locales, qui échangent des individus, selon un certain taux de migration, avec une communauté globale (certes peu identifiable empiriquement). Ces modèles décrivent les communautés locales comme des échantillons de la communauté globale, ce qui permet une confrontation directe avec des données d’échantillonnage d’une communauté. Les modèles spatiaux explicites spécifient les dynamiques démographiques et de dispersion dans un espace explicite, ce qui génère des distributions autocorrélées dans l’espace et dans le temps (c’est-à-dire des motifs non aléatoires). Ces modèles se distinguent notablement des modèles nuls antérieurs, basés sur la génération de motifs de distribution aléatoires – la présence d’autocor90. Bell (2000, “The Distribution of Abundance in Neutral Communities”, The American Naturalist, 155(5) @) propose une définition différente : une communauté est composée d’espèces écologiquement équivalentes quand aucun membre n’a d’interaction positive avec un autre (communauté d’espèces en compétition, amensalisme ou interaction nulle). 91. Par exemple, Hubbell (2005), “Neutral theory in community ecology and the hypothesis of functional equivalence”, Functional Ecology, 19 @, p. 169.
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[les mondes darwiniens] rélations dans les données était alors interprétée comme un effet de l’hétérogénéité de l’environnement92. 3.3 Domaine de performance de la théorie neutre 3.3.1 Qualité des hypothèses C’est un truisme de l’activité scientifique que de considérer que les hypothèses d’une théorie sont, du fait de leur caractère idéal, à proprement parler fausses. La théorie neutre n’échappe pas à la règle, et sa capacité à décrire les distributions d’abondance malgré l’hypothèse de chevauchement des niches et l’hypothèse d’équivalence des fitness moyennes, a conduit à s’interroger sur la nécessité de la théorie de la niche pour expliquer d’autres types d’observations. Concernant l’hypothèse d’équivalence des niches, l’existence de différences de niches paraît difficilement discutable même aux ténors de la neutralité93 – ceux-ci insistent en revanche sur le fait que les différences phénotypiques ou de distribution ne reflètent pas toutes des différences de niches. Au nombre des observations qui appellent une explication en termes de niche94, mentionnons par exemple : (1) les réponses différentes, et consistantes, d’espèces différentes aux changements environnementaux dans l’espace et dans le temps ; (2) l’overyielding95 observé dans les mélanges d’espèces par rapport aux monocultures en laboratoire ou sur le terrain, employé dans les polycultures dès le Moyen Âge96, et qui est interprété comme une complémentarité dans l’exploitation des ressources – l’overyielding tombe en dehors du champ de la théorie neutre dans la mesure où il n’y a pas, par définition, d’impact de la diversité sur l’effectif de la communauté (par ailleurs supposé constant dans la plupart des modèles actuels) ; (3) la stabilité de la composition des communautés, point que nous détaillons dans la section 3.3.2. Concernant l’hypothèse d’équivalence des fitness moyennes, en l’absence de mécanismes stabilisants, de très légers écarts à cette hypothèse conduisent 92. Bell (2001), “Neutral Macroecology”, Science, 293 @. 93. Par exemple, Engelbrecht et al. (2007), “Drought sensitivity shapes species distribution patterns in tropical forests”, Nature, 447 @. 94. Cf. Bell et al. (2006), “The comparative evidence relating to functional and neutral interpretations of biological communities”, Ecology, 87(6) @, et Leigh (2007), “Neutral theory : a historical perspective”, Journal of Evolutionary Biology, 20 @, pour une revue. 95. Corrélation positive entre la productivité d’une communauté et sa diversité. 96. Derville (1999), L’agriculture du Nord au Moyen Âge, PU du Septentrion.
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] à des prédictions complètement différentes, avec dominance monospécifique, conformément au principe d’exclusion compétitive. La durée de l’exclusion est de l’ordre, en nombre de générations, de l’inverse de la différence en fitness, c’est-à-dire 1/|ri - rj| générations (100 générations par exemple pour une différence de 1 %). Les paramètres peuvent être difficiles à interpréter empiriquement et, partant, difficiles à mesurer a priori – ce qui permet pourtant d’enrichir la famille des prédictions de la théorie. Les modèles spatiaux implicites97, par exemple, ne sont pas vraiment éclairants sur ce que représente le taux de migration, d’ailleurs peu mesuré98. De même, l’hypothèse selon laquelle chaque arbre a une probabilité donnée d’être une nouvelle espèce dérange certains écologistes, qui concèdent qu’elle puisse être opératoire dans le cas de petites populations isolées. Enfin, la valeur estimée des paramètres peut varier suivant les méthodes d’estimation pour un même jeu de données sans que la raison en soit très claire, et parfois, varier de plusieurs ordres de grandeur suivant les études, ce qui chiffonne l’intuition : par exemple le taux de spéciation estimé a posteriori pour le Panama est 1 300 fois celui obtenu pour la forêt d’Yasuni (Amazonie, Équateur) et 2,6 millions de fois celui de la forêt de Manu (Amazonie du Sud-Est, Pérou)99. Du fait de ces limitations, l’une des préoccupations concerne la qualité des prédictions de la théorie neutre et de ses extrapolations, qui pourraient être limitées à une certaine zone de valeurs de paramètres qui puissent paraître hautement improbables et requérir, au moins, une vérification100. Cette inquiétude est importante quant à l’application de la théorie à la biologie de la conservation – qui est pourtant l’un des moteurs du travail d’Hubbell101. 97. Par exemple, Hubbell (2001), The Unified Neutral Theory of Species Abundance and Diversity, Princeton UP @, chap. 5. 98. Leigh (2007), “Neutral theory : a historical perspective”, Journal of Evolutionary Biology, 20 @, mais cf. Alonso et al. (2006), “The merits of neutral theory”, Trends Ecol Evol., 21(8) @ pour une sensibilité opposée. 99. Leigh (2007), op. cit. ; pour une approche contournant le problème, cf. Munoz et al. (2007), “Estimating parameters of neutral communities : from one single large to several small samples”, Ecology, 88(10) @. 100. Zhang & Lin (1997), “The Effects of Competitive Asymmetry on the Rate of Competitive Displacement : How Robust is Hubbell’s Community Drift Model ?”, Journal of theoretical biology, 188 @. 101. Hubbell (2001), The Unified Neutral Theory of Species Abundance and Diversity, Princeton UP @.
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[les mondes darwiniens] 3.3.2 Qualité des prédictions La théorie neutre a été conçue initialement pour décrire les distributions d’abondance d’espèces sur une parcelle (SAD : species abundance distributions). Le domaine d’application s’est étendu aux relations aire/diversité, aux relations aire de répartition/abondance locale, à l’interprétation des motifs spatiaux (autocorrélations spatiales) et temporels (autocorrélations dans le temps des motifs spatiaux, de la composition et de la diversité d’une communauté). Le succès remarquable de la théorie neutre sur les SAD a provoqué l’étonnement : pourquoi, malgré ses hypothèses, réussit-elle si bien ? Ce point a été central dans la controverse, bien que concernant des propriétés agrégées comme les SAD, la théorie neutre et la théorie de la niche soient peu ou prou ex-aequo. La théorie neutre interprète les distributions d’abondance en termes d’individus de nouveau type (spéciation/migration) à chaque génération, tandis que la théorie de la niche suppose que les distributions d’abondance sont déterminées par la distribution des niches102. Faisant écho au scepticisme historique envers la pertinence des SAD pour juger des mécanismes sousjacents, Puyeo et al.103 ont récemment montré que la SAD générée par un modèle est une log-série quand le modèle ne contient aucune information à propos des abondances des espèces : c’est le cas d’un modèle neutre strict (où les abondances résultent d’un processus démographique aléatoire), mais aussi d’un modèle de niches idiosyncratiques (où les abondances résultent d’un processus d’attribution aléatoire de niches). Les modèles qui dévient de cette information nulle génèrent des SAD en lois puissance ou log-normale. Le modèle de Hubbell, en particulier, qui génère une log-normale pour la communauté locale, introduit de l’information au niveau de l’aire caractéristique de la communauté locale, ce qui n’est pas un mécanisme forcément plus général que d’autres (le modèle de Hubbell génère une log-série pour la communauté globale). Malgré cette égalité qualitative, la qualité descriptive de la théorie neutre sur les SAD et sa simplicité d’implémentation peuvent la faire apparaître comme la meilleure méthode actuelle d’interpolation pour estimer la diversité d’une parcelle104. 102. Bell et al. (2006), “The comparative evidence relating to functional and neutral interpretations of biological communities”, Ecology, 87(6) @. 103. Puyeo et al. (2007), “The maximum entropy formalism and the idiosyncratic theory of biodiversity”, Ecology Letters, 10 @. 104. Par exemple, Hubbel et al. (2008), “How many tree species are there in the Amazon and how many of them will go extinct ?”, PNAS USA, 105 (suppl.1) @.
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] Un autre objectif de la théorie neutre est d’expliquer la répartition agglutinée d’organismes conspécifiques (autocorrélations spatiales). L’interprétation traditionnelle en termes de niches consistait à poser que la répartition non aléatoire des organismes dans l’espace reflétait l’adaptation locale à des facteurs environnementaux répartis eux-mêmes de façon non aléatoire, des sites éloignés ayant plus de chances d’être différents. à l’inverse, la théorie neutre suppose que la répartition agglutinée s’explique en termes de dispersion locale, des sites plus éloignés échangeant moins de migrants. Qualitativement, les modèles neutres spatiaux explicites peuvent générer tout motif en utilisant une valeur idoine pour le taux de migration. La question se pose alors de déterminer à quel point la composition des communautés est explicable par des adaptations locales ou la limitation de la dispersion. Une solution intuitive est de rechercher des corrélations entre facteurs environnementaux et répartition des espèces. Cette solution peut être peu probante car (1) d’une part, l’absence de corrélation peut simplement signifier que les facteurs pertinents n’ont pas été considérés (algorithme semblable à l’algorithme adaptationniste), (2) d’autre part, contrairement à l’intuition, une corrélation espèces/facteurs peut aussi être expliquée par la limitation de la dispersion dans un modèle neutre spatial, dans le sens, du moins, où de nombreuses espèces occuperont seulement une fraction des environnements possibles et montreront ainsi une spécialisation apparente. Mettre en évidence la consistance de l’occupation des environnements possibles par des organismes requiert des études d’une résolution suffisante, tant au point de vue spatial (nombre de sites d’échantillonnage et surface de la région d’étude), temporel, phylogénétique (finesse de la phylogénie employée rapportée à la proximité des organismes échantillonnés), qu’environnemental (diversité des facteurs mesurés et finesse de la mesure pour chaque facteur)105. De ce point de vue, l’attitude neutre consiste en une question : à quelle résolution (par exemple, quelle échelle spatiale) le motif peut-il être considéré comme neutre ?106 105. Bell et al. (2001), “The scale of local adaptation in forest plants”, in Silvertown & Antonovics (eds.), Integrating Ecology and Evolution in a Spatial Context, Blackwell Science @. 106. Une difficulté majeure de ce pan de recherche est de séparer les effets de la variance environnementale des effets de la distance, car il y a une covariance environnement/distance dans les paysages naturels : la distance géographique tend à augmenter la variance environnementale, et la variance environnementale tend à augmenter la distance perçue (barrières à la migration par exemple).
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[les mondes darwiniens] La stabilité supposée de la coexistence d’un ensemble d’espèces, en revanche, est la raison d’être de la théorie de la niche. La théorie neutre suppose explicitement que la composition d’une communauté dérive, c’est-à-dire qu’elle subit une marche aléatoire. Bien que caractérisée, du fait des dynamiques démographiques, par des autocorrélations temporelles, la composition d’une communauté neutre ne présente donc aucun équilibre, et, encore moins de résilience. Notons qu’à l’inverse, sa diversité tend vers un équilibre dynamique spéciation/ dérive. Cet aspect de la théorie en fait une hypothèse nulle intéressante pour tester les écarts à la dérive, au sein d’une communauté ou entre communautés (section 3.4.2). La stabilité et la résilience de la composition après une perturbation, les temps d’extinction trop courts pour être neutres dans les registres fossiles, les explosions démographiques des espèces invasives, plaident, à cet égard, pour des explications en termes de niches. Il a pu paraître intéressant d’appliquer cette hypothèse de dérive à la divergence entre communautés isolées : la théorie neutre prédit que la diversité sommée des communautés croit linéairement au cours du temps, tandis que la théorie de la niche prédit que les compositions de communautés semblables doivent rester, du moins sur le temps écologique, semblables. Malheureusement, même en situation neutre, un seul migrant par génération et par communauté suffit à homogénéiser les compositions de chaque communauté, ce qui rend, une fois encore, les prédictions indiscernables107. 3.4 Nature de l’opposition entre théorie neutre et théorie de la niche La difficulté à départager les théories était déjà présente dans la controverse entre neutralisme et sélectionnisme en génétique des populations. Elle y a été contournée par le développement d’un modèle synthétique, dit quasineutre, qui prend en compte les effets de la dérive et de la sélection108. Un tel modèle a été élaboré également en écologie des communautés109, mais qui n’élude pas la difficulté de déterminer l’origine des motifs observés, ni celle du statut de la stochasticité. 107. Bell et al. (2006), “The comparative evidence relating to functional and neutral interpretations of biological communities”, Ecology, 87(6) @. 108. Ohta (1973), “Slightly Deleterious Mutant Substitutions in Evolution”, Nature, 246(5428) @. 109. Zhou & Zhang (2008), “A Nearly Neutral Model of Biodiversity”, Ecology, 89(1) @.
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] 3.4.1 Statut de la stochasticité Le statut de la stochasticité a sans doute généré une confusion importante dans le débat, qui peut être illustrée par l’emploi d’une terminologie malheureuse : celle de forces stochastiques, ou forces neutres (stochasticité démographique par exemple) par opposition aux forces déterministes (sélection par exemple). Sans nous prononcer sur la présence, irréductible ou non, de l’aléatoire en biologie110, remarquons que le syntagme force stochastique tient de l’oxymore : la stochasticité est justement ce qui n’est pas directionnel. En fait, les termes stochastiques d’un modèle représentent des mécanismes inconnus ou laissés de côté, c’est-à-dire la part d’information absente, et n’ont pas d’autre vertu explicative que la part d’inconnu dans le résultat. Abandonner certains termes déterministes au profit de termes stochastiques ne doit pas se faire uniquement dans le but de gagner en parcimonie, mais aussi en vérifiant que l’explanandum (ce qui est à expliquer) d’intérêt n’est pas abandonné. Par exemple, la théorie neutre laisse de côté un explanandum notable : elle ne permet pas, du fait de la symétrie, de prédire quelles espèces vont être rares ou fréquentes. à ce titre, le continuum de plus en plus consensuel111 entre déterminisme et stochasticité, interprété comme un continuum de causalité (chaque force pouvant déterminer la dynamique à divers degrés) est apprécier plutôt comme un continuum de la quantité d’information introduite dans un modèle112. 3.4.2 La théorie neutre : une hypothèse nulle ? La théorie neutre a montré la non-nécessité de la théorie de la niche quant à l’explication, au moins au niveau qualitatif, des motifs de répartition spatiale ou des motifs de diversité – sauf, il est vrai, en cas de sélection forte ou aux grandes échelles spatiales113. De ce fait, et à cause de sa parcimonie, la théorie neutre est souvent considérée comme une hypothèse nulle à, éventuellement, réfuter114. 110. Cf. Malaterre & Merlin, ce volume. (Ndd.) 111. Par exemple, Gewin (2006), “Beyond Neutrality – Ecology Finds Its Niche”, PloS, 41(8) @. 112. Cf. Clark et al. (2007), Models for Ecological Data : An Introduction, Princeton UP @. Clark (2009), “Beyond neutral science”, Trends in Ecology & Evolution, 24(1) @. 113. Bell et al. (2006), “The comparative evidence relating to functional and neutral interpretations of biological communities”, Ecology, 87(6) @. 114. Par exemple, Leigh (2007), “Neutral theory : a historical perspective”, Journal of Evolutionary Biology, 20 @. La théorie neutre n’a pas été toujours perçue comme
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[les mondes darwiniens] Typiquement, les modèles de la théorie neutre font appel à deux hypothèses : (1) une double hypothèse d’équivalence des espèces : aux niveaux écologique (pas de stabilisation) et compétitif (fitness moyennes égales) ; (2) pour les modèles spatiaux, une hypothèse de limitation de la dispersion. Une hypothèse alternative de (1) est une hypothèse selon laquelle les espèces ne sont pas équivalentes, au niveau compétitif et/ou écologique ; c’est l’hypothèse que posent les modèles de coexistence basés sur le concept de niche. à ce titre, le test de la dérive dans le temps de la composition d’une communauté revêt bien un caractère de test d’hypothèse nulle. Le cas spatial est plus ambigu. L’hypothèse (2) est une hypothèse de connectivité de l’espace. Son hypothèse alternative, à première vue, est une absence de connectivité (c’est-à-dire une dispersion illimitée), et non l’hypothèse d’hétérogénéité des écologies des espèces et des facteurs écologiques dans l’espace, que posent les modèles de répartition basés sur la niche. La difficulté à rejeter un modèle neutre ou de niche par l’examen de motifs spatiaux invite également à préférer, plutôt qu’un test d’hypothèse nulle, une approche de sélection de modèles, dans laquelle les hypothèses concurrentes sont confrontées simultanément aux données, et classées selon des critères tels que la vraisemblance, la parcimonie, etc.115 3.4.3 Dimensionnalité des modèles Clark et al.116 ont apporté un éclairage intéressant sur l’opposition entre modèles neutres et modèles de niche. Selon eux, chaque type de modèle une hypothèse nulle. Bell (2001, “Neutral Macroecology”, Science, 293 @, p. 2418) distingue ainsi deux versions de la théorie : (1) la version faible, selon laquelle la théorie est certes capable de générer des motifs semblables à ceux trouvés dans les données, mais qui ne suppose pas que la théorie identifie les principaux mécanismes sous-jacents aux motifs d’abondance et de diversité, (2) la version forte, selon laquelle la théorie neutre connaît un tel succès prédictif précisément parce qu’elle a identifié ces mécanismes. 115. Cf. Johnson & Omland (2004), “Model selection in ecology and evolution”, Trends in Ecology & Evolution, 19(2) @. Clark (2007), Models for Ecological Data : An Introduction, Princeton UP @. 116. Clark et al. (2004), Models for Ecological Data : An Introduction, Princeton UP @ ; idem (2007), “Resolving the biodiversity paradox”, Ecology Letters, 10(8) @ ; idem (2009), “Beyond neutral science”, Trends in Ecology & Evolution, 24(1) @.
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] échoue à expliquer la diversité : les modèles de niche, parce qu’on observe trop peu de trade-offs et des chevauchements trop importants sur le terrain par rapport aux réquisits des modèles, et les modèles neutres, parce qu’ils n’expliquent pas la stabilité et la résilience observées dans les communautés. Cette faillite épistémique serait due à la basse dimensionnalité de ces modèles, même en théorie de la niche. La basse dimensionnalité est favorisée en écologie pour plusieurs raisons : les modèles doivent être solubles, peu d’axes de ressources et de trade-offs seulement sont perçus, enfin les critères de sélection de modèles qui s’appuient sur la parcimonie et éliminent tous les effets non significatifs, et le fit de relations déterministes avec un bruit résiduel, font apparaître des relations à basse dimensionnalité. Clark et ses collègues proposent une alternative : explorer explicitement les processus mal représentés ou mis de côté et envisager des modèles complexes. à l’aide d’une technique d’inférence (modèle hiérarchisé bayesien), ils révèlent des différences de niches de haute dimensionnalité chez deux espèces d’arbres en apparence écologiquement équivalentes. Cet appel à des explications de haute dimensionnalité fait écho à un article fondateur de Hutchinson117 sur le même sujet. Du point de vue de la structure, les modèles neutres et de niche classiques appartiennent à la même famille de modèles (basse dimensionnalité) et sont à opposer aux modèles de haute dimensionnalité. En revanche, les modèles de niche de basse et de haute dimensionnalités visent le même explanandum : déterminer l’abondance de certaines espèces, ou les issues de situations de compétition par exemple. 4 Conclusions 4.1 Acceptions du concept Même si le mot « niche » en écologie a substantiellement changé d’acception en un siècle d’existence, ses multiples sens gravitent tous autour de la vision darwinienne d’écosystèmes structurés par la lutte pour la survie. à l’origine, le mot signifie une place dans l’écosystème, au sens d’une relation aux ressources, aux prédateurs et à l’habitat. Grinnell et Elton, en comparant des communautés, en viennent à s’intéresser aux équivalents écologiques, c’est-à-dire à des espèces ayant une niche similaire dans des localités ou des écosystèmes différents : le mot « niche » se teinte d’une connotation d’invariant de la structure des écosystèmes. 117. Hutchinson (1961), “The paradox of the plankton”, The American Naturalist, 95 @.
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[les mondes darwiniens] L’idée selon laquelle deux espèces qui coexistent au même endroit doivent occuper des niches différentes, déjà présente chez Darwin et ses successeurs, dont Grinnell, et plus tard dénommée principe d’exclusion compétitive, fournit le cadre de la redéfinition de Hutchinson. Hutchinson formalise la niche d’une espèce comme le volume, dans l’espace des variables environnementales, où l’espèce peut survivre indéfiniment (niche fondamentale), ou bien le volume, restreint du fait des interactions avec les compétiteurs présents, où l’espèce survit effectivement (niche réalisée). La niche est propre à chaque espèce, l’invariance n’est plus supposée. Par cette formalisation, Hutchinson ouvre la voie à la quantification des différences de niche qui permettent la coexistence et des similarités qui conduisent à l’exclusion, une préoccupation déjà présente chez Darwin118. Il est notable qu’au cours de l’histoire des recherches sur l’exclusion compétitive, et en particulier dans l’article fondateur de Hutchinson119, le statut du principe oscille entre celui de principe a priori (la coexistence d’espèces implique une certaine dissimilarité, même si celle-ci n’est pas mise en évidence) et celui de principe empirique (le but est de prédire via des mesures de la niche la coexistence ou l’exclusion, ou bien, via l’observation de la coexistence, la dissimilarité minimale des niches)120. Peu à peu, il apparaît que la théorie de la niche, foisonnante, connaît des difficultés à produire des résultats généraux. Dans le même temps, une approche plus mécaniste se fait jour, basée sur l’explicitation des dynamiques sousjacentes à la compétition et aux autres interactions interspécifiques, comme par exemple la dynamique des ressources consommées121. L’utilisation du concept connaît un déclin à partir des années 1980. Même si l’approche mécaniste reste dans la lignée des approches précédentes, le concept de niche n’y est plus central. C’est de cette approche mécaniste, cependant, que naît la refonte de Chase et Leibold, destinée à 118. Darwin (1859), On the origin of species by means of natural selection… @, p. 320. 119. Hutchinson (1957), “Concluding remarks”, Cold Spring Harbor Symposia on Quantitative Biology, 22 (2), p. 417-418 @. 120. Le principe a priori est de la même famille que celui de l’adaptationnisme dur, que l’on peut formuler ainsi par exemple : « tout trait est une adaptation à une pression de sélection, même si celle-ci n’est pas mise en évidence », ou bien encore : « c’est le plus apte qui survit, même si l’aptitude n’est pas mise en évidence ». 121. Par exemple, Tilman (1982), Resource Competition and Community Structure, Princeton UP.
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[arnaud pocheville / la niche écologique : histoires et controverses récentes] rendre au concept son rôle de cadre de réflexion synthétique en écologie. La niche est une visualisation de ces mécanismes écologiques : c’est la réunion des réponses à, et de ses impacts sur, les facteurs environnementaux. Quelles que soient les différences entre les multiples acceptions du concept, la niche est un modèle de la relation entre l’organisme et son environnement : ce modèle se limite à une zone de viabilité chez Hutchinson ou une distribution d’utilisation dans la théorie de la niche, et intègre les impacts de l’organisme sur les facteurs environnementaux chez des auteurs comme Grinnell, Elton, Chase et Leibold. Cette relation n’est pas modifiable : ce sont les conditions environnementales et les démographies des espèces qui le sont. (Dans les modèles d’évolution de niche, la relation est modifiable, mais ici encore la modification, c’est-à-dire l’évolution, est traitée dans un programme externaliste.) Dans le programme de recherche de la construction de niche, en revanche, la niche est modifiable, et l’acception oscille entre le modèle de la relation à l’environnement (l’ensemble des pressions de sélection subies par l’organisme) et l’état de cet environnement (qui, à notre sens, est une variable). Cette oscillation est génératrice de confusion quant au statut d’explanans ou d’explanandum de la niche. En médecine, la niche d’une cellule est clairement identifiée comme une structure physique, et envisager sa modification par la cellule ne pose pas de problème épistémique. 4.2 Niche et neutralité Le concept de niche a été forgé dans le cadre d’une explication de la coexistence des espèces malgré leur tendance, par principe, à s’exclure : les différences de niche interviennent comme des facteurs stabilisant la coexistence. La théorie neutre, à l’inverse, explique la diversité observée sans supposer de différences de niches. Le paradoxe n’est qu’apparent : la coexistence, au sens d’une certaine stabilité de la composition d’une communauté, n’est pas l’explanandum de la théorie neutre, qui suppose au contraire que la composition dérive. La théorie neutre est taillée pour prédire les distributions d’abondance des espèces au niveau de la communauté, et non quelles espèces vont être abondantes ou rares, ce qui relève d’une théorie basée sur le concept de niche. Malgré certaines tentatives de Hubbell122, la théorie neutre ne permet pas non plus d’expliquer pourquoi le principe d’exclusion compétitive ne devrait 122. Par exemple, Hubbell (2006), “Neutral Theory and the Evolution of Ecological Equivalence”, Ecology, 87(6) @.
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[les mondes darwiniens] pas s’appliquer, en d’autre termes, pourquoi les espèces devraient évoluer vers des fitness égales. Nous avons vu que les motifs de diversité ne sont la plupart du temps pas discriminants quant aux hypothèses d’une stabilisation des communautés ou d’une équivalence des espèces – ce qui signifie que ces motifs ne peuvent pas être interprétés comme des indices favorisant l’une ou l’autre hypothèse. à ce titre, la théorie neutre a élargi la famille des modèles aptes à expliquer les motifs de diversité, ce qui permet en retour de mieux cerner les propriétés de ces modèles non nécessaires à l’explication de ces motifs. La plupart des critiques se sont concentrées sur l’hypothèse d’équivalence des fitness, qui paraît hautement improbable, tandis que l’hypothèse de stabilisation est bien documentée tant du point de vue théorique123 qu’empirique124 . Cette hypothèse d’équivalence se présente cependant comme une approximation opératoire pour dériver une certaine famille de résultats dans l’étude de la diversité, quoiqu’elle puisse diminuer la robustesse de la théorie. Les apports de la théorie neutre ne se limitent pas aux hypothèses d’équivalence (écologique et de fitness moyenne) : les accents mis sur la limitation de la dispersion, sur la stochasticité (c’est-à-dire la part d’inconnu) et les effets d’échantillonnage sont tout à fait détachables des hypothèses d’équivalence et intégrables à une théorie mécaniste125. La théorie neutre représente ainsi une première entrée dans des domaines théoriques difficiles, comme les solutions analytiques de modèles spatialement explicites126. L’hypothèse d’équivalence des fitness, centrale à l’origine, ne devrait plus apparaître que comme un cas limite127. 123. Chesson (2000), “Mechanisms of maintenance of species diversity”, Annual Review of Ecology, Evolution and Systematics, 31 @. 124. Bell et al. (2006), “The comparative evidence relating to functional and neutral interpretations of biological communities”, Ecology, 87(6) @. 125. Alonso et al., 2006, “The merits of neutral theory”, Trends Ecol Evol., 21(8) @. 126. Bramson (1996), “Spatial models for species area curves”, Annals of Probability, 24 @. Bramson et al. (1998), “A spatial model for the abundance of species”, Annals of Probability, 28 @. 127. Remerciements. Nous tenons à remercier Philippe Huneman, Michel Morange, Marc Silberstein, Jean Gayon, Régis Ferrière, Maël Montévil, Frédéric Bouchard, François Munoz, Aurélien Pocheville et Antoine Collin, dont les suggestions ont permis d’améliorer considérablement les versions précédentes du manuscrit. La rédaction de ce texte a bénéficié d’un financement de l’École doctorale « Frontières du vivant » et du Programme doctoral Liliane Bettencourt.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 27
Pierre-Olivier Méthot
Darwin et la médecine : intérêt et limites des explications évolutionnaires en médecine
L
e cinquantième anniversaire de la publication de L’Origine des espèces (1859) fut l’occasion pour les éditeurs de Darwin and Modern Science1 d’étudier l’incidence de la théorie de l’évolution sur presque tous les domaines scientifiques – à l’exception de la médecine. Ce dernier sujet fut tout de même abordé cette année-là par le médecin James Alexander Lindsay dans une communication commémorative – aux accents tristement eugéniques – intitulée « Darwinism and Medicine », prononcée devant le Collège royal des médecins à Londres et publiée dans le British Medical Journal quelques jours plus tard2. Comme le note Anne-Marie Moulin3, vers la fin du xixe siècle, alors que le darwinisme s’exportait hors de la biologie vers l’anthropologie et la linguistique, il semblait toutefois « sans avenir » en médecine ; la pathologie étant a priori l’inadapté, le domaine médical présentait peu d’intérêt pour la théorie de l’évolution. Par exemple, le médecin français Eugène Bouchut (1818-1891) consacra un chapitre de son livre, L’Histoire de la médecine et des doctrines médicales au « transformisme en médecine », doctrine qui, « si elle a quelque importance en histoire natu1. Bateson & Seward (1909), Darwin and Modern Science, Cambridge UP @. 2. Lindsay (1909), “Darwinism and Medicine”, The British Medical Journal, Nov. 6. 3. Moulin (1982), «Darwinisme et pastorisme » @, in Commémoration du centenaire de la mort de Charles Darwin, organisé dans le cadre des activités culturelles du comité d’entreprise de l’Institut Pasteur de Paris.
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[les mondes darwiniens] relle » en offrant un cadre explicatif des origines du vivant, incluant l’homme, n’a « aucune raison d’être en médecine4 ». L’attitude de Bouchut témoigne de la résistance au darwinisme en France. Car il existait depuis les années 1860 de nombreux travaux scientifiques – qui n’ont pas encore fait l’objet d’une recension exhaustive – traitant en profondeur d’une question difficile, à savoir l’articulation de la médecine à la théorie de l’évolution. De la publication de l’Origine jusqu’à nos jours, en fait, les médecins se sont intéressés à l’évolution5. Cet intérêt, cependant, n’est pas toujours clairement reflété dans les ouvrages commémoratifs qui traitent plus volontiers de l’impact du darwinisme sur les sciences sociales, la morale, la psychologie, la religion ou encore les sciences biologiques dans leur généralité6, que sur la médecine et les sciences de la santé. Il est néanmoins courant de lire que la mise en rapport de la médecine et de la biologie de l’évolution est un fait tardif qui correspondrait à la publication d’un article intitulé « The Dawn of Darwinian Medicine7 », coécrit par les Américains Georges C. Williams, biologiste de l’évolution, et Randolph M. Nesse, psychiatre. Ce texte programmatique, par la suite vulgarisé et augmenté dans leur ouvrage Why do we get sick ? The New Science of Darwinian Medicine8, a donné le coup d’envoi de la « médecine darwinienne9 ». Toutefois, Nesse relate qu’il était déjà intéressé à l’idée de développer une perspective darwinienne sur la santé et la maladie au milieu des années 198010 et, de 4. Bouchut (1873), L’histoire de la médecine et des doctrines médicales, Baillière @, p. 422. 5. Zampieri (2009), “Origins and History of Darwinian Medicine”, Humana-Mente, 9 @. Bynum (1983), “Darwin and the Doctors : Evolution, Diathesis, and Germs in 19th-Century Britain”, Gesnerus, 40, 1-2 ; idem (2002), “The Evolution of Germs and the Evolution of Disease : Some British Debates, 1870-1900”, History and Philosophy of the Life Sciences, 24, 1. 6. Cf. Jeans et al. (1925), Evolution in the Light of Modern Knowledge : A Collective Work, Blackie and Son limited. 7. Williams & Nesse (1991), “The Dawn of Darwinian Medicine”, The Quarterly Review of Biology, 66, 1 @. 8. Nesse & Williams (1995), Evolution and Healing : The New Science of Darwinian Medicine, Phoenix. 9. L’expression « Darwinian medicine » existait déjà à la fin du xixe siècle (cf. Richardson, 1893, “Erasmus Darwin, M. D., F. R. S., and Darwinian Medicine”, Asclepiad, 37) et désignait la médecine d’Érasmus Darwin, grand-père de Charles, non une nouvelle discipline comme c’est le cas aujourd’hui (in Zampieri, 2009, op. cit. @, p. 13). 10. Nesse (2005), “Maladaptation and Natural Selection”, The Quarterly Review of Biology, 80, 1 @.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] fait, il publiait en 1984 un article intitulé « An Evolutionary Perspective on Psychiatry11 ». Le travail collaboratif de Nesse et Williams en médecine darwinienne consiste à promouvoir l’idée que l’histoire évolutive des êtres humains permet de mieux comprendre pourquoi nous sommes vulnérables à certaines maladies, c’est-à-dire à identifier plus précisément nos dispositions à tomber malade. Par conséquent, soutiennent-ils, la théorie de l’évolution devrait être intégrée à la pratique et à la recherche médicale. D’un point de vue institutionnel ou organisationnel, l’article de 1991 de Nesse et Williams constitue l’acte fondateur d’une approche évolutive de la santé et de la maladie, même s’il existe des précédents historiques, comme nous le verrons. Nombreux sont ceux, par exemple, qui se sont lancés à leur suite en se réclamant de leurs travaux12. En outre, depuis le milieu des années 1990, des conférences internationales et des ateliers regroupant médecins, évolutionnistes, épidémiologistes, microbiologistes ont lieu régulièrement chaque année pour discuter des derniers résultats qui sont également diffusés dans un journal-forum en ligne, The Evolution & Medicine Review. L’une des dernières conférences en question, « Evolution in Health and Medicine », tenue à Washington en avril 2009, a attiré des dizaines de médecins, dont le doyen de la faculté de médecine de la Harvard Medical School lui-même. Les quatre domaines de recherche propices à bénéficier d’une approche évolutive proposés initialement par Williams et Nesse (les infections, les blessures, les maladies impliquant des facteurs génétiques et celles causées par des environnements dits « anormaux », soit l’environnement moderne) se sont considérablement élargis pour inclure des travaux sur les mécanismes du vieillissement, la pédiatrie, l’obstétrique, la médecine dentaire, etc. Il faut souligner, enfin, que la prestigieuse revue médicale The Lancet publiait récemment un dossier spécial sur l’évolution et la médecine dans son édition du mois de 11. Nesse (1984), “An Evolutionary Perspective on Psychiatry”, Comprehensive psychiatry, 25, 6 @. L’approche évolutive des maladies mentales accompagne le développement de la médecine darwinienne depuis ses débuts, mais ne sera pas traitée explicitement dans ce travail. Pour une lecture critique de cette approche, cf. Murphy (2005), “Can Evolution Explain Insanity ?”, Biology & Philosophy, 20, 4 @. 12. Stearns & Koella (2008), Evolution in Health and Disease, Oxford UP @. Elton & O’Higgins (eds) (2008), Medicine and Evolution. Current Applications, Future Prospects, Routledge @. Stearns & Ebert (2001), “Evolution in Health and Disease : Work in Progress”, Quarterly Review of Biology, 76, 4 @. Trevathan et al. (eds) (1999), Evolutionary Medicine, Oxford UP @. Cosmides & Tooby (1999), “Toward an Evolutionary Taxonomy of Treatable Conditions”, Journal of Abnormal Psychology, 108, 3 @.
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[les mondes darwiniens] décembre 2008. Ainsi donc, tout porte à croire que la médecine darwinienne constitue un champ de recherche en pleine expansion. Avant d’aller plus loin, quelques remarques préliminaires s’imposent à titre de clarification. Premièrement, si la médecine darwinienne a connu une expansion significative depuis sa fondation au début des années 1990, il faut tout de même souligner qu’il s’agit d’un domaine de recherche dont les acteurs clés sont pour la plupart originaires soit des États-Unis soit de Grande-Bretagne. Son influence ne semble pas s’étendre au-delà du monde anglo-saxon – à l’exception peut-être de la Norvège13. Deuxièmement, il ne faudrait pas donner l’impression que la médecine darwinienne aurait été acceptée de facto par les médecins. Au contraire, les arguments avancés par Nesse, Williams et leurs collègues n’ont apparemment pas convaincu les médecins, jusqu’à présent, de l’importance de la théorie de l’évolution pour la médecine. Comme la médecine darwinienne est une spécialisation essentiellement anglo-saxonne, l’explication des réticences du côté des médecins à inclure la théorie de l’évolution dans le cursus médical ne saurait faire l’économie de l’influence politique et idéologique résultant du débat créationnisme-évolutionnisme qui secoue aujourd’hui encore les États-Unis14. Ce problème ne sera cependant pas retenu dans la présente étude. En France, la médecine darwinienne demeure encore mal connue. En effet, le biologiste de l’évolution Michel Raymond15 est peut-être le premier à avoir publié en français sur le sujet, et ce, très récemment16. Cette absence n’est probablement pas étrangère au fait que l’introduction du darwinisme dans les milieux académiques et scientifiques français fut lente17. 13. Mysterud (1998), “The History, Status and Teaching of Darwinian Medicine in Norway”, Norsk Epidemiologi, 8, 1 @. 14. Perino (2008), Darwin viendra-t-il ?, Le Pommier. 15. Raymond (2008), Cro-Magnon toi-même! Petit guide darwinien de la vie quotidienne, Seuil. 16. Le cardiologue Bernard Swynghedauw a publié récemment un ouvrage introductif à la médecine darwinienne en français (Quand le gène est en conflit avec son environnement. Introduction à la médecine darwinienne, De Boeck, 2009). Voir également Swynghedauw & Frelin (2010), « L’évolution biologique en médecine. Un outil de formation, un moyen de hiérarchiser les informations et une base rationnelle à une politique de santé », in G. Lambert & M. Silberstein (dir.), Matière première. Revue d’épistémologie [en ligne], nouvelle série, n° 1/2010 : Épistémologie de la médecine et de la santé, Éditions Matériologiques @, ainsi que Morange (2011), La vie, l’évolution et l’histoire, Odile Jacob.. 17. Conry (1974), L’introduction du darwinisme en France au xixe siècle, Vrin.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] Enfin, même si l’appellation « médecine darwinienne » tend à faire place aujourd’hui à l’expression « médecine évolutive » dans la mesure où certains concepts utilisés (épigénétique, dérive génétique, etc.) étaient inconnus de Darwin18, les deux expressions continuent d’être employées sans distinction. Or, il existe une autre raison, plus fondamentale celle-là, de distinguer les deux approches : la médecine darwinienne n’est que l’une des perspectives possibles d’envisager les rapports entre médecine et évolution. Au sens que lui donnent Nesse et Williams, la médecine darwinienne est une approche adaptationniste qui place l’environnement dans lequel l’homme a évolué au cœur de son modèle épistémologique et qui tend à repenser la totalité de la médecine à l’aune de l’évolution. En plus d’offrir un cadre théorique pour « organiser les 10 000 faits » médicaux que les étudiants doivent enregistrer, l’évolution fournirait, selon eux, « le paradigme manquant permettant de comprendre pourquoi les organismes sont vulnérables aux maladies19 ». Or, on peut penser que la médecine évolutive, quant à elle, consisterait plutôt à mettre en application les concepts de la biologie de l’évolution, comme la sélection naturelle, afin d’expliquer et de résoudre certains problèmes médicaux ciblés (par exemple : l’augmentation de la virulence, la résistance bactérienne aux antibiotiques, les maladies nosocomiales, etc.). La biologie de l’évolution est alors pensée comme un nouvel axe de recherche ou encore, comme un « principe d’intelligibilité20 » supplémentaire pour la médecine, et ce, sans prétendre refonder son épistémologie en s’érigeant en « paradigme ». La médecine évolutive, comme le rappellent Ebert & Soko, « doit être davantage que des explications basées sur des changements survenus au niveau de l’environnement et du style de vie des êtres humains21 ». Ce point de contraste entre médecine darwinienne et médecine évolutive permettra de moduler les rapports entre médecine et évolution. Avant d’étudier ces deux modèles épistémologiques de la santé et de la maladie, je vais d’abord explorer brièvement les rapports historiques entre la biologie de l’évolution et la médecine, en me concentrant 18. Elton & O’Higgins (eds) (2008), Medicine and Evolution. Current Applications, Future Prospects, Routledge @, p. 2. 19. Nesse & Stearns (2008), “The Great Opportunity : Evolutionary Applications to Medicine and Public Health”, Evolutionary Applications, 1, 1 @, p. 30-31. 20. Morange (2005), Les secrets du vivant. Contre la pensée unique en biologie, La Découverte. 21. Ebert & Sokolova (2001), “Morning Has Broken : Ten Years after the Dawn of Evolutionary Medicine”, Journal of Evolutionary Biology, 14, 1 @, p. 194.
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[les mondes darwiniens] principalement sur le cas de l’Angleterre et de la France à la fin du xixe et au début du xxe siècle, afin d’illustrer l’intérêt des médecins envers une approche évolutive de la santé et de la maladie. 1 Médecine et évolution : un survol historique
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l serait malheureux de penser que les médecins n’ont jamais cherché, avant la fin du xxe siècle, à comprendre de quelle façon la biologie de l’évolution pourrait illuminer leur travail ou vice-versa. Comme l’a montré l’historien de la médecine William Bynum22, depuis la publication de L’Origine des espèces, nombreux sont les médecins qui ont tenté d’importer, avec plus ou moins de succès, des schémas explicatifs de la biologie de l’évolution vers la médecine. Selon lui, même si la théorie de l’évolution a eu une influence « disparate » sur les sciences médicales, il ne fait aucun doute que les médecins ont « reçu beaucoup » des travaux de Charles Darwin23. En outre, la théorie de l’hérédité développée par Darwin – l’hypothèse de la « pangenèse24 » – fut également récupérée par les médecins. Cela se comprend dans la mesure où, d’une part, les maladies héréditaires constituaient un enjeu majeur pour la médecine depuis le milieu du xviiie siècle, principalement en France, « berceau » du concept biologique d’hérédité, mais aussi en Angleterre25. D’autre part, la pangenèse n’est pas sans rapport avec les textes hippocratiques sur la reproduction26. L’une des applications les plus directes de la théorie darwinienne de l’hérédité à la maladie fut ainsi proposée par le médecin anglais James Ross, qui publia un ouvrage intitulé The Graft Theory of Disease, being an 22. Bynum (1983), art. cit. ; idem (2002), art. cit. 23. Bynum (1983), art. cit., p. 45. 24. La théorie de la pangenènse n’entre pas à titre de composante essentielle dans L’Origine – elle lui est postérieure (1868) – et encore moins dans le néodarwinisme (cf. Heams sur l’hérédité, ce volume). 25. López-Beltrán (2004), “In the Cradle of Heredity ; French Physicians and L’hérédité Naturelle in the Early 19th Century”, Journal of the History of Biology, 37, 1 @. 26. Dans une lettre à Darwin, le médecin William Ogle soulignait la parenté entre les textes hippocratiques et la théorie de la pangenèse, ce que Darwin reconnut aussitôt. En effet, dans une lettre adressée à Ogle en date du 6 mars 1868, Darwin écrivit : « Dear Sir - I thank you most sincerely for your letter, which is very interesting to me. I wish I had known of these views of Hippocrates before I had published, for they seem almost identical with mine – merely a change of terms – and an application of them to classes of facts necessarily unknown to the old philosopher » (je souligne).
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] Application of Mr Darwin’s Hypothesis of Pangenesis to the Explanation of the Phenomena of the Zymotic Disease27. L’ouvrage de Ross parut, cependant, alors que Darwin renonçait à sa théorie de la pangenèse et ne connut pas une postérité remarquable28. En Grande-Bretagne, les applications médicales les plus visibles sur la scène scientifique de la théorie darwinienne de l’évolution se concentrèrent principalement autour des débats portant sur la théorie des germes développée par Joseph Lister et par Louis Pasteur29. Certains, comme l’épidémiologiste Richard Thorne Thorne, ont défendu les idées de Darwin de manière discrète, voire subtile. Alors qu’il était inspecteur médical pour le gouvernement britannique, Thorne Thorne présenta une communication devant l’Epidemiological Society of London dans laquelle il s’interrogeait sur la possibilité d’une génération spontanée ou de novo des maladies épidémiques. Sans invoquer Darwin, il conclut tout de même que « par un processus d’évolution », il était possible dans certains cas d’observer l’émergence de nouvelles maladies qui n’avaient alors pas d’antécédents30. Un autre épidémiologiste, Hubert Airy, au contraire, affirmait ouvertement l’importance des idées du « grand maître Charles Darwin » et avait ainsi entrepris d’étudier tout particulièrement le problème des maladies infectieuses « d’un point de vue darwinien »31. Pour sa part, le médecin William Aitken, auteur de l’impressionnante somme Science and Practice of Medicine32, publia ses conférences dans le Glasgow Medical Journal sous le titre « Darwin’s Doctrine of Evolution in Explanation of the Coming into Being of Some Diseases »33. Enfin, Kenneth Millican publia un 27. Ross (1872), The Graft Theory of Disease, being an Application of Mr Darwin’s Hypothesis of Pangenesis to the Explanation of the Phenomena of the Zymotic Disease Chuchill @. 28. Bynum (2002), art. cit., p. 59. 29. Bynum (2002), art. cit. Dans la seconde moitié du xixe siècle, il n’existait pas « une » théorie des germes unifiée, mais plusieurs (Worboys, 2000, Spreading Germs : Disease Theories and Medical Practice in Britain, 1865-1900, Cambridge UP @). 30. Thorne Thorne (1882), “Remarks on the Origin of Infection”, Transactions of the Epidemiological Society of London, 4. 31. Airy (1878), “On Infection Considered from a Darwinian Point of View”, Transactions of the Epidemiological Society of London, 4. 32. Aitken (1880), The Science and Practice of Medicine, 7th ed., Griffin. 33. Aitken (1885-1886), “Darwin’s Doctrine of Evolution in Explanation of the Coming into Being of Some Diseases”, Glasgow Medical Journal, 24.
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[les mondes darwiniens] ouvrage sur « l’évolution des germes morbides »34 qui se réclamait explicitement d’une approche darwinienne35. Darwin sut également attirer l’attention de praticiens provenant d’autres secteurs de la médecine, notamment de la chirurgie. Certains, comme Lawson Tait, ont même entretenu une correspondance soutenue avec Darwin – qui était, sans conteste, le héros de Tait36. Tait avait lu l’Origine dès sa parution lorsqu’il était étudiant en médecine à l’université d’Édimbourg, à l’époque où régnait un climat particulièrement hostile au darwinisme à la faculté de médecine de cette institution37. Dans une lettre à Darwin rédigée en mars 1875, Tait affirmait : « plus je réfléchis aux problèmes posés par la pathologie, plus je considère que leur solution en sera grandement facilitée si l’on envisage ces problèmes sous un angle darwinien. » Un autre chirurgien célèbre, James Paget (1814-1899), alors qu’il étudiait la maladie à laquelle il a laissé son nom, affirma que « de telles variations dans les maladies devraient être étudiées comme Darwin étudia la variation des espèces. […] Dans la recherche de nouveaux savoirs, Darwin peut être un modèle pour tous, comme il le fut pour moi, dans la mesure où je sus l’imiter ». Par la suite, certains des étudiants de Paget, travaillant dans des institutions universitaires influentes comme Oxford ou Cambridge, contribuèrent à disséminer les thèses de Darwin en les discutant ouvertement38. Enfin, on peut noter qu’en 1926, le pathologiste anglais F.W. Andrewes publia un article intitulé « Disease in the Light of Evolution » dans The Lancet39. Le titre de cet article renvoie à l’ouvrage Evolution in the Light of Modern Knowledge40 mentionné au début de ce chapitre, qui ne comportait pas de section sur l’incidence de la théorie de l’évolution sur la médecine, ce à quoi Andrewes voulut remédier. Dans cet écrit, l’auteur considérait que plusieurs 34. Millican (1883), The Evolution of Morbid Germs. A contribution to transcendental pathology, H.K. Lewis @. 35. Cette liste d’ouvrages est indicative et ne prétend pas à l’exhaustivité. 36. Shepherd (1980), Lawson Tait : The Rebellious Surgeon (1845-1899), Coronado Press, p. 137. 37. Ibid., p. 80 et 109. 38. Towers (1968), “The Impact of Darwin’s Origin of Species on Medicine and Biology”, Medicine and Science in the 1860s : Proceedings of the Sixth British Congress on the History of Medicine, University of Sussex, 6-9 September 1967, p. 59. 39. Andrewes (1926), “Disease in the Light of Evolution”, The Lancet, June, 5. 40. Jeans et al. (1925), Evolution in the Light of Modern Knowledge : A Collective Work, Blackie and Son limited.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] sujets médicaux bénéficieraient d’une approche évolutive dont, par exemple, l’évolution du système immunitaire et des mécanismes de défense de l’organisme ainsi que le sujet qu’il trouvait « le plus intéressant » de ce point de vue : l’évolution des maladies infectieuses et les relations hôtes-parasites41. En France, l’émergence et l’orchestration d’une médecine darwinienne dans les années postérieures à la publication de l’Origine semble encore plus improbable qu’en Angleterre – à la limite, une médecine « lamarckienne » ou même « transformiste » aurait été plus facilement envisageable42. En effet, les sciences de la vie de la fin du xixe siècle en France étaient dominées par le néolamarckisme – à l’exception de Lucien Cuénot (1866-1951) – et la théorie darwinienne de l’évolution ne commença à s’implanter véritablement en France qu’à la suite des travaux pionniers de Georges Tessier et Philippe l’Héritier dans les années 1930-194043. Néanmoins, avant même son acceptation tardive et parfois ardue dans les milieux scientifiques et universitaires, la théorie de Darwin s’est introduite dans les domaines médicaux à la fin du xixe siècle par l’intermédiaire de la microbiologie et de l’immunologie naissante, tant en France qu’en Angleterre. Bien qu’il soit courant de lire chez les historiens des sciences, de même que chez les scientifiques, que Darwin ne s’est pas intéressé aux microbes ou aux bactéries44, ce dernier était en correspondance avec les plus éminents microbiologistes de son époque tels que Christian Gottfried Ehrenberg (1795-1876) et Ferdinand Cohn (1828-1898) – qu’il invita même chez lui – et il avait lu et commenté à d’autres les travaux de Louis Pasteur45. Comme l’a récemment souligné J. Andrew Mendelsohn46, la question de la virulence était une question centrale 41. Andrewes (1926), op. cit., p. 1078. 42. Voir Bordier (1888), « Sixième conférence transformiste : Les microbes et le transformisme », Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, IIIe série, tome 11 @. 43. Limoges (1976), “Natural Selection, Phagocytosis, and Preadaptation : Lucien Cuénot, 1886-1901”, J. Hist. Med. Allied Sci., 31, 2 @, p. 176. 44. Sapp (1994), Evolution by Association : A History of Symbiosis, Oxford UP @, p. 6. Lederberg (1988), “Pandemic as a natural evolutionary phenomenon”, Social Research, 55 (3), @ p. 345, cité in O’Malley (2009), “What did Darwin say about microbes, and how did microbiology respond ?”, Trends in Microbiology, 17(8) @. 45. Cf. les lettres suivantes 3490, 7471, 10618 et 11310 sur le site du Darwin Online Correspondence Project @. Cf. O’Malley (2009), op. cit. @ 46. Mendelsohn (2002), “‘Like All That Lives’: Biology, Medicine and Bacteria in the Age of Pasteur and Koch”, History and Philosophy of the Life Sciences, 24, 1.
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[les mondes darwiniens] pour les microbiologistes qui hésitaient à y voir un phénomène de variation intraspécifique ou de transmutation – donc d’évolution des espèces. En France, c’est Arthur Bordier qui, à l’occasion de la Sixième conférence transformiste en 1888, tenta un rapprochement entre les thèses de Pasteur et celles de Darwin47. Cependant, c’est avec l’arrivée d’Élie Metchnikoff (18451916), zoologiste russe devenu pathologiste, que Darwin est « entré » à l’Institut Pasteur la même année, pour reprendre l’expression d’Anne-Marie Moulin. En effet, la théorie darwinienne de l’évolution constitue le socle de la théorie « phagocytaire » de Metchnikoff – première théorie immunologique – qui lui valut le prix Nobel de physiologie et de médecine en 1907, obtenu conjointement avec Paul Ehrlich48. Après Metchnikoff et Ehrlich, l’approche darwinienne en immunologie connue une certaine période d’éclipse à laquelle les travaux de l’Australien Franck Macfarlane Burnet (1899-1985) mirent fin. Il semblerait que l’immunologie soit aujourd’hui en voie d’accomplir sa révolution darwinienne49. Il est évident que la théorie de Darwin rencontra aussi des objections du côté des médecins dont certains auraient rappelé à l’auteur de l’Origine que la formule darwinienne épurée de « hasard et variation aveugle » (désignant par là l’action de la sélection naturelle sur les variations aléatoires suivie nécessairement de leur transmission à la génération suivante) n’était pas très utile pour comprendre et traiter les cas cliniques rencontrés dans la pratique50. D’autres, comme le médecin et physiologiste écossais Thomas Wharton Jones (1808-1891), qui enseigna notamment à Thomas Henry Huxley (1825-1895), accusèrent la théorie darwinienne d’être trop spéculative51. En réalité, Jones 47. Bordier (1888), « Sixième conférence transformiste : Les microbes et le transformisme », Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, IIIe série, tome 11 @. Moulin (1982), «Darwinisme et pastorisme » @, in Commémoration du centenaire de la mort de Charles Darwin, organisé dans le cadre des activités culturelles du comité d’entreprise de l’Institut Pasteur de Paris. 48. Moulin (1991), Le dernier langage de la médecine. Histoire de l’immunologie de Pasteur au Sida, PUF. Silverstein (1989), A History of Immunology, Academic Press @. 49. Cf. Pradeu, ce volume. 50. Towers (1968), “The Impact of Darwin’s Origin of Species on Medicine and Biology”, Medicine and Science in the 1860s : Proceedings of the Sixth British Congress on the History of Medicine, University of Sussex, 6-9 September 1967. 51. Jones (1876), Evolution of the Human Race from Apes, and of Apes from Lower Animals : A Doctrine Unsanctioned by Science, Smith, Elder & Co.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] rejetait tout particulièrement la loi « biogénétique » d’Ernst Haeckel (18341919) selon laquelle le développement d’un individu récapitule l’évolution phylogénétique d’un lignage. Pour Jones, la différenciation des structures d’un organisme est un fait « réel et observable » contrairement, dit-il, au phénomène de transmutation des espèces tel qu’avancé par la théorie darwinienne de la descendance commune52. D’autres, notamment Michael Foster (18361907), ont cependant reconnu l’importance pour la physiologie d’adopter une approche évolutive53. À la défense de la physiologie, il faut bien dire que, d’un côté, elle « se présentait comme une science a priori peu darwinienne », comme le notait Georges Canguilhem54. De fait, tout semble séparer les travaux de Charles Darwin de ceux de Claude Bernard : « l’objet d’étude, les buts, les méthodes, la philosophie scientifique55 ». D’un autre côté, la physiologie et la biologie du xixe et d’une partie du xxe siècle se sont développées de manière indépendante l’une de l’autre : la biologie étant dominée par l’étude de l’évolution, donc de la variation, et la physiologie par celle de la stabilité et de l’uniformité des phénomènes biologiques56. Malgré certaines réticences, il paraît évident que d’éminents scientifiques et médecins ont cherché au sein de la théorie darwinienne de l’évolution des solutions à des problèmes médicaux qui leur ont paru importants. Néanmoins, à l’inverse de la situation actuelle orchestrée par la médecine darwinienne, il n’exista probablement jamais de programme de recherche concerté s’employant à appliquer systématiquement les idées de Darwin à la médecine. Une étude récente sur les origines historiques de la médecine darwinienne a bien montré qu’entre les années 1880 et 1940, en Angleterre, régnait un certain 52. Jones (1886), “The Darwinian ‘Working Hypothesis of Evolution’ Examined Physiologically”, The Lancet, Feb 20. 53. Geison (1978), Michael Foster and the Cambridge School of Physiology : The Scientific Enterprise in Late Victorian Society, Princeton UP, p. 336, cité in Reynolds (2007), “Amoebae as Exemplary Cells : The Protean Nature of an Elementary Organism”, Journal of the History of Biology, 41, 2 @. 54. Canguilhem (2000), Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie. Nouvelles études d’histoire et de philosophie des sciences [1988], Vrin, p. 105. 55. Schiller (1967), Claude Bernard et les problèmes scientifiques de son temps, Éditions du cèdre, p. 139. 56. Schiller (1968), “Physiology’s Struggle for Independence in the First Half of the Nineteenth Century”, History of Science, 7, p. 64 @.
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[les mondes darwiniens] « darwinisme médical57 ». Il s’agissait cependant d’un projet différent qui ne consistait pas à réinterpréter la médecine à travers le prisme de l’évolution. Toutefois, et contrairement à ce qu’écrivait Michael H. Day dans la préface d’un ouvrage de médecine darwinienne, il est évident que la théorie de l’évolution proposée par Darwin a été « saisie par les médecins de l’époque58 ». Il ne faudrait toutefois pas donner l’impression que Darwin a révolutionné la pratique médicale, loin s’en faut. Son influence à la fin du xixe siècle est peutêtre à chercher principalement au niveau de la signification et de la portée des concepts biologiques et médicaux plutôt qu’au niveau de la pratique ellemême. En effet, dans un « monde darwinien », on ne parle plus de norme pour une espèce donnée sans la référer à un environnement physique et biotique59. De plus, suivant l’interprétation de Canguilhem60, Darwin a montré que « le normal, en matière biologique, ce n’est pas tant la forme ancienne que la forme nouvelle ». Il est important de souligner, pour clore cette section, qu’à la fin du xixe et au début du xxe siècle, ce sont principalement les médecins qui ont tenté d’articuler les travaux de Darwin à leur propre discipline – certains essayèrent même de montrer comment la médecine constituait un terrain intéressant pour l’étude de l’évolution61 – alors qu’aujourd’hui, ce rôle revient majoritairement aux évolutionnistes. Plus encore, les médecins auraient tendance aujourd’hui à éviter l’emploi du mot « évolution » dans leurs publications scientifiques. Pour des raisons difficiles à cerner, plutôt que de parler d’une « évolution » de la résistance bactérienne, les médecins opteraient pour les concepts « d’émergence », « d’augmentation » ou de « transmission » d’un phénomène de résistance62. Le clivage entre les disciplines biomédicales et la biologie de l’évolution se trouve par ailleurs accentué du fait que la majorité des publications portant sur l’évolution de la résistance bactérienne aux 57. Zampieri (2009), op. cit. @ 58. Day (1999), “Forward : Historical Overview”, in Trevathan et al. (eds) (1999), Evolutionary Medicine, Oxford UP @, p. vii. 59. Limoges (1994), “Errare Humanum Est : Do Genetic Errors Have a Future ?”, in Cranor (ed.), Are genes us ? The social consequences of the new genetics, Rutgers UP. 60. Canguilhem (2005), Le normal et le pathologique [1966], PUF, p. 91. 61. Adami (1918), Medical Contributions to the Study of Evolution, Duckworth & Co. 62. Antonovics et al. (2007), “Evolution by Any Other Name : Antibiotic Resistance and Avoidance of the E-Word”, PLoS Biol, 5, 2 @.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] antibiotiques paraît dans des revues de médecine et non dans des revues de biologie de l’évolution63. Cette dichotomie regrettable n’est assurément pas étrangère au problème de l’eugénisme qui mina, sans doute en profondeur, la crédibilité d’une approche darwinienne en médecine64. Néanmoins, comme on le verra dans les prochaines sections, un certain nombre de problèmes médicaux importants incitent à poser un regard neuf à l’égard de l’incidence de la théorie de l’évolution sur la médecine. 2 Médecine darwinienne ou médecine évolutive ?
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ans cette section, j’étudierai ce que je considère comme deux modèles épistémologiques distincts (médecine darwinienne et médecine évolutive65) qui correspondent assez bien, sans pourtant s’y réduire, à une distinction établie par Stearns et Ebert entre l’approche « adaptationniste » et l’approche « historique66 », plus tard rebaptisée « phylogénétique67 ». L’approche phylogénétique est, selon moi, un bon exemple de « médecine évolutive » parce qu’elle demeure une application du darwinisme à un problème médical, alors que l’approche adaptationniste est l’archétype de la « médecine darwinienne » telle que conçue par Nesse et Williams, dont l’élaboration ultime (et controversée) consiste à dire « que rien ne fait sens en médecine sauf à la lumière de l’évolution68 ». L’approche adaptationniste est celle qui, jusqu’ici, eut sans doute le plus de visibilité et, paradoxalement, le plus de difficulté à s’implanter dans la pratique et/ou la recherche médicale. Selon ce modèle, plusieurs états pathologiques (anxiété, dépression, obésité, etc.) habituellement considérés comme des maladies (ou comme des désordres pouvant mener à des maladies) sont décrits en termes de « maladaptation » à l’environnement moderne69. Par 63. Ibid. 64. Voir Kevles (1995), Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon [1985], PUF. 65. Pour une analyse plus approfondie des différences entre la médecine darwinienne et la médecine évolutive, voir Méthot (2011), “Research traditions and evolutionary explanations in medicine”, Theoretical Medicine and Bioethics, 32 (1) @. 66. Stearns & Ebert (2001), “Evolution in Health and Disease : Work in Progress”, Quarterly Review of Biology, 76, 4 @, p. 418. 67. Nesse & Stearns (2008), “The Great Opportunity : Evolutionary Applications to Medicine and Public Health”, Evolutionary Applications, 1, 1 @. 68. Nesse & Williams (1995), op. cit., p. 249. 69. Nesse (2005), “Maladaptation and Natural Selection”, The Quarterly Review of Biology, 80, 1 @.
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[les mondes darwiniens] exemple, dans une perspective adaptationniste, l’anxiété est perçue comme étant un mécanisme adaptatif qui permet de fuir rapidement à la vue d’un prédateur. Or, ce mécanisme se déclenche aujourd’hui sans que le stimulus (i.e. un prédateur) soit effectivement présent70. L’explication par « décalage » (mismatch) entre les gènes et l’environnement moderne, de même que le concept de causalité ultime, forment le noyau conceptuel de ce modèle dans lequel la sélection naturelle est perçue comme un agent optimisant les structures et les fonctions des organismes. Ceux-ci ne sont pas « parfaitement designés », mais sont plutôt des « compromis » qui illustrent les limites de la sélection et qui permettent de rendre compte de ce qui prédispose les organismes à tomber malade. La médecine darwinienne défend une version modérée (weak) de l’adaptationnisme71, qui demeure toutefois largement spéculative et difficile à mettre en pratique. Par contre, « l’approche phylogénétique » qui s’intéresse à l’étude des relations hôtes-parasites dans un contexte médical fournie un un bon exemple de « médecine évolutive ». Ce modèle défend une vision multiniveaux de la sélection naturelle72 et ne repose pas sur la possibilité de découvrir quels traits sont des adaptations ayant évolué dans le passé lointain des êtres humains. Enfin, et surtout, il ne requiert pas non plus de repenser « chaque maladie » à la lumière de l’évolution de manière quasi dogmatique. Les schémas explicatifs de la biologie de l’évolution, i.e. ses « principes d’intelligibilité », se trouvent ici articulés à ceux de la médecine sans pour autant se voir conférer une priorité épistémique. Il faut noter que l’approche phylogénétique se situe en marge du modèle adaptationniste, sans toutefois lui être complètement étrangère, du fait que Nesse & Williams73 avaient déjà identifié la coévolution hôtes-pathogènes comme l’un des secteurs cardinaux de la médecine darwinienne74. 70. Nesse (2001), “On the Difficulty of Defining Disease : A Darwinian Perspective”, Medicine, Health Care and Philosophy, 4, 1 @. 71. Gammelgaard (2000), “Evolutionary Biology and the Concept of Disease”, Medicine, Health Care and Philosophy, 3, 2 @. 72. Cf. Huneman, ce volume. 73. Williams & Nesse (1991), “The Dawn of Darwinian Medicine”, The Quarterly Review of Biology, 66, 1 @. 74. Il existe assurément d’autres modèles dont, par exemple, celui de Gluckman & Hanson (2004, “Developmental Origins of Disease Paradigm : A Mechanistic and Evolutionary Perspective”, Pediatric Research, 56, 3 @) qui s’intéresse aux « prévi-
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] 2.1 La médecine darwinienne : un programme adaptationniste Dans un texte polémique, Stephen J. Gould & Richard C. Lewontin75 ont critiqué le manque de rigueur des explications évolutionnistes qui dépeignent la sélection naturelle comme facteur « optimisant » et qui, en même temps, dissolvent les organismes en une multitude de « traits » individuels pour lesquels une histoire adaptative singulière peut être (trop) facilement construite. Selon eux, au contraire, des facteurs développementaux et architecturaux « contraignent » la formation des traits phénotypiques, posant un interdit épistémologique à l’idée selon laquelle chaque trait serait le résultat direct d’un processus de sélection naturelle. Depuis la publication de leur article, l’adaptationnisme n’a pas bonne presse. Récemment, le philosophe Peter GodfreySmith76 a effectué un tri entre les différentes versions de l’adaptationnisme et a montré que ce concept est moins homogène que ce que Gould et Lewontin laissaient entendre initialement. sions des réponses adaptatives » du fœtus en gestation. Selon ce modèle, le fœtus est une entité plastique qui, suite aux données biologiques transmises par la mère durant la grossesse, s’applique à prédire s’il vivra dans un environnement riche ou pauvre en nutriments. S’activent alors certains gènes ou groupes de gènes qui régulent le développement métabolique de l’organisme. Si la prédiction s’avère juste (i.e. si l’environnement est conforme à celui prédit), l’organisme a de bonnes chances de vivre en santé ; si la prévision est erronée (si l’environnement diffère de manière significative de la prédiction), les chances d’être atteints d’une maladie (diabètes type 2, hypertension, etc.) augmentent. Le concept « d’épigénétique » est central pour Gluckman et Hanson, contrairement au modèle sélectionniste génique de Nesse et Williams. La biologie de l’évolution est mobilisée pour rendre compte de cette capacité adaptive du fœtus qui est décrite en termes de plasticité phénotypique (West-Eberhard, 2003, Developmental Plasticity and Evolution, Oxford UP @). Ce modèle est aussi un exemple de « médecine évolutive » qui vise à rendre compte d’un nombre limité de pathologies (diabètes type 2, hypertension). En outre, les auteurs eux-mêmes refusent l’étiquette de « médecine darwinienne » (Gluckman & Hanson, 2008, Mismatch : The Lifestyle Diseases Timebomb, Oxford UP @). 75. Gould & Lewontin (1979), “The Spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm : A Critique of the Adaptionist Programme”, Proceedings of the Royal Society of London, 205 @. 76. Pour Godfrey-Smith (2001, “Three Kinds of Adaptationism” @, Adaptationism and optimality), l’adaptationnisme se décline selon trois modalités (empirique, explicatif et méthodologique) qui ne sont pas toutes susceptibles des mêmes critiques. Plus récemment encore, le philosophe Tim Lewens (2009, “Seven Types of Adaptationism” @, Biology and Philosophy) a identifié « sept types d’adaptationnisme » qui sont plus ou moins des variantes des trois catégories déjà identifiées.
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[les mondes darwiniens] Nesse et Williams reconnaissent que la médecine darwinienne est fondée sur un programme adaptationniste77. Cela se comprend dans la mesure où, en médecine, le degré d’adaptation d’un vivant à son milieu est souvent tenu comme un indice de la santé de cet individu78. Le « syndrome général d’adaptation79 », mieux connu sous le nom de stress, sert ainsi à désigner les individus dont les réponses aux stimuli environnementaux sont disproportionnées80. Dans son article « Disease in the Light of Evolution », le médecin anglais F.W. Andrewes soutient que « si l’on était tenu de définir la santé, il serait difficile d’éviter de le faire en termes d’adaptation à l’environnement. Un organisme sain est un organisme qui est non seulement parfaitement adapté à son milieu mais qui, en plus, est capable de s’ajuster, dans des limites raisonnables, aux circonstances qui changent rapidement. […] Le succès ou l’échec de l’adaptation à un environnement est donc le lien qui met en rapport la lutte pour l’existence de la race avec la santé et la maladie au niveau de l’individu81 ». Andrewes souligne un lien important entre le concept d’adaptation en évolution qui s’applique à l’espèce (ou « race ») et qui, en physiologie, s’applique à l’organisme individuel. Selon l’historien des sciences Joseph Schiller, le concept d’adaptation constitue le « trait d’union » entre la physiologie et la biologie de l’évolution82 dans la mesure où les « phénomènes évolutifs » ne sauraient « se produire indépendamment des actions et réactions physiologiques83 ». Plus récemment, Robert Perlman, médecin américain, critiquait la distance séparant encore aujourd’hui la physiologie et la biologie de l’évolution : « Après tout, dit-il, la structure interne et les fonctions des organismes sont le résultat de la sélection naturelle et, inversement, l’adaptation des organismes à leur environnement, leur habileté a survivre et à se reproduire, dépend en retour 77. Nesse & Williams (1995), Evolution and Healing : The New Science of Darwinian Medicine, Phoenix. Williams & Nesse (1991), “The Dawn of Darwinian Medicine”, The Quarterly Review of Biology, 66, 1 @. 78. Kovács (1998), “The Concept of Health and Disease”, Medicine, Health Care and Philosophy, 1, 1 @, p. 33. 79. Seyle (1951), “The General Adaptation Syndrome and the Diseases of Adaptation”, Am. J. Med., 10, 5 @. 80. Dubos (1965), Man Adapting, Yale UP @, p. 262. 81. Andrewes (1926), “Disease in the Light of Evolution”, The Lancet, June, 5, p. 1975. 82. Schiller (1967), Claude Bernard et les problèmes scientifiques de son temps, Éditions du cèdre, p. 151. 83. Schiller (1957), “Evolution, Physiology and Finality”, The Physiologist @, p. 50.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] de leur organisation interne et de leur régulation84 ». Il n’est donc pas a priori exclu de s’intéresser à l’adaptation d’un organisme à son environnement d’un point de vue médical et évolutionniste, cela apparaît même nécessaire pour comprendre la place et le rôle du concept d’organisme dans la biologie et dans les sciences de la vie en général. Contrairement à Schiller qui critiquait le manque d’intérêt des évolutionnistes pour les mécanismes physiologiques85, Nesse et Williams critiquent les médecins ne s’intéressant pas suffisamment aux causes évolutives des maladies. Reprenant le vocabulaire du biologiste de l’évolution Ernst Mayr86, ces auteurs soutiennent en effet que « chaque maladie nécessite une explication prochaine qui permet de comprendre pourquoi un individu en particulier est atteint d’une maladie, ainsi qu’une explication évolutionnaire permettant de comprendre pourquoi les membres d’une espèce y sont vulnérables87 ». Cette interprétation de Mayr est malheureuse car elle propose une définition essentialiste de l’espèce. En effet, suivant Nesse et Williams, il existerait des traits universellement partagés entre les membres d’une espèce donnée qui expliqueraient leur vulnérabilité aux maladies. Or, Mayr est bien connu pour ses critiques sévères de l’approche essentialiste ou typologique en biologie88. Néanmoins, l’articulation des deux types d’explication est importante pour la médecine et fut récemment défendue par des biologistes89 et des philosophes90. Son importance est fréquemment illustrée par l’exemple de l’anémie falciforme. L’explication par causes prochaines de l’anémie falciforme consiste à dire qu’en raison d’une mutation ponctuelle survenue sur la chaîne bêta de la molécule d’hémoglobine, un acide glutamique a remplacé une valine, ce qui 84. Perlman (2000), “The Concept of the Organism in Physiology”, Theory in Biosciences, 119, 3 @, p. 174-175. 85. Schiller (1957), op. cit., @ p. 50. 86. Mayr (1961), “Cause and Effect in Biology : Kinds of Causes, Predictability, and Teleology Are Viewed by a Practicing Biologist” @, Science, 134, 3489. 87. Nesse & Williams (1998), “Evolution and the Origins of Disease”, Scientific American, 279, 5 @. 88. Mayr (1982), The Growth of Biological Thought : Diversity, Evolution, and Inheritance, Belknap Press @. 89. Harris & Malyango (2005), “Evolutionary explanations in medical and health profession courses : are you answering your students’ ‘why’ questions ?”, BMC Medical Education @. 90. Shanks & Pyles (2007), “Evolution and Medicine : the Long Reach of Dr. Darwin”, Philosophy, Ethics and Humanities in Medicine, 2 @.
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[les mondes darwiniens] produisit un type anormal d’hémoglobine, soit HbS (le type normal étant HbA). Conséquemment, les globules rouges chez les individus homozygotes (SS) ne sont pas de forme ronde mais en forme de faucille (d’où le nom d’anémie falciforme) et engorgent les capillaires sanguins, provoquant « une anémie sévère menant le plus souvent à la mort91 ». L’explication évolutive cherche, quant à elle, à comprendre pourquoi les allèles délétères causant l’anémie falciforme sont toujours présents chez certaines populations. On remarque alors que la distribution des porteurs du gène mutant HbS en Afrique coïncide presque parfaitement avec les zones où sévit le paludisme, une maladie très grave92. Or, dans ces populations, les individus hétérozygotes (AS) ont une espérance de vie similaire aux individus homozygotes porteurs des deux allèles normaux (AA) et font preuve d’une résistance particulière à la maladie provoquée par le parasite Plasmodium falciparum93. Comme les biologistes David et Samadi le soulignent, « l’une des causes possible de cette résistance est que chez un individu AS, le parasite favorise la cristallisation des hémoglobines S, conduisant à l’élimination du globule infecté94 ». L’avantage sélectif (i.e. la résistance au paludisme) des hétérozygotes explique donc pourquoi les pressions de sélection ont préservé certaines variantes – même délétères – du gène codant pour la molécule d’hémoglobine. Même s’ils établissent, peut-être sans le vouloir, un rapprochement souhaitable entre l’adaptation au sens physiologique et l’adaptation au sens évolutif, l’argument de Nesse et Williams au sujet de l’articulation systématique des causes prochaines et des causes évolutives demeure problématique. D’un côté, l’exemple de l’anémie falciforme n’est pas représentatif des problèmes médicaux dans leur ensemble – et donc ne démontre pas véritablement l’utilité de mettre au jour une cause ultime pour « chaque maladie ». De l’autre, l’analyse de traits pathologiques individuels en termes d’avantage sélectif empêche Nesse et Williams de considérer des explications alternatives. Par exemple, si les gènes impliqués dans le développement de la maladie d’Alzheimer sont toujours présents dans la population, argumentent-ils, c’est qu’ils doivent conférer un avantage sélectif plus tôt dans la vie des individus95. Ce genre 91. David & Samadi (2006), La théorie de l’évolution, Flammarion, p. 130. 92. Harris & Malyango (2005), op. cit. @ 93. David & Samadi (2006), op. cit., p. 130. 94. Ibid. 95. Williams & Nesse (1991), “The Dawn of Darwinian Medicine”, The Quarterly Review of Biology, 66, 1 @.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] de raisonnement est précisément ce que Gould et Lewontin reprochaient au programme adaptationniste dans la mesure où les explications évolutives se trouvent favorisées a priori aux dépens d’autres types d’explications96. Il est clair, en outre, que pour Nesse et Williams, les raisons qui font que les êtres humains – et les vivants en général – sont vulnérables aux maladies se comprennent toutes en référence à la sélection naturelle97, comme en témoigne la question centrale de la médecine darwinienne : « Pourquoi la sélection naturelle nous a-t-elle laissés vulnérables face aux maladies ?98 » Le raisonnement derrière cette question un peu surprenante semble être le suivant : en admettant que la sélection naturelle agisse constamment depuis des millénaires sur les variations présentes dans la nature, comme Darwin le supposait, pourquoi notre organisme n’est-il pas conçu de manière à résister plus efficacement aux maladies ? Pourquoi la sélection n’a-t-elle pas éliminé certaines prédispositions à tomber malade ? La stratégie de Nesse et Williams consiste, dans un premier temps, à identifier ce qui leur apparaît comme un problème ou une erreur au niveau du « design » d’un organisme. Puis, dans un deuxième temps, à rendre compte de cet état de fait en s’appuyant sur la vitesse, les limites et l’objet de la sélection naturelle (cf. tableau ). Ils expliquent ainsi les maladies auto-immunes en termes de « compromis » (trade-offs) qui permettent, par ailleurs, à l’organisme de bénéficier des réponses immunitaires. Ou encore, le cancer est décrit comme étant la conséquence fâcheuse, mais inévitable, de la capacité à régénérer des tissus99. Cependant, comme le souligne le philosophe des sciences Denis Forest, cet aspect de la médecine darwinienne rappelle la théodicée dans la tradition philosophique : « La sélection naturelle, telle qu’elle est présentée par eux [Nesse et Williams] tolère durablement certains maux […] parce qu’ils sont le prix à payer pour obtenir certains biens qui leur sont corrélés.100 » 96. Gould & Lewontin (1979), “The Spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm : A Critique of the Adaptionist Programme”, Proceedings of the Royal Society of London, 205 @, p. 581. 97. Nesse (2008), “Evolution : Medicine’s Most Basic Science” @, The Lancet, 372. Nesse & Stearns (2008), op. cit. @, p. 38. Nesse & Williams (1995), Evolution and Healing : The New Science of Darwinian Medicine, Phoenix, p. 8-10. 98. Nesse (2001), “On the Difficulty of Defining Disease : A Darwinian Perspective”, Medicine, Health Care and Philosophy, 4, 1 @. 99. Williams & Nesse (1991), op. cit., @ p. 17. 100. Forest (2009), “De quel concept de fonction la philosophie de la médecine peutelle avoir besoin ?”, Revue philosophique de la France et de l’étranger @, p. 65.
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[les mondes darwiniens] Six raisons qui expliquent notre vulnérabilité aux maladies (d’après Nesse & Stearns, 2008, “The Great Opportunity : Evolutionary Applications to Medicine and Public Health”, Evolutionary Applications, 1, 1, p. 38 @) La sélection naturelle est lente. (1) Décalage (mismatch) avec l’environnement moderne. (2) Coévolution des pathogènes avec les hôtes. L’action de la sélection est limitée. (3) Contraintes évolutives. (4) Compromis (trade-offs). L’objet de la sélection est mal compris. (5) La sélection maximise la reproduction, non la santé. (6) Les défenses de l’organisme (ex : douleur, fièvre) sont utiles malgré les souffrances et les complications qu’elles provoquent.
Nesse et Williams laissent entendre qu’il pourrait être utile de remodeler certains aspects du corps humain de manière à les rendre moins vulnérables aux maladies ou aux blessures, mais ils reconnaissent aussi que l’histoire évolutive de l’organisme impose des contraintes à la sélection naturelle qui ne peut agir que sur les structures existantes. Ainsi, ils notent que chez l’homme, la trachée et l’œsophage se croisent et qu’il existe par conséquent un risque non négligeable de s’étouffer avec de la nourriture. Cet aspect de notre anatomie ne se comprend qu’en rapport avec notre histoire évolutive. Chez les premiers « poissons » capables de respirer à la surface de l’eau et dotés de « poumons » primitifs, l’entrée d’air était située près de la bouche et menait à un espace où le passage pour la nourriture se trouvait lui aussi situé101. Or, comme il n’existe pas de pression de sélection capable de stimuler une réponse apte à modifier l’architecture du système respiratoire, la possibilité de s’étouffer en mangeant demeure. On comprend pourquoi ces auteurs ne décrivent pas l’organisme comme étant une « parfaite réussite », mais plutôt comme un « paquet de compromis102 ». Mais ici encore, Nesse et Williams tombent sous le coup de la critique de Gould et Lewontin qui ont souligné que « les contrecoups entre les demandes de la sélection sont alors les 101. Nesse & Williams (1998), “Evolution and the Origins of Disease”, Scientific American, 279, 5 @. 102. Williams & Nesse (1991), “The Dawn of Darwinian Medicine”, The Quarterly Review of Biology, 66, 1 @, p. 17.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] seuls freins à la perfection » des organismes et que le caractère « non optimal » de certains traits apparaît également comme un résultat de l’adaptation103. Pour justifier plus avant l’introduction de la biologie de l’évolution en médecine, Nesse et Williams veulent démontrer la pertinence de considérer certaines réactions en apparence pathologiques (capacité à ressentir la douleur, fièvre, vomissements, toux, inflammation, etc.) comme étant des adaptations. Selon eux, une adaptation « est une sorte de machinerie ou de processus biologique formé par la sélection naturelle, servant à résoudre un ou plusieurs problèmes rencontrés par l’organisme ». Reconnaître qu’un phénomène pathologique n’est pas une maladie mais le résultat d’un mécanisme adaptatif devrait ainsi conduire les médecins à préciser leurs méthodes thérapeutiques, renforcer leur efficacité et même, selon certains, à modifier les classifications médicales104. L’exemple classique d’un mécanisme adaptatif est la fièvre. Des études auraient démontré qu’après inoculation du virus de la grippe par pulvérisation nasale, les individus à qui les médecins n’ont pas donné d’aspirine pour bloquer artificiellement la hausse de température auraient guéri plus rapidement que ceux ayant pris des comprimés d’aspirine105. Ainsi, selon Nesse et Williams, avant de procéder à une intervention médicale, il faut d’abord déterminer si les symptômes observés chez le patient sont le résultat d’une manipulation de l’hôte par le pathogène ou bien, comme dans le cas de la fièvre, s’il s’agit d’une réponse adaptative de l’organisme qui aurait évolué par sélection naturelle106. Un autre exemple du même type fréquemment discuté dans la littérature est celui de la captation du fer par l’organisme107. Selon ces auteurs, dans le 103. Gould & Lewontin (1979), “The Spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm : A Critique of the Adaptionist Programme”, Proceedings of the Royal Society of London, 205 @, p. 581. 104. Cosmides & Tooby (1999), “Toward an Evolutionary Taxonomy of Treatable Conditions”, Journal of Abnormal Psychology, 108, 3 @. [Il se peut aussi que de tels approches aident à relativiser les classifications médicales (nosologie) en les écartant de la tentation ontologique qui semble les caractériser. Cf. Lambert (2009), Vérole, cancer & cie. La société des maladies, Seuil. (Ndd.)] 105. Cf. Raymond (2008), Cro-Magnon toi-même!, Seuil, p. 40. 106. Williams & Nesse (1991), “The Dawn of Darwinian Medicine”, The Quarterly Review of Biology, 66, 1 @, p. 6. 107. Raymond (2008), op. cit. Faucher (2005), « Evolutionary Psychiatry and Nosology », Les cahiers du Lanci @. Gammelgaard (2000), “Evolutionary Biology and the Concept of Disease”, Medicine, Health Care and Philosophy, 3, 2 @. Cosmides & Tooby (1999), op. cit. Nesse & Williams (1995), op. cit.
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[les mondes darwiniens] passé, les médecins traitaient les patients atteints d’anémie en leur prescrivant des comprimés riches en fer. Or, ici encore, des études auraient démontré que la captation du fer par l’organisme est une réaction de défense biologique normale survenant à la suite d’une infection. Par conséquent, redonner du fer à l’organisme contribuerait à renforcer l’infection dans la mesure où c’est grâce à cette ressource énergétique que les bactéries se nourrissent et se reproduisent dans l’organisme infecté. Considérer le mécanisme de captation du fer comme une adaptation permettrait finalement de traiter les patients de manière plus efficace. Cependant, il existe des bactéries pour lesquelles un faible taux de fer stimule la production de substances toxiques dans l’organisme108. Dans ce cas, il serait au contraire très important de s’assurer que l’organisme malade soit suffisamment approvisionné en fer et la prescription de tablettes riches en fer serait logiquement tout indiquée. Ce dernier exemple suggère qu’à l’encontre de l’idée selon laquelle une fonction ou trait biologique est une adaptation dotée d’une signification médicale particulière, on peut faire valoir l’objection classique qui consiste à dire que même si un trait est une adaptation, cela n’implique pas que ce trait soit présentement adaptatif109. En caricaturant, on peut certes affirmer que la capacité à ressentir la douleur est adaptatif au sens ou ce trait évolua en raison d’un avantage sélectif qu’il procura dans le passé ; mais il serait difficile – voir absurde – de convaincre les médecins qu’un patient qui souffre est une réaction adaptative normale. Par ailleurs, on peut se poser la question suivante : à qui profitent les adaptations telles que la capacité de provoquer la fièvre ? À l’organisme, aux gènes ou au groupe ? Selon Nesse, l’objet de la sélection est souvent mal compris : la sélection ne maximise pas la santé des individus mais leur succès reproductif. Suivant le sélectionnisme génique de Williams110 et de Dawkins111, Nesse défend l’idée que « l’organisme est conçu pour les gènes, pas pour l’individu112 ». Comme Williams113, il affirme que « si un gène rend la vie d’un individu plus 108. Cf. Gammelgaard (2000), op. cit. @, p. 112. 109. Sterelny & Griffiths (1999), Sex and Death : An Introduction to Philosophy of Biology, University of Chicago Press @. 110. Williams (1966), Adaptation and Natural Selection : A Critique of Some Current Evolutionary Thought, Princeton UP @. 111. Dawkins (1995), Le gène égoïste [1976], Odile Jacob. 112. Nesse (2001), “On the Difficulty of Defining Disease : A Darwinian Perspective”, Medicine, Health Care and Philosophy, 4, 1 @, p. 44. 113. Williams (1957), “Pleiotropy, Natural Selection, and the Evolution of Senescence”, Evolution @.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] courte mais plus féconde (en termes de descendants) il sera sélectionné positivement114 ». Par conséquent, les adaptations de l’organisme (fièvre, captation du fer, toux, vomissements, etc.) bénéficient d’abord aux gènes qui seront transmis, non à l’individu qui les transmet. Or, d’une part, ce qui est bénéfique du point de vue du gène ne l’est pas forcément du point de vue de l’individu alors que classiquement, c’est l’individu, c’est-à-dire le patient, qui constitue l’objet de la médecine115. Dans ce cas-ci, la quête des adaptations par le biais de la sélection naturelle placerait plutôt la médecine darwinienne en décalage avec l’objet de la médecine. D’autre part, ce qui est bénéfique du point de vue de l’individu peut avoir des conséquences graves au niveau populationnel. La prescription d’antibiotiques est ici un bon exemple. Généralement, le patient voudra se faire prescrire des antibiotiques (et dans la plupart des cas, ce sera sans doute bénéfique pour lui), cependant que du point de vue de la population, il y a un coût élevé à payer par la suite : la résistance bactérienne aux antibiotiques augmente suite aux pressions de sélection engendrées par l’utilisation massive d’antibiotiques116. Cela illustre une tension interne propre à tout modèle épistémologique de médecine darwinienne ou évolutionnaire dans la mesure où il est difficile de concilier les intérêts et les bénéfices des individus avec ceux du groupe. Le concept d’adaptation occupe une place centrale dans le modèle épistémologique de Nesse et Williams. C’est entre autres sur lui que repose la distinction entre les symptômes d’une maladie et les défenses naturelles de l’organisme. Plus encore, l’adaptation de l’homme à l’environnement de l’Âge de pierre (i.e. le Pléistocène, 1,5-11 millions d’années) est le point de départ de leurs analyses comparatives entre l’environnement préhistorique et l’environnement moderne, qu’ils jugent « anormal117 ». Selon Nesse et Williams, la sélection naturelle est trop lente pour combler le décalage (mismatch) entre les gènes dont nous avons hérité au Pléistocène et l’environnement moderne dans lequel nous vivons aujourd’hui. Conséquemment, plusieurs « maladies de la civilisation » (anxiété, dépression, phobie, obésité, myopie, Alzheimer, dépen114. Nesse (2001), op. cit. @, p. 40. 115. Canguilhem (2005), Le normal et le pathologique [1966], PUF. Gammelgaard (2000), op. cit. @ 116. Goosens et al. (2005), “Outpatient Antibiotic Use in Europe and Association with Resistance : A Cross-National Database Study”, The Lancet, 365 @. 117. Williams & Nesse (1991), “The Dawn of Darwinian Medicine”, The Quarterly Review of Biology, 66, 1 @.
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[les mondes darwiniens] dance aux drogues/alcool, etc.) sont le résultat direct de ces gènes qui, à l’ère du Pléistocène, étaient neutres ou bénéfiques mais qui, dans un contexte industriel moderne, produisent des effets pathologiques. En un mot, l’environnement évolue plus vite que nous, ce qui nous rend vulnérables aux maladies118. Le concept de « l’environnement de l’évolution adaptative » (EEA) sur lequel repose la thèse du décalage entre les gènes et l’environnement moderne a été proposé par le psychologue John Bowlby119, puis repris par la psychologie évolutionniste120. Le EEA désigne l’environnement pour lequel les êtres humains sont dits être adaptés de manière optimale. Ce concept est au cœur des explications en médecine darwinienne, mais pose plusieurs problèmes. Je n’en retiendrai que deux ici. Premièrement, le concept d’EEA semble devoir être conçu de manière monolithique et homogène. Il importe en effet, pour la médecine darwinienne, que l’époque du Pléistocène soit conçue comme une entité suffisamment stable et uniforme pour ainsi marquer clairement la rupture avec le nouvel environnement moderne. Sans quoi, l’idée d’un décalage entre les gènes et l’environnement serait plus difficile à établir dans la mesure où l’on pourrait observer des éléments de continuité. Or, cette période n’est tout simplement pas uniforme. D’une part, sans compter que la division des ères géologiques en périodes et sous-périodes comporte immanquablement une part d’arbitraire, le Pléistocène est lui-même composé du Paléolithique, du Mésolithique et du Néolithique121. Comment identifier le véritable EEA et sur la base de quels critères ? D’autre part, il y a peu de raisons de penser que le Pléistocène ait été moins diversifié que nos environnements modernes122. En outre, la variation est une condition nécessaire pour que la sélection naturelle opère et produise des adaptations123. Si le Pléistocène se révèle être une période hétérogène plutôt qu’une entité uniforme, la coupure nette entre le passé et l’environ118. Nesse (2008), “Evolution : Medicine’s Most Basic Science”, The Lancet, 372 @. 119. Bowlby (1969), Attachment and Loss, vol. 1 : Attachment, Basic Books. 120. Barklow et al. (1992), The Adaptive Mind : Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, Oxford UP. 121. Elton (2008), “Environments, Adaptation, and Evolutionary Medicine : Should we be eating a Stone Age Diet” @, in Elton & O’Higgin (eds) (2008), Medicine and Evolution. Current Applications, Future Prospects, Taylor & Francis Group @, p. 10. 122. Ibid. 123. Lewontin (1970), “The Units of Selection”, Annual Review of Ecology and Systematics, 1, 1 @.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] nement moderne devient flou, diminuant ainsi la force de l’argument suivant lequel les êtres humains sont mal adaptés à la modernité. Deuxièmement, l’argument de Nesse et Williams selon lequel il y a un décalage bien tranché entre nos gènes et notre environnement moderne semble ne pas tenir compte du fait que le concept d’adaptation renvoie non seulement à des traits, mais aussi à des processus124. Par la suite, il est conséquent de penser que le processus d’adaptation n’a pas commencé avec le Pléistocène et qu’il ne s’est pas arrêté avec la fin de cette période. L’adaptation des êtres humains à leur nouvel environnement – et vice-versa – est progressive, ce qu’illustre bien la capacité de digérer le lactose, ainsi que l’acquisition d’une résistance à la malaria conférée par un type particulier d’allèles que de fortes pressions de sélection ont mené à la fixation chez certaines populations125. Contrairement à ce que Stearns, Nesse & Haigs126 laissaient entendre récemment, ces exemples n’illustrent pas que nous sommes mal adaptés à la modernité, mais plutôt que l’espèce humaine continue d’évoluer. L’évolution de l’homme occupe une place fondamentale dans la médecine darwinienne. Cependant, la façon dont elle inclut l’homme rend cette approche controversée et ouvre la porte aux accusations d’idéologie. Par exemple, dans un chapitre introductif, Stearns127 illustrait l’importance de la biologie de l’évolution pour la médecine de la façon suivante : Les comportements sexuels humains, la reproduction et l’assurance de la parentalité sont affectés par des forces évolutives, avec souvent des conséquences au niveau du bien-être des fils au détriment des filles. Certaines des causes de l’abandon et de la maltraitance des enfants sont évolutives. Comprendre pourquoi de telles choses arrivent devrait aider à les empêcher.128
Comme l’a souligné le biologiste de l’évolution Samuel Alizon129, non seulement il semble exagéré d’expliquer des phénomènes sociaux aussi complexes 124. Sober (1984, The Nature of Selection, MIT Press @. Gould & Vrba (1982), “Exaptation-a Missing Term in the Science of Form”, Paleobiology @. 125. Ebert & Sokolova (2001), “Morning Has Broken : Ten Years after the Dawn of Evolutionary Medicine”, Journal of Evolutionary Biology, 14, 1 @, p. 194. 126. Stearns et al. (2008), “Introducing Evolutionary Thinking for Medicine”, in Stearns & Koella (2008), Evolution in Health and Disease, Oxford UP @, p. 4. 127. Stearns (1999), Evolution in health and disease, Oxford UP. 128. In Alizon (2006), Évolution de la virulence des parasites : apports des modèles emboîtés, thèse de doctorat @, p. 17. 129. Ibid.
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[les mondes darwiniens] que l’abandon et la maltraitance infantile par le biais de la théorie de l’évolution, mais cette approche renvoie en plus au débat sur la sociobiologie inauguré par le travail de E.O. Wilson130. Outre les questionnements occasionnés par l’utilisation massive du concept d’EEA, la façon dont l’évolution humaine s’articule à la base théorique de la médecine darwinienne la rend critiquable. Peut-être vaut-il mieux circonscrire davantage les domaines susceptibles d’être éclairés par une approche évolutive en s’intéressant davantage aux applications concrètes des schémas explicatifs darwiniens. 2.2 De la médecine darwinienne à la médecine évolutive L’approche proposée par Nesse et Williams consiste à repenser la médecine d’un point de vue évolutionniste. Considérer la médecine sous un angle darwinien revient, selon eux, à adopter de manière systématique une vision évolutive en un sens presque métaphysique. Or, il existe d’autres façons, moins radicales, pour la médecine, d’adopter une perspective darwinienne. C’est ce que font actuellement des chercheurs en microbiologie, en immunologie, en parasitologie et en biologie de l’évolution. Sans s’y réduire, ce que je caractérise comme la « médecine évolutive » s’intéresse notamment à l’évolution de la virulence des bactéries131, aux maladies émergentes comme le sida132, à l’augmentation de la résistance bactérienne aux antibiotiques133 et à son impact sur les maladies nosocomiales134. D’autres domaines médicaux sont aussi susceptibles de bénéficier d’explications de type darwinien. Les modèles théoriques expliquant le développement des cellules cancéreuses en sont un bon exemple car ils mettent en lumière deux principes darwiniens, soit l’acquisition continuelle de variations héritables au niveau cellulaire, suivie de l’ac130. Wilson (1975), Sociobiology : The New Synthesis, Harvard UP @. 131. Alizon et al. (2008), “Virulence Evolution and the Trade-Off Hypothesis : History, Current State of Affairs and the Future”, Journal of Evolutionary Biology, 22, 2 @. Ebert & Bull (2008), “The Evolution and Expression of Virulence”, in Stearns & Koella (2008), op. cit @. Bull (1994), “Virulence”, Evolution, 48, 5. Ewald (1994), Evolution of Infectious Disease, Oxford UP @. 132. Woolhouse & Antia (2008), “Emergence of New Infectious Diseases”, in Stearns & Koella (2008), op. cit @. 133. André & Godelle (2005), “Multicellular Organization in Bacteria as a Target for Drug Therapy”, Ecology Letters, 8, 8 @. Bull (1995), “Review : (R)evolutionary Medicine”, Evolution, vol. 49, 6 @. 134. Bergstrom & Feldgarten (2008), “The Ecology and Evolution of Antibiotic Resistant Bacteria” @, in Stearns & Koella (2008), op. cit @.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] tion de la sélection naturelle sur ces nouveaux phénotypes135. Il s’agit dans ce cas d’offrir une perspective explicative supplémentaire liée à des applications thérapeutiques utiles d’un point de vue médical, et non d’enfoncer l’approche évolutive en médecine de manière dogmatique. Même si, contrairement à la médecine darwinienne, la médecine évolutive n’est pas unifiée par une approche théorique particulière, il peut être utile de contraster les deux approches de la manière suivante. Premièrement, les problèmes étudiés par la médecine évolutive ne sont généralement pas replacés dans un cadre de pensée adaptationniste – même si le concept d’adaptation demeure en usage, notamment pour étudier l’évolution des relations hôtesparasites. Deuxièmement, plusieurs exemples démontrent que des niveaux de sélection multiples – non plus le point de vue du gène uniquement – doivent être pris en compte pour comprendre et réguler ces phénomènes de résistance bactérienne et l’évolution de la virulence136. Troisièmement, la médecine évolutive ne requiert pas forcément de recourir au concept d’EEA. Enfin, comme on l’a dit, la médecine évolutive se reconnaît au fait qu’elle est une application du darwinisme à des problèmes médicaux pouvant bénéficier d’une solution générée par une meilleure connaissance de la théorie de l’évolution, de ses mécanismes et de ses modes d’explication. Autrement dit, l’évolution est un outil analytique permettant d’apporter un éclairage nouveau dans certains contextes théoriques et pratiques déterminés. Dans cette dernière sous-section, je présenterai quelques exemples de médecine évolutive. L’épidémiologiste Paul Ewald137 analysa l’évolution de la virulence en termes de « course aux armements » entre les pathogènes (bactéries, virus). Il montra 135. Cf. Nature, vol. 458, avril 2009 ; Morange (2005), Les secrets du vivant. Contre la pensée unique en biologie, La Découverte. [Cf. aussi Capp (2011), « Le rôle de l’expression aléatoire des gènes dans la cancérogenèse », in Kupiec et al. (dir.), Le hasard au cœur de la cellule, éditions Matériologiques @. Laforge et al. (2005), “Modeling embryogenesis and cancer : an approach based on an equilibrium between the autostabilization of stochastic gene expression and the interdependence of cells for proliferation”, Progress in Biophysics and Molecular Biology, 89, 1 @. (Ndd).] 136. Pepper (2008), “Defeating Pathogen Drug Resistance : Guidance from Evolutionary Theory” @, Evolution, 62, 12. Coombs et al. (2007), “Evaluating the Importance of within-and between-Host Selection Pressures on the Evolution of Chronic Pathogens“, Theoretical Population Biology, 72, 4 @. Alizon (2006), Évolution de la virulence des parasites : apports des modèles emboîtés, thèse de doctorat @. 137. Ewald (1994), Evolution of Infectious Disease, Oxford UP @.
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[les mondes darwiniens] que, contrairement à une idée répandue en épidémiologie, en microbiologie et plus largement dans les sciences de la vie, les interactions entre les hôtes et les bactéries ne mènent pas, dans la plupart des cas, à un état de commensalisme138. Ewald, en outre, rejette l’idée de René Dubos pour qui, « après suffisamment de temps, un état de coexistence pacifique s’établit éventuellement entre tout hôte et son parasite139 ». En effet, le modèle mathématique du « compromis » (trade-off) élaboré vers la fin des années 1970 montre que la virulence qu’Ewald définit comme la « capacité à faire du mal à un hôte », peut augmenter ou diminuer sous l’effet des pressions de sélection. Il s’agit là d’une question médicale importante pour laquelle une perspective évolutive s’avère pertinente. En outre, l’évolution de la virulence des pathogènes constitue l’une des premières applications de la sélection multiniveaux en médecine140. La résistance aux antibiotiques est un problème majeur de santé publique qui existe depuis la mise en marché de la pénicilline en 1943141, mais qui constitue un problème sérieux surtout depuis la fin du xxe siècle142. Ce phénomène d’augmentation de la résistance aux antibiotiques signifie que l’efficacité des antibiotiques contre les infections bactériennes est en baisse et que de nouveaux traitements doivent constamment être développés pour lutter de manière efficace contre ces souches résistantes. Considérant les coûts exorbitants du développement et de la mise en marché d’un nouvel antibiotique, le problème de la résistance a non seulement un impact médical important, mais aussi un impact économique. Il s’agit en outre d’un des phénomènes d’évolution en « temps réel » les mieux documentés143. En effet, l’utilisation d’antibiotiques 138. On attribue souvent l’hypothèse d’un déclin progressif de la virulence au bactériologiste américain Theobald Smith (1859-1934). Sur l’histoire de cette hypothèse au xxe siècle, voir Méthot (en préparation), “Theobald Smith and the ‘law of declining virulence’: shifting perspectives on the evolution of disease - 1880-1980”, History and Philosophy of the Life Sciences. 139. Dubos (1965), Man Adapting, Yale UP @, cité in Ewald (1994), op. cit., 3. 140. Miralles et al. (1997), “Is Group Selection a Factor Modulating the Virulence of Rna Viruses ?”, Genetics Research, 69, 3 @. Bull (1994), “Virulence”, Evolution, 48, 5, cité in Pepper (2008), “Defeating Pathogen Drug Resistance : Guidance from Evolutionary Theory” @, Evolution, 62, 12. 141. Bergsrom & Feldgarden (2008), “The Ecology and Evolution of Antibiotic Resistant Bacteria” @, in Stearns & Koella (2008), op. cit. @, p. 126. 142. Cf. Science, n° 18, juillet 2008. 143. Selon Bergstrom & Feldgarden (2008, op. cit. @, p. 127-128), trois mécanismes génétiques principaux seraient à l’origine de l’augmentation de la résistance : les
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] pour lutter contre les infections microbiennes constitue une pression de sélection formidable qui tend à favoriser la survie et la reproduction des bactéries les plus résistantes, diminuant ainsi l’efficacité de nombreux antibiotiques. Il est de plus en plus reconnu que l’utilisation massive d’antibiotiques en milieu hospitalier est la cause première de l’augmentation de la résistance144. Par exemple, deux ans seulement après l’introduction de la pénicilline durant la Seconde Guerre mondiale, on observait un phénomène de résistance en Angleterre. En 1952, l’érythromycine fut développée et introduite pour lutter contre les infections staphylocoques et quatre ans plus tard, des souches résistantes étaient observées en France et aux États-Unis145. Dans un compte rendu critique du livre de Nesse et Williams146, l’épidémiologiste J. Bull soulignait déjà que « la résistance aux antibiotiques est clairement un phénomène évolutif qui touche très certainement l’intérêt du public ; malgré que la résistance aux antibiotiques soit étudiée dans ce livre (4 pages et demie), on lui a donne beaucoup moins de place que plusieurs autres sujets beaucoup plus spéculatifs147 ». Une étude récente148 réalisée en Europe a bien montré la corrélation entre l’utilisation d’antibiotiques et l’augmentation de la résistance. La « course aux armements » qui s’est installée entre les bactéries et le développement d’antibiotiques plus efficaces a donc des conséquences populationnelles importantes dont les médecins doivent être conscients lorsqu’ils prescrivent des antibiotiques. L’une des conséquences les plus directes de l’évolution de la résistance est la hausse d’infections nosocomiales. La présence de bactéries résistantes aux antibiotiques adaptées au milieu hospitalier (par exemple : staphylococus aureus, bactérie résistante à la méthicilinne) favorise, en effet, la multiplication de ce type d’infection. En plus, un patient affecté par une bactérie résistante mutations sur un seul nucléotide (fréquent vu la taille des populations) ; la recombinaison homologue (réorganisation des nucléotides conférant la résistance) ; la recombinaison hétérologue (acquisition de nouveaux allèles résistants ; exemple : transfert horizontal de gènes, de plasmides, etc.). 144. Goosens et al. (2005), “Outpatient Antibiotic Use in Europe and Association with Resistance : A Cross-National Database Study”, The Lancet, 365 @. 145. Bergstrom & Feldgarden (2008), op. cit. @, p. 126. 146. Nesse & Williams (1995), Evolution and Healing, Phoenix. 147. Bull (1995), “Review : (R)evolutionary Medicine”, Evolution, vol. 49, 6 @, p. 1297. 148. Goosens et al. (2005), art. cit @.
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[les mondes darwiniens] aux antibiotiques demeure plus longtemps à l’hôpital, a davantage de chances de décéder et coûte plus cher à soigner149. Il faut noter, toutefois, que l’augmentation de la résistance bactérienne est un problème qui s’ancre non seulement dans les pratiques médicales mais aussi, de manière plus large, dans l’industrie du médicament et notamment dans le secteur agricole. Comme le soulignent Bergstrom & Feldgarden, l’usage d’antibiotiques en milieu agricole n’a pas (toujours) pour seul but de guérir les animaux malades ; il permet également la production d’individus plus gros, donc plus rentables d’un point de vue économique. Cet usage inapproprié d’antibiotiques à dose minimale mais constante a des conséquences évolutives immédiates dans la mesure où il facilite la sélection graduelle des variantes les plus résistantes. En 2006, l’Union européenne bannissait l’usage d’antibiotiques destinés à accroître la taille des animaux150. Dans tous les cas, la sélection artificielle de variantes bactériennes de plus en plus résistantes ne peut être comprise et régulée que dans un cadre de pensée darwinien. L’argument de Nesse et Williams selon lequel l’enseignement médical devrait faire place à la théorie de l’évolution prend ici tout son sens. Historiquement, la lutte contre la résistance bactérienne en milieu hospitalier s’est faite en élargissant le spectre d’action des antibiotiques (par exemple, en créant des antibiotiques efficaces contre les bactéries Gram-positive et Gram-négative). Cela n’eut pour conséquence que d’augmenter la résistance de bactéries alors inoffensives et de créer une demande encore plus forte pour de nouveaux antibiotiques151. Une autre façon d’enrayer ce problème a consisté à procéder à une rotation en milieu hospitalier des antibiotiques utilisés. En changeant l’environnement, on modifie le niveau d’adaptation d’une espèce de bactérie à son milieu. Or, cette technique s’est avérée inefficace. Des études, en effet, ont souligné que la résistance bactérienne aux antibiotiques peut se produire très rapidement152 et que cette résistance acquise à l’hôpital peut se propager à l’extérieur du milieu hospitalier153. 149. Bergstrom & Feldgarden (2008), op. cit. @, p. 125. 150. Ibid., p. 129. 151. Ibid., p. 133. 152. Baquero & Blazquez (1997), “Evolution of Antibiotic Resistance”, Trends in Ecology & Evolution, 12, 12. 153. Cf. Alizon (2006), Évolution de la virulence des parasites : apports des modèles emboîtés, thèse de doctorat @, p. 19.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] L’une des voies aujourd’hui explorée pour contrôler l’augmentation de la résistance consiste à déstabiliser le comportement global des bactéries plutôt que de chercher à les éliminer individuellement154. Les activités bactériennes les plus dommageables pour l’homme, comme la production de toxines ou de biofilms155, sont souvent régulées par des mécanismes de quorum, c’est-à-dire que les comportements bactériens s’activent à partir d’une certaine densité de population. En ce sens, les bactéries sont engagées dans des comportements sociaux résultant d’une certaine forme de coopération. En déstabilisant les populations de bactéries, il devient possible d’empêcher la production de toxines et, par-là, d’enrayer l’évolution de la résistance. Ces mécanismes de ruptures de quorum permettant l’inhibition des comportements bactériens sont particulièrement étudiés156. En outre, des modèles mathématiques semblables à ceux utilisés en génétique des populations auraient démontré qu’une fois les comportements sociaux des bactéries démantelés, cela prendrait beaucoup de temps avant qu’ils se reconstituent157. L’argument d’André et Godelle repose sur l’idée classique que les populations de bactéries sont constituées d’individus ayant des « intérêts » reproductifs distincts qui doivent coopérer pour produire des toxines et des biofilms. Les populations de bactéries doivent par conséquent résoudre les problèmes de subversion internes (free-riders), bien connus en théorie des jeux et en économie, afin de préserver la coopération et ce qui en découle. Bergstrom et Feldgarden, commentant cet exemple, notent, entre autres, que « lorsque les bactéries coopèrent, il ne s’agit pas d’une conséquence inévitable 154. André & Godelle (2005), “Multicellular Organization in Bacteria as a Target for Drug Therapy”, Ecology Letters, 8, 8 @. 155. Les biofilms sont des microcolonies bactériennes capables de survivre dans des environnements hostiles (Costerton et al., 1999, “Bacterial Biofilms : A Common Cause of Persistent Infections”, Science, 284 @, p. 1318). Souvent très résistants face aux défenses de leur hôte, le rôle des biofilms dans les maladies chroniques et infectieuses est de plus en plus reconnu (Bendouah et al., 2006, “Biofilm Formation by Staphylococcus aureus and Pseudomonas aeruginosa Is Associated with an Unfavorable Evolution after Surgery for Chronic Sinusitis and Nasal Polyposis”, Otolaryngology-Head and Neck Surgery, 134, 6 @). 156. Buckling & Brockhusrt (2008), “Kin Selection and the Evolution of Virulence”, Heredity, 100, 5 @. West et al. (2006), “Social Evolution Theory for Microorganisms”, Nature Reviews Microbiology, 4, 8 @. 157. André & Godelle (2005), “Multicellular Organization in Bacteria as a Target for Drug Therapy”, Ecology Letters, 8, 8 @.
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[les mondes darwiniens] de sélection individuelle comme dans la plupart des cas de résistance aux antibiotiques, mais plutôt d’une conséquence de la sélection multiniveaux158 ». Alors que dans le cas des antibiotiques conventionnels un mutant se trouvait automatiquement avantagé du point de vue de la reproduction et de la survie, ce n’est plus le cas avec les antibiotiques capables de déstabiliser les mécanismes de senseurs159, occasionnant du coup une rupture des processus coopératifs entre les bactéries, car le nouveau mutant ne perçoit plus immédiatement les bénéfices conférés par les activités de la population160. « De plus, comme ces comportements sont sélectionnés au niveau de la population, si la résistance évolue, ce sera probablement à l’échelle de la population, non à l’échelle de l’individu.161 » En effet, alors que les individus se reproduisent très rapidement à l’intérieur d’un hôte, les populations se renouvellent plus lentement, ralentissant ainsi l’évolution de la résistance162. Le modèle d’André & Godelle163 peut potentiellement être étendu à d’autres problèmes pathogéniques où des traits bénéfiques au groupe de bactéries sont ciblés, renforçant l’importance d’adopter une perspective de sélection multiniveaux en médecine164. Jusqu’ici, la sélection multiniveaux a surtout été étudiée 158. Bergstrom & Feldgarden (2008), op. cit. @, p. 134 ; je souligne Cf. aussi Buckling & Brockhusrt (2008), art. cit @. West et al. (2006), art. cit @. 159. Comme l’expliquent André & Godelle (2005, op. cit., @ p. 801), les « senseurs de quorum » (quorum-sensing) constituent un système de communication entre les bactéries qui comprend la diffusion d’un signal perçu par un récepteur correspondant. Lorsque la densité de la population bactérienne est suffisamment importante, la concentration du signal excède un certain seuil, permettant ainsi l’expression de la virulence bactérienne. Les antibiotiques capables de déstabiliser les mécanismes de senseurs sont effectifs au niveau de la population dans laquelle l’expression de la virulence est un phénomène de groupe. 160. Toutefois, une des critiques adressées à ce modèle consiste à montrer qu’une rupture des processus coopératifs n’entraîne pas nécessairement une diminution de la virulence : il est aussi possible d’observer une augmentation de la virulence (Alizon & Van Baalen, 2008, “Multiple Infections, Immune Dynamics and Virulence Evolution”, Am. Nat., 172 @). 161. Bergstrom & Feldgarden (2008), art. cit. @, p. 134. 162. Les populations intra-hôtes soulèvent d’autres problèmes touchant la question des niveaux de sélection (cf. Levin & Bull 1994, “Short-Sighted Evolution and the Virulence of Pathogenic Microorganisms”, Trends in Microbiology, 2, 3 @. Alizon et al., 2009, “Virulence Evolution and the Trade-Off Hypothesis : History, Current State of Affairs and the Future”, Journal of Evolutionary Biology, 22, 2 @). 163. André & Godelle (2005), art. cit. @ 164. Pepper (2008), “Defeating Pathogen Drug Resistance : Guidance from Evolutionary Theory” @, Evolution, 62, 2.
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[pierre-olivier méthot / darwin et la médecine : intérêts et limites des explications évolutionnaires en médecine] en rapport avec l’augmentation de la virulence165 mais peut, visiblement, permettre de mieux comprendre et contrôler des phénomènes de résistance. Au vu des problèmes soulevés par les maladies émergentes et la résistance bactérienne, il semble qu’une révolution darwinienne en médecine, non pas au sens d’un changement de paradigme, mais au sens d’une ouverture à d’autres types d’explication, soit non seulement souhaitable, mais aussi nécessaire. 3 Conclusion
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ans ce chapitre, après avoir effectué un survol des rapports entre évolution et médecine suite à la publication de L’Origine des espèces, j’ai distingué la « médecine darwinienne » de la « médecine évolutive » en soulignant les différents modèles épistémologiques à l’œuvre dans ces deux approches évolutionnaires de la santé et de la maladie. J’ai montré comment la médecine darwinienne entendait non seulement éclairer la médecine à l’aide d’une approche adaptationniste mais conduisait, en plus, à réformer la médecine de fond en comble en lui substituant un paradigme évolutionnaire. Alors que les applications cliniques se font encore attendre, la médecine évolutive apparaît plus prometteuse – et moins controversée, n’étant pas d’une part, (re) tenue par une anthropologie évolutionnaire discutable et d’autre part, ayant des solutions concrètes à offrir. En m’appuyant sur l’exemple de la résistance bactérienne aux antibiotiques, j’ai souligné le rôle capital que la pensée évolutionnaire était appelée à jouer dans un contexte médical. En ne misant pas trop sur la recherche des origines évolutives de l’homme, la médecine a beaucoup plus de chances de réussir sa révolution darwinienne qui viendra, assurément, de l’articulation de modèles et de schémas explicatifs issus de la microbiologie, de l’immunologie, de la biologie de l’évolution et de l’épidémiologie. « Rien en médecine ne fait sens sauf à la lumière de l’évolution. » C’est sur cette paraphrase de l’adage bien connu du généticien des populations Theodosius Dobzhansky166 que Nesse et Williams concluent leur ouvrage Why do we get sick ?167. Ils soulignent ainsi que toute explication médicale demeure 165. Alizon et al. (2009), art. cit @. Coombs et al. (2007), art. cit @. Bull (1994), art. cit. 166. La communication de Dobzhansky s’intitulait “Nothing in biology makes sense except in the light of evolution” @ (American Biology Teacher, 35, 3). 167. Nesse & Williams (1995), Evolution and Healing : The New Science of Darwinian Medicine, Phoenix ; cf. aussi MacCallum (2007), “Does Medicine without Evolution Make Sense ?” PLoS Biol 5, 4 @.
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[les mondes darwiniens] incomplète si elle n’est pas éclairée par une perspective évolutionnaire. Dans un article sur l’évolution culturelle, le philosophe Elliot Sober168 a proposé deux interprétations de la fameuse phrase de Dobzhansky. Selon Sober, nous pouvons l’interpréter de manière modeste dans le sens où, pour l’appliquer au cas de la médecine, sans un ancrage évolutif, l’explication d’une pathologie donnée demeure partielle. Ou bien, on peut supposer que Dobzhansky avait en tête la thèse plus forte selon laquelle « les considérations évolutives devraient primer dans notre compréhension du monde vivant169 ». Que l’on puisse toujours approfondir une explication médicale en lui ajoutant des détails moléculaires, cytologiques ou évolutionnaires me semble incontestable. La question est plutôt de savoir dans quelle mesure les considérations évolutives pèsent dans la balance par rapport aux autres types d’explication, c’est-à-dire quelle est leur importance relative et dans quels secteurs seront-elles les plus bénéfiques. Je suis porté à penser, comme Sober le disait de l’évolution culturelle, que seule la thèse la plus faible est défendable dans le cas de la médecine. Malgré des difficultés d’ordre non seulement épistémologique mais aussi sociologique et politique170, l’articulation des divers schèmes explicatifs est une entreprise louable qui permet une meilleure compréhension des phénomènes biologiques et médicaux. Subordonner la médecine à l’évolution par l’utilisation systématique et dogmatique de concepts tirés de la biologie évolutive, cependant, irait contre la nature particulière de son statut épistémologique qui la place à l’intersection des diverses sciences de la vie. En effet, malgré les avancées scientifiques et technologiques des cinquante dernières années, il est certes encore légitime de considérer la médecine comme « un art au carrefour de plusieurs sciences171 ». En se situant au carrefour de plusieurs disciplines scientifiques, la médecine ne saurait privilégier les modèles épistémologiques de l’une d’elles en particulier, mais doit plutôt chercher à articuler de manière cohérente la diversité des « principes d’intelligibilités »172. 168. Sober (1991), “Models of Cultural Evolution”, in Griffiths (ed.), Trees of Life : Essays in Philosophy of Biology, Kluwer. 169. Ibid., p. 490. 170. Morange (2005), Les secrets du vivant, La Découverte. 171. Canguilhem (2005), Le normal et le pathologique [1966], PUF, p. 7. 172. Remerciements. Je tiens à remercier vivement Samuel Alizon, Steeves Demazeux, Jean Gayon, Thierry Hoquet, Philippe Huneman, Michel Morange, Staffan MüllerWille, Marcelle Olivier, Thomas Pradeu et Marc Silberstein pour les commentaires et suggestions qu’ils ont proposés. Pour finir, je voudrais remercier une fois de plus
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 28
Guillaume Lecointre & Chomin Cunchillos
L’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie
A
u sein même de la communauté des systématiciens, il y eut un débat autour des années 2000 pour déterminer si la théorie de l’évolution était requise pour l’exploitation des logiciels de construction d’arbre d’inspiration cladistique, c’est-à-dire ce qu’on appelle aujourd’hui la parcimonie informatisée1. Rigoureusement parlant, l’algorithme cladistique, en choisissant l’« arbre » le plus parcimonieux en hypothèses de transformations des caractères le long de ses branches, maximise la contiguïté des états de caractères identiques dans l’« arbre » (appelé aussi dendrogramme, cladogramme ou, de manière encore plus éthérée, graphe connexe non cyclique). L’algorithme ne fait que montrer « qui partage quoi avec qui ». Si référence à l’évolution il y a, c’est dans la tête de celui qui a construit l’arbre. A posteriori, l’interprétation de ce cladogramme à la lumière de la théorie de l’évolution transforme le « qui partage quoi avec qui » en « qui est plus apparenté à qui ». A posteriori, tout bon biologiste s’y retrouve donc. Mais c’est concernant ce qui se passe a priori que le débat fit rage. Certes, on peut se demander pourquoi on construirait une matrice de caractères si ce n’est pour fonder des hypothèses d’homologie primaire2 que l’on voudrait tester ; mais qui dit « homologie primaire » dit-il évolution ? En effet, les homologies primaires n’indiquent que des ressemblances associées à un principe des connexions dont 1. Brower (2000), “Evolution is not a necessary assumption of cladistics”, Cladistics, 16 @. 2. de Pinna (1991), “Concepts and tests of homology in the cladistic paradigm”, Cladistics, 7 @.
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[les mondes darwiniens] certains des pères, comme Richard Owen ou Georges Cuvier, étaient, faut-il le rappeler, fixistes. Ce rappel indique juste que le principe des connexions, sur le plan technique, ne requiert pas le transformisme, même si aujourd’hui tous ceux qui l’utilisent inscrivent l’évolution dans leur intention. Le débat se trouve donc reporté sur ce que les biologistes ont dans la tête lorsqu’ils codent leur matrice de caractères. La plupart d’entre eux ne savent généralement pas pourquoi – en termes de relations de cause à effet documentées entre deux états de caractères présumés homologues – ces deux états de caractères se ressemblent. Par conséquent, l’homologie primaire figurant dans la matrice repose bien sur un pari d’où l’évolution est techniquement absente (les données moléculaires et leurs modèles traités par des approches probabilistes sont laissées de côté dans cette discussion qui ne concerne que la cladistique3). C’est la raison pour laquelle la plupart des matrices destinées à un traitement par parcimonie sont exemptes de pondération des caractères. Et ce n’est pas un hasard si tous les débats tournant autour de la légitimité des pondérations sont directement connectés à celui-ci. En revanche, la plupart des biologistes savent généralement pourquoi un caractère donné sera exclu de la matrice. La plupart des systématiciens excluront en effet de poser comme putativement homologues (homologie primaire) deux états de caractères pour lesquels on peut présumer, ou mieux, documenter une origine évolutive distincte (par l’embryologie, par l’anatomie elle-même, etc.). Ainsi, paradoxalement, c’est donc, sur le plan technique et pas seulement sur le plan des intentions, parce qu’elle ne contient pas qu’une matrice d’homologie primaire nous parle d’évolution : elle réunit des caractères qui mettent en relation des états qui pourraient éventuellement avoir été acquis par voie d’ascendance commune. Alors, la maximisation de la contiguïté des états identiques de caractères est-elle bonne à tout faire ? Gareth Nelson & Norman Platnick4 pensent que oui5. En fait, la maximisation de la contiguïté des états de caractères identiques ne relèverait que d’un principe de cohérence maximale qui ne relève, lui-même, que de la rationalité : en sélectionnant l’arbre le plus parcimonieux, 3. Sur ce point précis, cf. Barriel (section 7), ce volume. (Ndd.) 4. Nelson & Platnick (1981), Systematics and biogeography : cladistics and vicariance, New York, Colombia UP. 5. Au sujet de la systématique phylogénétique de Hennig (1966, Phylogenetic systematics, University of Illinois Press @) : « If so, Hennig’s system would be understandable not merely as the theory of “phyletic” taxonomy but as the general theory of taxonomy of whatever sort. »
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[guillaume lecointre & chomin cunchillos / l’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie] on sélectionne en même temps l’arbre le plus cohérent. En effet, plus les caractères sont cohérents entre eux dans l’arbre choisi, et moins il est besoin d’ajouter des transformations surnuméraires destinées à rendre compte des incohérences. Ce n’est pas un hasard si le nombre d’événements que requiert un cladogramme est directement proportionnel à son « indice de cohérence » (Consistency Index). Cohérence et parcimonie sont une seule et même mesure. C’est au nom de l’universalité du principe de maximisation de la cohérence de nos explications que l’algorithme de parcimonie se voit conféré une portée universelle. Le principe de parcimonie est partie intégrante de l’explication rationnelle en sciences… et donc forcément mobilisé pour expliquer scientifiquement toute ressemblance. Il n’y a, alors, pas besoin d’évolution, effectivement, pour justifier l’emploi de cet algorithme. Il faut juste que nous ayons de bonnes raisons de mesurer la cohérence d’un jeu de caractères entre eux, que nous voulions utiliser un graphe connexe non cyclique pour exprimer une hiérarchie (qui revient à une série d’ensembles emboîtés les uns dans les autres6), quelle que soit la théorie explicative sous-jacente compatible avec ces deux modes de représentation d’une hiérarchie. 1 Les problèmes posés par l’exportation
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n devine que cette question est importante concernant l’exportation des algorithmes utilisés pour l’analyse cladistique informatisée vers d’autres champs d’investigation que la systématique : linguistique7, musicologie comparative et biochimie comparative, pour ne citer que quelques exemples. Dans ces approches comparatives d’objets qui ne sont pas des espèces (langues, musiques, voies métaboliques), l’importation d’algorithmes cladistiques explicitant « qui partage quoi avec qui » n’auraient pas besoin d’être justifiées selon Nelson & Platnick8. Pour d’autres auteurs, l’utilisation de tels algorithmes requiert au minimum le fameux principe du « descent with modification » de Darwin. En effet, ce principe donne un sens particulier au fait de maximiser la contiguïté des états de caractères identiques. Ce principe stipule que deux états de caractères trouvés chez des espèces qui ne se croisent plus aujourd’hui doivent en première instance être interprétés comme ayant été légués par voie d’ascendance 6. Cf. Hennig (1966), Phylogenetic systematics, University of Illinois Press. 7. Cf. Ben Hamed, ce volume. (Ndd.) 8. Nelson & Platnick (1981), Systematics and biogeography : cladistics and vicariance, New York, Colombia UP.
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[les mondes darwiniens] commune. Ils ne se croisent plus entre eux aujourd’hui, certes, mais ils doivent s’être croisés entre eux hier : il fut un temps où ils avaient un ancêtre commun. Les chats et les chiens ont une truffe et des poils. Les ont-ils acquis ensemble parce qu’ils se croisent entre eux ? Non : les chats ne font pas de petits avec les chiens, tout le monde sait cela. En première instance on doit parier sur l’ascendance commune. Ce pari implique le transformisme. L’ancêtre commun était-il chat ? Si oui, il y a eu forcément transformation sur le trajet généalogique (théorique) entre les chats ancestraux et les chiens, sinon les chiens seraient chats. L’ancêtre commun était-il chien ? Si oui, il y a forcément eu transformation sur le trajet généalogique théorique entre les chiens ancestraux et les chats, sinon les chats seraient chiens. L’ancêtre commun était-il mi-chien mi-chat ? Si oui, il y a forcément eu transformation sur les deux trajets généalogiques théoriques depuis ces ancêtres, sinon les chiens et les chats ne seraient pas ce qu’ils sont. Bref, il y a une grande cohérence entre le « descent with modification » et le projet qui consiste à réunir les branches aux états de caractères identiques. Maximiser la contiguïté de deux (ou plus) branches portant un état de caractère donné revient à réunir ces branches de manière à leur conférer en amont un tronc commun sur lequel siège une hypothèse d’ancêtre commun. Notons que le « descent with modification » implique de postuler qu’il y a eu, dans le passé, une transformation des êtres (et de leurs attributs) génération après génération (ou « évolution » dans son sens le plus minimal). Mais la charge en postulats s’arrête là. En effet, le mécanisme par lequel cette transformation est rendue possible n’est aucunement convoqué et n’a pas besoin de l’être. Dit autrement, la vie changerait par un autre mécanisme que la sélection naturelle – dérive génétique, processus lamarckien, ou autres… –, cela ne changerait en rien la façon dont le « descent with modification » est postulé pour justifier de réunir sur une même branche des espèces partageant des attributs. Nous ne nous engagerons pas ici plus avant dans le débat qui consiste à savoir si l’analyse cladistique requiert l’idée d’évolution sous sa forme « descent with modification », ou si cette idée est seulement souhaitable, facultative, « pas nécessaire9 », proscrite, selon que l’on se réfère au programme général de recherche de toute systématique biologique ou si l’on se restreint strictement à la perception agnostique des similitudes et au fonctionnement d’un 9. Brower (2000), “Evolution is not a necessary assumption of cladistics”, Cladistics, 16 @.
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[guillaume lecointre & chomin cunchillos / l’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie] algorithme10. Nous voulons rassurer les tenants des deux camps sur un point : dans les deux cas, il est justifié d’appliquer l’analyse cladistique aux voies métaboliques. Il suffit au second des deux camps, celui des « pattern cladists », de constater que certaines voies métaboliques se ressemblent sans être toutefois identiques, et qu’un « pattern » y est aisément perceptible. Pour le premier des deux camps, il nous faut convaincre que la structure du métabolisme cellulaire a quelque chose à voir avec le concept darwinien de « descent with modification ». 2 Pertinence de l’application d’outils phylogénétiques aux voies du métabolisme
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es biochimistes ont beaucoup écrit au sujet de l’évolution du métabolisme, mais sans toutefois disposer d’une méthode qui leur permettrait de tester leurs hypothèses évolutives. Comme cela se faisait dans une systématique anté-hennigienne (en gros avant les années 1970), en biochimie, et jusque très récemment, des faisceaux de présomptions corroboraient (forcément) un scénario évolutif avec beaucoup de finesse et de cohérence, parfois de manière parcimonieuse11, parfois avec un fort contenu spéculatif 12. Ici, nous entendons expliciter les principes qui ont autorisé une véritable analyse phylogénétique des séries de réactions chimiques que l’on appelle les « voies métaboliques ». En effet, l’analyse phylogénétique a fourni les outils permettant de tester la précédence temporelle de l’apparition de certaines réactions enzymatiques du catabolisme13 des acides aminés par rapport à l’apparition d’autres réactions. Cet objectif revient à fournir l’ordre d’émergence dans le temps des grands 10. Quelques aperçus de ce débat dans Tassy, ce volume. (Ndd.) 11. Jensen (1976), “Enzyme Recruitment in Evolution of new Function”, Ann. Rev. Microbiol., 30 @. Cordón (1990), Tratado evolucionista de biologia, Aguilar @. Cunchillos (1997), « Les grands axes de l’évolution du métabolisme cellulaire », in Tort (dir.), Pour Darwin, PUF. 12. Cavalier-Smith (1987), “The Origin of Cells : A Symbiosis between Genes, Catalysts and Membranes”, Symp. Quant. Biol., LII @. Meléndez-Hevia et al. (1996), “The Puzzle of the Krebs Citric Acid Cycle : Assembling the Pieces of Chemically Feasible Reactions, and Opportunism in the Design of Metabolic Pathways During Evolution”, J. Mol. Evol., 43 @. Martin & Müller (1998), “The hydrogen hypothesis for the first eukaryote”, Nature, 392 @. 13. Ensemble des réactions de dégradations moléculaires de l’organisme. L’anabolisme est l’ensemble des réactions de synthèse. Catabolisme et anabolisme constituent le métabolisme. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] types de voies métaboliques, et l’ordre d’émergence des différents types d’activité enzymatique aux origines de la vie cellulaire. Le métabolisme cellulaire est un processus complexe constitué d’environ un millier de réactions chimiques catalysées par des enzymes, qui sont des protéines globulaires. Ces réactions sont organisées en une centaine de séquences, les voies métaboliques, qui, d’une façon générale, relient l’incorporation du nutriment, son utilisation, la synthèse des composantes du corps cellulaire, celle des réserves et de leur utilisation. Comme tout autre phénomène biologique, le métabolisme est le produit de l’évolution. Son histoire évolutive devrait pouvoir être reconstituée par l’analyse de sa complexité structurale14. Une telle histoire pourrait être reconstruite sur la base de la comparaison des structures des sites actifs15 des enzymes elles-mêmes. Cependant, très peu d’entre eux sont connus en détail, en proportion du nombre d’enzymes répertoriées. En revanche, la réaction produite par ce site actif peut en être considérée comme un reflet extrêmement fidèle de sa structure si la réaction est hautement spécifique. De même, il est possible de reconnaître la similitude de réactions chimiques semblables réalisées par des sites actifs semblables probablement dérivés d’une protéine ancestrale ; laquelle se serait ultérieurement spécialisée dans telle ou telle variante d’une même réaction fondamentale16. L’évolution des enzymes est en effet conçue comme partant d’activités généralistes vers des activités spécialisées par affirmation d’une spécificité à un substrat17. Par conséquent, la phylogénie des voies métaboliques peut être non seulement reconstruite à partir du seul partage d’une ou plusieurs enzyme(s) de haute spécificité, mais aussi par le partage par ces 14. Schoffeniels (1984), Biochimie comparée, Masson. Cordón (1990), Tratado evolucionista de biologia, Aguilar @. Cunchillos (1997), « Les grands axes de l’évolution du métabolisme cellulaire », in Tort (dir.), Pour Darwin, PUF. Michal (1999), Biochemical pathways, John Wiley and Sons @. 15. Knowles (1991), “Enzyme catalysis : not different, just better”, Nature, 350 @. 16. Jensen (1976), “Enzyme Recruitment in Evolution of new Function”, Ann. Rev. Microbiol., 30 @. 17. Holden (1968), “Evolution of Transport Systems”, J. Theoret. Biol., 21 @. Jensen (1976), Enzyme Recruitment in Evolution of new Function”, Ann. Rev. Microbiol., 30 @. Jallon (1983), « Les glutamate déshidrogénases de Escherichia coli a l’Homme », in Hervé (dir.), L’évolution des protéines, Masson. Piérard (1983), « Évolution des systèmes de synthèse et d’utilisation du carbamoylphosphate », in Hervé (dir.), L’évolution des protéines, Masson. Petsko et al. (1993), “On the origin of enzymatic species”, T.I.B.S., 18 @. O’Brien & Herschlag (1999), “Catalytic promiscuity and the evolution of new enzymatic activities”, Chem. Biol., 6 @.
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[guillaume lecointre & chomin cunchillos / l’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie] mêmes voies de types de fonctions enzymatiques (spécificité de fonction mais non spécificité des substrats), étant entendu que ceux-ci sont sous-tendus par une similitude structurale des sites actifs correspondants. Reconnaître que deux voies métaboliques partagent une réaction de haute spécificité revient à utiliser un critère d’homologie primaire strict, tandis que la reconnaissance du partage d’une même famille de réactions revient à relâcher ce critère d’homologie en le transférant dans le passé : si deux voies partagent deux enzymes semblables, c’est qu’elles ont dû partager jadis la même enzyme généraliste18. Ce relâchement du critère d’homologie comporte un risque de convergence dont on n’a aucune raison de penser a priori qu’il soit supérieur à ce que l’on rencontre dans les matrices de séquences alignées ou dans les matrices de caractères morphologiques19. Nous avons donc ici un nouveau type de caractères : la réaction enzymatique (ou l’enzyme elle-même si sa réaction détient une très haute spécificité de substrat), un nouveau type de taxons : les voies métaboliques de chacun des acides aminés aliphatiques, et un critère d’homologie primaire : le partage par deux voies métaboliques d’une réaction spécifique traduisant la confluence de deux voies, ou le partage d’un même type de réaction ou de fonction enzymatiques, d’une même famille de fonctions, ou encore l’utilisation commune de cofacteurs. La comparaison des différences de métabolisme constatées entre espèces actuelles ne serait d’aucune aide ici, car ces différences sont surtout dues à des événements bien postérieurs aux événements inférés, et concernent des voies plus périphériques. De plus, ces différences touchent beaucoup plus la régulation des voies que leur structure20. Comparer les sémantides de Zuckerkandl & Pauling21, c’est-à-dire les séquences d’acides nucléiques ou d’acides aminés des enzymes réalisant les fonctions codées, ne serait d’aucune aide non plus : on s’exposerait à de graves problèmes d’homologie des séquences (surtout sur les parties non 18. Cunchillos & Lecointre (2002), “Early steps of metabolism evolution inferred by cladistic analysis of the structure of amino acid catabolic pathways”, CRAS, 325 @ ; idem (2003), “Evolution of amino acid metabolism inferred through cladistic analysis”, Journal of Biological Chemistry, 278 @ ; idem (2005), “Integrating the universal metabolism into a phylogenetic analysis”, Mol. Biol. Evol., 22(1) @ ; idem (2007), “Ordering events of Biochemical evolution”, Biochimie, 89 @. 19. Cf. Barriel, ce volume. (Ndd.) 20. Schoffeniels (1984), Biochimie comparée, Masson. 21. Zuckerkandl & Pauling (1965), “Molecules as Documents of Evolutionary History”, J. Theoret. Biol., 8 @.
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[les mondes darwiniens] situées dans les sites actifs). De plus, les mutations inférées, homoplasiques22 ou pas, seraient elles aussi bien postérieures aux événements que nous cherchons à reconstituer. Le relâchement du critère d’homologie évoqué ci-dessus fournit un type d’homologie des réactions enzymatiques quelque peu dégagé de l’homologie de séquence. Le critère d’homologie primaire une fois énoncé au niveau de l’enzyme elle-même ou de son type de réaction, comment se justifie-t-il en termes de voies métaboliques au regard des idées que se font les biochimistes de leur évolution ? Horowitz23 propose que le développement des voies biochimiques de synthèse a dû suivre l’ordre inverse de celui que suivent les enzymes à l’intérieur de la voie : la première enzyme à apparaître au cours de l’évolution serait la dernière de la voie, la seconde serait l’avantdernière, et ainsi de suite (on parle de développement « rétrograde »). Le scénario explicatif est résumé dans la figure 1 . Un protobionte hétérotrophe pour un substrat A finira par épuiser le milieu. A va devenir limitant. La carence en A va de fait favoriser tout protobionte capable de synthétiser A à partir de composants B et C. Une première réaction enzymatique est née, et le nouveau protobionte va se multiplier. À terme, ce sont les substrats B et C qui vont devenir limitants. Tout protobionte capable de synthétiser B et/ou C à partir d’autres substrats, disons B à partir de D et E, sera sélectionné de la même manière. Éventuellement, la possibilité d’obtenir B à partir d’autres substrats tels que F et G reste possible. Dans le schéma explicatif d’Horowitz, la confluence des voies métaboliques est sélectionnée puisqu’elle est économique. L’énergie gagnée par confluence sert à faire autre chose que ne ferait pas un protobionte compétiteur dépourvu de cette confluence et donc obligé de développer des moyens plus lourds. L’économie du métabolisme, appelée par les biochimistes « optimisation du métabolisme » est une règle fondamentale de la biochimie comparée24. Malgré la diffusion des idées d’Horowitz25, elle a été pensée soit dans un contexte non darwinien26, soit dans un contexte 22. Dont la similitude chez différentes entités ne provient pas d’un ancêtre commun, mais est l’effet de la convergence ou de la réversion. (Ndd.) 23. Horowitz (1945), “On the evolution of biochemical syntheses”, PNAS, 31 @. 24. Schoffeniels (1984), Biochimie comparée, Masson. 25. Horowitz (1945), “On the evolution of biochemical syntheses”, PNAS, 31 @. 26. Schoffeniels (1984), Biochimie comparée, Masson. Au passage, le fait d’avoir parlé d’optimisation et non de sélection naturelle est évocateur de la culture majoritaire dans laquelle la biochimie et la génétique moléculaire se sont développées dans la seconde moitié du xxe siècle : largement en dehors de la pensée darwinienne.
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[guillaume lecointre & chomin cunchillos / l’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie] résolument panglossien27. Si nous considérons le résultat du raisonnement sélectif d’Horowitz, deux constats sont à faire. Premièrement, les dernières étapes des voies de synthèse apparaissent les premières. Deuxièmement, nous avons deux voies de synthèse confluentes (de DE vers A et de FG vers A) apparentées. Pourquoi apparentées ? Parce que la réaction « B + C donne A » signe une origine commune à deux voies de synthèse branchées, non partagée par d’autres voies de synthèse, si l’on prend la voie de synthèse comme taxon et la réaction comme caractère. L’acteur biochimique de cette réaction (enzyme, type de réaction, cofacteur, etc.) est le témoin qu’il s’agit de coder. S’il est codé de manière identique pour deux voies de synthèse dans une matrice, un tel codage dans la matrice en tant que « 1 » partagé est à mettre en relation avec l’ascendance commune aux deux voies du tronçon « B+C donne A » ; du moins pour ceux qui se préoccupent de justifier biologiquement leur codage. Pour certains systématiciens, cette justification n’est pas nécessaire, pour d’autres elle l’est ; et c’est la raison pour laquelle elle est développée ici. Cordón28 conçoit un scénario symétrique pour les voies de dégradation (figure 2 ). Supposons un protobionte hétérotrophe pour A. A est dégradé en un produit (appelons-le « produit 1 »), réaction qui fournit de l’énergie dont a besoin le protobionte. Après un certain temps de multiplication, on peut supposer que A va devenir limitant dans le milieu. Seront alors sélectionnés les protobiontes capables de dégrader plus complètement le produit 1 en produit 2, et récupérer le surplus d’énergie délivrée par cette seconde réaction. Une possibilité de sélection ultérieure (non exclusive à la première) est la sélection d’un protobionte capable de dégrader un substrat B en produit 1. A et B étant devenus limitants, une étape ultérieure peut conduire à la sélection d’une dégradation encore plus poussée du produit 2 en produit 3. Deux constats symétriques au cas précédent. Premièrement, les dernières étapes des voies de dégradation Sur cette question, cf. Morange (1994), Histoire de la biologie moléculaire, La Découverte, idem (2005), Les secrets du vivant, La Découverte, et son chapitre dans ce volume, ainsi que Heams (2004), « Biologie moléculaire : affronter la crise de la cinquantaine », in Dubessy et al. (dir.), Les matérialismes (et leurs détracteurs), Syllepse ; Kupiec (2004), « Vers un darwinisme cellulaire », in Dubessy et al., op. cit. ; Kupiec (2008), L’origine des individus, Fayard ; Kupiec et al. (dir.) (2011), Le hasard au cœur de la cellule, éditions Matériologiques @. 27. Meléndez-Hevia et al. (1996), “The Puzzle of the Krebs Citric Acid Cycle : Assembling the Pieces of Chemically Feasible Reactions, and Opportunism in the Design of Metabolic Pathways During Evolution”, J. Mol. Evol., 43 @. 28. Cordón (1990), Tratado evolucionista de biologia, Aguilar @.
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Figure 1. Évolution des voies de synthèse vues par Horowitz (1945, “On the evolution of biochemical syntheses”, PNAS, 31 @.) (cf. texte). Par l’effet de la sélection naturelle, les dernières étapes des voies de synthèse apparaissent les premières dans le temps (évolution « rétrograde »), parce que le produit est imposé de l’extérieur au départ. Parce que la confluence des voies est sélectionnée, l’enzyme ou la réaction enzymatique fournissant A à partir de B et C est un signe d’ascendance commune des voies DE vers A et FG vers A.
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Figure 2. Évolution des voies de dégradation vues par Cordón (1990). Par l’effet de la sélection naturelle, les premières étapes des voies de dégradation apparaissent les premières dans le temps (évolution « antérograde »), parce que le substrat est imposé de l’extérieur au départ. Parce que la confluence des voies est sélectionnée, l’enzyme ou la réaction enzymatique fournissant le produit 3 à partir du produit 2 est un signe d’ascendance commune des voies B vers le produit 3 et A vers le produit 3, pourvu que la confluence se mette tôt en place (cf. texte).
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[les mondes darwiniens] apparaissent les dernières dans leur évolution (développement « antérograde »). Deuxièmement, si l’on considère que la confluence des voies est sélectionnée parce qu’elle est économique, deux longues voies de dégradation peuvent se trouver apparentées par le partage d’une enzyme ou de plusieurs enzymes distales communes. C’est donc l’allongement distal commun à plusieurs voies cataboliques qui signe à la fois leur branchement précoce et leur évolution commune. On peut bien sûr imaginer un branchement latéral tardif, et/ou très distal d’une portion de voie catabolique « opportuniste » qui n’aurait alors pas vraiment d’origine commune avec la voie sur laquelle elle se branche. Le phénomène de recrutement d’enzymes ou de voies métaboliques est une modalité assez classique de l’évolution biochimique29. Tout dépend de la précédence temporelle de la confluence des voies du catabolisme par rapport aux étapes d’allongement de la portion commune distale. C’est un risque d’homoplasie à prendre et Cunchillos & Lecointre30 ont montré que ce risque n’est pas plus important dans le cas présent que pour d’autres matrices relavant de l’anatomie comparée ou de séquences alignées d’ADN. Pour finir sur ces justifications, signalons que selon Cordón31, les règles d’Horowitz32 ne sont pas fixes et doivent être modulées en fonction des voies métaboliques. En effet, cet ordre d’apparition des réactions dans l’évolution des voies de synthèse et de dégradation est valable parce que, respectivement, le produit final ou le substrat initial a été imposé de l’extérieur, au moins initialement. Il est cependant possible d’imaginer des scénarios alternatifs pour des molécules obtenues par les cellules elles-mêmes au cours de leur évolution, par modification d’autres molécules préexistantes déjà intégrées au métabolisme. Les nouvelles séquences de synthèse se seraient développées progressivement par addition distale de nouvelles enzymes à des voies déjà développées. Il 29. Jensen (1976), “Enzyme Recruitment in Evolution of new Function”, Ann. Rev. Microbiol., 30 @. Petsko et al. (1993), “On the origin of enzymatic species”, T.I.B.S., 18 @. Copley (2000), “Evolution of a metabolic pathway for degradation of a toxic xenobiotic : the patchwork approach”, T.I.B.S., 25 @. 30. Cunchillos & Lecointre (2002), “Early steps of metabolism evolution inferred by cladistic analysis of the structure of amino acid catabolic pathways”, CRAS, 325 @ ; idem (2003), “Evolution of amino acid metabolism inferred through cladistic analysis”, Journal of Biological Chemistry, 278 @ ; idem (2005), “Integrating the universal metabolism into a phylogenetic analysis”, Mol. Biol. Evol., 22(1) @ ; idem (2007), “Ordering events of Biochemical evolution”, Biochimie, 89 @. 31. Cordón (1990), Tratado evolucionista de biologia, Aguilar @. 32. Horowitz (1945), “On the evolution of biochemical syntheses”, PNAS, 31 @.
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[guillaume lecointre & chomin cunchillos / l’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie] paraît clair que le type de développement suivi par une voie dépendra du rôle initial de la molécule correspondante dans l’histoire du métabolisme. C’est ainsi que Cordón, dans son traité de biologie, a proposé un développement coïncidant avec l’ordre des enzymes dans la voie pour le catabolisme des acides aminés, l’anabolisme des acides gras et de la glycogenèse, et en sens inverse pour l’anabolisme des acides aminés, le catabolisme des acides gras et la glycolyse (dont le sens du développement a été confirmé par Fothergill-Gilmore & Michels33). Nous verrons ci-dessous les résultats du test opéré par Cunchillos & Lecointre34. En somme, si l’on suit l’idée darwinienne que toute reconstruction phylogénétique est justifiée si il y a « filiation dans le temps des structures avec modifications », on constate que c’est précisément le cas des voies métaboliques : elles dérivent les unes des autres par modification/addition et se sont donc transformées dans le temps. 3 Quelles sont les premières fonctions enzymatiques du vivant ? Quels furent les premiers métabolismes disponibles ? Pourquoi le catabolisme des acides aminés est-il important ? Comment se place le cycle de Krebs ?
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omparer les voies métaboliques universelles à tous les êtres vivants de manière à en inférer l’histoire nous donne les moyens d’inférer non seulement quelles sont les voies métaboliques réalisées le plus précocement à l’origine des systèmes vivants tels que nous les connaissons aujourd’hui, mais surtout les moyens d’inférer les premières fonctions enzymatiques qui ont dû être disponibles. Pour cela, la phylogénie appliquée aux voies métaboliques s’est immédiatement intéressée au catabolisme des acides aminés35. En effet, il est classique de considérer que les voies du catabolisme ont dû précéder (de
33. Fothergill-Gilmore & Michels (1993), “Evolution of glycolysis”, Prog. Biophys. Mol. Biol., 59 @. 34. Cunchillos & Lecointre (2005), “Integrating the universal metabolism into a phylogenetic analysis”, Mol. Biol. Evol., 22(1) @ ; idem (2007), “Ordering events of Biochemical evolution”, Biochimie, 89 @. 35. Cunchillos & Lecointre (2002), “Early steps of metabolism evolution inferred by cladistic analysis of the structure of amino acid catabolic pathways”, CRAS, 325 @ ; idem (2003), “Evolution of amino acid metabolism inferred through cladistic analysis”, Journal of Biological Chemistry, 278 @.
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[les mondes darwiniens] peu) les voies de l’anabolisme pour une raison simple : même si Horowitz36 conçoit un développement indépendant de l’anabolisme, de l’énergie est requise pour la réalisation des voies anaboliques. Il faut bien que cette énergie soit tirée de la rupture de liaisons chimiques de quelque molécule d’origine abiotique ou biotique présente dans le milieu. Les voies de biosynthèse se sont probablement développées en parallèle mais avec un certain délai37. S’il faut qu’il y ait eu, aux origines de la vie, un premier catabolisme, pourquoi préférer l’hypothèse d’un catabolisme des acides aminés plutôt que celui des acides nucléiques, des acides gras ou des monosaccharides ? Plusieurs arguments importants sont à prendre en compte. On trouve naturellement des acides aminés en milieu abiotique. Il est possible de reconstituer expérimentalement et de manière abiotique des acides aminés simples (glycine, alanine, acide glutamique et acide aspartique) comme l’avaient fait Miller et Urey en 1953 à partir de molécules très simples comme l’ammoniac, l’hydrogène, le méthane et l’eau38. En présence de formaldéhyde, on synthétise dans certaines conditions abiotiques la sérine. D’autres schémas réactionnels furent proposés pour la synthèse abiotique des autres acides aminés aliphatiques. D’autre part, sur le plan structural, les acides aminés sont plus riches que les autres composés cités ci-dessus. Les acides aminés ont des chaînes latérales variées, tandis que les polysaccharides, les acides gras sont de structure monotone et diffèrent entre eux, surtout par leur nombre de carbone. Parmi les candidats classiques aux premières molécules donneuses d’énergie (acides gras, monosaccharides, acides aminés), les acides aminés sont les seuls composés capables de fournir les groupes réactifs utiles à la synthèse de la plupart des autres composés biochimiques du métabolisme central. Autre argument, la complexité de leur métabolisme est la plus grande. Le catabolisme des acides aminés fait intervenir dix coenzymes, un très grand nombre d’enzymes, et les réactions successives de dégradation sont différentes. De plus, les voies de synthèse sont différentes des voies de dégradation. En comparaison, les autres catabolismes font intervenir trois coenzymes, un petit nombre d’enzymes, les étapes de dégradation sont monotones et la synthèse des composés est réalisée par fonctionnement inverse des voies de 36. Horowitz (1945), “On the evolution of biochemical syntheses”, PNAS, 31 @. 37. Cunchillos (1997), « Les grands axes de l’évolution du métabolisme cellulaire », in Tort (dir.), Pour Darwin, PUF. 38. Miller (1953), “Production of Amino Acids Under Possible Primitive Earth Conditions”, Science, 117 @. [Cf. Tirard, ce volume. (Ndd.)]
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[guillaume lecointre & chomin cunchillos / l’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie] dégradation. Si l’on raisonne en termes d’économie cellulaire, on admettra que la sélection naturelle conduit nécessairement à des solutions biochimiques simples et monotones. L’hypothèse la plus parcimonieuse est donc de considérer que la complexité du métabolisme des acides aminés a été comme imposée de l’extérieur au protobionte, comme résultant d’une nécessité initiale, et qu’au sein de celui-ci, par la suite, c’est-à-dire dès que possible, la sélection naturelle n’a conduit qu’à la mise en place de réactions monotones. Il est efficace de produire beaucoup de réactions dégradatives avec peu d’enzymes. À l’inverse, on comprendrait mal, en termes de sélection naturelle, la complexité du catabolisme des acides aminés s’il s’agissait d’un métabolisme tardif. Un argument définitif, si l’on s’intéresse au métabolisme cellulaire défini comme un ensemble coordonné d’activités enzymatiques produites par les protéines, est la nécessité très précoce d’un anabolisme et d’un catabolisme des acides aminés performants pour assurer la disponibilité des acides aminés nécessaires à la synthèse de ces protéines. Tous ces arguments expliquent que, pour qui s’intéresse aux toutes premières voies métaboliques du vivant, le catabolisme des acides aminés aliphatiques est un candidat de choix. Pour ce qui concerne les acides aminés aromatiques, leur métabolisme fait intervenir des acteurs qui n’ont pu exister qu’une fois le métabolisme des acides aminés aliphatiques mis en place. De plus, ses réactions consomment beaucoup d’oxygène ; et il fait donc figure de métabolisme plus tardif39 ; l’ensemble de ces faits ayant été confirmés par l’analyse phylogénétique des voies métaboliques40. Reste la question du cycle de Krebs. La comparaison du métabolisme des différents types de cellules actuelles met en évidence une grande variabilité : différentes formes d’hétérotrophie, d’autotrophisme photosynthétique et d’autotrophisme chimiosynthétique, diverses formes de respiration et de fermentation. On constate cependant sous cette diversité l’existence d’un noyau métabolique commun universel, formé de quelques cinquante voies : les voies de synthèse et de dégradation des acides aminés et des acides gras, la glycolyse, la glycogenèse, la voie des pentoses et le cycle de Krebs. Cette universalité fut détectée dès 1926 39. Cordón (1990), Tratado evolucionista de biologia, Aguilar @. 40. Cunchillos & Lecointre (2007), “Ordering events of Biochemical evolution”, Biochimie, 89 @.
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[les mondes darwiniens] par Kluyver, qui formula le concept d’« unité de la biochimie41 », concept utilisé dès 1949 par Van Niel42 comme argument en faveur de la monophylie de toutes les cellules vivantes. Arrêtons nous un instant sur cette hypothèse. À l’encontre de cette monophylie, on peut toujours imaginer des réactions catalysées par des enzymes en milieu abiotique, c’est-à-dire en dehors de toute cellule. Il est probable qu’il a existé un métabolisme précellulaire, correspondant à l’activité enzymatique de protéines isolées, non coordonnées en un ensemble organisé. Mais ce dont nous traitons ici ne concerne pas les réactions enzymatiques isolées, mais bien un ensemble de transformations organisées en voies et fonctionnant de manière coordonnée. On ne conçoit pas facilement la mise en place d’une telle coordination sans une barrière différenciant un milieu intérieur d’un milieu extérieur, et réalisant un tri parmi les substrats. Cette coordination n’a pu se mettre en place qu’au cours d’une étape cellulaire de l’évolution, si on prend en compte le constat d’Horowitz43, selon lequel les réactions enzymatiques n’ont de sens (de cohérence) pour la cellule que lorsqu’on les considère dans leur ensemble. Elles en manquent totalement lorsqu’elles sont considérées individuellement ; étant donné que beaucoup de métabolites intermédiaires ne présentent aucun intérêt physiologique, et que la capacité de les produire isolément ne confère aucun avantage sélectif concevable. L’apparition d’une nouvelle enzyme ne sera avantageuse que lorsque son activité s’intégrera dans le métabolisme antérieur et en améliorera l’efficacité. En d’autres termes, l’intégration du métabolisme telle que la conçoit Horowitz44 ne prend de sens que dans un milieu clos soumis à la sélection naturelle que l’on peut appeler « protobionte » ou « cellule ». Mais revenons au cycle de Krebs. Du fait de son universalité et surtout de sa position centrale dans le métabolisme cellulaire universel (cf. figure 4, plus loin), point de confluence de tous les métabolismes, le cycle de Krebs (ou cycle de l’acide citrique) a été considéré comme la première étape fondamentale de l’évolution biochimique. Mais cette vision se trouve remise en cause par d’autres arguments. Les molécules qui servent de points d’entrée dans le cycle de Krebs, les céto-acides et les acyl-coenzymes A, sont des métabolites intermédiaires difficilement imaginables comme disponibles en 41. Kluyver (1926), “Die Einheit in der Biochemie”, Chemie der Zelle und Gewebe, 13. 42. Van Niel (1949), “The ‘Delft School’ and the rise of general microbiology”, Bacteriological Review, 13 @. 43. Horowitz (1945), “On the evolution of biochemical syntheses”, PNAS, 31 @. 44. Ibid.
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[guillaume lecointre & chomin cunchillos / l’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie] condition abiotique. Elles sont plus vraisemblablement déjà le produit d’une activité biochimique périphérique. Quant à l’universalité du cycle de Krebs, elle ne lui confère pas l’exclusivité car d’autres métabolismes cités plus haut sont tout aussi universels. L’origine du cycle de Krebs a été considérée comme secondaire et composite par Schoffeniels, Gest et Meléndez-Hevia et al.45 Ces derniers auteurs considèrent que la portion oxaloacétate-alphacétoglutarate du cycle doit son origine à la biosynthèse des acides aminés (notamment la voie qui va des pyruvate et oxaloacétate au glutamate). Cependant, dans leur argumentation, le catabolisme des acides aminés comme candidat à cette origine se trouve exclu d’emblée puisqu’ils partent du postulat que la première source d’énergie est la glycolyse anaérobique. Le catabolisme des acides aminés est alors considéré comme inutile : « The selective value of a mechanism to eliminate organic material hardly built was not obvious at all 46 . » Le catabolisme des acides aminés est en fait un meilleur candidat aux premières réactions biochimiques du vivant, parce qu’il est lui-même un métabolisme périphérique qui prend son point de départ sur des molécules complexes que l’on sait déjà disponibles en conditions abiotiques (ce qui n’est pas le cas pour le glucose). De toutes façons, même si l’on accepte d’emblée le glucose comme source d’énergie première, ce n’est pas une raison suffisante pour en exclure les acides aminés qui eux, sont disponibles. Pour tester la précédence du cycle de Krebs, il a suffit à Cunchillos & Lecointre47 d’intégrer à la matrice des voies métaboliques codées deux portions du cycle de Krebs, afin de constater ultérieurement dans l’arbre si les points de branchement de ces portions sont antérieurs ou postérieurs à ceux 45. Schoffeniels (1981), Les cahiers de biochimie, Maloine ; idem (1984), Biochimie comparée, Masson. Gest (1981), “Evolution of the citric acid cycle and respiratory energy conversion in prokaryotes”, FEMS Microbiol. Lett., 12 @ ; idem (1987), “Evolutionary Roots of the Citric Acid Cycle in Prokaryotes”, Biochem. Soc. Symp., 54 @. Meléndez-Hevia et al. (1996), “The Puzzle of the Krebs Citric Acid Cycle : Assembling the Pieces of Chemically Feasible Reactions, and Opportunism in the Design of Metabolic Pathways During Evolution”, J. Mol. Evol., 43 @. 46. Meléndez-Hevia et al. (1996), ibid. 47. Cunchillos & Lecointre (2002), “Early steps of metabolism evolution inferred by cladistic analysis of the structure of amino acid catabolic pathways”, CRAS, 325 @ ; idem (2003), “Evolution of amino acid metabolism inferred through cladistic analysis”, Journal of Biological Chemistry, 278 @ ; idem (2005), “Integrating the universal metabolism into a phylogenetic analysis”, Mol. Biol. Evol., 22(1) @ ; idem (2007), “Ordering events of Biochemical evolution”, Biochimie, 89 @.
