Les musées d'art moderne ou contemporain: une exploration conceptuelle et historique
Logiques historiques Collection dirigée par Dominique Poulot La collection s'attache à la conscience historique des cultures contemporaines. Elle accueille des travaux consacrés au poids de la durée, au legs d'événements-clés, au façonnement de modèles ou de sources historiques, à l'invention de la tradition ou à la construction de généalogies. Les analyses de la mémoire et de la commémoration, de l'historiographie et de la patrimonialisation sont privilégiées, qui montrent comment des représentations du passé peuvent faire figures de logiques historiques.
Déjà parus Danielle JOUANNA, L'Europe est née en Grèce, 2009. Alain SERVEL, Histoire de la notabilité en pays d'Apt aux XVr-XVlr siècles. Les mécanismes d'ascension sociale, 2009. Corinne BELLIARD, L'Emancipation des femmes à l'épreuve de la philanthropie, 2009. Didier FISCHER, L'homme providentiel de Thiers à de Gaulle, 2009. Olivier CHAÏBI, Jules Lechevalier, pionnier de l'économie sociale (1862 - 1862),2009. Michel HAMARD, La famille La Rochefoucauld et le duché pairie de La Roche-Guyon au xvIIf, 2008. Martine de LAJUDIE, Un savant au XIXème siècle: Urbain Dortet de Tessan, ingénieur hydrographe, 2008. Carole ESPINOSA, L'Armée et la ville en France. 1815-1870. De la seconde Restauration à la veille du conflit francoprussien, 2008. Karine RIVIERE-DE FRANCO, La communication électorale en Grande-Bretagne, 2008. Dieter GEMBICKI, Clio au xVIIf siècle. Voltaire, Montesquieu et autres disciples, 2008. Laurent BOSCHER, Histoire des prisonniers politiques. 1792 1848. Le châtiment des vaincus, 2008. Hugues COCARD, L'ordre de la Merci en France, 2007 Claude HARTMANN, Charles-Hélion, 2007. Robert CHANTIN, Parcours singuliers de communistes résistants de Saône-et-Loire, 2007.
J. Pedro LORENTE
Les musées d'art moderne ou contemporain: title exploration conceptuelle et historique
L'Harmattan
Édition originale: Los museos de arte contemporémeo: Nocion y desarrollo historico. Gij6n: Editorial Trea, 2008. Traduction française: Julien Bastoen Illustrations: Francisco Javier Hernandez Caudal
@ L'HARMATTAN,
2009 5-7, roe de l'École-Polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com
[email protected] [email protected] ISBN: 978-2-296-10820-2 E"~N:9782296l08202
INTRODUCTION
Depuis plusieurs décennies, nous assistons à un boom des musées et centres d'art moderne ou contemporain, qui sont devenus les institutions privilégiées des politiques culturelles dans le monde entier, conçues souvent comme des aimants pour attirer les foules, dont l'implantation doit être capable de stimuler le tourisme, dynamiser le secteur tertiaire, régénérer un quartier marginal et revitaliser une ville en décadence. L'histoire de l'essor de ce type de musées est depuis longtemps mon principal objet d'étude, et l'objectif de ce livre est d'expliquer qu'un phénomène similaire a caractérisé deux périodes distinctes, auxquelles sont consacrées la première et la seconde partie de ce volume. Si, comme nous le verrons, le Musée des Artistes Vivants à Paris fut la référence la plus concurrencée et discutée du XIXe siècle et si le Museum of Modern Art de New-York s'imposa dans une bonne partie du XXe comme le canon à imiter ou contester, il est peut-être trop tôt pour affirmer lequel des musées d'art contemporain est actuellement le plus influent. Alors qu'il est sans doute impossible de formuler le problème en termes artistiques il serait inutile de chercher un épicentre culturel dans notre société rhizomatique, où aucune métropole n'a véritablement supplanté Paris et New-York comme capitale mondiale des arts -, il n'est sûrement pas moins absurde de le considérer du point de vue muséologique. Quand des hommes politiques ou des mécènes fondent aujourd'hui un musée d'art plus ou moins récent, sur quel concept de musée s'appuient-ils? En réalité, ni le modèle parisien ni le modèle new-yorkais ne répondirent, même à leur apogée, à un concept muséologique clair et inamovible. La notion de musée d'art moderne telle que la formula Alfred Barr Jr., en la comparant à une torpille en mouvement, était déjà caduque après la Seconde guerre mondiale, quand le même Barr renonça à se défaire de l'art postimpressionniste, qui constitue aujourd'hui encore le point de départ de la collection permanente. De la même manière, la personnalité du Musée du Luxembourg pendant la IIr République n'avait plus grand-chose à voir avec la définition du musée destiné aux œuvres des artistes vivants, telle que l'avaient envisagée les conseillers de Louis XVIII pour les questions d'art; il n'est donc pas surprenant que sa dénomination n'ait pas été souvent -
7
reprise par ses émules], pour lesquels la distinction entre Musée d'art moderne et Musée d'art contemporain fut parfois assez peu perceptible. En outre, les adjectifs « moderne» et « contemporain» ne signifient pas la même chose que par le passé, et leur sens varie selon les lieux et les langues, et selon le substantif qu'ils qualifient. En fait, les deux termes sont polysémiques, et leur bonne compréhension suppose de prêter attention aux milieux disciplinaires et linguistiques de leur usage. En français comme dans toutes les autres langues romanes, avec l'influence de la terminologie historique née après les Lumières, nous avons appelé « Période Moderne» l'ère comprise entre la découverte de l'Amérique et la Révolution française, tandis que la période suivante est qualifiée de « Contemporaine» ; mais même dans des textes historiographiques, les deux adjectifs peuvent prendre des sens différents lorsqu'ils n'accompagnent pas le substantif « période ». En revanche, les historiens anglophones désignent ces mêmes périodes respectivement Early Modern et Modern, ce qui peut susciter quelques confusions quant à l'emploi de ce dernier qualificatif, alors que celui de contemporary fait simplement référence à quelque chose de plus ou moins actuel. Similaire, quoique plus précise, la terminologie historique allemande dissipe, avec les termes Frühe Neuezeit y NeuerrelNeuste Geschichte, les doutes liés aux connotations des adjectifs moderne etzeitgenosse. Il n'est pas surprenant que ce soit dans le milieu culturel allemand qu'on ait clarifié pour la première ] Le nom des musées n'est pas une question anodine pour les historiens: il fournit des clés pour identifier les réseaux d'influences culturelles qui ont pu modeler l'identité de ces institutions. De même que certains parents donnent à leurs enfants le prénom de personnes qui leur sont chères ou de personnalités qu'ils admirent, les fondateurs de musée trahissent aussi, à travers le nom qu'ils ont choisi pour leur institution, les modèles qu'ils avaient à l'esprit. Les émules les plus directs du Musée du Luxembourg apparurent dans les capitales des royaumes voisins. Dans ces pays, c'était une question d'orgueil national que de se doter d'un musée du même type, voire de le surpasser c'est le sens étymologique du terme « émulation », du latin œmulare : entrer en compétition avec. Toutefois, émuler ne signifiait pas nécessairement calquer. En dépit du fait que les politiques muséales mises en œuvre par les cours d'Espagne, de Belgique et des Pays-Bas s'inspiraient du modèle français, aucun de ces royaumes n'érigea un fac-simile du Musée du Luxembourg. Son caractère singulier de musée de passage, réservé en théorie aux artistes vivants, ne fut jamais repris tel quel ailleurs. Aucun de ces musées n'alla jusqu'à proposer de se défaire de ses œuvres au fur et à mesure que leurs auteurs décédaient, pas même cet émule de Haarlem, le Rijks Verzameling van Levende Meesters, qui est une traduction hollandaise quasi littérale de Musée des Artistes Vivants. En règle générale, plus ces émules furent fondés tard, plus ils se distinguèrent du Musée du Luxembourg, y compris dans leur dénomination. -
8
fois la division historique dans les musées d'art, lorsque Louis 1erde Bavière décréta au milieu du XIXe siècle que la Alte Pinakothek de Munich abriterait les tableaux antérieurs à 1780 environ, et que les tableaux plus récents iraient à la Neue Pinakothek, qu'il construisit à ses frais en face de la précédente, séparant ainsi les chefs-d'œuvre anciens des peintures d'une nouvelle èrececi dit, ses collections de sculpture restèrent exposées dans un seul et même musée, la Glyptothèque. On procéda à cette même division historique littérale à Bruxelles, où, dans le dernier quart du XIXe siècle, la collection nationale de sculptures fut réunie dans un même musée, tandis qu'on séparait les peintures anciennes et les peintures modernes dans deux institutions distinctes, le Musée Ancien et le Musée Moderne. Cette terminologie n'était pas vraiment plus éclairante, parce que les dénominations de « nouvelle pinacothèque» ou de « musée moderne» ne laissaient rien deviner du contenu2 ; au moins la séparation chronologique était-elle plus claire, si bien qu'elle fut reprise dans d'autres capitales muséales comme Londres, où Turner constitua la ligne de partage des eaux entre la National Gallery et la Tate Gallery, ou encore Madrid, où c'est Goya qui devint le point d'orgue de la visite du Prado et l'artiste ouvrant les collections de la nouvelle institution, qui finit par être rebaptisée Museo de Arte Moderno en 1895, après quelques hésitations3. « Musée d'art moderne» devint, au fur et à mesure qu'on avançait dans le XXCsiècle, le nom le plus couramment donné aux musées consacrés aux œuvres postérieurs à la chute de l'Ancien Régime, surtout - aussi
paradoxal que cela puisse paraître - dans les pays où les historiens qualifient cette même période de « contemporaine ». Avec les modestes musées d'art moderne apparus à Madrid ou Barcelone au tournant du siècle ou le projet avorté de Musée d'art moderne à Paris, annoncé en 1925 par Daniel Tzanck, 2
A Berlin, à la même époque, on construisit en complément de l'Altes Museum de Schinkel, consacré à la culture classique, un Neues Museum; mais ce « nouveau musée» n'était pas du tout consacré à l'art de la période contemporaine, mais à l'histoire de la civilisation depuis les Egyptiens. 3 On l'appela d'abord Museo de Arte Contemporimeo ; on craignit cependant que cette dénomination prêtât à confusion, puisqu'il ne s'agissait pas de créer une vitrine pour les artistes strictement contemporains, mais de former une collection historique complémentaire de celle des maîtres anciens du Prado (les textes des décrets royaux où sont discutés les différentes appellations sont reproduits intégralement dans l'appendice documentaire de Jiménez-Blanco, 1989, pp. 235-40 ; voir aussi Vozmediano, 1991). Un siècle plus tard, la naissance de Picasso servit de limite post quem à la collection du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia (MNCARS). 9
président de la Société des Amateurs d'Art et des Collectionneurs (Morel, 1996), les exemples les plus pertinents restent les musées qui se multiplièrent en Italie. Entre le début du Risorgimento et l'apogée du fascisme, on créa dans chaque ville d'importance une Galleria d'Arte Moderna - nationale à Florence et Rome, municipale ailleurs -, spécialisée dans l'art du XIXe siècle et immédiatement postérieur, et dont la dénomination contrastait avec l'aspect rétrograde et passéiste qui les caractérisait en général. En revanche, dans les musées de la fin du xvur, du Xlxe et même postérieurs qui fleurirent alors dans les villes britanniques et les pays d'Europe du Nord sous influence anglo-saxonne, l'usage de l'adjectif Modern n'aurait suscité aucun malentendu, et pourtant l'écriteau sur la porte d'entrée l'évitait soigneusement. On lui préférait des appellations génériques4 ou, comme pour la Tate Gallery ou la Mappin Art Gallery, des dénominations en hommage au patronyme de leur fondateur respectif (on serait tenté d'interpréter l'ouverture en 1908 d'une Municipal Gallery of Modern Art - nom pour le moins pompeux - à Dublin comme le signe d'une rébellion irlandaise contre les usages prévalant dans la métropole). Le même phénomène toucha les Etats-Unis, une autre aire d'influence culturelle anglaise, où abondèrent les musées de ce genre, toujours affublés de noms imprécis ou dérivés de patronymes, comme la Albright Art Gallery, la COl"COranGallery, la Walker Art Gallery. Les premiers à indiquer de manière explicite leur spécialisation furent des musées établis à New-York par des francophiles qui souhaitaient concurrencer le modèle parisien: ce fut ainsi le cas de la Gallery of Living Artists d'Albert E. Gallatin - une dénomination qui renvoie à celui du Musée des Artistes Vivants parisien - et du très célèbre Museum of Modern Art. Ce dernier, fondé en 1919, constitua un jalon historique à de nombreux égards, y compris dans le domaine terminologique, puisqu'il contribua à donner un sens nouveau à l'expression « art moderne ». Bien qu'il tardât à se doter d'une collection propre, et que cette collection, 4
L'art victorien était l'orientation favorite tant des riches collectionneurs qui fondèrent des musées à Londres et dans d'autres grandes villes britanniques, que des classes populaires auxquelles étaient destinés ces musées; mais cette prépondérance ne parvint pas à se traduire par une dénomination spéciale. De même, dans les pays qui modelèrent leur politique sur le paradigme britannique, le nom se bornait à spécifier le rattachement administratif: à Amsterdam et La Haye, les deux musées qui acquirent une réputation de porte-drapeau des avant-gardes du XX" siècle choisirent de s'appeler simplement Stedelijk Museum (Musée municipal) et Gemeentemuseum (Musée communal). 10
puisqu'elle procédait essentiellement de donations d'œuvres du XIXe siècle et plus récentes de tous les styles, affectât le même caractère hétérogène que celle d'autres musées similaires, le MoMA n'exposait que de l'art « moderne» au sens exclusif du terme, tel que l'entendait son directeur, Alfred H. Barr5. Admirateur de Picasso, Matisse et les autres artistes avant-gardistes parisiens, il leur devait une certaine intolérance à l'égard des autres tendances contemporaines - y compris les mouvements américains - et de la majeure partie de l'art du siècle précédent, à l'exception de Cézanne, Van Gogh ou d'autres artistes considérés comme des précurseurs6. L'acception de l'adjectif modern évolua ainsi vers celle qu'on lui prête aujourd'hui dans le domaine artistico-culturel, associée exclusivement à ce qu'on a appelé par la suite Modern Movement (le Mouvement moderne) : c'est le MoMA qui, à travers l'exposition Modern Architecture: International Exhibition en 1932, puis de son propre siège, inauguré en 1939, contribua à consacrer Le Corbusier, Mies van der Rohe ou les disciples de l'International Style (Style international), qui étaient les représentants de ce Mouvement moderne en architecture. La dénomination Museum of Modern Art, avec la connotation d'innovation artistique à laquelle était désormais associé l'adjectif qui en occupait la position centrale, connut un immense succès dans toutes les langues. Après la Seconde Guerre mondiale, cette terminologie parvint à s'imposer dans toutes les langues occidentales, ce qui nous incite à affinner 5
En 1934, à l'occasion du cinquième anniversaire du MoMA, et pour répondre aux critiques suscitées par le nom de l'institution, Barr élabora une définition de l'art moderne qui fut soumise à l'approbation du conseil d'administration puis publiée dans un communiqué de presse: « 'Modern Art' is a relative, elastic term that serves conveniently to designate painting, sculpture, architecture and the other visual arts, original and progressive in character, produced especially within the last three decades but including also pioneer ancestors of the nineteenth century ». 6 Le 4 octobre 1996, lors d'une réunion consacrée à la définition des orientations futures du MoMA, Kirk Varnedoe, conservateur en chef du Département de Peinture et Sculpture du MoMA, reprit à son compte ce positionnement initial de Barr, en affirmant: « We don't collect Salon paintings of the late nineteenth century, we collect what we think is modern art of the late nineteenth century. And we don't collect everything that's made in contemporary art. We collect that part of contemporary art which we think honors the ideals or the ambitions and achievements of the founders of modem art. So we believe that there was revolution, a fundamental change in the questions, debates, audiences, and social contexts of making art that happened -pick your date- between 1880 and 1920, between 1900 and 1910, between 1906 and 1917, and that we have not passed a similar watershed since» (in Elderfield, 1998, p. 31). Il
que le MoMA de New-York« vola l'idée d'art moderne », au sens littéral de l'expression, et pas seulement au sens figuré utilisé par Serge Guilbaut pour intituler son fameux ouvrage sur la politique culturelle des Etats-Unis pendant les débuts de la Guerre froide (Guilbaut, 1989). Ceci dit, afin d'éviter les confusions, les bibliographies en anglais ont continué d'opérer une distinction terminologique disciplinaire, si bien qu'on utilise toujours dans les études historiques l'expression Modern Period ou Modernity, pour se référer à ce que nous appelons la Période contemporaine, tandis que les spécialistes de l'art utilisent le terme Modernism quand ils parlent concrètement de la période d'innovations radicales qui a suivi l'impressionnisme pour s'épanouir avec l'art non figuratif et expérimental imposé par les avant-gardes artistiques qui se succédèrent jusqu'au milieu du XXe siècle au moins 7. Ces imbroglios lexicaux pourraient déjà aisément confondre le lecteur non spécialiste; et pourtant les séismes les plus importants dans la terminologie muséale se produisirent plus tard, et eurent pour épicentre le Boston Museum of Modern Art, qui avait ouvert en 1935 comme satellite du MoMA. Pour le distinguer clairement de l'institution mère et marquer son émancipation, on le rebaptisa Institute of Modern Art en 1939, avant de troquer en 1948 ce nom pour celui d'Institute of Contemporary Art. Curieusement, la plus grande polémique fut suscitée par le second changement de nom, autour dc l'opposition entre les épithètes modern et contemporarl. En revanche, la timide nuance apportée par le changement de substantif passa relativement inaperçue, alors que le terme « musée» faisait pourtant l'unanimité aux Etats-Unis, où la dénomination art gallery,
7
Il n'y a toujours pas de consensus sur le fait que cette période commence avec Cézanne, avec Manet, ou bien avant, et l'on débat encore au sujet du point final de cette intense course à l'innovation: s'agit-il du début de la Seconde Guerre mondiale, du pop art des années soixante, ou de la Trans-avant-garde et des autres mouvements des années quatrevingt? (pour se faire une idée de la diversité d'opinions sur la définition et la limitation chronologique du Modernism, on comparera les textes sélectionnés par Frascina & Harris, 1992, en particulier aux pages 23-27, où est repris l'un des derniers articles écrits par Raymond Williams). 8 Cette différenciation avait déjà été proclamée peu de temps avant par des groupes d'artistes new-yorkais, parmi lesquels les chefs de file de l'expressionnisme abstrait, qui firent remarquer, au moment de la fondation de la Federation of American Painters and Sculptors en 1941, qu'« l'art moderne n'existe pas, il n'est d'art que contemporain» (Guilbaut, 1989, note 115). 12