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[les mondes darwiniens] des catabolismes d’acides aminés48 . L’analyse phylogénétique va-t-elle permettre de répondre à ces questions ? Notre travail est la première tentative d’inférence de l’histoire du métabolisme cellulaire à l’aide de l’outil phylogénétique. Ses objectifs sont (1) l’inférence des relations de parenté de chaque voie catabolique de chacun des seize acides aminés aliphatiques ; (2) l’identification du clade le plus basal et surtout, l’ordre d’apparition dans le temps des différentes fonctions enzymatiques ; (3) de vérifier si les portions du cycle de Krebs font partie des voies les plus anciennes ou sont le produit du catabolisme des acides aminés. 4 Hypothèses d’homologie 4.1 Échantillonnage Le travail réalisé a été appliqué au catabolisme et à l’anabolisme des trois grandes familles de molécules organiques utilisées par tous les êtres vivants : acides aminés, acides gras et monosaccharides. Il s’est donc agi de coder les tronçons des grandes composantes métaboliques universelles (ou quasi universelles) : cycle de Krebs, cycle de Calvin, cycle des pentose-phosphates, cycle de l’urée, glycolyse, gluconéogenèse, anabolisme et catabolisme des acides aminés et des acides gras. Pour le moment, les métabolismes plus périphériques, qui reposent pour leur réalisation de molécules produites par les grands ensembles métaboliques précédents, n’ont pas été pris en compte. Il s’agit bien sûr des polymères (synthèses et dégradations de l’amidon, du glycogène, des protéines, de l’ADN et de l’ARN) mais aussi des composés plus complexes comme les coenzymes, des triglycérides, des phospholipides, des nucléotides et des composés stéroïdiens. Nous ne traitons donc ici que du métabolisme des « briques » de base nécessaires à ces composés. Une voie est généralement définie comme l’ensemble des réactions biochimiques qui s’opèrent entre son extrémité (produit final pour les voies anaboliques) ou molécule abiotique exploitée (pour les voies cataboliques). Chaque voie métabolique est considérée comme un taxon. Lorsqu’une voie de biosynthèse (voie anabolique) ou de dégradation (voie catabolique) peut emprunter plusieurs « parcours » (par exemple cas de la dégradation de la cystéine, de l’acide aspartique, de l’asparagine, de la glutamine et de la thréonine), chacun de ces parcours est pris en compte séparément comme autant de voies – par exemple dCYS1, dCYS2, dCYS3 sont la dégradation (« d ») 48. Cunchillos & Lecointre (2007), “Ordering events of Biochemical evolution”, Biochimie, 89 @.
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[guillaume lecointre & chomin cunchillos / l’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie] de la cystéine (CYS) selon les voies n° 1, n° 2, et n° 3 respectivement. Les voies de synthèses sont appelées « s » (sGLU1 pour la synthèse du glutamate selon la voie n° 1, sGLU2 pour la synthèse du glutamate selon la voie n° 2). Le cycle de l’acide citrique (« KC ») ou cycle de Krebs est incorporé en deux tronçons, chacun commençant par un céto-acide pour deux raisons. La première est que ces céto-acides constituent des points d’entrée dans le cycle, et la seconde est que la désamination d’un acide aminé fournit un céto-acide. Autrement dit, le métabolite le plus proche structuralement des acides aminés est le céto-acide. Ainsi, le tronçon « KC1 » va de l’acide oxaloacétique à l’acide alphacétoglutarique, et le tronçon « KC2 » de l’acide alphacétoglutarique à l’acide oxaloacétique. La matrice contient ainsi 75 taxons et 202 caractères49, lesquels sont définis par les critères d’homologie explicités ci-dessous. 4.2 Le codage et les critères d’homologie Les critères d’homologie vont être exposés des plus stricts aux plus risqués, avec des exemples. L’hypothèse générale de base est que le partage par plusieurs voies métaboliques d’une même enzyme, de plusieurs enzymes successives, d’une réaction enzymatique, d’un même cofacteur, d’une même famille de fonctions sont des signes d’une ascendance commune. Homologies de type I : le partage d’une enzyme à haute spécificité Deux voies métaboliques utilisent la même enzyme à haute spécificité pour son substrat. C’est l’enzyme elle-même qui constitue l’hypothèse d’homologie primaire. On code 0 si l’enzyme est absente de la voie et 1 si elle est présente. Exemple : les catabolismes de la méthionine et de la thréonine emploient tous deux une enzyme qui transforme le cétobutyrate en propionyl-coenzyme A. Cette enzyme est la cétobutyrate-déshydrogénase, et sa spécificité est la même dans les deux voies. Le caractère s’appelle donc « cétobutyrate-déshydrogénase », il est codé 1 pour dTHR et dMET et 0 pour dGLY, dLYS, etc. Homologies de type II : le partage de fonctions ou types de réactions IIa : le partage de fonctions enzymatiques Deux voies de dégradation utilisent la même fonction enzymatique (on ne considère pas ici la spécificité de l’enzyme pour un substrat) ; c’est-à-dire le 49. Tableau 2 in Cunchillos & Lecointre (2007), “Ordering events of Biochemical evolution”, Biochimie, 89 @.
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[les mondes darwiniens] même type de transformation. L’hypothèse sous-jacente est que deux réactions qui se ressemblent sont réalisées pas des sites actifs semblables. En d’autres termes, on fait le présupposé que ces fonctions enzymatiques sont sous-tendues par une similitude structurale des sites actifs correspondants. L’évolution supposée est qu’à son origine la fonction enzymatique est réalisée à l’aide d’un site actif « ancestral généralisé », et travaillait dans les voies où on les trouve spécialisées aujourd’hui. Par la suite, cette fonction s’est diversifiée en réactions plus spécifiques à des substrats divers mettant en œuvre des sites actifs spécialisés50. On code 0 si le substrat est présent mais la fonction est non remplie ; on code 1 si la fonction est remplie, et on code « ? » lorsqu’il n’y a pas le substrat requis. Exemple : les catabolismes de l’alanine et de l’acide aspartique passent par des transaminations utilisant exactement les mêmes mécanismes réactionnels, réalisés par deux enzymes similaires mais différant par leur spécificité vis-à-vis de leurs substrats respectifs : l’alanine-transaminase et l’aspartate-transaminase. IIb : le partage de cofacteurs Le partage de cofacteurs traduit une similarité dans les mécanismes enzymatiques. Les réactions ont même signification fonctionnelle. Si plusieurs voies emploient le même cofacteur sans similarité dans le mécanisme enzymatique associé, alors le cofacteur commun est acquis par convergence et c’est le mécanisme enzymatique lui-même qui est codé en homologie de type IIa. Exemple : en fait, ce type d’homologie ne s’est trouvé applicable qu’au pyridoxal-phosphate (PLP), dont la signification fonctionnelle est la désamination. On code 0 lorsque la désamination utilise un autre cofacteur ou lorsqu’il n’y a pas de désamination alors que la réaction est possible ; on code 1 pour une désamination-PLP (désamination directe ou transamination utilisant le PLP) ; et ? si les substrats de la voie ne permettent aucune transamination ni désamination possible (cas des deux tronçons du cycle de Krebs). Ce critère subit des restrictions dans son application. Elles sont de trois types. Premièrement, lorsqu’un cofacteur est trop spécifiquement lié à une 50. Holden (1968), “Evolution of Transport Systems”, J. Theoret. Biol., 21 @. Jallon (1983), « Les glutamate déshidrogénases de Escherichia coli a l’Homme », in Hervé (dir.), L’évolution des protéines, Masson. Piérard (1983), « Évolution des systèmes de synthèse et d’utilisation du carbamoylphosphate », in Hervé (dir.), L’évolution des protéines, Masson. Petsko et al. (1993), “On the origin of enzymatic species”, T.I.B.S., 18 @. O’Brien & Herschlag (1999), “Catalytic promiscuity and the evolution of new enzymatic activities”, Chem. Biol., 6 @.
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[guillaume lecointre & chomin cunchillos / l’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie] enzyme, on donne un poids de 2 à une homologie de type I. Par exemple, l’utilisation de la biotine comme cofacteur est restreinte à la seule propionylcarboxylase. Coder le cofacteur revient à donner un poids de 2 au caractère « propionyl-carboxylase ». Ce cofacteur ne sera donc pas pris en compte car l’information qu’il apporte se superpose à celle de l’enzyme. Deuxièmement, lorsqu’un cofacteur est trop spécifique à une fonction, on donne un poids de 2 à une homologie de type IIa. Par exemple, la thiamine est spécifique des alpha-décarboxylations. Coder la thiamine revient à donner un poids de 2 aux alpha-décarboxylations. Troisièmement, il est risqué de coder des cofacteurs trop ubiquistes ; cela comporte un trop grand risque d’homoplasie. Il est nécessaire dans ce cas de coder le type de réaction associée, ce qui produit donc un retour à une homologie de type IIa. Par exemple, le NAD est utilisé dans une large gamme de réactions : NAD-désaminations, NAD-aldéhyde-acidedéshydrogénases, NAD-béta-oxydations, NAD-alpha-décarboxylations. Les recoder en tant que telles reviendrait à donner un poids de 2 à des homologies de type IIa. IIc : communauté de famille de fonction Ce critère d’homologie est semblable dans son principe au critère IIa, mais simplement étendu. L’idée de base est que les enzymes ont dû évoluer à partir de très faibles spécificités, vers de plus hautes spécificités ; c’est-à-dire de sites actifs ancestraux généralisés vers des sites actifs spécialisés. On code 0 lorsque la fonction n’est pas réalisée bien que possible, on code 1 lorsque la fonction est réalisée. On code « ? » lorsque la réaction est non applicable aux groupements chimiques présents dans les composés de la voie. Par exemple, la décarboxylation (caractère 30). On code 0 lorsque la décarboxylation n’est pas réalisée bien que possible, on code 1 lorsque la décarboxylation est réalisée dans la voie. En fait, ce type d’homologie concerne seulement deux grandes familles de réactions : les décarboxylations et les désaminations (les caractères 30 et 31). On code ? pour CC1 et CC2 au caractère 31 car il n’y a pas de désamination possible au sein même du cycle de Krebs. IId : récurrence Des voies métaboliques peuvent se ressembler en cela qu’elles produisent de la même façon une récurrence de réactions, récurrence d’une même réaction réalisée par la même enzyme mais sur des substrats différents. Ce type de phénomène intervient dans l’allongement (ou la dégradation) de molécules monotones comme les acides gras.
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[les mondes darwiniens] 4.3 Enracinement Si la question est d’inférer quelles furent les premières voies métaboliques et quelles furent les premières réactions enzymatiques du vivant, il se pose le problème de l’enracinement de l’arbre. En effet, en reconstruction phylogénétique, la parcimonie informatisée ne construit qu’un graphe connexe non cyclique. Pour que celui-ci soit interprétable en termes d’arbre, c’est le biologiste qui indique au logiciel où se place la racine, en d’autres termes le biologiste doit indiquer quel est son extra-groupe51. Pour le cas présent, il n’y a pas d’extra-groupe à choisir, ce qui rend le problème de l’enracinement singulier. Pour deux enracinements possibles correspondent deux problèmes. Le premier enracinement pourrait consister à enraciner l’arbre à son point moyen. Ceci suggère et même implique qu’il y a à peu près autant de quantité d’évolution de caractères le long des différentes branches. Compte tenu de la présente problématique, on ne voit pas quel « modèle d’évolution » biochimique pourrait justifier l’hypothèse d’une accumulation égale dans deux branches sœurs de l’innovation enzymatique. Cette contrainte-là n’a pas été théorisée et ne peut recevoir d’argument, ni même emporter l’intuition. Le second enracinement est celui de l’ancêtre hypothétique « tout-zéro », sachant que l’état « zéro » est donné dans les caractères pour les absences d’enzymes, les absences de fonctions réalisées, ou des absences d’utilisation d’un cofacteur. Cet enracinement-là est préférable au premier, parce qu’on peut toujours imaginer une situation ancestrale virtuelle où aucune de ces réalités biochimiques n’était présente. Cependant, il faut garder à l’esprit qu’un tel enracinement conférera automatiquement une position basale aux voies les plus simples, c’est-à-dire faisant intervenir peu d’enzymes et/ ou peu de réactions, quelle que soit la nature de ces réactions. 5 Résultats et mise en ordre des événements
U
n algorithme de parcimonie standard a donc été appliqué sur la matrice en question. La figure 3 Ü montre l’arbre obtenu52. Sur cet arbre, il a été défini des périodes selon une méthode que l’on résumera de la manière
51. Groupe d’organismes ne faisant pas partie d’un groupe analysé phylogénétiquement et choisi afin d’orienter les transformation des caractères du primitif au dérivé. (Ndd.) 52. Détails techniques in Cunchillos & Lecointre (2007), “Ordering events of Biochemical evolution”, Biochimie, 89 @.
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[guillaume lecointre & chomin cunchillos / l’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie] suivante. Les changements de caractères se produisant le long des branches sont repérés lorsque ces caractères correspondent à des homologies de type II. Ceux de ces événements d’acquisition d’une nouvelle fonction enzymatique (type II) dont l’emplacement dans l’arbre n’est pas ambigu ni multiple servent de « bornes » pour définir de nouvelles périodes. Ainsi, l’arbre peut-il être segmenté en tranches de temps (ou « périodes »), ces tranches de temps relatif étant bornées par des acquisitions d’homologies de type II. Cependant, une petite difficulté subsiste. Lorsqu’un arbre s’éloigne de la forme d’un peigne (arbre totalement asymétrique) et montre des déploiement divergents (on dit qu’il acquiert une forme de symétrie), il devient de plus en plus difficile de comparer les bornes de temps posées dans deux parties résolument divergentes de l’arbre. Ceci ne serait possible qu’en décidant une sorte d’horloge dans les acquisitions d’homologies de type II, une sorte de régularité temporelle. Pour ne pas faire cette hypothèse lourde, certaines bornes ont été mises en correspondance temporelle pour des raisons biochimiques. Ainsi, dix liens temporels joignant des parties divergentes de l’arbre ont été décrits et utilisés53. La figure 3 Ü montre l’ordre relatif d’apparition des voies métaboliques du vivant au sein de douze périodes ainsi définies (de 0 à 11, la dernière – « 12 » – n’étant que la période postérieure à toutes les autres). On peut résumer les informations de la manière suivante (seules les classes de réactions sont données ici) : Période 0 : les premières fonctions enzymatiques disponibles sont des désaminations, des hydratases et des hydrolases. Période 1 : désaminations utilisant le cofacteur NAD. Période 2 : phosphorylations. Période 3 : aldéhyde déshydrogénations utilisant le NAD. Période 4 : diverses déshydrogénases utilisant le NAD. Période 5 : transaminations et désaminations utilisant le pyridoxalphosphate. Période 6 : bêta-décarboxylations, alcool-déshydrogénases utilisant le NAD. Période 7 : bêta-oxydations, déshydrogénases utilisant le FAD, isomérases. 53. Bien entendu, par souci de place nous tairons ici ces aspects très techniques, ainsi que d’autres concernant la mise en période le l’arbre, pour plus de détails, cf. Cunchillos & Lecointre (2007), op. cit.
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[les mondes darwiniens] Légende figure 3 . Consensus strict des 20 arbres équiparcimonieux fournis à partir d’une matrice de 75 taxons et 207 caractères (Cunchillos & Lecointre 2007). Les arbres sources ont 347 pas, un IC de 0,58 et un IR de 0,79. Les longueurs de branches n’ont pas de signification ici. Les chiffres renvoient à des changements concernant le caractère portant le même chiffrre dans la matrice source. Les niveaux de grisé renvoient aux périodes (cf. texte) relatives du développement métabolique tiré des acquisitions d’homologies de type II dans l’arbre. Les noms en bout de branche réfèrent au nom d’une voie métabolique (taxon) et comportent le code à trois lettres pour les acides aminés (PRO pour proline, ARG pour arginine, etc.) précédé d’un « d » (dPRO) s’il s’agit de la voie de dégradation (catabolisme) de cet acide aminé ou d’un « s » (sPRO) s’il s’agit de la voie de synthèse (anabolisme) de cet acide aminé. Les chiffres qui suivent réfèrent aux différentes façons d’aboutir à une synthèse (sPRO1, sPRO2) ou à une dégradation (dASP1, dASP2) du même acide aminé. HYPANC : extra-groupe « tout-zéro », Urea Cycle : cycle de l’urée, Krebs Cycle 2 : portion n° 2 du cycle de Krebs (cétoglutarate vers oxaloacétate), Krebs Cycle 1 : portion n° 1 du cycle de Krebs (oxaloacétate vers cétoglutarate), sFatty acids 1 : synthèse des acides gras selon la voie n° 1, sFatty acids 2 : synthèse des acides gras selon la voie n° 2, dFatty acids : dégradation des acides gras, Gluconeogenesis : glyconeogenèse, Glycolysis : Glycolyse, Calvin Cycle : cycle de Calvin.
Période 8 : transaldolases. Période 9 : alpha-décarboxylations, enzymes utilisant le thiaminepyrophosphate. Période 10 : transcétolases. Période 11 : acétyl-coenzyme A synthétase, acétyl-transférases, séquences répétées de bêta-oxydations, succinyltransférases. Période 12 : carboxylations utilisant la biotine, enzymes utilisant le tétrahydrofolate, phospho-ribosyl-transférases, malonyl-transférases. Ce qui se traduit, pour une mise en ordre de l’apparition des grandes fonctions enzymatiques : Phase 1 : catabolisme des acides aminés. Phase 2 : anabolisme des acides aminés. Phase 3 : glycolyse, glycogenèse, fermeture du cycle de l’urée (peut-être disponible dès la phase 2). Phase 4 : fermeture du cycle des pentose-phosphates. Phase 5 : fermeture du cycle de Krebs et disponibilité du métabolisme des acides gras. Phase 6 : fermeture du cycle de Calvin. Le cladogramme, par ses branches internes où figurent des événements, fournit les tranches de temps qui permettent d’ordonner un certain nombre d’innovations enzymatiques. On constate que cette approche fournit une
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[les mondes darwiniens] confirmation de l’interprétation qu’avait proposée Cordón54 de l’évolution du catabolisme des acides aminés, qui est antérieur à leur anabolisme. Les premières époques, qui sont celles des désaminations et des transaminations, correspondent précisément à l’exploitation des acides aminés d’origine abiotique. Le catabolisme des acides aminés a probablement été ce que les première enzymes du monde vivant ont dû savoir faire, quelle que soit leur origine, c’est-à-dire avec ou sans ADN. Après les transaminations apparaissent les décarboxylations (phase 6). La seconde époque de Cordón était effectivement celle des décarboxylations ajoutées aux réactions précédentes. Dans nos résultats, les bêtadécarboxylations apparaissent avant les alphadécarboxylations. Il est tout à fait concevable que les bêtadécarboxylations aient été les premières puisque n’utilisant aucun cofacteur. De plus, ces décarboxylations sont spontanément possibles en milieu acide. Conformément au scénario de Cordón, après notre période 6, il est possible de dégrader et de synthétiser tous les acides aminés des groupes I et II de Cordón : asparagine, aspartate, arginine, proline, glutamine et glutamate. L’exploitation et la synthèse des acides aminés des groupes III (sérine, glycine, cystéine, alanine) et IV (thréonine, valine, isoleucine, méthionine) de Cordón se développent de la phase 5 à 11. Enfin, Cordón prévoyait une troisième phase constituée de l’acquisition tardive de réactions complexes complémentaires et de la fermeture du cycle de Krebs. Les résultats de l’analyse phylogénétique montrent une fermeture de ce cycle assez tardive. On constate dans cet arbre une cohérence avec les vues d’Horowitz55 et de Cordón56. Les premières étapes du catabolisme des acides aminés (désaminations, transaminations) sont les premières à émerger dans l’évolution. Il faut bien garder à l’esprit qu’aucun élément de codage n’a pris en compte les idées de Cordón57 sur le sens de l’évolution de ces voies. Même si la méthode d’enracinement de l’arbre implique que les voies les plus simples soient à la base, il revient à la structure même des voies du catabolisme des acides aminés l’inscription des désaminations et transaminations dans les catabolismes les moins complexes (plutôt que des décarboxylations). En d’autres termes, que les voies les plus simples soient à la base du cladogramme n’a rien de surprenant compte 54. Cordón (1990), Tratado evolucionista de biologia, Aguilar @. 55. Horowitz (1945), “On the evolution of biochemical syntheses”, PNAS, 31 @. 56. Cordón (1990), Tratado evolucionista de biologia, Aguilar @. 57. Ibid.
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[guillaume lecointre & chomin cunchillos / l’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie] tenu de notre méthode d’enracinement, mais que ce soient précisément des désaminations et des transaminations, premières réactions dégradatives du métabolisme, qui soient les plus simples, cela nous ne le devons pas à notre méthode d’enracinement. Le cycle de Krebs faisant intervenir des décarboxylations, il ne peut pas être, dans ce contexte, antérieur aux premières voies de dégradation des acides aminés. Il en est donc l’une des conséquences. Le catabolisme est complet avant l’anabolisme pour certains acides aminés mais pas tous (cf. figure 4 Ü). Ceci est vrai pour l’asparagine (catabolisme disponible dès la période 1), la glutamine (période 1) et l’arginine (période 3). Pour beaucoup d’autres acides aminés, la biosynthèse est rendue possible en même temps que sa dégradation, tout au moins pour un certain nombre de cas on ne peut pas dissocier l’ordre d’apparition des deux types de réactions compte tenu des outils mis en œuvre ici : il s’agit de l’aspartate (les deux sont possibles dès la période 1), le glutamate (1), la lysine (5), la cystéine (11), et plus tard encore pour la méthionine et la glycine. La biosynthèse est rendue complète avant que la dégradation ne la soit pour la proline (biosynthèse disponible dès la période 2), la thréonine (6), l’alanine (6), la sérine (7), la valine (10), l’isoleucine (10), la leucine (11), et encore plus tard pour l’histidine, la phénylalanine, le tryptophane et la tyrosine (ce sont les acides aminés aromatiques). Contrairement aux intuitions de Horowitz et Cordón, selon lesquelles le développement des voies de biosynthèse (voies anaboliques) serait rétrograde et celui des voies de dégradation (voies cataboliques) antérograde, on constate que ce schéma conceptuel est loin de s’appliquer de manière tranchée aux acides aminés. En effet, le schéma de développement est antérograde pour un jeux de voies métaboliques qui peuvent tout aussi bien être des voies de dégradation (« d ») que des voies de synthèse (« s ») : sAsn, dAsn, sGln, dGln, sPro, sArg, dAla, dSer, sCys, dCys, sMet, dMet, dThr, dIle, dVal, dLeu, dLys, sTyr, sPhe, sHis, sTrp. Le développement n’est rétrograde que pour dPro, sAla, sLys. Pour le reste des voies, le test phylogénétique est non concluant. Cette absence de corrélation provient en partie simplement des nombreuses interconnections métaboliques que les voies entretiennent entre elles, tandis que les modèles abstraits d’Horowitz et de Cordón n’en incluaient pas autant. Il est possible de différencier dans le cycle de Krebs une succession : la portion « KC2 » (cétoglutarate vers oxaloacétate) est disponible avant la portion « KC1 » (oxaloacétate vers cétoglutarate). Dans un contexte interprétatif différent de celui-ci, c’est-à-dire en prenant la glycolyse anaérobique comme première source d’énergie (et non des acides aminés abiotiques), Gest et
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[les mondes darwiniens]
[guillaume lecointre &
Figure 4. Résumé général des voies métaboliques universelles concernant les acides aminés, les monosaccharides et les acides gras, et de leurs 1011 / 1576 points d’entrée dans le cycle de Krebs. Les niveaux depensée gris signalent l’ordreend’apparition chomin cunchillos / l’exportation de la phylogénétique biochimie] des réactions tel qu’on peut le mettre en place à partir de cette analyse phylogénétique. Le noir (« période 12 ») ne correspond pas à une phase unique et homogène, mais comprend seulement toutes les phases postérieures à la dernière. Les voies en pointillés sont celles qu’il n’a pas été possible d’assigner à une période.
Meléndez-Hevia et al.58 ont décrit les processus par lesquels KC1 pourrait provenir précocement de la biosynthèse du glutamate à partir du pyruvate et de l’oxaloacétate. Les résultats de l’analyse phylogénétique ne sont pas incompatibles avec cela. La disponibilité de l’oxaloacétate par dégradation très précocement disponible de l’asparagine ou de l’aspartate (dès la période 1), celle du pyruvate (dès la période 5) rend l’hypothèse probable, la transformation du glutamate en oxaloacétate étant possible dès la période 1 ou 5 selon les processus à l’œuvre. Quoi qu’il en soit, la prise en compte d’une disponibilité d’un glutamate d’origine abiotique rend ces considérations facultatives. La glycolyse va jusqu’au pyruvate dès la période 8 et à l’acétyl-coenzyme A en période 9 (et donc complète en période 9), avant la fermeture complète du cycle de Krebs (période 11). Ceci confirme les conclusions de Meléndez-Hevia et al.59 selon lesquelles la glycolyse est complète avant la fermeture du cycle de Krebs. 6 Conclusion
L
e concept de « descent with modification » de Darwin s’applique aux voies métaboliques. L’exportation de la pensée phylogénétique en biochimie est fructueuse. En inventant de nouveaux types de taxons, les voies métaboliques, et de nouveaux types de caractères, les enzymes elles-mêmes, les fonctions enzymatiques, les cofacteurs utilisés, et les familles de fonctions enzymatiques utilisées par ces voies, il fut donc possible d’obtenir les premières matrices d’homologies primaires, les premières phylogénies du métabolisme universel60. Leurs résultats sont compatibles avec le scénario de Cordón61, lequel
58. Gest (1981), “Evolution of the citric acid cycle and respiratory energy conversion in prokaryotes”, FEMS Microbiol. Lett., 12 @ ; idem (1987), “Evolutionary Roots of the Citric Acid Cycle in Prokaryotes”, Biochem. Soc. Symp., 54 @. Meléndez-Hevia et al. (1996), “The Puzzle of the Krebs Citric Acid Cycle : Assembling the Pieces of Chemically Feasible Reactions, and Opportunism in the Design of Metabolic Pathways During Evolution”, J. Mol. Evol., 43 @. 59. Meléndez-Hevia et al. (1996), op. cit. 60. Cunchillos & Lecointre (2002), “Early steps of metabolism evolution inferred by cladistic analysis of the structure of amino acid catabolic pathways”, CRAS, 325 @ ; idem (2003), “Evolution of amino acid metabolism inferred through cladistic analysis”, Journal of Biological Chemistry, 278 @ ; idem (2005), “Integrating the universal metabolism into a phylogenetic analysis”, Mol. Biol. Evol., 22(1) @ ; idem (2007), “Ordering events of Biochemical evolution”, Biochimie, 89 @. 61. Cordón (1990), Tratado evolucionista de biologia, Aguilar @.
avait été produit en dehors de toute analyse cladistique mais dans un cadre théorique plus large et bien structuré62. L’exportation de la pensée phylogénétique hennigienne en biochimie a permis d’aboutir à des conclusions dont certaines peuvent apparaître comme attendues. Cependant, c’est la transparence des procédures amenée par la formalisation des observations qu’imposent la matrice et son traitement par parcimonie informatisée qui accroît la valeur heuristique de ces conclusions. Les désaminations, les hydrolases et les hydratases furent les premières réactions enzymatiques du vivant (le vivant tel que nous le connaissons aujourd’hui). Ces réactions ont été utilisées pour exploiter les acides aminés aliphatiques d’origine abiotique (et en tout premier lieu la glutamine, l’asparagine, le glutamate, l’aspartate, puis l’arginine). Le modèle théorique d’un développement évolutif antérograde pour les voies de dégradation et d’un développement évolutif rétrograde pour les voies de biosynthèse s’applique mal aux acides aminés. Pour un certain nombre d’acides aminés aliphatiques, leur catabolisme fut rendu possible et complet avant leur synthèse. La glycolyse et la glycogenèse, ainsi que la fermeture du cycle de l’urée, sont rendus possibles avant la fermeture du cycle de Krebs et la disponibilité du métabolisme des acides gras. Le métabolisme de ces derniers, ainsi que la fermeture du cycle de Calvin, sont des événements relativement tardifs, tout comme l’est le métabolisme des acides aminés aromatiques. La méthode et les critères d’homologie développés ici rendent les hypothèses d’évolution biochimique explicites, fondées sur les patterns réactionnels, et parcimonieuses, c’est-à-dire formellement cohérentes63.
62. Cf. Cunchillos (2004), « Matérialisme et théorie des unités de niveau d’intégration », in Dubessy et al. (dir.), Les matérialismes (et leurs détracteurs), Syllepse . 63. Remerciements. Sont vivement remerciés Marc Silberstein, Patrick Tort, JeanPhilippe Touffut et Jean-Louis Beffa pour leur aide à la réalisation de ces travaux, dont l’interdisciplinarité fut promue par l’Institut Charles Darwin international ainsi que la compagnie Saint-Gobain et le Muséum national d’histoire naturelle.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 29
Marc Schoenauer
Les algorithmes évolutionnaires
L
es algorithmes évolutionnaires (AE) font partie, d’un point de vue informatique, de la famille des algorithmes d’optimisation stochastiques. Ils tirent toutefois leur inspiration d’un parallèle (certes caricatural) avec la théorie de l’évolution – d’où leur nom, et leur présence dans ce volume. En guise de préambule, il faut toutefois poser clairement les limites du paradigme darwinien fondateur : il est tout d’abord simplifié à l’extrême, et ne doit pas être considéré comme une tentative de modélisation de l’évolution ; et s’il est source d’inspiration, et support très parlant de compréhension, il ne doit en aucun cas être considéré comme une justification de l’utilisation de ces algorithmes dans quelque contexte que ce soit. Les deux principes de base du darwinisme qui sous-tendent les AE sont d’une part la notion de sélection naturelle, qui fait que les individus adaptés à leur milieu survivent plus longtemps que les autres, et se reproduisent en plus grand nombre, et d’autre part celle de variations aveugles, ces modifications aléatoires du matériel génétique des parents lors de la transmission aux enfants, le mot aveugle signifiant ici que le milieu n’influe absolument pas sur ces modifications. Ainsi, de même que les girafes, confrontées à l’augmentation de la taille des arbres qui rendait difficile pour les plus petites de se nourrir convenablement, ont vu leur cou s’allonger de génération en génération du fait que les girafes au long coup étaient les mieux nourries, et que leurs gènes ont ainsi petit à petit envahi la population, les individus virtuels que sont les solutions possibles à un problème d’optimisation donné vont être dupliquées avec des modifications stochastiques (les variations aveugles), les plus « adaptées » au problème, i.e. celles qui sont des solutions meilleures que les autres, étant plus
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[les mondes darwiniens] susceptibles de se reproduire ainsi (« sélection naturelle »). Après plusieurs itérations de ce processus (ou « générations »), on espère (en langage courant comme en langage mathématique) que les individus de la population seront des individus très bien adaptés, c’est-à-dire de bonnes solutions du problème d’optimisation initial. Du point de vue de l’optimisation, les AE sont donc des algorithmes stochastiques (les variations aveugles sont des transformations aléatoires du « matériel génétique » décrivant les individus), qui ne nécessitent que le calcul de la fonction à optimiser, qui va mesurer leur « adaptation » au problème. On parle aussi d’optimisation boîte noire, et de fait, les AE sont capables d’optimiser des fonctions définies sur des espaces peu structurés, ces fonctions étant éventuellement irrégulières ou bruitées. Concrètement, ils peuvent résoudre, au moins de manière approchée, des problèmes hors d’atteinte des algorithmes d’optimisation plus classiques (telles par exemple les méthodes de gradient, par exemple dans le cas continu). Le revers de la médaille est le coût en tempscalcul – l’échelle de temps de l’évolution des espèces se compte en milliers, voire centaines de milliers de générations. Et chaque génération implique l’évaluation (calcul de la fonction objectif) de plusieurs dizaines d’individus. 1 L’algorithme
N
ous allons présenter ici l’algorithme évolutionnaire générique, qui couvre la plupart des instances importantes d’algorithmes évolutionnaires, que ce soit d’un point de vue historique ou du point de vue pratique. Considérons E (l’espace de recherche), et soit F une fonction de E dans IR, l’espace des nombres réels. Le problème d’optimisation consiste à trouver le maximum de F sur E (le cas de la minimisation est naturellement couvert en considérant la fonction -F). On parlera de la fitness d’un individu x pour évoquer la valeur F(x) prise par F au point x. Il s’agit d’un nombre réel, et l’algorithme va favoriser les points ayant les fitness les plus grandes, le but étant de trouver le ou les points de E dont la fitness est maximale. Une population de taille P Î IN est un ensemble de P individus (points de E), pas nécessairement distincts. Une telle population est initialisée au temps t = 0, généralement en tirant des points au hasard dans E, le plus uniformément possible, afin de couvrir au mieux l’espace. Les valeurs de fitness des points de cette population sont alors calculées, puis la population évolue en une succession de générations, ou boucles de l’algorithme, illustrée par la figure 1 Ü.
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[marc schoenauer / les algorithmes évolutionnaires]
Figure 1. Squelette d’un algorithme évolutionnaire
Nous allons rapidement détailler les points les plus importants de ce canevas d’algorithme. • Statistiques et critère d’arrêt : il s’agit d’un point sur lequel le parallèle avec l’évolution naturelle n’apporte pas d’indication, puisque l’évolution des populations biologiques est un phénomène qui ne s’arrête pas. Il existe d’ailleurs des tentatives de reproduire aussi cet aspect de l’évolution, appelé Open Ended Evolution, utilisé par exemple dans le domaine de l’art1 et dans le domaine de la robotique2. Cependant, ces travaux relèvent plus du domaine de la vie artificielle que de celui de l’optimisation. En effet, lorsque l’on résout un problème d’optimisation classique dans un environnement statique, on essaye également de minimiser les ressources utilisées, et il faut définir un critère d’arrêt de l’algorithme. Le critère d’arrêt le plus simple est économique : on dispose d’un budget de calcul donné, et on s’arrête lorsqu’on l’a épuisé, soit après un nombre donné de nombre d’appels à la fonction fitness (ou nombre d’évaluations). Il est également possible d’utiliser des critères qui tentent d’appréhender le fait que l’algorithme a convergé, et n’a plus aucune chance de donner des résultats meilleurs que ceux présents dans la population : on s’arrête lorsque l’on détecte une certaine stagnation de la meilleure fitness dans la population, ou encore une perte importante de diversité génétique (cf. section 3). 1. Schnier (2008), “Evolving out of the box”, in Studying Design Creativity – Design Science, Computer Science, Cognitive Science and Neuroscience Approaches : the State of the Art International NSF Workshop. 2. Cf. Bredèche, ce volume.
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[les mondes darwiniens] • Sélection parentale : c’est l’étape du choix des individus qui vont être autorisés à se reproduire et à générer de nouveaux individus. Certains individus peuvent ici être sélectionnés plusieurs fois (i.e. avoir plusieurs enfants). Le nombre d’individus sélectionnés dépend du nombre d’enfants voulus et des opérateurs de variation qui seront mis en jeu. De nombreuses méthodes ont été proposées, déterministes (par exemple les 50 % les meilleurs, au sens de la fitness) ou stochastiques (telle la célèbre procédure de la roulette dans laquelle chaque individu a une probabilité d’être sélectionné qui est proportionnelle à sa fitness). Une caractéristique importante d’un point de vue mathématique est la notion d’invariance par transformation monotone de la fonction fitness. Certains mécanismes n’utilisent que des comparaisons entre individus, indépendantes, donc, des valeurs exactes prises par la fonction que l’on cherche à optimiser – et partant, plus proche des mécanismes en œuvre lors de l’évolution biologique3. Mais cela leur procure également un avantage algorithmiquement parlant, dans la mesure où les valeurs exactes prises par la fitness sont a priori arbitraires, et que cet arbitraire disparaît si l’on ne considère que des comparaisons. C’est une des raisons qui fait que la méthode de sélection aujourd’hui la plus utilisée est la sélection par tournoi : pour sélectionner un individu, on en tire au hasard un nombre T dans la population, et on garde le meilleur d’entre eux. Le choix de la taille du tournoi T permet par ailleurs de contrôler la force de la sélection. • Application des opérateurs de variation : des opérateurs stochastiques sont appliqués aux parents sélectionnés pour générer les enfants. On distingue couramment deux types d’opérateurs, les mutations, qui sont des opérateurs unaires (i.e. un unique parent donne naissance à un unique enfant) et les croisements, qui sont des opérateurs n-aires (généralement n = 2), et génèrent un enfant en recombinant certaines caractéristiques des n parents mis en jeu. Les opérateurs de variation sont totalement dépendants de la nature de l’espace de recherche, et seront détaillés dans la section 3. • Évaluation : calcul de la fitness de tous les enfants nouvellement créés. Il est important de noter que, dans la plupart des applications réelles, l’essentiel du coût-calcul de ces algorithmes provient de cette étape d’évaluation, qui est répétée plusieurs dizaines, voire centaines, de milliers de fois. • Sélection pour la survie : il s’agit de choisir, parmi les enfants, et éventuellement les parents, les individus qui vont survivre et devenir les parents 3. Cf. Bouchard et Huneman, ce volume. (Ndd.)
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[marc schoenauer / les algorithmes évolutionnaires] à la génération suivante. Chaque individu (enfant ou parent) peut donc être sélectionné au maximum une fois – il « meurt » s’il n’est pas sélectionné. Les méthodes utilisées sont très semblables à celles de la sélection parentale. Jusqu’ici, il a été implicitement supposé que l’ensemble du processus d’optimisation se déroulait dans le même espace, l’espace sur lequel est définie la fonction à optimiser. Mais il est souvent utile, voire nécessaire, de pousser un peu plus loin le parallèle avec l’évolution en faisant intervenir un espace additionnel, dans lequel sont appliqués les opérateurs de variation, différent de l’espace dans lequel est calculée la fitness. On parlera d’espace génotypique pour le premier – les opérations de croisement et mutation ont lieu sur les « chromosomes » – et d’espace phénotypique pour le second – l’évaluation pour la reproduction et la survie a lieu sur le résultat de la morphogénèse, ou décodage du génotype en phénotype. L’intérêt d’une telle séparation est qu’il est parfois utile de bénéficier d’une structure particulière sur l’espace génotypique, afin d’assurer une meilleure exploration de l’espace par les opérateurs de variation. Les propriétés du processus de morphogénèse jouent un rôle essentiel lors de l’évolution, et le choix de la représentation (i.e. de l’espace génotypique) est la première étape cruciale lors de la conception d’un algorithme évolutionnaire. 2 Opérateurs de variation
C
ertaines composantes de l’algorithme décrit dans la section précédente dépendent intimement de la représentation choisie. Ce sont d’une part l’initialisation, i.e. le choix de la population initiale, dont le principe général est d’échantillonner le plus uniformément possible l’espace de recherche, dans l’optique d’optimisation globale, et sur laquelle nous n’insisterons pas plus ici. Par contre, le choix des opérateurs de variation a une énorme influence sur le comportement de l’algorithme et mérite quelques précisions. Les opérateurs de variation créent de nouveaux individus à partir des parents sélectionnés. On distingue usuellement les opérateurs de croisement (binaires, ou plus généralement n-aires) et les opérateurs de mutation, unaires. 2.1 Croisements L’idée générale du croisement est celle d’un échange de matériel génétique entre les parents : si deux parents sont plus performants que la moyenne, on peut espérer que cela est dû à certaines parties de leur génotype, et que certains des enfants, recevant les « bonnes » parties de leurs deux parents, n’en
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[les mondes darwiniens] seront que plus performants. Ce raisonnement, trivialement valable pour des fonctions fitness linéaires par exemple, est extrapolé (et expérimentalement vérifié) à une classe plus étendue de fonctions, sans que les résultats théoriques aujourd’hui disponibles ne permettent de préciser le périmètre d’utilité du croisement. On adoptera donc une approche pragmatique : on tentera de définir un croisement en accord avec le problème traité4 et on le validera expérimentalement. 2.2 Mutations L’idée directrice de la mutation est de permettre de visiter tout l’espace. Les quelques résultats théoriques de convergence des algorithmes évolutionnaires ont d’ailleurs tous comme condition l’ergodicité de la mutation, c’està-dire le fait que tout point de l’espace de recherche peut être atteint en un nombre fini de mutations. Mais la mutation doit également pouvoir être utile à l’ajustement fin de la solution – d’où l’idée d’une mutation de « force » réglable, éventuellement au cours de l’algorithme lui-même ; cette idée a permis les succès remarquables des stratégies d’évolution (cf. section 4.2), mais n’a malheureusement pas à ce jour pu être appliquée avec succès à d’autres domaines que celui de l’optimisation continue5. Mais même une fois choisis les « bons » opérateurs de variation, de nombreux degrés de liberté sont encore offerts au praticien à travers le choix des probabilités d’application de ces opérateurs, ainsi que des valeurs des nombreux autres paramètres de l’algorithme (taille de la population, nombre d’enfants, force des sélections, etc.). Une notion importante pour comprendre les effets de ces divers paramètres est celle de la diversité génétique. 3 Diversité génétique et paramétrisation
L
a notion de diversité génétique est importante pour comprendre l’évolution des populations biologiques. Il est bien connu que l’absence de diversité
4. Cf. les travaux de Radcliffe (1991), “Formal analysis and random respectful recombination”, in Belew & Booker (eds.), Proceedings of the 4th International Conference on Genetic Algorithms, Morgan Kaufmann ; Surry & Radcliffe (1996), “Formal algorithms + formal representations = search strategies” @, in Voigt et al. (eds.), Proceedings of the 4th Conference on Parallel Problems Solving from Nature, Nr 1141 in LNCS, Springer Verlag. 5. De Jong (2007), “Parameter Setting in EAs : a 30 Year Perspective” @, in Lobo et al. (eds.), Parameter Setting in Evolutionary Algorithms, Springer.
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[marc schoenauer / les algorithmes évolutionnaires] peut se révéler catastrophique, comme en témoignent par exemple la maladie du mildiou, décimant une très grande partie du vignoble français à la fin du xixe siècle, ou des handicaps congénitaux dans certaines vallées isolées de zones montagneuses reculées. D’une manière analogue, la diversité génétique est également cruciale dans le domaine de l’évolution artificielle. La diversité génétique désigne la variété des génotypes présents dans la population. Elle devient nulle lorsque tous les individus sont identiques – on parle alors (a posteriori !) de convergence de l’algorithme. Mais il est important de savoir que lorsque la diversité génétique devient très faible, il y a très peu de chances pour qu’elle augmente à nouveau. Et si cela se produit trop tôt, il est probable que la convergence a eu lieu vers un optimum local – on parle alors de convergence prématurée. L’utilisateur d’un algorithme évolutionnaire se retrouve donc face à un dilemme : il lui faut à la fois préserver la diversité, pour éviter la convergence prématurée, mais également, à un moment donné, voir converger l’algorithme lorsque la solution globale est trouvée. 3.1 Exploration vs exploitation Un autre point de vue sur la diversité, et qu’on retrouve dans toutes les branches de l’optimisation stochastique, est celui du dilemme explorationexploitation. à chaque étape de l’algorithme, il faut effectuer le compromis entre explorer l’espace de recherche, afin d’éviter de stagner dans un optimum local, et exploiter les meilleurs individus obtenus, afin d’atteindre les meilleures valeurs aux alentours. Trop d’exploitation entraîne une convergence certes rapide, mais sans doute vers un optimum local, alors que trop d’exploration entraîne la non-convergence de l’algorithme, le cas extrême étant celui d’une marche aléatoire, dans laquelle on tire au hasard le point suivant indépendamment des points précédemment visités. Examinons les différentes étapes de l’algorithme à la lumière de ce dilemme. De manière évidente, les opérations de sélection sont des étapes d’exploitation, qui concentrent la recherche autour des meilleurs points de la population. Bien qu’il soit difficile de parler en toute généralité des opérateurs de variation, on considère généralement le croisement comme un opérateur d’exploitation également, puisqu’il recombine les « bonnes propriétés » des parents. à noter que le croisement est d’ailleurs de moins en moins efficace au fur et à mesure de la perte de diversité dans la population, puisqu’échanger de
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[les mondes darwiniens] l’information entre individus identiques n’a aucun effet. Enfin, il est clair que l’initialisation et la mutation sont des étapes d’exploration – mais attention, de multiples variantes d’algorithmes évolutionnaires s’écartent de ce schéma général. On peut ainsi régler les parts respectives d’exploration et d’exploitation en jouant sur les divers paramètres de l’algorithme (probabilités d’application des opérateurs, pression de sélection, etc.). Malheureusement, il n’existe pas de règles universelles de réglage et seuls des résultats expérimentaux donnent une idée du comportement des diverses composantes des algorithmes. Signalons enfin qu’il existe un ensemble de techniques spécifiques, dites techniques de nichage, qui permettent de contrôler (plus ou moins directement) la diversité génétique6. Dans la plus connue d’entre elles, la technique dite du partage7, c’est à nouveau un parallèle biologique qui est utilisé, l’idée de partage de ressources finies : lors de la sélection, la fitness est considérée comme devant être partagée entre les individus qui sont très proches les uns des autres. 3.2 Paramétrisation d’un algorithme évolutionnaire Comme on vient de le voir, l’utilisateur dispose de nombreux leviers pour régler le dilemme exploitation/exploration, au travers de la taille de la population et du nombre d’enfants, du choix des procédures de sélection et de leurs paramètres, du choix des opérateurs de variation et de leurs probabilités d’application – sans parler du premier de tous les choix, celui de la représentation (choix de l’espace de recherche). Si dans les premiers temps de l’histoire des AE, cette multiplicités des degrés de liberté de l’utilisateur était vue comme une richesse, gage de la souplesse d’applicabilité de ces algorithmes, elle est plutôt vécue aujourd’hui par les praticiens comme un malédiction, du fait de l’absence de règles ou d’indications générales pouvant être utilisées lors de l’application à un problème donné. Au point que le réglage des paramètres d’un AE est aujourd’hui considéré comme un domaine de recherche impor6. Sareni & Krähenbühl (1998), “Fitness sharing and niching methods revisited” @, Transactions on Evolutionary Computation, 2 (3). 7. Goldberg & Richardson (1987), “Genetic algorithms with sharing for multi-modal function optimization”, in Grefenstette (ed.), Proceedings of the 2nd International Conference on Genetic Algorithms, Lawrence Erlbaum Associates.
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[marc schoenauer / les algorithmes évolutionnaires] tant8, pour lequel de nombreuses méthodologies ont récemment vu le jour, et les techniques utilisées vont de la paramétrisation basée sur des méthodes statistiques empruntée aux sciences expérimentales, à des techniques très spécifiques d’adaptation des paramètres des opérateurs, dont l’exemple-phare est l’algorithme CMA-ES (cf. section 4.2). Il n’en reste pas moins que les applications réussies des AE aujourd’hui ont été le fruit d’un travail spécifique à chaque application, que ne peuvent pour l’instant remplacer les approches génériques. Mais avant d’examiner quelques-uns de ces domaine propices à l’application des AE (section 5), il nous semble indispensable de garder à l’esprit une perspective épistémologique du domaine, ne serait-ce que pour être ensuite capable de comprendre les articles des années 1990, qui font encore références aux divers « dialectes » évolutionnaires. 4 Les algorithmes historiques
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n distingue quatre grandes familles historiques d’algorithme – et les différences entre elles ont laissé des traces dans le paysage évolutionnaire actuel, en dépit d’une unification de nombreux concepts. 4.1 Algorithmes génétiques Les algorithmes génétiques (AG) ont été initialement proposés par J. Holland9, dès les années 1960. Mais ce sont ses élèves, K. De Jong, auteur de la première thèse sur le sujet, et surtout D.E. Goldberg avec son ouvrage séminal10, qui ont contribué à les populariser. Les AG ont été imaginés initialement comme outils de modélisation de l’adaptation, et non comme outils d’optimisation, d’où un certain nombre de malentendus11. Ils travaillent dans l’espace des chaînes de bits {0, 1}n, utilisent une sélection parentale proportionnelle, et c’est en général l’ensemble des enfants qui remplace l’ensem8. De Jong (2007), “Parameter Setting in EAs : a 30 Year Perspective” @, in Lobo et al. (eds.), Parameter Setting in Evolutionary Algorithms, Springer. 9. Holland (1975), Adaptation in Natural and Artificial Systems, University of Michigan Press @. 10. Goldberg (1989), Genetic Algorithms in Search, Optimization and Machine Learning, Addison Wesley. 11. De Jong (1992), “Are genetic algorithms function optimizers ?” @, in Manner & Manderick (eds.), Proceedings of the 2nd Conference on Parallel Problems Solving from Nature, North Holland.
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[les mondes darwiniens] ble des parents. Ce sont les plus connus des algorithmes évolutionnaires, et (malheureusement ?) souvent les seules variantes connues des chercheurs des autres disciplines. 4.2 Stratégies d’évolution Les stratégies d’évolution (ES, pour Evolution Strategies) ont été inventées par deux élèves ingénieurs en 1965 à Berlin, I. Rechenberg et H.P. Schwefel12, qui travaillaient sur des problèmes d’optimisation de tuyères (avec évaluation en soufflerie !). Les paramètres décrivant une tuyère étaient des paramètres réels, et l’unique enfant de l’unique parent était généré par l’ajout de bruit gaussien aux paramètres du parent (modification autour de la valeur initiale suivant la célèbre courbe en cloche). La technique a ensuite été étendue au cas de multiples enfants, puis de multiples parents, sans qu’il y ait de sélection pour la reproduction. Par ailleurs, l’opérateur de sélection pour la survie est purement déterministe : un nombre µ de parents génèrent un nombre λ d’enfants, et les meilleurs, soit des λ enfants, soit des µ parents plus λ enfants, deviennent les parents de la génération suivante. Le croisement a également été introduit, mais la spécificité des ES reste les techniques d’adaptation des paramètres de la mutation : la règle dite des 1/513 a d’abord permis de gérer globalement le pas de la mutation en fonction des succès et des échecs des mutations précédentes ; un énorme progrès a ensuite été apporté par les techniques auto-adaptatives d’ajustement des paramètres par l’évolution ellemême ; et aujourd’hui le meilleur algorithme pour les problèmes purement numériques est un descendant de ces méthodes historiques, l’algorithme CMAES14 (cf. section 5.2), basé sur une adaptation déterministe de la matrice de covariance de la mutation gaussienne, qui détermine en dimension plus grande que 1, la forme de la « cloche » en l’allongeant dans la direction des mouvements récents prometteurs. 12. Rechenberg (1972), Evolutionstrategie : Optimierung Technisher Systeme nach Prinzipien des Biologischen Evolution, Fromman-Hozlboog Verlag. Schwefel (1981), Numerical Optimization of Computer Models, John Wiley & Sons. 13. Rechenberg (1972), Evolutionstrategie : Optimierung Technisher Systeme nach Prinzipien des Biologischen Evolution, Fromman-Hozlboog Verlag. 14. Hansen & Ostermeier (2001), “Completely derandomized self-adaptation in evolution strategies” @, Evolutionary Computation, 9 (2). Hansen et al. (2003), “Reducing the Time Complexity of the Derandomized Evolution Strategy with Covariance Matrix Adaptation (CMA-ES)” @, Evolution Computation, 11 (1).
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[marc schoenauer / les algorithmes évolutionnaires] 4.3 Programmation évolutionnaire La programmation évolutionnaire (EP, pour Evolutionary Programming) a été imaginée par L.J. Fogel et ses coauteurs15 dans les années 1960, et reprise par son fils D.B. Fogel16 dans les années 1990. Mise au point initialement pour la découverte d’automates à états finis pour l’approximation de séries temporelles, l’EP a rapidement été généralisée à des espaces de recherche très variés. Les opérateurs de sélection utilisés ressemblent beaucoup à ceux des stratégies d’évolution – quoique développés complètement indépendamment – avec toutefois l’utilisation fréquente d’une sélection des survivants plus stochastique que déterministe (les plus mauvais ont tout de même une – petite – chance de survie). 4.4 Programmation génétique La programmation génétique (GP, pour Genetic Programming) a été amenée à maturité par J. Koza17. Apparue initialement comme sous-domaine des AG18, la PG est devenu une branche à part entière. La spécificité de la GP est l’espace de recherche, un espace de programmes le plus souvent représentés sous forme d’arbres. La PG cherche (et réussit parfois !) à atteindre un des vieux rêves des programmeurs, « écrire le programme qui écrit le programme ». Les opérateurs de sélection utilisés sont issus du domaine des AG, mais avec des tailles de population énormes. En particulier, les premiers travaux de Koza n’utilisaient pas de mutation (la taille de la population devant pallier la perte de diversité trop rapide). En PG, les tendance récentes sont… la parallélisation systématique et sur de grosses grappes de stations. Plus généralement, les résultats récents les plus spectaculaires obtenus par J. Koza l’ont été avec des populations de plusieurs centaines de milliers d’individus, utilisant des grappes de plusieurs centaines d’ordinateurs. 15. Fogel et al. (1966), Artificial Intelligence through Simulated Evolution, John Wiley. 16. Fogel (1995), Evolutionary Computation. Toward a New Philosophy of Machine Intelligence, IEEE Press @. 17. Koza (1992), Genetic Programming : On the Programming of Computers by means of Natural Evolution, MIT Press @. Koza (1994), Genetic Programming II : Automatic Discovery of Reusable Programs, MIT Press @. 18. Cramer (1985), “A representation for the adaptive generation of simple sequential programs”, in Grefenstette (ed.), Proceedings of the 1st International Conference on Genetic Algorithms, Laurence Erlbaum Associates.
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[les mondes darwiniens] 4.5 Algorithmes évolutionnaires Comme on l’a vu ci-dessus, les premiers algorithmes évolutionnaires (AG, ES, EP) sont apparus indépendamment dans les années 1960 – les articles pionniers datant même des années 1950. Mais il a fallu attendre la montée en puissance des outils de calcul à la fin des années 1980, avec les premières applications à des problèmes réels pour que les algorithmes évolutionnaires commencent à être considérés comme des outils sérieux. En ce sens, le livre de Goldberg19 a marqué un tournant, annonciateur du foisonnement des années 1990. Et si les courants historiques énumérés ci-dessus sont initialement restés actifs, les différences se sont peu à peu estompées, que ce soit au niveau des représentations ou des opérateurs de sélection. On a ainsi vu apparaître le domaine Evolutionary Computation, traduit par le néologisme algorithmes évolutionnaires (AE). Quelques ouvrages séminaux20 ont les premiers utilisé le terme, plusieurs conférences ont répandu l’idée par leurs intitulés, mais il a fallu dix ans pour voir apparaître les ouvrages de références du domaine. Aujourd’hui, ces algorithmes sont partie importante de plusieurs grandes familles d’algorithmes : d’une part, les algorithmes bio-inspirés, comprenant d’autres algorithmes d’optimisation basés sur des paradigmes naturels, comme les colonies de fourmis, l’optimisation par essaim de particules, mais aussi les algorithmes de vie artificielle21 dans lesquels l’idée d’évolution joue un rôle majeur ; d’autre part, les méta-heuristiques, ensemble de méthodes d’optimisation stochastiques applicables à une vaste classe de problèmes. Et si les spécificités techniques des AE par rapport aux autres algorithmes tendent à s’estomper, on peut aussi constater que les idées darwiniennes, à l’inverse, se répandent dans de nombreux domaines de l’informatique, tels l’apprentissage automatique, la gestion de grands réseaux, et plus généralement l’ensemble de ce qu’on appelle aujourd’hui les systèmes complexes. Et les meilleurs arguments aujourd’hui en faveur de ces algorithmes sont leurs applications réussies. 19. Goldberg (1989), Genetic Algorithms in Search, Optimization and Machine Learning, Addison Wesley. 20. Bäck & Schütz (1995), “Evolution strategies for mixed-integer optimization of optical multilayer systems”, in McDonnell et al. (eds.), Evolutionary Programming IV, Proceedings of the 4th Annual Conference on Evolutionary Programming, MIT Press @. 21. Langton (1995), Artificial life : an overview, MIT Press @.
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[marc schoenauer / les algorithmes évolutionnaires] 5 Domaines d’application
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ans le domaine des AE, il est communément reconnu que la théorie est très en retard sur la pratique. De fait, la recherche en AE s’apparente aujourd’hui à une science expérimentale (cf. section 3.2) et les motivations des principaux progrès récents sont presque toujours venus d’applications réussies. Plusieurs ouvrages ont été édités pour décrire des applications des AE, le dernier en date étant Yu et ses collaborateurs22. De plus, chaque conférence ou symposium concerné par ces algorithmes offre une ou plusieurs sessions dédiées aux applications. Une session spéciale de la conférence annuelle du groupe d’intérêt de l’ACM dédié à l’évolution artificielle (SIGEVO), GECCO (Genetic and Evolutionary Computation COnference), est même consacrée aux résultats obtenus par ces algorithmes qui sont compétitifs avec les meilleures réalisations humaines (Humies Awards). Nous allons maintenant passer en revue rapidement les domaines d’application préférés des AE, caractérisés soit par l’espace de recherche qu’ils mettent en jeu (la représentation), soit par le type de fonction qu’ils sont capables d’optimiser. 5.1 Optimisation combinatoire Les problèmes difficiles d’optimisation combinatoire sont définis sur des très grands espaces discrets, et ont été intensivement étudiés par la communauté des chercheurs en recherche opérationnelle (RO). Deux situations très différentes doivent être distinguées, celle des problèmes-test académiques et celles de problèmes réels. En ce qui concerne les problèmes-test (tels le problème classique dit du « voyageur de commerce », dans lequel il s’agit de trouver le plus court chemin pour un VRP passant une fois et une seule par chaque ville d’un ensemble donné), il est maintenant reconnu que les AE seuls sont en général dépassés par les méthodes spécifiques développées en RO ou dans d’autres domaines impliquant des méta-heuristiques. Cependant, l’hybridation des algorithmes évolutionnaires avec précisément ces méthodes spécifiques donne souvent des résultats meilleurs que ceux de chaque méthode séparément : on parle alors d’algorithmes mémétiques, en références aux mèmes de Dawkins23, qui sont à 22. Yu et al. (eds.) (2008), “Evolutionary Computation in Practice” @, Studies in Computational Intelligence, 88, Springer Verlag. 23. Dawkins (1976), The Selfish Gene, Oxford UP.
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[les mondes darwiniens] l’acquis ce que les gènes sont à l’inné24. En effet, l’application d’un algorithme spécialisé à un individu lors de l’évolution s’apparente à l’acquisition par ce dernier d’un certain savoir sur son environnement, savoir qu’il transmet ensuite à ses enfants. D’excellents résultats ont ainsi pu être obtenus, dépassant souvent les meilleurs résultats connus sur un certain nombre de problèmes test25. La situation est un peu différente en ce qui concerne les problèmes réels : sauf exception, aucune méthode ne s’applique directement car les vrais problèmes rentrent rarement exactement dans le bon moule. Et ici, la souplesse des AE, qui peuvent s’appliquer sur des espaces de recherche très variés et peu structurés, devient un avantage important26. Enfin, il est important de signaler que c’est dans le domaine de l’optimisation combinatoire que se comptent le plus de succès commerciaux et de créations d’entreprises reliées aux AE, dans des domaines comme l’optimisation de tournées de véhicules (collecte de colis, camions-poubelles, etc.), de rotations d’équipages, d’emplois du temps d’universités, etc. 5.2 Optimisation paramétrique L’optimisation de fonctions de variables réelles (appelée optimisation paramétrique dans le domaine évolutionnaire) a été étudiée depuis fort longtemps par les mathématiciens appliqués, et des méthodes très puissantes ont été mises au point. Bien que beaucoup d’entre elles ne s’appliquent que pour des problèmes réguliers (linéaires, convexes, etc.), les plus récentes s’appliquent beaucoup plus généralement27. Dans ce contexte, l’algorithme CMA-ES, pour 24. Cf. Heintz & Claidière, ce volume. (Ndd.) 25. Cf. Merz & Freisleben (1999), “Fitness landscapes and memetic algorithm design”, in Corne et al. (eds.), New Ideas in Optimization, McGraw-Hill ; Merz & Huhse (2009), “An iterated local search approach for finding provably good solutions for very large tsp instances” @, in Rudolph et al. (eds.), Proc. PPSN X, Nr 5199 in LNCS, Springer Verlag, pour les problèmes de voyageur de commerce. 26. Citons, par exemple, de nombreuses applications dans le domaine de l’ordonnancement : Paechter et al. (1998), “Timetabling the classes of an entire university with an evolutionary algorithm”, in Bäck et al. (eds.), Proceedings of the 5th Conference on Parallel Problems Solving from Nature, Springer Verlag ; Semet & Schoenauer (2006), “On the benefits of inoculation, an example in train scheduling” @, GECCO ’06, ACM Press. 27. Bonnans et al. (1997), « Optimisation numérique, aspects théoriques et pratiques », Mathématiques & Applications, Vol. 23, Springer Verlag. Powell (2006), “The NEWUOA software for unconstrained optimization without derivatives”, Large-Scale Nonlinear Optimization, Springer Verlag.
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[marc schoenauer / les algorithmes évolutionnaires] Covariance Matrix Adaptation Evolution Strategy (cf. section 4.2), peut être vu aujourd’hui comme l’arrivée à l’âge mûr des AE. Il dépasse en effet en performance la plupart des algorithmes pour l’optimisation continue, qu’ils soient déterministes ou stochastiques, issus du domaine des mathématiques appliquées ou de l’informatique, pour des fonctions qui sont très irrégulières, mal conditionnées, bruitées, etc.28, c’est-à-dire pour de nombreuses applications du monde réel29. 5.3 Optimisation multi-objectif Toutes les applications présentées ci-dessus concernaient le cas d’une fonction objectif à valeurs réelles. Cependant, la plupart des problèmes réels sont en fait des problèmes multicritères, c’est-à-dire que l’on cherche à optimiser simultanément plusieurs critères contradictoires (typiquement, maximiser la qualité d’un produit en minimisant son prix de revient). Or les AE sont une des rares méthodes d’optimisation permettant la prise en compte de telles situations : il « suffit » de modifier les étapes darwiniennes d’un AE pour en faire un algorithme d’optimisation multicritère. Lorsque les divers critères sont contradictoires (comme le coût et la qualité !), il n’existe pas en général une solution au problème posé, mais un ensemble de compromis optimaux. On définit la notion de dominance au sens de Pareto (un individu domine un autre s’il est meilleur sur tous les critères), et on appelle front de Pareto du problème l’ensemble des points de l’espace de recherche qui ne sont dominés par aucun autre point – ou ensemble des compromis optimaux entre les critères. Il est alors facile d’imaginer un AE multi-objectif, puisqu’il suffit, lors des étapes de sélection, de remplacer les comparaisons usuelles de fitness par des comparaisons basées sur la dominance au sens de Pareto. Cependant, la relation d’ordre définie par la dominance est une relation d’ordre partiel, et il faut rajouter une procédure de choix secondaires entre les individus qui ne sont pas comparables au sens de Pareto. 28. Auge et al. (2009), “Empirical comparisons of derivative free optimization algorithms” @, in Vahrenhold (ed.), 8th International Symposium on Experimental Algorithms, vol. 5526 of LNCS, Springer Verlag @. 29. L’impressionnante liste des applications réussies de CMA-ES maintenue à jour par l’auteur de l’algorithme sur son site web pourra être consultée pour plus de détails.
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[les mondes darwiniens] On utilise alors comme critère secondaire le critère de diversité (cf. section 3). La comparaison au sens de Pareto devient alors une comparaison hiérarchique : un individu A sera sélectionné préférentiellement à un individu B soit s’il le domine au sens de Pareto, soit, si A et B ne sont pas comparables au sens de Pareto, s’il apporte plus de diversité que B (étant par exemple « moins entouré » que B dans la population courante). Ce « simple » changement d’opérateurs de sélection permet d’obtenir un algorithme d’optimisation multicritère dont la population se répartit sur le front de Pareto du problème, et permet à l’utilisateur d’avoir l’ensemble des meilleurs compromis possibles en main pour prendre la décision finale. L’optimisation multicritère est ainsi devenue un champ d’action privilégié de l’évolution artificielle, comme en témoignent les différentes conférences spécialisées sur le sujet30. 5.4 Approches développementales pour la conception Mais le domaine d’application le plus prometteur selon nous pour les AE est celui de la conception. En effet, plus que de simples méthodes d’optimisation, ces algorithmes peuvent alors devenir de véritables d’outils d’exploration d’immenses espaces de recherche, au point que les solutions parfois inattendues qu’ils permettent de trouver ont fait parler de « créativité artificielle ». Mais de fait, s’il s’agit bien là de créativité, c’est plutôt de celles du programmeur et de l’utilisateur dont il est question, l’algorithme n’étant qu’un outil supplémentaire offert par exemple aux artistes31. Car la souplesse des AE leur permet de chercher dans des espaces de recherches non conventionnels, hors d’atteinte des méthodes d’optimisation classiques. Ainsi, l’idée des représentations non paramétriques, par exemple basées sur des composants32, a-t-elle été utilisée dans le cadre de la conception de structures, de l’architecture et de bien d’autres domaines, dont l’art33. 30. Cf. aussi les ouvrages de références : Deb (2001), Multi-Objective Optimization Using Evolutionary Algorithms, John Wiley ; Coello et al. (2002), Evolutionary Algorithms for Solving Multi-Objective Problems, Kluwer Academic Publishers @, et les nombreuses applications spécifiques qui y sont décrites. 31. Lutton et al. (2003), “ArtiE Fract : The artist’s viewpoint” @, Applications of Evolutionary Computing, Nr 2611 in LNCS, Springer Verlag. 32. Bentley (2000), “Exploring component-based representations”, in Parmee (ed.), Adaptive Computing in Design and Manufacture, ACDM’2000. 33. Gero (1998), “Adaptive systems in designing : New analogies from genetics and developmental biology”, in Parmee (ed.), Adaptive Computing in Design and
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[marc schoenauer / les algorithmes évolutionnaires] Mais une des idées les plus originales dans cette direction, et qui a commencé à produire des résultats spectaculaires, est celle de l’embryogénie artificielle, d’inspiration biologique (couplage entre évolution et développement). L’idée de base est que ces deux étapes sont indissociables, et que l’évolution a optimisé non seulement les génotypes, mais également les « programmes » qui construisent les phénotypes à partir des génotypes. Concrètement, en termes informatiques, cela équivaut à faire évoluer un programme (ce qui est précisément l’objet de la programmation génétique, section 4.4) et à estimer la fitness de ce programme en l’appliquant à un « embryon » : c’est la « créature » résultant de ce « développement » qui est ensuite évaluée dans l’environnement voulu. Ces idées, dont Frédéric Gruau fut un des pionniers34, ont déjà permis d’obtenir des résultats tout à fait étonnant dans le domaine de la conception de circuits analogiques par exemple35 – bien qu’au prix d’un temps de calcul très important. Cependant, il faut ramener ce coût à celui de l’exploration d’un espace de taille gigantesque (l’ensemble des circuits analogiques possibles, pour reprendre l’exemple), et constater que l’approche embryogénique permet de n’explorer qu’une petite partie de cet espace, se concentrant sur les solutions « viables » (la grande majorité des circuits analogiques construits au hasard, sans règles de développement, ne pouvant même pas fonctionner). C’est pourquoi nous sommes persuadés que c’est de ce type d’approche que viendront les résultats les plus percutants des AE dans le domaine de l’optimisation36. 6 Conclusions
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évolution artificielle peut être considérée comme une formidable machine à résoudre des problèmes d’adaptation et Homo sapiens comme un très
Manufacture, Springer Verlag. Hamda & Schoenauer (2002), “Topological optimum design with evolutionary algorithms”, Journal of Convex Analysis, 9. Rosenman (1999), “Evolutionary case-based design” @, Artificial Evolution’99, Springer Verlag. Bentley (ed.) (1999), Evolutionary Design by Computers, Morgan Kaufman Publishers Inc. 34. Gruau (1994), Synthèse de réseaux de neurones par codage cellulaire et algorithmes génétiques, thèse de doctorat, Ecole normale superieure de Lyon. 35. Koza et al. (1999), Genetic Programming III, MIT Press. 36. Stanley K.O. (2007), “Compositional pattern producing networks : A novel abstraction of development” @, Genetic Programming and Evolvable Machines, Special Issue on Developmental Systems, 8 (2).
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[les mondes darwiniens] bon résultat après plusieurs centaines de millions d’années d’évolution – et c’est ce point de vue sur l’évolution qui a été à la source de l’ensemble des algorithmes évolutionnaires. Il faut bien entendu garder à l’esprit que l’évolution naturelle ne « résout » aucun problème, alors que le but des algorithmes évolutionnaires est par contre très concret. Et même si, comme le dit Dawkins37, nous ne serions que des machines à reproduire nos gènes, qu’importe à l’optimiseur le flacon biologique pourvu qu’il atteigne l’ivresse de la découverte de bonnes solutions à son problème. Car si les algorithmes évolutionnaires restent encore très mal connus d’un point de vue théorique, ils ont de manière indéniable permis d’obtenir d’excellents résultats dans de très nombreux domaines, pour des problèmes qui résistaient aux autres méthodes d’optimisation. Et la complexité croissante des systèmes, tant naturels qu’artificiels, auxquels l’homme est aujourd’hui confronté rend de plus en plus attractif ce type d’algorithme, qui semblent le mieux à même de faire émerger des solutions innovantes dans de nombreux domaines scientifiques et technologiques.
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chapitre 30
Nicolas Bredèche
évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles
I
maginons que l’on demande à un groupe d’ingénieurs de concevoir un robot autonome répondant à un cahier des charges un peu particulier. Nous demandons en effet à ce que ce robot soit capable de construire un habitat pour de futurs explorateurs quelque soit l’endroit ou il sera déployé : au cœur de la forêt Amazonienne, sur la planète Mars, ou au fond des océans. Bien qu’il soit possible d’évaluer la performance du robot à travers la qualité de la construction réalisée (présence d’oxygène, contraintes sur la surface habitable, hauteur du plafond, etc.), il est très difficile de définir a priori quelle architecture tirera le mieux parti des particularités de l’environnement. Il s’agit là d’un problème de conception difficile, caractérisé par une relation faible entre l’objectif (décrit en terme de résultats attendus) et les éléments à mettre en œuvre pour construire le robot en question (le plus souvent, des plans d’assemblages et un programme permettant de générer des comportements plus ou moins complexes). 1 Construire des machines « morpho-fonctionnelles »
T
out d’abord, on peut considérer que la forme autant que le comportement de notre robot sont à définir : le robot qui transporte et manipule des cloisons à assembler est finalement une option tout aussi valable qu’un robot qui inclut lui-même un module d’habitation, ou qu’un robot qui utilise les ressources de l’environnement pour assembler un habitat dont il constituera les fondations. Mieux encore, notre robot pourrait aussi utiliser les ressources qu’il trouve dans l’environnement afin de construire de nouvelles unités plus petites et spécialisées susceptibles de l’aider par la suite. Les options sont
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[les mondes darwiniens] multiples, et d’autant plus complexes à définir que l’interaction entre le robot et l’environnement doit être prise en compte. Il s’agit en effet de concevoir une machine « morpho-fonctionnelle1 » : la morphologie – la forme physique – tout autant que l’architecture de contrôle – son « cerveau » – définissent sa fonction, et celle-ci est largement contrainte, ou dirigée, par l’environnement et la tâche dont ses concepteurs l’ont chargée. L’approche classique en robotique et automatique repose généralement sur une reformulation du problème posé afin de pouvoir l’aborder avec des outils existants, parfois au prix d’une simplification. Par exemple, l’ingénieur choisira de concevoir un drone disposant d’un lexique d’actions limitées, mais parfaitement optimisé pour suivre des trajectoires prédéfinies. Ce type d’approche aboutit généralement à des solutions bien maîtrisées par les concepteurs, au prix d’une simplification du problème choisi (par exemple, concevoir un drone avec un bras robotique pour assembler des blocs, plutôt qu’une solution plus originale, mais aussi plus risquée, car moins bien maîtrisée). On peut aussi adopter une approche radicalement différente : assouplir l’exigence d’une solution exacte pour un problème bien défini (ce qui est parfois difficile, voire impossible) au profit de la recherche de solutions originales que nous espérons plus efficaces et novatrices. L’enjeu est alors de disposer d’outils de conception capables d’explorer automatiquement des voies originales où la seule mesure de performance est globale et concerne les effets observés de notre robot. Il s’agit alors de résoudre à la fois un problème d’optimisation et de découverte, en exploitant l’interaction entre morphologies et architectures de contrôle dans un environnement complexe (par exemple, l’exploitation des ressources présentes dans l’environnement par un essaim de robots). Les algorithmes inspirés de la théorie darwinienne de l’évolution offrent un moyen d’aborder cette classe de problèmes, très librement définis par des critères qui donnent une idée de la qualité d’un résultat, sans pour autant fournir d’indications précises sur la méthode à employer pour y arriver. De plus, il s’agit de problèmes pour lesquels le concepteur ne dispose généralement pas des informations nécessaires et suffisantes pour produire des solutions efficaces avec des méthodes plus classiques de conception et/ou d’optimisation, mais pour lesquels il dispose d’intuitions, par exemple sous la forme de 1. Pfeiffer & Bongard (2006), How the Body Shapes the Way We Think : A New View of Intelligence, MIT Press @.
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[nicolas bredèche / évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles] briques de bases ou d’outils à mettre en œuvre pour orienter l’exploration de l’espace des solutions possibles. Au début des années 1990, les algorithmes d’optimisation par évolution artificielle ont été introduits dans le cadre de la conception de systèmes robotiques autonomes2 : robots à roues, robots à pattes, robots sous-marins, robots volants, mais aussi réseaux de capteurs mobiles ou créatures virtuelles vivant dans des mondes artificiels. Ces algorithmes, très librement inspirés des travaux de Darwin et de ses successeurs, apportent à l’ingénieur un ensemble d’outils permettant d’aborder la conception de telles créatures artificielles dans des problèmes à la formulation très libre. Toutefois, la portée de cette approche dépasse largement la seule mise au point de systèmes robotiques. Ainsi, nous utiliserons dans la suite de ce chapitre le terme plus générique de « créatures artificielles » : une (ou plusieurs) entité(s) en interaction avec leur environnement à travers une boucle perception-action. Dans ce chapitre, nous verrons successivement une présentation générale de l’évolution de créatures artificielles, puis deux classes de problèmes que permet d’aborder cette approche. Enfin, nous décrirons plus en détail les mécanismes sous-jacents propres à la robotique autonome et qui viendront compléter les notions déjà vues dans le chapitre sur les algorithmes d’évolution artificielle3. Nous terminerons par une description des actuels verrous scientifiques et enjeux de cette approche, ainsi que par un bref aperçu des perspectives de recherche à long terme. 2 Évolution artificielle : optimisation et découverte
H
istoriquement, la conception automatique de robot autonome par évolution artificielle (« Evolutionary Robotics » en anglais4), trouve ses racines dans deux domaines différents, celui de la robotique comportementale et celui de la vie artificielle. Au cours des années 1980, Rodney Brooks a proposé une nouvelle approche basée sur la conception d’architectures de contrôle dites « comportementales ». 2. Nolfi & Floreano (2000), Evolutionary Robotics, MIT Press @ ; Floreano & Mattiussi (2008), Bio-Inspired Artificial Intelligence : Theories, Methods, and Technologies, MIT Press @. 3. Cf. le chapitre de Marc Schoenauer sur les algorithmes évolutionnaires, ce volume. 4. Les traductions « robotique évolutionnaire » et « robotique évolutionniste » sont toutes les deux admises en français.
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[les mondes darwiniens] Il a montré qu’il était possible de concevoir des robots autonomes capables de comportements simples, mais efficaces : robots capables d’éviter des obstacles, robot hexapode, etc. S’inspirant du monde des insectes, les comportements obtenus ont d’abord été caractérisés de « réactifs », c’est-à-dire qu’une réponse comportementale unique est produite en fonction des seules informations perceptives disponibles à un moment donné. Malgré son apparente simplicité, cette approche a donné des résultats impressionnants en terme de robustesse sur des robots réels, et s’est posée en véritable alternative aux approches très contrôlées issues de l’automatique et de la robotique plus traditionnelle. Parallèlement, dans le domaine naissant de la Vie Artificielle, plusieurs travaux se sont intéressés à la simulation du processus d’évolution dans des environnements virtuels (sur ordinateur) afin d’obtenir des créatures virtuelles aux comportements de plus en plus complexes : depuis des comportements individuels jusqu’à la symbiose comportementale entre plusieurs types d’individus différents, pour lesquels la collaboration garantit un avantage en terme de survie. Les travaux fondateurs de Thomas Ray avec Tierra5 sont à ce titre exemplaires : partant d’une population initiale de programmes informatiques, ces programmes sont mis en compétition pour se dupliquer dans la mémoire d’un ordinateur. Les règles du système sont définies ainsi : toute action de duplication d’un programme peut être partiellement erronée (avec une faible probabilité, une partie du programme peut changer aléatoirement) ; le temps machine est partagé équitablement entre chaque programme (i.e. les programmes les plus courts sont aussi les plus rapides à se reproduire). Enfin, la taille de la mémoire est limitée (les plus vieux programmes sont effacés). Partant d’un programme originel donné comme point de départ et capable de se dupliquer, Ray a rapidement observé l’apparition de programmes incorrects incapable de se dupliquer, mais aussi de programmes de taille plus courte toujours capables de s’autorépliquer, puis de programmes parasitant d’autres programmes, de groupes de programmes différents capables de s’entraider, ainsi qu’un certain nombre d’autres phénomènes complexes. Ces travaux ont participé à la naissance de tout un domaine de recherche sur l’évolution artificielle dite « open-ended », s’intéressant plus à la dynamique de l’évolution artificielle qu’à son utilisation dans un cadre de conception en vue d’une tâche fixée par le concepteur6. 5. Ray (1991), “Is it alive, or is it GA ?”, Proceedings of the 1991 International Conference on Genetic Algorithms. 6. Bedau (2003), “Artificial life : organization, adaptation and complexity from
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[nicolas bredèche / évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles] C’est dans ce contexte que l’idée d’appliquer l’évolution artificielle au domaine de la robotique autonome a été proposée au début des années 1990 simultanément par plusieurs équipes : l’EPFL en Suisse, l’université du Sussex et l’université de Californie du Sud7. De par sa nature orientée vers la conception, c’est-à-dire s’adressant en principe à l’ingénieur, on parle aussi de conception automatique par évolution artificielle de systèmes robotiques, ou « design par évolution », c’est à dire en mettant l’accent sur la finalité de l’outil plutôt que sur sa nature8. Il s’agit donc bien d’un processus d’optimisation qui s’inspire librement des idées et concepts issus de la théorie de l’évolution. Partant d’un ensemble de candidats, c’est-à-dire des créatures artificielles ayant chacune une morphologie et une architecture de contrôle particulières, l’algorithme évalue chaque candidat afin de déterminer sa performance, ou « fitness », par rapport à la tâche. Pour reprendre le lexique de l’évolution, chaque créature (ou individu) est définie par son génome qui porte tout ou partie de sa description, et est ainsi considérée comme une solution candidate à évaluer. Deux grands principes issus de la théorie de l’évolution sont appliqués : un processus de sélection permet de classer les individus selon leur « fitness » et de ne garder que les meilleurs, puis ces individus subissent des variations (mutation et recombinaison) pour engendrer une nouvelle population d’individus. Ce processus est enfin répété jusqu’à ce qu’une solution satisfaisante soit atteinte. La figure 1 illustre ce processus à travers un exemple. Le processus d’évolution artificielle est décrit sur la partie gauche de la figure : une population initiale d’individus est générée au hasard, chaque individu correspond à un génome (un ensemble de paramètres) qui définit une configuration particulière de robot. Les individus sont évalués séparément puis classés en fonction de leur performance afin de sélectionner les « parents ». Ceux-ci vont servir à générer de nouveaux individus, les « enfants », dont les génomes sont créés en appliquant des variations sur les génomes des parents, que ce soit par recombinaison entre plusieurs individus de la précédente génération ou par mutation d’un individu précis. Enfin, cette nouvelle population remplace la précédente et le processus recommence. Ainsi, les différents individus d’une the bottom up”, Trends in Cognitive Sciences @ ; Artificial Life Conferences @ ; European Conferences on Artificial Life @. 7. Nolfi & Floreano (2000), Evolutionary Robotics, MIT Press @. 8. Lipson (2005), “Evolutionary Design and Evolutionary Robotics” @, Biomimetics.
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[les mondes darwiniens]
Figure 1. Représentation simplifiée du processus d’optimisation par évolution artificielle d’une architecture de contrôle neuronale dans le cadre d’une tâche ou un robot à roues doit se déplacer dans un labyrinthe.
population à un moment donné représentent autant de candidats à la résolution du problème. Un point particulier est celui de l’évaluation. Du point de vue de l’évolution, il s’agit tout simplement d’associer une mesure de performance à chaque génome, c’est-à-dire que le processus d’évaluation lui-même est indépendant de l’évolution : il s’agit d’une « boîte noire » et dépend du problème à résoudre. La partie droite de la figure montre un processus d’évaluation qui définit à la fois l’interprétation et l’utilisation des paramètres qui définissent chaque individu, et la tâche à réaliser, c’est-à-dire l’environnement et le critère de performance. Dans cet exemple volontairement simplifié, l’objectif est de concevoir automatiquement une architecture de contrôle permettant à un robot mobile autonome d’explorer un labyrinthe. Le robot est contrôlé par un réseau de neurones
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[nicolas bredèche / évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles] artificiels, un formalisme fréquemment utilisé pour modéliser l’architecture de contrôle d’un robot : un réseau de neurones artificiels est une fonction qui relie les entrées sensorielles aux ordres moteurs. C’est cette fonction qui est évaluée en vue d’obtenir le comportement souhaité. Le génome de chaque individu contient les informations permettant de construire un robot particulier : dans ce cas, il s’agit des paramètres qui vont permettre de construire le réseau de neurones du robot. L’exécution dans l’environnement du comportement du robot pendant une certaine durée permet de mesurer son efficacité, ce qui se traduit du point de vue de l’évolution par l’association d’une « fitness » à un génome, c’est-à-dire une mesure de la qualité de sa performance. Comme on l’a vu, l’interprétation du processus d’évolution est avant tout un outil de conception. Il s’agit d’une approche dite « bio-inspirée », par opposition à la notion de « biomimétisme » : les concepts issus de la théorie darwinienne de l’évolution sont très librement interprétés et la seule validation est l’efficacité des résultats obtenus. Plus formellement, il s’agit d’un processus d’optimisation appartenant à la classe des méta-heuristiques qui est en partie basé sur le hasard (« stochastique »), où la recherche d’une solution se fait par étapes (« itératif ») en construisant et évaluant à chaque étape plusieurs solutions candidates (« à base de population »). La conception d’un système robotique basé sur l’évolution artificielle permet d’aborder des problèmes ouverts, sur lesquels le concepteur ne dispose a priori que de peu d’informations quant à la forme de la solution. Par exemple, le concepteur peut souhaiter mettre au point un robot autonome capable de transporter des marchandises d’un point à un autre du globe (le critère de succès est alors facile à décrire : les marchandises arrivent ou non à bon port), sans pour autant être en mesure de savoir comment ce robot devra s’y prendre (transport maritime, aérien, terrestre, sous-marin, etc.), mais en ayant une intuition des éléments pouvant être utiles pour concevoir une solution pertinente (plan d’assemblage, type de matériau, propriétés générales de l’architecture de contrôle, etc.). Les créatures virtuelles de Karl Sims, proposées en 19949, illustrent élégamment ce problème : dans un monde simulé, il s’agit de concevoir des robots capables de se mouvoir le plus loin possible. L’algorithme d’optimisation dispose de la distance parcourue comme seul critère de la qualité d’une créature. Chaque créature est le résultat d’un assemblage de blocs. Ces blocs sont connectés par 9. Sims (1994), “Evolving virtual creatures” @, Computer Graphics, Annual Conference Series (SIGGRAPH ‘94 Proceedings).
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[les mondes darwiniens] des articulations, dont les mouvements sont régis par un réseau de neurones artificiels. À partir de ces éléments, le processus d’évolution artificielle propose des créatures tout à fait différentes qui sont capables de marcher, de ramper, de sauter, ou de nager. Les morphologies et les modes de locomotion obtenus aboutissent soit à des solutions originales (par exemple, locomotion par saut), soit à des solutions qui rappellent, sans pour autant les imiter parfaitement, des comportements observés dans la nature ou des solutions connues en ingénierie (par exemple, locomotion ou nage par ondulation, présence d’hélice, présence de « bras »). Les travaux de Sims10 illustrent un aspect essentiel de la conception de robots par évolution artificielle : au-delà de l’optimisation, les solutions finalement retenues sont en grande partie originales et rendent compte ainsi d’un processus de découverte de solutions auxquelles le concepteur n’aurait pas forcément pensé. On considère alors l’apport de l’évolution artificielle en terme d’originalité, voire de créativité, plutôt que « seulement » en terme d’optimisation de solutions déjà plus ou moins données par le concepteur. Quelques années plus tard, le projet Golem, mené à l’université de Brandeis11, a poursuivi la voie ouverte par les travaux de Karl Sims jusqu’à concevoir des robots réels assemblés selon les plans obtenus en simulation par un processus d’évolution artificielle. Les créatures sont d’apparences plus simples, fabriquées par l’assemblage de tiges rigides et d’un piston mécanique, mais disposent de morphologies très différentes capables d’accomplir la tâche de locomotion requise. Comme précédemment, l’interaction entre une morphologie dont les briques de base ont été fixées a priori par le concepteur et une architecture de contrôle simple permet d’aboutir des solutions efficaces. Enfin, plusieurs projets sur les essaims de robots ont vu le jour au début du xxie siècle, qui illustrent eux aussi la puissance des algorithmes d’évolution artificielle pour des classes de problème notoirement difficile à aborder du fait d’interactions complexes entre différentes parties (interactions morphologie-contrôle, robot-environnement, robot-robot). En particulier les projets européens Swarmbots, Swarmanoid ou encore Symbrion et Replicator. Par exemple, le projet Symbrion (2008-2013) explore la mise en œuvre d’algorithme bio-inspiré, et en particulier d’évolution artificielle, pour accomplir une tâche très librement définie : la survie d’un essaim de robots dans un 10. Cf. cette séquence filmée illustrant ces phénomènes @. (Ndd.) 11. Lipson & Pollack (2000), “Automatic design and Manufacture of Robotic Lifeforms”, Nature, 406 @.
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[nicolas bredèche / évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles] environnement inconnu, sachant que ces robots peuvent se mouvoir seuls, ou s’assembler pour produire des organismes de plus grande taille (une araignée, un serpent, etc.). Il s’agit ainsi d’étudier les mécanismes d’auto-organisation et d’auto-adaptation d’une population de robots autonomes, qui, sur la base de communications locales, doivent adopter un comportement efficace en terme de survie et d’exploration au niveau de l’ensemble du groupe. 3 Quels problèmes ? Conception hors ligne et adaptation en ligne
L
a conception automatique par évolution artificielle se justifie principalement dans deux cas : (a) lorsque la tâche à réaliser est décrite par des critères de succès pauvres et/ou rares (par exemple : un signal positif lorsque le robot sort d’un labyrinthe, et négatif sinon) et (b) quand le concepteur souhaite explorer des solutions originales en posant peu ou pas de contraintes sur l’espace des solutions à explorer : morphologie ou comportements originaux, auto-organisation d’un essaim de robots, etc. Toutefois, il existe deux grandes familles de problèmes selon que l’on distingue, ou non, la phase de conception, c’est-à-dire de mise au point du système robotique, et la phase de production pendant laquelle le système robotique est effectivement déployé en situation réelle. 3.1 Conception hors ligne La formulation la plus classique de la résolution d’un problème est la suivante : à partir de la description du problème, l’ingénieur dispose d’un ensemble d’algorithmes et d’une expertise. Son objectif est de construire une solution qui sera ensuite déployée en exploitation. Dans ce contexte, l’algorithme d’évolution artificielle est alors appliqué « hors ligne », car il précède la phase d’exploitation proprement dite (il s’agit en fait de la phase de conception). C’est par exemple le cas lorsque l’on souhaite mettre au point un système robotique pour répondre à une tâche dans un environnement bien défini : une fois la partie conception terminée, souvent en simulation ou en environnement contrôlé, le robot sera construit à un ou plusieurs exemplaires pour un déploiement en situation réelle. Lors de la phase d’exploitation, les caractéristiques du robot ne seront alors que peu12 ou plus modifiées et il est important de disposer à cet instant de garanties sur la fiabilité de la solution retenue. Dans ce contexte,
12. L’utilisation de mécanisme d’apprentissage permettent de pallier une certaine variabilité, limitée, des conditions environnementales (Nolfi & Parisi, 1993, “Auto-
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[les mondes darwiniens] l’évolution artificielle est vue comme une boîte noire fournissant une ou plusieurs solutions candidates. De ce point de vue, les notions de population, de sélection et de variations ne sont que des caractéristiques d’un algorithme d’optimisation adapté pour une classe particulière de problèmes. Une condition nécessaire de cette approche méthodologique est que les données utilisées pendant le processus d’optimisation soient représentatives de la tâche à réaliser une fois en exploitation (en termes d’objectif et d’environnement). Une certaine flexibilité des solutions obtenues est souvent souhaitable, afin de remédier aux quelques différences qui peuvent survenir une fois en situation réelle : il s’agit là d’aborder le problème de la robustesse des solutions (nous reviendrons sur cette notion dans la suite de ce chapitre). 3.2 Adaptation en ligne Le problème est tout à fait différent si l’on ne distingue pas les phases de conception et d’exploitation. L’algorithme d’évolution artificielle peut alors être appliqué « en ligne », c’est-à-dire qu’il reste actif pendant toute la vie du (ou des) robot(s). Cela permet d’aborder une gamme différente de problèmes, que ce soit parce qu’il est difficile ou impossible pour l’ingénieur de contrôler l’environnement dans lequel va évoluer le robot (impossible à simuler, trop coûteux pour l’expérimentateur) ou parce que les données du problème sont susceptibles de changer au cours du temps. Il s’agit dans ces deux cas de construire des algorithmes capables d’adapter le robot ou l’agent à son environnement sans pour autant pouvoir a priori décrire ce dernier en détail. Le projet européen Symbrion (2008-2013), précédemment évoqué, illustre bien cette classe de problèmes : un essaim de robots mobiles doit assurer sa survie énergétique, laquelle est en grande partie dépendante de l’environnement, inconnu au départ. Ces robots pouvant faire l’expérience de changement dans l’environnement (modification de l’environnement au cours du temps ou déplacement dans un nouvel environnement), il est nécessaire de produire des algorithmes d’adaptation capables à la fois d’assurer la survie du système de manière totalement autonome, et de prendre en compte le fait que les données du problème changent. Il est donc nécessaire que le mécanisme d’auto-adaptation ne cesse jamais. De plus, la conception d’un tel algorithme d’adaptation en ligne peut aussi être rendu difficile par les Teaching : Networks That Develop Their Own Teaching Input”, European Conference on Artificial Life @).
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[nicolas bredèche / évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles] conditions du problème : c’est le cas ici puisque la contrainte de communication locale entre les robots rend indispensable la conception d’un algorithme distribué d’adaptation en ligne. Le lecteur intéressé pourra se reporter à cet article de Bredèche et al.13 pour une description d’un tel algorithme déployé dans un essaim de robots réels. 4 Mécanismes et opérateurs
L
es algorithmes d’évolution artificielle se caractérisent par l’utilisation d’opérateurs stochastiques, c’est à dire dont l’application dépend en partie du hasard. Ces opérateurs permettent d’explorer plus largement l’espace des solutions possibles, certes au prix d’un processus plus coûteux en temps. Toutefois, le rôle de l’expert reste indispensable puisqu’il doit définir des éléments clés pour le succès de l’algorithme : le choix de la représentation des solutions candidates, le fonctionnement des opérateurs de variations, c’est-à-dire comment un opérateur peut construire une nouvelle solution candidate à partir d’une ou plusieurs autres solutions, et enfin les modalités de la pression à la sélection, qui permet d’orienter le processus d’évolution artificielle dans une direction souhaitée par l’utilisateur (i.e. La production de solutions de plus en plus pertinentes). L’expertise du concepteur se trouve ainsi dans ces éléments, qui vont permettre d’orienter, sans pour autant la contraindre, la recherche dans l’espace des solutions possibles et conditionner sa réussite. 4.1 Représentation et opérateurs de variations La notion de représentation est centrale en intelligence artificielle (IA), car elle conditionne les modalités d’acquisition et d’utilisation des informations connues ou apprises par le système ou l’algorithme. En apprentissage et optimisation, le choix d’une représentation permet de définir l’espace de recherche, c’est-à-dire l’ensemble des solutions, croyances ou hypothèses que l’algorithme pourrait construire. Dans le cadre de l’évolution artificielle, un choix de représentations conditionne la manière de décrire les créatures artificielles, c’est-à-dire, pour reprendre un terme consacré en biologie, l’ensemble des génomes possibles. S’il s’agit de représenter uniquement quelques paramètres permettant de régler précisément une architecture de contrôle écrite
13. Bredèche et al. (2011), “Environment-driven Distributed Evolutionary Adaptation in a Population of Autonomous Robotic Agents” @, Mathematical and Computer Modelling of Dynamical Systems.
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[les mondes darwiniens] par le concepteur, une liste de valeurs suffira. En revanche, s’il faut représenter à la fois la morphologie et l’architecture de contrôle d’un robot autonome, des structures plus complexes seront très probablement nécessaires (arbres, graphes, etc.). De plus, le choix d’une représentation entraîne naturellement la définition d’un processus d’interprétation, la traduction génotype-phénotype, qui permet de décoder l’information contenue dans un génome afin de construire la créature artificielle correspondante (le « phénotype »). Pour chaque problème, il existe souvent plusieurs manières de représenter les informations nécessaires, et le choix d’une représentation plutôt qu’une autre dépend à la fois de l’expertise du concepteur et du problème à résoudre. Ainsi, certaines propriétés sont plus désirables que d’autres : par exemple, l’utilisation d’une représentation « modulaire » peut grandement améliorer la performance du processus d’évolution artificielle. La modularité dans ce contexte est définie comme la possibilité de réutiliser une partie du génome dans plusieurs situations : chez un animal, cela correspondrait par exemple à réutiliser plusieurs fois la partie du génome décrivant une patte, plutôt que de dupliquer quatre fois la même séquence de description pour chacune des pattes. Le choix de la représentation conditionne aussi celui des opérateurs de variation. Le but d’un opérateur de variation est de construire une nouvelle solution à tester à partir d’une solution (« mutation ») ou plusieurs solutions (« recombinaison »)14. De même que la représentation choisie définit l’espace de recherche des solutions possibles, les opérateurs de variations définissent les moyens dont dispose l’algorithme pour explorer cet espace de recherche, c’est-à-dire comment passer d’une solution existante à une nouvelle solution. La conception de ces opérateurs de variation repose souvent sur deux hypothèses principales : la première est qu’il est intéressant d’explorer le voisinage d’une solution prometteuse – on parlera alors de recherche locale15 – et la seconde est qu’il est parfois utile de pouvoir bondir d’une région de l’espace de recherche vers une autre, potentiellement plus intéressante – on parlera ici de recherche globale. En pratique, les opérateurs dépendent surtout de la 14. Nous renvoyons ici au chapitre sur les algorithmes évolutionnaires dans ce même ouvrage pour une description plus détaillée de ces opérateurs. 15. En pratique, l’hypothèse la plus souvent posée considère que des solutions voisines dans l’espace des génomes se retrouvent aussi avec des performances proches. Si ce n’est pas le cas, une recherche au hasard serait tout aussi efficace puisque le concepteur ne disposerait alors d’aucun moyen de guider l’algorithme d’optimisation dans l’espace de recherche.
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[nicolas bredèche / évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles] représentation et des connaissances ou des intuitions du concepteur. De plus, chaque opérateur de variation n’a pas la même probabilité d’être appliqué sur un génome, selon que le concepteur favorise un type de recherche plutôt qu’un autre. Par exemple, une recherche locale impliquant de petites modifications sur les solutions prometteuses est souvent favorisée par rapport à une recherche globale qui génère des solutions candidates très différentes, mais pas forcément toujours pertinentes. Enfin, le lien entre représentation et opérateurs de variation pose comme enjeu la facilité avec laquelle on peut naviguer dans l’espace des solutions (en anglais, on parlera d’« evolvability »). Nous allons maintenant illustrer cette notion à travers deux exemples : celui de l’évolution d’architectures de contrôle neuronales et celui de l’évolution de la morphologie d’une créature artificielle. Exemple 1 : des réseaux de neurones artificiels comme architecture de contrôle. De même que pour l’exemple montré de la section 2, les réseaux de neurones artificiels sont souvent utilisés comme formalisme de représentation privilégié pour les architectures de contrôle – le terme de « neuroévolution » est parfois employé dans ce cas. Les réseaux de neurones artificiels sont en effet rapides, peu gourmands en mémoire, faciles à programmer et surtout très flexibles à utiliser. Un réseau de neurones peut être représenté comme un ensemble d’unités au fonctionnement simple, reliées entre elles par des liens transmettant une information d’une unité source vers une unité cible, ces liens étant généralement associés à un poids. La figure 2 décrit un exemple simple de réseau de neurones artificiels, qui peut néanmoins être utilisé pour faire de l’évitement d’obstacles. Dans cet exemple, chaque connexion transmet à l’unité cible une valeur déterminée par la sortie de l’unité source et par le poids de la connexion (ces deux valeurs sont tout simplement multipliées). Enfin, la valeur de chaque unité est déterminée par la somme des valeurs transmises par les connexions entrantes, à laquelle on applique une fonction particulière, qui peut par exemple avoir pour but de conserver les valeurs de chaque unité dans une certaine plage de valeurs16. La valeur des neurones d’entrée du réseau est généralement fixée en fonction des entrées sensorielles de la créature artificielle (par exemple, les capteurs de distance d’un robot). Enfin, les valeurs des neurones de sortie sont calculées à partir 16. En pratique, il s’agit souvent d’opérer ce que l’on nomme une transformation nonlinéaire, par exemple avec une fonction dite « sigmoïde ».
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Figure 2. Un exemple de robot mobile contrôlé par un réseau de neurones artificiels.
des neurones d’entrée, et peuvent à leur tour servir à fixer les actions de cette même créature (par exemple, en utilisant ces valeurs pour contrôler la vitesse des roues d’un robot). La fonction d’un réseau de neurones artificiels, c’est-à-dire le calcul qu’il effectue, est déterminée par deux éléments : la structure du réseau, c’est-àdire comment les différentes unités sont connectées entre elles, et les poids des connexions. Du point de vue de l’évolution artificielle, on peut par exemple fixer arbitrairement la structure du réseau, et ne considérer que les poids des connexions du réseau. Le génome est alors défini comme une liste de poids, et
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[nicolas bredèche / évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles] des opérateurs de variation simples, mais efficaces peuvent être définis à leur tour. Par exemple, on peut définir un opérateur dit de « mutation » qui crée un nouveau génome en recopiant un génome existant avec une probabilité très faible de modifier chacune des valeurs de la liste pendant la recopie. Cet opérateur pourra avoir comme résultat un réseau de neurones artificiels au comportement proche de celui dont il est dérivé, c’est-à-dire qu’il permet une exploration locale autour d’un génome prometteur. De même, si la probabilité de modifier les valeurs lors de la recopie est forte, alors cet opérateur agira dans le sens d’une recherche globale, en générant des génomes très différents de ceux d’origine. Si cette approche reste simple, elle permet déjà d’obtenir des architectures de contrôles performantes, en particulier lorsque la structure du réseau fixée a priori a fait l’objet d’un choix attentif du concepteur. Bien sur, il existe aussi de nombreux algorithmes de neuroévolution qui s’intéressent à l’évolution de la structure même du réseau de neurones : même si l’espace de recherche est plus vaste, donc plus long à explorer, et les opérateurs de variation moins évidents à décrire, on espère favoriser la découverte de réseaux plus performants17. Exemple 2 : évolution et développement de la morphologie d’une créature artificielle. Prenons un second exemple de représentation, à propos de l’évolution simultanée de la morphologie et de l’architecture de contrôle. Depuis le début des années 1990, le problème de la représentation de la morphologie d’une créature artificielle consiste à trouver un plan de construction décrivant l’assemblage d’éléments plus simples. Cette approche ressemble à celle qu’aurait un architecte : on décrit explicitement chaque étape de la construction d’une structure (par exemple, un robot) et il suffit ensuite de lire cette séquence d’instructions pour obtenir un résultat (cette dernière étape est celle de la mise en correspondance entre génotype et phénotype évoquée plus haut). Toutefois, les opérateurs de variation à mettre en œuvre sur de telles représentations se sont révélés peu efficaces : les plans de construction sont souvent représentés sous forme d’arbres ou de graphes, et la manipulation de telles structures avec des opérateurs de mutation ou de recombinaison 17. Stanley & Miikkulainen (2002), “Efficient Evolution of Neural Network Topologies” @, Congress on Evolutionary Computation (CEC) ; Stanley, D’Ambrosio & Gauci (2009), “A Hypercube-Based Indirect Encoding for Evolving Large-Scale Neural Networks” @, Artificial Life Journal ; Mattiussi & Floreano (2007), “Analog Genetic Encoding for the Evolution of Circuits and Networks” @, IEEE Transactions on Evolutionary Computation, 11(5).
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[les mondes darwiniens] est d’autant plus difficile que la taille des génomes croît. Cela s’apparente à un château de cartes : au fur et à mesure que le plan de construction devient plus grand, les dépendances entre les différentes parties de ce plan sont plus nombreuses. Par conséquent, l’usage d’opérateurs de variation devient de plus en plus risqué et risque d’aboutir à des plans invalides. On trouve dans la nature une solution bien différente de celle de l’architecte : à partir d’une seule cellule, un organisme tout entier peut se développer en suivant un programme défini dans le génome. Au cours du développement, toutes les cellules contiennent un programme identique qui définit les divisions cellulaires et la différenciation des rôles de chaque cellule. L’exécution de ce programme dépend pour chaque cellule du contexte, que ce soit l’âge de la cellule ou la nature des cellules voisines (les cellules se « régulant » les unes les autres). De plus, chaque cellule peut éventuellement voir son comportement influencé par l’environnement extérieur, c’est-à-dire que le développement peut être dirigé par le contexte18. Selon qu’une créature est plongée dans l’eau ou sur terre, on peut imaginer une légère variation au cours du développement qui favorisera l’apparition de nageoires plutôt que de pattes, ou encore une variation dans la longueur des membres. Ainsi un programme de développement simple (division cellulaire tant qu’il y a de l’eau) peut aboutir à des organismes très différents en formes ou en tailles. En évolution artificielle et robotique, cette approche est souvent nommée « ontogénie artificielle19 », par opposition à l’évolution (« phylogénie ») artificielle (les deux idées sont donc ici combinées). De même que l’évolution artificielle s’inspire librement de la théorie darwinienne, l’ontogénie artificielle n’a pas vocation à mimer exactement le vivant20. L’intérêt de cette approche est de concentrer l’évolution sur un programme de développement plutôt que sur un plan : alors qu’une petite variation sur un plan pouvait être fatale, des 18. Pour une conception dite du darwinisme cellulaire de la différenciation cellulaire (et donc d’une remise en cause de la notion même de « programme génétique »), cf. le chapitre de Jean-Jacques Kupiec, ce volume. La conjonction de l’approche décrite ici et de celle développée par Kupiec serait intéressante, de même que la possibilité d’un programme de recherche d’ontophylogenèse artificielle… (Ndd.) 19. Bentley & Kumar (1999), “Three Ways to Grow Designs : A Comparison of Embryogenies for an Evolutionary Design Problem” @, Genetic and evolutionary computation Conference (GECCO) ; Stanley & Miikkulainen (2003), “A taxonomy for Artificial Embryogeny”, Artificial Life Journal, 9(2) @. 20. Cf. Tyrrell & Jin (2011), IEEE Transactions on Evolutionary Computation, Special Issue on Evolving Developmental Systems, Vol. 15, Issue 3 @.
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[nicolas bredèche / évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles] programmes de développement proches aboutissent souvent à des résultats proches. De plus, des programmes de même taille, mais différents dans leurs définitions peuvent aboutir à des résultats très différents, ce qui offre des possibilités d’exploration riches à coût constant (stockage et interprétation). Enfin, ces programmes sont généralement plus faciles à écrire que des plans de construction : il s’agit de faire évoluer une fonction qui donne les actions de la cellule en fonction du contexte intérieur et/ou extérieur. Par exemple, on peut tout simplement choisir des réseaux de neurones artificiels tels que ceux décrits précédemment. Chaque cellule est alors vue comme un robot en puissance, décidant d’actions en fonction de ses entrées sensorielles. L’objectif est alors d’optimiser cette architecture de contrôle qui prendra en entrée l’âge et/ou le contexte d’une cellule, et produira en sortie les actions de cette cellule (division cellulaire, migration cellulaire, différenciation, etc.). Chaque nouvelle cellule disposera alors du même réseau de neurones que les précédentes, mais agira différemment en fonction du contexte, un peu comme un essaim de robots. 4.2 Pression à la sélection et évaluation de la performance La représentation donne un espace de recherche et les opérateurs de variation décrivent le moyen d’explorer cet espace de recherche. La question qui se pose ensuite est de savoir comment guider cette exploration pour résoudre un problème donné. Du point de vue de l’algorithme d’évolution artificielle, il s’agit de définir les mécanismes qui vont exercer une pression à la sélection, c’est-àdire une stratégie pour construire des individus de plus en plus performants. Les mécanismes de base sont les mêmes que ceux décrits dans le chapitre sur les algorithmes évolutionnaires, et il convient donc de définir des opérateurs de sélection et de remplacement. Toutefois, il s’agit ici d’obtenir des solutions en terme de comportements, voire de morphologies, qui soient robustes par rapport à des conditions initiales variables et pour réaliser des tâches potentiellement difficiles. Cela pose deux problèmes : tout d’abord celui d’évaluer correctement la performance des individus, ensuite celui de construire des solutions efficaces alors que l’on ne dispose que de peu d’informations sur la tâche à réaliser (souvent une simple mesure de performance). Le premier problème est illustré par le fait qu’un robot dans un labyrinthe n’aura par exemple pas forcément les mêmes chances selon son point de départ. Il s’agit d’un problème de méthodologie : il revient au concepteur de prendre en compte la variabilité des performances mesurées entre chaque
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[les mondes darwiniens] essai ou au cours de la vie du robot afin de fixer un protocole d’évaluation permettant une comparaison équitable entre les individus. De plus, les solutions obtenues par l’évolution doivent souvent être testées dans des conditions nouvelles afin de déterminer leur robustesse. La robustesse d’une solution est la propriété d’une créature artificielle à se comporter sensiblement de la même manière lorsque l’environnement change légèrement (on parlera aussi de généralité d’une solution). Le second problème est lié à la notion de paysage de fitness – définie comme la mise en correspondance entre l’ensemble des génomes possibles et leur performance respective. Dans le contexte présent, ce paysage est rarement représenté, car il requiert une exploration exhaustive de toutes les combinaisons entre génomes possibles et conditions initiales dans l’environnement. Autrement dit, il s’agirait d’inventorier tous les comportements possibles de chaque génome pour en estimer la performance absolue. En revanche, on dispose souvent d’une intuition sur la forme de ce paysage dans les problèmes qui nous intéressent : il existe souvent plusieurs solutions sous-optimales, parfois très éloignées les unes des autres, et l’évolution se retrouve fréquemment bloquée dans certaines régions de l’espace ou sur certaines solutions, sans espoir d’amélioration. Il s’agira du problème dit d’amorçage – la tâche est trop complexe et l’algorithme ne trouve pas de chemins vers celle-ci – ou du problème de convergence prématurée – l’algorithme a découvert une solution correcte sans qu’elle soit parfaite, et celle-ci empêche la recherche d’autres solutions, car cela impliquerait pour l’algorithme de parcourir au moins temporairement des solutions moins performantes. Dans ce cas, plusieurs actions sont possibles, que ce soit sur la formulation de la tâche ou sur l’ajout de mécanismes dans le processus de sélection. D’un côté, le concepteur peut décider de décomposer la tâche à réaliser, s’il en a la possibilité, en un ensemble de tâches plus simples. Ces nouvelles tâches peuvent alors être proposées séquentiellement21 ou simultanément22 au robot, qui résoudra les tâches les plus faciles d’abord, en espérant que les compétences acquises lors de ces étapes les plus simples seront réutilisables pour réaliser la tâche dans son ensemble. Au problème de la pertinence de la décomposition par le concepteur, une piste intéressante consiste à définir des paramètres 21. Urzelai et al. (1998), “Incremental Robot Shaping”, Connection Science Journal @. 22. Mouret & Doncieux (2008), “Incremental evolution of animats’ behaviors as a multi-objective optimization” @, From Animals to Animats, 10 (SAB).
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[nicolas bredèche / évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles] permettant d’agir sur la complexité de la tâche, puis de laisser au processus d’évolution le soin de régler le niveau de difficulté en fonction de la performance des individus. On parlera alors de coévolution entre les créatures et la tâche ou l’environnement23. Enfin, une piste prometteuse est celle de l’incitation à la nouveauté24. Lorsque l’algorithme n’arrive plus à améliorer la performance des individus par rapport à la tâche visée, l’introduction d’une prime à la nouveauté permet de favoriser des individus originaux, c’est-à-dire d’orienter la recherche vers des régions non encore explorées. La diversité des solutions proposées par ce mécanisme est aussi importante que la découverte d’une solution efficace. En effet, le concepteur peut in fine disposer d’un ensemble de solutions très différentes, ce qui permet non seulement de résoudre un problème, mais aussi d’en apprendre plus sur sa nature en analysant la diversité des solutions proposées. 5 Limites et enjeux 5.1 Les verrous scientifiques Malgré quelques succès prometteurs, l’évolution de créatures artificielles en est encore à ses premiers pas et il existe en effet un certain nombre de limitations. En particulier, le défi de la robustesse et celui du passage à l’échelle sont particulièrement importants. La notion de robustesse admet plusieurs interprétations selon le type de problèmes abordés. Dans le cadre d’une phase de conception distincte de la phase d’exploitation, cela signifie que les créatures obtenues produisent les mêmes comportements malgré la présence de variations dans l’environnement (problème déjà évoqué dans la section précédente). Dans le cadre d’une évolution en ligne, cela signifie en revanche que l’algorithme d’évolution artificielle peut faire face à des changements dans la tâche à réaliser. La propriété de robustesse est essentielle dans le sens où elle permet de garantir une certaine généralité des solutions proposées, c’est-à-dire de garantir leur pertinence dans des situations pas forcément toujours bien connues. Elle passe à la fois par le choix d’une représentation adéquate, mais aussi par le protocole mis en œuvre pour évaluer les différentes solutions. 23. Nolfi & Floreano (1998), “How Co-Evolution can Enhance the Adaptive Power of Artificial Evolution : Implications for Evolutionary Robotics” @, EvoRobots. 24. Lehman & Kenneth (2010), “Abandoning Objectives : Evolution Through the Search for Novelty Alone” @, Evolutionary Computation Journal.
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[les mondes darwiniens] Il existe aussi un problème de robustesse propre à la robotique autonome, celui du passage au réel25. Dans le cadre où les phases de conception et d’exploitation sont séparées, il est courant d’effectuer tout ou partie de la conception en simulation, en particulier pour des raisons de coûts : coût en temps dû à la manipulation d’un robot (l’utilisation de la simulation nous permet de faire automatiquement en quelques jours ce qui prendrait quelques mois, voire des années, sur de véritables robots), coût financier dû au risque de casse du même robot, etc. Bien que le recours à la simulation offre de nombreux avantages, il est impossible de garantir la précision absolue de la simulation par rapport au monde réel : capteurs sensoriels bruités, dynamique du robot difficile à modéliser, environnement pas tout à fait régulier, etc. On peut tenter de modéliser précisément chacun de ces éléments, mais l’expérience montre que la simulation la plus précise ne sera jamais suffisamment fidèle pour envisager le transfert direct d’une solution obtenue en simulation vers sa mise en œuvre en situation réelle. Ce transfert est néanmoins indispensable pour valider les solutions proposées. Il peut se baser sur l’utilisation de robots réels dès le début, ce qui peut être lent et coûteux, ou sur le passage au réel dans les dernières étapes de l’évolution. Dans le cadre de l’évolution en ligne, le problème se pose un peu différemment : l’autonomie intrinsèque de ce mécanisme permet d’envisager l’utilisation de robots réels dès le début, car elle est peu coûteuse en temps pour l’expérimentateur humain. Néanmoins, le coût en temps subsiste. Enfin, le passage à l’échelle des solutions proposées est une condition sine qua non pour valider la pertinence de l’approche de conception par évolution artificielle. Si l’on est aujourd’hui capable de bien maîtriser l’évolution de créatures capables d’actions simples comme la recherche de cibles ou l’évitement d’obstacles, qu’en est-il de la réalisation de tâches plus complexes ? Le passage à l’échelle concerne autant l’expressivité des représentations choisies, par exemple la capacité des architectures de contrôle à base de réseaux de neurones artificiels de réaliser des tâches complexes de coordination spatiale et temporelle, que la puissance de l’algorithme d’évolution lui-même. Le problème se pose ainsi lorsqu’il s’agit de passer de créatures artificielles somme toute relativement simples en terme de comportement et de morphologie à des systèmes plus complexes, avec de multiples degrés de liberté, 25. Jakobi et al. (1995), “Noise and the Reality Gap : The Use of Simulation in Evolutionary Robotics”, European Conference on Artificial Life (ECAL) @.
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[nicolas bredèche / évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles] une expérience sensori-motrice plus riche et la nécessité de poursuivre plusieurs objectifs en parallèle. Plusieurs pistes sont aujourd’hui explorées – parmi celles évoquées précédemment dans ce chapitre, on citera par exemple les notions de modularité des représentations et l’étude du lien entre évolution et développement en ce qui concerne le passage à l’échelle comportementale et morphologique, ou encore la notion de coévolution entre formulation de l’objectif et performance des individus à propos du passage à l’échelle en terme de complexité de tâches. 5.2 Un outil pour l’ingénieur Il est important de garder à l’esprit que ces algorithmes d’évolution artificielle reposent sur un compromis qui doit être bien compris du concepteur : la possibilité d’aborder des problèmes ouverts et peu définis s’accompagne en effet d’un coût du processus d’optimisation qui peut apparaître prohibitif dans certains cas. Ainsi, la conception par évolution artificielle en robotique n’est généralement pas compétitive si les problèmes peuvent être abordés par d’autres techniques plus classiques. Il existe en effet une grande diversité d’outils de conception (contrôle optimal, modélisation probabiliste, etc.), et chacun de ces outils permet d’aborder une famille de problèmes bien définis. Revenons à l’exemple, volontairement simplificateur, décrit au début de ce chapitre et dont le but était de concevoir un robot évitant les obstacles et se déplaçant dans un labyrinthe. Pour concevoir un tel robot, il n’est pas forcément nécessaire de recourir à une approche aussi lourde, impliquant en partie un processus de recherche au hasard, alors qu’un concepteur humain peut facilement résoudre le problème. Par exemple, les fameux véhicules proposés par Braintenberg26 font preuve de comportements réactifs à la fois variés et efficaces à partir de câblages très simples (par exemple : évitement de murs, poursuite de lumière, suivi de murs, etc.). Les entrées sensorielles sont simplement reliées aux sorties motrices, à l’aide de connexions excitatrices ou inhibitrices (i.e. plus un senseur est stimulé par la proximité d’un obstacle ou d’une lumière, plus la roue à laquelle il est connecté tournera vite ou lentement). De même, si toutes les données du problème sont connues et qu’il est possible de formaliser l’environnement, le robot et la tâche à réaliser, une approche de type contrôle optimal pourra donner, et garantir, une solution 26. Braintenberg (1984), Vehicles : Experiments in synthetic psychology, MIT Press @.
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[les mondes darwiniens] exacte au problème. Les robots humanoïdes de Honda ou Sony illustrent ce type d’approche : le modèle du robot est bien identifié et le problème de la marche est posé sous contrainte de stabilité (i.e. le centre de gravité doit toujours rester dans une zone où l’équilibre est garanti). De manière très simplifiée, il s’agit alors de résoudre exactement les équations de mouvement permettant de conserver l’équilibre tout en déplaçant le centre de gravité dans la direction souhaitée. En revanche, il reste des problèmes pour lesquels l’évolution artificielle s’avère être une des rares options possibles, voire la seule. La conception automatique de machines morpho-fonctionnelles dont l’interaction entre les différentes parties et avec l’environnement rend très difficile leur modélisation. Ainsi, la découverte des morphologies adaptées au terrain ou l’auto-organisation d’une population de robots autonomes aux capacités de communication limitées sont des problèmes notoirement difficiles, car souvent peu ou mal définis : le concepteur peut alors avoir une intuition sur les éléments éventuellement utiles (comportements d’oscillations, perception de l’équilibre, nageoires, ailes ou pattes, etc.) sans pour autant avoir une vision précise de la manière d’assembler ces éléments. Les algorithmes d’évolution artificielle sont alors parfaitement adaptés pour aborder de front cette classe de problèmes, et offrent soit la seule approche envisageable, soit une alternative à l’approche classique qui consisterait à simplifier le problème pour pouvoir l’aborder avec d’autres techniques, parfois au prix de simplifications à outrance. Enfin, il reste que des approches hybrides sont aussi possibles : la capacité de l’évolution artificielle à générer des solutions candidates parfois originales peut être combinée avec l’intervention active de l’expert. Ainsi, l’évolution artificielle prend sa place dans un processus de conception dont l’expert humain est partie prenante, par exemple en proposant des intuitions sur les morphologies utiles pour une tâche donnée, ce qui par la suite peut être exploité par un expert dans une seconde phase de conception. Une telle approche permet ainsi à l’expert de combiner différentes techniques, ce qui peut être beaucoup moins coûteux que de laisser toute la charge de la conception au processus d’évolution artificielle. On peut par exemple lancer un processus d’évolution artificielle, pour construire ensuite à la main de nouvelles solutions sur la base des intuitions que l’on a obtenues en observant les résultats de l’étape précédente27. 27. Deb & Srinivasan (2006), “Innovization : innovating design principles through optimization” @, Genetic and evolutionary computation Conference (GECCO).
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[nicolas bredèche / évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles] 6 Et demain ?
P
our aller plus loin, la définition même de créatures artificielles peut être reconsidérée. Au cours de ce chapitre, nous avons fait principalement référence à deux types de créatures : les robots autonomes, sujets d’étude de la conception en robotique, et leur pendant virtuel, les créatures virtuelles, qui intéresse en particulier les chercheurs en Vie Artificielle. Toutefois, cette classification est loin d’être rigide : le problème de la conception d’un robot peut se poser de manière semblable, qu’il s’agisse d’un robot réel ou d’un personnage dans un jeu vidéo. À l’inverse, l’étude de principes issus de la Vie Artificielle peut gagner à être réalisée sur robot autonome en prise avec la complexité d’un environnement réel. Enfin, il convient d’être prudent avec la définition même de ce que représente un robot autonome ; il est facile d’imaginer un robot mobile avec des roues, ou même un robot à l’image d’un animal ou de l’homme. En revanche, il est moins évident que cette définition couvre toutes les formes de structures dont les éléments interagissent entre eux. Prenons un exemple : imaginons une maison dont la structure est constituée de barres métalliques connectées entre elles, imaginons maintenant que chacune de ces barres puisse changer de longueur (il s’agirait alors de piston), alors cette maison peut être vue comme une structure active dont la forme générale résulte des interactions entre les différents éléments qui la constitue (les barres). Comment optimiser le comportement de chacun de ces éléments afin que la maison soit stable et habitable, même si la structure du sol change (par exemple en cas de tremblement de terre) ou si certaines parties se dégradent. Il s’agit là d’un parfait problème de conception automatique visant à l’autoorganisation entre créatures artificielles d’un essaim, créatures pourtant assez éloignées de l’image d’un robot que l’on peut se faire au premier abord. En ce qui concerne le passage à l’échelle, le développement impressionnant des outils de simulation en terme de précision et de puissance de calcul, en particulier grâce à l’utilisation de nombreux ordinateurs connectés entre eux, profite autant à la physique qu’à l’informatique. Il est aujourd’hui envisageable de simuler des systèmes plus complexes que jamais, et de mettre en œuvre à grande échelle des algorithmes d’évolution artificielle a priori coûteux. La mise à disposition d’une telle puissance de calcul permet déjà d’envisager des simulations à grande échelle, que ce soit en Vie Artificielle (des milliers d’individus en interaction) ou pour la robotique autonome pendant une phase de conception hors-ligne (un robot avec de nombreux degrés de liberté). Bien entendu, la puissance de calcul n’est pas une solution au problème du pas-
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[les mondes darwiniens] sage au réel en robotique, mais elle permet néanmoins d’aborder en partie le problème du passage à l’échelle. En effet, la taille de la population considérée lors de l’évolution, ainsi que le nombre d’évaluations, sont des critères essentiels, mais coûteux, pour garantir le succès de nos approches. De même que la complexité des environnements et des tâches considérées garantit la pertinence de notre approche au-delà des problèmes relativement simples qui ont jusqu’ici été abordés dans la littérature. On peut aussi envisager de prendre une direction radicalement différente pour reformuler le coût temporel en un coût spatial dans le contexte de l’évolution en ligne de robots réels. La parallélisation se fait alors sur un essaim de très grande taille : plusieurs groupes de robots peuvent suivre des stratégies différentes en différents endroits, qui seront éventuellement recombinées à un certain point en fonction des performances atteintes. Cette parallélisation massive permet d’envisager une grande diversité des créatures artificielles ainsi qu’une bonne robustesse, puisque le facteur d’échelle permet l’éventuelle redondance des stratégies les meilleures. Ainsi, la conservation de stratégies efficaces peut être assurée malgré la disparition marginale d’individus prometteurs. Toutefois, cela signifie aussi de produire un grand nombre d’individus dont une grande partie risque d’être « sacrifiée » sur l’autel de l’amélioration des performances de l’essaim. Le problème du coût de fabrication d’unités robotiques, renforcé par la perte potentielle de nombreuses unités due à un environnement parfois hostile, rend pour l’instant cette approche irréaliste. Toutefois, il existe plusieurs pistes prometteuses dans d’autres domaines que celui de la robotique, par exemple du côté de la nanorobotique ou même de la biologie synthétique, même s’il s’agit pour l’instant de projections hypothétiques plus que de perspectives concrètes. On peut par exemple espérer que, bien maîtrisés en sciences et conscience, ces nouveaux outils fournissent l’autoréplication comme une propriété intrinsèque « gratuite » de créatures artificielles, permettant ainsi naturellement la parallélisation des ressources. Pour reprendre l’exemple précédent, on peut imaginer planter une seule graine au fond d’une vallée, d’une forêt, d’un océan, et voir pousser une maison, puis une ville, avec toute l’organisation complexe que cela implique. Cette ville, fabriquée par une communauté de créatures artificielles elles-mêmes constituées à partir de matériaux qui se trouveraient dans la nature, pourrait éventuellement par la suite s’adapter au cours du temps aux différentes contraintes de l’environnement. Bien sûr, il reste encore bien du chemin à parcourir dans de nombreux domaines pour que ce scénario soit possible, mais l’idée d’un système autonome se développant et
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[nicolas bredèche / évolution de robots autonomes et autres créatures artificielles] s’adaptant à son environnement pour répondre à un problème qui peut évoluer au cours du temps a probablement un bel avenir.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 31
Philippe Huneman & édouard Machery
La psychologie évolutionniste : enjeux, résultats, débats
A
pparue depuis une vingtaine d’années, la psychologie évolutionniste1 est devenue un cadre conceptuel général pour de nombreux travaux en psychologie et en anthropologie. Elle suggère de nouvelles perspectives et des réaménagements théoriques dans la plupart des branches de la psychologie et même des sciences humaines : de la psychologie du développement à la psychologie sociale en passant par la psychopathologie ou la linguistique. En quelques mots, la psychologie évolutionniste aborde le psychisme et la cognition dans la perspective de l’évolutionnisme darwinien. L’esprit est vu comme un ensemble de capacités modelées au cours de l’évolution, capacités qui peuvent être conçues comme des adaptations, c’est-à-dire des dispositions sélectionnées par l’environnement durant la longue période d’hominisation, au Pléistocène, période la plus longue de l’existence d’Homo sapiens sapiens et dont on peut supposer qu’elle a forgé dans ses grandes lignes les humains que nous sommes. Formulée d’abord par les essais programmatiques de Cosmides et Tooby, exposée dans diverses applications dans leur somme2, défendue par de célèbres scientifiques d’horizons disciplinaires différents tels que Steven Pinker ou David Buss, embrassée en France par l’anthropologue Dan Sperber, la psychologie évolutionniste hérite certes de la sociobiologie promue par Edward Wilson, Robert 1. Ce terme étant consacré par l’usage, nous le conservons ici, ainsi que dans l’ensemble des chapitres concernés. 2. Barkow, Cosmides & Tooby (1992), The adapted mind : Evolutionary psychology and the generation of culture, Oxford UP @.
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[les mondes darwiniens] Trivers et Richard Alexander dans les années 19703. Mais au lieu de s’intéresser aux comportements, elle vise avant tout la cognition humaine et en ce sens revendique une pertinence certaine pour la plupart des branches de la psychologie. Elle voit l’esprit de façon modulaire ; là où les psychologues cognitifs des années 1970 et 1980 avaient proposé que l’esprit inclue quelques systèmes appliqués a de nombreuses tâches4, les psychologues évolutionnistes proposent que l’esprit comprend de très nombreux systèmes, forgés comme des réponses à des demandes environnementales particulières (recherche de partenaires, déjouer des manipulations sociales, déchiffrer les anticipations d’un autre). Ces systèmes, appelés « modules », sont donc « domaine-spécifiques » : ils sont propres à une fonction particulière. Tooby et Cosmides ont repris de la notion classique de module développée par Jerry Fodor5, l’idée que les modules sont de nature computationnelle6, tout en abandonnant la thèse fodorienne selon laquelle ces modules sont peu nombreux. Par exemple, les psychologues évolutionnistes (rejoints sur ce point par de nombreux neuropsychologues) font l’hypothèse qu’un module de reconnaissance des visages localisé dans l’aire fusiforme des visages (« Face Fusiform Area ») existe, puisqu’être capable de reconnaître les visages a certainement contribué au succès reproductif de nos ancêtres. Adaptations et modularité sont donc des pièces essentielles du programme, même si par la suite les auteurs peuvent diverger sur l’étendue du modularisme7. On notera aussi que les hypothèses en question donnent lieu à des programmes de recherche expérimentaux pour les neurosciences, en particulier en termes de localisations cérébrales des modules par les techniques d’imagerie cérébrale comme l’imagerie fonctionnelle à résonance magnétique (IRMf)8. La force du programme de la psychologie évolutionniste – et ce qui en partie explique son pouvoir de séduction des débuts – consiste en partie à comprendre ce qui auparavant passait pour des défauts étranges de la 3. 4. 5. 6.
Sur cette approche, cf. Clavien, Ravat, Heintz & Claidière, ce volume. Cf., par exemple, Newell (1990), Unified theories of cognition, Harvard UP @. Fodor (1986), La modularité de l’esprit, éditions de Minuit. Cela signifie que selon les psychologues évolutionnistes, les modules fonctionnent de la même manière que les ordinateurs digitaux : ils appliquent un algorithme (un programme) qui leur permet de résoudre une tâche. 7. Limité ou massif : cf. Barrett & Kurzban (2006), “Modularity in cognition : Framing the debate”, Psychological Review, 113 @ ; Machery (2007), “Massive modularity and brain evolution”, Philosophy of Science, 74 @. 8. Cf., par exemple, Duchaine, Cosmides & Tooby (2001), “Evolutionary psychology and the brain”, Current Opinion in Neurobiology, 11 @.
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[philippe huneman & édouard machery / la psychologie évolutionniste : enjeux, résultats, débats] cognition. Les premières réalisations du programme portèrent sur le test de sélection de Wason, qui met en évidence des défauts de raisonnement logique (sur les énoncés conditionnels) extrêmement répandus dans la population9. Comme le montre Cosmides, si le test de sélection de Wason est formulé de manière à évaluer la détection d’entorses à un contrat (c’est-à-dire que répondre correctement à ce test consiste à déterminer si quelqu’un ne remplit pas les engagements qu’il avait contractés ou n’obéit pas aux devoirs et règles auxquels il est soumis), ces erreurs disparaissent et les gens raisonnent alors correctement ; cela laisse penser que nous avons un module adapté à la résolution d’un certain type de problèmes (un problème essentiellement social : la détection des entorses à des contrats), qui se met à errer lorsqu’il est appliqué à des problèmes généraux10. De manière générale, les biais cognitifs, c’est-à-dire les erreurs systématiques que produit la cognition, sont un objet d’étude relativement fructueux pour cette approche, qui les traite de la même manière que les erreurs révélées par le test de sélection de Wason. Par exemple, Gigerenzer & Hoffrage11 ont développé l’hypothèse suivante : si les gens font moins d’erreurs systématiques lorsque des problèmes de probabilités12 sont formulés en termes de fréquence13, c’est que les hominidés faisaient face à des occurrences répétées d’événements dans leur environnement (et non à des informations probabilistes présentées comme des pourcentages ou des fractions) et qu’en conséquence, la sélection naturelle a sélectionnée un module de traitement des fréquences relatives d’événements. Ou encore, la théorie de la gestion des erreurs (« error management theory »), initiée par Martie Haselton, développe l’idée que certaines erreurs ont un coût asymétrique14. En particulier, un faux positif est souvent moins dommageable 9. Cosmides (1989), “The logic of social exchange : Has natural selection shaped how humans reason? Studies with the Wason selection task”, Cognition, 31 @. 10. Cf., cependant, la critique de Sperber, Cara & Girotto (1995), “Relevance theory explains the selection task”, Cognition, 57 @. 11. Gigerenzer & Hoffrage (1995), “How to improve Bayesian reasoning without instruction : Frequency formats”, Psychological Review, 102 @. 12. De type : « Si la probabilité qu’un test de maladie détecte effectivement une certaine maladie est 0,9, et si la probabilité qu’un individu dans une population ait cette maladie est de 0,03, quelle est la probabilité qu’un individu testé positif dans cette population ait bien cette maladie ? » 13. C’est-à-dire : au lieu de dire « la probabilité qu’un individu ait une certaine maladie est de 0,9 », on dit « 9 individus sur 10 ont une certaine maladie ». 14. Par exemple, lorsque j’évalue ma distance de freinage devant un mur, il vaut mieux se tromper en s’arrêtant trop tôt que se tromper en s’arrêtant trop tard. Haselton &
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[les mondes darwiniens] qu’un faux négatif : par exemple, il vaut mieux s’alarmer d’une maladie pour rien que ne pas s’apercevoir d’une maladie réelle. En conséquence, la sélection naturelle a sélectionné des modules enclins à se tromper dans un certain sens (par exemple, à faire plus de faux positifs que de faux négatifs : entre autres, la peur irrationnelle des insectes ou la crainte instinctive de la contagion même devant des malades qu’on sait être non contagieux). Par ailleurs, la psychologie évolutionniste semblait promettre une approche systématique de la cognition et des émotions15. Elle proposait une méthode systématique pour identifier de nouveaux composants de l’esprit humain et pour comprendre la structure et la fonction des components déjà identifiés. En considérant les problèmes adaptatifs que nos ancêtres ont probablement dû résoudre, on peut faire l’hypothèse que des systèmes cognitifs ont été sélectionnés pour résoudre ces problèmes particuliers. On peut ensuite chercher à vérifier expérimentalement si de tels systèmes existent de nos jours. Par ailleurs, de nombreux aspects de l’esprit, par exemple, le fait que nous sommes disposés à avoir peur des serpents, des araignées, mais non des voitures et des armes à feu (qui sont bien plus dangereuses) font sens à la lumière de l’évolution, puisque les premiers faisaient partie de l’environnement adaptif des premiers hominidés, mais pas les seconds. Cela explique sans doute le succès de la psychologie évolutionniste au-delà du cercle des psychologues évolutionnistes. Les revues les plus prestigieuses de psychologie, comme Psychological Review, Behavioral and Brain Sciences ou Cognition, ouvrent maintenant régulièrement leurs pages à des articles inspirés par la psychologie évolutionniste. Comme le montrent les indications suivantes, la psychologie évolutionniste a l’ambition de rénover de façon systématique tout ce qui touche de près ou de loin à la compréhension de l’esprit humain. Cela inclut ces domaines16 : Les conduites sexuelles et les sentiments amoureux. D’un point de vue évolutionniste, le choix d’un partenaire en vue de la reproduction est l’un des comportements les plus importants. Il n’est donc guère surprenant que dans Buss (2000), “Error management theory : A new perspective on biases in cross-sex mind reading”, Journal of Personality and Social Psychology, 78 @. 15. Cf., par exemple, Machery (sous presse), “Discovery and confirmation in evolutionary psychology” @, in Prinz (ed.), Oxford handbook of philosophy of psychology, Oxford UP. 16. Cf., par exemple, Buss (2005), The handbook of evolutionary psychology, John Wiley and Sons @ ; Dunbar & Barrett (2007), The Oxford handbook of evolutionary psychology, Oxford UP @.
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[philippe huneman & édouard machery / la psychologie évolutionniste : enjeux, résultats, débats] de très nombreuses espèces, les critères qui sous-tendent ce choix aient été soumis à la sélection naturelle. De nombreux psychologues évolutionnistes ont fait l’hypothèse qu’il en va de même pour les principes sous-tendant les choix reproductifs et les sentiments amoureux humains : dans une certaine mesure, ces principes et ces choix ont dû maximiser le succès reproductif de nos ancêtres. La littérature ici est importante17 et porte sur les affects (jalousie, etc.), sur les interdits matrimoniaux, sur le choix de son conjoint ou sur les préférences sexuelles. Les psychologues évolutionnistes ont développé la notion de stratégie sexuelle : les stratégies sexuelles sont des règles guidant les choix de conjoints en fonction des circonstances dans lesquels ces choix ont lieu (par exemple, des partenaires différents sont choisis s’il s’agit de choisir un époux ou une épouse ou s’il s’agit d’avoir une relation amoureuse de court terme). Le caractère optimal de ces stratégies peut en principe être analysé comme le sont les comportements étudiés en écologie comportementale18. En particulier, beaucoup de travaux du domaine supposent que la sélection sexuelle a agi différemment sur les hommes et les femmes, et a donc forgé des différences cognitives et comportementales. De nombreuses données expérimentales et anthropologiques portent sur cette question. Les émotions. Les psychologues évolutionnistes envisagent leur valeur de survie ainsi que leur phylogénie19. Entre autres, cette approche ouvre la question d’une classification des émotions selon leur sens adaptatif ou selon leur phylogénie. La perspective évolutionnaire permettrait aussi de définir les émotions fondamentales, celles qui résultent de l’évolution et appartiennent à l’appareil cognitif et émotionnel humain, et à partir desquelles d’autres émotions sont élaborées. La psychiatrie. Certaines pathologies peuvent être vues, sous l’angle évolutif, comme des comportements ou capacités qui furent adaptatifs sous certaines conditions durant l’évolution de l’espèce humaine, mais ne le sont plus de nos jours. Néanmoins, parce que l’évolution est un processus lent, ces comportements persistent sous forme de dispositions parfois réactivées à mauvais 17. Cf. Buss (2003), Evolutionary psychology : The new science of the mind, Allyn & Bacon. 18. Les écologistes comportementaux examinent si les comportements animaux sont optimaux, c’est-à-dire s’ils maximisent le succès reproductif des agents (cf. Krebs & Davies, 1997, Behavioural ecology : An evolutionary approach, Blackwell @). 19. Par exemple, Cosmides & Tooby (2000), “Evolutionary psychology and the emotions” @, in Lewis & Haviland-Jones (eds.), Handbook of emotions, 2e éd., Guilford @.
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[les mondes darwiniens] escient20. Cette psychiatrie explique ainsi, non pas pourquoi certains individus particuliers tombent malades, mais pourquoi des dispositions à développer certaines maladies existent dans l’espèce humaine. On notera que cette perspective entend construire un cadre intégratif pour l’ensemble des approches psychiatriques existantes et en constant conflit : psychodynamique éventuellement freudienne, psychiatrie moléculaire, psychiatrie comportementale et cognitive, etc.21 La psychologie de la religion. La croyance religieuse et les comportements afférents sont devenus l’objet d’intenses élaborations théoriques dans le champ de la psychologie évolutionniste. On peut ainsi se demander si des avantages sélectifs ont pu être apportés par les croyances à des dieux, des esprits, etc., ou bien si ces croyances résultent d’effets annexes de certains traits sélectionnés22. Le type même de sélection en jeu est lui aussi discuté (sélection individuelle, sélection de groupe, sélection de signal coûteux23, etc.). La linguistique. Les considérations sur l’origine du langage deviennent accessibles puisqu’on peut poser la question de l’émergence du langage en termes de son ou de ses avantages sélectifs24. En tant que programme théorique général à hautes ambitions, la psychologie évolutionniste soulève alors un certain nombre de questions fondamentales, à la fois psychologiques, mais aussi méthodologiques et philosophiques. En fait, la psychologie évolutionniste a suscité une large littérature critique parmi les philosophes de la psychologie et de la biologie. • De manière générale, la psychologie évolutionniste réactive les questions portant sur l’individualisme méthodologique. De l’aveu même de Cosmides et Tooby, le programme vise à terme une compréhension générale des faits 20. Cf. par exemple McGuire & Troisi (1998), Darwinian psychiatry, Oxford UP @ ; Nesse (2005), “Evolutionary psychology and mental health” @, in Buss (ed.), Handbook of evolutionary psychology, John Wiley and Sons @ ; De Block & Adriaens (sous presse), Darwin and psychiatry : Philosophical perspectives, Oxford UP. 21. Mc Guire & Troisi (1998), Darwinian psychiatry, Oxford UP @, p. 5. 22. Cf. par exemple Wilson (2002), Darwin’s cathedral, University Of Chicago Press @ ; Atran (2002), In gods we trust : The evolutionary landscape of religion, Oxford UP @ ; Boyer (2003), Et l’homme créa les dieux, Gallimard. 23. Cf. Clavien et Huneman, ce volume. 24. Cf. Pinker & Bloom (1990), “Natural language and natural selection”, Behavioral and Brain Sciences, 13 @ ; Dessalles (2000), Aux origines du langage. Une histoire naturelle de la parole, Hermès.
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[philippe huneman & édouard machery / la psychologie évolutionniste : enjeux, résultats, débats] culturels25. La psychologie individuelle repensée sous l’angle évolutionniste est donc la base de la connaissance de la culture – à rebours de l’anthropologie culturelle classique et de la sociologie durkheimienne, que Tooby et Cosmides désignent par l’expression « l’approche standard » (« the standard view »), lesquelles dissocient fortement biologie, psychologie individuelle et sociologie. Les débats sur la portée de la psychologie évolutionniste qui à partir d’un retour à la biologie entend réinvestir le champ du culturel par la psychologie datent maintenant d’une vingtaine d’années, et on peut espérer avec le recul discerner plus nettement les enjeux et les lignes de force. Il y va de la portée de la psychologie évolutionniste, et plus généralement du rapport entre biologique, psychologique et symbolique. • Quant aux fondements biologiques du programme, ils sont bien évidemment précieux à discuter. Un tel débat s’est intensifié depuis 2005 avec la parution de livres critiques de la psychologue évolutionniste, en particulier, Adapting minds par le philosophe David Buller26 et Evolutionary Psychology as Maladapted Psychology par le philosophe Robert Richardson27, et avec les critiques qu’ils ont suscitées28. Les débats portent en grande partie sur les questions suivantes : – En premier lieu, dans quelle mesure la psychologie évolutionniste estelle une forme d’adaptationnisme, cette doctrine critiquée en biologie par Gould & Lewontin29 et selon laquelle tous les traits biologiques seraient optimaux ? Ne peut-on pas distinguer des différences entre psychologues évolutionnistes, selon qu’ils souscrivent plus ou moins à l’adaptationnisme, c’est-à-dire selon la place qu’ils font à des explications évolutionnistes sans 25. Cf. aussi Kelly et al. (2006), “The role of psychology in the study of culture”, Behavioral and Brain Sciences, 29 @ ; Fessler & Machery (sous presse), “Culture and cognition”, in Margolis et al. (eds.), Oxford handbook of philosophy and cognitive science, Oxford UP @. 26. Buller (2005), Adapting minds : Evolutionary psychology and the persistent quest for human nature, MIT Press @. 27. Richardson (2007), Evolutionary psychology as maladapted psychology, MIT Press @. 28. Machery & Barrett (2006), “Debunking adapting minds” @, Philosophy of Science, 73. 29. Gould & Lewontin (1979), “The Spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm: A Critique of the Adaptationist Programme”, Proceedings Of The Royal Society of London, Series B, Vol. 205, No. 1161 @.
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[les mondes darwiniens] sélection naturelle30 ? Plus fondamentalement, si la plupart des psychologues évolutionnistes souscrivent à un certain degré d’adaptationnisme, est-ce vraiment une erreur, comme Gould et Lewontin l’ont affirmé ? Et dans quelle mesure l’esprit peut-il se concevoir comme ensemble d’adaptations ? Enfin, peut-on expliquer le caractère non optimal de certaines conduites, affects ou manifestations psychologiques humaines (par exemple, la phobie des serpents, animaux jadis fort dangereux et aujourd’hui quasi inexistants) en soutenant que les adaptations psychologiques (dispositions sélectionnées lors du Pléistocène, ou en tout cas dans un lointain passé) sont de nos jours activées dans des conditions fort différentes des environnements dans lesquels ces dispositions furent sélectionnées ? – De manière générale, est ce que le programme de psychologie évolutionniste implique de calquer une méthodologie biologique en psychologie ? Ou plutôt, dans la mesure où il n’y a pas une méthode biologique mais une grande pluralité de stratégies d’explication et de programmes de recherches, y compris dans la seule biologie évolutionnaire, à laquelle de ces stratégies et auxquels de ces programmes devrait souscrire la psychologie évolutionniste ? Et certaines des réalisations actuelles du projet de psychologie évolutionniste satisfont-elles, déjà, l’une de ces méthodologies, stratégie ou programme ? – Par ailleurs, dans la mesure où l’évolutionniste (généticien des populations, écologiste comportementaliste, etc.) définit souvent l’évolution comme changement de fréquence génique, et donc travaille avec un substrat – les gènes – dont l’héritabilité, incontestable, repose sur un mécanisme connu, le transfert des schémas évolutifs dans le domaine psychologique rencontre une difficulté spécifique : comment doit-on penser le rapport des traits psychologiques étudiés (par exemple, le mécanisme de détection des tricheurs postulé par Tooby et Cosmides) à leurs bases génétiques ? Quel type d’héritabilité doit-on leur supposer31 ? • Enfin, il importe de savoir ce que l’hypothèse de la modularité de la cognition implique. Décider le statut et l’extension de la modularité est essentiel pour discerner la place de la psychologie évolutionniste par rapport aux sciences cognitives d’une part, avec leur insistance sur les processus cognitifs, et aux 30. Cf. Godfrey-Smith (1996), Complexity and the function of mind in nature, Cambridge UP @, et Grandcolas et Downes, ce volume. 31. Cf. Heams, « Hérédité » et « Variation », ce volume.
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[philippe huneman & édouard machery / la psychologie évolutionniste : enjeux, résultats, débats] neurosciences de l’autre, pour ce qui est de la cartographie fonctionnelle du cerveau. à cette seule condition pourra-t-on articuler les modules cérébraux identifiés par la neuro-imagerie cérébrale et les modules évolutifs postulés par les psychologues évolutionnistes. Dans cette partie des Mondes darwiniens, nous présentons à la fois un échantillon de recherches inspirées du programme de la psychologie évolutionniste, et une ouverture sur les questions épistémologiques et méthodologiques essentielles que le programme lui-même soulève. Chacun des chapitres sera donc à la fois l’illustration d’une telle perspective – de sa mise en œuvre et de son potentiel de succès – et l’exposition d’une ou plusieurs questions fondamentales qu’elle soulève. Dans la mesure où il s’agit d’une perspective théorique générale et englobante, les auteurs appartiennent à des disciplines diverses : philosophie (Bourrat, Downes, Faucher, Poirier), anthropologie (Barrett) et sciences cognitives (Dessalles). Afin de souligner l’intérêt du programme de psychologie évolutionniste même pour ceux qui finalement n’y adhérent pas, les positions défendues dans le volume seront nettement contrastées, certains des auteurs embrassant la psychologie évolutionniste (Barrett et Dessalles), d’autres enfin étant plutôt portées au bout du compte à la rejeter (Downes) ou à la critiquer (Faucher & Poirier). Clark Barrett est professeur dans le département d’anthropologie de l’université de Californie, Los Angeles (UCLA). Il a rédigé sa thèse sous la direction de John Tooby, l’un des fondateurs de la psychologie évolutionniste. Il s’intéresse particulièrement à la compréhension qu’ont les enfants et les adultes du monde biologique ainsi qu’à leur compréhension de l’esprit. Il combine les méthodes expérimentales de la psychologie avec des études transculturelles (Amazonie). Le premier chapitre de Barrett proposé ici, « Les modules dans la chair », examine la notion de modularité, une notion centrale en psychologie évolutionniste. Il montre comment la psychologie évolutionniste fait appel à une notion de module qui retient l’essentiel du concept de module si diversement employé dans les sciences cognitives, à savoir l’exécution d’une fonction particulière. Son second chapitre, « Le développement comme cible de l’évolution : une approche computationnelle des systèmes développementaux », se tourne vers la question du développement cognitif d’un point de vue évolutionnaire. On reproche souvent aux psychologues évolutionnistes d’ignorer le rôle joué par l’environnement dans lequel les enfants se développent (famille, culture, etc.) et d’assumer que la structure de l’esprit est entièrement innée.
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[les mondes darwiniens] Barrett montre au contraire que les psychologues évolutionnistes peuvent prendre en compte le développement, en insistant sur le fait que les modules évolutionnaires sont des dispositions susceptibles d’être diversement activées par les environnements où les individus se développent. Steve Downes est professeur de philosophie à l’université de l’Utah, spécialiste de la philosophie de la biologie et de la psychologie ; il s’intéresse en particulier à l’application des théories biologiques au comportement humain et à la psychologie. Son chapitre, « La Psychologie évolutionniste, les adaptations et le design », interroge la place de la psychologie évolutionniste par rapport aux autres approches biologiques de la psychologie, qu’elles soient évolutionnistes ou pas, à partir d’un examen du type d’adaptationnisme pratiqué par les psychologues évolutionnistes. Luc Faucher est professeur de philosophie à l’université du Québec à Montréal (UQAM). Il est un spécialiste de la philosophie de la psychologie et des neurosciences. Il est l’auteur d’une des toutes premières thèses de doctorat sur la psychologie évolutionniste et son impact sur certains problèmes de la philosophie de l’esprit et de la philosophie des sciences (au département de philosophie l’UQAM en 1996). Pierre Poirier est aussi professeur de philosophie à l’UQAM. C’est un spécialiste de la philosophie de la psychologie et de l’intelligence artificielle. Dans « Des sciences cognitives évolutionnistes doublement externalistes », Poirier & Faucher critiquent deux thèses couramment admises par les psychologues évolutionnistes : l’idée que l’esprit se réduit aux processus neuronaux et l’idée que l’information nécessaire au développement des adaptations psychologiques est dans le génome. Au contraire, ils proposent une nouvelle approche, « les sciences cognitives évolutionnaires incarnées » (« embodied evolutionary cognitive science »), qui soutient que les processus psychologiques impliquent le corps et l’environnement social et que l’information nécessaire au développement des adaptations psychologiques se trouve aussi bien dans les environnements dans lesquels les organismes se développent que dans le génome. Jean-Louis Dessalles est professeur à TelecomParisTech. Spécialiste des sciences cognitives, il a écrit de nombreux articles et livres notables sur la nature et l’évolution du langage, et son plus récent ouvrage propose une nouvelle explication de ce qui rend pertinents un énoncé, une anecdote, etc.32 32. Dessalles (2008), La pertinence et ses origines cognitives. Nouvelles théories, Hermès.
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[philippe huneman & édouard machery / la psychologie évolutionniste : enjeux, résultats, débats] Dans son chapitre, « Une anomalie de l’évolution : le langage », il défend ici l’idée que le langage devrait être étudié comme les autres traits biologiques. En particulier, on ne peut faire l’impasse sur la question de son origine évolutionnaire. En outre, il développe l’une des hypothèses les plus originales sur l’évolution du langage : le langage est une adaptation dont la fonction est de manifester sa capacité de fournir des informations pertinentes à des alliés potentiels. Pierrick Bourrat est biologiste de formation. Il prépare une thèse en philosophie de la biologie à l’université de Sydney, sous la direction de Paul Griffiths. L’ensemble des contributions vise à la fois à illustrer le pouvoir d’analyse de la psychologie évolutionniste et la richesse parfois contradictoire des théories qu’elle suscite, et à mieux situer cette mouvance théorique dans les champs de la psychologie et de la biologie évolutive.
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chapitre 32
H. Clark Barrett
Les modules « en chair et en os »1
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esprit est-il modulaire ? Toute réponse à cette question se doit de posséder au moins deux éléments : une définition et des données. Comme il n’existe pas de consensus sur ce que l’on veut dire lorsque l’on parle de modularité, il est encore impossible de déterminer si l’esprit est modulaire. La plupart des débats actuels sur la modularité portent essentiellement sur la sémantique de ce concept, et les personnes intéressées par les faits ne s’y impliquent guère. De plus, à cause de la définition étroite de la modularité proposée par Fodor2, la plupart des spécialistes des sciences cognitives, y compris Fodor, ont tendance à croire que peu de choses dans l’esprit sont modulaires3. La modularité, de ce point de vue, pourrait être un concept utile pour certains éléments mineurs de notre structure mentale ici et là, mais pas pour la majeure partie de la psychologie. Cette conception est erronée. La plupart des spécialistes des sciences cognitives associent la modularité avec des caractéristiques spécifiques telles que l’isolation des systèmes cérébraux, l’innéité complète et l’automaticité ; ce qui les conduit à négliger ce qui devrait, en fait, être considéré comme la caractéristique essentielle de la modularité : la spécificité fonctionnelle4. C’est la partie du concept de modularité que les sciences psychologiques ne peuvent pas se permettre de mettre de côté. Il s’agit entre autres d’un fondement décisif pour 1. Traduit de l’anglais par Johannes Martens, doctorant (allocataire-moniteur) en première année de thèse à l’IHPST (Paris 1). Traduction révisée par édouard Machery. 2. Fodor (1983), The modularity of mind, MIT Press @. 3. Fodor (2000), The mind doesn’t work that way, MIT Press @. 4. Tooby & Cosmides (1992), “The psychological foundations of culture” @, in J.H. Barkow, L. Cosmides & J. Tooby (eds.), The adapted mind : evolutionary psychology and the generation of culture, Oxford UP @.
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[les mondes darwiniens] la testabilité des théories psychologiques. Actuellement, le langage de la modularité, compris en un sens large (contrairement à la liste des caractéristiques spécifiques de la modularité dressée par Fodor5), est le meilleur langage dont nous disposons pour parler de la spécialisation fonctionnelle des processus mentaux. Nous pouvons en dernière instance choisir de ne pas utiliser le terme de « module » pour faire référence aux structures spécialisées de traitement de l’information, mais nous ne pouvons pas abandonner le concept lui-même. Le terme de « modularité » signifie différentes choses. Les psychologues évolutionnistes ont fortement insisté sur le fait que la conception dominante de la modularité dans les sciences cognitives, qui est la conception promulguée par Fodor6, est trop étroite. Cette étroitesse dérive, en partie, de l’utilisation d’analogies strictes avec les systèmes computationnels tels qu’ils sont instanciés par les ordinateurs digitaux. Mais comme l’esprit n’est pas, bien entendu, littéralement un ordinateur digital, il n’est pas surprenant de voir que peu de choses – sinon rien – dans l’esprit a des propriétés identiques à celles des ordinateurs. Ici, je soutiens que pour que le concept de modularité puisse avoir une quelconque valeur en tant que source d’idées sur la spécificité fonctionnelle, nous devons bien voir que la comparaison avec les ordinateurs digitaux est simplement une métaphore et nous devons nous attendre à ce que les modules réels, dans les cerveaux réels, fonctionnent différemment. Nous devons considérer les modules tels qu’ils sont « en chair et en os », et non pas de manière abstraite tels qu’ils sont définis dans les sciences informatiques, les mathématiques ou la philosophie. 1 Problèmes définitionnels
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a plupart des désaccords à propos de la modularité sont dus au fait que les participants à ce débat croient que la question de la modularité doit être résolue à l’aide d’un ensemble de critères établis par Fodor7. Cependant, il est désormais admis qu’il existe des problèmes substantiels avec les critères de Fodor et que ces problèmes les rendent inappropriés pour la modularité mentale en général8. En particulier, il se peut que les critères de Fodor ne 5. 6. 7. 8.
Fodor (1983), The modularity of mind, MIT Press @. Ibid. Ibid. Barrett (2005), “Enzymatic computation and cognitive modularity” @, Mind and Language, 20 ; Hagen (2005), “Controversial issues in evolutionary psychology”, in D.M. Buss (ed.), The handbook of evolutionary psychology, Wiley @ ; Pinker
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[h. clark barrett / les modules « en chair et en os »] soient pas appropriés pour tous les systèmes cérébraux, du fait qu’ils ont été initialement proposés pour un seul type de système (c’est-à-dire les systèmes perceptifs ou périphériques). Fodor pensait que le problème auquel doivent faire face les systèmes perceptifs est de parvenir à réaliser des inférences correctes à propos de la structure du monde extérieur sur la base de stimuli perceptifs. Sur la base de cette analyse, il a proposé que les systèmes recevant les inputs perceptuels devraient opérer de manière automatique et qu’ils ne devraient pas être influencés par des « croyances » ou des inputs venant d’autres systèmes. Il a caractérisé les modules comme des canaux rigides, innés et immuables, véhiculant l’information aux systèmes centraux9. Bien que ces critères puissent être utiles pour certains systèmes perceptifs de niveau inférieur, ils pourraient bien n’être que rarement, voire jamais, applicables. Prenons, par exemple, le critère de la dissociation proposé par Fodor, c’est-à-dire l’existence de « patterns de rupture caractéristiques10 ». Dans la vie réelle, les dommages cérébraux ne produisent presque jamais de rupture nette entre les systèmes11. Le fait que ces ruptures ne sont pas nettes est souvent considéré comme une donnée contre l’existence de systèmes distincts12. Une autre propriété importante, le « cloisonnement » [« encaspulation »], fait référence au fait que les autres systèmes ne peuvent accéder au traitement computationnel qui a lieu dans les modules13. Mais il se peut également que le cloisonnement ne soit pas absolu dans les systèmes cérébraux spécialisés, puisque leurs processus peuvent avoir été conçus pour interagir avec les autres systèmes de manière bien spécifique. Empiriquement, nous savons que les systèmes cérébraux sont densément interconnectés plutôt qu’isolés14 ; il est (2005), “So how does the mind work ?” @, Mind and Language, 20 ; Sperber (1996) Explaining culture : A naturalistic approach, Blackwell @ ; idem (2005), “Modularity and relevance : How can a massively modular mind be flexible and context-sensitive ?” @, in P. Carruthers, S. Laurence & S. Stich (eds.), The innate mind : Structure and content, Oxford UP @. 9. Barrett (2005), “Enzymatic computation and cognitive modularity” @, Mind and Language, 20 ; Fodor (1983), The modularity of mind, MIT Press @. 10. Fodor (1983), The modularity of mind, MIT Press @. 11. Shallice (1988), From neuropsychology to mental structure, Cambridge UP @. 12. Uttal (2001), The new phrenology : the limits of localizing cognitive processes in the brain, MIT Press @. 13. Fodor (1983), The modularity of mind, MIT Press @. 14. Van Essen, Anderson & Felleman (1992), “Information processing in the primate visual system : An integrated system perspective” @, Science, 255.
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[les mondes darwiniens] donc peu probable que beaucoup de systèmes soient « informationnellement cloisonnés » dans le sens où l’entendent la plupart des spécialistes des sciences cognitives lorsqu’ils pensent aux modules. Cependant, cela ne signifie pas que les modules ne sont pas fonctionnellement spécialisés. 2 Penser en biologiste
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orsqu’un biologiste regarde les être vivants, il voit de la modularité partout : « L’organisation modulaire, comme la plasticité, est une propriété universelle des phénotypes, le résultat de la ramification universelle du développement15. » Le concept de modularité en biologie partage quelque chose avec la notion de Fodor. Le caractère discret ou morcelé du phénotype et des processus développementaux sous-jacents est un aspect important du concept, mais il est également admis que le concept doit être compatible avec le fait que « tout est connecté » et que des caractères tels que la plasticité, loin d’être en porte à faux avec la modularité, sont bien plutôt des aspects des modules eux-mêmes16. West-Eberhard considère les os du crâne des vertébrés en guise d’exemple. Ceux-ci sont modulaires et des homologies entre les os provenant de différents taxons peuvent être identifiées, alors même que les positions des sutures peuvent varier entre les individus au sein d’une même espèce et que la manière dont elles se manifestent dans le phénotype dépend d’interactions complexes entre les modules au cours du développement17. On peut imaginer d’autres analogies. Par exemple, bien que toutes les sutures ne soient pas nettement situées entre les éléments modulaires du crâne, les patterns osseux peuvent néanmoins nous renseigner sur la structure modulaire sous-jacente. Il est possible, cependant, que le cerveau humain ne soit pas modulaire en un sens intéressant ou qu’il soit seulement modulaire dans ses grandes lignes avec de larges parties, telles que le cortex, essentiellement non structurées. Fodor18 avait proposé que seuls les systèmes périphériques sont modulaires et que les structures responsables de la cognition « supérieure » – c’est-à-dire ces parties de l’esprit responsables du raisonnement, du jugement et de la prise de décision – sont fondamentalement non modulaires. Mais la définition 15. West-Eberhard (2003), Developmental plasticity and evolution, Oxford UP @. 16. Ibid. 17. Ibid., p. 82. 18. Fodor (1983), The modularity of mind, MIT Press @.
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[h. clark barrett / les modules « en chair et en os »] de la modularité de Fodor est telle que cette thèse est virtuellement vraie par définition. Par exemple, l’un de ses critères pour la modularité est que les stimuli sont traités « automatiquement » et que le traitement ne peut pas être affecté par des facteurs contextuels dans la présentation des stimuli. Par ce critère, les processus cognitifs « supérieurs », qui sont notoirement sensibles aux effets de contextes, se retrouvent donc exclus : par exemple, les effets de cadrage [« framing effects »] dans le jugement et la prise de décision19 ne pourraient pas être le résultat de systèmes modulaires20. Mais cela signifie-t-il que les systèmes impliqués dans le jugement et la prise de décision ne sont pas fonctionnellement spécialisés ? Cela semble être une étrange conclusion à tirer, du moins sur la base des seuls effets de cadrage. Ici encore, il est utile de considérer la biologie. Les biologistes ne souscrivent pas à une unique liste de propriétés qui est associée avec la spécialisation fonctionnelle dans tous les contextes. Au lieu de cela, ils soutiennent que le cœur de la spécialisation dans les systèmes biologiques est l’adéquation entre la forme et la fonction21. Donc, si la fonction des systèmes de jugement et de décision est de guider le comportement de manière flexible dans des contextes divers, nous pouvons nous attendre à ce que ces systèmes ne soient pas structurés de manière à produire automatiquement et inflexiblement le même résultat dans toutes les situations, indépendamment du contexte. Pour prendre un autre exemple, l’isolation des systèmes cérébraux les uns des autres est parfaitement naturelle pour les systèmes perceptifs dont la fonction est de produire des interprétations rapides des stimuli avec un minimum d’information, mais une telle organisation serait inappropriée pour les systèmes responsables du choix de son époux ou épouse [« mate choice »], qui devrait plutôt incorporer des informations provenant de sources diverses, sur une longue échelle de temps. 3 Les modules faits de viande
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usage de métaphores issues des sciences informatiques et de la théorie computationnelle a conduit à d’énormes progrès dans les sciences cogni-
19. Tversky & Kahneman (1981), “The framing of decisions and the psychology of choice” @, Science, 211. 20. Le terme « effet de cadrage » fait référence au fait que les jugements et décisions des individus changent quand les choix sont formulés de manière différente. (Ndt.) 21. Cf., par exemple, Allen, Bekoff & Lauder (1988), Nature’s purposes : Analyses of function and design in biology, MIT Press @.
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[les mondes darwiniens] tives. En particulier, l’assimilation des processus neuraux à des algorithmes a permis d’utiliser en sciences cognitives l’appareil formel de la théorie logique et mathématique de la computation22. Cependant, les métaphores peuvent avoir un prix. En particulier, une caractéristique essentielle de toutes les métaphores est que seules certaines similarités entre le domaine source et le domaine cible sont valides (autrement le domaine source et le domaine cible sont identiques et il n’y a pas de métaphore). La métaphore computationnelle invoquée par Fodor et d’autres revient à faire des hypothèses qui sont correctes pour les ordinateurs à puces en silicium, mais qui pourraient être incorrectes pour certains systèmes computationnels neuronaux. Par exemple, bien que les modules dans le software et le hardware des ordinateurs soient souvent réellement « cloisonnés » au sens de Fodor (c’est-à-dire que les autres systèmes ne peuvent agir sur les processus ayant lieu dans ces modules), ils sont aussi parfois (et en partie à cause de cela) réellement dissociables, en ce qu’ils peuvent être proprement retirés ou introduits sans pour autant causer un crash du système ou affecter de manière notable les opérations des autres systèmes. Souvent d’ailleurs, ces caractéristiques sont explicitement voulues par le programmeur (par exemple pour protéger le système contre une défaillance, ou pour rendre les codes plus facilement modifiables). Il y a de nombreux points où cette métaphore échoue lorsqu’elle est appliquée aux cerveaux. Par exemple, les contraintes qui pèsent sur les programmeurs humains ne sont pas nécessairement les mêmes que celles qui pèsent sur l’évolution. Une nouvelle mutation peut avoir un grand nombre d’effets complexes non-linéaires, mais l’impact de ces derniers sur la fitness ne dépend en aucune manière de la « compréhension » qu’en a un agent. à la différence des softwares ou des hardwares, les cerveaux ne sont pas conçus et élaborés d’une manière top-down, mais évoluent plutôt par accumulation de petits changements. Si les processus cérébraux contiennent de nombreuses routines, elles diffèrent probablement sur plusieurs points des modules « détachables » des softwares. à la différence des ordinateurs à puces en silicium, les esprits sont – pour reprendre l’expression de Minsky – « des ordinateurs faits de viande » [computers made of meat] (ou, plus exactement, de tissu nerveux). L’importance de ce 22. Fodor (2000), The mind doesn’t work that way, MIT Press @ ; Marr (1982), Vision : A computational investigation into the human representation and processing of visual information, W.H. Freeman.
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[h. clark barrett / les modules « en chair et en os »] fait est souvent minimisée par ceux qui invoquent la démonstration de Turing montrant l’équivalence formelle des systèmes computationnels. Toutefois, des caractéristiques telles que le cloisonnement peuvent nous faire croire à tort que des contraintes du modèle de Turing – comme par exemple la nature sérielle des opérations et la nécessité pour les systèmes de « se relayer » en accédant à l’information – sont aussi des contraintes pesant sur les systèmes neuronaux ; par conséquent, ne pas se tromper sur ces contraintes est important pour comprendre la manière dont les cerveaux fonctionnent vraiment. 4 Prendre la métaphore de l’organe au sérieux
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homsky23, dans une métaphore célèbre, a comparé les systèmes cérébraux modulaires à des organes. Selon cette métaphore, le cerveau n’est pas un seul organe, mais est composé de nombreux organes. Le plus souvent, la partie proprement biologique de la métaphore – et ce qu’elle pourrait impliquer à propos du développement, de la plasticité et même des propriétés computationnelles des modules – est occultée au profit d’une concentration sur l’idée d’innéité. Mais étant donné que le cerveau est véritablement un organe biologique, qu’en est-il si nous prenons la métaphore organique au sérieux ? Sur le plan développemental, les organes se développent très différemment des programmes informatiques. Par exemple, le fait que les modules « émergent » par des processus dynamiques au cours du développement n’est pas, comme certains l’ont affirmé24, une alternative à une approche évolutionnaire. De la même façon, la manière dont les modules peuvent être « encodés » dans le génome n’est pas littéralement équivalent à la manière dont les modules de software sont « encodés » dans les langages informatiques25. Aucune notion de modularité ne peut survivre en tant que concept scientifique si elle n’est pas réaliste d’un point de vue biologique. Concernant le traitement de l’information, l’architecture des systèmes cérébraux modulaires diffère probablement de manière substantielle de celle des ordinateurs. Par exemple, les ordinateurs traditionnels acheminent l’information via un processeur central, alors que le traitement de l’information dans les cerveaux s’effectue de manière décentralisée et massivement 23. Chomsky (1988), Language and problems of knowledge, MIT Press @. 24. Cf., par exemple, Smith & Thelen (2003), “Development as a dynamic system” @, Trends in Cognitive Sciences, 7. 25. Marcus (2004), The birth of the mind, Basic Books @.
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[les mondes darwiniens] parallèle, tout en produisant des résultats fonctionnels. Par conséquent, nous devons considérer des modèles dans lesquels le traitement peut s’effectuer localement, en l’absence de contrôle central, mais où des éléments locaux peuvent également interagir de manière effective et fonctionnelle. Dans un article récent, j’ai exploré un modèle de ce type basé sur une analogie avec les enzymes26. 5 Le modèle enzymatique
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es systèmes enzymatiques possèdent un certain nombre de caractéristiques qui peuvent nous donner un modèle utile de la façon dont le traitement modulaire de l’information pourrait être effectué dans un système décentralisé et ouvert. Dans le modèle enzymatique de la cognition, l’association des inputs et des procédures s’effectue via un processus de reconnaissance qui est analogue au processus de liaison enzymatique avec le substrat. Ce processus de liaison implique une reconnaissance de propriétés qui a lieu en parallèle et qui tolère une reconnaissance seulement partielle, comme dans les réseaux neuraux qui réalisent des systèmes de catégorisation. La computation ellemême consiste en une association des substrats aux produits, qui sont ensuite rendus disponibles pour les autres systèmes. Le parallélisme massif et l’autosélection sont deux caractéristiques des systèmes de computation enzymatiques qui peuvent avoir d’importants équivalents dans les systèmes cérébraux réels. Dans les systèmes modulaires fodoréens, l’information est exclusivement acheminée vers les systèmes appropriés, comme s’il y avait des canaux pour l’acheminer, tandis que dans les systèmes enzymatiques, qui sont de style « tableau d’affichage », les produits sont émis publiquement et le fait que les produits sont seulement traités par les systèmes appropriés résultent de la nature clé-et-serrure du processus de recognition des substrats. L’autosélection, à tout niveau de l’organisation cérébrale, peut être une caractéristique importante des systèmes de traitement de l’information spécialisés, du fait qu’elle permet de se dispenser d’un mécanisme de contrôle ou de canaux précâblés. De plus en plus, on reconnaît les avantages des systèmes dans lesquels de nombreux « démons » ou procédures fonctionnent en parallèle et interagissent de manière dynamique
26. Barrett (2005), “Enzymatic computation and cognitive modularity” @, Mind and Language, 20. Cf. aussi Sperber (1996), Explaining culture : A naturalistic approach, Blackwell.
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[h. clark barrett / les modules « en chair et en os »] (compétitive ou coopérative) afin d’engendrer une organisation globale émergente27. D’autres caractéristiques du modèle enzymatique peuvent également avoir leurs analogues dans les systèmes cérébraux réels, comme le marquage ou la modification des représentations en vue de leur utilisation par d’autres systèmes, la modulation des activités entre les systèmes, le fait que les systèmes cérébraux sont capables de traiter des inputs différents des inputs que ces systèmes ont pour fonction de traiter, l’ajustement du traitement via des feedbacks top-down et la compétition pour le traitement basée sur la qualité de l’ajustement. 6 Chercher des réponses dans le cerveau
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l est évident que nous ne pouvons pas répondre aux questions ayant trait à la modularité sans nous accorder au préalable sur la manière dont nous pourrions reconnaître un module quand nous en voyons un. Les critères de Fodor sont problématiques parce qu’ils pourraient bien ne s’appliquer à aucun système dans le cerveau et parce qu’ils ont en outre été dérivés de considérations structurelles basées sur des problèmes auxquels ne font face que certaines parties du cerveau. Appliquer les propriétés structurelles d’un type de système à un autre peut être une grave erreur. Par exemple, les systèmes « centraux » pour la planification, l’inférence et la prise de décision doivent répondre à des problèmes très différents de ceux auxquels sont confrontés les systèmes perceptuels et par là même peuvent avoir des caractéristiques structurelles et architecturales très différentes, comme l’intégration plutôt que l’exclusion de l’information. Néanmoins, ils peuvent être modulaires. Comme ailleurs en biologie, nous devons être souples en ce qui concerne notre usage du concept de modularité et – plus important – garder à l’esprit les raisons pour lesquelles nous invoquons ce concept. Si nous considérons des structures spécialisées sur le plan fonctionnel, nous devons être disposés à prendre au sérieux l’idée d’une correspondance entre la structure et la fonction. Dans cette perspective, la recherche aveugle de propriétés telles que le cloisonnement ou l’insensibilité à l’environnement développemental n’a aucun sens. Nous devrions être prêts à laisser le cerveau nous renseigner sur la manière dont il résout ses problèmes plutôt que d’en décider à l’avance.
27. Holland (1995), Hidden order : How adaptation builds complexity, Addison-Wesley ; Minksy (1987), The society of mind, Simon & Schuster @ ; Selfridge & Neisser (1960), “Pattern recognition by machine”, Scientific American, 203.
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chapitre 33
H. Clark Barrett
Le développement comme cible de l’évolution : une approche computationnelle des systèmes développementaux1
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ans la psychologie évolutionniste, il est possible de distinguer les lois, qui sont vraies partout et tout le temps, et les heuristiques, principes qui sont utiles pour formuler des hypothèses mais qui ne sont pas vraies a priori. Un exemple d’heuristique est celui selon lequel la sélection naturelle a tendance à causer la diffusion des mutations qui contribuent à l’augmentation du succès reproductif des individus. C’est habituellement vrai, mais il y a des exceptions à ce principe, comme l’a montré Hamilton2. Un exemple de loi est que la sélection naturelle se produit si et seulement si les trois postulats de Darwin3 sont rencontrés, et dans ce cas elle se produit inévitablement. Dans le cas du développement individuel, c’est une loi que la sélection naturelle ne peut agir que sur les aspects des organismes qui sont héritables 1. Traduit de l’anglais par Antonine Nicoglou, doctorante en philosophie de la biologie (allocataire-monitrice) à Paris 1, attachée à l’IHPST, et étudiante en biologie cellulaire et physiologie à Paris 7. Traduction révisée par édouard Machery. 2. Hamilton a développé la théorie de la sélection de la parentèle, selon laquelle la sélection naturelle peut favoriser des mutations qui diminuent le succès reproductif des individus quand ces mutations augmentent le succès reproductif d’individus apparentés. (Ndt.) 3. (1) une population d’organismes a une capacité infinie à croître, tandis que les ressources disponibles sont limitées ; (2) les organismes varient et ces variations influencent leur succès reproductif ; (3) ces variations sont héritables. (Ndt.)
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[les mondes darwiniens] et qui influencent le phénotype en agissant sur sa fitness. Par contre, de nombreuses notions qui concernent le rôle des gènes dans la formation de ces aspects des organismes, n’ont qu’un statut d’heuristiques. Les définitions rigoureuses des conditions de la sélection naturelle ne contiennent aucune référence aux gènes ; ils sont entièrement formulés en termes d’héritabilité des phénotypes4. Les gènes jouent un rôle important dans la génération des phénotypes et constituent un mécanisme important d’hérédité, mais ils ne sont pas les seuls à être importants. Pour parler métaphoriquement, la sélection naturelle ne « voit » que les résultats phénotypiques. La multitude de facteurs causaux impliqués dans la génération de ces résultats sont tous des candidats potentiels pour la boucle rétroactive de sélection, dont une étape peut être représentée comme il suit : distribution des phénotypestemps1 – fitness différentielle – distribution des phénotypestemps2. Les théoriciens des systèmes développementaux et d’autres théoriciens qui s’intéressent aux facteurs épigénétiques durant le développement ont, et avec raison, insisté sur ce fait5. Il est vrai, comme ils l’ont souligné, que la cible de la sélection naturelle est la totalité des systèmes développementaux : la totalité des processus et des facteurs causaux, incluant les gènes mais ne s’y restreignant pas, qui vont conduire aux phénotypes. Cette perspective a permis de progresser dans des domaines comme celui de la coévolution des gènes et de la culture6, de la construction de niche7 et de l’hérédité épigénétique8. Néanmoins cette perspective peut aussi être exagérée, comme dans l’affirmation selon laquelle les gènes ne peuvent pas « spécifier » les résultats phénotypiques9. Il 4. Endler (1992), “Natural selection : Current usages”, in E.F. Keller & E.A. Lloyd (eds.), Keywords in evolutionary biology, Harvard UP @. 5. Griffiths & Gray (2001), “Darwinism and developmental systems” @, in S. Oyama, P.E. Griffiths & R.D. Gray (eds.), Cycles of contingency : Developmental systems and evolution, MIT Press @ ; Oyama (2000), Evolution’s eye, Duke UP @ ; West-Eberhard 2003), Developmental plasticity and evolution, Oxford UP @. 6. Boyd & Richerson (1985), Culture and the evolutionary process, University of Chicago Press @. 7. Laland, Odling-Smee & Feldman (2000), “Niche construction, biological evolution, and cultural change”, Behavioral and Brain Sciences, 23 @. [Cf. Pocheville, ce volume. (Ndd.)] 8. Jablonka & Lamb (1995), Epigenetic inheritance and evolution, Oxford UP @ ; Haig (2002), Genomic imprinting and kinship, Rutgers UP @. [Cf. Heams sur l’hérédité, ce volume. (Ndd.)] 9. Lickliter & Honeycutt (2003), “Developmental dynamics : Toward a biologically plausible evolutionary psychology”, Psychological Bulletin, 129 @.
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[h. clark barrett / le développement comme cible de l’évolution] est trivialement vrai que les résultats phénotypiques dépendent de nombreux événements et que leurs détails ne sont pas, pour cette raison, prédéterminés causalement. Mais s’il était vrai que les gènes ne peuvent pas spécifier les résultats phénotypiques (à la limite, si ces derniers étaient aléatoires), alors l’évolution génétique par le biais de la sélection naturelle ne pourrait pas du tout advenir. Les postulats de Darwin, qui sont des lois authentiques, garantissent que les résultats phénotypiques doivent être spécifiables, au moins en un sens statistique, s’il y a sélection naturelle. La confusion de ce sens statistique de « détermination » avec la notion laplacienne rigide de « déterminisme10 », certitude absolue de résultat, a été la cause d’un débat vain11. Il est illogique d’utiliser l’idée selon laquelle la sélection naturelle agit sur les systèmes développementaux dans leur totalité pour atténuer le rôle de la sélection dans la formation des phénotypes des organismes. En tant que psychologues évolutionnistes, la position inverse devrait être notre objectif : utiliser cette perspective afin de mieux comprendre comment la sélection naturelle façonne le design phénotypique des organismes. Dans cette perspective, il peut être utile de commencer par considérer la manière dont nous pouvons utiliser les lois évolutionnaires pour en déduire des heuristiques portant sur les formes probables des processus développementaux. 1 Le développement fiable
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es changements dans les systèmes développementaux qui produisent des changements dans les résultats phénotypiques qui eux-mêmes augmentent la fitness des organismes vont avoir tendance à devenir fréquents dans les populations d’organismes parce que ce sont les phénotypes finaux (ainsi que les phénotypes intermédiaires), issus du développement, qui vont contribuer causalement à la sélection. Cela signifie que la sélection naturelle façonne les systèmes développementaux afin de produire des phénotypes qui se développent de manière fiable, étant donné régularités statistiques que la population a expérimentées au cours de son évolution (pondérées par la proportion de la population qui a été exposée à ces régularités, la fréquence de leur occurrence, leur nouveauté, etc.)12. Les aspects du phénotype qui se développent de manière
10. Sur le déterminisme laplacien, cf. Gayon (2009). (Ndd.) 11. Sur ces questions, cf. Malaterre & Merlin, ce volume. (Ndd.) 12. Tooby & Cosmides (1992), “The psychological foundations of culture” @, in J.H. Barkow, L. Cosmides & J. Tooby (eds.), The adapted mind : evolutionary psychology and the generation of culture, Oxford UP @.
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[les mondes darwiniens] fiable auront souvent, de certains points de vue, l’apparence d’éléments innés. Ils seront produits chaque fois que l’environnement de l’individu en développement correspondra suffisamment aux environnements ancestraux selon les dimensions pertinentes. Par exemple, le « timing » développemental de certaines compétences, comme la capacité de distinguer entre ce qui est animé et ce qui est inanimé, sont relativement invariants parmi des cultures et environnements très variés, ce qui suggère que le développement ne dépend pas des dimensions qui varient entre ces populations13. Néanmoins, cela ne nous dit pas quels sont les facteurs dans l’environnement qui peuvent contribuer causalement au développement de la compétence. On n’est pas obligé d’employer la notion d’innéité, au sens populaire d’absence d’influence environnementale. 2 Les cibles développementales appropriées
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perber14 a distingué le domaine propre d’un dispositif ou système computationnel [« proper domain »], c’est-à-dire l’ensemble des stimuli que le système a été conçu [« designed »] pour traiter par la sélection naturelle, de son domaine actuel [« actual domain »], c’est-à-dire l’ensemble des stimuli que le système traite actuellement, étant donné les critères qui définissent ce qu’est un stimulus pour ce système et la nature de l’environnement actuel. Tout ce qui dans l’environnement actuel satisfait ces critères est traité, que ce soit un stimulus nouveau d’un point de vue évolutionnaire ou non. Par analogie, on peut parler de cible développementale propre d’un système développemental : c’est l’ensemble des aspects phénotypiques qui se développent de manière fiable et que le système développemental a été conçu pour produire par sélection naturelle15. Par exemple, il est probable que la sélection naturelle a créé une variété de processus développementaux dont la fonction est de produire une peur des animaux dangereux dans notre environnement immédiat16. Ces 13. Barrett & Behne (2005), “Children’s understanding of death as the cessation of agency : A test using sleep versus death”, Cognition @. 14. Sperber (1994), “The modularity of thought and the epidemiology of representations”, in L.A. Hirschfeld & S.A. Gelman (eds.), Mapping the mind : Domain specificity in cognition and culture, Cambridge UP @. 15. Cf. Cosmides & Tooby (2000), “Consider the source : The evolution of mechanisms for decoupling and metarepresentation” @, in D. Sperber (ed.), Metarepresentation, Oxford UP @) pour une discussion similaire du mode d’organisation et du domaine d’organisation des adaptations. 16. Barrett (2005), “Adaptations to predators and prey” @, in D.M. Buss (ed.), The Handbook of Evolutionary Psychology, Wiley @.
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[h. clark barrett / le développement comme cible de l’évolution] systèmes pourraient utiliser des signaux environnementaux, comme la taille, la force et les mouvement caractéristiques des prédateurs, afin que seules les cibles appropriées suscitent la réponse de peur. En se basant sur ces cibles, un enfant pourrait développer une peur des lions qui, bien que n’étant pas « innée » (les lions ne sont pas en soi préspécifiés comme une cible), ferait bien partie des résultats développementaux propres pour ce système. D’un autre côté, le même système pourrait conduire à l’acquisition par un enfant d’une peur des bruits d’engins de construction. Ce serait un résultat actuel du processus développemental, mais pas un résultat propre. 3 Types de résultats et exemples de résultats
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a peur des lions illustre comment un résultat développemental peut être un exemplaire d’un type plus général, la peur des animaux dangereux. Virtuellement, dans tous les cas, la cible développementale propre d’un système développemental sera plus abstraite que les exemplaire actuels observés. Ceux-ci contiendront un degré de détail phénotypique qui n’est pas « spécifié » par le type général. En considérant par exemple le développement des concepts d’animaux, il est probable que les humains, et de nombreux autres animaux, aient été sélectionnés pour développer des concepts des classes ou taxa d’animaux présents dans leur environnement immédiat, y compris des concepts des prédateurs dangereux et des proies comestibles17. Le système développemental qui est dédié à cette tâche chez les hommes pourrait être la cause du développement du concept OURS POLAIRE chez un enfant Inuit de l’Arctique, étant donné les conditions spécifiques de cet enfant. C’est un exemplaire d’un type plus général. Un enfant Shuar du bassin de l’Amazone pourrait, quant à lui, développer le concept JAGUAR, sans ne jamais développer le concept OURS POLAIRE. Dans ces deux cas, la structure conceptuelle contient des détails qui ne sont spécifiés en aucune façon par le système (ours polaire : fourrure blanche, capable de nager ; jaguar : tâches en forme d’anneaux, monte aux arbres). Le type est toujours plus abstrait et moins spécifié que ses exemplaires. En effet, le système développemental peut produire des concepts qui sont entièrement des nouveautés évolutionnaires pour l’homme (par exemple, TYRANNOSAURUS REX ; vraisemblablement, il n’y a jamais eu de sélection sur les humains par les dinosaures).
17. Cf., par exemple, Cheney & Seyfarth (1990, How monkeys see the world, Chicago University Press @), sur les concepts de prédateurs chez les singes vervets.
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[les mondes darwiniens] Le fait que le système développemental soit capable de produire un exemplaire évolutionnairement nouveau d’un type qui est néanmoins le produit de la sélection naturelle peut être en fait la norme plutôt que l’exception dans les systèmes développementaux évolués. Cela pourrait permettre d’expliquer les capacités qui ont apparemment nouvelles d’un point de vue évolutionnaire, comme la capacité de jouer aux échecs ou de conduire. Nous ne savons pas encore quelles compétences sous-tendent ces talents, donc nous ne pouvons pas exclure que la conduite et les échecs puissent avoir des composantes qui sont des exemplaires de types plus généraux de problèmes pour lesquels il existe des solutions évoluées (par exemple, poursuivre un objet, éviter les collisions, raisonner stratégiquement). En un sens, tout problème que l’homme rencontre est nouveau dans ses détails. Chaque rencontre de prédateur, par exemple, constitue une nouveauté en un nombre infini de manières. La question est de savoir si elle a des caractéristiques qui correspondent à des types de situation passée pour lesquels il y a des adaptations. 4 Une approche computationnelle des systèmes développementaux évolutifs
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es sciences cognitives ont identifié trois questions qui peuvent être posées au sujet de la structure d’un système informatique : quels sont les signaux [« inputs »] acceptés par ce système ? Quelles sont les opérations réalisées par ce système sur ces signaux, et qu’elle est la relation computationnelle, ou fonctionnelle au sens mathématique, entre les signaux entrants et ceux sortants [« outputs »]18 ? Bien que de telles analyses aient été traditionnellement appliquées à des systèmes cérébraux qui sont les produits finaux du développement, tel que le système visuel, il est possible de regarder les systèmes développementaux comme des systèmes computationnels quand ils ont été sélectionnés pour produire des résultats d’un type particulier, même si ce type est assez abstrait (c’est-à-dire qu’il a de nombreux paramètres). La notion de « paysage épigénétique » de Waddington19 représente une première tentative d’une telle approche et montre ce à quoi une approche computationnelle formelle des systèmes développementaux pourrait ressembler. Cette appro18. Tooby & Cosmides (1992), “The psychological foundations of culture” @, in J.H. Barkow, L. Cosmides & J. Tooby (eds.), The adapted mind : evolutionary psychology and the generation of culture, Oxford UP @. 19. Waddington (1956), Principles of embryology, Macmillan @.
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[h. clark barrett / le développement comme cible de l’évolution] che décrirait des fonctions qui relient les circonstances développementales et les résultats phénotypiques. Proposer des hypothèses explicites sur de telles relations fonctionnelles pourrait aider à résoudre des controverses durables concernant les rôles de la culture, de l’environnement et de l’expérience individuelle dans le développement, en faisant des prédictions testables, même sans posséder de connaissance détaillée du système génétique sous-jacent. 5 Les implications pour les débats actuels
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a proposition de considérer les systèmes développementaux comme la cible de la sélection est en parfait accord avec l’hypothèse des psychologues évolutionnistes selon laquelle la sélection naturelle façonne l’organisation [« design »] phénotypique des organismes. Cette proposition ajoute seulement l’idée que la sélection fait cela en façonnant les mécanismes qui produisent cette organisation durant le développement à chaque nouvelle génération, ce que Tooby, Cosmides & Barrett20 appellent « la réincarnation de l’organisation »21. Cette perspective met en doute certaines dichotomies traditionnelles et certaines oppositions qui sont souvent utilisées pour remettre en question les interprétations des phénotypes proposées par la psychologie évolutionniste. Par exemple, bien que la variation phénotypique des individus d’une culture à l’autre ou d’un environnement à l’autre soit souvent considérée comme une donnée contre le rôle de l’évolution dans la formation des aspects pertinents du phénotype, en elle-même une telle variation n’affaiblit pas une hypothèse évolutionnaire (pas plus qu’elle ne la soutient). Au contraire, les hypothèses évolutionnaires tout comme les hypothèses alternatives doivent spécifier la nature de la variation attendue. Dans le présent contexte, les notions traditionnelles de parcimonie sont problématiques et tester des hypothèses faisant appel à des considérations de parcimonie (par exemple, conclure qu’un trait est appris s’il n’est pas présent dans la petite enfance ou qu’un trait n’a pas évolué s’il varie d’une culture à l’autre) a peu de valeur. Une approche de type computationnel ou de type « design » des systèmes développementaux, qui s’interroge sur les résultats développementaux que 20. Tooby, Cosmides & Barrett (2003), “The second law of thermodynamics is the first law of psychology, Evolutionary developmental psychology and the theory of tandem, coordinated inheritances : Comment on Lickliter and Honeycutt”, Psychological Bulletin, 129 @. 21. Cf. aussi Barrett (2006), “Modularity and design reincarnation” @, in P. Carruthers et al. (eds.), The innate mind : Culture and cognition, Oxford UP @.
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[les mondes darwiniens] le système est conçu pour produire et sur la manière dont il les produit, peut nous aider à aller au-delà d’une vision simpliste qui considère les structures évolutives comme étant immuables et inflexibles et, ce qui est encore plus important, peut nous aider à mieux comprendre comment fonctionne réellement la psychologie humaine.
Références bibliographiques B Barrett H. C. (2005), “Adaptations to predators and prey”, in D.M. Buss (ed.), The Handbook of Evolutionary Psychology, New York, Wiley. Barrett H.C. (2006), “Modularity and design reincarnation”, in P. Carruthers, S. Laurence, & S. Stich (eds.), The innate mind : Culture and cognition, New York, Oxford UP : 199-217. Barrett H.C & Behne T. (2005), “Children’s understanding of death as the cessation of agency : A test using sleep versus death”, Cognition. Boyd R. & Richerson P. (1985), Culture and the evolutionary process, Chicago, University of Chicago Press. C Cheney D. & Seyfarth R. (1990), How monkeys see the world, Chicago, Chicago University Press. Cosmides L. & Tooby J. (2000), “Consider the source : The evolution of mechanisms for decoupling and metarepresentation”, in D. Sperber (ed.), Metarepresentation, New York (NY), Oxford UP. E Endler J.A. (1992), “Natural selection : Current usages”, in E.F. Keller & E.A. Lloyd (eds.), Keywords in evolutionary biology, Cambridge, Harvard UP. G Gayon J. (2009), « Déterminisme génétique, déterminisme bernardien, déterminisme laplacien », in J.-J. Kupiec, O. Gandrillon, M. Morange, M. Silberstein (dir.), Le hasard au cœur de la cellule. Probabilités, déterminisme, génétique, Paris, Syllepse. Griffiths P.E. & Gray R.D. (2001), “Darwinism and developmental systems”, in S. Oyama, P.E. Griffiths & R.D. Gray (eds.), Cycles of contingency : Developmental systems and evolution, Cambridge, MIT Press. H Haig D. (2002), Genomic imprinting and kinship, Newark (NJ), Rutgers UP. J Jablonka E. & Lamb M.J. (1995), Epigenetic inheritance and evolution, New York, Oxford UP. L Laland K.N., Odling-Smee F.J. & Feldman M.W. (2000), “Niche construction, biological evolution, and cultural change”, Behavioral and Brain Sciences, 23 : 131-175.
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[h. clark barrett / le développement comme cible de l’évolution] Lickliter R. & Honeycutt H. (2003), “Developmental dynamics : Toward a biologically plausible evolutionary psychology”, Psychological Bulletin, 129 : 819-835. O Oyama S. (2000), Evolution’s eye, Durham (NC), Duke UP. S Sperber D. (1994), “The modularity of thought and the epidemiology of representations”, in L.A. Hirschfeld & S.A. Gelman (eds.), Mapping the mind : Domain specificity in cognition and culture, Cambridge (MA), Cambridge UP. T Tooby J. & Cosmides L. (1992), “The psychological foundations of culture”, in J.H. Barkow, L. Cosmides & J. Tooby (eds.), The adapted mind : evolutionary psychology and the generation of culture, Oxford (UK), Oxford UP : 19-136. Tooby J., Cosmides L. & Barrett H.C. (2003), “The second law of thermodynamics is the first law of psychology, Evolutionary developmental psychology and the theory of tandem, coordinated inheritances : Comment on Lickliter and Honeycutt”, Psychological Bulletin, 129 : 858-865. W Waddington C.H. (1956), Principles of embryology, New York, Macmillan. West-Eberhard M.-J. (2003), Developmental plasticity and evolution, New York, Oxford UP.
Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 34
Stephen M. Downes
La Psychologie évolutionniste, l’adaptation et l’organisation1
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ous sommes capables de faire toutes sortes de choses, et d’en donner toutes sortes d’explications. Les sciences sociales, dans leur acception la plus large, font appel, dans leurs explications du comportement humain, à la culture, à la religion, à des croyances, des désirs, des institutions sociales, ou encore au genre, à la race, et à d’autres explications du même acabit. Dans ce chapitre, je ne mentionnerai pas cette classe d’explications – non qu’elles fussent par nature erronées ou dénuées d’intérêt, mais parce qu’elles n’entrent pas dans mon propos. Il est évident qu’une explication exhaustive d’une conduite donnée mobiliserait des facteurs culturels autant que biologiques. Ainsi, même si on peut émettre telle ou telle réserve ponctuelle, on ne peut qu’être impressionné par l’éventail d’explications que Sarah Blaffer Hrdy déploie dans son livre sur la maternité2. 1. Texte traduit par édouard Guinet, professeur de philosophie. Son titre anglais est « Evolutionary Psychology, Adaptation and Design ». Ce dernier terme pose des problèmes considérables de traduction. Il évoque couramment l’idée de conception, mais une telle traduction serait malheureuse, car elle alimenterait le paralogisme artificialiste (consistant à traiter les organismes naturels comme des artefacts « bien conçus » ; confusion largement entretenue aujourd’hui par les zélateurs de l’Intelligent Design). L’autre contresens à éviter étant le finalisme (idée que l’évolution serait commandée par des « buts » évolutifs), il aurait été désastreux de traduire design par dessein. Nous avons donc adopté le terme plus neutre d’organisation, avec certaines variations selon le contexte. (Ndt.) [Downes explique plus loin (section 1) pourquoi il tient aux majuscules. (Ndd.)] 2. Blaffer Hrdy (1999), Mother nature : A history of mothers, infants, and natural selection, Pantheon Books @.
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[les mondes darwiniens] Il est d’usage, parmi les philosophes de l’esprit, de la psychologie et des sciences sociales, d’opposer les explications fondées sur la biologie à celles qui sont simplement issues de la psychologie populaire. Ce clivage, bien établi dans les cercles philosophiques, semblera peut-être étrange aux sociologues et aux biologistes. Qu’est-ce donc qu’une explication en termes de « psychologie populaire » ? C’est une explication qui cite les désirs et les croyances des agents. Ces croyances et ces désirs sont conçus comme étant des états représentationnels internes, dont la combinaison amène à un certain comportement. Toute explication, en sciences sociales, qui se réfère au fait qu’une personne veuille quelque chose, ou qu’elle se croie capable de faire cette chose relève en fait de la psychologie populaire. D’après moi, les ressources d’un tel type d’explications sont largement surestimées. à l’inverse, il me semble qu’une très grande partie des comportements humains doit pouvoir s’expliquer en termes biologiques, sans invoquer le moindre état doté de contenus représentationnels. La thèse que je défends est la suivante : les explications biologiques du comportement humain ne devraient faire appel à des mécanismes cognitifs qu’en dernier ressort, et mettre en réserve le registre des désirs et des croyances, tant que toutes les explications en termes d’hormones, de génétique, de phéromones, etc., n’ont pas été épuisées. Il vaut de noter, pour aller dans ce sens, qu’une grande partie de notre répertoire comportemental a pour base des comportements hérités d’autres animaux ; or, nous ne mobilisons pas de mécanismes cognitifs complexes pour rendre compte de ces comportements animaux. La plupart du temps, les conduites humaines ont des causes proximales3 non cognitives, que la biologie du comportement a pour tâche d’identifier. Je revendique donc, en ce qui me concerne, des explications des conduites humaines fondées sur la biologie. Tous les domaines de comportements humains ne sont peut-être pas redevables sans exception de telles explications, 3. L’éthologue Niko Tinbergen précise que l’étude biologique d’un comportement n’est complète que dans la mesure où l’on peut en expliquer (a) les causes proximales, (b) l’ontogénie, (c) la phylogénie et (d) la valeur de survie (“On Aims and Methods of Ethology” @, Zeitschrift für Tierpsychologie, 20, 1963 : 410-433). Les causes proximales sont les éléments responsables de l’expression immédiate d’un comportement. Par exemple, les stimuli émis par la nourriture peuvent agir en déclencheurs externes de l’alimentation alors que l’état physiologique de l’animal, son état hormonal, son horloge biologique et son expérience récente peuvent se conjuguer pour agir comme autant de déclencheurs internes. (Ndt.)
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[stephen m. downes / la psychologie évolutionniste, l’adaptation et l’organisation] mais il suffit, pour légitimer ce choix de l’explication biologique, que la plupart de nos actes ait une base biologique. La Psychologie Évolutionniste n’est qu’une des approches biologiques possibles pour expliquer le comportement humain. De nombreux débats font rage entre ses partisans et ses détracteurs. L’un de ces débats porte sur la place à accorder à la Psychologie Évolutionniste dans le champ des explications biologiques du comportement humain. Ce champ est en effet immense, et compte en son sein de nombreuses disciplines aux méthodes distinctes. Les tenants de la Psychologie Évolutionniste ont tendance à donner à leur travail un rôle central (voire unificateur) dans ce champ. Pour ma part, je dirais plutôt que leur approche n’est qu’une approche parmi d’autres, et qu’en outre elle est en désaccord sur plusieurs aspects théoriques avec les disciplines voisines. David Buller4 a livré une critique incisive de la Psychologie Évolutionniste. Une bonne part de ses critiques consiste à décomposer les affirmations empiriques de la Psychologie Évolutionniste et à examiner si elles sont bien fondées sur des faits ; par ailleurs, ses critiques visent les principes théoriques de la Psychologie Évolutionniste et leurs présupposés. Sur ce second point, seuls édouard Machery & Clark Barrett5 se sont donné la peine de fournir une réplique consistante. Ils font valoir contre Buller que la Psychologie Évolutionniste n’est pas un paradigme séparé, en raison même de son caractère inclusif. Buller distingue entre la psychologie évolutionniste et la Psychologie Évolutionniste, la première étant un « champ d’investigation » et la seconde un « paradigme » prenant place dans ce champ. C’est cette distinction que Machery et Barrett contestent6. Ils mettent en avant que « non seulement les différentes chapelles de la Psychologie évolutionniste fréquentent les mêmes colloques et les colonnes des mêmes publications scientifiques, mais en outre elles partagent un grand nombre d’engagements théoriques7 ». Ils s’appuient, pour illustrer cette thèse, sur le fait que le Handbook of Evolutionary Psychology8 contient 4. Buller (2005), Adapting Minds : Evolutionary Psychology and the Persistent Quest for Human Nature, MIT Press @. 5. Machery & Barrett (2006), “Debunking Adapting Minds” @, Philosophy of Science, 73. 6. Ils précisent néanmoins que les autres objections qu’ils adressent à Buller dans leur article valent, même si nous ne souhaitons pas réviser cette distinction. 7. Machery & Barrett (2006), “Debunking Adapting Minds” @, Philosophy of Science, 73, p. 232. 8. Buss (2005), The Handbook of Evolutionary Psychology, Wiley @.
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[les mondes darwiniens] des chapitres sur la théorie de l’histoire de vie [life history theory] et la psychologie évolutionniste du développement9. Mais je trouve cet argument un peu rapide10. J’estime que la distinction de Buller mérite d’être conservée, sous la forme suivante : la Psychologie Évolutionniste possède bien un ensemble de principes théoriques distincts, qui divergent sur des points cruciaux des principes théoriques propres à d’autres explications biologiques du comportement. Je m’attacherai particulièrement à la manière dont la Psychologie Évolutionniste articule les notions théoriques d’adaptation et d’adaptationnisme, qui, de toute façon, occupent une place de premier plan dans l’architecture théorique de l’ensemble des sciences biologiques. Je souhaite montrer ici que la notion d’adaptationnisme, telle que la Psychologie Évolutionniste l’interprète, s’apparente à ce que Peter GodfreySmith11 appelle l’adaptationnisme explicatif, et qu’à ce titre elle ne constitue pas un bon principe directeur pour mener des recherches en biologie du comportement humain. Parallèlement, je ferai valoir qu’une notion alternative de l’adaptationnisme, et de ce qui peut être compté comme adaptations, offre de bien meilleures ressources pour l’explication biologique du comportement humain. Dans ce qui suit j’introduis la Psychologie Évolutionniste et je présente quelques exemples d’approches alternatives des explications biologiques du comportement humain. Ensuite de quoi, je définirai l’adaptation et présenterai la gamme des phénomènes biologiques à considérer comme des adaptations. Je donnerai également une vue d’ensemble sur les conceptions de l’adaptationnisme, telles que les philosophes de la biologie les distinguent, en m’étendant plus longuement sur l’adaptationnisme explicatif. Enfin, je puiserai dans les publications théoriques de la Psychologie Évolutionniste les indices que leur adaptationnisme est bien du type explicatif. 1 La Psychologie Évolutionniste
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a Psychologie Évolutionniste n’est qu’une approche parmi d’autres dans l’étude du comportement humain à la lumière de la biologie. De conserve avec les psychologues cognitivistes, les psychologues évolutionnistes soutiennent que tout, ou presque tout, dans notre conduite, peut s’expliquer par
9. Cf. Barrett sur le développement, ce volume. (Ndd.) 10. Machery a insisté sur cette idée dans nos discussions en tête-à-tête. 11. Godfrey-Smith (2001), “Three Kinds of Adaptationism. Adaptationism and Optimality” @, in S.H. Orzack & E. Sober (eds.), Adaptationism and Optimality, Cambridge UP @.
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[stephen m. downes / la psychologie évolutionniste, l’adaptation et l’organisation] des mécanismes psychologiques internes. La différence entre eux, c’est l’idée centrale, chez les psychologues évolutionnistes, que les mécanismes internes pertinents sont constitués par des adaptations – produites par la sélection naturelle12 – qui ont aidé nos ancêtres à se déplacer dans le monde, à survivre et à se reproduire. Je choisis d’écrire Psychologie Évolutionniste avec des lettres capitales, selon la convention proposée par Buller13, dont nous avons déjà dit un mot. Il distingue de cette manière ce qu’il appelle le « paradigme » de la Psychologie Évolutionniste d’autres approches ayant cours dans la biologie du comportement humain. Je préfère toutefois la terminologie de Laudan14, qui parle de tradition de recherche, en ceci que les traditions de recherche ont une structure plus souple que les paradigmes, et que, dans l’esprit de Laudan, plusieurs d’entre elles peuvent très bien partager des ressources théoriques communes. Dans une présentation récente des principes théoriques de la Psychologie Évolutionniste, John Tooby et Leda Cosmides15 fournissent la liste suivante : 1. Le cerveau est un ordinateur élaboré par sélection naturelle, dont la tâche consiste à tirer de l’information de l’environnement. 2. Le comportement humain individuel est produit par cet ordinateur issu de l’évolution, en réponse aux informations puisées dans l’environnement. La compréhension de ces comportements exige qu’on ait bien identifié les programmes cognitifs qui les produisent. 3. Les programmes cognitifs du cerveau humain sont des adaptations. Ils doivent leur existence au fait qu’ils ont produit chez nos ancêtres des conduites qui leur ont permis de se reproduire et de survivre. 4. Les programmes cognitifs du cerveau humain ne sont peut-être plus adaptatifs de nos jours ; ils l’étaient dans les environnements de nos ancêtres. 5. La sélection naturelle garantit que le cerveau se compose de nombreux programmes aux buts très divers, et pas d’une architecture générale. 12. Cf. Huneman, ce volume. (Ndd.) 13. Buller (2000), “Guided Tour of Evolutionary Psychology” @, in M. Nani & M. Marraffa (eds.), A Field Guide to the Philosophy of Mind @ ; idem (2005), Adapting Minds : Evolutionary Psychology and the Persistent Quest for Human Nature, MIT Press @. 14. Laudan (1977), Progress and Its Problems, University of California Press. 15. Tooby & Cosmides (2005), “Conceptual Foundations of Evolutionary Psychology” @, in D. Buss (ed.), The Handbook of Evolutionary Psychology, Wiley @.
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[les mondes darwiniens] 6. La description de l’architecture computationnelle évoluée de nos cerveaux offre une compréhension systématique des phénomènes sociaux et culturels. Le principe 1 met l’accent sur le cognitivisme auquel la Psychologie Évolutionniste est indéfectiblement liée. Les principes 1 et 2, pris ensemble, attirent l’attention des chercheurs non pas vers des parties du cerveau, mais vers des programmes effectués par le cerveau. Ce sont ces programmes – des mécanismes psychologiques – qui sont produits par sélection naturelle. Tout en étant retenus par la sélection naturelle, et, par conséquent, des adaptations, ces programmes n’ont pas besoin d’être localement adaptatifs. Nos conduites peuvent être produites par des mécanismes psychologiques sous-jacents qui ont émergé en réponse à des circonstances spécifiques à l’environnement de nos ancêtres. Le principe 5 se réfère à ce qu’on appelle souvent la « thèse de la modularité générale » (massive modularity thesis, cf. notamment Samuels16). Sans entrer dans les méandres de cette thèse, disons qu’elle repose sur une analogie entre les organes, d’une part, et les mécanismes ou modules psychologiques, de l’autre. Les organes effectuent adéquatement certaines fonctions précises17 et ont été retenus par voie de sélection naturelle. Aucun organe n’est capable de tout faire à la fois : le cœur pompe le sang, le foie nettoie les toxines. Il en va de même pour les mécanismes psychologiques : ils émergent en réponse à des contingences spécifiques de l’environnement et sont sélectionnés dans la mesure où ils facilitent la survie et la reproduction de l’organisme. Pas plus qu’il n’y a d’organes à tout faire, il n’y a de mécanismes psychologiques à tout faire. Pour finir, le principe 6 présente les ambitions réductionnistes de la Psychologie Évolutionniste pour la recherche d’un fondement des phénomènes intellectuels, sociaux et culturels. Sur la base de ces principes théoriques, des chercheurs ont émis l’hypothèse de nombreux mécanismes sous-jacents à notre comportement : ainsi, le module de détection de la tromperie ; le module de détection du ratio taille/ hanches ; le module de peur des serpents, etc. Un coup d’œil sur le module de détection du ratio taille/hanches illustre bien la manière dont ces princi16. Samuels (1998), “Evolutionary Psychology and the Massive Modularity Hypothesis”, British Journal for the Philosophy of Science, 49 @ ; idem (2000), “Massively modular minds : evolutionary psychology and cognitive architecture”, in P. Carruthers & A. Chamberlain (eds.), Evolution and the Human Mind : Modularity, language and meta-cognition, Cambridge UP @. 17. Sur les fonctions en biologie, cf. de Ricqlès & Gayon, ce volume. (Ndd.)
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[stephen m. downes / la psychologie évolutionniste, l’adaptation et l’organisation] pes théoriques sont employés. Singh18 présente ce module comme l’un de ceux qui permettent le choix de partenaire sexuel chez l’humain – ce module étant un mécanisme psychologique spécifiquement masculin. Les hommes comparent les variations de ratios entre les femmes et préfèrent celles dont le ratio avoisine 0,7. Singh affirme que cette détection et cette prédilection sont des adaptations facilitant le choix de partenaires fertiles. Par conséquent, notre comportement dans le choix de nos partenaires sexuels s’expliquerait en partie par le mécanisme psychologique sous-jacent responsable de la préférence pour un certain ratio taille/hanches, qui a été sélectionné dans les environnements préhistoriques de nos ancêtres. Il importe ici de noter la thèse de la Psychologie Évolutionniste : toute conduite humaine doit pouvoir s’expliquer en termes de mécanismes psychologiques sous-jacents, eux-mêmes sélectionnés pour leur aptitude à résoudre des problèmes qui se posaient à nos ancêtres. Par ailleurs, la Psychologie Évolutionniste indique que les mécanismes dont elle parle sont universellement distribués parmi les humains et ne sont guère susceptibles de variations. Elle ajoute que ces mécanismes sont bien produits par adaptation, mais ne sont plus soumis à la sélection19. J’examinerai plus en détail les présupposés qui gouvernent ces différentes thèses. La Psychologie Évolutionniste repose sur des principes théoriques spécifiques, que nous avons exposés plus haut ; mais tous ceux qui travaillent dans le domaine de la biologie du comportement humain ne souscrivent pas pour autant à ces principes20. Par exemple, l’écologie comportementale présente et défend des hypothèses explicatives qui ne font nullement appel à des mécanismes psychologiques21. L’écologie comportementale estime que l’évolution peut expliquer la plupart des conduites humaines, mais à condition toutefois d’écar18. Singh (1993), “Adaptive Significance of female physical attractiveness : Role of waist-to-hip ratio”, Journal of Personality and Social Psychology, 65 @ ; Singh & Luis (1995), “Ethnic and gender consensus for the effect of waist to hip ratio on judgments of women’s attractiveness”, Human Nature, 6 @. 19. Tooby & Cosmides (2005), “Conceptual Foundations of Evolutionary Psychology” @, in D. Buss (ed.), The Handbook of Evolutionary Psychology, Wiley @, p. 39-40. 20. Cf. Laland & Brown (2002), Sense and Nonsense : Evolutionary Perspectives on Human Behavior, Oxford UP @. 21. Cf., par exemple, Hawkes (1990), “Why do men hunt ? Benefits for risky choices”, in E. Cashdan (ed.), Risk and Uncertainly in Tribal and Peasant Communities, Westview Press, ou Blaffer Hrdy (1999), Mother nature : A history of mothers, infants, and natural selection, Pantheon Books @.
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[les mondes darwiniens] ter l’idée, chère à la Psychologie Évolutionniste, selon laquelle une période donnée de notre histoire évolutionnaire serait la source unique de toutes nos adaptations psychologiques notables22. La psychobiologie développementale, quant à elle, est opposée à l’adaptationnisme23. Ces théoriciens estiment qu’une large part de notre comportement peut s’expliquer sans qu’il soit besoin de recourir à des gammes d’adaptations psychologiques spécifiques ; au lieu de cela, ils insistent sur le rôle du développement dans la production de divers traits comportementaux humains. Enfin, la théorie de l’histoire de vie, de son côté, étudie le différentiel dans l’allocation des ressources selon les étapes de la vie, ainsi que la sensibilité de ces processus aux changements évolutionnaires24. La théorie de l’histoire de vie est née des tentatives de certains biologistes pour comprendre pourquoi telle ou telle étape importante dans la vie d’un organisme donné contribue différemment à la fitness25. Pensons par exemple au fait que certains organismes peuvent se reproduire tout au long de leur vie, tandis que d’autres ne peuvent le faire que sur de brèves périodes, ou que la croissance et la reproduction exigent chacune une certaine allocation de ressources qui se fait souvent au détriment de l’autre. La Psychologie Évolutionniste n’est donc, on le voit bien, qu’une tradition de recherches parmi d’autres au sein des disciplines de la biologie du comportement humain. 2 Adaptation
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oici comment les biologistes de l’évolution caractérisent l’adaptation. « Un trait, ou un ensemble intégré de traits, qui augmente la fitness de son détenteur est appelé adaptation ou est dit adaptatif26. » Et voici comment on découvre une adaptation, comment on établit qu’un trait est une adaptation27 : « On doit d’abord déterminer à quoi sert un trait, puis établir que les individus 22. Irons (1998), “Adaptively Relevant Environments Versus the Environment of Evolutionary Adaptedness”, Evolutionary Anthropology, 6 @. 23. Cf. Michel & Moore (1995), Developmental Psychobiology : An interdisciplinary science, MIT Press @. Mais on peut aussi trouver des exemples de psychobiologie développementale embrassant l’adaptationnisme : Bateson & Martin (1999), Design for a Life : How behavior and personality develop, Jonathan Cape ; Bjorklund & Hernandez Blasi (2005), “Evolutionary Developmental Psychology”, in D. Buss (ed.) (2005), The Handbook of Evolutionary Psychology, Wiley @. 24. Futuyma (1998), Evolutionary Biology, Sinauer Associates @, chap. 19. 25. Cf. Bouchard, ce volume. (Ndd.) 26. Freeman & Herron (2008), Evolutionary Analysis, Prentice Hall, p. 364. 27. Cf. Grandcolas, ce volume. (Ndd.)
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[stephen m. downes / la psychologie évolutionniste, l’adaptation et l’organisation] qui en sont détenteurs apportent plus de gènes aux générations suivantes que les individus qui en sont dépourvus » (ibid.). Mais il nous manque encore des distinctions cruciales, qu’Elliott Sober apporte dans son étude sur le concept d’adaptation. Lisons sa définition de l’adaptation : « La caractéristique c est une adaptation pour la tâche t au sein d’une population si et seulement si les membres de cette population ont actuellement c en raison d’une sélection ancestrale de c, où c conféra un avantage adaptatif précisément parce qu’elle permettait d’effectuer t28. » Cette définition l’amène à formuler quelques précieux éclaircissements. En premier lieu, Sober effectue une distinction entre des traits adaptatifs et des traits qui sont des adaptations. Un certain nombre de traits peuvent être adaptatifs sans être des adaptations. Par exemple, les pattes antérieures des tortues de mer leur sont utiles pour enterrer leurs œufs, mais ne constituent pas pour autant des adaptations spécifiques à la construction de nids29. Inversement, des traits peuvent être des adaptations tout en ayant cessé d’être adaptatifs pour un organisme donné : c’est le cas des organes vestigiaux, tels que notre appendice, ou les yeux d’organismes vivant dans les grottes30. En second lieu, Sober effectue une distinction entre des adaptations ontogénétiques et des adaptations phylogénétiques31. Seules les secondes présentent un intérêt aux yeux des biologistes de l’évolution ; elles émergent au fil du temps évolutionnaire et ont un impact sur la fitness de l’organisme. Les adaptations ontogénétiques, qui comprennent tout comportement acquis au cours de notre existence, peuvent se montrer adaptatives en ceci que nous en tirons un certain bénéfice, mais elles ne constituent pas des adaptations au sens strict. Enfin, il vaut de noter que l’adaptation et la fonction sont deux termes étroitement liés. Si l’on adopte la conception étiologique de la fonction, qui est l’une des conceptions dominantes, on considérera que fonction et adaptation sont coextensives : demander quelle est la fonction d’un organe, c’est demander pourquoi il est apparu. Notons cependant que, si l’on se range à la conception de Cummins de la fonction, les deux ne sont pas coextensifs : demander la fonction d’un organe, c’est seulement demander ce qu’il fait32. 28. Sober (2000), Philosophy of Biology, Westview Press @, p. 85. 29. Ibid. 30. Sterelny & Griffiths (1999), Sex and Death : An Introduction to Philosophy of Biology, University of Chicago Press @. 31. Sober (2000), Philosophy of Biology, Westview Press @, p. 86. 32. Sober (2000), Philosophy of Biology, Westview Press @, p. 86-87. Cf. Sterelny & Griffiths (1999), Sex and Death : An Introduction to Philosophy of Biology, University
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[les mondes darwiniens] Comme nous l’avons déjà noté, la Psychologie Évolutionniste se concentre sur les adaptations psychologiques. Une des affirmations théoriques centrales de cette discipline, c’est que « les adaptations, qui ne sont rien d’autre que les composants fonctionnels de l’organisme, peuvent être identifiées sur la base de leur organisation [by evidence of their design] : l’accord admirable entre la structure de l’organisme et son environnement33 ». L’identification des adaptations psychologiques passe donc par l’analyse évolutionnaire fonctionnelle, qui est un type de rétro-ingénierie34. « La rétro-ingénierie est un processus visant à appréhender l’organisation [design] d’un mécanisme sur la base d’une analyse des tâches qu’il exécute. L’analyse évolutionnaire fonctionnelle est une forme de rétro-ingénierie en ceci qu’elle s’efforce de reconstruire l’organisation [design] de l’esprit à partir d’une analyse des problèmes pour lesquels l’esprit a dû évoluer afin de les résoudre35. » Le concept d’adaptation de la Psychologie Évolutionniste est plus étroit que celui que j’ai présenté plus haut, et leur méthode pour repérer des adaptations ou établir que certains traits sont des adaptations diffère de celle que j’ai présentée plus haut. Je vais tâcher dans ce qui suit de contraster les deux notions d’adaptation qui ont cours, à travers quelques exemples. Ce n’est pas la même chose de définir l’adaptation comme étant un « composant fonctionnel de l’organisme » ou comme étant n’importe quel trait issu de la sélection naturelle. Dans le premier cas, la définition couvre un spectre restreint, puisque les composants fonctionnels de l’organisme sont, la plupart du temps, issus de la sélection naturelle. Quelques exemples nous permettront de mettre en relief le point méthodologique suivant : adopter un concept restreint de l’adaptation au sein d’une théorie, c’est restreindre son spectre explicatif. of Chicago Press @, p. 220-224. [Sur ces conceptions, cf. de Ricqlès & Gayon, ce volume. (Ndd.)] 33. Hagen (2005), “Controversial issues in evolutionary psychology”, in D. Buss. (ed.), The Handbook of Evolutionary Psychology, Wiley @, p.148. 34. Je me range ici aux analyses de Buller (2005), Adapting Minds : Evolutionary Psychology and the Persistent Quest for Human Nature, MIT Press @. L’expression « reverse engineering » a été introduite dans le contexte évolutionnaire par Daniel Dennett (1995, Darwin’s Dangerous, Simon and Schuster @), qui en travaille longuement le concept ; Steven Pinker (1997, How the Mind Works, W.W. Norton @) est également un promoteur de cette approche, comme nombre d’autres chercheurs en Psychologie Évolutionniste. 35. Buller (2005), Adapting Minds : Evolutionary Psychology and the Persistent Quest for Human Nature, MIT Press @, p. 92.
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[stephen m. downes / la psychologie évolutionniste, l’adaptation et l’organisation] Les définitions de l’adaptation par les biologistes évolutionnistes et par Sober ne doivent pas être cantonnées aux organes et aux traits qui présentent un caractère patent d’organisation [apparent design]. Le nombre d’œufs par couvée (chez les oiseaux), le fait de nager en bancs (pour les poissons), et toutes sortes de traits peuvent être considérés comme des adaptations36. On peut envisager l’évolution de traits ou d’ensembles de traits comme des réponses optimales à l’exigeante complexité de l’environnement. Voici ce qu’en disent les biologistes Seger et Stubblefield : les traits étant produits par sélection cumulative, « les biologistes ne peuvent que se demander comment les caractères étudiés ont pu être optimisés en vue d’une ou de plusieurs fonctions, et cela dans un contexte contraint. L’optimisation est donc, en un sens général, un principe fondamental de la biologie de l’évolution, et tout particulièrement de l’étude de l’adaptation37 ». Mais nous devons utiliser avec circonspection cette notion d’optimalité. L’évolution ne fait pas les choses au mieux, et personne, parmi les biologistes, ne s’attend à ce que ce soit le cas. Freeman & Herron38 expliquent bien que l’adaptation ne peut être optimale pour tous les traits, du fait d’un certain nombre de « compromis, de contraintes, et d’une limitation des variations ». Même dans le domaine plus étroit des composants fonctionnels de l’organisme, poursuivent-ils, « il est impossible de construire un organisme parfait. L’organisation [design] d’un organisme reflète un compromis entre des exigences conflictuelles ». Ces précautions prises, voyons comment l’approche par l’optimalité augmente le nombre de traits compris comme des adaptations. Selon Seger et Stubblefield, les applications du raisonnement par optimisation peuvent être caractérisées comme suit : Elles portent sur des phénotypes qui n’auraient guère inspiré le révérend Paley39. Règles de sélection de l’habitat, nombre d’œufs par couvée, programmes de croissance spécifiés par l’âge, fertilité et mortalité ne fonctionnent pas 36. Cf. Seger & Stubblefield (1996), “Optimization and Adaptation”, in M.R. Rose & G.V. Lauder (eds.), Adaptation, Academic Press. 37. Ibid. 38. Freeman & Herron (2008), Evolutionary Analysis, Prentice Hall, p. 383. 39. William Paley (1743-1805), théologien anglican, auteur du livre, au titre éloquent : Théologie naturelle, ou Preuves de l’existence et des attributs de la divinité, tirées des apparences de la nature (1802) @. Paley est connu comme promoteur d’un raisonnement artificialiste et finaliste précurseur des arguments de l’Intelligent Design : tout objet fabriqué renvoyant à un fabricateur, dont l’intention était de lui faire remplir une fonction donnée, et cette fonction pouvant se deviner dans l’organisation dudit objet, il doit en aller de même pour les êtres naturels, dont
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[les mondes darwiniens] comme des horloges. On n’entend aucune petite voix qui nous dise : « Vise un peu comme je suis complexe et improbable ! Quelle adaptation dispendieuse ! Je te mets au défi de m’expliquer ! » Ainsi, d’où venait l’étonnement de Darwin devant le ratio entre les sexes ? Simplement de la difficulté à évaluer le caractère adaptatif d’un ratio mâles/femelles dans une progéniture, ce ratio étant tenu pour issu de la sélection.40
Le fait d’adopter une approche par l’optimalité nous permet de comprendre toutes sortes de traits comme des adaptations et augmente notre compréhension des procédés de la sélection. Ces procédés ne se résument pas à l’amélioration graduelle d’organes complexes, tels que l’œil, mais incluent aussi toutes sortes de relations dynamiques entre organismes, que ce soit entre leurs conspécifiques, entre les étapes de la vie ou avec des organismes d’autres espèces. Par exemple, si l’on applique ce raisonnement à la théorie de l’histoire de vie, on peut prédire qu’un taux élevé de mortalité adulte imposera la sélection d’une maturation précoce et d’une forte reproduction en début de vie ; tandis qu’un taux élevé de survie des adultes favorisera une maturation et un effort reproductif plus tardifs41. Les travaux d’Endler et Resnick sur le poisson tropical guppy en donnent une illustration spectaculaire. D’abord, ils ont observé des différences de taille à la maturité et d’âge pour la reproduction entre les populations dont le prédateur principal attaque les guppys adultes ayant atteint une taille assez importante, et celles dont le prédateur principal attaque les juvéniles. Dans une expérience consécutive, une population de guppys ayant vécu sous la menace de prédateurs d’adultes a été placée dans un ruisseau fréquenté par des prédateurs de jeunes. Sur une période de onze ans, soit entre 30 et 60 générations, les traits d’histoire de vie des guppys avaient changé : ils atteignaient la maturité plus tard, étaient en moyenne plus gros et faisaient plus de rejetons qu’avant. Futuyma résume ainsi les implications évolutionnaires de ces résultats : « Cette expérience sur une population naturelle montre que la sélection naturelle peut rapidement affecter les caractéristiques de l’histoire de vie dans la direction prédite42. » Et nous pouvons raisonnablement supposer que ces traits d’histoire de vie sont des adaptations. l’organisation doit pouvoir permettre d’inférer la fonction, et donc l’intention de leur Putatif Auteur. (Ndt.) 40. Seger & Stubblefield (1996), “Optimization and Adaptation”, in M.R. Rose & G.V. Lauder (eds.), Adaptation, Academic Press, p. 107. 41. Futuyma (1998), Evolutionary Biology, Sinauer Associates @, p. 570. 42. Ibid., p. 571.
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[stephen m. downes / la psychologie évolutionniste, l’adaptation et l’organisation] Une fois cette notion d’adaptation mise au jour, nous pouvons comprendre pourquoi des philosophes tels que Buller estiment que la plasticité phénotypique de divers types peut s’avérer être une adaptation, du fait qu’elle émerge dans divers organismes comme un résultat de la sélection. Ce raisonnement a été préfiguré par Godfrey-Smith43, et on en trouve également une variante chez Kim Sterelny44. Selon Freeman & Herron, « quand les phénotypes sont plastiques, des individus dotés de génotypes identiques peuvent avoir des phénotypes différents s’ils vivent dans des environnements différents45 ». Ce genre de réponse à l’environnement est très éloigné du réglage minutieux d’un organe en bon état de marche. Si nous souhaitons rendre compte en termes biologiques du comportement des organismes, y compris nous-mêmes, nous avons besoin d’une large palette explicative. Comprendre l’adaptation de cette manière offre une palette bien plus large que des explications en termes d’ensembles d’organes sous-jacents bien conformés [well designed] pour un comportement donné. 3 L’adaptationnisme
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ien que cette question de l’amplitude du terme « adaptation » soit cruciale, la plupart des critiques dirigées contre la Psychologie Évolutionniste ne se sont pas attardées à ce genre de détails – il leur suffisait de broder, sans autre procès, sur le fait que ces psychologues seraient adaptationnistes. Un certain nombre de philosophes, entre autres, ont rejeté la sociobiologie en lui infligeant ce verdict, et ce verdict, et ses attendus, étaient donc tout prêts pour la Psychologie Évolutionniste46. à ce stade, je ferais donc bien de me demander si mon engouement pour l’adaptation fait de moi un de ces épou43. Godfrey-Smith (1996), Complexity and the Function of Mind in Nature, Cambridge UP @. 44. Sterelny (2003), Thought in a Hostile World : The Evolution of Human Cognition, Blackwell @. 45. Freeman & Herron (2008), Evolutionary Analysis, Prentice Hall, p. 364. 46. Cf., par exemple, Griffiths (1996), “The Historical Turn in the Study of Adaptation”, British Journal for the Philosophy of Science, 47 @ ; Richardson (1996), “The Prospects for an Evolutionary Psychology : Human Language and Human Reasoning”, Minds and Machines @ ; Grantham & Nichols (1999), “Evolutionary Psychology : Ultimate Explanations and Panglossian Predictions”, in V. Hardcastle (ed.), Where Biology Meets Psychology : Philosophical Essays, MIT Press @ ; Lloyd (1999), “Evolutionary Psychology : The Burdens of Proof”, Biology and Philosophy, 14 @ ; Richardson (2007), Evolutionary Psychology as Maladapted Psychology, MIT Press @.
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[les mondes darwiniens] vantables adaptationnistes. (Pour faire un parallèle, pensez à ce qui se passerait si vous vous intéressiez de près ou de loin au relativisme : ne seriez-vous pas immédiatement classé dans le camp des odieux relativistes ?47) Nous devrions faire l’effort de distinguer plusieurs types d’adaptationnisme ; il sera plus facile de voir ensuite quelle variété d’adaptationnisme attire les critiques les plus manifestes. Après un passage en revue de ces divers types, je m’attarderai donc sur l’un d’entre eux, qui pose de sérieux problèmes – et dans la section suivante, il apparaîtra que cet adaptationnisme pernicieux est précisément celui qu’endosse la Psychologie Évolutionniste. Une bonne part des préventions philosophiques contre l’adaptationnisme vient du fameux article de Stephen J. Gould & Richard Lewontin48 sur la portée des explications adaptationnistes en biologie. Leur propos, pour une bonne part, est une mise en garde contre les explications adaptationnistes et peut, à ce titre, être situé dans le sillage du livre de G.C. Williams, Adaptation and Natural Selection, lorsque celui-ci, dans le premier chapitre, prévient : « Il est courant de voir une adaptation aussitôt qu’on pense repérer un bénéfice attribuable à certaines activités d’un organisme. Je pense qu’il s’agit là d’une inférence indue, qui a conduit à de graves erreurs. Un tel bénéfice peut parfaitement résulter d’un hasard, et non d’une organisation [chance instead of design]49. » Sur le même point : « On ne devrait jamais accepter d’accorder une valeur adaptative à un trait, simplement parce que c’est plausible et séduisant50. » En ce sens, l’adaptationnisme est cette manie qui consiste à attribuer sans discernement à des caractéristiques du monde naturel le titre d’« adaptations ». Avant d’en dire plus sur cette forme d’adaptationnisme, il vaut de noter que Gould et Lewontin dénoncent un autre dévoiement sous le terme d’adaptationnisme, à savoir la propension à « décomposer un organisme en “traits” unitaires et proposer une histoire adaptative pour chacun de 47. On ne résiste pas au plaisir de citer ces lignes de Jaegwon Kim (L’esprit dans un monde physique. Essai sur le problème corps-esprit et la causalité mentale [1998], Syllepse, p. 129) : « En philosophie, qui veut passer pour politiquement correct ne courra jamais le risque de se tenir dans le voisinage du réductionnisme, ni même d’un réductionniste. » (Ndt.) 48. Gould & Lewontin (1979), “The spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm : A critique of the adaptationist programme”, Proceedings of the Royal Society London B, 205 @. 49. Williams (1966), Adaptation and Natural Selection, Princeton UP @, p. 12. 50. Freeman & Herron (2008), Evolutionary Analysis, Prentice Hall, 364.
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[stephen m. downes / la psychologie évolutionniste, l’adaptation et l’organisation] ces traits pris séparément51 ». Il se trouve que cette flèche a trouvé une cible après avoir été décochée – elle se fiche en plein dans le mille de la Psychologie Évolutionniste52, étant donné son ambition affichée de décomposer fonctionnellement nos esprits et d’expliquer chacun de ces composants en termes d’adaptation. Cependant, l’adaptationnisme ne se résume pas à ce désir de décomposer les organismes en traits unitaires. Pour reprendre les termes de Sober, « l’adaptationnisme est une thèse qui porte sur la “puissance” de la sélection naturelle53 ». Par conséquent, l’attribution immodérée du terme « adaptation » ne va pas sans une extension des pouvoirs reconnus à la sélection naturelle. Cette corrélation mérite des éclaircissements, que Sober54 fournit sous la forme d’une échelle des degrés d’adaptationnisme : (U) La sélection naturelle a joué un rôle dans l’évolution de T dans la lignée conduisant à X. (I) La sélection naturelle a été une cause importante de l’évolution de T dans la lignée conduisant à X. (O) La sélection naturelle a été la seule cause importante de l’évolution de T dans la lignée conduisant à X.
Ces thèses sont présentées par ordre croissant de force logique : (I) implique (U), l’inverse n’étant pas vrai, et (O) implique sans réciproque (I). Dans les termes de Sober, la thèse générale de l’adaptationnisme, c’est que « la plupart des traits phénotypiques dans la plupart des populations peuvent s’expliquer par un modèle qui retrace la sélection et ignore les processus non sélectifs55 ». En d’autres termes, la plupart des traits phénotypiques peuvent être traités comme des adaptations – soit, serions-nous tentés de demander, mais par opposition à quoi ? Williams en donnait un aperçu lorsque, dans l’extrait cité, il mentionnait le « hasard ». Même si l’on caractérise généralement les changements évolutionnaires comme des changements dus au hasard, les biologistes de l’évolution, quant à eux, font le distinguo entre 51. Gould & Lewontin (1979), “The spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm : A critique of the adaptationist programme”, Proceedings of the Royal Society London B, 205 @, p. 581. 52. Cf. par exemple les contributions de Buss (2005), The Handbook of Evolutionary Psychology, Wiley @. 53. Sober (2000), Philosophy of Biology, Westview Press @, p. 121. 54. Ibid., p. 124. 55. Ibid.
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[les mondes darwiniens] hasard et évolution par sélection naturelle56. Le changement d’un trait au sein d’une population, imputé au hasard seul, est ce qu’on appelle la dérive génétique. La dérive constitue bien une explication non sélectionniste d’un trait. Les adaptationnistes de la variété (O) ignorent ce genre d’alternative et restent donc fidèles à l’idée que l’adaptation est la meilleure explication possible d’un trait. La discussion sur les défauts présumés de la Psychologie Évolutionniste est en fait gagée sur cette notion d’adaptationnisme. Mais il est possible qu’une autre conception soit encore plus décisive pour comprendre la démarche de la Psychologie Évolutionniste. Sans négliger la caractérisation de l’adaptationnisme en tant que thèse sur les pouvoirs de la sélection naturelle, GodfreySmith ajoute trois thèses associées à l’adaptationnisme : L’adaptationnisme empirique : la sélection naturelle est une force puissante et omniprésente, et on compte peu de contraintes, hormis les plus évidentes, s’exerçant sur la variation biologique57 qui l’alimente. Il est globalement possible de prédire et d’expliquer le résultat des processus naturels en se concentrant sur le rôle joué par la sélection. Aucun autre facteur évolutionnaire n’a ce degré d’importance causale. L’adaptationnisme explicatif : l’organisation manifeste [apparent design] des organismes, et les relations d’adaptation entre les organismes et leur environnement posent LA question – concernant les faits les plus stupéfiants qui soient en biologie. Expliquer cela est l’objectif central de la théorie de l’évolution. La sélection naturelle est la clé de ces problèmes : la sélection est LA réponse. Et, du fait qu’elle répond aux plus grandes questions, la sélection possède une importance explicative sans équivalent au sein des facteurs évolutionnaires. L’adaptation méthodologique : chercher les traits d’adaptation et d’organisation adéquate [good design] est l’approche la plus fructueuse que les scientifiques puissent adopter. L’adaptation est un bon « principe organisateur » pour la recherche évolutionniste.58
L’adaptationnisme empirique revient en gros à l’adaptationnisme de la version (O), selon la typologie de Sober, tandis que l’adaptationnisme méthodologique diffère de l’adaptationnisme (U), dont il est une variante plus faible. 56. Cf. Huneman, ce volume. (Ndd.) 57. Cf. Heams (« Variation »), ce volume. (Ndd.) 58. Godfrey-Smith (2001), “Three Kinds of Adaptationism. Adaptationism and Optimality” @, in S.H. Orzack & E. Sober (eds.), Adaptationism and Optimality, Cambridge UP @, p. 337.
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[stephen m. downes / la psychologie évolutionniste, l’adaptation et l’organisation] L’adaptationnisme méthodologique est un principe heuristique ; il préconise aux biologistes (et aux spécialistes des disciplines voisines) de commencer par la recherche de l’adaptation, et de voir ce que cela donne, mais cela sans véhiculer de thèse sur l’importance quantitative de l’adaptation dans le monde59. Étant donné que l’adaptationnisme explicatif n’a pas d’équivalent dans la nomenclature de Sober, prenons le temps d’en exposer les tenants et les aboutissants. Godfrey-Smith classe Richard Dawkins parmi les adaptationnistes explicatifs. « Le premier chapitre de The Blind Watchmaker [Dawkins 1987] présente une apologie détaillée de la thèse selon laquelle l’organisation manifeste [apparent design] de la nature pose un problème prééminent à la conception scientifique du monde, la tâche propre de la biologie étant d’y apporter une solution60. » On trouve également un plaidoyer éloquent en faveur de cette conception dans le livre de Dennett, Darwin’s Dangerous Idea (1995). Le sentiment de GodfreySmith au sujet de l’adaptationnisme explicatif – sentiment que je partage – est de séparer clairement la biologie de la théologie naturelle, plus que de servir de principe conducteur dans la recherche et la pratique biologiques. La sélection, dans l’esprit de l’adaptationnisme explicatif, « est une pièce maîtresse d’une entreprise intellectuelle plus vaste, l’entreprise de défense et d’illustration d’une conception du monde sécularisée61 ». Pour l’adaptationnisme explicatif, la structure visible, par exemple celle d’organes complexes, est l’objet de la réflexion, et l’idée, c’est que cette structure peut être expliquée en termes évolutionnaires. Mais, comme Seger et Stubblefield l’ont montré en détail, les biologistes savent parfaitement cela depuis Darwin ! Ce n’est donc pas un principe permettant de produire des explications innovantes sur la gamme de phénomènes naturels tombant sous la coupe de la biologie de l’évolution. 59. Tim Lewens (2009, “Seven Types of Adaptationism”, Biology and Philosophy, 24(2) @) compte sept versions différentes de l’adaptationnisme. Il emploie également la terminologie d’adaptationnisme « heuristique » pour caractériser la version méthodologique de Godfrey-Smith. Cependant, nous divergeons dans l’interprétation de cette version méthodologique de l’adaptationnisme : ainsi, il voit en Dennett l’un de ses représentants par excellence, alors que je range cet auteur parmi les adaptationnistes explicatifs (ce qui est aussi l’avis de Godfrey-Smith). Dennett tient en effet à l’idée que tous les traits, ou leur écrasante majorité, sont des adaptations. 60. Godfrey-Smith (2001), “Three Kinds of Adaptationism. Adaptationism and Optimality” @, in S.H. Orzack & E. Sober (eds.), Adaptationism and Optimality, Cambridge UP @, p. 339. 61. Ibid., p. 350.
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[les mondes darwiniens] La Psychologie Évolutionniste pourrait se réclamer de telle ou telle version d’adaptationnisme, mais elle appartient, selon moi, très clairement à la version explicative. Cette caractérisation devrait éclairer le discours que la Psychologie Évolutionniste tient sur la nature des adaptations, en même temps qu’elle fera sans doute saillir un obstacle sérieux à tout travail interdisciplinaire avec les autres biologistes du comportement humain. 4 La Psychologie Évolutionniste, l’organisation et l’adaptationnisme explicatif
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omme nous l’avons vu, la Psychologie Évolutionniste concentre son attention sur les adaptations psychologiques. Elle tient que les adaptations sont les composantes fonctionnelles de l’organisme, identifiées sur la base de leur organisation [identified by evidence for their design] ; et que l’identification des adaptations psychologiques se fait par le biais de l’analyse évolutionnaire fonctionnelle, qui est une sorte de rétro-ingénierie. Je veux revenir plus précisément sur chacun de ces points. Regardons d’abord ce que la Psychologie Évolutionniste dit de l’adaptation et de la recherche évolutionniste, à travers cet extrait des psychologues évolutionnistes Campbell & Simpson : Les programmes de recherche évolutionnistes doivent se donner pour tâche de montrer, par des preuves toujours plus directes et plus fortes, les propriétés d’organisation spécifiques [special design properties] des adaptations dont on fait l’hypothèse. à mesure que de plus en plus de caractéristiques organisationnelles spécifiques [special design features] sont rassemblées autour d’une adaptation présumée, chacune contribuant à une fonction spécifique, il devient de plus en plus plausible que l’adaptation supposée a effectivement évolué pour assurer cette fonction. Les meilleurs programmes de recherches évolutionnistes recourent régulièrement à cette méthode de test des caractéristiques organisationnelles spécifiques [special design features].62
Si nous en jugeons par ce beau morceau d’adaptationnisme explicatif, c’est une conception susceptible de démarquer la Psychologie Évolutionniste de la théologie naturelle, mais guère de nous fournir des principes méthodologiques pour conduire une recherche adaptationniste. Ma thèse, c’est que cette lacune pose un sérieux problème dès lors qu’il s’agit, pour les tenants de l’adaptationnisme explicatif, de prendre part au projet interdisciplinaire de la 62. Simpson & Campbell (2005), “Methods of evolutionary sciences”, in D. Buss (ed.), The Handbook of Evolutionary Psychology, Wiley @, p. 126.
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[stephen m. downes / la psychologie évolutionniste, l’adaptation et l’organisation] biologie du comportement. Leur notion d’adaptation est trop étroite et leur adaptationnisme est incapable d’indiquer la marche à suivre pour produire des hypothèses valables quant à de potentielles adaptations, sauf dans les cas d’intrication, la complexité étant pour eux un indicateur privilégié d’organisation [a good indicator of design]. Or, comme nous l’avons précédemment vu, les adaptations ne se manifestent pas toujours de cette manière. La focalisation exclusive de la Psychologie Évolutionniste sur l’organisation pose des difficultés encore plus embarrassantes, qui lui ont valu des critiques dévastatrices de la part de Buller. Ce dernier consacre un chapitre à la conception de la nature humaine endossée par la Psychologie Évolutionniste. Cette discussion porte au-delà de notre sujet, mais jette un éclairage intéressant. Buller accuse les tenants de la Psychologie Évolutionniste de complicité objective avec la théologie naturelle, du fait de leur engouement pour une image de l’évolution produisant des « organes d’une extrême perfection ». Cette critique paraît à première vue très surprenante, car si la Psychologie Évolutionniste adhère bien à une forme explicative d’adaptationnisme, cela devrait, nous l’avons dit, la conduire à se démarquer clairement de la théologie naturelle. Comment Buller s’y prend-il ? Reprenant la controverse ayant opposé Darwin et Paley, il rappelle d’abord une chose bien connue, à savoir que « le problème des théories naturalistes, tout au long du xixe siècle, était de résoudre le problème des organisations complexes [complex design]63 » ; il rappelle ensuite la caractère naturaliste de la solution apportée par Darwin au problème de Paley ; mais il ajoute ensuite : Tandis que la sélection naturelle fournissait un mécanisme répondant au défi de Paley, la théorie évolutionniste ne s’est jamais contentée d’expliquer comment « des organes d’une extrême complication et d’une extrême perfection » ont pu émerger par le biais de la sélection naturelle […]. Le processus de sélection naturelle n’a pas pour unique résultat des adaptations complexes. La sélection élimine également des traits au sein de certaines populations, et, probablement, des groupes et des populations entières. Depuis l’époque de Darwin, il est aussi devenu clair que le processus de sélection peut empêcher une population d’optimiser son adaptation à l’environnement.
Ce passage me semble pouvoir conforter une des interprétations que je défends, à savoir que la focalisation sur les organes d’une extrême perfec63. Buller (2005), Adapting Minds : Evolutionary Psychology and the Persistent Quest for Human Nature, MIT Press @, p. 474.
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[les mondes darwiniens] tion et d’une conformation manifestement fonctionnelle [apparent design] ne permet pas de couvrir tout le spectre explicatif de la théorie de l’évolution. Mais de là à faire de la Psychologie Évolutionniste une annexe de la théologie naturelle, il semblerait que Buller se rende coupable d’une certaine exagération rhétorique – le problème, c’est que certaines citations des tenant de la Psychologie Évolutionniste au sujet de l’adaptation semblent bien lui donner raison. Par exemple, cette définition de l’adaptation par Edward Hagen (dont nous n’avions cité précédemment qu’un extrait) : Les adaptations, qui sont les composants fonctionnels de l’organisme, se repèrent non pas en identifiant leurs gènes sous-jacents, mais sur la base de leur organisation [by evidence of their design] : l’accord admirable entre la structure de l’organisme et le défi posé par son environnement, tel que Paley l’a décrit avec tant d’éloquence.64
Citer le nom de Paley ne suffit pas à faire de Hagen un adepte de la théologie naturelle ; mais Hagen ne s’arrête pas en si bon chemin : Paley a clairement repéré un problème scientifique majeur, que Darwin et Wallace ont fini par résoudre : la manifestation de l’organisation [design] dans la nature. Et bien que Paley n’ait pas pensé ce problème en termes scientifiques, mais en termes théologiques, ses arguments clairs et décisifs, faisant la somme d’une longue tradition de théologie naturelle, ont néanmoins fourni les fondements de la Psychologie Évolutionniste.
Ces affirmations sont bien plus douteuses. De quoi parle-t-on au juste, quand on évoque les arguments clairs et décisifs de Paley ? D’arguments, bien connus des philosophes de la religion, qui ne sont que d’habiles remaniements de la preuve de l’existence de Dieu par le dessein visible dans l’organisation des êtres vivants. Comment de tels arguments peuvent-ils être tenus pour les fondements de la Psychologie Évolutionniste, si la Psychologie Évolutionniste est bien la tentative d’expliquer notre comportement en s’appuyant sur le théorie de l’évolution ? Le nœud du problème est, selon moi, l’attachement obsessionnel à la notion d’organisation [design]. La déclaration d’allégeance de Hagen à la théologie naturelle n’est peut-être qu’un dérapage65. Mais il n’en demeure pas moins 64. Hagen (2005), “Controversial issues in evolutionary psychology”, in D. Buss. (ed.), The Handbook of Evolutionary Psychology, Wiley @, p. 148. 65. Il vaut la peine de noter un autre dérapage de Hagen dans ce même article. En réponse à la critique formulée par Gould et Lewontin, d’après lesquels l’adapta-
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[stephen m. downes / la psychologie évolutionniste, l’adaptation et l’organisation] que la focalisation sur la notion d’organisation [design] porte toute l’attention sur les notions d’achèvement, de perfection et de fonction, et autres du même tonneau – ce qui ne saurait épuiser le répertoire explicatif de la biologie de l’évolution. Le fait d’associer étroitement adaptation et organisation [design] est trompeur, parce que, comme nous l’avons vu, si les explications adaptationnistes ne devaient fonctionner que pour des caractéristiques exhibant une organisation manifeste [apparent design], l’explication évolutionnaire n’expliquerait pas grand chose dans la nature66. Plus encore, ainsi que Buller le remarque avec force, nous devrions pouvoir compter sur l’évolution pour expliquer aussi d’évidents ratages dans l’adéquation de certains organismes à leur environnement – et c’est du reste ce que nous faisons couramment. Ma conclusion sera plus faible que celle de Buller : la Psychologie Évolutionniste est un adaptationnisme explicatif, avec une conception étroite de l’adaptation. 5 Conclusion
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our résumer, il me semble important de promouvoir une large palette d’explications biologiques du comportement humain. Si l’on veut que la Psychologie Évolutionniste prenne part à ce projet interdisciplinaire, il semble légitime d’exiger que les chercheurs qui s’en réclament partagent les mêmes principes théoriques que les chercheurs des disciplines voisines. Or il est tion est souvent invoquée dans des situations où d’autres explications du caractère biologique pertinente suffiraient, Hagen leur reproche d’avoir « visiblement ignoré que George Williams (1966, Adaptation and Natural Selection, Princeton UP @) avait déjà discuté à fond et résolu ce problème : les adaptations exhibent des signes manifestes d’organisation [evidence of design] » (Hagen, 2005, “Controversial issues in evolutionary psychology”, in D. Buss. (ed.), The Handbook of Evolutionary Psychology, Wiley @, p. 149). Mais, comme je l’ai déjà dit, il se trouve que cette critique de Gould et Lewontin n’est qu’une reformulation des conceptions de Williams. Plus encore, l’article de Gould & Lewontin a été publié dans un numéro spécial des Proceedings of the Royal Society of London (Series B. Biological Sciences, vol. 205, N° 1161, The Evolution of Adaptation by Natural Selection, Sept. 21, 1979 @). Ce numéro contenait également des articles de Maynard-Smith, Dawkins & Krebs et G.C. Williams, entre autres sommités de la théorie de l’évolution. Les articles étaient les versions écrites d’une conférence sur l’adaptation à laquelle tout ce beau monde assista. Et l’article de Gould & Lewontin continue à être une référence pour tous les biologistes qui discutent des notions d’adaptation et d’adaptationnisme. 66. Richardson (2007), Evolutionary Psychology as Maladapted Psychology, MIT Press @, p. 49.
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[les mondes darwiniens] apparu dans ce chapitre, d’une part, que leur conception de l’adaptation est trop étroite, et d’autre part que la version explicative de l’adaptationnisme à laquelle ils adhèrent peut bien suffire comme démarcation par rapport à la théologie naturelle, mais nullement comme principe méthodologique pour l’étude de l’adaptation dans la nature67.
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[stephen m. downes / la psychologie évolutionniste, l’adaptation et l’organisation] Gould S.J. & Lewontin R. (1979), “The spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm : A critique of the adaptationist programme”, Proceedings of the Royal Society London B, 205 : 581-598. Grantham T. & Nichols S. (1999), “Evolutionary Psychology : Ultimate Explanations and Panglossian Predictions”, in V. Hardcastle (ed.), Where Biology Meets Psychology : Philosophical Essays, Cambridge, MA, MIT Press : 47-66. Griffiths P.E. (1996), “The Historical Turn in the Study of Adaptation”, British Journal for the Philosophy of Science, 47 : 511-532. H Hagen E.H. (2005), “Controversial issues in evolutionary psychology”, in D. Buss. (ed.), The Handbook of Evolutionary Psychology, Hoboken, NJ, Wiley : 145-174. Hawkes K. (1990), “Why do men hunt ? Benefits for risky choices”, in E. Cashdan (ed.), Risk and Uncertainly in Tribal and Peasant Communities, Boulder, Westview Press. I Irons W. (1998), “Adaptively Relevant Environments Versus the Environment of Evolutionary Adaptedness”, Evolutionary Anthropology, 6 : 194-294. K Kim J. (2006), L’esprit dans un monde physique. Essai sur le problème corps-esprit et la causalité mentale [1998], Paris, Syllepse. (Trad. fr. par F. Athané & é. Guinet.) L Laland K.N. & Brown G.R. (2002), Sense and Nonsense : Evolutionary Perspectives on Human Behavior, Oxford, Oxford UP. Laudan L. (1977), Progress and Its Problems, Berkeley, University of California Press. Lewens T. (2009), “Seven Types of Adaptationism”, Biology and Philosophy, Vol. 24, N° 2. Lloyd E.A. (1999), “Evolutionary Psychology : The Burdens of Proof”, Biology and Philosophy, 14 : 211-233. M Machery E. & Barrett H.C. (2006), “Debunking Adapting Minds”, Philosophy of Science, 73 : 232-246. Michel G.F. & Moore C.L. (1995), Developmental Psychobiology : An interdisciplinary science, Cambridge, MIT Press. P Pinker S. (1997), How the Mind Works, New York, W.W. Norton. R Richardson R. (1996), “The Prospects for an Evolutionary Psychology : Human Language and Human Reasoning”, Minds and Machines : 541-557. Richardson R. (2007), Evolutionary Psychology as Maladapted Psychology, Cambridge, MIT Press. S Samuels R. (1998), “Evolutionary Psychology and the Massive Modularity Hypothesis”, British Journal for the Philosophy of Science, 49 : 575-602.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 35
Pierre Poirier & Luc Faucher
Des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes
L
a science est un art, et une partie de l’art de la science repose dans le choix des idéalisations et simplifications qui permettront d’éclairer adéquatement un phénomène complexe. Plusieurs facteurs agissant de concert rendent ce choix particulièrement difficile. D’abord, certaines idéalisations ou simplifications sont plutôt mineures et accessoires, présentes simplement pour faciliter les calculs ou l’expression de la théorie, alors que d’autres sont importantes et fondamentales, des béquilles dont on ne peut se débarrasser sans voir un mur, voire l’édifice entier de la discipline s’effondrer. Ensuite, si certaines idéalisations sont évidentes et comprises comme des idéalisations par tous les membres de la communauté, d’autres sont plus insidieuses et ne sont pas conçues comme des idéalisations par ceux-ci. Enfin, pour ce qui nous concerne ici, la pertinence d’un jeu d’idéalisations et de simplifications est une affaire contextuelle, dépendant entre autres choses de l’avancement de la discipline, si bien qu’il faut à l’occasion en éliminer certaines ou les remplacer par d’autres, plus susceptibles de favoriser l’avancement subséquent de la discipline. Et le remplacement des idéalisations n’est pas lui-même une affaire simple : quelquefois, certaines idéalisations qu’on veut remplacer tirent avec elles d’autres qu’on ne voudrait pas éliminer, du moins pas tout de suite ; de plus, il faut souvent remplacer un ensemble d’idéalisations qui ont rendu beaucoup de services à la discipline, et qui promettent d’en rendre encore, pour en créer d’autres, souvent à tâtons et par essais et erreurs.
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[les mondes darwiniens] La psychologie évolutionniste constitue un développement des sciences cognitives1 et, à ce titre, elle a hérité de celles-ci les idéalisations qui ont permis son développement, notamment le postulat que les capacités cognitives se réduisent ultimement à (ou émergent de) l’activité du système nerveux central, et de lui seulement. Bien sûr, le cerveau évolué reçoit de l’information de l’environnement par ses senseurs et peut changer l’état de l’environnement par ses effecteurs, notamment par l’action motrice, ce qu’on associe au système nerveux périphérique, mais ces relations à l’environnement doivent selon ce postulat être conçues comme des entrées et des sorties du système pertinent, et non comme constituant celui-ci. Le postulat de l’identité esprit-cerveau offre une frontière commode pour chercher les composants (leurs propriétés et interactions) responsables des capacités cognitives. Jusqu’à récemment, ce postulat a reçu peu d’attention, car, justement, il n’était pas conçu comme une idéalisation : le dualisme métaphysique, qui caractérisait la psychologie des xvii et xviiie siècles et qui entachait encore celle du xixe, ayant été abandonné à la faveur d’une position résolument matérialiste, à quel système autre que le cerveau pouvait se réduire l’esprit (ou en émerger) ? La tâche des philosophes de l’esprit du xxe siècle se limitait alors à comprendre le type de relation que l’esprit entretenait au cerveau : identité entre types, identité entre occurrences, survenance, émergence2. L’arrivée des conceptions embodied (incarnées3) et situées de l’esprit a mis au jour le statut de la thèse de l’identité esprit-cerveau comme idéalisation fondamentale des sciences cognitives. Loin de revenir au dualisme métaphysique dont le rejet a motivé l’adoption de la thèse, les conceptions embodied et situées proposent d’étendre le système physique responsable de l’émergence de l’esprit non seulement au système nerveux entier (incluant donc le système nerveux périphérique), mais également, dans certains cas, au reste du corps, notamment la musculature et le système endocrinien, et même à l’environnement immédiat. Pour marquer en tant qu’idéalisation la thèse de 1. Cosmides & Tooby (1994), “Beyond Intuition and Instinct Blindness : The Case of an Evolutionary Rigorous Cognitive Science”, Cognition, 50 @. Pinker (1997), How the Mind Works, Norton @. 2. Cf. Fisette & Poirier (2000), Philosophie de l’esprit, état des lieux, Vrin. 3. Selon une conception incarnée de l’esprit, la nature de l’esprit dépend du corps. Différents partisans de la conception en tireront différentes conséquences sur le plan ontologique ou épistémologique. Cf., par exemple, Varela et al. (1999), L’inscription corporelle de l’esprit, Seuil ; Clark (1997), Being There, MIT Press @.
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] l’identité esprit-cerveau, les partisans de la conception étendue de la cognition l’ont affublé d’un nom de doctrine, l’« internalisme », et ont qualifié leur propre position du nom inverse d’« externalisme » (cf. la section 1 pour une explicitation de ces positions). La biologie de l’évolution contemporaine est elle-même fondée sur un certain postulat internaliste, bien qu’elle soit par d’autres aspects externaliste : (1) un phénotype favorisé par l’environnement a plus de chances de voir reproduite l’information qui a servi à sa construction, ce qui signifie que l’explication des traits y est externaliste, mais (2) l’information servant à la construction des phénotypes se réduit à (ou émerge de) la structure de la molécule d’ADN (le réplicateur) et aux mécanismes cellulaires conduisant à son expression protéique (transcription, traduction) ; c’est là le postulat internaliste qui nous intéresse ici et auquel nous voulons nous opposer. Ainsi, comme en sciences cognitives, il y a en biologie de l’évolution un mouvement externaliste protestataire qui défend une position hétérodoxe : l’information servant à la construction du phénotype à t se réduit à (ou émerge de) l’action de tous les agents affectant causalement le phénotype à t-1, y compris bien sûr l’expression protéique de l’ADN, mais également tous les événements épigénétiques entourant celle-ci, qu’il proviennent du milieu cellulaire dans lequel les gènes sont exprimés ou de l’environnement physique du phénotype et de l’action du phénotype dans celui-ci4. Ce chapitre veut défendre une conception externaliste de la psychologie évolutionniste en intégrant les deux formes d’externalisme que l’on retrouve respectivement en sciences cognitives et en biologie de l’évolution, lesquelles ont jusqu’ici été poursuivies indépendamment. Nous nommons cette conception de la psychologie évolutionniste « embodied evolutionary cognitive science5 ». Cependant, l’adoption d’une position externaliste est une chose 4. Jablonka & Lamb (2005), Evolution in Four Dimensions : Genetic, Epigenetic, Behavioral, and Symbolic Variation in the History of Life, MIT Press @. 5. Une telle position est annoncée dans Faucher & Poirier (2001), « Psychologie évolutionniste et théories interdomaines », Dialogue, XL (3) @, et Poirier et al. (2008), « La notion d’innéisme et la psychologie évolutionniste : le cas de la canalisation », Philosophi@Scienti@, 2 @. Nous la développons et la défendons ici. Pour l‘ébauche d’une position semblable, cf. également Anderson (2008), “Evolution, Embodiment and the Nature of the Mind” @, in Hardy-Vallée & Payette (eds.), Beyond the Brain : Embodied, Situated & Distributed Cognition, Cambridge Scholar’s Press @. L’hypothèse que nous proposons est également compatible, du moins en partie, avec ce que l’on nomme la « psychologie évolutionniste du développement », telle que
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[les mondes darwiniens] plus facile à proposer en théorie qu’à mettre en pratique sur le plan empirique et expérimental. À ce jour, tant en sciences cognitives qu’en biologie de l’évolution, l’externalisme est surtout représenté par des arguments conceptuels, des prescriptions méthodologiques et des interprétations spéculatives de travaux scientifiques6. Pour intégrer les deux formes d’externalisme, nous proposerons d’échanger l’internalisme en sciences cognitives et en biologie de l’évolution par un autre jeu d’idéalisations, inspiré des travaux en robotique mobile (section 2) et des neurosciences cognitives du développement (section 3). Mais pour commencer, nous expliquerons plus précisément en quoi consiste l’internalisme et l’externalisme (section 1). 1 Externalisme en biologie de l’évolution et en sciences cognitives 1.1 Qu’est-ce que l’« externalisme » ? Ce chapitre entend défendre une vue externaliste en sciences cognitives évolutionnaires, là où la position dominante est internaliste. Les termes « internalisme » et « externalisme » (et leurs adjectifs) sont fréquemment utilisés, notamment en philosophie des sciences cognitives, mais leur sens précis est laissé à l’intuition de l’auteur et du lecteur. Puisque nous voulons éventuellement comparer des programmes de recherche en tenant compte de cette dimension, il nous faut aller plus loin que cette pratique floue et définir ces termes plus précisément. Ceux-ci, soutenons-nous, dépendent d’interactions entre des considérations ontologiques, qui concernent la nature des propriétés systémiques, et des considérations épistémologiques, qui concernent les stratégies de recherche à entreprendre pour expliquer le mode de réalisation d’une propriété dans un domaine de recherche. Commençons par les considérations ontologiques, en expliquant ce qu’est au juste une propriété systémique. En théorie des systèmes, on dira qu’une propriété systémique est une propriété qui dépend des propriétés des composants d’un système et de leur défendue entre autres par Bjorklund & Blasi (2005), “Evolutionary Developmental Psychology”, in D. Buss (ed.), The Handbook of Evolutionary Psychology, John Wiley & Sons @. 6. Pour la biologie de l’évolution, cf. Oyama et al. (2003), Cycles of Contingency : Developmental Systems and Evolution, MIT Press @ ; pour les sciences cognitives, cf. Clark (1997), Being There, MIT Press @ ; idem (2008), Supersizing the Mind : Embodiment, Action, and Cognitive Extension, Oxford UP @.
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] mode d’organisation7. Si a, b, c, …, n sont les composants d’un système S, si (pi1, pi2, pi3, pim)a, (pi1, pi2, pi3, pim)b, (pi1, pi2, pi3, pim)c, …, (pi1, pi2, pi3, pim)n sont leurs propriétés respectives, et si ƒ est le mode d’organisation des propriétés des composants de S, alors la propriété P du système S : P(S) = ƒ[(piw,a), (pix,b), (piy,c), …, (piz,n)]. Pour prendre un exemple biologique, la propriété « capacité de faire circuler le sang » du système circulatoire est fonction de l’organisation des composants du système circulatoire (le cœur, les vaisseaux sanguins – artères et veines –, les muscles entourant les parois des vaisseaux), et de leurs propriétés (la capacité du cœur à pomper le sang, les capacités des vaisseaux de contenir le sang et de se rétrécir – vasoconstriction – et de se dilater – vasodilatation). Ainsi, par définition, une propriété systémique est interne (notez : nous ne disons pas « internaliste ») à un système : elle repose sur les propriétés des composants du système et de leur mode d’organisation. En ce sens, aucune propriété systémique n’est externe au système qui la possède. Pour comprendre la différence entre ces « internes » et « externes », il faut passer de ces considérations ontologiques à des considérations épistémologiques. Un domaine de recherche en sciences se compose entre autres d’un ensemble de propriétés ou de capacités8 attribuées à une entité du domaine ; nommons celles-ci les attributions fondamentales du domaine. Par exemple, les sciences cognitives sont constituées de propriétés du type « est capable de comprendre le langage », « est capable de naviguer dans un environnement », etc., attribuées à des organismes naturels (êtres humains et autres animaux) et artificiels (programme, animat9, robot). Certaines des attributions fondamentales des sciences cognitives sont donc : « Les humains sont capables de naviguer dans un environnement contenant des obstacles » ; « Tel type de robots n’est pas capable de naviguer dans un environnement contenant des obstacles » ; « Les êtres humains adultes normaux peuvent reconnaître les visages d’une certaine façon », etc. Ces attributions fondamentales sont intéressantes parce qu’elles impliquent (inductivement) et sont impliquées (déductivement) par les lois du domaine, par exemple cette proposition classique de loi cognitive 7. Wimsatt (2006), “Reductionism and its Heuristics : Making Methodological Reductionism Honest”, Synthese, 151 (3) @. 8. Cartwright (1994), Nature’s Capacities and their Measurements, Oxford UP @. 9. Un animat est un agent automome adaptatif inspiré de la biologie, qui peut être concret (robot) ou virtuel (simulation informatique).
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[les mondes darwiniens] énoncée par Miller : la mémoire de travail ne peut contenir que 7 plus ou moins 2 éléments. Au début du développement d’une discipline, les attributions fondamentales sont surtout de nature préscientifique ou intuitive : elles proviennent de la conception initiale de la nature du domaine, de notre conception populaire du domaine (s’il y en a une), et, si la discipline s’est récemment détachée de la philosophie, des théories philosophiques traditionnelles portant sur le domaine. La psychologie et les sciences cognitives sont peut-être les disciplines où l’on retrouve le plus grand nombre d’attributions fondamentales préscientifiques. Lorsque la discipline est mature, les attributions fondamentales proviendront en général des théories acceptées du domaine, nous les nommerons attributions fondamentales théoriques. On retrouvera beaucoup de ces dernières en biologie. Avec le développement d’une discipline, plusieurs de ses attributions fondamentales préscientifiques ou théoriques sont remises en question. Certaines propriétés jusqu’alors jugées essentielles pour comprendre le domaine sont abandonnées ou révisées, parfois radicalement. Pour reprendre un exemple bien connu de Patricia Churchland10, avant de parvenir à comprendre ce qu’était le feu, et ainsi à produire des théories nous permettant de prédire adéquatement dans quelles conditions on peut en produire, quels matériaux peuvent servir de carburant, etc., il a fallu procéder à une révision radicale du concept et exclure de son extension un foule de phénomènes regroupés en raison de leur ressemblance (maintenant jugée superficielle) : la fusion nucléaire (étoiles), la phosphorescence, la bioluminescence, la combustion. Une première forme du travail intellectuel conduisant au développement d’un domaine par le biais de la correction de ses attributions fondamentales s’effectue donc par la révision, entière ou partielle, de son appareil conceptuel. À l’occasion également, on questionnera les attributions fondamentales d’un domaine non pas en rejetant ou en revisitant une propriété attribuée à une entité, mais en doutant que l’entité à laquelle on avait attribué une propriété est bien celle qui possède cette propriété. Dit en termes systémiques, on doutera que le système auquel on avait originellement attribué la propriété systémique est bien celui qui possède cette propriété. Dans ce genre de remise en question, certains pourront chercher à défendre l’idée que la propriété en question n’est pas une propriété du système auquel on l’avait attribuée mais 10. Churchland (1986), Neurophilosophy : Toward a Unified Science of the Mind-Brain, MIT Press @.
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] une propriété des composants du système. La révision théorique serait alors une certaine forme de réduction, que nous nommerons ici « réductivisme11 ». Certains pourront également défendre la thèse voulant que la propriété en question n’est pas une propriété du système, mais une propriété d’un système plus englobant incluant le système d’origine quoique non limité à lui, position que nous nommerons ici « externalisme ». Certains, enfin, pourront défendre les attributions fondamentales originelles, c’est-à-dire le statu quo, contre ceux qui l’attaquent maintenant, qu’ils soient réductivistes ou externalistes. Même si le terme n’est pas tout à fait adéquat, nous nommerons « internalisme » la position qui défend le statu quo. Réductivisme, externalisme et internalisme sont, comme l’indique leur suffixe, des doctrines philosophiques ou métathéoriques. Ce sont des doctrines concernant la localisation des composants pertinentes d’une propriété qu’on veut attribuer à un système. Le réductivisme soutient que celles-ci se trouvent à un niveau inférieur de description, celui des composants du système (voire, en fait, des composants de ces composants, ou plus bas encore dans la hiérarchie des niveaux de description)12. L’internalisme soutient que celles-ci se retrouveront au sein du système originellement identifié et au niveau de description de ce système. Enfin l’externalisme soutiendra que certaines des composants pertinentes se retrouveront à l’extérieur du système originellement identifié, et donc qu’il faudra éventuellement redéfinir l’extension du système duquel émerge la propriété en cause. Dans tous ces cas, la stratégie explicative dominante est exclusivement réductionniste. Ce qui les distingue porte sur la nature du système duquel émerge la propriété : le réductiviste croit que la propriété émerge au niveau de description inférieur, celui des composants du système ; l’internaliste croit que la propriété émerge bien du système originellement identifié ; enfin, l’externaliste croit que la propriété émerge d’un système plus englobant qui inclut le système originellement identifié. Chacune de ces doctrines justifie une heuristique 11. Le réductivisme ne doit pas être confondu avec cette autre forme de réduction qui consiste à montrer qu’une propriété émerge de l’interaction de certaines des propriétés des composants du système. Cette forme de réduction, étroitement associée à l’émergence, montre que, de fait, la propriété en question appartient au système. Le réductivisme, pour sa part, montre au contraire que la propriété n’appartient pas au système mais à une de ses composants. 12. Pour une défense du réductivisme en psychologie, cf. entre autres Bickle (2008), « Vous avez dit réalisation multiple ? Je réponds neurosciences moléculaires », in Poirier & Faucher (dir.) (2008), Des neurosciences à la philosophie. Neurophilosophie et philosophie des neurosciences, Syllepse.
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[les mondes darwiniens] de recherche. L’internalisme justifie ce que Wimsatt13 nomme une heuristique réductionniste de recherche14. L’externalisme justifie aussi l’heuristique réductionniste de recherche, mais demande une phase initiale d’expansion du système originel, phase où l’on cherche quels composants externes au système originellement identifié appartiennent au système duquel émerge la propriété15.Typiquement, l’internalisme est la position par défaut en sciences16. Il est naturel de commencer une enquête scientifique en présupposant que les attributions fondamentales préscientifiques ou théoriques qu’on y retrouve sont adéquates, et de chercher à expliquer comment les propriétés ainsi attribuées à ces entités émergent de l’interaction des propriétés pertinentes des composants de l’entité, maintenant conçues comme un système. Il arrive cependant que cet internalisme-par-défaut doive être remis en question, que ce soit à la suite d’échecs successifs de tentatives d’explication réductionniste, à la suite de nouvelles découvertes empiriques ou à la suite d’une reconceptualisation importante du domaine. Si toute la communauté accepte rapidement la nécessité de rejeter momentanément son internalisme-par-défaut, il y aura alors simplement recherche collective de nouveaux systèmes aptes à être les entités des attributions fondamentales du domaine. Si cependant certains s’opposent, peut-être avec raison, à la nécessité de rejeter sa position naturelle, l’internalisme-par-défaut, alors il y aura une période de débats concernant soit le niveau de description adéquat pour expliquer la propriété (un débat entre internalistes et réductivistes), soit l’étendue du système d’où émerge la propriété (un débat entre internalistes et externalistes). Si les positions réductiviste ou externaliste l’emportent, on dira alors qu’il y a eu révision systémique de l’attribution fondamentale concernée. Le changement au sein d’un domaine scientifique peut s’effectuer de différentes manières. L’un d’entre eux est la révision des attributions fondamenta13. Wimsatt (1980), “Reductionistic Research Strategies and their Biases in the Units of Selection Controversy”, in Nickles (ed.), Scientific Discovery : Case Studies, Reidel. 14. Cf. aussi Bechtel & Richardson (1992), Discovering Complexity : Decomposition and Localization as Strategies in Scientific Research, Princeton UP @, qui parlent, eux, de stratégies de recherche. 15. Nous avions nommé cette dernière stratégie l’« augmentationnisme » (Faucher & Poirier, 2001, « Psychologie évolutionniste et théories interdomaines », Dialogue, XL (3) @ ; Faucher, 2006, “What’s behind a Smile”, Synthese, 151(3)) @. 16. Wimsatt (2006), “Reductionism and its Heuristics : Making Methodological Reductionism Honest”, Synthese, 151(3) @. McCauley & Bechtel (2001), “Explanatory Pluralism and the Heuristic Identity Theory”, Theory and Psychology, 11 @.
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] les (préscientifiques, philosophiques ou théoriques) du domaine. Nous avons présenté les deux mécanismes responsables de cette forme du changement au sein d’un domaine : la révision conceptuelle, par laquelle les propriétés attribuées dans les attributions fondamentales sont revues, et la révision systémique, par laquelle les entités, conçues comme systèmes, sont remplacées par d’autres soit à un niveau inférieur de description (réductivisme), soit au même niveau mais en incorporant désormais des composants jusqu’alors conçues comme étant externes au système (externalisme)17. Nous nous intéresserons ici à la révision externaliste des attributions fondamentales de la biologie et des sciences cognitives. 1.2 Internalisme en psychologie évolutionniste Tant en biologie de l’évolution qu’en sciences cognitives, les attributions fondamentales assignent des propriétés à l’organisme, voire à certaines de ses parties. Nous ne ferons pas ici l’historique de ces attributions fondamentales, mais nous nous contenterons d’expliquer et d’illustrer en quoi celles-ci sont internalistes. Commençons par les sciences cognitives, qui, plus que toutes autres disciplines, ont développé le vocabulaire pour rendre compte de leur internalisme. Depuis la fin des années 1960, deux thèses caractérisent le statut ontologique des capacités cognitives : le fonctionnalisme et l’identité psychoneurale entre occurrences. Le fonctionnalisme est une thèse épistémologique au sujet de la nature des types mentaux ou cognitifs. Selon celui-ci, les types mentaux (par exemple, « croit que l’année bissextile se produit tous les quatre ans ») ou cognitifs (par exemple, « comprend le sens de la phrase ») regroupent leurs occurrences selon la fonction ou le rôle que remplissent celles-ci dans la médiation du signal entre son entrée et sa sortie du système. Dans une version de cette thèse18, les entrées et sorties sont des représentations symboliques. Les entrés et les sorties du système cognitif représentent symboliquement, respectivement, l’environnement et l’action à effectuer dans celui-ci. Dans ce contexte, un type mental ou cognitif regroupera toutes les occurrences d’états ou d’opérations jouant un rôle donné dans la manipulation réglée des représentations 17. Bien que, dans ce qui précède, nous ayons présenté indépendamment les deux mécanismes de révision des attributions fondamentales, cette séparation a plus de valeur théorique ou conceptuelle qu’historique ou sociologique. 18. Fodor (1981), RePresentations, MIT Press @.
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[les mondes darwiniens] symboliques. Plusieurs chercheurs en sciences cognitives remettent aujourd’hui en question qu’il faille concevoir l’individuation des capacités en termes symboliques, ce que nous ferons nous-mêmes ci-dessous en adoptant des modèles connexionnistes. Mais personne ne questionne la valeur du fonctionnalisme lui-même, qui n’est pas en jeu dans le débat internalisme-externalisme en sciences cognitives. Ce qui est en jeu dans ce débat, c’est plutôt la seconde thèse caractérisant le statut ontologique des capacités cognitives. En effet, comme certains l’ont déjà remarqué, le fonctionnalisme est agnostique sur la question de la nature ontologique du substrat mental et peut s’accommoder d’une ontologie autant matérialiste que spiritualiste. Pour obtenir un fonctionnalisme qui soit matérialiste, il faut que les fonctions soient « rattachées » à un substrat matériel. Dans la position traditionnelle des sciences cognitives, ce substrat est le cerveau. Les fonctions sont « rattachées » au cerveau par le biais de la thèse de l’identité psychoneurale entre occurrences. Nous avons déjà expliqué que le fonctionnalisme regroupe les occurrences en fonction de leur similarité sur le plan fonctionnel, c’est-à-dire parce qu’elles jouent le même rôle. La thèse de l’identité psychoneurale entre occurrences stipule simplement que chacune des occurrences classées sous un type fonctionnel donné est identique à une occurrence d’un état ou d’un événement du cerveau, et rien d’autre. L’internalisme en biologie de l’évolution n’est pas en général présenté en utilisant le vocabulaire développé pour l’ontologie des capacités cognitives, mais nous allons le faire ici pour deux raisons. D’abord pour montrer la parenté entre les positions internalistes en général, et en particulier dans les deux domaines qui nous concernent ici. Ensuite, pour pouvoir mieux caractériser l’internalisme en psychologie évolutionniste, qu’on peut concevoir comme une jonction de l’internalisme des sciences cognitives et de l’internalisme de la biologie de l’évolution. Pour caractériser une position comme internaliste (ou externaliste, ou réductiviste), il faut commencer par identifier les attributions fondamentales du domaine. Dans le cas qui nous intéresse, les attributions fondamentales sont des attributions de traits phénotypiques à des organismes : le caribou possède des bois ; les Escherichia coli peuvent échanger des plasmides ; l’être humain est capable de comprendre et produire du langage, etc. En général, l’internalisme en biologie de l’évolution est une position qui porte sur l’origine développementale du trait : un trait est internaliste lorsque seules des composants internes au système jouent, de manière essentielle, un rôle dans son développement. La clause « de manière essentielle » est importante ici. La version extrême de cet internalisme, le préformationnisme, soutenait que l’ovule ou le spermatozoïde
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] contenait un individu préformé complet appelé homoncule. Le développement ne consistait alors qu’en un agrandissement de cet homoncule jusqu’à un phénotype entièrement formé. Aucun biologiste ne soutient aujourd’hui une telle position, évidemment. Une position moins extrême, mais toujours strictement internaliste, serait de soutenir que les gamètes contiennent toute l’information nécessaire à la construction du phénotype, par exemple sous la forme d’un programme génétique. Cette position est à l’occasion véhiculée par les médias (et parfois par certains chercheurs dans diverses disciplines) et correspond en gros à l’idée que se font la majorité des non-spécialistes de la relation génotypephénotype. Il convient aussi de noter, parce que cela nous sera utile plus tard, que cette position représente souvent le lien qu’entretiennent le génotype et le phénotype dans les simulations du processus évolutionnaire. Cependant, aucun biologiste sérieux ne soutient cette forme d’internalisme. Le consensus en biologie va à l’interaction (c’est d’ailleurs ce que Sterelny & Griffiths ont nommé « le consensus interactionniste19 ») : les organismes et leurs traits sont le produit de l’interaction entre des ressources génétiques et environnementales. Cependant, comme le notent Sterelny & Griffiths20, les partisans du consensus s’accordent pour donner la priorité aux ressources génétiques pour ce qui est de l’organisation de ces ressources en un phénotype bien formé. C’était là le sens de la clause « de manière essentielle » dans la description précédente de l’internalisme. C’est cette forme d’internalisme que l’on retrouve aujourd’hui et que nous remettrons en question ci-dessous. L’internalisme en biologie soutient que des propriétés telles que posséder des bois, échanger des plasmides, être capable de produire et comprendre du langage sont les propriétés internes des organismes (conçus comme système ; par exemple, R. tarandus, E. coli, H. sapiens) auxquels on les attribue en ce sens que les ressources essentielles pour la croissance des bois, la capacité d’échanger des plasmides ou la capacité de produire et comprendre le langage sont internes à l’organisme : c’est la molécule d’ADN présente dans chacune de ses cellules. L’internalisme en psychologie évolutionniste est la composition des deux formes d’internalisme. En ce sens, c’est un programme de recherche doublement internaliste : internaliste dans sa conception de la cognition et internaliste dans sa conception du développement ontogénétique des structures 19. Sterelny & Griffiths (1999), Sex and Death : An Introduction to the Philosophy of Biology, The University of Chicago Press @. 20. Ibid., p. 97-107.
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[les mondes darwiniens] responsables de la cognition. De l’internalisme prévalent en sciences cognitives, il tire l’idée que les capacités cognitives sont des capacités fonctionnelles majeures du cerveau ; de l’internalisme prévalent en biologie de l’évolution, il tire l’idée que les gènes sont les déterminants essentiels des structures phénotypiques, et en particulier, pour la psychologie évolutionniste, de ces structures phénotypiques que sont les structures cérébrales21. En somme, selon la psychologie évolutionniste, les capacités cognitives sont les regroupements fonctionnellement motivés des capacités du cerveau, capacités qui sont des traits phénotypiques humains, c’est-à-dire l’expression du génotype de l’organisme. 1.3 Vers une psychologie évolutionniste externaliste Nous avons vu que l’internalisme en sciences cognitives est caractérisé par la thèse de l’identité psychoneurale entre occurrences, selon laquelle chacune des occurrences d’un événement psychologique, classée sous un type fonctionnel donné, n’est rien d’autre qu’une occurrence d’un état ou d’un événement du cerveau. Mais comme nous l’avons dit, le fonctionnalisme n’est pas commis à cette thèse et pourrait tout autant s’accommoder, par exemple, d’une thèse d’identité « psychoectoplasmique » entre occurrences. L’externalisme en sciences cognitives soutient que les capacités cognitives, ou du moins certaines d’entre elles, ne sont pas des propriétés fonctionnelles du cerveau mais des propriétés d’un système plus englobant qui inclut le cerveau mais n’est pas limité à celui-ci. Des chercheurs en sciences cognitives provenant de domaines aussi distincts que les neurosciences22, la psychologie du développement23, la psychologie cognitive24, l’intelligence artificielle25 et la robotique26, la vie artificielle27, la 21. Pinker (1997), How the Mind Works, Norton @. 22. Churchland et al. (1994), “A Critique of Pure Vision” @, in Koch et Davis (eds.), Large-Scale Neuronal Theories of the Brain, MIT Press @. 23. Thelen & Smith (1994), A Dynamic Systems Approach to the Development of Cognition and Action, MIT Press @. 24. Barsalou (1999), “Perceptual Symbol Systems”, Behavioral and Brain Sciences, 22 @. 25. Ballard (1991), “Animate Vision”, Artificial Intelligence, 48. 26. Pfeifer & Scheier (1999), Understanding Intelligence, MIT Press @. 27. Langton (1996), “Artificial Life”, in Boden (ed.), The Philosophy of Artificial Life, Oxford UP @.
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] philosophie de l’esprit28 et la phénoménologie29 ont récemment développé une conception de l’esprit sous divers noms : la cognition située ou étendue, l’esprit étendu, enchâssé ou interactif, etc. Bien que chacune de ces expressions dénote une forme quelque peu différente du projet, toutes insistent sur le fait que la cognition dépasse la simple activité du cerveau, que certaines, et peut-être toutes, les capacités cognitives dépendent, d’une façon essentielle, du corps et de l’environnement (y compris l’environnement social 30), par exemple de l’interaction sensorimotrice entre le cerveau, le corps et l’environnement31. L’internalisme en sciences cognitives est souvent identifié à une forme moderne de cartésianisme. On se souvient que Descartes a notoirement posé que les capacités cognitives supérieures (l’esprit : la raison, le langage) ne pouvaient être expliquées en termes mécanistes et, pour cette raison, devaient être considérées comme étant constituées d’une substance différente : la substance pensante. Les matérialistes concentrent souvent leur attention sur la nature de la substance ainsi posée par Descartes, pour nier son existence et affirmer que l’esprit se compose de la même substance que celle qui compose le reste du monde. Ce faisant, ils oublient souvent le modèle de la dynamique de l’esprit qui tient aussi du dualisme cartésien. Pour Descartes, tant la perception que l’action peuvent s’expliquer en termes mécanistes. Les sensations sont transmises vers le cerveau, qui les transforme en perceptions, lesquelles sont ensuite envoyées à l’esprit par la voie de la glande pinéale. Ensuite, l’esprit communique, toujours par la voie de la glande pinéale, ses intentions et décisions aux centres nerveux qui contrôlent les muscles : nous agissons. De plus, tant les perceptions que les actions centralisent l’esprit vers le cerveau : la perception commence avec l’entrée sensorielle qui innerve la périphérie et remonte vers le cerveau ; l’action commence avec les centres moteurs du cerveau pour se terminer aussi à la périphérie dans l’activation musculaire. Ainsi, poussé des deux extrémités vers le centre, l’esprit cartésien, 28. Clark (1997), Being There, MIT Press @ ; idem (2008), Supersizing the Mind : Embodiment, Action, and Cognitive Extension, Oxford UP @. Hurley (2002), Consciousness in Action, 2e éd., Harvard UP @. 29. Noë (2006), Action in Perception, MIT Press @. Gallagher (2006), How the Body Shapes the Mind, Oxford UP @. 30. Cf. Smith & Semin (2007), “Situated Social Cognition”, Current Directions in Psychological Science, 16(3) @. 31. Clark (1997), Being There, MIT Press @.
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[les mondes darwiniens] pour utiliser une image proposée par Hurley32, est « pris en sandwich » entre la perception et l’action. Dans leur hâte de matérialiser l’esprit, les philosophes, puis les neurologues33 et les chercheurs en sciences cognitives après eux, ont conservé l’image naturelle de l’esprit pris en sandwich entre la perception et l’action. L’esprit ne se produit pas dans une substance pensante, mais dans l’activité cérébrale qui commence avec la fin du traitement perceptuel et qui se termine avec le début de l’activité motrice. Les capacités cognitives, qui constituent l’esprit, émergent de l’action de systèmes cérébraux localisés entre la fin des systèmes perceptuels et le début des systèmes moteurs. Peu importe où cette ligne est tracée, elle se situe à l’intérieur du cerveau. Quelle que soit la forme exacte d’externalisme qu’ils défendent, les partisans de l’externalisme s’accordent pour rejeter cette frontière. Bien que, dans l’étude des fondements des sciences cognitives, l’externalisme demeure un mouvement secondaire, il a néanmoins gagné la plupart de ses sciences constitutives, de la robotique à la phénoménologie. En biologie, toutefois, l’externalisme est plus marginal, bien qu’il gagne en popularité, et presque exclusivement centré autour du mouvement nommé « théorie des systèmes développementaux ». L’expression « théorie des systèmes développementaux » ne réfère pas en fait à une théorie en particulier, mais plutôt à un ensemble de thèses, de théories et d’intuitions théoriques et philosophiques centrées autour d’une thèse de Susan Oyama34 et qui concernent la localisation du véhicule portant l’information en jeu dans la construction du phénotype35. La position traditionnelle en biologie de l’évolution identifie ce véhicule au génotype, c’est-à-dire à la combinaison particulière d’allèles que possède un organisme36. La machinerie cellulaire d’un organisme (les ARN, ribosomes, et autres molécules et organites), en interagissant adéquatement avec les portions pertinentes de la molécule d’ADN, utiliserait l’information portée par ce véhicule pour construire les protéines et les agencer dans les structures qui constituent le phénotype 32. Hurley (2002), Consciousness in Action, 2e éd., Harvard UP @. 33. Bennett & Hacker (2003), Philosophical Foundations of Neuroscience, Blackwell. 34. Oyama (2000), The Ontogeny of Information : Developmental Systems and Evolution, 2e éd., Duke UP @. 35. Oyama et al. (2003), Cycles of Contingency : Developmental Systems and Evolution, MIT Press @. 36. Ridley (2004), Evolution, 3e éd., Blackwell.
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] de cet organisme. La cause du développement du phénotype d’un organisme se trouverait dans son génotype, les facteurs épigénétiques et extragénétiques (surtout environnementaux) en jeu dans le processus étant relégués au statut d’arrière-plan de conditions nécessaires37. Pour les partisans de la théorie des systèmes développementaux, l’information concourant au développement du phénotype ne résiderait ni dans le génotype ni dans l’environnement et autres facteurs considérés d’arrière-plan dans la tradition des sciences biologiques, mais émergerait dynamiquement de l’interaction de toutes ces causes. Par « émerger dynamiquement », il faut entendre ceci : 1) « porter de l’information » est une propriété qui peut être possédée par une structure (dans des conditions qu’il ne convient pas de développer ici38). Dire que l’information émerge d’un ensemble d’éléments en interaction causale (ici le génotype et les éléments cellulaires et environnementaux), c’est-à-dire un système, signifie que l’information n’est la propriété d’aucun de ces éléments, mais qu’elle est plutôt une propriété systémique réductible aux éléments et à leurs interactions. 2) Et dire de l’information qu’elle émerge dynamiquement, c’est dire que le véhicule portant l’information nécessaire à t à la construction du phénotype émerge de l’interaction des composants du système portant l’information à t et de l’état du même système à t-1. Selon cette conception, le génotype ne porte donc pas l’information en cause dans la construction du phénotype : il contribue au système étendu (qui comprend des éléments épigénétiques et environnementaux) portant cette information. Tout comme en sciences cognitives, pour inclure des éléments corporels et environnementaux, l’externalisme étend au-delà du cerveau le système qui possède les propriétés mentales et cognitives39, en biologie de l’évolution, la théorie des systèmes développementaux défend un externalisme qui étend au-delà de la molécule d’ADN le système portant les propriétés en jeu dans la construction du phénotype pour inclure des éléments épigénétiques et environnementaux. 37. Tout comme la cause d’un incendie sera par exemple attribuée à une étincelle dans le circuit électrique de la maison incendiée alors que la présence d’oxygène dans l’environnement de l’étincelle sera reléguée au statut de condition d’arrière-plan. 38. Cf. Dretske (1981), Knowledge and the Flow of Information, MIT Press @. 39. On fait référence ici à l’externalisme véhiculaire de Hurley (2002), Consciousness in Action, 2e éd., Harvard UP @, qu’il ne faut pas confondre avec l’externalisme sémantique ou métaphysique de Putnam ou de Burge (1979), “Individualism and the Mental”, in French et al. (eds.), Midwest Studies in Philosophy IV @.
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[les mondes darwiniens] Résumons-nous. L’externalisme est une doctrine qui défend la thèse voulant qu’une propriété systémique PS (d’intérêt pour un domaine scientifique D donné) émerge d’un système S’ comprenant des composants qui sont externes par rapport au système S traditionnellement conçu par D comme étant pertinent, eu égard à l’émergence de PS. Traditionnellement, les sciences cognitives conçoivent les propriétés cognitives comme émergeant de systèmes situés dans le cerveau (i.e. dans D = les sciences cognitives, les PS sont des capacités cognitives, et S est le système nerveux central ou certaines de ses parties) ; traditionnellement, la biologie de l’évolution conçoit les propriétés (informationnelles) en jeu dans la construction du phénotype comme émergeant de systèmes situés sur la molécule d’ADN (i.e. dans D = la biologie de l’évolution, les PS sont la caractéristique de la construction du phénotype et les S sont les systèmes situés sur l’ADN et la machinerie cellulaire nécessaire à son expression). Il existe, tant en sciences cognitives qu’en biologie de l’évolution, des défenseurs de positions externalistes par rapport aux positions traditionnelles de ces disciplines. Il y a donc un débat internalisme/externalisme qui a cours dans ces disciplines : on peut qualifier les positions traditionnelles d’internalistes et leurs concurrentes d’externalistes. À l’heure actuelle, toutes ces positions sont des options viables dans les domaines concernés. La psychologie évolutionniste, étant une conjonction des sciences cognitives traditionnelles et de la biologie de l’évolution traditionnelle, est généralement commise à une position doublement internaliste : elle est internaliste en soutenant que les propriétés cognitives sont des propriétés systémiques de systèmes cérébraux (premier internalisme) et elle est internaliste en ce qui concerne l’information en jeu dans la construction des structures cérébrales en question (second internalisme)40. 40. La psychologie évolutionniste est parfois externaliste dans un des deux sens auxquels nous faisons allusion, parfois dans les deux. Par exemple, parlant de la théorie des systèmes développementaux et de l’étude de l’esprit, Griffiths & Gray (2005, “Three Ways to Misunderstand Developmental Systems Theory”, Biology and Philosophy, 20, p. 418 @) écrivent que la tradition de recherche en psychobiologie du développement d’où provient la DST continue chez certains auteurs, dont Bjorklund (cf. entre autres Bjorklund & Blasi, 2005, “Evolutionary Developmental Psychology”, in Buss (ed.), The Handbook of Evolutionary Psychology, John Wiley & Sons @, où le point de vue de la DST est défendu explicitement), mais que ces leçons ont été oubliées dans l’étude évolutionnaire du cerveau et qu’une renaissance officielle de cette tradition ne serait pas une mauvaise affaire. Ce point de vue semble faire
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] Nous croyons qu’il faut adopter une position externaliste tant en sciences cognitives qu’en biologie de l’évolution, que les diverses positions embodied en sciences cognitives sont la voie à adopter dans cette discipline et que la théorie des systèmes développementaux est la forme d’externalisme à adopter en biologie de l’évolution. Cependant, ces deux formes d’externalisme ont été poursuivies indépendamment. Nous croyons que, pour ce qui est de la compréhension et de l’explication des propriétés cognitives, les sciences cognitives embodied et la théorie des systèmes développementaux peuvent et devraient être poursuivies conjointement. Nous nommons la position résultante : sciences cognitives embodied et évolutionnaires. Nous présenterons, dans les sections suivantes, deux exemples qui illustrent cette position. Ces deux exemples portent sur le développement d’une compétence cognitive particulière (le contrôle du mouvement dans la section 3, la reconnaissance des visages dans la section 4). Comme nous le verrons, les systèmes que nous étudierons naissent dotés de représentations partielles ou de comportements juvéniles qui serviront à la construction des représentations qui caractérisent leurs compétences matures. La différence entre notre point de vue et celui qui prévaut en général chez les théoriciens de l’esprit étendu, est que nous nous plaçons dans une perspective évolutionnaire développementale. Dans cette perspective, nous proposons de voir l’évolution comme la sélection de systèmes développementaux où l’information nécessaire à la construction du phénotype cognitif n’est pas interne au système mais progressivement échafaudée au fil des interactions entre toutes les ressources causales impliquées, qu’elles soient internes ou externes. Dans ce contexte, le système sélectionné n’est pas le phénotype mature, mais toute la séquence développementale allant de l’individu naissant, avec ses capacités cognitives innées ou précoces, jusqu’à l’individu mature, auxquels s’intéressent habituellement les théoriciens de l’esprit étendu. On pourrait donc voir ces systèmes comme des exemples d’une position doublement externaliste : ils ont été sélectionnés en tant que un retour dans la littérature en psychologie évolutionniste, par exemple Tooby et al. (2003), “The Second Law of Thermodynamics is the First Law of Psychology : Evolutionary Developmental Psychology and the Theory of Tandem, Coordinated Inheritances : Comment on Lickliter and Honeycutt (2003)”, Psychological Bulletin, 129 (6) @. Pour un exemple, beaucoup plus rare cependant, des possibilités de l’externalisme psychologique en psychologie évolutionniste, cf. Kosslyn (2007), “On the Evolution of Human Motivation : The Role of Social Prosthetic Systems” @, in Platek et al. (eds.), Evolutionary Cognitive Neuroscience, MIT Press @.
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[les mondes darwiniens] système développementaux (externalisme biologique) et manifestent leurs capacités cognitives (juvéniles et matures) en tant que systèmes couplés à l’environnement (externalisme cognitif). Dans le cadre de ce chapitre, et pour des raisons d’espace, nous ne défendrons cependant pas l’hypothèse qu’une fois arrivés à maturité les systèmes développementaux qui nous intéressent ont les caractéristiques des systèmes étendus. 2 Études robotiques de la cognition évoluée « embodied »
L
a robotique évolutionnaire41 permet d’étudier les relations entre le cerveau, le corps et l’environnement, et l’évolution des deux premiers dans le dernier. En fait, elle offre quatre modèles pour le prix d’un : un modèle de l’esprit neuronal, un modèle de l’esprit évolué, un modèle de l’esprit embodied et enfin un modèle de l’esprit situé (ou embedded). Mais surtout, elle nous permet d’étudier les relations entre ces différents aspects de l’esprit, de voir par exemple comment la modification d’un paramètre neuronal ou environnemental peut affecter l’évolution de l’esprit, ou comment la constance d’un facteur environnemental peut affecter l’évolution du corps et l’apprentissage. Pour illustrer le type de modélisation que permet la robotique évolutionnaire et donner une idée des possibilités qu’elle offre, nous présenterons une expérience déjà réalisée dont nous tirerons quelques leçons. Stefano Nolfi & Domenico Parisi42 ont cherché à voir comment des robots peuvent appendre à s’adapter à un environnement changeant. Il s’agissait pour le robot de trouver une cible dans un environnement qui pouvait être sombre ou clair, et ce, sans heurter les murs. C’est une tâche difficile, car la performance optimale demande au robot de se comporter différemment dans les deux environnements. Dans un environnement sombre, le robot doit opter pour une stratégie d’exploration prudente, car ses senseurs ne seront activés que lorsque le robot sera à un centimètre d’un mur. Dans un environnement clair, le robot peut tirer profit d’une stratégie plus intrépide puisque ses senseurs seront activés à six centimètres du mur. Pour étudier l’effet de l’apprentissage sur l’évolution de la capacité à résoudre la tâche, Nolfi et Parisi ont imaginé deux robots, l’un composé uniquement d’un module moteur évolué (robot que nous nommerons EMO, pour Evolved-MOtor) et l’autre (que nous nommerons ELMO, pour 41. Cf. Bredèche, ce volume. (Ndd.) 42. Nolfi & Floreano (2000), Evolutionary Robotics, MIT Press @.
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] Evolved/Learning-MOtor) composé du même module moteur mais également d’un module enseignant que nous décrirons plus loin. Le module moteur d’EMO et d’ELMO détermine les mouvements (outputs moteur) des robots en fonction de leurs inputs. Puisque les deux robots ne comportent aucun autre module branché aux effecteurs, les deux robots sont purement réactifs. Tant chez les EMO que chez les ELMO, on fait évoluer les connexions initiales du module moteur au moyen d’un algorithme génétique43. Puisque les robots EMO ne sont constitués de rien d’autre sur le plan neurologique que ce module moteur, l’« espèce » EMO a donc une phylogénie : les EMO de la génération actuelle sont les descendants des EMO les plus adaptés au fil des générations. Mais ceux-ci n’ont aucune ontogénie et leurs connaissances sont donc, au sens propre, génétiquement déterminées. Les ELMO sont composés du même module moteur, mais également d’un module enseignant dont la fonction est de déterminer comment l’information en provenance des senseurs modifiera la valeur des connexions synaptiques (déterminées génétiquement et présentes dès le début de la « vie » du robot44) du module moteur durant la « vie » du robot. Les valeurs des connexions ainsi acquises ne sont pas transmises à la génération subséquente : l’évolution est strictement darwinienne (et non lamarckienne, comme cela aurait été le cas si les valeurs acquises avaient été transmises – hérédité des caractères acquis). On fait évoluer la valeur des connexions synaptiques du module enseignant au moyen d’un algorithme génétique, mais elles ne sont pas modifiées durant la « vie » du robot. Dans le cas du module enseignant, l’évolution des valeurs des connexions a donc pour objectif de l’amener à donner les outputs visés (target) qui serviront à déterminer l’erreur qui sera rétropropagée à travers les connexions du module moteur. Tout comme les EMO, l’« espèce » ELMO a donc une phylogénie : les ELMO de la génération actuelle sont les descendants des ELMO les plus adaptés au fil des générations. Mais ils ont également une ontogénie : les connaissances génétiquement déterminées du module moteur sont modifiées par apprentissage au cours de la « vie » des organismes. 43. Cf. Schoenauer, ce volume. (Ndd.) 44. Dans ce qui suit, quand nous dirons d’une propriété du robot qu’elle est « déterminée génétiquement », nous entendrons également qu’elle est encodée dans le génome artificiel de l’algorithme génétique qui traite l’évolution de la population de robots et donc que, étant donné la relation simple génotype-phénotype propre à ce type de simulation, elle est présente au début de la vie de celui-ci.
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[les mondes darwiniens] Les individus EMO et ELMO naissent alternativement dans des environnements clairs et sombres. Si un individu naît dans un environnement clair, alors ses descendants, s’il en a, naîtront dans un environnement sombre, et ainsi de suite. Les robots vivent pendant 10 périodes (epoch) qui se terminent après 500 cycles entrée-sortie ou dès lors qu’ils heurtent un mur (bref, un robot particulièrement mauvais pouvait vivre pour heurter 10 fois un mur). La taille de la population est de 100 individus, et on fait évoluer les robots pendant 1000 générations. La valeur d’adaptation (fitness)45 du robot dépend de la capacité de trouver les cibles et de ne pas heurter les murs. Selon l’équation de fitness retenue, un robot méritait 0 point dans une période s’il frappait un mur ou écoulait les 500 cycles de la période sans trouver une cible, ou méritait des points en proportion directe avec la rapidité avec laquelle il trouvait une cible. À la fin de la vie des robots, la valeur d’adaptation était calculée, et 5 copies mutées, avec un taux de mutation de 10 %, des 20 meilleurs étaient produites, ce qui constituait la population de la génération suivante. Les résultats montrent que les deux espèces de robots réussissent la tâche ELMO un peu mieux que la tâche EMO. Une interprétation internaliste des résultats suggérerait qu’une bonne solution s’est développée dans le module moteur au fil des générations sous la pression sélective encodée dans l’algorithme génétique. Cette bonne solution est encodée dans les gènes spécifiant le réseau de neurones. Lorsqu’une capacité d’apprentissage est présente, comme c’est le cas dans ELMO, celle-ci permet au module enseignant d’utiliser l’information au sujet de l’état de l’environnement (clair ou sombre) présent dans les inputs pour améliorer la solution présente de manière innée dans les connexions du module moteur. Ce genre d’interprétation linéairement additive, posant que l’apprentissage (ou la maturation ou l’expérience de l’environnement, peu importe comment vous concevez l’apport ontogénétique) ajoute une quantité à celle donnée par l’évolution, nous vient intuitivement dans de telles situations. Mais bien qu’elle soit intuitivement tentante et conforme à la tradition internaliste en sciences cognitives, en biologie de l’évolution et en psychologie évolutionniste, cette interprétation ne résiste pas une analyse plus détaillée des résultats. D’abord, elle suggère que si, après avoir fait évoluer les deux populations, on empêche un individu ELMO d’apprendre au cours de sa vie (en désactivant tout simplement le module enseignant de cet ELMO), sa capacité à la tâche (trouver ces 45. Sur la notion de fitness, cf. Bouchard et Huneman, ce volume. (Ndd.)
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] cibles en évitant de heurter les murs) sera essentiellement celle d’un individu EMO. Or ce n’est pas ce qui se produit. En fait, les capacités comportementales d’un tel ELMO sont bien en deçà de celles des EMO, si bien qu’on peut se poser la question : qu’encodent au juste les connexions évoluées du module moteur des ELMO ? Selon Nolfi et Parisi, le module moteur évolué des ELMO encode en fait trois choses : 1) une solution générale à la tâche, mais plus mauvaise que celle des EMO ; 2) une prédisposition à apprendre ; 3) un comportement juvénile d’exploration. Nous discutons ces trois éléments tour à tour. 1) Une solution générale à la tâche, mais plus mauvaise que celle des EMO. Parce qu’ils sont incapables d’utiliser l’information ponctuelle concernant l’état (clair ou sombre) dans lequel ils se trouvent présentement, les membres de l’espèce EMO doivent développer une solution générale à la tâche, bonne pour les deux environnements confondus, mais experte dans aucun (comme on dit en anglais, « Jack of all trade, master of none »). Cela montre qu’une telle solution générale existe (il aurait pu en être autrement) et que cette solution peut être développée par l’espèce (il aurait pu aussi en être autrement). Comme nous le verrons, les deux éléments qui suivent concernent l’apprentissage et n’améliorent la performance des ELMO qu’après un certain nombre de cycles entrée-sortie. Mais avant que sa performance soit améliorée par l’apprentissage, un ELMO juvénile (dans les premiers cycles de la première période) doit déjà pouvoir éviter les murs (sans peut-être trouver de cibles) pour que l’apprentissage puisse se faire. Un ELMO qui n’aurait pas cette capacité heurterait un mur dix fois de suite, n’accumulerait aucun point de fitness, et son génotype serait vraisemblablement éliminé du bassin génétique des ELMO. Il y a donc une pression sélective favorisant les ELMO capables au moins d’éviter les murs pendant les premiers cycles de la première des dix périodes de leur vie (c’est-à-dire avant que l’apprentissage se fasse sentir). C’est ce qui, peut-on présumer, explique la fitness basse, mais non identique à celle de robots non évolués, des ELMO qu’on empêche d’apprendre. 2) Une prédisposition internaliste à apprendre : des connexions synaptiques préparées. Comme nous l’avons dit, les connexions du module moteur sont modifiées pendant l’ontogénie des ELMO au moyen d’un algorithme d’apprentissage par réduction de l’erreur comportementale – où le signal d’entraînement servant au calcul de l’erreur est déterminé non pas par un superviseur humain (comme c’est habituellement le cas), mais par un module que l’algorithme génétique fait évoluer pour remplir cette tâche. On peut représenter l’appren-
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[les mondes darwiniens] tissage par réduction de l’erreur dans un « espace d’erreur », c’est-à-dire un espace de l’état synaptique du module moteur (une dimension par synapse) additionnée d’une dimension représentant l’erreur. L’apprentissage peut alors être représenté comme le déplacement dans les dimensions synaptiques de l’espace concourant à la diminution dans la dimension erreur. Habituellement, les connexions synaptiques reçoivent des valeurs aléatoires avant l’apprentissage, ce qui signifie que l’apprentissage peut débuter n’importe où dans les dimensions synaptiques et très haut dans la dimension de l’erreur (les chances de tomber aléatoirement sur une configuration synaptique bonne pour une tâche étant en général astronomiquement petites). La situation est différente lorsque les valeurs synaptiques sont « évoluées », c’est-à-dire développées par un algorithme génétique au lieu d’être assignées aléatoirement. Selon la fonction de fitness qui l’anime, l’algorithme génétique peut faire au fil de générations le travail que fait l’algorithme d’apprentissage au fil des cycles entrée-sortie. Si le travail d’optimisation des connexions est à moitié fait, tous les robots naissent pourvus de contrôleurs occupant en gros (en comptant les mutations) la même région de l’espace d’erreur. L’algorithme d’apprentissage doit alors compléter le travail. Si le travail d’optimisation est fait au complet, alors les connexions synaptiques sont déjà à leur optimum (sans compter les mutations qui auront tendance à éloigner quelque peu les connexions de l’optimum). Puisque l’erreur est proche de zéro, il ne reste plus de travail à faire pour l’algorithme d’apprentissage. Ces deux cas valent lorsqu’un environnement unique fournit les mêmes pressions sélectives. Mais dans le cas que nous étudions, les deux environnements imposent des pressions sélectives distinctes. Comme nous l’avons vu en effet, l’environnement sombre impose une stratégie prudente, car les senseurs ne sont activés qu’à un centimètre d’un mur alors que l’environnement clair permet une stratégie plus téméraire puisque les senseurs sont activés plus tôt (à six centimètres d’un mur). Puisque les robots naissent alternativement dans ces environnements, il n’existe pas de solution unique (sous la forme d’un jeu unique de connexions synaptiques) que l’évolution peut trouver. Seul l’algorithme d’apprentissage peut agir pendant l’ontogénie du robot pour ajuster son comportement à l’environnement actuel. L’algorithme génétique n’est pas totalement impuissant eu égard à ce genre de tâche, cependant, puisqu’il pourra en général trouver le point dans l’espace d’erreur idéalement situé pour permettre l’apprentissage rapide des comportements appropriés du type où se trouve le robot. On dira alors que le robot a développé une prédisposition à apprendre. Cette prédisposition à
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] apprendre est entièrement internaliste : elle concerne les connexions synaptiques appropriées pour apprendre et est entièrement codée dans le génome des ELMO. 3) Une prédisposition externaliste à apprendre : un comportement juvénile d’exploration. La solution globale, mais plus mauvaise, ainsi que la prédisposition à apprendre pouvait aisément être prédite par quiconque est familiarisé avec l’enchâssement d’algorithmes d’apprentissage dans des algorithmes génériques. Le troisième élément présent dans les connexions du module moteur a pris même Nolfi et Parisi par surprise. Pendant les premiers cycles de sa « vie », le robot manifeste un comportement d’exploration de son environnement en avançant et reculant (rocking back and forth) vers le mur près duquel il est né. Ce comportement a pour effet d’accentuer le caractère distinctif des environnements clairs et sombres pour donner au module enseignant les inputs qui lui permettront de fournir les bons signaux d’entraînement au module moteur. Ce comportement d’exploration est qualifié de « juvénile » parce que le robot va rapidement l’abandonner (ses connexions déterminées génétiquement étant progressivement modifiées par les signaux d’erreur fournis par le module d’enseignement, pour adopter son comportement mature de recherche de cibles). Ainsi, à la surprise de tous, les ELMO présentent une ontogénie par étapes : un comportement juvénile d’exploration, suivi du comportement mature de recherche de cibles en évitant de heurter les murs. On peut donc décrire la « vie » typique d’un ELMO. Il naît incapable de trouver efficacement les cibles, mais assez capable d’éviter les murs. Pendant les premiers cycles de la première période de sa vie, il manifeste un comportement juvénile qui permet à son module d’apprentissage de fournir les bonnes cibles (targets) de façon à rapidement modifier les connexions, elles-mêmes déjà prédisposées à apprendre à adopter la stratégie optimale selon l’environnement En somme, chez les EMO, le module moteur (qui est l’entièreté de leur système nerveux) contient une solution déterminée génétiquement mais sousoptimale pour la tâche : une solution qui fonctionne bien dans les deux types d’environnement, mais qui n’est optimale dans aucun. Cela montre la validité d’une solution purement internaliste à la tâche. En l’absence de capacité d’apprentissage, cette solution de compromis est la meilleure qui puisse évoluer, étant donné les demandes fonctionnellement opposées des environnements. Mais, toutes choses étant égales par ailleurs, une population d’EMO envahie par quelques ELMO serait rapidement remplacée par une population d’ELMO. L’expérience par simulation au moyen de la plateforme robotique évolution-
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[les mondes darwiniens] naire montre que la capacité d’apprendre impose une histoire beaucoup moins intuitive, et donc beaucoup moins susceptible d’être imaginée du confort de son fauteuil. Chez les ELMO, le module moteur contient trois éléments superposés : 1) une solution fortement sous-optimale, mais leur permettant de survivre aux premiers moments de leur vie ; cette solution est fortement sous-optimale, car les mêmes connexions synaptiques contiennent aussi deux éléments qui tirent les valeurs des poids vers d’autres points de l’espace synaptique ; soit 2) une prédisposition internaliste à apprendre telle qu’il sera possible, étant donné le minimum de signaux d’entraînement en provenance du module enseignant, de rapidement développer la stratégie comportementale (prudente ou téméraire) appropriée au type d’environnement dans lequel naît le robot ; et 3) une prédisposition externaliste à apprendre sous la forme d’un comportement juvénile d’exploration (on pourrait presque y voir l’équivalent fonctionnel du fait de jouer) qui donne au module d’entraînement les informations dont il a besoin pour envoyer les bons signaux au module moteur afin de l’amener à opter pour la bonne stratégie comportementale. Si la robotique évolutionnaire offre simultanément la possibilité d’étudier l’esprit neuronal, évolué, embodied et situé (embedded), force est d’admettre, toutefois, que ces modèles simplifient beaucoup la cognition humaine. Quoi qu’il en soit, de telles simulations montrent l’importance des systèmes sensorimoteurs pour le développement de la cognition. La leçon n’est pas, pour ce qui est du cas humain, que toutes les capacités cognitives se réduisent à la coordination sensorimotrice ou en émergent, mais : 1) que peut-être beaucoup plus de capacités cognitives qu’on le penserait intuitivement (parce qu’elles peuvent être aisément décrites en termes de représentation) émergent de telles coordinations ; et 2) que celles-ci jouent peut-être un rôle dans une foule de capacités qui exigent également des traitements plus sophistiqués, qui seront cependant impossibles à comprendre si on néglige l’apport des coordinations sensorimotrices. Puisque, comme nous l’avons vu, il est aisé de faire évoluer des contraintes internes (sous la forme de connexions synaptiques), on peut penser qu’il s’agit d’un de ces éléments fondamentaux qui, une fois découvert par l’évolution, est réutilisé à toutes les sauces. La robotique évolutionnaire montre également l’importance de ce que l’on nomme dans la littérature l’action épistémique. Une action épistémique est une action qui ne sert pas à satisfaire un objectif (ou un désir), mais contribue à une opération cognitive. Chez ELMO, le comportement d’exploration juvénile sert en quelque sorte d’échafaudage pour le développement du comportement mature
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] adapté. L’information servant à la construction du phénotype n’est pas codée sur leur chromosome artificiel. Cela ne veut pas dire que les gènes artificiels qui le constituent ne codent rien. Dans le module moteur, ils codent les valeurs synaptiques contrôlant un comportement (le comportement juvénile d’exploration), une capacité (éviter les murs à la naissance) et une disposition (la prédisposition à apprendre) ; dans le module enseignant, il code la capacité de transformer les inputs reçus de l’environnement en un signal d’erreur servant à l’entraînement par réduction des erreurs du module moteur. Ces éléments déterminés génétiquement interagissent entre eux et avec l’environnement (clair ou sombre) dans lequel naissent les ELMO juvéniles de manière à développer le phénotype. On a donc avec ELMO un cas clair de système développemental où l’information nécessaire à la construction du phénotype non seulement est contenue dans les gènes, mais émerge de l’interaction dynamique entre le phénotype en développement et son environnement. Sur le plan de l’architecture cognitive, ces simulations montrent également l’importance de la multifonctionnalité. Dans les expériences rapportées ici, on retrouve toute la variété possible sur cette question. Parce qu’il n’a été construit que par un seul algorithme (l’algorithme génétique), et aussi probablement parce qu’aucune pression sélective spécifique ne lui était imposée par la fonction de fitness et que son rôle dans l’architecture était très contraint (aucune interaction avec l’environnement, son output allant seulement vers le module moteur), le module enseignant est monofonctionnel. Sur le plan fonctionnel, le module moteur des EMO, construit uniquement par l’algorithme génétique, reflète directement les pressions sélectives qu’il a subies par la fonction de fitness qui favorisait les EMO capables d’éviter les murs et de trouver les cibles : il est donc bifonctionnel (les deux capacités sont implémentées dans le même ensemble de neurones, quoique, étant donné la manière dont les réseaux implémentent des capacités, il soit raisonnable de croire qu’une analyse plus précise de l’action des neurones individuels du module moteur montrerait que certains entrent davantage en jeu dans une capacité alors que certains le font plus dans l’autre, que certains le font autant dans les deux, et qu’aucun n’est exclusif à une seule capacité). Enfin, reflétant son mode de construction qui dépendait de l’action des processus génétiques et d’apprentissage et de l’interaction avec l’environnement, le module moteur des ELMO est franchement multifonctionnel : il sert à encoder la prédisposition d’apprentissage, à piloter les ELMO naissants pour leur faire éviter les murs, à fournir, par le comportement d’exploration, des inputs discriminants au module enseignant,
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[les mondes darwiniens] et enfin à piloter les ELMO matures pour leur faire trouver des cibles tout en évitant les murs. Si on pense que la plupart des modules cognitifs humains sont construits plutôt comme l’est le module moteur des ELMO, on doit alors s’attendre à ce que les modules cognitifs soient plutôt multifonctionnels (avec des fonctions à divers niveaux). Enfin, sur un plan plus philosophique, ces simulations montrent clairement les limites de la distinction inné/acquis-appris en psychologie. En sciences cognitives évolutionnaires embodied, la distinction s’applique rarement aux capacités cognitives et n’est jamais une affaire linéaire (additive) simple. La capacité de trouver des cibles tout en évitant les murs dépend : 1) de la capacité sous-optimale codée génétiquement du module moteur consistant principalement à éviter les murs dès les premiers mouvements à la naissance (puisque les pressions sélectives en faveur de la présence de la capacité dès la naissance sont très fortes, étant donné la fonction de fitness choisie par les expérimentateurs) ; 2) de la capacité déterminée génétiquement du module enseignant à transformer les inputs reçus de l’environnement en signaux d’entraînement pour le module moteur, laquelle dépend 3) de la différence perceptuelle accrue entre les environnements résultant 4) du comportement juvénile d’exploration, déterminé génétiquement et, et enfin 5) de la prédisposition d’apprentissage du module moteur (la position adéquate de la valeur des connexions dans l’espace synaptique). Certains psychologues évolutionnistes préfèrent le concept de canalisation46 à celui d’innéisme, et ce concept s’applique bien en effet pour décrire l’origine de la capacité mature du module moteur d’ELMO. Mais il faut alors bien comprendre à quelle notion de canalisation on fait alors appel : la canalisation ne s’oppose pas comme remplaçant à la prédétermination génétique, car la canalisation de la capacité chez les ELMO dépend d’autres capacités prédéterminées génétiquement (souvenons-nous que le modèle simplifie à outrance la relation entre le génotype et le phénotype naissant, et limite les influences épigénétiques subséquentes à la modification de la valeur des connexions synaptiques). La canalisation ne s’oppose pas comme compétiteur à l’apprentissage, car elle se construit par apprentissage (souvenons-nous ici que les modifications évolutives et ontogénétiques permises par la plateforme de robotique évolutionnaire sont plutôt limitées : pour l’instant, seuls les paramètres associés aux réseaux de neurones peuvent être contrôlés par les algorithmes d’optimisation, et l’expérience analysée ici les a limités davantage aux seules valeurs des connexions synapti46. Cosmides & Tooby (1997), “Evolutionary Psychology : A Primer” @.