tellement commune au Royaume-Uni9, et qui vaut autant pour un lieu d'exposition que pour une collection permanente ouverte au public, ne rencontra pas le même succès. Evidemment, à Boston, le changement de nom ne fut pas la sanction d'un mouvement anti-musée, et ne doit pas non plus être perçu comme une désaffection similaire à celle qui toucha aux Etats-Unis la terminologie des musées de sculpture en plein airlO. La préférence pour le substantif « institut» était une manière de mettre davantage l'accent sur les travaux d'étude, la divulgation scientifique et le montage d'expositions temporaires, que sur la richesse de la collection permanente, qui était dès lors à peine visible, au risque de priver le public assidu du plaisir intime de se familiariser avec certaines salles ou certaines œuvres. Il en fut de même à Londres, où fut fondée en 1948 une institution homonyme par un groupe de passionnés dont le songe initial, très américain, était de créer un musée d'art moderne placé sous gestion privée; seulement, 9
Au Royaume-Uni et dans les pays du Commonwealth, tels l'Australie ou le Canada, le latinisme museum est généralement réservé aux musées d'archéologie, de sciences, d'ethnologie, d'histoire, etc. Une distinction similaire persista un temps en France, où les révolutionnaires appelèrent « musée» l'institution nationale spécialisée en art, et muséum, calque du latin, pour désigner un musée d'histoire naturelle. 10 Les musées de sculpture en plein air doivent être rapprochés des parcs de sculptures, un phénomène culturel plus vaste qui s'est étendu au monde entier tout au long du xX" siècle; le, bibliographies et les experts ne manquent pas sur le sujet, 'lui n'" pourtant que {,,;-<.;nHmt intéressé les muséologues (à l'exception notable de Costanzo, 2007). Mais, dans la mesure où certains ont été dénommés « musée », remplissent les conditions nécessaires à la conservation, l'étude et la divulgation propres à ce statut, et sont même membres institutionnels de l'ICOM ou d'autres associations de musées, il est évident qu'ils méritent d'être considérés dans le cadre d'histoire des musées d'art moderne ou contemporain, fût-ce dans une note de bas de page. Je regrette de n'avoir pas pu réunir suffisamment d'informations à leur sujet; toutefois, sur la base de ma connaissance des exemples internationaux, je crois pouvoir affirmer qu'il n'y a pas grande différence entre ce que les Etats-Unis d'Amérique et les pays d'influence anglo-saxonne appellent Sculpture Park, et ce que nous appelons de ce côté-ci de l'Atlantique Musée de Sculpture de Plein Air, comme celui qui fut inauguré en 1980 au bord de la Seine à Paris, ou Museo de Escultura al Aire Libre, qui est le nom donné à celui qui fut créé par José Antonio Femândez Ordofiez et Eusebio Sempere sous le Paseo de la Castellana à Madrid entre 1972 et 1979 ou encore à celui qui fut formé à Hecho (province de Huesca, Espagne), à la suite du Symposium Internacional de Escultura al Aire Libre organisé par Pedro Tramullas entre 1975 et 1984. L'Espagne n'a pas été un simple pionnier en la matière: bien des exemples récents méritent d'être cités, en particulier ceux qui ont été fondés à l'initiative du sculpteur Pepe Noja à Aracena (Museo de Arte Contemporaneo Andalucia, 1986), Huelva (Museo de Arte Contemporaneo V Centenario, 1991), Alcalâ de Henares (Museo de Escultura al Aire Libre, 1993-1994) et Câceres (Museo de Escultura al Aire Libre, 1997), etc. 13
étant donné qu'ils n'avaient pas de collection et pas d'argent pour en constituer, et que leur priorité était de promouvoir l'art le plus à la pointe à travers l'organisation d'événements, ils choisirent de l'appeler simplement Institut d'art contemporain. Revenons à présent aux adjectifs, qui nous intéressent plus particulièrement ici. Je n'ai trouvé, dans les écrits de Herbert Read, qui fut le porte-parole des fondateurs de l'ICA de Londres, aucune argumentation critique à l'encontre de l'épithète modern, ni même un plaidoyer en faveur de la revendication de l'adjectif contemporary pour cette institution. En revanche, à l'ICA de Boston, le changement d'épithète en 1948 avait été conçu comme une provocation, car il fut médiatisé dans tout le pays par le biais d'un manifeste signé au nom du conseil d'administration par son président, Nelson W. Aldrich, et par son directeur, James S. Plaut. Pour commencer, ils rendaient hommage à l'avant-garde qui avait éclos à Paris et s'était développée dans le reste du monde avant la Seconde Guerre mondiale; mais, selon eux, l'époque de 1'« art moderne» était bel et bien terminée, et ils souhaitaient ouvrir leur institution à l'actualité artistique la plus récente, ce qui justifiait l'abandon de l'ancien nom pour celui d'Institut d'Art Contemporain. Il s'agissait d'une attaque en règle contre le MoMA de New-York et le canon muséal qu'il incarnait. Tandis que la diffusion de l'American Way of Life dans tout le bloc occidental contribuait à imposer le MoMA comme paradigrnc mondial, ,f' modèle était de plus en plus critiqué par les artistes américains eux-mêmes, parce qu'il leur paraissait que le MoMA n'était pas assez à la pointe et trop « peu américain », accusations qui furent immédiatement reprises, sur un ton plus réprobateur que polémique, par les citoyens les plus réactionnaires en matière de goût et de politique. Alfred Barr se sentit obligé de défendre publiquement, au nom du MoMA, la validité de l'art moderne, surtout quand l'instrumentalisation médiatique de la polémique fut attisée par la publication d'un article en une de la revue Life sous le titre « Révolte à Boston ». En dépit du fait que tout l'establishment artistique et les intellectuels progressistes soutinrent le MoMA, le coup de grâce venait d'être porté au prestige jusqu'alors mcontesté de l'art « moderne », avec un mélange de révisionnisme et de conservatisme qui préfigurait peut-être les arguments du débat sur le postmodernisme, comme l'a brillamment observé Serge Guilbaut (1995). Ce professeur français implanté outre-Atlantique a sans doute l'avantage de venir d'un milieu linguistique où non seulement les nouveaux musées mais aussi les bibliothèques répartissent leurs fonds sur l'art 14
antérieur ou postérieur à la Seconde Guerre mondiale respectivement sous les catégories « art moderne» et « art contemporain ». La fondation, en 1997, de l'Institut d'Art Contemporain de Villeurbanne, consacré à l'art contemporain et postérieur aux années soixante, a consacré définitivement cette délimitation historique à travers le choix d'une dénomination, qui, tout en plagiant celle que prit, cinquante ans plus tôt, l'ICA de Boston, s'en démarque par un glissement sémantique. On pourrait en dire autant de la majorité des institutions francophones dénommées musée d'art contemporain, une appellation qui indique généralement qu'elles excluent de leur champ d'intérêt l'art des avant-gardes historiques, pour se concentrer sur l'art de la seconde moitié ou du dernier tiers du XXe siècle. Cette nouvelle distinction chronologique et terminologique est de plus en plus courante dans les autres langues romanes, à l'exception de l'italien, pour lequel l'expression arte moderna comprend presque tout le XIXe siècle, tandis que arte contemporanea désigne l'art postérieur au XIXc siècle. En anglais également, l'art postérieur au modern art a souvent été appelé contemporary art: les exemples ne manquent pas, du Sydney Museum of Contemporary Art en Australie, fondé en 1965, ou du Museum of Contemporary Canadian Art de Toronto, au Baltic Centre for Contemporary Art de Gateshead, en Angleterre, inauguré en 2002 ; mais c'est surtout aux Etats-Unis que cette terminologie paraît s'être nettement imposée, sûrement par opposition au MoMA de New-York, qui, en dépit des efforts consentis pour se renouveler, est perçu par beaucoup comme une institution très ancrée dans le passé - au point que certains de ses anciens concurrents ont récemment troqué leur dénomination calquée sur celle du MoMA pour celle de Museum of Contemporary Art: on citera notamment le New Museum of Contemporary Art fondé à New-York en 1977, et qui vient, trente ans plus tard, d'inaugurer son siège définitif, ou encore le Los Angeles Museum of Contemporary Art, inauguré en 1986, et dont les collections commencent avec l'expressionnisme abstrait et le pop art. Mais en général, comme je l'ai déjà indiqué au début de cette introduction, lorsqu'on parle de contemporaryart, on fait référence à l'art plus ou moins actuel, si bien que le signifié varie en fonction du moment où l'on utilise le signifiant. Il n'est donc pas étonnant que les essayistes anglosaxons, en l'absence d'un lexique plus précis, aient admis avec enthousiasme une nouvelle antinomie terminologique : modern / post-modern (moderne / postmoderne). Bien qu'elle ait son origine en Europe, dans le champ de la littérature et de la philosophie des années soixante, c'est surtout à partir du
15
succès qu'elle rencontra dans le milieu universitaire américain que cette antinomie se répandit dans le monde entier et dans toutes les sciences humaines, y compris l'art et l'architecture, où s'est imposé aussi - sous diverses acceptions - le terme Post-Modernism (postmodernisme). Nous, muséologues, avons adopté cette terminologie, en essayant de déterminer en quoi avait influé sur les musées ce goût pour l'ironie historiciste, l'autocitation, et la négation des métarécits qui est tellement à la mode depuis une trentaine d'années. Dans cet essai qui traite de questions de lexique, je ne vais pourtant pas trancher le débat, car, autant que je sache, il n'existe toujours pas d'établissement dénommé « musée d'art postmodeme» ou affublé d'un nom du même goût, et si, pour beaucoup, le 21st-Century Museum of Contemporary Art, un édifice labyrinthique inauguré en 2004 dans la ville japonaise de Kanazawa, pourrait en être le prototype, sa dénomination reste assez floue quant à l'indication du projet muséologique sur lequel il est censé reposer. On pourrait même avancer que l'abondance actuelle de nouveaux espaces consacrés à l'art récent, dont les noms évitent soigneusement d'affirmer telle ou telle spécialité ou délimitation, est sans doute un trait culturel on ne peut plus postmoderne, propre à une époque qui exalte les incertitudes, qui a rompu avec les manifestes qui valaient par le passé, sans pour autant leur substituer de nouvelles convictions, à la différence de ce qui se produisit lors des anciennes querelles historiques pour ou contre le « moderne» - indépendamment de la signification qu'on ait pu lui donner à ce moment-là Il. Qu'elle trahisse ou non une crise d'identité, cette timidité Il
Comme l'a rappelé ironiquement l'allemand Hans Robert Jauss, chef de file international de 1'« esthétique de la réception », les querelles des anciens et des modernes pourraient remonter au moins au ye siècle, quand le monde latin christianisé s'auto-définissait comme modernus par opposition au passé païen; cette signification resta valable pendant tout le Moyen-âge, jusqu'à ce qu'à la résurrection de la culture antique à la Renaissance, qui déboucha, au XYIIe siècle, sur la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes; par la suite, toujours selon cet éminent historien de la littérature, la civilisation occidentale traversa d'autres ruptures, qui furent toutes en leur temps perçues comme le commencement d'une ère nouvelle: la fin du XYIIIe siècle, les révolutions romantiques, la décennie qui suivit la révolution de 1848, les années précédant la Première Guerre mondiale, et le tournant des années 1960-1970. Jauss n'aime pas employer le terme postmodernité pour désigner cette dernière période, il lui reconnaît des caractères esthétiques distincts, dont l'abrégé pourrait être le roman Si par une nuit d'hiver un voyageur, d'Italo Calvino (voir Jauss, 1995 ; le prologue est une réponse détaillée au fameux article de Jürgen Habermas « La modernité, un projet inachevé », paru dans Foster, 1985 : 19-36, que le sociologue de l'Ecole de Francfort introduisait par d'abondantes références à Jauss). 16
terminologique est si contagieuse qu'on peut même la détecter dans des cas qui présentent pourtant une dénomination explicite, dissimulée cependant par le recours à l'usage de sigles ou d'acronymes. Si cet usage n'est pas exclusif aux musées ou centres d'art contemporain, il n'en reste pas moins très répandu chez ses derniers. En Espagne, on ne se réfère aux fameux IVAM, MACBA, ou MEIAC que par leur sigle ou acronyme, y compris sur les dépliants et les catalogues. Même si cette pratique est aussi largement répandue aux Etats-Unis, du MoMA au LA MoCA en passant par le Mass MoCA, elle pourrait provenir, une fois de plus, d'une influence du français où l'usage de sigles semble être une pratique langagière courante. Nous pourrions choisir quelques exemples à propos en Suisse francophonele MAMCO de Genève - et même dans les villes flamandes de Belgique: le MUHKA d'Anvers, le PMMK d'Ostende; mais en France la liste devient vite interminable: l'APAC de Nevers, le CAPC de Bordeaux, le CAP d'Annecy, le CACCV de Compiègne, le CCC de Tours, le CEAAC de Strasbourg, le CREDAC d'Ivry-sur-Seine, l'ELAC de Lyon, le LAC de Sigean... sans compter que, depuis les années 1980, à l'initiative du ministre Jack Lang, chaque région dispose d'un FRAC, c'est-à-dire d'un Fond régional d'art contemporain que, bien évidemment, personne n'appelle par son nom complet, et que presque tous évitent d'assimiler à un musée]2. Dans les pays germaniques, c'est Kunsthalle, un terme confus qui signifie simplem;:nt ,,:;:llon d'art », qui demeure plus en vigueur que jamais; une confusion du même ordre règne dans les « centres» d'exposition, de création, d'interprétation, de plus en plus nombreux, et spécialisés en tout et rien à la fois, puisqu'ils ne répondent à aucun crédo artistique et n'ont par conséquent pas d'exposition permanente: à cette non spécialisation répond une dénomination qui prend la forme la plus indéterminée possible. J'ai déjà signalé comme étant un trait typique du manque de convictions esthétiques caractérisant la postmodernité le goût pour la réutilisation d'architectures anciennes pour abriter ces centres d'art actuel; mais on a atteint le comble de l'indécision postmodeme avec des cas où, au lieu de chercher un nom à la nouvelle institution, on a simplement utilisé le nom de l'ancienne entreprise ]2
Les FRAC refusent d'être considérés comme des musées et pourtant ils possèdent une collection permanente, et dans certains exposent une sélection de leur collection sous une forme plus ou moins fixe. La prolifération mondiale croissante des centres de création contemporaine, où on laisse entrer le public à des moments précis, et dont les principaux bénéficiaires sont les artistes qui y travaillent, n'entre pas non plus dans le cadre de cet ouvrage. 17
ou de l'ancienne fonction du bâtiment13. Nous vivons une époque d'indéfinition lexicale, qui touche paradoxalement davantage des cas tels que le Guggenheim, pour lesquels le nom du musée a pris la valeur d'une marque: à mesure que l'on autorise les franchises en échange de sommes d'argent, le nom de l'institution se vide de son sens, perd l'idée d'une spécialisation en art moderne et contemporain, et on pourrait même avancer qu'il a cessé d'être un musée d'art, étant donné la variété des objets qu'on y expose. Ceci dit, outre cette mode postmoderne qui a questionné le concept même des institutions que nous allons étudier ici, il en est une autre, celle des expositions «anhistoriques », dont l'effet subversif n'a pas de pareil: une fois qu'on a pris goût à montrer des tableaux de Warhol à côté de ceux de Picasso, qu'est-ce qui empêche en effet de les confronter aussi à ceux de Poussin, Rafael ou Giotto? A partir de là, le maintien de la séparation entre les musées généralistes d'art ancien et les musées spécialisés en art moderne et contemporain a-t-il encore un sens? La réponse ne peut pas être plus évidente: de la même manière que certains grands livres de référence, dans lesquels on n'hésite pas à terminer l'analyse historique par des considérations sur l'art le plus récent, personne ne devrait être choqué de ce que le Metropolitan, le Louvre ou bien le Prado ouvrent leurs portes à l'art contemporain; mais de la même façon que la bibliographie spécialisée n'en reste pas moins fondamentale, au même titre il faut continuer les activités des musées ciblées sur une période en particulier. Soit dit en passant, je crois qu'il serait temps que la muséologie, c'est-à-dire la réflexion théorique sur les musées, soit revendiquée pour ce qu'elle est déjà: une discipline puissante, qui se développe avec force dans nos universités et dans des maisons d'édition spécialisées. Nous disposons de grands manuels et ouvrages de référence qui en ont jeté les fondements, mais heureusement apparaissent aussi de plus en plus de monographies consacrées à des thèmes concrets. Cela reflète sûrement les temps qui courent, pour lesquels les grands métarécits paraissent de plus en plus 13
A New- York, il était courant, dans les cas de réutilisation d'une ancienne Public School comme centre culturel, de conserver les initiales P.S. dans la dénomination de la nouvelle institution, suivies d'un numéro: la « P.S.l » ouvrit ainsi dans le borough du Queens en 1976. A Sienne, le centre d'art contemporain, implanté dans le palais Renaissance des sœurs de Pie II, s'appelle simplement Palazzo delle Papesse. A Mexico, l'ancienne église du couvent Sainte-Thérèse est aujourd'hui un centre d'art connu sous le nom de X-Teresa. A L'Hospitalet de Llobregat (banlieue de Barcelone), le centre d'art municipal installé dans l'ancienne filature de Madame Tecla Sala, porte simplement le nom de celle qui en fut propriétaire, etc. 18
lointains, depuis que la déconstruction postmoderne leur a substitué des visions fragmentaires et partielles. De fait, la muséologie comme les autres disciplines sont entrées dans un processus d'atomisation du savoir tel qu'on en arrive parfois à regretter des points de vue ni trop locaux ni trop concrets. La tâche titanesque de l'élaboration de ces grands récits historiques (Holst, 1960 ; Bazin, 1967), que les historiens de musées continuent de consulter, peut sans doute nous paraître impensable aujourd'hui, mais j'ai aussi la nostalgie de ces interprétations non moins universelles qui, sous forme de petits livres beaucoup moins diffusés, firent toutefois naître des vocations de muséologues adeptes de la nouvelle histoire sociale (Hudson, 1975 ; Grasskamp, 1981 ; Alexander, 1983). Depuis, seul le cas particulier de l'origine des premiers musées publics paraît avoir suscité des études historiques d'amplitude géographique mondiale, chez les illustres muséologues de la postmodernité (Hooper-Greenhill, 1992 ; Bennett, 1995). Cependant, depuis le milieu des années 1990, ont commencé à apparaître des études comparatives à l'échelle internationale, sur d'autres aspects ou moments de l'histoire des musées, dues à des archéologues, des architectes, des historiens de l'art ou d'autres professionnels (parmi celles qui se rapprochent le plus du thème de ce livre, je citerai Guilbaut, 1993 ; Duncan, 1995 ; Montaner, 1995 ; Hernandez, 1998 ; Gaehtgens, 1999; Rasse, 1999 ; Cusset, 2000 ; Schubert, 2000 ; Bellido, 2001 ; Putnam, 2001 ; Bernier, 2002 ; Bonaretti, 2002 ; Marin Torres, 2002 ; Rico, 2003 ; Zunzunegui, 2003 ; Ballé & Poulot, 2004 ; Costanzo, 2004 ; Gomez Martinez, 2006 ; Munoz Cosme, 2007 ; Balerdi, 2008 ; sans parler des livres qui compilent des contributions d'auteurs dont les regards croisés informent sur la situation des musées dans différents pays). Ceci étant dit, il n'en reste pas moins paradoxal que le plus grand phénomène muséal de notre époque, qui est sans doute la prolifération des musées et centres d'art moderne et contemporain, ait suscité aussi peu d'analyses d'ensemble. Le thème est pourtant à la mode, autant que le fut il y a quelques décennies celui de l'écomusée pour les adeptes de la nouvelle muséologie; seulement, même si leurs successeurs, parmi lesquels certains s'identifient davantage à la muséologie critique - ce qui est mon cas - ont contribué à élaborer une importante bibliographie spécialisée, les livres susceptibles d'aller au-delà du cas particulier ou d'un cadre national font encore défaut. Le grand public, y compris les visiteurs assidus de ce type de musées, reste dans l'ignorance de leur évolution longue et complexe, et, si nous ne voulons pas continuer à entendre que tout a commencé avec le
19
MoMA ou quelque autre exemple particulièrement médiatique, il s'avère opportun d'en compiler l'histoire dans un livre. Dans cette perspective, j'ai publié il y a dix ans une analyse confrontant des exemples de pays et traditions historiques distincts, sous le titre Cathedrals of Urban Modernity. The First Museums of Contemporary Art, 1800-1930 (Lorente, 1998). Ce livre était le produit d'un long séjour à l'Université de Leicester, d'abord en tant que boursier de recherche doctorale au Department of Museum Studies, puis à la faveur d'une bourse postdoctorale au Centre for Urban History; il venait donc s'insérer dans un double cadre théorique. D'un côté urbanistique, ainsi que le laissait entendre le titre, l'idée centrale était que ces nouveaux musées étaient caractéristiques de l'offre culturelle des grandes villes: en recourant à une métaphore qui s'inspirait de la tendance à assimiler les musées à des « temples », j'avançai l'argument selon lequel s'il pouvait y avoir des musées et des églises de toutes les tailles dans n'importe quel type d'agglomération, la fondation des premiers musées d'art contemporain fut en revanche l'apanage des grandes métropoles, de même que dans d'autres temps le statut de cité était lié à l'existence d'un siège épiscopal- c'est à dire d'une cathédrale. D'autre part, je m'étais inspiré de l'exemple des universitaires qui avaient transposé avec succès des méthodes de l'histoire sociale vers la muséologie, en développant la thèse - centrale dans ce livre - selon laquelle le type de promoteur à l'origine de la fondation de ces musées déterminait leur identité et la pérennité de leur spécialisation: pour la période étudiée, j'avais ainsi pu mettre en lumière comment la définition institutionnelle restait plus précise et plus durable dans les musées créés par des monarques - comme le Musée du Luxembourg ouvert pour donner une image de patriotisme et de modernité à la Restauration des Bourbons, ou encore ceux qui furent créés à Munich ou dans d'autres cours européennes, comme les répliques d'une onde de choc - tandis que les musées créés à l'initiative de mécènes privés - tels ceux de John Sheepshanks et Henri Tate à Londres, ou leurs équivalents du nord et de l'est de l'Europe comme de l'autre côté de l'Atlantique - pâtissaient d'un manque de détermination et de stabilité. Toute cette armature théorique cadrait bien avec l'histoire des musées d'art contemporain au XIXe siècle, qui était à l'époque ma période de prédilection en tant qu'historien de l'art et muséologue. Par la suite, j'ai déplacé mon champ d'étude au siècle suivant, en empiétant même sur le XXI" siècle: j'ai dû alors inévitablement reconsidérer non seulement le titre, mais aussi la structure de mon approche en fonction de cette nouvelle 20
perspective. Au cours du siècle qui vient de s'écouler, les musées d'art moderne ou contemporain se sont implantés dans des agglomérations rurales, parfois même en pleine campagne; quant aux monarchies, elles n'ont plus, dans les régimes où elles ont survécu, qu'un simple rôle symbolique, si bien que l'implication des souverains n'est souvent que nominale - on pense au Musée Reina Sofia à Madrid ou au Musée d'art
moderne Grand-Duc Jean au Luxembourg
-,
et l'établissement d'une
typologie n'aurait pas non plus grand intérêt pour tenter de différencier les musées dépendant des administrations publiques ou ceux gérés par des fondations privées, puisque tous tendent à concilier des principes d'accessibilité avec une gestion chaque jour plus mercantile. En revanche, les deux catalyseurs qui présidèrent au XIXe siècle à la fondation des premiers musées spécialisés dans l'art « contemporain» restent d'actualité: tout d'abord, il est toujours plus probable qu'on fonde un musée dédié à l'art récent là où préexiste une offre muséale plus générale consacrée à l'art d'époques antérieures; ensuite, contrairement à ce que pensait Germain Bazin, l'éclosion de ces musées spécialisés dans l'art récent n'est pas simplement liée à la vivacité de la scène artistique contemporaine (Bazin, 1967 : 216 et 218), mais dépend surtout de questions de politique et de mécénat culturel. C'est quelque chose que j'avais à cœur de souligner quand j'écrivais sur le XIXe siècle, pour expliquer pourquoi des foyers artistiques aussi représentatifs du néo-classicisme et du romantisme comme Rome ou Londres avaient autant tardé à développer ce type de musées, sans pour autant que la faute en revînt aux artistes, qui étaient de surcroît nombreux, excellents et qui revendiquaient, souvent de manière pressante, la création de telles institutions. Mais je trouve plus intéressant encore de reprendre cette question depuis mon point de vue actuel: en effet, aujourd'hui, les musées de ce type ne sont pas nécessairement créés là où sont bien nombreux les artistes contemporains, mais sont souvent implantés dans des villes ou des quartiers en déclin, où l'on prétend déclencher un processus de revitalisation urbaine susceptible de générer, par le biais de la nouvelle institution, des retombées économiques, une réhabilitation progressive et d'attirer galeristes, boutiques attrayantes, cafés ou restaurants design, etc. J'en parlerai un peu dans l'épilogue, parce qu'il m'a semblé de bon ton de refermer ce livre sur une liste d'exemples très proches, à la fois dans le temps et de ce qui constitue désormais l' obj et principal de mes publications. Ceci dit, tous les chapitres antérieurs s'organisent selon une composition bipartite, très similaire à celle qui structurait Cathedrals of
21
Urban Modernity; en effet, en tant que disciple d'Eileen Hooper-Greenhill, je ne renie pas mon admiration pour Michel Foucault et sa manière de présenter l'histoire des institutions de contrôle social à partir de « points nodaux », qui seront, dans ce livre, le Musée des artistes vivants à Paris et le MoMA à New-York. Si j'insiste pour en faire des « modèles» ou des « paradigmes », c'est plutôt par une déformation professionnelle typique des historiens d'art, puisque nous parlons toujours de l'influence de tel ou tel foyer culturel dans la formation d'un style donné et de la diffusion internationale des tendances du goût. Mais ma qualité de muséologue a influé depuis quelques années sur ma manière d'exercer mon métier d'historien d'art, et je m'estime heureux d'avoir pu conjuguer ces deux disciplines tant dans l'enseignement que dans la recherche; à travers ce livre, et de l'ensemble de mes publications, j'ambitionne de contribuer à la rénovation de laides Histoire(s) de l'Art qui, heureusement, à la faveur de l'apport de nombreux collègues que j'apprécie et admire, prête(nt) une attention chaque jour plus grande aux musées et aux expositions, à la critique et aux aspects de la« sphère publique ». Même si j'aimerais rendre un hommage personnalisé à beaucoup d'entre eux, je ne veux pas fatiguer le lecteur par une longue liste de remerciements à mes compagnons du Département d'Histoire de l'Art de mon Université et d'autres institutions, qui m'ont enrichi par leurs connaissances et leurs remarques; je me dois de mentionner au moins Maria Bolanos et Maria Angeles Layuno, professeurs respectivement au Département d'Histoire de l'Art de l'Université de Valladolid et à la E.T.S.E.I.A. de l'Université lE de Ségovie, qui se sont tant battues pour que ce livre voie le jour, et ont même eu la gentillesse d'en lire les épreuves et d'y apporter de nombreuses corrections. Je dois également faire part de ma gratitude à mes élèves, en particulier ceux du cours de « Muséologie» ou des cours de doctorat que j'ai donnés sur des thèmes proches de ceux de livre, tant à la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Saragosse que dans d'autres centres où j'ai eu l'occasion d'intervenir en tant que professeur invité dans le cadre de différentes formations de troisième cycle; j'aimerais en outre citer tout particulièrement, pour leur aide inestimable, l'auteur des superbes dessins qui illustrent mon texte, Francisco Javier Hernandez Cuadal, et l'auteur de la traduction française, Julien Bastoen, qui prépare une thèse de doctorat 'sur l'architecture des musées d'art contemporain sous la direction conjointe de Pierre Pinon à l'Université de Paris VIII et de moi-même à l'Université de Saragosse, où j'ai eu le plaisir
22
de l'accueillir comme boursier de l'Agence Espagnole de Coopération Internationale en 2006/2007 et 2007/2008. J'aimerais aussi témoigner de la dette que j'ai envers Dominique Poulot, qui est un collègue que j'admire et un ami, et qui a été mon ambassadeur auprès de la prestigieuse maison d'édition L'Harmattan en vue de la publication de ce livre, auquel j'ai travaillé ces six dernières années. Durant ces six ans, qui ont passé trop rapidement, sont nés mes deux enfants, Dario et Gracia, qui ont changé ma vie en m'obligeant à consacrer davantage de temps à autre chose qu'à l'art et aux musées; mon remerciement final, le plus important, va à mon épouse Ana, à qui je dois beaucoup plus que ce que les mots peuvent exprimer.
23
Ie PARTIE
LE MUSEE DU LUXEMBOURG A PARIS, PARADIGME DU XIXèmeSIECLE Il peut paraître ironique que l'initiative d'ouvrir le premier musée d'art contemporain au monde ait été prise sous la Restauration, période de retour au conservatisme radical en France. Louis XVIII non seulement ne ferma pas le musée ouvert après la Révolution française dans la Grande Galerie du Louvre, mais en outre il fonda en 1818 un musée pour les œuvres d'artistes vivants dans son palais du Luxembourg. Mais cela ne laissa pas d'être une stratégie conservatrice sagement comprise. Pour la monarchie restaurée, présenter une initiative politique comme la continuité de quelque chose qui aurait précédé l'ère républicaine était la justification la plus pertinente qui fût. En fin de compte, l'ouverture du Louvre avait été à l'origine planifiée par l'administration de Louis XVI, et par l'ouverture d'un nouveau musée au Palais du Luxembourg on cherchait aussi et avant tout une connection historique avec la politique culturelle de l'Ancien Régime, car une galerie de tableaux de maîtres anciens, dont le souvenir persistait dans la mémoire des Parisiens, y avait été ouverte au public entre 1750 et 1779. Par conséquent, toute étude sur la création dans la capitale française du premier musée d'art contemporain se doit d'être introduite par un retour en arrière, afin de préciser les précédents parisiens dans le domaine des expositions et des musées. C'est à cela que sera consacré le premier epigraphe de ce chapitre, où seront présentés les différents types d'espaces artistiques ouverts au public à la fin du XVmèmc et au début du XIXèmcsiècle, et qui firent de Paris, en étroite rivalité avec Londres, le successeur de Rome comme nouvelle capitale artistique mondiale. Le plat de résistance de cette offre culturelle était le Musée du Louvre, mais dans ses collections ne figuraient pas d'œuvres d'artistes vivants, d'où la nécessité d'un Musée des Artistes Vivants, projet concrétisé sous la Restauration; cette institution fut l'un des grands fondements de la politique culturelle monarchique, qui sera analysée dans le second epigraphe. L'impact 25
immédiat que ce premier modèle de musée d'art contemporain provoqua dans les autres capitales sera l'objet du début du second chapitre qui, après avoir considéré les nouveautés établies au milieu du siècle par l'exemple de la Neue Pinakothek de Munich, analyse les influences que ce nouveau paradigme put exercer en retour sur le musée parisien, et aborde finalement la naissance, en 1857, du contre-modèle londonien, qui eut d'importantes répercussions dans la seconde moitié du XIXèmc siècle. Le toisième chapitre est consacré aux dilemmes non résolus à la fin de ce siècle, relatifs à la définition même de ce type d'institutions en général, et en l'occurrence, du Musée du Luxembourg. Enfin, cette première partie se referme sur un quatrième chapitre dédié aux utopies et expériences au tournant du siècle.
26
CHAPITRE 1. ORIGINE DU MUSEE DES ARTISTES VIVANTS A PARIS L'émergence de Paris comme capitale muséale de référence à la fin du XVlIIème et au début du XIXèmesiècle Alors qu'il n'y pas si longtemps elle était à peine mentionnée dans les grands manuels d'histoire des musées, qui consacraient souvent de si nombreuses pages à l'ouverture de la Grande Galerie du Louvre en 1793, l'histoire de son prédécesseur immédiat, la galerie royale qui avait précédemment existé au Luxembourg, est désormais connue en détail, surtout grâce aux travaux du professeur Andrew McClellan, qui lui a consacré plusieurs articles et un excellent livre (McClellan, 1994). Construit au début du XVIIème siècle pour la reine Marie de Médicis, le palais du Luxembourg, avec ses magnifiques jardins, était traditionnellement la résidence habituelle des parents proches du monarque reignant, qui se réservait les palais du Louvre et de Versailles. Il s'ensuit que, lorsqu'à l'instigation de quelques critiques et courtisans, on décida en 1747 de créer un musée composé d'une sélection de quatrevingt-dix tableaux de la collection dynastique, le peintre Coypel et l'administration royale choisirent le palais du Luxembourg, et non le Louvre. Ainsi naquit, le 14 octobre 1750, la première galerie d'art royale ouverte au public en France, avec des œuvres de Raphaël, du Corrège, d'Andrea deI Sarto, de Titien, de Véronèse, Caravage, Poussin et, bien évidemment, la série de peintures que Rubens avait consacrées à la vie de la reine Marie de Médicis, montrées in situ. Pour faire taire les accusations de négligence dans la conservation de la collection royale lancées par certains pamphlétaires, on ne lésina pas sur les moyens pour restaurer les peintures et les soumettre en parfait état au regard du public, qui pouvait avoir accès à la galerie deux fois par semaine, chaque mercredi et samedi, de dix heures à treize heures en hiver, et de seize heures à dix-neuf heures en été. De cette manière, Paris figurait en bonne place sur la longue liste des grandes cours éclairées qui, suivant le modèle d'abord établi à Rome par les Musées Capitolins puis par le Musée Pio-Clémentin, soutinrent également des initiatives similaires tout au long du XVIIIème siècle, comme à Florence, Naples, Vienne, Düsseldorf, Dresde, Berlin, Stockholm, etc. (Bjurstrom, 1993 ; Pommier, 1995 ; Prior, 2002).
27
Cependant, trente ans après son inauguration, d'autres aléas de la cour motivèrent sa fermeture, puisqu'en 1779, Louis XVI donna le palais du Luxembourg à son frère le comte de Provence. La collection royale fut alors évacuée du palais et cessa d'être exposée au public. Ce fut un coup dur pour l'offre culturelle parisienne, qui disposait malgré tout, avec ses monuments urbains et ses églises, d'un grand nombre d'attractions accessibles à tout amateur d'art. D'autre part, le public de la capitale avait également accès à de nombreuses expositions temporaires, en particulier l'exposition des œuvres récentes des membres de l'Académie des Beaux-Arts qui se tenaient régulièrement chaque année depuis 1737: elle était connue sous le nom de Salon, par association métonymique avec son emplacement, puisqu'elle avait lieu dans le dit Salon Carré du Louvre ainsi que dans les escaliers et couloirs d'accès, où l'on accrochait les tableaux d'autres artistes méritants, principalement des disciples de l'Académie. Par la suite, beaucoup d'autres états européens avaient organisé sur ce modèle des expositions officielles des Beaux-Arts. Ce ne sont pas non plus les autres expositions qui manquaient à Paris, telles celles qui étaient célébrées pendant la FêteDieu sur le Pont Neuf et la Place Dauphine, en plus des attractions offertes par la quincaillerie populaire de la Foire Saint-Germain, où il était possible de voir quelques belles œuvres (Crow, 1972). Par ailleurs, comme pour contrebalancer l'effet de la fermeture de la galerie royale du Palais du Luxembourg, on ouvrait à un large public de plus en plus de grandes collections d'art, telle la galerie des Orléans au Palais-Royal, en face du Louvre. Son propriétaire, le très libéral duc de Chartres, s'était enrichi en 1784 en faisant construire, le long du jardin de derrière, trois galeries couvertes qui hébergeaient au rez-de-chaussée des boutiques, des salles de réunion et des cafés, tandis que dans les étages supérieurs étaient louées des chambres aux «célibataires, aux prostituées et aux artistes» (Girouard, 1985 : 203). Ce prédécesseur précoce de nos centres commerciaux couverts, où nous allons faire nos courses, voir un film ou prendre un verre, devint le lieu le plus à la mode pour les parisiens, qui pouvaient compléter cette expérience en visitant la galerie de peinture des Orléans, jusqu'à ce qu'elle fût vendue à Londres en 1792. Dans cette même enceinte du Palais-Royal, on pouvait visiter aussi depuis 1784 le dit Salon des Arts, près duquel ouvrit également une salle d'expositions artistiques dépendant de la Société des Amis des Arts (supprimée pendant la Révolution et rétablie en 1814, sous la protection du duc de Berry, selon Chaudonneret, 1999: 68). D'autres salles dépendant de sociétés savantes ou d'associations d'amateurs d'art, parfois dénommées «musées », disposaient également de leurs propres collections et de leurs propres expositions, qui rivalisaient même avec les 28
institutions officielles: c'était le cas du Musée de Paris, né sous l'impulsion d'une société maçonnique (Poulot, 1997 : 96), de l'Athénée de Paris, fondé en 1775, ou encore de l'exposition d'art contemporain ouverte en 1776 par un groupe d'artistes dans le Colisée, une grande salle des fêtes située à l'extrêmité ouest des Champs-Elysées, et qui, à partir de 1778, fut concurrencé par une nouvelle société des sciences et des arts fondée par un certain Pahin de la Blancherie, dont le siège abritait une collection permanente d'objets scientifiques et d'œuvres d'art récentes, et où furent organisées des expositions temporaires d'art contemporain entre 1782 et 1783. Leur réputation parvint jusqu'au comte d'Angiviller, Directeur des Bâtiments Royaux et organisateur du Salon officiel du Louvre, qui, gêné par cette concurrence, les fit fermer en 1784, arguant que ces modestes initiatives indépendantes convenaient à l'Angleterre, où il n'y avait pas de politique gouvernementale d'encouragement des arts, I mais n'étaient pas digne de la capitale de la France. En effet, même à l'équivalent britannique du Salon, l'exposition organisée tous les étés depuis 1769 par la Royal Academy de Londres, le public payait l'entrée. Cette académie était en réalité une société privée sans autre appui officiel que celui d'avoir son siège dans un édifice de l'Etat, tandis que l'Académie des Beaux-Arts de Paris était une institution dépendante de la monarchie fiançaise, qui payait la traite des académiciens, leur fournissait un logement et un atelier au Louvre, et prenait à sa charge les frais de l'exposition biennale de leurs œuvres récentes. Lors de la Summer Exhibition de l'académie londonienne concourraient aussi les œuvres les plus récentes des artistes contemporains actifs au Royaume-Uni, à cette différence près qu'on y distribuait pas de prix et que les œuvres exposées étaient mises en vente, moyennant une commission qui, ajoutée au revenu des entrées, permettait à la Royal Academy de couvrir les fiais de l'organisation de l'exposition et d'une bonne partie de ses activités annuelles. Ainsi donc s'agissait-il d'une initiative lucrative; bien que cela ait pu paraître indécent de l'autre côté de la Manche - certaines sources françaises adoptent le terme exhibition en référence à ce type d'initiatives, comme s'il s'agisait d'une catégorie inférieure à l'exposition artistique -, c'était tout à fait habituel dans le milieu des expositions à Londres.