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] ques). Enfin, la canalisation ne s’oppose pas aux influences environnementales. Dire alors qu’une capacité est canalisée, c’est dire qu’elle dépend de l’action des gènes, des processus d’apprentissage et des interactions avec l’environnement. Si on pense que probablement toutes les capacités dépendent (peut-être dans des proportions variables) de ces influences, alors dire qu’une capacité est canalisée, ce n’est rien dire de spécifique sur elle (puisqu’elles le sont toutes). 3 Neurosciences cognitives du développement47
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ous aimerions nous tourner dans cette section vers une autre discipline qui illustre le point de vue externaliste que nous voulons défendre : les « neurosciences cognitives du développement » (NCD). NCD est un champ interdisciplinaire jouant le rôle d’interface entre la psychologie du développement et les neurosciences cognitives48. Plus spécifiquement, NCD propose d’accroître la connaissance des relations entre le développement du cerveau (tel qu’étudié par les chercheurs en neurosciences) et le développement cognitif (tel qu’étudié par les psychologues cognitifs). Pour illustrer le caractère externaliste de cette discipline, nous allons utiliser un exemple particulièrement discuté dans la littérature actuelle : le cas de la reconnaissance des visages49. Duchaine, Cosmides & Tooby50 mentionnent la reconnaissance des visages comme un domaine pour lequel il existerait un module « inné ». Ils citent avec approbation à la fois le travail de Kanwisher, Kanwisher et collaborateurs, qui suggère que le processus de reconnaissance des visages est spécifique au domaine et accompli par une structure cérébrale dédiée à cette tâche (le gyrus 47. Nous reprenons ici, en les modifiant considérablement, quelques éléments de la dernière section de Poirier et al. (2008), « La notion d’innéisme et la psychologie évolutionniste : le cas de la canalisation », Philosophi@Scienti@, 2 @. 48. Pour des exemples de ce type d’approche, cf. Johnson (2005), Developmental Cognitive Neuroscience, Wiley-Blackwell. Johnson et al. (2009), “Mapping Functional Brain Development : Building a Social Brain through Interactive Specialization”, Developmental Psychology, 45 (1) @. Sirois et al. (2008), “Precis of Neuroconstructivism : How the Brain Constructs Cognition”, Behavioral and Brain Sciences, 31 @, ainsi que les articles dans Nelson & Luciana (2008), Handbook of Developmental Cognitive Neuroscience, 2e éd., MIT Press @. 49. Pour une recension récente, cf. Pascalis & Kelly (2009), “The Origins of Face Processing in Humans : Phylogeny and Ontogeny”, Perspectives in Psychological Sciences, 4(2) @. 50. Duchaine et al. (2001), “Evolutionary Psychology and the Brain”, Current Opinion in Neurobiology, 9 (1) @.
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[les mondes darwiniens] fusiforme51), et celui de Farah52, pour qui la distinction entre la reconnaissance des visages et la reconnaissance des objets, ainsi que la localisation anatomique de la reconnaissance des visages, est explicitement spécifiée dans le génome53. Les preuves qu’on a utilisées pour soutenir l’existence d’un tel mécanisme spécialisé viennent de deux sources. La première (celle qui est considérée comme étant la plus forte) est l’existence d’une double dissociation entre les capacités nécessaires pour reconnaître les visages et celles nécessaires pour reconnaître les objets ; ainsi les personnes souffrant de prosopagnosie ont de la difficulté à reconnaître les visages, mais pas les objets, alors que ceux qui souffrent d’agnosie visuelle présentent un profil contraire. Selon plusieurs chercheurs54, la reconnaissance des visages et celle des objets exigent une forme différente de traitement de l’information. La reconnaissance des visages exigerait un traitement holistique et relationnel des propriétés du visage, alors que celle des objets procéderait par l’analyse des composants sans tenir compte de leurs propriétés relationnelles55. Cela se traduirait au niveau com51. Le gyrus fusiforme n’est pas la seule zone du cerveau activée lors de la reconnaissance du visage, d’autres zones comme l’aire occipitale du visage (occipital face area, OFA) ainsi que les régions postérieures du sulcus temporal supérieur jouent également un rôle dans l’extraction de l’information des visages. Par ailleurs, comme le note Forest (sous presse), il semble exister des cas de prosopagnosie avec un gyrus fusiforme intact (Rossion et al., 2003, “A Network of Occipito-Temporal FaceSensitive Areas Besides the Right Middle Fusiform Gyrus is Necessary for Normal Face-Processing”, Brain, 126 @). Ce type de cas laisse ouverte la possibilité que le fusiforme soit nécessaire pour la reconnaissance des visages, mais non suffisant, et donc, qu’il vaudrait mieux parler du fusiforme comme faisant partie d’un système spécialisé dans la reconnaissance des visages. 52. Farah et al. (2000), “Early Commitment of Neural Substrates for Face Recognition”, Cognitive Neuropsychology, 1/2/3 @. 53. Ibid. : 122 ; nous soulignons 54. Farah et al. (1998), “What is ‘Special’about Face Perception ?”, Psychological Review, 105 @. 55. On peut distinguer trois types d’information dans le visage (Baudoin et al., 2009, « Expert en visages ? Pourquoi sommes-nous tous des experts en reconnaissance des visages », L’évolution psychiatrique, 74 @, p. 8). D’abord, l’information concernant les traits eux-mêmes, ou information componentielle. Par exemple, un nez avec une verrue ou une paire de lunettes particulières. Ensuite, il y a les informations relationnelles de « premier ordre » : ce sont celles qui définissent la position relative des traits les uns par rapport aux autres. Dans le cas du visage humain, cette information est extrêmement stable : les yeux sont toujours au-dessus du nez et le nez, au-dessus de la bouche. Finalement, il y a les informations relationnelles de
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] portemental par le fait que la reconnaissance des visages est plus sensible à l’inversion des visages qu’il faut reconnaître que la reconnaissance des objets ne l’est à l’inversion des objets. L’« effet d’inversion », tel qu’on l’a nommé, est conçu comme la signature comportementale de la reconnaissance des visages56. Elle confirme que la capacité à reconnaître les visages utilise un type d’information que n’utilise pas la capacité à reconnaître les objets. La seconde source est le cas, rapporté par Farah et al.57, d’un enfant atteint de méningite à l’âge d’un an, laquelle causa la destruction d’un mécanisme chargé de la reconnaissance des visages. En conséquence, l’enfant fut atteint d’une prosopagnosie infantile : il était capable d’identifier les caractéristiques faciales, mais incapable d’identifier le visage comme un tout ou bien de catégoriser les visages, par exemple, de reconnaître qu’un visage était le même lorsque celui-ci était présenté sous deux angles différents. Parce que la destruction d’une zone spécifique du cerveau (le gyrus fusiforme) a sélectivement privé l’enfant d’une compétence dans un domaine précis, Farah a conclu que l’habileté et l’architecture qui la sous-tendaient étaient innées58. Cette conclusion « second ordre », qui portent sur les distances entre les composants du visage, par exemple, la distance entre les yeux. 56. L’effet d‘inversion n’est pas le seul effet mis au jour par les chercheurs (cf. Baudoin et al., 2009, « Expert en visages ? Pourquoi sommes-nous tous des experts en reconnaissance des visages », L’évolution psychiatrique, 74 @ ; Duchaine & Yovel, 2008, “Face Recognition”, in Basbaum et al. (eds.), The Senses : A Comprehensive Reference, 2, Academic Press ; McKone et al., 2007, “Can Generic Expertise Explain Special Processing for Faces ?”, Trends in Cognitive Sciences, 11(1) @). On a également montré ce que l’on nomme des « effets holistiques », par exemple les « effets composites » ou les « effets du tout sur les parties ». L’effet composite consiste à prendre deux moitiés de visage (une partie supérieure et une inférieure) appartenant à deux personnes célèbres différentes. Les deux moitiés de visage sont alors soit alignées, soit un peu décalées. On demande ensuite aux sujets de nommer à qui appartient la partie supérieure ou inférieure. Dans la condition alignée, les sujets sont plus lents à reconnaître à qui appartient le visage que dans les conditions décalées. L’effet du tout sur les parties, pour sa part, comprend des cas où la perception ou la mémoire d’un trait est supérieure quand ce trait est présenté dans un visage normal plutôt que dans un visage où les traits sont mélangés ou simplement seuls, sans autre trait. 57. Farah et al. (2000), “Early Commitment of Neural Substrates for Face Recognition”, Cognitive Neuropsychology, 1/2/3 @. 58. Cf. également Duchaine & Yovel (2008, “Face Recognition”, in Basbaum et al. (eds.), The Senses : A Comprehensive Reference, 2, Academic Press), pour des arguments plus récents en faveur de l’idée qu’il existe un module spécialisé dans la reconnaissance des visages. Ils (ibid., p. 351) citent entre autres le cas d’enfants nés avec des
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[les mondes darwiniens] est-elle justifiée ? Tout dépend de ce que l’on entend par inné bien sûr (et il y a pour l’instant différentes définitions disponibles). Nous croyons que certaines données indiquent qu’un autre modèle du développement que celui proposé par Farah59 (et ceux qui la suivent) pourrait être adopté pour rendre compte du développement de la capacité en question, à savoir celui qui a été défendu sous le nom de « neuroconstructionnisme60 ». Ce modèle du développement est constructionniste parce qu’il insiste sur le fait que la « complexité représentationnelle est réalisée dans le cerveau par une élaboration progressive des structures corticales61 ». Il est également explicitement externaliste au sens où le développement résulte non pas seulement du déploiement d’un programme cataractes et que l’on opère dans les mois suivant leur naissance (deux à six mois après la naissance). En dépit de leur expérience subséquente avec les visages, ces sujets, une fois adultes, montrent toujours des problèmes avec la reconnaissance des visages (ils ne font pas l’expérience de l’effet composite, par exemple). Ces cas laissent penser qu’il y a une fenêtre temporelle pendant laquelle l’apprentissage peut se faire. L’existence de telles fenêtres, pensent certains, est typique des capacités psychologiques qui se développent par maturation plutôt que par le biais de l’information provenant de l’environnement. Une capacité cognitive est le produit de la maturation si le cours de son développement est déterminé principalement de façon interne (par exemple, par les gènes) plutôt que de façon externe (par exemple, par les informations provenant de l’environnement). Chomsky (1979, “On Cognitive structure and their development : A reply to Piaget”, in PiattelliPalmarini (ed.), Language and Learning, Routledge), comparait le développement de la capacité linguistique à celle d’un bras : la croissance d’un bras ne dépend pas, selon lui, de l’information provenant de l’extérieur (même si elle nécessite un input de l’environnement). La croissance d’un bras n’est ainsi pas le résultat d’un apprentissage, mais d’une maturation. 59. Forest (sous presse), « Reconnaissance des visages et analyse fonctionnelle », décrit ce modèle comme étant commis à la thèse de la maturation et à celle de la continuité. Nous avons décrit dans la note 25 la thèse de la maturation ; la thèse de la continuité affirme pour sa part qu’entre les manifestations précoces du traitement du visage et celles des adultes, il n’y a pas de différence autre qu’une extension progressive du champ d’application (en gros, que les adultes peuvent simplement reconnaître plus de visages que les enfants). Le modèle du développement de la reconnaissance des visages que nous proposons dans ce qui suit permet de rejeter les deux thèses. 60. Cf. entre autres Quartz & Sjenowski (1997), “The Neural Basis of Cognitive Development : A Constructionist Manifesto”, Behavioral and Brain Sciences, 20 @ ; Quartz (1999), “The Constructivist Brain”, Trends in Cognitive Sciences, 3, 2 @. Sirois et al. (2008), “Precis of Neuroconstructivism : How the Brain Constructs Cognition”, Behavioral and Brain Sciences, 31 @. 61. Sirois et al., op. cit. @, p. 322
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] génétique qui serait initié ou déclenché (ou paramétré) par l’environnement, mais par une interaction non linéaire entre un cerveau (avec ses contraintes changeantes au cours du développement) dans un corps (avec ses contraintes changeantes au cours de son développement) et l’environnement physique ainsi que social (incluant la présence des parents, mais également les techniques culturelles, comme l’écriture) dans lequel il se trouve. Dans ce cadre, Mark Johnson a proposé un modèle de développement cognitif en termes de « spécialisation interactive62 » : […] Durant le développement postnatal, la spécialisation fonctionnelle corticale pour les fonctions perceptuelles de haut niveau et les fonctions cognitives émergent comme le résultat de biais initiaux et d’interactions compétitives entre différentes aires corticales et subcorticales. Plus spécifiquement, il prédit qu’avec le développement il y aura une augmentation de la sélectivité (une mise au point fine) dans l’activation des aires corticales pour des fonctions spécifiques telles que le traitement des visages. Une conséquence de cette activation plus sélective des aires corticales est que l’étendue des tissus corticaux activés dans le contexte d’une tâche donnée, ou en réponse à un stimulus particulier, va décroître et devenir plus focale à mesure que l’enfant vieillit.63
C’est ce modèle fortement externaliste que nous aimerions défendre ici. Pour ce faire, nous examinerons trois sources de données. 3.1 L’acquisition d’expertise Le premier domaine de données que nous allons considérer provient des travaux sur l’expertise de différents objets effectués par Isabel Gauthier et ses collègues64. Ceux-ci ont montré que l’expertise pour la reconnaissance d’objets comme des voitures ou des oiseaux et même de petites figurines sans visage qu’ils ont nommé « greebles » (une expertise qui est acquise après une dizaine 62. Johnson et al. (2009), “Mapping Functional Brain Development : Building a Social Brain through Interactive Specialization”, Developmental Psychology, 45 (1) @. 63. Johnson et ses collègues parlent parfois d’« embrainment » (Sirois et al., op. cit. @, p. 224) pour indiquer que le développement n’est pas seulement le produit de l’interaction d’un cerveau avec l’environnement, mais des aires du cerveau entre elles. 64. Gauthier et al. (1999), “Activation of the Middle Fusiform ‘Face Area’Increases with Expertise in Recognizing Novel Objects”, Nature Neuroscience, 2 (6) @ ; Gauthier. & Nelson (2001), “The Development of Face Expertise”, Current Opinion in Neurobiology, 11 @.
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[les mondes darwiniens] d’heures d’entraînement) recrutent certaines des mêmes régions du cerveau qui sont habituellement activées pour le visage (le gyrus fusiforme). De plus, il semble que les experts montrent aussi l’effet d’inversion pour les objets de leur expertise. L’hypothèse de Gauthier est que le gyrus fusiforme est utilisé dans des tâches où l’on doit déterminer si un objet individuel est bien le même que celui qui a déjà été vu, par opposition à savoir s’il est une instance d’une certaine catégorie. Par exemple, le gyrus fusiforme serait particulièrement activé dans une tâche consistant à reconnaître un modèle particulier de Saab, mais pas pour reconnaître que c’est une voiture et non pas une table. Cela semble confirmé par le fait que certains patients souffrant de prosopagnosie n’ont pas seulement de la difficulté à reconnaître les visages, mais également de la difficulté à reconnaître des objets particuliers ou bien des greebles. Récemment, Gauthier et ses collaborateurs ont modifié leur thèse. Selon eux, l’activité du fusiforme est corrélée avec les mesures comportementales de traitement holistique, mais pas de traitement relationnel de second ordre. Leur conclusion est donc que l’activité du fusiforme n’est pas corrélée avec le traitement relationnel du visage. Si tel est le cas, il ne serait pas surprenant de rencontrer des cas où une certaine forme de reconnaissance des visages serait conservée, mais pas l’expertise basée sur les caractères holistiques (certains effets caractéristiques de la reconnaissance des visages seraient absents chez ces sujets). Ils pensent d’ailleurs que de tels cas existent65. Bukach et ses collaborateurs66 reconnaissent que certains cas de prosopagnosie pourraient ne pas être dus au malfonctionnement du fusiforme. Des résultats de ce type ont conduit certains chercheurs à conclure que la fonction du fusiforme ne devrait pas être conçue comme étant la reconnaissance des visages, mais plutôt l’acquisition d’expertise pour les objets que l’on est motivé à reconnaître en tant que particulier. Selon eux, le fusiforme serait recruté pour faire partie d’un système plus large permettant la reconnaissance des visages, à cause de ses capacités d’expertise67. 65. Duchaine et al. (2006), “Prosopagnosia as an Impairment to Face-Specific Mechanisms : Elimination of the Alternative Explanations in a Developmental Case”, Cognitive Neuropsychology, 23 @. 66. Bukach et al. (2006), “Beyond Faces and Modularity : The Power of an Expertise Framework”, Trends in Cognitive Sciences, 10 (4) @. 67. Il faudrait donc moduler un peu les affirmations de Tarr et Chang qui écrivaient que la reconnaissance des visages devrait être considérée comme un cas d’expertise perceptuelle acquise par presque tous, et plutôt dire qu’elle dépend en partie d’une
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] 3.2 Le développement de la reconnaissance des visages Une autre source de données vient remettre en question la position internaliste évoquée au début de cette section, soit les données sur le développement. Une première chose à noter au sujet du développement de la capacité à reconnaître les visages est que les bébés ont une acuité visuelle médiocre68, laquelle ne leur permet pas de voir les détails du visage (le système visuel n’est alors sensible qu’aux fréquences spatiales basses et à des valeurs élevées de contraste69). C’est pour cela que les bébés n’utilisent pas les mêmes informations que les nôtres pour reconnaître les visages70. En fait, il semble que, contrairement aux adultes, les bébés n’utilisent pas l’information configurale, mais plutôt le contour du visage (ce qui expliquerait pourquoi les bébés ne reconnaissent pas leur mère si celle-ci modifie sa coupe de cheveux et qu’ils ne préfèrent pas son visage à celui des autres si l’on en cache les contours71). expertise qui est acquise par presque tous. Bukach et al. (2006, “Beyond Faces and Modularity : The Power of an Expertise Framework”, Trends in Cognitive Sciences, 10(4)@), citent une expérience intéressante qui démontre clairement le rôle de l’expertise dans la reconnaissance des visages. On sait que lorsque l’on demande à des sujets de traiter deux visages en même temps, leur capacité à reconnaître les visages est affectée, ce qui n’est pas le cas si l’on demande de traiter un visage normal et un où les traits sont distribués au hasard. On a donc demandé à des sujets de traiter simultanément des visages et les objets de leur expertise (par exemple, les greebles). Dans ce cas, on observe que les experts dans la reconnaissance des voitures à qui l’on présente des voitures en même temps que des visages montrent un traitement holistique des visages plus bas que ceux qui sont novices en matière de voitures. Cela tend donc à montrer que les demandes concernant l’expertise et celles pour la reconnaissance des informations holistiques du visage utilisent la même ressource. 68. Cf. Dannemiller (2001),“Brain-Behavior Relationships in Early Visual Development”, in Nelson & Luciana (eds.), Handbook of Developmental Cognitive Neuroscience, MIT Press @. 69. Cf. de Schonen S. (2009), « Percevoir un visage dans la petite enfance », L’évolution psychiatrique, 74 @. 70. Dans cette section, nous parlerons de la reconnaissance des visages chez les bébés comme si elle se faisait indépendamment des autres modalités sensorielles. Il apparaît cependant que la voix de la mère, entendue par le fœtus pendant la gestation, joue un rôle dans l’identification de la mère. Si on prive un enfant des inputs auditifs de la voix de sa mère tout de suite après la naissance, la reconnaissance du visage de celle-ci subit un délai (Pascalis & Kelly, 2009, “The Origins of Face Processing in Humans : Phylogeny and Ontogeny”, Perspectives in Psychological Sciences, 4(2)@). 71. Cf. Karmiloff-Smith (1995), “Annotation : The Extraordinary Cognitive Journey from Fœtus through Infancy”, Journal of Child Psychology and Psychiatry, 36 (8) @.
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[les mondes darwiniens] Les faits concernant le développement du système visuel aident à comprendre la séquence typique du développement fonctionnel. Selon Johnson72, l’orientation du regard et des saccades durant les premiers mois de la vie sont sous le contrôle d’une voie sous-corticale allant de la rétine au colliculus supérieur (ce qui ne veut pas dire que les régions frontales ne jouent aucun rôle73). Les voies allant au cortex n’arrivent à maturité qu’au second mois de la vie. Depuis les années 1980, nous savons que le système visuel comprend deux voies rétino-corticales74 : la voie magnocellulaire ou dorsale (chargée de détecter le mouvement et de produire des représentations centrées sur soi ou égocentriques) et la voie parvocellulaire ou ventrale (chargée de détecter les couleurs ou les formes et de produire des représentations perceptuelles allocentriques). Il appert que la voie dorsale est fonctionnelle plus tardivement que la voie ventrale. Johnson75 soutient que la voie sous-corticale qui contrôle le comportement visuel des très jeunes bébés utilise une représentation très grossière des visages (cette structure reçoit ses inputs principalement de la périphérie de la rétine, pas de la fovéa76). Il a montré que les bébés naissants ont une préférence pour les dessins constitués de cercles reproduisant grossièrement un visage aux dépends des dessins avec les mêmes éléments mais organisés de façon aléatoire. Cette préférence serait nécessaire pour diriger l’attention des bébés vers les visages (et acquérir une expertise dans ce domaine), mais serait plus tard laissée de côté dans le développement au profit des représentations corticales des visages. En fait, Simion et al.77 et Easterbrook et ses collaborateurs ont montré que les représentations grossières des visages de Johnson n’étaient pas encore assez grossières : les bébés préfèrent des représentations dont les parties saillantes sont dans le haut du champ visuel (ils préfèreraient 72. Johnson (1997), Developmental Cognitive Neuroscience, Blackwell. 73. Dans la nouvelle édition de son livre Developmental Cognitive Neuroscience, Johnson (2005) parle d’un détecteur de visages utilisant les fréquences spatiales basses, et qui comprendrait, en plus du colliculus supérieur, le pulvinar et l’amygdale. L’idée que ce système sous-cortical est en grande partie responsable du contrôle du comportement visuel du nouveau-né reste donc, selon lui, valide. 74. Milner & Goodale (1995), The Visual Brain in Action, Oxford UP @. 75. Johnson (1997), Developmental Cognitive Neuroscience, Blackwell. 76. Cf. Pascalis & Kelly (2009), “The Origins of Face Processing in Humans : Phylogeny and Ontogeny”, Perspectives in Psychological Sciences, 4(2) @, pour une proposition similaire. 77. Simion et al. (2001), “The Origins of Face Perception : Specific versus Non-Specific Mechanisms”, Infant and Child Development, 10 @.
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] une figure en T à une figure en T inversée, par exemple). Pour cette raison, Turati78 remet en cause la thèse de Johnson selon laquelle les bébés viendraient au monde avec un gabarit spécifique aux visages qui ferait que l’attention des enfants serait attirée par ceux-ci. Elle soutient que les bébés préfèrent les représentations dont les parties saillantes sont en haut du champ visuel, même si ces représentations ne ressemblent pas à des visages (qui plus est, ils préfèrent ces représentations à celles de visages dont les éléments seraient dans le bas du champ visuel). Cela l’amène à conclure que les bébés ont une préférence pour des propriétés structurales particulières que les visages partagent avec d’autres objets dans l’environnement79. Quant au développement différentiel des deux voies rétino-corticales, ce que nous savons à son propos s’avère utile pour expliquer les autres caractéristiques du développement fonctionnel de la reconnaissance du visage. Comme on l’a dit, la voie ventrale se développe avant la voie dorsale, autour du deuxième mois de la vie. C’est à ce moment d’ailleurs que les bébés cessent de préférer les visages faits de cercles aux dessins de visages plus réalistes, et ce n’est qu’autour du cinquième mois qu’ils préfèrent les visages qui bougent à ceux qui sont sans mouvement. Un autre fait intéressant révélant le caractère progressif de la spécialisation pour la reconnaissance des visages est rapporté par De Haan, Oliver & Johnson. Apparemment, jusqu’à ce qu’ils aient six mois, les enfants montrent un effet d’inversion à la fois pour les humains et pour les singes. Les adultes humains et les singes adultes montrent un effet d’inversion, mais uniquement pour les membres de leur espèce respective. Il semble par ailleurs que les enfants de six mois puissent distinguer différents visages de singes les uns des autres, capacité que les adultes ont perdue (sauf s’ils ont continué à être exposés à des visages de singes80). Ce processus de spécialisation à un niveau cognitif 78. Turati (2004), “Why Faces Are not Special to Newborns : An alternative Account of the Face Preference”, Current Directions in Psychological Science, 13 (1) @. 79. Cette précision est importante, nous le verrons. Elle attire notre attention sur le biais qu’ont les enfants, et qui, à lui seul, ne sera probablement pas suffisant pour distinguer les visages d’autres objets de l’environnement présentant les mêmes propriétés structurales. Il faudra donc faire appel à un mécanisme supplémentaire pour assurer un intérêt suffisant pour les visages. C’est ce mécanisme que nous allons décrire dans la prochaine sous-section. 80. Cf. de Schonen (2009), « Percevoir un visage dans la petite enfance », L’évolution psychiatrique, 74 @, ainsi que Pascalis & Kelly (2009), “The Origins of Face
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[les mondes darwiniens] est supporté au niveau neuronal par un processus de localisation progressive des régions impliquées dans cette tâche. Il semble que le développement soit accompagné de changement dans l’étendue de l’activation corticale, de sorte que l’accumulation d’expérience avec une classe de stimuli résulte éventuellement en une diminution du nombre d’aires activées. Par exemple, dans l’enfance, les voies ventrales gauche et droite sont activées par les visages, alors que seule la voie de droite l’est chez l’adulte (chez les enfants des aires additionnelles sont également activées qui ne le sont pas chez les adultes, comme le gyrus frontal inférieur droit et gauche81). On a également découvert que, tout comme chez les adultes, il y a chez les enfants de 5 à 8 ans une activation des zones impliquées dans la reconnaissance des visages lorsque ceux-ci regardent des visages, mais que ces mêmes zones sont également activées par les objets ou les paysages. Comme l’écrit Johnson, « moins de voies sont activées par un stimulus donné parce que la plupart sont dévolues à d’autres fonctions et ne sont plus engagées par le large éventail de stimuli auxquels ils répondaient plus tôt dans le développement82 ». Le choix d’une région corticale particulière pour le traitement d’un type particulier de stimulus ne dépend pas seulement du genre d’input que le thalamus lui envoie et des régions auxquelles il est connecté, mais également des caractéristiques particulières de l’architecture de cette région ou de son développement : Les parties du cortex qui reçoivent les bons inputs sensoriels et qui sont dans un état de plasticité approprié se configureront elles-mêmes en réponse à cet ensemble d’inputs. Selon une analyse assez similaire du développement de la reconnaissance des visages par Deshonen & Mathivet, les régions de l’hémisProcessing in Humans : Phylogeny and Ontogeny”, Perspectives in Psychological Sciences, 4(2) @. 81. Cf. Kadosh & Johnson (2007), “Developing a Cortex Specialized for Face Perception”, Trends in Cognitive Sciences, 11 (9) @. Johnson et al. (2009), “Mapping Functional Brain Development : Building a Social Brain through Interactive Specialization”, Developmental Psychology, 45 (1) @. Ils proposent d’ailleurs que les cas de prosopagnosie pourraient bien être expliqués, non pas par le fait que le fusiforme ne s’active pas à la vue des visages (il s’active parfois), mais plutôt par le manque de spécificité de l’activation et par l’activation de zones supplémentaires du cerveau qui ne sont pas normalement activées lors de la reconnaissance des visages (par exemple, les aires du gyrus frontal inférieur). Si tel est le cas, les sujets souffrant de prosopagnosie auraient un profil d’activation semblable à celui des jeunes enfants. 82. Johnson (2000), “Functional Brain Development in Infants : Elements of an Interactive Specialization Framework”, Child Development, 71 (1) @, p. 78.
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] phère droit seraient synchronisées pour être dans un état plastique et réceptif au moment où les enfants portent avidement attention aux informations polysensorielles à propos des visages83.
Ce genre de faits viendraient donc supporter l’idée de Karmiloff-Smith selon laquelle le développement ne commence pas avec des mécanismes qui sont spécifiques au domaine, mais avec des mécanismes qui sont « pertinents au domaine » (domain-relevant). Comme elle l’écrit : Ces faits suggèrent que les contraintes biologiques sur le cerveau en développement peuvent avoir produit un certain nombre de mécanismes qui ne commencent pas comme étant strictement spécifique au domaine, c’est-àdire dédiés exclusivement au traitement d’un et seulement d’un genre d’input. Un mécanisme commence plutôt par être d’une certaine façon plus pertinent pour un genre d’input que pour d’autres. […] Une fois que le mécanisme pertinent au domaine est utilisé de façon répétée pour traiter un certain genre d’input, il résulte de l’histoire de son développement qu’il devient spécifique au domaine.
3.3 Autisme et reconnaissance des visages C’est un fait bien connu que, pour les reconnaître, les autistes portent leur attention sur des parties du visage différentes de celles auxquelles les individus normaux portent attention. Ceux-ci tendent à porter attention à la bouche et aux parties inférieures du visage alors que les enfants et les adultes témoins utilisent davantage la région supérieure du visage (celle comprenant les yeux). On a également montré que l’effet d’inversion est moins important chez les autistes que chez les sujets témoins et qu’ils éprouvent des problèmes avec la perception catégorielle des visages (ils ont des problèmes à reconnaître les photos de visage pris sous des angles différents), ce qui suggère qu’ils utilisent une stratégie différente pour reconnaître les visages84. Labuyère & Hubert85 décrivent la stratégie employée par les autistes pour explorer les visages comme étant plus variable et plus anarchique ; ils passent plus de temps 83. Johnson (1999), “Ontogenetic Constraints on Neural and Behavioral Plasticity : Evidence from Imprinting and Face Processing”, Canadian Journal of Experimental Psychology, 53 @, p. 87. 84. Shultz et al. (2000), “Abnormal Ventral Temporal Cortical Activity during Face Discrimination among Individuals with Autism and Asperger Syndrome”, Archives General of Psychiatry, 57 @. 85. Labuyère & Hubert (2009), « Traitement de l’information faciale dans l’autisme », L’évolution psychiatrique, 74 @, p. 68.
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[les mondes darwiniens] à « examiner les parties externes du visage (comme les oreilles, le menton, la ligne des cheveux) au détriment des parties internes (les yeux, le nez, la bouche) ». Un ensemble de tests laisse également penser que, s’ils ne sont pas insensibles aux informations configurales, les autistes montrent cependant une préférence pour les informations locales ou componentielles86. Schultz87 pense que cela pourrait bien indiquer une préférence pour les informations à haute fréquence spatiale (qui sont particulièrement importantes pour l’identification des composants individuelles) au dépend des informations à basse fréquence spatiale (plus importantes pour la capture des informations au sujet de la configuration spatiale du visage)88. Dans leurs travaux récents, Shultz et ses collègues ont montré que ces anormalités n’étaient pas causées par un gyrus fusiforme défectueux. Dans le cas de l’enfant autiste qu’ils décrivent, cette structure semble en parfait état. Cet enfant est passionné par les Digimon (des monstres digitaux d’une série animée populaire) et passe de nombreuses heures chaque jour à les regarder à la télévision. Il peut reconnaître chacun sans problème. Ce que Shultz et ses collègues ont découvert est que, lorsque cet enfant reconnaît les monstres, non seulement son gyrus fusiforme est activé – alors qu’il ne l’est pas lorsque l’enfant voit un visage (ou l’est beaucoup moins que chez les sujets témoins89) –, mais également son amygdale. Cela est vrai même si les expérimentateurs cachent le visage des monstres, faisant en sorte que l’enfant ne puisse utiliser l’information à propos des visages pour les identifier. Selon Shultz et ses collègues, les étranges résultats et la façon anormale de traiter les visages que l’on observe chez les autistes peut dépendre d’une anormalité ayant trait à l’amygdale. Les recherches en neuro-imagerie et en histologie ont montré en effet que l’organisation de l’amygdale des autistes est anormale. Par exemple, la densité cellulaire estx plus grande que la normale et, 86. Ibid., p. 69. 87. Schultz (2005), “Developmental Deficits in Social Perception in Autism : The Role of the Amygdala and Fusiform Face Area”, International Journal of Developmental Neuroscience, 23 @. 88. Cela permettrait d’expliquer certaines capacités atypiques des autistes à extraire une partie locale de son contexte général. Cf. Happé & Frith (2006), “The Weak Coherence Account : Detail-Focused Cognitive Style in Autism Spectrum Disorders”, Journal of Autism and Developmental Disorders, 36 (1) @, qui voient cette particularité comme s’inscrivant dans un profil cognitif plus général. 89. Cf. Labuyère & Hubert (2009), « Traitement de l’information faciale dans l’autisme », L’évolution psychiatrique, 74 @, p. 72.
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] par conséquent, il y a une réduction de la taille des cellules. Des anormalités du fonctionnement de l’amygdale ont également été découvertes : par exemple, il y a une réduction de l’activité lorsque la tâche est de déterminer à quoi pense une personne selon la direction de son regard ; de même, comme Hirstein et ses collègues90 l’ont montré, l’amygdale de l’enfant autiste, contrairement à celle des normaux, n’est pas plus activée par l’image de sa mère que par celle d’une tasse de thé. Le comportement particulier des autistes s’expliquerait donc par la conjonction de deux choses : d’abord, une préférence pour le traitement local plutôt que global des informations (si cette préférence dépend d’une préférence pour les informations de haute fréquence spatiale, cela pourrait nous permettre de supposer que le gabarit de visages que postule Johnson ne fonctionnera pas aussi bien chez les autistes) ; ensuite, un faible intérêt pour les visages, provoqué par une amygdale défectueuse. La conjonction de ces deux facteurs ferait en sorte que, chez les autistes, la reconnaissance des visages procède beaucoup plus comme la reconnaissance des objets que comme la reconnaissance des visages chez les sujets témoins. Les observations sur les patrons d’activation de l’amygdale chez les autistes ont conduit Shultz et ses collègues à proposer que celle-ci pourrait jouer un rôle dans le développement des habiletés de reconnaissance des visages en signalant la saillance émotionnelle des visages et donc en motivant le développement d’une expertise dans ce domaine91. Pour emprunter l’expression d’Elgar & Campbell92, l’amygdale pourrait être le contrôleur socio-affectif (socioaffective driver) nécessaire pour motiver l’enfant à porter attention aux visages et à acquérir une expertise dans ce domaine. Sans une amygdale fonctionnelle, les visages n’ont simplement pas autant de saillance. L’enfant autiste ne serait donc tout simplement pas aussi motivé à explorer les visages que les enfants témoins. 3.4 Leçons Quelles leçons les évolutionnistes pourraient-ils tirer de ces données ? Il semble d’abord que l’on conçoive parfois l’esprit des enfants comme une ver90. Hirstein et al. (2001), “Autonomic Responses of Autistic Children to People and Objects”, Proceedings of the Royal Society, 268 @. 91. Shultz et al. (2000), “Abnormal Ventral Temporal Cortical Activity during Face Discrimination among Individuals with Autism and Asperger Syndrome”, Archives General of Psychiatry, 57 @. 92. Elgar & Campbell (2001), “The Development of Face-Identification Skills : What Lies behind the Face Module ?”, Infant and Child Development, 10 @.
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[les mondes darwiniens] sion immature de celui des adultes : un esprit massivement modulaire programmé par les gènes et attendant les signaux déclencheurs de l’environnement pour se déployer correctement, c’est-à-dire selon un plan. Les données que nous avons présentées pointent vers un autre modèle de relation entre les gènes, l’esprit des enfants et celui des adultes. Les chercheurs en sciences cognitives ne devraient pas penser l’esprit des enfants comme des répliques immatures de l’esprit adulte. Comme les études de robotique évolutionnaire le laissaient entrevoir, les enfants naissent avec un esprit en parfait état de marche dont la fonction évoluée n’est pas de trouver, de débusquer les tricheurs ou bien de détecter les prédateurs, mais bien plutôt d’interagir avec l’environnement local (pas seulement l’environnement physique, mais également social) d’une façon qui les modifie tous les deux. Le résultat de cette danse dynamique complexe entre l’enfant et l’environnement est l’esprit modulaire tel qu’on le retrouve chez l’adulte. Ainsi, il est possible d’affirmer que l’esprit massivement modulaire des adultes n’est pas un donné, mais bien le résultat final d’un long processus de spécialisation progressive d’un cortex plastique et en développement. Ce processus de modularisation ne peut être compris sans référence aux interactions entre l’enfant et son environnement. La première leçon que l’on peut tirer des résultats que nous avons présentés est que l’esprit des enfants n’est pas un esprit en attente, mais un esprit fonctionnel dont le but est, par le biais d’interactions avec l’environnement local, de développer un esprit adulte. La seconde leçon à tirer de ces données concerne le développement. Les résultats que nous avons présentés indiquent que le développement de l’esprit adulte repose sur des caractéristiques stables de l’environnement (par exemple, la présence de visages). Quartz & Sejnowski93 ont nommé le processus par lequel le développement dépend de plus en plus des caractéristiques de l’environnement, un processus d’externalisation progressive94. La structure de l’esprit adulte n’est donc pas simplement ou uniquement le résultat de la structure génétique particulière qui orchestrerait le déploiement d’un module aux paramètres spécifiés à l’avance, mais le résultat de cette structure génétique en conjonction avec un environnement relativement stable et un agent 93. Quartz & Sejnowski (1997), “The Neural Basis of Cognitive Development : A Constructionist Manifesto”, Behavioral and Brain Sciences, 20 @, p. 5. 94. Terence Deacon parle pour sa part d’une « addiction à l’environnement », cité par Griffiths & Gray (2005), “Three Ways to Misunderstand Developmental Systems Theory”, Biology and Philosophy, 20 @, p. 422.
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] qui explore activement cet environnement guidé par un ensemble de biais faisant en sorte qu’il porte plus ou moins d’attention à certains stimuli. Ces biais, qui sont parfois dus à des contraintes physiques des organes perceptuels en développement, contraignent l’information qui sera considérée par l’agent et lui permettent de construire des représentations plus élaborées des objets d’un domaine. Selon l’hypothèse constructionniste que nous privilégions, le cerveau de l’agent passe de représentations primitives (les biais) à des représentations plus sophistiquées en ne conservant pas nécessairement la structure des représentations primitives. L’esprit adulte peut ainsi être déchargé de presque toute représentation innée. Le cerveau, comme système dynamique, peut exploiter la richesse de l’environnement pour construire ses représentations d’une façon inaccessible aux systèmes stationnaires. Cela ne veut pas dire, comme le notait Quartz dans un article récent95, que les NCD défendent une version radicalement empiriste du développement de l’esprit. En fait, et c’est la dernière leçon que nous voudrions tirer, les NCD sont commises à l’existence de certaines contraintes structurales nécessaires à l’élaboration de l’esprit adulte : le développement constructif n’est possible qu’à cette condition. Comme l’écrit Quartz, « dans une perspective développementale, les structures sous-corticales, qui sont précoces en termes de développement, peuvent jouer un rôle central mais sous-estimé, en dirigeant ou en amorçant [bootstrapping] l’émergence de représentations96 ». Comme nous l’avons vu, de telles représentations sont postulées pour expliquer le développement de la capacité à reconnaître les visages97. 4 Conclusion
A
utant les données provenant des simulations robotiques que celles provenant des neurosciences montrent que les systèmes cognitifs à la naissance ne sont pas des versions immatures des adultes, mais des systèmes cognitifs fonctionnels dont les (ou certaines des) fonctions sont différentes de celles du système adulte, les premières servant au développement des dernières. Les deux pointent également en direction de l’importance des gènes pour ce qui est de déterminer certains paramètres généraux (la disposition des senseurs 95. Quartz (2002), “Innateness and the Brain”, Biology and Philosophy, 18 @. 96. Ibid., p. 37. 97. Cf. Pascalis & Kelly (2009), “The Origins of Face Processing in Humans : Phylogeny and Ontogeny”, Perspectives in Psychological Sciences, 4(2) @.
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[les mondes darwiniens] chez les robots ou la vision limitée des enfants humains) ou certaines actions épistémiques servant à la construction de l’esprit adulte (le comportement immature des robots ou le regard préférentiel des visages chez les humains). Les deux corps de données montrent également l’importance d’une interaction précoce et ciblée avec l’environnement, ainsi que la présence nécessaire de certaines structures dans l’environnement (les différences d’intensité lumineuse chez les robots et les visages chez les humains). Les simulations suggèrent également certains principes généraux qu’il est difficile à l’heure actuelle d’extraire des données neuroscientifiques, par exemple l’importance des interactions sensori-motrices et la multifonctionnalité des modules. Les données provenant de la simulation sont trop lointaines de la cognition humaine et trop simplifiées par rapport à celle-ci pour offrir des hypothèses précises sur la nature de la relation entre les gènes humains, l’environnement évolutionnaire d’adaptation de H. sapiens, l’esprit humain actuel à la naissance et à l’âge adulte. Par contre, les données provenant des neurosciences cognitives du développement sont encore embryonnaires, et leur insertion dans un cadre évolutionnaire possède encore la saveur « just-so story » souvent reprochée aux explications évolutionnaires en psychologie. Épistémologiquement, chacune de ces deux fenêtres sur l’évolution de l’esprit humain est donc limitée : les simulations, à cause des nombreuses simplifications qu’elles introduisent, ne peuvent justifier que les principes les plus généraux et abstraits ; les données neuroscientifiques, parce qu’elles portent sur le fonctionnement actuel du système cognitif humain, ne peuvent s’insérer dans des explications évolutionnaires qu’au prix d’hypothèses évolutionnaires qu’il est difficile, voire, dans certains cas, impossible de corroborer (des hypothèses sur les environnements qui ont établi des pressions sélectives pertinentes eu égard aux capacités cognitives humaines étudiées, sur les contingences qui ont pu se produire au cours de l’évolution, etc.). Cependant, ces données se soutiennent mutuellement, et chacune comble en partie les lacunes épistémologiques de l’autre : les données provenant des simulations offrent une image solide des principes généraux gouvernant l’interaction entre gènes, environnement, esprit à la naissance et à la maturité, alors que les données provenant des neurosciences du développement offrent des détails précis sur la manière dont ces principes pourraient avoir été appliqués dans le cas de la cognition humaine. Les principes généraux évitent le recours aux histoires plausibles mais difficiles ou impossibles à justifier ; les données neuroscientifiques évitent le cantonnement dans l’abstrait et le général. Si ces
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[pierre poirier & luc faucher / des sciences cognitives évolutionnaires doublement externalistes] deux corps de données pointent dans la même direction, ce que nous croyons avoir démontré ici, alors la conception de l’évolution de l’esprit humain et le portrait de l’interaction entre les gènes et l’environnement qu’elle dépeint en seront d’autant solidifiés. Ce que nous avons vu, c’est que ces données pointent en direction d’une forme d’externalisme en biologie de l’évolution qui, comme personne n’en doutait, donne un rôle causal central aux gènes et à l’environnement, mais ce – et là est l’avancée –, dans une dynamique d’interaction beaucoup plus complexe que celle suggérée par une vision linéaire ou additive de cette interaction98.
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chapitre 36
Jean-Louis Dessalles
Une anomalie de l’évolution: le langage 1 Pourquoi donner des informations à ses concurrents ?
L’
être humain consacre une part considérable de son temps, sans doute plus du tiers1, à échanger des informations, souvent futiles mais parfois décisives, avec ses congénères. Ce comportement semble unique dans la nature2. Comment expliquer qu’une communication honnête soit possible dans le cadre darwinien où les individus sont inévitablement concurrents ? La tâche se révèle moins évidente que ce que l’on a longtemps cru. Il est pourtant du devoir des scientifiques, et plus largement de toutes les personnes qui ont un questionnement sur la nature humaine, de poser le problème. De manière étonnante, poser le problème de l’origine du langage dans un cadre évolutionnaire3 est chose nouvelle. Le positivisme considérait la question des origines comme relevant de la métaphysique ; le structuralisme regardait le langage comme un système atemporel, tandis que le béhaviorisme n’y voyait qu’un ensemble d’habitudes acquises. Un coup d’envoi décisif pour la réhabilitation des recherches sur l’origine du langage a été fourni par la publication 1. Mehl & Pennebaker, “The sounds of social life : A psychometric analysis of students’daily social environments and natural conversations” @, Journal of Personality and Social Psychology, 84 (4), 2003, p. 866. 2. Les abeilles, dans l’obscurité de la ruche, communiquent entre sœurs la localisation des sources de nourriture. Contrairement aux abeilles, nous communiquons volontiers avec des individus non apparentés. 3. J’opte pour l’adjectif évolutionnaire, formé sur le modèle de révolutionnaire, afin de combler un manque en français.
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[les mondes darwiniens] d’un article remarqué de Steven Pinker & Paul Bloom4. Par la suite, plusieurs conférences ont été organisées et une communauté de quelques centaines de chercheurs s’est constituée pour progresser sur la question de l’origine évolutionnaire du langage. Le défi est de taille : le problème consiste à comprendre pourquoi les individus de notre espèce se retrouvent littéralement en compétition pour fournir des informations à qui veut bien les écouter. Comment des êtres ont-ils pu trouver un avantage à donner des informations à leurs congénères tout en restant soumis à la sélection naturelle ? Il s’agit apparemment d’une première : la communication animale est généralement d’une pauvreté sémantique extrême, l’émetteur se contentant de vanter quelque mérite de manière exagérée et répétitive. Les quelque deux cents types de chant du rossignol mâle ne lui servent pas à varier les significations mais plutôt, semble-t-il, à faire valoir ses capacités d’improvisation5. Pour Darwin, les facultés mentales de l’homme ne diffèrent pas par leur nature, mais seulement par leur degré, des facultés des animaux supérieurs6. Pourtant, dès que l’on décrit ces facultés dans le détail, comme les sciences cognitives l’ont fait au cours des quatre dernières décennies, c’est le jugement inverse qui s’impose : nous sommes, à plusieurs égards, radicalement différents des autres animaux. Ce n’est d’ailleurs pas si étonnant. Toutes les espèces diffèrent qualitativement les unes des autres pour peu qu’on les étudie sérieusement. Homo sapiens ne fait pas exception. De quelles différences qualitatives parle-t-on dans notre cas ? Le langage bien sûr, mais d’autres caractéristiques étonnantes comme la mémoire épisodique où nous stockons des milliers d’événements de notre vie7, le courage désintéressé, ou encore les rites et l’observation de règles socialement imposées8. L’explication qui sera proposée ici de l’émergence du langage pourrait servir de base pour expliquer certaines de ces autres particularités humaines. Je commencerai par poser le problème tel qu’il se présente à l’observateur éthologue : les être humains, dans leur milieu naturel, utilisent le langage pour 4. Pinker & Bloom, “Natural language and natural selection”, Behavioral and Brain Sciences, 13 (4), 1990. 5. Hauser, The evolution of communication, The MIT Press, 1996 @, p. 286. 6. Cf. Darwin, The descent of man [1871] @, The Heritage Press, 1972. 7. Suddendorf & Corballis, “The evolution of foresight : What is mental time travel, and is it unique to humans ?”, Behavioral and Brain Sciences, 30 (3), 2007 @. 8. Knight, “Language co-evolved with the rule of law”, Mind & Society, 2008.
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[jean-louis dessalles / une anomalie de l’évolution : le langage] bavarder. C’est lors de ce comportement étrange et faussement futile qu’ils constituent leur réseau social. Je montrerai comment cette fonction permet d’expliquer l’existence du langage dans un cadre darwinien. Je montrerai également pourquoi d’autres modèles, proposés dans le passé, échouent face aux contraintes darwiniennes. 2 Éthologie du langage
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observation des animaux en cage ou prisonniers de labyrinthes, habituelle dans les études comportementalistes de la première moitié du vingtième siècle, nous a finalement peu renseignés sur le comportement animal en comparaison de ce que nous à légué l’éthologie. Dans toute son œuvre, l’éthologue Konrad Lorenz a insisté sur la nécessité d’observer le comportement spontané des animaux et de lui donner un sens en tant que produit de la sélection naturelle. Le comportement du chien attaché de l’expérience de Pavlov semble très simple : il salive à l’audition d’un son, comme il a été conditionné à le faire. Une fois libéré, il se comporte de manière autrement plus intéressante. Il adopte vis-à-vis de la cloche ou du métronome qui annonce la récompense le même comportement que celui du chiot qui quémande de la nourriture auprès d’un membre adulte de la meute9. La fonction darwinienne des comportements animaux a peu de chance de nous apparaître au laboratoire, lorsque l’animal est contraint de faire ce que l’on attend de lui. Il n’en va pas autrement dans le cas du langage. La quasi-totalité des théories du langage ont été élaborées à partir de données obtenues dans des conditions artificielles, comme des entretiens, ou pire, à partir de données sorties de l’imagination du chercheur qui se fie ainsi son intuition sur ce qu’il est possible de dire. L’observation du langage spontanée, autrement dit du bavardage qui occupe 30 % de notre temps éveillé10, est pourtant riche d’enseignements. Elle montre par exemple que les individus passent entre un quart et la moitié de leur temps de parole à rapporter des événements vécus. Ce comportement narratif, montré dans toute sa dimension par Neal Norrick11, est à peu près absent des corpus recueillis dans les 9. Lorenz, L’envers du miroir, Flammarion, 1973, p. 121. 10. Mehl & Pennebaker, “The sounds of social life : A psychometric analysis of students’daily social environments and natural conversations” @, Journal of Personality and Social Psychology, 84 (4), 2003. 11. Norrick, Conversational narrative : storytelling in everyday talk, John Benjamins Publishing Company, 2000.
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[les mondes darwiniens] conditions artificielles, bien qu’il soit omniprésent dans nos conversations. Il n’apparaît que lorsque les individus se sentent en confiance avec des interlocuteurs qu’ils connaissent. Prenons un exemple. Dans la petite narration qui suit, D raconte rapporte une coïncidence. Elle vient d’apprendre que le collègue avec lequel elle partage son bureau connaît très bien son village natal pour y avoir passé un an de sa vie. D : Je t’ai parlé de M. C’est un gars au boulot, on a été dans le même bureau pendant un an et demi. Hier on discutait, il me parle de son service militaire. Il me dit « j’ai fais mon service dans un petit village, Pap… Pla… Plappeville ». C’est marrant, on a passé plus d’un an dans le même bureau, et hier il me dit ça. Dans la tradition linguistique ou sociologique, le comportement narratif de D dans cet extrait est censé être dicté par sa culture, par un certain nombre de conventions sociales, voire par sa personnalité, toutes choses éminemment variables. La tentation est grande de considérer le comportement conversationnel comme entièrement dû à de telles déterminations contingentes. N’est-il pas même choquant d’imaginer que ce que nous échangeons lors de ces moments de bavardage puisse être contrôlé par notre biologie ? S’il n’y a rien de spécifique au langage dans la nature biologique humaine, comme certains auteurs le soutiennent12, le comportement de D prend son sens dans un jeu purement conventionnel ; D respecte certaines règles comme elle le ferait si elle jouait aux échecs, et ce sont ces règles conventionnelles qui dirigent son comportement. Si tel est le cas, il est vain de vouloir s’interroger sur les déterminants biologiques de la narration conversationnelle. C’est pourtant ce que je vais tenter de faire, en montrant que le comportement narratif est bien dicté par des impératifs biologiques. L’entreprise peut sembler absurde, tant elle revient à nier notre liberté là où elle se révèle de la manière la plus manifeste : dans notre bavardage entre amis. Nous verrons néanmoins que les aspects essentiels de la narration de D ne sont pas là par hasard et que la faculté qui nous permet d’en juger doit être un élément de notre nature, façonnée par l’évolution. Avant cela, considérons l’autre mode conversationnel principal, l’argumentation. Notons qu’ensemble, narration et 12. Tomasello, The cultural origins of human cognition, Harvard UP, 1999, p. 44, 208 ; idem, “The human adaptation for culture”, Annual Review of Anthropology, 28, p. 526, 1999 ; idem, “On the different origins of symbols and grammar”, in Christiansen & Kirby (eds.), Language evolution, Oxford UP, 2003 @, p. 109. Noble & Davidson, Human evolution, language and mind, Cambridge UP, 1996, p. 214.
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[jean-louis dessalles / une anomalie de l’évolution : le langage] argumentation pourraient constituer près de 90 % du temps de parole spontané13 (Dessalles 2008). L’extrait suivant a été enregistré lors d’une conversation familiale. M : Qu’est-ce que c’est ? C’est la petite qui pleurait ? N : Oui. […] J : On a passé une période [avec son frère] […], il y a eu des nuits, on dormait sur le canapé. […] Toutes les heures j’ouvre un œil. […] Il était toujours réveillé. N : Quand il se couche dans notre lit, il dort pas de la nuit. Il est réveillé. D : Il est jamais… il est pas crevé ? Enfin, un gosse fatigué… L : Peut-être qu’il a besoin de moins de cinq heures de sommeil par jour ? N : Mais il dort de midi à quatre heures. L : Il faut pas le laisser dormir le jour. N : Ben on le laisse dormir quand il veut. Cet exemple est typique d’une argumentation sur le mode épithymique14. Il s’agit pour les protagonistes, confrontés au problème d’un enfant qui ne dort pas, d’envisager des solutions ou d’anticiper les conséquences. Les interlocuteurs ont-ils appris, par leur éducation et leur environnement, à se comporter ainsi ? À propos de cet extrait aussi, j’essaierai de montrer que le comportement des interlocuteurs ne doit pas tout à la manière dont ils ont été « conditionnés » par leur culture, mais au contraire est largement déterminé par des mécanismes cognitifs universels qui puisent leurs racines dans notre biologie. La question suivante sera évidemment de comprendre comment la sélection naturelle a pu favoriser de tels comportements. 3 Anatomie cognitive du comportement langagier
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analyse révèle que les deux extraits cités précédemment résultent de mécanismes cognitifs radicalement différents. Commençons par le mécanisme narratif. Il est facile de vérifier que l’intérêt de la narration de D dépend de quelques facteurs dont certains sont explicites :
13. Dessalles, La pertinence et ses origines cognitives. Nouvelles théories, HermèsScience, 2008. 14. Alors que le mode épistémique n’oppose que des croyances, le mode épithymique implique des désirs (positifs ou négatifs), comme le souhait que l’enfant dorme suffisamment et ne soit pas fatigué. Cf. Dessalles, La pertinence et ses origines cognitives. Nouvelles théories, Hermès-Science, 2008.
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[les mondes darwiniens] • D a vécu dans ce village, c’est là que ses parents habitent, et l’auditeur de l’histoire le connaît bien. • L’auditeur est censé connaître M, puisque D lui en a parlé. • M et D ont partagé le même bureau. • Ce partage a duré un an et demi. • M a effectué son service militaire à Plappeville. • La discussion sur le service militaire a eu lieu la veille. • Plappeville est un petit village. Nous pouvons appliquer une méthode « variationnelle », autrement dit modifier un à un les paramètres de l’histoire pour observer comment varie l’intérêt. • L’histoire serait moins intéressante si Plappeville était le village voisin de celui où D a grandi, si ses parents n’y habitaient plus, ou si l’auditeur ne le connaissait pas. • Si l’auditeur n’avait jamais entendu parler de M, l’histoire serait moins intéressante pour lui. Elle serait plus intéressante si M était un ami proche. • Si M et D étaient simples collègues (sans avoir partagé de bureau), l’histoire serait moins intéressante. • L’histoire serait plus intéressante si M et D avaient partagé le bureau pendant cinq ans sans jamais aborder le sujet. • L’histoire serait moins intéressante si M avait simplement passé quinze jours de vacances à Plappeville à un moment de sa vie. • L’histoire serait moins intéressante si la discussion avec M avait eu lieu une semaine plus tôt. • L’histoire serait moins intéressante si Plappeville était une ville de trente mille habitants. Ce jugement sur l’intérêt de l’histoire est aussi sûr que celui qui nous permet d’affirmer qu’une phrase est grammaticalement correcte ou non (par exemple si elle a été maladroitement émise par un étranger). Nous avons une connaissance intuitive de ce qui rend les histoires intéressantes. Cela nous permet de les raconter, mais aussi de les apprécier. L’analyse qui précède nous permet déjà de constater que le comportement narratif résulte d’un calcul, tant de la part des narrateurs que de celui des auditeurs, qui ne laisse rien au hasard. La modélisation montre qu’un facteur décisif de l’intérêt narratif est le caractère inattendu de l’événement rapporté. Techniquement, l’inattendu
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[jean-louis dessalles / une anomalie de l’évolution : le langage] d’une situation est dû à une complexité plus faible que prévu15. Normalement, une situation est à peu près aussi complexe à produire qu’à décrire. La complexité de production se mesure par l’ensemble des circonstances qui ont permis que la situation ait lieu, tandis que la complexité de description se mesure par la quantité de précisions nécessaires pour déterminer la situation sans aucune ambiguïté. Est inattendue toute situation qui est simple à décrire et qui, pourtant, semble devoir son existence à un concours complexe de circonstances. Considérons la situation « M a fait sont service militaire à Plappeville ». La complexité requise pour produire une telle situation revient à celle du choix de Plappeville parmi tous les endroits de taille comparable où M a pu faire son service militaire. La complexité de ce choix dépend du nombre n de tels endroits en France16. La complexité est d’autant plus grande que P (Plappeville) est petit, ce qui augmente n. Le caractère inattendu est lité au fait que la situation « M a fait sont service militaire à P » se retrouve particulièrement simple à décrire du point de vue de D. Pour elle, P est l’un des endroits les plus simples qui soit puisqu’elle y a grandi ; quant à M, il s’agit d’un collègue proche, donc facile à déterminer ; la période du service militaire est unique dans une vie, donc simple dès que M est précisé. L’inattendu résulte ainsi du contraste entre la complexité de production et la complexité de description. Les paramètres qui influent sur l’intérêt de l’histoire trouvent là leur explication : la proximité psychologique du village, sa petite taille, la proximité du collègue, le fait qu’il s’agisse du service militaire plutôt que d’un séjour quelconque. Même la proximité temporelle de la conversation rapportée entre M et D importe car elle rend l’accès à l’événement rapporté moins complexe17. En observant la sensibilité systématique des êtres humains pour l’inattendu, l’éthologue doit d’emblée se poser deux questions. Premièrement, en quoi le 15. Ibid. 16. Mesurée en binaire, cette complexité se monte à log2 n bits. 17. La durée de la cohabitation entre M et D dans le même bureau, outre qu’elle rend M plus proche et donc plus simple, offre une source indépendante d’inattendu. D a déclaré par la suite : « C’était bizarre, on a passé tout ce temps en face l’un de l’autre sans se rendre compte qu’on avait ça en commun. » L’inattendu de la situation, pour D, est lié à la complexité de produire une telle cohabitation sans qu’aucune de leurs nombreuses conversations ne leur fasse apparaître leur proximité commune avec Plappeville. Cf. Dessalles, La pertinence et ses origines cognitives. Nouvelles théories, Hermès-Science, 2008.
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[les mondes darwiniens] fait de détecter les situations anormalement simples avantage-t-il les individus au sein de cette espèce ? Deuxièmement, quel avantage y a-t-il à signaler ces situations aux congénères ? Avant de tenter de répondre, posons-nous des questions similaires pour le comportement argumentatif. La discussion entre J, N, D et L à propos de l’enfant qui ne dort pas est à l’image du comportement argumentatif caractéristique que l’on observe dans notre espèce. Ce comportement argumentatif qui, rappelons-le, occupe l’être humain plusieurs heures par jours, se décrit comme une alternance entre deux attitudes : constater une contradiction et tenter de la résoudre. Voyons en détail sur notre exemple comment D, L et N adoptent ces attitudes. Contradiction 1 (D) : • L’enfant est fatigué (parce qu’il ne dort pas). • On ne souhaite pas qu’un enfant soit fatigué. Solution (L) : l’enfant n’est pas fatigué, car il n’a pas besoin de dormir beaucoup. Solution (N) : l’enfant n’est pas fatigué, car il dort de midi à quatre heures. Contradiction 2 : • L’enfant ne dort pas la nuit. • On souhaite que l’enfant dorme la nuit. Solution (L) : l’enfant dormira la nuit si on l’empêche de dormir le jour. Contradiction 3 (N) : • On empêche l’enfant de dormir le jour. • L’enfant souhaite dormir le jour. Cette discussion, comme toutes les argumentations18, consiste en une oscillation entre contradictions et tentatives de solution. Il s’agit là d’un comportement extrêmement contraint. Toute autre forme d’intervention serait perçue comme non pertinente. En observant ce comportement remarquable, l’éthologue est confronté à deux interrogations. En quoi le fait de signaler publiquement des contradictions avantage-t-il les individus au sein de l’espèce humaine, et quel avantage les individus ont-ils à tenter d’apporter des solutions à ces contradictions ? Les premières réponses qui viennent à l’esprit ne sont peut-être pas les bonnes.
18. Dessalles, La pertinence et ses origines cognitives. Nouvelles théories, HermèsScience, 2008.
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[jean-louis dessalles / une anomalie de l’évolution : le langage] 4 Pourquoi le langage ? Les explications peu darwiniennes 4.1 Les « vertus » adaptatives du langage L’existence du langage est considérée comme peu problématique par de nombreux auteurs. Certains, et non des moindres, suggèrent que la prédisposition biologique à manier le langage est arrivée dans notre espèce de manière totalement fortuite et sans raison adaptative19. Pourtant, le langage porte toutes les marques d’une adaptation20, à commencer par son agencement complexe. La position anti-adaptative de Noam Chomsky en la matière peut se comprendre si l’on considère l’émergence du langage d’un point de vue macroévolutif 21. Comme l’a bien montré Stephen J. Gould22, l’évolution à cette échelle ne semble être gouvernée que par le hasard. L’occurrence du langage dans notre lignée est, de ce point de vue, certainement fortuite et ne correspond certainement pas à une quelconque tendance évolutive. En revanche, on ne saurait déduire de ce constat que la théorie de l’évolution n’a rien à dire sur la nature du langage, comme le proclame Chomsky23. L’évolution par sélection naturelle produit des adaptations locales : ce qui est avantageux dans le contexte d’une espèce à peu de chance de l’être pour les individus d’une autre espèce. Chaque espèce se situe ainsi dans une niche adaptative. Un optimum local au sein de cette niche est rapidement atteint par le jeu de la sélection naturelle et du brassage génétique. La rapidité des 19. Chomsky, Reflections on language, Pantheon Books, 1975, p. 58-59. Piattelli-Palmarini, “Evolution, selection and cognition : From ‘learning’ to parameter setting in biology and in the study of language”, Cognition, 31 (1), 1989 @. Hauser, Chomsky & Fitch, “The faculty of language : what is it, wo has it, and how did it evolve ?”, Science, 298, 2002, p. 1573 @. 20. Hauser & Fitch, “What are the uniquely human components of the language faculty ?”, in Christiansen & Kirby (eds.), Language evolution, Oxford UP, 2003. Fitch, “Evolving honest communication systems : Kin selection and ‘mother tongues’”, in Oller & Griebel (eds.), The evolution of communication systems, MIT Press, 2004 @. 21. Cf. Dessalles, Aux origines du langage. Une histoire naturelle de la parole, HermèsScience, 2000. à l’échelle de la macro-évolution, un millier de générations semble une durée ponctuelle ; les espèces paraissent le plus souvent en équilibre et les changements évolutifs (bien que graduels) ressemblent à des sauts (Eldredge & Gould, “Punctuated equilibria : an alternative to phyletic gradualism” @, in Schopf (ed.), Models in Paleobiology, Freeman and Cooper, 1972). 22. Gould, Full house. The spread of excellence from Plato to Darwin, Three Rivers Press, 1996. 23. Chomsky, Reflections on language, Pantheon Books, 1975.
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[les mondes darwiniens] mécanismes sélectifs a deux conséquences24. Premièrement, les caractéristiques complexes des espèces sont le fruit d’adaptations locales. Elles sont localement optimales pour une fonction. Deuxièmement les espèces sont, la plupart du temps, en équilibre et ne sont pas soumises à une quelconque pression de sélection25. Chomsky a donc raison de dire que l’évolution du langage était imprévisible. Pour autant, son existence, comme celle de toutes les caractéristiques complexes, est due au fait qu’il remplit une fonction darwinienne, autrement dit qu’il favorise les individus qui en sont dotés. De quelle fonction s’agit-il ? Apparemment, l’offre ne manque pas. Certains auteurs voient même dans le langage un atout évident26, considérable27 ou énorme28. Mais en quoi ces atouts résident-ils ? On invoque parfois une combinaison de plusieurs fonctions générales29. Lieberman30 va même jusqu’à considérer comme futile, voir stupide, de vouloir isoler un facteur unique qui aurait conféré une valeur sélective au langage. Voici donc une faculté, celle de pouvoir parler, parée de vertus sélectives variées dont aucune, bizarrement, n’a eu d’influence dans le cas des autres espèces. Voyons en quoi ces vertus sont supposées consister. La plupart des reconstitutions des premiers stades évolutionnaires du langage mentionnent les bénéfices pratiques qu’un moyen de communication 24. Dessalles, Aux origines du langage, op. cit., 2000. 25. Eldredge & Gould, “Punctuated equilibria : an alternative to phyletic gradualism” @, in Schopf (ed.), Models in Paleobiology, Freeman and Cooper, 1972. 26. Lieberman, “On the evolution of human language”, in Hawkins & Gell-Mann (eds.), The evolution of human languages, Santa Fe Institute, Addison-Wesley, 1992, p. 23. Bickerton, Language and species, University of Chicago Press, 1990, p. 156. Pinker, The language instinct, Harper Perennial, 1994, p. 367. Blackmore, The meme machine, Oxford UP, 1999, p. 99. Nowak & Komarova, “Towards an evolutionary theory of language”, Trends in cognitive sciences, 5 (7), 2001 @. Ritt, Selfish sounds and linguistic evolution. A Darwinian approach to language change, Cambridge UP, 2004 @, p. 2. 27. Savage-Rumbaugh & Lewin, Kanzi : the ape at the brink of the human mind, John Wiley & Sons, 1994, p. 249. 28. Chomsky, On nature and language, Cambridge UP, 2002, p. 148. Penn, Holyoak & Povinelli, “Darwin’s mistake : Explaining the discontinuity between human and nonhuman minds”, Behavioral and Brain Sciences, 31, 2008 @, p. 23. 29. Fitch, Hauser & Chomsky, “The evolution of the language faculty : Clarifications and implications”, Cognition, 97, 2005, p. 189. Szathmáry & Számadó, “Language : A social history of words”, Nature, 456, 2008 @. 30. Lieberman, “Language evolution and inateness”, in Banich & Mack (eds.), Mind, brain and language. Multidisciplinary perspectives, L.E.A, 2003, p. 19.
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[jean-louis dessalles / une anomalie de l’évolution : le langage] pouvait procurer à des homininés31 nus aux prises avec un environnement supposé impitoyable. L’un de ces bénéfices est une chasse plus efficace, due à une meilleure coordination des actions32. Un autre bénéfice supposé du langage à ses débuts viendrait du fait de prévenir autrui de la présence de prédateurs et de la possibilité d’indiquer les sources de nourriture33. La force apparente de ces « explications » repose sur une hypothèse qui est censée expliquer pourquoi le langage a été sélectionné positivement : la mise en commun d’information au sein d’un groupe bénéficie au groupe tout entier, ce qui conduit à sa suprématie sur les groupes qui ne communiquent pas34. Un autre avantage supposé du langage est parfois invoqué pour expliquer son émergence par sélection naturelle : le langage améliorerait la pédagogie de la taille d’outils35 et plus généralement la transmission de l’expérience des 31. Les homininés regroupent les individus de notre lignée postérieurs à l’ancêtre commun avec les chimpanzés. 32. Jaynes, The origin of consciousness in the breakdown of the bicameral mind, Mariner Books, 1976, p. 133. Bradshaw, “The evolution of intellect : Cognitive, neurological and primatological aspects and hominid culture”, in Sternberg & Kaufman (eds.), The evolution of intelligence, L. Erlbaum Associates, 2001, p. 66. Snowdon, “From primate communication to human language”, in de Waal (ed.), Tree of origin : what primate behavior can tell us about human social evolution, Harvard UP, 2001, p. 226. Szathmáry & Számadó, “Language : A social history of words”, Nature, 456, 2008 @. 33. Bradshaw, Human evolution : A neuropsychological perspective, Psychology Press, 1997, p. 100-101. Snowdon, “From primate communication to human language”, in de Waal (ed.), Tree of origin : what primate behavior can tell us about human social evolution, Harvard UP, 2001, p. 226. Bickerton, Language and species, University of Chicago Press, 1990, p. 146 ; idem, Language and human behavior, UCL Press, 1995, p. 104 ; idem, “Foraging versus social intelligence in the evolution of protolanguage”, in A. Wray (ed.), The transition to language, Oxford UP, 2002, p. 209 ; idem, “Symbol and structure : a comprehensive framework for language evolution”, in Christiansen & Kirby (eds.), Language evolution, Oxford UP, 2003 @, p. 84. 34. Allott, “The origin of language : The general problem”, in J. Wind et al. (eds.), Studies in language origins I, Benjamins, 1989. Györi, “Cognitive archaeology : a look at evolution outside and inside language”, in Blench & Spriggs (eds.), Archaeology and language I. Theoretical and methodological orientations, Routledge, 1997, p. 46-47. Goodson, The evolution and function of cognition, Lawrence Erlbaum Associates, 2003, p. 74. Castro et al., “Hominid cultural transmission and the evolution of language”, Biology and philosophy, 19, 2004 @, p. 734. Ritt, Selfish sounds and linguistic evolution. A Darwinian approach to language change, Cambridge UP, 2004, p. 1-2. Hurford, The origins of meaning, Oxford UP, 2007, p. 330. 35. Lieberman, “On the evolution of human language”, in Hawkins & Gell-Mann (eds.), The evolution of human languages, Addison-Wesley, 1992, p. 23.
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[les mondes darwiniens] parents aux enfants36. Ces différentes propositions présentent deux défauts, que nous examinerons tour à tour. 4.2 L’argument des préconditions Le premier problème inhérent aux propositions précédentes est qu’elles ne sont pas, à première vue, propres à la lignée homininée. Si le type de raisonnement qui vient d’être mentionné était correct, bien d’autres espèces « gagneraient » à communiquer pendant la chasse ou « gagneraient » à mettre en commun des connaissances au sein du groupe ou au sein des familles. Pourquoi seulement les humains (ou leurs prédécesseurs immédiats) ? Les auteurs qui invoquent les avantages pratiques du langage pour expliquer son émergence se voient contraints d’adopter une démarche peu parcimonieuse. La démarche classique en sciences de l’évolution consiste à tenter d’expliquer les modifications des espèces par des changements de niche biologique, écologique ou comportementale. Au lieu de cela, dans le cas du langage, de nombreux auteurs s’attachent à expliquer ce qui a pu « empêcher » toutes les autres espèces d’accéder au langage. Ce pourra être l’incapacité de manipuler des symboles37, l’incapacité à maîtriser une attention conjointe38, l’incapacité d’imiter39, l’incapacité à se représenter les pensées et les intentions d’autrui40, l’incapacité à maîtriser une syntaxe récursive41, l’incapacité à maîtriser la 36. Bickerton, “Foraging versus social intelligence in the evolution of protolanguage”, in A. Wray (ed.), The transition to language, Oxford UP, 2002, p. 221. Fitch, “Evolving honest communication systems : Kin selection and ‘mother tongues’”, in Oller & Griebel (eds.), The evolution of communication systems : a comparative approach, MIT Press, 2004. Castro et al., “Hominid cultural transmission and the evolution of language”, Biology and philosophy, 19, 2004 @, p. 725. 37. Deacon, The symbolic species, W.W. Norton & Co, 1997. 38. Tomasello, The cultural origins of human cognition, Harvard UP, 1999. 39. Donald, “Mimesis and the executive suite : missing links in language evolution”, in Hurford et al. (eds.), Approaches to the evolution of language, Cambridge UP, 1998. Arbib, “From monkey-like action recognition to human language : An evolutionary framework for neurolinguistics”, Behavioral and Brain Sciences, 28 (2), 2005. 40. Sperber & Origgi, “A pragmatic perspective on the evolution of language” @, in Alice & Morris, International Symposium on Language and Cognition, Stony Brook University, 2005. 41. Bickerton, Language and human behavior, UCL Press, 1995, p. 120. Hauser, Chomsky & Fitch, “The faculty of language : what is it, wo has it, and how did it evolve ?” @, Science, 298, 2002.
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[jean-louis dessalles / une anomalie de l’évolution : le langage] coopération42, l’incapacité à maîtriser les concepts43 ou à conceptualiser des plans44. Expliquer le langage, pour ces auteurs, revient à rechercher les « préconditions » qui ont « permis » l’émergence du langage. Il existerait une pression de sélection générale pour une communication utile sur le plan pratique, mais l’évolution par sélection naturelle n’aurait pas eu l’inventivité ou le temps pour en produire les prérequis nécessaires (symboles, attention conjointe, imitation, théorie de l’esprit, récursivité, coopération, concepts, plans, etc.) Or, cette attitude est en contradiction avec les théories contemporaines de l’évolution, établies grâce au calcul et à la simulation45. Lorsqu’elles sont soumises à une pression de sélection et en l’absence de contrainte physique incontournable (comme les arbres qui ne peuvent pas être plus grands sans devenir plus fragiles), les espèces évoluent jusqu’à un point d’équilibre où la pression de sélection s’annule. L’argument selon lequel la nature « manquerait d’imagination » pour satisfaire une demande ne repose sur aucune théorie ni aucune donnée. Par ailleurs, l’évolution en présence de pression de sélection est un phénomène rapide (de l’ordre de la centaine de générations), ce qui réfute les arguments sur le temps prohibitif soi-disant nécessaire à l’évolution de notre forme de communication46. Au départ, la communication d’informations ne demande rien de compliqué. Elle peut commencer par un simple geste. Le pointage déclaratif est systématique dans notre espèce, qui est à cet égard différente des autres47. Comme les adultes humains, l’enfant dès l’âge d’un an signale systématique42. Gärdenfors, “Cooperation and the evolution of symbolic communication”, in Oller & Griebel (eds.), The evolution of communication systems : a comparative approach, MIT Press. Hurford, The origins of meaning, Oxford UP, 2007, p. 304 43. Schoenemann, “Conceptual complexity and the brain : Understanding language origins”, in Wang & Minett (eds.), Language acquisition, change and emergence : Essays in evolutionary linguistics, City University of Hong Kong Press, 2005. 44. Gärdenfors & Warglien, “Cooperation, conceptual spaces and the evolution of semantics”, in Vogt et al. (eds.), Symbol grounding and beyond, Springer, 2006. 45. Dessalles, L’ordinateur génétique, Hermès, 1996. 46. de Duve, Poussière de vie. Une histoire du vivant, Fayard, 1995, p. 403. Worden, “The evolution of language from social intelligence”, in Hurford et al. (eds.), Approaches to the evolution of language : social and cognitive bases, Cambridge UP, 1998, p. 150. 47. Tomasello, “Why don’t apes point ?”, in Enfield & Levinson (eds.), Roots of human sociality : Culture, cognition and interaction, Berg Publishers, 2006.
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[les mondes darwiniens] ment la nouveauté48. Rechercher diverses limitations cognitives qui pourraient « empêcher » telle ou telle espèce de développer une forme de pointage déclaratif serait absurde. Si les autres espèces n’ont pas cette forme de communication déclarative, ce n’est en aucune façon parce qu’elles ne le « peuvent » pas. La pression de sélection vers un tel comportement n’existe tout simplement pas. C’est donc bien l’existence du langage dans notre espèce, et non son absence dans les autres, qu’il s’agit d’expliquer. 4.3 L’argument de l’utilité du langage Le fait de considérer tout un ensemble de vertus liées au langage, en y voyant des raisons de son émergence évolutionnaire, présente un autre problème. Tous les avantages du langage précédemment mentionnés bénéficient soit à la collectivité, soit à l’auditeur, mais jamais au locuteur. Celui-ci donne des informations potentiellement utiles en premier lieu à son interlocuteur, en second lieu à sa communauté. Ainsi, non seulement il consacre du temps et de l’énergie à donner ces informations gratuitement, mais de plus il perd l’usage exclusif de l’information (penser à la localisation d’une source de nourriture, selon le schéma de Bickerton). Or, les avantages procurés à autrui ne constituent en rien une explication darwinienne. Certains auteurs, conscients de ce problème, invoquent la sélection de groupe ou la coopération. À première vue, la sélection de groupe n’existe pas. Contrairement à ce que certaines popularisations de la théorie darwinienne ont laissé entendre en employant des expressions comme « conservation de l’espèce », le succès écologique de l’espèce ou du groupe ne change rien à la proportion des variants génétiques49. Le mécanisme de la sélection naturelle est une question de reproduction différentielle entre individus au sein de l’espèce ou du groupe. On imagine volontiers qu’un groupe au sein duquel les individus communiquent de manière utile sera plus prospère qu’un autre groupe où les individus communiquent moins ou pas du tout. Cela ne dit pourtant rien sur l’évolution de la communication, car les informations qui circulent dans le premier groupe bénéficient à tous ses membres, y compris à ceux qui ne donnent pas d’informations. À la génération suivante, la proportion de communicants n’aura pas changé. 48. Carpenter, Nagell & Tomasello, “Social cognition, joint attention, and communicative competence from 9 to 15 months of age”, Monographs of the Society for Research in Child Development, 255 (63), 1998. 49. Williams, Adaptation and natural selection : A critique of some current evolutionary thought, Princeton UP, 1966 @.
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[jean-louis dessalles / une anomalie de l’évolution : le langage] Certes, le mécanisme de sélection de groupe existe en théorie. En réalité, ses conditions d’application sont particulièrement restrictives50, si bien qu’elles n’ont aucune chance de s’appliquer dans le cas du langage. Il faut des groupes relativement isolés mais en compétition ; il faut qu’ils diffèrent fortement par la caractéristique considérée, autrement il faut des groupes communiquant beaucoup et d’autres peu ; il faut que le succès écologique des groupes soit fortement corrélé au fait de communiquer ; il faut enfin que les individus migrent entre groupes pour propager le comportement de communication. Or, l’exogamie homogénéise la composition des groupes dans le cas des primates. De plus, la corrélation entre langage et succès écologique est démenti par les faits. Le succès écologique de notre espèce est largement postérieur à l’usage du langage, puisqu’il date de la sédentarisation (12 000 ans). Les densités de chasseurs-collecteurs ne sont pas significativement différentes de celles des autres primates51. Enfin, la sélection de groupe peut, au mieux, expliquer le maintien d’un variant minoritaire au sein d’une population, en raison de l’hypothèse de disparité entre groupes. Elle ne peut expliquer l’émergence d’une disposition généralisée comme la faculté de langage. L’autre argument avancé pour lier l’utilité supposée du langage à sa sélection positive invoque la coopération52. Ce que A donne à B peut être récupéré par A dans le futur, à condition que B adopte la réciprocité. Dans cette métaphore, l’usage du langage est comparé à un troc informationnel. Le mécanisme de la coopération peut fonctionner, mais encore une fois dans des conditions restrictives qui ne s’appliquent pas au langage53 : rapport bénéfices-sur-coûts 50. Sober & Wilson, Unto Others. The Evolution and Psychology of Unselfish Behavior, Harvard UP, 1998, p. 26. 51. Ray, Modélisation de la démographie des populations humaines préhistoriques à l’aide de données environnementales et génétiques, thèse de l’université de Genève, Sc. 3448, 2003 @. 52. Calvin & Bickerton, Lingua ex Machina. Reconciling Darwin and Chomsky with the human brain, MIT Press, 2000 @, p. 123. Pinker, “Language as an adaptation to the cognitive niche”, in Christiansen & Kirby (eds.), Language evolution, Oxford UP, 2003, p. 28. Nowak & Sigmund, “Evolution of indirect reciprocity”, Nature, 437 (27), 2005 @, p. 1293. Nowak, “Five rules for the evolution of cooperation”, Science, 314, 2006, p. 1561. Gärdenfors, “Cooperation and the evolution of symbolic communication”, in Oller & Griebel (eds.), The evolution of communication systems : a comparative approach, MIT Press, 2004. Hurford, The origins of meaning, Oxford UP, 2007, p. 304. 53. Dessalles, “Coalition factor in the evolution of non-kin altruism”, Advances in Complex Systems, 2 (2), 1999 @.
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[les mondes darwiniens] important et bonne détection des individus non coopératifs. Or, les conversations humaines portent souvent sur des sujets totalement futiles dont la connaissance n’a aucun impact sur la survie des individus. Par ailleurs, la parole est publique : les individus s’adressent le plus souvent à plusieurs personnes54, ce qui rend le contrôle de la réciprocité future quasiment impossible. La coopération prédit des conversations fortement utilitaires, des prises de parole ressemblant à des chuchotements circonspects et une forte sollicitation des détenteurs d’information par ceux qui n’en ont pas. Autrement dit, l’exact opposé du langage spontané tel qu’il peut être observé55. Les modèles collectifs ou coopératifs, non seulement peinent à expliquer l’avantage que peut représenter le langage pour le locuteur, mais de plus sont dépourvus lorsqu’il s’agit de comprendre pourquoi les pressions de sélection se sont exercées essentiellement sur lui plutôt que sur l’auditeur. Nos facultés d’audition n’ont pas été singulièrement modifiées pour s’adapter au langage, comme l’illustre le fait que de nombreuses espèces peuvent être entraînées à discriminer les phonèmes de nos langues56 . En revanche, les organes de la phonation ont été radicalement transformés, avec un pharynx positionné au niveau de la sixième vertèbre. Si le langage représentait un avantage utilitaire, nous aurions développé des oreilles en forme de cornets orientables pour voler l’information dans les paroles qui ne nous sont pas destinées57. Au lieu de cela, nous observons que les conversations sont un lieu de compétition entre locuteurs. Les auditeurs, au lieu de profiter de l’aubaine qui leur est donnée de récupérer des informations utiles, se permettent même d’évaluer publiquement ce qui leur est dit58 . Tous ces faits laissent peu de doute sur le fait que le langage a évolué sous l’effet d’une pression de sélection qui s’est exercée en premier lieu sur les locuteurs. Ce qui suit a pour but de montrer comment le langage peut bénéficier à ceux qui l’emploient. 54. Dunbar, Duncan & Nettle, “Size and structure of freely forming conversational groups”, Human nature, 6 (1), 1995 @. 55. Miller, The mating mind, Doubleday, 2000, p. 350. 56. Toro et al., “Effects of backward speech and speaker variability in language discrimination by rats”, Journal of Experimental Psychology : Annimal Behavior Processes, 31 (1), 2005. 57. Miller, The mating mind, Doubleday, 2000. 58. Dessalles, Aux origines du langage. Une histoire naturelle de la parole, HermèsScience, 2000.
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[jean-louis dessalles / une anomalie de l’évolution : le langage] 5 L’avantage du locuteur
L
a nature nous offre d’innombrables exemples de signaux. Dans la plupart des situations, il est possible de comprendre l’avantage que le signaleur trouve à signaler. Il existe pourtant des cas où l’explication ne va pas de soi, pour les signaux d’alarme par exemple. En signalant la présence d’un prédateur, le signaleur attire l’attention sur sa propre présence, ce qui ressemble à une stratégie absurde. Le signal d’alarme pourrait être un produit de la sélection de parentèle : chez le colobe noir et blanc (Colobus guereza), seul le mâle dominant émet le cri d’alarme, probablement pour protéger sa propre progéniture ; le signal d’alarme pourrait résulter de la sélection sexuelle : chez les Cercopithèques diane (Cercopithecus diana), les femelles semblent favoriser les mâles capables de donner l’alarme de manière efficace59 ; donner l’alarme peut aussi bénéficier directement au signaleur qui, en provoquant une panique, parvient à contrecarrer la stratégie de chasse du prédateur. La deuxième de ces explications doit retenir notre attention ici (oublions qu’il s’agit de sélection sexuelle). L’individu prend prétexte d’une situation, l’approche d’un prédateur, pour démontrer une qualité, celle d’être une bonne sentinelle. Le signal comme affichage (sexuel ou non) est au centre de la « théorie du handicap »60. Ainsi, selon Amotz Zahavi, si des oiseaux houspillent (mob) un prédateur, un serpent par exemple, en s’approchant en cercle autour de lui afin de le harceler, c’est pour afficher leur courage. Avant de qualifier cette explication d’anthropomorphique, observons que trouver une explication darwinienne du houspillage ne va pas de soi. À première vue, la meilleure stratégie pour survivre devrait être de laisser houspiller les autres en s’abstenant de prendre des risques inutiles. L’explication zahavienne (recherche du prestige) tient si les individus on quelque chose à gagner à se montrer courageux aux yeux de leur congénères. Chez le cratérope écaillé (Turdoides squamiceps), la survie dépend de la capacité à occuper un buisson de manière à échapper aux rapaces. L’ennemi des cratéropes n’est pas tant le prédateur (ces petits oiseaux vivent plusieurs décennies lorsqu’ils occupent un buisson), mais les autres coalitions de cratéropes avides d’occuper leur buisson. On comprend ainsi que ces petits oiseaux préfèrent s’associer aux individus courageux, capables au besoin de défendre efficacement le buisson commun. On
59. Zuberbühler, “Alarm calls”, in Brown (ed.), Encyclopedia of language and linguistics (2nd ed.), Elsevier, 2006, p. 145. 60. Zahavi & Zahavi, The handicap principle, Oxford UP, 1997 @.
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[les mondes darwiniens] comprend également, dès lors que le courage est une valeur dans la société cratérope, qu’il soit affiché chaque fois que l’occasion se présente. Le houspillage s’interprète donc comme un comportement d’affichage social. Ce détour par le cratérope n’est pas anodin. La thèse que je propose est que le langage est une forme d’affichage social. Contrairement aux théories utilitaristes du langage qui comparent l’information à un bien tangible ayant un effet direct sur la survie, la théorie de l’affichage social prédit un découplage : le contenu des prises de paroles n’importe pas en tant que tel. Il constitue un prétexte qui sert à démontrer une qualité socialement recherchée. Il s’agit d’un schéma darwinien cohérent61, car tant l’émetteur que le récepteur y trouvent leur compte. Le récepteur se voit donner l’occasion de jauger l’émetteur, tandis que l’émetteur fait valoir sa performance au regard de la qualité recherchée. Mieux : on comprend pourquoi les émetteurs entrent en compétition, puisque c’est leur seule chance d’être socialement acceptés. Pour que ce schéma s’applique au langage humain, il faut résoudre deux questions : Quelle est la qualité affichée par le langage ? Pourquoi cette qualité est-elle socialement recherchée ? Si nous résolvons ces deux questions de manière satisfaisante, nous disposerons sans doute pour la première fois d’une explication darwinienne du langage qui n’occulte pas le fait qu’il doit bénéficier en premier lieu à ceux qui parlent. 6 L’information dans la politique homininée
L’
espèce humaine possède une spécialisation politique. Elle n’est pas la seule. Les chimpanzés forment des coalitions pour exercer leur ascendant sur autrui ou résister à la domination d’autrui62 ; les cratéropes forment des coalitions pour occuper des buissons63 ; les dauphins forment des coalitions, voire des coalitions de coalitions64. Les êtres humains ne vivent pas seulement en groupe ou en famille. Les individus forment des réseaux sociaux en recrutant des amis. Ces réseaux d’amitiés ont, de tout temps, été essentiels à la survie et au succès des homininés. En l’absence de police et de justice, celui qui n’a pas d’amis est la victime toute désignée de ceux qui en ont. On comprend 61. Dessalles, “Coalition factor in the evolution of non-kin altruism”, Advances in Complex Systems, 2 (2), 1999 @. Gintis et al., “Costly Signaling and Cooperation”, Journal of Theoretical Biology, 213, 2001 @. 62. de Waal, Chimpanzee politics : power and sex among apes, The John Hopkins UP, 1982. 63. Zahavi & Zahavi, The handicap principle, Oxford UP, 1997 @. 64. Connor et al., “Superalliance of bottlenose dolphins”, Nature, 397, 1999.
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[jean-louis dessalles / une anomalie de l’évolution : le langage] que les humains, comme d’autres primates, consacrent un temps considérable de leur temps disponible au recrutement d’amis fiables. Le langage joue certainement un rôle essentiel dans ce processus, mais lequel ? Dans un livre célèbre, Robin Dunbar65 a suggéré le fait que le langage joue chez les humains le rôle que joue le comportement d’épouillage dans les autres espèces de primates. Il a ainsi rappelé à la communauté scientifique le rôle essentiellement social du langage qui, comme l’épouillage, est impliqué dans l’établissement et le maintien des liens de solidarité. Ce seul constat reste cependant insuffisant lorsqu’il s’agit d’expliquer comment le comportement conversationnel tel que nous le connaissons, avec ses narrations et ses argumentations, en est venu à jouer un tel rôle dans notre lignée66. Pour comprendre la raison d’être du langage, nous devons prendre la mesure de l’originalité de la politique humaine. L’organisation politique de nos ancêtres a été bouleversée lorsqu’une espèce homininée a développé l’usage d’armes létales, pierres et javelots. Il n’est pas facile de dater cette révolution. Elle pourrait correspondre à l’adoption de la bipédie. Ce mode de locomotion, dont les avantages sont réputés mystérieux67, trouverait ainsi sa justification : un être bipède peut utiliser ses mains pour transporter le javelot qui, lorsque ses congénères sont eux-mêmes armés, est essentiel à sa sécurité. Quelle que soit l’époque où elle s’est produite, la survenue de telles armes a complètement perturbé le jeu politique, car elles permettent à tout individu de tuer impunément tout autre, par exemple pendant son sommeil68. Le meurtre au sein de la communauté existe chez les chimpanzés, mais il est rare et comporte des risques pour les meurtriers. On comprend que les formes habituelles de dominance chez les primates, fondées essentiellement sur la vigueur musculaire, se trouvent bouleversées par l’emploi des armes. En quoi consistent ces bouleversements ? La seule protection possible lorsque des armes circulent dans la communauté et en l’absence de forces policières consiste déjà à être vigilant vis-à65. Dunbar, Grooming, gossip, and the evolution of language, Harvard UP, 1996 @. 66. Dunbar offre ses propres explications. Les conversations humaines comportent une part importante de ragots, ce qui, dans la conception coopérative qu’a Dunbar de l’organisation sociale humaine, justifie l’existence du langage comme moyen de décourager les individus non coopératifs. Je ne prends pas en compte ces arguments ici. 67. Berge & Gasc, « Quand la bipédie devient humaine », in Picq & Coppens (dir.), Aux origines de l’humanité, vol. 2 : Le propre de l’homme, Fayard, 2003, p. 124. 68. Woodburn, “Egalitarian societies”, Man, 17, 1982, p. 426.
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[les mondes darwiniens] vis des membres de son groupe. Cela ne suffit bien sûr pas. L’étape suivante consiste à mettre en commun les capacités de vigilance entre amis sûrs. Ainsi, les coalitions cessent de se former sur la seule base de la force physique. Les amis idéaux, toutes choses égales par ailleurs, sont ceux qui se montrent le mieux capables de détecter la menace. Dans ce modèle, le langage a ainsi émergé comme réponse à l’insécurité absolue créée par l’emploi des armes69. Examinons brièvement la cohérence de ce scénario. L’ordre des étapes, tels qu’on peut le reconstituer de manière plausible70, est le suivant. Dans le nouveau contexte insécuritaire, les individus font valoir leurs capacités de détection du danger en signalant la nouveauté par simple pointage. Cette communication du « ici-et-maintenant » orientée vers la nouveauté ne demande pas de nouvelles capacités cognitives complexes, contrairement à ce qui est parfois supposé71. En montrant qu’ils ont vu avant les autres, les individus font valoir leur qualité d’alliés potentiels et augmentent ainsi leur valeur sociale. Le comportement qui consiste à signaler des événements inattendus, illustré par l’exemple sur la coïncidence de Plappeville, trouve ses premières racines dans ce simple pointage vers la nouveauté. La baisse de complexité qui caractérise l’inattendu est un bon indice de l’existence d’une structure nouvelle dans l’environnement, qui est elle-même corrélée à la présence d’un danger. La nature semble avoir découvert ces corrélations, qui prennent toute leur valeur dans un contexte où le danger vient principalement des congénères. En signalant les événements anormalement simples dès que l’occasion s’y prête, les individus démontrent leur qualité de vigilance. Dans une étape suivante, qui reste hypothétique, les locuteurs augmentent leurs occasions de montrer qu’ils ont su avant les autres en accédant au « presque-ici-et-presque-maintenant ». Cette nouvelle forme de communication correspond au protolangage72, une forme de communication simplifiée où les mots sont juxtaposés sans grammaire. Une protophrase comme « étrangers - plaine - feu » peut ainsi évoquer, dans un contexte approprié, la présence 69. Dessallles, La pertinence et ses origines cognitives. Nouvelles théories, HermèsScience, 2008. 70. Dessalles, Aux origines du langage. Une histoire naturelle de la parole, HermèsScience, 2000. 71. Tomasello, The cultural origins of human cognition, Harvard UP, 1999. 72. Bickerton, Language and species, University of Chicago Press, 1990.
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[jean-louis dessalles / une anomalie de l’évolution : le langage] d’étrangers en train de faire du feu dans la plaine73 (Dessalles 2008). La transition qui correspond à cette étape suppose une nouvelle capacité cognitive, car les individus doivent être capables de combiner des significations concrètes évoquées par les mots de la protophrase. La troisième et dernière étape correspond à l’émergence du langage tel que nous le pratiquons universellement dans notre espèce. Elle se caractérise par l’apparition du comportement argumentatif, illustré par notre exemple sur l’enfant qui ne dort pas. Quelle est la fonction première de l’argumentation ? Une hypothèse plausible est qu’elle permet de mettre en doute les témoignages. Un argument permet de détruire l’intérêt d’une nouvelle s’il démontre qu’elle est fausse ou exagérée. La transition du protolangage vers notre forme de langage s’explique ainsi dans un cadre darwinien : l’argumentation serait apparue comme un dispositif antimenteur74. La capacité argumentative, une fois installée, affranchit les interlocuteurs de l’immédiateté. Dans les stades précédents, les événements signalés devaient être vérifiés de visu pour attirer du crédit au locuteur. Avec l’argumentation, les interlocuteurs peuvent se contenter de tester la cohérence des témoignages pour en estimer la valeur. Celui qui ment ou exagère à propos des événements qu’il rapporte s’expose alors au risque d’être publiquement démasqué. Ce nouveau test de validité ouvre un espace plus large à la communication. Les individus peuvent se mettre à rapporter des événements distants dans le temps ou dans l’espace, donc invérifiables. La capacité argumentative permet d’accorder à de tels témoignages une valeur qu’ils n’avaient pas dans les stades précédents. Dans ce scénario d’évolution, la transition vers la capacité argumentative repose sur une nouvelle capacité cognitive, la négation. Les êtres humains, contrairement à leurs prédécesseurs, sont capables de projeter des distinctions binaires sur des oppositions perceptives qui sont, par nature, graduelles. Un humain peut ainsi exprimer le fait qu’un objet est ou n’est pas comestible ou le fait qu’un individu est ou n’est pas un étranger. 73. Dessalles, La pertinence et ses origines cognitives. Nouvelles théories, HermèsScience, 2008. 74. Dessalles, “Altruism, status, and the origin of relevance” @, in Hurford et al. (eds.), Approaches to the evolution of language : social and cognitive bases, Cambridge UP, 1998 ; idem, La pertinence et ses origines cognitives. Nouvelles théories, HermèsScience, 2008.
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[les mondes darwiniens] Le stade du langage est remarquable en raison de l’utilisation d’une syntaxe. Pourquoi tous les humains s’astreignent-ils à utiliser une grammaire contraignante ? La grammaire permet d’exprimer avec précision ce que les logiciens appellent des prédicats, autrement dit des relations du type « x a la propriété P » ou « x a fait A à y ». Alors que les mots du protolangage évoquent des scènes concrètes, les mots du langage renvoient à des relations. Ce changement radical est dû, lui aussi, à l’introduction de l’argumentation. Une image ou une scène ne se prête pas à la négation. On peut avoir une image de ce qu’est une pomme, mais pas de ce qu’est une « non-pomme ». En revanche, on comprend ce que signifient « x n’a pas la propriété P » ou « x n’a pas fait A à y ». Les relations, en se prêtant à la négation, constituent les atomes de l’argumentation. La capacité syntaxique des humains trouve ainsi sa fonction en permettant l’expression des relations75. 7 Conclusion
C
e chapitre avait pour objectif principal de montrer que le langage pose un problème difficile à la théorie de l’évolution. Le fait que des individus entrent de manière répétée en compétition pour fournir des informations potentiellement utiles à leurs congénères est une propriété du langage que l’on ne peut évacuer à l’aide de considérations sommaires sur l’avantage des auditeurs. Pour expliquer l’avantage des locuteurs, nous avons pris en compte la dimension politique de l’organisation sociale homininée. Les individus se choisissent selon certains critères pour former des coalitions. Les individus en quête d’amis ou soucieux de conserver les amis déjà acquis sont amenés à afficher les qualités socialement recherchées. J’ai fait observer que depuis l’invention des armes létales, être capable de signaler l’inattendu devient une valeur, car c’est l’indice de la capacité à prévenir le danger. Le langage serait ainsi issu, à l’origine, de la généralisation d’un comportement d’alerte. Ce modèle est encore provisoire est doit encore être testé, mais il a le mérite de réintégrer le langage dans le cadre normal des sciences de la nature, le cadre darwinien.
75. Dessalles, Aux origines du langage. Une histoire naturelle de la parole, HermèsScience, 2000.
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chapitre 37
Pierrick Bourrat
L’évolution de la religion d’un point de vue darwinien : synthèse des différentes théories
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epuis une quinzaine d’années environ, le phénomène religieux suscite un intérêt grandissant auprès des évolutionnistes. Alors qu’il n’existe qu’une seule et unique théorie darwinienne de l’évolution (si l’on s’en réfère à la théorie synthétique de l’évolution), il existe une myriade de théories proposant une explication évolutive et darwinienne de l’origine et de l’évolution des croyances et pratiques religieuses. Une raison évidente à cet état de fait est que la religion est un phénomène extrêmement complexe qui peut être non seulement découpé en plusieurs traits culturels qu’il est possible d’étudier indépendamment, mais aussi l’être de différents points de vue. En effet, on peut s’intéresser par exemple, aux rituels religieux, aux croyances en des entités surnaturelles telles que des dieux ou ancêtres, ou bien encore à l’aspect économique de certaines religions. De la même manière, certaines théories mettent un accent particulier sur l’aspect cognitif du phénomène, d’autres ne considèrent le phénomène qu’à des échelles bien plus larges. La complexité du phénomène religieux est donc une explication partielle du nombre important de théories darwiniennes de la religion, mais ce n’est pas la seule. Une autre raison est plutôt d’ordre sociologique. En effet, si ces théories se réclament toutes du darwinisme, elles sont issues de courants de pensée différents. Certaines proviennent de la biologie évolutive, ou bien en sont directement dérivées, d’autres de l’anthropologie évolutive, de la psychologie évolutionniste, des sciences cognitives ou bien encore de l’économie. Ces différentes disciplines appréhendent le darwinisme de manière elle aussi différente. Par exemple, une hypothèse
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[les mondes darwiniens] postulée par la psychologie évolutionniste est que la majorité des adaptations psychologiques humaines se sont produites dans un environnement ancestral très différent de l’environnement moderne1. Ceci aurait conduit certains de nos comportements à être d’un point de vue adaptatif en décalage avec cet environnement moderne. C’est l’hypothèse du mismatch (mésappariement). Cette hypothèse n’est néanmoins pas un postulat de l’écologie comportementale humaine ou de l’anthropologie évolutive. En effet, dans ces disciplines, il est plutôt postulé que les comportements humains soient optimaux d’un point de vue adaptatif (relativement à certains compromis qu’un organisme ne peut éviter), même dans notre environnement moderne. Ces différentes façons de conceptualiser les mécanismes évolutifs et le darwinisme ont donc conduit à proposer différentes théories lorsqu’un phénomène culturel tel que la religion a commencé à être étudié. Un autre fait remarquable à propos des théories darwiniennes de la religion est que non seulement elles sont nombreuses, mais elles sont aussi bien souvent présentées comme incompatibles les unes avec les autres ou mutuellement exclusives. Il semblerait par exemple que selon différents courants de pensée, la croyance en des agents surnaturels soit ou bien un sous-produit de notre évolution sociale, ou bien une adaptation de l’individu ayant pour fonction de préserver sa réputation, ou bien encore une adaptation au niveau de groupes d’individus ayant pour fonction de renforcer la cohésion sociale. Ce type de divergence est très probablement, au moins partiellement, dû au fait, comme nous l’avons déjà souligné, que ces différents courants de pensée font des hypothèses différentes sur les contraintes appliquées à l’évolution humaine. Cependant, dans de nombreux cas, comme j’essayerai de le montrer dans ce chapitre, ces oppositions sont en fait trompeuses et il est possible d’intégrer les différentes théories en stipulant pour chacune d’entre elles quel type d’explication elle emploie et à quelle échelle. En effet, à la fin de ce chapitre, nous verrons que ces différentes oppositions sont le résultat d’un manque de précision dans les phénomènes expliqués par chaque théorie. Bien que rarement explicitées, certaines théories se focalisent sur une explication de l’origine de certains phénomènes religieux, alors que d’autres donnent une explication de l’évolution de ces phénomènes dans un contexte actuel. De la même manière, différentes théories n’étudient pas un phénomène avec la 1. Voir l’introduction à la partie consacrée à la psychologie évolutionniste : « La psychologie évolutionniste : enjeux, résultats, débats » ; et le chapitre de Downes. (Ndd.)
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] même échelle, spatiale ou temporelle. Plus généralement, ce chapitre sera une synthèse intégrative de différentes théories darwiniennes de la religion. L’intégration que je proposerai aura aussi pour but de pallier les défauts de chacune des théories tout en conservant leurs avantages respectifs en termes d’explication. Bien que certaines études aient tenté de juxtaposer plusieurs niveaux d’organisation2, il n’y a toujours pas eu de proposition rendant compte de l’articulation de ces différents niveaux. Mon projet sera donc une tentative dans ce sens. Pour chaque théorie abordée, je poserai des questions telles que : « Cette théorie permet-elle de rendre compte de l’émergence de la religion (ou au moins une caractéristique de la religion) et/ou sa stabilisation et donc sa présence aujourd’hui ? » ou encore : « Cette théorie prend-elle appui sur d’autres considérations développées par d’autres théories ? » Cette synthèse ne sera pourtant pas exhaustive. Des divergences au sein même des disciplines existent et les présenter dépasserait de loin l’ambition de ce chapitre. D’autre part, parmi les différentes perspectives que l’on peut prendre sur la complexité de la religion, ma synthèse n’abordera majoritairement que celui de la coopération. De nombreuses théories proposent en effet que l’une des fonctions de la religion est d’augmenter la coopération entre individus. D’autres part, la coopération est actuellement le domaine de recherche le plus fructueux pour aborder la religion d’un point de vue darwinien. Cependant, il serait faux de prétendre qu’il est le seul. Ma synthèse présentera donc les grandes tendances de ce domaine afin de donner au lecteur un échantillon assez représentatif du champ que l’on pourrait appeler « études évolutionnaires portant sur la religion ». Les théories que j’aborderai seront de trois grands types. La première est l’une des théories les plus populaires et peut être la plus aboutie, connue sous le nom de théorie de la religion en tant que sous-produit de l’évolution3. Dans cette théorie, le phénomène religieux, 2. Voir par exemple : Sosis & Alcorta (2003), “Signaling, Solidarity, and the Sacred : The Evolution of Religious Behavior”, Evolutionary Anthropology, 12(6) @ ; Roes & Raymond (2003), “Belief in moralizing gods”, Evolution and Human Behavior, 24(2) @ ; Sosis, Kress & Boster (2007), “Scars for war : evaluating alternative signaling explanations for cross-cultural variance in ritual costs”, Evolution and Human Behavior, 28(4) @ ; Johnson & Bering (2009), “Hand of God, mind of man” @, in J. Schloss & M.J. Murray (eds.), The Believing Primate : Scientific, Philosophical, and Theological Reflections on the Origin of Religion, Oxford UP @. 3. Barrett (2000), “Exploring the natural foundations of religion”, Trends in Cognitive Sciences, 4(1) @ ; Boyer (2001), Religion explained : The human instincts that fashion gods, spirits and ancestors, Basic Books ; Boyer & Ramble (2001), “Cognitive
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[les mondes darwiniens] ou plus précisément la croyance en des agents surnaturels, n’est aucunement considéré comme une adaptation, mais plutôt comme un sous-produit des adaptations qui ont permis à l’être humain d’être social. D’autres théories sont au contraire des théories expliquant différents phénomènes de la religion comme des adaptations présentes ou passées. Ce sont les théories issues de la psychologie évolutionniste4, la théorie de la « peur d’une punition surnaturelle5 », la théorie du signal coûteux6 et la théorie de la « kleptocratie7 ». Finalement, un troisième type de théories, se réclamant d’une vision du processus de sélection sur plusieurs niveaux et en particulier au niveau du groupe plutôt que de l’individu, proposent des explications à des niveaux supérieurs à celui de l’individu8. Suivant les trois types de théories que nous avons délimités, le chapitre sera divisé en trois principales sections. La première s’attardera sur la théorie de la religion en tant que sous-produit de l’évolution, alors que les deuxième et troisième aborderont les théories concevant la religion d’un point de vue adaptatif à différents niveaux d’organisation, respectivement l’individu et le groupe. Dans les sections 2 et 3, les théories présentées sont des solutions au problème de la coopération grâce aux traits associés à la religion, que ce soit des rituels ou des croyances. Nous verrons que schématiquement il existe deux types de solutions potentielles impliquant la religion dans le problème de la coopération, correspondant aux théories centrées sur l’individu et celles
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templates for religious concepts : cross-cultural evidence for recall of counterintuitive representations”, Cognitive Science, 25(4) @. Dennett (2006), Breaking the spell, Penguin Books. Johnson & Bering (2009), “Hand of God, mind of man” @, in J. Schloss & M.J. Murray (eds.), The Believing Primate : Scientific, Philosophical, and Theological Reflections on the Origin of Religion, Oxford UP @. Cronk (1994), “Evolutionary theories of morality and the manipulative use of signals”, Zygon®, 29(1) @ ; Sosis & Alcorta (2003), “Signaling, Solidarity, and the Sacred : The Evolution of Religious Behavior”, Evolutionary Anthropology, 12(6) @ ; Alcorta & Sosis (2005), “Ritual, emotion, and sacred symbols the evolution of religion as an adaptive complex”, Human Nature, 16(4) @ ; Sosis, Kress & Boster (2007), “Scars for war : evaluating alternative signaling explanations for cross-cultural variance in ritual costs”, Evolution and Human Behavior, 28(4) @. Diamond (1997), Guns, germs and steel, W.W. Norton & Co @. Wilson (2002), Darwin’s cathedral : Evolution, religion, and the nature of society, University of Chicago Press @ ; idem (2005), “Testing major evolutionary hypotheses about religion with a random sample”, Human nature, 16(4) @ ; Snarey (1996), “The natural environment’s impact upon religious ethics : a cross-cultural study”, Journal for the Scientific Study of Religion @ ; Roes & Raymond (2003), “Belief in moralizing gods”, Evolution and Human Behavior, 24(2) @.
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] centrées sur le groupe. Le premier type propose donc qu’un individu coopère, car sa réputation est en jeu. S’il ne coopère pas, il acquerra une mauvaise réputation et sa fitness en pâtira. Le second type est centré sur l’idée de sélection au niveau du groupe. Les individus coopèrent, car cela augmente la fitness du groupe dans lequel ils se trouvent, parfois à leurs dépens. S’ils ne coopèrent pas, le groupe dans lequel ils se trouvent s’éteindra et sera remplacé par un groupe dont le succès reproductif est supérieur9. Remarquons d’ores et déjà que la division entre théories de la sélection au niveau de l’individu et théories de la sélection au niveau du groupe sera très schématique. En effet, nous rencontrerons des théories dans lesquelles le niveau sur lequel la sélection s’opère sera très flou. Il sera par exemple aisé de concevoir qu’un individu coopère pour lui-même et pour son groupe. 1 La théorie du sous-produit de l’évolution
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a première des théories que nous allons aborder est la théorie de la religion en tant que sous-produit de l’évolution. Elle a été développée originellement dans le champ des sciences cognitives et propose que la croyance en des agents surnaturels soit principalement la conséquence de pressions de sélection agissant sur d’autres traits, qui sont (ou étaient) critiques pour la survie d’individus dans leur environnement10. Buss et ses collaborateurs définissent des sous-produits de l’évolution comme « des caractéristiques qui ne résolvent pas de problèmes adaptatifs et qui n’ont pas de fonction évolutive. Ils sont associés avec des traits qui ont une fonction évolutive, car ils ont fortuitement été couplés avec ces adaptations11 ». En l’occurrence, dans le cas de la religion en tant que sous-produit, ce sont deux traits qui ont été distingués. 1.1 Deux traits critiques Le premier trait critique est ce que Justin Barrett12 appelle l’Hypersensitive Agency Detection Device (HADD), que l’on peut traduire par « dispositif hypersensible de détection d’agents ». Ce terme vient d’un argument développé 9. Voir les chapitres de Clavien et de Huneman, ce volume, sur la sélection de groupe. (Ndd.) 10. Voir Buss et al. (1998), “Adaptations, exaptations, and spandrels”, American psychologist, 53(5), pour une discussion du terme « sous-produit de l’évolution ». 11. Ibid. 12. Barrett (2000), “Exploring the natural foundations of religion”, Trends in Cognitive Sciences, 4(1) @.
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[les mondes darwiniens] par Stewart Guthrie qui propose que les êtres humains soient naturellement prédisposés à détecter des d’agents dans leur environnement, alors même que ces agents n’existent pas13. D’après Guthrie, un tel dispositif perceptuel, bien que biaisé, pourrait avoir été réellement adaptatif dans notre passé évolutif. En effet, dans un environnement incertain, ne pas détecter un agent peut potentiellement avoir des conséquences sur la survie bien plus importantes que de détecter de façon erronée un agent qui n’existe pas. Imaginons par exemple qu’un tel agent soit un membre d’une tribu rivale ou un prédateur, manquer de le détecter pourrait être fatal. Une analogie avec ce type d’erreur ou biais cognitif est celle d’une alarme incendie. Si elle se déclenche trop souvent alors qu’il n’y a pas d’incendie, cela sera toujours moins fâcheux que si elle ne se déclenche pas alors qu’il y en a réellement un. Nous attendons donc d’une alarme incendie qu’elle se déclenche plus souvent qu’il n’y a d’incendie. Suivant cette logique, une des prédictions que nous pouvons faire est que les êtres humains (mais aussi d’autres organismes) détectent des agents dans leur environnement plus souvent qu’il n’y en a en réalité. La croyance en des agents surnaturels serait donc le résultat d’une manifestation de ce type de phénomène. Un autre trait important dans l’évolution sociale humaine est ce que l’on appelle le module14 de théorie de l’esprit (theory of mind) qui est défini comme la capacité d’un individu à attribuer des états mentaux aux autres individus15. Pour des raisons évidentes, cette capacité est cruciale dans l’environnement humain. Bien qu’il n’existe pas d’études rigoureuses sur ce sujet, il semblerait que les personnes qui ne la possèdent pas ou l’acquièrent de manière limitée, comme les autistes16, développent une forme de croyance en Dieu très 13. Guthrie (1993), Faces in the clouds : A new theory of religion, Oxford UP @ ; Barrett (2000), “Exploring the natural foundations of religion”, Trends in Cognitive Sciences, 4(1) @ ; Tremlin (2006), Minds and gods : the cognitive foundations of religion, Oxford UP @. 14. Dans la théorie de la modularité de l’esprit, l’esprit est considéré comme étant composé de modules qui sont des sous-unités du cerveau, plus ou moins autonomes et qui ont une fonction spécifique, comme par exemple détecter des visages ou dans le cas présent attribuer des états mentaux aux autres individus. Pour plus de précisions, voir Robbins (2009), “Modularity of Mind” @, Stanford encyclopedia of philosophy. 15. Premack & Woodruff (1978), “Does the chimpanzee have a theory of mind ?”, Behavioral and Brain sciences, 1(04). 16. Baron-Cohen (1995), Mindblindness : An Essay on Autism and Theory of Mind, MIT Press @ ; Pinker (1997), How the mind works, Norton @ ; Bloom (2004), Descartes’
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] différente de la majorité d’entre nous, n’impliquant pas l’existence de Dieu en tant qu’agent surnaturel. Pour les autistes, il semblerait que Dieu soit une force surnaturelle, plutôt qu’un agent bienveillant ou punitif17. Le point clé de la théorie de l’esprit en relation avec les agents surnaturels est qu’elle suggère que les humains soient prédisposés à conceptualiser les agents surnaturels en lesquels ils croient d’une manière anthropomorphique, ou en d’autres termes, avec des traits humains et des préoccupations humaines. Barrett et Keil18 ont montré par exemple que lorsque l’on demandait à des étudiants affirmant qu’ils n’avaient pas de concepts anthropomorphiques de Dieu de répondre très rapidement à propos de ses capacités surnaturelles, ces derniers structuraient leurs réponses en termes d’agents humains. Par exemple, bien que les participants à cette étude aient dans leur religion une conception d’un Dieu omnipotent, lorsqu’ils devaient répondre rapidement et intuitivement à certaines questions, leurs réponses laissaient paraître qu’ils ne le conceptualisaient pas ainsi, mais plutôt comme capable de faire une seule tâche à la fois. Boyer19, dans une perspective plutôt anthropologique, et Barrett20, dans une perspective issue de la psychologie expérimentale, proposent tout deux une version détaillée de la théorie du sous-produit. 1.2 La religion est un phénomène trop élaboré pour n’être qu’un sous-produit Bien que balbutiantes, les sciences cognitives de la religion pourraient se révéler extrêmement fertiles en proposant de nouvelles approches pour étudier la religion. Cependant, nous pouvons déceler une limite de taille à cette entreprise et plus spécifiquement à la théorie de la religion comme sous-produit de l’évolution : elle permet une explication de l’émergence ou de l’origine des comportements religieux, mais son pouvoir explicatif diminue grandement Baby : How the science of child development explains what makes us human, Basic Books @. 17. Tremblin (2006), Minds and gods : the cognitive foundations of religion, Oxford UP @ ; Atran (2002), In Gods We Trust : The Evolutionary Landscape of Religion, Oxford UP @ ; Bering (2002), “The Existential Theory of Mind”, Review of General Psychology, 6(1). 18. Barrett & Keil (1996), “Conceptualizing a nonnatural entity : Anthropomorphism in God concepts”, Cognitive Psychology, 31(3) @. 19. Boyer (2001), Religion explained : The human instincts that fashion gods, spirits and ancestors, Basic Books. 20. Barrett (2004), Why would anyone believe in God ?, AltaMira Press @.
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[les mondes darwiniens] lorsque nous cherchons à expliquer pourquoi agents surnaturels, religions et rituels peuvent parfois être si élaborés. Rappelons la définition de sous produit de Buss et ses collaborateurs donnée plus haut Si l’on suit cette définition et l’on adhère à la théorie de la religion en tant que sous-produit, la croyance en des agents surnaturels est simplement un sous-produit du HADD et de la théorie de l’esprit. Cependant, il est légitime de se demander pourquoi certains agents surnaturels, en plus de leurs caractéristiques anthropomorphiques, peuvent s’en voir attribuer d’autres, comme par exemple être tout puissants, bons envers l’humanité, avoir créé l’univers, etc. Proposer que la religion ne soit qu’un sousproduit de l’architecture de notre cerveau (directement hérité de notre passé évolutionnaire) signifie implicitement que depuis l’émergence de telles croyances, la sélection naturelle n’a pas agi sur ces dernières. Pourtant, il paraît raisonnable de penser que des processus de sélection naturelle et/ou culturelle aient eu lieu depuis lors. Certaines caractéristiques des agents surnaturels sont observées avec une certaine régularité de manière transculturelle21 et n’ont a priori de lien direct ni avec le module de théorie de l’esprit, ni avec le HADD. Il est de surcroît difficile de concevoir comment ces caractéristiques pourraient être des sous-produits d’adaptation au niveau cognitif et uniquement cela. Les théories que nous aborderons dans les sections 2 et 3 proposent que ces régularités soient en fait elles-mêmes des adaptations ou tout au moins aient un rôle adaptatif dans les sociétés humaines. Ainsi, la théorie de la religion en tant que sous-produit – bien qu’elle soit une théorie importante de l’origine de la religion et qu’elle soit aussi, directement ou indirectement, le point de départ de nombreuses autres théories – ne permet pas une explication complète du phénomène de la croyance en des agents surnaturels. 2 Des théories adaptatives au niveau de l’individu 2.1 La religion comme une adaptation ancestrale qui ne l’est plus aujourd’hui : la théorie du « faible pour les sucreries » Les théories du « faible pour les sucreries » (sweet-tooth theories) sont un nom donné par Daniel Dennett à un ensemble de théories sur l’évolution 21. Snarey (1996), “The natural environment’s impact upon religious ethics : a crosscultural study”, Journal for the Scientific Study of Religion @ ; Roes & Raymond (2003), “Belief in moralizing gods”, Evolution and Human Behavior, 24(2) @ ; Atkinson & Bourrat (2011), “Beliefs about God, the afterlife and morality support the role of supernatural policing in human cooperation”, Evolution and Human Behavior, 32(1) @.
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] des croyances et pratiques religieuses22. L’idée principale derrière cette dénomination est que les religions ont incorporé des caractéristiques qui étaient adaptatives dans le passé de l’humanité, mais qui ne le sont plus aujourd’hui. Dennett compare le concept de religion aux aliments gras et sucrés qui étaient probablement rares pour nos ancêtres, mais donnaient un avantage sélectif certain aux individus y ayant accès. Dans notre environnement moderne, ces ressources ne sont plus rares et ne donnent pas d’avantage sélectif aux individus y ayant accès, puisqu’elles ont, au contraire, un effet plutôt délétère (cholestérol, diabète, etc.). Pourtant, ces substances sont aujourd’hui consommées en grande quantité, car toujours attirantes pour nous. Comme signalé plus haut, c’est le phénomène de mésappariement : un individu n’est plus adapté à son environnement qui a évolué souvent trop vite pour que de nouvelles solutions adaptatives soient trouvées. Nous pouvons imaginer un cas similaire avec la religion. Il se pourrait qu’il soit aujourd’hui coûteux ou neutre pour des individus (d’un point de vue évolutif) d’avoir des croyances et pratiques religieuses (coûts en temps et ressources tels que coopérer alors que la majorité des individus ne coopère pas), mais ceci pourrait avoir été avantageux dans notre passé évolutionnaire quand les conditions étaient différentes. Les avantages auraient pu être, par exemple, de permettre une coopération plus grande entre les membres d’une tribu. Ces croyances et pratiques auraient ainsi été sélectionnées, mais auraient perdu subséquemment certains ou tous leurs rôles dans la cohésion sociale, qui auraient été compensés par d’autres phénomènes culturels. Cependant, ces croyances devenues intuitives continueraient à être attractives. Ainsi, le christianisme ou l’islam, par exemple, pourraient être vus comme des phénomènes culturels inventés et sélectionnés par les êtres humains car ils réunissent ces croyances attractives. Cependant ils n’auraient aucune fonction évolutive aujourd’hui et pourraient même à certains égards être considérés comme maladaptatif. Pour pousser notre analogie plus loin, notre goût pour les aliments riches en graisses et en sucres ont poussés les êtres humains à créer des fast-foods, qui servent de la nourriture qui n’a rien d’adaptatif aujourd’hui. De la même manière, nos intuitions spirituelles qui étaient adaptative dans le passé évolutif de l’être humain ont eu une grande influence sur la création des religions. Elles sont en fait de très bonnes synthèses de différentes caractéristiques qui étaient 22. Dennett (2006), Breaking the spell, Penguin Books.
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[les mondes darwiniens] adaptatives dans le passé évolutif de l’être humain, mais qui ne le seraient plus aujourd’hui. Cette idée rentre totalement dans le cadre de la psychologie évolutionniste et mériterait d’être développée. Cependant, Dennett ne propose pas d’études précises confortant son idée. En effet d’une part il reste plutôt vague sur la ou les fonctions exactes qu’aurait pu avoir la religion. Même s’il est toujours difficile de tester des hypothèses du passé, il serait toutefois nécessaire de vérifier si de telles hypothèses sont compatibles avec les scénarios évolutifs de l’évolution humaine. D’autre part, telles études devraient montrer que les religions n’ont aucune influence sur la fitness des individus aujourd’hui. Une telle démonstration devrait aussi être adoptée dans le cas de la théorie du sous-produit et serait beaucoup plus facile à tester, puisqu’elle ne fait pas de considérations sur l’environnement ancestral dans lequel les croyances en des agents surnaturels sont apparues. Finalement, alors qu’il semble assez probable et raisonnable que certaines caractéristiques aient été adaptatives, il est tout aussi probable, comme nous l’avons vu dans la section 1, que certaines ou de nouvelles caractéristiques le soient toujours aujourd’hui. Certains auteurs regardent en effet la théorie du sous-produit et du faible pour les sucreries comme insuffisantes pour expliquer les manifestations religieuses. Ils pensent que des caractéristiques de la religion ont aujourd’hui toujours un rôle adaptatif. 2.2 Théories de la religion comme phénomène adaptatif de nos jours au niveau de l’individu 2.2.1 La théorie de la peur d’une punition surnaturelle La théorie de la peur d’une punition surnaturelle, défendue principalement par Jesse Bering et Dominic Johnson23, tire elle aussi ses origines des sciences cognitives. La théorie de l’esprit et le HADD ont, dans cette théorie, strictement le même rôle. Cependant, la prise en compte de la contrainte imposée par l’émergence du langage sur la cognition humaine est une autre caractéristique cruciale de cette théorie (peut être même la plus importe). Bering et Johnson proposent en effet qu’avec l’apparition du langage humain, la réputation devienne une caractéristique primordiale de l’espèce humaine. Selon eux, elle 23. Johnson & Bering (2009), “Hand of God, mind of man” @, in J. Schloss & M.J. Murray (eds.), The Believing Primate : Scientific, Philosophical, and Theological Reflections on the Origin of Religion, Oxford UP @.
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] permettrait une rapide dispersion des idées et avec elles des informations du type « qui a fait quoi ». L’émergence du langage imposerait donc nolens volens de nouvelles pressions de sélection sur les individus par le biais de la réputation qu’ils acquièrent. Acquérir une mauvaise réputation est extrêmement désavantageux et la coopération est une stratégie qui permettrait de résoudre au moins partiellement ce problème. Même si coopérer a un coup, la balance nette entre ce coût et les bénéfices de la coopération (en premier lieu obtenir une meilleure réputation) est positive dans certains contextes. Partant de ces hypothèses, Johnson et Bering proposent que les croyances en des agents surnaturels soient un moyen d’augmenter la coopération entre les individus. Rappelons que le HADD et le module de théorie de l’esprit permettent la création de concepts d’agents surnaturels anthropomorphes. Le HADD reconnaît de façon erronée des agents dans l’environnement et le module de théorie de l’esprit permet à ces agents de posséder des états mentaux et une volonté similaires aux êtres humains. Imaginons maintenant qu’un individu se mette aussi à croire qu’un ancêtre ou tout autre agent surnaturel le punira s’il agit de manière antisociale au sein de la communauté. Johnson et Bering pensent que cet individu acquerra, en moyenne, une réputation meilleure qu’une personne n’ayant pas de telle croyance, puisqu’il sera moins enclin à avoir des comportements antisociaux. La fitness individuelle (qui est classiquement définie comme étant le produit de la survie et la reproduction des individus d’une population) de cette personne sera donc en moyenne supérieure à celle d’un non-croyant et cette croyance, si elle est héritable, sera transmise aux individus de la génération suivante. Johnson et Bering pensent aussi que cet individu aura en moyenne une fitness supérieure à un autre individu, même si ce dernier est prosocial, c’est-à-dire coopère facilement avec les autres individus de son entourage. L’argument qu’ils proposent est le suivant : si une personne pense qu’elle est constamment observée, comme cela pourrait être le cas si elle croit en des agents surnaturels invisibles et/ou omniscients, le risque qu’elle commette des actes antisociaux, alors qu’elle est de manière effective seule, sera moins important puisqu’elle pensera qu’elle n’est en réalité pas seule (un être invisible l’observe ou sait ce qu’elle fait) et donc agira en conséquence – c’est-à-dire, pour Bering et Johnson, agira en toutes circonstances de manière prosociale. Cette contrainte n’étant pas imposée aux autres individus, même s’ils sont prosociaux par ailleurs, leurs chances d’être surpris en train de commettre des actes égoïstes alors qu’ils
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[les mondes darwiniens] pensaient être seuls et donc d’acquérir par la suite une mauvaise réputation seront bien plus grandes. Cette théorie paraît prometteuse et testable empiriquement. Elle l’a d’ailleurs été avec succès selon l’interprétation des auteurs24. Pourtant, elle comporte de nombreuses limites et bien qu’il soit possible de la tester empiriquement, il reste très délicat de le faire. Il serait trop long d’énumérer ici de manière exhaustive toutes ses limites et les raisons de la difficulté à la tester. Nous dégagerons les points les plus importants25. Une des limites importantes de la théorie de Bering et Johnson est qu’elle est présentée comme une théorie où le seul et unique niveau de sélection est le niveau individuel. Or, la réputation, bien qu’elle soit une caractéristique importante des relations entre individus, ne l’est que pour les autres individus avec qui un individu donné coopère, c’est à dire les membres de son groupe. La réputation n’est certainement pas un facteur important dans la relation entre des individus de deux groupes qui sont en guerre ou n’ont aucun lien. En effet, de manière intuitive, il est bien plus problématique que votre voisin ou votre ami ait une mauvaise opinion de vous et qu’il la diffuse dans son entourage (qui a de grandes chances d’être aussi le vôtre), plutôt qu’une personne vivant à 3 000 kilomètres et avec qui vous n’aurez probablement aucun contact. Une fois cette remarque prise en compte sérieusement, il devient clair que la peur d’une punition surnaturelle peut permettre de comprendre la croyance en des agents surnaturels moralisateurs d’un point de vue darwinien, mais seulement dans le contexte d’un groupe unique ou isolé, probablement originel. Ceci n’est plus le cas aujourd’hui, il existe différents groupes d’individus ayant différentes croyances et peu d’entre eux sont totalement isolés. La théorie de la peur d’une punition surnaturelle telle que la propose Bering et Johnson est insuffisante et trop simpliste pour rendre compte de toutes les caractéristiques des croyances en des agents surnaturels que l’on peut observer d’un groupe d’individus à l’autre. En effet, elle ne peut pas, par exemple, expliquer pourquoi différents groupes d’individus croient en différentes punitions surnaturelles 24. Voir Bering, McLeod & Shackelford (2005), “Reasoning about dead agents reveals possible adaptive trends”, Human Nature, 16(4) @ ; Johnson (2005), “God’s Punishment and Public Goods : A Test of the Supernatural Punishment Hypothesis in 186 World Cultures”, Human Nature, 16(4) @. 25. Pour un traitement plus complet, voir Bourrat, Atkinson & Dunbar (à paraître), “Supernatural punishment and individual social compliance across cultures”, Religion Brain and Behaviour.
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] ou pourquoi les punitions auxquelles croit un groupe ne font pas peur aux individus d’autres groupes. Au mieux, comme la théorie du sous-produit de l’évolution, la peur d’une punition surnaturelle est une partie d’une explication plus large de l’évolution de la croyance en des agents surnaturels. Cependant, elle représente un raffinement par rapport à la théorie du sous-produit, dans le sens où elle permet de comprendre pourquoi les croyances en des agents surnaturels particulièrement intéressés par la vertu morale et enclins à punir sont assez courantes dans les sociétés humaines. Une autre limite à cette théorie vient de ses résultats empiriques mitigés. En effet, l’hypothèse de la peur d’une punition surnaturelle a été testée de manière transculturelle par Johnson26 qui a utilisé une base de données contenant 186 sociétés avec plus de 2 000 variables, dont certaines liées aux croyances religieuses et d’autres à la coopération. Les résultats confortent selon lui l’hypothèse de la peur d’une punition surnaturelle comme un mécanisme expliquant (au moins partiellement) les différents niveaux de coopération, que ce soit entre individus (par exemple, ne pas voler son prochain) ou bien au niveau institutionnel (par exemple, l’existence d’une monnaie ou d’une police dans la société). Bourrat, Atkinson et Dunbar27 ont testé une nouvelle fois cette hypothèse en utilisant la même base de données, mais en considérant que cette hypothèse devait être valide non seulement pour des agents surnaturels qui ne sont pas des dieux ou des ancêtres, mais aussi pour toute autre forme de punition qui n’implique pas d’agents, comme l’avaient proposé antérieurement Johnson et Krüger28, puisqu’aucun critère, dans la théorie, ne justifie une telle discrimination. D’autre part, ils soulignent que le champ d’application de la théorie se limite à la coopération entre individus et n’est donc pas valide pour la coopération institutionnelle. Il en ressort que globalement l’hypothèse ainsi formulée ne permet pas d’expliquer les résultats qu’ils obtiennent. Ils pensent Cependant que la base de données anthropologiques utilisée n’est pas assez fine et précise pour détecter des croyances personnelles. Atkinson et Bourrat29 ont donc testé une nouvelle fois cette hypothèse à l’aide d’une seconde base 26. Johnson (2005), “God’s Punishment and Public Goods : A Test of the Supernatural Punishment Hypothesis in 186 World Cultures”, Human Nature, 16(4) @. 27. Bourrat, Atkinson & Dunbar (à paraître), “Supernatural punishment and individual social compliance across cultures”, Religion Brain and Behaviour. 28. Johnson & Krüger (2004), “The Good of Wrath : Supernatural Punishment”, Political Theology, 5 @. 29. Atkinson & Bourrat (2011), “Beliefs about God, the afterlife and morality support
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[les mondes darwiniens] de données plus précise sur les croyances de chaque individu et leurs résultats semblent en accord avec la théorie dans une version légèrement modifiée. 2.2.2 La théorie du signal coûteux appliquée à la religion La théorie du signal coûteux appliquée à la religion se focalise sur un autre aspect spécifique de la religion : celui des rituels. Cependant, c’est toujours sous l’angle de la coopération qu’ils sont abordés. La théorie du signal coûteux tire ses origines des travaux de John Krebs et Richard Dawkins sur la théorie de la manipulation des signaux30 et de ceux d’Amotz Zahavi31 sur le principe du handicap. La théorie de la manipulation des signaux propose que les signaux devraient être vus comme des tentatives de manipuler les individus receveurs de ces signaux, plutôt que de les informer. Cette idée fera plus tard partie de la théorie du phénotype étendu32, dans laquelle le phénotype d’un individu n’est pas seulement vu comme l’expression des gènes de cet individu, mais aussi la manière dont cet individu modifie son environnement dans un sens plus général (incluant le comportement des autres). Dans une version révisée de cette théorie, Krebs et Dawkins33 défendent l’idée que l’usage de signaux de nature manipulatrice ou coopératrice devrait dépendre du chevauchement d’intérêts entre individus émetteurs et individus receveurs : lorsqu’émetteurs et receveurs ne partagent pas ou peu d’intérêts, les receveurs devraient être soumis à une forte pression de sélection pour détecter et résister à la tentative de manipulation de l’émetteur. Cela devrait en retour amener les émetteurs à développer de nouvelles stratégies pour manipuler les receveurs et ainsi de suite ad infinitum. Ceci est typique des courses aux armements telles qu’elles sont décrites dans l’hypothèse de la reine rouge34. Lorsque receveurs et émetteurs partagent des intérêts communs, le signal devrait être plus simple, car la manipulation n’est pas dans l’intérêt évolutif des émetteurs. the role of supernatural policing in human cooperation”, Evolution and Human Behavior, 32(1) @. 30. Dawkins & Krebs (1978), “Animal signals : information or manipulation”, Behavioural ecology : An evolutionary approach. 31. Zahavi (1975), “Mate selection - a selection for a handicap”, Journal of theoretical Biology, 53(1) @. 32. Dawkins (1982), The Extended Phenotype, Oxford UP @. 33. Krebs & Dawkins (1984), “Animal signals : mind-reading and manipulation”, Behavioural ecology : An evolutionary approach, 2 @. 34. Van Valen (1973), “A new evolutionary law”, Evolutionary Theory, 1(1), 1 @.
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] Le principe du handicap expose, entre autres, que les mâles, dans un contexte de sélection sexuelle, devraient montrer leur qualité aux femelles par le biais d’un handicap35. Par exemple, la longue queue d’un paon mâle est néfaste pour cet individu. Néanmoins, puisqu’une longue queue colorée est handicapante (elle augmente les risques de prédation et demande beaucoup de ressources pour être produite), un individu avec une longue queue (relativement aux autres mâles) toujours en vie signale en fait qu’il est capable d’éviter les prédateurs en dépit de ce handicap. Une femelle choisissant un mâle avec une longue queue sélectionne en conséquence un mâle de haute qualité. Dans ce cas, une course à l’armement est aussi envisageable, mais entre émetteurs. Dans la structure théorique de Krebs et Dawkins, le principe du handicap (handicap en vertu d’un signal coûteux) correspond à un cas de coopération entre émetteurs et receveurs (donc sans course aux armements entre eux), mais dans un contexte possible de défection. En effet, Krebs et Dawkins portent leur attention sur de nombreux cas de signaux avec lesquels l’imitation est impossible, car un lien obligatoire et direct existe entre le signal cible et la condition nécessaire sous-jacente à ce trait (par exemple entre la taille du corps et la fréquence des signaux vocaux). Dans ce cas, aucune course à l’armement entre émetteurs n’est attendue puisqu’aucune imitation ne sera convaincante. D’autre part, le signal sera un signal honnête pour les receveurs. Mais comme le suggère Zahavi36, même lorsqu’un tel lien n’existe pas, des signaux qui sont coûteux à produire pour les émetteurs pourront être honnêtes pour les receveurs et leur permettre une distinction entre un individu de bonne qualité et un individu de moins bonne qualité pour un trait donné. Dans ces conditions, un signal sera honnête si et seulement si le coût d’imitation de ce signal est plus important que les bénéfices qu’un individu de qualité inférieure pourrait obtenir s’il l’imitait de manière convaincante37. Dans le cas où aucune condition sous-jacente obligatoire à l’existence d’un trait n’existe en relation avec ce qu’il est supposé signaler (par exemple, un partenaire sexuel de haute qualité dans le cas du paon), une course à l’armement est attendue entre émetteurs, avec 35. Zahavi (1975), “Mate selection-a selection for a handicap”, Journal of theoretical Biology, 53(1) @. 36. Ibid. 37. Grafen (1990), “Biological signals as handicaps”, Journal of Theoretical Biology, 144(4) @.
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[les mondes darwiniens] des coûts associés aux traits de plus en plus importants que seuls certains individus pourront investir. Plusieurs chercheurs ont proposé l’application de cette idée aux rituels humains38. Ils proposent que la fonction des rituels soit de promouvoir la coopération au sein d’une société, mais que cela ne puisse être possible qu’avec des rituels qui soient coûteux pour les individus qui y participent. Dans de nombreuses sociétés, nous pouvons trouver des rites d’initiation douloureux ou effrayants comme ceux incluant des tatouages ou des scarifications. Ces rituels et d’autres encore peuvent être interprétés comme le signal d’un engagement envers une communauté qu’un individu envoie aux autres, montrant qu’il veut s’engager dans la communauté et qu’il ne fera pas cavalier seul dans un contexte futur où il aurait la possibilité de le faire. Il montre par cet investissement qu’il est un partenaire fiable de la communauté, car les bénéfices associés au fait de faire partie de la communauté sont sur le court terme en moyenne inférieurs au coût qu’il subit lors du rituel. Par exemple, Sosis, Kress et Boster39 ont proposé que les tatouages, mutilations génitales et scarifications que certains individus endurent lors de rites de passage dans différentes sociétés soient, en plus d’être douloureux, des signaux montrant l’appartenance à un groupe. Lorsqu’un individu accepte de telles scarifications, il lui sera impossible par la suite de faire partie d’un autre groupe, puisqu’il aura la marque permanente de l’appartenance au groupe dans lequel il a reçu ses scarifications (ce qui représente un coût important si cet individu est banni de son groupe). Cependant, un signal peut être coûteux de différentes manières : la même dépense peut être consentie en une seule fois, comme c’est le cas dans les rituels d’initiation douloureux et/ou effrayants, ou dans le temps, par exemple en étant présent chaque semaine à la messe (coût en termes de temps). Ces deux types de coûts correspondent parfaitement aux deux formes de religiosité que nous pouvons trouver transculturellement : « doctrinale » et « imagiste ». Dans la première forme, la religiosité passe par 38. Cronk (1994), “Evolutionary theories of morality and the manipulative use of signals”, Zygon®, 29(1) @ ; Irons (1996), “In our own self image : The evolution of morality, deception, and religion”, Skeptic, 4(2) @ ; Sosis & Alcotra (2003), “Signaling, Solidarity, and the Sacred : The Evolution of Religious Behavior”, Evolutionary Anthropology, 12(6) @. 39. Sosis, Kress & Boster (2007), “Scars for war : evaluating alternative signaling explanations for cross-cultural variance in ritual costs”, Evolution and Human Behavior, 28(4) @.
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] des pratiques et des rituels fréquents qui ne sont pas ou peu intenses. Dans la seconde forme, imagiste, la religiosité passe par des rituels et des pratiques très intenses, mais plus rares, et dont les individus qui les pratiquent se souviennent en principe toutes leur vie40. La théorie du signal coûteux appliquée aux rituels possède une structure explicative prometteuse et il y a déjà des résultats qui suggèrent que ce mécanisme est à l’œuvre dans le domaine des rituels humains, notamment avec le travail de Richard Sosis et ses collaborateurs sur les scarifications41 ou les communautés américaines du xixe siècle42. De plus, la théorie du signal coûteux peut être appliquée à une large gamme de comportements humains et dans différents contextes. Dans le domaine de la religion toujours, Terence Deacon, par exemple, pense que l’engagement des femmes dans une religion pourrait être, dans certains contextes, un signal honnête de leur fidélité43. L’idée derrière cette hypothèse est que les femmes réellement croyantes devraient théoriquement avoir plus peur d’être infidèles que les non-croyantes, à partir du moment où l’infidélité est considérée comme quelque chose de mauvais dans la société. La théorie de la peur d’une punition surnaturelle pourrait donc être aussi le mécanisme sous-jacent à certains des signaux religieux. Comme il n’existe pas de lien direct entre le fait d’être réellement croyante et le fait d’être fidèle, des manifestations de piété de plus en plus importante sont attendues lorsque des pressions de sélection sur la fidélité des femmes sont importantes. Cette idée est supportée par l’étude de Boster, Hudson et Gaulin44 sur la certitude de paternité, qui est supérieure chez les rabbins. 40. Pour plus de précision, voir Whitehouse (2004), Modes of religiosity : a cognitive theory of religious transmission, Altamira Press @ ; Atkinson & Whitehouse (2011), “The cultural morphospace of ritual form : Examining modes of religiosity crossculturally”, Evolution and Human Behavior, 32(1) @. 41. Sosis, Kress & Boster (2007), “Scars for war : evaluating alternative signaling explanations for cross-cultural variance in ritual costs”, Evolution and Human Behavior, 28(4) @. 42. Sosis (2000), “Religion and intragroup cooperation : Preliminary results of a comparative analysis of Utopian communities”, Cross-Cultural Research, 34(1) @ ; Sosis & Bressler (2003), “Cooperation and commune longevity : A test of the costly signaling theory of religion”, Cross-Cultural Research, 37(2) @. 43. Deacon (1997), The Symbolic Species : The Co-evolution of Language and the Brain, W.W. Norton & Co @. 44. Boster, Hudson & Gaulin (1998), “High paternity certainties of Jewish priests”, American anthropologist, 100(4) @.
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[les mondes darwiniens] Les auteurs attribuent ceci aux lois de pureté sexuelle auxquelles les femmes juives adhèrent. Ceci peut être traduit en termes de signaux coûteux comme le proposent Sosis et Alcorta45. Cependant, cette théorie issue directement de l’écologie comportementale et donc centrée sur le niveau de l’individu biologique, possède certaines limites. Par exemple, il est difficile de concevoir pourquoi certains traits culturels augmentant la fitness des individus (tels que les rituels) sur le long terme seraient si répandus dans les sociétés humaines sans invoquer une forme de sélection culturelle de groupe. Nous reviendrons sur ce problème dans la section 3. 2.2.3 La théorie de la kleptocratie La kleptocratie, bien qu’étant une théorie très générale, n’est pourtant pas une théorie des croyances et pratiques religieuses que nous pouvons appliquer à toutes les sociétés comme les théories que nous avons abordées jusqu’à maintenant. Elle se focalise sur l’évolution des religions dans les sociétés agricoles au sein desquelles la stratification sociale est possible. Le concept de kleptocratie est enraciné dans l’argument marxiste proposant que la religion ait été créée par les dirigeants d’une société pour matériellement exploiter le peuple, qui reçoit les bénéfices dérivés ou secondaires d’un niveau de sécurité matérielle et de productivité bas, mais constant46. Selon Jared Diamond47, les « vraies » religions n’émergent que lorsqu’une autorité centrale assimile des croyances au surnaturel en vue de fonder une escroquerie pyramidale. Les agents surnaturels, dans ce cas, peuvent être vus comme un moyen de renforcer le pouvoir des kleptocrates (l’élite dirigeante). La vaste majorité des individus est exploitée par les kleptocrates, mais ce système d’exploitation est coopératif. En effet, les kleptocrates maintiennent directement la cohésion du groupe par la force ou parce que la majorité des individus croient réellement que l’élite est en relation directe avec leur(s) dieu(x), justifiant ainsi leur position privilégiée. Il est quasiment certain que dans les sociétés du passé et actuelles, l’élite ait en moyenne une santé supérieure aux autres48, spécialement dans les systèmes agricoles où le stockage de 45. Sosis & Alcorta (2003), “Signaling, Solidarity, and the Sacred : The Evolution of Religious Behavior”, Evolutionary Anthropology, 12(6) @. 46. Atran (2002), In Gods We Trust : The Evolutionary Landscape of Religion, Oxford UP @. 47. Diamond (1997), Guns, germs and steel, W.W. Norton & Co @. 48. Voir Diamond (1987), “The worst mistake in the history of the human race”, Discover, 8(5) @.
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] la nourriture est la règle. Laura Betzig49 a montré de manière transculturelle que le niveau de despotisme était positivement corrélé avec la taille maximum des harems dans une société (les despotes ayant les harems les plus importants la plupart du temps). Nous pouvons donc penser que la fitness individuelle de l’élite, dans ce schéma, est supérieure à la fitness individuelle moyenne de la population. Remarquons qu’une forme de l’hypothèse de la peur d’une punition surnaturelle peut être compatible avec la théorie de la kleptocratie. C’est notamment le cas si un individu croit qu’il sera puni par un dieu ou ancêtre s’il n’obéit pas à son souverain. Mais dans la théorie de la kleptocratie, ce mécanisme – sous-jacent au phénomène que nous observons à l’échelle de la société – n’est qu’une possibilité parmi d’autres. La coopération entre individus peut tout aussi bien être le résultat de l’exploitation par les menaces et punitions directes des individus de haut rang afin de recevoir reconnaissance et soumission de la part des individus de classe inférieure, ou encore par l’imposition de rituels qui, selon des études récentes, auraient un effet positif sur la coopération. En effet, la synchronisation des mouvements des participants à un rituel auraient un tel effet50. Ce ne sont que quelques exemples. Il n’y a en fait aucune limite aux possibilités des individus de haut rang d’exploiter les individus de statut inférieur en s’appuyant sur les prescriptions d’une religion. Si cette théorie, bien que générale, permet de comprendre un certain nombre de phénomènes liés à la religion, une question reste toujours en suspens : si la kleptocratie réduit la fitness des individus en moyenne (puisque seuls quelques privilégiés obtiennent quasiment tous les bénéfices), pourquoi cette stratégie est-elle présente dans toutes les cultures ? Une réponse que je propose ici pourrait être que même si les individus des sociétés kleptocrates ont une fitness individuelle moyenne inférieure aux individus des groupes non kleptocrates (toutes choses étant égales par ailleurs), lorsque ces deux groupes sont en compétition, le type kleptocrate a une probabilité de gagner la compétition supérieure à l’autre type. En effet, un pouvoir centralisé tel que nous pouvons le rencontrer dans les sociétés kleptocrates permet la coopération d’un nombre d’individus plus grand et plus spécialisé (dans une armée, par 49. Betzig (1986), Despotism and differential reproduction : A Darwinian view of history, Aldine Publishing. 50. Voir Wiltermuth & Heath (2009), “Synchrony and cooperation”, Psychological Science, 20(1) @.
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[les mondes darwiniens] exemple) que dans les sociétés égalitaires. Ces deux paramètres sont critiques dans une compétition intergroupe51. Nous y reviendrons plus tard en présentant les théories de la religion se focalisant au niveau du groupe. La théorie de la kleptocratie est donc une théorie qui se focalise au niveau de l’individu puisque certains individus vont augmenter leur fitness de manière extrême si nous la comparons aux individus moyens. Cependant, cette explication n’est pas suffisante pour expliquer la persistance dans le temps de groupes kleptocrates. Cette théorie autorise aussi l’intégration de nombreux mécanismes, qu’ils soient cognitifs, évolutifs et environnementaux. Elle a donc potentiellement un pouvoir explicatif élevé. Malheureusement, elle est aussi très délicate à tester de manière précise puisqu’elle est très générale et fait intervenir de nombreux facteurs. D’autre part, comme nous l’avons vu, une compétition entre groupes pourrait être à l’origine du succès de ce type de société. Il est donc important de comprendre que la sélection au niveau de l’individu dans un groupe, même s’il permet d’expliquer l’origine des « vraies religions », ne peut pas rendre compte de la stabilisation du phénomène observé. Au moins deux niveaux de sélection doivent être pris en considération pour le comprendre : le niveau individuel et le niveau du groupe. Diamond lui-même envisage la possibilité d’une sélection de groupe pour expliquer le succès de cette stratégie52. 3 Théories adaptatives au niveau du groupe
L
a sélection au niveau de l’individu biologique a été privilégiée par la biologie évolutive depuis plus de trente ans53. Cependant, il semble que l’évolution ait procédé par ce que différents auteurs appellent des transitions majeures en évolution, consistant en la création de nouveaux types d’individus résultant de la coopération d’individus du niveau inférieur54. L’évolution du langage humain et de la culture est la dernière de ces transitions et il paraît plausible que les êtres humains forment ensemble grâce à la culture de nouveaux individus en compétition : des « superorganismes » humains.
51. Alexander (1987), The Biology of Moral Systems, Aldine de Gruyter. 52. Diamond (1997), Guns, germs and steel, W.W. Norton & Co @. 53. Wilson & Wilson (2007), “Rethinking the theoretical foundation of sociobiology”, The Quarterly Review of Biology, 82(4) @. 54. Maynard Smith & Szathmáry (1995), The Major Transitions in Evolution, Oxford UP @ ; Michod (1999), Darwinian Dynamics, Princeton UP @ ; Okasha (2006), Evolution and the Levels of Selection, Oxford UP @.
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] Toutes les théories individuelles de la religion que nous avons abordées reposent de manière explicite ou implicite sur le concept de gène. Toutefois, nous avons vu les limites de ces théories quand il s’agit d’expliquer à elles seules la diversité des religions. Pour pallier cette limite, il semble bien qu’il soit nécessaire de postuler des mécanismes d’évolution culturelle pour aboutir à une image plus complète de l’évolution des phénomènes religieux. Il est même envisageable que cette évolution soit de type darwinien. C’est justement ce que postule David Sloan Wilson55. Pour lui, la fonction évolutive de la religion est essentiellement de favoriser la production de biens communs au sein d’un groupe et la diminution de leur coût par le biais de la coopération altruiste des individus d’un même groupe, ceci se réalisant en une compétition directe ou indirecte entre groupes ayant différentes religions. Pour Wilson, il est donc tout à fait légitime de parler des formes de religions actuelles comme des adaptations culturelles au niveau de groupes d’individus biologiques. Il confirme cette hypothèse à l’aide de cas spécifiques détaillés56 et d’une analyse de trente-cinq religions choisies au hasard dans une encyclopédie de la religion57. Bien qu’il reconnaisse l’utilité et la plausibilité des autres hypothèses darwiniennes de la religion que nous avons abordées jusqu’à présent, il les écarte une à une en montrant qu’elles ne permettent pas une explication complète des phénomènes liés à la pratique et aux croyances religieuses. Il propose de conforter ses hypothèses en introduisant l’idée de sélection culturelle de groupes et l’idée de coévolution gène-culture58. Une façon de comprendre les interactions entre gènes et éléments culturels59 est de remarquer qu’ultimement, dans la plupart des cas, ces deux types d’entités ont un destin partagé, puisqu’elles dépendent (de façon différente, certes) du même interacteur, l’individu biologique humain. Cependant, gènes 55. Wilson (2002), Darwin’s cathedral : Evolution, religion, and the nature of society, University of Chicago Press @ ; idem (2005), “Testing major evolutionary hypotheses about religion with a random sample”, Human nature, 16(4) @. 56. Wilson (2002), Darwin’s cathedral : Evolution, religion, and the nature of society, University of Chicago Press @. 57. Wilson (2005), “Testing major evolutionary hypotheses about religion with a random sample”, Human nature, 16(4) @. 58. Richerdson & Boyd (2005), Not by genes alone : How culture transformed human evolution, University of Chicago Press @. 59. Voir le chapitre de Heintz & Claidière dans ce volume, pour plus de précision sur le sens d’« élément culturel ». (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] et entités culturelles sont fondamentalement différents sur un point. Les gènes sont la plupart du temps prisonniers de cet interacteur ou « véhicule » (excepté au moment d’un événement de reproduction), alors que les entités culturelles peuvent très facilement passer d’un individu à un autre lors d’un acte communicationnel. De ce point de vue, nous pouvons appréhender la culture de la même manière qu’une épidémie. En fait, des modèles d’évolution culturelle sur la base de la contagion peuvent être dérivés des modèles de la virulence60, car les entités culturelles font face aux mêmes contraintes que les parasites biologiques. Dans un cas hypothétique d’altruisme par le biais d’une pratique religieuse par exemple, cette dernière pourra se répandre avec succès si le coût (en termes de fitness) de cette pratique sur l’individu porteur est compensé par le nombre d’individus « infectés » au cours de cette pratique. Or, ce nombre d’individus « infectés » dépend du nombre d’individus disponibles dans une population : dans un cas idéal avec à la fois une population et une densité infinies, évolution biologique et évolution culturelle pourraient être complètement découplés l’une de l’autre. En effet, peu importe qu’une pratique religieuse soit meurtrière si un nombre infini d’individus est disponible et que quelques-uns adoptent la même pratique. Dans ce cas, la culture n’impose aucune contrainte sur la fitness des individus. Mais ce modèle est un modèle très peu réaliste. Non seulement le nombre d’individus disponibles dans une population est limité, mais ces populations sont aussi structurées et donc chaque individu n’a accès qu’à un nombre limité des individus disponibles. Dans de telles conditions, du point de vue des entités culturelles, les individus peuvent être considérés comme une ressource limitée. Si, sur le court terme, une pratique culturelle peut se répandre bien qu’elle impose un coût important aux individus la professant, très vite elle disparaîtra puisque de moins en moins d’individus seront disponibles dans l’entourage des individus porteurs de cette pratique. Au contraire, une pratique qui, en moyenne, permet d’augmenter la fitness des individus (ce qui peut se faire au détriment de certains d’entre eux) perdurera et sera transmise au cours du temps puisque de nouveaux individus seront disponibles. Une fois ces considérations prises en compte, l’intérêt d’une sélection sur plusieurs niveaux, et plus spécifiquement sur le niveau du groupe, et portant 60. Laland, Odling-Smee et Feldman (2000), “Niche construction, biological evolution, and cultural change”, Behavioral and Brain Sciences, 23(01) ; Bull (1994), “Virulence”, Evolution, 48(5) @.
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] sur des d’entités ou traits culturels devient évident. Les idées passent d’individus à individus qui coopèrent au sein d’un groupe (différents traits culturels peuvent avoir différentes fonctions dans un groupe et peuvent être mutuellement dépendants les uns des autres dans le processus de transmission). Des différences de pratiques religieuses entre groupes d’individus aboutissent ainsi à la persistance différentielle de ces groupes au cours du temps et éventuellement à leur croissance et à leur « reproduction ». Le prosélytisme, l’importance d’avoir des enfants pour certains individus, mais le célibat imposé à d’autres ou bien encore l’hostilité envers les autres communautés religieuses par exemple, peuvent être vus comme des traits adaptatifs au niveau de groupes culturels, même si certains individus voient leur fitness diminuer. Pour conclure cette section, je présente ici brièvement trois autres études en plus de celle de Wilson qui ont testé directement ou indirectement des théories de compétition de groupes en considérant des traits liés a la religion en tant qu’adaptations culturelles. La première est celle de Snarey61 qui, utilisant une base de données ethnographique de plusieurs centaines de sociétés et de variables, a montré que le fait de croire en un dieu moralisateur tout-puissant dans une société était corrélé positivement avec la pauvreté en eau du milieu. L’idée derrière ce résultat étant que le fait de croire en un dieu tout-puissant et moralisateur augmente la coopération entre les individus dans des milieux où le problème de la ressource en eau a un impact important sur la survie de ces sociétés. Ainsi, le résultat observé serait en fait le résultat d’une élimination des groupes n’ayant pas de telles croyances. Roes et Raymond62, utilisant la même base de données, ont testé différentes hypothèses et trouvent que les sociétés les plus grandes en nombre d’individus ont en moyenne plus tendance à avoir une croyance en un dieu moralisateur tout-puissant ou ayant créé l’humanité. Un autre de leurs résultats est que les sociétés les plus grandes (se trouvant généralement dans des zones les plus riches) entrent en guerre plus souvent que les autres. Roes et Raymond proposent que la croyance en des dieux moralisateurs permette aux sociétés d’augmenter leur taille, ce qui est un critère déterminant dans une compétition intergroupe impliquant des conflits. En effet, les sociétés de taille plus importante doivent 61. Snarey (1996), “The natural environment’s impact upon religious ethics : a crosscultural study”, Journal for the Scientific Study of Religion @. 62. Roes & Raymond (2003), “Belief in moralizing gods”, Evolution and Human Behavior, 24(2) @.
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[les mondes darwiniens] faire face de manière plus intense aux problèmes de défection en leur sein, ainsi que de scission. La croyance en des dieux moralisateurs et/ou tout-puissants permettrait d’augmenter la coopération entre les individus d’un même groupe, ce qui aboutirait à une résolution partielle des deux problèmes mentionnés ci-dessus : la défection au sein des groupes et leur scission. Enfin, une troisième étude, celle de Henrich et ses collaborateurs63, dans quinze populations l’impact de l’appartenance à l’islam et au christianisme sur l’équité des individus. Ils montrent, entre autres résultats, que l’appartenance à ces deux religions prédit une augmentation de l’équité des individus, par rapport à des individus adhérant à une religion locale. Ils testent l’équité des individus à l’aide de trois jeux classiquement utilisés par les économistes et qui impliquent deux individus. Dans l’un des jeux, que l’on nomme le jeu du dictateur, l’un des deux individus reçoit une somme d’argent qu’il peut partager comme bon lui semble avec l’autre joueur. Il peut décider de tout garder, de tout donner ou de faire un partage plus ou moins équitable. Le second joueur n’a pas d’autre choix que d’accepter ce que le premier joueur lui propose. Ce n’est pas le cas dans le second jeu économique utilisé par Henrich et ses collaborateurs, que l’on nomme jeu de l’ultimatum, qui est strictement identique au jeu du dictateur, mais dans ce cas le second joueur peut refuser la somme qui lui est proposée et s’il décide de le faire, aucun des joueurs ne reçoit d’argent. Finalement, Henrich et ses collaborateurs ont créé un jeu sur le même principe que les jeux du dictateur et de l’ultimatum, mais dans lequel le second joueur peut décider de punir le premier en investissant de l’argent qui lui a été donné auparavant, s’il estime que l’offre qui lui est proposée est insuffisante. Aux vues des résultats, qui suggèrent que les individus appartenant au christianisme et à l’islam sont plus équitables, Henrich et ses collaborateurs proposent que les grandes religions monothéistes aient coévolué avec les sociétés en facilitant les interactions à grande échelle. L’idée sous-jacente à cette proposition est le concept de sélection culturelle de groupes. Que cela soit Roes et Raymond, Snarey, ou Henrich et ses collaborateurs, aucun d’eux ne propose de mécanismes spécifiques impliquant la religion qui renforcent la coopération des individus dans ces sociétés. Par exemple, Roes et Raymond emploient simplement le terme de dieu « moralisateur ». La théorie de la peur d’une punition surnaturelle, la théorie de la kleptocratie 63. Henrich et al. (2010), “Markets, religion, community size, and the evolution of fairness and punishment”, Science, 327(5972) @.