1 «Je ne sais même, ajoutait le comte, si à considérer les choses du côté politique il convient de laisser donner l'exemple de pareils établissements. Ils sont bons en Angleterre où il n 'y aurait pas même d'Académies si elles ne s'étaient pas formées par une association libre et indépendamment de tout secours public et national... » (citation de d' Angiviller extraite de Poulot, 1997: 97). 29
Les catch-penny shows: une coutume enracinée dans la culture anglo-saxone Comme J'historien social Richard D. A1tick l'expliquait dans son formidable ouvrage The SluY'ws(~lLondon, les expositions commerciales constituaient une tradition bien ancrée dans la capitale britannique, avec un large échantillonnage d'expositions populaires dont certaines proposaient des œuvres d'art récent, et qui permettaient de générer des revenus grâce au prix des entrées, aux commissions sur les ventes, aux tombolas, à la publication d'estampes, aux catalogues, etc. (Altick, 1978 ; voir aussi Whiteley, 1981). Londres, capitale émergente du marché de l'art mondial, offrait au public que l'art intéressait la possibilité de visiter non seulement les ateliers des artistes ou les demeures des collectionneurs, mais encore les hôtels de vente tels Sotheby's et Christie's. les galeries des marchands d'art qui y prospéraient plus que dans tout autre capitale et, moyennant l'acquittement d'un prix modique, les Ümombrables expositions artistiques conçues à vocation commerciale, y compris celles de la Royal Academy ou, si l'on remonte jusqu'en 1760, celles de la Socie(y of Arts. Si un cas mérite d'être considéré, c'est celui de la Shakespeare Gallery, une exposition permanente de tableaux commandés à des artistes réputés sur des thèmes shakespeariens, qui fut inaugurée par l'entrepreneur John Boydell en 1789 sur Pall Mall, et se maintint jusqu'à sa banqueroute en 1804. Son succès immédiat incita d'autres entrepreneurs à ouvrir des «musées» similaires, afin de prélever quelques pennies à qui était disposé à payer pour voir des œuvres
inspirées des grands thèmes historiques ou littéraires anglais - et qui, si le spectacle proposé était suffisamment émouvant, pouvait encore laisser de l'argent à la sortie, en achetant des livres ou des reproductions gravées des œuvres exposées. Mais ces initiatives privées, conçues à l'origine comme des «galeries» permanentes, ne duraient pas longtemps, car passé l'effet de nouveauté, elles cessaient d'être lucratives. Il y eut aussi ces entreprises similaires qui, au lieu d'être appelées galleries, étaient dénommées l11useumi, étant donné qu' elles ne réunissaient pas 2
La distinction anglaise entre museum et art gallery, pour se limiter au seul contexte artistique, réside généralement dans la différence de leur contenu, car la galerie désigne
aussi un édifice - bien qu'il soit d'usage
privé
- construit
expressément
pour l'exposition
de peintures; mais ce terme possède également une connotation hédoniste, déjà présente dans son origine étymologique, un gallicisme dérivé du français galerie, synonyme de diversion, de réjouissances. Ainsi, tandis qu'on peut aller au museum pour apprendre. satisfaire sa curiosité ou pour d'autres besoins, il semble qu'on aille à la gallery l'esprit préparé à la seule jouissance contemplative (Gomez Martinez, 2002: 78 et 82). 30
seulement des œuvres d'art, mais aussi des objets hétéroclites: c'était le cas du London Museum de William Bullock, plus connu sous le nom d'Eg:vptian llall, d'après sa façade de style néo-égyptien, et qui, de son ouverture en J812 à sa démolition en 1904 - date où elle fut remplacée par l'actuelle Egyptian Arcade - abrita de nombreuses œuvres d'artistes contemporains] et constitua l'une des principales attractions londoniennes. Ce type de commerce prospéra également dans d'autres pays, en particulier aux Etats-Unis, où Charles Wilson Peale se lucra avec le musée de peinture, d'animaux disséqués, de fossiles et autres attractions qu'il ouvrit en 1786 à Philadelphie, la première capitale, et dont le succès entraîna l'émergence de nouveaux « entrepreneurs» dans tous le pays, mais surtout à Washington, la nouvelle capitale4. A Paris, cc type de « commerce» si typiquement anglo-saxon fit beaucoup moins d'émules, malgré l'existence d'exceptions, comme le Museum des Arts Modernes, installé en 1802 dans une ancienne salle de jeu de paume de la rue Grenelle-Saint-Honoré: il s'agissait d'une
3
Par exemple, Théodore Géricault, qui y exposa Le Radeau de la Méduse en 1820, gagna beaucoup d'argent puisque plus de 30.000 personnes payèrent pour voir son tableau, même si les termes de l'accord passé avec Bullock n'attribuaient à l'artiste qu'un tiers du revenu des entrées. 4
Il s'agissait d'une collection consacée à la botanique et la zoologie autochtones de
l'Amérique du Nord, et qui, pour une plus grande exaltation patriotique, était exposée avec une collection de portraits des héros de la Guerre d'Indépendance peints par Charles Wilson Peale lui-même (1741-1827), qui avait ouvert ce musée d'abord dans sa propre demeure, puis dans d'autres lieux, avant de le transférer en 1802 à l'étage noble de l'édifice national où avait été signée la Déclaration d'Indépendance. L'appât nationaliste joua son rôle, puisqu'il semble qu'aucun touriste ne pouvait repartir de Philadelphie sans avoir visité ce musée, grâce auquel Peale fit fortune bien qu'il fît payer un prix d'entrée modique. Dans tout manuel d'histoire de l'art nord-américain qui se respecte se doit d'être reproduit et commenté le fameux autoportrait par lequel il se présentait comme un vénérable patricien franchissant l'entrée de son musée: il s'agissait d'une commande passée en 1822 par les trustees quand, après plusieurs tentatives infructueuses pour offrir la collection à des institutions locales ou nationales, celle-ci se constitua définitivement en The Philadelphia Museum Company, entreprise prospère jusqu'à ce qu'elle entrât en crise en 1845 et fermât neuf ans après (Sellers, 1980; Alexander, 1983: 43-77). Quelques-uns des enfants de Charles Wilson Peale continuèrent d'exploiter le filon des musées commerciaux avec des portraits de héros américains et des paysages patriotiques à Baltimore, New-York et Utica, qui passèrent de main en main tant qu'ils furent rentables. Les concurrents ne manquèrent pas non plus, tels le Tammany Museum, ouvert à New- York jusqu'en 1798 - et qui généra d'importants revenus à son propriétaire, Gadiner Baker - même si, naturellement, c'est la nouvelle capitale fédérale qui constitua le terrain le plus favorable à beaucoup de ces initiatives nationalistes, mi-galerie d'art, mi-collection scientifique, comme par exemple Ie Columbian Institute (1816-1838) et Ie John Varden's Museum (1829-1841). 31
exposition tournante, ouverte au public tous les jours moyennant le paiement d'une entrée de 1,20 ITancs, dont un tiers était reversé aux auteurs des tableaux qui étaient également à la vente (Chaudonneret, 1999 : 102). Le complément à ces espaces d'exposition encore très proches de la basse catégorie des barraques de foire, furent d'autres initiatives de plus haute visée, néanmoins gérées comme des commerces, qui proliférèrent à Paris et à Londres ou dans d'autres capitales européeenes à la fin du XVIIlème siècle et au début du XIXème.Certaines galeries d'art ouvertes par d'importants marchands dans ces deux capitales méritent sans doute une considération spéciale, notamment la salle d'exposition que Jean-Baptiste-Pierre Lebrun fit construire au n04 de la rue GrosChenet à Paris afin d'y exposer les fonds de sa galerie, mais dans laquelle il organisa aussi jusqu'en 1790 plusieurs expositions de jeunes artistes, qui eurent leur prolongement au cours du premier tiers du XIXèmesiècle mais dans les mains d'autres propriétaires, et qui fut imitée par le dit Musée Colbert d'art contemporains. A l'inverse, le modèle du Kunstverein - union ou association artistique - originaire des villes 5
Le marchand déclara qu'il ouvrait cet espace « pour consoler d'une certaine manière les élèves et les amateurs jusqu'à ce que le superbe Muséum du Roi offre un lieu permanent d'exposition » (cité par Poulot, 1997 : 107, où l'on apprend que, en fait, les architectes chargés de la transformation muséographique du Louvre visitèrent cet espace pour s'inspirer de son éclairage zénithal). Cette galerie de Lebrun, achetée par Quillet et dirigée par le conservateur honoraire du Louvre Charles Paillet, abrita en 1826 une exposition au succès retentissant au bénéfice des indépendantistes grecs - célèbre parce que Delacroix y présenta son tableau La Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi, qui fut présentée dans le même temps comme un pas vers « l'indépendance des artistes sur la tutelle de l'Etat », car certains espéraient qu'elle donnât naissance à un musée ou à une exposition permanente; seulement elle dura de mai à novembre, et son contenu fut entre-temps renouvelé en juillet. C'est précisément avec ce souci de permanence qu'était né le Musée Colbert, dénomination populaire de l'Exposition permanente de tableaux, statues, bronze, etc., des artistes modernes, français et étrangers, inauguré en novembre 1829 par Henri Gaugain. C'est certainement cette même année que Paillet organisa une nouvelle exposition de bienfaisance consacrée à l'art contemporain dans la galerie construite par Lebrun, mais comme il n'y avait plus ni motif de solidarité politique ni thème d'actualité pour faire se déplacer le public, il y eut peu de visiteurs; pour cette raison, il se hasarda à demander à la Maison Royale le prêt de deux tableaux de Gros, Les Pestiférés de Jaffa et La Bataille d'Eylau, conservés dans les réserves du Louvre, arguant que les revenus seraient reversés aux pauvres. Un autre exemple contemporain est à mettre à l'actif d'un peintre et restaurateur, Alphonse Giroux, qui, à partir de 1816, monta dans son atelier une galerie permanente qui prit une telle importance dans son affaire qu'en 1827 on l'appelait seulement Galerie des tableaux de M. Alph. Giroux. A cette époque, la moitié seulement des tableaux qu'il exposait à la vente étaient d'artistes contemporains; l'affaire déclina quand ses enfants la reprirent, si bien qu'en 1830 ils vendirent aux enchères les tableaux de la galerie (sur ces exemples et bien d'autres, cf Chaudonneret, 1999 : 110-116). 32
suisses et allemandes, fut importé et développé avec plus de succès en Grande Bretagne6, même s'il y avait eu des tentatives précoces d'en implanter dans la métropole de la Seine, comme la Société des Amis des Arts, déjà mentionnée, ou, à partir de 1819, le Cercle des Arts qui publiait un journal, faisait réaliser des gravures et vendait des tableaux (Chaudonneret, 1999: 116). Quant aux espaces où les artistes euxmêmes se faisaient connaître du public à leur compte, ils furent de plus en plus nombreux dans toutes les grandes villes du monde occidental dans le courant du XIXème siècle, et bien que ce soient surtout les exemples des célèbres peintres français David, Horace Vernet ou Courbet, auteurs d'expositions de leurs propres œuvres, considérées comme le prélude de celles des impressionnistes et des autres mouvements artistiques de la Belle Epoque, qui passèrent à la postérité, c'est bien au Royaume-Uni que les artistes prirent plus spontanément ce genre d'initiatives, aussi bien individuellement qu'en groupe.? A ces espaces d'exposition ouverts au public dans quelque catégorie susmentionnée que ce soit, de la galerie royale aux initiatives des académies, associations, marchands ou artistes, il faut ajouter le clou, c'est-à-dire les grands musées publics. Au sens strict du terme, ils naquirent à la fin du XVIIIème siècle, avec le British l\1useum et le Louvre, deux institutions nationales qui non seulement ouvrirent leurs portes à tous les citoyens, 6
La London Art Union fut fondée en 1837 et connut un tel succès que, très tôt, surgirent dans toute la Grande-Bretagne des associations similaires destinées à encourager la création artistique locale, à l'aide de stratégies variées, teUe la souscription colJective de gravures pour tous leurs membres, les tombolas dotées de tableaux ou de sculptures d'artistes locaux, l'organisation d'expositions et même l'établissement d'une colJection artistique institutionnelJe. 7 Surtout à Londres où, tout au long du siècle, proliférèrent tant d'espaces d'exposition gérés par des colJectifs d'artistes: à la suite d'exemples pionniers comme la British Institution, la British School, ou la Society of British Artists, surgirent d'autres espaces hyper-spécialisés en fonction du genre artistique ou de la technique utilisée, tels l'Institut royal des peintres à l'huile, la Société des pastélistes, la Société royale des geintres-graveurs, la Société internationale des sculpteurs, peintres et graveurs, deux sociétés d'aquareIJistes, la Société Royale des peintres de marines, la Société royale des portraitistes, la Société des médaillistes, la Société des artistes de la nature sauvage, etc. (la liste est longue, mais il s'agit ici d'une sélection des exemples cités par Julie F. CodeU dans AIJen, 1995: 169-188). Toutes ces associations professionneUes d'artistes disposaient de leur galerie respective pour les expositions temporaires, et quelques-unes constituèrent même leur propre collection, mais aucune ne pouvait se permettre de maintenir un musée avec une exposition permanente. Même la Royal Academy de Londres échoua dans ses tentatives de monter un musée au XIxème siècle (Minihan, 1977: 19) et bien qu'aujourd'hui encore elle ne dispose pas d'un bon musée consacré à sa collection, elle concentre tous ses efforts sur les lucratives expositions temporaires qu'eIJe organise. 33
mais étaient aussi propriété publique du peuple souverain. C'est bien sur le peuple qu'était mis l'accent dans leurs dénominations respectives, quand le Parlement de Londres créa en 1759 le British Museum - et en 1838 la National Gallery, autre appellation qui renvoie moins à son contenu qu'à son statut de patrimoine artistique collectif - ou quand, en 1793, les révolutionnaires français ouvrirent la collection dynastique du Louvre sous l'éphémère appellation de Muséum Français.8 De fait, bien avant la Révolution, le palais du Louvre avait gagné le statut d'emblème national pour de nombreuses raisons9, mais cette signification patriotique se renforça à la faveur de la reconversion du palais en musée national. On a souvent insisté sur le symbolisme de sa date d'inauguration le 10 août 1793, date à chargé de signification politique - c'était le premier anniversaire de la chute de la monarchie -, mais son implantation apportait aussi un complément de sens qui soulignait la volonté politique d'en faire un monument de la nation, non seulement parce que le public avait libre accès à l'ancien palais royal et aux collections qui y étaient exposées, mais aussi et surtout parce qu'étaient déclarés nationaux des biens qui avaient auparavant été confisqués aux élites aristocratiques et religieuses ennemies de la République Française ou pillés aux puissances étrangères rivales et même à certaines nations voisines vaincues. Cependant, curieusement, ce musée ne montrait pas d'échantillon de la production artistique contemporaine française. Ce qui était valable pour quelques musées de province ne l'était pas pour le Musée du Louvre. Son directeur, VIvant Denon, le transforma eH un ilorilège Je l'art de chaque pays et de chaque époque. Qui pouvait donc oser introduire dans un lieu si révéré les œuvres de ceux qui n'étaient pas encore morts et n'avaient pas encore subi le jugement de l'Histoire? Cela demeura interdit par ordre du girondin Roland, ministre de l'Intérieur. Plus tard, le contexte immédiat du musée fut purgé de toute 8
En 1796, le Musée du Louvre fut rebaptisé Musée central des Arts pour affirmer sa spécialisation par rapport à d'autres musées nationaux créés pendant la même période le Museum d'Histoire Naturelle et le Conservatoire des Arts et Métiers- et devint en 1803 le «Musée Napoléon ». Toutefois, malgré cette dernière appellation personnalisée et flatteuse pour le pouvoir militaire de Bonaparte, nombre de radicaux, y compris le chef du Directoire François de Neufchâteau, concevaient le Louvre avant tout comme un emblème patriotique. 9 Avant tout parce que, à l'inverse du Luxembourg ou de Versailles qui avaient été construits par un seul souverain puis étroitement associés à leur nom, le Louvre s'était formé sur plusieurs siècles, ce qui en faisait le symbole d'une grande partie de l'histoire de France. De surcroît, l'architecture du Louvre symbolisait aussi le triomphe des artistes français sur leurs homologues italiens, puisque au xvnèrnc siècle les projets pour les façades du Louvre qu'avait présentés un architecte français, Charles Perrault, avaient été préférés à ceux du Bernin. 34
présence de l'art contemporain par Napoléon, qui ordonna le démantellement de tous les espaces d'exposition, ateliers et logements d'artistes dans le reste du palais du LouvrelO, les expositions commerciales étant par la suite interdites dans l'enceinte du palais 11. Ce rejet des œuvres d'art contemporain au Louvre fut partiellement détourné à l'occasion de l'admission, hors de la Grande Galerie, de quelques peintures dédiées à Bonaparte et à ses batailles, en particulier Le Sacre de Napoléon (Alexander, 1983 : 97), une des œuvres les moins inspirées de Jacques-Louis David. Toutefois, un traitement aussi exceptionnel n'était pas conçu comme un hommage à la maestria du peintre, mais à la gloire des portraiturés, de la même manière que l'art exposé dans les églises valait moins pour ses vertus esthétiques que pour ses contenus iconographiques. Ceci dit, même les meilleures œuvres de David, l'artiste vivant le plus célèbre de l'époque, vénéré à l'égal des meilleurs maîtres anciens, ne furent accrochées au Musée du Louvre qu'après sa mort12. Par la suite, les seules œuvres d'artistes vivants visibles au Louvre furent les peintures des plafonds, qui n'étaient évidemment pas considérées comme faisant partie de la collection du ,]3 musee . Si le Louvre était une sorte de paradis où étaient vénérées les œuvres d'artistes universels, dont la réputation les maintenaient vivants même après leur mort, son opposé était incarné par le Musée spécial de l'Ecole française, ouvert par le ministre de l'Intérieur Pierre Bénezech 10
Il obtint d'abord, en 1802, que David fermât le sien, où il avait pendant cinq ans exposé son tableau L'enlèvement des Sabines, pour la contemplation duquel il exigeait que chaque visiteur s'acquittât d'un droit d'entrée modique-on calcula que le peintre avait ainsi gagné plus de 60.000 francs, avec lesquels il s'acheta des terres et une maison de campagne-; par la suite, en 1808, il ordonna même de déloger tous les artistes et artisans qui vivaient à l'étage au-dessus de la Grande Galerie, ou près des écuries, dans des logements qui avaient été aménagés pour eux au début du xvnème siècle. ilLes expositions temporaires d'art ne disparurent pas du Louvre avant 1848, l'année du dernier Salon organisé dans ce palais. Pendant cette exposition temporaire, les œuvres des artistes contemporains étaient accrochées dans le Salon Carré et la Grande Galerie. Mais, le reste du temps, elles n'étaient pas admises dans Ie cadre du musée; cette pratique fut sanctionnée par le règlement du musée de 1863, qui stipulait qu'aucune œuvre ne serait admise au Louvre avant qu'au moins dix ans ne se soient écoulés après la mort de son auteur. 12Beaucoup de peintures de Jacques-Louis David appartenant à l'Etat furent exposées à la Convention Nationale, au Sénat et dans d'autres édifices symboliquement liés à la République. ]3 Quand L'Apothéose d'Homère, par Ingres, qui était l'une des peintures de plafonds des salles du Louvre, devint célèbre, elle fut déposée pour être montrée à l'exposition universelle de 1855. Elle ne retourna jamais à son emplacement original, où elle fut remplacée par une copie, tandis que l'original resta exilé du Louvre pendant le reste de la vie de son auteur (Bazin, 1967 : 201). 35
dans le palais de Versailles en mars 1797. On pouvait y suivre l'évolution de l'école française à partir de quelques tableaux de Lebrun ou Poussin jusqu'à des artistes contemporains comme David ou Regnault, mais en réalité abondaient les peintures de fêtes galantes, les meubles roccoco, et des œuvres généralement peu conformes à l'austérité républicaine. Il était par conséquent normal de les maintenir dans l'ancien palais de la cour, où elles restaient à certaine distance des masses populaires de Paris, si bien que ce musée fut réservé à un public spécialisé d'érudits et d'artistes, et fut démantelé pour des raisons évidentes à peine survenue la Restauration bourbonniennel4. Ainsi, étant donné que le Louvre était une enceinte sacrée réservée aux morts, et qu'il était inconcevable d'amener au pourrissoir artistique qu'était Versailles les tableaux achetés aux artistes de l'époque, il devint évident qu'il fallait à ces derniers un autre musée. Tel était l'argument de l'historien et critique d'art Toussaint B. Emeric-David, quand, en 1796, il proposa à l'Institut la création d'un Musée Olympique de l'Ecole Vivante des Beaux-Arts, où figurerait la meilleure œuvre de chaque artiste et artisan français contemporain, donnant ainsi lieu à une saine émulation comparable à celle qui existait entre les jeunes gens de la Grèce antique lors des Jeux Olympiques (Poulot, 1997: 274; Chaudonneret, 1999 : 30). Mais, fût-ce par indécision ou par manque de temps, ce projet ne se matéralisa pas ni ne fut porté à la connaissance générale. Il n'y eut aucun débat sur son emplacement, ni aucun projet archirectural ou poiémiqut: à ce sujet dans la presse, SI bien que nuu:" he: pouvons pas le considérer comme un précédent historique de la fondation du premier musée d'art contemporain. La contribution majeure de la Première République et de l'Empire napoléonien à l'élévation de Paris au rang de capitale artistique fut donc le panthéon universel des arts réuni au Louvre, la perle de la politique culturelle française de l'époque. Ceci dit, ce n'était pas une perle solitaire, mais la perle centrale d'un grand collier: un réseau de musées créés dans toute la France et les capitales conquises. Dans le cadre de la politique culturelle républicaine, les musées devinrent des instruments politiques destinés à gagner la faveur de l'opinion publique. Ils étaient souvent installés dans d'anciens monastères, églises ou palais, mettant ainsi en scène l'appropriation publique des architectures les plus symboliques de l'Ancien Régime. Le palais du Luxembourg, comme le Louvre ou n'importe quel autre symbole de l'ancien pouvoir royal, ne pouvait pas échapper à cette 14En 1822, Forbin eut l'idée de rétablir un « Musée français » à Versailles, qui auraient été complémentaire du Luxembourg, mais sa proposition resta sans suite (Chaudonneret, 1999 : 184). 36
réutilisation et réinterprétation politique de la part du nouveau régime. Le lieu fut nationalisé en 1791, quand le comte de Provence fuit Paris. On en fit une prison sous la Convention, puis il devint le palais du gouvernement sous le Directoire, et finalement Napoléon y installa la
Chambre des Pairs - le Sénat - qui, par la suite, serait définitivement le maître des lieux15. En 1801 le Sénat décida qu'une partie de l'édifice serait réouverte au public comme musée, en souvenir du fait que le palais avait abrité le premier musée public de Paris. Un des disciples de David, le peintre Jean Naigeon (1757-1832), fut nommé en 1802 conservateur de cette nouvelle galerie d'art du Sénat. Naigeon réunit rapidement au Luxembourg une collection choisie: il obtint le départ du Louvre des peintures de Rubens dédiées à la vie de Marie de Médicis, il fit venir du Ministère de la Marine la série de peintures des « Ports de France » par Joseph Vernet, il obtint des tableaux de Le Sueur peints à l'origine pour un monastère proche, plus quelques œuvres de Philippe de Champaigne, Raphaël, Poussin, Rembrandt, Titien, etc. Au total, il forma une collection d'une centaine de peintures et d'une vingtaine de sculptures. La nouvelle pinacothèque du Luxembourg, qui ouvrit au public en 1802, était ainsi une attraction complémentaire du Louvre, puisque la galerie du Sénat offrait davantage de la même chose: une galerie de maîtres anciens. L'offre muséale française ne connut pas de grands bouleversements avant la restauration de la monarchie, ni à Paris ni en province, ùù l'on rendit rarement les éléments du butin qui étaient parvenus aux musées locaux sous la République et l'Empire. La majorité des éléments de mobilier ecclésiastique qui étaient parvenus aux musées parisiens comme le Louvre et le Luxembourg ne furent pas rendus aux églises et aux monastères. En tout cas, le plus important est que ces musées ne furent pas fermés, et les conservateurs que le régime précédent avait placé à leur tête ne furent même pas remerciés: Vivant Denon fut maintenu à la
direction du Louvre - il se retira volontairement en 1815, à soixante-huit ans - et Jean Naigeon fut reconduit à la tête de la galerie des maîtres 15
Le Sénat fut supprimé par la Seconde République, et abandonna par conséquent le
palais en 1845, jusqu'à son rétablissement par Napoléon en 1852. La période de la Commune et les huit années qui suivirent furent une autre parenthèse, puisque s'y installèrent la Préfecture et le Conseil municipal - l'Hôtel de Ville avait été incendié et la construction d'un édifice flambant neuf prit des années. Le Sénat de la IIIèmeRépublique fut abrité dans le palais de Versailles en 1876, mais fut transféré de nouveau au Luxembourg en 1879. Dès lors, si l'on excepte la parenthèse de l'occupation allemande de Paris pendant la Seconde Guerre mondiale, le Sénat français a toujours siégé au Palais du Luxembourg. 37
anciens au Luxembourg. Le seul musée à être démantelé fut Le Musée des Monuments français d'Alexandre Lenoir, qui contempla, écœuré, le transfert des tombes des rois et des reines de France avant leur réinstallation solennelle à Saint-Denis, tandis que d'autres monuments religieux étaient restitués à leurs églises respectives. Seules quelques œuvres continuèrent d'être exposées dans l'édifice, où s'implanta l'Ecole des Beaux-Arts reconstituée. Après plusieurs demandes, Lenoir, nommé « Administrateur des monuments français» le 10 décembre 1816, obtint que ces pièces, complétées par des copies d'autres œuvres historiques, y demeurassent comme modèles pour l'éducation des artistes. Les grands changements dans les musées ne furent pas la conséquence du retour à l'Ancien Régime, mais du traité de Paris de 1815. C'est alors seulement que devint obligatoire la restitution des butins de guerre à leur pays d'origine. Le musée le plus touché fut le Louvre, qui avait largement bénéficié de ce butin. Ses richesses avaient été, au zénith de la puissance militaire française, un symbole de la suprématie politique de la France post-révolutionnaire; ses cimaises dépouillées devinrent bientôt un symbole de défaite. Mais le Louvre était un lieu par trop symbolique pour qu'on laissât ses murs nus, c'est pourquoi la galerie des maîtres anciens du Luxembourg, qui n'avait toutefois pas été directement affectée par les réclamations des puissances étrangères, subit indirectement le choc. La plus grande part des trésors de la galerie, y compris les énormes toiles de Rubens, fut transférée à la Grande Galerie du Louvre: il ne resta plus que dix-sept peintures au Musée de la Chambre des Pairs.16 Ainsi, la galerie dont la visite servait généralement de complément à celle du Louvre, servit à compléter les lacunes du Louvre. Servir de complément et de réservoir au Louvre serait, dorénavant, son double destin.