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] et par certains aspects la théorie du signal coûteux pourraient être toutes les trois impliquées dans les phénomènes de moralisation et d’augmentation à grande échelle qu’observent Snarey et Roes et Raymond d’un côté, et Henrich et ses collaborateurs de l’autre. Aucune des théories proposant la religion comme une adaptation au niveau du groupe n’est une théorie proposant une origine à la fois cognitive et historique de la religion. Les mécanismes cognitifs, que ce soit dans l’étude de Snarey ou celle de Roes et Raymond, ne sont pas abordés. Même Wilson, qui est le grand architecte de la théorie de la sélection multiniveaux, c’est-à-dire sur plusieurs niveaux d’organisation, néglige allègrement des explications parfois plus simples, plus pertinentes en termes cognitifs et n’impliquant pas le niveau du groupe. Répondre de manière satisfaisante à la question de savoir pourquoi les individus croient de manière intuitive à l’existence d’êtres surnaturels n’implique certainement pas des explications de sélection de groupe. Cependant, répondre à la question de savoir pourquoi les individus de telle société croient en un ou des dieux/ancêtres moralisateurs et sont prosélytes en ne considérant simplement que la théorie du sous-produit ou n’importe quelle autre théorie au niveau individuelle, sera au mieux insuffisant. 4 Conclusion Dans ce chapitre, nous avons montré que différents types de théories darwiniennes pouvaient rendre compte de l’origine et de l’évolution des croyances et pratiques religieuse. Nous avons distingué six théories et remarqué qu’elles n’étaient pas incompatibles entre elles puisqu’elles n’avaient en règle générale pas le même champ d’application. Par exemple, la théorie du sous-produit permet une explication cognitive de l’origine de la croyance en des agents surnaturels. La théorie « faible pour les sucreries » ou mismatch permettrait, si elle était développée, de fournir des explications de type cognitif à l’existence de comportements dans les religions qui sont délétères pour l’individu. La théorie de la peur d’une punition surnaturelle permet une explication cognitive de l’origine de la croyance en des agents surnaturels moralisateurs. Les théories de la kleptocratie et du signal coûteux permettent respectivement une explication pluraliste de l’émergence des grands mouvements religieux et une explication comportementale de l’émergence de rituels coûteux. Finalement, des modèles de sélection multiniveaux permettraient de comprendre le maintien de nombre des
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[les mondes darwiniens] différentes caractéristiques des religions, mais aussi d’en expliquer d’autres. Le tableau Þ résume ces différences. D’autre part, il semble qu’une vision intégratrice soit la plus à même de rendre compte du phénomène dans son ensemble. En effet, nous avons vu que les conclusions tirées de la théorie du sous-produit de l’évolution étaient en fait un prérequis aux autres théories Niveau d’organisation privilégié
Théorie
Rôle explicatif
Type d’explication
Sous-produit
émergence et maintient de croyance en des agents surnaturels
Individuel
Cognitive
Faible pour les sucreries ou mismatch
Existence de comportements dans les religions qui sont délétères pour l’individu
Individuel
Cognitive
Peur d’une punition surnaturelle
Croyance en des agents surnaturels concernés par la moralité, (effrayants, autoritaires etc.)
individuel
Cognitive
Kleptocratie
émergence de religions pyramidales
Individuel
Pluraliste mais plutôt comportementale
Signal coûteux
émergence de rituels coûteux
Individuel
Comportementale
Approche multiniveaux avec une accentuation sur le niveau du groupe
émergence de certaines caractéristiques des religions telles que le prosélytisme. Maintient d’autres adaptations individuelles
Individuel et supérieurs
Plutôt comportementale, mais se veut pluraliste
Résumé des différentes théories abordées et leurs caractéristiques.
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[pierrick bourrat / l’évolution de la religion d’un point de vue darwinien] cognitives et plus spécifiquement à la théorie de la peur d’une punition surnaturelle. Ceci a été confirmé par la suite avec la théorie de la kleptocratie qui pourrait être liée à deux des trois théories cognitives que nous avons présentées, à savoir la peur d’une punition surnaturelle et la théorie du sousproduit de l’évolution. Nous avons également montré que le phénomène des rituels pouvait au moins en partie être expliqué par la théorie du signal coûteux et qu’encore une fois, des liens étaient possibles avec les théories au niveau cognitif (notamment via la théorie de la peur d’une punition surnaturelle), mais aussi avec la théorie de la kleptocratie. Finalement, il semble que les théories proposées au niveau du groupe puissent permettre une meilleure intégration de toutes ces théories, en gardant à l’esprit, bien entendu, que le niveau de l’individu et des contraintes cognitives qu’il impose doit être au centre des mécanismes explicatifs proposés – ce que les théories actuelles ne font pas. J’ai essayé de montrer que certaines des explications, bien qu’elles reposent sur le niveau de l’individu, ne prennent réellement sens qu’en les replaçant dans un contexte plus général impliquant l’interaction de différents groupes culturels. Un groupe d’individus est toujours difficile à définir, mais il semblerait qu’en choisissant des traits culturels pertinents, comme dans l’étude de Sosis, Kress et Boster64, qui analysent les scarifications, des mécanismes de sélection multiniveaux une fois intégrés aux futurs modèles permettent une meilleure compréhension globale de l’origine et de l’évolution de la religion. La figure ci-après résume de manière très schématique les liens qui existent entre les différentes théories que nous avons abordées au cours du chapitre. Le tableau et la figure ne prétendent pas répondre à tous les problèmes posés par la compréhension des mécanismes évolutifs de l’évolution de la religion (même si l’on s’en tient au problème de la coopération). Néanmoins, j’ai tenté d’éliminer au maximum les oppositions directes entre les théories, de montrer leurs limites et de réduire leurs contradictions. La religion est, nous l’avons vu en introduction, un sujet très complexe et l’approche darwinienne de ce phénomène est très récente. Il convient donc de laisser aux différentes disciplines impliquées le temps de trouver certains consensus lorsque cela sera possible. Ce chapitre est, je l’espère, une modeste contribution à ce grand projet. 64. Sosis, Kress & Boster (2007), “Scars for war : evaluating alternative signaling explanations for cross-cultural variance in ritual costs”, Evolution and Human Behavior, 28(4) @.
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Liens entre les différentes théories de l’émergence et évolution de la religion. L’émergence de la croyance en des agents surnaturels est très bien expliquée par la théorie du sous-produit qui est une explication non adaptative cognitive. La théorie de la peur d’une punition surnaturelle telle que présentée par Johnson et Bering se base sur celle du sousproduit, mais ajoute une dimension adaptative au à ces croyances. Nous avons vu que pour expliquer son maintien, une dimension de groupe devait être ajoutée à cette théorie qui se focalise sur le niveau de l’individu. La même remarque peut être faite avec à la fois la théorie de la kleptocratie et du signal coûteux qui peuvent possiblement prendre pied dans la théorie de la peur d’une punition surnaturelle, et donc du sous-produit, sur certains aspects. Leur maintien implique lui aussi des niveaux supérieurs à celui de l’individu. En ce qui concerne les théories du faible pour les sucreries, les intégrer dans cette figure serait délicat puisqu’elles proposent que les différentes explications adaptatives n’aient plus lieu d’être aujourd’hui. Le schéma représenté par cette figure pourrait donc en principe être valable sur certains points, mais dans un passé plus ou moins lointain.
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chapitre
38
Christine Clavien
évolution,société, éthique : darwinime social versus éthique évolutionniste
L’
éthique évolutionniste (EE) est une branche de la philosophie morale à la fois fascinante et génératrice de craintes, qui considère les mécanismes darwiniens et les données évolutives sur la socialité animale et humaine comme pertinents pour une réflexion éthique. Ce courant de pensée est souvent mal compris ; beaucoup de lecteurs critiques l’associent au au darwinisme social et au cortège d’horreurs qu’il a servi à justifier. Il vaut cependant la peine de résister à la tentation de réduire l’EE au darwinisme social et de chercher à analyser objectivement l’intérêt d’adopter une approche évolutionnaire en éthique. L’objet de ce chapitre est de « dédiaboliser » l’EE tout en explorant ses limites. Je commencerai par mentionner deux manières d’intégrer un raisonnement darwinien dans le domaine des sciences politiques et sociales : le darwinisme social et ce que l’on pourrait appeler le darwinisme prosocial. Je mettrai ensuite en évidence les erreurs fondamentales sur lesquelles repose le darwinisme social afin de montrer qu’il n’est pas possible aujourd’hui pour un éthicien évolutionniste de défendre les idées propres à ce courant (à moins de faire preuve de malhonnêteté intellectuelle). Au contraire, l’EE semble s’approcher davantage de l’état d’esprit du darwinisme prosocial sans pour autant en être l’équivalent, car elle restreint sa réflexion à l’éthique théorique. Dans un second temps de ce chapitre, il s’agira de présenter en quoi consiste précisément l’EE, quels sont ses domaines de réflexion, et quelle est
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[les mondes darwiniens] sa pertinence au niveau des différents domaines de l’éthique. L’accent sera mis sur les questions de la genèse de la moralité et du passage délicat des faits aux normes. 1 Darwinisme social et prosocial
L
e darwinisme social est un exemple historique d’application du paradigme darwinien aux sciences humaines et politiques. Au 19e et au début du e xx siècle, le darwinisme était communément considéré comme une théorie expliquant par quel processus, au fil des générations, les races développent une plus grande complexité et perfection. Le mécanisme sous-jacent au processus évolutif est la sélection naturelle, conçue comme une lutte pour la survie des plus adaptés au détriment des individus moins adaptés. Ce principe de la survie du plus apte dans un environnement dur et sauvage était considéré comme un facteur d’amélioration de la race : il supprime les faibles et maintient uniquement le « bon grain1 ». Cette conception d’une évolution à la fois violente et progressive était souvent associée à un cortège d’autres croyances. Selon les auteurs, on trouve l’idée qu’il existe une hiérarchie des classes sociales ainsi que des races ; les races occidentales (en particulier leurs classes supérieures) sont le résultat suprême du processus d’évolution et, par conséquent, sont supérieures aux autres. On trouve également l’idée que les nouvelles technologies, les progrès en médecine et une politique étatique aidant les défavorisés de la société empêchent la sélection de jouer son rôle de purificateur racial et social. On considère qu’un excellent moyen de résoudre ces problèmes consiste à prendre des mesures politiques (laisser-faire), sociales ou médicales (de type eugéniste) pour donner un petit coup de pouce à l’évolution et rétablir de manière « artificielle » les effets bénéfiques de la sélection2. Bon nombre de versions du darwinisme social reposent donc sur la notion de race et l’idée qu’elle peut évoluer dans un sens positif ou négatif : elle peut être améliorée ou détériorée. 1. Spencer (1864), The principles of biology, William and Norgate @. 2. Pearson (1912), Darwinism, medical progress and eugenics : the Cavendish lecture, 1912 : an address to the medical profession, Dulau @ et Galton (1869), Hereditary genius : an inquiry into its laws and consequences, Macmillan @, sont particulièrement connus pour avoir défendu ce genre d’idées. Pour ce qui est de la France, cf. notamment Vacher de Lapouge (1886), « L’hérédité », Revue d’anthropologie.
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] Sur la base de cet ensemble de croyances, dans le « meilleur » des cas, on part de la bonne intention d’améliorer sa race au moyen des connaissances sur l’hérédité et l’évolution (Herbert Spencer). Dans le pire des cas, on considère sa propre race comme étant qualitativement meilleure que les autres et on cherche à la purifier, à l’améliorer et à en imposer la suprématie3 ; les conséquences politiques d’une telle idéologie (extermination par la force des individus peu conformes ou de race « inférieure ») sont tristement connues : le nazisme en est l’exemple le plus paroxystique. Cette présentation du darwinisme social est très sommaire et ne prétend pas rendre compte du détail des positions défendues par les différents penseurs de ce mouvement, d’autant plus qu’il y a souvent débat sur la question de savoir quels auteurs en font réellement partie. Par exemple, Spencer4 est communément considéré comme darwiniste social parce qu’il prônait une politique du laisser-faire en raison de sa conviction que les mesures gouvernementales pour aider les pauvres et les faibles favorisent la survie de spécimens humain mal adaptés. Mais Spencer n’aurait certainement pas accepté un culte de la force ou les dérives nazies. Au contraire, il était convaincu que le processus de l’évolution conduit à une situation où les sociétés militaristes font peu à peu place à la civilisation industrielle, où la lutte pour la survie devient moins brutale et les sentiments altruistes remplacent les motivations égoïstes5. C’est la raison pour laquelle Spencer a directement inspiré certains penseurs d’un autre courant que l’on pourrait qualifier de « darwinisme prosocial », au sens où il défend un idéal sociopolitique d’égalité, d’entraide et de collaboration. En effet, la pensée darwinienne n’a pas seulement inspiré les eugénistes ou servi à la propagande nationaliste et aux idéologues qui cherchent à justifier la supériorité de leur race et le culte de la force. On la trouve également chez les penseurs de gauche. En France par exemple, Émile Gautier, anarchiste des années 1880, utilisait les idées de Darwin pour défendre ses idéaux politiques. Au lieu de la survie du plus apte, son slogan était celui de l’aide pour l’existence6. Dans la même veine, le républicanisme libéral Alfred 3. Bruecher (1936), Ernst Haeckels Bluts- und Geisteserbe, Lehmann. 4. Spencer (1864), The principles of biology, William and Norgate @. 5. Spencer (1879), The data of ethics, Williams and Norgate @. Pour une présentation circonstanciée de la position de Spencer, cf. Richards (1987), Darwin and the emergence of evolutionary theories of mind and behavior, University of Chicago Press. 6. Gautier (1880), Le Darwinisme social, Derveaux.
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[les mondes darwiniens] Fouillée s’inspirait des passages socialisants des écrits de Spencer pour faire l’éloge de l’altruisme et de la coopération7. L’idée d’utiliser les concepts darwiniens pour soutenir des mesures sociales et égalitaristes n’a rien d’extravagant puisque Darwin lui-même pensait que la coopération entre les individus est une stratégie adaptative dans beaucoup d’environnements. En effet, il a bien vu que le succès reproductif des membres d’un groupe peut être sensiblement amélioré si la cohésion, la coopération et la sécurité règnent à l’intérieur de la communauté. Dans La Descendance de l’homme, il écrit : « Quelle que soit la complexité des causes qui ont engendré ce sentiment [la sympathie], comme il est d’une utilité absolue à tous les animaux qui s’aident et se défendent mutuellement, la sélection naturelle a dû le développer beaucoup ; en effet, les associations contenant le plus grand nombre de membres éprouvant de la sympathie, ont dû réussir et élever un plus grand nombre de descendants.8 » En définitive, on constate que l’application du darwinisme au domaine des sciences humaines peut servir à supporter à la fois le credo du conflit et celui de la coopération. Cette réalité révèle à quel point le darwinisme est régulièrement utilisé comme un outil de justification pour des idéologies sociales et politiques ayant été élaborées dans un contexte non darwinien. Par exemple, les notions de différence qualitative entre races et classes sociales, ou d’égalitarisme, ne sont pas propres à la théorie de l’évolution ; elles ont essentiellement été construites dans un cadre sociopolitique propre à une époque. 2 EE versus darwinisme social et prosocial
V
oyons maintenant comment l’éthique évolutionniste contemporaine fait usage des notions darwiniennes et en quoi elle se différencie du darwinisme social et prosocial. De manière similaire à ces deux courants, l’EE utilise le matériau darwinien dans un contexte social : plus précisément, dans celui de l’activité morale. En revanche, les objectifs ne sont pas les mêmes : alors que les deux premiers courants visent à justifier certaines pratiques sociales et politiques, l’EE n’est liée à aucune programme politique. C’est une branche
7. Fouillé (1880), « La morale contemporaine. 1) La morale de l’évolution et du darwinisme en Angleterre », Revue des Deux Mondes, t. 40. Pour davantage de détails, cf. Clark (1981), “Social Darwinism in France”, The Journal of Modern History, 53 @. 8. Darwin (1881), La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle [1871], C. Reinwald, p. 114.
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] essentiellement théorique qui s’intéresse à des questions traditionnellement traitées en philosophie morale. D’autre part, un minimum requis pour pouvoir compter parmi les défenseurs sérieux du courant de l’EE est de bien comprendre la théorie de l’évolution. Or une compréhension contemporaine de cette dernière empêche les extrapolations malsaines du darwinisme social. Premièrement, au vu de nos connaissances actuelles sur l’évolution et la génétique, il n’est plus possible de soutenir l’idée que l’évolution mène vers des formes plus complexes et plus nobles. D’une part, même s’il est vrai que ce sont généralement les traits les plus adaptés qui sont sélectionnés, le processus de sélection naturelle ne prend sens que dans un contexte environnemental donné. Si l’environnement change, il se peut que des caractéristiques qui étaient adaptatives dans l’ancien environnement ne le soient plus ; les ours polaires qui souffrent du réchauffement climatique en sont un exemple9. Il est donc abusif de dire que l’évolution produit une plus grande perfection10. D’autre part, même au niveau local, la sélection ne peut produire la perfection, car elle se contente de favoriser la meilleure solution parmi celles qui sont présentes. Or il se peut que le hasard des mutations ne produise pas la meilleure solution possible pour répondre à un besoin posé par l’environnement11 ; le fameux pouce si malhabile du panda en témoigne12. En ce sens, l’évolution est un processus aveugle. De plus, la sélection naturelle choisit moins les plus aptes à survivre dans un environnement donné que les plus aptes à s’y reproduire, si bien qu’il est possible que des caractéristiques très handicapantes comme les longues plumes des paons soient sélectionnées pour la simple raison qu’elles augmentent l’attractivité sexuelle de leurs por9. Le généticien des populations Sewall Wright l’a bien montré : à partir du moment où un optimum local est atteint, il demeure très fragile et sensible au moindre changement de l’environnement (Wright, 1932, “The Role of Mutation, Inbreeding, Crossbreeding and Selection in Evolution”, Proceedings of the 6th International Congress of Genetics @). 10. Darwin l’avait parfaitement compris lorsqu’il écrit : « Dans un pays bien peuplé, la sélection naturelle agissant principalement par la concurrence des habitants ne peut déterminer leur degré de perfection que relativement aux types du pays. […] La sélection naturelle ne produit pas nécessairement la perfection absolue, état que, autant que nous en pouvons juger, on ne peut s’attendre à trouver nulle part » (1882, L’Origine des espèces [1859], C. Reinwald, p. 226). 11. Mayr (1989), Histoire de la biologie [1982], Fayard, p. 545. 12. Gould (1982), Le Pouce du panda [1980], Grasset.
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[les mondes darwiniens] teurs13. Deuxièmement, la réduction de l’évolution à la survie du plus adapté au moyen de conflits directs entre individus est outrageusement simpliste. C’est un fait aujourd’hui reconnu que l’évolution est un phénomène complexe qui, selon les circonstances, a permis la sélection de comportements sanguinaires mais également des organisations hautement sociales. Les traits coopératifs et sociaux qui permettent de maintenir la cohésion et l’harmonie au sein d’un groupe, voire même d’une espèce, peuvent s’avérer extrêmement avantageux du point de vue évolutif. On peut par exemple penser aux bonobos qui vivent en groupe et utilisent régulièrement les relations sexuelles pour désamorcer les conflits au sein de la troupe. Dans un tout autre registre, les manchots empereurs, pour faire face au froid glacial de la banquise, se serrent par centaines les uns contre les autres de manière à se tenir chaud ; et pour éviter que les individus de l’extérieur ne gèlent, ils pratiquent une rotation continue de l’extérieur vers l’intérieur. Troisièmement, si la notion d’espèce est importante en biologie14, la signification biologique des races humaines est extrêmement faible. Les recherches en génétique des populations ont montré que s’il est pertinent de distinguer différentes races humaines15, les caractères qui permettent effectivement de différencier les individus provenant de ces différentes races (couleur de la peau, forme du visage, variations ponctuelles dans des régions non codantes de l’ADN) sont des caractères16 mineurs du point de vue de l’organisation et du fonctionnement des organismes humains. De plus, il a été démontré qu’au niveau génétique, la variance17 entre individus à l’intérieur 13. Zahavi (1975), “Mate selection. A selection for a handicap”, Journal of Theoretical Biology, 53 @. Pour être plus précis, Zahavi a montré que ces handicaps ont une fonction particulière dans le jeu du choix des partenaires sexuels : ils sont un signe de la santé du mâle. C’est un moyen pour les mâles de dire aux femelles « Regardez, je suis tellement fort que j’arrive à survivre même avec des plumes aussi handicapantes ! » 14. Cf. Samadi & Barberousse, ce volume.(Ndd.) 15. Li et al. (2008), “Worldwide Human Relationships Inferred from Genome-Wide Patterns of Variation”, Science, 319 @. 16. Sur la notion de caractère, cf. Barriel, ce volume. (Ndd.) 17. La variance est une mesure statistique qui permet caractériser la dispersion de valeurs par rapport à une moyenne. Techniquement parlant, la variance est la moyenne des carrés des écarts à la moyenne des différences recensées (dans le cas présent, on considère les différences génétiques recensées dans l’espèce humaine). Bon nombre d’études montrent que les différences individuelles entre membres d’une même population humaine expliquent 85 % de la variance globale de l’espèce humaine ; le fait d’appartenir à différentes populations explique 3 à 8 % de
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] d’une race est nettement plus grande que la variance entre les races18. Enfin, les processus évolutifs ne permettent pas de hiérarchiser des races, précisément parce que l’évolution n’est pas un processus qui mène vers un monde qualitativement meilleur. Les critères qualitatifs relèvent de la construction sociale et culturelle19. Le même raisonnement s’applique évidemment à la problématique des différences entre classes sociales. Les critères qualitatifs utilisés pour distinguer les classes ne trouvent aucun fondement biologique, d’autant plus qu’il n’est pas pertinent de parler de configurations génétiques propres à des classes sociales. En bref, compte tenu des connaissances dont nous disposons actuellement sur les phénomènes évolutifs et les avancées de la génétique des populations, à moins de faire preuve de malhonnêteté intellectuelle, un éthicien évolutionniste ne peut pas espérer fonder une idéologie morale basée sur une conception mélioriste de l’évolution, ou sur des différences qualitatives entre races ou classes sociales. Il ne peut donc pas défendre les thèses du darwinisme social. En réalité, en parcourant les écrits contemporains d’EE, il est frappant de constater à quel point ce courant de pensée se démarque du darwinisme social. De par son intérêt systématique pour les thématiques relatives aux bases naturelles de la coopération, de l’altruisme, de l’aide et du partage, il relève clairement de la mouvance du darwinisme prosocial, sans pour autant s’engager dans des programmes politiques ou sociaux concrets. 3 L’EE dans le détail
E
ntrons maintenant dans les détails de l’EE20. Ce courant de pensée se distingue par l’application d’une méthodologie particulière dans le cadre de la philosophie morale. Cette méthodologie consiste à prendre au sérieux les théories évolutionnistes développées en biologie comportementale et à tâcher d’en saisir les implications dans le cadre d’une réflexion morale. Plus précisément, les défenseurs de l’EE entretiennent un certain nombre de convictions simples. la variance ; et le fait d’appartenir à différentes races ou continents explique entre 6 et 11 %. 18. Barbujani (2005), “Human Races : Classifying People vs Understanding Diversity”, Current Genomics, 6. 19. Jordan (2008), L’Humanité au pluriel. La génétique et la question des races, éd. du Seuil. 20. Ce chapitre traite uniquement des développements contemporains en EE. Pour savoir ce que Darwin lui-même pensait de la morale, cf. Ravat, ce volume.
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[les mondes darwiniens] Selon eux, i) un bon système moral doit être applicable à l’être humain21 ; ii) la meilleure manière de parvenir à développer un tel système est de disposer d’une bonne connaissance de la nature humaine22 et des conditions nécessaires à la vie en société23 ; iii) nous sommes des représentants d’une espèce sociale biologique issue de la sélection naturelle. Ces convictions somme toute assez banales les mènent à penser que iv) les capacités morales ont émergé au cours de l’évolution de notre espèce, de même que toutes les autres facultés propres aux êtres humains24 ; v) la connaissance des bases biologiques de la socialité25 et de la nature humaine 21. Comme l’écrivait Flanagan : « Si l’on veut construire une théorie morale ou proposer un idéal moral, il faut s’assurer que les traits de caractères, les procédures de décision et les comportements décrits soient réalisables ou soient perçus comme étant réalisables par les créatures que nous sommes » (Flanagan, 1991, Varieties of Moral Personality. Ethics and Psychological Realism, Harvard University Press @, p. 32). 22. Sur la notion de nature humaine, cf. Machery, ce volume. (Ndd.) 23. à noter que ces deux premiers points n’ont rien de particulièrement original et sont défendus par un bon nombre de philosophes (notamment Anscombe, 1958, “Modern Moral Philosophy”, Philosophy, 33 @ ; Aristote, éthique à Nicomaque). 24. Certains auteurs soulignent l’analogie entre nos facultés morales et une forme de protomoralité que l’on trouve dans quelques espèces de primates. Selon Frans de Waal par exemple, « la théorie de l’évolution établit une continuité entre le comportement de l’homme et celui des autres primates. Aucune caractéristique n’est exceptée, pas même notre chère morale » (de Waal, 1997, Le bon singe. Les bases naturelles de la morale [1996], Bayard, p. 7). 25. à ce propos, il vaut la peine de préciser que l’EE ne se réduit pas à la sociobiologie. La sociobiologie est un courant de pensée qui cherche à comprendre le comportement des espèces sociales, y compris l’espèce humaine. Il s’agit donc d’un projet de recherche plus général dont l’EE s’inspire. Il est aujourd’hui de bon ton de malmener la sociobiologie parce que certains de ses ténors (Wilson, 1979, L’Humaine nature. Essai de sociobiologie, Stock) ont fait preuve de grandes maladresses largement médiatisées et parce que dans ces débuts, elle était par trop centrée sur les gènes (Dawkins, 1996, Le Gène égoïste [1976], Odile Jacob). Beaucoup de détracteurs de la sociobiologie ont cependant tendance à oublier, d’une part, qu’elle ne s’intéresse pas seulement à l’homme mais à toute espèce sociale, d’autre part, que la perspective génocentrée a permis de jeter les bases des premières explications sérieuses de la socialité animale (Hamilton, 1964, “The genetical evolution of social behaviour. I & II”, Journal of Theoretical Biology, 7 @). De manière générale, la sociobiologie est à l’origine d’avancées théoriques importantes (notamment avec les travaux de Hamilton, Maynard-Smith, Trivers, E.O. Wilson lui-même). Si, pour éviter la polémique, plus personne ne s’avise aujourd’hui d’utiliser ce label, que l’on ne s’y trompe pas, l’étude du comportement social animal et humain est un domaine de recherche extrêmement actif, riche et
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] nous permet de comprendre les conditions d’émergence de la moralité et peut s’avérer utile à l’élaboration d’un système moral. Il est important de comprendre que l’EE telle qu’elle est définie ici n’est pas un courant philosophique au même sens que le seraient l’utilitarisme ou le déontologisme26. Elle n’est pas une option distincte des philosophies morales traditionnelles ; il est tout à fait possible pour un éthicien évolutionniste de s’inscrire dans un courant déontologique27, utilitariste28 ou de souscrire à une éthique de la vertu29. Ainsi, l’EE est tout sauf un projet de remplacement de la philosophie morale. Sa particularité en revanche est de proposer une nouvelle manière de pratiquer l’éthique en introduisant dans la réflexion des considérations de nature évolutionnaire. L’espoir est qu’à l’intérieur même du cadre moral, l’usage de ce nouvel outil de réflexion permette d’effectuer certains choix théoriques plutôt que d’autres et fournisse à l’occasion des arguments supplémentaires pour prendre position dans un débat. Comprise de cette manière, on ne s’étonnera pas qu’à de rares exceptions près, les éthiciens évolutionnistes ne soient pas des biologistes mais des philosophes attentifs aux sciences de l’évolution. Il est également intéressant de noter que la dernière génération des éthiciens évolutionnistes30 ne se contente fertile, dont les modèles explicatifs se raffinent continuellement. Aujourd’hui, les questions qui étaient traitées par la sociobiologie sont enseignées et développées sous des enseignes plus générales comme « écologie comportementale », « biologie des populations » (pour le domaine animal) ou « psychologie évolutionniste » et « anthropologie évolutionniste » (pour le domaine humain). 26. L’utilitarisme et le déontologisme sont des théories morales antagonistes qui prennent position sur la manière de fonder nos jugements moraux. La première se base sur un calcul d’utilité : les actions moralement justifiées sont celles qui maximisent la somme totale de plaisir ou de bonheur des individus concernés. Le déontologisme, au contraire, fonde la morale sur les notions de devoir individuel et de respect par rapport à un principe moral universel (par exemple l’impératif catégorique kantien) : les actions ne sont donc pas jugées en fonction de leurs conséquences mais de l’intention dont elles découlent. 27. Rauscher (1997), “How a Kantian Can Accept Evolutionary Metaethics”, Biology and Philosophy, 12 @. 28. Wright (1995), L’Animal moral [1994], Michalon. 29. Arnhart (1998), Darwinian Natural Right. The Biological Ethics of Human Nature, State University of New York Press @. 30. Cf. Joyce (2006), The Evolution of Morality, MIT Press @ ; Nichols (2004), Sentimental rules. On the Natural Foundations of Moral Judgment, Oxford University Press @ ; Prinz (2007), The Emotional Construction of Morals, Oxford University Press @. Certains auteurs mentionnés dans ce chapitre ne revendiquent pas forcément le
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[les mondes darwiniens] pas de trouver inspiration dans les seules idées de Darwin ; les données et les outils théoriques de la biologie de l’évolution, la théorie des jeux évolutionnaire31, la psychologie, l’anthropologie ou la neurologie sont intégrés dans les nouveaux modèles. 4 L’apport de l’EE aux quatre niveaux de l’éthique
L
a question qui se pose maintenant est de savoir si le fait d’adopter une approche évolutionnaire apporte une plus-value au niveau de la réflexion morale. Dans ce qui suit, je vais tâcher de montrer que cette approche est plus ou moins utile en fonction des niveaux de réflexion éthique. On peut distinguer quatre niveaux de l’éthique : i) l’éthique descriptive où il est question de la genèse de la moralité et de l’explication de la manière dont les gens pensent et agissent moralement ; ii) la métaéthique où l’on traite de problèmes relatifs à la nature de la réalité morale et à la possibilité d’une connaissance morale ; iii) l’éthique normative qui traite de la justification et du fondement des jugements moraux ; iv) l’éthique appliquée où l’on cherche à résoudre des conflits moraux existants et des problèmes politiques ou de société. En ce qui concerne l’éthique appliquée, on ne trouve pratiquement pas de littérature. Même si en principe cela pourrait être possible, les éthiciens évolutionnistes contemporains s’associent rarement à des programmes sociopolitiques et n’abordent quasiment jamais les thématiques concrètes comme les OGM, l’euthanasie ou l’eugénisme. C’est probablement la prise de conscience des dérives eugénistes des xixe et xxe siècles qui leur dicte une conduite extrêmement prudente en matière d’éthique appliquée. Les trois autres domaines sont en revanche largement couverts par l’EE. On peut mentionner un engouement particulier pour les questions de métaéthique32. Ces questions sont très
label d’éthicien évolutionniste. En revanche, ils adhèrent à chacun des cinq points de la définition large de l’EE proposée plus haut. 31. En réalité, la biologie de l’évolution contemporaine et la théorie des jeux évolutionnaire sont deux sciences qui s’influencent mutuellement à tel point que dans certains contextes, il est peu pertinent de les distinguer. 32. Cf. Casebeer (2003), Natural Ethical Facts. Evolution, Connectionism, and Moral Cognition, MIT Press @; Gibbard (1990), Wise Choices, Apt Feelings. A Theory of Normative Judgment, Harvard Universiy Press @; Joyce (2006), The Evolution of Morality, MIT Press @; Prinz (2007), The Emotional Construction of Morals, Oxford University Press @; Rottschaefer (1998), The Biology and Psychology of Moral Agency, Cambridge University Press @; Ruse (1984), “The Morality of the Gene in Sociobiology and Philosophy”, Monist, 67 ; idem (1986), Taking Darwin
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] abstraites ; on se demande par exemple si les propriétés morales existent de manière indépendante de la subjectivité des sujets ou si elles sont le simple produit d’une projection de nos esprits ; on se demande en quel sens on peut parler de connaissance morale, d’assertions morales vraies, etc. Les débats (de type analytique) sont particulièrement techniques et malheureusement pervertis par un afflux incessant de nouveaux termes et définitions. Il faudrait un article entier pour en présenter les contours essentiels, c’est pourquoi je me permets de laisser de côté ce domaine de recherche33. Il est cependant utile de mentionner que les travaux des éthiciens évolutionnistes en métaéthique ne semblent pas avoir fait beaucoup avancer les débats, du moins pas autant qu’on aurait pu espérer. Concrètement, à peu près toute la gamme des positions métaéthiques imaginables a été défendue à l’aide d’arguments évolutionnaires. Si cette nouvelle approche a la vertu d’apporter des arguments supplémentaires au débat, elle ne permet pas pour autant de mettre d’accord tous les protagonistes sur une seule solution. Les deux domaines sur lesquels il vaut la peine de s’étendre plus longuement sont ceux de l’éthique descriptive et normative. Voyons si l’approche évolutionnaire y est utile. 5 Explications de la genèse de la moralité
L
es recherches anthropologiques indiquent que toutes les sociétés humaines possèdent une forme ou une autre de morale34. Cette présence universelle de la moralité au sein de l’humanité incite à penser qu’elle est, d’une manière ou d’une autre, profondément ancrée dans notre nature. Si l’on ajoute à cela l’idée que la moralité est le résultat d’un processus naturel d’évolution, on aboutit à des tentatives d’explication de ce phénomène en termes d’adaptation et d’avantages sélectifs. Seriously. A Naturalistic Approach to Philosophy, Prometheus Books @ ; idem (2002), “A Darwinian Naturalists Perspective on Altruism” @, in S.G. Post (ed.), Altruism and Altruistic Love. Science, Philosophy and Religion in Dialogue, Oxford University Press @. 33. Pour davantage de détails sur les différentes positions défendues en métaéthique évolutionniste, cf. Clavien (2008), « Le réalisme métaéthique face à la science : un rapport conflictuel », Klesis, 9 @. 34. Brown (1991), Human Universals, Temple University Press @ ; Roberts (1979), Order and Dispute. An Introduction to Legal Anthropology, Penguin Books.
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[les mondes darwiniens] D’un point de vue évolutionnaire, le comportement moral se traduit généralement par des investissements individuels en faveur du bien-être et des intérêts d’autres individus ou de la communauté entière. Puisque la moralité est à première vue coûteuse au niveau individuel, aux yeux d’un penseur évolutionniste, elle relève partiellement de la question de l’émergence des comportements altruistes et hautement coopératifs chez les espèces sociales en général. Dans le domaine des sciences de l’évolution, c’est toujours un défi d’expliquer comment un comportement coûteux pour l’individu a pu évoluer. Cette problématique apparaît également dans le monde animal. Ainsi, avant de traiter la question de la genèse de la moralité proprement dit, il importe de faire un petit détour chez les animaux sociaux afin de comprendre les mécanismes qui sous-tendent l’altruisme et l’entraide chez ces espèces. Dans le monde biologique, on peut observer que certaines abeilles sont capables de sacrifier leur vie en piquant un prédateur qui s’approche du nid ; on peut également observer des marmottes guetter pendant des heures l’arrivée d’un aigle et en informer aussitôt leurs congénères, permettant à ces dernières de s’alimenter allègrement en tout sécurité. L’existence de tels traits de comportement pose un défi aux biologistes car ils semblent se soustraire aux modalités de la théorie de la sélection naturelle. En effet, du point de vue évolutionnaire, un trait altruiste35 induit un comportement d’aide au détriment de la capacité de survie et reproduction de l’individu altruiste. Or la sélection naturelle devrait en principe retenir uniquement les traits qui favorisent l’adaptation et la reproduction de leurs porteurs au détriment des traits nuisibles pour leurs porteurs. Comment une tendance au comportement altruiste a-t-elle donc pu évoluer ? Une solution ingénieuse est due à William Hamilton avec sa théorie de la sélection de parentèle36. Au lieu de réfléchir en termes d’avantages pour 35. Attention à ne pas confondre la notion d’altruisme au sens biologique du terme avec la conception ordinaire que nous nous faisons de l’altruisme. L’altruisme biologique réfère aux effets négatifs d’un comportement sur la survie et la reproduction des individus qui l’appliquent, alors que l’altruisme tel que nous le concevons d’ordinaire réfère aux motifs bienveillants des sujets. Ainsi, le premier se conçoit en termes d’effets alors que le second se conçoit en termes de causes. Pour davantage de détails sur les manières de définir l’altruisme biologique, cf. West et al. (2007), “Social semantics : altruism, cooperation, mutualism, strong reciprocity and group selection”, Journal of Evolutionary Biology, 20 @. 36. Hamilton (1964), “The genetical evolution of social behaviour. I & II”, Journal of Theoretical Biology, 7 @.
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] les individus porteurs des traits altruistes, il convient de porter son attention sur les gènes responsables de ces comportements et sur la manière dont ces gènes se répandent dans l’ensemble de la population. Or, sachant que des individus parents on une bonne partie de leur gènes en commun (en général, 50 % de gènes communs entre parents et enfants, tout comme entre frères et sœurs), s’il existe des gènes qui induisent des comportements altruistes en faveur d’individus parents, le désavantage occasionné pour l’agent pourrait bien, du point de vue du gène, être compensé par l’augmentation de la capacité de survie et de reproduction des proches parents (puisqu’ils ont une forte probabilité de porter des copies des mêmes gènes). La théorie de la sélection de parentèle est très puissante pour expliquer des comportements de don de soi envers les proches parents. Pour toute une série d’autres comportements coopératifs qui interviennent entre individus non apparentés, d’autres modèles explicatifs peuvent être invoqués. Il y a par exemple la théorie de la réciprocité (souvent appelée altruisme réciproque) selon laquelle il peut valoir la peine de rendre service à autrui à condition d’avoir de bonnes chances de pouvoir bénéficier dans le futur d’un retour de service de sa part37. Il y a également la théorie de la réciprocité indirecte selon laquelle il peut être avantageux pour un individu d’investir de l’énergie au service d’autrui ou de la communauté, afin de se forger une bonne « réputation38 ». Ces différentes théories sont complémentaires ; il est possible que l’évolution d’un comportement social soit le résultat conjoint de plusieurs de ces mécanismes39. Le comportement des insectes sociaux tels que les abeilles est certainement dû à la sélection de parentèle puisque les ouvrières sont des sœurs. Quant à celui des marmottes, il peut s’agir d’un mélange de sélection de parentèle et de réciprocité. Un dernier type d’explication évolutionnaire des comportements hautement sociaux est celui de sélection de groupe40. Ce type de sélection n’opère ni au niveau des gènes (comme la sélection de parentèle), ni au niveau de l’avantage individuel sur le long terme (réciprocité directe et indirecte), mais au niveau du groupe. L’idée est que des comportements hautement sociaux 37. Axelrod (1984), The Evolution of Cooperation, Basic Books @ ; Trivers (1971), “The Evolution of Reciprocal Altruism”, The Quarterly Review of Biology, 46 @. 38. Zahavi (1977), “Reliability in communication systems and the evolution of altruism”, in B. Stonehouse & C.M. Perrins (eds.), Evolutionary Ecology, Macmillan Press. 39. Lehmann & Keller (2006), “The evolution of cooperation and altruism ; a general framework and a classification of models”, Journal of Evolutionary Biology, 19 @. 40. Wilson (1975), “A theory of group selection”, PNAS USA, 72 @.
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[les mondes darwiniens] défavorables du point de vue individuel peuvent se répandre dans la population à condition qu’ils permettent à leur groupe de mieux survivre dans un environnement hostile ; si les groupes composés en bonne partie d’altruistes survivent mieux que les groupes composés uniquement d’égoïstes, au total, il se peut qu’il y ait plus d’altruistes qui survivent (même si du point de vue individuel, il vaut mieux être égoïste dans un groupe d’altruistes). Notons cependant que cette théorie est encore très controversée dans les cercles évolutionnistes ; il semblerait qu’elle puisse être inclue dans une version élargie de la sélection de parentèle41. Toutes ces explications reflètent le fait que les espèces animales ont, au fil de l’évolution, développé différentes stratégies pour s’adapter à leur environnement ; un ensemble de stratégies qui s’est avéré efficace pour la survie d’espèces vivant en groupe consiste précisément à adopter des comportements hautement sociaux – altruisme, entraide. Un certain nombre de mécanismes évolutionnaires (sélection de parentèle, réciprocité indirecte, etc.) a permis l’évolution de ces stratégies. Grâce au travail des biologistes, nous disposons d’explications pour l’émergence de comportements hautement sociaux chez les espèces animales. Qu’en est-il de l’évolution du comportement moral ? Du point de vue évolutionnaire, ce dernier semble bien entrer dans la catégorie des comportements sociaux qui nécessitent des modèles explicatifs similaires à ceux mentionnés ci-dessus. En revanche, à la différence des animaux, les êtres humains ont la capacité de s’affranchir partiellement de l’influence de leurs gènes. Il faut donc pouvoir rendre compte de cette réalité. Il serait trop long de détailler les différents modèles explicatifs qui ont été proposés. Je me contenterai d’en présenter une cartographie sommaire. De manière très schématique, deux voies explicatives ont été développées. La première considère la moralité comme un produit dérivé d’une ou plusieurs autres adaptations qui ont évolué de manière propre. Au contraire des adaptations sur lesquelles elle repose, la moralité n’aurait pas été sélectionnée parce qu’elle s’avère bénéfique aux individus qui la pratiquent. Elle serait, en quelque sorte, un phénomène qui a émergé indépendamment de ses effets sur le monde biologique. 41. Pour en savoir plus sur l’évolution de l’altruisme, cf. Clavien (2010), Je t’aide… moi non plus, Vuibert @.
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] La seconde consiste à dire que la moralité n’est pas neutre du point de vue de la sélection, c’est-à-dire qu’elle a été sélectionnée parce qu’elle répond à un besoin, apparu au cours de l’évolution humaine. Plus précisément, elle apporte un avantage sélectif au niveau génétique, individuel ou du groupe (ou plusieurs à la fois). Les auteurs qui optent pour la première solution42 pensent que la moralité est un produit dérivé reposant sur un certain nombre de capacités (par exemple de comprendre les états d’esprits d’autrui, de se mettre à la place d’autrui, de communiquer par le biais du langage) et de tendances psychologiques et comportementales plus spécifiques qui résultent des effets de la réciprocité ou de la sélection de parentèle ou de groupe. Ainsi, George Williams avance que « les systèmes éthiques […] doivent avoir été produits de manière indirecte, par une sorte d’accident, chose qui se passe couramment dans l’évolution. […] Ces motivations [morales] doivent provenir d’attitudes biologiques normales favorisées par la sélection de parentèle ou la réciprocité, mais [qui] ont des manifestations anormales dans le cadre de notre environnement moderne anormal. C’est de cette anormalité que dépend l’éthique humaine43 ». Il faut savoir que certains détracteurs de l’EE44, en visant à réduire au maximum l’impact de l’évolution sur notre activité morale, défendent une position similaire mais s’efforcent de réduire le nombre de ces capacités en utilisant des catégories très vagues comme l’intelligence, la raison ou le libre arbitre et ne cherchent pas à produire une explication de l’évolution et de l’adaptation de ces capacités. à l’opposé, les plus fervents défenseurs de l’EE fragmentent et détaillent l’ensemble des capacités et tendances psychologiques sur lesquelles repose la moralité. Chandra Sripada et Stephen Stich45 par exemple pensent que notre activité morale « surfe » sur un nombre important de modules, c’està-dire des systèmes psychologiques qui ont évolué pour répondre à un besoin 42. Prinz (2009), “Against Moral Nativism” @, in D. Murphy & M. Bishop (eds.), Stich and his Critics, Wiley-Blackwell @ ; Rottschaefer & Martinsen (1990), “Really taking Darwin seriously : An alternative to Michael Ruse’s Darwinian metaethics”, Biology and Philosophy, 5 @ ; Singer (1981), The Expanding Circle. Ethics and Sociobiology, Farrar, Straus & Giroux. 43. Williams (1993), “Mother Nature Is a Wicked Old Witch”, in M.H. Nitecki & D.V. Nitecki (eds.), Evolutionary Ethics, State University of New York Press @, p. 229. 44. Par exemple Nagel (1983), Questions mortelles [1978], PUF. 45. Sripada & Stich (2006), “A Framework for the Psychology of Norms ”, in P. Carruthers et al. (ed.), The Innate Mind. Culture and Cognition, Oxford University Press @.
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[les mondes darwiniens] écologique particulier et fonctionnent de manière relativement indépendante les uns par rapport aux autres. Parmi ceux-ci, il y a le mécanisme d’acquisition des normes, ou la tendance à adopter les normes et comportements de personnes prestigieuses. Ces auteurs pensent même que des tendances innées dictent le contenu de certaines de nos normes ; c’est le cas par exemple du dégoût face à l’inceste. Entre ces deux extrêmes, toute une gamme d’auteurs défendent des positions intermédiaires (dont G. Williams, Rottschaefer ou Prinz). Pour expliquer l’évolution d’un bon nombre d’éléments sur lesquels repose la moralité, il peut être utile de se référer aux travaux de Robert Trivers46. Lui-même n’est pas à proprement parler un éthicien évolutionniste et il ne se prononce pas explicitement sur la question de savoir si la moralité est un produit dérivé. Mais dans son fameux article de 1971, il produit une hypothèse ingénieuse sur l’origine de notre intelligence et de certains sentiments sociaux. Ces différentes capacités auraient évolué pour répondre aux problèmes adaptifs de nos ancêtres. Trivers part de la constatation que les êtres humains vivant en groupe d’individus qui interagissent régulièrement ont tout avantage à produire des chaînes d’interactions sur le modèle de l’altruisme réciproque. Mais du point de vue individuel, ils ont également avantage à profiter des bienfaits d’autrui sans contribuer en retour. Cette réalité a permis l’évolution à la fois de tendances à l’altruisme et à l’opportunisme. La sélection naturelle se serait ensuite chargée de développer tout un système psychologique de plus en plus raffiné pour assurer le bon fonctionnement de la coopération, en dépit des tricheries occasionnelles déclenchées par l’opportunisme ; elle nous aurait dotés de la capacité de former des amitiés et de ressentir de la gratitude ; elle aurait forgé des systèmes de détection des tricheurs, de désir de punir ces tricheurs, et inversement des formes très subtiles de malhonnêteté, d’hypocrisie ou de mensonge. Cette course à la tricherie et à la détection de la tricherie serait peut-être à l’origine de notre intelligence47 (ou en tout cas de la plus grande subtilité de nos capacités cognitives), ainsi que d’émotions comme la culpabilité ou l’indignation. Une fois que tous les éléments nécessaires ont été mis en place, la moralité a pu émerger. La plupart des tenants de l’éthique évolutionniste optent cependant pour l’idée que la moralité elle-même est une adaptation évolutionnaire ; par là, ils 46. Trivers (1971), “The Evolution of Reciprocal Altruism”, The Quarterly Review of Biology, 46 @. 47. à ce propos, cf. aussi Byrne & Whiten (1997), Machiavellian Intelligence II : Extensions and Evaluations, Cambridge University Press @.
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] n’adoptent pas l’interprétation en termes de produit dérivé. La moralité serait alors un dispositif particulier, un « sens moral », qui a évolué précisément parce qu’il permettait de subvenir à certains besoins liés à la vie en communauté48. Les divergences interviennent dans la conception précise du phénomène de la moralité, ainsi que dans la détermination des processus qui ont mené à sa naissance et à sa stabilisation au fil de l’évolution. Une idée est que la moralité favorise la coopération ; à condition qu’elle fonctionne bien, cette dernière est à l’avantage de tout le monde. Selon Robert Richards49, les sociétés humaines ancestrales étaient composées de petits groupes d’individus apparentés qui entraient régulièrement en compétition. Ce type d’environnement était favorable à l’évolution de pulsions altruistes, lesquelles avaient pour fonction de servir le bien de la communauté. Ainsi, un sens moral aurait évolué chez les êtres humains : un ensemble d’inclinations ou de dispositions naturelles qui engagent les individus à agir pour le bien de la communauté dont ils font partie. Plus précisément, le sens moral serait une attitude altruiste innée qui aurait évolué sous la pression de la sélection de parentèle et de la sélection de groupe dans le cadre d’un mode de vie en petites communautés. D’après Richards, c’est donc grâce à ces deux mécanismes de sélection que les gens sont enclins à agir pour le bien de la communauté, c’est-à-dire de manière altruiste et donc morale. Michael Ruse50 propose une explication similaire mais au lieu de la sélection de parentèle ou de groupe, il préfère donner de l’importance à l’idée de réciprocité élargie. Selon lui, le principe de la réciprocité est ancré dans notre espèce et se manifeste à notre conscience sous forme de sentiments moraux. De manière générale, Ruse croit en l’existence d’un sens moral, un sens du bien, du mal et de l’obligation. Il serait inscrit dans notre matériel génétique et se développerait au cours de notre ontogenèse. Il se manifesterait sous forme d’émotions, lesquelles nous inciteraient à agir de manière altruiste tout en nous insufflant la croyance en l’objectivité de nos convictions altruistes. Ainsi, il écrit : « Je suggère que nous autres êtres humains possédons une capacité innée (ou si l’on veut instinctive) de travailler ensemble de manière sociale. 48. Darwin lui-même semble défendre une position de ce type. à ce propos, cf. Ravat, ce volume. 49. Richards (1986), “A defense of evolutionary ethics”, Biology and Philosophy, 1, p. 289 @. 50. Ruse (1984), “The Morality of the Gene in Sociobiology and Philosophy”, Monist, 67.
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[les mondes darwiniens] Et je suggère que cette capacité se présente au niveau physique sous forme d’un sens moral – comme un altruisme authentique de type mère Térésa. Je défends donc – sur la base de considérations purement naturalistes, darwiniennes – que la moralité, ou plutôt le sens moral – une sensibilité à l’appel de l’altruisme et une propension à obéir – est câblé chez les êtres humains. Il est l’œuvre de la sélection naturelle pour nous pousser à travailler ensemble ou à coopérer.51 » De même que Richards et Ruse, Larry Arnhart pense que les êtres humains possèdent un sens moral naturel52. Mais au contraire des précédents, Arnhart ne réduit par la moralité à l’altruisme. Pour lui, le sens moral est le prolongement naturel du comportement prosocial. Il repose sur un ensemble de désirs partagés par tous les êtres humains, comme le désir réciproque des parents et de leurs enfants de rester ensemble, ou le désir d’équité53. En bref, la fonction de la moralité consisterait dans le fait de faciliter les interactions positives entre individus. La liste des différentes explications de la genèse de la moralité n’est pas close, loin s’en faut. Dans l’ensemble, elles invoquent toutes des mécanismes typiquement utilisés dans les théories évolutionnistes : sélection de parentèle, réciprocité directe ou indirecte, sélection de groupe. Toutefois, étant donné le peu d’indices empiriques et historiques dont nous disposons, il n’est pas évident de choisir parmi ces options. Sans doute recèlent-elles toutes une part de vérité puisqu’elles réfèrent à différents aspects de la dynamique sociale dont la moralité fait indéniablement partie. Une impression générale qui se dégage à la lecture de ces différents modèles explicatifs est qu’il s’agit de suppositions hautement spéculatives dont on ne pourra jamais réellement tester la validité. C’est un fait à ne pas nier. Mais il convient d’ajouter trois remarques. Premièrement, même si les explications spéculatives ne sont pas scientifiquement prouvables, il est légitime et intéressant de se poser la question de la genèse de la moralité. Deuxièmement, les philosophes prompts à signaler les faiblesses de ces modèles ont tendance à oublier que les histoires de la genèse de la moralité proposées par les grands 51. “A Darwinian Naturalists Perspective on Altruism” @, in S.G. Post (ed.), Altruism and Altruistic Love. Science, Philosophy and Religion in Dialogue, Oxford University Press @, p. 151. 52. Arnhart (1998), Darwinian Natural Right. The Biological Ethics of Human Nature, State University of New York Press @. 53. Ibid., p. 89.
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] noms de la philosophie (notamment Hobbes, Rousseau ou Nietzsche) sont encore plus spéculatives et nettement moins réalistes que ce que proposent les éthiciens évolutionnistes. Et enfin, malgré leurs divergences, tous les auteurs s’accordent sur un certain nombre d’éléments cruciaux. Il y a notamment l’idée que la moralité est apparue dans un contexte social et environnemental propre à nos ancêtres qui vivaient dans de petites communautés et dont la survie dépendait largement de la qualité de la cohésion interne du groupe. Un autre point d’accord est le fait que des mécanismes tels que la sélection de parentèle ou la réciprocité, dont le fonctionnement est très précisément définit (autant au niveau conceptuel que mathématique), ont joué un rôle fondamental dans l’évolution de la moralité. Ces mêmes mécanismes sont à l’origine de la socialité des espèces animales qui se sont trouvées confrontées à des défis environnementaux similaires. La sélection de parentèle est un élément explicatif extrêmement puissant pour comprendre l’attachement des parents pour leur progéniture et plus généralement (lorsqu’elle est comprise au sens large du terme54), pour les individus appartenant au même groupe. Enfin, les théoriciens évolutionnistes soulignent la pertinence des outils mathématiques et informatiques de la théorie des jeux évolutionnaire55. à l’aide de ces outils, il est possible de développer des modèles pour simuler des environnements sociaux compétitifs, des stratégies comportementales utilisables dans ces environnements et l’effet de la sélection naturelle sur la diffusion de ces stratégies. Ces modèles permettent de montrer la robustesse, la stabilité et les effets globalement positifs des comportements d’aide dans les conditions socio-environnementales auxquelles nos ancêtres étaient sans doute confrontés56. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que des tendances psychologiques favorisant ce genre de comportements se soient développées chez les êtres humains. Nous avons passé rapidement en revue les explications évolutionnaires de l’origine de la moralité. Il faut savoir que l’éthique descriptive ne se résume pas à cette problématique ; elle s’intéresse également aux croyances morales et à leur répartition dans différentes sociétés humaines, ainsi qu’aux systèmes psychologiques et neuronaux liés à la pensée et à l’action morale. à l’occasion, 54. Cf. Clavien (2010), Je t’aide… moi non plus, Vuibert @. 55. Axelrod (1984), The Evolution of Cooperation, Basic Books @ ; Maynard-Smith (1982), Evolution and the Theory of Games, Cambridge University Press @. 56. Fehr & Fischbacher (2003), “The nature of human altruism”, Nature, 425 @ ; Hammerstein (2003), Genetic and Cultural Evolution of Cooperation @.
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[les mondes darwiniens] l’approche évolutionnaire peut s’avérer un complément utile pour aborder ces questions57. Nous en verrons un exemple dans la dernière section de ce chapitre. 6 Le passage délicat du factuel au normatif
L
a question vraiment intéressante pour la philosophie morale est celle de savoir si la compréhension évolutionnaire de l’émergence de la moralité a une influence au niveau de l’éthique normative. Au xviiie siècle, David Hume58, puis George E. Moore59 et bien d’autres dans leur sillage ont justement remarqué à quel point il est difficile de tirer des conclusions normatives sur la base de considérations descriptives. Or il s’agit précisément du projet de beaucoup d’éthiciens évolutionnistes60. Il existe de nombreuses tentatives de définir le bien moral au moyen d’un concept qui peut être complètement expliqué de manière empirique. Selon Arnhart par exemple, le bien moral équivaut à ce qui est désirable du point de vue de la nature humaine, c’est-à-dire à ce qui a été généralement désiré par les êtres humains durant leur histoire évolutive : une vie complète, les soins parentaux, les relations sexuelles, les liens familiaux, l’amitié, la hiérarchie sociale, la justice comme réciprocité, etc.61 Dans la même ligne, Robert Richards défend l’idée que le bien moral correspond à l’altruisme compris au sens de la promotion du bien de la communauté62. 57. Cf. Gibbard (1990), Wise Choices, Apt Feelings. A Theory of Normative Judgment, Harvard University Press @ ; Haidt (2001), “The emotional dog and its rational tail : A social intuitionist approach to moral judgment”, Psychological Review, 108 @ ; Nichols (2004), Sentimental Rules. On the Natural Foundations of Moral Judgment, Oxford University Press @. 58. Hume (1991), Traité de la nature humaine [1739-1740], GF-Flammarion @. 59. Moore (1998), Principia ethica @ [1903], PUF. 60. On doit mentionner ici que beaucoup de penseurs évolutionnistes sont beaucoup plus réservés sur se point et prônent une séparation nette entre la morale et la nature (Alexander, 1987, The Biology of Moral Systems, Aldine de Gruyter ; Dawkins, 1996, Le Gène égoïste [1976], Odile Jacob, p. 19 ; Gould, 1999, Rocks of Ages. Science and Religion in the Fullness of Life, Ballantine Books @ ; Williams, 1993, “Mother Nature Is a Wicked Old Witch”, in M.H. Nitecki & D.V. Nitecki (eds.), Evolutionary Ethics, State University of New York Press @). Nous verrons plus loin qu’une telle position mériterait cependant d’être nuancée. 61. Arnhart (1998), Darwinian Natural Right. The Biological Ethics of Human Nature, State University of New York Press @. 62. Richards (1986), “A defense of evolutionary ethics”, Biology and Philosophy, 1 @.
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] Moore63 est connu pour s’être insurgé contre ce type de définitions du bien moral64. En un sens il a raison. Il semblerait que l’on perde quelque chose d’important si l’on cherche à réduire la morale à une réalité descriptive. L’affirmation qu’un concept ou un énoncé moral peut être reformulé en termes purement descriptifs entre en contradiction directe avec une conviction très largement partagée selon laquelle le moral n’appartient pas à la même catégorie que le descriptif. Si une telle réduction pouvait être opérée, il n’y aurait plus moyen de rendre compte des différences et des rapports qu’entretiennent le moral et le descriptif (par exemple le fait que les notions morales, au contraire des notions descriptives, sont prescriptives par définition). D’autre part, il semblerait que si l’on veut mener le projet réductionniste jusqu’au bout en proposant une description du bien moral à la fois claire et exempte de toute composante normative, on perd du même coup l’intérêt de parler de morale. En quelque sorte, cela revient à jeter le bébé avec l’eau du bain. Si le normatif se réduit complètement au descriptif, on peut légitimement se demander pourquoi il est encore utile de maintenir une réflexion morale ! à trop vouloir la démystifier, on finit par la perdre. Il convient cependant de noter que cette critique ne concerne pas les tentatives de définition « non exhaustive » du bien moral. Il peut être utile de donner une définition qui fournit une certaine compréhension du bien moral sans prétendre à l’identité conceptuelle65. Par exemple, on pourrait dire que le bien moral entretient une relation étroite avec la coopération et la prise en compte des intérêts d’autrui. C’est une explication descriptive utile dont on ne peut pas rejeter a priori la pertinence. à défaut de pouvoir proposer une définition exhaustive du bien moral en termes descriptifs, certains pourraient être tentés de fournir une argumentation logique au terme de laquelle, sur la base de prémisses purement descriptives, s’ensuit une conclusion normative. Voici un exemple de ce type d’argumentation : Prémisse 1 : Dans un groupe d’être sociaux, un individu possédant la capacité d’agir de manière altruiste améliore l’espérance de vie des membres de la société entière. C’est la raison pour laquelle cette capacité peut être sélectionnée. 63. Moore (1998), Principia ethica @ [1903], PUF. 64. Sur la critique du « sophisme naturaliste » par Moore, cf. Ravat, ce volume. (Ndd.) 65. à ce propos, cf. Putnam (2004), Fait/valeur : la fin d’un dogme, et autres essais [2002], éd. de l’éclat.
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[les mondes darwiniens] Prémisse 2 : Les êtres humains ont évolué dans un sens altruiste. Ils ont, inscrit dans leur nature biologique, des inclinations à penser en termes d’avantages mutuels et à agir de manière altruiste. Conclusion : Il est moralement requis que les êtres humains développent et fassent usage de leur capacité d’agir de manière altruiste. Comme l’a déjà fait remarquer Hume66 au xviiie siècle, déduire des conclusions morales à partir de prémisses purement descriptives est une faute de logique élémentaire. Pour rendre valide le raisonnement proposé ci-dessus, il faudrait ajouter une prémisse supplémentaire qui, elle, contient un élément normatif. En l’occurrence, il faudrait ajouter la prémisse selon laquelle l’altruisme est moralement requis67. La question qu’il convient de se poser maintenant est de savoir quelle est la portée réelle de la remarque de Hume. Malgré ce que l’on pourrait penser au premier abord, elle prend uniquement sens dans le domaine strict du raisonnement logique ; dans ce cadre, tout ce qu’elle dit, c’est qu’un terme (en l’occurrence, la composante morale) ne peut pas apparaître dans les conclusions s’il ne figure pas dans les prémisses du raisonnement. Mais du fait qu’aucune conclusion morale ne peut être déduite logiquement à partir de prémisses descriptives, on ne peut pas conclure qu’il n’y a aucune relation possible entre le descriptif et le moral68. Affirmer cela reviendrait à accepter sur le plan ontologique une stricte dichotomie entre faits et valeurs. Or cette thèse est non seulement hautement sujette à controverses, mais de surcroît, elle ne peut en aucun cas s’appuyer sur un argument purement formel comme celui de Hume ; il est tout à fait possible d’accepter le point de vue de Hume sans pour autant défendre une dichotomie entre fait et valeur69. En ce sens, James Rachels70 66. Hume (1991), Traité de la nature humaine [1739-1740] @, GF-Flammarion, p. 585586. 67. Pour un exposé d’autres tentatives avortées de passage du factuel au normatif au moyen d’un raisonnement logique, cf. Clavien (2007), « Comment les données scientifiques et les théories évolutionnistes transforment l’éthique normative », in C. Clavien & C. El Bez (dir.), Morale et évolution biologique. Entre déterminisme et liberté, Presses polytechniques et universitaires romandes @. 68. C’était ce qu’affirmait à tort Carnap (1967), The Logical Structure of the World. Pseudoproblems in Philosophy, University of California Press @. 69. Cf. Putnam (2004), Fait/valeur : la fin d’un dogme, et autres essais [2002], éd. de l’éclat. 70. Rachels (1990), Created from Animals. The Moral Implications of Darwinism @, Oxford University Press.
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] a très justement fait remarquer que pour fonder un jugement moral, il n’est pas nécessaire d’affirmer que des faits impliquent logiquement ce jugement moral ; il faut plutôt produire les meilleurs raisons possibles d’accepter ce jugement. Cette exigence est évidemment plus faible mais reste significative. Je reviendrai sur ce point à la section suivante. Au terme de ces réflexions, les trois conclusions suivantes s’imposent. Premièrement, il n’est pas concevable de réduire purement et simplement les concepts moraux à des concepts descriptifs. Deuxièmement, les outils de la logique formelle ne permettent pas de fonder la morale sur des considérations d’ordre factuel. Troisièmement, si les formes dérivative et définitionnelle du passage fallacieux du factuel au normatif empêchent tout fondement ultime du moral sur le factuel, elles laissent en revanche la porte ouverte à des tentatives plus modestes de justifier les normes morales. 7 L’inutile quête du fondement ultime de la morale
I
l est tentant d’imaginer que la difficulté relative au passage du factuel au normatif soit une raison suffisante pour considérer l’EE comme non pertinente pour nos réflexions normatives. Mais une telle conclusion ne s’impose que si l’on exige un fondement ultime pour nos normes morales. Or en parcourant la littérature en philosophie morale, force est de constater qu’aucun système courant de morale n’échappe au problème de la justification ultime. Certains systèmes moraux reposent entièrement sur des principes universels (comme le principe utilitariste ou l’impératif catégorique kantien), d’autres sur un certain nombre de droits fondamentaux (exemple : les droits de l’homme), d’autres encore sur des valeurs morales fondamentales ; mais aucun n’est capable de fournir une justification ultime pour les éléments de base sur lesquels repose tout son échafaudage théorique. La difficulté est d’autant plus grande en cas de conflit entre les différents droits ou valeurs prônées par un même système ; le problème de la hiérarchisation engendre des complications théoriques infinies71. En dernière analyse, pour soutenir leur position, les philosophes en viennent souvent à affirmer que les éléments de base qu’ils postulent sont évidents par eux-mêmes, ou relèvent tout simplement du sens commun. Mais ne s’agit-il pas là d’un simple recours aux faits ? D’autre part, est-ce vraiment le cas ? Il y a de sérieuses raisons d’en douter
71. à ce propos, cf. Appiah (2008), Experiments in Ethics, Harvard University Press @, p. 73-82.
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[les mondes darwiniens] compte tenu du fait que les philosophes eux-mêmes ne s’accordent pas entre eux sur la teneur de ce qu’est censé nous dicter le sens commun. De plus, un nombre croissant de données empiriques sur la psychologie morale humaine semble contredire cette foi en l’existence d’intuitions morales communément partagées. Il est vrai que les réactions morales des gens suivent certaines règles, mais il est assez déroutant de constater que ces règles ne semblent pas être ancrées dans la moralité. Pour illustrer ce point, je vais terminer ce chapitre avec quelques résultats tirés d’une série d’expériences qui ont récemment fait couler beaucoup d’encre72. La première est celle du tramway. C’est une expérience au cours de laquelle on demande à des sujets de décider, parmi deux actions alternatives, laquelle est la meilleure. Voici la situation décrite. Vous êtes témoin d’un événement grave : un tramway, dont les freins sont hors d’usage, roule à une vitesse effrénée et s’apprête à écraser cinq personnes qui traversent la voie un peu plus loin. Par le plus grand des hasards, vous vous trouvez à côté d’un aiguillage et en tirant une manette, vous avez la possibilité de changer la trajectoire du tramway. Ce faisant, vous pourrez sauver ces personnes. Mais si vous optez pour cette solution, le tramway s’engagera sur l’autre voie où un cheminot est en train de faire des réparations. à coup sûr, celui-ci se fera écraser par le tramway. Choisissez-vous de tirer la manette ou non ? La seconde expérience est celle de la passerelle. Le même tramway avance à toute allure en direction des cinq personnes mais cette fois-ci, vous vous trouvez à côté d’un homme obèse sur une passerelle qui surplombe la voie. Vous savez que si vous poussez cet homme, son poids suffira à freiner le tramway et à arrêter sa course, sauvant par là les cinq personnes. Choisissez-vous de pousser l’homme ou non ? Ces expériences ont été pratiquées à maintes reprises et les résultats indiquent clairement que dans le problème du tramway (version avec aiguillage), une grande majorité des sujets questionnés choisissent de sacrifier le cheminot (sauvant par là les cinq personnes), alors que dans le problème de la passerelle, une majorité se refuse à pousser le l’homme obèse sur la voie pour stopper le tramway. Le sens commun semble donc dicter des jugements moraux contradictoires ! Pour sauver la cohérence des choix des sujets, on pourrait recourir à l’hypothèse du double effet. Selon cette hypothèse, si la mort de l’homme est un effet collatéral non prévu d’une bonne action (ce qui est le cas dans 72. Pour une présentation plus détaillée, cf. Appiah (2008), op. cit.
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] le scénario du tramway), le sujet considère sa mort comme admissible. En revanche, il est inadmissible de vouloir tuer quelqu’un dans le but de sauver d’autres personnes ; dans le cas de la passerelle, la mort de l’homme obèse est un moyen et non un effet collatéral. Cette interprétation est intéressante du point de vue d’une approche morale qui repose sur les intuitions du sens commun car elle permet de rationaliser les choix apparemment contradictoires des sujets. Le problème est que cette interprétation est contredite par une troisième expérience de pensée : le scénario de la déviation temporaire. Dans ce troisième scénario, le sujet a la possibilité de modifier la trajectoire du tramway de manière à ce qu’il emprunte une déviation temporaire qui revient sur les rails initiaux. Sur le tronçon de déviation, il y a un homme obèse dont le volume et le poids permettraient de stopper le tramway. Il se trouve que dans cette expérience, la majorité des sujets choisit de tirer la manette et donc de sacrifier l’homme et de sauver les cinq autres… En définitive, il semblerait que la simple présence ou absence physique d’un individu (et non une intuition ou un raisonnement de type moral) explique le choix des sujets. Cette idée est confirmée par une expérience menée par Joshua Greene et ses collaborateurs73 sur les problèmes du tramway et de la passerelle. Au cours de cette expérience, les cerveaux des sujets sont soumis à un examen IRMf. Les résultats de l’expérience montrent que l’engagement émotionnel influence largement les jugements moraux : s’imaginer devoir pousser une personne sous un tramway roulant à pleine vitesse afin de le stopper (et par là, sauver les cinq personnes) est émotionnellement plus saillant (cela se traduit par une activité accrue des zones du cerveau corrélées aux émotions) que s’imaginer tirer une manette qui va orienter la trajectoire du tramway sur une voie où se trouve une personne. Cette différence d’engagement émotionnel induit les sujets à refuser la première action et à juger la seconde comme moralement admissible, alors même que dans les deux cas, la vie d’une personne est mise en balance avec celle de cinq autres. Ainsi, il semblerait que le choix des sujets dans le cas de la passerelle dépend simplement d’une réaction physiologique liée à la proximité physique d’une personne. 73. Greene et al. (2001), “An fMRI Investigation of Emotional Engagement in Moral Judgment”, Science, 293 @. [Ndé : cet article est traduit dans l’anthologie La philosophie expérimentale, sous la direction de F. Cova, J. Dutant, E. Machery, J. Knobe, E. Nahmias, S. Nichols, Vuibert, 2011.]
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[les mondes darwiniens] La raison pour laquelle j’ai pris le temps de détailler ces expériences est double. D’une part, l’ensemble des résultats de ces trois tests empiriques met en question l’idée que le sens commun peut nous fournir des intuitions cohérentes et solides sur lesquelles il est possible de fonder une théorie morale de manière ultime. En effet, pour interpréter les résultats des trois expériences, on ne peut pas invoquer de meilleure raison que la proximité physique. Les sujets ne semblent pas saisir une quelconque raison morale qui permette de justifier leurs choix contradictoires. Les résultats de ces trois expériences sont évidemment très embarrassants pour les philosophes qui cherchent à fonder leurs valeurs et principes moraux sur le sens commun. D’autre part, ces résultats favorisent une analyse évolutionnaire descriptive du phénomène. En effet, les théoriciens de l’évolution ne s’étonnent guère d’un tel phénomène : cette loi de la proximité physique est compatible avec l’analyse suivante. Au temps où nos instincts sociaux se sont lentement forgés, les êtres humains vivaient probablement en petites communautés dans lesquelles il était important d’aider précisément les membres de leur groupe, c’est-à-dire les personnes en danger qui se trouvent « juste à côté d’eux ». Les systèmes émotionnels altruistes qui se sont mis en place dans un tel contexte étaient probablement dirigés en priorité vers les individus physiquement proches. Ces systèmes permettaient à nos ancêtres de réagir rapidement dans des situations quotidiennes dangereuses. Selon ces modalités, il est compréhensible que nous ayons moins de difficulté à accepter la détresse de personnes physiquement éloignées de nous, d’où le manque d’aversion dans le scénario de la déviation temporaire. Que peut-on conclure d’une telle discussion ? Chercher des fondements irréfutables pour nos normes morales semble être une cause perdue puisque les intuitions morales les plus primaires ne sont pas moralement rationalisables. En revanche, si l’on baisse les exigences du fondement des normes, si l’on accepte qu’il faut se contenter de produire les meilleures raisons possibles d’accepter une norme plutôt qu’une autre, alors les données factuelles (y compris de type évolutionnaire) reviennent en force dans l’entreprise de justification morale. Il y a bien des manières d’utiliser le matériau empirique pour justifier nos convictions morales. Une tentative modeste serait par exemple de recourir à un ensemble de critères tels que la cohérence, la faisabilité, la fonctionnalité, ou la compatibilité avec nos réactions émotionnelles et celles de nos pairs. Aucun de ces critères ne pourrait être considéré comme ultime mais leur conjonction permettrait de légitimer nos convictions morales.
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[christine clavien / évolution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste] Une réflexion de fond sur cette question nous mènerait trop loin mais il est important de retenir que les considérations évolutionnaires (notamment celles relatives à la fonctionnalité d’un comportement) peuvent s’avérer pertinentes dans le cadre d’une entreprise normative de ce type. 8 Conclusion
J’
ai tâché de montrer ici que l’EE, au sens contemporain du terme, ne peut pas être assimilée au darwinisme social et que dans une certaine mesure, il est pertinent d’adopter une approche évolutionnaire en éthique. Plus précisément, l’EE est principalement opérante au niveau descriptif, lequel peut amener des éclairages intéressants aux autres niveaux de l’éthique. L’analyse critique de l’EE révèle également à quel point il est difficile d’espérer trouver un fondement absolument irréfutable pour nos normes morales. Le temps est peut-être venu pour la philosophie morale de se détacher de la recherche des fondements ultimes de systèmes purement théoriques au profit d’une réflexion de fond sur la manière de gérer les pulsions propres aux êtres humains74.
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chapitre 39
Jérôme Ravat
Morale darwinienne et darwinisme moral
O
uvrir le « dossier Darwin », s’agissant tout particulièrement des questions afférentes à la morale, c’est nécessairement s’exposer à de lourdes incompréhensions, de nombreux malentendus et de multiples polémiques. Un constat simple permet d’expliquer ce point : souvent vilipendé, voire diabolisé, constamment entouré d’une réputation sulfureuse, Charles Darwin a en définitive été peu lu. Et la plupart des reproches qu’on formule à l’encontre de ce que nous pourrions nommer le « darwinisme moral », concernent en fait d’autres auteurs, tels que Herbert Spencer ou Francis Galton1. Pourtant, plus que jamais en cette année où l’on fête le bicentenaire de la naissance de Darwin, et les cent cinquante ans de la publication de L’Origine des espèces, il importe de réhabiliter quelque peu la mémoire d’un auteur bien trop stigmatisé. Très commentés, longtemps critiqués, souvent incompris, les écrits de Darwin sur l’émergence de la morale sont en effet d’une grande importance pour qui veut saisir pleinement les bases naturelles des sociétés humaines. Et pour bien comprendre les thèses darwiniennes, il importe avant tout de revenir aux écrits de Darwin, par delà les contresens ou les partis pris idéologiques. Tout particulièrement, il importe de lire La Filiation de l’homme2, ouvrage dans lequel Darwin utilise la théorie de l’évolution afin de rendre compte de l’émergence de phénomènes moraux. 1. Nous nous attacherons à la fin de ce chapitre d’établir une distinction entre la pensée de ces auteurs et celle de Darwin. 2. Les lecteurs des Mondes darwiniens pourraient être surpris que, selon les chapitres, l’on fasse mention soit de La Descendance de l’homme, soit de La Filiation de l’homme. Ces deux titres sont des traductions différentes, l’une de la fin du xixe
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[les mondes darwiniens] C’est une lecture détaillée de ce texte qui permettra d’emblée d’effectuer un constat qui pourrait s’avérer déconcertant : Darwin, contrairement à la réputation qu’on lui a souvent faite, n’est pas un darwiniste moral. Autrement dit, Darwin n’a jamais affirmé que l’évolution a fait de l’homme un être capable de reconnaître objectivement le bien et le mal. Darwin n’a jamais soutenu que l’évolution des espèces allait dans le sens d’un progrès moral, loin s’en faut. à la lecture du texte darwinien, c’est plutôt l’impression inverse qui se dégage bien souvent. à maintes reprises, Darwin n’a de cesse d’affirmer que la trajectoire de l’évolution des espèces ne saurait être érigée en paradigme normatif, à l’aune duquel il deviendrait possible d’évaluer règles et valeurs morales. Bien plus, Darwin n’a jamais affirmé que la moralité, telle que nous la connaissons, pouvait se retrouver en dehors de l’espèce humaine. Pour lui, a contrario, s’il est un signe qui distingue l’homme des autres espèces, c’est bien le sens moral. C’est donc avant tout afin de dissiper les malentendus associés aux thèses de Darwin qu’une lecture de ses textes s’impose grandement. Tel est notre projet dans le cadre du présent chapitre. 1 La Filiation de l’homme : un ouvrage révolutionnaire
D
ans La Filiation de l’homme (1871) @, Darwin se propose d’étendre à l’espèce humaine la théorie de la descendance avec modification, concept central de L’Origine des espèces. Sa publication en 1859 avait en effet constitué un choc fondamental sur le plan scientifique et philosophique. Mais de l’homme, dans ce texte, il avait été finalement peu question. C’est précisément ce silence qui est brisé avec la publication de l’ouvrage de 1871. La Filiation de l’homme3, en ce sens, n’implique pas seulement des enjeux d’ordre scientifique. L’ouvrage de 1871 a également nombre d’implications dans le domaine politique et philosophique, à une époque où s’établit par ailleurs une lutte acharnée entre libéralisme et conservatisme. Il importe ici de prendre toute la mesure de la révolution initiée par Darwin, qui du reste n’a pas échappé aux contemporains de ce dernier. Ainsi, l’Edinburgh Review n’hésite-t-elle pas à écrire en 1871, peu après la publication de LFH, que si la théorie de Darwin siècle et l’autre de la fin du xxe, de The Descent of Man, l’autre opus magnum de Darwin (avec L’Origine des espèces), dans lequel l’évolution de l’homme est le thème central. Par ailleurs, nous écrivons ici « homme » avec un petit h, et le lecteur doit avoir en mémoire qu’il s’agit alors du synonyme d’« être humain ». (Ndd.) 3. Notée LFH dans la suite de ce chapitre.
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[jérôme ravat / morale darwinienne et darwinisme moral] est vraie, « la plupart des individus parmi les plus sérieux seront contraints d’abandonner ces principes par lesquels ils ont tenté de mener de nobles et vertueuses existences, puisqu’ils sont fondés sur une erreur […]. Si ces thèses sont exactes, une révolution de la pensée est imminente, qui ébranlera la société jusque dans ses racines, détruisant le caractère sacré de la conscience, et le sentiment religieux4 ». En quoi LFH constitue-t-elle un ouvrage aussi subversif pour la moralité traditionnelle ? Tel est le point que nous allons nous efforcer de comprendre en analysant tout d’abord une des conséquences fondamentales de la théorie darwinienne de l’évolution : le rejet du finalisme. Selon les partisans du finalisme, la nature et l’humanité sont orientés par un but, un dessein, et non par le seul hasard. Sous sa forme théologique, le finalisme présuppose donc que Dieu est la cause finale de l’univers. C’est précisément contre la thèse d’un dessein divin que Darwin prend position en mettant en avant le concept de « sélection naturelle ». Pour Darwin, en effet, la sélection naturelle est un processus aveugle, qui ne s’accomplit aucunement de manière délibérée5. L’expression même de « sélection naturelle », en ce sens, doit être envisagée avec précaution. Darwin lui-même était parfaitement conscient de l’ambiguïté sémantique que pouvait revêtir cette expression, au point de chercher par la suite à remplacer celle-ci par le terme de « préservation », qu’il finira par abandonner. En ce sens, Darwin prend parti contre toute tentative de théologie rationnelle6, comme celle de William Paley. Dans l’ouvrage de 1802 intitulé Natural Theology. Evidences of the Existence and Attributes of the Deity collected from the Appareances of Nature @, Paley affirmait ainsi que la perfection des lois naturelles ne pouvait être expliquée que par l’existence d’un être divin, omniscient et omnipotent. Pour Darwin, si l’émergence des organismes humains n’est pas le fruit de la sagesse divine, mais le résultat de processus de variation et de sélection, alors il 4. Cité d’après Wright (1996), L’animal moral [1994], Folio Gallimard, p. 531. 5. Cette thèse finaliste, dans ce domaine, a connu de nombreux avatars, dont le plus récent est l’Intelligent Design. C’est en cela que l’ID est à la fois un finalisme et un évolutionnisme : il ne rejette pas le fait que les espèces évoluent, il récuse l’idée d’une évolution non orientée et uniquement « mue » par le hasard (dynamique variationnelle) et la sélection naturelle. Un designer, un Grand Architecte, un Dieu (les IDers n’osent pas le mot, tactiquement, alors osons-le pour eux…). Sur la variation, cf. Heams, ce volume ; sur la sélection, cf. Huneman, idem. (Ndd.) 6. La théologie rationnelle (appelée également théologie « naturelle ») est la partie de métaphysique qui a pour objet d’étude des questions telles que l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme ou la destinée humaine.
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[les mondes darwiniens] en va de même s’agissant des facultés humaines, et notamment du sens moral. De sorte que loin d’être le produit d’une volonté bienveillante et omnipotente, la moralité humaine aurait pu être toute autre. Ainsi, comme l’écrit Darwin, si « les hommes étaient élevés dans les mêmes conditions que les abeilles de ruche, il ne ferait guère de doute que nos femelles célibataires penseraient, comme les abeilles ouvrières, qu’elles ont le devoir sacré de tuer leurs frères, et que les mères tenteraient de tuer leurs filles fécondes ; et personne ne songerait à y faire obstacle » (LFH, p. 185). On ne saurait trouver d’exemple plus saisissant pour illustrer la contingence de la moralité humaine ! De même, Darwin se désolidarise-t-il progressivement se son contemporain Alfred Russel Wallace, avec qui il a entretenu une correspondance longue et riche7. La correspondance entre Darwin et Wallace révèle en effet l’adhésion progressive du second aux thèses finalistes. Selon Wallace, la sélection naturelle ne saurait expliquer à elle seule l’existence des dispositions les plus élevées de l’humanité, et tout particulièrement l’existence du sens moral. Pour Wallace, si la sélection naturelle est à même d’expliquer certains traits humains (par exemple la couleur de la peau), elle ne peut rendre compte d’autres caractéristiques typiquement humaines. En particulier, les facultés les plus nobles de l’homme ne sauraient être expliquées uniquement par la variation et la sélection. Il faut nécessairement faire intervenir d’autres principes explicatifs. De sorte que selon Wallace, il est nécessaire de postuler l’existence d’une Intelligence suprême, ayant créé l’homme afin que ce dernier atteigne une « fin plus noble »8. En termes contemporains, nous pourrions dire que Wallace 7. Wallace est un est un naturaliste, géographe, explorateur, anthropologue et biologiste britannique. Nombre d’historiens des sciences considèrent qu’il est le codécouvreur, avec Darwin, de la théorie de l’évolution au moyen de sélection naturelle. Ayant publié une telle théorie, il a indirectement incité Darwin à publier sa propre théorie plus tôt que prévu (en en présentant une ébauche en 1858, devant la Linnaean Society). Les convictions spiritistes de Wallace au sujet d’une origine immatérielle des plus hautes facultés humaines ont porté atteinte à ses relations avec le monde scientifique, expliquant peut-être la plus grande notoriété de Darwin. [NdD : on peut aussi considérer que la théorie de Wallace est intrinsèquement différente de celle de Darwin, ce qui rend donc caduque la possibilité de l’identification de l’une à l’autre. Les termes théoriques de l’une et de l’autre n’étant en fait pas superposables. Cf. Lennox, 2001, “History and Philosophy of Science : A Phylogenetic Approach”, PhilSci Archive @.] 8. C’est assez proche de l’actuelle position du Vatican, qui, contraint par le souci de ne point stagner dans le ridicule jusqu’auboutisme des créationnistes « littéralistes »,
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[jérôme ravat / morale darwinienne et darwinisme moral] était un défenseur de la thèse de la singularité humaine. Or, pour Darwin, comme nous l’avons vu, l’idée d’une finalité de la nature est éminemment douteuse. Ainsi, n’hésite-t-il pas à écrire à Wallace : « Il ne me semble pas qu’il y ait une plus grande finalité dans la variabilité des êtres organiques ou dans l’action de la sélection naturelle, que dans la direction où souffle le vent.9 » Prenant le contre-pied du finalisme de Wallace, Darwin affirme au contraire dans LFH que les facultés les plus nobles de l’homme ne sont pas l’expression d’une différence de nature, mais bien de degré entre l’espèce humaine et les animaux dits « inférieurs » : telle est la clé de ce que nous pourrions nommer le continuisme darwinien. 2 Phylogenèse du sens moral : le continuisme darwinien 2.1 Affinités morphologiques et intellectuelles Darwin, en premier lieu, s’efforce à plusieurs reprises d’insister sur les affinités entre l’espèce humaine et les autres animaux. Ces affinités se retrouvent d’abord sur le plan morphologique. Ainsi, comme il le souligne dans LFH, il existe de nombreuses similitudes sur le plan anatomique et physiologique entre l’homme et les autres membres du groupe des vertébrés. Telle est en effet la leçon, notamment, de l’anatomie comparée, mettant en évidence l’identité du squelette, des nerfs, des vaisseaux, voire de l’encéphale dès lors qu’il s’agit de comparer l’homme et les singes supérieurs. Et c’est encore cette vision continuiste qui sera au cœur de L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872) @, ouvrage dans lequel Darwin s’emploie davantage à démontrer que le comportement humain, réciproquement, possède des traces de son ascendance animale. C’est donc dans une optique similaire que Darwin entreprend de mettre en exergue l’enracinement phylogénétique du sens moral de l’homme. Pour Darwin, plus précisément, le sens moral de l’homme émerge à partir de deux éléments que l’on peut observer au sein du règne animal. D’une part, l’existence de capacités intellectuelles et affectives. D’autre part, la présence d’un certain nombre d’instincts sociaux à partir desquels le sens moral est à même de se développer. admet une évolution des espèces, mais en exhaussant l’homme au-dessus de la mêlée animale, en en faisant le fruit spécial d’un acte créateur de Dieu, seul force à même de doter l’homme de son attribut le plus singulier : l’âme. (Ndd.) 9. Darwin (2008), L’Autobiographie, Seuil, p. 87 @.
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[les mondes darwiniens] 2.2 Facultés intellectuelles et affectives C’est surtout aux chapitres III, IV et dans le dernier chapitre de LFH que Darwin envisage la question du développement mental, affectif, et intellectuel des hommes. D’abord, affirme Darwin, nombre de capacités mentales que l’on retrouve chez les hommes sont également présents chez certains animaux dits « inférieurs ». Darwin n’hésite pas à de nombreuses reprises à insister sur le fait que les capacités intellectuelles des animaux sont bien plus développées que ce que la plus grande partie de la tradition philosophique et scientifique n’a eu de cesse d’affirmer avant lui. Comme il l’écrit très explicitement au début du chapitre III, « il n’existe aucune différence entre l’homme et les animaux supérieurs pour ce qui est de leurs facultés mentales » (LFH, p. 150). Ainsi, de nombreux animaux sont capables d’imitation, à l’image des oiseaux qui « imitent le chant de leurs parents, et quelquefois celui des autres oiseaux » (LFH, p. 157). (Darwin rapporte même l’histoire d’un chien élevée par une chatte, et qui apprit progressivement à imiter l’action du chat qui se lèche les pattes !) Certains animaux, par ailleurs, sont capables de progrès et d’amélioration : sous l’effet de l’éducation et du dressage, ils sont à même d’apprendre, de manière à ne pas répéter les mêmes erreurs. Enfin, les animaux sont en mesure d’éprouver certaines émotions, que Darwin qualifie d’« intellectuelles », comme l’ennui, l’étonnement, ou la curiosité. Darwin va même jusqu’à affirmer que certains animaux (comme le chien) peuvent se montrer jaloux et que d’autres éprouvent de l’émulation, ou possèdent un « sens du beau », illustré par les décorations des nids réalisées par certains oiseaux. Ces descriptions teintées d’anthropomorphisme pourraient prêter à sourire aux yeux de l’éthologie contemporaine. Mais il ne faut pas pour autant perdre de vue le projet darwinien : montrer la proximité entre facultés animales et facultés humaines, contre l’idée d’un saut qualitatif, d’une incommensurable différence de nature. C’est donc dans une optique similaire que Darwin analyse la question des instincts sociaux. 2.3 Les instincts sociaux Outre certaines facultés intellectuelles, les animaux possèdent également une caractéristique fondamentale pour l’apparition du sens moral : les instincts sociaux. Sans instincts sociaux, en effet, pas de moralité. Précisons d’emblée un point important concernant l’origine et la nature des instincts sociaux : si ces derniers ont bien évidemment pour Darwin une base biologique, il n’en reste pas moins qu’ils peuvent être modifiés par l’environnement social et
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[jérôme ravat / morale darwinienne et darwinisme moral] l’intelligence. C’est de cette manière du reste, que ces instincts peuvent être moralisés. Contre toute une tradition de pensée philosophique et scientifique, Darwin n’oppose donc pas instincts et intelligence. Tous deux ont une origine commune dans le système nerveux et peuvent entrer en interaction, rendant ainsi possible l’émergence du sens moral chez l’homme. Comme l’écrit Darwin : « Nous savons bien peu de choses sur les fonctions du cerveau, mais nous pouvons concevoir que, à mesure que les facultés intellectuelles se développent davantage, les diverses parties du cerveau doivent être reliées par des canaux très enchevêtrés, permettant l’intercommunication la plus libre ; et par voie de conséquence chaque partie distincte devrait tendre à être moins bien adaptée pour répondre à des sensations ou à des associations particulières d’une manière définie et héréditaire – c’est à dire instinctive » (LFH, p. 152). L’enjeu est ici crucial : il s’agit pour Darwin d’insister sur le fait que les instincts sociaux sont bien innés (et transmissibles de manière héréditaire), mais qu’ils peuvent également être modifiés par l’intelligence, l’habitude et l’apprentissage social, constituant ce faisant la condition de possibilité fondamentale de la morale humaine. Comment les instincts sociaux se manifestent-ils chez les animaux et chez l’homme ? Selon la description de Darwin au chapitre XXI de LFH, « les animaux doués des instincts sociaux prennent plaisir à être en compagnie, s’avertissent mutuellement du danger, se défendent et s’aident mutuellement de maintes façons » (LFH, p. 73). Ainsi, les loups coopèrent pendant la chasse. De même, certains animaux sont doués de sympathie, tel le petit chien qui n’hésitera pas à se jeter sur quiconque attaque son maître. Darwin multiplie ainsi les exemples censés démontrer l’enracinement phylogénétique du sens moral : les corbeaux indiens nourrissant leurs congénères aveugles, ou les tentatives de protection d’un babouin en captivité par ses compagnons alors que ce dernier allait être puni, constituent autant de preuves de la présence d’instincts sociaux chez les autres animaux. Les instincts sociaux, avance Darwin, ont la même origine que tous les autres instincts : ils ont été sélectionnés au cours de l’évolution de notre espèce. Les instincts sociaux, à ce titre, sont des caractères à part entière10 : transmis par l’hérédité, ils sont soumis à des variations, et peuvent donc être objets de sélection. Ainsi, de la même manière qu’elle a permis l’émergence 10. Sur la notion de caractère, cf. Barriel, ce volume. Sur la phylogénie des comportements, cf. Cap, idem. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] des instincts vitaux, la sélection naturelle a retenu les instincts sociaux, permettant à ceux qui en étaient porteurs de survivre. Les instincts sociaux, précise Darwin, se distinguent toutefois des autres instincts dans la mesure où ils sont toujours, selon ses termes, « présents » et « persistants ». Et c’est d’ailleurs cet aspect persistant des instincts sociaux qui va permettre à ces derniers de constituer la base du sens moral. Une des caractéristiques des instincts sociaux, en effet, réside dans le fait que ces derniers peuvent entrer en conflit avec les autres instincts. Que se produit-il lorsqu’un tel conflit surgit ? La réponse darwinienne est éclairante : « Après avoir cédé à quelque tentation, nous comparons l’impression affaiblie d’une tentation passée avec les instincts sociaux toujours présents, ou avec les habitudes acquises dans notre jeunesse et renforcées tout au long de notre vie, jusqu’à ce qu’elles soient devenues aussi puissantes que des instincts. Si nous ne cédons pas à la tentation lorsqu’elle est encore présente à nous, c’est parce que soit l’instinct social, soit quelque coutume l’emporte à ce moment, ou encore parce que nous avons appris que cet instinct nous semblera le plus fort, lorsque nous le comparerons avec l’impression affaiblie de la tentation » (LFH, p. 213). Par la sélection des instincts sociaux, nous le voyons, l’homme possède une nature morale et sociale qui l’oriente vers la communauté et le souci d’autrui. Grâce aux instincts sociaux, l’homme n’agit pas uniquement en vue de préserver ses intérêts égoïstes, mais prend en considération son environnement social. L’expression psychologique de ces instincts sociaux n’est autre que le plaisir et la peine. En effet, c’est le plaisir qui incite les individus à s’associer afin de former des communautés de plus en plus importantes. Sans la présence du plaisir, les individus n’éprouveraient pas le désir de se rassembler. à cet égard, le plaisir et la peine éprouvés par l’homme dans le cadre des interactions sociales dérivent du plaisir et de la peine éprouvés initialement au sein du cercle familial, selon un mouvement d’extension graduelle. Comme l’écrit en effet Darwin, « l’impression de plaisir que procure la société est probablement une extension des affections de parenté ou des affections filiales ; on peut attribuer cette extension principalement à la sélection naturelle, et peut-être aussi, en partie, à l’habitude. Car, chez les animaux pour lesquels la vie sociale est avantageuse, les individus qui trouvent le plus de plaisir à être réunis peuvent le mieux échapper à divers dangers […]. Il est inutile de spéculer sur l’origine de l’affection des parents pour leurs enfants et de ceux-ci pour leurs parents ; ces affections constituent évidemment la base des affections sociales » (LFH, p. 112-113).
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[jérôme ravat / morale darwinienne et darwinisme moral] La socialité, pour Darwin, commence donc à l’échelle individuelle. Elle repose sur les instincts de l’individu, et se manifeste pour ce dernier sous la forme du plaisir et de la peine. Mais selon quelles modalités précises ces instincts sociaux peuvent-ils donner naissance à la moralité humaine ? Tel est le point que nous allons à présent examiner. 3 L’émergence du sens moral au sein de l’espèce humaine 3.1 Sélection de groupe et altruisme réciproque Si les instincts sociaux se retrouvent aussi bien dans l’espèce humaine que chez les autres animaux, comment expliquer précisément l’émergence du sens moral au sein de l’humanité ? C’est en procédant à un examen du mode de vie social des ancêtres de l’homme, en utilisant la théorie aujourd’hui nommée « sélection de groupe », que Darwin tente de répondre à cette question11. Si l’on conçoit que les ancêtres de l’homme vivaient dans des tribus séparées, on peut imaginer, affirme Darwin, que le fait de posséder des habitudes morales pouvait donner un avantage sélectif aux membres de certaines tribus. En effet, si l’on envisage une compétition entre les tribus, on peut en déduire que celles dont les membres possèdent certains instincts sociaux, tels que la fidélité au groupe, l’obéissance, le sens du sacrifice pour la communauté, remporteraient la victoire face aux autres tribus. Imagions deux tribus (appelons-les la tribu A et la tribu B) en compétition sur un territoire donné. Si la tribu A n’est composée que d’égoïstes cherchant désespérément leur propre survie, n’ayant aucune tendance à aider le groupe, et si la tribu B est composée, pour reprendre les termes de Darwin, d’individus possédant « l’esprit de patriotisme, de fidélité, d’obéissance, de courage et de sympathie » (LFH, p. 221), il est fort probable, affirme Darwin, que c’est le groupe B qui l’emportera. Le sens moral (au même titre que les capacités rationnelles, ou l’habileté technique) constitue donc une des aptitudes ayant permis à certaines tribus de s’imposer dans le passé de l’espèce humaine. Et les tribus dans lesquelles le sens moral était insuffisamment développé ont été en quelque sorte « éliminées » de la compétition. Comme l’explique Darwin, « […] bien qu’un haut niveau de moralité ne donne qu’un avantage léger ou nul à chaque homme individuel ou à ses enfants sur les autres hommes de la même tribu, néanmoins un accroissement dans le nombre d’hommes bien doués et un avancement 11. Cf. Clavien, ce volume.
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[les mondes darwiniens] dans le niveau de moralité donneront certainement un immense avantage à une tribu sur une autre » (LFH, p. 220). Autrement dit, la présence d’un sens moral au sein de certaines communautés pourrait expliquer que ces dernières aient été en mesure de triompher sur les autres communautés au sein desquelles la moralité n’était pas apparue. Mais comment le sens moral a-t-il pu apparaître au sein même d’une tribu ? Afin de répondre à cette question, Darwin a recours à une théorie proche de ce que les biologistes évolutionnistes nomment actuellement « l’altruisme réciproque » : selon Darwin, à mesure que les capacités rationnelles des membres d’une tribu se développent, ces derniers sont en mesure de comprendre à partir de leur expérience que l’aide apportée aux autres permet d’accroître leurs propres chances de survie. En effet, « comme les capacités de prévision et de raisonnement des membres (appartenant aux tribus) s’amélioraient, chaque homme apprit bientôt que s’il aidait ses pareils, il recevrait généralement de l’aide en retour » (LFH, p. 219). En ayant cette motivation, les membres d’un groupe pourraient développer l’habitude d’accomplir des actions bienveillantes, susceptibles d’avoir été héritées par la suite, entraînant une dynamique de sélection de groupe. La seconde source d’apparition du sens moral n’est autre que l’éloge et le blâme. La tendance à aider autrui pourrait avoir été motivée par la recherche de l’admiration, et le désir d’éviter la honte et la réprobation. Enfin, pour Darwin, dans la mesure où les vertus possédées par les individus peuvent être sélectionnées, et donc transmises aux générations suivantes, le sens moral est héritable. 3.2 Le sens moral comme marque distinctive de l’humain Toutefois, si continuiste soit-il, Darwin insiste également sur le fait que les hommes possèdent des caractéristiques fondamentales qui les distinguent du reste du règne animal. On peut dire que si Darwin ne cesse d’insister sur la proximité entre l’homme et les animaux, c’est pour mieux mettre l’accent sur ce qui les sépare le plus : le sens moral. Comme y insiste Darwin dès le début du chapitre IV de LFH, « de toutes les différences existant entre l’homme et les animaux inférieurs, c’est le sens moral qui est le plus important » (LFH, p. 183). Comment comprendre cette assertion et l’idée simultanée selon laquelle il y a bel et bien continuité entre l’homme et les autres animaux ? Force est de constater que sur ce point les propos de Darwin pourraient sembler de prime abord paradoxaux. Ainsi, comme il l’écrit, « tout animal, quel qu’il soit, doté d’instincts sociaux bien affirmés, incluant les affections
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[jérôme ravat / morale darwinienne et darwinisme moral] parentale et filiale, acquerrait inévitablement un sens moral ou conscience dès que ses capacités intellectuelles se seraient développées au même point, ou presque, que l’homme » (LFH, p. 184). Pourtant, le paradoxe n’est qu’apparent. Les propos de Darwin se situent en fait dans la droite lignée de ses analyses sur les facultés mentales des autres animaux. Pour qu’il y ait sens moral, en effet, il est nécessaire que certaines capacités intellectuelles (imitation, raisonnement) et que certains instincts sociaux soient présents. En ce sens, d’autres animaux pourraient bel et bien acquérir un sens moral. Mais cela ne signifie aucunement, Darwin y insiste, que ce sens moral serait identique à celui de l’homme. Darwin, sur ce point, est limpide : « Il peut être bon d’affirmer que je ne souhaite pas soutenir l’idée que tout animal strictement social, si ses facultés intellectuelles devaient devenir aussi actives et aussi hautement développées que chez l’homme, acquerrait le même sens moral que le nôtre » (LFH, p. 185). L’homme est donc, de fait, le seul être véritablement moral. Et même si un autre être pourvu de qualités similaires à notre moralité devait exister, il serait éminemment dissemblable de l’être humain. Le sens moral, si l’on suit le texte darwinien, semble donc bien constituer ce qui différencie le plus l’homme des autres animaux. Dans quelle mesure la moralité permet-elle de circonscrire le propre de l’homme ? Quelles sont les caractéristiques que l’homme possède et qui semblent faire défaut aux autres animaux ? Si l’on admet une ascendance commune entre l’homme et les singes, comment expliquer le fait que l’homme possède des capacités morales grandement différentes de celles des autres animaux, même ceux avec qui il est étroitement apparenté ? Selon Darwin, c’est avant tout grâce au développement de ses facultés mentales que l’homme se distingue des autres animaux. Plus précisément, un trait fondamental, caractérisant uniquement l’espèce humaine, permet de différencier celle-ci des autres espèces : la réflexivité. De toutes les créatures, affirme Darwin, l’homme est le seul à même d’octroyer un sens à ses propres actions, le seul à pouvoir leur conférer rétrospectivement une valeur. Et cette capacité, cruciale dans l’élaboration du sens moral, constitue une différence d’envergure entre l’homme et les animaux. Ainsi, l’émergence de la conscience représente une étape fondamentale dans la genèse de la morale. En effet, la conscience joue un rôle décisif à plusieurs titres : elle renforce les instincts sociaux, permet de faire naître des devoirs moraux, et favorise, entre autres, la planification de l’action morale. En ce sens, il existe bel et bien une différence fondamentale entre l’homme et les autres
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[les mondes darwiniens] espèces. Seul l’homme peut donc proprement être qualifié de moral, car « un être moral est un être capable de comparer ses actions ou motifs passés et de les approuver ou de les désapprouver. Nous n’avons aucune raison de supposer qu’aucun des animaux inférieurs n’en soit capable » (LFH, p. 198). Plus loin, au chapitre XXI, Darwin avance de nouveau cette idée, dans des termes parfaitement similaires : « Un être moral est quelqu’un qui est capable de réfléchir sur ses actions passées et sur leurs motifs, d’en approuver certains et d’en désapprouver d’autres ; et le fait que l’homme soit le seul qui mérite cette qualification constitue la plus grande différence qui soit entre lui et les animaux inférieurs » (LFH, p. 731). Quelle sont les conséquences, sur le plan psychologique, de cette capacité possédée par l’homme de revenir rétrospectivement sur le sens de ses actions ? Une des expressions fondamentales de cette capacité de l’agent moral humain n’est autre que le remords. Ainsi, l’individu moral éprouve du remords lorsqu’il repense à une action passée, et qu’il met en relation cette action avec un autre élément fondamental de la moralité humaine : la désapprobation d’autrui. C’est bien en effet la désapprobation (effective ou supposée) d’autrui qui permet de faire naître des sentiments tels que la honte, le repentir ou le remords. Ainsi, l’homme évitera d’accomplir des actions qui risquent de susciter la désapprobation d’autrui, et les douleurs qui l’accompagnent. C’est en vertu de ce principe, par exemple, que « plus d’un hindou a été remué jusqu’au fond de son âme pour avoir mangé une nourriture impure » (LFH, p. 201). Sensible à la louange et au blâme, l’agent moral s’efforcera autant que faire se peut d’éviter le second et de trouver la première, source de plaisir. De même, de toutes les créatures vivantes, seul l’homme possède le concept de devoir, résultat d’une élaboration rationnelle dont ne sont pas capables les animaux. Et c’est en vertu de ce sens du devoir que l’homme est à même de maîtriser ses instincts les plus impérieux, en particulier ceux le poussant à la simple autoconservation au détriment d’autrui. 3.2.1 La sympathie universelle Spécifiquement humaines, les capacités mentales précédemment décrites rendent compte d’une des aptitudes possédées uniquement par les hommes : l’universalisation de la sympathie. En tant qu’instinct social, la sympathie permet la communication des émotions et l’émergence du sens moral. C’est grâce à la sympathie, par exemple, que la souffrance d’un individu peut affecter
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[jérôme ravat / morale darwinienne et darwinisme moral] le spectateur qui en est témoin, incitant ce dernier à accomplir une action bienveillante. Initialement, la sympathie n’est pas à proprement parler un sentiment moral, car son champ d’extension s’avère restreint. En effet, comme l’explique Darwin, les animaux inférieurs (ainsi que de nombreux peuples à travers le globe) possèdent une sympathie limitée à leur entourage immédiat, aux membres de leur communauté. Les animaux dits « inférieurs », quant à eux, sont incapables d’éprouver de la sympathie de manière aussi étendue. Ils n’éprouvent pas de sympathie pour tous les individus de leur espèce. En ce qui concerne les animaux dits « inférieurs », Darwin distingue deux cas : celui des espèces sociales et celui des espèces non sociales. Au sein des espèces sociales, la sympathie se rapporte aux membres de la communauté, ceux avec qui s’établit la coopération par exemple. Chez les espèces non sociales, telle que les lions et les tigres, la sympathie sera dirigée vers la progéniture, mais pas vers les autres membres de la communauté. Qu’en est-il de la sympathie chez l’homme ? Originairement cantonnée aux membres des groupes auxquels appartiennent les individus, la sympathie peut s’étendre bien au-delà des bornes initialement assignées par la sélection naturelle, et ce grâce aux progrès de la civilisation et de la culture. Sur ce point, Darwin rejoint les théories de David Hume, de John Stuart Mill et d’Adam Smith sur l’extension de la sympathie. Comme l’expliquait en effet Hume dans le Traité de la nature humaine (1739) @, suivi en cela par Mill dans l’Utilitarisme (1861) @ et par Smith dans sa Théorie des sentiments moraux (1758), l’homme ne dispose pas naturellement d’un sens moral lui permettant de saisir le juste ou le bien. C’est par le biais de la civilisation, de l’éducation, du renforcement social que les sentiments moraux émergent et se développent. Ainsi, pour Hume et Mill, le sentiment de sympathie, qui n’est pas initialement moral, le devient progressivement par le biais de la société, qui énonce règles, normes et obligations. Les thèses de Darwin font parfaitement écho à ce point de vue. Ainsi, écrit-il : « à mesure que l’homme avance en civilisation, et que les petites tribus se réunissent en communautés plus larges, la plus simple raison devrait aviser chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et ses sympathies à tous les membres de la même nation, même s’ils lui sont personnellement inconnus. Une fois ce point atteint, seul une barrière artificielle peut empêcher ses sympathies de s’étendre aux hommes de toutes les nations et de toutes les races » (LFH, p. 210). Darwin, bien évidemment, est tout à fait
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[les mondes darwiniens] conscient du fait que la sympathie, sous cette forme universelle, ne s’est pas toujours manifestée dans l’histoire des hommes (comme en témoignent, par exemple, les combats de gladiateurs, qu’il qualifie de « détestables ») et ne s’applique pas, au moment où il écrit, à tous les peuples du monde, loin s’en faut. Nombreux ; au contraire, sont les peuples qui n’ont pas encore effectué le « saut » de l’universalisation de la sympathie, et au sein desquels les instincts communautaires prédominent. Pis encore, constate-t-il, chez certains peuples, tuer les membres extérieurs à sa propre communauté peut être valorisé. Ainsi, « on rapporte qu’un Indien Thug exprima consciencieusement des regrets pour n’avoir pas volé et étranglé autant de voyageurs que son père l’avait fait avant lui » (LFH, p. 205). Faut-il en conclure que certains peuples, voués à la barbarie, à la cruauté, à l’indifférence pour ceux qui n’appartiennent pas à leur tribu, ne pourront jamais posséder de sens moral ? Pour Darwin, la réponse à cette question est clairement négative. Selon lui, au contraire, il ne faut pas abandonner l’idée selon laquelle la sympathie pourrait s’étendre au-delà de la sphère des relations communautaires. Une des raisons à cela, et non des moindres, est tout simplement que les autres peuples appartiennent bien à l’espèce humaine, et possèdent donc les mêmes aptitudes – fussent-elles moins développées – que les hommes des nations civilisées. à l’inverse des polygénistes, Darwin considérait toutes les « races » humaines comme membres d’une même espèce12. C’est du reste cette similitude (et la possibilité d’une extension universelle de la sympathie) qui fonde le 12. L’étude à prétention scientifique des races humaines, ou racialisme, est en plein essor au moment où écrit Darwin et opposait partisans du polygénisme et du monogénisme. Le débat entre monogénisme et polygénisme constitue une querelle majeure depuis le xviie siècle, Darwin et ses contemporains étant les héritiers de cette querelle. Selon les polygénistes, les Noirs étaient une espèce créée séparément par Dieu et destinée à être soumise aux Blancs. Selon les monogénistes, dont faisait partie Darwin, l’espèce humaine est segmentée en différentes races, qui présentent des caractéristiques physiques (en particulier faciales) bien particulières. Le racialisme en ce sens, est souvent accompagné d’un jugement de valeur sur l’avancement de la race « blanche » ou caucasique, censée être parvenue à un degré supérieur de civilisation. Il ne nous appartient pas, dans le cadre de ce chapitre, de juger de la valeur scientifique de cette conception, extrêmement contestée aujourd’hui. Dans une acception plus contemporaine, le racialisme désigne plus simplement la disposition à catégoriser les « races » en fonction d’un certain nombre de traits saillants, indépendamment de tout jugement quant à la supposée supériorité de certaines d’entre elles.
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[jérôme ravat / morale darwinienne et darwinisme moral] rejet darwinien de l’esclavage : pour Darwin, puisque les autres races humaines appartiennent à la même espèce, les réduire en esclavage équivaudrait purement et simplement à nier leur humanité. Si l’esclavage est légitime, écrit Darwin, c’est uniquement à l’égard des animaux inférieurs, mais aucunement entre membres de la même espèce. Darwin, par ailleurs, croyait en l’universalité du sens moral, et ce en dépit des contre-exemples qui auraient pu remettre en cause cette universalité. Mais s’il y a bien une unité de la nature humaine, et que l’on constate simultanément des différences comportementales majeures entre les peuples, comment expliquer ce contraste apparent ? Pour Darwin, les disparités entre peuples quant au comportement moral ne sont pas dues à des différences de nature, mais à un facteur fondamental : l’éducation. Ainsi, le fait que les Indiens Fuégiens pouvaient pratiquer le vol sans en éprouver de remords apparent ne signifiaient pas pour Darwin que ces derniers ne possédaient pas de sens moral. Selon Darwin, les Fuégiens étaient bel et bien des êtres humains à part entière, et non une sorte de chaînon manquant entre le singe et l’homme, contrairement à une opinion répandue à son époque. La différence entre les Fuégiens et les Anglais de l’époque victorienne n’était pas vouée à durer éternellement. Grâce aux progrès de la civilisation et de l’intelligence, l’extension progressive des instincts sociaux, le développement de l’éducation, et aux sentiments religieux, il était possible d’imaginer que les Fuégiens pourraient être en mesure d’éprouver de la sympathie bien au-delà des bornes de leur tribu, et de devenir ce faisant des être proprement moraux. Force est de constater qu’une telle vision des choses conduit nécessairement Darwin à postuler l’existence d’une hiérarchie entre les peuples sur le plan moral, et à distinguer ce faisant les nations civilisées, parvenues à un « niveau avancé de moralité » (LFH, p. 226), et les « races inférieures » (ibid.). En ce sens, Darwin est un homme de son époque, et le fait qu’il considère les différentes races comme membres d’une même espèce ne l’empêche pas d’envisager ces dernières comme inégales en termes de développement moral. Mais il importe de comprendre simultanément que c’est en affirmant la possibilité d’un progrès moral des peuples « inférieurs », qu’il revendique la possibilité d’une universalisation du sens moral, dont l’extension de la sympathie constitue une pièce maîtresse. En bref, et comme Darwin lui-même le souligne très clairement au chapitre XXI de LFH, le sens moral résulte de trois facteurs fondamentaux : « premièrement, de la nature durable et toujours présente des instincts sociaux ;
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[les mondes darwiniens] deuxièmement, de l’appréciation par l’homme de l’approbation et de la désapprobation de ses semblables ; et troisièmement, de la haute activité de ses facultés mentales, assortie d’impressions passées extrêmement vivaces ; et sous ce dernier rapport, il diffère des animaux inférieurs » (LFH, p. 732). Instincts sociaux, approbation et désapprobation d’autrui, capacités mentales hautement développées, tels sont en définitive les ingrédients qui permettent de définir la moralité humaine, et de la distinguer des phénomènes de protomoralité que l’on retrouve au sein des autres espèces. 4 Darwin et le « darwinisme moral » 4.1 La morale darwinienne Quelle est la doctrine morale défendue par Darwin ? Darwin était-il ce que nos pourrions nommer, en des termes actuels, un partisan du réalisme moral évolutionniste ? à la lecture du texte darwinien, la réponse à cette question semble négative. Selon les défenseurs du réalisme moral évolutionniste, qui compte beaucoup de représentants dans les pays anglo-saxons13, nous devons nous référer à l’évolution biologique pour fonder de manière objective les valeurs morales. Autrement dit, pour les réalistes moraux évolutionnistes, les valeurs morales sont à la fois naturelles – c’est-à-dire produites par l’évolution biologique – et objectives. Ce ne sont ni des fictions, ni le simple résultat de constructions socioculturelles. En somme – par delà les différences doctrinales sur la nature morale de l’homme –, les réalistes moraux évolutionnistes ont tous en commun d’affirmer que l’évolution biologique constituerait une référence normative nous donnant accès à la fonction morale de l’espèce humaine14. Darwin, pour qui l’a lu attentivement, ne souscrit aucunement à ce type de thèse. Nulle part, sous sa plume, on ne retrouve l’idée selon laquelle l’évolution et la sélection naturelle favorisent le progrès moral ou permettent de définir la 13. Richards (1986), “A Defense of Evolutionary Ethics”, Biology and Philosophy, 1 @ ; Collier & Stingl (1993), “Evolutionary Naturalism and the Objectivity of Morality”, Biology and Philosophy, 8 @; Arnhart (1998), Darwinian Natural Right. The Biological Ethics of Human Nature, State University of New York Press ; Casebeer (2003), Natural Ethical Facts. Evolution, Connectionism, and Moral Cognition, MIT Press @. 14. Ce chapitre traite avant tout de la théorie morale de Darwin. Pour des développements plus approfondis sur l’éthique évolutionniste contemporaine, cf. Clavien, ce volume.
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[jérôme ravat / morale darwinienne et darwinisme moral] fonction morale de l’homme. Cette position, trop souvent attribuée à Darwin, n’est en fait aucunement défendue par ce dernier. Avec la théorie darwinienne de l’évolution, c’est bien plutôt l’idée contraire qui s’impose : la dynamique de l’évolution, d’un point de vue moral, est tout à fait neutre. Et l’on ne saurait en extraire une quelconque conclusion normative quant à nos devoirs moraux. La position de Darwin, eu égard à la genèse des sentiments moraux précédemment exposée, doit être bien comprise : certes, les sentiments moraux se sont avérés utiles, puisqu’ils ont permis la survie et la reproduction de l’espèce humaine. Mais ce serait aller un peu vite en besogne, insiste Darwin, d’affirmer qu’ils sont pour autant vrais. En aucun cas les sentiments moraux implantés par l’évolution ne nous font accéder au juste et au bien. Se trouve ainsi remise en question une idée fort ancienne de la philosophie morale, et en particulier de la philosophie morale britannique : celle selon laquelle l’être humain, par nature, aurait la capacité de reconnaître le bien et le mal. Telle était par exemple la thèse défendue par les théoriciens du « sens moral » affirmant que l’homme possédait la capacité de saisir directement, grâce à un sens moral implanté par Dieu, le vice et la vertu. Avec la mise en lumière des bases naturelles du sentiment moral, c’est le réalisme moral qui se trouve donc mis à mal. En effet, si le sens moral n’est que le résultat d’un processus non finalisé, axiologiquement neutre, comment concevoir ce dernier comme reflet de vérités morales absolues, reposant dans un monde idéal, issues d’une volonté divine, ou même produites par l’évolution biologique elle-même ? Du reste, Darwin n’était pas le seul à se montrer quelque peu réfractaire à l’idée qu’il puisse exister des « valeurs » de l’évolution. C’est un point de vue tout à fait similaire que défendait son ami Thomas Huxley, dans une célèbre conférence prononcée en 1893. Ainsi, comme l’écrit ce dernier, « l’évolution cosmique peut nous enseigner comment ont pu naître les bonnes ou les mauvaises tendances de l’homme ; mais en tant que telle, elle ne saurait nous fournir de meilleures raisons que celles dont nous disposons afin de nous expliquer pourquoi ce que nous appelons le bien est préférable à ce que nous appelons le mal15 ». Et Huxley d’ajouter, dans une formule limpide : « Comprenons une fois pour toutes que le progrès moral de la société dépend non pas de notre 15. Huxley (1993), “Evolution and Ethics” @, in T. Huxley, Collected Essays, vol. IX, Macmillan, 1894, p. 80.
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[les mondes darwiniens] imitation du processus cosmique, moins encore de notre détachement par rapport à lui, mais du combat que nous mènerons contre lui.16 » En effet, à maintes reprises, Darwin n’a cessé de souligner le fait que l’observation de la nature ne permettait aucunement de déceler un ordre moral, une volonté sage s’exprimant dans le monde. C’est même plutôt l’idée contraire qui semble dominer : le spectacle de la nature, pour qui l’observe, reflète le triomphe de la cruauté, de la souffrance, de ce qui d’un point de vue moral n’est guère défendable. Et c’est précisément l’observation de la nature, au demeurant, qui fait douter Darwin de l’existence d’une providence divine à l’œuvre dans le monde. L’absence de dessein dans l’évolution a une conséquence fondamentale en ce qui concerne la valeur des systèmes moraux : ces derniers ne sont pas parfaits, loin s’en faut. La morale humaine est le résultat d’un processus contingent, qui aurait pu être tout autre. Cette idée (au cœur de la biologie évolutionniste contemporaine) indique bien que Darwin ne cherchait aucunement à sacraliser un quelconque « ordre naturel »17. Si le spectacle de la nature ne permet pas de fournir des repères moraux intangibles, si l’évolution se espèces ne saurait être érigée en guide moral, alors comment fonder la morale ? Selon Darwin, une doctrine morale particulière doit être suivie : l’utilitarisme. Dans un monde déserté par la Providence divine, seul l’utilitarisme peut faire office de guide moral. Le principe ultime de l’utilitarisme est simple (simpliste, diraient ses détracteurs) : on peut dire d’une action qu’elle est bonne dès lors qu’elle tend à accroître la quantité de bonheur dans le monde, et mauvaise dès lors qu’elle accroît la quantité de souffrance. Les instincts sociaux constituent ici la clé de cette adhésion de Darwin (par ailleurs grand lecteur de J.S. Mill) à l’utilitarisme : en effet, affirme-t-il, c’est grâce à l’instinct social, par exemple, qu’un homme peut tenter de sauver la vie d’un de ses semblables au cours d’un incendie, au prix d’un péril extrême. Ce faisant, en agissant de la sorte, cet individu n’est aucunement mû par le plaisir et l’intérêt personnel. Il est au contraire motivé par des impulsions l’incitant à agir en vertu d’un tout autre but : l’utilité collective. Le 16. Ibid., p. 83. 17. Les débats au sujet de la contingence de l’évolution mettent en opposition différentes positions dans le champ de la philosophie de la biologie. Pour un résumé de ces débats, cf. par exemple David & Samadi (2000), La Théorie de l’évolution : une logique pour la biologie, Flammarion. Sur la place qu’occupe la question de la contingence au sein de la psychologie évolutionniste, cf. également Huneman, ce volume.
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[jérôme ravat / morale darwinienne et darwinisme moral] principe d’utilité, en tant que règle comportementale, permet ainsi de parer à la seule recherche de l’intérêt personnel. « Ainsi se trouve écarté le reproche de placer dans le vil principe de l’égoïsme les bases de ce que notre nature a de plus noble ; à moins, cependant, qu’on appelle égoïsme la satisfaction que tout animal éprouve lorsqu’il obéit à ses propres instincts, et le regret qu’il ressent lorsqu’il en est empêché » (LFH, p. 208). On voit ici à quel point Darwin est éloigné du darwinisme moral. Car la définition du bien moral qu’il propose entre grandement en conflit avec l’idée selon laquelle la valeur morale d’une action dépendrait de sa capacité à permettre la survie et la reproduction des organismes. 4.2 Darwin contre les darwiniens moraux La théorie morale de Darwin, nous le voyons, ne ressemble guère aux caricatures que l’on en fait bien souvent. Elle ne se confond pas, plus précisément, avec la théorie de Herbert Spencer ou de Francis Galton18. Nombreuses, en effet, ont été les tentatives de dériver les normes morales à partir des dynamiques empruntées par l’évolution biologique. Mais s’il fallait désigner le plus illustre représentant de ces multiples tentatives, il s’agirait sans conteste de Hebert Spencer, fondateur de ce que l’on appelle communément le « darwinisme social ». Les partisans du darwinisme social considèrent l’évolution biologique comme un processus créateur, par le bais duquel s’effectue un progrès de la société. L’élimination des inaptes, en ce sens, est au service du progrès, suivant en cela une sorte de « ruse de la nature ». à la différence de Darwin, Spencer pensait que l’évolution avait un sens et qu’elle tendait à donner aux espèces une existence toujours plus étendue et confortable, et d’élever leur progéniture dans une sécurité croissante. Et notre devoir moral, dans une telle perspective, consisterait donc à nourrir les valeurs de l’évolution. De la lecture des travaux embryologiques de Karl von Baer, Spencer retient l’idée centrale de son système : l’existence d’un développement par intégration et différenciation, avec transition de l’homogène à l’hétérogène (c’est la fameuse « loi de l’évolution »). Dans The Data of Ethics @, publié huit ans après La Filiation de l’homme, Spencer affirme en effet que l’émergence du sens moral s’inscrit dans un processus plus large de complexification du monde naturel. Selon ce processus valable à l’échelle cosmique, et donc nommé par Spencer la « loi de l’évolution », tous les corps se dévelop18. Pour des développements sur le darwinisme social, cf. Clavien, ce volume.
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[les mondes darwiniens] pent conformément à un processus de complexification. Et cette dynamique a pour corollaire l’émergence du sens moral au sein de l’espèce humaine. De sorte que pour Spencer, supériorité et complexité sont des notions tout à fait synonymes. Pour Spencer, nous le voyons, il existe un parallélisme étroit entre normativité morale et évolution biologique : au processus de complexification propre à l’évolution des corps répond une dynamique de moralisation. Cette réduction du normatif au naturel a fait l’objet d’une critique dévastatrice de la part du philosophe G.E. Moore dans l’ouvrage Principia Ethica (1903) @. Selon Moore, Spencer (au même titre que d’autres auteurs) commet le « sophisme naturaliste », en assimilant ce qui est bon moralement à ce qui est adapté ou complexe sur le plan biologique. Or, affirme Moore, il est parfaitement illégitime de réduire les faits moraux à un ensemble de faits naturels. Comme l’explique en effet Moore au chapitre 13 de Principia Ethica, l’indétermination du bien conduit à formuler à son égard une « question ouverte » : lorsque nous nous demandons par exemple « est-ce que X est bon ? », il est toujours possible de remplacer « X » par une propriété descriptive quelconque (comme le plaisir ou la complexité biologique) sans que cette question ne perde son sens. Le sens d’une telle question n’est donc pas prédéterminé a priori, de sorte qu’il est impossible par la seule analyse conceptuelle d’identifier le bien à une propriété naturelle particulière. Par conséquent, conclut Moore, il est impossible de déterminer si des phénomènes naturels comme le plaisir, le bonheur, ou la complexité biologique peuvent être identifiés au bien moral (« good »). Darwin, nous l’avons vu, ne commet aucunement le sophisme naturaliste, que l’on peut en revanche attribuer à Spencer. De même, il serait erroné de confondre la position de Darwin et celle défendue par Francis Galton, son cousin, figure inspiratrice de l’eugénisme et fondateur de la biométrie. Selon Galton, il est nécessaire d’appliquer à la société les règles de la sélection artificielle, de manière à retrouver la pureté de la nature. Une telle mesure implique un eugénisme interventionniste et l’élimination planifiée des moins aptes (ces derniers étant volontairement exclus de la reproduction). Il s’agit ici, en quelque sorte, de retrouver de manière artificielle les effets bénéfiques de la sélection. Or, comme nous venons de le voir, Darwin n’a jamais défendu un tel point de vue. Pour lui, l’évolution biologique ne se déploie certes pas de manière optimale, mais il ne faut pas pour autant lui substituer une quelconque forme de sélection artificielle. En outre, le fait que les moins aptes ne soient pas éliminés ne constitue pas pour Darwin un
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[jérôme ravat / morale darwinienne et darwinisme moral] quelconque « défaut » de l’évolution, mais représente au contraire une marque distinctive de l’espèce humaine, et surtout la trace de la civilisation. Car comme l’écrit Darwin, au sein de la vie civilisée, « […] nous faisons tout notre possible pour mettre un terme au processus d’élimination ; nous construisons des asiles pour les idiots, les estropiés et les malades ; nous instituons des lois sur les pauvres ; et nos médecins déploient toute leur habilité pour conserver la vie de chacun jusqu’au dernier moment » (LFH, p. 222). Nous sommes ici aux antipodes de l’eugénisme galtonien. 5 Conclusion
C
orrosive, révolutionnaire, iconoclaste, la pensée de Darwin demeure plus que jamais d’actualité. Remettant en cause les dogmes de son temps, la théorie darwinienne a eu pour conséquence une désacralisation de la morale, non plus tributaire d’un quelconque providentialisme théologique, mais au contraire soumise à des mécanismes de transformation à l’œuvre dans l’ensemble de la nature. à l’aune du continuisme darwinien, notre sens moral n’est plus une singularité définissant l’essence de l’homme, mais la résultante de processus adaptatifs dont maintes traces peuvent être retrouvées au sein des autres espèces. Cette approche continuiste, nous l’avons vu, ne néglige pas pour autant la spécificité de l’humain : l’homme, en tant qu’être moral, dispose de compétences qui sont tout simplement hors de portée des autres espèces, en particulier l’aptitude à revenir rétrospectivement sur le sens et la valeur des ses actions. En un mot, l’homme possède une chose que les animaux dits « inférieurs » n’ont pas : la conscience morale. Mais si la théorie darwinienne de l’évolution a pour conséquence de réinscrire la morale au sein de la nature, elle est tout aussi sévère à l’égard des théories qui s’emploient à substituer l’ordre de la nature à celui du divin. Si la vérité morale n’est pas transcendante (ni transcendantale), si elle ne réside pas dans un quelconque ciel des Idées, elle n’émane pas pour autant d’une nature qu’il serait excessif de sacraliser. Et ceux qui verraient en Darwin un défenseur acharné des « valeurs de l’évolution », et des progrès moraux induits par la sélection naturelle, n’ont tout simplement pas connaissance de ses écrits en la matière.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 40
Christophe Heintz & Nicolas Claidière
Les darwinismes contemporains en sciences humaines
L’
anthropologie et la sociologie se sont très tôt appliquées à décrire l’évolution des sociétés humaines et de la culture. Les théories évolutionnistes ont, de Comte à Sahlins, été au centre des théories et débats en sciences sociales. Pourtant, depuis les années 1970, les théories évolutionnistes d’inspiration darwinienne ont, au mieux, un statut hétérodoxe dans la recherche en sciences sociales. Il y a une raison historique pour cela : le darwinisme en sciences sociales a été associé avec les théories eugénistes, utilisées au siècle dernier, pour justifier les pires crimes, y compris la Shoah. Cependant, un des moyens de contrer l’appropriation indue du statut scientifique des théories darwiniennes par les idéologies racistes ou eugénistes est une poursuite attentive et rigoureuse des projets de recherche d’inspiration darwinienne1. Les travaux évolutionnistes du généticien Cavalli-Sforza2, par exemple, montrent que la notion de race humaine n’a aucune valeur explicative et aucune pertinence scientifique pour expliquer les variations culturelles. Les travaux contemporains d’inspiration darwinienne ne cherchent pas à expliquer des différences de comportements à travers les communautés culturelles en termes de différences génétiques, mais bien au contraire, tentent de comprendre comment différentes cultures sont rendues possibles étant donné la très grande similarité génétique des humains. Les théories darwiniennes en sciences humaines sont très diverses et le rejet ou la critique d’une théorie spécifique peut difficilement être généralisée 1. Voir aussi l’article de Clavien, ce volume. (Ndd.) 2. Cavalli-Sforza (1974), “The genetics of human populations”, Scientific American, 231(3).
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[les mondes darwiniens] à toutes les approches. Dans ce chapitre, nous présentons quelques critères pour distinguer les différentes théories darwiniennes de la culture et pour permettre aux lecteurs de juger de la valeur et de la plausibilité de chacune. Nous présenterons cependant des arguments en faveur d’une théorie particulière – l’épidémiologie culturelle – qui selon nous exploite au mieux les apports du darwinisme pour comprendre les comportements humains et les différences culturelles. En effet, certaines approches en sciences humaines tentent d’enrichir notre compréhension du comportement humain à partir de l’histoire évolutive de l’homme. Il s’agit, dans cette application du darwinisme biologique, de mettre en évidence les principes à la base du comportement humain qui sont caractéristiques de l’espèce humaine et donc similaires à travers les cultures. Le principe théorique le plus utilisé dans ces travaux est celui de l’adaptation des organismes à leur environnement qui résulte de leurs histoires évolutionnaires. L’adaptationnisme permet d’analyser l’évolution de certaines propriétés des organismes en fonction des contraintes qui pèsent sur eux3. Dans la première section, nous analyserons l’usage de l’adaptationnisme fait par les différentes théories darwiniennes pour expliquer les comportements humains, y compris les comportements sociaux et les comportements que l’on trouve seulement dans certaines cultures – les comportements culturels. Nous verrons alors que certaines théories darwiniennes soulignent surtout que cet animal – qu’est l’homme – produit et participe aux phénomènes culturels qui sont eux même considérés comme évoluant. Les phénomènes culturels sont en grande partie produits via la transmission des idées et des pratiques. Cette transmission résulte dans des distributions d’éléments culturels au sein de communautés et de leurs habitats qui peuvent être expliqués en faisant appel à différents principes généraux qui concernent l’évolution. La théorie du « darwinisme universel » est une spécification de principes généraux de l’évolution censée s’appliquer quelle que soit la nature de ce qui évolue4. Ces principes doivent entre autre s’appliquer aussi bien à l’évolution du vivant qu’à l’évolution de la culture. Dans la deuxième section, nous analyserons les différents principes – principe de la pensée populationnelle, héritabilité et sélection, reproduction – qui ont été proposés pour caractériser l’évolution culturelle. 3. Cf. Grandcolas, ce volume. 4. Cf. Huneman, ce volume. (Ndd.)
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] Les principes du darwinisme peuvent donc être utilisés pour comprendre, d’une part certaines propriétés générales du comportement humain et, d’autre part, la manière dont la culture, qui elle aussi influence le comportement humain, évolue. Dans la troisième section, nous présenterons l’épidémiologie culturelle comme une théorie darwinienne qui relève à la fois du darwinisme biologique appliqué à l’humain et du darwinisme universel appliqué à la culture. 1 Ce que le darwinisme biologique peut dire sur les comportements humains
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ne des affirmations les plus révolutionnaires du darwinisme, du moins lors de la publication de L’Origine des espèces par Darwin5, est que l’homme lui même est le produit de l’évolution biologique. Cela, plus que tout autre affirmation, causa de profonds remous dans la société civile et semble encore être la cause de nombreuses réticences vis-à-vis de la théorie de l’évolution. Pourtant, ce qui est intéressant avec cette affirmation n’est pas tant le fait d’avoir retiré à l’homme le statut privilégié qui lui était accordé dans la pensée occidentale, que d’avoir ouvert une porte à l’investigation scientifique du comportement humain6. Le darwinisme, en effet, fournit non seulement un outil d’analyse de l’anatomie du corps, mais aussi du comportement. Pourquoi le comportement peut il être considéré comme un phénomène biologique ? Tout d’abord parce que le comportement d’un organisme est toujours produit par des mécanismes biologiques, neuronaux ou autres ; ensuite, parce que le comportement est un des facteurs important sur lequel la sélection agit7. Un animal qui fuit et échappe à ses prédateurs est plus apte qu’un animal qui se laisse dévorer sans réagir – la différence est comportementale. La littérature éthologique abonde d’exemples de mécanismes qui produisent des comportements adaptés. Quels sont les comportements humains qui ont, de la même manière, une valeur adaptative ? Quel éclairage l’adaptationnisme 5. Darwin (1859), On the origin of the species by means of natural selection, or The preservation of favoured races in the struggle for life, J. Murray @. 6. Sur ces points, cf. Picq, ce volume. (Ndd.) 7. C’est-à-dire que le comportement fait une différence au niveau de la reproduction. C’est le fait que certains organismes se reproduisent plus que d’autres qui permet l’évolution biologique. (Ndd : sur la sélection et sur les différents conceptions de la fitness, cf. Huneman et Bouchard, ce volume. Sur le comportement, cf. Cap, idem.)
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[les mondes darwiniens] peut donner aux sciences du comportement ? Dans un cadre darwinien, différentes réponses ont été données à ces questions : l’éthologie humaine, la sociobiologie humaine, l’écologie comportementale humaine et la psychologie évolutionniste sont des programmes de recherche qui tentent d’intégrer les études du comportement humain à la biologie. Chacun de ces programmes à ses propres centres d’intérêts, ses particularités méthodologiques et sa propre histoire scientifique. Dans cette section, nous précisons l’utilisation méthodologique et théorique que ces approches font de l’adaptationnisme pour l’étude du comportement humain, y compris quand ces comportements se retrouvent dans de manière régulière dans certaines communautés mais pas dans d’autres – c’est-à-dire quand ils sont culturels. 1.1 Maximisation de la fitness et comportement humains L’utilisation la plus directe du darwinisme biologique pour l’étude du comportement humain consiste à analyser dans quelle mesure et comment ces comportements maximisent la fitness inclusive. La fitness inclusive est une mesure qui tient compte non seulement du succès reproductif des individus, mais aussi de leur succès à multiplier leurs gènes par le biais de ceux qui en sont porteurs. Cela implique de survivre et de se reproduire, mais aussi de favoriser la reproduction des membres apparentés8. La méthode d’analyse de cette approche darwiniste est donc de faire l’hypothèse que les comportements qui favorisent la multiplication des gènes des individus et de leurs apparentés évoluent par sélection naturelle. Les comportements des animaux non humains peuvent être compris comme étant le produit de la sélection naturelle et, par conséquent, comme maximisant leur propre fitness inclusive : ce paradigme permet d’analyser pourquoi, l’oiseau chante, construit des nids et nourrit ses enfants. Mais qu’en est-il des comportements humains ? La sociobiologie humaine met l’accent sur l’aspect fonctionnel des stratégies à la base des comportements humains. Elle souligne aussi le fait que la sélection naturelle opère aussi sur la base des comportements qui régissent les interactions entre les membres de la même espèce : stratégie d’accouplement, investissement parental, etc. L’écologie comportementale humaine poursuit un programme similaire, mais en mettant l’accent sur les études de terrain. Smith9 a par exemple étudié dans quelle 8. Sur la fitness inclusive, cf. Clavien et Huneman. (Ndd.) 9. Smith (1985), “Inuit foraging groups : some simple models incorporating conflicts
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] mesure un chasseur Inuit fait des choix qui lui permettent de rapporter un nombre maximal de calories au foyer, sans pour autant mettre sa vie trop en danger. Une question qui se pose est de savoir quel est le nombre optimal de chasseurs nécessaires pour la chasse : sachant que le produit de la chasse sera ensuite partagé entre les chasseurs, ce produit croît-il suffisamment quand on accroît le nombre de chasseurs qui partent ensemble ? Cela dépend bien sûr du type de chasse qui est pratiqué. Smith calcule que pour un certain type de chasse le nombre de trois chasseurs permet de maximiser la quantité de viande par chasseur. Pourtant, il constate que les chasseurs Inuits partent généralement en plus grand nombre. L’analyse adaptationniste suggère que des contraintes supplémentaires doivent donc opérer. Smith met alors à jour une telle contrainte : un chasseur a un intérêt, en gain de viande, à rejoindre un groupe de chasseur de plus de trois plutôt que de partir tout seul ; par contre les membres du groupe d’accueil en pâtiront en termes de quantité de viande ramenée chez eux, mais ce coût à payer est moins grand que le coût social de refuser le chasseur (réprimandes par la communauté ou manque à gagner dans les futures collaborations). Ils ont donc un intérêt de type social à accepter le chasseur supplémentaire dans leur groupe. L’analyse en termes de maximisation de la fitness inclusive est aussi appliquée aux stratégies de mariage et au choix du nombre d’enfants que font les individus (l’idée étant qu’il n’est pas suffisant de maximiser son nombre d’enfants, il faut aussi maximiser leurs chances d’avoir leurs propres enfants). Un des points clef de ces analyses est qu’elles permettent de rendre compte des différences culturelles en termes de stratégies adaptatives : des conditions environnementales différentes requièrent des stratégies différentes pour maximiser la fitness inclusive. Par exemple, la polyandrie observée au Tibet peut s’expliquer comme une stratégie adaptative dans des conditions où les terrains agricoles sont petits et entièrement hérités par les aînés10. Ces analyses font l’hypothèse que les humains ont la capacité de choisir les comportements qui sont spécifiquement adaptés dans l’environnement qu’ils habitent. Ils peuvent s’accommoder à toutes sortes d’environnements. Pourtant, elles ne précisent pas quels sont les mécanismes sous-jacents qui of interest, relatedness, and central-place sharing”, Ethology and Sociobiology, 6(27-47), 1 @. 10. Crook & Crook (1988), “Tibetan polyandry : Problems of adaptation and fitness”, in Betzig et al. (eds), Human reproductive behavior : A Darwinian perspective, Cambridge.
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[les mondes darwiniens] permettent de l’accommodation. Plusieurs critiques prétendent que si l’on s’attarde à spécifier quelles sont les causes des comportements, l’hypothèse que ceux-ci maximisent la fitness inclusive quelles que soient les caractéristiques de l’environnement ne peut plus tenir. Ceux qui font cette critique relèvent de deux approches darwinistes. Le darwinisme appliqué à l’évolution culturelle souligne le rôle des croyances ou pratiques culturelles comme causes indépendantes des comportements. Même si certaines croyances peuvent mener à des comportements adaptés, comme dans le cas des connaissances techniques, beaucoup de croyances culturelles sont à l’origine de pratiques qui sont plus difficile à concilier avec une certaine maximisation de la fitness inclusive comme le célibat des prêtres catholiques ou le saut en parachute par exemple. La seconde critique est formulée par les tenants de la psychologie évolutionniste qui défendent l’idée selon laquelle l’analyse adaptationniste doit être appliquée aux mécanismes cognitifs qui ont évolué pour produire des comportements adaptés dans un environnement ancestral. Selon cette théorie, l’environnement actuel est tellement différent de celui dans lequel ont évolués nos mécanismes psychologiques qu’il n’y a aucune raison de croire que ces mêmes mécanismes produisent des comportements adaptés dans notre environnement moderne. La psychologie évolutionniste insiste sur le fait que l’évolution biologique a opéré dans l’environnement ancestral sur les mécanismes et propriétés psychologiques. Dans cette perspective, l’adaptationnisme permet d’éclairer la psychologie humaine, et donc, indirectement, le comportement, mais l’analyse de la maximisation de la fitness doit se faire par rapport à l’environnement ancestral plutôt que sur les comportements actuels. Une telle position doit faire face à de nouveau problèmes méthodologiques, puisque l’environnement ancestral ne peut être observé directement, mais elle permet d’éviter certaines impasses d’un adaptationnisme jugé trop naïf. Pour Tooby & Cosmides11, la diversité culturelle peut être largement expliquée non par l’accommodation des humains aux divers environnement, mais parce que les mécanismes cognitifs universaux au sein de l’espèce humaine produisent des comportement divers en fonction de l’input fournit par les divers environnements : c’est la culture « évoquée ». 11. Tooby & Cosmides (1992), “The Psychological Foundations of Culture” @, in Barkow et al. (eds.), The Adapted Mind : Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, Oxford UP @.
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] 1.2 L’évolution biologique des mécanismes de transmission sociale Un des champs de recherche de l’approche évolutionniste en psychologie consiste à déterminer quelles sont les capacités cognitives qui ont permis aux humains de se distinguer des autres espèces dans leur comportement. Les chercheurs soulignent le fait que les humains ont une culture comme aucune autre espèce et s’interrogent sur les capacités psychologiques qui la permettent. Quelles capacités proprement humaines permettent la transmission culturelle ? Pourquoi cette ou ces capacités ont-elles évolué ? La réponse la plus courante est que la capacité pour acquérir les savoirs et savoir-faire par le biais d’autrui a évolué parce qu’elle permet aux agents de bénéficier de ces savoirs et savoir-faire sans avoir à payer le coût de la découverte par soi-même. Les cultures se forment par la transmission des savoirs et des pratiques rendue possible par ces capacités d’acquisition. Selon Boyd & Richerson12, les choix que font les humains guident l’évolution culturelle dans une direction qui est le plus souvent au bénéfice biologique de l’homme. De plus, le processus évolutif permet une accumulation et une complexification des connaissances et savoir-faire culturels. Les kayaks, nous font remarquer Boyd et Richerson, sont un artefact complexe, dont la construction requiert une grande connaissance technique qui ne peut pas être acquise par un seul homme : Les gens sont intelligents mais un homme seul ne peut apprendre à vivre dans le Kalahari, l’Arctique ou ailleurs. Imaginez-vous en train de débarquer sur une plage de l’Arctique avec une pile de bois et des peaux de phoque pour essayer de faire un kayak. Vous en savez déjà beaucoup sur les kayaks, vous savez à quoi ça ressemble, grosso modo quelle taille cela fait, et en gros comment ça se construit. Néanmoins, il est quasi certain que vous échouerez […]. Même si vous parveniez à faire un semblant de kayak vous auriez toujours environ une dizaine d’objets similaires à produire avant de pouvoir vivre comme un Inuit.13
Si les kayaks sont aussi performants, c’est parce qu’ils sont le résultat de la sélection progressive de micromodifications qui ont augmenté leur efficacité. Cette amélioration progressive des éléments culturels, dictée par les choix des individus, a pour effet de permettre à l’homme de coloniser des environnements nouveaux et très différents les uns des autres. Pour les tenants de 12. Boyd & Richerson (2005), The origin and evolution of cultures, Oxford UP @. 13. Richerson & Boyd (2005), Not by genes alone : How culture transformed human evolution, University of Chicago Press @, p. 130.
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[les mondes darwiniens] la théorie de la coévolution gène-culture, théorie selon laquelle évolution génétique et évolution culturelle résultent principalement du processus de sélection darwinienne, la capacité à produire et participer aux phénomènes culturels est une adaptation biologique, car la culture est le moyen par lequel les humains s’accommodent à des environnements très différents. Cependant, Boyd et Richerson remarquent que l’idée selon laquelle la culture est une adaptation biologique ne signifie pas que la culture évolue toujours au bénéfice biologique de l’homme, comme le propose la sociobiologie ou l’écologie comportementale. Au contraire, pour Boyd et Richerson, la sélection naturelle a sélectionné des biais psychologiques très généraux qui conduisent quelques fois les individus à faire les mauvais choix d’un point de vue biologique. Cela explique par exemple, selon eux, l’existence d’une chute de la natalité dans les pays occidentaux : si les individus préfèrent acquérir une position sociale élevée et que cela requiert une part importante de leur temps et de leur énergie, alors cette préférence peut entraîner une chute de la natalité14. L’évolution culturelle n’est donc pas le simple produit de l’évolution biologique, elle est partiellement indépendante et partiellement en conflit avec cette dernière et les interactions entre les deux systèmes évolutifs doivent être articulés au sein d’une théorie de la coévolution gène-culture. Les défenseurs de la mémétique, eux, arguent qu’une fois que la capacité d’imiter permet la transmission culturelle, la culture et son évolution culturelle deviennent largement indépendantes des contraintes génétiques. Dawkins appel mème les nouveaux réplicateurs qui émergent du développement de nos capacités imitatives, d’où le nom de mémétique pour désigner cette nouvelle possibilité15. Selon la mémétique, l’imitation permet aux entités culturelles de se répliquer au sein d’une population d’agents et leur taux de réplication ne dépend que très indirectement de leurs effets sur la fitness inclusive de ces agents. La culture est donc le résultat d’un nouveau processus évolutif basé sur l’existence des mèmes. Les mèmes évoluent en maximisant leur propre fitness, mais cela peut se faire à l’encontre de la fitness des individus. Si, par exemple, le vœu de chasteté des prêtres les rend plus prosélytes et leur permet de recruter plus de nouveaux prêtres, alors la chasteté se répandra parmi la population, indépendamment du fait que cela nuit gravement à leur reproduction. 14. Richerson & Boyd (2005), ibid. 15. Dawkins (1976), The selfish gene, Oxford UP @.
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] Que la culture ait des conséquences adaptatives ou non, les mécanismes cognitifs qui permettent la transmission culturelle doivent, eux, avoir une base génétique qui est dans une certaine mesure propre à l’espèce humaine : les animaux non humains ne développent pas de traditions culturelles aussi conséquentes que celles des humains. Par conséquent, les mécanismes de transmission culturelle ont été soumis à la sélection naturelle et ont probablement une valeur adaptative. Cependant, la description de ces mécanismes est loin de faire l’objet d’un consensus. Par exemple, pour Tomasello16, c’est l’attention partagée de deux individus à propos d’un troisième objet qui fait une grande différence entre l’espèce humaine et les autres primates. Cette attention partagée, elle même basée sur la capacité d’imiter, est finalement ce qui permet la transmission et l’évolution culturelle. Pour Gergely & Csibra17, la communication humaine est basée sur des mécanismes cognitifs qui mènent l’auditeur à abstraire le contenu référentiel et généralisable du comportement communicatif. Ces mécanismes sont spécifiques aux humains et permettent la transmission d’informations pertinentes lors d’interactions sociales. Ils sont, selon Csibra & Gergely18, une adaptation répondant au besoin de transmettre des savoirs faire techniques de plus en plus compliqués ; et ils sont à la base de la transmission culturelle. Il est avantageux de pouvoir bénéficier des savoirs culturels sans avoir à payer soi-même le coût de l’apprentissage. Mais dans une communauté, les savoirs adaptatifs (i.e. ceux qui permettent d’accroître la fitness inclusive) peuvent être inégalement distribués parmi les individus. Comment choisir quoi et qui croire et imiter ? Souvent le choix doit se faire alors que la valeur adaptative des croyances et des pratiques n’est pas facilement reconnue. Boyd et Richerson suggèrent que l’acquisition de capacités de transmission culturelle cause l’évolution de biais de sélection de la source d’information19. Selon eux, certains biais cognitifs peuvent évoluer par sélection naturelle dans un environnement variable, spatialement ou temporellement, pour faciliter les choix des individus en cas d’incertitude. 16. Tomasello (1999), The cultural origins of human cognition, Harvard UP @. 17. Gergely & Csibra (2006), “Sylvia’s recipe : The role of imitation and pedagogy in the transmission of cultural knowledge” @, in Enfield & Levenson (eds.), Roots of human sociality : Culture, cognition and interaction, Berg Publishers. 18. Csibra & Gergely (2009), “Natural pedagogy”, Trends in Cognitive Sciences @. 19. Boyd & Richerson (1985), Culture and the evolutionary process, University of Chicago Press @ ; idem (2005), The origin and evolution of cultures, Oxford UP @.
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[les mondes darwiniens] Le biais de prestige correspond au fait que les individus choisissent parmi plusieurs alternatives le comportement qui est aussi celui d’individus qui sont prestigieux. Si vous apprenez à jouer au football par exemple, vous pouvez adopter le style de Zidane pour améliorer vos performances. Le biais de prestige conduit le plus souvent à adopter des comportements adaptatifs car les comportements des personnes prestigieuses ont probablement contribué à leur succès (dans la manipulation du ballon par exemple), qui est probablement la raison de leur prestige. Cependant, le biais de prestige peut conduire à adopter des comportements de personnes prestigieuses qui n’ont cependant pas contribué à leur succès. Par exemple, les individus peuvent être tentés d’adopter la coiffure de Zidane en raison de leur biais de prestige. Ce n’est pas sur la base de l’efficacité de ces comportements que ceux ci sont copiés ou non, mais sur le prestige des individus qui les utilisent. Boyd et Richerson font l’hypothèse qu’un autre biais cognitif aurait évolué pour choisir au mieux et à moindre coût qui et quoi imiter : le biais de conformisme. Ce biais dépend de la fréquence relative des éléments culturels20. Imaginez que vous arriviez dans un pays dans lequel vous n’êtes jamais allé, comme l’Inde par exemple, et que vous observiez qu’au restaurant 70 % des gens mangent avec leurs mains droites, tandis que les 30 % restants mangent avec un couteau et une fourchette. Si le biais de conformisme agit dans ce cas, la probabilité que vous décidiez de manger avec votre main droite doit être supérieure à 0,7 c’est-à-dire supérieure à la fréquence du comportement le plus fréquent. Si ce processus se répète, que beaucoup de personnes étrangères arrivent et décident de manger avec la main en fonction de la fréquence du comportement, alors la proportion de personnes qui mangent avec couteaux et fourchettes diminue rapidement et tend vers zéro. Le biais de conformisme renforce une tendance déjà présente et diminue la variation au sein des populations. La tendance initiale qui se voit renforcer peut être parfaitement arbitraire, comme manger avec sa main droite ou son couteau et sa fourchette. Le biais de conformisme pourrait donc être responsable du renforcement et du maintien de différences culturelles entre les populations21. Biais de prestige et biais de conformisme reposent donc sur les mêmes principes généraux : en situation d’incertitude, le fait qu’un comportement soit fréquent, ou qu’il soit utilisé par un individu qui a du succès, peut être 20. Boyd & Richerson (1985), op. cit. @ 21. Cf. note 19.
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] un indice de son utilité et de son adéquation avec l’environnement. Dans de nombreux cas les effets des biais dépendants de la source peuvent être adaptatifs, cependant, dans certains cas ils peuvent aussi donner lieu à des maladaptations. Si votre chanteur de rock préféré se drogue, vous pouvez être tenté de l’imiter en raison du biais de prestige. 1.3 Conclusion : les multiples usages de l’adaptationnisme Que peut nous dire l’histoire évolutionnaire des espèces sur les comportements humains et ses variations culturelles ? Les théories du comportement humain peuvent tirer partis de notre connaissance de l’évolution biologique et de la sélection naturelle. L’outil d’analyse qui est le plus utilisé pour analyser les comportements dans la perspective évolutionniste est l’adaptationnisme : il s’agit de comprendre dans quelle mesure les comportements ou leurs causes sous-jacentes ont contribué au succès reproductif. Les réponses à cette question font appel à la théorie de l’évolution, qui fait émerger de nouveaux outils conceptuels pour l’analyse du comportement, notamment maximisation de la fitness inclusive et fonction biologique des mécanismes psychologiques. De nombreuses subtilités interviennent à partir de ce programme de recherche. Parmi les points importants, on peut rappeler : (1) Le fait que la maximisation de la fitness implique toujours des compromis face aux multiples contraintes fixées par l’environnement – l’analyse de l’apport en termes de fitness des choix de comportement doit donc prendre en compte les multiples dimensions de l’environnement (exemple : il vaut mieux chasser à trois qu’à quatre, mais quels sont les coûts de refuser la participation du quatrième chasseur sur les futures opportunités de collaboration ?). (2) Le fait que le processus de sélection favorise la distribution d’un gène non seulement si le gène contribue à la survie et au succès reproductif de son porteur, mais aussi s’il permet aux autres organismes susceptibles de porter ce même gène de survivre et de se reproduire (exemple : l’investissement parental). (3) La notion d’adaptation, qui est au cœur de l’analyse évolutionniste du comportement, peut être utilisée à plusieurs niveaux : a) au niveau des comportements qui sont analysés comme adaptés (sociobiologie, écologie comportementale humaine) ; b) au niveau des propriétés psychologiques évoluées qui sont à la base du comportement (psychologie évolutionniste) ; c) au niveau des mécanismes d’apprentissages, et en particulier des apprentissages sociaux
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[les mondes darwiniens] dont la valeur adaptative est spécifiée et qui déterminent certaines croyances et savoirs faire à la base du comportement. De plus, l’évolution de capacités de transmission sociale donne lieu à un nouveau processus évolutionnaire, celui de l’évolution culturelle. Dans la section suivante, nous décrivons les différentes approches inspirées du darwinisme pour rendre compte de l’évolution culturelle. 2 Le darwinisme appliqué à l’évolution culturelle
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uand on s’intéresse à l’évolution culturelle, il est utile de distinguer deux usages différents du darwinisme. L’usage littéral fait référence au darwinisme biologique qui peut être appliqué au comportement humain. Il a fait l’objet de notre première section. L’usage métaphorique repose sur l’idée que les principes de l’évolution biologique peuvent être utilisés pour comprendre pourquoi et comment les phénomènes culturels changent ou se maintiennent. Ces deux usages se recoupent car ils font tous deux appel au darwinisme pour rendre compte du comportement humain et des phénomènes culturels. Pour certains22, les deux usages ne sont que l’application des mêmes principes darwiniens dans les cas où l’information est représentée dans les gènes ou dans les cerveaux. Génomes ou structures cérébrales ne sont que différents médias à travers lequel le processus de l’évolution darwinienne se réalise – c’est le darwinisme universel. Cependant, il existe une tension entre darwinisme biologique et darwinisme culturel en sciences humaines : chacune des approches peut être tentée d’accorder un rôle explicatif prépondérant soit aux contraintes biologiques soit aux effets de la transmission culturelle sur le comportement humain. Pour expliciter cette tension, nous allons tout d’abord décrire, dans cette section, les théories qui utilisent certains principes darwiniens pour expliquer l’évolution culturelle : la théorie de l’épidémiologie culturelle, la théorie de la double héritabilité et la mémétique. Il apparaîtra dans notre description que l’application métaphorique du darwinisme peut mener à sous-estimer l’apport du darwinisme biologique à la compréhension du comportement humain et de la culture. Mais c’est seulement dans la troisième section que nous montrerons comment l’épidémiologie culturelle résout cette tension.
22. Dennett (1995), Darwin’s dangerous idea, Simon & Schuster.
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] 2.1 La pensée populationnelle pour caractériser la culture 2.1.1 La pensée populationnelle en biologie Mayr a été le premier à suggérer que la contribution la plus importante de Darwin n’avait pas été le principe de sélection naturelle, mais le remplacement de la pensée essentialiste par la pensée populationnelle23. Selon les essentialistes, les individus d’une même espèce sont similaires entre eux car ils tendent tous à se développer vers un même état (qualifié d’état naturel). Selon cette explication, en l’absence de forces perturbatrices, si les conditions sont idéales, tous les individus d’une espèce seraient parfaitement identiques. Mais, le hasard, les aléas des conditions de l’existence… perturbent le développement normal des individus. Darwin ne se base plus sur un modèle essentialiste. Il considère que la variation entre les individus est constitutive des espèces et nécessaire au processus de sélection naturelle. Les différences entre les individus ne sont plus perçues comme étant des déviations par rapport à un état naturel idéal, mais comme étant essentielles au processus évolutif. L’évolution, selon Darwin, procède au niveau des populations, pas des individus, et c’est pour cette raison que Mayr appelle populationnelles les théories qui vont se développer à partir des travaux de Darwin. Nous qualifierons de populationnels les modèles darwiniens qui correspondent à ce type d’explication et qui considèrent que l’évolution procède à partir des caractéristiques des populations. 2.1.2 La pensée populationnelle en sciences sociales L’objectif d’une approche populationnelle de la culture est d’analyser les éléments culturels (rituel religieux, comportements moraux, contes, etc.) à partir de la distribution de micro-événements qui interviennent dans une population. Il s’agit de mettre à jour les chaînes causales impliquant les individus, leurs actions et les processus cognitifs qui sont constitutifs des phénomènes sociaux et culturels24. Les théories populationnelles de la culture caractérisent les phénomènes culturels comme des distributions d’éléments culturels au sein des communautés et de leurs habitats. Les éléments culturels sont des idées, 23. Mayr (1959), “Typological versus Population Thinking”, in Evolution and Anthropology : A Centennial Appraisal, The Anthropological Society of Washington @. 24. Sperber (1996), Explaining culture : A naturalistic approach, Blackwell @ ; idem (2002), “In Defense of Massive Modularity” @, in Dupoux, Language, Brain and Cognitive Development : Essays in Honor of Jacques Mehler, MIT Press @.
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[les mondes darwiniens] des savoir-faire, des comportements ou des artefacts qui sont fréquents au sein d’une communauté et résultent de processus sociaux. L’idée d’un dieu unique, le fait de jouer au football ou la fourchette à quatre dents sont des éléments culturels (idée, comportement et objet culturels respectivement). Selon la caractérisation populationnelle de la culture, un élément est culturel seulement s’il fait partie d’un processus social. Bailler quand on est fatigué n’est pas le résultat d’un processus social, mais plutôt de mécanismes biologiques individuels, comme digérer ou dormir. Par contre, mettre sa main devant sa bouche quand on baille est une pratique culturelle puisqu’elle est issue d’un processus social : l’enseignement des bonnes mœurs. La plupart des processus sociaux ne génèrent pas des phénomènes culturels. La plupart des potins, par exemple, se limitent aux cercles de nos connaissances immédiates. La distribution des idées communiquées est restreinte à peu de gens et les idées ne perdurent pas. Certains potins, cependant, sont connus de tout le monde et deviennent ainsi culturels – les potins concernant Nicolas Sarkozy et Carla Bruni, par exemple. Il y a une continuité entre les phénomènes locaux, comme un potin concernant les membres de la famille, et les phénomènes culturels, qui en définitive ne sont que le prolongement de même type d’interactions sociales – tel que raconter un potin – reproduit sur une large échelle. Les éléments qui résultent de processus sociaux peuvent donc être plus ou moins fortement culturels en fonction de leur fréquence dans la population. Le vin par exemple est un élément fortement culturel en France mais il n’est que faiblement culturel en Inde car seule une minorité d’Indiens sont concernés par ce produit. Une telle caractérisation populationnelle de la culture se veut opérationnelle : elle permet une analyse darwinienne des phénomènes culturels dont le but est de comprendre pourquoi certains éléments deviennent ou restent largement distribués mais pas d’autres. Pourquoi, par exemple, l’histoire du Petit Poucet est-elle connue de la plupart des Français ? Comment se fait-il qu’elle continue d’être racontée depuis le xviie siècle ? Dans ce cas, expliquer comment la culture évolue revient à analyser les facteurs qui font la différence entre une histoire qui ne sera racontée que quelquefois et connue de peu de personnes et celles, comme le Petit Poucet, qui sont racontées à tous les enfants pendant plusieurs générations. Étudier l’évolution culturelle revient à expliquer pourquoi tel ou tel élément culturel est stable ou devient plus ou moins fréquent. Il y a là à la fois un programme de recherche historique et empirique qui concerne les éléments culturels particuliers et leur devenir dans un lieu et
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] une période donnée, ainsi qu’un programme plus théorique, cherchant des principes généraux qui font que certains éléments interviennent de manière récurrente dans les processus sociaux. La caractérisation populationnelle de la culture permet de décrire l’évolution culturelle comme un changement dans la fréquence des éléments culturels au cours du temps, de la même manière que les théories darwiniennes décrivent un changement dans la fréquence des gènes ou des caractères au cours du temps. Peut-on et doit-on pousser l’analyse darwinienne de l’évolution culturelle plus en avant ? En effet, une hypothèse, qui permettrait d’expliquer pourquoi certains éléments deviennent plus fréquents que d’autres, serait qu’il existe un processus de sélection naturelle des éléments culturels. 2.2 La sélection des éléments culturels 2.2.1 La sélection naturelle en biologie Darwin est aujourd’hui reconnu pour avoir découvert le principe de sélection naturelle. La sélection naturelle repose sur trois conditions nécessaires et suffisantes que Lewontin explicite ainsi : Les évolutionnistes d’aujourd’hui considèrent que l’évolution selon Darwin repose sur trois principes : •Des individus différents, d’une même population, possèdent une morphologie, une physiologie et des comportements différents (la variation phénotypique). •Des phénotypes différents ont des taux de survie et de reproduction différents dans des environnements différents (la différence de fitness). •Il y a une corrélation entre les parents et les descendants dans leur contribution aux générations futures (la fitness est héritable). Ces trois principes représentent le cœur de l’évolution par sélection naturelle.25
Il est important de remarquer que ces trois conditions n’imposent aucune contrainte sur les mécanismes à l’origine de la variation ou de l’héritabilité. Le philosophe Dennett26 parle de l’algorithme darwinien, soulignant ainsi que la procédure est formelle et n’est rattachée à aucun objet et aucun mécanisme particulier. à ce niveau d’abstraction, il n’y a rien dans la théorie de la sélection naturelle qui précise ce qui évolue : il peut s’agir d’évolution génétique, 25. Lewontin (1970), “The units of selection”, Annual Review of Ecology and Systematics, 1(1) @. 26. Dennett (1995), Darwin’s dangerous idea, Simon & Schuster.
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[les mondes darwiniens] épigénétique (facteurs cellulaires héritables qui ne sont pas génétiques)27 ou culturelle28. Il n’est pas spécifié non plus à quel niveau l’évolution intervient : au niveau moléculaire, cellulaire, individuel, du groupe, de la population ou de l’espèce par exemple29. La théorie stipule simplement que si ces trois conditions sont remplies alors le processus de sélection naturel peut opérer, mais rien ne permet de déterminer si ce processus est effectivement important, ou s’il est simplement accessoire. Pour ces raisons, il a fallu attendre les années 1930 pour que la sélection naturelle soit reconnue comme étant la force principale à l’origine de l’évolution des être vivants. Cette reconnaissance est intervenue lorsque les découvertes faites en génétique sur les mécanismes de l’héritabilité ont été incorporés à la théorie darwinienne, donnant lieu à la théorie synthétique de l’évolution. Ces découvertes montraient que l’héritabilité des caractères reposait sur la transmission de particules élémentaires, les gènes. En liant un principe très général, celui de sélection naturelle, aux mécanismes biologiques de l’hérédité, la synthèse évolutionnaire a permis de construire une version opérationnelle et très féconde du darwinisme. Cette version, qui a notamment donné naissance aux modèles de génétiques des populations, nous la nommerons sélectionniste30. 2.2.2 La sélection naturelle dans le domaine culturel De nombreux évolutionnistes défendent l’hypothèse que la sélection naturelle est un mécanisme fondamental dans le domaine culturel et que l’évolution culturelle et l’évolution biologique obéissent à des principes identiques. Mesoudi et al.31 par exemple affirment que si les éléments culturels sont variables, héritables et entrent en compétition, alors l’évolution culturelle est clairement darwinienne. L’argument de Mesoudi et al. est le suivant : si la sélection naturelle des éléments culturels existe, alors l’évolution culturelle est fondamentalement darwinienne, et cela malgré les différences qui existent entre l’évolution biologique et l’évolution culturelle. 27. Cf. Heams, « Hérédité », ce volume. (Ndd.) 28. Jablonka & Lamb (2005), Evolution in four dimensions : Genetic, epigenetic, behavioral, and symbolic variation in the history of life, MIT Press @. 29. Lewontin (1970), “The units of selection”, Annual Review of Ecology and Systematics, 1(1) @. 30. Cf. Barberousse & Samadi et Huneman (Ndd.) 31. Mesoudi et al. (2004), “Perspective : Is Human Cultural Evolution Darwinian? Evidence Reviewed from the Perspective of The Origin of Species”, Evolution, 58(1) @.
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] Selon Boyd & Richerson32, la sélection naturelle des éléments culturels provient en partie des choix que font les individus. Par exemple, on a tendance à imiter les personnes prestigieuses ou à adopter plus facilement les éléments qui sont fréquents. Toutes choses étant égales par ailleurs, si un élément est fréquent il va être plus facilement adopté par les individus, donc se propager plus rapidement que les éléments alternatifs et qui seront progressivement éliminés. Le biais de conformisme intervient dans le processus de sélection des éléments culturels, un processus analogue au processus de sélection naturelle tel qu’il est généralement admis en biologie. L’originalité du domaine culturel vient des forces qui entrent en jeux dans l’évolution. Le biais de conformisme ou de prestige par exemple, n’ont pas d’équivalents dans le domaine biologique, et pourtant, ils constituent des « forces évolutives » qui participent au processus de sélection. L’idée selon laquelle il existe des mécanismes psychologiques qui ont pour conséquence la sélection des éléments culturels est attrayante. Cependant, l’importance de la sélection dépend, dans le domaine culturel comme en biologie, de l’héritabilité33. En biologie, l’héritabilité des caractères est garantie par le mécanisme de réplication du matériel génétique. Mais dans le domaine culturel, on peut se demander quels sont les mécanismes qui sont responsables de la transmission des éléments culturels et s’ils satisfont aux conditions qui permettent à la sélection culturelle d’être efficace. La mémétique est une théorie de l’évolution culturelle qui affirme qu’il y a bien réplication fiable des éléments culturels rendue possible par l’imitation, poussant ainsi l’analogie entre évolution culturelle et l’évolution biologique encore plus loin. 2.3 Les mèmes, des réplicateurs culturels 2.3.1 La théorie des réplicateurs en biologie La théorie des réplicateurs, exprimée de manière synthétique par Dawkins34, constitue aujourd’hui encore une vision courante de la théorie de l’évolution. Selon Dawkins, les gènes sont l’unité fondamentale de l’évolution car 32. Boyd & Richerson (1985), Culture and the evolutionary process, University of Chicago Press @ ; idem (2005), The origin and evolution of cultures, Oxford UP @. 33. Eigen (1971), “Selforganisation of matter and the evolution of biological macromolecules”, Naturwissenschaften, (58) @. Williams (1966), Adaptation and natural selection : A critique of some current evolutionary thought, Princeton UP @. 34. Dawkins (1976), The selfish gene, Oxford UP.
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[les mondes darwiniens] ce sont les seules entités qui sont suffisamment stables pour pouvoir être sélectionnées. Les autres unités, telles que les organismes, les groupes ou les espèces, n’ont qu’une existence éphémère et par conséquent ne peuvent pas être soumis au processus de sélection naturelle. Les gènes sont stables, non pas en vertu de leurs propriétés thermodynamiques comme pour les autres assemblages moléculaires, mais parce qu’ils se répliquent : ils produisent des copies d’eux-mêmes avec une très grande fidélité. D’après Dawkins, la sélection naturelle, et par conséquent l’évolution, commencent ainsi : « [à] un certain moment, il se forma par accident une molécule particulièrement remarquable. Nous l’appellerons le réplicateur. Ce n’était pas forcément la plus grande ou la plus complexe des molécules des environs, mais elle avait l’extraordinaire propriété de pouvoir créer des copies d’elle-même.35 » Quand les réplicateurs ont des taux de réplication qui diffèrent entre eux et sont en compétition pour les ressources qui leur permettent de se répliquer, les réplicateurs qui se répliquent le plus souvent vont causer la disparition de ceux qui se répliquent plus lentement. C’est le processus de sélection naturelle. Selon la théorie des réplicateurs, la présence d’une nouvelle forme de stabilité, liée au processus réplication est nécessaire pour que l’évolution par sélection naturelle opère. Cette théorie vient donc préciser les processus qui sont nécessaires à l’évolution darwinienne en ajoutant le processus de réplication. Elle spécifie deux conditions essentielles pour que la réplication puisse donner lieu à la sélection naturelle : la réplication doit être fidèle et indépendante de ce qu’elle réplique. La réplication est fidèle. Les taux de mutation des organismes peuvent être assez variables, certains virus par exemple ont des taux de mutation proche de 10-2 tandis que d’autres organismes, comme les mammifères, ont des taux de mutation très faibles, de l’ordre de 10-8, selon Drake36, mais au mieux, un gène possède une chance sur cent de ne pas être répliqué à l’identique. Cette grande fidélité de la réplication est un élément indispensable de l’évolution car si la réplication n’est pas fidèle, la sélection naturelle ne peut pas avoir lieu. Pour comprendre cette idée, imaginez un gène G qui, à chaque instant, produit dix copies de lui-même. Si la fidélité est très grande, la plupart des copies de G sont aussi des gènes G, donc les gènes G se maintiennent dans la population. Si le gène G mute tellement souvent qu’il ne donne naissance qu’à des gènes 35. Ibid., p. 35. 36. Drake et al. (1998), “Rates of spontaneous mutation”, Genetics, 148(4) @.
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] différents, alors les gènes G disparaissent en quelques générations. Donc il existe un taux de mutation seuil en dessous duquel la sélection naturelle peut opérer et au-dessus duquel elle n’a plus d’effet sur l’évolution. La réplication est indépendante de ce qu’elle réplique. Le processus de réplication ne peut pas identifier ni transformer un gène en fonction de ses effets. Si G est un gène bénéfique et G* un gène qui provoque une maladie, aucun mécanisme dans la cellule ne peut reconnaître G* comme étant un gène déficient et l’éliminer ou le transformer en G. G et G* sont dans le processus de réplication catalysés par les mêmes enzymes. Si la réplication est indispensable pour que l’évolution darwinienne existe, qu’en est-il pour l’évolution culturelle ? Pour Dawkins et les méméticiens, il existe des réplicateurs culturels : les mèmes. Les mèmes sont au niveau de l’évolution culturelle ce que les gènes sont au niveau de l’évolution biologique, les unités fondamentales de l’évolution. 2.3.2 La théorie des réplicateurs dans le domaine culturel Selon Dawkins, les mèmes sont des patterns d’activités cérébrale qui peuvent se transmettre de cerveaux en cerveaux par le biais de la communication37. Prenons l’exemple des histoires écrites. Pour Dawkins, un livre est le phénotype de mèmes qui se trouvent dans la tête de l’écrivain. Les gens qui lisent le livre en viennent à acquérir les même mèmes que l’écrivain, sauf si une mutation, via une erreur d’écriture ou une erreur d’interprétation, a lieu. Différents mèmes chez différents écrivains vont se transmettre à travers des livres qui auront plus ou moins de succès. Les mèmes seront donc en compétition pour être transmis via la lecture et mémorisés par le plus grand nombre d’individus possible. Qu’est-ce qui fait qu’un mème a plus de succès qu’un autre ? Il y a plusieurs raisons pour qu’un même se reproduise de manière à former un phénomène culturel. Les mèmes les plus plaisants ou les plus choquants, par exemple, vont probablement se répliquer plus que leurs concurrents et les élimineront. Si deux versions de la même histoire drôles existent, et si la version A fait plus rire que la version B, les individus qui entendent la version A auront tendance à mieux la retenir et à la répéter plus que ceux qui ont entendu la version B. Dans ce cas, on pourra dire que la blague A se reproduit et se propage plus vite que la blague B qui, à terme, finira par disparaître. La mémoire des individus fournit le milieu où la reproduction 37. Dawkins (1976), The selfish gene, Oxford UP.
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[les mondes darwiniens] différentielle des mèmes opère. Il y a donc une compétition entre les mèmes pour les ressources cognitives qui sont limitées par le temps, l’attention et la capacité de la mémoire des individus. La théorie mémétique a été développée par Dawkins en réaction à la sociobiologie humaine38. En effet, pour Dawkins, les gènes ne constituent qu’un exemple de réplicateurs (les virus informatique ou les prions en sont d’autres) et les principes de l’évolution darwinienne s’appliquent à chaque fois qu’un nouveau réplicateur apparaît. La théorie darwinienne de l’évolution culturelle fondée sur le modèle des réplicateurs esquissée par Dawkins a été largement reprise et suscite toujours de nombreux débats39. La mémétique constitue une théorie originale qui, en combinant la réplication comme mécanisme de diffusion et la sélection naturelle comme processus d’adaptation, propose une analogie très poussée entre les phénomènes culturels et les phénomènes biologiques : ils sont finalement le résultat d’un même processus, avec de différentes unités de sélection. Cependant, la notion de mème repose sur l’hypothèse qu’il existe un mécanisme psychologique de réplication des mèmes qui possède des propriétés équivalentes au mécanisme biologique de réplication, c’est-à-dire un mécanisme fidèle et indépendant du contenu. Pour montrer que les réplicateurs culturels – les mèmes – existent. Il faut donc montrer qu’il existe un mécanisme psychologique de reproduction fidèle et indépendant du contenu. Comme nous allons le voir dans la prochaine partie les méméticiens ont fait appel aux capacités d’imitation des êtres humains. 2.4 Conclusion : types de darwinisme universel et son application aux théories de la culture On peut distinguer les théories darwiniennes de l’évolution culturelle en fonction des principes darwiniens qu’elles adoptent : l’épidémiologie culturelle adopte la pensée populationnelle. L’évolution culturelle dépend de changements dans la distribution des éléments culturels. La théorie de la double héritabilité adopte la pensée populationnelle et le sélectionnisme. La sélection des éléments culturels s’opère via le choix des individus d’adopter tel ou tel élément. La mémétique va plus loin en adoptant le modèle des réplicateurs. Elle fait l’hypothèse qu’il existe un mécanisme psychologique qui reproduit 38. Ibid. 39. Aunger (2002), The electric meme : a new theory of how we think, Free Press. Dennett (1995), Darwin’s dangerous idea, Simon & Schuster.
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] les éléments culturels de manière fidèle et selon un processus indépendant du contenu. La mémétique est la théorie qui pousse l’analogie entre évolution biologique et évolution culturelle le plus loin : elle suppose que les deux sont parfaitement équivalents. Cette force est aussi ce qui permet de réfuter la mémétique : les principes qu’elle postule ne décrivent pas bien les phénomènes empiriques observés. Dans la prochaine section, nous critiquerons l’idée selon laquelle l’imitation est un mécanisme équivalent à la réplication et nous verrons quelles en sont les conséquences pour la mémétique et la théorie de la double héritabilité. Nous présenterons aussi les mécanismes autres que la sélection naturelle qui permettent d’expliquer la distribution des éléments culturels. 3 D’où provient la stabilité des éléments culturels ? 3.1 Combiner et intégrer les approches darwiniennes Dans les deux sections précédentes, nous avons présenté deux manières d’utiliser le darwinisme pour rendre compte du comportement humain et de ses aspects culturelles qui chacune mettent en lumière certaines causes de ce comportement : comme comportement d’un organisme qui résulte de l’évolution biologique et comme comportement fruit d’une évolution partiellement autonome des idées et des pratiques. Nous avons nommé darwinisme littéral et darwinisme métaphorique ces deux types d’utilisation du darwinisme en science humaines, ou encore darwinisme biologique appliqué au comportement humain et darwinisme universel appliqué à l’évolution culturelle. Il existe une importante tension entre les programmes de recherches en sciences humaines qui appliquent le darwinisme littéralement et ceux qui l’applique à l’évolution culturelle : chacun des programmes peut être tenté d’accorder un rôle explicatif trop exclusif soit aux contraintes biologiques soit aux effets de la transmission culturelle sur le comportement humain. En particulier, dans quelques travaux de psychologie évolutionniste, l’usage littéral du darwinisme a prétention à expliquer la culture et sa diversité comme simple résultat de l’évolution biologique humaine ; si les cultures diffèrent à travers les populations, cela peut aussi être lié au fait que les conditions environnementales sont différentes. Une telle approche sous-estime le rôle de la transmission culturelle. Une critique similaire peut être faite à certaines approches évolutionniste de la culture qui ont tendance à minimiser le rôle des contraintes biologique dans l’évolution culturelle. C’est le cas lorsque la transmission cultu-
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[les mondes darwiniens] relle est pensée comme un processus indépendant des multiples contraintes biologiques opérant sur la cognition humaine. On a vu, par exemple, que pour la théorie mémétique, ce sont les mèmes qui déterminent principalement le comportement des hommes et peuvent rendre caduques ou inopérantes les déterminations biologiques du comportement. Faut-il choisir pour expliquer le comportement humain entre donner un rôle explicatif à la transmission et l’évolution culturelle ou le donner aux contraintes biologiques ? S’il y a bien une tension entre les théories de l’évolution culturelle et les théories de l’évolution biologiques des capacités cognitives humaines, il est cependant possible de faire la part de chacun et de spécifier leurs rôle causal respectifs dans la détermination des comportements des humains vus comme organismes évolués prenant part à l’évolution culturelle et la causant. Au niveau théorique, les protagonistes des théories que nous avons mentionnés sont souvent sensible aux deux types de darwinismes et ont considéré à la fois ce que l’histoire culturelle et l’évolution biologique pouvaient révéler sur les principes et les causes du comportement humain et de la diversité culturelle. Ces théories se différencient essentiellement par les propriétés attribuées et le rôle donné, d’une part, à la nature humaine et, d’autre part, à l’histoire des idées et des pratiques culturelles. Souvent les théories se recoupent en partie. Par exemple, l’écologie comportementale reconnaît, comme la psychologie évolutionniste, qu’il peut y avoir des mécanismes cognitifs évolués à l’origine des comportements. Mais l’écologie comportementale insiste sur la primauté de l’analyse des maxima de fitness comme outil d’analyse. Pour prendre un autre exemple, la psychologie évolutionniste reconnaît, comme l’épidémiologie culturelle, que les phénomènes culturels peuvent être le fait de la transmission sociale, mais ses protagonistes accordent une très grande importance à l’étude des comportements culturels qui résulteraient des conditions sociales et écologiques de l’environnement, abstraction faite de la transmission sociale. Dans leurs explications, certaines théories contemporaines darwiniennes ont tendance à limiter l’explication en sciences humaines à une seule dimension, soit à un déterminisme principalement génétique, soit à un déterminisme principalement culturel. Pour prendre en compte les multiples facteurs, venant des contraintes génétiques sur la cognition humaine ou des conditions sociales et culturelles, il est nécessaire de renoncer à quelques aspects du darwinisme de l’évolution culturelle pour redonner sa juste place au darwinisme biologique. Nous montrerons que c’est justement ce que fait l’épidémiologie culturelle.
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] 3.2 Transmission culturelle et imitation Rappelons que pour que le modèle sélectionniste de l’évolution culturelle soit implémenté, il faut que les entités culturelles puissent s’hériter de manière fiable et cela indépendamment de leur contenu. On peut affirmer que les entités culturelles sont ainsi transmises en adoptant une de ces deux thèses. (i) La thèse forte : il existe un mécanisme de réplication. C’est un mécanisme cognitif de l’esprit humain : l’imitation prise dans un sens strict (cf. section 2.3). (ii) La thèse modeste : la transmission culturelle est, quels que soient les mécanismes qui la permettent, telle que les contenus culturels sont héritables, donnant ainsi lieu à la sélection. Le terme « imitation » est encore utilisé, mais il est pris dans un sens plus large (cf. section 2.2). Les défenseurs de la mémétique adoptent la thèse forte. Les défenseurs de la théorie de la double héritabilité adoptent la thèse modeste. L’épidémiologie culturelle, par contre, rejette les deux thèses pour des raisons liées à la part déterminante que prennent divers mécanismes cognitifs évolués dans la transmission culturelle. à la faveur de l’épidémiologie culturelle, nous soutiendrons que la transmission culturelle est le plus souvent dépendante du contenu et que la réplication des entités culturelles est souvent peu fiable. En fonction de leurs contenus, les représentations sont généralement transformées lors de la transmission par des biais qui sont souvent dus aux capacités cognitives évoluées des humains. Ainsi, les théories sélectionnistes de la culture, en ne prenant pas en compte ces biais, sous-estiment certains aspects du darwinisme « littéral » et son apport à l’étude de la transmission culturelle. En redonnant leur rôle aux mécanismes cognitifs évolués, on peut montrer que les biais de transmission qu’ils produisent forment des facteurs de production des phénomènes culturels (cf. section 3.3). 3.2.1 La transmission culturelle ne se réduit pas à l’opération d’un mécanisme pour l’imitation La transmission culturelle repose sur de multiples mécanismes et modalités. Par exemple, l’imitation d’un pas de danse et l’apprentissage de sa langue maternelle mettent en jeux des capacités cognitives distinctes – psychomotrices et linguistiques dans notre exemple. Ces capacités ne forment pas juste les conditions nécessaires pour la réalisation d’une opération cognitive par ailleurs imitative, mais elles sont constitutives de cette opération. L’apprentissage de sa
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[les mondes darwiniens] langue naturelle est un exemple saillant parce que les capacités cognitives que cet apprentissage requiert ont formé un objet d’étude au cœur de la révolution cognitive qui a eu lieu en psychologie dans les années 1970. L’argument initial, formulé par Chomsky, est que la syntaxe des phrases, qui est si facilement apprise par les enfants sans enseignement formel, ne peut être abstraite du nombre fini de phrases entendues par l’enfant40. Il faut donc conclure que l’apprentissage de la syntaxe d’une langue naturelle est, certes, déterminé par les phrases entendues, mais aussi en grande partie contraint par des capacités linguistiques qui préexistent à l’apprentissage. Étant donné le rôle important de cette capacité dans la détermination du comportement linguistique des individus, on peut dire que la transmission culturelle des langues est largement déterminée par des processus constructifs instanciés par des capacités cognitives innées. Le cas de la syntaxe des langues peut se généraliser aux autres cas de transmissions culturelles qui font toujours appel à des capacités cognitives pour la construction des éléments culturels appartenant à un même type. Pour revenir à notre autre exemple – le pas de danse –, son apprentissage requiert un ensemble de capacités psychomotrices, une compréhension préalable de l’espace et de certaines des ses propriétés, et même un certains sens artistique, qui déterminent la production de l’élève aussi bien que sa perception du mouvement de l’enseignant. Rendre compte des productions d’éléments culturels requiert donc de prendre en compte le rôle de mécanismes et propriétés psychologiques autres que celui des mécanismes dédiés à la transmission culturelle. L’hypothèse selon laquelle les phénomènes culturels sont le produit d’un mécanisme unique de réplication est donc sérieusement mise à mal par les travaux de psychologie cognitive liés à l’apprentissage. Les mécanismes psychologiques utilisés dans la transmission culturelle sont constructifs : ils impliquent de nombreux processus psychologiques qui transforment les représentations mentales. Une personne contemplant un tableau par exemple, forme une image mentale de ce tableau. Mais cette représentation n’est pas une simple projection du tableau contemplé. Elle est une image mentale transformée par les mécanismes psychologiques de la vision, de la mémoire, et même de l’émotion. L’attention guide ce que la personne 40. Cf. Pinker (2000), The language instinct : How the mind creates language, Harper Collins @.
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] voit et tout ce qui est dans le champ visuel n’est pas forcément perçu41. La représentation mémorisée du tableau changera aussi avec le temps : certains détails disparaîtront, d’autres deviendront plus saillants. Ce qui est transmis par le peintre est donc autre chose qu’une image mentale de sa production. Même si l’art est l’archétype de production générant de riches et multiples représentations interprétatives, la transmission sociale implique généralement de tels processus psychologiques d’interprétation. De plus, des résultats de psychologie cognitive montrent que les capacités cognitives qui permettent la transmission sociale ne garantissent pas forcément, et n’ont pas forcément pour objectif, une reproduction à l’identique des comportements observés ou des idées exprimées42. La communication, en particulier, est au cœur de la transmission culturelle, mais elle ne vise pas à mémoriser simplement le contenu de ce qui est communiqué : elle vise à permettre à l’auditoire de s’approprier un contenu pertinent43. Dans ce processus, les représentations sont souvent transformées. 3.2.2 L’imitation comme phénomène observé ne rend pas compte de la production des phénomènes culturels Ainsi, l’étude de la transmission culturelle requiert d’aller bien au delà de l’étude d’un mécanisme dédié à l’imitation. En l’absence d’un processus cognitif unique de réplication des entités culturelles, l’analogie avec la reproduction des gènes se trouve mis à mal. Il n’en reste pas moins qu’une héritabilité suffisamment élevée peut être réalisée, mais suffit-elle à garantir la validité du modèle sélectionniste ? Pour que le modèle sélectionniste puisse adéquatement décrire l’évolution culturelle, la seule chose qui est requise, note Boyd et Richerson44 est que « la culture constitue un système de variations héritable ». Force est de constater que pour avoir un phénomène culturel, il faut que des entités telles que des représentations mentales, des pratiques ou des artefacts, soient suffisamment similaires entre eux. Pour qu’un conte devienne populaire, il faut qu’il soit raconté de nombreuses fois, et que les récits soient suffisamment similaires entre eux. Pour qu’une mode vestimentaire soit instaurée, il 41. Simons & Levin (1997), “Change blindness”, Trends in Cognitive Sciences, 1(7) : 26. 42. Csibra & Gergely (2009), “Natural pedagogy”, Trends in Cognitive Sciences @. 43. Sperber & Wilson (1986), Relevance : communication and cognition, Harvard UP. 44. Boyd et Richerson (2000), “Memes : Universal acid or a better mousetrap” @, in Aunger, (ed.), Darwinizing Culture : The Status of Memetics as a Science, Oxford UP @, p. 158.
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[les mondes darwiniens] faut qu’un nombre significatif d’individus s’habille de manière suffisamment similaire entre eux. Pour être suffisamment similaire il faut, par exemple, que les membres de la culture en question reconnaissent comme d’un même type différents événements ou artefacts : le petit chaperon rouge raconté hier et raconté aujourd’hui forme deux versions de la même histoire ; les habits de ce jeune homme et de cette jeune femme sont deux versions de l’habit du punk. Comment cette similarité est-elle obtenue ? L’idée traditionnellement proposée est que la similarité est obtenue via des processus qui permettent le transfert des traits d’une version d’un type culturel à une autre version de ce même type. C’est l’imitation comprise au sens large. Elle ne dépend pas forcément d’un mécanisme unique, mais les processus implémentés permettent un transfert des caractéristiques d’un ou plusieurs éléments culturels à un nouvel. Dans ce sens large, l’imitation peut, par exemple, inclure des processus tels que compiler plusieurs comportements observés. Les mécanismes impliqués dans l’imitation peuvent être diverses et dépendre du domaine des entités culturelles (linguistique ou psychomoteur, par exemple). Richerson & Boyd45 notent d’ailleurs que Darwin lui même a pu élaborer sa théorie sélectionniste sans avoir pour autant une connaissance du mécanisme qui permet la réplication biologique. Un des arguments fort contre la théorie sélectionniste de l’évolution culturelle est que l’imitation, même entendue au sens large, ne donne pas lieu à une reproduction vraiment fiable des entités imitées. Si les entités telles que les représentations et actions se transforment régulièrement lors de la transmission, alors on ne peut obtenir une distribution d’entités suffisamment similaires entre elles pour former un phénomène culturel. Les phénomènes culturels restent alors inexpliqués. Contre cet argument, Henrich, Boyd & Richerson46 montrent qu’il est possible d’avoir une fiabilité moindre au niveau de la transmission entre individus et pourtant obtenir des distributions d’entités suffisamment similaires entre elles et suffisamment stables dans le temps pour former des phénomènes culturels et pour que la sélection opère. Fort de leurs modèles mathématiques, Boyd et Richerson montrent que cette stabilité nécessaire pour que la théorie sélectionniste soit applicable est obtenue si l’on prend en compte les biais de transmission basés sur la source. En particulier, 45. Richerson & Boyd (2005), Not by genes alone : How culture transformed human evolution, University of Chicago Press @. 46. Henrich et al. (2008), “Five misunderstandings about cultural evolution”, Human nature, 19(2) @.
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] si les individus imitent de manière relativement fiable les éléments culturels adoptés par la majorité – i.e. utilisent le biais de conformisme –, alors les entités transformées lors de la transmission seront délaissés et n’auront pas d’impact sur l’évolution des entités culturelles. La stabilité de la distribution des éléments culturels n’est donc pas, dans ce cas, remise en question par l’existence d’entités transformées. Dans quelle mesure les caractéristiques des éléments culturels construits sont dues aux stimuli ou aux processus psychologique ? Si les processus relèvent de l’imitation au sens large, alors les caractéristiques des éléments culturels sont dues en plus grande partie aux stimuli. Il est alors possible, pour l’analyse de l’évolution culturelle de faire abstraction des détails des mécanismes psychologiques constructifs. C’est ce que fait la théorie de la double héritabilité, qui peut alors produire des modèles sélectionnistes mathématiques, en appliquant les méthodes de la génétique des populations. Les défenseurs de l’épidémiologie culturelle affirment au contraire qu’il n’est pas possible de faire abstraction des détails des mécanismes psychologiques constructifs, car ceux-ci déterminent en partie les caractéristiques des éléments culturelles. Reprenons l’exemple de l’apprentissage des langues : la raison d’insister sur le rôle des capacités innées dans l’apprentissage de la syntaxe n’est pas seulement de souligner que ces capacités permettent l’apprentissage des langues mais aussi de montrer comment ces capacités contraignent cet apprentissage et déterminent la forme et le contenu de ce qui est appris. La syntaxe utilisée par Pierre, Paul ou Jean dépend largement de propriétés psychologiques qui sont partagées par l’espèce humaine. Pour l’épidémiologie culturelle le cas de la syntaxe des langues peut se généraliser : les mécanismes psychologiques constructifs ont des propriétés qui font que l’élément culturel construit se retrouve être similaire aux autres éléments d’un même type malgré la diversité des stimuli transmis. Le rôle de l’héritabilité dans l’évolution culturelle se trouve être remis en question et par la même l’applicabilité du modèle sélectionniste. L’importance du rôle des phénomènes psychologiques dans la production d’entités culturelle a une deuxième conséquence à l’encontre du modèle sélectionniste, dont un des principes est que les variations doivent être « aveugles ». Pour le modèle sélectionniste en biologie, les changements phénotypiques sont dus à des variations aveugles qui, par la suite, sont reproduites via leur support génétique et font l’objet de la sélection. Ces variations phénotypiques sont aveugles en ce que leur valeur adaptative n’a aucun rôle dans le fait qu’elles
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[les mondes darwiniens] apparaissent. Plus précisément, les causes des variations relèvent des mutations génétiques qui sont indépendantes des raisons pour lesquelles la variation sera, ou non, distribuée dans une population. Réciproquement, cette distribution est due à la valeur adaptative des caractéristiques de la variation, mais pas aux causes individuelles de la variation phénotypique. La variation des entités culturelles ne semble pas avoir cette même propriété. En effet, certains phénomènes peuvent être à la fois la cause de la production de nouvelles entités culturelles et constituer des facteurs de distribution culturelle. Par exemple, les innovations technologiques sont fortement orientées pour satisfaire ou créer une demande. Elles prennent donc en compte, dans la conception des variations technologiques, les facteurs qui pourraient contribuer à son succès culturel. Par exemple, l’idée que le téléphone sans fil facilite la communication est à la fois la motivation de l’invention et une raison, mentalement représentée, pour laquelle les gens achètent des téléphones sans fil, c’est-à-dire du succès culturel de l’innovation. L’invention de nouveaux récits peut aussi être biaisée par des facteurs qui peuvent contribuer par la suite à sa distribution. Par exemple, les versions contemporaines de Roméo et Juliette vont continuer d’exploiter les aspects du récit qui ont fait son succès initial, mais vont aussi tenter de le rendre plus pertinent pour nos contemporains. Dans le cas de West Side Story, cela est fait en remplaçant les familles Montaigu et Capulet de l’Italie du xvie siècle par les bandes des Jets et des Shark d’un quartier de New York au xxe siècle. Le renouveau de pertinence du récit, dans cet exemple, est à la fois une cause de la production de la variation et une cause de sa bonne distribution au sein de la communauté. Ce lien entre les causes de variation et les causes de stabilité va à l’encontre du modèle sélectionniste. Par contre, cette variation guidée peut fournir une explication alternative de la stabilité culturelle. 3.3 Les facteurs psychologiques de distribution et de stabilisations des entités culturelles Il est utile de distinguer plusieurs facteurs dans la production des phénomènes culturels. Les facteurs écologiques font référence aux effets de l’environnement sur la production d’entités culturelles. Les artefacts d’une communauté, par exemple, sont faits des matériaux qui sont disponibles pour cette communauté. Des facteurs écologiques peuvent avoir un effet sur les moyens de l’interaction sociale : la proximité physique des individus, par exemple, permet une communication qui peut reposer sur toute sorte de stimuli, ce qui n’est pas le cas de la communication par lettres. On constate aussi l’impact
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] des nouvelles technologies de l’information sur le contenu et la forme de ce qui est communiqué. Les facteurs psychologiques, quant à eux, peuvent être classés en facteurs dépendants du contenu et facteurs dépendants de la source. La dépendance de la transmission culturelle par rapport à la source est causée par les biais de prestige et le biais de conformisme déjà mentionnés. Boyd et Richerson proposent deux types de « forces » dépendantes du contenu : la variation guidée et le biais (sélectif) de contenu. Le processus de variation guidée correspond au fait que les individus lorsqu’ils acquièrent un nouvel élément culturel peuvent le modifier et l’améliorer à leur convenance, pour ensuite transmettre cet élément modifié. Les articles de l’encyclopédie Wikipédia peuvent fournir un exemple de ce processus. Les individus viennent lire l’article, le modifient de manière à l’améliorer et le produit modifié sert ensuite de base pour les autres utilisateurs. Dans ces cas, les éléments culturels changent via 1) l’acquisition des éléments précédents, 2) leur modification dans une direction donnée et 3) la transmission de ces éléments modifiés. Ce processus est distinct du biais de contenu, qui correspond au fait que les individus choisissent parmi les différents éléments culturels qui existent, ceux qu’ils préfèrent. Quand vous choisissez d’acheter un CD à la place d’une cassette audio, vous le faites aux dépens des cassettes, et progressivement, si tout le monde choisi les CD, les cassettes disparaissent. Le biais de contenu provoque une érosion progressive de la variabilité des éléments culturels. Pour que le système continue d’évoluer il faut donc que cette variabilité soit régénérée, soit par des forces aléatoires, soit par le processus de variation guidée. Dans tous les cas, variation guidée et biais de contenu reposent sur des processus qui dépendent des caractéristiques intrinsèques des éléments culturels, que ce soit leur efficacité, leur beauté, leur simplicité… Au contraire, les forces dépendantes de la source ne dépendent pas des propriétés intrinsèques des éléments culturels. L’épidémiologie culturelle se distingue de la théorie de la double héritabilité en ce qu’elle accorde une beaucoup plus grande attention aux forces dépendantes du contenu. Tout d’abord, ces forces incluent plus généralement tous les effets des mécanismes cognitifs qui construisent une représentation mentale sur la base d’un stimulus provenant de l’interaction sociale. Les processus impliqués dans la transmission sont toujours constructifs et la similarité ou la différence entre les entités culturelles sont à expliquer par ces processus constructifs. Accorder toute son importance aux processus constructifs a deux conséquences : (i) reconnaître le rôle déterminant des mécanismes cognitifs
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[les mondes darwiniens] permet de redonner une juste place au darwinisme biologique appliqué aux capacités humaines (la psychologie évolutionniste) ; (ii) le modèle sélectionniste de l’évolution culturelle se voit remplacé par le modèle des « attracteurs » dont nous allons parler maintenant. 3.3.1 Transmission culturelle et psychologie évolutionniste Dans notre critique des théories sélectionnistes de l’évolution culturelle (la mémétique et la théorie de la double héritabilité), nous avons fait appel au biais de contenu causé par les mécanismes psychologiques qui participent à la production des éléments culturels. Nos exemples – les capacités d’apprendre une langue ou à se mouvoir dans l’espace – ont surtout porté sur les capacités psychologiques que l’on retrouve à travers les cultures et qui semblent avoir une histoire évolutionnaire. Cependant, les mécanismes et propriétés psychologiques ayant un rôle causal sur la production culturelle peuvent tout à fait être le résultat de la socialisation. Par exemple, les scientifiques disposent d’un ensemble de connaissances acquises avec lesquelles ils appréhendent et interprètent les nouvelles découvertes et théories ; les sensibilités artistiques peuvent aussi, dans une certaine mesure, être le produit de l’éducation (le nouveau tube à la mode risque d’être apprécié différemment par un adolescent et une personne âgée). Cependant, remonter la chaîne causale de la socialisation pour arriver aux bases biologiques du comportement humain permet de spécifier un certain nombre de facteurs de l’évolution culturelle qui dépendent peu des causes ellesmêmes culturelles et davantage de facteurs génétiques (cela reste toujours une question de plus ou moins, puisque les humains sont « par nature », et dès la plus jeune enfance, socialisés). C’est donc un nouveau modèle de l’agent qui est proposé aux sciences sociales : un modèle qui est informé par la psychologie et qui peut cependant prendre sa place dans l’explication de phénomènes culturels. Ce modèle n’implique aucunement un déterminisme génétique naïf, puisqu’il peut être utilisé tout en reconnaissant le rôle de la transmission culturelle et de la socialisation. Il n’y a pas d’opposition entre un darwinisme biologique bien pensé et la prise en compte des déterminants culturelles et historiques. Les études d’épidémiologie culturelle47 ont montrées que les biais dépendant du contenu sont très souvent issus de propriétés psychologiques évo47. Par exemple Atran (2002), In gods we trust : the evolutionary landscape of religion, Oxford UP @. Boyer (2001), Et l’homme créa les dieux. Comment expliquer
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] luées. Boyer, par exemple, montre comment les croyances religieuses peuvent attirer l’attention et être mémorables en faisant appel à nos intuitions « naïves » (induites en grande partie par les gènes) et en contredisant de manière minimale ces intuitions. Ces intuitions naïves concernent, par exemple, nos attentes vis-à-vis des objets solides (mécanique naïve) ou encore vis-à-vis des êtres ayant des intentions (psychologie naïve). Un fantôme par exemple, est un individu ayant des désirs et des croyances comme on peut s’y attendre de tout humain, mais il peut traverser les murs, ce qui contredit nos intuitions quand aux qualités solides des corps. Les analyses de ce type devraient se multiplier sur le modèle d’exemples tel que la production culturelle des masques qui se base sur nos capacités à reconnaître des visages48 et les traditions relatives à la parenté qui sont soutenues par des dispositions – produites par évolution biologique – à favoriser les membres de sa parenté49. 3.3.2 Le modèle des attracteurs On reconnaît facilement si une mélodie est chantée de manière juste ou non. Bien sûr, quand on veut apprendre une chanson, on aura tendance à imiter ceux qui chantent juste. C’est un biais sélectif de contenu tel qu’il est décrit par Boyd et Richerson. Mais un autre processus est aussi à l’œuvre pour qu’une mélodie soit connue et chantée par tous : un individu ayant une oreille musicale sera souvent en mesure de retrouver l’air juste d’une mélodie après l’avoir entendu chanté de manière plus ou moins fausse. Dans la mémorisation et la reconstruction de la mélodie, l’oreille musicale (une propriété psychologique) joue un rôle important. Malgré la diversité de performances de cette mélodie, les auditeurs tendront toujours, autant que possible, à reproduire une version qui se rapproche d’une performance juste, idéale. Les performances tendront par conséquent à ressembler à la performance idéale. Cette performance idéale est, dans le modèle de l’épidémiologie culturelle, un attracteur culturel. De manière générale, les biais de contenu ont pour effet une tendance statistique des productions culturelles à ressembler à certaines formes partila religion, R. Laffont. Hirschfeld & Gelman (1994), Mapping the mind : domain specificity in cognition and culture, Cambridge UP @. 48. Sperber & Hirschfeld (2004), “The cognitive foundations of cultural stability and diversity”, Trends in Cognitive Sciences, 8(1) @. 49. Bloch et Sperber (2002), “Kinship and evolved psychological dispositions”, Current Anthropology, 43(5) @.
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[les mondes darwiniens] culières d’entité culturelle, appelés attracteurs culturels. Plutôt que d’avoir une reproduction suffisamment fidèle sur laquelle opère la sélection, on a donc une production variée qui tend à se rassembler autour d’attracteurs culturels. Le modèle des attracteurs peut donner lieu à une formalisation de la dynamique évolutionnaire. Prenons l’exemple d’un récit raconté entre amis, d’une personne partie acheter une voiture en Allemagne pour la ramener à Paris. Suivant, les règles allemandes, cette personne se voit confier une voiture dont les plaques d’immatriculation, provisoires, sont rouges. Le locuteur raconte : « La police l’arrête au total 17 fois pour lui demander ses papiers et vérifier que les plaques sont bonnes ! » Prenons un trait particulier de ce récit : l’acheteur est arrêté précisément 17 fois. Si cette histoire vient à être racontée de nombreuse fois, plusieurs possibilités se présentent : • Le nombre 17 est toujours bien mémorisé par les auditeurs, qui répètent ensuite l’histoire fidèlement. C’est peu probable. • Le nombre 17 est transformé, augmenté selon certains, diminué selon d’autres. Dans ce cas, la similarité entre les récits n’est pas obtenue et le cas n’est pas informatif en tant que représentatif d’un phénomène culturel. • Le nombre 17 est transformé, mais par un processus de biais dépendant de la source, l’histoire qui est la plus distribué reste celle contenant le chiffre 17. Il faut alors faire des suppositions supplémentaires. La plus plausible est peut-être que la plupart des gens se souviennent quand même du chiffre 17, qui est stabilisé grâce à un bais de conformisme. • Le nombre 17 est transformé, mais les transformations sont telles qu’elles tendent toujours à se rapprocher de 17. C’est cette possibilité qui illustre l’hypothèse soutenue par l’épidémiologie culturelle, selon laquelle des biais dépendant du contenu peuvent constituer des facteurs d’attractions vers une forme qui est alors stabilisée. Pourquoi les transformations intervenant au fil des transmissions amènent cependant toujours les locuteurs à utiliser un chiffre proche de 17 ? La réponse est que chaque individu, partant du chiffre qui lui a été communiqué, a tendance à s’approcher du chiffre 17. Chaque individu a tendance à transformer l’information qui lui est communiquée et celle qu’il va communiquer dans une direction qui vise à maximiser la pertinence du propos50. Dans notre exemple, on suppose que ce sont les chiffres s’approchant de 17 qui maximisent la pertinence, ce qui affecte les probabilités de transformation : un auditeur 50. Sperber & Wilson (1986), Relevance : communication and cognition, Harvard UP.
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[christophe heintz & nicolas claidière / les darwinismes contemporains en sciences humaines] entendant le récit avec 15 arrestations, aura tendance à augmenter ce chiffre pour le rendre plus mémorable ; un auditeur entendant le récit avec 22 arrestations aura tendance à diminuer ce chiffre pour le rendre plus crédible. De plus le nombre 17 est précis donne à l’énoncé une certaine crédibilité par sa précision alors que les chiffres 10, 15 ou 20 semblent être des approximations. Chaque locuteur du récit utilise probablement un chiffre différent de ce qu’il a entendu, mais l’ensemble des chiffres utilisés n’est pas aléatoire. Le nombre 17 est un attracteur, parce que sa valeur est plus fréquemment énoncée dans l’histoire. à partir de telles données, on peut ensuite modéliser l’évolution culturelle et la comparer aux phénomènes observés et à d’autres modèles. Distinguer les modèles de l’attraction et de la sélection est important non seulement parce qu’elles reposent sur des hypothèses psychologiques différentes, mais aussi parce que les deux modèles ne prédisent pas les mêmes évolutions culturelles51. La sélection a un effet à long terme sur la diversité des éléments culturels, progressivement, génération après génération, les éléments qui se propagent le moins vite sont éliminés. Les phénomènes d’attraction, au contraire, ont un effet sur le court et moyen terme. 4 Conclusion
L
es théories darwiniennes les plus populaires, aujourd’hui, sont certainement la sociobiologie et la mémétique. Ces deux théories se trouvent pourtant respectivement situées dans les deux extrêmes d’une échelle de théories qui partiraient du déterminisme génétique pour finir au déterminisme culturel du comportement humain. Elles ont donc tendance à trop simplifier leur analyse des chaînes causales qui constituent les phénomènes culturels et déterminent les comportements humains. La théorie de la double héritabilité se donne pour objectif de prendre en compte à la fois les causes biologiques et les causes culturelles à la base des choix des individus. Notre critique de cette théorie a portée sur le fait que, bien qu’elle fasse la part des deux types de causes, biologiques et socio-historiques, elle ne permet pas de prendre toute la mesure de leurs interactions. Les causes d’origines génétiques ne sont pas seulement à l’œuvre dans la sélection des entités culturelles, mais aussi dans la perception, l’interprétation et la reproduction de ces entités. Les processus psychologiques sont le lieu où les déterminations génétiques
51. Claidière & Sperber 2007), “The role of attraction in cultural evolution”, Journal of Cognition and Culture, 7(1) @.
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[les mondes darwiniens] et les déterminations culturelles sont à la fois presque toujours présentes et presque toujours partielles. Pour faire la part du darwinisme biologique du comportement humain et du darwinisme de l’évolution culturelle, nous avons montré qu’il est nécessaire de renoncer à quelques présuppositions. D’une part, l’adaptationnisme ne peut s’appliquer que de manière prudente car la sélection biologique opère sur l’héritage génétique. Or les gènes ne déterminent que très indirectement le comportement : il faut entre autre prendre en considération les causes environnementales et sociales du développement cognitif. D’autre part, la sélection des entités culturelles n’opère que dans les cas extrêmes dans l’évolution culturelle. Dans la plupart des cas, la dynamique évolutionnaire est déterminée par les biais de contenu qui opèrent sur la transmission sociale. Ces biais résultent des processus psychologiques qui construisent les éléments culturels à partir de ce qui est transmis. L’évolution biologique du cerveau est à l’origine d’un grand nombre de ces biais de transmission. Nous avons présenté le modèle de l’épidémiologie culturelle en arguant qu’il prend en compte ces biais et qu’il remplace donc avantageusement le modèle sélectionniste de l’évolution culturelle. Pour l’épidémiologie culturelle, le darwinisme biologique informe la psychologie évolutionniste, qui elle-même informe une certaine théorie darwinienne, mais pas sélectionniste, de la culture.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 41
Eva Debray
L’économie évolutionniste : une forme spécifique d’évolution ?
L
e projet de fonder un courant « évolutionniste » en économie n’est pas récent. Thorstein Veblen, en 1898, emploie pour la première fois explicitement l’expression d’« économie évolutionniste1 » dans l’article « Why is economics not an evolutionary science ?2 ». Nous nous intéresserons cependant principalement, dans ce chapitre, au courant tel qu’il est réapparu dans les années 1980, dans la mesure où c’est à ce moment que s’est constitué un véritable programme de recherche en économie évolutionniste3. Si l’on veut comprendre comment est né ce programme de recherche, il faut remonter au « malaise général4 » éprouvé par des économistes à l’égard de la micro-économie contemporaine. La théorie néoclassique de l’économie, dont les théories de l’équilibre (la première ayant été formulée par Léon Walras) et de l’agent maximisateur5 constituent les deux principaux principes, semblait ne pas permettre de saisir, de venir à bout de la réalité économique empirique. Elle apparaissait de ce fait à certains comme une construction coupée du réel, 1. Ou évolutionnaire. On emploiera indifféremment les deux termes ici. 2. Veblen (1898), “Why is economics not an evolutionary science ?”, Quarterly Journal of Economics 12 @. 3. Lazaric & Arena (2003), « La théorie évolutionniste du changement économique de Nelson et Winter : une analyse économique rétrospective », Revue Économique, vol. 54, mars @. 4. Nelson & Winter (1982a), An Evolutionary Theory of Economic Change, Belknap Press/Harvard University Press @. 5. Cf. section 1.2. Cf. Alchian (1950), “Uncertainty, evolution and economic theory”, Journal of Political Economy, 58, p. 211, note 2 @.
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[les mondes darwiniens] dont elle était censée pouvoir cependant rendre compte. Le courant évolutionniste, constitué en véritable programme de recherche par Richard Nelson et Sidney Winter en 1982, s’attache ainsi à produire une théorie alternative à la théorie économique dominante, la théorie néoclassique : l’« utilisation du terme “théorie évolutionniste” » est « destinée à décrire notre approche alternative à l’orthodoxie6 ». Il fallait pouvoir sortir de la théorie « orthodoxe » de l’économie, et la théorie darwinienne de l’évolution biologique semblait pouvoir fournir des éléments pertinents pour pallier les insuffisances de la théorie dominante. à cet égard, nous le verrons, les modalités d’exploitation du modèle biologique en économie sont multiples. Cependant, faire référence à un modèle issu d’un autre champ que celui de l’économie, pour rendre compte de ce dernier, peut paraître à certains égards périlleux. Le modèle de l’évolution biologique est-il en effet applicable au champ économique ? Ce faisant, le courant évolutionniste ne manque-t-il pas certains aspects de la réalité économique et de sa logique ? Une telle démarche, dès lors qu’elle fait circuler un modèle d’un champ à un autre, peut se trouver ainsi confrontée à la critique qu’elle avait elle-même adressée à son adversaire : le manque de réalisme. Dans cette perspective, l’une des critiques émises à l’encontre de la démarche de l’économie évolutionniste consiste à mettre en avant l’idée que le principe de sélection naturelle ne peut pas fonctionner comme principe explicatif de la réalité économique et de l’évolution des phénomènes économiques, dans la mesure où l’intention humaine intervient comme principe explicatif de cette évolution. Dans cet ordre d’idées, il faudrait alors reconnaître que, si la théorie de l’évolution biologique a pu servir de « stimulus » à une nouvelle théorie économique, l’évolution économique suit néanmoins une logique propre et spécifique. Nous considérerons le bienfondé d’une telle critique, et verrons si elle ne retombe pas en fait elle-même dans l’un des écueils de la théorie néoclassique de l’économie. 1 Pourquoi une économie évolutionniste ? Une alternative à la théorie néoclassique considérée comme non réaliste
L
e courant de l’économie évolutionniste, dont le livre de Nelson et Winter, An Evolutionary Theory of Economic Change, publié en 1982, est considéré comme l’ouvrage véritablement fondateur dans le domaine de l’analyse éco-
6. Nelson & Winter (1982a), An Evolutionary Theory of Economic Change, Belknap Press/Harvard University Press @.
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[eva debray / l’économie évolutionniste : une forme spécifique d’évolution ?] nomique, est né d’une insatisfaction ressentie vis-à-vis de l’analyse qualifiée par ces auteurs d’« orthodoxie contemporaine », et se positionne comme courant alternatif à cette analyse. Les deux auteurs cherchent à produire une théorie qualifiée de plus réaliste et plus utile que la théorie néoclassique de l’économie, qu’ils considèrent par contraste comme trop « formelle ». Les deux auteurs pointent les défauts de la théorie néoclassique, qui, de par sa nature axiomatique, et donc sa démarche déductive, en venait à manquer certains aspects caractérisant le champ économique. Par champ économique on entend ici le champ des « diverses interactions entre acteurs, au travers desquelles les biens et les services au sens large se trouvent produits et échangés7 ». Ainsi, ce qui importe pour la plupart des économistes se rattachant à ce courant de pensée, ce n’est pas tant la théorie évolutionniste en biologie en elle-même, mais bien la manière dont une théorie s’inspirant de, ou se référant à, la théorie darwinienne de l’évolution permet de mettre en lumière les aspects de l’économie que la théorie dite orthodoxe occulte. Le recours à la théorie biologique de l’évolution a donc un but pragmatique, et Nelson et Winter avouent explicitement ce pragmatisme. Ce qui prime, c’est la volonté de l’économiste de mieux expliquer certains mécanismes empiriques observés ou d’aboutir à des conclusions de politique économique, et de ce fait cette volonté peut le conduire à abandonner certains types de modélisation économique au profit d’autres mieux adaptés à ses objectifs8. Pour comprendre pourquoi ces auteurs se réclament d’une théorie de l’économie « évolutionniste », il faut donc se demander quels sont les aspects de l’économie dont la théorie orthodoxe pèche à rendre compte. On sera sensible, dans ce premier moment, aux différentes modalités d’exploitation du modèle biologique. 1.1 La théorie de l’équilibre L’apparition d’un véritable travail de recherche en économie évolutionniste est due à un constat : l’analyse économique porte une attention exclusive aux « états hypothétiques de l’équilibre du marché9 », un état d’équilibre se définissant comme une configuration économiquement réalisable, qui se caracté7. Lesourne et al. (2002), Leçons de microéconomie évolutionniste, Odile Jacob. 8. Levallois (2008), Économie et biologie aux États-Unis (1950-1982). L’ambivalence d’un lien, ressource électronique, Lyon, université Lumière-Lyon II @. 9. Nelson & Winter (1982a), An Evolutionary Theory of Economic Change, Belknap Press/Harvard University Press, p. 4 @.
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[les mondes darwiniens] rise par une compatibilité des décisions individuelles des agents économiques considérés comme acheteurs et vendeurs, compatibilité obtenue dès lors que la somme des demandes individuelles des acheteurs est égale à la somme des offres individuelles des vendeurs10. Ainsi, l’une des prémisses que Nelson et Winter considèrent comme essentielle à la construction de leur théorie tient « simplement au fait que le changement économique est important et intéressant. Parmi les tâches intellectuelles majeures du domaine de l’histoire économique, certainement aucune ne mérite davantage d’attention que celles consistant à comprendre le changement cumulatif, considérable et complexe de la technologie et de l’organisation économique qui a transformé la situation des hommes pendant quelques-uns des siècles passés11 ». Ulrich Witt12 affirme lui aussi que « l’histoire des transformations économiques qui ont eu lieu depuis seulement ces dernières décennies est spectaculaire. Certains produits et services sont demeurés inchangés. Des centaines de milliers ont été nouvellement créés ». En ce sens, il était nécessaire de prendre en compte les processus à l’œuvre en économie, autant, voire plus que les états dits d’équilibre. Ce point de vue est souligné par tous les auteurs qui se réclament de l’évolutionnisme. L’accent est toujours mis sur l’étude des processus dynamiques qui engendrent des changements économiques irréversibles et sensibles à la trajectoire suivie. De plus, en omettant l’analyse des changements économiques, la théorie orthodoxe ne parvenait pas à rendre compte de la dynamique des processus effectifs d’ajustement : en se concentrant sur l’étude des états d’équilibres, elle semblait faire l’économie de la question de savoir comment ces états d’équilibres étaient atteints. Comment, lorsque l’on ne se trouve pas en état d’équilibre, peut-on parvenir à cet état ? Par quel processus y parvient-on ? Depuis longtemps les manuels élémentaires apprennent que le prix du marché se fixe au niveau pour lequel il y a égalité de l’offre et de la demande mais ils sont pratiquement muets quant aux mécanismes concrets qui engendrent cette situation13. à cet égard, l’un des résultats de recherche en économie évolutionniste consiste à affirmer que lorsque l’on part de situations de non-équilibre, 10. Lesourne et al. (2002), Leçons de microéconomie évolutionniste, Odile Jacob. 11. Nelson & Winter (1982a), op. cit., p. 3 @. 12. Witt (2004), “On the proper interpretation of ‘evolution’ in economics and its implications for production”, Journal of Economy Methodology, 11(2) @. 13. Lesourne (1985), « Le marché et l’auto-organisation », Économie appliquée, t. XXXVII, n° 3/4.
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[eva debray / l’économie évolutionniste : une forme spécifique d’évolution ?] et qu’on analyse le processus, par l’étude duquel on cherche à voir comment on passe à un état d’équilibre, on constate que les économies concurrentielles se trouvent bien la plupart du temps au voisinage de l’équilibre, et n’atteignent pas cet état dit d’équilibre. Ainsi, le courant évolutionniste ne s’attache pas seulement à considérer les aspects dont la théorie de l’équilibre ne permet pas de prendre en compte : elle se caractérise comme une théorie alternative, et non pas seulement complémentaire, à celle de l’équilibre. Considérant que l’on n’avait pas accordé une importance nécessaire au changement économique, et que la théorie biologique de l’évolution avait fourni un certain nombre de concepts opératoires pour penser l’évolution dans le champ biologique, les deux auteurs ont emprunté les idées de base de la théorie darwinienne, et ont produit un raisonnement de type analogique ; le raisonnement analogique permet d’utiliser les concepts issus de la théorie biologique, en les transformant de manière à les adapter à la réalité dont on veut rendre compte. Nous verrons plus loin que la théorie de l’évolution a pu être exploitée d’une autre manière pour éviter les écueils de la théorie néoclassique, exploitation qu’Ulrich Witt a qualifiée de transfert ou application directs. Considérons donc d’abord comment se constitue une telle analogie, qui sert avant tout à rendre compte des phénomènes de changements ayant lieu dans le champ économique. On reprend ici les travaux de Clément Levallois14. Une théorie de l’évolution par sélection naturelle d’une population d’entités données nécessite la réunion de trois principes15. Il doit tout d’abord y avoir une présence de variations16 parmi les caractéristiques de ces entités, pour qu’il y ait une base sur laquelle une sélection puisse effectivement s’exercer. Dans différents environnements, ces variations doivent se traduire par des capacités de survie différentes, ou des capacités différentes à laisser des descendants. Ce deuxième principe est la sélection17 proprement dite : les variations entre entités se traduisent par des taux de survie différents, qui sont interprétés comme une mesure de l’adaptation de l’entité à son envi14. Levallois (2008), Économie et biologie aux États-Unis (1950-1982). L’ambivalence d’un lien, ressource électronique, Lyon, université Lumière-Lyon II @. 15. Campbell (1969), “Variation and selective retention in socio-cultural evolution”, General Systems, 14(16) ; Lewontin (1970), “The units of selection”, Annual Review of Ecology and Systematics, 1 @. 16. Cf. Heams, sur le principe de variation, ce volume. (Ndd.) 17. Cf. Huneman, ce volume. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] ronnement. Enfin, il doit y avoir un mécanisme héréditaire qui garantit une corrélation entre les caractéristiques de générations successives – pour qu’il y ait une continuité évolutive. Si une entité parente était mieux adaptée que d’autres à son environnement, un mécanisme héréditaire doit conférer à sa descendance une capacité similaire d’adaptation (à environnement identique), sans quoi les effets sélectifs de la première génération sont perdus à la suivante. Si ces trois principes sont respectés, « une population connaîtra un changement évolutif 18 ». Ces principes sont retenus par Nelson et Winter mais avec des aménagements nécessaires pour les rendre adaptables à la réalité économique. Au cœur de la structure théorique des modèles évolutionnaires développés par Nelson et Winter, se situe le concept de « routine ». Winter emploie le concept pour la première fois dans un article de 1964, définissant une routine comme « un type de comportement qui est suivi de façon répétée, mais qui est susceptible de changer si les conditions changent19 ». Le concept est présenté pour la première fois dans l’ouvrage de 1982 sous la forme d’une liste de caractéristiques des firmes, lesquelles vont « des routines techniques spécifiées précisément pour la production, jusqu’aux procédures d’embauche, de licenciement, de lancement d’un nouvel inventaire ou d’intensification de la production d’articles très demandés, en passant par les politiques d’investissement, de recherche et développement ou de publicité, et les stratégies de diversification du produit et d’investissement à l’étranger20 ». Comme l’affirment les deux auteurs : « dans notre théorie évolutionnaire, ces routines jouent le rôle des gènes dans la théorie de l’évolution en biologie.21 » Cette analogie permet de donc de saisir le principe de variation (une population de routines différenciées). Le principe d’hérédité en biologie ne trouve pas non plus d’équivalent simple dans la théorie évolutionnaire de Nelson et Winter. Comme l’indique Clément Levallois22, Philipp Mirowski et Alex Rosenberg23 18. Lewontin (1970), art. cit., p. 1 @. 19. Winter (1964a), “Economic ‘natural selection’ and the theory of the firm”, Yale Economic Essays, 4, Spring., p. 264. 20. Nelson & Winter (1982a), op. cit., p. 14. 21. Ibid. 22. Levallois (2008), Économie et biologie aux États-Unis (1950-1982). L’ambivalence d’un lien, ressource électronique, Lyon, université Lumière-Lyon II @. 23. Mirowski (1983), “Review of ‘An Evolutionary Theory of Economic Change’”, Journal of Economic Issues, 17(3). Rosenberg (1994), “Does Evolutionary Theory Give
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[eva debray / l’économie évolutionniste : une forme spécifique d’évolution ?] ont remarqué que dans les modèles de Nelson et Winter, il n’y avait pas d’hérédité à proprement parler. Lorsqu’une firme est plus profitable, un modèle darwinien supposerait que cette firme parente devrait laisser davantage de « descendants » que ses concurrentes à la génération suivante, qui posséderaient des routines identiques à la firme « mère ». Ce serait l’analogue d’un individu mieux adapté à son environnement que d’autres et dont la valeur sélective serait mesurée par sa descendance. Les modèles évolutionnaires de Nelson et Winter n’incluent pas ce mécanisme générationnel : il n’y a pas de création de « filiales » par une « maison mère » lorsque celle-ci réalise des profits. Dans leurs modèles, une firme rentable étend simplement sa capacité de production, tandis qu’une firme qui réalise des profits négatifs diminue24. Aux yeux de Levallois, cette entorse à l’analogie darwinienne est bienvenue, puisqu’il paraît davantage plausible que l’accumulation du profit se traduise par une augmentation de la part de marché de la firme, que par la création d’une « descendance ». En parlant de l’avantage en fitness d’une firme, on ne pourra donc se référer qu’à sa capacité de survie. Notons toutefois qu’une notion d’hérédité est bien invoquée en relation aux routines. Nelson et Winter observaient que, contrairement au gène en biologie, la nature culturelle des routines autorisait leur duplication « horizontale25 ». Cette copie peut intervenir par imitation d’un concurrent, lorsque les produits ou les pratiques de ce dernier sont en position dominante dans l’industrie, et qu’il y a un intérêt à les répliquer – via la rétro-ingénierie (reverse engineering), le débauchage de personnel ou la simple imitation de procédures commerciales publiques26. Enfin, dans leur modèle, la pression environnementale sur les firmes27 est Comfort or Inspiration to Economics ?” @, in P. Mirowski (ed.), Natural Images in Economic Thought, Cambridge University Press, 1994 @. 24. Nelson & Winter (1982b), “The Schumpeterian tradeoff revisited”, American Economic Review, 72(1), p. 142. 25. Sur l’importance de ce type de transmission, cf. Gayon (1999), « Sélection naturelle biologique et sélection naturelle économique : examen philosophique d’une analogie », Économies et Sociétés, n° hors-série, janvier. 26. Nelson & Winter (1982b), The Schumpeterian tradeoff revisited”, American Economic Review, 72(1), p. 123-124 et 142-143. 27. Il faut préciser ici que le principe de sélection naturelle ne s’applique aux firmes et non aux routines qu’en tant que l’on considère les firmes comme « interacteurs », et non comme « réplicateurs », pour reprendre une distinction de David Hull. à ce sujet, cf. l’article cité précédemment. Ainsi, les routines sont analogues aux gènes, considérés comme réplicateurs dans la théorie de l’évolution biologique. Les firmes
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[les mondes darwiniens] représentée par l’évolution des prix des biens et des facteurs de production qui déterminent la rentabilité de la firme et donc l’expansion ou la réduction de sa production à la période suivante. 1.2 La rationalité maximisatrice des agents économiques Outre la critique de la trop grande attention apportée à la notion d’équilibre en microéconomie, la théorie évolutionniste de l’économie fait siennes les critiques adressées à la théorie de la décision sur laquelle repose la théorie néoclassique. En économie, le comportement d’un agent est supposé décomposable en une suite d’actions parallèles ou séquentielles, retenues à l’issue d’une procédure de décision. Cette procédure est considérée comme rationnelle en vertu de deux propriétés : d’une part, l’agent est conséquentialiste, au sens où il choisit son action en fonction de ses seuls effets prévisibles ; d’autre part, l’agent est utilitariste, au sens où il évalue les effets de son action en soupesant leurs coûts et leurs avantages28. Dans la conception orthodoxe, le décideur adopte une rationalité très forte. Il est capable de prévoir parfaitement les effets de ses actions à partir de ses croyances a priori, et non de ses observations passées. Il juge ses actions en fonction d’un critère unique, l’utilité, qui agrège les coûts et les avantages de ces mêmes actions. Enfin, il adopte un comportement optimisateur, au sens où il va rechercher l’action qui maximise son utilité. Cette théorie a été considérée comme irréaliste, et nous considérerons deux aspects de cette critique. Le courant de l’économie évolutionniste considère que les conditions pour qu’une telle rationalité puisse s’appliquer sont très contraignantes et s’attache à prendre en compte les déterminants empiriques, réels, des comportements des agents. L’économie évolutionniste prend en compte l’idée selon laquelle la rationalité des agents économiques est imparfaite. Cette limitation de la rationalité se traduit notamment par le fait que l’on considère que les agents ne peuvent pas parfaitement prévoir les événements futurs et possèdent une information incomplète quant aux conditions contribuant à l’effectuation de l’action qu’ils ont l’intention d’effectuer. à cet égard, l’irruption du concept de « routine » dans l’œuvre de Nelson et Winter prend en compte cet amensont analogues aux organismes, considérés comme interacteurs. Enfin le marché est analogue à l’environnement naturel. 28. Lesourne et al. (2002), Leçons de microéconomie évolutionniste, Odile Jacob.
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[eva debray / l’économie évolutionniste : une forme spécifique d’évolution ?] dement apporté à la théorie néoclassique29. On sait que Nelson et Winter eurent des contacts importants avec Herbert Simon, Richard Cyert et James March30. En effet, ces chercheurs manifestaient un intérêt voisin de celui de Nelson et Winter ; ils promouvaient une vision des organisations empreinte d’un réalisme compris comme un attachement aux déterminants empiriques du comportement des agents. Winter, dans ses propres efforts pour élaborer une alternative au modèle de la firme maximisatrice, et Nelson, qui avait été le témoin privilégié de la trop grande foi placée dans la rationalité dans le pilotage du processus de recherche et développement, se sentirent particulièrement proches de la vision de Simon, Cyert et March. C’est dans la lignée de ce programme de recherche que des économistes ont cherché à produire une théorie de la décision capable de prendre en compte les conditions réelles dans lesquelles les agents sont amenés à agir et à prendre des décisions. L’une des idées apportées notamment par Orléan, Walliser et Lesourne est qu’il est alors nécessaire d’accorder une place centrale aux processus pour rendre compte de la prise de décision individuelle. Ici encore, l’introduction d’une perspective dynamique est motivée par le souci de rendre compte de ce que l’économie néoclassique ne peut pas expliquer, en l’occurrence la manière dont les agents en viennent à prendre des décisions, dès lors que l’hypothèse de rationalité parfaite ne vaut plus. à partir du moment où la rationalité de l’agent économique n’est pas parfaite, il est nécessaire en effet de situer d’emblée cette rationalité dans une perspective dynamique, car son information est réduite et résulte moins d’un savoir préalable que de ses observations passées qui se cumulent et permettent d’améliorer ses croyances. De même, son utilité n’est pas forcément prédéfinie, mais se voit précisée en fonction de son expérience passée dans des situations analogues. L’accent est ainsi mis sur les processus d’apprentissage de l’acteur évolutionniste : ce qu’il sait et ce qu’il désire est toujours pensé comme le produit d’une histoire spécifique. De plus, certains économistes ont cherché à montrer que les limitations imposées à la rationalité de l’agent économiques peuvent justement être compensées par ce travail du temps31. Ainsi se trouve justifié le recours à une analyse des processus de délibération et de décision. 29. Levallois (2008), Économie et biologie aux États-Unis (1950-1982). L’ambivalence d’un lien, ressource électronique, Lyon, université Lumière-Lyon II @. 30. Cf. Winter (1964b), “Review of ‘A Behavioral Theory of the Firm’”, American Economic Review, 54(2), Part 1. 31. Lesourne et al. (2002), Leçons de microéconomie évolutionniste, O. Jacob, p. 14.
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[les mondes darwiniens] Les recherches en économie évolutionniste s’attachent également à rendre compte de phénomènes dont la conception de l’agent économique comme agent maximisateur ne peut pas rendre compte. La théorie orthodoxe considère que les agents économiques, lorsqu’ils envisagent plusieurs possibilités d’action, feront porter leur choix sur celle qui selon eux leur permettra d’atteindre un profit maximal. La théorie évolutionniste a pu mettre en avant qu’une telle théorie ne parvenait par conséquent pas à rendre compte de certains comportements des agents, les comportements d’« aversion face au risque » (nous explicitons en quoi consistent ces comportements dans le paragraphe suivant). Or, il a été démontré, par Samir Okasha32, que le recours à la théorie biologique de l’évolution permettait de rendre compte de tels phénomènes. Il est important de noter ici que la référence à la théorie de l’évolution biologique se fait sous une autre modalité. Dans ce cas, Okasha n’effectue pas une analogie, mais procède à une application directe : c’est la théorie de l’évolution biologique elle-même, et non une théorie décrivant un processus analogue à celui décrit dans la théorie biologique, qui permet de rendre compte de ces comportements. Le raisonnement de l’auteur procède de la façon suivante : supposez que vous ayez le choix entre deux options, A et B. En choisissant l’option A vous serez assuré d’obtenir 5 dollars, tandis qu’avec l’option B, vous obtiendrez 10 dollars ou rien, l’obtention de l’un ou de l’autre gain dépendant d’un jeu de pile ou face, non truqué. Selon la théorie standard de l’utilité escomptée, votre choix doit être indifférent à l’une ou l’autre des deux options, dans la mesure où A et B possèdent la même valeur escomptée, c’est-à-dire 5 dollars. L’agent rationnel, qui s’efforce de maximiser son utilité escomptée, devrait être, quant à son choix, indifférent aux deux options. Or, c’est un fait bien connu, et confirmé par des preuves expérimentales, que les individus ne sont en règle générale pas indifférents, quant à leur choix, à ces deux options : ils ont tendance à préférer A à B. On exprime ce fait en disant qu’ils présentent une aversion face au risque. Or, ce fait viole le principe d’utilité escomptée. Afin de démontrer quel type de théorie est nécessaire pour rendre compte de ces phénomènes, l’auteur va établir, à partir de travaux de Brian Skyrms33, 32. Okasha (2007), “Rational choice, Risk aversion, and evolution”, The Journal of philosophy. 33. Brian Skyrms (1995), Evolution of the Social Contract, Cambridge University Press ; idem (2000), “Game Theory, Rationality and Evolution of the Social Contract”,
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[eva debray / l’économie évolutionniste : une forme spécifique d’évolution ?] une analogie entre la théorie du choix rationnel et la théorie évolutionniste : « De même que les théoriciens du choix rationnel prétendent que la plupart des comportements humains peuvent être compris comme des tentatives pour maximiser leur utilité escomptée, les théoriciens de l’évolution prétendent que la plupart des comportements animaux peuvent être compris comme des tentatives pour maximiser leur rendement reproductif.34 » Il montre que cette analogie ne tient que sous certaines conditions (la population concernée doit être composée de nombreux individus, et le succès reproductif de chaque individu ne doit pas dépendre de celui des autres). Une fois ces conditions non remplies, on peut constater que la sélection naturelle de type biologique pouvait conduire à l’évolution de comportements stratégiques, qui, transposés dans le cadre de la théorie du choix rationnel, ne seraient jamais adoptés par un agent maximisateur d’utilité. Le phénomène d’aversion face au risque constituerait ainsi pour Okasha un phénomène qui remettrait en cause cette analogie. On pourrait alors considérer que la théorie de l’évolution biologique permettrait de comprendre pourquoi nous adoptons des comportements d’aversion face au risque. Dans la théorie de l’évolution biologique, le type d’individu qui éprouve de l’aversion face au risque possède un avantage en termes de fitness (c’est-à-dire quant à sa survie et à sa reproduction), et est donc favorisé par la sélection. Okasha, tout en reconnaissant que l’on ne peut établir qu’une relation indirecte entre la possession des objets de désirs humains, que sont les ressources matérielles et l’argent, et le succès reproductif des individus humains, suggère que l’évolution nous aurait fait adopter une forte répugnance à parier sur ces ressources. Il avance ainsi l’idée que l’évolution biologique nous aurait fait adopter des comportements d’aversion psychologique au risque. Nous avons affaire ici, comme il a déjà été indiqué, à une application directe de la théorie de l’évolution biologique au champ des phénomènes économiques. Il est cependant remarquable que Samir Okasha semble ressentir la nécessité d’apporter une nuance quant au rôle explicatif que pourrait avoir la théorie de l’évolution biologique pour rendre compte des comportements économiques : « Les tendances psychologiques de l’homme doivent avoir été formées par la sélection naturelle, au moins en partie » (nous soulignons). Journal of Consciousness Studies, vii ; idem (2004), The Stag Hunt and the Evolution of Social Structure, Cambridge University Press @. 34. Okasha (2007), “Rational choice, Risk aversion, and evolution”, The Journal of philosophy.
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[les mondes darwiniens] Ainsi, on peut voir pointer ici, dans cette rectification, l’idée que la théorie de l’économie évolutionniste, en tant qu’elle recourt à des notions issues du champ biologique pour rendre compte des phénomènes économiques, soulève des difficultés épistémologiques, difficultés discutées par les économistes évolutionnistes eux-mêmes. En effet, Nelson et Winter avaient senti les difficultés épistémologiques liées la production d’une analogie : Notre utilisation du terme « théorie évolutionniste » destinée à décrire notre approche alternative à l’orthodoxie exige également quelque discussion. Elle constitue avant tout un signal montrant que nous avons emprunté les idées de base de la biologie, et mis ainsi en œuvre une option à laquelle les économistes sont attachés pour toujours en vertu du stimulus que notre précurseur Malthus offrit à la pensée de Darwin. Nous nous sommes déjà référés à une idée empruntée, centrale pour notre schéma, celle d’une « sélection naturelle » économique. Les environnements du marché offrent une définition du succès pour les firmes et cette définition est reliée de fort près à leur capacité à survivre et à croître.
Les auteurs évolutionnistes ont même été amenés à prendre de la distance par rapport au procédé de l’analogie et ont récemment souligné que leur appel à la biologie était de nature purement métaphorique35 ; selon eux, la métaphore suggérerait en effet l’idée de connexions entre divers domaines scientifiques, alors que l’analogie impliquerait plus précisément des similarités formelles entre les connexions suggérées. De ce fait, quand bien même le recours à la théorie de l’évolution biologique fournirait une approche particulièrement éclairante des phénomènes économiques, il faudrait également prendre en compte les aspects du champ économique dont ce modèle ne permettrait pas de rendre compte. Si l’intégration d’une perspective dynamique ne semble pas poser de difficulté, en revanche l’intégration d’une perspective dynamique prenant pour modèle explicite la biologie n’est peut-être pas si aisée. Avant de poursuivre, un point nous semble devoir être éclairci : à quoi s’applique précisément le modèle biologique de l’évolution ? Aux agents économiques et à leurs comportements ou aux phénomènes économiques proprement dits considérés comme résultats des actions de ces agents ? Dans le cas de l’application directe du modèle biologique, puisqu’il s’agit de considé35. Dosi et al. (2001), The Nature and Dynamics of organizational Capabilities, Oxford University Press @.
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[eva debray / l’économie évolutionniste : une forme spécifique d’évolution ?] rer à quel point certains comportements contribuent à la fitness des agents, le modèle s’applique nécessairement aux agents eux-mêmes ainsi qu’à leurs comportements. Le modèle ne s’applique aux phénomènes proprement économiques qu’en tant qu’on les considère comme résultats des comportements des agents. En ce qui concerne l’application analogique du modèle, on ne s’intéresse qu’aux capacités de survie des firmes elles-mêmes. Dans les deux cas, on le verra, une application stricte du modèle revient à considérer que l’adaptation des comportements des agents économiques à leur environnement, et celle des firmes à l’environnement du marché, ne sont pas simplement le produit de l’intention humaine. 2 Difficultés épistémologiques : faut-il penser l’évolution économique comme une forme spécifique d’évolution ?
L
a question que l’on pose dans ce second moment n’est pas de savoir si l’utilisation que les théories évolutionnistes de l’économie font de la théorie de l’évolution biologique est fidèle à cette dernière, ce qui finalement n’importe pas vraiment, étant donné la démarche explicitement pragmatique des économistes évolutionnistes. La question n’est pas tant de savoir si le modèle dont s’inspirent les économistes évolutionnistes est fidèle au modèle darwinien de l’évolution, mais de savoir si ce modèle, tel qu’ils l’ont compris, peut être appliqué au champ économique. Les comportements des agents économiques et les phénomènes qui en découlent peuvent-ils être saisis grâce à ce modèle ? On consacre ce second moment à l’étude de l’une des critiques qui a été faite vis-à-vis de cette exploitation du modèle biologique, et qui repose sur la mise en avant d’une opposition entre sélection et intention. La conséquence d’une telle critique, si elle est fondée, est qu’elle amène à considérer que l’évolution économique constitue une forme d’évolution bien spécifique, distincte, quant à ses principes explicatifs et à sa logique, de l’évolution biologique. Par l’utilisation de l’expression « forme spécifique », nous entendons un type d’évolution qui ne se réfère en aucune manière aux concepts utilisés pour rendre compte de l’évolution biologique. 2.1 Intention versus sélection ? Nous avons jusqu’ici considéré principalement deux manières dont la théorie de l’évolution biologique pouvait être sollicitée en économie : l’analogie ou l’application directe. Il s’agit de deux modalités de l’importation du modèle biologique dans le domaine économique qui ont été critiquées par Ulrich Witt.
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[les mondes darwiniens] Dans son article « On the proper interpretation of “evolution” in economics an its implications for production theory »36, celui-ci décrit les différentes manières dont on peut se référer à la pensée darwinienne pour rendre compte de l’évolution en économie. Il considère plusieurs stratégies heuristiques, y compris les deux stratégies qui ont été présentées dans la section 1 : d’une part, celle consistant à appliquer directement la théorie néodarwinienne aux comportements économiques humains ; d’autre part, la production d’analogies. Selon lui, la première suit la logique suivante. Les phénomènes économiques sont le résultat des actions humaines. Les hommes sont eux-mêmes des produits de la sélection naturelle. Par conséquent, le comportement économique observable doit pouvoir être expliqué en termes de contribution à la fitness génétique. L’analogie consiste à généraliser des concepts présents dans la théorie biologique, notamment celui de sélection, de manière assez abstraite pour que ces concepts puissent s’appliquer à d’autres domaines que le domaine biologique. Witt considère que l’« application directe » du modèle biologique de l’évolution aux phénomènes économiques, ainsi que la construction d’analogies, sont deux positions théoriques qui ne tiennent pas. Dans quelle mesure ? Dans la mesure où aucun processus de sélection naturelle ne peut rendre compte de l’évolution des phénomènes culturels37. Car, dans le contexte génétique, tandis que les forces sélectives, qui opèrent sur une population donnée, changent la fréquence relative des gènes de telle manière que les membres individuels de la population ont peu de marge, si ce n’est aucune, pour échapper à ces pressions ou pour les prendre en compte délibérément ; dans le domaine économique au contraire, les agents ne sont pas exposés aussi désespérément aux forces de la compétition38. Ils sont à même d’anticiper les développements qui débouchent sur des conséquences défavorables, c’est-à-dire les effets de la sélection qui s’imposeraient à eux de l’extérieur. Pour qualifier ce type de sélection, Witt utilise le terme d’« external selection » (sélection externe). Les agents humains peuvent délibérément tenter de changer la course de leur action, de manière à éviter ces conséquences. L’individu qui fournirait des biens ou des services pourrait ainsi répondre aux tendances qui menacent de 36. Witt (2004), “On the proper interpretation of ‘evolution’ in economics and its implications for production”, Journal of Economy Methodology, 11(2) @. 37. Pour un avis différent, cf. Heintz & Claidière, ce volume. (Ndd.) 38. Witt (1999), “Bioeconomics as economics from a Darwinian perspective”, Journal of Bioeconomics, 1 @.
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[eva debray / l’économie évolutionniste : une forme spécifique d’évolution ?] le chasser du marché, en changeant son offre, avant que la sélection externe ne prenne place. Le processus en économie relèverait ainsi d’une sélection dite « interne ». L’argument repose sur le fait que les agents seraient capables d’« intentionnalité »39. C’est dans cette optique qu’il faudrait, selon Witt, penser l’évolution des phénomènes économiques et de manière générale des phénomènes culturels, des phénomènes « man-made », découlant des actions humaines, comme un type « spécifique » d’évolution, une évolution qui ne pourrait pas être saisie en se référant au modèle de l’évolution biologique. Witt considère qu’il faut certes, comme l’on fait Nelson et Winter, identifier des traits génériques de l’évolution, afin de pouvoir les appliquer au champ économique, et plus généralement au champ culturel. Cependant, contrairement à la démarche de Nelson et Winter, il faut prendre garde à ne pas retenir des traits qui demeurent spécifiques au domaine de la biologie, comme le fait également la théorie du « darwinisme universel40 », étant donné la critique que l’on vient d’énoncer. Quels sont les traits qui caractérisent l’évolution en général ? L’évolution consisterait dans « l’auto-transformation au cours du temps d’un système sous certaines considérations41 ». Dans une telle définition du processus générique d’évolution, rien n’indique que l’on se réfère au modèle biologique de l’évolution en particulier. Ainsi, l’évolution culturelle constituerait l’une des formes spécifiques d’évolution. Witt considère qu’il faut cependant apporter une nuance à son argument. En effet, il considère que pour comprendre certaines tendances du comportement de l’agent économique, il peut être utile de se référer à la théorie de l’évolution biologique, mais il faut considérer qu’à un moment donné l’évolution économique s’est distinguée de l’évolution biologique et suit une toute autre logique. Aussi Witt propose l’hypothèse suivante, qu’il nomme l’hypothèse de 39. L’objection soulevée par Witt est une critique qui a été souvent avancée, pour remettre en cause le recours au principe de sélection naturelle dans le cadre d’une étude des phénomènes économiques, et plus largement culturels. Nous nous référons ici à l’argumentation de Witt, dans la mesure où nous considérons qu’il articule clairement les difficultés soulevées par le recours à ce principe. 40. Cf. Hodgson (2002), “Darwinism in economics : from analogy to ontology”, Journal of Evolutionary Economics, vol. 12, issue 3 @. [Ndd. : cf. le chapitre de Heintz & Claidière, ce volume, qui développe la notion de darwinisme universel.] 41. Witt (2004), “On the proper interpretation of ‘evolution’ in economics and its implications for production”, Journal of Economy Methodology, 11(2), p. 130 @.
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[les mondes darwiniens] continuité : le processus historique d’évolution économique peut être conçu comme émergeant de, et comme étant circonscrit par, certaines contraintes dessinées par l’évolution biologique, mais elle n’en suit pas moins une logique propre, qui ne se saisit pas en se référant au modèle biologique de l’évolution. On pourrait ainsi donner sens au « at least » présent dans l’article d’Okasha déjà cité : « Les tendances psychologiques de l’homme doivent avoir été formées par la sélection naturelle, au moins en partie » (nous soulignons). 2.2 Réponse : une conception trop forte de la rationalité de l’agent semble être à la base de l’argument Cependant, on peut déceler une difficulté dans le raisonnement. Peut-on en effet affirmer que le caractère intentionnel des actions s’oppose nécessairement à la sélection, ou la rend superflue ? La notion d’intention implique-t-elle, enveloppe-t-elle, en elle-même une diminution de la pression qu’exercerait la sélection naturelle ? à strictement parler, le caractère intentionnel des actions ne s’oppose à la sélection que si ces actions débouchent sur des meilleures adaptations à l’environnement. Dans ce cas, le recours au principe de sélection serait superflu pour rendre compte de cette adaptation. Ce que l’on doit prendre en compte c’est bien le résultat de ces actions, et non les motifs de ces actions. Si ces actions ne débouchaient pas sur les résultats que l’agent cherche à produire, dès lors la référence au caractère intentionnel de ces actions ne pourrait pas constituer une objection valable. Pour reprendre une expression d’Armen Alchian42 : « Le succès est basé sur les résultats, pas sur les motivations. » Or, on peut douter que le caractère intentionnel des actions humaines constitue en lui-même un élément remettant en cause le rôle de la sélection naturelle, car, outre le fait que les humains n’ont pas forcément le désir de s’adapter (c’est-à-dire le fait que les hommes ne recherchent pas nécessairement à s’adapter à leur environnement), de toutes façons, pour qu’un projet d’adaptation au monde débouche sur un résultat adéquat, il est sûrement nécessaire de posséder des capacités cognitives très étendues, que l’on ne possède pas. En particulier, dans le champ économique, par exemple, vouloir lancer un produit qui « marche » est problématique, dans la mesure où souvent le résultat est inattendu, parce qu’il y avait notamment trop de facteurs à prendre en compte pour prévoir ce résultat. 42. Alchian (1950), “Uncertainty, evolution and economic theory”, Journal of Political Economy, 58 @.
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[eva debray / l’économie évolutionniste : une forme spécifique d’évolution ?] L’argument avancé contre l’introduction d’un principe de sélection naturelle dans la théorie économique est d’autant plus surprenant qu’il semble considérer que l’agent économique détient une rationalité non bornée, hypothèse, nous l’avons vu, qui se trouve au cœur de l’entreprise critique de l’économie évolutionniste. Or, c’est justement le recours à la notion de sélection naturelle qui a permis à l’un des initiateurs de l’économie évolutionniste, Alchian, dans un article de 1950, de rendre compte des phénomènes d’adaptation que l’on pouvait constater dans le champ économique (par exemple, l’adaptation des firmes à l’environnement économique), sans recourir à l’hypothèse d’une rationalité non bornée. Ce lien entre limites de la rationalité et sélection naturelle a été explicitement formulé par la suite par Friedrich Hayek, qui reconnaît explicitement sa dette envers l’article d’Alchian43. Il est nécessaire de faire remarquer que l’intérêt manifesté par Hayek pour la théorie biologique de l’évolution ainsi que les références qu’il y fait ne semblent pas accidentels ou simplement « de circonstance », mais véritablement constitutifs de la pensée hayekienne de l’économie en particulier et des sciences sociales en général. Il serait en effet très réducteur de considérer les références de Hayek à la théorie de l’évolution comme de simples prétextes permettant à Hayek de justifier quelque peu ses positions politiques et sa théorie économique du marché libre. Comme l’indique Naomi Beck44, ce serait bien plutôt son travail sur la théorie de l’évolution qui aurait inspiré ses positions politiques à Hayek ainsi que sa théorie économique. Pour s’en rendre compte, il suffit de voir que l’introduction de cette perspective évolutionniste dans la pensée hayekienne fut d’abord motivée par des questionnements d’ordre méthodologique. Il s’agissait pour Hayek de rechercher un mode d’explication différent du mode utilisé dans les sciences physiques, qui selon lui ne permettait pas de rendre compte des phénomènes dits « complexes » ou « phénomènes hautement organisés ». La définition d’un degré de complexité d’un phénomène selon Hayek a à voir avec le nombre minimum de variables requises pour construire un modèle suffisamment précis pour rendre compte de ce même phénomène. En physique, le « nombre de variables connectées de 43. Hayek (2007a), Droit, législation et liberté : une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique, PUF, p. 901. 44. Beck (2009), “In Search of the Proper Scientific Approach: Hayek’s Views on Biology, Methodology, and the Nature of Economics” @, Science in Context, 22 : 567-585.
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[les mondes darwiniens] manière significative est suffisamment petit pour permettre leur étude, comme s’ils formaient un système fermé pour lequel il serait possible d’observer et de contrôler tous les facteurs déterminants45 ». Pour ce qui est de la biologie et des sciences sociales au contraire, saisir tous les éléments qui déterminent la manifestation des phénomènes auxquels ces sciences s’intéressent s’avère souvent insurmontable dans la pratique et parfois même impossible dans l’absolu46. Or, selon Hayek le meilleur exemple du type d’explication donné par les sciences naturelles pour rendre compte des phénomènes complexes semble être fourni par la théorie de l’évolution. On voit déjà se préfigurer ici l’articulation, qui sera produite dans ses écrits ultérieurs, entre limites des capacités rationnelles des agents économiques et sélection naturelle, et que nous nous apprêtons à exposer dans le paragraphe suivant. Ainsi, dans la lignée des travaux d’Alchian, Hayek indique dans La Constitution de la liberté 47 que « la connaissance des faits particuliers en perpétuel changement dont l’homme se sert en permanence ne se prête pas en totalité à l’organisation ou à l’exposé systématique ; une grande partie n’en existe que dispersée en d’innombrables individus », et que « quand nous réfléchissons au total des connaissances d’autres personnes qui conditionnent la réussite de nos efforts individuels, la dimension de notre ignorance des circonstances dont dépend notre réussite donne réellement le vertige ». Ici, Hayek indique l’un des aspects de la limitation de la rationalité humaine : l’agent ne peut pas embrasser par la pensée toutes les conditions lui permettant une adaptation à son environnement. Il insiste également sur le fait que l’environnement auquel l’homme est amené à s’adapter est en perpétuel changement, ce qui met à mal ses capacités de prédiction. Cela dit, Hayek considère que l’agent économique notamment parvient à s’adapter à son environnement. S’il ne peut le faire de manière délibérée, comment expliquer cette adaptation sans recourir à un principe d’harmonie préétablie ? Hayek recourt pour cela à un principe de sélection naturelle : « Nos habitudes et nos talents pratiques, notre comportement émotionnel, nos outils et nos institutions », grâce auxquelles nous parvenons à nous adapter à notre environnement, mais que nous n’avons pas adoptées dans ce but, « sont des adaptations à l’expérience passée qui se 45. Hayek (2007b), Essais de philosophie, de science politique et d’économie, Les Belles Lettres. 46. Ibid. 47. Hayek (1994), La Constitution de la liberté, Litec.
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[eva debray / l’économie évolutionniste : une forme spécifique d’évolution ?] sont développées par élimination sélective de modes de conduite moins adéquats ». Ces développements nous permettent de comprendre en un sens ce qu’Hayek entend lorsqu’il considère les concepts d’évolution et d’ordre spontané – ordre naissant des actions humaines, mais non d’un dessein humain – comme des « concepts jumeaux48 »49. Ainsi, on peut voir que l’argument qui repose sur le caractère intentionnel des actions des agents économiques ne tient pas, car il ne prend pas en compte la critique apportée à une théorie de la rationalité parfaite des agents, lorsqu’il considère que les phénomènes d’adaptation observés dans le champ économique peuvent être entièrement planifiés par les individus. Or, c’est bien plutôt le recours à un principe de sélection naturelle qui permettrait en fait de comprendre comment est obtenue l’adaptation, dès lors que l’on prendrait en compte les limitations qui affectent la rationalité de l’agent économique. En ce sens, il ne semblerait pas nécessaire d’exclure le principe de sélection naturelle comme principe d’explication des processus d’évolution en économie, ainsi que des comportements contribuant à ce processus. Il ne serait par conséquent pas non plus nécessaire de penser une forme d’évolution spécifique, c’est-àdire distincte de l’évolution biologique quant à ses principes explicatifs et sa logique, pour penser l’évolution des phénomènes économiques. 3 Conclusion
N
ous pouvons considérer que les stratégies d’application du modèle biologique de l’évolution au champ économique, que sont l’analogie et l’application directe, s’avèrent particulièrement éclairantes pour rendre compte de la logique propre à ce champ. L’objection consistant à mettre en avant le caractère intentionnel des actions humaines ne suffit pas à mettre à mal ces stratégies. Cette objection quant à l’application du modèle biologique de l’évolution au champ économique une fois levée, on peut néanmoins se poser la question 48. Hayek (2007a), Droit, législation et liberté : une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique, PUF, p. 888. 49. Remarquons, d’une part, que l’articulation entre ces deux concepts mériterait un développement plus conséquent. D’autre part, l’utilisation hayekienne de la notion d’évolution fait encore débat. Il n’est notamment pas encore clair si Hayek fait référence au modèle darwinien de l’évolution, lorsqu’il se réfère au modèle biologique de l’évolution. Cependant seul nous intéresse ici le rapport entre sélection naturelle, compris comme mécanisme aveugle, et limites des capacités rationnelles des agents.
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[les mondes darwiniens] suivante. Certes, si l’on ne peut pas attribuer de rationalité parfaite aux agents économiques, la position d’Hayek tend à dénier toute efficace à l’intention humaine, pour rendre compte des processus économiques. Dans cette perspective, on peut se demander si une théorie de la décision est encore nécessaire. Or, si la référence au caractère intentionnel des actions humaines ne permet pas en elle-même de remettre en cause le recours au principe de sélection naturelle pour rendre compte des processus économiques, une dimension des actions humaines doit être néanmoins prise en compte, dimension analysée dans le premier moment de cet exposé : les agents apprennent au fil du temps quelles actions ont des conséquences favorables ou défavorables quant à leur adaptation. L’adaptation pourrait être considérée alors dans cette mesure seulement comme une adaptation produite intentionnellement. La raison certes voit son exercice limité, mais l’individu apprend de son expérience passée. Outre ces processus d’apprentissage, on peut mettre en avant le fait que des comportements pouvant être jugés comme non rationnels s’avèrent plus efficaces que les comportements considérés comme rationnels pour penser ce phénomène d’adaptation. On peut noter par exemple les comportements d’imitation (cf. la duplication horizontale dans la théorie de Nelson et Winter)50. Dans tous les cas, le recours à la seule idée d’intention ne permet pas de remettre en cause le rôle explicatif du principe de sélection51. Notre réponse à l’objection de Witt dans le second moment, il est important de le noter, ne s’en trouve en effet pas pour autant invalidée. Enfin, il semble que cette compensation par l’apprentissage ou par d’autres stratégies ne peut être que partielle, si l’on considère que l’environnement extérieur est en perpétuel et rapide changement52. 50. La référence aux phénomènes d’imitation et d’apprentissage pour rendre compte de l’apparition des phénomènes économiques et de leur évolution peut amener à penser que l’évolution économique en particulier et l’évolution culturelle en général doivent être pensées au moins aussi bien à la lumière du modèle lamarckien de l’évolution, qu’à celle du modèle darwinien. Cette idée fait cependant encore débat. Voir notamment le débat en ligne sur le site Evolutionary Theories in the Social Sciences @. 51. On peut faire remarquer que les notions d’apprentissage et d’imitation ne sont pas absentes de la pensée de Witt et apparaissent clairement dans Witt (2008), “What is specific about evolutionary economics”, Journal of Evolutionary Economics, 18 @. Il nous semble cependant que si Witt met en avant ces notions pour rendre compte des phénomènes d’adaptation dans le champ économique et culturel, il ne pointe pas le fait que le caractère intentionnel des actions ne remet pas en luimême en cause le rôle explicatif du principe de sélection naturelle pour rendre compte des phénomènes d’adaptation. 52. Remerciements particuliers à Philippe Huneman.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 42
Mahé Ben Hamed
La linguistique historique, nouveau terrain d’expérimentation de la phylogénie
L
a linguistique est, à l’origine, une science historique. Au xixe siècle, elle occupait une place centrale dans la vie intellectuelle, influençant les disciplines alors florissantes de l’histoire et de la biologie. Cette influence se retrouve dans l’œuvre de Darwin, qui, dès L’Origine des espèces, s’appuie sur des exemples linguistiques pour rendre compte de certains aspects de sa théorisation de l’évolution des êtres vivants. Par exemple, Darwin note que la notion d’organe rudimentaire, qui qualifie des organes préservés au cours de l’évolution malgré la réduction voire la disparition de leurs fonctions, se retrouve en linguistique dans ces lettres qui sont préservées par l’orthographe de certains mots mais pas dans leur prononciation. En biologie comme en linguistique, ces structures rudimentaires sont informatives de l’histoire évolutive des espèces et des langues, et peuvent aider à en retracer l’origine et la filiation1. Ces références sont certes éparses dans L’Origine, mais elles soulignent de façon répétée les analogies qui existent entre les processus de formation des espèces biologiques et ceux qui interviennent dans la diversification des langues. Darwin en proposera d’ailleurs une synthèse en 1871, dans La Descendance de l’homme, soulignant le curieux parallélisme qui existe entre l’évolution des langues et celles des espèces : « Il est à remarquer, et c’est un fait extrêmement curieux, que les 1. Darwin (1989), L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature [1859], La Découverte, p. 583.
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[les mondes darwiniens] causes qui expliquent la formation des langues différents expliquent aussi la formation des espèces distinctes ; ces causes peuvent se résumer en un seul mot : le développement graduel ; et les preuves à l’appui sont exactement les mêmes dans les deux cas. […] Nous rencontrons dans des langues distinctes, des homologies frappantes dues à la communauté de descendance2, et des analogies dues à un procédé semblable de formation.3 » Du fait de ces analogies processuelles, Darwin incite à adopter une même logique de classification pour les espèces biologiques et pour les langues : la seule classification naturelle est celle qui tient compte de la dimension évolutive de la diversité observée4 en regroupant les entités considérées selon leur degré de filiation5. 1 Le cheminement curieusement parallèle de la biologie évolutive et de la linguistique historique 1.1 Des intuitions communes Pour le linguiste qui découvre L’Origine au moment de sa publication, Darwin ne fait que confirmer des idées déjà acquises par sa discipline. Dès la fin du xviiie siècle, la linguistique s’était émancipée de l’interprétation biblique de la diversité linguistique – le mythe de Babel – et en admettait l’origine historique. C’est dans une allocution datant de 1786 que l’orientaliste William Jones signait l’acte de naissance de la linguistique historique comme discipline scientifique, en proposant une explication historique à la diversité des langues indo-européennes ainsi qu’une méthode pour leur classification généalogique6. C’est une méthode comparative qui examine les structures grammaticales et lexicales des langues à la recherche de ressemblances. Ce sont ces ressemblances qui renseignent, par leur nombre et leur nature, sur leur origine, et donc sur le type de relation que les langues entretiennent les 2. La formulation traduite par Barbier comme « communauté de descendance » correspond, dans le texte original, à « community of descent », ce qui se traduirait plutôt par « communauté d’ascendance », la communauté de descendance étant, au sens premier, dénuée de sens. 3. Darwin (1891), La descendance de l’homme et la sélection sexuelle [1871], Reinwald @, p. 126 4. Ibid. 5. Darwin (1989), L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature [1859], La Découverte, p. 539-540 6. Jones (1807), The Collected Works of Sir William Jones III, Stockdale, p. 34.
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[mahé ben hamed / la linguistique historique, nouveau terrain d’expérimentation de la phylogénétique] unes avec les autres. Le principe classificatoire est donc le même que celui envisagé par Darwin dans L’Origine7 pour la classification des espèces, et que Darwin illustre d’ailleurs par un exemple linguistique8. L’allocution de Jones est considérée être la source intellectuelle de la notion de famille linguistique et de relation génétique entre langues. Elle définit également le principe récursif de la méthode comparative en linguistique historique : l’analyse débute sur un ensemble de langues dont la ressemblance est telle qu’elle ne peut être attribuée qu’à la communauté d’ascendance, puis d’autres langues sont ajoutées à l’analyse afin de déterminer la nature de leurs relations aux langues de l’ensemble précédent. Une fois l’apparentement établi, il détermine des éléments diagnostics nouveaux qui permettent d’étendre la comparaison à d’autres langues qui, au début de l’analyse, ne paraissaient pourtant pas apparentées. La linguistique du xixe siècle s’attachera à examiner dans le détail cette nouvelle approche de la diversité linguistique, et produira la méthodologie de base de la linguistique historique moderne. Ainsi, lorsque L’Origine est publiée, nombre des idées présentées par Darwin sont depuis longtemps courantes pour le philologue, et plus particulièrement, comme le note le linguiste allemand August Schleicher, la notion de descendance avec modification et la métaphore graphique associée de l’arbre : « Examinons maintenant la faculté de transformation dans le cours du temps que Darwin attribue aux espèces […] par un procès qui se renouvelle naturellement mainte et mainte fois : cette faculté est depuis longtemps généralement admise pour les organismes linguistiques. […] Nous composons des arbres généalogiques, comme Darwin […] a cherché à le faire pour les espèces animales et végétales.9 » Schleicher se concevait d’ailleurs comme un naturaliste, et concevait les langues comme des organismes naturels. Dès 1850, il assurait que les méthodes de la linguistique différaient de celles de l’histoire pour rejoindre celles des 7. Darwin (1989), L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature [1859], La Découverte, p. 541-542. 8. Pour plus de détails et des citations précises, cf. Ben Hamed & Darlu (2007), « Gènes et Langues : Une longue histoire commune ? », Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, n.s., t. 19, 3-4 @. 9. Schleicher (1863), Die Darwinsche Theorie und die Sprachwissenschaft @. Trad. fr. La théorie de Darwin et la science du langage », in Tort, Évolutionnisme et linguistique, Vrin, 1980, p. 66.
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[les mondes darwiniens] sciences naturelle10. Lorsqu’il prit connaissance de L’Origine, sur les conseils de l’embryologiste allemand Ernst Haeckel, il publia une lettre ouverte à ce dernier commentant la portée de la pensée darwinienne en linguistique, dans laquelle il déclare que la théorie de Darwin est une nécessité11. Il y souligne non seulement le parallélisme des processus déjà notés par Darwin, mais également les analogies dans la façon dont la linguistique historique et la biologie évolutive qualifient leurs objets d’étude et les limites partagées de leurs conceptualisations respectives (cf. tableau 1 Ü). Malgré des intuitions communes sur l’évolution de leurs objets respectifs, aucun réel dialogue ne s’engagea entre biologie évolutive et linguistique historique, et les deux disciplines continueront à développer leurs réflexions évolutives de façon indépendante. Toutefois, les méthodologies qu’elles développèrent chacune pour retracer l’évolution de leurs objets d’étude restent curieusement analogues. 1.2 Des méthodologies analogues La philosophie classificatoire darwinienne a connu des interprétations différentes, produisant des méthodologies différentes pour reconstruire la phylogénie du vivant12. Malgré leurs différences, ces méthodes se veulent fidèles à la pensée de Darwin : toutes ont pour objet de traduire les similarités observées entre des espèces différentes, que Darwin considère comme diagnostiques de l’apparentement, en une classification phylogénétique des espèces. Toute méthode phylogénétique commence donc par la détermination de ces similarités. Celle-ci repose sur la formulation d’hypothèses d’homologie structurale, établies par Owen13 selon le principe des connexions d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire14 : deux structures présentes chez deux organismes différents sont considérées homologues si elles entretiennent les mêmes connexions avec 10. Schleicher (1850), Die Sprachen Europas in systematischer Uebersicht, H.B. König. 11. Schleicher (1863), Die Darwinsche Theorie und die Sprachwissenschaft @, op. cit., p. 7. 12. Mayr (1988), Toward a New Philosophy of Biology : Observations of an Evolutionist, Harvard UP, p. 1. Nelson (1974), “Darwin-Hennig Classification : A Reply to Ernst Mayr”, Systematic Zoology, 23 (3) @, p. 452. 13. Owen (1843), Lectures on the Comparative Anatomy and Physiology of the Invertebrate Animals, Longman @. 14. Geoffroy Saint-Hilaire (1818), Philosophie anatomique, vol. 1, Des organes respiratoires sous le rapport de la détermination et de l’identité de leurs pièces osseuses, J.-B. Baillière @.
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[mahé ben hamed / la linguistique historique, nouveau terrain d’expérimentation de la phylogénétique] Tableau 1 Principales analogies dressées par Schleicher entre sa théorie transformiste des langues et la théorie évolutionniste de Darwin. Darwin (1859) Classifications en niveaux
Schleicher (1863) Classes
Classifications en niveaux
Souches
Classes proches
Familles
Espèces
Langues
Sous-espèces
Dialectes
Variétés
Sous-dialectes
Individus
Idiolectes
Absence de démarcation claire de ces niveaux de classification Différenciation au sein d’une même espèces
Différenciation dialectale
Transmutation des espèces
Filiation des langues
Combat pour l’existence
Concurrence interdialectale
Persistance des formes sélectionnées
Persistance des idiomes vainqueurs
Rupture entre espèces par la disparition des formes intermédiaires
Formation d’« îles linguistiques » par disparition des idiomes intermédiaires
Disparition des anciennes formes
Extinction des idiomes
Arbres généalogiques des espèces
Arbres généalogiques des langues
Reconstrution hypothétique des anciennes formes organiques
Reconstrution hypothétique des anciennes souches (langues-mères)
les structures voisines, et ce quelle que soit leur forme ou leur fonction. Un exemple classique est celui du membre antérieur des tétrapodes. Le squelette du membre antérieur du dauphin et de la chauve-souris ne sont pas identiques, ni en forme ni en fonction, mais les différentes pièces les composant ont un agencement commun chez les deux organismes. Le radius de la chauve-souris est homologue au radius du dauphin, même s’ils n’ont ni la même taille ni la même forme. Dans les deux cas ils sont connectés à un segment proximal unique qui s’articule avec la ceinture scapulaire et à des pièces carpiennes distales. Ce principe s’applique également aux données moléculaires : l’alignement des séquences moléculaires permet de définir des sites moléculaires homologues, même s’il s’agit de nucléotides différents (figure 1 Ü). Une hypothèse d’homologie structurale définit donc le caractère qui va servir de base pour la comparaison, caractère qui peut se présenter sous des états
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Figure 1. Illustration de la notion d’homologie structurale par l’exemple morphologique décrit dans le texte (a) (d’après Lecointre et al., 2006, Classification phylogénétique du vivant, Belin) et par un exemple moléculaire (b). Pour (a), le radius est représenté en gris, sp : segment proximal, ul : ulna et pcd : pièces carpiennes distales. Pour (b), deux sites homologues sont représentés en grisé.
différents dans les différents organismes étudiés. L’analyse phylogénétique débute donc par l’établissement d’une matrice de caractères qui détermine pour chacun des organismes étudiés l’état sous lequel chaque caractère se présente. Lorsque, pour un caractère donné, deux organismes partagent un même état, cette similarité peut être le fait de l’ascendance commune, mais elle peut aussi être due au hasard ou encore à une convergence adaptative. Pour déterminer la signification phylogénétique de cette similarité, l’analyse phylogénétique procède en testant les hypothèses d’homologie individuelles par la reconstruction de l’arbre phylogénétique à partir de l’ensemble des caractères. Il existe cependant un grand nombre d’arbres pouvant relier un nombre donné d’objets : il y a 15 arbres possibles pour 5 objets, 105 pour 6, et plus de 2 millions pour 10 objets. Il faut donc sélectionner parmi tous ces arbres possibles celui – ou ceux – qui fournissent la meilleure estimation de la phylogénie des objets étudiés. Le critère de sélection varie selon la méthode utilisée. Pour la méthode cladistique, l’arbre optimal est l’arbre le plus parcimonieux, c’est-à-dire celui qui requiert le plus petits nombre d’événements évolutifs entre les états des caractères utilisés pour le reconstruire. Les approches probabilistes, quant à elles, associent une probabilité à chaque transformation entre états : l’arbre optimal sera le plus vraisemblable, c’est-à-dire celui dont la probabilité, calculée comme le produit des probabilités des transformations qu’il requiert, est maximale. Les approches de distances, pour leur part, transforment les observations individuelles de la matrice de caractères en une matrice de distances, la distance étant calculée comme une mesure du degré de dissemblance globale entre les objets évolutifs pris deux à deux. L’arbre
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[mahé ben hamed / la linguistique historique, nouveau terrain d’expérimentation de la phylogénétique] optimal est alors celui qui minimise l’écart entre les distances entre les objets évolutifs telles que calculées à partir de l’arbre, et celles calculées à partir des caractères. Les méthodes qui analysent les caractères sans les convertir en distances présentent de nombreux avantages par rapport aux méthodes de distance. En traitant directement les données discrètes, ces méthodes évitent la perte d’information liée au calcul de distance et permettent, une fois les arbres estimés, de revenir aux données pour en examiner la distribution des changements sur les arbres sélectionnés. L’analyse de ces distributions est importante pour distinguer les hypothèses d’homologie corroborées par ces arbres de celles qui ne le sont pas. En effet, une fois l’arbre établi, il permet de déterminer si l’hypothèse d’homologie structurale est effectivement une homologie de filiation, ou si elle est, au contraire, infirmée, les ressemblances n’étant pas dues à l’ascendance commune. Les hypothèses d’homologie ainsi réfutées par l’arbre optimal sont regroupées sous le terme d’homoplasie. La distribution des états de caractères sur l’arbre optimal permet également d’identifier les états de caractères qui soutiennent chaque regroupement, ou nœud, de l’arbre. De tels états sont appelés des synapomorphies, et correspondent à des hypothèses d’homologie confirmées par l’arbre optimal. Un enracinement de l’arbre permet de distinguer les traits primitifs, retenus de l’ancêtre, et les traits dérivés, qui constituent des innovations, et qui diagnostiquent les regroupements phylogénétiques. La notion d’arbre est donc centrale à la réflexion phylogénétique15. En linguistique historique, elle est, au contraire, assez marginale. Introduit en philologie indo-européaniste par August Schleicher en 1861 sous le nom de Stammbaumtheorie16, le modèle de l’arbre s’inspirait des modèles de classifications hiérarchiques linnéens. Il est cependant uniquement représentatif, et non pas inféré par la méthode de reconstruction linguistique elle-même. Pour autant, celle-ci procède également par le test d’hypothèses d’homologie entre les langues. En effet, les similarités qui existent entre deux langues peuvent être dues à leur ascendance commune, mais elles peuvent également êtres aléatoires, constituer des invariants linguistiques ou encore être dues aux emprunts qui ont lieu lorsque les langues entrent en contact. Pour détermi15. Cf. Tassy, ce volume. (Ndd.) 16. Schleicher (1861), Compendium der vergleichenden Grammatik der indogermanischen Sprachen : kurzer Abrisseiner Laut- und Formenlehre der indogermanischen Ursprache, des Altindinschen, Alteranischen, Altgriechischen, Altitalischen, Altkeltischen, Altslawischen und Altdeutschen, H. Böhlau @.
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[les mondes darwiniens] ner la nature exacte de la relation entre deux langues, le linguiste doit donc lui aussi distinguer les similarités dues à l’ascendance commune de celles qui sont liées à ces autres processus. C’est en 1878 que Osthoff et Brugman17 proposent le principe qui permet d’effectuer cette distinction, et qui se trouve depuis au centre de la méthode comparative de la linguistique historique. Il s’agit de l’hypothèse, dite néogrammairienne, de la régularité du changement linguistique. Selon cette hypothèse, les changements linguistiques n’affectent pas le mot de façon indépendante, mais le lexique dans son ensemble : tous les mots présentant un son donné dans un contexte phonologique donné seront affectés par ce changement. Dès lors, deux langues de même ascendance présenteront des correspondances phonologiques systématiques dans leur lexique. En inversant ce raisonnement, l’origine commune de deux langues peut donc être inférée à partir des correspondances phonologiques systématiques observées entre leurs lexiques. Comme l’association entre le signifié (le sens) et le signifiant (la forme)18 est arbitraire, si des correspondances phonologiques apparaissent dans des listes de significations dressées pour des langues différentes, alors ces correspondances révèlent l’apparentement des langues considérées. Supposons par exemple que le sarde, l’italien, le romanche, le français et l’espagnol dérivent d’une source commune. Une liste de significations est établie pour chacune de ces langues : pour chaque signification, le mot la représentant dans la langue considérée est retranscrit en alphabet phonétique de sorte à refléter sa prononciation. On observe alors que dans la liste de significations considérée, lorsque un mot présente un /k/ en position initiale en sarde, il correspond systématiquement à un /t∫/ en italien, à un/ ts/en romanche, à un /s/ en français et à un /θ/ en espagnol (tableau 2 Ü). D’après l’hypothèse néogrammairienne, une telle correspondance, du fait de sa systématicité à travers le lexique échantillonné, confirme que les langues considérées dérivent d’une origine commune. La régularité du changement phonologique et la notion corollaire de correspondance systématique permettent ainsi de diagnostiquer les succès et les erreurs dans la formulation de l’hypothèse primaire d’apparentement entre langues, et de distinguer les mots cognats – c’est-à-dire les mots qui peuvent être retracés comme ayant dérivé d’une forme ancestrale commune – des 17. Osthoff & Brugmann (1878), Morphologische Untersuchungen auf dem Gebiete der indogermanischen Sprachen, S. Hirzel @. 18. Saussure (1916), Cours de linguistique générale, Payot, p. 100.
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Tableau 2. Illustration de la notion de correspondance systématique.
mots qui ne le sont pas. Cumulée sur un ensemble de données plus significatif de lexiques et de structures grammaticales, la méthode comparative permet d’établir non seulement que des langues sont apparentées, mais aussi de déterminer leur schéma d’affiliation, qui, selon le domaine linguistique, sera ou non représenté de façon synthétique sous la forme d’un arbre. L’arbre ne joue donc aucun rôle dans le test des hypothèses d’homologie dans la méthode comparative de la linguistique historique. Bien que les correspondances soient supposées pouvoir révéler les relations génétiques entre langues, les emprunts et les changements multiples peuvent en atténuer la systématicité, et donc amener à mésestimer les relations d’apparentement entre les langues. Pour limiter ce risque, Morris Swadesh19 propose d’utiliser des listes de mots sélectionnés dans le lexique de base, sous-ensemble supposément universel du lexique et de ce fait plus résistant aux emprunts et au changement que le reste du lexique. Ce lexique de base comprend entre autres des termes désignant les parties du corps, la parenté, des phénomènes naturels, des activités de base ou des pronoms personnels, démonstratifs et interrogatifs. Les listes de vocabulaire de base les plus utilisées sont celles de 100 et 200 mots proposées par Swadesh20 et éventuellement adaptées selon le domaine linguistique considéré. Il existe d’autres méthodes de reconstruction linguistique que la méthode comparative, comme par exemple la comparaison de masse, popularisée par Greenberg21 et, auprès des généticiens, par Ruhlen22. Cependant, la méthode 19. Swadesh (1951), “Diffusional cumulation and archaic residue as historical explanations”, Southwestern Journal of Anthropology, 7 @. 20. Respectivement Swadesh (1955), “Towards greater accuracy in lexicostatistic dating”, International Journal of American Linguistics, 21 @ et op. cit. (1951). 21. Greenberg (1955), Studies in African linguistic classification, Branford. 22. Ruhlen (1994), The Origin of Language : Tracing the Evolution of the Mother Tongue, John Wiley and Sons.
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[les mondes darwiniens] comparative est considérée par une majorité des linguistes comme la seule méthode scientifique de reconstruction linguistique. En testant des hypothèses d’homologie, cette méthode – même si le procédé utilisé pour effectuer ce test d’hypothèse diffère – procède d’une façon remarquablement analogue à la méthode cladistique en phylogénie23, ce qui fera dire au linguiste comparatiste Hoenigswald que la méthode comparative est cladistique24. 1.3 La rupture computationnelle Si la linguistique historique et la biologie évolutive ont cheminé de façon curieusement parallèle depuis le xixe siècle, les années 1970 s’accompagnent d’une révolution computationnelle qui transforme la biologie évolutive mais qui n’atteint pas la linguistique historique. La réinterprétation de la pensée darwinienne en termes d’hérédité mendélienne et de génétique des populations25, et la découverte de la structure de l’ADN, qui fut suivie de la publication des premières séquences protéiques, incitèrent les biologistes à recourir à des méthodes algorithmiques d’inférence phylogénétique pour traiter les nouvelles données génétiques générées en masse. Tout au long de la deuxième moitié du xxe siècle, ces méthodes seront testées, affinées et développées, et leurs forces et leurs limites seront évaluées sur des données réelles ou simulées. Les algorithmes phylogénétiques permettent à présent de quantifier l’incertitude sur les résultats qu’ils produisent, ou encore de tester des hypothèses concurrentes26. Sur les quinze dernières années, les méthodes probabilistes d’inférence phylogénétique se sont particulièrement développées, permettant une modélisation explicite des processus d’évolution27, une explicitation qui permet d’implémenter des modèles de plus en plus complexes et réalistes, et de comparer entre eux des modèles d’évolution différents28. 23. Hennig (1950), Grundzüge einer Theorie der phylogenetschen Systematik, Deutscher Zentralverlag. 24. Hoenigswald & Wiener (1987), Biological Metaphor and Cladistic Classification : an Interdisciplinary Perspective, University of Philadelphia Press. 25. Fischer (1930), The genetical theory of natural selection, Oxford UP @. Dobzhansky (1937), Genetics and the origin of species, Columbia UP. 26. Swofford et al. (1996), “Phylogenetic Inference”, in Hillis et al. (eds.), Molecular Systematics, Sinauer Associates Inc. 27. Huelsenbeck & Ronquist (2001), “MRBAYES : Bayesian inference of phylogeny”, Bioinformatics, 17 @. Swofford et al. (1996), “Phylogenetic Inference”, in Hillis et al. (eds.), Molecular Systematics, Sinauer Associates Inc. 28. Page & Holmes (1998), Molecular Evolution : A phylogenetic approach, Blackwell Scientific @. Pagel (2000), “Maximum-likelihood models for glottochronology and
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[mahé ben hamed / la linguistique historique, nouveau terrain d’expérimentation de la phylogénétique] Bien qu’elle ait été, elle aussi, confrontée à une masse grandissante de données à analyser, la linguistique historique n’a pas connu cette transition algorithmique. Les données continuèrent d’être publiées sous un format traditionnel, et se retrouvèrent rapidement dispersées dans la littérature sans jamais être compilées dans des bases de données selon un format comparable d’une famille linguistique à l’autre. L’ampleur des analyses possibles s’en trouve réduite, et des questions comme l’incertitude des reconstructions et des affiliations produites par la méthodologie comparative classique, ou encore l’évaluation des hypothèses d’affiliation proposées par d’autres méthodes de reconstruction, ne peuvent être abordées statistiquement. Les derniers développements de la phylogénie moléculaire offrent de nouvelles possibilités d’analyse, notamment l’estimation des taux d’évolution, la datation des embranchements de l’arbre et l’identification de la direction des changements impliqués dans les processus de coévolution, autant de questions que la linguistique historique se pose. Par exemple, la phylogénie moléculaire rencontre le problème de l’alignement des séquences moléculaires, qui va définir les caractères sur lesquels portera l’inférence phylogénétique, mais qui dépend également des taux de substitution et des différents événements d’insertion, de délétion ou de réversion nucléotidique qui ont eu lieu au cours de cette évolution. La question de l’alignement est donc liée à celle de la phylogénie29, et des méthodes ont été proposées pour estimer simultanément l’alignement et la phylogénie30. Pour le linguiste comparatiste, une question similaire se pose : pour établir ses hypothèses de cognation déterminant les mots cognats entre les langues étudiées, le comparatiste procède intuitivement à l’alignement des items lexicaux, et à la comparaison des phonèmes les composant. Comme pour les séquences moléculaires, il doit envisager des processus d’insertion, de délétion ou d’inversion, et donc intégrer dans son raisonnement des modèles complexes d’évolution phonologique fondés sur des connaissances a priori quant aux relations génétiques entre les langues qu’il étudie. Comme ces a priori ne sont pas explicités, il est difficile d’évaluer la validité des relations établies par l’analyse comparative. La linguistique histofor reconstructing linguistic phylogenies”, in Renfrew et al. (eds.), Time Depth in Historical Linguistics, The McDonald Institute for Archaeological Research @. 29. Felsenstein (2004), Inferring Phylogenies, Sinauer Associates Inc @. 30. Thompson et al. (1994), “CLUSTALW : Improving the sensitivity of progressive multiple sequence alignment through sequence weighting, positions-specific gap penalties and weight matrix choice”, Nucleic Acids Research, 22 @.
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[les mondes darwiniens] rique semble donc pouvoir bénéficier des développements algorithmiques de la biologie évolutive pour aborder sous un angle nouveau les problématiques qu’elle partage avec elle. 2 La nouvelle synthèse phylo-linguistique
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e rapprochement méthodologique, fait d’injections des approches computationnelles de la phylogénie dans le domaine anciennement réservé à la linguistique historique, est assez récent. Il s’inscrit dans le prolongement de la synthèse initiée dans les années 1980 par Cavalli-Sforza31 et Sokal32 dans le domaine de la génétique humaine, et par Renfrew33 et Bellwood34 en archéologie, synthèse consistant à regrouper les arguments de la génétique humaine, de la linguistique historique et de l’archéologie pour proposer des scénarios globaux du peuplement humain et de la formation des différentes familles linguistiques. Ces approches synthétiques ne remettaient cependant pas en cause le mode de production des arguments linguistiques qu’elles utilisaient, et ne considérait pas la contribution possible de l’application des méthodes d’analyse phylogénétique aux données linguistiques mêmes pour tester des hypothèses concurrentes de peuplement. Ce n’est que récemment que le potentiel d’une telle transposition méthodologique a été considéré. Cette transposition est, dans les faits, une synthèse méthodologique basée sur l’hybridation de l’expertise linguistique classique et de la puissance analytique des méthodes phylogénétiques. Il ne s’agit pas de supplanter la méthode comparative, mais de la compléter par les capacités calculatoires des algorithmes phylogénétiques pour reconstruire des schémas d’affiliations à partir d’hypothèses d’homologie. Les hypothèses de cognation sont en effet des hypothèses d’homologie : pour une signification donnée, les mots utilisés par les langues étudiées sont regroupés en classes de cognats, chaque
31. Cavalli-Sforza et al. (1988), “Reconstruction of human evolution : Bringing together genetic, archaeological, and linguistic data”, PNAS USA, 85 @ ; idem (1996), Gènes, peuples et langues, Odile Jacob. 32. Sokal (1988), “Genetic, geographic, and linguistic distances in Europe”, PNAS USA, 85 (5) @. Chen & Sokal (1995), “Worldwide analysis of genetic and linguistic relationships of human populations”, Human Biology, 67 (4). 33. Renfrew 1987), Archaeology and Language : the Puzzle of Indo-European origins, Jonathan Cape. 34. Bellwood (1991), “The Austronesian dispersal and the origin of languages”, Scientific American, 265 (1) .
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[mahé ben hamed / la linguistique historique, nouveau terrain d’expérimentation de la phylogénétique] classe représentant des mots supposés être dérivés d’une forme ancestrale. Chaque signification représente donc un caractère et les classes de cognats en représentent les états. Il s’agit alors de tester si, pour chaque caractère, si le partage d’un même état est le fait de l’ascendance commune ou s’il est dû à un autre processus évolutif. Autrement dit, l’analyse linguistique comparative produit la matrice de caractères qui pourra être analysée comme n’importe quelle matrice de caractères biologiques par une méthode phylogénétique quelconque. Cette approche hybride produit donc des arbres linguistiques assortis de mesures d’incertitude sur les embranchements, et d’un ensemble de méthodes d’analyse de la trajectoire évolutive propre à chaque caractère ainsi que de méthodes de datation. Ces arbres linguistiques deviennent alors des outils essentiels pour tester des hypothèses concurrentes de peuplements qui ont été associés à la formation de familles linguistiques. 2.1 Phylogénie et peuplement de l’Océanie Le premier cas d’étude de la phylo-linguistique, publié par Gray & Jordan en 200035, illustre l’utilité des phylogénies linguistiques pour tester de telles hypothèses. Dans ce travail, les auteurs se sont intéressés à l’Océanie, domaine géographique de distribution d’une famille linguistique majeure, l’austronésien. De multiples scénarios ont été proposés pour rendre compte de la formation de cette famille, dont la structure interne est encore imprécise du fait de la difficulté posée par le nombre de langues austronésiennes – plus de 1 200 – et de l’étendue de leur domaine géographique d’extension – de l’Asie du Sud-Est jusqu’à la Polynésie. Toutefois, ces scénarios se déclinent essentiellement comme un mélange de deux scénarios opposés. Le premier, dit de l’express train36, place l’origine de la famille à Taiwan, à l’extrémité occidentale du domaine linguistique austronésien, où 9 des 10 sous-familles de l’austronésien sont répertoriées – la dixième étant dispersée sur le reste du domaine géographique. Il y a 4 000 ans, les premiers Austronésiens auraient progressivement migré vers l’est, colonisant de proche en proche les innombrables îles océaniennes. Cette migration aurait été très rapide – d’où l’image du train express – du fait des contraintes qu’imposait sur la taille de la population la limitation en taille et en ressources des îles colonisées. Un hiatus 35. Gray & Jordan (2000), “Language trees support the express train sequence of Austronesian expansion”, Nature, 405 @. 36. Diamond (1988), “Express Train to Polynesia”, Nature, 336 @.
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[les mondes darwiniens] dans les observations géographique suggère cependant que cette migration rapide aurait connu une pause de près de 1 000 ans avant la colonisation de la Polynésie. Selon ce scénario, la rapidité de la progression auraient isolé les populations qui se seraient donc rapidement différenciées les unes des autres. Le deuxième scénario, dit du tangled bank37, suppose au contraire que la dispersion des populations sur le domaine océanien se serait faite à partir d’une localisation plus centrale, en Mélanésie, et de façon plus lente du fait du maintien de relations socio-politico-économiques entre les populations. Chacun de ces deux scénarios est corroboré par un ensemble d’arguments génétiques et archéologiques. Mais ce qui les distingue, c’est la forme attendue des relations phylogénétiques entre les langues austronésiennes. L’hypothèse de l’express train suppose une évolution arborée des langues du fait de l’isolement par la distance des populations locutrices, et s’il est enraciné par des langues austronésiennes de Taiwan, cet arbre devrait représenter une séquence géographique d’ouest en est, en accord avec la séquence de migration. à l’inverse, l’hypothèse du tangled bank suppose que l’évolution des langues n’a pas pu se faire selon un schéma arboré puisqu’elles sont restées en contact et sont donc susceptibles d’avoir multiplié les emprunts de matériel linguistique. Ce n’est donc pas un arbre qui est attendu, mais un réseau. Dès lors, si un arbre est reconstruit pour ces langues et qu’il est enraciné par les langues de Taiwan, il ne devrait montrer aucune séquence géographique d’ouest en est en partant de Taiwan. Gray et Jordan entreprirent donc de reconstruire l’arbre phylogénétique de 77 langues échantillonnées sur l’ensemble du domaine austronésien à partir de 5 185 items lexicaux codés en classes de cognats et analysés par une méthode cladistique. L’arbre optimal présente les caractéristiques attendues sous l’hypothèse de l’express train (figure 2 ). Une fois enraciné par les langues austronésiennes de Taiwan, cet arbre retrouve les regroupements linguistiques déterminés par la méthode comparative classique tout en montrant une séquence géographique compatible avec une migration d’ouest en est à partir de Taiwan et de l’Asie du Sud-Est. Par ailleurs, les branches internes de l’arbre, qui représentent les phénomènes de différenciation des langues, sont courtes, ce qui 37. Terrell (1988), “History as a family tree, history as an entangled bank : constructing images and interpretations of prehistory in the South Pacific”, Antiquity, 62. Terrel et al. (2001), “Forgone conclusions ? In search of ‘Papuans’ and ‘Austronesians’”, Current Anthropology, 42.
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Figure 2. Arbre optimal obtenu par Gray & Jordan (2000, “Language trees support the express train sequence of Austronesian expansion”, Nature, 405 @) pour les langues austronésiennes, enraciné par les langues de Taiwan (d’après Hurles et al., 2003, “Untangling Polynesian origins : the edge of the knowable”, Trends in Ecology and Evolution, 18 (10) @).
est compatible avec l’hypothèse d’une migration rapide : les langues en cours de différentiation ont peu de temps pour accumuler des idiosyncrasies avant que le prochain événement de différenciation se produise. Seul le groupe des langues polynésiennes est soutenu par une branche interne plus longue (non montrée sur la figure 3 où les longueurs de branches ne sont pas reportées), en
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Figure 3. (a) Géographie de la migration austronésienne selon le modèle de l’express train et (b) reformulation comme un caractère à états multiples (d’après Greenhill & Gray, 2005, “Testing Population Dispersal Hypotheses : Pacific Settlement, Phylogenetic Trees and Austronesian Languages” @, in Mace et al. (eds.), The Evolution of Cultural Diversity : Phylogenetic Approaches, UCL Press).
accord avec l’idée d’une pause avant la colonisation de cette partie de l’Océanie. Afin d’évaluer le degré de compatibilité du scénario de l’express train avec cet arbre, les auteurs comparent la distribution, pour les langues étudiées, du caractère dont les états représentent les étapes de la migration (figure 3 Ý) à la distribution de caractères générés aléatoirement de sorte à avoir le même nombre d’étapes mais selon une séquence géographique aléatoire. Le scénario de l’express train s’avère alors s’ajuster mieux à l’arbre des langues austronésiennes qu’aucun des autres scénarios générés aléatoirement. Toutefois, les branches les plus courtes de l’arbre sont également les moins robustes, car elles sont soutenues par peu de caractères. Ceci suggère que le modèle arboré n’est pas entièrement satisfaisant pour représenter l’histoire des
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[mahé ben hamed / la linguistique historique, nouveau terrain d’expérimentation de la phylogénétique] langues austronésiennes. Dans une publication ultérieure, Greenhill & Gray38 envisageront un modèle alternatif de représentation des relations entre les langues austronésiennes qui dévoile la présence d’un ensemble de réticulations reliant les branches se trouvant à la base de l’arbre calculé précédemment, transformant ce denier localement en un réseau, signe que les langues sont restées en contact et ont échangé du matériel linguistique tout au long du peuplement de l’Océanie, et que l’histoire réelle de ce peuplement est plutôt un mélange d’express train et de tangled bank. 2.2 Phylogénie linguistiques et évolution culturelle L’approche de Gray et Jordan a été reproduite par Holden en 200239 sur la famille subsaharienne des langues bantoues pour tester si la formation de cette famille pouvait être liée à l’expansion démique d’agriculteurs, dont l’archéologie a retracé le parcours. Dans ce cas, le test d’hypothèse repose sur la comparaison de la chronologie des artefacts archéologiques témoignant de cette expansion avec la chronologie relative des embranchements linguistiques représentés par un arbre des langues bantoues reconstruit par une méthode cladistique. Pour ce faire, la séquence chronologique de l’expansion de l’agriculture est convertie en un caractère, et les langues sont recodées en fonction de leur position dans cette séquence, puis l’ajustement de ce caractère à l’arbre des langues est évalué : s’il s’ajuste bien, l’hypothèse est plausible pour expliquer la formation de cette famille de langues. Cette méthodologie, qui consiste à tester une hypothèse en la reformulant comme un caractère phylogénétique et en évaluant son ajustement à une phylogénie, est largement utilisée en écologie et en psychologie évolutive pour tester des scénarios biogéographiques ou des hypothèses comportementales. Elle peut être complétée par des tests portant sur l’incertitude de la reconstruction phylogénétique elle-même ou sur la significativité d’un paramètre quantitatif lié au caractère optimisé, tel que le nombre de pas requis pour rendre compte de sa distribution ou son indice de cohérence, qui mesure la qualité de l’ajustement d’un caractère ou d’un ensemble de caractères à un arbre donné. Avec la reconstruction des premières 38. Greenhill & Gray (2005), “Testing Population Dispersal Hypotheses : Pacific Settlement, Phylogenetic Trees and Austronesian Languages” @, in Mace et al. (eds.), The Evolution of Cultural Diversity : Phylogenetic Approaches, UCL Press. 39. Holden (2002), “Bantu language trees reflect the spread of farming across subSaharan Africa : a maximum-parsimony analysis”, Proceedings of the Royal Society of London B, 269 @.
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[les mondes darwiniens] phylogénies linguistiques, l’anthropologie s’est également emparée de cette méthodologie pour tester des hypothèses d’évolution culturelle. Les traits culturels sont souvent considérés comme trop labiles pour être phylogénétiquement informatifs. Toutefois, lorsqu’ils sont distribués sur des arbres linguistiques, ils montrent une forte corrélation avec la phylogénie en question40. Il s’agit alors d’évaluer la mesure dans laquelle l’arbre des langues reflète l’histoire évolutive d’un trait culturel particulier41, et de tester si l’arbre influence la corrélation entre des traits culturels différents42. Ce dernier type d’analyse est particulièrement intéressant en anthropologie où les opportunités d’expérimentation sont limitées et où les variations culturelles peuvent être très importantes. Enfin, si les langues et certains traits culturels neutres peuvent refléter l’histoire des populations ou des cultures, d’autres traits culturels qui confèrent un avantage sélectif, comme le pastoralisme, peuvent mettre à jour des pressions adaptatives43. 2.3 Phylogénie et datation du proto-indo-européen L’arbre reconstruit par une méthode phylogénétique peut également servir de base pour dater les regroupements linguistiques. La question de la datation est délicate en linguistique historique car il existe un consensus majoritaire très marqué sur le fait que la méthode comparative ne peut remonter à plus de quelques 5 000 ou 6 000 ans avant le présent. Au-delà de cette limite, le lexique est entièrement remplacé et n’est plus informatif quant aux apparentements linguistiques44. Ainsi, en ce qui concerne la famille linguistique la mieux étudiée de la discipline, l’indo-européen, l’hypothèse d’une origine se situant 40. Mace & Holden (2005), “A phylogenetic approach to cultural evolution”, Trends in Ecology and Evolution, 20 @. 41. Fortunato et al. (2006), “From bridewealth to dowry ? A Bayesian Estimation of Ancestral States of Marriage Transfers in Indo-European Groups”, Human Nature, 17 (4) @. Holden & Mace (2003), “Spread of cattle led to the loss of matrilineal descent in Africa : a co-evolutionary analysis”, Proceedings of the Royal Society B, 270 (1532) @. 42. Pagel (1999), “Inferring the historical patterns of biological evolution”, Nature, 401 @. 43. Holden & Mace (2002), “Pastoralism and the Evolution of Lactase Persistence”, in Leonard & Crawford (eds.), Human Biology of Pastoral Populations, Cambridge UP @. Mace & Holden (2005), “A phylogenetic approach to cultural evolution”, Trends in Ecology and Evolution, 20 @. 44. Trask (1996), The dictionary of historical and comparative linguistics, Edinburgh UP, p. 207, 377.
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[mahé ben hamed / la linguistique historique, nouveau terrain d’expérimentation de la phylogénétique] à quelques 6 000 ans avant le présent est préférée à celle d’une origine plus ancienne, il y a 8 000 ou 9 000 ans avant le présent. La première situe le protoindo-européen quelque part en Ukraine ou en Russie du sud, et la formation de la famille des langues indo-européennes aux campagnes guerrières d’un peuple semi-nomade pastoral de cavaliers guerriers, les Kurgans, de la Russie jusqu’en Europe, en passant par l’Asie centrale, l’Inde, les Balkans et l’Anatolie45. La seconde situe le proto-indo-européen en Anatolie, et une expansion des langues indo-européennes liée à l’expansion d’agriculteurs anatoliens au néolithique46. Avec cette proposition, Renfrew s’inscrit dans la lignée de scénarios associant la formation des familles linguistiques majeures à une expansion démique d’agriculteurs47. Ce scénario laisse toutefois les comparatistes indo-européanistes sceptiques : la profondeur temporelle proposées excède largement la limite acceptée d’efficacité de la méthode comparative, et ne peut donc pas être testée par des approches linguistiques. Ces deux scénarios se distinguent par la fenêtre temporelle dans laquelle ils situent l’origine de l’indo-européen. Gray & Atkinson48 ont donc entrepris de dater le proto-indo-européen, qui se trouve à la racine de l’arbre des langues indo-européennes, et ce en s’appuyant sur une analyse phylogénétique probabiliste bayésienne49 de données lexicales50. En effet, certaines méthodes 45. Gimbutas (1973a), “Old Europe c. 7000-3500 B.C., the earliest European cultures before the infiltration of the Indo-European peoples”, Journal of Indo-European Studies, 1 ; idem (1973b), “The beginning of the Bronze Age in Europe and the Indo-Europeans 3500-2500 B.C.”, Journal of Indo-European Studies, 1. 46. Renfrew (1987), Archaeology and Language : the Puzzle of Indo-European origins, Jonathan Cape. 47. Bellwood et al. (1995), “The Austronesians in history : common origins and diverse transformations”, in Bellwood et al. (eds.), The Austronesians : historical and comparative perspectives, Australian National University. Glover & Higham (1996), “New evidence for early rice cultivation in South, Southeast and East Asia”, in Harris (ed.), The Origins and Spread of Agriculture and Pastoralism in Eurasia, Smithsonian Institution Press. Holden (2002), “Bantu language trees reflect the spread of farming across sub-Saharan Africa : a maximum-parsimony analysis”, Proceedings of the Royal Society of London B, 269 @. 48. Gray & Atkinson (2003), “Language-tree divergence times support the Anatolian theory of Indo-European origin” @, Nature, 426. 49. Huelsenbeck & Ronquist (2001), “MRBAYES : Bayesian inference of phylogeny”, Bioinformatics, 17 @. 50. Dyen et al. (1992), An Indoeuropean Classification : A lexicostatistical experiment, The American Philosophical Society.
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[les mondes darwiniens] offrent la possibilité de dater tous les embranchements d’un arbre à partir de la datation de certains nœuds, grâce à l’archéologie par exemple. L’arbre obtenu, qui retrouve les sous-familles établies par la méthode comparative, est enraciné par le hittite, la langue indo-européenne la plus ancienne connue et qui aurait divergé en premier de l’ancêtre de toutes les autres langues indoeuropéennes. En déterminant la fenêtre temporelle de certains des nœuds, les autres nœuds sont datés à leur tour, et un intervalle de confiance est calculé pour ces estimations en réitérant la méthode de datation plusieurs fois tout en excluant à chaque fois l’un des nœuds connus51. Ce procédé de datation place le proto-indo-européen à 8 700 ans avant le présent, avec un intervalle de confiance de 8 500 à 10 100 ans, avant le présent, estimation qui plaide en faveur de l’hypothèse anatolienne (figure 4 ). Ce travail présente de nombreuses faiblesses méthodologiques – faible résolution de l’arbre, utilisation de dates assez récentes pour ancrer la datation des nœuds, d’où imprécision de l’estimation à la racine ou encore un nombre important de données manquantes pour les langues les plus anciennes – qui suggèrent que l’intervalle de confiance à la racine est probablement sousestimé. Mais malgré ces faiblesses, ce travail offre une approche qui fonde la datation des embranchements linguistiques sur l’histoire même des langues et qui évalue l’incertitude de ses estimations, au lieu de s’en tenir au tabou d’une limite temporelle proclamée mais difficile à démontrer. 2.4 Au-delà des arbres Malgré la contribution des phylogénies linguistiques au test d’hypothèses de peuplement ou d’évolution culturelle, un arbre n’est jamais qu’une hypothèse d’affiliation entre les langues étudiées. Souvent, il peut y avoir plusieurs arbres optimaux, ou les données peuvent s’ajuster également bien sur des arbres différents, signe que certaines relations sont ambiguës, et que les caractères ont suivi des trajectoires évolutives différentes. L’arbre ne permet pas de représenter ces trajectoires multiples, qui constituent localement des réseaux de relations entre les langues. Une représentation qui relâche la contrainte d’arboricité et qui autorise donc à dévier du modèle de l’arbre parfait est alors 51. Sanderson (2002a), R8s : Analysis of rates of evolution, University of California ; idem (2002b), “Estimating absolute rates of evolution and divergence times : A penalized likelihood approach”, Molecular Biology and Evolution, 19 @.
FIGURE 1. Consensus tree and divergence-time estimates. From the following article: 1405 / 1576 Language-tree divergence times support the Anatolian theory of Indo-European origin [mahéRussell ben hamed la Quentin linguistique historique, nouveau terrain d’expérimentation de la phylogénétique] D. Gray/and D. Atkinson Nature 426, 435-439(27 November 2003) doi:10.1038/nature02029
Figure 4. Phylogénie de l’indoeuropéen obtenue par inférence bayésienne, enracinée par le hittite. à chaque nœud est associée la valeur de sa probabilité postérieure (au-dessus des branches) et sa datation (au niveau des nœuds) (Gray & Atkinson, 2003, “Language-tree divergence times support the Anatolian theory of Indo-European origin” @, Nature, 426).
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[les mondes darwiniens] plus appropriée pour représenter les affiliations linguistiques qu’une représentation strictement arborée. Dans le cas des langues, des langues géographiquement adjacentes peuvent s’influencer mutuellement sans pour autant être affiliées historiquement. Cette influence avait été reconnue dès le xixe siècle, notamment par le dialectologue allemand Johannes Schmidt en 187252, sous le nom de Wellentheorie. Du fait de son travail sur les dialectes, ce disciple de Schleicher avait en effet été amené à remarquer l’influence considérable du contact entre des populations adjacentes. Si le changement linguistique se propage sur l’arbre, il peut, selon Schmidt, également se propager par vagues, de façon répétée et à partir d’épicentres différents. Dès lors, dans une même langue, des mots ou des structures différentes peuvent avoir des histoires différentes. Initialement rejeté par la perspective néogrammairienne, ce mode de propagation du changement linguistique est aujourd’hui largement accepté comme un mécanisme différent d’évolution des langues : chaque langue présente à la fois des traits issus d’une transmission historique, selon un schème arboré, et d’autres issus d’un processus de diffusion par contact, créant localement des réticulations entre les branches de l’arbre. Ce phénomène, contrairement à son équivalent biologique du transfert horizontal de matériel génétique53, peut être très significatif dans le cas des langues. L’anglais, par exemple, a subi au cours de son histoire des influence multiples d’autres langues germaniques, du latin et de diverses langues romanes, au point que plus de 95 % de son lexique serait fait d’emprunts54. 3 Conclusion
L
a grande complexité des systèmes linguistiques a longtemps freiné le développement de méthodes quantitatives en linguistique historique. Les méthodes de la phylogénie, de l’écologie et de la psychologie évolutive fournissent une boîte à outils statistiques qui permettent de décomposer cette complexité et de tester statistiquement des hypothèses de peuplement ou d’évolution culturelle, mais aussi d’aborder des questions linguistiques pré-
52. Schmidt (1872), Die Verwandtschaftsverhältnisse der Indogermanischen Sprachen, H. Böhlau. 53. Lorsque des gènes sont transmis d’une espèce à une autre et non d’une génération à l’autre à l’intérieur d’une même espèce. 54. Finkenstaedt & Wolff (1973), Ordered Profusion ; Studies in Dictionaries and the English Lexicon, C. Winter. Walter (1994), L’aventure des langues en Occident, Laffont.
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[mahé ben hamed / la linguistique historique, nouveau terrain d’expérimentation de la phylogénétique] cises, comme par exemple la quantification du taux d’évolution lexicale55 ou la nature – graduelle ou ponctuelle – de l’évolution linguistique56. Le cadre phylogénétique développé en biologie permet aux anthropologues et aux linguistes d’aborder empiriquement certaines questions avec un nouveau niveau de précision. La transposition de ces méthodes en linguistique et en anthropologie n’en est cependant qu’à ses balbutiements. Les modèles utilisés ne couvrent pas nécessairement la pleine mesure de la complexité linguistique et peuvent être jugés trop simplistes. Pour s’adapter aux spécificités de l’objet linguistique et de son évolution, ces méthodes doivent encore se confronter à d’autres données, notamment grammaticales57, et à d’autres groupes de langues afin de confirmer ses résultats et de corriger ses erreurs. Il s’agit à présent pour la linguistique historique de s’approprier ces méthodes pour en réaliser le plein potentiel.
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chapitre 43
Françoise Longy
Fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique
A
u début des années 1980, plusieurs philosophes du langage et de l’esprit envisagent de développer une théorie des représentations mentales qui s’appuierait sur la biologie, et plus précisément sur la théorie de l’évolution, en faisant appel à la notion de fonction biologique. Ils mettent en place ainsi un nouveau programme de recherches, la téléosémantique, qui donnera lieu dans les années suivantes à de nombreux travaux. Avant de rentrer dans le détail des théories et des débats que ce programme a suscité, il convient d’éclairer son origine pour comprendre ses lignes de force. 1 La téléosémantique contre le dualisme de Brentano
D
ans les années 1970, de nombreux philosophes s’engagent dans l’élaboration de théories naturalistes des significations linguistiques et des contenus mentaux. Au lieu de voir ces derniers comme des phénomènes à part, qui ne peuvent s’analyser et se comprendre qu’en faisant appel à la capacité mystérieuse et singulière qu’a l’homme de penser, ils les regardent comme des phénomènes naturels qui doivent pouvoir s’expliquer comme n’importe quel autre phénomène naturel. Ils remettent ainsi en cause la thèse largement admise d’un fossé infranchissable séparant deux domaines, celui des faits intentionnels et celui des faits naturels. C’est à Franz Brentano que remonte cette forme particulière de dualisme centrée sur la notion d’intention, c’est-àdire sur la capacité mentale de viser quelque chose. Selon lui, ce qui distingue, en effet, radicalement les phénomènes mentaux de tous les autres, c’est le fait « d’être dirigés intentionnellement vers un objet » : penser, c’est penser à quelque chose ; aimer, c’est aimer quelqu’un ; craindre, c’est craindre une
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[les mondes darwiniens] situation, etc.1 En fait, l’intentionnalité caractérise aussi le langage, ainsi que le souligneront plus tard, parmi d’autres, Chislom et Quine2. Pour que la suite des lettres C, H, I, E et N puisse désigner les chiens, il faut, en effet, quelque chose qui dirige la première vers les seconds. Penser et parler supposent ainsi qu’on relie chaque état mental à l’objet auquel il se rapporte et chaque expression du langage à ce qu’elle désigne. Mais les relations que l’on suppose alors se révèlent assez singulières. Ainsi, la relation sémantique permettant de relier, par exemple, le concept CHIEN ou le mot « chien » à l’espèce des chiens, ne présuppose pas l’existence du deuxième relatum. En effet, il n’y a pas toujours quelque chose de réel à mettre à cette place. On peut penser aux licornes et en parler, alors que pourtant elles n’existent pas. Or, aucun type de relation physique n’est susceptible d’avoir une telle propriété. Les réalités physiques peuvent être reliées de multiples façons. Elles peuvent même être liées de telle façon qu’un relatum semble renvoyer obligatoirement à l’autre relatum, comme un bout d’une corde renvoie à l’autre bout ou le cœur d’un chien renvoie au chien qui le possède (ou le possédait). Cependant, dans tous les cas, les deux relata se doivent d’exister. Les relations physiques sont obligatoirement des relations entre existants, à la différence, semble-t-il, des relations sémantiques ou intentionnelles. à la suite de Brentano, beaucoup de philosophes ont vu dans cette différence la preuve de l’irréductibilité du mental et du linguistique au physique, et par là des sciences des phénomènes intentionnels aux sciences de la nature. Ils y ont vu aussi une justification du rôle central que Brentano avait accordé à cette chose assez mystérieuse qu’est la capacité de viser. En effet, ce n’est qu’en tant que chose visée ou imaginée qu’on peut envisager de faire place à de l’inexistant. La distinction entre le domaine des phénomènes intentionnels et celui des phénomènes naturels se marquait ainsi par la place donnée à la téléologie. Dans le premier, la téléologie était reine via la capacité de viser quelque chose. Dans le second, elle était totalement absente. La révolution scientifique du xviie siècle avait, en effet, mené graduellement à l’éviction totale de la téléologie des sciences de la nature. Dans la première moitié du xxe siècle, il était entendu 1. Brentano, Psychology from an Empirical Standpoint [1874], Routledge and Kegan Paul, 1973. 2. Chisholm, Perceiving : A Philosophical Study, Cornell UP, 1957. Quine, Word and Object, MIT Press, 1960.
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] que tout phénomène naturel devait s’expliquer par un enchaînement de causes et d’effets où les causes précédaient les effets. Par ailleurs, un autre élément, lié à la téléologie, semblait devoir marquer ultérieurement la séparation entre les deux domaines : la présence d’une certaine normativité. Depuis Hume au moins, il est largement admis que les normes sont étrangères au monde des faits, c’est-à-dire au monde des sciences de la nature. Or, indépendamment de l’analyse brentanienne, il est facile de vérifier que pensée et langage comportent un élément normatif. C’est ce qu’implique le fait que nos jugements puissent être, selon les cas, vrais ou faux. « Voici un chien », par exemple, est un jugement vrai si on l’énonce en désignant un chien, mais il est faux si c’est en désignant un chat. Or, une telle différence ne peut s’expliquer que s’il y a une bonne et une mauvaise applications du mot « chien » ou du concept CHIEN. La connexion entre téléologie et normativité est immédiate. Le mot ou le concept doit être appliqué à ce qu’il vise, en l’occurrence ici un membre de l’espèce des chiens, pour pouvoir donner lieu à un jugement vrai. Il semblait difficile d’arriver jamais à surmonter de telles différences. C’est pourquoi Quine, au début des années 1960, est amené à formuler le dilemme suivant3 : « Nous pouvons accepter la thèse de Brentano « de l’irréductibilité des constructions intentionnelles » et l’interpréter soit comme la preuve que les constructions intentionnelles sont indispensables et qu’il est important d’avoir une science autonome de l’intention, soit comme la preuve que les constructions intentionnelles manquent de fondement et qu’une science de l’intention est vide. Mon attitude, à l’opposé de celle de Brentano, est la seconde. » Si Quine affirme ici son refus du dualisme brentanien, il reconnaît en même temps, implicitement, qu’on n’a pas encore vraiment trouvé comment s’en défaire. C’est ce défi que, vingt ans plus tard, des philosophes comme Millikan, Papineau ou Dretske entendront relever en faisant appel aux fonctions biologiques. Une propriété remarquable de ces dernières explique l’intérêt qu’allait leur porter ces philosophes. Les fonctions biologiques typiques, celles qu’on attribue à des organes comme le cœur ou le rein, véhiculent quelque chose de téléologique et de normatif. Ainsi, dire que le cœur a la fonction de pomper le sang revient, semble-t-il, à affirmer qu’il a pour fin de pomper le sang. C’est ce qu’il est censé faire. S’il ne le fait pas, ou le fait mal, on jugera qu’il 3. Quine, Word and Object, MIT Press, 1960, p. 307.
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[les mondes darwiniens] fonctionne mal, qu’il est malade4. Par le biais de cette propriété remarquable, les fonctions biologiques indiquait une possible voie de passage entre le naturel et l’intentionnel : expliquer la téléologie sémantique à partir d’une forme naturelle, plus primitive, de téléologie. En 1984, paraissait le premier ouvrage de philosophie de l’esprit et du langage qui se fondait sur une théorie des fonctions biologiques, ou des téléofonctions comme certains préféreront les appeler : Language, Thought and Other Biological Categories de Ruth Millikan5. C’était le coup d’envoi du programme de recherches qu’on appellerait un peu plus tard la téléosémantique. 2 Fonctions biologique et téléologie naturelle
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a place donnée aux fonctions et aux explications fonctionnelles en sociologie, psychologie ou biologie a mobilisé plusieurs fois l’intérêt des philosophes au cours du xxe siècle (on parle ici, bien sûr, de fonction au sens d’un effet visé ou attendu – faire circuler le sang, assurer la cohésion sociale du groupe, réduire la tension psychique interne, etc. – et non au sens mathématique du terme). Cet intérêt s’explique par le problème que pose l’emploi de cette notion dès qu’il n’y a pas d’agent conscient qui puisse expliquer sa portée téléologique. à la différence de ce qui se passe avec le bout de bois qui a pour fonction de caler la table parce qu’il a été mis là par quelqu’un dans ce but, on ne peut supposer, sauf à confondre science et religion, que quelqu’un a créé le cœur ou l’a mis là où il l’est afin qu’il pompe le sang. Dans les années 1950, le philosophe néopositiviste Carl Hempel, n’arrivant pas à trouver d’équivalent scientifique acceptable pour les fonctions, concluait son étude consacrée aux explications fonctionnelles en ne leur reconnaissant en fin de compte qu’un intérêt heuristique6. à terme, elles devaient toutes, selon lui, être évacuées de la science. En 1973, un article publié par le philosophe analytique Larry Wright, ouvrait une nouvelle voie, celle de la théorie étiologique des fonctions. Selon lui, l’attribution fonctionnelle avait une vraie valeur explicative, elle permettait d’expliquer la présence de l’entité à laquelle la fonction était attribuée. Souvent en indiquant quelle est la fonction du cœur, on explique pourquoi 4. Cf. de Riqlès & Gayon, ce volume. 5. Millikan, Language, Thought and Other Biological categories, MIT Press, 1984 @. 6. Hempel, “The Logic of Functional Analysis”, in Aspects of Scientific Explanation and Other Essays in the Philosophy of Science, Free Press, 1965, p. 326 et sq.
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] il est là, autrement dit, on explicite son étiologie. Les questions « Pourquoi a-t-on un cœur ? » et « Quelle est la fonction du cœur ? » suscitent en effet la même réponse : (pour) faire circuler le sang. Les attributions fonctionnelles se révélaient ainsi solidaires d’un schéma explicatif particulier. Et ce schéma, qui impliquait une certaine forme de circularité, permettait de comprendre comment les fonctions pouvaient avoir un sens téléologico-normatif, tout en respectant le principe fondamental de l’explication causale selon lequel l’après doit toujours s’expliquer par l’avant. Selon Wright, la formule « la fonction de X est Z » signifiait en fin de compte : 1. Z est une conséquence du fait que X est là, 7 2. X est là parce qu’il fait Z . Cette définition de la notion de fonction souligne bien la nature circulaire du schéma explicatif qui s’y rattache, mais elle n’est pas sans défaut. D’abord, elle semble enfreindre le principe que l’après doit s’expliquer exclusivement par l’avant : Z apparaît comme l’effet de X dans la première condition et comme sa cause dans la deuxième. Ensuite, la première condition semble exclure ce sur quoi Wright insistait, au contraire, qui était la possibilité de dysfonctions ou d’éléments défectueux, c’est-à-dire le fait qu’il puisse y avoir des X qui, ayant la fonction de faire Z, sont cependant incapables de le faire. Ces défauts viennent essentiellement d’un manque de distinction entre types et instances, lequel s’explique, en partie, par le désir de Wright d’aboutir à une définition très schématique capable de s’appliquer aussi bien aux fonctions biologiques qu’aux fonctions intentionnelles, celles que les agents attribuent volontairement à un objet ou à une action. Comme il apparaît clairement dans les quelques exemples de fonction biologique que Wright analyse en 1973, il faut distinguer le type de ses instances pour comprendre comment les conditions 1 et 2 peuvent être satisfaites sans enfreindre l’ordre causal habituel. « Le cœur (type) est là parce qu’il fait circuler le sang » signifie simplement que les cœurs actuels (instances) sont là parce que des cœurs dans le passé (autres instances) ont fait circuler le sang. Les définitions étiologiques des fonctions proposées ultérieurement par Millikan et Neander8 remédieront à ces défauts en se concentrant sur les fonctions biologiques et en faisant intervenir explicitement la sélection naturelle dans leur définition. Par ce biais, la façon dont 7. Wright, “Functions”, The Philosophical Review, 82, 1973 @, p. 146. 8. Millikan, Language, Thought and Other Biological categories, MIT Press, 1984 @. Neander, “Functions as Selected Effects”, Philosophy of Science, 58, 1991 @.