Le nouveau Musée des Artistes vivants, instrument de la monarchie Pour les royalistes, de retour au pouvoir, la défaite de Waterloo n'était ni la leur, ni celle de la France: c'était la fin d'une ère révolutionnaire. Malgré tout, les ardeurs de la nation étaient au plus bas et il fallait 16
Ces dix-sept peintures de maîtres anciens restèrent au Luxembourg, où elles
occupaient quatre des sept salles, même après que le musée devint, en théorie, un Musée des artistes vivants; elles ne furent transférées au Louvre qu'en 1821. L'étape suivante fut, en 1828, le transfert du Luxembourg au Louvre d'un grand nombre d'œuvres de peintres récents mais décédés depuis quelque temps déjà, tels Vien, Peyron et Vincent. Par contre, les sculptures de maîtres anciens ou d'artistes récents mais décédés demeurèrent pour longtemps encore au Luxembourg, sans doute à la faveur de la fonction décorative qu'eUes remplissaient. 38
quelque chose qui donnât l'occasion de montrer une certaine suprématie française pour piquer l'orgueil patriotique. Beaucoup étaient convaincus que l'art contemporain français était le meilleur d'Europe; il n'est donc pas étonnant qu'on choisit ce type d'œuvres pour rouvrir la galerie du Luxembourg, qui avait été dépouillée pour combler les vides laissés au Louvre par la restitution du butin de guerre. Par le biais de quelques prêts de collections privées et institutionnelles, et grâce surtout à la richesse de la collection personnelle de Louis XVIII, qui avait toujours été un acheteur régulier dans les Salons, une galerie de soixante-quatorze peintures fut prête en deux ans. Ce nouveau musée fut donc ouvert dans un palais très significatif (fig. 1) et ouvert à une date très symbolique, le 24 avril 1818, jour du second anniversaire du retour de Louis XVIII sur le sol français. Le roi et ses partisans avaient bien retenu les tactiques employées par les républicains à l'ouverture du Louvre!
Fig. 1 Façade du Palais du Luxembourg, Artistes Vivants.
où fut ouvert en 1818 le Musée des
Comme celui du Louvre, ce musée se voulait un florilège des œuvres exemplaires des meilleurs maîtres, offertes à l'inspiration des autres artistes. L'accent mis sur la conception de la mission du musée comme espace principalement consacré à l'éducation des artistes peut nous laisser perplexe aujourd'hui, habitués que nous sommes aux musées conçus comme des attractions touristiques. Mais dans les premiers temps de l'existence du Musée du Luxembourg, le public habituel n'était admis 39
que les dimanches et jours fériés, tandis que les artistes - et visiteurs étrangers - pouvaient y accéder le reste de la semaine. Cette mesure était l'une des nombreuses questions de politique muséale que les légitimistes avaient empruntées à celles de la Révolution. La République avait
supprimé l'Académie
-
bien que Napoléon en établît une nouvelle, qui
exerça sa domination sur l'art français durant tout le XIXème siècle - et avait proclamé que le Louvre serait le nouveau temple de la formation artistique, où les jeunes peintres viendraient apprendre par eux-mêmes en copiant les maîtres anciens de leur choix. La raison en était la mauvaise opinion des révolutionnaires sur l'art académique, dont ils imputaient la corruption au système hiérarchique d'enseignement propre à ce genre d'institutions, qui impliquait une dépendance stylistique des élèves vis-àvis de leurs professeurs. A l'inverse, chacun était libre de choisir les chefs-d'œuvre qu'il voulait copier dans les musées, de sorte que l'exaltation romantique de la personnalité conféra la plus grande considération à cette activité, strictement interdite dans l'ancienne pinacothèque ouverte au Luxembourg en 1750, mais qui était quelque chose de primordial dans les missions fondamentales du Musée des artistes vivants. Les circonstances de la fondation du musée ne sont pas tout à fait claires. Les nouvelles peintures furent exposées dans un musée du Sénat préexistant, dont l'administration ne subit aucun changement; c'est pourquoi il semble qu'il n'y ait eu aucune initiative jurIdique à œ sujet. On suppose que la possible documentation administrative générée par cet événement brûla en 1871 dans l'incendie des archives du Luxembourg, et il n'existe aucune information contemporaine sur cet événement aux Archives Nationales, exceptés les documents17 annexés à un rapport de 1816 et cités par Geneviève Lacambre (1974: 7). Ainsi donc est-il difficile d'évaluer à quel point Louis XVIII fut impliqué dans la création de ce musée. 17 Paris, Centre Historique des Archives Nationales, 0/3/1393. Un autre rapport, dont nous avons appris l'existence grâce à Armelle Jacquinot, a été écrit par un des premiers historiens du Musée du Luxembourg, Léonce Bénédite, qui y travailla comme conservateur adjoint à partir de 1886 puis comme conservateur dès 1892 et finalement comme conservateur en chef de 1896 à sa mort en 1925. En 1913, Bénédite écrivait dans ce rapport administratif: « Les archives du Luxembourg ont été totalement brûlées pendant la Commune. Les vicissitudes qu'a subies ce Musée à travers les diverses administrations, dont les archives ont été, en partie dispersées, ou égarées, n'ont pas permis de retrouver le texte de l'ordonnance de Louis XVIII. Le statut du Luxembourg reste, dans tous les cas, fixé par une tradition constante de presque un siècle et la jurisprudence continue du Comité consultatif des Musées» (Paris, Cente Historique des Archives Nationales, F/21/4905/doc. la).
40
Dans son premier livre, Mes visites au Musée Royale de Luxembourg, le prolifique critique d'art Auguste Jal, un jeune libéral qui s'était enrôlé comme garde-marine dans l'armée napoléonienne pendant les Cent Jours et avait été par la suite exclu des emplois gouvernementaux par l'administration bourbonnienne, pesa soigneusement ses mots, offrant simplement un guide de l'art contemporain français visible dans le musée - grâce auquel nous savons que la muséographie ne suivait pas un ordre chronologique, mais un ordre dicté par la taille des œuvres: les grandes peintures dans la galerie, les tableaux de genres ou de paysages dans le salon, et les rares sculptures dans les espaces non exploitables. Seule la presse conservatrice pouvait se permettre de spéculer sur la nécessité d'un tel musée et sur son instigateur, mais évidemment de ce côté l'atmosphère d'adulation monarchique n'entacha pas l'innovation et attribua tous les mérites de l'initiative au roi. Le chroniqueur anonyme - probablement Émeric David lui-même, qui avait proposé vingt ans plus tôt un Musée Olympique de l'Ecole vivante des Beaux-Arts (Chaudonneret, 1999: 224, notes 15 et 20)18 - qui signa d'un seul « T » ses trois longs articles pour le Moniteur Universel en mai-juin 1818, insista sur le fait que la nouvelle institution était le fruit d'une évolution du goût de Louis XVIII, entamée des années auparavant, alors qu'il n'était que prince. Dans le même registre, une notice publiée la même année, signée par un certain M. G. de la V. - il s'agissait sûrement de Monsieur Grivaud de la Vincelle, qui publia deux ans après un livre sur le palais du Luxembourg -, attribuait la naissance du musée au « goût éclairé d'un monarque, ami des sciences et des arts ». Dans les termes presque similaires, le « goût éclairé» du roi était loué dans le premier catalogue de la nouvelle galerie, publié en 1820 sous le titre de Explication des ouvrages de peinture et de sculpture de l'école moderne de France exposée le 24 avril 1818 dans la galerie royale du Luxembourg destinée aux artistes vivants. Jusqu'à quel point pouvons-nous accorder crédit à ces sources contemporaines? Dans ses mémoires, le marquis Philippe de Chennevières (1979 : 35) attribue l'idée du musée non seulement au roi 18
La coutume de signer avec les seules initiales se développa dans la presse parisienne sous la Restauration, souvent pour dissimuler l'identité de libéraux notoires: le Globe publia des articles d'Adolphe Thiers sous la signature de « Y », et dans le Journal de Paris les écrits de Stendhal apparaissaient suivis de l'initiale «A» (Holt, 1979: 215 et 244). Cependant, le monsieur «T» en question semble être plutôt un monarchiste convaincu, puisque selon lui, si l'art néoc1assique avait commencé à trouver un appui important, il le devait d'abord au futur Louis XVIII, alors prince d'Orléans, qui avait mené le goût de la Cour vers le néoclassicisme et, d'une manière générale, vers les nouvelles tendances artistiques. 41
mais aussi à Jean Naigeon, le conservateur. Naigeon était alors expérimenté dans l'art de créer un musée à partir de zéro; c'est lui, en réalité, qui avait recueilli dans d'anciens couvents et églises sécularisés la majeure partie des peintures de la précédente galerie du Sénat. C'est de nouveau à lui, alors, que revint la sélection de la plupart des pièces pour la collection du nouveau musée; c'est lui qui entra en contact avec ceux qui donnèrent les œuvres ou les laissèrent en dépôt, lui qui dirigea leur acheminement et leur installation - avec l'aide du sculpture Charles Dupaty, qui fut aussitôt après nommé conservateur adjoint. Mais bien que Naigeon bénéficiât d'une certaine importance19, nous ne savons pas réellement si le projet d'un musée pour les artistes vivants surgit dans l'esprit de Naigeon lui-même, qui avait sans doute cru son travail de conservateur menacé en constatant que la galerie du Sénat était presque vide... Un autre écrivain du XIXèmcsiècle, Frédéric Villot, conservateur du Musée du Louvre, soutint (selon Bénédite, 1923 : 10) que l'impulsion initiale du projet avait été donnée par le comte Auguste de Forbin, directeur des musées royaux, dont l'intérêt pour l'art contemporain était bien connu, puisqu'il était lui-même peintre20 en plus d'être un des nombreux admirateurs et imitateurs de David. La meilleure spécialiste actuelle du mécénat artistique de la Restauration bourbonnienne, MarieClaude Chaudonneret, appuie également la thèse selon laquelle le rôle principal revient à Forbin, dont elle a documenté les nombreuses initiatives pour obtenir des tableaux de Prud'hon, Gros et d'autres artistes (Chaudonneret, 1999: 31). Malgré tout, comme elle le concède ellemême, il semble que Forbin ait émis l'idée d'une nouvelle galerie d'œuvres d'artistes français sur la proposition de Louis-AntoineAthanase Lavallée, secrétaire général chargé de l'administration des musées, qui l'avait suggéré au Comte de Pradel, directeur général de la Maison du Roi, dans une lettre datée du 23 novembre 1815 (Centre Historique des Archives Nationales, 0/3/1430 : le document est reproduit in extenso par Geneviève Lacambre dans Georgel, 1994: 269-270). Par ce document, on comprend que ce qui intéressait en premier lieu Lavallée 19 Ce n'était pas un peintre excellent, bien qu'on lui commandât la décoration des tympans situés aux deux extrémités de la galerie du Luxembourg sur les thèmes de Rubens couronné par l'Immortalité et Minerve couronnant le buste de Le Sueur (Chaudonneret, 1999: 32). A la mort du conservateur Jean Naigeon en 1825, Forbin nomma à la tête du musée son ami le peintre François-Marius Granet, qui fut chargé en 1830 du Musée de Versailles, tandis qu'en 1829 c'est Elzidor Naigeon, fils du premier conservateur et fondateur du musée, qui fut placé à la tête du Luxembourg. 20 A l'inauguration du musée figurait une de ses œuvres, L'Eruption du Vésuve, qu'il avait exposée au salon de 1817 et qu'il avait donnée dans ce but. 42
était de remplir le Louvre avec les meilleurs œuvres de la collection du Sénat, dont il proposait d'encourager la collaboration en lui offrant comme compensation «une exposition perpétuelle des ouvrages des peintres modernes ». Selon Chaudonneret, une fois obtenues les peintures réclamées pour le Louvre, cette initiative de 1816 resta dans les tiroirs pendant quelque temps, jusqu'à ce que le haut niveau du Salon de 1817 et le grand nombre d'achats qu'y réalisèrent la Maison du Roi et le Ministère de l'Intérieur stimulassent de nouveau Forbin et les autres hauts fonctionnaires. Toujours est-il que la création du musée suscita indubitablement un grand enthousiasme parmi les plus hautes instances politiques de la Restauration. Ce musée était-il pour autant un instrument au service de la politique? A première vue, de tels soupçons paraissent infondés. La politique d'acquisition des premières années ne peut manquer d'attirer l'attention par son orientation libérale, en particulier si nous la comparons au conservatisme qui serait monnaie courant par la suite. Les premiers achats pour le musée des artistes vivants incluèrent surtout des œuvres du régicide David, exilé à Bruxelles: le roi lui pardonna d'avoir voté en faveur de la peine capitale au procès de Louis XVI et l'invita, en vain, à revenir à Paris. De surcroît, il dépensa des sommes considérables pour acquérir deux des peintures les plus idéologiquement tendancieuses de David: Léonidas aux Thermopiles et L'intervention des Sabines, qui furent achetées en 1819 et immédiatement placées au Luxembourg (Angrand, 1972: 119-125). Prud'hon, un des peintres de la cour napoléonienne, reçut aussi un traitement privilégié (Angrand, 1972 : 2932). Louis XVIII essayait-il d'éclipser la souvenir des faveurs de Napoléon à l'égard des artistes modernes? La stratégie de pacification et de réconciliation promue par les premiers gouvernements de son règne, pourrait expliquer la rapide «muséification» des œuvres de David, peintre officiel de la Révolution et de l'Empire (Alary, 1995: 226). Forbin, qui avait combattu dans l'armée impériale, incarnait cette politique de réconciliation, puisque bon nombre des œuvres qu'il fit acheminer au Luxembourg étaient des acquisitions réalisées par la République, le Consulat et l'Empire, dans lesquelles étaient exaltées les vertus et victoires militaires de cette période - évidemment, il évita soigneusement celles sur lesquelles apparaissait Napoléon21 -. Mais 21
Les grands tableaux de Gros sur Napoléon à Jaffa ou à Eylau, ceux de David sur le sacre impérial, le serment de l'Armée impériale ou d'autres thèmes similaires ne furent exposés au Luxembourg qu'à partir de l'arrivée sur le trône de Louis-Philippe, à mesure que furent retirés les quelques tableaux de la galerie consacrés à la propagande de la Restauration légitimiste. Forbin avait tout de même osé proposer en 1821 que, en raison 43
même le Bourbon suivant, Charles X, maintint le comte de Forbin à son poste, et continua cette politique libérale. Ainsi Forbin put-il immédiatement acheter pour le Luxembourg le tableau d'Eugène Delacroix Dante et Virgile aux enfers, consacration muséale surprenante, si l'on tient compte du fait que l'auteur, au début de sa carrière, n'avait alors qu'une vingtaine d'années et que le tableau avait été cruellement ridiculisé par les membres de l'Académie des Beaux-Arts. Le peintre luimême se sentait tellement flatté que, comme il le raconte dans son journal, il ressentait une certaine pudeur en le contemplant lors de ses visites au Luxembourg; pendant des années, les romantiques libéraux prirent l'habitude de se réunir devant le tableau pour en vanter les mérites et chuchoter des critiques à l'encontre d'Ingres - qui n'était curieusement représenté que par une œuvre: Roger libérant Angélique, qu'on lui avait commandée en 1818 pour la salle du trône de Versailles, et qui avait été transférée au Luxembourg en 1823. Non seulement les acquisitions pour les musées, mais aussi plus généralement la politique culturelle de la Restauration se voulaient progressistes. Les artistes les plus novateurs gagnèrent des mentions et des médailles au Salon. Géricault lui-même obtint la médaille d'or en 1819 quand il exposa une toile au titre évasif, Une scène de naufrage, où il avait dépeint les souffrances des marins et des simples soldats qui voyageaient en 1816 sur le navire la Méduse et furent abandonnés à leur sort lors d'une tempête, puisque seuls les officiers avaient été admis dans les canots de sauvetage. Ce tableau, connu par la suite sous le titre plus explicite de Le Radeau de la Méduse, ne pouvait pas être plus critique envers les élites de la Restauration, et cependant Forbin fit tout pour réussir à le faire acheter pour la collection royale, engageant plusieurs négociations avec l'artiste, dont la mort précoce en 1824 permit finalement de procéder à l'acquisition. Tout cela donne l'impression que, à l'inverse de ce qui se produisit dans le reste du XIXème siècle, le goût officiel fut clairement séparé de l'art académique pendant la Restauration. Si l'on prend en compte le manque de libéralisme que de leur mérite artistique, les tableaux consacrés aux campagnes napoléoniennes ne fussent pas mis en réserve, mais exposés dans un lieu discret; « Ces tableaux placés à l'Hôtel des Invalides ne seraient pas livrés à la foule, n'exalteraient aucun souvenir, et seraient gardés par ces mêmes soldats qui jouiraient ainsi des trophées élévés à leur propre gloire» (note au ministre de la Maison du Roi, citée dans Chaudonneret, 1999 ; 38, où l'on apprend qu'il avait déjà avancé l'idée en 1816, et qu'il la proposerait de nouveau en 1824: il n'est pas étonnant que, malgré son insistance, elle ne fût pas appliquée, car dans l'intérêt de la stabilité de la monarchie il convenait de maintenir éloignée des militaires cette propagande politique en images... En 1826, Forbin ranima le sujet, se rabattant sur l'idée qu'on pourrait le laisser exposer trois de ces tableaux au Luxembourg, mais il n'en obtint pas le consentement). 44
Louis XVIII et Charles X manifestèrent en politique, et surtout le goût conservateur de ce dernier, on est tenté de penser que ce libéralisme dans les questions artistiques n'était peut-être pas sincère, et qu'il répondait à une tactique de maintien d'une bonne image publique. Evidemment, les Bourbons et leurs successeurs avaient intérêt à démentir les sermons de ceux qui avaient accusé la monarchie d'être l'ennemie de la modernité et de manquer de patriotisme. Ce n'est pas un hasard si la plupart des cent onze peintures achetées par Louis XVIII étaient dues à des artistes français modernes. De la même manière, le Musée du Luxembourg était on ne peut plus fièrement moderne et français, pour la plus grande gloire de la monarchie, comme le célèbraient les pages du Moniteur dans son compte-rendu de l'inauguration, où l'on mettait l'accent sur le fait que dans ce nouveau musée « tout est français, tout est moderne» (cité par Poulot, 1997 : 3745). En fin de compte, la nature du musée était double depuis son origine: si, d'un côté, il représentait un symbole de modernité -c'était le premier musée du monde consacré uniquement aux artistes vivants-, d'un autre côté il était radicalement patriotique - seuIl' art français y était représenté. Une ambivalence qui fut aussi présente chez tous ses émules étrangers, à commencer par la Gallery of English Pictures ouverte entre 1818 et 1827 par l'ultra-nationaliste Sir John Leicester à son domicile londonien. Plus encore, si l'on continue d'exploiter le filon politique du patriotisme, il faut ajouter l'argument selon lequel le Luxembourg était un symbole de revanche sur ce qui était arrivé au butin napoléonien du Louvre, restitué aux puissances étrangères. Marie-Claude Chaudonneret apporte la preuve (1999: 35) de ce que le Musée du Luxembourg fut en 1826 le théâtre de la cérémonie de réception des ambassadeurs des puissances étrangères qui avaient « vidé» le Louvre, et l'interprète comme une orgueilleuse démonstration politique de ce que la France était capable, par elle-même, de remplir un musée d'art contemporain uniquement avec des œuvres autochtones. En revanche, il s'avère que le roi ne se servit jamais du nouveau musée comme d'un cadre somptueux pour les fastes royaux, comme l'avait fait Napoléon au Louvre en 1810, quand il célébra son mariage avec Marie-Louise dans le Salon Carré et la Grande Galerie. Toutefois, l'installation de sa collection privée de peinture contemporaine dans le palais du Luxembourg était une réappropriation symbolique de sa demeure de jeunesse - n'oublions pas que le Luxembourg avait été le résidence privée de Louis XVIII avant la Révolution - désormais occupée par le Sénat. Il s'agissait donc d'une reconquête royale 45
symbolique d'une partie de l'édifice, sans pour autant déloger la Chambre Haute, puisque Louis XVIII avait retenu de l'expérience de son frère guillotiné qu'il était dangereux de s'opposer au pouvoir parlementaire. Il est fort possible que, comme le soutenait Camille Mauc1air (1928 : ii), en créant une galerie d'art moderne au Luxembourg, le roi voulait également plaire à la Chambre Haute; mais il faut souligner qu'il n'y installa pas cette nouvelle collection en compensation du transfert des œuvres de la galerie du Sénat au Louvre. Qui plus est, elle ne fut pas donnée à l'Etat. De cette manière, quand ils venaient visiter le palais et les jardins du Luxembourg, leur ancien domaine, les Bourbons pouvaient se sentir comme chez eux, et quand ils entraient dans la galerie occupée par le Musée des Artistes Vivants, en réalité ils passaient en revue leur propriété privée. Bien que son administration dépendît de Forbin, le directeur des musées de la Maison Royale, on toléra que le Sénat figurât comme propriétaire de la pinacothèque -le conservateur Jean Naigeon et
les gardiens étaient fonctionnaires du Sénat -, mais bientôt le musée fut placé sous la dépendance directe de l'administration royale, sous prétexte que la majeure partie de sa collection appartenait au roi. Ainsi se refermait la boucle du retour vers la situation du Luxembourg sous l'Ancien Régime, puisqu'on réduisait le nouveau musée au même statut de propriété privée ouverte au public que celui dont avait jouit l'ancien musée royal ouvert dans le même palais en pleine période des Lumières. C'était aussi le cas d'autres curiosités alors vivement recommandées par les guides touristiques aux visiteurs de Paris: nous pensons notamment au plus fameux collectionneur d'art contemporain, l'Italien Giovanni Battista Sommariva, qui, malgré ses origines modestes et son passé bonapartiste, était alors l'un des personnages les plus distingués de la capitale française, grâce au prestige de mécène qui lui conférait sa collection (Haskell, 1987: 46-64), installée dans son palais de la rue Basse-du-Rempart, et ouverte régulièrement au public tous les vendredis, de midi à seize heures. Toujours est-il que la meilleure preuve de ce que le Musée des artistes vivants était un instrument politique au service du monarque réside dans le fait que d'autres aspirants au trône, comme le duc Charles de Berry ou le duc Louis-Philippe d'Orléans, ouvrirent eux aussi au public leur propre musée sur le même modèle, afin d'adopter à leur tour la posture de généreux mécènes de l'art contemporain22. 22
Le duc de Berry, fils de Charles X, était un acheteur notable au Salon ou directement
dans les ateliers des artistes français contemporains, et, après son assassinat, sa collection fut continuée par sa veuve, Marie Caroline - elle, achetait directement aux artistes, et seulement à ceux qui lui offraient des œuvres, fussent-elles médiocres -, qui l'ouvrit au public dans le pavillon de Marsan aux Tuileries. EUe nomma même un 46
Pour préciser que non seulement la collection était la propriété privée du roi, mais encore que la gestion du Musée des Artistes vivants dépendait de la Maison Royale, l'institution était appelée Musée Royal sur la couverture des catalogues officiels23. Cela continua d'être le cas sous le règne de Louis-Philippe, qui ordonna en 1835 que les rares œuvres d'art de la collection du musée qui appartenaient au Sénat fussent séparées afin d'éviter toute confusion; la séparation du patrimoine de l'Etat de celui du monarque fut l'une des nouveautés introduites pendant son règne. En théorie, ce statut de propriété privée du chef de l'Etat changea quand le Musée du Luxembourg fut déclaré patrimoine national à la suite de la révolution de 1848. Dans la pratique, dès que LouisNapoléon Bonaparte devint Président de la Seconde République puis Empereur, les murs de la galerie du Luxembourg regorgèrent de tableaux de sa liste civile (la liste du patrimoine personnel du monarque). On prit rarement la peine de distinguer s'il s'agissait d'œuvres qu'il avait mises en dépôt temporaire ou d'œuvres qu'il avait données, ce qui ne manqua pas de susciter régulièrement la confusion dans les inventaires (Bénédite, 1923 : 12-14). C'est pourquoi, chaque fois qu'il y eut un souverain à la tête de l'Etat, la galerie du Luxembourg fut placée sous son patronage, qu'elle ait été dénommée musée « national» ou non. Indirectement donc, non par le biais d'une propagande politique explicite dans les thèmes des pièces exposées, sinon à travers des références subtiles au rôle de mécène
conservateur à sa tête, le peintre Féréol Bonnemaison, qui, de 1822 à son décès en 1827, commença d'éditer sous forme de feuiJJeton un guide iJJustré de la coJJection, mission qui fut reprise et menée à terme par son successeur le paysagiste Laurencel (Chaudonneret, 1999: 141-2). Quant au duc d'Orléans, qui n'était pas teJJement attiré par la peinture, il avait fait en sorte que sa collection fût exposée au Palais-Royal, où elle était accessible au public en souvenir de la fameuse galerie qui l'avait précédée sous l'Ancien Régime, même si les guides touristiques de J'époque la comparaient surtout au nouveau Musée du Luxembourg. IJ acheta des œuvres au Salon, mais il préférait passer directement commande aux artistes, surtout à ses deux favoris, son chroniqueur en images Horace Vernet et le paysagiste AchiJJe Etna Michallon. Quand, après juiJJet 1830, le fils aîné de Louis-PhiJippe, Fernand d'Orléans, fut procJamé prince, il adopta également ce rôle de mécène des artistes français contemporains: Delacroix, Decamps, Delaroche, Barye et d'autres parmi les meiJJeurs, puisqu'à J'inverse de son père, c'était un homme de goût et il connaissait le milieu artistique (Chaudonneret, 1999: 140-3). 23 C'est seulement à partir de 1852 qu'apparut une introduction historique dans ces catalogues qui, jusqu'à 1893, n'étaient que de simples livrets. Par leur simplicité et leur brièveté, ils rappelaient autant les catalogues de l'ancienne galerie des maîtres anciens du Luxembourg, que ceux qui étaient édités à l'occasion du Salon (ils imitaient même le titre prolixe de ces derniers: Explication des ouvrages de peinture et de sculpture de l'École moderne de France dans le Musée royal du Luxembourg destiné aux artistes vivants).
47
joué par le chef de l'Etat, le Musée des Artistes Vivants fonctionnait comme un instrument politique.
Fig. 2 Visite du roi Louis-Philippe tableau de A. Roux)
au Musée desArtistes Vivants Capartir d'un
48
D'ailleurs, il n'est pas inutile de remuer un peu le fond de la politique culturelle qui le produisit et le soutint, pour avoir la confirmation que ce musée était un instrument au service de la monarchie. Même le Louvre, qui avait été déclaré propriété nationale par la 1èreRépublique, conserva sa dénomination de Musée Royal sous la monarchie restaurée, avant d'être de nouveau nationalisé à la suite de la révolution de 1830, mais il ne cessa jamais d'être une vitrine idéale pour la propagande des souverains français du XIXème siècle. Louis XVIII y créa la Galerie d'Apollon; Charles X y ouvrit une nouvelle section d'antiquité qui porta son nom; Louis-Philippe d'Orléans rénova le palais et dota le musée d'une Galerie Espagnole; Louis-Napoléon Bonaparte, le plus grand réformateur du Louvre, agrandit autant les collections que l'édifice luimême, embellissant le palais de somptueux escaliers, colonnades et façades décoratives. Le Luxembourg bénéficia aussi des faveurs de ces rois, si soucieux d'incarner l'ancien rôle de grand mécène des arts. De ce fait, il était de plus en plus évident que le musée constituait la vitrine du goût du monarque en exercice. En ce qui concerne le Musée du Louvre, ni le Roi Citoyen ni le neveu de Napoléon ne pouvaient alléguer, à l'instar de Louis XVIII et de Charles X, que la collection dynastique qui y était exposée était leur héritage légitime, que les Bourbons avaient généreusement rendu accessible au public. Au contraire, en visitant le Luxembourg, n'importe quel monarque, fût-il un Bourbon, un Orléans ou un Bonaparte, pouvait être présenté par l'appareil de propagande de 1'époque comme un de ces mécènes inspectionnant ses collections entourés de leur suite, tels qu'ils apparaissaient sur de si nombreux tableaux depuis la Renaissance (fig. 2). C'est sans doute pour cela, c'est-à-dire pour faire montre d'un goût artistique à la pointe de son époque, à l'instar des grands mécènes du passé, que le Luxembourg fonctionna comme une vitrine du modernisme du souverain en activité. Au lieu d'être un simple reflet de la politique d'acquisition très conservatrice pratiquée avec les fonds gouvernementaux, l'investissement personnel des monarques et de leurs conseillers parvenait parfois à la compléter et à la corriger: les prédécesseurs de l'art moderne furent souvent repoussés mais pas totalement ignorés. Bien au contraire, les acquisitions d'art contemporain par les autorités pendant la Restauration, la Monarchie de Juillet, l'éphémère Seconde République et le Second Empire, paraissent souvent très osées, comme si le fait d'être à la pointe des questions artistiques pouvait lancer une carrière politique. En comparaison, les placements des galeries commerciales parisiennes s'avéraient beaucoup plus prudents. En général, les professionnels comme Martinet, Goupil ou Durand-Ruel, tentaient de s'inspirer dans leurs galeries de la respectabilité, de la 49
magnificence et des grandes signatures des musées; par ailleurs, il existait dans la métropole de la Seine d'autres espaces «alternatifs », telles les Galeries de l'Agence Générale Artistique ouvertes en 1838 dans un passage couvert donnant sur le boulevard Bonne-Nouvelle, connues pour cette raison sous l'appellation populaire de «Bazar BonneNouvelle »24.Une telle parenté avec les barraques de foire paraîssait une menace pour leur réputation, ce qui dissuada beaucoup de galeristes de parrainer de jeunes artistes novateurs, et s'en remirent souvent à la libéralité du souverain régnant, comme ce fut le cas avec Napoléon III, qui marqua un bon point en ouvrant un Salon des Refusés en 1863, contre l'avis des autorités de la culture25. On pourrait donner beaucoup d'autres exemples similaires; mais les interventions de ce type, à la portée des yeux de tous, étaient justement les acquisitions royales d'œuvres pour le Luxembourg, qui tentaient de faire étalage d'une combinaison de l'art officiel triomphant et d'une certaine indépendance de goût de la part des monarques et de leurs conseillers - ce qui nourrissait d'autant plus les éloges des monarchistes. Malgré tout, il est évident que les intérêts politiques du mécénat de l'art moderne, pour dignes qu'ils fussent, ne souffrirent jamais la comparaison au regard de ceux qu'on pouvait tirer de la fondation d'un nouveau musée. En effet, une fois créé le musée, l'intérêt politique prioritaire se focalisait déjà sur l'ouverture d'un autre musée... Nos gouvernants d'aujourd'hui ne sont pas les premiers à s'être rendu compte que l'inauguration d'un musée assurait davantage Jt;; publIcité que de maintenir un musée existant; de la même manière, les monarques français du XIXèmcsiècle firent une affaire personnelle de la création de musées, qui était une manière de s'élever des monuments pour la postérité. 24
Ces galeries n'étaient pas spécialisées dans l'art contemporain, mais elles durent leur célébrité à quelques expositions de bienfaisance, alternatives au Salon, notamment une qui se tint en 1843 au profit des victimes de la Guadeloupe. En 1846, elles accueillirent une exposition de peintures organisées par l'Association des Artistes Peintres, Sculpteurs, Architectes, Graveurs et Dessinateurs avec des œuvres de jeunes artistes et d'artistes déjà consacrés, plus une «chapelle» d'honneur réservée à onze tableaux d'Ingres, qui furent les grands triomphteurs (Chaudonneret, 1999 : 117-8). 25 En 1863 le graveur et fonctionnaire de la Direction des Beaux-Arts Louis Martinetqui avait fondé l'année précédente la Société Nationale des Beaux-Arts pour promouvoir les expositions d'art contemporain dans sa galerie, au n026 du Boulevard des Italiens - refusa la proposition d'un groupe d'artistes mené par Doré et Manet, qui avaient l'intention d'exposer dans sa galerie quelques-unes des œuvres refusées au Salon; mais cette demande, trop audacieuse pour Martinet, fut finalement satisfaite par Napoléon III lui-même, malgré les rapports négatifs des fonctionnaires de son administration culturelle (Holt, 1981 : 379-383). 50
Musées conçus comme instruments de propagande du souverain en place La Révolution française avait supposé une rupture avec le traditionnel mécénat artistique des élites de l'Ancien Régime, mais l'Etat et ses hauts dirigeants prirent aussitôt la relève, investissant beaucoup d'argent et d'intérêt personnel dans des musées détcmlinés, fondés et conçus comme leur vitrine de propagande respective. Le vaisseau-amiral de la politique culturelle de Louis-Philippe26 fut le Musée Historique du château de Versailles, dont la fondation fut motivée par sa passion pour l'histoire de France, mais aussi par ses intérêts politiques, dans la mesure où ce musée interprétait le passé national au service de la légitimation de ses prétentions au trône. Chacun sait que les personnages et les événements historiques qui y étaient représentés en peinture et en sculpture n'étaient que des préfigurations politiques du règne de Louis-Philippe. Le Roi-Citoyen ne pouvait pas faire valoir ses droits à un trône qui lui avait été offert par une révolution, et était particulièrement préoccupé par les représentations de héros historiques susceptibles d'être réinterprétés comme ses prédécesseurs politiques: un de ses favoris était un autre Philippe, le roi-chevalier médiéval Philippe-Auguste. qui avait uni le pays après la bataille de Bouvines en 1214. Mais !es investissements consentis à ce nouveau musée se firent en bonne mesure au détriment du Luxembourg, qui resta un peu en retrait. Louis-Philippe se montra toujours généreux avec les artistes contemporains dans ses achats et ses commandes, qu'il payait
avec sa fortune peronnelle - et, une fois exilé en Ang1eterrc,il ne réclama pas la dévolution de ses biens. Cependant, son action au Musée du Luxembourg ne fut pas toujours positive, puisqu'il vida la galerie de peintures d 'histoire, en faveur de son Musée historique de Versailles. L'Histoire et sa manipulation à des fins idéologiques était aussi la principale passion de Napoléon Ill. L'empereur créa au Louvre llll Musée des Souverains, à la gloire dc tous les dictateurs messianiques qui étaient devenus de grands souverains, indépendamment du fait qu'ils fussent ou 26
Son importance comme collectionneur d'art et mécène est bien connue; mais le rôle de Louis-Philippe comme promoteur de musées est plus controversé. Il fut l'un des plus importants collectionneurs de peintures de maîtres anciens et ceci se refléta dans sa politique muséale. Si Bonaparte avait apporté à la France les trésors artistiques d'Italie, le Roi-Citoyen l'imita, quoique plus pacifiquement, en rapportant d'Espagne une riche galerie de peintures, acquises sur sa cassette personnelle, non par la force des armes. Cependant, de la même manière que les butins de guerre napoléoniens furent évacués du Louvre après la défaite de Waterloo, la Galerie espagnole quitta le Louvre quand Louis-Philippe perdit le pouvoir et s'exila. 51
non monarques légitimes; évidemment, cette galerie ne survit pas à son règne: unc dcs premières mcsures priscs par la mèmc République fut de décréter sa dissolution en 1872. Cependant, la fondation muséale la plus favorisée par la politique culturelle du Second Empire fut la création en 1862 du Musée des Antiquités Nationales, dans le château de SaintGermain-en-Laye, dans les environs de Paris27. En ce qui conceme l'art contemporain, son projet muséal leplus personnel fut la création du Musée de l'Art industriel (Sherman, 1989: 27), mais il ne se montra jamais préoccupé par les problèmes d'espace de la galerie du Luxembourg. Son désintérêt pour la question de l'agrandissement des surfaces de cette galerie contraste avec le degré d'implication personnelle dans la rénovation urbaine de Paris. C'est sous son autorité que le baron Haussmann transforma la ville, fit tracer avenues et boulevards, construire de nouveaux édificcs publics, créer les réseaux d'eau courante et d' égoûts, aménager parcs et espaces verts, places, cimetières et
mobilier urbain - pissotières, bancs, abris, quiosques, horloges, becs de gaz, etc. -. Toutefois, Napoléon ln et Haussmann ne parvinrent pas à créer un nouveau complexe urbanistique de musées, sur le modèle de la A1useumsinse/ de Berlin ou de la Ringstrasse de Vienne. L'extension architecturale du Louvre pendant le Second Empire n'eut pas son corrolaire dans un investissemcnt comparable pour le Musée des artistes vivants. Tandis que le Louvre fut définitivement identifié comme palais
des arts
-
bien qu'une de ses ailes fût occupée par le Ministère des
Finances - le Luxembourg resta associé dans l'esprit de tous au palais du . Sénat et à ses su erbes ardins environnants. Enfin, le caractère même du Musée des artistes vivants était moins propice aux investissements à long terme dans l'édifice, le personnel, etc., qu'aux dons d'œuvres d'art. Le fait d'être un musée de passage, le fait que ses collections ne restaient exposées dans la galerie que pour faible nombre d'années, signifiaient qu'avec le temps les œuvres données par les souverains précédents seraient retirées petit à petit, de telle que manière que si le monarque régnant était relativement généreux dans son apport de nouvelles œuvres - qui seraient convenablement signalées par des cartels et dans les catalogues -, il pouvait facilement éclipser le souvenir de ses prédécesseurs. D'autre part, il était évident que le principe d'un musée de passage où toute nouvelle acquisition devrait un 27
Le château de Saint-Germain-en-Laye est inextricablement lié au souvenir de Louis XIV, puisque c'est là qu'i! naquit et passa son enfance. C'est la que l'empereur, lecteur invétéré du De Bello Gallico (La Guerre des Gaules) qui se voyait lui-même comme un nouveau Jules César, concentra le plus cher de ses projets, ce musée des antiquités romaines et pré-romaines. 52
jour faire place aux suivantes, signifiait que la galerie ne pouvait pas servir d'apothéose du roi comme mécènes pour la postérité. Les monarques pouvaient utiliser le Luxembourg au service de leur publicité immédiate, mais pas comme monument à leur mémoire. Par conséquent, leur intérêt politique ne fut jamais suffisant pour lui assurer des investissements à long terme.