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[les mondes darwiniens] les effets des instances passées sont supposés jouer sur la présence des instances actuelles sera clairement précisée. Ainsi, Neander propose la définition suivante : « Un effet (Z) est la fonction propre du trait (X) dans l’organisme (O) si et seulement si le génotype responsable de X a été sélectionné pour faire Z parce que faire Z était adaptatif pour les ancêtres de O.9 » Un des apports centraux de l’analyse de Wright et plus généralement de la théorie étiologique a été de préciser en quel sens les fonctions pouvaient effectivement être comprises comme téléologiques et normatives. Wright avait dès le départ engagé sa réflexion en ce sens en précisant qu’il fallait rendre compte de deux aspects singuliers des attributions fonctionnelles. Le premier aspect est que seuls certains types d’effets méritent l’appellation de « fonction ». Le cœur a la fonction de pomper le sang, mais pas celle de produire régulièrement un bruit sourd, alors qu’il fait les deux pareillement. Or, c’est dans cette propriété discriminatoire que réside la valeur téléologique des fonctions. Elles ne sont pas téléologiques au sens où elles désigneraient un but ou une fin à atteindre. Elles le sont au sens où elles mettent en avant certains effets et font apparaître certaines connexions trait-effet ou entité-effet comme historiquement décisives. Une fonction est un effet qui a décidé du destin de l’entité ou du trait concerné. Il a assuré, via la sélection naturelle, son maintien ou sa survie ; et il a orienté, toujours via la sélection naturelle, son éventuelle évolution. Le cœur est « orienté » vers la circulation du sang au sens où c’est pour cela qu’il a été sélectionné au cours de l’évolution biologique. Deuxième aspect singulier des attributions fonctionnelles, il est possible d’avoir une certaine fonction, sans jamais produire l’effet correspondant, et même sans avoir la capacité de le produire. Que l’on considère une femme sans enfant, une mère nourricière, une femme malade dont les glandes atrophiées ne peuvent pas produire de lait ou une femme en pleine santé, les glandes mammaires ont pour fonction de produire du lait. Cet aspect éclaire en quel sens les fonctions sont normatives : pas au sens où elles prescriraient un devoir être, mais au sens où elles donnent lieu à une distinction entre le 9. Neander, “Malfunctioning and Misrepresenting”, Philosophical Studies, 79, 1995 @, p. 111. Cf. aussi Neander, “Functions as Selected Effects”, Philosophy of Science, 58, 1991 @, p. 174. « Fonction propre » est l’expression utilisée par Millikan pour distinguer les fonctions attachées stablement à un type de chose, comme c’est le cas avec les fonctions biologiques, de celles attribuées occasionnellement à une chose particulière, par exemple, un cœur qui a pour fonction d’être un instrument pédagogique dans un cours d’anatomie.
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] « bien fonctionner » et le « mal fonctionner ». Or, la perspective étiologique fournit une analyse de cette distinction en termes purement factuels. Il y a dysfonctionnement quand l’entité ou le trait envisagé est incapable de produire l’effet fonctionnel, c’est-à-dire l’effet pour lequel ses prédécesseurs ont été sélectionnés. Ainsi, un rein est défectueux ou malade, s’il n’est pas ou n’est plus capable de filtrer le sang. La normativité fonctionnelle se fonde ainsi dans les faits, elle ne prescrit rien. Elle ne va donc pas à l’encontre de la séparation que défendait Hume entre l’être et le devoir être. L’idée que certaines formes d’explication téléologique non intentionnelle peuvent être légitimes en biologie est antérieure à la théorie étiologique des fonctions. En 1943, dans un article devenu depuis célèbre, l’inventeur de la cybernétique, Norbert Wiener, présentait, avec Rosenblueth et Bigelow, le principe d’un classement des comportements selon un axe de téléologie croissante pour affirmer ensuite qu’un certain nombre de systèmes complexes, dénués de toute capacité de penser ou de vouloir, manifestaient clairement un comportement téléologique. C’était le cas des systèmes qui, tels le missile à tête chercheuse ou le système de régulation thermique, faisaient jouer des mécanismes de feed-back. Le comportement de ces systèmes ne s’expliquait bien qu’en faisant référence à leur but : une cible mobile à atteindre ou une température à maintenir. En 1958, Pittendrigh proposait d’introduire le terme « téléonomie » en biologie afin de séparer le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire la notion de mécanismes dirigés vers un but (goal-directed) de la vieille notion aristotélicienne de finalité naturelle10. Et cette distinction, reprise par Mayr11 et d’autres biologistes, était ensuite enrichie. Ainsi, Ayala publie en 1970 un article où il fait droit à deux types d’explication téléologique en biologie. Il y a, d’une part, les phénomènes de régulation homéostatique qui s’expliquent en faisant appel à des mécanismes téléonomiques (orientés vers un but) et, d’autre part, les structures dont la présence s’explique par le fait qu’elles ont été « dessinées [designed] anatomiquement et physiologiquement par l’évolution pour accomplir une certaine fonction ». Dans ce dernier cas, explique-t-il, c’est la sélection naturelle qui est porteuse de téléologie en produisant et en maintenant des organes et des processus « quand la fonction ou l’état final 10. Pittendrigh, “Adaptation, natural selection and behavior”, in Roe & Simpson (eds.), Behavior and Evolution, Yale UP, 1958. 11. Mayr, “Cause and effect in biology”, Science, 134, 1961 @.
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[les mondes darwiniens] accompli par l’organe ou le processus contribue à la fitness reproductive des organismes12 ». Dans cette histoire de la naturalisation de la téléologie en biologie, qu’apporte de particulier la théorie étiologique des fonctions qui puisse expliquer son rôle dans le développement de la téléosémantique ? D’abord, elle établit un lien entre explication téléologique et normativité. Or la possibilité de l’erreur, introduite par l’idée de dysfonctionnement, d’échec à réaliser sa fonction, est décisive pour la connexion avec la sémantique. On peut noter, à ce propos, qu’une des critiques majeures adressées à la naturalisation de la téléologie proposé par Wiener et collaborateurs en 1943 a été que l’idée de viser un but supposait la possibilité de le manquer, et que par conséquent il était illégitime de décrire dans ces termes le comportement d’un missile ou d’un système régulateur puisqu’il s’agissait alors toujours d’expliquer ce qui avait lieu ou avait eu lieu et jamais ce qui n’avait pas lieu ou avait manqué d’avoir lieu13. Ensuite, la théorie étiologique se focalise sur la notion de fonction. Or, cette notion jouait un rôle central dans la philosophie de l’esprit depuis la fin des années 1960 en relation avec un fonctionnalisme dont le leitmotiv était la différence entre fonction et réalisation, ou encore entre programme (software) et implémentation physique (hardware), pour reprendre les termes de la métaphore informatique qui l’inspirait14. De façon lapidaire, on pourrait dire que la 12. Ayala, “Teleological Explanations in Evolutionary Biology”, Philosophy of Science, 37, 1970 @, p. 9 et p. 10. 13. Cf. Taylor, “Comments on a Mechanistic Conception of Purposefulness”, Philosophy of Science, 17, 1950 @. 14. En philosophie de l’esprit, la thèse fonctionnaliste consiste dans l’affirmation qu’un type d’état mental – comme ressentir une certaine sensation ou entretenir une certaine idée – doit se définir en termes de rôle causal ou de fonction dans un système, et non en termes de constitution ou de structure physique. Cette thèse s’oppose, en particulier, à la forme de matérialisme qui est connue sous le nom de physicalisme des types. Pour celui-ci, un certain type d’événement mental, par exemple, ressentir une certaine douleur, est identifiable à un certain type d’événement physique comme, par exemple, l’excitation de certaines fibres bien particulières. La multiréalisabilité (de principe) d’un état mental par des structures physiques différentes (réseaux de neurones, puce en silicium, etc.) peut servir ici de critère : constitutive du fonctionnalisme, elle est condamnée par le physicalisme des types. Indiquons ici les trois principaux ouvrages publiés en français qui exposent et analysent d’un point de vue philosophique les théories naturalistes de l’intentionnalité du dernier demi-siècle : Pacherie, Naturaliser l’intentionnalité, PUF, 1993 ; Jacob, Pourquoi les choses ont-elles un sens ?, Odile Jacob, 1997 et
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] téléosémantique naît du remplacement de la fonction-programme de l’informaticien par la téléofonction du biologiste. Il n’est donc pas surprenant qu’en 1984, aussi bien Papineau que Millikan justifient l’introduction des fonctions biologiques dans la théorie de l’esprit par une critique du fonctionnalisme de leur époque. Et tous deux insistent sur l’incapacité de ce dernier à expliquer les croyances fausses15. 3 De l’abeille à l’homme, une théorie objective de la représentation qui laisse place à l’erreur
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emarquons d’abord que l’approche naturaliste, qui a pour objectif de donner une origine naturelle à l’intentionnalité, permet à rebours d’expliquer la présence d’une certaine intentionnalité dans le monde naturel. Elle justifie ainsi le discours éthologique courant qui analyse un certain nombre de comportements animaux en termes sémantiques. Pour un brentanien, comme Searle16 par exemple, la danse d’une abeille ne peut pas littéralement signifier quelque chose, comme par exemple un emplacement où il y a du nectar. Le vocabulaire sémantique employé dans de tels cas ne peut avoir au mieux qu’un sens métaphorique, sauf à concevoir les abeilles comme des êtres pensants. Pouvoir accepter les formes de discours utilisés par l’éthologiste est un argument non négligeable en faveur du naturalisme. Il est difficile, en effet, d’imaginer une science éthologique capable de se passer de tout vocabulaire sémantique. Et on ne peut pas non plus arguer d’une différence radicale entre sémantique animale et sémantique humaine. Dans le cas animal, aussi, Proust, Comment l’esprit vient aux bêtes. Essai sur la représentation, Gallimard, 1997. Ils offrent chacun un exposé systématique et détaillé des différentes formes de fonctionnalisme, téléosémantique incluse. On trouve aussi une présentation ramassée de l’ensemble de ces théories dans deux ouvrages en français qui ont pour objet, de façon plus générale, la philosophie de la psychologie et de l’esprit : Engel (Introduction à la philosophie de l’esprit, La Découverte, 1994) et Fisette & Poirier, Philosophie de l’esprit : état des lieux, J. Vrin, 2000. Enfin, on trouve dans Lorne (« Fonction et fonctionnalisme dans la philosophie de l’esprit contemporaine », in F. Parot. (dir.), Les fonctions en psychologie, Mardaga, 2008) une excellente synthèse des différentes formes de fonctionnalisme au xxe siècle qui explicite quelle notion de fonction est mobilisée à chaque fois. 15. Millikan, Language, Thought and Other Biological categories, MIT Press, 1984 @, p. 17-18. Papineau, “Representation and Explanation”, Philosophy of Science, 51, 1984 @, p. 558-562. 16. Searle, The Rediscovery of the Mind, MIT Press, 1992 @.
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[les mondes darwiniens] la relation sémantique va de pair avec la possibilité de l’erreur. Une abeille dont les danses sont telles qu’elles conduisent ses congénères à aller dans des endroits où il n’y a jamais eu de nectar sera, pour l’éthologiste, une abeille tarée ou malade qui produit de mauvaises danses, des danses qui induisent en erreur en indiquant des emplacements non visités ou dénués de nectar au moment où ils ont été visités. L’éthologie fait ainsi clairement le lien entre sémantique et biologie. Le passage de la sémantique humaine à la sémantique animale sans solution de continuité se justifie dès l’adoption d’une perspective naturaliste, mais la connexion ainsi établie est vague. Les théories naturalistes du contenu, telle la téléosémantique, interviennent à l’étape suivante en donnant à cette continuité un contenu précis. Elles se proposent, en effet, d’expliquer comment des types de comportement ou d’événement neuronal peuvent effectivement s’analyser comme des systèmes de signes capables de représenter ou signifier des choses telles que : Nectar dans telle direction à telle distance ; Il y a de la bière dans le frigo ; ou encore E = MC2. L’application du principe méthodologique cartésien, selon lequel il faut toujours commencer par le plus simple, explique la place importante que les téléosémanticiens accorderont à l’étude d’exemples biologiques relativement élémentaires. Le projet d’une théorie naturaliste de l’intentionnalité, lancé dans les années 1970 dans le cadre du fonctionnalisme de l’époque, se fondait au départ sur une approche causale et informationnelle17. En gros, il s’agissait d’analyser les relations sémantiques comme des relations informationnelles particulières. Un type d’événement (ou d’état) véhicule des informations à propos d’un autre type d’événement (ou d’état) s’il existe une corrélation systématique et non accidentelle entre les deux, comme celle qui existe entre la température et la hauteur d’une colonne de mercure dans certaines conditions. L’idée directrice était que toute relation sémantique est avant tout une relation informationnelle. Cette approche s’est rapidement trouvée confrontée 17. Stampe, “Toward a Causal Theory of Linguistic Representation” @, in P.A. French et al. (eds), Midwest Studies in Philosophy : Studies in the Philosophy of Language, vol. 2, University of Minnesota Press, 1977. Dretske, Knowledge and the Flow of Information, MIT Press, 1981 @. Fodor, “Semantics, Wisconsin style”, Synthese, 59, 1984 @. Fodor, Psychosemantics : The Problem of Meaning in the Philosophy of Mind, MIT Press, 1987 @. [Ndd : sur l’apport de Dretske à ce projet, cf. Lorne, « La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske », Matière première, revue d’épistémologie et d’études matérialistes, 1, 2006 @, article que nous proposons ici, à la suite du chapitre de Françoise Longy.]
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] au problème de l’erreur ou à celui des contenus disjonctifs de type « CHIEN ou CHAT ». La nature purement factuelle d’une relation informationnelle ainsi conçue ne permet, en effet, ni l’erreur ni la mise à l’écart des cas marginaux. Si le concept CHIEN a été appliqué quelques fois à des chats dans l’obscurité, une relation informationnelle relie ce concept à des chiens et à des chats, et pas seulement aux chiens. Fodor a répondu à cette difficulté par la thèse de la « dépendance asymétrique » : même si CHIEN a quelque fois été appliqué à des chats dans l’obscurité, il y a une asymétrie dans la façon dont des lois peuvent relier l’application de CHIEN aux chiens, d’une part, et aux chats ou aux chats dans l’obscurité, d’autre part. Cette asymétrie autorisait, selon Fodor, la mise à l’écart des cas déviants18. Dretske19 a opté, quant à lui, pour une réponse téléosémantique, en disant que R signifie C si R a pour fonction d’indiquer C 20. Il a surimposé à la relation informationnelle d’indication qu’il avait définie précédemment une relation téléofonctionnelle. En effet, même si sa relation d’indication allait largement au delà des corrélations naturelles fondées sur des lois de la nature en s’appliquant à n’importe quelle forme de régularité, elle restait totalement dépendante de ce qui était effectivement le cas. Ainsi, une sonnerie ne pouvait indiquer la présence d’un visiteur à l’entrée que si effectivement il y avait un visiteur à l’entrée qui appuyait sur le bouton de sonnette. Si la sonnerie se déclenchait à cause d’un court-circuit ou d’un projectile atterrissant sur le bouton de la sonnette, elle n’indiquait rien ou en tout cas pas la présence d’un visiteur à l’entrée. La surimposition d’une relation téléofonctionnelle permettait de modifier cela. La relation composée « R a pour fonction d’indiquer C » ne réclame pas que R dépende de C via une relation causale précise, elle demande juste que R soit relié à C par le biais d’un certain type d’histoire où des R (sonneries) ont effectivement indiqué des C (visiteurs à la porte). La relation informationnelle ne disparaît pas, mais son statut change. Elle prend place à l’intérieur d’une relation historique complexe impliquant des « ancêtres » des R et C actuels. 18. Cf. section 4 et aussi Fodor, A Theory of Content and Other Essays, MIT Press, 1990 @. 19. Dretske, “Misrepresentation” [1986], in I. Goldman (ed), Readings in Philosophy and Cognitive Science, Cambridge, 1993. Dretske, Explaining Behavior, MIT, 1988 @. 20. R est un type, et R est une instance de ce type.
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[les mondes darwiniens] Il peut sembler que c’est un bien long détour que de passer par des fonctions et un mécanisme historique tel que la sélection naturelle pour arriver à définir la relation voulue entre, d’une part, des faits mentaux, comportementaux ou linguistiques et, d’autre part, ce que ceux-ci indiquent ou représentent. L’idée d’adopter une voie plus directe comme le proposait Fodor avec sa théorie de la dépendance asymétrique apparaît sans doute, au départ, plus raisonnable. Le détour par l’histoire via la sélection naturelle a cependant un grand avantage. Il permet de rendre compte de la haute fréquence de certaines erreurs et il permet d’échapper à une certaine forme d’arbitraire. On retrouve là deux aspects qui ont fait la force de la théorie étiologique des fonctions face à sa principale rivale, la théorie systémique proposée par Cummins en 197521. Pour Cummins, les fonctions n’ont rien d’intrinsèquement téléologique. Une telle mise à l’écart de la téléologie peut être vue comme une qualité, pour autant que l’on arrive à rendre compte de la normativité fonctionnelle. Or cela paraît possible. Il suffit, semble-t-il, d’associer aux fonctions systémiques de Cummins une normativité statistique : la norme, c’est ce que fait la majorité. Selon ce point de vue, un cœur malade est simplement un cœur qui ne fonctionne pas comme la majorité des autres cœurs22. Mais cette solution au problème de la normativité fonctionnelle se révèle insatisfaisante ainsi que l’ont montré, chacune, Millikan et Neander. Il y a, en effet, les cas où ce que fait ou peut faire la majorité importe peu. Millikan23 a mis en avant le cas des spermatozoïdes dont la fonction est de féconder un ovule, alors que la très grande majorité des spermatozoïdes ne féconde rien du tout. Et Neander24 a imaginé le cas d’une population dont la majorité des membres deviendraient aveugles à la suite d’une infection. Un tel événement, fait-elle remarquer, n’aboutirait ni à changer la fonction des yeux, ni à conférer aux yeux devenus aveugles le statut d’œil sain. 21. Cummins, “Functional Analysis”, Journal of Philosophy, 72, 1975 @. Cf. de Riqlès & Gayon, ce volume. 22. Une conception statistique de la normativité est fréquente dans le domaine médical. Elle est défendue par Boorse, “Wright on Functions”, The Philosophical Review, 85, 1976 @ ; idem, “A rebuttal on Functions”, in Ariew et al., Functions : New Readings in the Philosophy of Biology and Psychology, Oxford UP, 2002. 23. Millikan, White Queen Psychology and Other Essays for Alice, MIT Press, 1993 @, p. 62. 24. Neander, “Malfunctioning and Misrepresenting”, Philosophical Studies, 79, 1995 @, p. 111.
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] Le détour par l’histoire évolutive donne ainsi aux fonctions biologiques et à la téléosémantique un soubassement naturel qui leur permet d’éviter un certain nombre d’écueils que des théories plus abstraites, plus détachées des mécanismes évolutifs ou physiologiques réels, peuvent difficilement surmonter. Une théorie étiologique et sélective de la normativité a, en effet, l’avantage de fournir une « norme naturelle ». Cette norme naturelle, ou encore la Norme avec un grand « N » comme propose de l’écrire Millikan, se fonde sur une réalité historique, elle est une émanation de l’histoire sélective du trait ou de l’entité considéré25. Un cœur Normal est un cœur qui ressemble aux cœurs qui ont été précédemment sélectionnés pour l’ensemble des traits soumis dans le passé à une pression sélective. Jusqu’à maintenant, nous avons présenté ce qui milite en faveur de la téléosémantique. En recourant aux fonctions biologiques, la téléosémantique établit une connexion simple et naturelle entre biologie, éthologie et psychologie humaine, ce qui permet d’envisager dans un continuum l’évolution des capacités représentationnelles et linguistiques des animaux à l’homme. De plus, elle offre une explication robuste et substantielle de la visée et de la normativité sémantiques. L’explication est robuste car elle s’applique à tous les cas d’erreur : à celles qui sont fréquentes comme à celles qui sont rares, aux grandes déviances comme aux petites. Et elle est substantielle car elle fait fond sur des relations biologiques et non sur des distinctions relevant en partie de critères arbitraires. Maintenant, il est temps de regarder l’autre versant, celui des difficultés non résolues et des questions restées ouvertes. Nous ne pourrons pas être exhaustifs. Aussi, nous allons nous concentrer sur ce qui constitue le cœur de la téléosémantique, cœur auquel certains auteurs entendent d’ailleurs la limiter, à savoir l’explication des contenus représentationnels les plus primitifs26. Nous laisserons pour le moment de côté les questions qui concernent spécifiquement des individus comme nous, telles que « Comment expliquer la présence de concepts théoriques ? ». Et nous nous focaliserons sur les thèses et les exemples paradigmatiques qui ont été au centre du principal débat qu’ait suscité la téléosémantique, le débat sur sa capacité à déterminer précisément ce qu’un signe ou un signal représente. De 25. Millikan, Language, Thought and Other Biological categories, MIT Press, 1984 @, p. 33-34. 26. Cf. Sterelny (The Representational Theory of Mind : An Introduction, Blackwell, 1990, chap. 6) pour l’« approche modeste » qui réserve la téléosémantique aux contenus élémentaires.
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[les mondes darwiniens] cette façon, nous resterons aussi au plus près de la philosophie de la biologie car ce débat est aussi largement un débat à propos des fonctions biologiques et des explications par sélection naturelle27. 4 Le problème de l’indétermination des contenus (I) : la nature de la théorie darwinienne
I
l est apparu rapidement que le détour par les fonctions biologiques ne permettait pas de fournir une réponse automatique à la question suivante : quel est le contenu sémantique (ou représentationnel) véhiculé par un signal ou un comportement donné ? Il s’en est suivi une série de débats où plusieurs cas d’école ont servi de support à la réflexion. Parmi ceux qui ont été les plus repris et discutés, deux impliquaient des êtres réels, les bactéries magnétotactiques et la grenouille Rana pipiens, et un troisième impliquait des êtres imaginaires, les kimus et les snorfs. Le plus simple, celui concernant les bactéries magnétotactiques, a été formulé par Dretske28. Ces bactéries anaérobies, que l’oxygène détruit, contiennent des magnétosomes, c’est-à-dire des particules aimantées. Les magnétosomes des bactéries magnétotactiques de l’hémisphère Nord conduisent ces dernières vers le Nord géomagnétique, ce qui est aussi la direction des eaux profondes dépourvues d’oxygène. La question à laquelle il s’agit de répondre est : vers quoi conduisent ces magnétosomes ? Ou encore, sous une version plus clairement sémantique : qu’indiquent-ils ? Deux réponses sont possibles : le Nord géomagnétique et l’absence d’oxygène. Laquelle est la bonne ? Voilà le problème. Or il apparaît sans solution, en tout cas si l’on s’en tient à l’approche téléosémantique
27. Certaines théories, comme la théorie de Papineau, se trouvent ainsi mises à l’écart. Cette dernière se fonde sur une distinction entre croyance et désir, et présuppose de ce fait ne structure mentale déjà relativement complexe. Cela explique pourquoi cette théorie n’apparaît quasiment pas dans le débat qui va suivre. Un autre défenseur important de la téléosémantique que nous n’aurons pas l’occasion d’évoquer ici est Dennett. Il convient cependant de signaler son ouvrage de 1995, Darwin’s Dangerous Idea, traduit en français depuis. On y voit comment une théorie téléosémantique (cf. Dennett, “Evolution, Error and Intentionality” @, in Y. Wilks & D. Partridge (eds), Sourcebook on the Foundations of Artificial Intelligence, New Mexico UP, 1988) peut s’inscrire dans une théorie darwinienne de portée beaucoup plus générale qui favorise une interprétation « adaptationniste » de l’évolution. Cf. Grandcolas et Huneman, ce volume. 28. Dretske, “Misrepresentation” [1986], in I. Goldman (ed), Readings in Philosophy and Cognitive Science, Cambridge, 1993 @.
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] défendue par Dretske. En l’occurrence, dire que les magnétosomes indiquent (au sens courant) ce qu’ils ont « pour fonction d’indiquer (au sens technique) » ne permet pas de départager les deux réponses29. En effet, ce qu’ils ont pour fonction d’indiquer, c’est ce qu’ils indiquaient quand ils ont été sélectionnés, c’est-à-dire recrutés comme indicateurs par la sélection naturelle. Or, comme l’explique Dretske lui-même, on peut aussi bien dire que la sélection naturelle a recruté les magnétosomes parce qu’ils ont conduit vers le Nord géomagnétique, que dire qu’elle les a recrutés parce qu’ils ont conduit vers des eaux dépourvues d’oxygène30. Les magnétosomes ont été recrutés par la sélection naturelle pour ce qu’ils ont fait. Or, les magnétosomes des bactéries anaérobies sélectionnées ont à chaque fois fait les deux choses en même temps. Avant d’analyser les conséquences que Dretske et d’autres ont tiré de ce premier cas problématique, présentons le second, celui de la grenouille gobeuse de mouches, dû à Fodor, car les deux se ressemblent. Au cours des années 1980, Fodor a envisagé, lui aussi, à un moment de développer une théorie téléosémantique. Mais il a très rapidement abandonné cette idée. Il est devenu au contraire un de ses plus farouches opposants, après s’être convaincu que le projet téléosémantique était irrémédiablement voué à l’échec. Il a publié en 1990 les raisons qui l’ont amené à ce diagnostic négatif et sans appel. Au centre de son argumentation, la façon dont la grenouille se procure les mouches qui la nourrissent. Depuis la fin des années 1950, on sait ce qui déclenche le rapide mouvement de langue qui permet à la grenouille de happer les mouches31. En gros, tout objet sombre de petite dimension se déplaçant à la vitesse d’une mouche déclenche cette réaction dès qu’il rentre dans le champ de vision de la grenouille. Quel est le contenu du signal que le détecteur qui provoque cette réaction envoie à la partie du cerveau qui déclenche la sortie de la langue : « Mouche » ou « Petite tache noire mouvante » ? Fodor32 aboutit à la même conclusion que Dretske face aux magnétosomes : 29. « Indiquer » apparaît ici avec deux sens : (1) son sens courant, sémantique, qui n’exclue pas l’erreur ; (2) le sens technique introduit par Dretske où indiquer est une relation informationnelle (voir plus haut). Pour éviter les confusion, le mot est mis en italique quand il a son sens technique. 30. Dretske, “Misrepresentation” [1986], in I. Goldman (ed), Readings in Philosophy and Cognitive Science, Cambridge, 1993 @, p. 308. 31. Lettvin, Maturana, McCulloch & Pitts, “What the frog’s eye tells the frog’s brain”, Proceedings of the IRE, vol. 47, 1959. 32. Fodor, A Theory of Content and Other Essays, MIT Press, 1990 @, p. 72.
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[les mondes darwiniens] la sélection ne permet pas de trancher entre les deux réponses si dans l’environnement où vivent les grenouilles les petites taches noires mouvantes sont toutes (ou presque) des mouches. Les détecteurs sélectionnés seront à la fois des détecteurs de mouches et de petites taches noires mouvantes puisqu’ils auront fait les deux à la fois. Selon Fodor, cela révèle que la maladie de la téléosémantique est profonde et sans remède. Elle consiste à vouloir obtenir de la sélection naturelle une distinction que celle-ci, agissant sur le mode d’un opérateur extensionnel, ne peut fournir33. Comme les opérateurs extensionnels, la sélection ne voit pas, affirme Fodor, les différences entre propriétés, c’est-à-dire les différences au niveau des intensions (avec un s !), elle voit juste les différences au niveau des extensions, au niveau de la réalisation dans les faits. Par conséquent, la sélection confond obligatoirement les propriétés coextensionnelles. Comme le dit Fodor34 de façon imagée, « Darwin se soucie du nombre de mouches que vous mangez et non pas des descriptions sous lesquelles vous les mangez ». Cette conclusion radicale est-elle justifiée ? Est-il vrai que le biologiste darwinien ne cherche pas à savoir si c’est en tant qu’indicateur de F ou de G 33. La distinction entre extension et intension est centrale aussi bien en logique qu’en philosophie de l’esprit et du langage. L’extension d’un concept, c’est l’ensemble des choses auxquelles il s’applique. Ainsi l’extension de CHAISE est l’ensemble des chaises, et celle de ROUGE l’ensemble des choses rouges. CHAISE et ROUGE ne sont pas co-extensionnels (n’ont pas la même extension) parce il existe, entre autres choses, des chaises vertes. Par contre, TRIALATèRE et TRIANGLE ou ANIMAL-DOUé-D’UNREIN et ANIMAL-DOUé-D’UN-CœUR sont des couples de concepts coextensionnels, qui ne diffèrent qu’en intension, c’est-à-dire que par les propriétés auxquelles ils renvoient (on suppose ici que Quine avait raison d’affirmer que les animaux qui ont un cœur sont aussi ceux qui ont un rein). Ainsi, une différence au niveau des extensions renvoie à une différence dans les faits (l’existence ou non des chaises vertes, par exemple), ce qui n’est pas le cas d’une différence au seul niveau des intensions. à la base de la logique et de la sémantique, il y a, en gros, une théorie simple, et admise par tous, des discours faisant jouer des différences extensionnelles : la logique prédicative classique. à l’étage au-dessus, celui des discours qui font jouer des différences intentionnelles, par contre, tout est plus compliqué et problématique, tant sur le plan technique (un bon système logique) que philosophique (nature et statut de telles différences). Les contrefactuels (ou conditionnels irréels) – tels que « Si les diplodocus n’avaient pas été anéantis pendant le crétacé, ils seraient devenus plus petits et omnivores au paléogène » – sont un exemple type des affirmations qui ne font sens que si l’on peut opérer des distinctions intentionnelles et faire jouer des relations de dépendance entre propriétés. Un opérateur est extensionnel s’il n’est sensible qu’aux différences extensionnelles. 34. Fodor, A Theory of Content and Other Essays, MIT Press, 1990 @, p. 73.
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] qu’un mécanisme a été sélectionné dans la mesure où, de fait, il indique les deux en même temps ? La réponse à cette dernière question n’est pas aussi évidente que Fodor semble le croire. Couramment, les explications de la biologie évolutionnaire opèrent une distinction entre les propriétés qui ont été sélectionnées pour ou en raison de l’avantage qu’elles procuraient à l’organisme et les propriétés qui ont simplement été de facto sélectionnées. Sober35 a expliqué et justifié cette distinction entre ce qu’il nomme la « selection for » et la « selection of » en montrant qu’elle repose sur la compréhension des mécanismes causaux sous-jacents. Il a utilisé pour cela une analogie que je présente ici sous une forme un peu simplifiée. Supposons qu’on ait au départ un sac où des boules rouges de plus de 1 cm de diamètre sont mélangées avec des boules jaunes de moins de 1 cm de diamètre, et qu’on décide de trier ces boules en utilisant un tamis ayant des trous circulaires de 1 cm de diamètre. Les boules jaunes passeront à travers le tamis et tomberont à l’étage inférieur, les boules rouges resteront en haut. Si l’on considère exclusivement le résultat, on peut indifféremment y voir une sélection selon la couleur ou une sélection selon la grosseur. Cependant, si l’on adopte un point de vue causal et que l’on considère le processus qui a produit ce résultat, il sera possible d’affiner le jugement et de dire que les boules ont été sélectionnées pour leur grosseur et non pour leur couleur, même s’il y eu de facto sélection de l’un et de l’autre. Notons que les explications causales reposent souvent sur des raisonnements contrefactuels, et qu’il semble difficile d’avoir les premières sans en même temps admettre les seconds36. Si le tri au moyen d’un tamis est analysé comme un processus causal où seule la forme des trous et des objets importe, il s’ensuivra une façon simple de calculer l’effet qui résulterait d’une situation différente de la situation réelle. Ainsi, on pourra dire ce qui serait arrivé si au lieu de trous circulaires de 1 cm de diamètre (en supposant que la situation décrite plus haut soit réelle), le tamis avait eu des trous circulaires de 2 cm de diamètre, etc. Et réciproquement, dire ce qui se serait passé si la situation réelle avait été autre relativement à tel ou tel aspect revient à déterminer quelles propriétés ont un rôle causal. Or, comme l’ont bien montré logiciens et philosophes, il y a une coupure nette entre les discours purement factuels, qui ne font appel qu’à des distinctions extensionnelles, et ceux qui font place aux contrefactuels et 35. Sober, The Nature of Selection, MIT Press, 1984 @, p. 99. 36. Un raisonnement contrefactuel suppose une situation irréelle et repose sur des conditionnels irréels. Cf. la note 33 pour plus de précision.
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[les mondes darwiniens] supposent des distinctions intensionnelles. Clairement, Fodor entend ranger la théorie darwinienne parmi les premiers, ce qui l’autorise à affirmer ensuite : « En matière d’intensionnalité, ce sont les contrefactuels qui font tout le travail. Darwin ne sert à rien.37 » Mais, ce faisant, il dénie à la théorie darwinienne un véritable pouvoir d’explication causale, il la tire du côté des descriptions historiques, car, comme nous venons brièvement de le voir, dans les explications causales aussi, ce sont souvent des contrefactuels qui font le travail. En fait, il y a une interdépendance entre explications causales, raisonnements contrefactuels et distinctions intensionnelles, qui exclut d’avoir un des trois sans avoir aussi un peu ou beaucoup des deux autres. Fodor a d’ailleurs récemment reconnu que le darwinisme lui-même, ou du moins l’une de ses formes, l’adaptationnisme, était en fin de compte la cible ultime de ses critiques envers ceux, psychologues évolutionnistes, téléosémanticiens ou autres, qui cherchaient à introduire Darwin dans des théories de l’intent/s/ ionnalité avec un t ou un s38. Même si l’on ne souscrit pas aux critiques radicales de Fodor, on peut cependant leur reconnaître un mérite, celui de montrer comment la téléosémantique engage la compréhension même de la théorie darwinienne. La précision avec laquelle on peut espérer déterminer la fonction biologique d’un mécanisme producteur de signes ou de représentations, et par conséquent la précision avec laquelle on peut espérer déterminer les contenus de ces derniers dépend, en particulier, de la place que la théorie darwinienne fait aux explications causales et à l’utilisation des raisonnements contrefactuels. On évite facilement un certain nombre de contre-exemples, dès que l’on adopte la distinction sobérienne entre la sélection pour et la sélection de. Par exemple, bien que la direction du Nord géomagnétique soit aussi celle d’une plus grande obscurité, on peut exclure que les magnétosomes indiquent le manque de lumière. Comme la différence d’illumination ne joue, ni n’a joué aucun rôle causal dans le comportement des bactéries magnétotactiques, la 37. Fodor, “A Modal Argument for Narrow Content”, Journal of Philosophy, 88, 1991 @, p. 25. 38. Fodor, “Against Darwinism”, Mind and Language, 23, 2008 @, p. 2-10. Il y a une connexion intime entre l’intension avec un s et l’intention brentanienne avec un t. La capacité de distinguer les intensions ou propriétés suppose de pouvoir distinguer non pas seulement des différences qui se manifesteraient dans les faits (cf. note 33), mais aussi celles liées aux multiples façon qu’on a de se représenter une entité ou une situation, c’est-à-dire de la viser intentionnellement (par le biais d’une sorte de sens fregéen).
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] sélection naturelle ne peut pas avoir recruté les magnétosomes parce qu’ils indiquaient une plus grande obscurité. Mais on n’évite ni le contre-exemple original de Dretske, ni celui de Fodor parce que dans les deux cas, les deux propriétés envisagées – direction du Nord géomagnétique ou direction d’un milieu anaérobie ; être une petite tache noire mouvante ou être une mouche – ne sont pas seulement co-extensionnelles, elles sont aussi impliquées causalement. Si les magnétosomes, malgré leur nom, n’avaient pas été sensible à la direction du pôle magnétique mais à une propriété les dirigeant parfois vers le pôle magnétique parfois dans d’autres directions, ils n’auraient pas été sélectionnés, ce qui établit le rôle causal de la propriété « dirigé vers le pole magnétique ». Et si ces magnétosomes avaient tiré les bactéries vers le pôle magnétique mais que cela ait été la direction des eaux aérobies, ils n’auraient pas non plus été sélectionnés, ce qui établit le rôle causal de la propriété « dirigée vers les eaux anaérobies ». (On obtiendrait le même résultat si on faisait passer ce test contrefactuel à « petite tache noire mouvante » et à « mouche » dans le cas de la grenouille.) Dretske en a tiré la conclusion39 que dans les cas les plus simples, où c’est la sélection naturelle seule qui ajuste le comportement à l’environnement, ce qui est véhiculé par des signaux ou visé par des comportements reste largement indéterminé. On ne peut pas trancher entre deux propriétés causalement impliquées. Ce qui l’a conduit à affirmer que la question de la détermination des contenus représentationnels doit être repoussée à une étape ultérieure du développement des espèces, celle où interviennent des mécanismes d’apprentissage. 5 Le problème de l’indétermination des contenus (II) : le point de vue des consommateurs La théorie que Millikan a présentée en 1984 apporte une solution aux dilemmes du magnétosome et de la grenouille en abordant la question par un tout autre biais. Pour Millikan, faire intervenir les fonctions biologiques et la théorie darwinienne veut dire mettre l’accent sur le bénéfice adaptatif qu’apporte un trait ou un certain mécanisme, ce pourquoi il a été sélectionné, pas sur son modus operandi. Ainsi, la possession d’un système de détection plus fin ou plus élaboré ne veut pas nécessairement dire des représentations plus riches ou plus adéquates, cela dépend de comment celles-ci sont exploitées, c’est-à-dire du 39. Dretske, “Misrepresentation” [1986], in I. Goldman (ed), Readings in Philosophy and Cognitive Science, Cambridge, 1993 @, p. 310-311.
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[les mondes darwiniens] bénéfice que l’organisme en tire en termes de survie et de reproduction. Si l’on approche la question du contenu en considérant le bénéfice obtenu, alors une différence claire se fait jour entre « pôle magnétique » et « milieu anaérobie », ou encore entre « petit tache noire mouvante » et « mouche ». La première propriété de chaque couple renvoie à la nature du mécanisme en cause, à sa sensibilité relativement aux inputs ; la seconde renvoie au bénéfice que ce mécanisme apporte à l’organisme, ou si l’on veut à son « output darwinien ». Les mouches nourrissent, pas les petites taches noires ; le milieu anaérobie protège de l’oxydation, pas la proximité d’un pôle magnétique. Pour Millikan, cela implique qu’une téléosémantique véritablement darwinienne doit adopter le point de vue des consommateurs et des bénéficiaires40. En conséquence, ce sont les systèmes qui bénéficient de l’exploitation d’un ensemble de signes, les « systèmes consommateurs », qui doivent déterminer ce que ces signes signifient, pas les systèmes qui les produisent. Un système consommateur bénéficie de la production de certains signes s’il en tire avantage dans des conditions Normales. Rappelons que Normal avec un grand N ne veut pas dire régulier ou majoritaire, mais renvoie à l’histoire sélective, à ce qui était le cas quand les systèmes et les processus en cause ont produit les effets qui leur ont permis d’être sélectionnés et de résister ensuite à la pression sélective. Concrètement, pour déterminer ce que représente un système de signes, il faut regarder quelle correspondance entre les signes produits et certains aspects du monde a assuré le succès reproductif du ou des systèmes consommateurs concernés, c’est-à-dire ce qui a permis à ces derniers d’accomplir leur propre fonction biologique. Prenons l’exemple de la grenouille, où effectivement plusieurs systèmes collaborent. Le système digestif de la grenouille est le principal consommateur et bénéficiaire de son système visuel de détection. Le système digestif de la grenouille a été sélectionné parce qu’il fournit de l’énergie à la grenouille en digérant de la nourriture, c’est là sa fonction biologique. Il a pu accomplir sa fonction à chaque fois que le mécanisme de détection visuelle de la grenouille a envoyé un signal au moment où une mouche passait devant, provoquant ainsi sa capture et son ingestion. Par conséquent, le contenu du signal émis par le détecteur visuel 40. Elle défend cette thèse dans de nombreux articles. On en trouve une présentation synthétique et une explicitation de son opposition à Fodor et à Dretske dans Millikan, White Queen Psychology and Other Essays for Alice, MIT Press, 1993 @, chap. 6.
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] de la grenouille est « nourriture » ou « nourriture pour grenouille ». Notons qu’effectivement seule compte la réussite, c’est-à-dire ce qui se passe dans les conditions Normales. S’il est arrivé que le système de détection fasse parvenir dans l’estomac de la grenouille des plombs (imaginons des chasseurs ou des expérimentateurs dans le voisinage) au lieu d’une mouche, ce dernier n’a simplement pas pu accomplir sa fonction dans ce cas précis. Que la sensibilité du détecteur visuel ne permette pas de distinguer un plomb se mouvant d’une certaine façon et une mouche en vol ne change rien au fait que c’est parce qu’il a fourni des mouches qu’il a été sélectionné, et que c’est seulement quand il fournit des mouches et non des plombs qu’il contribue au bon fonctionnement du système digestif. L’objection la plus générale dirigée spécifiquement contre ce type de téléosémantique a été celle formulée par Pietrosky41 grâce à une expérience de pensée impliquant deux espèces imaginaires, les kimus et les snorfs. Les kimus vivent au pied d’une colline et sont la proie des snorfs. Un jour un kimu acquiert un mécanisme qui le rend sensible au rouge et lui rend la présence du rouge agréable, ce qui le pousse à monter chaque matin à l’aube sur la colline qui prend une teinte rouge et à y rester jusqu’à ce que la lumière décline. Cette mutation se répand parmi les kimus qui échappent ainsi aux snorfs, car ces derniers chassent seulement tôt le matin et ils ne quittent jamais la vallée. Selon la téléosémantique millikanienne, le contenu de la sensation qui pousse les kimus à escalader la colline le matin est « Là-bas il n’y a pas de snorfs » ou quelque chose d’approchant, en tout cas rien qui ressemble à « Là-bas il y a du rouge ». Cet exemple met l’accent sur le fait que le point de vue du consommateur peut aboutir à quelque chose qui n’a rien à voir ni avec la relation causale qui sous-tend la production de la sensation (l’organe perceptif est sensible au rouge), ni même avec des relations informationnelles qui s’y rattacheraient. Les deux propriétés en cause ne sont, en effet, même pas co-extensionnelles. Il n’existe aucune corrélation entre l’absence de snorfs sur la colline et le rougeoiement de la colline, les snorfs y sont absents qu’elle rougeoie ou pas. Cette expérience de pensée fait voir clairement pourquoi Dretske n’a jamais cherché à emprunter la voie tracée par Millikan. Prendre cette voie veut dire renoncer totalement à l’idée de lier le contenu représentationnel véhiculé par un signe ou un signal à des relations informationnelles 41. Pietroski, “Intentional and Teleological Error”, Pacific Philosophical Quarterly, 73 @, 1992.
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[les mondes darwiniens] qui se fonderaient sur les propriétés physiques du mécanisme détecteur et de l’environnement perçu42. Il est certes fort troublant qu’un mécanisme sensible à la seule présence de la couleur rouge puisse finir par être catalogué comme un organe de perception des snorfs alors qu’il n’a jamais été sensible à aucune propriété des snorfs, ni à rien qui soit associé à eux de façon stable ou ait un lien causal quelconque avec leur présence ou leur absence. La colline devient rouge à l’aube indépendamment de tout ce que peuvent faire ou ne pas faire les snorfs. Millikan accepte sans ciller cette conséquence. Elle cherche même à la justifier en faisant remarquer que la déconnexion entre ce qui cause une perception et son contenu est au contraire intuitif dans bien des cas. On comprend le comportement de la tortue qui se dirige vers n’importe quoi de vert en se préparant à mâcher, si on lui prête la pensée « nourriture » (la tortue mange de l’herbe), mais pas si on lui prête la pensée « surface verte43 ». L’objection de Pietrosky n’est pas la seule difficulté que rencontre la théorie de Millikan. La question de la détermination du contenu se pose une nouvelle fois. L’adoption du point de vue du consommateur permet de sortir des dilemmes formulés par Dretske et Fodor. Mais cela est-il suffisant ? Comme le dit Neander44, le problème de l’indétermination du contenu recouvre, en fait, plusieurs problèmes, et certains d’entre eux se révèlent protéiformes et particulièrement récalcitrants. Ainsi, le problème du contenu proche ou lointain qui se fait jour dans le cadre de l’approche informationnelle – le mécanisme indique-t-il une configuration d’ondes lumineuses impressionnant la rétine, ou une petite tache noire en mouvement, ou une mouche dans un certain type d’environnement, etc. ? – refait surface un peu différemment dans la théorie du consommateur. Quelles sont les conditions Normales qui permettent à la grenouille de réaliser sa fonction propre ? Obtenir de la nourriture, ou bien obtenir une nourriture saine (non porteuse de maladie), ou bien obtenir une nourriture saine comportant tel type de protéine, tels sels 42. Cf. Jacob, “Can Selection Explain Content ?” @, in B. Elevitch (ed.), Proceedings of the Twentieth World Congress of Philosophy, vol. 9, Charlottesville, Philosophy Doc Ctr, 2000. 43. Millikan, On Clear and Confused Ideas : An Essay about Substance Concepts, Cambridge UP, 2000 @, p. 236-237. 44. Neander, “Teleological Theories of Mental Content”, in Zalta (ed), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2004, section 4.1 @.
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] minéraux, etc. ?45 Il y a aussi le problème de la bonne catégorie ontologique, qui recoupe, mais seulement en partie, celui du contenu proche ou lointain. La grenouille est-elle sensible à des propriétés ou à des types d’entité ? Sterelny et McGinn46 ont défendu la deuxième option en affirmant que les grenouilles détectaient les représentants d’une certaine espèce naturelle, les mouches. Sterelny47 a justifié cette affirmation grâce au raisonnement contrefactuel suivant : si la forme des mouches changeait, « la sélection naturelle tendrait à créer un mécanisme qui suivrait le changement de forme des mouches ». Agar48, sur la base d’un autre raisonnement contrefactuel opposant les grenouilles réelles (frogs) à d’imaginaires grenailles (frugs), aboutit au contraire à la conclusion que les grenouilles détectent un agrégat de propriétés tel que petit, noir et nourrissant. Un autre problème encore est celui qui apparaît dès que le rôle causal s’analyse de façon plus complexe parce que le processus fait intervenir plusieurs étapes où les effets s’enchaînent à différents niveaux. Neander49 considère ainsi le cas où la modification d’un trait chez une antilope a entraîné la cascade d’effets suivants : (1) cela a altéré la forme de certaines de ses hémoglobines ; (2) ce qui a augmenté sa prise d’oxygène ; (3) ce qui lui permis de vivre à de plus hautes altitudes ; (4) ce qui lui a donné accès à des pâturages plus nourrissants en été ; (5) ce qui a finalement augmenté ses chances de survivre et de se reproduire (sa fitness). Si ce trait a été sélectionné, on peut lui attribuer plusieurs fonctions, une pour chaque type d’effet mis en avant. On peut dire que sa fonction est de modifier la forme de certaines hémoglobines, ou qu’elle est d’augmenter la prise d’oxygène grâce à la modification de la forme de certaines hémoglobines, ou qu’elle est d’avoir accès à des pâturages plus nourrissants grâce à la possibilité de demeurer en haute altitude, grâce à une meilleure utilisation de l’oxygène, etc. à chaque étape, l’effet indiqué a été sélectionné, et il a été exploité à l’étape suivante. Quand on transpose au cas des grenouilles, on 45. Ibid., section 3.2 @. 46. Sterelny, The Representational Theory of Mind : An Introduction, Blackwell, 1990. McGinn, Mental Content, Basil Blackwell, 1989. 47. Sterelny, The Representational Theory of Mind : An Introduction, Blackwell, 1990, p. 127. 48. Agar, “What do Frogs Really Believe ?”, Australasian Journal of Philosophy, 71, 1993. 49. Neander, “Malfunctioning and Misrepresenting”, Philosophical Studies, 79, 1995 @, p. 114 et sq.
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[les mondes darwiniens] obtient que leur mécanisme de détection visuelle « a contribué à la réplication des gènes, en les aidant à se procurer de la nourriture, en les aidant à attraper des mouches (ou des proies ? ou de la nourriture ?), en détectant des petites choses noires mouvantes50 ». Neander ignore ici la distinction entre point de vue informationnel et point de vue du consommateur, mais il est clair que celle-ci n’aide pas à résoudre le problème puisqu’il y a plus de deux niveaux de description fonctionnelle. En particulier, il y en a plusieurs si l’on adopte le point de vue du consommateur. Notons, par ailleurs, que des descriptions encore plus fines sont susceptibles de faire apparaître de nouvelles fonctions. Rédhibitoire quand il s’agit de fixer le contenu représentationnel d’un signal, la pluralité fonctionnelle apparaît moins problématique quand la sémantique n’est plus en cause et qu’on s’intéresse à la forme des hémoglobines ou aux lieux de pâture des antilopes. Cependant, dans ce cas-là aussi, elle soulève une série d’interrogations. En particulier, elle amène à réfléchir sur les hiérarchies fonctionnelles et sur les différentes façons de décrire causalement une évolution par sélection naturelle, selon le niveau où l’on se place et le contexte que l’on considère51. Les architectures complexes donnent lieu elles aussi à des problèmes d’indétermination fonctionnelle. La façon dont un millikanien doit répondre aux questions suivantes est loin d’être claire : quelle est la fonction biologique d’un mécanisme dont les effets sont exploités par plusieurs mécanismes en parallèle ? Quelle est la fonction d’un mécanisme dont les effets sont exploités conjointement à ceux d’autres mécanismes ? Dès qu’une modification intervient dans l’architecture du système et transforme, par exemple, la façon dont des signaux produits par un mécanisme sont exploités, la fonction biologique de ce dernier est supposée changer, et donc, par voie de conséquence, le contenu véhiculé par ces signaux. De quelle nature est ce changement ? Quelle est son ampleur ? Voilà des questions auxquelles il apparaît extrêmement difficile d’apporter une réponse précise. De même, une modification touchant au mécanisme producteur de signaux, par exemple une augmentation de sa sensibilité, aura, en général, des répercussions sur l’exploitation de ces derniers. Or, plus l’architecture de cette exploitation sera complexe, plus ces répercussions auront de bonnes chances d’êtres diffuses et multiples, et plus 50. Ibid., p. 125. 51. Cf. ibid., p. 116-118. Kitcher, “Function and Design”, Midwest Studies in Philosophy, XVIII, 1993, p. 162-171.
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] il deviendra difficile d’apprécier comment le contenu véhiculé par ces signaux peut en être affecté52. Les réactions face à ces différentes formes d’indétermination ont été multiples, de même que les solutions proposées pour y remédier. à une extrémité du spectre, on trouve les travaux de Carolyn Price53. Cette dernière a cherché à montrer qu’on pouvait préciser la notion de fonction biologique de Millikan afin d’aboutir à une attribution unique de fonction, ce qui permettait ensuite de développer une théorie téléosémantique applicable à des architectures cognitives complexes telles que la nôtre. à l’autre extrémité du spectre, on trouve la réflexion d’Enç54 qui, sans aboutir à une conclusion totalement négative, en arrive cependant à modérer fortement les ambitions de la téléosémantique. Selon lui, rien ne permet de lever l’indétermination fonctionnelle, ni l’emploi de raisonnements contrefactuels, ni l’explicitation de conditions générales liées à l’application d’une théorie du consommateur dans l’esprit de ce qu’a proposé Price. La conséquence qu’il en tire aboutit à réduire dramatiquement les ambitions de la téléosémantique en restreignant fortement son champ d’application. Elle doit, affirme Enç, se cantonner au niveau subdoxastique, celui de la perception55. à ce niveau seulement, une assez forte indistinction du contenu apparaît légitime. La perception d’un bruit peut, en effet, être en même temps la perception d’un son, du cri d’un prédateur et d’un danger imminent. Une position intermédiaire est représentée par Neander. Selon elle, il est vain de chercher la solution au problème de l’indétermination fonctionnelle, par contre, on peut avoir de bonnes raisons de préférer une option aux autres. Étant donné l’objectif, il convient de choisir celle qui apparaît la plus pertinente d’un point de vue cognitif et sémantique. 52. Et même si cette sensibilité accrue n’est pas exploitée, ne faut-il pas qu’elle apparaisse de quelque façon si l’on veut pouvoir expliquer son éventuelle exploitation future ? (Cf. Cummins et al., “Representation and Unexploited Content”, in McDonald & Papineau (eds.), Teleosemantics : New Philosophical Essays, Oxford UP, 2006.) 53. Price, “Determinate Functions”, Noûs, 32, 1998 @ ; idem, Functions in Mind : A Theory of Intentional Content, Clarendon Press, 2001. 54. Enç, “Indeterminacy of Function Attributions”, in Ariew et al. (eds.), Functions : New Readings in the Philosophy of Biology and Psychology, Oxford UP, 2002. 55. Le niveau doxastique est celui de l’apparition des opinions ou jugements. Grâce à leur structure articulée, ces derniers sont capables d’exprimer une multitude de contenus différents.
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[les mondes darwiniens] Pour Neander56, la meilleure option, c’est celle qui privilégie le lien informationnel avec la source. 6 Au delà du problème de l’indétermination fonctionnelle Évoquons tout d’abord un autre point litigieux, celui du rôle décisif donné à l’histoire. Le débat à ce propos a été moins intense que celui autour de l’indétermination fonctionnelle, même s’il concernait lui aussi un élément central. Une fois encore, il s’agit d’une question qui dépasse les limites de la seule téléosémantique. Elle concerne la théorie étiologique des fonctions biologiques dans son ensemble, ainsi que toutes les théories historiques du contenu mental. Considérons-la dans sa version fonctionnelle : est-il plausible, comme le défendent les théories étiologiques classiques, que l’existence des fonctions biologiques dépende de l’histoire plutôt que de la constitution physique des entités concernées ? En 1976, déjà, Christopher Boorse répondait négativement à cette question en imaginant le cas d’une espèce apparue d’un coup. Si nous découvrions, expliquait-il, que « l’espèce des lions est née par hasard, du jour au lendemain, grâce à un saut sans précédent dans l’histoire de l’évolution », cela ne nous empêcherait nullement d’attribuer aux différents organes et parties des lions leurs fonctions habituelles57. Cette objection a été reprise dans le cadre du débat sur la téléosémantique en utilisant un cas imaginaire du même genre, celui de Swampman (l’homme des marais), dû à Davidson. Davidson58 imagine qu’il est tué par la foudre en se promenant dans les marais mais qu’un mystérieux phénomène physique aboutit à la création ex nihilo d’un individu, Swampman, qui est un double physique parfait de luimême. Il suppose que Swampman se comporte ensuite exactement comme il l’aurait fait lui-même. Est-il légitime d’attribuer à Swampman les pensées, intentions et croyances qu’on aurait attribué à Davidson s’il avait vécu ? Cela revient à se demander si le fait que Swampman n’a pas d’histoire – il vient juste de naître et il est le seul de son espèce – est ou non sans conséquence. Davidson défendait en 198759 la position contre-intuitive qui sera aussi celle 56. Neander, “Malfunctioning and Misrepresenting”, Philosophical Studies, 79, 1995 @ ; idem, “Content for Cognitive Science”, in Macdonald & Papineau (eds.), Teleosemantics : New Philosophical Essays, Oxford UP, 2006. 57. Boorse, “Wright on Functions”, The Philosophical Review, 85, 1976 @, p. 74. 58. Davidson, “Knowing One’s Own Mind”, Proceedings and Addresses of the American Philosophical Association, 60, 1987 @, p. 443. 59. Ibid., p. 455-456.
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] des téléosémanticiens : l’histoire importe, le fait que Davidson et Swampman soient physiquement identiques ne permet pas d’affirmer qu’ils pensent la même chose en étant dans les mêmes états neurologiques. Les interrogations sur les contenus mentaux attribuables à Swampman recoupent des problématiques centrales de la philosophie de l’esprit : peut-on opérer une distinction entre contenu étroit (ce que l’individu se représente dans sa tête) et contenu large (ce que l’individu pense ou dit objectivement étant donné les relations causales qu’il entretient avec le monde qui l’entoure) ? L’introspection est-elle une source fiable de connaissance ? Suffit-elle à connaître ses propres pensées et ses croyances ? La présence d’intuitions fortes et de plusieurs arguments allant dans un sens contraire aux thèses de Davidson et de la téléosémantique explique qu’on ait beaucoup discuté du cas de Swampman et qu’on continue encore à le faire60. Indiquons ici simplement l’argument général qu’un défenseur de la théorie étiologique des fonctions et de la téléosémantique peut avancer contre les intuitions de ses détracteurs. Dretske61 le formule synthétiquement ainsi : « Comment pouvons-nous dire face à quelque chose qui se matérialise par hasard qu’il s’agit d’un être humain en bonne santé, et non d’un chimpanzé défectueux, d’un tamia monstrueux extrêmement déformé ou d’un extraterrestre malade (un individu qui mourrait rapidement dans l’environnement auquel il “appartient”) ? » Nous nous sommes intéressés jusqu’ici à ce qu’on pourrait appeler la téléosémantique de base, celle qui fait intervenir la seule sélection naturelle et a pour ambition première de rendre compte des cas les plus rudimentaires, comme ceux où un mécanisme produit un seul type de signal ou un seul type de comportement sur le mode de ce qui se passe avec les grenouilles ou les kimus. Mais comme le soulignent avec justesse MacDonald & Papineau62, l’approche étiologique n’oblige pas à restreindre les fonctions aux seuls traits qui ont une 60. Pour avoir une présentation d’ensemble de la problématique, cf. Neander, “Teleological Theories of Mental Content” @, in Zalta (ed), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2004, section 4.2 ; idem, “Teleological Theories Of Mental Content : Can Darwin Solve The Problem Of Intentionality ?”, in Ruse (ed), The Oxford handbook of philosophy of biology, Oxford UP, 2008, p. 401. 61. Dretske, “Representation, Teleosemantics, and the Problem of Self-Knowledge”, in McDonald & Papineau, Teleosemantics : New Philosophical Essays, Oxford UP, 2006, p. 74, note 6. 62. McDonald & Papineau, Teleosemantics : New Philosophical Essays, Oxford UP, p. 12.
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[les mondes darwiniens] base génétique, aux seuls traits qui ont causé la sélection de certains gènes parce qu’ils induisaient ces traits-là. Elle peut être étendue à d’autres formes de design d’origine biologique. Il y a, en fait, deux façons principales d’étendre l’emprise de la théorie étiologique. Premièrement, on peut prendre en compte des mécanismes de sélection non génétiques63. Deuxièmement, on peut distinguer plusieurs types de fonctions selon la façon dont elles s’articulent entre elles et dont elles dépendent du mécanisme reproducteur sous-jacent. Du point de vue de la téléosémantique, le seul mécanisme de sélection non génétique qui soit intéressant est l’apprentissage par essai et erreur. Depuis le béhaviorisme des années 1930 au moins, il y a l’idée que de nombreux mécanismes spécialisés d’apprentissage fonctionnant par essai et erreur existent dans le règne animal. Par exemple, de nombreux animaux apprennent par essai et erreur à éviter les types de nourriture qui les rendent malades et à favoriser celles qui se révèlent les plus bénéfiques. Il est facile de comprendre comment la possession de dispositifs de ce type constitue un avantage adaptatif. Ils réduisent les risques d’empoisonnement et de malnutrition. Si l’on compare deux systèmes d’évitement des substances nocives, un reposant sur un mécanisme inné – l’organisme a été programmé pour éviter les substances qui ont certaines odeurs, disons – et l’autre sur un mécanisme qui apprend à identifier les substances nocives par certaines odeurs, il apparaît que le second système est à l’origine de fonctions bien plus spécifiques que le premier. Le premier système a pour fonction d’éviter certaines substances nocives (grâce à la détection de certaines odeurs) ; le second engendre des processus d’apprentissage qui ont pour fonction de permettre de reconnaître et d’éviter les substances nocives déjà rencontrées (grâce à la détection de certaines odeurs). Le mécanisme d’apprentissage donne lieu ainsi à des fonctions de reconnaissance spécifiques et non programmées génétiquement qui permettent à l’animal d’adapter son comportement à l’environnement qui l’entoure. Dretske, comme nous l’avons indiqué plus haut, juge que la téléosémantique ne fait sens qu’à partir de ce niveau-là. Alors que pour Enç l’indétermination à laquelle aboutit la téléosémantique dans sa version de base montre les limites de la théorie (ce qui justifie de la cantonner au niveau subdoxastique) ; pour Dretske, au contraire, cette indétermination peut être éliminée en montant d’un étage dans la hiérarchie fonctionnelle et en faisant jouer une nouvelle 63. Cf. Huneman, ce volume.
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] forme de fonctionnalité, celle que produisent les mécanismes d’apprentissage par essai et erreur. Deuxième façon d’élargir le champ d’application de la téléosémantique en affinant la théorie fonctionnelle : distinguer plusieurs types (de fonction) dans un réseau où des fonctions, situées à différents niveaux, s’articulent les unes aux autres selon certains modes. C’est ce que propose Millikan. La perspective adoptée est très abstraite. Millikan64 définit la notion de fonction (ou plus précisément de fonction propre) à partir de celle de famille reproductive (ou plus précisément de famille établie par reproduction). Une famille reproductive comprend des membres qui sont liés les uns aux autres par un même mécanisme de reproduction et qui se ressemblent à cause de ce mécanisme. Très générale, cette dernière notion s’applique aussi bien aux gènes et aux individus d’une même espèce qu’aux différents représentants d’un même organe dans une espèce. En établissant une hiérarchie des famille reproductives, puis en distinguant les fonctions en directes et dérivées, d’abord, et en relationnelles et adaptées, ensuite, Millikan se donne les moyens d’expliquer l’apparition de nouvelles fonctions à différents niveaux de généralité. Par exemple, la différence entre fonction relationnelle et fonction adaptée permet d’éclairer l’interdépendance entre la fonction générale d’un système de signes et les fonctions ponctuelles des signes employés. Ce qui explique, entre autres, l’engendrement de nouveaux contenus. Une nouvelle danse d’abeille signifie un nouveau couple direction/distance (sa fonction adaptée) en vertu de la fonction (directe relationnelle) du mécanisme producteur de danses, fonction qui se fonde sur la relation que ce mécanisme établit Normalement entre, d’une part, la forme des danses et, d’autre part, la direction et la distance de l’endroit où a été trouvé du nectar. La machinerie notionnelle mise en place en 1984 par Millikan apparaît lourde et même sur certains points assez confuse. De fait, Millikan l’a ensuite peu utilisée, elle a préféré exploiter les thèses générales qu’elle en avait tirées. Si la théorie des fonctions propres de Millikan n’est pas parfaite, elle offre néanmoins un ensemble de distinctions qui sont fort utiles pour comprendre comment des hiérarchies fonctionnelles complexes avec éventuellement plusieurs niveaux de sélection et de contrainte (biologiques, psychologiques, sociales, etc.) peuvent se développer en prenant appui sur des mécanismes relativement simples contrôlés directement par la sélection naturelle. 64. Millikan, Language, Thought and Other Biological categories, MIT Press, 1984 @.
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[les mondes darwiniens] Ainsi, Dretske et Millikan – chacun à leur manière et selon leur ligne propre : Dretske en privilégiant la relation informationnelle avec l’input, Millikan en mettant en avant le bénéfice retiré par les systèmes consommateurs – indiquent comment le projet téléosémantique peut chercher à dépasser le problème de l’indétermination du contenu par un enrichissement de la théorie des fonctions. La téléosémantique n’est pas obligée de se limiter à la théorie étiologique ordinaire, celle dont l’objet était simplement de rendre compte des attributions fonctionnelles que l’on trouve habituellement en biologie ; elle peut aller au delà en explorant et en exploitant la possibilité d’affiner la théorie étiologique des fonctions afin de mieux appréhender des phénomènes qui dépendent d’architectures complexes et aussi éventuellement de différents niveaux de sélection. Une autre façon de concevoir la poursuite du projet téléosémantique – que certains peuvent voir plutôt comme un changement de projet – est celle que propose Neander : prendre pour acquise l’indétermination fonctionnelle et choisir parmi les différents contenus attribuables celui qui répond le mieux aux exigences explicatives des sciences cognitives et de la neuroéthologie65. Si l’on jette un regard d’ensemble sur l’histoire de la téléosémantique, il apparaît que la fin des années 1990 a été marquée par un constat d’échec. Au lieu d’une théorie téléosémantique faisant l’unanimité et d’une solution claire et unique au problème originel – que représente un système de signes ou de signaux ? –, on s’est trouvé face à plusieurs propositions, qui pointaient dans des directions différentes, et aucun argument général ne permettait de trancher. Cet état de choses explique la relative accalmie qui a suivi après plus de dix ans de publications et de débats sur le sujet. Mais cette accalmie ne signifie nullement que le projet est mort ni même qu’il est abandonné. Non seulement il a continué d’être poursuivi et développé par Neander, Papineau, Millikan, des millikaniens comme Crawford Elder ou Carolyn Price, et un certain nombre d’autres dans les années 2000, mais il continue d’être une source d’inspirations et de réflexions pour de nombreux philosophes, comme en témoigne le recueil d’articles publié par Macdonald et Papineau en 2006, Teleosemantics. New Philosophical Essays. Cependant, une poursuite fructueuse de ce projet 65. Cf. Neander, “Malfunctioning and Misrepresenting”, Philosophical Studies, 79, 1995 @, p. 134-135, 137, et pour une version plus élaborée, Neander, “Content for Cognitive Science”, in McDonald & Papineau, Teleosemantics : New Philosophical Essays, Oxford UP, 2006.
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[françoise longy / fonctions biologiques et contenus sémantiques : la téléosémantique] réclame sans doute plus que de simples avancées sur le plan conceptuel. Comme le disent les deux directeurs de cet ouvrage dans leur introduction, cela demande aussi des avancées sur le plan des connaissances empiriques. Des analyses détaillées des pouvoirs représentationnels en termes de fonctions étiologiques doivent s’appuyer sur une connaissance empirique adéquate des mécanismes cognitifs impliqués. Il ne saurait être question d’identifier les fonctions d’éléments cognitifs si on ne sait pas par quels types de mécanisme ils sont traités et comment ces mécanismes se développent chez les individus66. 7 Conclusion
Q
uelle réponse pouvons-nous apporter à la question que posait Peter Goffrey-Smith en 200667 : que nous a appris la téléosémantique ? Sans aucun doute la même que la sienne : beaucoup de choses mais « pas exactement ce que nous pouvions originellement avoir l’espoir d’apprendre68 ». Et parmi ces choses apprises, il faut mettre aussi celles qui intéressent la philosophie de la biologie. En effet, une grande partie de la réflexion sur l’indétermination fonctionnelle a été motivée par les exigences que formulait la téléosémantique. Or, réfléchir sur l’indétermination fonctionnelle, c’est aussi, comme on l’a vu, réfléchir sur la façon dont on peut comprendre et décrire causalement une évolution par sélection naturelle. Mais faut-il vraiment adopter, comme nous y invite la question de Godfrey-Smith, le ton du bilan ? Il ne me semble pas. Même si certaines attentes liées au projet initial ont effectivement été déçues, il y a de bonnes raisons de croire, comme l’affirment Macdonald et Papineau, que le projet téléosémantique a encore beaucoup de choses à apporter. Mais, comme ils le précisent, en se focalisant sur l’homme, il faut alors concevoir la téléosémantique plus comme « une méthodologie qui promet d’expliquer le contenu petit à petit dans le sillage de découvertes empiriques sur l’architecture cognitive humaine » que comme « une théorie du contenu pour des représentations humaines sophistiquées69 ». Pour conforter 66. McDonald & Papineau (eds), Teleosemantics : New Philosophical Essays, Oxford UP, p. 16. 67. “Mental Representation, Naturalism, and Teleosemantics”, in McDonald & Papineau (eds), Teleosemantics : New Philosophical Essays, Oxford UP, 2006, p. 59. 68. Ibid., p. 66. 69. McDonald & Papineau (eds), Teleosemantics : New Philosophical Essays, Oxford UP, 2006, p. 16.
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[les mondes darwiniens] ce jugement, qui promet un nouveau développement en connexion avec des recherches empiriques en psychologie et en neurologie, on peut citer le neurophysiologiste Vittorio Gallese, qui a été l’un des découvreurs des neurones miroirs70. Dans un article de 2003, il déclare vouloir « exploiter de son point de vue particulier de neuroscientifique » certaines idées suggérées par la téléosémantique71. Selon lui, elles permettent de comprendre la nature relationnelle, tournée vers l’interaction avec le monde extérieur, de l’activité neuronale. Et cela permet d’expliquer, entre autres, la forte intrication que l’on constate entre le moteur et le cognitif, et d’éclairer le rôle dual de certains neurones (ou structures neuronales). Ainsi, les neurones qui s’activent seulement une fois que l’action déclenchée par un certain type de stimuli a produit un certain type d’effet, par exemple, attraper quelque chose – en d’autres termes, les neurones qui s’activent seulement une fois que l’action entreprise est couronnée de succès – doivent être compris à la fois comme les porteurs d’une représentation, à un niveau relativement abstrait, d’une relation moyen-fin, et comme un mécanisme de contrôle moteur72.
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chapitre
44
Marie-Claude Lorne
La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske
L’
objectif de cet article est de présenter la théorie de l’intentionna lité de Fred Dretske, et certaines des difficultés auxquelles elle est confrontée. Afin de bien comprendre l’originalité de son travail, nous commencerons par expliciter le concept d’intentionnalité et le programme de naturalisation de l’intentionnalité. Puis, nous exposerons la solution que Dretske a proposée dans son livre de 1988, Explaining Behavior1, avant de présenter certaines objections à cette solution. L’intentionnalité est un terme technique qui désigne le fait pour un état mental de porter sur quelque chose, ou d’être dirigé vers quelque chose. Considérons un état mental particulier : je suis dans une situation où je ne dispose que de baguettes pour manger mon repas, et je fais preuve d’une particulière maladresse ; j’en viens à former la croyance que la fourchette est un instrument remarquablement utile. Cette croyance est un état mental intentionnel parce qu’il porte sur des objets du monde, les fourchettes, auxquelles j’attribue certaines qualités. En étant dirigée vers ces objets, ma croyance les représente en tant qu’ils ont cette qualité, et cet objet avec cette qualité constitue le contenu de ma représentation. L’intentionnalité est donc une relation qui fonde le fait qu’un état mental soit une représentation et possède un contenu.
1. Dretske (1988), Explaining Behavior, MIT Press @.
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[les mondes darwiniens] C’est Brentano2 qui a réintroduit le terme « intentionnalité » dans le débat philosophique, après une longue disparition depuis le Moyen Âge. L’objectif de Brentano est en particulier de se servir de ce concept pour caractériser la spécificité du monde mental par rapport au monde physique ou matériel. Selon Brentano, l’intentionnalité est la marque du mental. Cette proposition, connue sous le nom de « thèse de Brentano », comporte deux aspects : elle signifie premièrement que tous les phénomènes mentaux sont intentionnels, et deuxièmement que seuls les phénomènes mentaux sont intentionnels !3 Précisons tout d’abord que nous n’étudierons pas ici le premier aspect de la thèse de Brentano. Signalons simplement que le gros de la discussion concernant ce premier aspect porte sur le statut des propriétés qualitatives de nos perceptions (qualia), comme la douleur par exemple. Si l’on peut reconnaître une directionnalité aux qualia, au sens où je peux par exemple distinguer deux états de douleur de même qualité par leur place sur mon corps (par exemple les douleurs qui résultent du même type de coupure sur chacune de mes mains), cette directionnalité, qui, comme nous l’avons vu, fait partie du concept d’intentionnalité, ne suffit pas à affirmer que ces états de douleur particuliers possèdent un contenu, ou portent sur quelque chose. Si un examen détaillé confirmait que certains états mentaux, comme les états de la conscience qualitative, ne sont pas des états intentionnels, alors le premier aspect de la thèse de Brentano serait mis en défaut. Nous allons nous concentrer sur le deuxième aspect, qui est la cible du programme de naturalisation de l’intentionnalité. La thèse de Brentano a en effet pour conséquence d’affirmer l’irréductibilité du mental par rapport au physique, aucune explicitation des propriétés des états mentaux formulée en termes physiques, ou plus largement à l’aide de descriptions admises par les sciences de la nature, ne pouvant, si cette thèse 2. Brentano (1944), Psychologie d’un point de vue empirique [1874], Aubier Montaigne. 3. Il faut noter que Brentano entend le terme « phénomène » en un sens idéaliste, c’est-à-dire comme ce qui apparaît à l’esprit (par opposition aux choses elles-mêmes). Stricto sensu, sa thèse opère donc une distinction entre les données de la conscience et non entre les objets du monde. Pour davantage de détails sur ce point, cf. notamment Pacherie (1993, Naturaliser l’intentionnalité. Essai de philosophie de la psychologie, PUF), Fisette & Poirier (2000, Philosophie de l’esprit. État des lieux, Vrin) et Jacob (2005, L’intentionnalité. Problèmes de philosophie de l’esprit, Odile Jacob). Cependant, nous suivrons dans ce texte l’interprétation qui a prévalu dans la philosophie analytique à partir de la fin des années 1950 où la thèse de Brentano est comprise et discutée comme une distinction entre deux types d’entités du monde.
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] est vraie, ressaisir le caractère intentionnel des représentations. En d’autres termes, la thèse de Brentano est incompatible avec une conception matérialiste de l’esprit, qui fait de ce dernier une partie de la réalité matérielle. Les approches analytiques récentes de la question de l’intentionnalité trouvent leur source dans un débat qui a opposé Chisholm à Quine au sujet de la validité et des conséquences de la thèse de Brentano. Les arguments de Chisholm4 s’inscrivent dans une critique du béhaviorisme analytique (dont un des principaux représentants est Gilbert Ryle), selon lequel les états mentaux peuvent se ramener à des dispositions comportementales. Ainsi, avoir la croyance que je dois donner un cours mardi prochain ne devrait pas être identifié au fait que je possède un état mental ayant ce contenu, mais au fait que j’ai tendance à manifester certaines dispositions comportementales qui sont appropriées dans cette situation : lire un certain nombre de textes pour le préparer, faire en sorte de me rendre dans la salle de cours, etc. Selon le béhaviorisme analytique, il serait ainsi possible de paraphraser l’ensemble du vocabulaire psychologique qui fait référence à des représentations mentales en termes de dispositions comportementales d’un sujet. L’argument de Chisholm consiste à montrer qu’il est impossible d’éliminer complètement le vocabulaire intentionnel. Toute tentative pour expliciter une croyance, par exemple, en termes de dispositions comportementales se heurte à la nécessité de devoir mentionner un état mental intentionnel pour rendre compte complètement de la conduite du sujet. Ainsi, la paraphrase comportementale de ma croyance selon laquelle je dois faire cours mardi prochain n’est pas complète si elle ne mentionne pas mon désir d’être présente dans la salle de cours. Chisholm en tire la conclusion que les états mentaux intentionnels constituent une catégorie d’entités irréductibles, et qu’il faut rejeter une ontologie physicaliste. Ses arguments constituent donc une défense de la thèse de Brentano. Quine5 admet avec Chisholm que le vocabulaire intentionnel est irréductible au vocabulaire comportemental, mais il en tire une conclusion radicalement différente. Si l’on fait l’hypothèse qu’il faut adopter une ontologie physicaliste, alors l’irréductibilité du vocabulaire intentionnel montre simplement que celui-ci est dépourvu de fondement, qu’il est tout au plus une façon commode de s’exprimer dans la vie de tous les jours, mais qu’il ne peut fonder une com4. Chisholm (1957), Perceiving, Cornell UP. 5. Quine (1960), Word and Object, MIT Press @.
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[les mondes darwiniens] préhension scientifique de la psychologie, parce qu’il ne peut pas fournir la base d’une explication causale. Cette discussion conduit donc à un dilemme : ou bien on admet la réalité primitive des entités intentionnelles, et on renonce à une ontologie physicaliste ; ou bien on admet cette ontologie physicaliste, et on renonce à considérer les états intentionnels comme étant des entités réelles, ces derniers ne pouvant intervenir dans une explication scientifique du comportement humain. On peut comprendre une grande partie des travaux sur l’intentionnalité à partir des années 1980 comme une tentative pour résoudre le dilemme de Quine6. Le projet consiste alors à préserver une ontologie physicaliste tout en affirmant la réalité des états intentionnels (réalisme intentionnel), ce qui revient à reconnaître qu’ils peuvent, en vertu de leur contenu, causer un comportement. Or, dans un cadre physicaliste, l’intentionnalité ne peut être considérée comme une réalité primitive irréductible. Le projet suppose donc qu’on essaie de comprendre l’esprit en général comme un élément de la nature, et 6. Sur la notion d’intentionnalité, on pourra consulter Crane (2001, Elements of Mind, Oxford UP @) ; pour une vue d’ensemble sur le programme de naturalisation de l’intentionnalité, cf. notamment Jacob (1997, Pourquoi les choses ont-elles un sens ?, Odile Jacob ; idem, 2005, L’intentionnalité. Problèmes de philosophie de l’esprit, Odile Jacob) et Pacherie (1993, Naturaliser l’intentionnalité, PUF) ; pour une présentation générale des différentes options suivies pour réaliser ce programme, cf. Cummins (1989, Meaning and Mental Representation, MIT Press @) et Sterelny (1990, The Representational Theory of Mind : An Introduction, Blackwell @). Les trois principaux philosophes qui ont développé ce programme selon des voies différentes dans les années 1980-1990 sont Fred Dretske, Ruth Millikan et Jerry Fodor ; ils ont présenté leurs idées dans les textes suivants : Drestke (1981, Knowledge and the Flow of Information, MIT Press @ ; 1986, “Misrepresentation”, in Bogdan, ed., Belief, Form and Function, Oxford UP ; 1988, Explaining Behavior, MIT Press @ ; 1995, Naturalizing the Mind, MIT Press @ ; 2000, Perception, Knowledge and Belief, Cambridge UP @) ; Millikan (1984, Language, Thought and Other Biological Categories, MIT Press @ ; 1993, White Queen Psychology and Other Essays for Alice, MIT Press @) ; Fodor (1987, Psychosemantics : The Problem of Meaning in the Philosophy of Mind, MIT Press @ ; 1990a, A Theory of Content and Other Essays, MIT Press @ ; 1990b, “Psychosemantics, or where do truth conditions come from ?”, in W. Lycan, ed., Mind and Cognition, Blackwell @). Neander (1995, “Misrepresenting and malfunctioning”, Philosophical Studies, 79 @ ; 1996, “Dretske’s innate modesty”, Australasian Journal of Philosophy, 74 @) ainsi que Papineau ont aussi proposé des contributions importantes dans ce domaine. Enfin, on peut noter deux livres plus récents qui ont proposés des solutions originales dans la perspective du programme de naturalisation de l’intentionnalité : Rowland (1999, The Body in Mind : Understanding Cognitive Processes, Cambridge UP @) et Price (2001, Functions in Mind : A Theory of Intentional Content, Oxford UP @).
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] l’intentionnalité comme une relation qui résulte d’un ensemble de processus naturels. Ce projet, qui aurait pour effet, s’il était réalisé, de réfuter la thèse de Brentano, vise donc à naturaliser l’intentionnalité. Il prend la forme d’une théorie du contenu des représentations mentales. Il s’agit d’expliquer en vertu de quels mécanismes les états mentaux en viennent à porter sur des objets du monde, c’est-à-dire possèdent une signification. Ces explications doivent être formulées sans faire appel à des concepts intentionnels (puisque c’est précisément ce qu’il s’agit d’expliquer). L’idée principale consiste donc à montrer comment la signification des états mentaux se constitue à partir d’éléments et de relations naturels non intentionnels. Nous allons maintenant présenter la théorie de l’intentionnalité de Dretske7, qui est l’un des principaux artisans de ce projet. 1 La théorie de Dretske
L
a théorie de l’intentionnalité de Dretske repose sur la notion d’indication et celle de fonction d’indiquer. Comme le dit Dretske8 : « Il faut comprendre ici la représentation comme combinant des idées informationnelles et des idées téléologiques9. » On peut appréhender la notion d’indication à partir du 7. Dretske (1988), Explaining Behavior, MIT Press @. 8. Dretske (1995), Natualizing the Mind, MIT Press @, p. 4. 9. Par « idées téléologiques », Dretske entend des idées qui font référence au concept de fonction biologique. Dans la littérature contemporaine, une théorie de la fonction est dite téléologique si elle cherche à rendre compte ( 1) du fait que les entités possédant une fonction ont une certaine finalité, et (2) du fait que cette finalité explique la présence de ces entités. Il est important de noter que ces théories ne comprennent pas la téléologie comme une forme de causalité spécifique, qui serait par nature différente de la causalité efficiente. Elles cherchent au contraire à réduire la téléologie biologique à la causalité efficiente en la comprenant à partir de la sélection naturelle. Dans ce cadre, la fonction d’un trait biologique constitue sa finalité et explique sa présence chez un certain type d’organisme parce que dans le passé, des organismes de même type qui possédaient ce trait ont été sélectionnés en vertu du fait que ce trait exerçait l’effet qui est identifié à sa fonction. C’est donc l’ensemble des relations causales qui sous-tendent la sélection naturelle qui rend compte de la présence du trait et donc permet d’expliciter de manière naturaliste la téléologie. Ce type de théorie de la fonction est aussi appelé « étiologique » ou « sélectif étiologique » puisqu’il fait dépendre la fonction de l’histoire causale (sélective) des organismes qui possèdent le trait considéré. Pour un exemple de théorie de la fonction comprise en ce sens, cf. par exemple Neander (1991, “The teleological notion of function”, Australasian Journal of Philosophy, 69 @). [Cf. le chapitre de Gayon & de Ricqlès, ce volume. (Ndd.)]
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[les mondes darwiniens] concept de signe naturel proposé par Grice10. Il s’agit d’un type de signification qui n’est pas sous-tendu par des intentions ni des conventions. Par exemple, les vingt-neuf anneaux présents sur la souche d’un tronc d’arbre signifient naturellement l’âge de l’arbre. Dretske insiste sur le fait qu’il doit de plus exister une relation de dépendance causale entre le signe et ce à quoi il fait référence. Plus précisément, on doit entendre par relation d’indication une corrélation nomique entre un état externe et un état interne. Dretske11 avait défendu une notion stricte d’information, dans laquelle l’indication est définie comme une corrélation parfaite entre un état mental et un état du monde, qui doit être sous-tendue par une loi. Cette conception forte de l’indication a donné lieu à de nombreuses objections, et Dretske12 a été conduit à adopter une notion plus libérale de l’indication, qui admet que les corrélations non vomiques, mais non accidentelles comme les régularités écologiques comptent au nombre des relations informationnelles. L’indication possède deux propriétés importantes : elle est objective et elle est factive. Par objectivité de l’information, il faut comprendre qu’un état de chose porte de l’information indépendamment d’un interprète qui déchiffrerait l’information. Comme Dretske13 aime à le rappeler, une trace laissée dans la neige par une caille porte de l’information sur l’animal qui a laissé cette trace indépendamment de la présence d’un interprète qui percevrait cette trace et identifierait l’espèce d’animal qui l’a produite. L’information est aussi factive : il est impossible qu’une structure puisse indiquer P si P n’est pas le cas. Les traces dans la neige ne peuvent indiquer la présence d’une caille, si ce n’est pas une caille qui les a produites. En conséquence, quelque chose comme la mésindication (une erreur d’indication ou une indication fausse) est impossible. Un état qui est simplement un indicateur n’est pas susceptible d’erreur. Or, les systèmes représentationnels sont par définition capables de méreprésenter les états de chose auxquels ils font référence. Afin de rendre compte du caractère intentionnel des représentations à partir de leurs propriétés d’indication, il est donc nécessaire d’introduire un élément supplémentaire dans la théorie. Cet élément est le concept de fonction d’indiquer. Dretske ne définit pas la notion de fonction, il 10. Grice (1957), “Meaning”, Philosophical Review, 66 @. 11. Dretske (1981), Knowledge and the Flow of Information, MIT Press @. 12. Dretske (1988), Explaining Behavior, MIT Press @, p. 57. 13. Ibid., p. 55.
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] observe seulement que celle qui convient pour sa théorie doit être normative, puisqu’elle doit rendre possible le fait qu’un système conserve sa fonction même s’il cesse d’accomplir l’effet fonctionnel, afin de rendre compte du phénomène de la méreprésentation. Ainsi, le système visuel d’un organisme peut avoir pour fonction de fournir des informations sur les formes ou les couleurs par exemple. Il peut cependant être affecté de diverses manières (perturbations dans l’environnement, dysfonctionnement), de telle sorte qu’il cesse de fournir ce type d’information. Il n’en conserve pas moins la fonction de fournir ces informations. Les systèmes qui possèdent une fonction d’indiquer en ce sens sont donc capables de méreprésentation. C’est la raison pour laquelle Dretske définit la représentation comme une structure qui non seulement est un indicateur de F, mais qui possède de plus la fonction d’indiquer F. Il distingue trois types de systèmes représentationnels, classés en fonction du degré de conventionnalité de leurs éléments et de leur fonction d’indication. Les éléments des systèmes représentationnels de type I ne sont pas des signes naturels, et leur fonction d’indiquer dérive d’un agent intentionnel qui conçoit et/ou utilise le système. Les éléments des systèmes représentationnels de type II sont en revanche des signes naturels, même si leur fonction d’indiquer dérive encore d’un agent intentionnel qui conçoit et/ ou utilise le système. Ils se distinguent tous deux des systèmes représentationnels de type III, dont les éléments sont des signes naturels, qui possèdent une fonction d’indiquer intrinsèque. Il est donc clair que dans le cadre de la question de la naturalisation de l’intentionnalité, ce sont les systèmes représentationnels de type III qu’il convient d’examiner. Plus précisément, la tâche consiste alors à comprendre en vertu de quel processus naturel les représentations qui caractérisent ces systèmes tirent leur fonction d’indiquer. Pour comprendre les positions de Dretske, il est important d’insister sur deux assomptions qui déterminent la nature du modèle qu’il propose. La première concerne le type d’état mental que Dretske veut comprendre en termes d’indication et de fonction d’indiquer. Il s’agit des croyances, c’est-à-dire d’états mentaux ayant un contenu propositionnel, et qu’on peut déterminer comme des états cognitifs. Il entend les croyances en leur sens classique, comme des attitudes propositionnelles, qui, combinées dans un syllogisme pratique avec d’autres attitudes propositionnelles d’un type différent comme les désirs, permettent d’expliquer le comportement. La deuxième assomption porte sur la contribution des croyances à l’explication du comportement. Selon Dretske, un
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[les mondes darwiniens] état mental n’est une croyance que si c’est en vertu de son contenu sémantique qu’il cause le comportement14. Le problème ne consiste plus seulement alors pour Dretske à découvrir quel est le processus naturel qui pourrait rendre compte de la fonction d’indiquer intrinsèque des systèmes représentationnels de type III, c’est-à-dire, ne consiste plus seulement à rendre compte de manière naturaliste des propriétés intentionnelles des représentations. Puisque la classe de représentations qui lui paraît être d’intérêt est la classe des croyances, et puisque selon lui la spécificité des croyances réside dans le rôle causal de leur contenu sémantique sur le comportement, le problème devient alors de découvrir de quel processus naturel dérive une fonction d’indiquer définie en termes de causation du comportement. La spécificité de la théorie de Dretske résulte de cette approche qui consiste à vouloir traiter au moyen d’un même modèle le problème de l’origine de la représentationnalité et le problème du rôle causal du contenu mental. L’élément de base du modèle de Dretske est la structure interne C. Pour pouvoir être considérée comme une représentation, C doit remplir deux conditions : il doit se trouver dans une relation d’indication avec un état de chose extérieur (chaîne causale C → F) et il doit de plus avoir la fonction d’indiquer F. Pour être une croyance, C doit de plus causer un certain mouvement (la relation C → M), et ceci en vertu de son contenu informationnel. Cette dernière condition suppose donc l’établissement d’une chaîne causale de second ordre entre la relation causale constitutive de l’indication et celle constitutive du comportement. C’est par l’intermédiaire de la fonction d’indiquer que Dretske procède réellement à l’articulation des deux chaînes causales. Dretske identifie en effet le fait pour une structure d’acquérir une fonction d’indiquer au fait que le contenu informationnel de cette structure en vienne à remplir un rôle causal sur le comportement. Puisque la fonction d’indiquer définit le caractère représentationnel d’une structure, c’est seulement lorsque son contenu informationnel est causal qu’elle peut être considérée comme une représentation. II faut noter que cette condition est valable en général pour toutes les formes 14. Dretske (1988, Explaining Behavior, MIT Press @, p. 79) déclare notamment : « Si le caractère sémantique d’une structure n’est pas en rapport avec la tâche qu’elle accomplit dans la formation de la sortie, alors cette structure n’est pas une croyance, même s’il est possible qu’il s’agisse d’une représentation. »
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] de représentations, et non pas seulement pour les croyances. Dretske déclare en effet15 : Une fois que C est recruté comme cause de M – et recruté comme cause de M à cause de ce qu’il indique sur F – C acquiert par là la fonction d’indiquer F. C acquiert sa sémantique, une signification véritable, au moment même où un composant de sa signification naturelle acquiert une pertinence explicative.
La tâche consiste alors pour Dretske à déterminer quel est le processus naturel qui est responsable de l’acquisition de cette fonction, c’est-à-dire qui est responsable de l’établissement de cette chaîne causale de second ordre. La sélection naturelle est un premier candidat, que Dretske finit pourtant par rejeter. Son argument repose sur l’idée que dans le cas des structures qui dérivent leur fonction de la sélection naturelle, ce n’est pas le contenu informationnel de la structure qui cause le comportement de l’organisme. Seul l’apprentissage, et plus précisément l’apprentissage par conditionnement opérant, pourrait donner à lieu à l’élaboration de croyances véritables. Les problèmes qui affectent la théorie de Dretske, et que nous allons aborder dans les sections suivantes, résultent de deux assomptions : premièrement, l’idée que la classe pertinente de représentations pour procéder à l’entreprise de naturalisation est la classe des croyances, et deuxièmement l’idée qui consiste à faire dépendre l’acquisition du contenu représentationnel de la causation d’un comportement, à travers le concept de fonction d’indiquer tel que nous venons de le présenter. Les représentations mentales qui doivent être considérées pour traiter le problème de la naturalisation de l’intentionnalité comme il apparaît dans la présentation des systèmes représentationnels de type III sont compatibles avec d’autres types de représentations mentales que les croyances. Ces représentations sont en particulier en jeu dans la production ct la régulation des comportements adaptatifs. On peut considérer qu’elles sont plus élémentaires que les croyances, et leur explicitation philosophique la plus adéquate n’est probablement pas le cadre des attitudes propositionnelles, si l’on entend par là des états qui présupposent une capacité linguistique de la part de son possesseur, et/ou la conscience du contenu pour le possesseur. Or, il se trouve que ce type de représentations est particulièrement intéressant pour une approche naturaliste de l’intentionnalité, puisqu’on peut rapporter le contenu de ces 15. Dretske (1988), Explaining Behavior, MIT Press @, p. 84.
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[les mondes darwiniens] états à la fonction du mécanisme qui les produit, fonction qu’on appréhende à partir d’un cadre évolutionnaire. Il est par conséquent peu heureux de restreindre de fait aux croyances les systèmes représentationnels de type III. Or il se trouve que du fait de cette conception particulière de l’acquisition de la fonction d’indiquer, Dretske ne dispose plus d’aucun moyen pour penser le contenu de ces représentations qui ne sont pas des croyances. De plus, cette approche biaise en quelque sorte la discussion de Dretske sur le rôle de la sélection naturelle comme processus conférant une fonction à un mécanisme. En concentrant son attention sur les croyances, il s’interdit d’étudier sérieusement le rôle de la sélection naturelle dans le recrutement de représentations plus élémentaires et donne l’impression de conclure en général à la non-pertinence de la sélection naturelle pour la naturalisation de l’intentionnalité, alors que sa discussion ne vaut que pour une classe particulière de représentations. L’approche de Dretske est donc problématique dans le cas de repré sentations élémentaires qui dérivent leur fonction de la sélection naturelle. Nous allons nous attacher à montrer que dans leur cas, la relation d’indication ne remplit pas le rôle explicatif que Dretske lui attribue et que sa théorie conduit à des attributions de contenu qui sont incompatibles avec celles qui résulteraient de l’application de concepts de fonction biologique usuels. Nous montrerons ensuite que l’exigence d’établissement d’une chaîne causale de second ordre, que Dretske place au cœur de son modèle, n’est pas un réquisit correct pour aborder la question de l’acquisition du contenu mental. Cette critique contribuera à montrer que la théorie de Dretske n’offre aucun moyen conceptuel pour penser le contenu mental de représentations plus élémentaires que les croyances, et ouvrira sur la nécessité de distinguer entre les croyances et ces représentations plus élémentaires. 2 Indication, explication, contenu
U
ne des caractéristiques majeures du modèle de Dretske pour la natu ralisation de l’intentionnalité réside dans la base informationnelle de sa théorie. La relation d’indication est l’un des fondements de la théorie dretskienne du contenu, en ceci qu’elle est censée rendre compte du sta tut représentationnel d’une structure. Une représentation est un état interne qui a la fonction d’indiquer F. Pour qu’un système manifeste une capacité représentationnelle, il faut que le fait qu’un indicateur C indique F explique le fait que cette même structure cause un certain mouvement (sachant
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] qu’un certain processus naturel – apprentissage ou sélection naturelle – est responsable de cette connexion). Autrement dit, un état interne possède la fonction d’indiquer F parce que la relation d’indication entre un état interne et un état du monde joue un rôle explicatif décisif dans la causation d’un comportement par cet état interne. De plus, le contenu informationnel, qui consiste en une relation nomique entre un état interne et un état du monde, constitue le fondement du contenu représentationnel. Pour Dretske, il n’y a pas de représentation sans indication, et il définit la représentation en termes de fonction d’indiquer. Par conséquent, selon lui l’objet de la représentation est identique à l’objet de l’indication. Ce sur quoi porte une représentation est identique à l’état de chose indiqué par l’indicateur. On peut ainsi dégager à l’intérieur du modèle de Dretske deux thèses qui sont sous-tendues par le composant informationnel de sa stratégie de naturalisation de l’intentionnalité. La première concerne le rôle explicatif de la relation d’indication : l’indication est la relation qui explique le recrutement d’un état interne dans une fonction. La seconde porte sur la relation entre le contenu informationnel et le contenu représentationnel : l’objet de la représentation est identique à l’objet de l’indication. Or, l’examen d’une classe particulière de cas – celui des représentations qui gouvernent le comportement adaptatif de certains organismes16 –, permet de soulever des objections contre chacune de ces thèses, ce qui a pour effet de fragiliser l’approche dretskienne de la naturalisation de l’intentionnalité. Un des exemples privilégiés pour aborder la question du rôle explicatif de l’indication dans le cas des comportements adaptatifs est celui des interactions entre proies et prédateurs17. Dans tous cas examinés par Dretske, les organismes (qu’il s’agisse de la proie ou du prédateur) possèdent des représentations 16. Notons que Dretske compterait ces représentations au nombre des représentations d’origine phylogénétique, dont il admet qu’elles sont des représentations, mais auxquelles il refuse le statut de croyances. Il serait intéressant d’examiner si le même type de critique peut être généralisé à des représentations qui n’appartiennent pas à cette catégorie, en particulier à des représentations recrutées par apprentissage. Nous ne traiterons pas de cette question dans ce texte. 17. La plus grande partie des exemples discutés par Dretske appartiennent à cette classe de cas, sans qu’il en tire des conséquences particulières, c’est-à-dire sans qu’il fasse intervenir dans l’explication du recrutement d’une structure dans une fonction des facteurs écologiques ne faisant pas (directement) référence à la relation informationnelle.
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[les mondes darwiniens] de leur antagoniste parce qu’ils possèdent des indicateurs, par exemple de proie, sur la base desquels la représentation est constituée. Ces indicateurs deviennent des structures représentationnelles si le contenu informationnel qu’ils véhiculent (c’est-à-dire ce qu’ils indiquent) explique que le prédateur se lance dans un comportement d’attaque en présence de la proie. La relation d’indication explique donc le recrutement de C comme cause de M. En définitive, la relation d’indication est censée être le facteur qui explique le comportement adaptatif. Pour résumer, selon Dretske, un état interne C est un détecteur de proie F. C cause le comportement d’attaque M parce qu’il indique F. La sélection naturelle a recruté C comme cause de M à cause de ce que C indique (F). Nous allons montrer qu’il n’en va pas ainsi : la relation d’indication ne remplit pas, dans le cas des comportements adaptatifs, le rôle explicatif que Dretske lui attribue. Cette critique importante a été en particulier développée par Godfrey-Smith18. Ce dernier montre que des facteurs autres que l’indication peuvent être plus importants pour le recrutement d’un état dans une fonction. Dans certaines circonstances écologiques, des détecteurs moins fiables que des indicateurs seront sélectionnés aux dépens des indicateurs. L’idée de base de la critique de Godfrey-Smith est que la fiabilité des détecteurs, qui est une condition posée par Dretske du fait du soubassement informationnel de sa théorie, n’est pas une exigence correcte pour définir la représentation, ou l’acquisition par une structure d’un statut représentationnel. Godfrey-Smith présente une situation dans laquelle des détecteurs de proie moins fiables que des indicateurs sont recrutés comme causes de M et non des indicateurs. La condition environnementale cruciale réside dans le coût pour l’organisme des faux positifs. On a affaire à un faux positif lorsqu’une occurrence de C est présente, alors que F est absent. Au contraire, les cas de faux négatifs sont ceux dans lesquels C n’est pas produit alors même que F est présent. Si les faux positifs n’ont qu’un coût négligeable pour l’organisme, alors la fiabilité de la détection n’est pas une condition importante pour la sélection d’une structure et son recrutement dans une fonction. GodfreySmith19 examine le cas d’une population dans laquelle les organismes portent deux types de détecteurs C et C*. La question est savoir qui de C ou C* va être sélectionné. C est un indicateur, mais il est lent. En revanche, C* est un 18. Godfrey-Smith (1992), “Indication and Adaptation”, Synthese, 92 @. 19. Ibid., p. 299-301.
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] détecteur beaucoup moins fiable, mais il est rapide et les faux positifs sont sans conséquence graves pour l’organisme. Dans ce cas, Godfrey-Smith montre que C* sera sélectionné aux dépens de C. On peut tirer plusieurs conclusions de l’exemple de Godfrey-Smith. Tout d’abord, une structure moins fiable qu’un indicateur peut être sélectionnée comme cause de M (et non un indicateur) si les conditions écologiques et les relations coût/bénéfice sont d’un certain type. Il se trouve que la théorie de Dretske suppose que l’indication en tant que telle accomplit l’essentiel du travail explicatif dans l’explication du recrutement de C comme cause de M (dans la mesure où pour Dretske l’indication de F constitue la fonction de C). En fait, « l’explication véritable du recrutement de C comme cause de M ne repose pas simplement sur des relations d’indication entre C et des états du monde F, mais sur des ensembles compliqués de facteurs coûts/bénéfices qui mettent en relation C, M, F et beaucoup d’autres choses encore20 ». Ce qui importe est le fait qu’un comportement soit adaptatif étant donné certaines conditions environnementales. L’indication n’est qu’un facteur parmi d’autres en vertu desquels l’appareil sensoriel d’un organisme est adaptatif, mais il n’est pas nécessairement le plus important, ni explicativement le plus saillant. Comme le dit Godfrey-Smith21 : Il est possible que Dretske ait raison au sujet de l’importance des explications du recrutement adaptatif des états internes pour le problème de la signification. Son erreur est de penser que les relations d’indication ont un rôle spécial à jouer dans ces explications, le type de rôle qui justifierait une assignation de fonction d’indiquer. L’indication est en fait un facteur relativement peu important dans ces explications.
Ces considérations conduisent à remettre en cause le modèle de Dretske. Au moins dans le cas des comportements adaptatifs, il semble désormais difficile de soutenir que l’acquisition du statut représentationnel d’une structure provient du fait que cette structure est un indicateur, et ceci en vertu du rôle explicatif que jouerait l’indication, puisque précisément l’indication s’est révélée ne pas être une condition nécessaire à l’établissement d’un couplage entre perception et comportement, comme le voudrait le modèle de Dretske. Cet exemple, et l’objection qui lui est associée, constituent un premier élément qui invite à rejeter la stratégie de naturalisation de l’intentionnalité adoptée 20. Ibid., p. 302. 21. Ibid., p. 297.
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[les mondes darwiniens] par Dretske, à savoir proposer une théorie mixte qui combine une base informationnelle à des éléments fonctionnels au profit d’une théorie qui aurait un fondement purement fonctionnel, au moins dans les cas évolutionnaires. Le deuxième aspect de la critique de l’élément informationnel de la théorie de Dretske consiste à contester l’idée selon laquelle il faudrait identifier le contenu représentationnel au contenu informationnel, ce qui revient à remettre en cause l’idée qu’une représentation n’est rien d’autre qu’une structure ayant la fonction d’indiquer. II y a deux aspects de cette question. On peut faire découler directement le premier aspect de cette critique de l’objection précédente. Faire dépendre le caractère représentationnel d’une structure du rôle explicatif que porterait cette structure du fait qu’elle a la propriété d’indiquer un certain état de chose a des conséquences contre-intuitives. En effet, la théorie de Dretske implique que deux structures qui ne diffèrent que par leur fiabilité ont nécessairement des contenus différents. La théorie de Dretske revient donc à faire dépendre la sémantique des états mentaux de leur degré de fiabilité, c’està-dire d’une condition épistémologique. Deuxièmement, l’idée selon laquelle le contenu représentationnel est fondé sur le contenu informationnel détermine des attributions de contenu particulières, qui ont la particularité d’être fines. Or ces attributions de contenu sont incompatibles avec une définition de la fonction qui repose sur une base sélective, définition qu’il est approprié d’utiliser dans le cas de l’explication des comportements adaptatifs. Si deux prédateurs ne diffèrent que par la fiabilité de leur détecteur de proie, la théorie de Dretske nous oblige cependant à conclure qu’ils ne sont pas dotés des mêmes représentations, ou plus radicalement, que seul le possesseur d’un indicateur de proie est doté de représentations de proie. Or, il se trouve qu’intuitivement, on attribue des représentations aux deux types d’organismes. Un exemple proposé par Godfrey-Smith22 fait apparaître le caractère contre-intuitif de la conception dretskienne du rôle explicatif de l’indication. Considérons l’exemple de deux espèces apparentées de prédateurs. Les membres de la première espèce sont confrontés à des proies qui ont développé un camouflage efficace, de sorte que l’appareil sensoriel des prédateurs ne peut les discriminer de manière fiable. Ces organismes sont par conséquent dépourvus d’indicateurs de leurs proies. Pour Dretske, ces organismes ne possèdent pas de représentations de leur proie. La deuxième 22. Godfrey-Smith (1992), “Indication and Adaptation”, Synthese, 92 @, p. 298-299 et 306-307.
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] espèce de prédateur est en revanche pourvue d’un indicateur de proie, parce que des conditions environnementales particulières rendent leur camouflage inefficace. Les proies sont donc aisément discriminables. Selon Dretske, ces organismes posséderaient une représentation de leur proie. La théorie de Dretske a donc pour conséquence de faire dépendre l’attribution de représentation de la fiabilité de détecteurs internes. L’exemple que nous venons de mentionner fait apparaître le caractère contre-intuitif de cette idée, puisque le premier type de prédateur, qui ne diffère du second que par la non-fiabilité de son appareillage de détection, se voit refuser la possession de représentations mentales, alors qu’intuitivement on serait porté à lui en attribuer. Il reste que l’argument principal contre cet aspect de la théorie de Dretske réside dans la mise en évidence du caractère non nécessaire de la relation d’indication pour le recrutement d’un état interne dans une fonction. Cependant, cet exemple est intéressant pour une autre raison. Il permet de faire apparaître un autre problème qui affecte la théorie de Dretske, et qui porte sur la façon dont il faut concevoir le contenu mental. Selon Dretske, une représentation est un indicateur qui est doté de la fonction d’indiquer. Ceci suppose que le contenu représentationnel se ramène au contenu informationnel, sachant que l’indicateur possède alors la fonction d’indiquer. La théorie du contenu développée par Dretske suppose qu’on introduise un concept de fonction biologique dans le modèle de la naturalisation de l’intentionnalité. Dretske est notoirement évasif quant au type de définition qu’il serait approprié d’utiliser dans le cadre de sa théorie. Il suggère cependant à plusieurs reprises que la définition étiologique de la fonction conviendrait. Or, il se trouve que les cas dans lesquels une proie par exemple n’est pas indiquée directement, mais seulement à travers une dimension physique avec laquelle elle est corrélée (lumière, humidité, etc.) font apparaître une tension avec cette thèse centrale de la théorie de Dretske : l’idée que la représentation n’est pas autre chose que l’indication plus la fonction d’indiquer, et la théorie de la fonction biologique que Dretske lui-même suggère d’utiliser à l’intérieur de son modèle. Nous allons montrer que la théorie du contenu qui découle de la base informationnelle de sa théorie est incompatible avec la définition étiologique23 de la fonction biologique. La théorie de l’intentionnalité de Dretske est fondée sur deux composants : la relation d’indication et la notion de fonction. La relation d’indication déter23. Cf. note 9 pour un rappel du sens de ce terme. (Ndé.)
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[les mondes darwiniens] mine quel est le contenu d’une représentation, ce à quoi elle se rapporte, et la notion de fonction permet d’assurer que les structures mentales en question sont susceptibles d’être fausses : elle permet de résoudre le problème de l’erreur. Ainsi, Dretske24 définit la représentation comme une structure qui a la fonction d’indiquer : « Il est important de se souvenir du fait que tout indicateur […] n’est pas une représentation. Il est essentiel que la fonction de l’indicateur […] soit d’indiquer ce qu’il indique. » Dretske ne fait pas reposer sa théorie sur une définition de la fonction particulière. Il identifie la fonctionnalité d’une structure au fait que, de manière non accidentelle, un couplage entre appareil sensoriel et appareil moteur soit instauré par un certain processus naturel (apprentissage ou sélection naturelle). Il faut cependant noter que Dretske reconnaît que la théorie étiologique pourrait bien convenir à son modèle. Il est intéressant de rappeler ce passage d’un texte ultérieur de Dretske, qui vaut selon moi aussi pour les thèses que nous analysons ici : Il se trouve que je suis partisan de la théorie des fonctions biologiques décrite par Godfrey-Smith (1994) [i.e. la théorie de l’histoire moderne25) […]. Le présent exposé est cependant indépendant de la théorie particulière des fonctions naturelles qu’on peut défendre, ou de la question de savoir d’où elles proviennent exactement […]. Il suffit, pour mon projet de naturalisation, qu’il y ait des fonctions naturelles – quelle que puisse être la façon correcte de les comprendre. Toutefois, je ferai dans ce livre l’hypothèse que les fonctions naturelles sont toujours acquises au moyen d’un processus historique comme la sélection naturelle […] et l’apprentissage.26
La thèse selon laquelle le contenu d’une représentation est constitué par sa base informationnelle détermine évidemment des attributions de contenu particulières, qui ont la propriété d’être fines. Les cas dans lesquels un objet n’est pas indiqué directement, mais seulement au moyen d’une dimension physique avec laquelle il est corrélé, sont à cet égard particulièrement intéressants. Dretske27 évoque lui-même des cas de ce genre. Sa théorie implique 24. Dretske (1988), Explaining Behavior, MIT Press @, p. 65. 25. La théorie de l’histoire moderne est une variante de la théorie sélective étiologique de la fonction (cf. note 9). Elle se distingue de celle-ci par le fait qu’elle précise, contrairement aux théories sélectives étiologiques classiques, que la portion d’histoire sélective pertinente pour la fonctionnalité est seulement le passé récent. 26. Dretske (1995), Naturalizing the Mind, MIT Press @, p. 169-170, note 4. 27. Dretske (1988), Explaining Behavior, MIT Press @, p. 102-104.
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] qu’alors, l’organisme dispose d’une représentation de la dimension physique avec laquelle l’objet est corrélé, et non de l’objet lui-même. Pour éclaircir cette question, il est utile de présenter un exemple détaillé. On peut s’appuyer à cet effet sur Shapiro28 qui utilise les recherches conduites par Pittendrigh sur la mouche à fruits. Ces organismes vivent dans des niches écologiques arides, et leur petite taille les rend particulièrement sujettes au dessèchement. Afin de décrire la façon dont les mouches à fruit résolvent ce problème, Pittendrigh29 introduit plusieurs notions qu’il est utile de mentionner pour clarifier ce qu’il faut entendre lorsqu’on fait référence à une « dimension physique corrélée à un objet » dans la discussion du contenu mental. Premièrement, la mouche à fruits doit résoudre un problème sélectif, celui de la conservation de l’eau. Ce problème est résolu par la détection d’une variable adaptativement significative, c’est-à-dire une condition environnementale dont la détection est adaptative. Il s’agit dans le cas présent l’humidité. La mouche à fruits résout ce problème sélectif grâce à plusieurs types de mécanismes qui ont tous la fonction de détecter l’humidité. Certains détecteurs détectent l’humidité directement, d’autres de façon seulement indirecte. La mouche possède en effet des détecteurs de lumière, de température, qui sont des conditions corrélées avec l’humidité. La question est alors de savoir quel est le contenu de ces détecteurs qui détectent indirectement l’humidité. Est-ce une certaine température, ou un certain niveau d’humidité ? Supposons que le détecteur de température dont dispose la mouche soit un indicateur, et supposons que la détection de la température contribue à orienter le comportement de la mouche (recherche ou évitement de certaines zones) de manière suffisamment stable pour qu’on puisse parler d’un couplage entre perception et comportement. Dans ce cas, Dretske est amené à soutenir que le contenu de cette représentation est la condition corrélée avec la variable adaptativement significative et non cette variable elle-même. En effet, puisque la mouche possède un indicateur de température et non un indicateur d’humidité, elle possède une représentation de température et non une représentation d’humidité. L’état interne de la mouche ne peut représenter l’humidité, puisque aucun indicateur d’humidité 28. Shapiro (1996), “Representation from bottom and top”, Canadian Journal of Philosophy, 26 @. 29. Pittendrigh (1958), “Adaptation, natural selection and behavior”, in Roe & Simpson (eds.), Behavior and Evolution, Yale UP.
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[les mondes darwiniens] ne sous-tendrait cette représentation. Puisque la condition initiale qui gouverne la représentationnalité, à savoir une base informationnelle, est absente, l’organisme ne pourrait pas développer non plus, par quelque processus que ce soit, une fonction d’indiquer, et par conséquent, ne pourrait pas non plus développer une représentation d’une telle condition30. Nous voudrions maintenant faire apparaître les problèmes qui s’attachent à une telle position lorsque le type de représentation dont on veut étudier le contenu est les représentations qui gouvernent certains comportements adaptatifs. Dans ce cas, l’attribution de contenu à laquelle Dretske est conduit en vertu de la base informationnelle de sa théorie entre en conflit avec l’attribution de contenu qui découle de la fonction étiologique du dispositif examiné. Ce problème repose en définitive sur la conception particulière que se fait Dretske de la fonction d’un élément. Par hypothèse, la classe de comportements examinés est les comportements adaptatifs. Plus précisément, on cherche à expliquer pourquoi, en présence de certains signaux détectés par son appareil sensoriel, l’organisme agit d’une certaine manière. Le type de comportement en question est une réponse à un problème posé par l’environnement. Par conséquent, on peut soutenir que dans les cas en question, la question à examiner est de savoir pourquoi la détection de certains signaux est une réponse à un problème sélectif. Ce type de question est clairement une question téléologique. Le problème consiste à expliquer la présence de cette capacité de détection, étant donné le problème à résoudre. Le choix d’un concept de fonction approprié dépend de la structure du problème à étudier. Il est clair que le concept étiologique de fonction est un instrument adéquat pour traiter cette question, puisqu’il s’agit d’une part d’un concept téléologique, et d’autre part d’un concept qui fait reposer la fonctionnalité sur l’histoire sélective de la population à laquelle appartient l’organisme considéré. Examinons à quel type d’attribution de fonction conduirait l’application du concept étiologique de fonction à des cas dans lesquels un dispositif sensoriel détecte une condition environnementale corrélée à une variable adaptativement significative. Dans ce cas, on peut dire que les organismes de la population considérée en viennent à être dotés d’un certain type de dispositif 30. Cette conséquence n’est pas ignorée par Dretske : il la revendique au contraire dans les passages ou il évoque les cas de corrélation (Dretske, 1988, Explaining Behavior, MIT Press @, p. 102-104).
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] sensoriel, par exemple un détecteur de température, parce que ce type de détecteurs leur permet de résoudre un certain problème environnemental plus efficacement que leurs compétiteurs qui sont dépourvus de ce dispositif. Exprimée de manière générale, la fonction étiologique du dispositif est donnée par le type de problème sélectif à résoudre. Par conséquent, si l’on reprend le cas des mouches à fruit de Pittendrigh, étant donné que le problème sélectif est le maintien d’un certain niveau d’humidité, on attribue aux dispositifs qui contribuent de manière non accidentelle à résoudre ce problème la fonction étiologique de détecter l’humidité. Autrement dit, la fonction étiologique du détecteur de température dont dispose la mouche à fruits est de contribuer à la détection des zones humides, en vertu de la corrélation entre niveau de température et niveau d’humidité. La raison pour laquelle dans le passé les organismes porteurs de détecteurs de température ont été sélectionnés aux dépens de ceux qui en étaient dépourvus est que ces organismes disposaient d’un avantage en ceci qu’ils détectaient plus efficacement les zones humides que leurs compétiteurs. La fonction étiologique du détecteur conduit alors à des attributions de contenu qui diffèrent de celles qu’implique la théorie de Dretske. Si la fonction étiologique du dispositif doit être identifiée au problème adaptatif qu’il contribue à résoudre, alors on doit conclure que – pour reprendre l’exemple des mouches de Pittendrigh – le contenu de la représentation doit être identifié à la variable adaptativement significative, et non à la condition corrélée avec elle. La phrase de Williams31 que Shapiro32 place en exergue de son article résume bien les problèmes auxquels la théorie de Dretske se heurte dans ce genre de cas : Je voudrais nommer un principe supplémentaire pour que quelque chose puisse être initialement inclus dans la science de la téléonomie33. Ce principe 31. Williams (1966), Adaptation and Natural Selection, Princeton UP @, p. 269. 32. Shapiro (1996), “Representation from bottom and top”, Canadian Journal of Philosophy, 26 @. 33. Ce terme désigne la finalité apparente de certains traits biologiques qui dérive de leur statut d’adaptations, lesquelles sont des traits qui résultent de l’action directe de la sélection naturelle. Pittendrigh (1958, “Adaptation, natural selection and behavior”, in Roe & Simpson (eds.), Behavior and Evolution, Yale UP) a introduit ce terme, l’opposant à celui de « téléologie ». Il visait ainsi à mettre à la disposition des biologistes un terme dépourvu des connotations métaphysiques
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[les mondes darwiniens] est que la nature des stimuli qui initient une réponse peut très bien ne pas indiquer la fonction de cette réponse.
La conclusion la plus immédiate qu’on peut tirer de cette discussion est que contrairement à ce que Dretske laisse penser – et au moins dans le cas des comportements adaptatifs, où l’on peut directement faire référence au concept étiologique de fonction – ce dernier ne constitue pas une explicitation du concept de fonction dont Dretske fait lui-même usage à l’intérieur de son modèle. Les conséquences de ce fait dépendent de l’importance et de la pertinence que l’on reconnaît au concept étiologique de fonction. Un certain nombre d’auteurs (Papineau, Millikan, Neander, Godfrey-Smith, etc.) pensent qu’il s’agit du concept de fonction le plus prometteur à partir duquel développer une théorie téléosémantique de l’intentionnalité. Si l’on se place dans cette perspective, l’incompatibilité des attributions de contenu qui découlent de la base informationnelle du modèle de Dretske avec celles qui dérivent de la fonction étiologique du même dispositif constitue une présomption supplémentaire de l’inadéquation du modèle de Dretske. Remarquons cependant que la même objection pourrait être formulée en utilisant le concept propensionniste de fonction34. En effet, même si cette définition diffère de la définition étiologique de la fonction sur plusieurs aspects, elle fait reposer la fonction sur la capacité à être sélectionné en vertu de la possession d’une certaine disposition. Dans ce cadre, l’importance sélective de la disposition (par exemple : détecter la température) est interprétée en faisant référence au problème sélectif général qu’elle permet de résoudre (maintien d’un certain niveau d’humidité). En conséquence, les attributions de contenu qui dérivent de la base informationnelle de la théorie de Dretske dans les cas où l’organisme ne dispose pas d’un indicateur direct d’une condition environnementale qui est cruciale pour sa survie est aussi incompatible avec (vitalisme, inversion de l’ordre de la causalité [backeward causation]) dont était encore chargé le terme « téléologie », pour leur permettre de construire une discipline biologique spécifiquement consacrée à l’étude des adaptations, sans que le langage utilisé dans ce cadre n’implique d’options métaphysiques indésirables. Cette entreprise a si bien réussi qu’aujourd’hui, le terme « téléologie » est utilisé par les philosophes analytiques de la biologie précisément pour désigner ce que pointait le terme « téléonomie » : une téléologie naturalisée comprise à partir de la selection naturelle. 34. Cf. Bigelow & Pargetter (1987), “Functions”, Journal of Philosophy, 84 @ ; Proust (1995), « Fonction et causalité », Intellectica, 2, 21 @ ; idem, (1997), Comment l’esprit vient aux bêtes, Gallimard.
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] les attributions de contenu qui dériveraient de l’application à son modèle de la théorie propensionniste de la fonction pour une classe de cas identiques. De manière générale donc, le fondement informationnel de la théorie de Dretske, qui est responsable du fait que le contenu représentationnel d’un état soit identifié au contenu informationnel de cet état (sachant qu’il doit de plus acquérir la fonction d’indiquer pour être une représentation), conduit à des attributions de contenu qui sont incompatibles avec celle qui dérivent de l’application de concepts de fonction biologique fondés sur le processus de sélection naturelle, dans les cas où un indicateur direct d’une condition environnementale est absent. Si l’on considère que l’interprétation correcte de l’attribution de contenu dans des situations de ce genre est celle qui est fournie par la fonction biologique (étiologique ou dispositionnelle) du dispositif, alors on doit considérer les attributions de contenu engendrées par le modèle de Dretske comme incorrectes, et en conséquence, puisque ce type d’attribution repose sur le fondement informationnel de sa théorie, rejeter l’idée d’un fondement informationnel pour une théorie naturaliste des représentations mentales, dans le cas des représentations qui gouvernent les comportements adaptatifs. J’ai ainsi montré dans cette section que les deux thèses qui sont soustendues par le composant informationnel de la théorie de Dretske, à savoir l’idée selon laquelle l’indication explique le recrutement dans une fonction, et l’idée que le contenu représentationnel n’est pas autre chose que le contenu informationnel ne sont pas fondées dans le cas des représentations qui soustendent les comportements adaptatifs. Ces arguments invitent en même temps à penser que l’indication telle que Dretske la conçoit n’est pas un composant nécessaire pour penser le contenu représentationnel, ce qui aurait pour conséquence qu’il faudrait renoncer au soubassement informationnel pour adopter une stratégie plus adéquate de naturalisation de l’intentionnalité. 3 La chaîne causale de second ordre La théorie de Dretske est supposée rendre compte à la fois de l’acquisition par une structure d’un contenu représentationnel et du rôle causal du contenu ; en d’autres termes, elle est supposée valoir à la fois comme une solution au problème de la naturalisation de l’intentionnalité et à celui de la causalité mentale. Elle implique de plus une classification particulière des différents types d’états mentaux. Un aspect crucial de ce modèle réside dans
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[les mondes darwiniens] la nécessité qu’il pose de l’établissement d’un lien causal de second ordre par un certain processus naturel (apprentissage ou sélection naturelle) entre la chaîne causale qui sous-tend l’indication et celle qui sous-tend la causation du comportement : une fois que le processus naturel pertinent est entré en action, c’est en vertu du fait d’indiquer F (et le fait pour C d’indiquer F est sous-tendu par une régularité nomique) que C cause M (le lien causal entre C et M étant ce qui selon Dretske définit un comportement). C’est cet aspect de la thèse de Dretske qui constitue l’instrument pour aborder le problème de la causalité mentale. Le même lien causal de second ordre est aussi en jeu dans la théorie de l’acquisition du contenu sémantique puisque le fait pour C de causer M en vertu de son contenu informationnel est ce que Dretske comprend comme étant constitutif de la fonction d’indication, et par là du caractère intentionnel d’un état. La causation de M par C en vertu de son contenu est enfin pour Dretske le fondement de la distinction entre croyance et représentation, ou encore entre états cognitifs et états subcognitifs, puisque Dretske ne reconnaît comme croyances que les états qui causent un mouvement en vertu de leur sémantique, réservant aux autres le statut de simples représentations. Les thèses de Dretske les plus importantes et les plus originales, qui portent sur le rôle causal du contenu sémantique, sur l’acquisition par une structure d’un contenu sémantique et sur la classification des représentations, reposent en définitive sur l’existence de ce lien causal de second ordre entre la chaîne causale constitutive de l’indication et celle qui est constitutive du comportement. Or un tel lien causal de second ordre ne peut exister que si C fait référence à la même entité à l’intérieur des deux chaînes causales. Le modèle de Dretske implique qu’une seule et même structure interne soit à la fois un des relata de la relation d’indication et un des relata de la relation causale sous-tendant le comportement. Si C fait référence à des entités différentes à l’intérieur de ces deux relations causales, alors il est impossible de poser un lien causal de second ordre entre la relation d’indication et la relation causale constitutive du comportement. Ceci aurait pour conséquence de remettre en cause le cœur même de la théorie de Dretske. Nous nous proposons de montrer que C ne peut pas faire référence à la même entité, que ce soit dans le cas des « comportements instinctifs » ou dans le cas des croyances acquises par apprentissage. Notre objection repose sur une interprétation du type de structures cérébrales auxquelles font référence les « indicateurs » dretskiens, étant donné la contrainte imposée par Dretske selon laquelle ils doivent être placés dans une relation nomique avec un état de
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] chose dans l’environnement, et elle consiste à montrer que ce type de structures ne peuvent être conçues comme étant directement en charge du contrôle des mouvements de l’organisme dans les cas qui intéressent Dretske. Selon Dretske, pour que C soit une structure mentale véritablement intentionnelle, il faut qu’elle remplisse deux conditions : (1) C doit être un indicateur. (2) le contenu de C doit être le facteur causal pertinent qui explique le comportement. La condition (1) impose donc qu’on interprète le C présent dans la relation informationnelle comme faisant référence aux capteurs sensoriels les plus périphériques, car seul ce type de structures internes peut être considéré comme étant placé dans une relation nomique avec une condition environnementale. Pour que la structure C soit un facteur causal du comportement, autrement dit, pour qu’elle soit elle-même un des relata de la chaîne causale constitutive du comportement, c’est-à-dire pour que la relation causale de second ordre puisse valoir, il faudrait donc que des structures sensorielles périphériques soit directement responsables de la causation d’un mouvement. Or il se trouve que ce type de circuit cérébral n’est présent (s’il l’est) que chez les organismes les plus élémentaires, pas même dans les cas que Dretske lui-même évoque sous le label de « comportements instinctifs », et encore moins probablement dans le cas des comportements gouvernés par des « raisons d’agir », ou encore des croyances, qui selon Dretske constituent des comportements véritablement causés par des structures intentionnelles. Dans ces deux derniers cas, pour résumer brièvement, les informations provenant des capteurs sensoriels périphériques sont relayées en direction de structures intermédiaires subcorticales, puis en direction de centres corticaux, avant de parvenir aux structures motrices de l’organisme. Ainsi, les indicateurs (contenu informationnel des récepteurs sensoriels) ne sont pas la cause directe du comportement. L’information subit des étapes de traitement ultérieures, qui supposent des représentations intermédiaires (pas forcément cognitives, c’est-à-dire pas forcément de l’ordre de la croyance) qui, elles, jouent un rôle causal sur le comportement (ou causent une sortie motrice). Dans ces deux derniers cas par conséquent, C ne fait pas référence à la même structure dans la relation causale informationnelle et dans la relation causale comportementale. Un lien causal de second ordre, du type de celui que Dretske invoque dans son modèle, ne peut donc être présent.
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[les mondes darwiniens] En définitive, le modèle que Dretske propose n’est conforme qu’aux types d’organismes et de comportements les plus élémentaires auxquels il se refuserait par ailleurs absolument à accorder un statut intentionnel. Nous allons examiner un cas de « comportement instinctif » que Dretske lui-même évoque. Nous montrerons que dans ce cas, contrairement à ce qu’il soutient, C ne fait pas référence au même type de structure dans les deux chaînes causales en question. Nous conclurons qu’a fortiori dans le cas des organismes capables de croyances, l’architecture cognitive est vraisemblablement encore plus complexe, et qu’il est donc impossible de soutenir l’existence d’une relation causale de second ordre entre la relation informationnelle et la relation causale comportementale. Dretske35 entend donner une idée de la façon dont les comportements instinctifs déclenchés par des indices environnementaux détectés par l’appareil sensoriel de l’organisme pourraient correspondre à son modèle36. Pour présenter ce point, Dretske développe plusieurs exemples, en particulier celui du papillon de nuit, que nous allons examiner plus en détail. Il affirme que dans ce cas, la structure qui indique (C) est la même structure qui cause la sortie motrice (M). Le papillon de nuit est capable de détecter les ultrasons émis par son prédateur principal : la chauve-souris. Son appareil auditif possède deux types de récepteurs qui répondent chacun à un type particulier de stimulus. Le premier est sensible aux sons d’intensité faible et modérée, qui sont caractéristiques de la présence d’une chauve-souris à une certaine distance. Lorsque le papillon détecte un son de ce genre, il produit un mouvement de fuite en direction inverse de la source. Le second est sensible aux sons de haute fréquence caractéristiques d’une chauve-souris à proximité. Lorsqu’un stimulus de ce type est détecté, le papillon produit une fuite en plongée. La question qui intéresse Dretske est celle de savoir en vertu de quel processus l’information fournie par les récepteurs auditifs (les indicateurs) a un rôle causal sur le mouvement. Il mentionne la nature de l’organisation cérébrale du papillon qui connecte les circuits sensoriels aux circuits moteurs : 35. Dretske (1988), Explaining Behavior, MIT Press @, p. 91-92. 36. Il va ensuite rejeter l’idée selon laquelle la sélection naturelle pourrait constituer un processus naturel rendant compte du caractère sémantique des structures mentales, réservant ce rôle à un autre processus naturel, l’apprentissage par conditionnement opérant.
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] Un examen du diagramme de câblage comparativement simple du système nerveux central du papillon montre que les neurones moteurs qui ajustent l’orientation, et donc la direction du mouvement (M) du papillon, sont contrôlés, à travers un réseau d’interneurones, par des structures qui indiquent la position (distance et direction) de la source sonore (F).37
Il en tire la conclusion que l’indicateur lui-même (C) est la cause du mouvement : « La production de M par C est, au moins en partie, le résultat du fait qu’il indique F. » Or, contrairement à ce que Dretske affirme ici explicitement, le mouvement n’est pas directement causé par les indicateurs, et les indicateurs ne contrôlent pas directement le mouvement. Alcock38 explique brièvement que « pour faire usage de sa réponse antidétection, le papillon doit seulement s’orienter de façon à synchroniser l’activité des deux récepteurs A 1. Les différences dans le taux de production des potentiels d’action par les récepteurs des deux appareils auditifs sont probablement contrôlées par le cerveau, qui relaie des messages neuronaux aux muscles des ailes via les ganglions thoraciques et des neurones moteurs ». Le mouvement du papillon n’est donc pas directement contrôlé par les indicateurs. Bien plutôt, l’information fournie par les indicateurs est utilisée par des structures de contrôle supérieures, probablement elle-même représentationnelles, et ce sont elles qui sont les causes du mouvement. Il ne s’agit pas de nier que les récepteurs sensoriels jouent un rôle dans l’orientation du papillon, mais que ces indicateurs causent le mouvement. L’examen d’un autre exemple peut permettre de montrer encore plus clairement que les indicateurs ne causent pas directement le mouvement. Le grillon possède des détecteurs d’ultrasons, qui lui permettent d’éviter son prédateur : la chauve-souris. Les récepteurs de l’appareil auditif des grillons réagissent à des sons situés entre 40 et 50 kHz. Un type de cellules est particulièrement important dans le contrôle moteur du grillon à partir d’informations sensorielles : les int-1. Ces cellules jouent un rôle crucial dans la réponse des grillons aux ultrasons. En effet, si l’on inactive int-1 alors que le récepteur acoustique de l’oreille est intact, et alors qu’il produit des potentiels d’action, la stimulation d’un ultrason n’engendre pas la réponse typique du grillon en présence de 37. Dretske (1988), Explaining Behavior, MIT Press @, p. 91-92. 38. Alcock (1998), Animal Behavior : An Evolutionary Approach, Sinauer Associates @, p. 140.
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[les mondes darwiniens] ce stimulus. Inversement, si l’on active expérimentalement int-1 sans que les récepteurs acoustiques de l’oreille ne soient stimulés (c’est-à-dire sans que des ultrasons ne soient présents), on observe le changement d’orientation du corps de l’animal caractéristique de la réponse de fuite. Alcock conclut ainsi : Ces expériences établissent de manière convaincante une relation causale entre l’activité de int-1 et la réponse apparente de fuite de la chauve-souris de la part des grillons. Mais les cellules int-1 sont des interneurones sensoriels : ils n’innervent pas directement les muscles locomoteurs des grillons. En revanche, ils envoient leurs signaux au cerveau du grillon, qui intègre des entrées provenant de nombreuses sources avant de « prendre la décision » d’envoyer un signal aux neurones moteurs qui contrôlent les muscles du corps du grillon.39
Ces deux exemples montrent clairement que les indicateurs ne causent pas directement le mouvement. Des structures d’un autre type sont responsables de la causation du mouvement. Par conséquent dans ce type de cas, C ne fait pas référence à la même entité à l’intérieur des deux chaînes causales, ce qui revient à dire qu’on ne peut poser un lien causal de second ordre entre la chaîne causale qui sous-tend l’indication et celle qui sous-tend la causation du mouvement. Le lien causal entre l’enregistrement sensoriel de l’information et la production du mouvement n’est pas aussi direct que Dretske le conçoit, et il met en jeu bien autre chose que le simple fait qu’un indicateur porte de l’information. Il faut en particulier prendre en compte le rôle et l’action de représentations intermédiaires qui traitent l’information provenant des indicateurs. Dretske néglige ces représentations intermédiaires, et rien dans sa théorie ne permet de rendre compte de leur statut représentationnel. On pourrait penser que cette analyse ne fait que conforter la théorie de Dretske. Il pourrait répondre après tout que ce type d’exemple montre que les indicateurs actifs dans les comportements instinctifs ne peuvent être transformés en structures représentationnelles, puisque le contenu des indicateurs ne cause pas directement le mouvement. Cela irait dans le sens de l’idée de Dretske selon laquelle les représentations recrutées par sélection naturelle ne sont pas des croyances. Cette interprétation ne rend cependant pas compte de la teneur de ces exemples. Ils indiquent bien plutôt que Dretske méconnaît la complexité des cas qu’il entend expliquer. Même dans le cas des comportements instinctifs, l’architecture qui donne lien à la production du 39. Alcock (1998), Animal Behavior : An Evolutionary Approach, Sinauer Associates @, p. 165.
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] comportement est plus complexe que ne le suppose le modèle de Dretske. Il est permis de penser qu’à plus forte raison, les systèmes cognitifs qui donnent lieu à l’élaboration et à l’utilisation de croyances (au sens de Dretske : des états mentaux qui seraient des raisons d’agir et qui sont « pour » le système) sont beaucoup plus complexes et mettent en jeux des structures représentationnelles intermédiaires et des circuits beaucoup plus compliqués que ne le suppose le modèle de Dretske. 4 Conclusion Ce contre-exemple a des conséquences importantes pour la théorie de Dretske. Premièrement, le modèle de Dretske ne peut être considéré comme une réponse adéquate au problème du rôle causal du contenu mental, puisque le type de structures qui se voit assigné un rôle central dans la théorie de Dretske, à savoir les indicateurs, que l’on doit interpréter comme faisant référence aux capteurs sensoriels les plus périphériques du fait de la contrainte nomologique qui régit l’indication, ne sont précisément pas celles qui sont opératoires dans la causation du comportement. Il faudrait bien plutôt tourner son attention vers ces structures intermédiaires subcorticales qui rassemblent les informations sensorielles avant d’être relayées vers le cortex. Or, elles n’ont pas leur place dans la théorie de Dretske, et rien dans son modèle ne permet de rendre compte de leur contenu ou de leur caractère intentionnel, en particulier si par le rassemblement d’informations provenant de plusieurs modalités, elles sont caractérisées par un type d’information qui ne serait pas disponible au niveau des indicateurs d’une unique modalité. Il nous paraît fécond d’explorer cette direction. Mais on voit d’emblée que la stratégie informationnelle semble ne pas convenir pour interpréter les propriétés de ces représentations. Deuxièmement, on ne peut plus non plus expliquer l’acquisition par une structure d’un statut représentationnel par le fait que son contenu contribue à la causation d’un mouvement. Cet exemple montre clairement que des structures mentales qu’on est tenté de caractériser comme des représentations ne sont pas directement articulées au contrôle moteur. En un mot, il me paraît erroné de faire de la causation du comportement une condition nécessaire du caractère représentationnel d’une structure. À cet égard, il est éclairant de rappeler que Proust40 a montré, s’appuyant sur des expériences de Gallistel, que des expériences récentes sur l’apprentis40. Proust (1997), Comment l’esprit vient aux bêtes, Gallimard.
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[les mondes darwiniens] sage conduisent à la même conclusion. Dans ce cas aussi, l’articulation directe entre la formation des représentations et l’utilisation de ces représentations à des fins de contrôle moteur est illégitime, ce qui tend à montrer qu’une structure n’a pas besoin de causer un comportement pour être reconnue comme une représentation, et que la production d’un mouvement n’entre pas dans la définition d’une représentation. Si les exemples examinés dans la section précédente ont pour conséquence de montrer que les représentations issues de la sélection naturelle et celles qui sont élaborées à partir d’un processus d’apprentissage sont toutes deux dépourvues d’une articulation directe à la causation du mouvement, alors l’unique critère de distinction que Dretske propose entre ces « simples représentations » et les croyances disparaît, puisque Dretske soutenait que les croyances se distinguent des simples représentations en ceci que seul le contenu des premières joue un rôle causal sur le comportement. Les résultats de la section précédente tendent à montrer que ni l’une ni l’autre ne joue ce rôle causal, et ceci du fait de la base informationnelle de la théorie dretskienne du contenu sémantique. Nous pensons qu’il est en effet intéressant et important de distinguer plusieurs types de représentation, mais non pour les raisons que Dretske invoque. Le critère de différenciation entre différents types de représentations devrait reposer sur autre chose que sur la question de la causation du contenu sur le comportement. Par conséquent, on doit trouver un autre fondement pour esquisser une théorie de l’architecture cognitive. Dans ce texte, nous avons montré que la façon dont Dretske conçoit le lien causal de second ordre qui constitue le cœur de son modèle est erronée dans le cas des comportements adaptatifs : l’indication n’est pas en elle-même le facteur causal qui explique le recrutement d’un état dans une fonction, c’està-dire le fait que le contenu informationnel en vienne à avoir un rôle causal. En d’autres termes, nous avons contesté que Dretske identifie correctement le processus pertinent, en tenant pour acquise, pour les besoins de l’argument, l’adéquation du modèle de Dretske, c’est-à-dire l’idée même que l’on puisse en général rendre compte de la capacité représentationnelle par le fait que le contenu informationnel d’une structure joue un rôle causal sur le comportement. La présente critique est cependant plus générale, puisque tout d’abord elle est supposée valoir aussi bien pour les « comportement instinctifs » que pour les comportements appris, et puisque ensuite elle consiste à montrer que le modèle de Dretske ne peut pas valoir comme une solution à ces deux problèmes.
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[marie-claude lorne / La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske] Les objections que nous avons présentées dans ce texte ne peuvent faire oublier que la théorie de Dretske a eu une importance considérable en philosophie de l’esprit. Dretske fut l’un des premiers à proposer une solution articulée et sophistiquée pour réaliser le programme de naturalisation de l’intentionnalité. Nos remarques ne visent certainement pas à remettre en cause ce programme, mais au contraire à contribuer, par la critique argumentée, à affiner et peut-être à réorienter une des tentatives les plus brillantes visant à concilier réalisme intentionnel et physicalisme.
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Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 45
Olivier Brosseau & Marc Silberstein
évolutionnisme(s) et créationnisme(s)
L
ongtemps, il fut question du créationnisme. à l’examen du vaste corpus des thèses faisant du moment premier de toutes choses une intention divine, un pluriel s’impose, rendant ainsi compte de deux caractéristiques majeures de ce courant d’idées : sa diversité rhétorique et son unité doctrinale, l’une masquant souvent l’autre. Dans ce chapitre, nous tenterons une approche typologique des créationnismes, en mettant l’accent sur l’Intelligent Design et sur les positions actuelles du Vatican (section 2). 1 Polyphonie des créationnismes
S
i l’on sait que le « créationnisme » n’est pas une doctrine homogène, simpliste, aux caractéristiques flagrantes, dont l’indigence théorique sauterait immédiatement aux yeux, il n’est pourtant pas inutile d’examiner ce qui rassemble tous les mouvements de pensée dont les points communs sont : 1) de rechercher dans les manifestations dites harmonieuses de l’univers et de la vie les signes d’une volonté divine, d’une transcendance ; 2) un refus manifeste, pour ceux de ces mouvements qui admettent une évolution (on verra ce qu’il faut entendre par ce terme ambigu), de la théorie darwinienne de l’évolution. Notre idée est donc de revendiquer la dénomination « créationnisme » pour toutes les doctrines qui, à un moment quelconque de leur argumentation, font intervenir un être transcendant, hors de la nature, doué d’intentionnalité et de volonté, agent créateur et décisionnaire, à des degrés divers – c’est surtout ici que se lisent les variantes des créationnismes –, de l’agencement de l’univers, de ses constituants et de ses entités vivantes organisées et adaptées. Ce bloc
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[les mondes darwiniens] d’idées, ainsi unifié, s’oppose au naturalisme et au matérialisme méthodologique, dont fait partie la théorie darwinienne de l’évolution1. Au début du christianisme, rien ne venait perturber l’observance stricte des textes sacrés, ceux qui réglaient les mœurs et ceux qui disaient de quoi le monde est fait. On n’interprétait pas la Bible, on lisait la Bible en son verbe premier et dicté par Dieu. Et Dieu disait, entre autres, que le monde avait été créé en six jours (des jours de vingt-quatre heures ; on verra plus loin que cette précision n’est pas triviale), que les animaux étaient des créatures apparues en leurs formes actuelles, fixes et destinées à cette imperturbable fixité. Le Déluge, dans la théologie chrétienne d’alors, était une vérité et non une allégorie. Et ainsi de suite avec les autres événements de la Genèse. L’homme, créature spéciale, était pourvu d’une âme et d’un libre arbitre, et son origine adamique ne prêtait pas à sourire. Ceci, entre autres traits, caractérise la forme primitive, archétypique et canonique du créationnisme conçu comme une stricte application à tout l’univers, donc au vivant, des règles divines de constitution du monde telles qu’elles se lisent ex abrupto dans la Bible. Ici, il ne saurait être question de lier cette parole sacrée à quelque propos scientifique que ce soit. Ce créationnisme dit littéraliste fut longtemps la doctrine officielle de l’Église catholique et reste le guide suprême de nombreuses Églises protestantes, notamment aux États-Unis. Il est vrai que ce créationnisme-là est tombé en désuétude au cours du xxe siècle, en Occident, mais a été réactivé sous diverses formes dans les années 1960, à l’initiative notamment de John C. Whitcomb et Henry M. Morris, avec leur livre Genesis Flood : The Biblical Record and its Scientific Implications (1961), acte de renaissance d’un créationnisme offensif et dûment assumé, la « Creation Science », puis de Duane T. Gish et son Evolution : The Fossils Say No ! (1979). « Science » veut dire pour eux que l’étude de la Bible, de la Genèse, est une authentique science. Dans le cas des créationnistes américains contemporains, cette résurgence prend le nom de « Young Earth Creationism » (créationnisme de la Terre jeune : la 1. Que l’on caractérisera, de façon extrêmement condensée, ainsi : c’est une évolution par sélection naturelle (cf. Huneman, ce volume), processus par lequel des populations se modifient par un mécanisme mettant en jeu l’interaction de ces trois facteurs : la variation (cf. Heams, ce volume), l’hérédité (idem) et les aptitudes différentielles des organismes à survivre et à se reproduire. Le cœur naturaliste (explication de la nature par la nature), antifinaliste (récusation de la téléologie) et unificateur (prise en charge théorique par le darwinisme d’un nombre considérable de phénomènes) propre à la théorie darwinienne est là.
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[olivier brosseau & marc silberstein / évolutionnisme(s) et créationnisme(s)] Terre a été créée entre 6 000 et 10 000 ans, suivant les interprétations de la généalogie biblique). Dès la deuxième moitié du xixe siècle, Ernest Renan raille fort bien la position benoîte de ce créationnisme (qui est alors dominant) ; son propos est encore plus flagrant de nos jours… Qui ne voit que Galilée, Descartes, Newton, Lavoisier, Laplace, ont changé la base de la pensée humaine, en modifiant totalement l’idée de l’univers et de ses lois, en substituant aux enfantines imaginations des âges non scientifiques la notion d’un ordre éternel, où le caprice, la volonté particulière, n’ont plus de part. Ont-ils diminué l’univers, comme le pensent quelques personnes ? Pour moi, j’estime tout le contraire. Le ciel, tel qu’on le voit, avec les données de l’astronomie moderne, est bien supérieur à cette voûte solide, constellée de points brillants, portée sur des piliers, à quelques lieues de distance en l’air, dont les siècles naïfs se contentèrent. Je ne regrette pas beaucoup les petits génies qui autrefois dirigeaient les planètes dans leur orbite ; la gravitation s’acquitte beaucoup mieux de cette besogne, et, si par moments j’ai quelques mélancoliques souvenirs pour les neuf chœurs d’anges qui embrassaient les orbes des sept planètes, et pour cette mer cristalline qui se déroulait aux pieds de l’Éternel, je me console en songeant que l’infini où notre œil plonge est un infini réel, mille fois plus sublime aux yeux du vrai contemplateur que tous les cercles d’azur des paradis d’Angelico de Fiésole.2
Cette citation illustre une modification importante des rapports entre la parole imposée par le respect au sacré et des conceptions du monde ne pouvant plus se contenter d’obéir à ces textes, tant l’essor des sciences rendait vulnérables tous ces récits des origines, alors même que les sciences se donnaient les moyens de penser non plus les origines mais les commencements (de la Terre, de vie, de l’homme, etc.). L’histoire se répète et on repère dans la deuxième moitié du xxe siècle les mêmes tensions entre foi et science. Revenons au créationnisme « fort ». Le mouvement Answers in Genesis est un des promoteurs actuels de cette resucée ; on lui doit récemment l’ouverture d’un musée de la Création (Petersburg, Kentucky), avec des expositions sur la « cosmologie créationniste », les « interprétations créationnistes de la mécanique quantique », des scènes montrant la cohabitation pacifique de dinosaures au sein du jardin d’Eden… Ces exemples indiquent que les frontières ne sont pas toujours étanches entre les créationnistes biblistes, qui n’ont que faire des sciences pour assurer leur credo, et les créationnistes dits scientifiques. C’est 2. Renan et al. (1881), L’œuvre de Claude Bernard, Baillière, p. 14-15 @.
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[les mondes darwiniens] le risque d’une typologie que de trancher dans ce qui apparaît plutôt comme un continuum d’idées et de conceptions. L’« Old Earth Creationism » (créationnisme de la Terre âgée), quant à lui, est moins littéraliste et ne se focalise pas sur l’âge de la Terre et de l’univers, laissant le soin, non pas aux théologiens, mais aux scientifiques, d’en déterminer l’âge. Cependant, pour mériter cette appellation de « créationnisme », ce mouvement possède cette caractéristique essentielle : le monde est créé par Dieu. Et les textes sacrés sont une référence suprême. Il a pour but d’étudier les concordances entre le récit théologique et les données des sciences. Le titre de ce livre, appartenant à ce courant, l’illustre très bien : Genesis and the Big Bang Theory : The Discovery of Harmony Between Modern Science and the Bible, de Gerald Schroeder (1991). Il existe des variantes au sein de cette catégorie ; soulignons-en une qui montre éloquemment que cette accointance avec les sciences et leur différence – ténue – avec le créationnisme « à l’ancienne » n’est souvent qu’un alibi tactique, apte à faire tendre l’oreille au public de la fin du xxe siècle, qui ne peut ignorer que les sciences existent. Donc, le « Day-Age Creationism » soutient que les « jours » dont parle la Genèse ne sont pas des jours « littéraux », comptant 24 heures, mais des jours « symboliques » valant pour des millions ou des milliards d’années ! Ainsi, le temps biblique se confond, peu ou prou, avec le temps des géologues ou des géophysiciens (selon l’état de la science, ils parlent en millions d’année/jour ou en milliards d’années/jour). Cette élucubration permet à certains tenants de cette idée de développer un argumentaire non plus fixiste, comme dans les formes les plus strictes du créationnisme, mais relevant de cette catégorie générale de « l’évolutionnisme théiste ». Le but de la manœuvre est clair : c’est à une réhabilitation de la Genèse que l’on assiste, puisqu’il n’est pas dit que ce récit est faux, mais qu’il est écrit dans un langage simple, symbolique, à l’usage des masses appartenant aux époques préscientifiques. Il en découle que la Genèse est vraie puisque la science dit son contenu seulement en des termes plus précis et non pas en contradiction avec lui ; que l’opération de récupération est complète et habile car elle concilie les deux mondes de la science et de la religion, que des conceptions comme le matérialisme dissocient totalement3. Remarquons que la présente doctrine du Vatican en ce 3. Cf. Bricmont (2001), « Science et religion : l’irréductible antagonisme » @, in J. Dubessy & G. Lecointre (dir.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Syllepse ; Silberstein (2008), « Science(s) et matérialisme(s) : examen
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[olivier brosseau & marc silberstein / évolutionnisme(s) et créationnisme(s)] domaine, quelque fluctuante qu’elle soit (cf. section 2), est assez proche du « Day-Age Creationism » : la Genèse est un récit qu’il ne faut pas prendre pour argent comptant ; c’est un guide de pensée et de conduite destiné à édifier les masses incultes, donc écrit simplement ; la Terre a bien l’âge que lui donne les géophysiciens et, à partir d’une volonté divine de création du vivant, ce vivant « évolue » selon les « lois » de la nature (qui ne sont dites lois de la nature qu’abusivement parce ce sont, initialement, des lois divines), et ce sur des périodes longues. L’évolution, en tant que processus, est un outil que Dieu emploie pour créer continûment le monde. On entre ici dans une autre souscatégorie de créationnisme, le « créationnisme évolutionniste ». Il faut remarquer ici un point important : les espèces ne sont plus des créations séparées, comme dans le fixisme d’antan, ce qui, d’une certaine façon, leur conférait la propriété d’être à proprement parler miraculeuses. Avec l’irruption d’une évolution, il n’y a plus de miracles (permanents) mais des processus (partiellement) naturels. Là encore, on peut faire l’hypothèse que le catholicisme en milieu hostile – c’est-à-dire largement sécularisé et laïcisé – ne peut plus rester confiné dans le sein d’une doctrine thaumaturgique. Il lui faut réserver la survenue du miracle à une sphère d’action extrêmement restreinte. L’astronome et jésuite George Coyne, ancien directeur de l’observatoire du Vatican, résume ainsi ce courant : « Aux états-Unis, le créationnisme est une interprétation littérale, fondamentaliste, scientifique de la Genèse. La foi judéo-chrétienne est radicalement créationniste, mais dans un sens totalement différent. C’est la croyance que tout dépend de Dieu, ou, pour le dire mieux, tout est donné par Dieu4 ». On voit bien la double opération rhétorique et tactique : se démarquer des naïvetés des créationnistes (principalement protestants) les plus fidèles au dogme génésique et restaurer un concordat science-foi, plus en phase avec notre époque. Reste, bien entendu, que dans ce cadre, il ne saurait être question du darwinisme, au sens d’une théorie du devenir des êtres vivants selon des processus de hasard-sélection. Et l’homme pose toujours un énorme problème. Il des conditions d’une synonymie », in G. Chazal (dir.), Valeurs des sciences, éditions universitaires de Dijon. Pour de plus amples développements sur ces questions, cf. la section 4 (« La fonction architectonique du matérialisme ») de Silberstein (2001), « Téléologie, théologie, harmonie : le silence des angelots », in J. Dubessy & G. Lecointre (dir.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Syllepse. 4. Coyne (2006), “Science Does Not Need God. Or Does It ? A Catholic Scientist Looks at Evolution”, Catholic Online, 30 janvier @.
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[les mondes darwiniens] demeure et doit demeurer une forme spéciale de création, puisque l’âme, qui le hisse au-dessus de la mêlée animale, ne relève pas, dans son fonctionnement comme dans son apparition, de mécanismes naturels mais d’une genèse divine, selon le bon vouloir du Créateur, à l’image de ce Dieu ordonnateur et animateur, stricto sensu : celui qui insuffle l’âme5. En un mot, l’évolution, dans ces méandreuses doctrines que nous venons d’esquisser, est acceptée mais la théorie de l’évolution darwinienne est rejetée. Les catholiques, avec notamment la déclaration de Jean-Paul II sur l’acceptation de l’évolution des espèces (l’homme mis à part, âme oblige – cf. section 2), ont bien compris l’enjeu : le darwinisme n’est pas seulement une théorie d’une remarquable efficacité explicative et heuristique6, à nulle autre pareille, elle est aussi un puissant ferment théorique pour le matérialisme scientifique7 et l’athéisme (ou, au moins, la « déspiritualisation » de l’homme)8. C’est pourquoi il serait excessif de considérer que le terme « créationnisme évolutionniste » constitue un oxymore. Il faut donc être vigilant lorsqu’on lit ces termes. Pour donner un exemple, le biologiste Pierre-Paul Grassé, héraut de l’antidarwinisme des années 1950-1980, néolamarckien et croyant, était un évolutionniste convaincu, tout aussi convaincu que Dieu avait initié le processus évolutif. 5. C’est surtout après la parution de La Filiation de l’homme (1871) que ce problème crucial se pose aux religions ; l’être humain est dûment inscrit dans la lignée animale et il faut alors rendre compte de son aptitude à développer une morale, prérogative jusqu’alors dévolue à Dieu. 6. Elle est notamment ce que Kant (1846, Critique du jugement [1790], Librairie philosophique de Ladrange @) disait qu’aucune théorie ne saurait être au sujet du vivant : « Il est […] absolument certain que nous ne pouvons apprendre à connaître d’une manière suffisante et à plus forte raison à nous expliquer les êtres organisés et leur possibilité intérieure par des principes purement mécaniques de la nature, et on peut soutenir hardiment avec une égale certitude qu’il est absurde pour des hommes de tenter quelque chose de pareil et d’espérer que quelque nouveau Newton viendra un jour expliquer la production d un brin d’herbe par des lois naturelles auxquelles aucun dessein n’a présidé, car c’est là une vue qu’il faut absolument refuser aux hommes. » 7. Cf. Bunge (2008), Le Matérialisme scientifique [1981], Syllepse. 8. Ici, on peut considérer que la science et l’ontologie se rejoignent, conformément à une thèse défendue notamment par Bunge (1977), Treatise on Basic Philosophy. III. Ontology : The Furniture of the World, Reidel, p. xiii-xiv : « […] La science et l’ontologie n’apparaissent pas comme disjointes mais comme co-occurrentes. Les sciences sont des ontologies régionales et l’ontologie est une science générale. Après tout, chaque problème scientifique conséquent est un sous-problème d’un problème d’ontologie, à savoir : déterminer de quoi le monde est fait. »
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[olivier brosseau & marc silberstein / évolutionnisme(s) et créationnisme(s)] En toute rigueur, Grassé était, selon notre typologie, un créationniste, certes d’une sorte particulièrement sophistiquée. Pour des raisons analogues, il en est de même avec les membres de l’Université interdisciplinaire de Paris (UIP) et les partisans de l’Intelligent Design (ID), entre autres. On voit donc que les combinaisons de doctrines ou de caractéristiques de doctrines sont multiples et qu’il peut sembler que nombre d’entre elles sont contradictoires (évolution versus création). Or, il n’en est rien, au vu de ces quelques exemples et descriptions, car, en définitive, tout se ramène à ce motif théorique antithétique : créationnisme versus naturalisme (ou matérialisme). Quel que soit le degré d’évolutionnisme que l’on intègre à sa théorie du vivant, si l’on décrète, ou infère (c’est selon), une cause première ontologiquement divine, on verse dans une des nombreuses formes de créationnisme et de facto, l’opposition classique « création/évolution » devient factice, soit instrumentalisée par ceux des courants chrétiens qui veulent ne pas être vus comme des créationnistes épais, soit répétés de façon non critique par les adversaires du créationnisme. Pour terminer ce tour d’horizon de la grande famille des créationnismes, insistons sur l’ID, qui se singularise par des caractéristiques troubles : ce courant adhère à certains acquis de la science « normale », en la singeant, mais la récuse le plus souvent, en affirmant que le naturalisme méthodologique n’est qu’un athéisme déguisé, que les failles de la science « officielle » ne peuvent être comblées, très partiellement d’ailleurs, que par des procédures d’accès au monde qui n’auraient plus rien à voir avec le matérialisme méthodologique puisqu’elles incluraient des entités surnaturelles. épistémologiquement, il est avant tout un néofinalisme et un avatar modernisé de la théologie naturelle de William Paley (entres autres), qui, au début du xixe siècle, assurait que, tout comme la montre qui a besoin d’un créateur, le monde, étant donné sa complexité, sa perfection, son harmonie, a lui aussi besoin d’un créateur, c’està-dire, en d’autres termes, d’un principe transcendant : un Dieu horloger, un Grand Concepteur (Designer), car tout ce bel assemblage qui se présente aux yeux de l’observateur ne peut que résulter d’une volonté préalable au monde9. Le principe de la sélection naturelle comme possible organisateur du monde 9. Notons que David Hume (Dialogues Concerning Natural Religion, 1749 @) réfute, par anticipation, Paley (Natural Theology ; or, Evidences of the Existence and Attributes of the Deity, 1802 @) et, bien évidemment, les partisans actuels de l’ID. En un mot, il montre que le syllogisme de la montre est totalement défaillant puisque les prémisses sont inadéquates.