53
CHAPITRE 2 PREMIERS ÉMULES, LUXEMBOURG
PREMIÈRES
L'onde de choc du Musée des Artistes capitales
ALTERNATIVES
vivants
AU
dans les autres
Tout ce qui se passait à Paris était scrupuleusement observé depuis les autres cours européennes, qui essayaient de se tenir au courant des nouveautés culturelles et politiques qui s'y produisaient: en effet, même si depuis la défaite de la Grande Armée la France n'exerçait plus d'autorité militaire sur ses voisins, elle restait le point de mire de tous, en particulier à la faveur de la diffusion de ses journaux et revues culturelles, dans la mesure où le Français demeurait la langue savante internationale. Ce suivi était spécialement attentif en Grande Bretagne, principal bénéficiaire de la bataille de Waterloo, qui rivalisait surtout avec la France pour étendre les possessions d'un empire colonial fort. En outre, la prospère scène artistique londonienne luttait pour rivaliser en matière d'offre muséale avec celle de Paris, tout en réaffirmant sa suprématie, de plus en plus manifeste, comme épicentre mondial du commerce de l'art, grâce à ses riches collectionneurs, ses sociétés de ventes aux enchères, ses marchands, ses éditeurs de gravures et d'estampes, etc. Cette compétence atteignit son apogée d'abord en 1817 avec l'ouverture de la Dulwich Picture Gallery, et l'installation au British Museum des marbres du Parthénon, puis en 1824, avec l'ouverture de la National Gallery dans un hôtel particulier de Pall Mall. Fiers de ces refuges où étaient arrivées de vénérables œuvres des maîtres de l'Antiquité gréco-romaine, des grands peintures italiens, espagnols, hollandais et français, les hommes politiques et les intellectuels aimaient à comparer Londres à Athènes - en opposition au mythe napoléonien de Paris comme nouvelle Rome - tout en insistant sur le fait que ces trésors n'avaient pas été arrachés par la force, mais achetés avec l'argent de la révolution industrielle et du monopole du commerce maritime. Toutefois le protagonisme croissant du patrimoine ancien ramené du continent européen déclencha des protestations, dont le porte parole fut le peintre Benjamin Haydon, convaincu qu'il ne trouvait pas de public
55
pour ses œuvres car tout le monde avait les yeux rivés sur des tableaux d'importation. William Hogarth avait déjà lancé des attaques contre les Anglais amourachés de l'art étranger, mais il s'était formé par la suite un véritable courant d'opinion, auquel s'étaient même ralliés des artistes qui avaient du succès de l'autre côté de la Manche, comme Constable, qui se déclarait contre la création de la National Gallery de Londres parce que, selon lui, elle allait favoriser le goût pour l'art européen ancien, au détriment des artistes anglais vivants. Il s'agissait d'une campagne de xénophobie en règle, qui prit comme figure de proue patriotique Sir John Leicester, un aristocrate ultra-nationaliste acclamé pour avoir ouvert en 1818 une Gallery of English Pictures - parfois dénommée Gallery of Modern Art - dans sa demeure londonienne de Hill Street. Il n'est pas anodin de rappeler qu'il prit cette initiative l'année même de l'inauguration du Musée du Luxembourg à Paris, d'une conception non moins nationaliste; mais si le Luxembourg était né comme antithèse et complément du Louvre, l'offre muséale à Londres n'était pas encore assez mûre pour franchir ce pas, parce qu'elle n'avait pas encore franchi l'étape précédente La chose était sur le point de réussir quand le gouvernement acquit la collection de grands maîtres italiens et français de John Julius Angerstein, pour en constituer le fondement de la National Gallery; Leicester, dans le besoin, insista pour qu'on achète également la sienne, pour jeter les bases d'une National Gallery of British Art, mais Il mourut ruiné en 1827, et sa collection dut être vendue et dispersée pour combler ses dettes (Waterfield, 1991 : 75-77). Son projet, cependant, ne mourut pas avec lui: il fut récupéré par d'autres à l'époque victorienne et, comme nous le verrons, il finit par y avoir à Londres, non pas une, mais deux galeries nationales d'art britannique. De même dans les états de l'Italie d'avant l'unité, la politique culturelle s'appliqua, dans une bonne mesure, à assurer une offre de musées équivalents au Louvre. Quelques-uns de ces premiers musées d'art avaient ouvert leurs portes au public au XVIIIe siècle: par exemple à Rome (le musée capitolin en 1734, le musée du Vatican à partir de 1771), à Florence (les Offices en 1771) et Naples (le Reale Museo Borb6nico, en 1777). Sous la domination napoléonienne, d'autres avaient surgi à Milan (la Pinacoteca Brera en 1806), Venise (Galleria dell 'Academia en 1809), Bologne (Pinacoteca Nazionale en 1808), Pérouse (Galleria nazionale dell'Umbria en 1810). Puis ces fondations se succédèrent sans solution de continuité à Parme (Galleria Nazionale en 1832), Ferrare (Pinacoteca Nazionale di Palazzo dei Diamanti en 1836), Pavie (Pinacoteca 56
Malaspina en 1838), Venise (Pinacoteca Manfrediana en 1838), etc. Une telle constellation de «petits Louvre» fit du contexte muséal italien un cas particulier. Dans ce contexte politique et muséal complexe, l'esprit romantique entraînait des changements de signification au caractère « national» déclaré ou non de chaque cas. En revanche, l'art contemporain était fréquemment présent, dans des proportions modestes, dans nombre de ces musées. Par conséquent, l'initiative politique de franchir l'étape suivante, pour créer des musées équivalents au Luxembourg, s'estompa dans la situation critique antérieure au processus d'unification initié dans les années soixante. Jusqu'alors, la dynamisation de la scène artistique de chaque ville se limitait aux expositions organisées par les Società Promotrice locales respectives, l'équivalent italien des Kunstvereine suisses ou allemandes et des art unions britanniques.l Ainsi apparut dans chaque ville d'importance une pépinière de collections publiques et privées d'art contemporain qui, dès l'époque du Risorgimento, donnerait lieu à une nouvelle éclosion de musées publics spécialisés dans l'art du XIXème siècle. En Russie, malgré la francisation de la cour, la nouveauté qu'impliquait en matière de politique culturelle le statut du Luxembourg comme alternative au Louvre ne bénéficia pas non plus d'un grand retentissement; qui plus est, la faible polémique politique tourna autour de la nécessité éi'un véritable musée « national », puisque l'Ermitage ne l'était pas, tandis que les initiatives en faveur de l'art contemporain furent prises par des particuliers. Depuis que Pierre le Grand avait, en 1712, fait de Saint Pétersbourg la nouvelle capitale et le bastion culturel des Lumières, la ville avait toujours servi de tête de pont pour la pénétration de l'art occidental en Russie. Catherine II y avait réunit de riches collections d'antiquités et de chefs-d' œuvre de la peinture, dans un palais construit à cet effet, l'Ermitage; mais tant ici que dans le reste de la capitale, c'est l'art étranger qui dominait. Néanmoins, à partir de 1802, les premières œuvres russes firent leur apparition, qui finir par constituer en 1824 une section J
La Società Promotrice di Belle Arti de Milan, fondée en 1822, fut la première à être créée en Italie, et celle de Turin, dénommée Società degli Amatori e Cu/tori di Belle Arti, monta sa première exposition en 1842. Ces sociétés, dédiées à l'organisation d'expositions, de prix et de loteries pour appuyer les artistes locaux, furent décisives à l'heure de faire pression sur les municipalités pour qu'elles achètent des œuvres d'artistes contemporains, et à partir de ces collections civiques surgit, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème,un dense réseau de galeries municipales d'art moderne. 57
distincte des dernières salles de la collection qui, bien que régulièrement ouverte au public, demeura propriété du monarque. Insatisfaits de cette situation, nombre de patriotes réclamèrent du gouvernement la création d'un Musée d'art national digne de ce nom. Les artistes contemporains se joignirent bientôt à cette revendication, en imaginant qu'une pinacothèque nationale serait une excellente vitrine pour eux, et même si l'idée ne rencontra aucun appui politique, les soutiens ne manquèrent pas au sein des élites bourgeoises, et certains collectionneurs d'art contemporain tentèrent même de jeter les bases de sa création. Parmi eux, le publiciste Pavel Svinyin, qui réunit à SaintPétersbourg entre 1819 et 1839 une collection de peintures et de sculptures des XVIIIèmeet XIXèmcsiècles, ouverte aux visiteurs intéressés sous la dénomination de « Musée russe ». Suivant son exemple, vers le milieu du siècle, Guerassime Ivanovich Khludov ouvrit à Moscou un musée de peintures romantiques russes. Mais même si, à la fin du siècle, cette conception nationaliste s'était matérialisée dans plusieurs fondations de musées, elle constitua un obstacle à la création d'une institution spécialisée dans l'art contemporain, qui ne fut pas même envisagée. Dans le cas de Madrid, alors que s'était complexifiée l'offre musé ale, on tarda à développer une politique culturelle inspirée de la parisienne. La création d'un équivalent espagnol du Luxembourg au début du XIXème siècle fut retardée par l'absence préalable d'un musée national. Le Prado, ouvert au public en 1819 sous le nom de Museo Real de Pinturas, continuera d'être propriété privée du monarque jusqu'à la fin du règne d'Isabelle II. Cette reine, parente de son contemporain Louis-Philippe d'Orléans, partageait avec lui un sérieux besoin de légitimation monarchique. Tous deux durent affronter des candidats royaux « légitimistes» appuyés par des extrémistes ultra-traditionalistes catholiques; tous deux cherchaient à gagner l'appui du peuple par des constitutions libérales et par l'utilisation de l'art à des fins de propagande. Si le « Roi-citoyen» constitua à Versailles un Musée historique de peintures qui représentaient le passé et le présent de la France, cherchant la concorde nationale et sa publicité personnelle, Isabelle II passa commande aux artistes ou fit acquisitions, lors des Expositions nationales, de tableaux historiques patriotiques et adulatoires de type « isabelin » pour la galerie d'art du palais royal de Madrid, ou pour les donner aux musées (entre 1843 et 1858, les catalogues du Prado continrent une maigre section des « Ecoles contemporaines d'Espagne »). A l'instar de Louis-Philippe, Isabelle II et ses ministres veillaient 58
scrupuleusement à maintenir la distinction entre biens royaux et biens nationaux. Evidemment, le meilleur moyen de rendre clair dans l'esprit des gens que le Prado n'était pas une propriété publique était d'ouvrir une véritable pinacothèque nationale. C'est pourquoi fut créé, par décret royal du 31 décembre 1837, un nouveau musée: le couvent de la Trinité de la rue d'Atocha, désormais bien nationalisé, fut transformé en un Museo nacional de pintura y
escultura, inauguré en 1838 mais ouvert au public en 1840 - cette même année, le 25 décembre, la reine d'Espagne fit une visite officielle au Musée du Luxembourg. La collection du musée de la Trinité fut constituée essentiellement d' œuvres d'art historiques, sélectionnées parmi les ressources déclarées biens nationaux après le désamortissement des propriétés monastiques, mais recevait également chaque année un afflux important de tableaux et d'autres œuvres achetés par le gouvernement aux artistes contemporains médaillés aux Expositions des beaux -arts de Madrid. Ces derniers eurent le dessus malgré la réduction de l'espace imposé par l'installation, dans le même bâtiment, du Ministerio de Fomento, si bien que quelques-uns des peintres les plus en vue de l'époque réclamèrent la création d'un Museo nacional de autores contemporémeo/. Mais cette proposition ne fut pas suivie d'effet et le capharnaüm de la Trinité languit, surtout quand le Prado fut déclaré Musée national en 1868. En ces temps de crise, le gouvernement estima redondant de maintenir deux musées nationaux de beaux -arts, et les collections finirent par fusionner. Au lieu de procéder à une réorganisation du musée de la Trinité, en lui conférant une spécialisation artistique concrète, on le ferma, et ses collections furent dispersées à la faveur de dépôts dans les différentes institutions officielles du pays tout entier (Jiménez-Blanco, 1989: 16-17; Bolanos, 1997: 191-193). Une occasion gâchée qui, comme nous le verrons, obligea à des investissements lourds pour fonder un nouveau Musée d'art moderne. Il se produisit quelque chose de similaire aux Pays-Bas, qui firent rapidement écho, à leur manière, aux nouveautés françaises en matière d'offre muséale. Si la dépendance politique relative à leurs voisins français prit fin avec l'arrivée de Guillaume 1er sur le trône en 1814, la politique culturelle de ce monarque fut modelée sur l'exemple de celle de 2 Vicente Lopez, Antonio Maria Esquivel, Genaro Pérez, Villaamil, Rafael Tejeo, Vicente Jimeno et Alejandro Ferrant signèrent un rapport intitulé Exposicion que elevan a S.M varias artistas, para la fimdacion de un Museo Historico Nacional de Autores Contemporaneos, retranscrit par Alvaro Martinez Novillo dans un mémoire de recherche universitaire inédit, cité dans Jiménez-Blanco, 1989 : 16-17, notes 9 et 10. 59
Louis XVIII en France. Comme lui, Guillaume 1erne ferma pas le musée nationale créé sous l'égide des révolutionnaires français et de la famille de Napoléon3. Cependant, à l'instar des Bourbons d'Espagne, il prit soin de délimiter ses biens personnels: sa propre collection de peintures se trouvait à la Mauritshuis de La Haye - où demeurent aujourd'hui les collections royales - et le Musée national de beaux-arts, c'est-à-dire le Rijksmuseum, abandonna le Palais Royal pour la Trippenhuis, rue Kloveniersburgwal. La collection de ce dernier musée n'était pas, en principe, fermée à l'art récent; en fait, en l'espace d'une quinzaine d'années, le gouvernement fit l'acquisition d'environ trois cents œuvres de peintres hollandais contemporains et de belges qui y avait séjourné en Hollande. Mais bientôt le musée national allégua une carence d'espace disponible, pour tranférer en 1838 les œuvres d'artistes vivants - parmi lesquelles abondaient les immenses tableaux historiques - au Paviljoen Welgelegen à Haarlem, une ville située entre Amsterdam et La Haye. Ce pavillon devint le siège provisoire de la Rijks Verzameling van Levende Meesters - collection nationale des artistes vivants - suivant le modèle du Musée du Luxembourg: il s'agissait également d'un musée de passage pour les œuvres exposées, qui étaient censées être transférées par la suite au siège du Musée national ou dans d'autres lieux. Mais à l'inverse de son équivalent français, qui, avec le temps, développa tant sa collection que sa personnalité institutionnelle, la croissance de la Rijks Verzameling van Levende Meesters s'ankylosa dans les deux aspects. En près de cinquante ans d'existance, elle ne gagna aucune indépendance administrative, confinée dans son statut de simple section du Rijskmuseum. Le contenu de la collection ne s'accrut pas non plus, dans la mesure où l'afflux de dépôt royaux vers le pavillon tarit pratiquement sous le règne de Guillaume II, qui n'était pas un collectionneur d'art aussi passionné que son père; d'autre part, les achats de l'Etat à l'occasion des expositions officielles, si nombreux auparavant, faillirent prendre fin après la révolte belge de 1830 qui mena le pays à la crise et à la formation d'une Belgique indépendante neuf ans après. L'existence de ce nouveau royaume, qui avait Bruxelles pour capitale, impliqua la nécessité de transformer en grandiose pinacothèque 3 Quand la République Française envahit les Pays Bas, la collection du prince Guillaume V, pleine à craquer de peintures du Siècle d'Or hollandais, fut convertie en un musée national de beaux-arts, qui ouvrit près de La Haye en 1800. Huit ans après, un des frères de Napoléon, Louis Bonaparte, fut proclamé roi de Hollande. C'est à lui qu'on doit le transfert de ce musée, alors dénommé Koninklijk - c'est-à-dire royal Museum, dans son propre palais, l'ancien hôtel de ville d'Amsterdam. Entre 1810 et 1813, la Hollande devint une province de l'Empire napoléonien, et le musée d'Amsterdam un subordinné du Louvre. 60
nationale la modeste galerie municipale de beaux-arts fondée sous la domination napoléonienne: en 1835, le Parlement la racheta pour la somme de 1.644.000 francs et en fit un musée national de chefs-d'œuvre de l'art belge. Comme on pouvait s'y attendre, l'étape suivante fut la création d'une section consacrée aux artistes belges modernes, décrétée par Léopold 1er en 1845. Au départ, la section moderne et la section dédiée aux maîtres anciens se partageaient le même bâtiment, le palais XVlnème de l'Ancienne Cour - ancienne résidence de Charles de Lorraine, Gouverneur général des Pays-Bas autrichiens; toutefois, en 1862, les collections de la section moderne furent retirées y demeurèrent
installées pendant quinze ans dans un autre palais néoclassique - connu alors sous le nom de Palais ducal, puis de Palais des Académies; elles revinrent ensuite dans leur siège d'origine, où serait abrité le Musée moderne pendant presque un siècle, tandis que le Musée ancien serait installé dans le nouvel édifice construit ad hoc, et qui en est toujours le siège principa14 (Mertens, 1988). Nombreuses sont les analogies entre le Musée moderne de Bruxelles, installé dans l'ancienne résidence de Charles de Lorraine, et le musée parisien des Artistes vivants ouvert au palais du Luxembourg. Neamoins, il convient d'observer que si les épithètes «ancien» et « moderne », dans la dénomination desdits musées belges ne qualifient pas le type d'art auquel ils étaient dédiés, ils caractérisent en revanche le musée lui-même. Cette précision peut paraître anodine pour cet exemple, parce qu'en effet ces musées étaient respectivement consacrés à l'art des maîtres anciens et à celui des maîtres modernes; mais il n'est jamais inutile de prêter attention à la dénomination imposée lors de la création de nouvelles institutions parce que, comme les prénoms choisis à la naissance, elle peut être très révélatrice des modèles imités ou des références culturelles régnant dans ce milieu. Ainsi, alors que la dénomination hollandaise Rifks Verzameling van Levende Meesters est une traduction quasi littérale de l'appellation officielle du Luxembourg parisien, l'exemple belge, plus tardif, trahit sûrement une influence croissante des usages allemands. Les capitales de l'aire culturelle allemande concouraient entre elles pour le développement d'une importante offre dans le domaine culturel. Les nouveautés de la politique muséale francçaise exercèrent une grande 4 En avril 1877, la section d'art contemporain fut transférée au palais de Charles de Lorraine, et installée dans une aile récemment inaugurée comme Musée moderne par Léopold II et la reine Marie-Henriette. Dix ans plus tard, les peintures de l'autre section et toutes les sculptures, sans distinction chronologique, furent transférées dans le nouveau bâtiment construit pour abriter le Musée Ancien. 61
influence sur ces VOlsms européens, mais si la France avait inventé le concept de musée d'art contemporain, ceux-là comptaient déjà un autre type de lieu d'exposition: la Kunsthalle. Si le développement de ce type d'espaces dépasse le cadre du présent essai, tant par sa nature non muséale que par son absence de spécialisation, il toutefois est permis de supposer que son existence interféra dans la création et l'essor des premiers musées d'art contemporain en Europe Centrale. Ces derniers y proliférèrent sans doute moins, étant donné que l'appétit d'art contemporain était déjà alimenté par les Kunsthallen5. D'autre part, l'atomisation politique en vigueur dans les états allemands ne permit pas toujours de grandes dépenses même dans les cours les plus illustres. Léopold von Baden, un amateur et collectionneur d'art contemporain, fonda l'Académie de Düsseldorf au début du XIXèmesiècle, mais il ne put pas se permettre de créer un musée avec sa collection privée, laquelle échoua à la Kunsthalle locale, dont lui et sa famille étaient membres. D'autres véritables passionnés d'art, comme l'archiduc Guillaume-Ernest