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[les mondes darwiniens] vivant est alors totalement récusé10. En effet, la sélection naturelle produit des optima locaux, en aucun cas des adaptations parfaites et harmonieuses, qui seraient, elles, l’apanage des prérogatives théogoniques d’un Dieu concepteur omniscient et omnipotent11. Les différences de surface (que l’on opposera aux caractéristiques profondes d’une doctrine) entre le créationnisme bibliste et les formes sophistiquées12, comme l’ID, ne sont que des ajouts plus ou moins astucieux qui induisent chez le commentateur inattentif une impression selon laquelle il se trouve bel et bien face à des doctrines incomparables, c’est-à-dire sans commune mesure… Ces ajouts concernent donc la lettre des doctrines en question, alors que leur esprit (le tronc commun) demeure similaire d’une doctrine à l’autre, depuis les textes de la Genèse jusqu’aux plus récents soubresauts opportunistes de tous les colporteurs d’antiennes éculées au sujet de l’univers, de la nature et de l’homme. Chez eux, le trait le plus saillant n’est bien évidemment plus le recours aux « créations spéciales », mais l’appel à des processus finalistes qu’il appartient à la science de déceler. Le degré de divergence – éventuellement très élevé – entre ces créationnismes « subtils » et le créationnisme bibliste n’est en aucun cas l’indice d’une différence absolue, mais le signe d’une adaptation aux époques, aux contextes politiques. Or, quand le temps des Églises est celui de leur pouvoir impérialiste, le créationnisme le plus sommaire est prépondérant ; quand les temps changent et que les forces progressistes résistent à cette hégémonie, la puissance politique des Églises s’estompe. On observe une corrélation claire entre l’état des rapports 10. On voit donc que l’ID est d’autant plus rétrograde qu’il n’envisage même pas ce que le grand ami de Darwin, le botaniste Asa Gray, pouvait penser – certes faussement – dans ces chapitres de son livre Darwiniana, Essays and Reviews pertaining to Darwinism, D. Appleton and Co, 1888 @) intitulés « Natural Selection not Inconsistent with Natural Theology » et « Evolutionary Teleology ». 11. Darwin, dans une lettre à Asa Gray (du 22 mai 1860 @), après une très prudente réserve sur l’interprétation athée qu’on pourrait faire de son propos, concédait tout de même qu’il ne pouvait accepter cette idée de design absolument optimal : « […] Je ne peux me convaincre qu’un Dieu bienfaisant et omnipotent ait conçu les ichneumonidés avec la ferme intention qu’ils se nourrissent à l’intérieur du corps vivant des chenilles, ou fait en sorte que les chats jouent avec les souris [avant de les dévorer]. Ne croyant pas à cela, je ne vois pas non plus de raison de croire que les yeux ont été formellement conçus. […] » 12. Ce terme est utilisé dans l’intention de montrer que ces doctrines sont à la fois plus élaborées que le créationnisme bibliste et qu’elles s’abandonnent, à des fins de persuasion et de dissimulation de ses visées dogmatiques intrinsèques, à des arguties relevant tout à fait du sophisme…
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[olivier brosseau & marc silberstein / évolutionnisme(s) et créationnisme(s)] de force entre puissances religieuses et pouvoirs laïques, et l’état des idées sur l’univers, la nature et l’homme. Le cas du Vatican que nous allons voir plus en détail maintenant est exemplaire de ces « reculs élastiques du dogme13 ». 2 L’Église catholique, la science et la théorie darwinienne de l’évolution
L
e « créationnisme évolutionniste » de l’Église catholique – dont nous avons déjà montré qu’il n’est pas en contradiction avec les créationnismes « historiques » – trouve son illustration dans les positions doctrinales mouvantes définies par les autorités vaticanes depuis plusieurs décennies. Un retour sur des points du discours permet de mieux en saisir les subtilités rhétoriques visant, plus ou moins explicitement, à se distinguer d’un créationnisme « à l’américaine » porteur d’une image souvent négative en Europe. Les théologiens « modernistes » annoncent vouloir sortir d’une opposition stérile, et instituer un dialogue constructif et nécessaire entre science et religion. Le conflit apparent entre les deux sphères serait de la responsabilité d’intégristes religieux d’un côté et de « scientistes athées » de l’autre, la seule voie acceptable étant celle qu’ils proposent : le dialogue. Par ailleurs, les scientifiques qui identifient et dénoncent des mouvements créationnistes – en particulier s’ils incluent l’Église catholique dans ses mouvances – sont qualifiés d’extrémistes, comme l’illustre le jésuite François Euvé14 : « En France, les courants que l’on peut qualifier de créationnistes sont, pour l’instant, extrêmement marginaux, bien qu’une certaine propagande “ultradarwiniste” voie du créationnisme chez tous ceux qui expriment une position religieuse (auquel cas une bonne part des biologistes évolutionnistes seraient des créationnistes qui s’ignorent…). » Nous ne reviendrons pas sur les courants créationnistes en France qui concernent certes des catholiques, mais aussi des protestants, des musulmans, des mouvements à tendance sectaire, etc.15. En revanche, nous réaffirmerons ici que les créationnismes – sous toutes leurs variantes – ne mériteraient pas autant d’intérêt s’ils n’engageaient pas des positions politiques et sociales 13. Deleporte & Pierre (2004), « Jacques Arnould et le recul élastique du dogme », in J. Dubessy et al. (dir.), Les Matérialismes (et leurs détracteurs), Syllepse. 14. Euvé (2009), Darwin et christianisme : vrais et faux débats, BuchetChastel, p. 100. 15. Cf. Baudouin & Brosseau (à paraître 2012), Les Créationnismes, Belin.
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[les mondes darwiniens] qui passent par un assujettissement de la science à des dogmes religieux. De façon plus générale, il convient ici de rappeler que « c’est l’Église qui a besoin de ce dialogue entre science et religions pour légitimer la place de la religion et donc de l’Église sur le plan politique, c’est-à-dire la sphère publique. Ce besoin de dialogue n’a pas de ressorts épistémologiques, mais bien politiques. La science, dont la méthodologie relevant du matérialisme a fait ses preuves sur le terrain de la connaissance objective, n’a pas besoin d’un tel dialogue, puisqu’elle est autosuffisante épistémologiquement16 ». 2.1 Prise de position contre un rapport du Conseil de l’Europe Le Saint-Siège a illustré l’enjeu politique – et non uniquement philosophique ou théologique comme certains théologiens l’affirment – que revêt la question du créationnisme à ses yeux en prenant position contre le vote du rapport du Conseil de l’Europe sur « Les dangers du créationnisme dans l’éducation » @. Ce rapport évoque les activités des mouvements créationnistes au sein des pays européens, ainsi que leur influence sur l’enseignement et « invite les instances éducatives des États membres à promouvoir le savoir scientifique et l’enseignement de l’évolution, et à s’opposer fermement à toutes les tentatives de présentation du créationnisme comme discipline scientifique ». Or, un courrier officiel a envoyé à des parlementaires par le Premier secrétaire à la mission permanente du Saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe, stipulant que « le Saint-Siège estime que, en ce moment, le mieux serait que le projet ne soit pas adopté » ou encore que « dans le contexte européen, un tel document ne serait pas opportun ». La lettre justifie cette demande en prétextant que le rapport « incline à une certaine confusion épistémologique ». Quelques paragraphes du rapport sont plus particulièrement pointés du doigt, tel l’article n° 15 qui dit : « Les thèses créationnistes, comme toute approche théologique, peuvent éventuellement, dans le respect de la liberté d’expression et des croyances de chacun, être exposées dans le cadre d’un apprentissage renforcé du fait culturel et religieux mais ne peuvent prétendre à la scientificité. » La proposition paraît satisfaisante pour l’enseignement scientifique et ouverte vis-à-vis des religions, mais le Saint-Siège est gêné par « l’approche a-scientifique de l’exposition du créationnisme ». Cela laisse dubitatif, d’autant 16. Dubessy (2004), « Le principe de NOMA de Stephen Jay Gould », in J. Dubessy et al. (dir.), Les Matérialismes (et leurs détracteurs), Syllepse.
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[olivier brosseau & marc silberstein / évolutionnisme(s) et créationnisme(s)] plus que dans le point suivant du courrier, les autorités vaticanes – contradictoires – s’inquiètent de l’absence de distinction « entre le créationnisme qui tente d’attribuer une valeur scientifique à la doctrine de la création et la vision religieuse et philosophique de la création comme source radicale de sens et de dignité, sans confusion épistémologique ». On y perd son latin, surtout lorsque l’on se rappelle du discours de Benoît XVI à l’occasion de l’homélie de Pâques, le 15 avril 2006. Empruntant le vocabulaire évolutionniste, il annonce que la résurrection du Christ est « la plus grande “mutation”, le saut absolument le plus décisif dans une dimension totalement nouvelle qui soit jamais advenue dans la longue histoire de la vie et de ses développements […] » @. 2.2 Un discours de référence de Jean-Paul II Le 22 octobre 1996, Jean-Paul II fait une intervention intitulée « L’Église devant les recherches sur les origines de la vie et son évolution » @ devant l’Académie pontificale des sciences. Depuis, ce discours est cité en référence par les médias mais aussi par les autorités vaticanes comme présentant la position de l’Église catholique. Le pape y a affirmé que « […] de nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse ». Il s’agit en effet d’une première dans l’histoire des relations entre le Vatican et la science puisque cette phrase sous-entend que la théorie de l’évolution doit être prise en considération par l’Église catholique et les théologiens. Cela dit – quel que soit le recul du dogme enregistré –, le pape ne parle jamais de Darwin, ni de théorie darwinienne et préfère évoquer « des théories » (sousentendu darwiniennes, non darwiniennes…). De surcroît, la phrase est assujettie à des réserves fondamentales, trop souvent omises par ceux qui la citent pour témoigner d’une acceptation de la théorie de l’évolution : « [L]es théories de l’évolution qui, en fonction des philosophies qui les inspirent, considèrent l’esprit comme émergeant des forces de la matière vivante ou comme un simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme. Elles sont d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la personne. » Cette position est finalement très proche de celle de Pie XII qui affirmait, en 1950, dans son encyclique Humani generis @ que « si le corps humain tient son origine de la matière vivante qui lui préexiste, l’âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu ». Le pape pose donc des limites injustifiées au champ d’investigation de la démarche scientifique, la science n’ayant pas la liberté de s’interroger sur l’émergence de la conscience au cours du processus évolutif.
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[les mondes darwiniens] Benoît XVI a confirmé cette position, dès la messe d’inauguration de son pontificat, le 24 avril 2005, en affirmant que « nous ne sommes pas le produit accidentel et dépourvu de sens de l’évolution. Chacun de nous est le fruit d’une pensée de Dieu. Chacun de nous est voulu, chacun est aimé, chacun est nécessaire17 ». Ces positions posent le problème général de l’autonomie de la démarche scientifique et de la liberté de recherche des scientifiques, un problème qui ressurgit dans de nombreux discours papaux. Ainsi, le 25 mai 2000, Jean-Paul II s’adresse à la communauté scientifique du monde entier en affirmant que « le riche panorama de la culture contemporaine, à l’aube du troisième millénaire, ouvre des perspectives inédites et prometteuses au dialogue entre la science et la foi, comme entre la philosophie et la théologie. Participez, avec toute votre énergie, à l’élaboration d’une culture et d’un projet scientifique qui laissent toujours transparaître la présence et l’intervention providentielle de Dieu18 ». 2.3 Ballons d’essai vis-à-vis du mouvement de l’Intelligent Design Le 7 juillet 2005, alors que la question de l’enseignement de la théorie de l’ID en cours de biologie est soulevée dans plusieurs états des États-Unis, le cardinal Schönborn, archevêque de Vienne, ancien étudiant du cardinal Ratzinger devenu Benoît XVI quelques semaines auparavant, publie un article dans le New York Times : « Reconnaître un dessein dans la nature » @. Il affirme que « tout système de pensée qui nie ou cherche à réfuter la preuve écrasante qu’il y a un “design” en biologie est de l’idéologie, pas de la science ». Cette prise de position a suscité des réactions virulentes, y compris chez certains théologiens comme George Coyne19. Cependant, les propos de Schönborn étaient bel et bien un ballon d’essai prémédité par Benoît XVI pour tester les théologiens catholiques au sujet de l’ID. Le procès de Dover, perdu fin 2005 par les partisans de l’ID, va conduire le Vatican à se démarquer de la mouvance américaine, du moins en annonce. Mais Benoît XVI s’intéresse aux problématiques création/évolution et science/religion depuis de nombreuses années20. L’actualité sur le sujet et la polémique dans le prolongement des prises de 17. Cité dans « Benoît XVI réfléchit au débat sur l’évolution des espèces », La Croix, 4 septembre 2006, p. 22. 18. DC 2000, n° 2228, p. 551-552 @. 19. « God’s chance creation », The Tablet, 6 août 2005 @. 20. Cf. Aucante (2009), « Création et évolution. La pensée de Benoît XVI », La documentation catholique, 1er février 2009, n° 2417.
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[olivier brosseau & marc silberstein / évolutionnisme(s) et créationnisme(s)] position de Schönborn incitent le pape à organiser un séminaire à huit clos du 1er au 3 septembre 2006, sur le thème « Évolution et Création » avec plusieurs intervenants spécialistes du sujet dont… Schönborn. Fait relativement rare, les conclusions sont rendues publiques en avril 2007 dans un ouvrage en italien et en allemand, Création et évolution, écrit par Benoît XVI et préfacé par le cardinal Schönborn21. Le pape tente de se positionner en affirmant qu’« il ne s’agit pas de choisir entre un créationnisme qui exclut catégoriquement la science, et l’évolution qui dissimule ses propres brèches sur les questions qui se posent au-delà des possibilités méthodologiques de la science naturelle ». Il ajoute que la théorie darwinienne de l’évolution « n’est pas totalement démontrable en laboratoire, parce que des mutations sur des centaines de milliers d’années ne peuvent pas être reproduites en laboratoire ». Il juge également probable que l’évolution procède par saut, doutant de la continuité de l’évolution. Cette opinion sur les modalités de l’évolution supporte l’idée que l’évolution est « acceptable » si l’on conserve le principe d’un saut ontologique transcendant ayant permis l’émergence de l’espèce humaine et de cette âme qui la différencierait des animaux. Dit autrement par le pape, « celui qui met Dieu de côté ne rend pas l’homme plus grand, mais lui ôte sa dignité. L’homme devient alors un produit mal réussi de l’évolution22 ». 2.4 La mobilisation des académies pontificales à l’approche de l’année Darwin, l’Académie pontificale des sciences organise une session plénière du 31 octobre au 4 novembre 2008, intitulée « Compréhension scientifique sur l’évolution de l’univers et de la vie ». Le pape y fait un discours aux participants qui lui permet de redéfinir le mot évoluer @ : « Évoluer » signifie littéralement « dérouler un rouleau de parchemin », c’està-dire lire un livre. L’image de la nature comme un livre trouve ses racines dans le christianisme et elle est restée chère à un grand nombre de scientifiques. Galilée voyait la nature comme un livre dont l’auteur est Dieu de la même manière que les Écritures ont Dieu pour auteur. C’est un livre dont nous lisons l’histoire, l’évolution, « l’écriture » et le sens selon les différentes approches 21. Schöpfung und Evolution. Eine Tagung mit Papst Benedikt XVI in Castel Gandolfo, Sankt Ulrich Verlag @. Le livre a été traduit en français : Création et évolution. Une journée de réflexion avec Benoît XVI, Parole et Silence, 2009 @. 22. Benoît XVI, « Soyez les “anges gardiens” des Églises qui vous sont confiées », homélie du 29 septembre 2007.
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[les mondes darwiniens] des sciences, tout en présupposant toujours la présence fondatrice de l’auteur qui a souhaité se révéler en lui.
Il en profite pour remettre à leur place les anthropologues en affirmant que « la distinction entre un simple être vivant et un être spirituel qui est capax Dei indique l’existence d’une âme intellective d’un sujet transcendant libre. En effet, le magistère de l’Église a constamment affirmé que chaque âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu – elle n’est pas “produite” par les parents – [et] qu’elle est immortelle. Cela indique le caractère distinctif de l’anthropologie, et invite à l’exploration de celle-ci par la pensée moderne ». Le discours se termine par une citation de Jean-Paul II du 10 novembre 2003 qui replace la science en tant que simple outil au service du catholicisme et de la foi : « La vérité scientifique, qui est elle-même une participation à la Vérité divine, peut aider la philosophie et la théologie à comprendre toujours plus pleinement la personne humaine et la Révélation divine sur l’homme, une Révélation qui est complétée et perfectionnée en Jésus Christ. » @ Quelques jours après le bicentenaire de la naissance de Charles Darwin, l’Université grégorienne organise, du 3 au 7 mars 2009, une conférence internationale « Données et théories, approche critique 150 ans après l’ouvrage de Darwin », en collaboration avec l’université (américaine) Notre-Dame, sous le parrainage du Conseil pontifical pour la culture dans le cadre du projet Science, théologie et recherche ontologique (STOQ). Il s’agit, entre autre, de discuter de l’approche de l’ID entre scientifiques et théologiens. Cet événement fait l’objet d’un important plan de communication avec des annonces en 2008, une conférence de presse (10 février 2009) fortement relayée dans les médias, suivie d’articles et d’interviews. Le président de la conférence de presse, qui est aussi président du Conseil pontifical de la culture depuis septembre 2007, Mgr Gianfranco Ravasi, justifie le colloque par la nécessité « de rétablir le dialogue entre science et foi de manière à ce qu’aucune des deux ne reste seule à traiter du mystère de l’homme et de l’univers » @. L’un de ses assistants, le père Marc Leclerc, professeur de philosophie de la nature à l’université pontificale grégorienne, est interviewé par Zenit, l’agence de presse du Vatican. Répondant à la question « L’homme est-il le seigneur de la Création ou une espèce animale plus évoluée ? », il offre une démonstration de Dieu par… L’Origine des espèces : « Au niveau simplement phénoménologique, seul l’homme est capable d’une interaction avec son milieu en le modifiant à son gré, et il n’est pas obligé de s’adapter aux changements extérieurs du milieu.
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[olivier brosseau & marc silberstein / évolutionnisme(s) et créationnisme(s)] Un exemple : l’homme a produit L’Origine des espèces. On n’a jamais vu un animal réfléchir sur son origine et sur l’origine de tous les êtres vivants. » @ Le programme STOQ dans lequel s’inscrit ce colloque est un programme de recherche mis en place par Jean-Paul II à l’occasion du Jubilé en 2000, sous le haut patronage du Conseil pontifical de la culture présidé par le cardinal Poupard de 1988 à 2007. L’objectif est de « contribuer au progrès de la science et au renforcement des liens entre la science, la philosophie et la théologie ». STOQ est à la fin de sa troisième phase en 2009 : six académies pontificales y adhèrent et il bénéficie de l’appui de la John Templeton Foundation. Cette fondation américaine, créée en 1987, dépense annuellement 60 millions de dollars pour des bourses, des prix et des programmes de recherche en se concentrant « sur les méthodes et les ressources de la démarche scientifique dans les disciplines qui possèdent une signification spirituelle et théologique, depuis la cosmologie jusqu’à la santé » @. Il faut aussi noter que l’UIP, structure spiritualiste française dirigée par Jean Staune, fut l’un des moteurs de ce projet. L’UIP n’est semble-t-il plus directement impliquée dans les nouvelles étapes du programme (en effet, identifiée comme étant une structure néocréationniste dans de nombreux médias, elle a probablement été écartée pour éviter de ternir l’image du programme STOQ), mais cela n’empêche pas les protagonistes de continuer à se soutenir mutuellement. Ainsi, le cardinal Poupard, à propos du livre de Jean Staune, L’Existence a-t-elle un sens ? (2007) écrit : « Vous avez brillamment su illustrer l’enseignement de l’Église sur la compatibilité entre la foi et la raison, et la justesse de votre argumentation apporte des clarifications essentielles sur des controverses actuelles. » @ Avant de conclure, il apparaît important de prolonger ce panorama des positions du Vatican quant à la théorie darwinienne de l’évolution en parlant de certaines branches de l’intégrisme catholique. En effet, le retour en grâce – débattu et controversé chez les catholiques – de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX)23 risque de poser des soucis au Vatican qui tente de se présenter comme défenseur de la science et de son autonomie. 23. Société de prêtres catholiques romains @, fondée en Suisse en 1970 par Mgr Lefebvre. En 1988, ces prêtres sont excommuniés, provoquant un schisme au sein de l’Église. Cependant, en janvier 2009, des négociations avec le Vatican (Benoît XVI) en vue de la réintégration de la FSSPX amènent à la levée de l’excommunication des évêques.
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[les mondes darwiniens] 2.5 Le retour des intégristes catholiques Il convient de rappeler que le « créationnisme évolutionniste » n’est pas accepté par bon nombre de catholiques réactionnaires, comme ceux de la FSSPX, dont la réintégration dans le giron catholique est en cours. Ceux-ci sont fondamentalement anti-évolutionnistes. à titre d’exemple, une conférence intitulée « Évolutionnisme, poison universel » s’est déroulée à l’Église SaintNicolas du Chardonnet le 14 novembre 2007 à l’initiative du Groupe d’étude sur les Origines (GéO) basé à Grenoble. Ce groupe a fondé en mai 2007 un bulletin « apologétique sur la controverse Création/Évolution », nommé 1ΠR3.15, disponible sur le site officiel du district de France de la FSSPX @. Cette publication défend un créationnisme « scientifique » concordiste et repose sur le concept dit Stego (i.e. montrer l’harmonie entre Science et la Parole de Dieu, contenue dans la Tradition et l’Écriture Sainte. Défendre l’historicité des onze premiers chapitres de la Genèse, pour favoriser la connaissance de nos Origines). Les activités d’associations créationnistes françaises comme le Centre d’études et de prospective sur la science (Cep) ou le Cercle d’étude scientifique et historique (CESHE) et leurs membres les plus actifs (citons Guy Berthault, Dominique Tassot, Pierre Rabischong, Maciej Giertych, etc.) y sont largement valorisés24. Ces intellectuels réclament d’être invités aux conférences organisées par les académies pontificales concernant la théorie de l’évolution ou les relations évolution/Création, mais n’ont pas obtenu gain de cause en 2008 et 2009. à n’en pas douter, un lien direct serait bien trop polémique pour le Vatican et les universités pontificales. Les « dissidents » organisent donc en parallèle des événements comme, par exemple, une série de conférences, le 3 novembre 2008 à l’université La Sapienza de Rome, parallèlement à la séance plénière de l’Académie pontificale des sciences « Compréhension scientifique sur l’évolution de l’univers et de la vie ». Le communiqué de presse annonce : Alors que l’Académie pontificale traite les données en faveur de l’évolution, les scientifiques de La Sapienza présenteront les faits contre la théorie. Les participants assurent représenter des milliers de savants qualifiés qui ne sont pas d’accord avec la présentation habituelle de l’évolution mais dont les voix sont étouffées par la majorité évolutionniste. […] Il faut souligner que ces 24. Cf. Baudouin & Brosseau (à paraître 2012), Les Créationnismes, Belin.
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[olivier brosseau & marc silberstein / évolutionnisme(s) et créationnisme(s)] savants ne sont pas « créationnistes » et qu’ils se sentiraient offensés d’être tenus pour tels.
Les positions défendues @ remettent en cause l’ancienneté des fossiles et les temps nécessaires pour les formations rocheuses (Guy Berthault, polytechnicien, sédimentologue amateur), les méthodes de datation des fossiles (Jean de Pontcharra, physicien au CEA), le couple variation/sélection naturelle à l’échelle macroévolutive (Maciej Giertych, généticien et homme politique polonais), l’absence de « programme » (finalité) dans l’évolution de l’homme (Pierre Rabishong, professeur émérite de médecine)… Autant de positions fondamentalement créationnistes à mettre en parallèle avec celles défendues par l’Institute for Creation Research (ICR) ou Answers in Genesis, parmi les structures états-uniennes qui soutiennent la « Creation Science ». La plupart de ces intervenants – auxquels se sont ajoutés quelques autres personnalités comme Dominique Tassot, le président du Cep – ont participé à une autre conférence sur l’évolutionnisme à Rome le 23 février 2009 en contrepoint du médiatique congrès à l’université grégorienne, début mars 2009. Notons que ces chercheurs et intellectuels catholiques – bien que marginalisés, puisque refusés dans les événements officiels – ne peuvent être ignorés et sont donc suivis avec attention par le Vatican, comme en témoigne la présence à cette conférence « parallèle » de Mgr Tomasz Trafny, le vice-coordinateur du projet STOQ, envoyé du Conseil pontifical pour la culture. Ce bref panorama montre bien que sous les auspices doctrinaux de Benoît XVI, il ne faut pas être dupes de ces oppositions souvent superficielles : le Vatican défend, promeut, théorise des créationnismes certes d’intensités différentes (créationnismes forts, atténués, dissimulés, évolutionnisme téléologique25, etc.), mais convergents tous vers une position intangible, l’opposi25. En tant qu’« évolutionnisme téléologique », il faut mentionner une approche qui intéresse particulièrement le Vatican : le teilhardisme, une doctrine spiritualiste conçue par le jésuite et paléontologue Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955). Ce théologien a développé un « évolutionnisme chrétien » qui a tout d’abord été rejeté fermement par le Vatican (car il acceptait l’évolution) avant que ses nombreux écrits constituent un vaste sujet d’étude pour l’Église catholique (à ce titre, les théologiens français François Euvé, Jacques Arnould et Jean-Michel Maldamé, spécialistes des relations entre science et foi, contribuent à la mise en avant de l’approche teilhardienne dans de nombreux écrits et conférences). Teilhard a toujours essayé de discerner un sens dans l’évolution et a ainsi développé l’idée d’une évolution dirigée, selon une logique interne (« l’orthogenèse de fond »), vers un but (le « Point Oméga »). Sur l’interférence de ses idées spiritualistes avec son travail
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[les mondes darwiniens] tion à théorie darwinienne de l’évolution, au profit éternel de cette volonté théologique de conserver à l’humain une hégémonie indicible sur tout le reste de la Création. 3 Monotonie des créationnismes Concluons. Le temps de l’empire total et intransigeant du christianisme et de ses angelots sur la pensée, y compris la pensée scientifique, a vécu. Les sciences, par leurs procédures méthodologiques d’émancipation vis-à-vis de la parole révélée, du dogme inscrit dans l’airain des lois imposées par un Dieu créateur de toutes choses, ainsi que les nouveaux rapports de force politiques et sociaux (approximativement depuis le xviiie siècle), ont poussé le catholicisme26 à assouplir sa position à l’égard de l’histoire naturelle du monde, justement en reconnaissant une historicité vraie au sein même du monde vivant. C’est ainsi que se sont développées maintes doctrines qui ont pour but de rendre prétendument compatibles les sciences et les religions27, dans une de paléontologue, cf. Tassy (2007), « Teilhard de Chardin, l’arbre phylogénétique et l’orthogenèse », in Athané et al. (dir.), Matière première, n° 2 : émergence et réductions, Syllepse. 26. Faute de place, il ne sera pas question de l’islam et du judaïsme ; remarquons néanmoins que les trois religions du Livre se rejoignent sans peine quand il s’agit – au gré des vicissitudes historiques – soit de traquer la science, soit de l’enrôler de force dans leur recherche éperdue d’une justification théologique de la magnificence et de l’harmonie du monde, et ainsi de dénier toute pertinence ultime à des processus que l’on attribuera, pour le dire rapidement, au hasard (c’est-à-dire, selon la conception de Darwin, un tel entremêlement de causes et de déterminismes qu’il est illusoire de décrire en détail les modalités évolutives). 27. à ce propos, le biologiste Antoine Vekris (alias Oldcola dans la blogosphère) a défini un terme qui nous apparaît intéressant pour décrire les hybrides entre science et religion : les scienligions (scien[ce|re]ligions). Il explique : « Sur le plan marketing, l’approche hybride est fort intéressante ; elle s’approprie les éléments de respectabilité de chacune des voisines, exploitant le scepticisme naturel du public pour le camp dont il émane : des scientifiques qui doutent que la science pourrait apporter toutes les réponses, des croyants qui considèrent l’action divine comme intelligible. Assembler ainsi de minorités et présenter cette démarche comme innovante, sousentendant qu’elle est également rationnelle, est particulièrement porteur dans un contexte social qui se caractérise par sa fragmentation et par un certain respect de l’irrationnel. […] Le dogmatisme des positions est soigneusement camouflé ; en évoquant en alternance science et religion, opposé au fondamentalisme religieux ou au matérialisme scientifique, suivant le sujet et les interlocuteurs. Positions qui ne sont pas moins dogmatiques que celles des extrémistes pour autant, construites autour d’assertions qui ne sont étayées par aucune preuve, et qui demandent
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[olivier brosseau & marc silberstein / évolutionnisme(s) et créationnisme(s)] volonté opportuniste de réaliser ce qui, en toute rigueur, est impossible. Ces doctrines fondent l’espoir soit d’incorporer les acquis des sciences au corpus des phénomènes jusque-là décrits par la théologie – paradoxe : la vocation de ces commentaires théologiques n’est jamais d’expliquer, puisque le tréfonds de la théologie est d’affirmer l’absolue incompatibilité entre la mesure des choses par les humains aux capacités limitées et les desseins divins, impénétrables à nos esprits, en dernière analyse, obtus –, soit de les annexer au profit ultime d’un dogme religieux. Aucune forme de créationnisme ne remet en cause l’idée d’un monde issu d’une décision intentionnelle surnaturelle. Toutes les formes de créationnisme de type ID visent à établir que le monde est en dernière instance conçu (forme atténuée de « créé »)28 par une intelligence visionnaire, hors de la nature (surnaturelle), dont les attributs sont sans commune mesure avec ce que les sciences nous apprennent. Nous voici rendus aux abords d’un thème classique de la philosophie religieuse, le providentialisme. L’ID veut établir que le finalisme est vrai. Dans ce cas, rien d’étonnant qu’une entité créatrice compose le monde de façon directionnelle, en fonction d’un but qu’il s’agit d’atteindre, certes au terme d’un processus dit évolutif. On comprendra de la sorte que les dénégations purement illusionnistes des tenants de l’ID quant à leur mise en place d’une nouvelle théologie – et d’une nouvelle reconquête du champ scientifique – relèvent de la mascarade. En un mot, toute théorie du monde décrétant (Révélation) ou visant à prouver (ID, par exemple) qu’une force surnaturelle et décisionnelle élabore le monde est un créationnisme. Les théories véritablement scientifiques sont naturalistes ou matérialistes29, en ce qu’elles évacuent – empiriquement – le théologique, d’être acceptées inconditionnellement, tant que leurs opposants ne les ont pas réfutées. Ce qui est rendu impossible par construction, les assertions en question étant choisies pour ne pas être testables. » @ 28. Le mot anglais « designed », traduit ici par « conçu », implique, dans ce contexte, une force créatrice intentionnelle (le « intelligent » dans intelligent design). Notons toutefois que le vocable « design » est couramment utilisé par les biologistes darwiniens de langue anglaise, en ce sens que le design n’est pas donné par un concepteur exogène, mais est le produit de la variation et de la sélection naturelle (pourtant, cf. la judicieuse note 1 dans le chapitre de Downes, ce volume). 29. Si elles ont en effet un soubassement philosophique (ne parlons pas ici de fondationnalisme), ce n’est pas ce qui les distingue essentiellement des thèses néocréationnistes. Cf. le chapitre « The Philosophical Assumptions of the Scientific Method » de Pigliucci (2002), Denying Evolution : Creation, Scientism, and the Nature of Science, Sinauer @.
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[les mondes darwiniens] le téléologique et le spiritualisme au profit d’une explication de la nature par la nature, fût-ce au prix revendiqué et explicite du caractère lacunaire de nos connaissances, de nos savoirs transitoires et parfois vacillants. Bref, sous les formes tonitruantes d’un pseudo-« nouveau paradigme », l’ID n’est qu’une intrusion spiritualiste dans les sciences de plus. Or, aux ÉtatsUnis, les partisans de l’ID bénéficient de ressources financières, de moyens de communication considérables, en raison inverse du caractère singulièrement chétif des idées qu’ils défendent… Quant à la pérennité, à vrai dire décourageante, de cette « spiritualisation » du monde30, peut-être faut-il en déceler le moteur intense dans cette propension de l’esprit, admirablement décrite par Renan : Il ne faut pas demander de logique aux solutions que l’homme imagine pour se rendre quelque raison du sort étrange qui lui est échu. Invinciblement porté à croire à la justice et jeté dans un monde qui est et sera toujours l’injustice même, ayant besoin de l’éternité pour ses revendications et brusquement arrêté par le fossé de la mort, que voulez-vous qu’il fasse ? Il se révolte contre le cercueil, il rend la chair à l’os décharné, la vie au cerveau plein de pourriture, la lumière à l’œil éteint ; il imagine des sophismes dont il rirait chez un enfant, pour ne pas avouer que la nature a pu pousser l’ironie jusqu’à lui imposer le fardeau du devoir sans compensation.31
30. Permanence remarquablement analysée par Dawkins (2009, Pour en finir avec Dieu [2006], Perrin), livre dans lequel ce biologiste de l’évolution considère avec les méthodes de la science « l’hypothèse de Dieu » (hypothèse dont Laplace disait, rappelons-nous, qu’elle ne lui était d’aucune utilité dans sa mécanique céleste), en concluant que nos théories et données scientifiques ne peuvent qu’invalider une telle hypothèse, dépourvue de toute vraisemblance. Nous (MS) nous inscrivons très clairement dans ce cadre de réflexion (défendu également par Daniel Dennett). 31. Renan et al. (1881), L’œuvre de Claude Bernard, Baillière, p. 34 @.
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[olivier brosseau & marc silberstein / évolutionnisme(s) et créationnisme(s)] Références bibliographiques A Aucante V. (2009), « Création et évolution. La pensée de Benoît XVI », La documentation catholique, 1er février 2009, n° 2417. B Baudouin C. & Brosseau O. (à paraître 2012), Les Créationnismes, Belin. Benoît XVI (2007), Schöpfung und Évolution. Eine Tagung mit Papst Benedikt XVI in Castel Gandolfo, préface du cardinal Christoph Schönborn, Augsburg, Sankt Ulrich Verlag. Bricmont J. (2001), « Science et religion : l’irréductible antagonisme », in J. Dubessy & G. Lecointre (dir.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Syllepse. Bunge M. (1977), Treatise on Basic Philosophy. III : Ontology : The Furniture of the World, Dordrecht, Reidel. Bunge M. (2008), Le matérialisme scientifique [1981], trad. par P. Deleporte, S. Ayache, é. Guinet, J. Rodriguez-Carvajal, Syllepse. C Charbonnat P. (2006), « Matérialismes et naissance de la paléontologie au 18e siècle », Matière première. Revue d’épistémologie et d’études matérialistes, n° 1, Syllepse. Charbonnat P. (2007), Histoire des philosophies matérialistes, Syllepse. Coyne G. (2006), “Science Does Not Need God. Or Does It ? A Catholic Scientist Looks at Evolution”, Catholic Online, 30 janvier, <www.catholic.org>. D Dawkins R. (2009), Pour en finir avec Dieu [2006], Perrin. Deleporte P. & Pierre J.-S. (2004), « Jacques Arnould et le recul élastique du dogme », in J. Dubessy, G. Lecointre & M. Silberstein (dir.), Les matérialismes (et leurs détracteurs), Syllepse. Dubessy J. & Lecointre G. (dir.) (2001), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, préface de Jacques Bouveresse, Syllepse. Dubessy J. (2004), « Le principe de NOMA de Stephen Jay Gould », in J. Dubessy, G. Lecointre & M. Silberstein (dir.), Les Matérialismes (et leurs détracteurs), Syllepse. E Euvé F. (2009), Darwin et christianisme : vrais et faux débats, Buchet-Chastel. G Gish D.T. (1979), Evolution, the fossils say no !, San Diego, Creation-Life Publishers. Gray A. (1888), Darwiniana. Essays and Reviews pertaining to Darwinism, New York, D. Appleton and Co. K Kant I. (1846), Critique du jugement [1790], trad. par J. Barni, Librairie philosophique de Ladrange. P Pigliucci M. (2002), Denying Evolution : Creation, Scientism, and the Nature of Science, Sunderland, Sinauer.
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[les mondes darwiniens] R Renan E., Bert P. & Moreau M. (1881), L’œuvre de Claude Bernard, Baillière. S Silberstein M. (2001), « Téléologie, théologie, harmonie : le silence des angelots », in J. Dubessy & G. Lecointre (dir.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Syllepse. Silberstein M. (2008), « Science(s) et matérialisme(s) : examen des conditions d’une synonymie », in G. Chazal (dir.), Valeurs des sciences, éditions universitaires de Dijon. (Contribution au séminaire d’histoire et de philosophie des sciences de G. Chazal sur « les valeurs de la science », 9 février 2007, université de Dijon.) Schroeder G. (1991), Genesis and the Big Bang Theory : The Discovery of Harmony Between Modern Science and the Bible, Bantam Books. T Tassy P. (2007), « Teilhard de Chardin, l’arbre phylogénétique et l’orthogenèse », in F. Athané, É. Guinet & M. Silberstein (dir.), Matière première. Revue d’épistémologie et d’études matérialistes, n° 2 : émergence et réductions, Syllepse. W Whitcomb J.C. & Morris H.M. (1961), Genesis Flood : The Biblical Record and its Scientific Implication, Phillipsburg, Presbyterian & Reformed Publishing.
Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
chapitre 46
Corinne Fortin
L’enseignement de la théorie de l’évolution dans le secondaire : quelques enjeux didactiques
C’
est en 1892, soit trente-trois ans après la publication de L’Origine des espèces de Darwin, que l’enseignement de l’évolution fait officiellement son entrée à la Sorbonne avec la création de la première chaire d’évolution des êtres organisés, attribuée à Alfred Giard (1846-1908). Cette reconnaissance de l’université va avoir rapidement un impact dans l’enseignement secondaire. Ainsi, en 1902, la réforme de l’enseignement secondaire met en place les grandes orientations pédagogiques. Elle préconise de séparer les faits des théories de l’évolution. Cette tradition pédagogique s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. Mais, face à l’activisme des mouvements créationnistes ou des partisans de l’Intelligent Design, cette dichotomie est-elle encore pédagogiquement opératoire ? Aide-t-elle réellement les élèves à comprendre la pertinence de la théorie de la descendance avec modifications ? De nombreux travaux de recherche en didactique ont été consacrés, depuis les années 1980, à l’analyse des programmes scolaires, des représentations des élèves et des conceptions épistémologiques des enseignants sur l’évolution. La mise en perspective de ces différentes approches montre l’intérêt, mais aussi les limites, d’une pédagogie centrée sur le factuel aux dépens de la théorie. Le présent chapitre a pour objet de pointer comment une pédagogie fondée principalement sur l’exhibition des faits d’évolution peut renforcer, bien malgré elle, le scepticisme des élèves vis-à-vis de la théorie de l’évolution.
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[les mondes darwiniens] 1 De la réforme de 1902 à l’enseignement actuel de l’évolution
L
a réforme de 1902 avait pour objectif d’accorder aux sciences la même valeur éducative qu’aux humanités, et de développer une dimension expérimentale de l’enseignement scientifique. Nicole Hulin, dans un ouvrage très documenté, Sciences naturelles et formation de l’esprit, autour de la réforme de 1902 1, souligne le rôle déterminant des conférences pédagogiques dans la mise en œuvre de cette réforme. En effet, c’est au cours de ces conférences, qu’universitaires, inspecteurs de l’instruction publique et enseignants proposèrent de nouvelles orientations pédagogiques pour passer d’un enseignement de l’histoire naturelle à celui des sciences naturelles. L’intervention du recteur Louis Liard résume ainsi les nouveaux objectifs d’enseignement des sciences : « Au lycée, l’enseignement des sciences naturelles […]. Des faits, d’abord, exactement perçus et ce sera une culture de la faculté d’observation ; puis des faits comparés, et ce sera une culture de la faculté de comparaison ; enfin, à la suite de ces comparaisons, des liaisons positives, constatées entre les faits, et ce sera la culture de la faculté de généralisation, une première conception de la loi […] » (conférence pédagogique, 1904). L’observation, la comparaison et la généralisation demeurent les trois piliers de l’enseignement des sciences de l’école primaire jusqu’au baccalauréat. Autre point dominant de la réforme, la volonté de rompre avec un enseignement trop magistral. Il s’agit d’introduire, en classe, des éléments concrets, issus de l’observation, mais aussi de l’expérimentation. Louis Mangin, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, exprime cette nouvelle exigence : « Il appartient aux professeurs […] d’enseigner aux élèves par ces illustres exemples (Darwin et Pasteur) le respect des convictions d’autrui, de leur faire comprendre qu’avant de condamner les idées nouvelles qui heurtent nos préjugés ou nos conceptions, il faut les soumettre au contrôle de l’observation ou de l’expérimentation » (conférence pédagogique, 1905). À la faculté d’observation, de comparaison et de généralisation s’ajoute, désormais, l’expérimentation comme moyen de contrôle opposable aux préjugés. Avant la réforme de 1902, l’enseignement de l’évolution prenait principalement appui sur la paléontologie, introduite au lycée en 1898. L’évolution était alors enseignée comme une science de l’observation des espèces fossiles pour 1. Hulin (2002), Sciences naturelles et formation de l’esprit. Autour de la réforme de l’enseignement de 1902, Presses universitaires du Septentrion.
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[corine fortin / l’enseignement de la théorie de l’évolution dans le secondaire] décrire l’histoire du vivant. Avec la réforme de 1902, Louis Mangin évoque aussi une approche critique l’enseignement de l’évolution : « Ce n’est pas comme doctrine philosophique que le transformisme intéresse les naturalistes, c’est parce qu’il représente la seule hypothèse capable d’expliquer la filiation des êtres dans l’espace et le temps […]. Toutefois, on ne doit pas oublier que ce n’est qu’une hypothèse. Il convient alors pour résumer les données déjà acquises de placer les élèves en face de deux hypothèses fondamentales, l’une, celle de la création, la plus ancienne et la seule admise, jusqu’aux observations de Lamarck et de Darwin qui ont abouti à la seconde, si violemment combattue dès son apparition. Tous les faits acquis démontrent que, scientifiquement, la première hypothèse n’a aucune base, la seconde seule est en accord avec les documents anatomiques, embryologiques et paléontologique » (conférence pédagogique, 1905). À la même époque, Émile Brucker, professeur de sciences naturelles au lycée Hoche de Versailles, propose, lors d’une conférence pédagogique, une méthode d’enseignement dite positive : « Positive, fondée sur l’observation des faits, sur l’expérience des réalités, elle [la méthode] conduira les élèves, de conséquence en conséquence, à l’induction des lois de plus en plus générales » (conférence pédagogique, 1911). À l’époque, l’enseignement des sciences était alors très marqué par le positivisme2. Et c’est dans ce cadre épistémologique que l’enseignement de l’évolution va se construire. On retrouve dans les programmes scolaires de 1912 à aujourd’hui l’énonciation des faits indépendamment de toute théorie. Il faut, cependant, distinguer trois grandes périodes de l’enseignement de l’évolution au lycée : les programmes de 1912 à 1931, proches d’une vision lamarckienne ; ceux d’après la seconde guerre mondiale, de 1945 à 1966, plus ouverts au darwinisme ; enfin ceux de 1982 à 2000, plus centrés sur l’évolution au niveau moléculaire. De 1912 à 1931, les programmes s’attachent principalement à présenter l’étude des temps géologiques (stratigraphie, données paléontologiques et anatomiques, etc.) ; puis évoquent l’idée d’évolution des êtres vivants avec une présentation du fixisme de Cuvier et du transformisme de Lamarck. 2. Kahn (2001), « L’influence du positivisme dans la réforme de l’enseignement scientifique secondaire de 1902 », Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n° 49 « Études sur l’histoire de l’enseignement des sciences physiques et naturelles » (textes réunis par N. Hulin) @.
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[les mondes darwiniens] Les programmes scolaires entre 1945 à 1966 maintiennent la séparation faits/théorie : d’un côté, l’étude comparée des données anatomiques, embryologiques et paléontologiques (l’archaeoptéryx, les lignées des proboscidiens, des équidés, etc.) ; de l’autre, un exposé sur le fixisme, le lamarckisme et le darwinisme. Le programme de 1958, très bref, se résumait à « l’étude d’un fait paléontologique de l’évolution ». Avec les programmes de 1982 à 2000, la génétique et la biologie moléculaire sont introduites pour établir des liens de parenté entre les espèces. C’est aussi à partir de 1982 qu’il est fait mention de la validation expérimentale de la sélection naturelle. Le terme « hominisation » entre dans les programmes pour décrire les données paléontologiques caractéristiques de la lignée humaine. Les programmes de 2000 introduisent, pour la première fois, la classification phylogénétique. Il est à noter que jusqu’au programme de 1988, la théorie de l’évolution est explicitement citée (théorie synthétique, neutralisme, etc.), tandis que dans les programmes de 1994 et de 2000, le mot « théorie » disparaît. En résumé, les connaissances en génétique, en biologie moléculaire et en taxonomie ont enrichi et renouvelé les programmes depuis la réforme de 1902, mais l’épistémologie pédagogique est restée inchangée. Il s’agit de présenter aux élèves d’abord des faits d’observation et/ou expérimentaux de l’évolution, et, éventuellement, d’évoquer la théorie comme cadre conceptuel et explicatif de l’histoire du vivant. 2 Les orientations épistémo-pédagogiques
L’
enseignement de l’évolution, depuis 1902, s’inscrit dans une pensée pédagogique. Ainsi, le positivisme pédagogique, initié en 1902, est confirmé dans les années 1950 par Charles Brunold. Alors directeur de l’enseignement secondaire, Brunold introduit la pédagogie dite de la « découverte ». Son objectif : faire découvrir – plus précisément redécouvrir – aux élèves les expériences ayant joué un rôle crucial dans la construction du savoir scientifique3. Cette pédagogie valorise les résultats expérimentaux. Pour autant, l’enseignement de l’évolution reste essentiellement descriptif, malgré les travaux expérimentaux de Philippe L’Héritier et Georges Teissier dans les années 1930 pour tester la valeur sélective des allèles avec les cages à drosophiles, ou ceux 3. Gohau (1987), « Difficultés d’une pédagogie de la découverte dans l’enseignement des sciences », Aster, n° 5 @.
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[corine fortin / l’enseignement de la théorie de l’évolution dans le secondaire] de Bernard Kettlewell, dans les années 1950, sur la phalène du bouleau. C’est à partir des programmes de 1982 que la dimension expérimentale en biologie de l’évolution est présentée aux élèves. Dans les années 1970, s’opère un réel changement pédagogique. Le développement des travaux pratiques en sciences expérimentales conduit à abandonner la démarche inductiviste pour s’inspirer de la démarche expérimentale de Claude Bernard (1813-1878). Cette démarche d’enseignement, dite « OHERIC4 », accorde peu ou pas de place au cadre théorique et se focalise sur l’expérience. Oubliant ainsi que pour Claude Bernard lui-même, la démarche expérimentale est un itinéraire méthodologique guidé, préalablement, par un cadre explicatif : « La méthode expérimentale ne donnera pas des idées neuves et fécondes à ceux qui n’en n’ont pas : elle servira seulement à diriger les idées chez ceux qui en ont, et à les développer afin d’en retirer les meilleurs résultats possibles.5 » Ainsi, quand Claude Bernard réalise le dosage du glucose sanguin (chez un animal à jeun), à l’entrée et à la sortie du foie, il ne se fonde pas sur l’observation de la structure anatomique du foie pour en connaître sa fonction. Son expérimentation est guidée, conjointement, par le problème de la « disparition » du sucre dans l’organisme, et par un préalable théorique, celui du milieu intérieur. Mais, l’enseignement des sciences a toujours eu le souci de concrétiser les savoirs enseignés pour les rendre accessibles et tangibles aux élèves, et l’ambition pédagogique de Paul Bert (ministre de l’instruction publique en 1881) – apprendre aux élèves « à voir juste, à ne voir que ce qui est, et à voir tout ce qui est » – guide toujours l’enseignement. Mais, que signifie exactement observer en contexte scolaire ? Par exemple, l’observation de cellules est aujourd’hui pratiquée dans toutes les classes de sciences, du collège à l’université. Mais, regarder au microscope un tissu animal ou végétal, à différents grossissements, ne va pas de soi. En réalité, le microscope ne permet pas, seul, d’accéder « de visu » aux cellules. Pour être en capacité de voir une cellule (nerveuse, hépatique, musculaire, etc.), encore faut-il pouvoir la reconnaître. Sans quoi, il ne reste qu’un descriptif 4. Acronyme proposé par Giordan (Rien ne sert de courir, il faut partir à point, thèse Paris V et Paris VII, 1976), devenu depuis « OPHERIC » (O : observation, P : problème, H : hypothèse, E : expériences, R : résultats, I : interprétation et C : conclusion). 5. Bernard (1865), Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Baillière @.
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[les mondes darwiniens] sans lien explicatif. C’est la raison pour laquelle, lors de leurs premières observations au microscope, les élèves disent – bien souvent – « ne rien voir » ou ne voir que des traits, des ronds et des couleurs, là où l’enseignant reconnaît – à l’évidence – une cellule (son noyau, sa membrane plasmique, son cytoplasme, etc.) quelle que soit sa forme, sa couleur, sa taille, etc. La difficulté des élèves à « voir » les cellules nous rappelle que pour visualiser l’objet « cellule », il faut disposer d’une grille de reconnaissance : la théorie cellulaire, c’est-à-dire une explication de la cellule en tant qu’unité biologique du vivant. Amener l’élève à distinguer entre le fait brut immédiatement perçu et le fait scientifique construit par la théorie est un des enjeu de l’enseignement. Ainsi, lancer un objet et décrire précisément la phase « de lancer » et celle « du retomber » est un fait brut accessible à tout un chacun. En revanche, expliquer son retour au sol suppose de faire référence à la théorie de la gravitation universelle et à sa loi d’attraction. Cette distinction entre fait brut et fait scientifique reconstruit par la théorie est essentielle du point de vue épistémologique, mais aussi pédagogique. En sciences de la vie et de la Terre, que ce soit la cellule, le crossing-over, la mobilité des plaques tectoniques ou la transformation des espèces, ces objets d’enseignement ne sont pas visuellement accessibles, car chacun d’eux est reconstruit par une théorie : théorie cellulaire, théorie chromosomique de l’hérédité, théorie de la tectonique des plaques et théorie de l’évolution. Mais alors, comment expliquer l’abandon progressif de l’usage du mot « théorie » dans les programmes scolaires ? Premièrement, le sens commun qualifie de théorie une proposition non étayée, réduite à une spéculation. Or ce n’est pas le cas de la théorie de l’évolution. Deuxièmement, le choix épistémologique de ne citer que les faits de l’évolution pour légitimer la connaissance scientifique peut expliquer l’abandon du mot « théorie ». Il s’agit alors principalement d’illustrer l’évolution à partir de faits d’observation ou expérimentaux. Troisièmement, la référence à la théorie disparaît quand l’enseignement dogmatise le savoir6. L’opération pédagogique consiste alors à chosifier les concepts, autrement dit, à réduire un abstrait conceptuel en un concret visible. Ainsi, le concept de sélection naturelle est souvent illustré par les faits expérimentaux et chosifié par la 6. Rumelhard (1979), « Le processus de dogmatisation », Actes des 1res Journées de Chamonix sur l’éducation scientifique, université Paris 7.
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[corine fortin / l’enseignement de la théorie de l’évolution dans le secondaire] survie ou la mort des organismes soumis à une pression environnementale. Or, le concept de sélection naturelle n’est pas un observable. Seuls ses effets peuvent être observés. Il est une explication sur les causes de l’adaptation et de la variabilité des organismes. Autre exemple de chosification, la notion de plan d’organisation. La comparaison anatomique de différentes espèces met en évidence une unité topologique de l’organisation du vivant. Mais le passage de l’homologie structurale, identifiée par des fixistes comme Georges Cuvier et Richard Owen, à une homologie de parenté, défendue par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et Charles Darwin, suppose une filiation à partir d’une origine commune. Ainsi, regrouper l’homme parmi les primates est une chose. Établir des liens de parenté au sein primates en est une autre. D’un côté, il s’agit de classer, de regrouper, en fonction de certains attributs communs (pouce opposable, ongles, yeux, etc.) sans faire référence à la fixité des espèces ou à leur transformation. De l’autre, il s’agit de passer de la communauté d’attributs à un arbre de parenté. Les arbres phylogénétiques ne sont donc pas seulement une illustration de l’évolution, ils ont, aussi, une portée heuristique. En effet, ils permettent de préciser, par exemple, où se situe la divergence entre le chimpanzé et l’homme, et ainsi de poser l’existence d’un ancêtre commun aux deux espèces. Aussi, l’utilisation pédagogique des arbres phylogénétiques s’inscrire dans un champ théorique donné. L’enjeu pédagogique est ici le passage de l’horizontalité de la classification à la verticalité phylogénétique, par enracinement de l’ancêtre commun. Aucun fait d’observation brut ne permet de franchir spontanément ce passage. Seule l’articulation entre observation et explications de la transformation des espèces au cours des temps géologiques, par la sélection naturelle, rend compte de cette homologie. C’est pourquoi le concept d’homologie occupe une place centrale dans l’enseignement de l’évolution, et ne doit pas être confondu avec la ressemblance ou la similitude, comme le laisse entendre cette remarque d’un élève, en classe de terminale S, observant des séquences d’acides aminés d’une même protéine chez différentes espèces : « Plus les séquences d’acides aminés se ressemblent et plus les gènes sont homologues. » Ici, l’élève confond le degré de similitude avec l’homologie7. Selon lui, il existe un degré d’homologie, tout comme il existe un degré de ressemblance. Si l’on suit bien sa pensée, les gènes seraient plus ou moins homologues, car plus ou moins ressemblant. Cette remarque souligne, 7. Fortin (2000a), « Classification et évolution », APBG, n° 3, octobre.
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[les mondes darwiniens] ô combien, que le concept d’homologie n’est pas un fait brut d’observation, contrairement à la ressemblance, directement perceptible. Pour que les similitudes observées deviennent significatives d’un lien de parenté, il faut s’appuyer sur une possible transformation des espèces. La théorie de l’évolution est en quelque sorte cachée dans l’arbre phylogénétique et, inversement, tout arbre phylogénétique est une version cryptographique de la théorie. C’est pourquoi la pédagogie de la « monstration », qui cherche à montrer aux élèves des faits d’évolution indépendamment du champ théorique atteint là ses limites. Elle n’aide pas les élèves à dépasser la seule description de l’histoire du vivant. Si séparer les faits de la théorie est justifié – d’un côté, la permanence des faits ; de l’autre, les explications partielles ou provisoires de la science –, cette dichotomie ne doit pas faire oublier que les faits ne disent rien par eux-mêmes, et que ce sont les théories scientifiques qui les font parler. Autrement dit, la théorie de l’évolution « fait parler » certains faits bruts en des observables de l’évolution. Elle fait voir, rétrospectivement, dans l’unité d’organisation du vivant une origine commune ou dans le changement de coloration de la phalène du bouleau l’action de la sélection naturelle8, etc. En ce sens, la théorie est d’abord un cadre conceptuel et explicatif opératoire. En opérant un renversement où les faits d’évolution sont d’avance désignés et qualifiés, on prend le risque d’évacuer l’intérêt explicatif de la théorie, et d’adopter un enseignement « dogmatique » de l’évolution. En résumé, l’abandon du mot « théorie » dans les programmes scolaires marque sans doute la volonté de se démarquer des spéculations qui ne peuvent être testées expérimentalement. Il marque aussi la permanence de l’héritage d’une pédagogie positiviste fondée sur un enseignement des résultats scientifiques et non sur la construction des connaissances. Mais l’absence de référence explicite à la théorie de l’évolution ne contraint-elle pas l’élève à ne « voir » qu’en aveugle, au seul prisme des données factuelles ou empiriques ? Dans ce cas, l’élève peut alors « croire » ou « ne pas croire » à l’évolution faute de pouvoir articuler et unifier les données d’observation et/ou expérimentales avec les explications conceptuelles. 3 Les représentations des élèves sur l’évolution
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es travaux en didactique de la biologie montrent que les élèves arrivent en cours de biologie avec leur propre représentation de l’histoire de la
8. Cf. Heams (« Hérédité »), ce volume. (Ndd.)
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[corine fortin / l’enseignement de la théorie de l’évolution dans le secondaire] vie. Ces représentations sont l’expression à la fois de croyances, d’un contexte socio-culturel et de l’« imaginaire » des élèves9. Entendons par représentation, non pas le fonctionnement cognitif de l’élève, mais un modèle construit par le didacticien, pour comprendre le schème de pensée de l’élève, à partir de ses productions et de son discours. Cinq représentations majeures peuvent être distinguées10 : • La représentation « pseudo évolutionniste » admet une origine commune pour tous les êtres vivants et une extinction des espèces (figure 1 Ü). Le mécanisme biologique de transformation des espèces généralement proposé par les élèves est la mutation. « C’est sûrement dans le contexte du jeu du hasard que la roue céleste a permis la naissance des hommes, mais il aurait pu en être autrement, car c’est une chance sur l’infini » (1re L). Ici la roue céleste rappelle les jeux de hasard (roulette du casino, roue du loto, roulette russe, etc.) où, à partir d’un nombre limité de composants, on obtient, par combinaison aléatoire, un résultat. Cette conception intègre une dimension probabiliste de l’histoire du vivant : « On aurait pu avoir autre chose, comme dans les bouquins de science-fiction, des oiseaux avec des têtes d’hommes, ça aurait pu arriver ; moi, je dis qu’il ne faut pas minimiser la part du hasard, on aurait pu vivre sous la terre si les conditions à la surface n’étaient pas possibles. Il aurait pu se passer des tas de choses. On aurait pu être autrement, et même peut-être pas du tout » (terminale S). • La représentation « transmutationniste » admet aussi une origine commune à tous les êtres vivants, mais sans extinction possible. Autrement dit, aucun genre ni espèce ne disparaît (figure 2 Ü). Pour ces élèves, les dinosaures se sont transformés en reptiles actuels, les mammouths en éléphants, les Australopithèques en homme moderne, etc. Pour expliquer les causes de la transformation des espèces, les élèves proposent soit la mutation, soit la pression du milieu, soit la métamorphose sur le 9. Dagher & BouJaoude (1997), “Scientific views and religious beliefs of college students : The case of biological evolution”, Journal of Research in Science Teaching, 34 @. Woods & Scharmann (2001), “High school students’ perceptions of evolutionary theory”, Electronic Journal of Science Education @. Aroua et al. (2002), « L’évolution biologique : Conceptions et rapport au savoir d’élèves tunisiens », Actes des XXIVes J.I.E.S, Chamonix. 10. Fortin (1993), L’évolution : du mot aux concepts, thèse de doctorat, université Paris 7. Fortin 2000b), « Les causes de l’évolution », in Les formes de causalités dans les sciences de la vie et de la terre, Documents et travaux de recherche en éducation, n° 41, INRP @.
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[les mondes darwiniens] modèle du têtard et de la grenouille : « Avant l’homme, il existait des poissons, des reptiles et d’autres animaux qui, au fil du temps, se sont transformés en hommes » (1re ES). • La représentation « non évolutionniste » se caractérise par l’absence de parenté entre les espèces (figure 3 Ü). Pour les élèves « non évolutionnistes », seules les transformations intraspécifiques par mutations sont possibles, mais pas la formation de nouveaux groupes ou de nouvelles espèces : « Chaque forme de vie a évolué en se transformant. Les chevaux étaient petits avant, ils sont grands maintenant, c’est pareil pour les éléphants » (2de). Chaque groupe (ou espèce) est indépendant les uns des autres. Chaque lignée peut se transformer, voire s’éteindre en totalité, ou bien un groupe (ou une espèce) peut disparaître. • La représentation « créationniste » est une conception religieuse qui s’en tient à la littéralité des Écritures. Aussi, la Genèse est-elle comprise comme un texte historique. Toutes les espèces ont été créées séparément, elles n’ont par conséquent aucun lien de parenté possible (figure 4 Ü). Adam et Ève sont identifiés comme deux personnages historiques à l’origine de l’humanité. : « Je suis Témoin de Jehova, et il est dit dans la Bible que Dieu a créé Adam et Ève, il n’y a pas eu d’évolution » (3e). « à mon avis, et selon les Écritures, il est tout à fait possible que l’homme ait côtoyé les dinosaures, jusqu’à ce que ceux-ci soient détruits par un grand cataclysme d’eau appelé le Déluge et jamais survenu auparavant » (1re ES). • La représentation « concordiste » accepte l’idée d’une origine commune et d’une transformation des espèces, mais elle inscrit le processus évolutif dans le cadre d’une finalité divine qui nous dépasse et que nous ignorons : « Ceux qui connaissent bien le Coran savent que l’idée d’évolution est déjà dans le Coran » (terminale S). « Dieu a créé la vie, et il a aussi créé les modifications pour transformer la nature » (1re ES). Ces différentes représentations expriment des résistances et des obstacles à la conception scientifique de l’évolution. Par exemple, la prégnance du mythe de la Création, interprété comme un récit historique, constitue un obstacle religieux. L’univers créatif de la science-fiction, où tout est possible, constitue un obstacle socio-culturel, ou bien encore la mutation utilisée comme une modalité de l’adaptation, sans passer par la sélection naturelle, est un obstacle épistémologique. Parmi les obstacles rencontrés, nous pouvons aussi retenir le vitalisme, l’environnementalisme et le concurrentialisme.
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De gauche à droite. Figure 1. Représentation pseudo-évolutionniste. Chaque groupe (ou espèce) a une origine commune, et peut se transformer en un nouveau groupe. L’extinction est possible. Chaque figuré représente un « groupe ». Les flèches indiquent la transformation du « groupe » en un autre. Le point noir représente l’extinction. La flèche en position verticale indique l’écoulement du temps (Fortin, 1993, L’évolution : du mot aux concepts, thèse de doctorat, université Paris 7). Figure 2. Représentation transmutationniste. Chaque groupe (ou espèce) peut se transformer en un autre. L’extinction est impossible. Figure 3. Représentation non évolutionniste. Figure 4. Représentation créationniste. Chaque groupe (ou espèce) est crée séparément. L’extinction est possible et une transformation intraspécifique est aussi possible.
Le vitalisme analyse l’adaptation des organismes comme une réponse pour satisfaire leurs besoins vitaux : « les organismes ont évolué pour s’adapter » est une affirmation fréquente chez les élèves. Le vitalisme prend souvent appui sur l’image de la métamorphose, laquelle efface la dimension historique de l’évolution au profit d’un processus physiologique de développement où « les animaux se transforment les uns dans les autres ». Ce vitalisme s’accompagne
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[les mondes darwiniens] souvent une vision finaliste de l’histoire du vivant avec la venue de l’Homme comme la dernière étape de l’évolution du vivant. L’obstacle environnementalisme analyse l’adaptation des organismes comme une réponse à une pression du milieu. Là aussi, les élèves évoquent communément l’idée que « l’environnement fait muter les animaux ». S’il existe, effectivement, des facteurs environnementaux mutagènes, certains élèves supposent que seul l’environnement est en capacité de « faire muter » les organismes pour les « faire évoluer ». Aussi rejettent-ils l’idée de mutation aléatoire et l’action de la sélection naturelle pour maintenir ou éliminer certains allèles. Enfin, le concurrentialisme fait référence à « la lutte pour l’existence » comme loi de la nature contraignant les organismes à s’adapter ou à mourir : « Je pense que la vie est dirigée par la loi du plus fort. Lors d’une extinction, les plus faibles meurent et laissent la place aux plus forts qui par la force des choses se transforment, de génération en génération, pour mieux s’adapter » (terminale S). Ainsi, la sélection naturelle est généralement perçue comme « la loi du plus fort11 » et non comme une reproduction différentielle des organismes porteurs d’allèles conférant un avantage adaptatif en fonction de l’environnement. Il existe aussi un autre obstacle, sans doute plus profond que les précédents, celui de la parenté12. Dans le langage commun, la parenté évoque la descendance à partir d’un père et d’une mère. Mais, dans le langage scientifique, la parenté est le produit de la spéciation à partir d’une espèce-souche. Parenté familiale et parenté évolutive ne sont donc pas superposables. Pourtant, certains élèves ont une conception de la parenté évolutive sur le mode dyadique de la parenté familiale, avec un équivalent maternel et un équivalent paternel : une espèce se croise avec une autre pour donner naissance à une nouvelle espèce. L’évolution est alors pensée en termes d’hybridation des espèces empruntant le plus souvent à la mythologie (Centaures, Pégase) ou à la science-fiction (croisement entre humains et aliens). Dans ce cas, les espèces se transforment par « mélange » génétique, et non par rupture géné11. Bishop & Anderson (1990), “Student conceptions of natural selection and its role in evolution”, Journal of Research in Science Teaching, 27 @. 12. Fortin (2009a), « La métaphore de la parenté est-elle un obstacle à l’idée d’évolution ? », in Coquidé & Tirard (dir.), Évolution du vivant, un enseignement semé d’embûches ?, Vuibert-Adapt.
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[corine fortin / l’enseignement de la théorie de l’évolution dans le secondaire] tique, comme cela se produit lors de la spéciation par isolement reproductif des populations. Si, globalement, l’idée de transformation du vivant est acquise, celle d’une origine commune demeure encore incertaine à bien des élèves. Quant aux mécanismes biologiques de l’évolution (sélection naturelle, dérive génétique, famille multigénique, etc.), ils sont bien souvent réinterprétés pour être ajustés à la représentation initiale de l’élève. On mesure, ici, toute la distance qui sépare les représentations des élèves des conceptions scientifiques de l’évolution, et tout le parcours pédagogique à construire pour aider les élèves à modifier leurs représentations, voire à rompre avec elles. 4 Les conceptions épistémologiques des enseignants
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ux représentations des élèves s’ajoutent aussi les conceptions épistémologiques des enseignants sur la théorie de l’évolution. En effet, tous ne partagent pas le même point de vue. Une enquête13 menée auprès d’une vingtaine de professeurs du secondaire, nous apprend que deux grandes options épistémologiques se distinguent. Selon les uns, la théorie de l’évolution « résulte de l’accumulation des faits », « les faits construisent la théorie », « la théorie est déduite à partir des faits anatomiques, paléontologiques, embryologiques et moléculaires » ; selon d’autres, « les faits se nourrissent de la théorie et viceversa » et « on devrait dire les théories de l’évolution, chacune a apporté des connaissances différentes ». Ces différentes conceptions influent nécessairement sur les choix pédagogiques, et là encore, les approches sont contrastées : « J’enseigne les faits et leurs enseignements et non les explications philosophiques » ; « La théorie ne donne pas prise à la validation expérimentale que sur bien peu de points » ; « La théorie permet d’interpréter les faits ». Des études aux États-Unis et en Europe montrent que les enseignants sont bien souvent mal à l’aise pour enseigner l’évolution. Ils ont le sentiment de ne pas toujours maîtriser les connaissances ou redoutent d’affronter le questionnement des élèves14. D’autres sont sceptiques sur la réalité de l’évolution, d’autres encore ne séparent pas le registre religieux et le registre scientifi13. Fortin (1993), L’évolution : du mot aux concepts, thèse de doctorat, université Paris 7 @. 14. Griffith & Brem (2004), “Teaching evolutionary biology : Pressures, stress, and coping”, Journal of Research in Science Teaching, 41 @.
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[les mondes darwiniens] que15. Il existe donc dans la communauté enseignante un questionnement sur le « comment » enseigner l’évolution et sur quelle place à accorder à la théorie. C’est le statut même de la biologie de l’évolution, comme science historique, qui interroge les enseignants. Généralement acquis à une conception prédictive ou probabiliste de la biologie, ils s’interrogent sur la contingence. La biologie de l’évolution n’a pas besoin de recourir aux causes finales. Même si la formation de telle ou telle espèce n’est pas prévisible, la spéciation peut néanmoins s’expliquer rationnellement, comme le souligne Stephen J. Gould : « Le message de la contingence historique ne tient pas à son caractère aléatoire et péjoratif ou, dans le langage courant, inexplicable. Les séquences historiques sont parfaitement explicables, mais elles ne sont pas prévisibles16 ». Si la biologie de l’évolution n’a pas de caractère prédictif, elle a, cependant, un pouvoir rétrodictif17, c’est-à-dire qu’elle permet de connaître, rétroactivement et rétrospectivement, les causes matérielles qui ont présidé à la formation des espèces. Si finalité il y a, c’est au sens d’un déterminisme biologique où tout n’est pas possible en raison des contraintes biologiques du vivant, et non, en termes de cause(s) finale(s) de l’histoire du vivant. Ainsi, les conceptions épistémologiques des enseignants influent sur l’enseignement. Si la théorie de l’évolution est pensée comme un l’aboutissement de la collecte des faits d’observation et expérimentaux, l’enseignement s’organise autour de la description de ces faits, sans faire nécessairement référence à la portée heuristique de la théorie. Si la théorie est pensée comme un modèle explicatif cohérent capable de réfuter la fixité des espèces, par production de données objectives (observations et résultats expérimentaux), l’enseignement s’organise autour d’un va15. Osif (1997), “Evolution and religious beliefs : A survey of Pennsylvania high school teachers”, American Biology Teacher, 59 @. Rutledge & Mitchell (2002), “High school biology teachers’ knowledge structure, acceptance, and teaching of evolution”, American Biology Teacher, 64 @. Stolberg (2007), “The religio-scientific frameworks of pre-service Pimary Teachers : An analysis of their influence on their of science”, International Journal of Science Education, 29 @. Munoz et al. (2007), « Des analyses statistiques multivariées pour traiter les données issues de questionnaires : Conceptions d’enseignants et futurs enseignants de douze pays sur l’évolution », Journées de l’Association pour la recherche en didactique des sciences et des techniques (ARDIST). 16. Gould (1989), La vie est belle, Le Seuil. 17. Gayon (1993), « La biologie entre loi et histoire », Philosophie, n° 38, juin.
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[corine fortin / l’enseignement de la théorie de l’évolution dans le secondaire] et-vient entre faits et mécanismes de l’évolution. Dans ce cas, l’enseignement porte, aussi, sur la possibilité de rectifier la théorie pour introduire de nouveaux mécanismes et de nouvelles modalités de l’évolution (néodarwinisme, synthétisme, neutralisme, équilibres ponctués, etc.). Le va-et-vient permanent entre l’explication proposée par la théorie et les faits permet ainsi de construire, rétrospectivement, le fait scientifique de l’évolution. Sans quoi, il ne reste qu’une juxtaposition des faits bruts reliée entre eux par la seule force de l’induction où les mécanismes eux-mêmes sont chosifiés et rigidifiés. 5 Perspectives pour un enseignement opératoire de l’évolution
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ujourd’hui, l’école et même l’université n’ont pas nécessairement plus de crédit, aux yeux des élèves, qu’un quelconque site internet. D’autant qu’en contrepoint de la pédagogie de la « monstration » s’affiche aussi une autre stratégie monstrative, celle du créationnisme ou de l’Intelligent Design. Or, les élèves mettent en concurrence l’enseignement scolaire et les discours anti-évolutionnistes, et jugent de la pertinence des uns et des autres à l’aune de leur propre conviction ou représentations. Face à la demande ou à la critique des élèves, comment faire pour rendre compte de la pertinence de la théorie de l’évolution ? Pour aider les enseignants à répondre aux questions des élèves (et des parents), ces dernières années, des guides pédagogiques ont été publiés dans différents pays, en particulier aux États-Unis18. Par exemple, à la question emblématique des créationnistes, « Si l’homme descend du singe, pourquoi tous les singes ne sont-ils pas devenus des hommes ? », la réponse scientifique s’appuie sur le rappel que les singes actuels (l’Homme compris) sont issus de singes fossiles, qu’il existe plusieurs lignées de singes dont la lignée humaine, que l’Homme et le chimpanzé partagent un ancêtre commun, etc. Mais, ces explications sont, en réalité, audibles à ceux qui disposent déjà d’un bagage scientifique (définition de l’espèce, distinction des espèces actuelles et espèces fossiles, construction des liens de parenté, etc.). Ce travail de communication et de vulgarisation scientifique (publications, conférences), utile et indispensable, accompagne les enseignants dans leur 18. National Research Council (1996), National science education standards, National Academy Press @. National Academy of Sciences (1998, 2008), Teaching about evolution and the nature of science, National Academy Press @.
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[les mondes darwiniens] argumentation et permet de sensibiliser le grand public à la réalité objective de l’évolution. Mais il n’est pas au cœur de l’apprentissage. Malgré des programmes scolaires structurés, des professeurs qualifiés, des efforts de vulgarisation scientifique, l’évolution reste pour bien des élèves (et pour certains enseignants) suspect. En témoigne cette critique d’un élève, en classe de terminale S, après un cours sur l’homologie : « C’est normal qu’il y ait des structures homologues chez les vertébrés, car tous les vertébrés se développent pareil ; ça ne prouve pas qu’ils sont parents. C’est comme le singe et l’homme, même s’ils ont un développement semblable, avec les mêmes organes, les mêmes membres, etc., c’est tous les deux des mammifères, alors ils se développent pareil. Ça ne veut pas dire qu’ils ont un ancêtre commun. Le singe, c’est le singe, l’homme c’est l’homme. » Cet élève n’est pas un partisan du créationnisme. Il informe seulement l’enseignant que son objectif pédagogique – démontrer un lien de parenté entre l’homme et les autres primates – n’est pas atteint. Qu’est-ce qui fait obstacle ? L’élève manifeste, ici, une exigence d’intelligibilité. L’homologie ne convainc pas d’un lien de parenté entre les primates. Autrement dit, pour notre élève, il ne suffit pas de montrer l’homologie pour rendre compte de la parenté. Il attend une explication qui ait valeur de démonstration, d’où sa critique à l’égard de ce qui lui est enseigné, et qu’il perçoit comme un argument d’autorité. Le scientifique et l’enseignant, tous deux rompus au corpus de la théorie de l’évolution, savent que l’homologie est un concept de transmission des caractères hérités d’un ancêtre commun. L’expert est en mesure, par conséquent, de distinguer ce qui relève de la ressemblance et de l’homologie. Mais, pour l’élève, il en est tout autrement. Passer de la ressemblance au concept d’homologie généalogique revient à franchir le Rubicon. La discontinuité entre la pensée de l’expert (scientifique et enseignant) et celle du novice (grand public et élève) est alors le cœur de l’apprentissage. S’appuyer sur la « monstration » de faits anatomiques, paléontologiques, moléculaires, expérimentaux et taxonomiques ne conduit pas, de facto, à l’idée d’une origine commune. Sans quoi Cuvier, Owen, von Baer auraient été partisans du transformisme. L’unité anatomique, voire l’unité de développement, des organismes ne préjugent donc pas d’un ancêtre commun. D’autant que ce dernier n’est pas un observable, mais un reconstruit dans le cadre explicatif de la théorie de l’évolution. La pédagogie de la « monstration » atteint là sa
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[corine fortin / l’enseignement de la théorie de l’évolution dans le secondaire] limite. À vouloir montrer, coûte que coûte, l’évolution, on en oublie de réfuter le fixisme. Pourtant, la confrontation entre fixité et transformation des espèces, à partir d’une origine commune, oblige à clarifier le statut épistémologique des données brutes, à expliciter les concepts en jeu, à justifier de la nécessité du débat contradictoire. Il s’ensuit un autre enseignement de l’évolution, non plus celui des seuls résultats, mais aussi celui des tâtonnements, des impasses et des procédures de validation de la construction des savoirs scientifiques. La pédagogie de la réfutation doit interroger la fixité des espèces, et remettre en cause l’apparente fixité des espèces. Comme fut remise en cause la conception géocentrique malgré la course apparente du Soleil autour de la Terre. La pédagogie de la réfutation ne s’oppose pas à la « monstration », elle s’en distingue en changeant la problématique d’enseignement. Elle vise, d’abord, à mettre l’élève en situation d’aller au bout de sa démarche critique, tout en sachant que celui-ci ne va pas redécouvrir spontanément l’évolution. L’enseignant l’accompagne. Du questionnement de l’enseignant émerge un autoquestionnement de l’élève, dont la réponse n’est pas une option individuelle « pour » ou « contre » l’évolution, comme on serait « pour » ou « contre » un choix sociétal (les ogm, le nucléaire, etc.), mais le fruit d’une argumentation rationnelle d’un savoir partagé où les phénomènes naturels s’expliquent par des causes naturelles. 6 En guise de conclusion
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l est d’usage d’enfermer l’enseignement l’évolution dans l’opposition croyance/science. Ces dernières années, ce vieux conflit entre science et croyance a été réactivé par les partisans du créationnisme et de l’Intelligent Design afin de déstabiliser l’enseignement de l’évolution19. En classe de biologie, ce conflit n’a pas sa place, car créationnisme et Intelligent Design ne sont pas des théories scientifiques, et par conséquent, il n’y a aucune raison de les discuter en classe de biologie. À bien y regarder, la difficulté à enseigner l’évolution n’est pas le clivage entre science et croyance, mais bien plutôt la difficulté à articuler une péda-
19. Sur ces résurgences, cf. Baudouin & Brosseau (à paraître 2012), Les créationnismes, Belin. Voir aussi Fortin (2009c), L’évolution à l’école. Créationnisme contre darwinisme, Armand Colin. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] gogie de la monstration qui valorise les faits anatomiques, embryologiques et moléculaires et une pédagogie de la réfutation de la fixité des espèces20. La pédagogie de la monstration a le mérite de rendre visible l’évolution et de transmettre un savoir reconnu par la communauté scientifique. Elle est aussi dépositaire d’une mémoire de l’enseignement de l’évolution qui a acté, depuis plus de cent ans, les rectifications de la biologie de l’évolution, de Lamarck jusqu’à aujourd’hui. Néanmoins, cette pédagogie privilégie la description de l’histoire du vivant aux dépens de l’explication. Plus exactement, elle fait précéder l’affirmation de l’évolution avant même de l’expliquer. Enseigner l’évolution, ce n’est pas seulement faire le récit de l’histoire du vivant, au risque de se voir opposer d’autres récits, comme celui des créationnistes ou de l’Intelligent Design. Pour autant, il ne s’agit pas de renoncer à une distinction épistémologique entre faits et théorie de l’évolution, mais d’adopter une pédagogie qui laisse place à une articulation entre cadre conceptuel et données factuelles. Une pédagogie où les concepts évolutionnistes, de sélection naturelle, d’homologie, etc., ne sont pas réduits à des observables, mais intégrés à la théorie explicative de la transformation des espèces.
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chapitre 47
Pascal Picq
Les dessous de l’hominisation: les origines de l’homme entre science et quête de sens
L
a notion d’hominisation apparaît dans presque tous les discours et les publications qui abordent la question fondamentale des origines et de l’évolution de la lignée humaine, même dans les programmes scolaires où on lit de grandes têtes de chapitre comme « le processus de l’hominisation ». Il émerge de fortes différences sémantiques selon les formulations de ce sujet, que tout oppose. D’un côté, l’hominisation, de l’autre, les origines et l’évolution de la lignée humaine. Dans la première, se retrouve la thèse de l’exception humaine, encore si farouchement défendue par un courant de la philosophie issu de la métaphysique. Là, tout s’écrit au singulier, et parfois avec l’usage de la majuscule, pour signifier le caractère exceptionnel de l’origine de l’Homme qui transcende et dépasse l’histoire de la vie finalisée. Dans la seconde formulation, s’exprime l’idée que si l’Homme actuel, Homo sapiens, est une espèce unique, il l’est au même titre que les autres espèces, par son histoire évolutive et sa place dans l’arbre du vivant, et que ses caractéristiques proviennent d’une évolution qui, quant à ses mécanismes, s’apparente à celle des autres organismes, notamment celle des autres membres de sa famille. L’hominisation impose à la science des valeurs justifiées par la défense d’un statut extra-naturel de l’Homme ; dans le second, l’Homme se retrouve parmi les autres espèces, sans considération métaphysique ou spiritualiste. La vraie difficulté réside dans la quasi-impossibilité d’aborder la question des origines et de l’évolution de la lignée humaine sans que ne s’invite, sous une forme une autre, des quêtes de sens spiritualistes, finalistes ou eschato-
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[les mondes darwiniens] logiques, sous le terme rarement défini, et donc polysémique, d’hominisation. C’est un immense paradoxe pour la paléoanthropologie puisque l’intérêt, pour ne pas dire la passion, pour cette grande question qui, justement, émane de ce besoin séculaire de comprendre notre place dans l’univers, ce qui a suscité une fascinante diversité de récits oraux et écrits sur l’émergence du cosmos – et de l’Homme –, qu’on appelle les cosmogonies. C’est incontestablement une caractéristique de l’Homme. Mais lorsqu’on l’aborde par la voie matérialiste des sciences, les interprétations sont revisitées par ces cosmogonies, dont on retrouve les concepts fondateurs dans les religions et les philosophies, comme le naturalisme tel que défini par Philippe Descola1, qui, dans la culture occidentale, fait une distinction ontologique entre l’Homme et le reste du monde vivant, avec les oppositions dualistes homme/animal, inné/acquis, nature culture, civilisé/sauvage, etc. Mais il y a pire. Si on affiche clairement l’intention de délimiter les recherches à la stricte démarche scientifique, on se voit accuser de nier l’Homme, la transcendance de sa dignité, avec à la clé l’anathème du réductionnisme, surtout si on compare les hommes aux grands singes. Actuellement, la controverse entre les évolutionnistes et les créationnistes masque une situation à la fois bien plus complexe et pernicieuse. Les créationnistes présentent l’avantage d’agir à découvert. Même si certaines de leurs démarches témoignent d’une volonté de détourner, voire d’accaparer la science, la ficelle est si grosse que la récusation en est plus aisée, comme en témoigne le second « procès du singe » de Little Rock en 19822. L’affaire devient plus délicate en ce qui concerne le « dessein intelligent ». Si, lors du dernier « procès du singe » de Dover en 2005, les créationnistes et leur nébuleuse du dessein intelligent ont été à nouveau déboutés dans leur prétention de proposer une théorie scientifique alternative à celle de l’évolution, il n’est pas certain que l’issue eût été aussi évidente si on n’avait pas pu établir la phylogénie historique entre le créationnisme et le dessein intelligent. Certes, on ne refait pas l’histoire, pas plus que l’évolution. Cependant, c’est bien toute la spécificité de la situation en France que suscite cette interrogation, dans un pays très marqué par une forte tradition philosophique spiritualiste et finaliste (Henri Bergson, Teilhard de Chardin, etc.) et où règne une « théologie humanistique » très antidarwinienne au sein des principales écoles de philosophie et en sciences humaines. 1. Descola, Par delà Nature et Culture, Gallimard, 2004. 2. Cf. Picq, Lucy et l’obscurantisme, Odile Jacob, 2007.
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[pascal picq / les dessous de l’hominisation] Dans notre pays, il y a peu de risque pour que jaillisse des revendications théocratiques comparables à celles observées aux États-Unis (et dans bien d’autres pays). On pourrait s’en réjouir, mais un peu trop naïvement. Car le « dessein intelligent » et ses avatars éveillent toutes sortes de croyances, de mythes et de convictions sortis de la déraison humaine. Autrement dit, l’erreur des créationnistes est d’avoir engagé leur action trop franchement, ce qui a permis de les démasquer derrière le voile bien tissé des fils plus fins du « dessein intelligent ». Affranchi de ce péché originel, le « dessein intelligent » se présente en France comme plus convenable, d’autant qu’il arrive dans un pays qui entretient un antidarwinisme de mauvais aloi chez ses « élites intellectuelles ». C’est là que l’on retrouve l’hominisation et toutes ses dérives spiritualistes. Les dessous de l’hominisation, c’est tout simplement, croit-on couramment, la quasi-impossibilité de construire un discours scientifique, donc aussi matérialiste qu’universel, sur les origines et l’évolution de l’Homme face à la multitude des cosmogonies et leurs contenus métaphysiques, et plus particulièrement dans le cadre du dualisme fondamental de la pensée occidentale, dont le monothéisme est l’une des expressions les plus abouties. Mais il y a bien plus grave, puisque en ce moment même, on assiste à une charge de plus en plus virulente menée par divers courants issus de la philosophie européenne dite continentale, ancrée dans une tradition de la métaphysique qui, chez de plus en plus d’auteurs, devient inquisitoriale face aux avancées des connaissances en biologie, en éthologie et en sciences cognitives3. Au risque de surprendre, dans un pays qui se comporte encore parfois comme « la fille aînée de l’Église », l’hominisation est devenue la forme profane d’une croisade antidarwinienne redoutable, car menée par des forces intellectuelles détachées de toute considération religieuse. Si Dieu se trouve en dehors de toute interrogation scientifique – ce qui pose encore beaucoup de problèmes aux fondamentalismes religieux –, certains domaines de la philosophie dénient encore à la science évolutionnaire et matérialiste le droit de s’intéresser à l’Homme, non pas dans sa matérialité, mais en ce qui concerne les origines de ses comportements et de ses représentations cognitives, comme la conscience ou la théorie de l’esprit. Le seul compromis, qui ne peut pas en être un d’un point de vue scientifique, reste l’hominisation. 3. Cf. de Fontenay, Sans offenser le genre humain, Albin Michel, 2008.
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[les mondes darwiniens] L’objet de ce chapitre est de repréciser ce qu’est l’hominisation, un concept finaliste et fondamentalement antidarwinien, notamment dans son rapport contraignant avec les avancées des connaissances en paléoanthropologie. Cette conception téléologique de l’évolution de la lignée humaine est devenue une entrave pour comprendre les origines de notre lignée, car complètement orientée vers les fins, en l’occurrence l’avènement glorieux de l’Homme, et plus précisément d’une espèce d’homme particulière, la nôtre, Homo sapiens. Cela donne une tautologie grossière qui réduit la cause à ses effets, comme dans le principe anthropique qui dit que si les constantes physiques de la matière avaient été différentes au moment des origines de l’univers, il n’y aurait pas eu les galaxies, le système solaire, la Terre, la vie et l’Homme ; donc, ces constantes ont été ajustées pour que l’Homme puisse apparaître. Il s’agit ni plus ni moins d’un programme métaphysique de recherche, panglossien, qui n’a rien de scientifique et qui s’oppose aux conceptions actuelles de l’histoire de la vie faite de contingences, de contraintes, de hasard, de nécessité et de multiples causalités. En cela, l’hominisation est un concept fondamentalement antidarwinien et antiscientifique puisqu’il impose un schéma déjà admis qui réfute toute réfutation. L’hominisation écarte la question des origines de la lignée humaine quant à sa divergence d’avec les lignées les plus proches, comme celles des grands singes africains actuels. Qu’importe le cheminement puisque la voie est tracée. On se retrouve face à une négation de nos relations de parenté avec les grands singes et donc de tout cadre phylogénétique. Il est inconcevable d’étudier une lignée sans regarder ses relations phylogénétiques avec les lignées les plus proches, d’une part pour établir une phylogénie, mais aussi pour définir les caractères évolués que nous partageons avec elles (les synapomorphies), ce qui permet ensuite de reconstituer nos origines communes, puis de construire un scénario évolutif qui rend compte de l’apparition de nos caractères propres (autapomorphies), en relation avec les éléments connus des changements d’environnements. Au lieu de cela, et à cause du finalisme inhérent à l’hominisation, on se retrouve confronté à de vieilles questions qui ne sont pas d’ordre scientifique, comme la relation homme/animal, plus précisément homme/ singe, encore courantes dans diverses écoles philosophiques et, plus largement hélas, dans les sciences humaines. L’animal et le singe de ces philosophes et de ces sciences humaines ne représentent qu’une figure de rhétorique et on attend toujours leur définition de l’animal ou du singe – on notera le singulier –, ce qui n’est pas le cas dans les sciences de l’évolution et en systématique.
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[pascal picq / les dessous de l’hominisation] Que diverses écoles de ces disciplines persistent à critiquer les avancées des connaissances en paléoanthropologie sur la base de postulats qui, quant à eux, n’ont aucun fondement scientifique ou tout simplement objectiviste, constitue une ingérence totalitaire dénuée de tout fondement épistémologique et, pire, violent les fondements épistémologiques des différents modes d’interrogation du monde, à commencer par celui des sciences. à cet égard, ces « écoles » qui s’appuient sur des raisonnements à partir de postulats devenus erronés d’un point de vue scientifique – et non pas sur la validation de leurs propositions par les méthodes les plus simples de la démarche scientifique, comme l’observation et la comparaison – se comportent comme les créationnistes et les partisans du « dessein intelligent ». 1 Origines et dérives de l’hominisation
L
e terme hominisation s’inscrit profondément dans le creuset de l’humanisme – plus précisément les « humanités » – de la culture française. D’après le paléontologue Jean Piveteau4 (1976), il provient de la réflexion ouverte par Teilhard de Chardin dès 1923 sur le rapport de l’Homme à son évolution biologique. à cette époque, entre les deux guerres, la théorie de Darwin de l’évolution au moyen de la sélection naturelle reste mal comprise. En fait, depuis la mort de Darwin, domine une conception téléologique de l’évolution. Il suffit de rappeler l’influence d’Ernst Haeckel, qui propose une « loi biogénétique fondamentale » avec le célèbre aphorisme « l’ontogenèse récapitule la phylogenèse », qui reprend l’acception originelle du terme évolution proposé par Charles Bonnet au début du xviiie siècle. Évolution vient d’evolvere, ce qui signifie « dérouler un programme », ce programme étant le plan de l’ontogenèse. Rappelons-le avec vigueur, le terme « évolution », comme la conception de l’évolution qui en découle, reposent sur une certaine idée de l’ontogenèse, propre à chaque espèce et immuable. Il s’agit d’une conception vitaliste, internaliste et fixiste du vivant – même s’il « évolue » – profondément ancrée dans le substrat de la pensée occidentale. Il suffit de proposer une pseudo-théorie de l’évolution de l’Homme réactualisant ce mythe pour susciter l’engouement, comme en témoigne l’incroyable succès de ce « nouveau regard » d’Anne Dambricourt-Malassé annoncé en couverture de La Recherche en 1996. On y retrouve tout simplement la thèse de Haeckel avec la « loi biogénétique fondamentale » devenue la « loi biodyna4. Piveteau, « L’hominisation », Encyclopaedia Universalis, 1976.
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[les mondes darwiniens] mique fondamentale ». Peut-on imaginer un terreau plus fertile pour le « le dessein intelligent », la quête de sens et toutes les formes de spiritualisme ? Car ces conceptions internalistes et finalistes n’ont cure de ce qui s’écarte du chemin de l’hominisation, toutes les autres branches de l’arbre du vivant étant des erreurs qui méritent à peine qu’on s’y intéresse. Cela conduit aussi à la récusation de toute influence des changements d’environnement dans notre évolution et des contingences qui les accompagnent. En jouant sur les mots, pour les partisans de l’Hominisation, tout ce qui s’en écarte est « contingent », littéralement sans incidence, alors que dans les sciences de l’évolution, ce sont les variations et les contingences résultant de leurs confrontations avec l’environnement qui constituent l’évolution. Jean Piveteau distingue clairement l’évolution biologique du discours sur les valeurs, sur la signification que l’on peut donner à notre histoire naturelle. (Car il n’est évidemment pas interdit d’introduire les connaissances acquises sur les origines et l’évolution de la lignée humaine dans les débats d’hier et d’aujourd’hui.) Piveteau use d’une argumentation très subtile. Il admet que l’Homme s’enracine chez les primates. Cependant, il se réfère à notre ontogénèse, à l’allongement de notre période fœtale, notamment après la naissance, ce qui ouvre le lien éducatif et social tout au long de la vie. Encore et toujours cette nécessité presque ontologique de se référer à une cause « évolutive » interne, ce fantôme de l’évolution depuis Bonnet. Il y a identification profonde entre l’ontogénèse et l’ontologie, entre la formation de l’être et l’éveil de l’être, qui ne lasse pas d’étonner. Il est important de rappeler ici ce qu’est la néoténie. Pour la majorité des anthropologues culturalistes – et encore trop d’anthropologues biologistes – et des philosophes, la néoténie prétend que chez l’espèce humaine les jeunes naissent immatures comparés aux nouveau-nés des espèces de grands singes les plus proches, comme les chimpanzés. S’ensuit une période allongée de l’enfance et, partant, des âges de la vie. Le nouveau-né humain serait un jeune grand singe qui aurait prolongé sa période fœtale de croissance extra utero, ce qui expliquerait sa formidable plasticité cérébrale et ses capacités d’apprentissage, comme le langage. Cette « fœtalisation » du grand singe qui fait l’Homme se retrouve, par exemple, dans les proportions de notre tête, avec un gros cerveau globuleux dominant une face courte et en retrait, comme chez tous les nouveau-nés chez les grands singes. Toute la différence, qui fait l’hominisation, viendrait de là : d’un allongement de la période fœtale. Beaucoup de philosophes portent un intérêt assez naïf à cet accident ontogénétique qui
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[pascal picq / les dessous de l’hominisation] détacherait l’Homme des espèces les plus proches, avec à la clé tout ce qui fait l’humain5. Il sort du cadre de ce chapitre de préciser ce qu’est vraiment la néoténie, l’un des processus parmi d’autres de l’altération de l’ontogénèse sur lesquels l’évolution peut agir rapidement. Pour notre propos, rappelons que le nouveau-né humain ne naît pas si immature que cela, bien qu’il soit relativement plus immature qu’un nouveau-né grand singe, et qu’il passe par une période postnatale de croissance de type fœtal. Mais rappelons que les jeunes grands singes naissent très matures comparés à la plupart des espèces, ce qui relativise notre « immaturité ». Mais seules certaines parties de notre corps peuvent être considérées comme néoténiques, et certainement pas les proportions de notre crâne6. Si notre boîte crânienne est globuleuse et notre face en retrait, c’est parce que le volume du cerveau a augmenté depuis 2 millions d’années et que notre système dento-maxillaire a régressé en raison de pressions de sélection indépendantes n’ayant opéré qu’au sein de la lignée humaine et plus précisément du genre Homo. C’est la descendance avec modification et les chimpanzés, même juvéniles, ne sont pas nos ancêtres. Encore une erreur courante qui, à cause de l’hominisation, fait oublier le cadre phylogénétique. Par contre, nous avons hérités d’ontogenèses communes de notre dernier ancêtre commun. Le plus important pour notre propos est de rappeler que notre morphologie corporelle ne résulte pas d’un processus néoténique holistique qui aurait affecté l’ensemble de notre corps. Toujours cette idée sous-jacente d’une loi ontogénétique interne qui transcende la vie pour aboutir à l’Homme et de la vieille acception de l’évolution, une attraction téléologique dans lequel se précipitent trop d’adeptes de l’hominisation. On apprécie la recherche, tout à fait légitime, de caractères et de processus qui pourraient expliquer ce qui nous distingue des grands singes. C’est ce que font les paléoanthropologues, mais en s’intéressant aux espèces les plus proches, dans un cadre phylogénétique donné, et en utilisant des critères précis en ce qui concerne les processus évolutifs liés à l’ontogenèse – les hétérochronies –, et non pas des termes trop vagues, cités de façon imprécise et en convoquant de simples analogies. L’importation naïve de concepts anthropologiques dans d’autres domaines de la pensée va à l’encontre des bases élémentaires de l’épistémologie, sauf dans cet exercice, hélas trop courant, de l’empirisme archaïque qui consiste à ne considérer que les « arguments » validant une 5. Cf. de Fontenay, Sans offenser le genre humain, Albin Michel, 2008. 6. Cf. Picq, Au commencement était l’Homme, Odile Jacob, 2003.
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[les mondes darwiniens] thèse déjà acquise a priori. Alors que la recherche de processus hétérochroniques, dont la néoténie, est soumise à des critères scientifiques précis et à des hypothèses réfutables, on retrouve la néoténie dans des acceptions erronées pour renforcer une thèse toute orientée vers son autojustification, sans se soucier de sa réfutation. On touche là à l’une des apories les plus tenaces de l’anthropologie et de la philosophie hantées par le statut ontologique de l’exception humaine. Car, ne pouvant nier l’être biologique, les tenants de l’exception humaine s’efforcent de faire de l’Homme ce que Heidegger appelle un « animal plus ». Le philosophe a très bien perçu l’aporie qui menace l’ontologie : si on donne un critère objectif susceptible de dégager l’Homme de l’animal, les scientifiques matérialistes s’en saisiront, avec le risque évident qu’ils finissent par trouver ce qu’ils cherchent. Hier, la glande pinéale de Descartes ou le module spécifique du cerveau d’Owen au moment de la guerre du gorille en 1851, aujourd’hui le gène foxp2 pour le langage ou la flexion de l’os sphénoïde de la base du crâne. Notons avec lucidité cette incroyable contradiction des penseurs dualistes – les partisans de la séparation entre le corps et l’esprit avec pour corollaire la césure homme/animal et nature/culture – qui s’évertuent à trouver un fondement biologique à la distinction ontologique de l’Homme ! Plus surprenant encore, ce sont les mêmes qui lancent les anathèmes d’anthropomorphisme et de réductionnisme quand quelques paléoanthropologues et éthologues mettent en évidence les ressemblances comportementales, sociales et cognitives entres les hommes et les grands singes ! Enfin, comment peut-on prétendre continuer à penser une métaphysique de l’Homme en recherchant un fondement dans l’anthropologie physique ? Les dualistes se trouvent confrontés à une alternative simple : ou se réfugier dans l’exception philosophique – la « clairière ontologique » de Heidegger – en déclarant une « immunité épistémique » à l’encontre des autres champs des connaissances ; ou repenser leur réflexion ontologique à la lumière des avancées des connaissances. Faut-il le rappeler, les avancées des connaissances en science, et donc en paléoanthropologie et en éthologie, ni visent pas à nier l’Homme. Ces recherches se détachent de toute réflexion métaphysique ou théologique. Ces connaissances sont des « faits passifs » dans le champ des sciences, mais qui ne le sont plus hors du périmètre des sciences. Autrement dit, si la mise en évidence de nouvelles connaissances découle du doute méthodologique de la démarche scientifique et, autant que possible, du principe de réfutation à
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[pascal picq / les dessous de l’hominisation] propos des paradigmes dominants, ces connaissances ne se veulent pas une réfutation des autres modes de pensée7. Si ces connaissances leur posent des problèmes, c’est leur problème. Rappelons – et c’est fondamental – que ces connaissances sont validées par une communauté de femmes et d’hommes engagés dans la science, mais de différentes cultures, de différentes éducations philosophiques et politiques, et croyants ou non-croyants. Face à cela, on constate une levée de boucliers de plus en plus agressive de courants de pensée qui prétendent imposer leur vérité ou leurs postulats aux autres modes de pensée. Il s’agit de dogmatisme puisque l’immunité épistémique ne fonctionne que dans un sens, injectif donc, pas dans l’autre, non bijectif. Car, franchement, quelle différence y a-t-il entre le littéralisme des créationnistes se revendiquant des textes sacrés et ces philosophes qui pérorent, sur la base de textes datés, c’est-à-dire écrits dans des contextes dépassés d’un point de vue historique, social et scientifique ? Pour l’anthropologue évolutionniste et attentif aux avancées des connaissances en éthologie, il est stupéfiant de constater qu’à la lecture de la plupart des livres de philosophie s’adressant à la question de l’Homme et de l’animal8, ne sont cités que des philosophes, jamais les naturalistes, et très rarement les livres de Charles Darwin. Toujours cette « immunité épistémique » entre le domaine de la raison et celui de l’objectivisme. Pour revenir à l’hominisation, Teilhard, comme Piveteau, en ont fait une réflexion ouverte sur le monde et la connaissance. Certes, ni l’un, ni l’autre n’appréciaient vraiment la théorie de l’évolution au moyen de la sélection naturelle. Même Julian Huxley, ami de Teilhard et inventeur de l’expression « théorie synthétique de l’évolution », renoue avec cette inclination ontologique en plaçant l’Homme dans une classe distincte par l’esprit, les psychozoa. En fait, la plupart des évolutionnistes, même Alfred Russel Wallace ou encore Thomas Huxley, hésiteront à franchir le pas d’une démarche matérialiste totale proposée par Charles Darwin. Celui-ci en avait pleine conscience puisque, comme il l’écrivit à son ami Joseph Hooker en 1844 – déjà –, il se fait l’effet de « commettre un meurtre », le meurtre de la métaphysique doublé d’un meurtre ontologique, avec une victime sans corps. Tel est, en continuant de jouer sur les mots, le corps du délit ou de lèse anthropocentrisme. 7. Cf. Picq, « L’Homme est-il le seul animal politique ? », in J.-L. Guichet (dir.), Usages politiques de l’animalité, L’harmattan, 2008. 8. de Fontenay, Le silence des bêtes, Fayard, 1998. de Fontenay, Sans offenser le genre humain, Albin Michel, 2008.
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[les mondes darwiniens] La bataille autour de l’évolutionnisme s’annonce donc plus subtile et bien plus complexe en France en raison de la dominance de la pensée métaphysico-philosophique sur l’Homme rangée sous la bannière de l’hominisation. Il suffit de lire les quelques revues qui viennent de paraître à propos de Darwin et des théories de l’évolution. Tant que les sujets traités touchent aux mécanismes de l’évolution et à l’évolution des organismes, hormis l’Homme, on fait appel aux scientifiques. Mais dès qu’on aborde la question de l’Homme, alors la place est aux historiens des sciences et aux philosophes – dont nombres sont excellents –, pas aux trop rares paléoanthropologues et éthologues évolutionnistes, très peu nombreux il est vrai dans un tel contexte. Quel plus bel exemple que le triste épisode médiatique du film d’Arte de novembre 2005 consacré aux « travaux novateurs » d’Anne Dambricourt-Mallassé où, à la place de la glande pinéale, on retrouve l’os sphénoïde comme guide de l’hominisation. Il y eut controverse, il y eut un débat sans débat et, pour commenter et critiquer le film et son contenu, on convoqua deux spécialistes reconnus de l’évolution, Pierre-Henri Gouyon et Michel Morange, mais qui ne sont pas des anthropologues. 2 Les philosophes et les anthropologues maudits
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a revue Le Débat vient de publier un dossier intitulé « la fin de l’exception humaine », reprenant en cela le titre d’un livre récent du philosophe JeanMarie Schaeffer9. Pour ce philosophe, ce qu’il appelle la « Thèse » n’est plus tenable en l’état, à la fois devant les avancées des connaissances scientifiques, et surtout, dans ses conséquences dans les rapports de l’Homme au monde, donc à l’autre, et ses conséquences éthiques. La posture intellectuelle de Schaeffer est sans ambiguïté puisqu’il prend acte des avancées des connaissances en paléoanthropologie, en éthologie et en sciences cognitives et, faut-il le rappeler, du fait qu’elles ne sont pas issues de programmes destinés à contester la philosophie. Pour dire les choses clairement, si la réfutation épistémologique de Popper s’applique, autant que faire se peut, au sein des sciences mais aussi des autres disciplines où se pose la question de la preuve, est-ce que cela s’applique entre les disciplines ? Si les chimpanzés ont les mêmes systèmes sociaux que nous, raisonnent, ont des notions de bien et de mal, s’agressent et ce réconcilient, utilisent des dizaines d’outils et développent des différences culturelles, ce n’est pas la 9. Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Gallimard, 2007.
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[pascal picq / les dessous de l’hominisation] faute à Darwin, ni aux éthologues, ni aux évolutionnistes et, surtout pas, pour embêter – dans une vraie acception de ce terme – les sciences humaines, la philosophie et la théologie. La « Thèse » de l’exception humaine recoupe une autre exception, celle des sciences humaines qui fondent leur légitimité sur une distinction paradigmatique avec les sciences de la nature. Il convient ici d’apporter une précision utile. L’idée d’une science de l’Homme détachée de toute théologie émerge au xviiie siècle, notamment avec Rousseau pour l’anthropologie culturelle et Buffon pour l’anthropologie physique. L’affirmation des sciences de la nature, de la biologie donc et des théories de l’évolution, facilitent la naissance de l’anthropologie, dont les trois piliers – la préhistoire, l’ethnologie et l’anthropologie physique – se constituent dans les années 1860, après la publication de L’origine des espèces par Charles Darwin, ce qui n’est pas sans rapport. à cet égard, on peut parler de « naturalisation » de l’Homme. Cependant, les sciences humaines restent fortement marquées par différentes traditions philosophique et, surtout en France, très réticentes à la « naturalisation » de l’Homme, à toute « biologisation », ce qui nous ramène une fois de plus à la question de nos origines communes avec les grands singes lorsqu’on aborde des sujet comme l’outil, la culture, la communication symbolique, la vie sociale… En fait, l’hominisation, qui ne regarde que l’achèvement de l’évolution en ignorant ce qui précède ou, plus exactement, ce qui est « à côté » d’un point vue phylogénétique, se retrouve devant ses propres paradoxes. Cela donne lieu a des prises de position vraiment étranges (pour les scientifiques et quelques paléoanthropologues). Puisque l’homme se détache de toute animalité – dont on attend depuis des siècles une définition positive – et puisque, selon une croyance aussi archaïque qu’infondée qui postule que le cosmos est constitué d’un ensemble complet et immuables de formes – comme l’échelle des êtres ou scala naturæ –, dès qu’on annonce que des grands singes, comme les chimpanzés, fabriquent et utilisent des outils et inventent des (proto) cultures, cela est ressenti comme une profonde blessure, comme si on retirait l’outil et la culture à l’Homme. Curieux raisonnement à l’encontre des espèces les plus proches de nous dans la nature actuelle, mais aussi envers celles qui l’étaient dans un passé récent, comme les hommes de Néandertal. (Quand il fut fermement établi par les préhistoriens que les Néandertaliens enterraient leurs morts, on en a fait des Homo sapiens neanderthalensis, une sous-espèce de notre espèce, car on ne pouvait pas concevoir que deux espèces d’hommes biologiquement différentes aient le même humanité ; une fois de plus,
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[les mondes darwiniens] un concept philosophique, celui d’humain, s’est imposé à la biologie ! Il est consternant de lire et d’entendre des paléoanthropologues éminents, et forts compétents, affirmer que les hommes de Néandertal ne parlaient pas, pour ne prendre que cet exemple.) Pourquoi une telle inquiétude ? On comprend le grand intérêt de ces philosophes et de ces anthropologues pour la psychanalyse plutôt que pour l’éthologie. Pour être plus précis, ce genre de « découverte » suscite deux types de réactions. La première, déjà évoquée, suscite l’offuscation, la condamnation, l’anathème et l’insulte. La deuxième tente l’approche d’une pseudo-récusation argumentée qui passe par le mépris et la méprise, foulant les bases les plus élémentaires des sciences naturelles. Par exemple, si on décrit la chasse chez les chimpanzés, on rappelle qu’il en est de même chez les carnivores, un groupe plutôt éloigné à la fois des chimpanzés et des hommes d’un point de vue phylogénétique. On banalise cette observation (avant de se lancer à la recherche d’un caractère miracle, ayant échappé à la sagacité des évolutionnistes, pour retrouver l’Homme-animal-plus). La chasse chez les carnivores est une adaptation, c’est-à-dire un caractère sélectionné au cours de l’évolution de cette lignée qui leur donne un avantage pour leur survie au sein des communautés écologiques. Tous les individus d’une population de carnivores chassent, charognent et mangent de la viande. Il en va autrement chez les chimpanzés où la chasse n’est pas systématique selon les groupes et, au sein de chaque groupe, selon les individus. Les chimpanzés ne chassent pas pour se nourrir. Le plus souvent, ils entament une chasse (autres singes ou antilopes) après avoir consommer d’autres nourritures. Quelques individus se décident sous la conduite d’un leader, le plus expert dans ce genre d’action très complexe, qui mène collectivement la traque. Ces individus sont le plus souvent des mâles adultes, accompagnés parfois de femelles. Après avoir saisi une ou deux proies, ils la consomment avec plaisir en partageant entre ceux qui ont participé à la traque. Les actions de chasse se pratiquent de façon très variable d’un groupe à l’autre, plus systématique et organisées comme en Afrique de l’ouest ; plus erratique et moins efficace chez les chimpanzés d’Afrique de l’est. Il importe de noter que ces différences ne sont pas dues à la présence de proies différentes ou plus ou moins abondantes selon les lieux géographiques, mais à des différences comportementales entre ces groupes, autrement dit, culturelles. La chasse chez les chimpanzés participe plus de jeux sociaux et du plaisir que d’une nécessité pour leur survie, autrement dit d’une adaptation comme chez les carnivores. En l’occurrence,
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[pascal picq / les dessous de l’hominisation] nous sommes en présence de ce qu’on appelle une exaptation, c’est-à-dire un caractère qui fait partie du répertoire comportemental de l’espèce, mais qui ne représente pas une adaptation, comme chez les carnivores, puisqu’il ne contribue pas à la survie du groupe et de l’espèce. Par contre, il peut arriver que ce caractère, déjà existant par définition, puisse s’avérer avantageux dans de nouvelles circonstances et, par sélection, deviennent une adaptation. (On touche là une question clé dans l’évolution et ses mécanismes puisque les caractères n’apparaissent pas pour remplir une fonction10 ; ce qui réfute toute idée de finalisme et de dessein intelligent. Cette question n’est évidemment pas nouvelle puisqu’elle intéresse la philosophie depuis fort longtemps, comme celle de l’école de Milet et Lucrèce.) Le fait que les chimpanzés et les hommes actuels soient les deux espèces de singes qui chassent le plus, alors qu’elles sont les plus proches d’un point de vue phylogénétique, prend une signification évolutive particulière. Car, faut-il le rappeler avec force, aucun caractère n’a de signification s’il n’est pas étudié dans un cadre phylogénétique précis. Et c’est là qu’on s’étrangle de lire d’étranges tirades chez certains philosophes qui, enfermés dans le dualisme animal/ homme, convoquent pêle-mêle le vert de terre, le ragondin, le goéland, la tortue, le singe (sans autre précision de l’espèce) et sans aucune considération quant à la systématique et aux classifications. C’est une négation méprisante de la structure du vivant dictée par des sophismes éculés. Que diraient ces philosophes si les naturalistes mélangeaient, au gré d’arguties scolastiques, Démocrite, Spinoza, Épicure, Heidegger, Merleau-Ponty, Aristote, etc. ? Ils seraient scandalisés, et à juste titre, de tant d’ignorance et d’arrogance. à ce propos, je suis bien conscient que ma culture philosophique est médiocre, bien que le lecteur attentif aura noté que, généralement, je ne dis pas « la philosophie » comme d’aucuns disent « l’animal », mais des « écoles de philosophie », sachant combien une discipline aussi ancienne et active a connu, et connaît, des évolutions et des divergences considérables. Je me suis permis de citer quelques concepts philosophiques et de grands courants – comme la tradition philosophique continentale encore influencée par la métaphysique – en me référant à quelques lectures citées en bibliographie. Je me félicite d’avoir de nombreux échanges avec nombre de philosophes et, pour le réaffirmer si nécessaire, nous avons urgemment besoin de redynamiser les échanges et les 10. Sur les notions d’adaptation et d’exaptation, cf. Grandcolas, ce volume. Sur celle de fonction, cf. de Ricqlès & Gayon, idem. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] débats entre les sciences de la vie et la philosophie. (Récemment, le colloque « Enseigner l’évolution » réunissait des biologistes et des philosophes11.) Ces précisions étant faites, je vois monter en France une attitude hostile dans quelques écoles philosophiques au nom de la dignité de l’Homme, comme en d’autres temps on condamnait au nom de Dieu. Comment peut-on fonder une dignité de l’Homme sur le rejet des connaissances et, pire, l’exclusion ? Car la Thèse de l’exception humaine ne tient que par la négation des autres champs des connaissances et de l’autre. Une fois de plus, l’animal et le singe des philosophes ne sont pas ceux des naturalistes. Il repose sur une absence de définition ou, pour être plus précis, sur une longue liste de « critères privatifs ». Il y a d’abord un postulat sur le statut ontologique de l’Homme, non négociable, et, à partir de là, la longue litanie de « l’animal n’est pas… ». Il ne s’agit évidemment pas d’un programme de recherche. On exige tout simplement d’accepter ce qui est dit, avec l’interdit tacite de toute tentative d’objectivation, donc de confrontation avec le monde observable. Dans cette forme de réflexion, on s’en remet à l’esprit, dont les trésors de rationalité s’attachent à valider un précepte admis plutôt que de confronter la pensée au monde objectif et vérifiable. Il y a donc une incompatibilité épistémologique fondamentale entre ce type de philosophie – qui réfute au nom d’un principe admis – et la démarche scientifique qui soumet ses paradigmes à la réfutation par la démarche objectiviste. Comme la valeur des principes se mesure à l’aulne de leurs conséquences, on est surpris de lire et d’entendre le même type d’anathème chez ces philosophes et les créationnistes lorsqu’ils affirment qu’en rapprochant l’Homme de l’animal on autorise, voire justifie, toutes les horreurs de l’humanité. La peur du diable, ni plus ni moins, dont on attend la démonstration objective. (On retrouve le postulat sur lequel se fonde l’action des créationnistes et de leurs diverses chapelles.) Les animaux sont ce qu’ils sont, avec leur diversité ; il n’y a pas d’animal au singulier, sauf métaphysique ou non-humain. (à cet égard, on reste stupéfait de l’usage d’une terminologie anthropocentrique et privative qui revendique les primates non-humains en biologie et tout particulièrement en primatologie, alors que le terme même d’humain n’est pas précisé.) Alors quand on publie que les chimpanzés se font la guerre mais savent se réconcilier, donc 11. Ce colloque s’est tenu les 13 et 14 novembre 2008 à la Cité des sciences et au Collège de France. Un livre issu de ce colloque sera publié chez Odile Jacob début 2012. (Ndd.)
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[pascal picq / les dessous de l’hominisation] faire la paix, et qu’ils ont aussi des notions de bien et de mal, de l’empathie et de la sympathie, on entend les hurlements. Car, selon ce postulat, tout ce qui est bon vient de l’essence de l’Homme ; tout ce qui est mauvais vient de l’animal. (Encore un paradoxe difficile à saisir : l’Homme n’est pas un animal ; mais s’il devient mauvais, c’est à cause de l’animal qui est en lui.) Alors quand les chimpanzés s’agressent, rien de plus normal dans l’ordre des choses ; mais s’ils se réconcilient, font la paix et possèdent des rudiments de morale, alors cela va contre l’ordre des choses12. Il faut réaffirmer, une fois de plus, que les éthologues n’ont pas inventé leurs observations pour contrarier ces philosophes, leur seul objectif étant les avancées des connaissances. (Cependant, les éthologues durent se battre pour pouvoir tout simplement développer leurs recherches au sein des institutions universitaires.) Quand un domaine de la pensée lance autant d’interdits et d’anathèmes envers un autre, cela pose le problème de sa capacité à évoluer en fonction des avancées des connaissances scientifiques. Alors que ces avancées obligent à changer les paradigmes courants dans le champ des sciences – ce qui fait partie de la vie ordinaire des sciences –, on constate que les obstacles à ces changements de paradigmes sont dictés par des convictions – pour ne pas dire des croyances – hors du champ des sciences, prétendant dicter ce qui convient d’être dit en science. Avec ce genre d’attitude, on comprend bien que certaines obédiences théologiques et autant d’écoles philosophiques s’en tiennent à une attitude de défiance : puisqu’elles estiment avoir un droit d’ingérence dans la science et sur les consciences, elles considèrent les avancées des connaissances en science comme une tentative d’ingérence envers elles. Que Dieu soit l’affaire des théologiens et la question de son existence hors du champ de la science, c’est une séparation des magistères acceptée par la majorité des scientifiques et des croyants – sauf évidemment chez les créationnistes et consorts, et chez les scientifiques qui persistent à placer leur convictions intimes au-dessus de toute autre considération. Par contre, on ne voit pas au nom de quelle rationalité l’Homme ne pourrait pas être étudier dans le cadre de la biologie évolutionniste actuelle. N’est-il pas légitime de se poser la question de leurs motivations, de ce que cela recouvre. Comme le rappelle si bien Claude Lévi-Strauss, en créant une catégorie ontologique fondée sur l’exclusion et la négation – l’animal –, la 12. Cf. de Waal, De la réconciliation chez les primates, Flammarion, 1992. de Waal, Le bon singe. Les bases naturelles de la morale, Bayard, 1997.
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[les mondes darwiniens] culture occidentale a ouvert un gouffre dans lequel on a rejeté toutes les différences, à commencer par les animaux, mais aussi d’autres catégories comme les femmes et les autres peuples. La barbarie est-elle celle des barbares ou chez ceux qui ont inventé ce concept ? Le débat n’est pas récent, comme le rappelle la controverse de Valladolid. La barbarie est-elle chez ceux qui s’appuient sur une conception de l’Homme fondée sur l’exclusion – l’animal et toutes celles et ceux, non-animaux, auxquels on dénie toute humanité pour justifier des traitements non humains que leur font subir les humains – ou chez ceux qui s’efforcent de faire avancer les connaissances sur les origines et l’évolution de l’Homme, non pas pour le nier, simplement pour reconstituer sa place dans la nature et l’histoire de la vie13. Les créationnistes – dont le berceau géographique est le sud ségrégationniste – se rangent sous la première bannière ; il est consternant de réaliser que certaines écoles philosophiques partagent cette position, ce qui explique leur attitude inquisitoriale. Il suffit de se remémorer les images les plus courantes de l’hominisation. Il y a plus d’un siècle, bien avant que le terme ne soit forgé, l’icône s’impose d’elle-même puisqu’il s’agit de l’inébranlable échelle des êtres héritée de la pensée grecque, avec son machisme viscéral envers les femmes et son ostracisme séculaire à l’encontre des barbares hors de la cité. Comme cette échelle se compose de la longue procession des espèces actuelles rangées par ordre de complexité, avec l’Homme à son sommet – échelle verticale – ou à l’extrême droite – échelle horizontale selon le sens de la lecture –, on a arrangé les derniers échelons de façon à y intercaler les « races humaines » actuelles, les « noirs » et les « jaunes » entre les grands singes actuels et les « blancs » (à l’extrême droite, comme il se doit). Aujourd’hui, les hommes de Néandertal se substituent à ces « races inférieures ». Quant aux femmes, on cherchera en vain des représentations leur donnant une place digne de ce nom. Il suffit de visionner L’Odyssée de l’espèce pour constater que les femmes ne sont à l’origine d’aucune innovation biologique, technique ou culturelle. Voilà à quoi sert ce schéma idéologisé de l’hominisation : naturaliser les idéologies du sexisme, du racisme et de l’espécisme. Tristes tropismes de la Thèse. 3 Pour en finir avec l’hominisation en paléoanthropologie
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eilhard propose sa vision cosmique de l’évolution humaine dans un contexte historique et culturel très précis, marqué par les drames de la seconde
13. Sur ce dernier point, cf. Lecointre sur l’histoire de la vie, ce volume. (Ndd.)
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[pascal picq / les dessous de l’hominisation] guerre mondiale et au moment où la théorie synthétique de l’évolution prend son essor, sans pénétrer le champ de la paléoanthropologie. Plusieurs lectures et interprétations de ses textes sont possibles, bien que la plus courante soit celle d’un réductionnisme téléologique. Il serait utile de relire le beau texte de Clément Rosset14 consacré à Teilhard, dans lequel il offre une lecture ouverte, humainement ouverte aux autres, dégagée du finalisme ostracisant dénoncé dans ces pages, quitte à accueillir dans la communauté des hommes les chimpanzés, ainsi que le préconisait Jean-Jacques Rousseau selon l’analyse proposée par Lévi-Strauss. Plutôt prendre le risque d’inviter les autres dans la communauté humaine, quitte à s’apercevoir qu’ils n’en respectent pas tout les critères et de les en écarter avec dignité, plutôt que d’exclure d’emblée en brandissant le Thèse et en leur niant d’emblée toute dignité ; une sorte de « pari de Pascal » anthropologique. La nature de ce débat traverse toute la pensée occidentale. Sa profonde nature n’est donc pas que philosophique, religieuse ou scientifique ; elle est aussi idéologique puisqu’elle s’insinue dans tous ces domaines de la pensée, y compris le politique. Fort heureusement pour l’humanité, l’histoire des idées en théologie et en philosophie est comme celle des espèces, marquée par la diversité, ce qui leur permet d’évoluer. On comprend bien pourquoi tout discours sur les origines et l’évolution de l’Homme ne peut échapper aux dérives idéologiques puisqu’une des figures préférée de leur construction repose sur une « naturalisation » de leurs affirmations ; on comprend dès lors leur aversion pour toute recherche objectiviste sur les origines15. Ne leur en déplaise, aucun domaine de la pensée ne peut s’arroger le droit exorbitant de s’en attribuer la seule compétence. à chacun de définir son périmètre de réflexion avec ses fondements épistémologiques et ce n’est qu’à cette condition qu’une réflexion sur l’hominisation devient possible, car ouverte, mais située sur le terrain des valeurs. Ayant précisé cela, l’hominisation n’a rien à faire en biologie, et donc dans les théories de l’évolution. C’est un concept philosophique au sens large, une réflexion nécessaire sur la place de l’Homme dans la nature et l’histoire de la vie16. Il ne s’agit pas là, évidemment, d’une prise de position semblable 14. Rosset, « Essai sur Teilhard de Chardin », in La lettre aux chimpanzés, Gallimard, 1965. 15. Cf. Picq, Nouvelle histoire de l’homme, Perrin, 2005. 16. Cf. Picq, Lucy et l’obscurantisme, Odile Jacob, 2007. Picq, Préface, in C. Darwin, L’instinct, Éditions du temps présent, 2009.
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[les mondes darwiniens] à celle de « l’immunité épistémique » dénoncée à propos de la Thèse. Il se trouve, tout simplement, que la nature de la démarche scientifique produit des connaissances passives dans le périmètre des sciences. Elle ne vise pas, normalement, à valider ou invalider d’autres discours sur l’Homme, qu’ils soient philosophiques, théologiques ou, a fortiori, idéologiques. Mais l’Homme étant ce qu’il est, un être pétri d’ontologie, il n’est pas facile de maintenir une séparation claire des magistères puisque se dessine des enjeux de pouvoir qui, quant à eux, n’ont rien de passifs17. L’Homme, tout au moins dans la culture occidentale, est un animal dénaturé qui fuit sa nature, ce qui permet d’évoquer la phrase placée en préambule du livre Les Animaux dénaturés de Vercors18 : « Tout nos malheurs viennent de ce que les hommes ne s’entendent pas sur ce qu’ils sont ; et qu’ils ne s’accordent pas sur ce qu’ils devraient être. » Il y a tout de même de l’espoir du côté des origines et de l’évolution de la lignée humaine révélées patiemment par les sciences. L’hominisation, ce n’est pas la triste vision défendue par la Thèse, mais un questionnement ouvert sans cesse renouvelé par les avancées des connaissances19.
Références bibliographiques D Descola Philippe (2004), Par delà Nature et Culture, Gallimard. Dawkins Richard (2008), Pour en finir avec Dieu, Robert Laffont. F Fontenay Elisabeth de (1998), Le silence des bêtes, Fayard. Fontenay Elisabeth de (2008), Sans offenser le genre humain, Albin Michel. G Gould Stephen Jay (2000), Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Seuil. P Picq Pascal (2003), Au commencement était l’Homme, Odile Jacob. Picq Pascal (2005), Nouvelle histoire de l’homme, Perrin. Picq Pascal (2007), Lucy et l’obscurantisme, Odile Jacob. 17. à cet égard, voir la controverse entre Gould et Dawkins : Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Seuil, 2000, Dawkins, Pour en finir avec Dieu, Robert Laffont, 2008. 18. Vercors, Les animaux dénaturés, Le livre de poche, 1952. 19. Remerciements. Je suis très reconnaissant envers Guillaume Lecointre et Marc Silberstein pour leurs critiques et leurs suggestions.
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[pascal picq / les dessous de l’hominisation] Picq Pascal (2008), « L’Homme est-il le seul animal politique ? », in J.-L. Guichet (dir.), Usages politiques de l’animalité, L’harmattan. Picq Pascal (2009), Préface, in C. Darwin, L’instinct, Éditions du temps présent. Piveteau Jean (1976), « L’hominisation », Encyclopaedia Universalis. R Rosset Clément (1965), « Essai sur Teilhard de Chardin », in La lettre aux chimpanzés, Gallimard. S Schaeffer Jean-Marie (2007), La fin de l’exception humaine, Gallimard. V Vercors (1952), Les animaux dénaturés, Le livre de poche. W Waal Frans de (1992), De la réconciliation chez les primates, Flammarion. Waal Frans de (1997), Le bon singe. Les bases naturelles de la morale, Bayard.
Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
In Memoriam
Philippe Huneman & Anouk Barberousse
Hommage à Marie-Claude Lorne (1969-2008)
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arie-Claude Lorne, philosophe, était partie prenante, depuis le début, de l’entreprise qui a abouti au présent volume, Les Mondes darwiniens. S’étant donné la mort le 22 septembre 2008, à 39 ans, elle n’en aura pas connu la conclusion. Sa tragique disparition nous a laissés stupéfaits et effondrés. Pour les signataires du présent texte, Marie-Claude était une amie depuis les années d’étude ; par ses choix intellectuels, elle nous était devenue de plus en plus proche. Avant d’être notre collègue à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST), elle était notre amie. Pour les autres, elle était depuis longtemps un compagnon de route de la collection « Matériologiques » comme de la revue Matière première, au premier numéro duquel elle avait collaboré par un article remarquable sur la philosophie de l’esprit de Fred Dretske1. De nombreux auteurs des chapitres de ce livre l’ont connue, certains en ont été des amis proches. Leur pensée, sur tout ce qui concerne l’évolutionnisme et la philosophie de la biologie, doit beaucoup aux contacts et aux échanges passionnés qu’ils ont pu avoir avec elle, ces dernières années ou sur un temps plus long. Dans ces conditions, il était naturel que ce volume, qui de diverses 1. « La naturalisation de l’intentionnalité : approche et critique de la théorie de Fred Dretske », in François Athané, édouard Guinet & Marc Silberstein (dir.), Matière première. Revue d’épistémologie et d’études matérialistes, n° 1 : Nature et naturalisations, Paris, Syllepse, 2006. Cet article est réédité ici même, en tant que chapitre 44. (Ndd.)
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[les mondes darwiniens] et indirectes manières lui doit tant, inclût un hommage à la femme de vérité et d’engagements (philosophiques et moraux) qu’elle a été. Marie-Claude avait choisi la philosophie très tôt ; avant même la terminale, elle suivait au lycée, par goût, les cours de philosophie. Elle a ensuite poursuivi ses études dans cette matière ; après des classes préparatoires littéraires au lycée Condorcet à Paris, où nous la rencontrâmes et où elle devint notre amie, son investissement comme son talent pour la philosophie étaient déjà exceptionnels. Elle s’est très vite révélée une figure singulière dans cette classe d’hypokhâgne assez disparate où il y avait une majorité de Parisiens, quelques provinciaux et d’encore plus rares banlieusards. Chose très impressionnante, elle avait déjà lu tous les dialogues de Platon. Elle suivait un cours abscons sur l’Éthique de Spinoza qu’elle était sans doute la seule à comprendre. Elle adorait le grec ancien (qu’elle étudiait dans la classe de « grands débutants », conduite par une enseignante elle-même passionnée). Elle a poursuivi ses études de philosophie à l’université Paris I, passant l’agrégation en 1993 avec nous, après avoir écrit un DEA sur Hegel et le travail, dirigé par Bernard Bourgeois. Puis, elle a changé de cap et s’est orientée vers un champ moins classique, celui des sciences cognitives et de la philosophie de l’esprit, en s’inscrivant à un second DEA. Elle a fait son stage d’enseignement dans son lycée d’Aulnay-sous-Bois en 1994-1995 et a trouvé ça dur, comme tout le monde. Ensuite, elle a été nommée en Bourgogne où elle louait une chambre (d’abord à Châtillon-sur-Seine puis en Saône-et-Loire). Elle y a appris à apprécier le vin de Bourgogne. Elle a dans le même temps commencé une thèse sur le concept de fonction, initialement en philosophie de l’esprit, sous la direction de Joëlle Proust à l’Institut Jean Nicod. Ces années-là, grâce à son acharnement, elle a réussi à obtenir plusieurs bourses pour continuer à travailler sur sa thèse à l’étranger : à Berlin, à la Maison française d’Oxford et à Lund (en Suède). C’est pendant ces années qu’elle a trouvé à la fois le type de philosophie et le type d’univers intellectuel avec lesquels elle se sentait le plus d’affinités. Après avoir soutenu sa thèse en 20042, elle a fait un post-doc à l’IHPST puis un post-doc à l’université de Montréal en 2006-2007. Enfin, en 2007, elle a été recrutée comme maître de conférences en philosophie à l’université de Bretagne occidentale à Brest. 2. Explications fonctionnelles et normativité. Analyse de la théorie du rôle causal et des théories étiologiques de la fonction.
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[philippe huneman & anouk barberousse / hommage à marie-claude lorne (1969-2008)] Sa question directrice, dans sa thèse, était initialement celle de la naturalisation de l’intentionnalité. Si de nombreuses raisons métaphysiques justifient une position naturaliste, c’est-à-dire le refus du dualisme ajouté au souci de rester fidèle aux méthodes des sciences de la nature, une des difficultés majeures consiste à rendre compte de l’intentionnalité. L’intentionnalité, c’est le fait que les états mentaux, par exemple, sont des états du monde, mais « au sujet » d’autres états du monde. En particulier, dans la mesure où certains états intentionnels peuvent être vrais ou faux, l’intentionnalité a une dimension intrinsèquement normative ; or, à première vue, la nature semble dépourvue de normes. Pour diverses raisons (que dans le présent volume le chapitre sur la téléosémantique de Françoise Longy explicite en détail), certains philosophes tels que Ruth Millikan, Daniel Dennett, ou Fred Dretske – son article de Matière première exposait en détail la nature et les difficultés de cette dernière conception – ont cherché du côté de la théorie de l’évolution la possible clé d’une telle naturalisation, via la notion de fonction3. En premier lieu, le concept de fonction a en effet une dimension essentiellement normative : si X a la fonction Y, il arrive pourtant que parfois un X ne fasse pas Y, et on dira alors qu’il a la fonction Y mais qu’il est dysfonctionnel et que c’est anormal. Ensuite, il existe bien une naturalisation de ce concept, qui nous est fournie par la théorie dite « étiologique » de la fonction, initiée par Larry Wright en 1973 et développée par Ruth Millikan en 1984. Selon cette conception, « X a la fonction Y » signifie en gros « X a été sélectionné parce qu’il fait Y », ce qui explique la présence de X – et le concept de fonction enveloppe alors une référence irréductible à la théorie de l’évolution. On a donc là un premier pas vers la naturalisation de la normativité, inhérente à certains êtres biologiques ; il s’agit alors de poursuivre cette naturalisation jusqu’à embrasser les états intentionnels propres à l’esprit. Selon cette perspective, le programme dit « téléosémantique » vise à construire une notion d’intentionnalité sur la base de la notion de fonction, selon les lignes directrices retracées dans le chapitre de Françoise Longy. Dans sa thèse, Marie-Claude a entrepris de comprendre et d’exposer l’ensemble des controverses suscitées par la théorie des fonctions. Il s’agit du premier travail en français visant à construire un bilan synthétique des élaborations et discussions philosophiques de ce concept – au carrefour de la philosophie de la biologie et de la philosophie de l’esprit – et sans doute l’un des seuls au monde de cette ampleur. Au cours de cette thèse, le travail de 3. Sur cette notion en biologie, cf. de Ricqlès & Gayon, ce volume.
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[les mondes darwiniens] Marie-Claude Lorne va progressivement évoluer, de la philosophie de l’esprit à la philosophie de la biologie en tant que telle. Bien sûr, ses compétences englobaient les deux champs et elle a gardé son intérêt pour les problématiques et travaux situés à leur articulation. Dans le présent volume, elle devait être responsable d’une section consacrée à la téléosémantique et la philosophie de l’esprit, dont subsiste l’article de notre amie commune Françoise Longy. Son travail de thèse – bientôt disponible en français dans une édition préparée par ses deux mentors, respectivement en philosophie de l’esprit et en philosophie de la biologie, Joëlle Proust et Jean Gayon –, tout en exposant la théorie étiologique dans toutes ses subtilités, prend finalement ses distances avec les prétentions de celle-ci. Les nombreuses difficultés intrinsèques de la théorie, a fortiori quand on la confronte à la pratique scientifique réelle des biologistes de l’évolution, des morphologistes ou des physiologistes, semblent à l’auteur en dernière instance grever cette théorie. Sa conviction philosophique l’a donc portée à soutenir une théorie plus déflationniste, proche de la théorie dite « systémique » des fonctions, qui voit celles-ci comme des propriétés définies au sein d’un système à modéliser, choisi et défini par le scientifique selon ses visées explicatives. Dans ces conditions, la prétention à rendre compte de la normativité par l’analyse des fonctions apparaît excessive, mais finalement la propension même à poser une normativité dans la nature s’avère pour Marie-Claude Lorne être exagérée. Au nombre des contributions de cette œuvre à la philosophie de la biologie, on compte aussi une mise en évidence de la différence des théories étiologiques de Wright et de Millikan. La théorie de Wright est au départ une thèse de philosophie de l’action, dans laquelle le processus par lequel un effet d’une entité en vient à être responsable de la présence de cette entité n’est que de façon contingente la sélection naturelle. à l’inverse, celle de Millikan accorde une place conceptuellement nécessaire à la sélection naturelle (de même que la version – contemporaine – de Neander, expressément appelée théorie des « selected effects functions »), et seule cette famille de théories peut être appelée à bon droit « sélectionniste », à rebours de l’usage de la plupart des auteurs dans ces débats. Marie-Claude aura aussi établi une correspondance entre des variantes de la théorie étiologique (distinguées par Godfrey-Smith en 1994, selon qu’elles portent sur l’effet sélectionné ancien ou l’effet récent), et les types explicatifs en biologie distingués par les écologistes comportementaux Reeve et Sherman, à partir de la typologie qu’établissait Niko Tinbergen dans son article classique sur les explications en éthologie.
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[philippe huneman & anouk barberousse / hommage à marie-claude lorne (1969-2008)] Son argument articule donc des controverses philosophiques souvent très abstraites à la variété de la pratique concrète des biologistes de l’évolution. Ces deux avancées majeures ont fait l’objet de communications quasi définitives à des congrès internationaux et nous espérons qu’une publication extensive pourra en être donnée bientôt. Lorsqu’un programme de recherche du CNRS sur « le concept de fonction et les explications fonctionnelles dans les sciences biomédicales et humaines » s‘est monté à Paris (dirigé par Jean Gayon à l’IHPST, avec pour coresponsable Françoise Parot au Rehseis), Marie-Claude en a été l’une des chevilles ouvrières, pendant toute sa durée (de 2003 à 2007). Lors de son post-doc à l’IHPST, initialement orienté vers les problèmes des explications fonctionnelles, elle a pu développer sa pensée en philosophie de la biologie proprement dite. Dans la foulée de sa thèse, elle est donc devenue l’une des spécialistes françaises de la philosophie de la biologie. Elle a participé à de nombreux congrès internationaux. à l’IHPST, sa présence a contribué à stimuler un développement spectaculaire de sa discipline, dont ce volume porte à plusieurs reprises le témoignage. Elle y a mis en place avec Francesca Merlin et Thomas Pradeu un séminaire dit « PhilBio » où nous avons pu entendre de nombreux spécialistes éminents sur le plan international, ainsi que beaucoup de doctorants ou de jeunes post-doctorants – séminaire qui est vite devenu une référence pour la communauté de chercheurs du domaine. Lors son second post-doc, à l’université de Montréal avec Frédéric Bouchard, elle a initié divers travaux nouveaux, orientés vers d’autres problèmes de la philosophie de la biologie. Dans ces contextes faits d’émulation intellectuelle et de bonne entente, l’Institut Jean Nicod, l’IHPST ou l’université de Montréal, Marie-Claude se sentait bien, et chacun de nous a des souvenirs de moments partagés qui furent à la fois joyeux, intéressants et drôles. Pendant ces années, de nombreux philosophes de la biologie du monde entier, dont les noms reviennent souvent au cours de ces pages, tels que Roberta Millstein, Paul Griffiths, Denis Walsh, Tim Lewens, François Duchesneau, Peter Mc Laughlin, Peter Vermaas, Staffan Müller Wille, et bien d’autres, l’ont estimée et choisie pour interlocutrice. D’ailleurs, nombreux sont ceux, parmi ses amis philosophes, qui avaient envisagé ou entamé une recherche commune avec elle – Élodie Giroux en France, Charles Wolfe en Australie, Frédéric Bouchard au Canada, etc. Cette philosophe avait ainsi suscité des amis fidèles qui l’ont accompagnée des années durant, malgré l’éloignement parfois – puisque ces amis avaient souvent été rencontrés au cours de séjours à l’étranger – et qui savaient com-
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[les mondes darwiniens] bien l’amitié comptait pour elle. De son séjour à l’université de Brest, nous revient aussi l’écho presque unanime de l’impression heureuse qu’elle a fait sur ses nouveaux collègues, quelles que soient leurs orientations théoriques et philosophiques. Elle était aussi une enseignante engagée, passionnée même, toujours prête à accompagner ses étudiants sur les voies difficiles de la compréhension philosophique – de nombreux témoignages d’étudiants désolés ont spontanément émergé après sa disparition. Un bref aperçu de quelques directions de pensée qu’elle a inaugurées les deux dernières années donne une idée de ce qu’aurait été sa recherche à venir. D’abord, elle a entrepris un questionnement aigu de la viabilité de la notion d’information en génétique, et entamé une lecture pénétrante des approches alternatives à la théorie néodarwinienne classique proposées depuis une quinzaine d’années sous le nom de Developmental Systems Theory par Susan Oyama, Russell Gray ou Paul Griffiths. Elle nous avait inclus, avec Thomas Pradeu et Francesca Merlin, dans cette aventure intellectuelle. Elle a su montrer dans un texte inédit que de nombreux arguments qui critiquent ou défendent, à partir du concept d’information, le statut causal spécifique des gènes dans la théorie évolutionniste confondent des sens distincts de cette notion, celui qu’elle a en génétique et celui qu’elle a dans la théorie du développement avec la notion d’« information de position ». Outre son grand intérêt pour les problèmes philosophiques de la théorie du développement, qui anime ses derniers travaux, Marie-Claude avait aussi repéré l’enjeu philosophique majeur porté par un nouveau champ darwinien, la « physiologie darwinienne », qui est comme le pendant physiologique de la médecine darwinienne4. De manière remarquable, cette physiologie brouille les cartes, au sens où classiquement, depuis Ernst Mayr, on oppose la théorie de l’évolution comme théorie des « causes ultimes » et les sciences physiologiques comme théorie des mécanismes ou « causes prochaines » des traits et comportements. Cette dualité recouperait celle des théories classiques de la fonction, les théories étiologiques étant davantage orientées vers la théorie de l’évolution et les théories systémiques semblant plus adaptées à la physiologie. On comprend que Marie-Claude ait vu dans ces avancées récentes un défi pour les théoriciens du concept de fonction et de l’explication fonctionnelle tels qu’elle-même, et souhaité le relever. Malheureusement le destin en a 4. Cf. le chapitre de Méthot dans ce volume.
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[philippe huneman & anouk barberousse / hommage à marie-claude lorne (1969-2008)] décidé autrement et nous ne connaîtrons pas ses vues et arguments sur ces questions. Marie-Claude était vraiment, profondément philosophe, au sens originel où elle voulait connaître la vérité. Nous avons compris, tardivement, combien sa manière d’être et sa manière de philosopher étaient une seule et même chose. Beaucoup, se remémorant Marie-Claude, repenseront aux discussions passionnées qu’elle pouvait conduire lors des séminaires de philosophie. Certains s’en agaçaient ; d’autres l’admiraient pour cela et enviaient même secrètement sa capacité à ne jamais lâcher le morceau, à ne jamais céder devant un argument qu’elle n’estimait pas intégralement clair ou satisfaisant. Nous aimions et nous admirions qu’elle nous rappelle sans cesse à cette quête-là, la pratique de la philosophie pouvant en rester si souvent à l’acte de comprendre sans jamais aller jusqu’à la question de la vérité. Marie-Claude aimait la philosophie parce qu’elle aimait la vérité. Ce choix lui fit embrasser des positions rationalistes qui la rendaient à bon droit sceptique ou enjouée, devant les rhétoriques à la mode préoccupées de faire passer raison, science et vérité pour des jouets surannés, sans trop savoir par quoi les remplacer. Elle avait au premier chef ce souci avec elle-même, s’astreignant à des exigences sans doute plus hautes qu’habituellement ; là-dessus comme sur beaucoup d’autres choses elle ne cédait pas, se soumettant elle-même à une injonction finalement impitoyable qui la retint de publier de nombreux textes sans doute précieux pour nous. Notre amie aimait vraiment la vérité : pour cette même raison, elle ne voulait pas du semblant, dont chacun sait qu’il est au monde la chose la mieux partagée. Une tolérance au semblant, une pratique du semblant, sous quelque nom qu’on veuille bien leur donner – diplomatie les bons jours, hypocrisie les mauvais –, Marie-Claude n’en voulait pas. Elle n’a pas cédé là-dessus, elle n’a pas fait semblant par exemple de se ranger aux avis de plus puissants pour tirer les bénéfices de son allégeance. D’où bien sûr des difficultés prévisibles : elle le savait et elle en a toujours payé le prix. Nous l’admirions entre autres pour cela : accepter le coût qu’impose la possibilité de vivre son désir, ce qu’il faut bien appeler une passion de la vérité. Renonçant ainsi à un salaire de professeur agrégé pour une longue existence précaire de doctorante, Marie-Claude aura de la sorte accepté, des années durant, des conditions financières extrêmement hasardeuses là où de manière générale, avec ses qualifications, elle aurait pu prétendre à davantage, eûtelle accepté de faire des choses moins intéressantes pour elle. Nous autres,
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[les mondes darwiniens] par faveur du destin, par ce qu’on appelle chance parce qu’il n’y a pas d’autre mot, nous n’avions pas vraiment eu à envisager de tels choix, la philosophie pour nous n’était pas au prix de notre confort. Avant de mettre fin à ses jours, elle a rédigé une lettres dans laquelle elle indique qu’une « décision injuste » dans sa vie professionnelle – en l’occurrence sa non-titularisation dans son poste de maître de conférence à l’université de Brest – l’a finalement entravée, au terme d’un long combat pour exercer son activité de philosophe qui, si l’expression consacrée a un sens, « était toute sa vie ». Conséquemment, elle se voyait condamnée à exercer à l’avenir son activité dans un « environnement professionnel hostile », perspective qu’elle se sentait incapable de – ou trop lasse pour – supporter. Aucun élément objectif, tant dans son activité de chercheuse que dans son travail d’enseignante et son investissement dans l’existence universitaire en général, ne motivait à notre connaissance cette décision, dont les conséquences furent si dramatiques. De fait, à la suite de ces funestes événements, une association des Amis de la mémoire de Marie-Claude Lorne s’est constituée, avec pour objectif que la lumière soit faite sur ces événements, et que l’honneur de Marie-Claude comme chercheuse et comme enseignante puisse être rétabli. Nous ne comprendrons jamais pourquoi notre amie a vécu cette décision administrative comme injuste au point de se donner la mort, à quel point et pourquoi elle l’a prise comme un arrêté ultime, irrévocable sur son droit d’enseigner, de philosopher, de penser. Nous supposons simplement qu’à entendre résonner cette décision avec bien d’autres mots, discours, événements ou situations, elle en a conclu que la place officiellement consacrée à la recherche de la vérité était bien trop âprement gardée, que le souci de la justice était perdu d’avance, ou qu’elle n’avait plus assez d’énergie pour mener un combat dont elle avait sous-évalué les forces en présence, et elle a jeté le gant. En même temps que la philosophie et la vérité, Marie-Claude aimait la vie. Ainsi, mélomane raffinée, elle était devenue musicienne. C’est sur le tard, après avoir passé l’agrégation et lorsque, revenue à Paris, elle habitait le XIe arrondissement, qu’elle a commencé à prendre des cours de violon, réalisant un souhait qu’elle avait depuis très longtemps. Elle a continué ses cours avec une constance étonnante, à atteignant un niveau tel qu’elle pouvait prendre du plaisir avec son violon, chose très rare lorsque l’on commence adulte. Elle appréciait les bons vins, les dîners et les soirées après les séminaires – et nombreux se rappellent d’interminables discussions avec elle autour d’un verre. Elle
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[philippe huneman & anouk barberousse / hommage à marie-claude lorne (1969-2008)] allait régulièrement aux concerts et avait construit pour la musique un amour vrai – non pas cette affection pour la musique qui remplit les salles de concert et a cours souvent parce que « ça se fait » d’aimer la musique, parce qu’on a grandi dans cette évidence. Comme ses choix, ses goûts ne reflétaient pas un habitus social, elle les avait construits par elle-même et aimait d’autant plus sincèrement les partager avec d’autres. Pour évoquer encore une facette de sa personnalité, Marie-Claude était par ailleurs une amatrice avertie de romans policiers, au point d’envisager parfois d’en écrire, un jour, soit à défaut d’une carrière académique, soit comme passion. On évoquera sans doute encore longtemps la mémoire et l’œuvre de MarieClaude Lorne, si prématurément disparue. Nous avons pensé qu’en ces pages où, de diverses manières, son empreinte se laisse deviner, nous nous devions de rendre hommage à notre amie5.
5. L’Association des amis de Marie-Claude Lorne a été créée fin 2008 @. (Ndd.)
Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre & Marc Silberstein (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, éditions Matériologiques [materiologiques.com]
Les auteurs Guillaume Balavoine @. Biologiste du développement. Institut Jacques Monod, CNRS, université Paris 7, « Évolution et développement des métazoaires ». Anouk Barberousse @. Philosophe des sciences. Chargée de recherches, CNRS et membre de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques. H. Clark Barret @. Philosophe et anthropologue. Centre pour le comportement, l’évolution et la culture et Centre pour la culture, le cerveau et le développement, département d’anthropologie, UCLA, Los Angeles. Véronique Barriel @. Phylogénéticienne. Maître de conférences, UMR 7207, UPMC/MNHN/CNRS, Centre de recherche sur la paléobiodiversité et les paléoenvironnements, département Histoire de la Terre, Muséum national d’histoire naturelle, Paris. Mahé Ben Hamed @. Biologiste. Chercheur au laboratoire Dynamique du langage (CNRS, UMR 5596) à Lyon. Formée à la biologie évolutive, elle s’intéresse à l’adaptation de méthodes et des modèles développés dans cette discipline à la linguistique historique et à l’utilisation de données génétiques pour tester des hypothèses linguistiques. Frédéric Bouchard @. Professeur adjoint en philosophie de la biologie à l’université de Montréal et chercheur au Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie. Membre du Consortium d’histoire et philosophie de la biologie (France/USA/Canada ou Paris/Montreal/Toronto/ Duke). Ses recherches portent principalement sur le concept de fitness et son rôle dans la théorie de l’évolution. Pierrick Bourrat @. Biologiste de formation, il poursuit une thèse en philosophie de la biologie à l’université de Sydney, Australie. Il s’intéresse particulièrement à l’évolution culturelle et à ses liens avec l’évolution biologique. Pierre-Alain Braillard @. Philosophe des sciences. Membre du département de philosophie de l’université de Kyoto où il effectue un séjour post-doctoral
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[les mondes darwiniens] grâce à une bourse du Fonds national suisse pour la recherche scientifique. Ses recherches portent sur les questions philosophiques que soulève le développement récent de la biologie des systèmes. Nicolas Bredèche @. Informaticien. Maître de conférences à l’université ParisSud, Orsay. équipe TAO (LRI/CNRS, INRIA). Olivier Brosseau @. Docteur en biologie, spécialisé en diffusion de la culture scientifique. Cf. Cyrille Baudouin & Olivier Brosseau, Les Créationnismes (Belin, à paraître 2012) et le site « Science, religion, société » @. Membre du conseil d’administration des Éditions Matériologiques. Henri Cap. éthologue. Muséum d’histoire naturelle de Toulouse. Pascal Charbonnat. Docteur en épistémologie et histoire des sciences, et enseignant dans un lycée professionnel parisien. Auteur d’une Histoire des philosophies matérialistes (Syllepse, 2007) et de Quand les sciences dialoguent avec la métaphysique @ (Vuibert, 2011). Membre du conseil d’administration des Éditions Matériologiques. Nicolas Claidière @. Biologiste de formation et ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm. Il consacre sa recherche à l’étude des modèles de l’évolution culturelle. Christine Clavien @. Philosophe de la biologie. Université de Lausanne, département d’écologie et d’évolution, UNIL-Sorge, Lausanne, Suisse. Armand de Ricqlès @. Paléontologue. Chaire de biologie historique et évolutionnisme, Collège de France, UMR 8570, CNRS, MNHN, Paris 6. Eva Debray @. Doctorante en philosophie politique et sciences sociales et ATER à l’université de Paris 10. Julien Delord. Maître de conférence en histoire et philosophie des sciences à l’université de Bretagne occidentale, Brest. Jean-Louis Dessalles @. Chercheur en sciences cognitives à Telecom ParisTech. Ses travaux portent sur la nature et la fonction de la communication humaine spontanée. Auteur de Aux origines du langage et de La pertinence et ses origines cognitives (éd. Hermes-Science). Stephen M. Downes @. Philosophe de la biologie et de la psychologie évolutionniste. Université de l’Utah, département de philosophie. Luc Faucher @. Spécialiste des sciences cognitives et des neurosciences, professeur associé au département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), chercheur au FIASCCO (Fondements de l’intelligence adaptative et des systèmes culturels et cognitifs).
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[les auteurs] Corinne Fortin @. Professeure de sciences de la vie et de la Terre, lycée Jean Moulin Torcy, docteur en didactique de la biologie. Détachée à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP) dans l’UMR « Sciences, techniques, éducation, formation » (UMR-STEF) de l’ENSde Cachan. Philippe Grandcolas @. Phylogénéticien. UMR 5202 CNRS, département Systématique et évolution, Muséum national d’histoire naturelle, Paris. Jean Gayon @. Historien et philosophe de la biologie à l’université Paris 1 (Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, IHPST). Dernier livre paru : Les Fonctions. Des organismes aux artefacts (A. de Ricqlès, codir., PUF, 2010). Thomas Heams @. Biologiste moléculaire. AgroParisTech. Il a notamment coordonnée la traduction de Wilhelm Roux, Der Kampf der Teile im Organismus (La Lutte des parties dans l’organisme @), à paraître en 2011 aux éditions Matériologiques. A contribué à une Histoire critique de la biologie (J.-J. Kupiec, dir.) à paraître en 2012 chez Belin. Membre du conseil d’administration des Éditions Matériologiques. Christophe Heinz @. Philosophe des sciences. Department of Cognitive Science (Budapest). Il travaille en particulier sur l’évolution culturelle et ses fondements cognitifs. Philippe Huneman @. Philosophe de la biologie. Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, IHPST (CNRS/université Paris 1-Sorbonne). Membre du conseil d’administration des Éditions Matériologiques. Jean-Jacques Kupiec @. Biologiste moléculaire. Inserm et Centre Cavaillès, ENS Paris. Auteur de la théorie darwinienne du développement de l’embryon qu’il a proposée dès 1981. Dernier livre paru L’Origine des individus (Fayard, 2008). Codirecteur du livre Le Hasard au cœur de la cellule @ (Éditions Matériologiques, 2011). Il a dirigé une Histoire critique de la biologie à paraître en 2012 chez Belin. Guillaume Lecointre @. Systématicien. professeur au Muséum national d’histoire naturelle (UMR 7138 CNRS-UPMC-ENS-IRD-MNHN, « Systématique, adaptation, évolution ») et directeur du département « Systématique et évolution » du MNHN. Membre du conseil d’administration des Éditions Matériologiques. Françoise Longy @. Philosophe (logique, épistémologie). Maître de conférences à l’université de Strasbourg II, membre statutaire de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST).
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[les mondes darwiniens] Marie-Claude Lorne @. Elle a étudié la philosophie à l’université Paris X-Nanterre, puis à l’université Paris 1. Sa thèse, dirigée par Joëlle Proust, a été soutenue en 2004 à l’EHESS et portait sur les fonctions biologiques. En 2005-2006, elle a effectué un stage postdoctoral à l’université de Montréal. En 20062007, elle a été chercheuse postdoctorale à l’IHPST grâce à une bourse du CNRS. En 2007-2008, elle a été maître de conférence à l’université de Bretagne occidentale à Brest. Son domaine principal de recherche était la philosophie de la biologie. Son travail portait sur la notion de fonction et le statut des explications fonctionnelles en biologie et sur la notion d’information biologique. édouard Machery @. Philosophe. Professeur associé, université de Pittsburgh, Center for Philosophy of Science et Center for the Neural Basis of Cognition. Christophe Malaterre @. Philosophe de la biologie. Université Paris 1-Panthéon Sorbonne et Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques. Université libre de Bruxelles. Francesca Merlin @. Philosophe de la biologie, université Paris 1 (IHPST). Coauteur du livre Le Hasard au cœur de la cellule @ (éditions Matériologiques, 2011). Pierre-Olivier Méthot @. Philosophe de la médecine. ESRC, Centre for Genomics in Society (Egenis), université d’Exeter (G.-B.) et IHPST, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Michel Morange @. Biologiste moléculaire et historien de la biologie. ENS Paris, université de Paris 6, IHPST. Il dirige le Centre Cavaillès de l’ENS. Dernier livre paru : La Vie, l’évolution et l’histoire (Odile Jacob, 2011). A contribué à une Histoire critique de la biologie (J.-J. Kupiec, dir.) à paraître chez Belin en 2012. Antonine Nicoglou @. Philosophe de la biologie. Université Paris 1-Panthéon Sorbonne et IHPST. Université Paris 7-Denis Diderot. Pascal Picq @. Paléoanthropologue. Maître de conférences au Collège de France. Enseigner l’évolution, à paraître chez Odile Jacob en 2012. Arnaud Pocheville @. Écologue, philosophe des sciences. équipe écoévolution mathématique, Laboratoire d’écologie et d’évolution (UMR 7625), ENS, Paris. Pierre Poirier @. Philosophe, spécialiste des sciences cognitives et des neurosciences. professeur au département de philosophie de l’Université du
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[les auteurs] Québec à Montréal (UQAM), chercheur au Centre de neurosciences de la cognition et au Laboratoire d’analyse cognitive de l’information. Thomas Pradeu @. Philosophe de la biologie. Maître de conférences à l’université Paris 4. Ancien doctorant à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques. Jérôme Ravat. Philosophe. Allocataire-moniteur à l’université Paris 4-La Sorbonne. Codirecteur de l’ouvrage La Morale humaine et les sciences @ (Éditions Matériologiques, 2011). Sarah Samadi @. Biologiste. Chargée de recherches, IRD et MNHN (Département « Systématique et évolution », UMR7138). Marc Schoenauer @. Spécialiste en optimisation évolutionnaire, il est directeur de recherche à l’Institut national de recherche en informatique et automatique (INRIA). Équipe-Projet TAO, INRIA Saclay-Ile-de-France. Marc Silberstein. Cofondateur des éditions Matériologiques en 2010 et de l’Association pour les études matérialistes (AssoMat @) en 2004. II participe aux travaux du Centre Cavaillès de l’ENS. A contribué à une Histoire critique de la biologie (J.-J. Kupiec, dir.) à paraître chez Belin en 2012. Pascal Tassy. Psaléontologue. Professeur au Muséum national d’histoire naturelle, chargé de conservation de la collection des mammifères fossiles. à la fin des années 1970, il a participé aux débats concernant la « révolution cladistique » et s’est intéressé depuis aux méthodes de reconstruction phylogénétique. Stéphane Tirard @. Historien et philosophe des sciences. Centre François Viète, université de Nantes. Avec M. Coquidé, L’évolution du vivant. Un enseignement à risque ? @, Vuibert-Adapt, 2009. Priscille Touraille @. Anthropologue. Chercheur associé à l’Unité éco-anthropologie et ethnobiologie du département « Hommes, natures, sociétés » au Muséum national d’histoire naturelle.
1809 : naissance de Charles R. Darwin. 1859 : parution de L’Origine des espèces. 2009 : cent cinquante ans plus tard, la théorie darwinienne de l’évolution
reste le paradigme dominant de la biologie et de la paléontologie. Elle prouve sa fécondité et sa puissance explicative dans de très nombreux domaines. Cet ouvrage est consacré à un examen attentif de l’étendue de la validité épistémologique et expérimentale des idées du savant naturaliste, y compris dans les nombreux domaines que Darwin ne pouvait pas connaître à son époque. Ainsi, ce livre expose leurs multiples ramifications en sciences de la vie, en sciences humaines et en philosophie. à cette fin, une cinquantaine d’auteurs explorent les grandes notions qui irriguent les sciences de l’évolution, ainsi que de très nombreux chantiers des savoirs biologiques contemporains, puis considèrent les tentatives d’exportation du mode de pensée darwinien à propos de problématiques autrefois hors de son champ d’action (éthique, psychologie, économie, etc.). Les questions du créationnisme et de l’enseignement viennent clore ce volume.
Thomas Heams est maître de conférences en génomique fonctionnelle animale à AgroParisTech. Philippe Huneman est chargé de recherche en philosophie des sciences, Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (CNRS, université Paris 1, ENS). Guilaume Lecointre est systématicien, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, Paris. Marc Silberstein est le cofondateur des Éditions Matériologiques, membre du Centre Cavaillès de l’École normale supérieure de Paris. Jean Gayon est professeur de philosophie des sciences à l’université Paris 1 PanthéonSorbonne et à l’IHPST.
materiologiques.com IBN : 978-2-919694-04-4 39 euros Sciences & Philosophie
Collection
éditions Matériologiques materiologiques.com