de Weimar, ou Guillaume 1er de Württemberg - qui visita le Musée du Luxembourg en 1856 - ne furent pas non plus en mesure de concevoir des politiques muséales grandioses. Néanmoins, dans les cas où la famille royale ne pouvait plus assurer son traditionnel rôle de mécène des arts, l'Etat prenait le relai. Ce fut le cas à Dresde, dans un contexte de mise en place de politiques romantiques progressistes. Quand les espaces d'exposition d'art et d'objets scientifiques du Zwinger, datant du XVlIIème siècle, furent soustraits aux propriétés privées du monarque par la constitution de 1831, Antoine de Saxe consentit à placer les collections dynastiques sous la tutelle de la surintendance générale de Bernhardt von Lindenau, Ministre d'Etat. Ce gouvernement libéral commandit à Gottfried Semper la construction d'un musée: le projet date de 1838, sa construction de 1847. Cette même année, les conservateurs accédèrent au pouvoir et Lindenau 5 Ces pavillons ou salons d'art - telle en est la traduction littérale - furent de création précoce: la Kunsthalle de Bâle fut fondée en 1839, les Kunstgebiiude de Stuttgart furent construites en 1843, la Kunsthalle de Karlsruhe date de 1846, celle de Brême de 1849, Kiel en compta une dès 1857, Hambourg dès 1869. Les fondateurs de ces institutions étaient des cercles d'artistes locaux et d'amateurs, les Kunstvereine, qui firent leur apparition en Suisse et dans les états allemands, puis dans bien d'autres pays. Ils étaient particulièrement soucieux de promouvoir l'art contemporain, même ne s'agissait pas d'une spécialisation avouée. En fait, chaque Kunsthalle exposait toutes sortes de choses, y compris des objets archéologiques, scientifiques ou technologiques (Sheehan, 2000 : 111-112). Ces espaces n'étaient pas fondamentalement différents d'un musée encyclopédique, mis à part le fait qu'ils n'étaient dédiés qu'à des expositions temporaires - même si quelques-unes d'entre elles, avec le temps, avaient réuni une importante collection permanente. 62
démissionna, non sans avoir dévolu une partie de sa pension à l'achat de peintures contemporaines pour le nouveau musée (Calov, 1969: 161). L'idée fut soutenue par l'Académie royale, qui contribua à ce fonds par l'apport de la moitié des revenus tirés des expositions annuelles. Par conséquent, dès l'ouverture du nouveau musée, il y avait un département d'œuvres d'artistes contemporains au second étage du bâtiment, couronnant la Gemaldegalerie (Zimmermann, 1993: 12). C'est sans doute pour cette raison qu'on ne ressentit le besoin de créer un musée équivalent à celui du Luxembourg. En Prusse, au contraire, l'offre muséale se fit ex nihilo, mais en grand, et avec une diversité notable. La dynastie Hohenzollern, qui aspirait à mener le processus d'unification allemande, érigea à Berlin, au XIXème siècle, un des plus grands groupements de musées au monde: la Museumsinsel qui, plus qu'une île, était une péninsule formée par les rivières Spree et Kupfergraben en face du palais royal et de la cathédrale. Frédéric-Guillaume III, qui était un admirateur du Louvre, se fit le promoteur de la création d'un musée similaire, pour abriter les sculptures classiques et les peintures des maîtres anciens de ses collections dynastiques: l'Altes Museum - musée ancien - construit par KarlFriedrich Schinkel en 1824-28, et ouvert en 1830. Pour le compléter, Frédéric-Guillaume IV créa provisoirement un petit musée d'art contemporain dans le Schloss Bellevue, également à Berlin, à la manière du Luxembourg parisien. Mais en mars 1841, il décréta que toute l'île, où s'élevait l'Altes Museum, devait constituer un «refuge pour les arts et la science» et, espérant en faire la nouvelle Acropole d'Athènes, chargea son architecte Friedrich August Stüler de dresser les plans de deux musées complémentaires: un pour les antiquités égyptiennes et européennes, le Neues Museum - musée neufconstruit entre 1843 et 1855 et ouvert en 1859; l'autre, la Nationalgalerie - galerie nationale - construite entre 1866 et 1876, ouverte en 1876. Mais entre temps s'était développée, bien plus rapidement, une offre muséale très spécialisée à Munich, l'autre capitale qui aspirait à diriger le processus d'unification allemande, et qui, au milieu du XIXème siècle, concurrençait avantageusement Paris dans bien des domaines, en particulier celui de modèle de référence pour ce que serait par la suite la conception des musées d'art contemporain. En fait, la fondation de nouveaux musées se tailla la part du lion de la généreuse politique de soutien aux arts promue par Louis rer de Bavière sur plusieurs fronts. C'est lui qui fit édifier la Glyptothek de Munich dédiée à la sculpture classique de la Grèce et de Rome, et qui, plus tard, faisant fi des violentes protestations de l'opposition 63
parlementaire, créa la Alte Pinakothek pour les peintures des maîtres anciens européens. Mais en tant que mécène et collectionneur d'art contemporain allemand, il voulut faire culminer cette offre de manière appropriée. Premièrement, il encouragea en 1838 la création des Kunstund-Industrie-Ausstellungsgebaüde - locaux destinés à l'exposition des beaux-arts et des arts appliqués - pour les expositions organisées par l'Académie et le Kunstverein. Ensuite, en 1842, il conçut un musée «für Gema/de aus diesen und aus künftigen Jahrhunderten » - destiné aux peintures de ce siècle et des suivants, la Neue Pinakothek, financé sur sa caisse personnelle. Il en posa la première pierre en 1846 et malgré son abdication en 1848 il poursuivit les travaux jusqu'à ce que le bâtiment du musée, qui lui appartenait, fût inauguré en 1853 (Plagemann, 1967 : 127130). (fig. 3)
!Fig. 3 Façade historique de la NeuePinakothek, Munichl
La nouveauté ne résidait pas seulement dans le bâtiment ni dans le contexte urbain et architectural au sein duquel s'élevait le musée dédié à l'art allemand récent, mais encore dans la rupture établie avec l'art antérieur. Pour l'expliquer, Louis rf se servait d'un parallélisme biblique, comparant l'arrivée du Nouveau Testament devant l'Ancien (selon Hardtwig, 1993: 94); en outre, des jeux de correspondance et des préfigurations prophétiques furent établis entre les artistes consacrés des deux édifices affrontés de la Alte et de la Neue Pinakothek. Ceci dit, les 64
deux institutions étaient autonomes, et la plus récente ne servait ni de musée de passage ni d'antichambre à la première, puisque les peintures qu'elle abritait n'étaient pas destinées à être transférées dans l'édifice d'en face après la mort de leur auteur. Louis 1er décida que la collection de la Neue Pinakothek aurait un point de départ fixe, que lui-même établit autour de 1780, car il pensait que c'était à la fin du XVlIIème siècle que s'était produite la rupture définitive entre l'art moderne et l'art anCIen. En tant qu'instrument de l'auto-affirmation allemande6 face à l'influence artistique française, la Neue Pinakothek ne fut sans doute pas un succès affirmé, parce qu'elle ne parvint jamais à être mondialement connue et commentée comme le Musée du Luxembourg. L'accroissement de sa collection et de sa notoriété devint instable après la mort de son fondateur. En 1868, quand Louis 1er mourut, la Neue Pinakothek possédait environ quatre-cents tableaux de cent soixante-huit artistes différents, qui avaient été pour la plupart achetés sur la caisse personnelle du roi. Mais par la suite, les aquisitions royales furent paralysées dans la mesure où aucun de ses successeurs de la dynastie Wittlesbach ne partageait sa passion pour l'art: Max II concentra ses efforts dans la fondation du Bayerisches Nationalmuseum, dédié aux arts et à l'artisanat bavarois; Louis II construisit de pittoresques châteaux et fut le mécène de Richard Wagner; il fallut attendre les dernières années du XIXème siècle pour voir, dans la famille, un nouveau mécène des peintres contemporains, le prince-régent Luitpold.
Louis rr de Bavière. créateur du premier contre-modèle muséal ct urbain Munich devint en peu de temps une importante capitale muséale grâce à Louis Jer de Bavière, un roi appliqué à passer à la postérité comme un grand mécène des arts. Louis 1er était de constitution physique faible, il était malentendant et avait des problèmes d'élocution, si bien que son attachement pour l'art était pour lui une manière de se réfugier dans la beauté pour échapper à une réalité qui lui déplaisait: une sorte de royaumc à part, qu'il croyait plus impérissablc (Sheehan, 2000 : 60). Une célèbre phrase, qu'on lui attribue, le confirme: « Mes grands artistes sont 6 Dans le premier catalogue, publié en 1855, apparaissent pas moins de 97 peintres allemands - souvent représentés par plus d'une œuvre - face à 44 peintres étrangers. Dans le second catalogue, édité en 1868, on trouve 113 Allemands contre 55 étrangers
de pays différents, parmi lesquels ne figurent
-
le point mérite d'être souligné
-
que
deux français: Coignet et Lepoittevin (données dûes à C. Heilmann, reprises dans Mittlmeier, 1977: 132). 65
mon orgueil et ma joie. Le travail de l'homme d'Etat s'estompe, tandis que les créations des grands artistes continuent toujours de chanl1er et d'inspirer» (Lenz, 1989 : 25). Il avait commencé à acheter de la peinture contemporaine en l808, à seulement 22 ans, et à partir de ce moment-là, il se fit un champion enthousiaste de l'art allemand. Louis Icr faisait toujours décorer ses bâtiments de sculptures ou de fresques commandées à ses artistes favoris: Peter von Cornelius, Schnorr von Carolsfeld, Heinrich Hess, etc. Mais dans les années] 830, il voulut faire confluer sa passion pour l'art avec son intérêt pour la planification urbaine, d'une manière plus concrète, en dessinant pour l'expansion de Munich vers l'ouest les plans d'un nouveau quarticr dont les rues furent tracées autour de la Koningsplalz - place royale -- oÙ Leo von Klenze édifia les Propylées et le temple ionique de la Glyptothek, face auquel se dresse l'édifice corinthien destiné à la collection de céramiques, bronzes Ollautres antiquités qui n'étaient pas de piene ; tandis que, de l'autre cÔté de la Glyptothek, se faisaient tàce sur une autre place la Alte Pinakothek, construite dans un style néo-renaissant en harmonie avec les œuvres des maîtres anciens de la peinture européenne à son intérieur, et le dessin novateur de la Neue Pinakothek, dont rarchitecture d'origine, dÙe à Friedrich Gartner et August von Voits, rompait tant avec la tradition classique qu'avec l'historicisme gothique. On peut regretter qu'en raison des dégâts causés par la deuxième guerre mondiale, l'édifice fut abattu et remplacé par un bâtiment plus moderne7 : en effet, il traduisait la volonté d'harmoniser l'architecture au conÜ.:nu du musée jusqu'au plus infime détail, en particulier à travers les fresques des façades, commandées à Wilhelm von Kaulbach, qui peignit un programme iconographiquc oÙ le roi apparaissait en mentor de 1'« art nouveau» (Mittlmeier, 1977). Toutefois, malgré sa croissance irrégulière, la Neue Pinakothek demeura un étendard culturel considéré fièrement par la déclinante cour bavaroise comme un symbole de la prééminence de Munich comme capitale de l'art contemporain, tandis que la Prusse s'affirmait comme dominateur incontestable sur les champs de bataille. Dans ce contexte international, cette institution représenta une nouvelle étape d'une portée 7 En 1949 le bâtiment fut démoli malgré les protestations de bon nombre de munichois - pour en construire un nouveau, dont les plans ne furent prêts qu'en 1966; mais trois
ans plus tard, alors que l'édifice était en travaux, on décida que seul l'art du XIXème siècle y serait exposé et que les œuvres plus récentes seraient exposées ailleurs. Ainsi donc, en 1981, on inaugura le bâtiment moderne destiné à contenir l'art du siècle précédent, tandis qu'en 2002, dans les environs immédiats, ouvrit la Pinakothek der de l'ancienne Moderne pour l'art des XXèmc et XXIème siècles, à l'emplacement Türkenkaserne.
66
considérable dans l'histoire des musées. Il s'agissait non seulement du premier musée d'art contemporain abrité dans un bâtiment construit ad hoc, mais encore du premier à avoir une collection permanente. Qui plus est, ce musée munichois marqua la fin d'une typologie muséale: le «musée des artistes vivants ». En fait, la plupart des musées d'art contemporain créés au XrXème siècle collectionnèrent l'art d'un segment chronologique qui commençait plus ou moins à la date fixée par Louis rer pour la Neue Pinakothek. Ce précédent exerça une influence principalement en Italie, où ladite spécialisation chronologique demeurera marquée par des dénominations distinctes, la galleria d'arte antica s'opposant à la galleria d'arte moderna. Cette dernière nomenclature tarda à faire son apparition, puisqu'au départ le rôle principal tenu par l'art du XrXèmesiècle dans les nouveaux musées italiens ne fut pas une question de définition muséologique, mais une conséquence du souci de modernisation patriotique du Risorgimento, qui trouva sa vitrine la plus emblématique dans le musée fondé par la municipalité de Turin en 1860. La capitale du Piémont possédait déjà un musée d'art ancien -la Regia Galleria Sabauda, ouverte en 1832-; devenue nouvelle capitale de l'Italie, elle souhaita exporter une image de modernité et d'italianité, pour l'élaboration de laquelle la corporation locale reçut de nombreuses donations d'artistes et d'amateurs patriotes, désireux de symboliser r unification du pays par une collection d'art italien le plus réœnt8 -a l'instar des musées issus d'initiatives similaires prises en Allemagne pendant la période romantique. Cela dit, Turin ne fut pas capitale pour longtemps; en fait, quelques-unes des festivités célébrées à l'occasion de la proclamation de Victor Emmanuel comme roi d'Italie n'eurent pas lieu à Turin mais à Florence, qui devint en 1864 le nouveau siège du gouvernement. Cette renaissance de la cité des Offices eut bientôt son emblème culturel avec l'ouverture, trois ans plus tard, d'une Galleria dei Quadri Moderni, à l'initiative de Victor Emmanuel II.9 On pourrait 8 Avec le temps, ce musée fut dédié principalement aux artistes locaux ou régionaux si bien que, malgré ses origines romantiques, il ne parvint pas à s'imposer comme un véritable symbole de l'unité italienne. Il était provisoirement installé depuis 1860 dans un ancien palais qui montra très rapidement ses limites face à l'afflux des donations en 1877 le marquis Emanuele d'Azeglio offrit 250 œuvres appartenant à son oncle Massimo - jusqu'à ce que la collection municipale d'œuvres d'art du XIXème siècle fût transférée en 1895 dans un pavillon construit quinze ans auparavant pour la Quatrième Exposition Nationale, qui fut alors renommé Galleria d'arte moderna di Torino. 9 Ce projet était dans les cartons depuis quelque temps, puisqu'au milieu du siècle, le grand-duc de Toscane Léopold II avait rassemblé sa collection d'art du XIXème au Palazzo della Crocetta pour y ouvrir un musée spécialisé. Cependant, c'est à Victor 67
interpréter l'engagement de ce roi et de ses successeurs en faveur de cette institution puis de la Regia Galleria d'Arte Moderna qu'ils fondèrent à Rome, capitale définitive du royaume, comme une volonté de concurrencer l'ouverture à Paris du Musée du Luxembourg par Louis XVIII, à des fins similaires de propagande. Mais il convient ici de mettre l'accent sur la distinction définitive dans la nomenclature, qui s'avère révélatrice de la perte d'influence du modèle muséal parisien sur ses voisins européens. D'autre part, la meilleure preuve de sa relégation dûe à l'ascendant international acquit par le paradigme muséal allemand reste que même dans la capitale française, on appliqua les deux principales innovations établies à Munich de telle manière que, comme nous le verrons ensuite, on opta également de manière tacite pour une collection fixe au lieu d'un musée de passage, et que se succédèrent les projets pour présenter la collection dans un lieu qui ne fût pas un palais réutilisé, mais un édifice construit ad hoc. Remise en question du musée de passage au milieu du XIXèmesiècle. Le Luxembourg avait été voulu par la Restauration comme un musée d'artistes vivants et, lorsqu'il fut déclaré «musée national» après la révolution de 1848, il changea de statut mais pas de mission: en d'autres termes, il continuait d'être destiné à ne pas avoir de collection permanente, étant donné que toute œuvre devait être retirée des salles un certain temps après la mort de son auteur. Les meilleures d'entre elles poursuivaient leur vie au Louvre, les autres étaient condamnées à décorer les murs de quelque ministère ou à être transférées dans quelque musée de province. En théorie au moins, rien ne devait rester définitivement au Luxembourg. Mais il est significatif et très révélateur de la crise d'identité dans laquelle sombra cette institution, que l'appellation officielle « Musée des artistes vivants» cessa d'être usitée, au profit de l'appellation métonymique « Musée du Luxembourg », y compris dans les catalogues officiels. En réalité, la plupart des œuvres restaient exposées des années après la mort de leur auteur, quand le Louvre ne s'était pas montré Emmanuel qu'on doit sa concrétisation, à la faveur du transfert au musée de l'Academia de ces peintures et d'autres achetées par lui et par son gouvernement. On y trouvait surtout des œuvres contemporaines toscanes, puisque la majeure partie des achats avaient été réalisés à l'occasion des expositions de la Società Promotrice locale, mais les pièces provenant d'autres régions, achetées par l'Etat dans les Expositions nationales, ne manquaient pas non plus. Cette galerie, dont l'aménagement intérieur fut revu en 1913, devint un musée indépendant quand Victor Emmanuel III proposa de l'abriter dans un pavillon du Palais Pitti, où elle fut associée à sa collection personnelle d'art moderne. 68
intéressé pour les récupérer, retardant d'autant le moment de leur «jugement dernier». Et quand bien même certaines œuvres furent exceptionnellement réclamées dans les temps, il y avait toujours quelqu'un pour penser que c'était décerner trop précocément les honneurs de la consécration artistique: en 1863, la Direction des BeauxArts avertit la direction du Louvre qu'elle ne devrait plus réclamer une œuvre du Luxembourg avant un délai minimum de dix ans après la mort de son auteur (Dumas, 1884 : XV). Ce délai de dix ans devint une règle pour le Louvre, ce qui consolida son caractère de musée-panthéonlO, et par conséquent beaucoup interprétèrent ce délai comme la limite de temps à partir de laquelle les œuvres des artistes défunts devaient quitter le Luxembourg. Les artistes contemporains firent pression pour qu'il en fût ainsi, mais les responsables des deux musées avaient une autre vision du problème: en effet, cette règle interne au Louvre imposait dorénavant un délai minimum, mais leur laissait les mains libres pour décider du nombre d'années que les œuvres pouvaient passer au Luxembourg après la mort de leur auteur: ils le surnommaient le musée-purgatoire, et le parallélisme leur convenait bien pour expliquer que les pièces qu'il abritait devaient y rester pour un temps plus ou moins long, en fonction de ses mérites. Il fallait également tenir compte d'autres circonstances, notamment le fait que la décision finale pouvait être retardée à cause du manque d'espace disponible au Louvre pour les œuvres d'artistes déjà consacrés depuis un certain temps. Par exemple, les artIstes de la génération romantique, comme Delacroix, Scheffer ou Delaroche, restèrent représentés au Luxembourg longtemps après leur mort, jusqu'au remaniement de 1874. Ainsi donc, même si la mission du musée était restée inchangée et même si les artistes firent pression pour qu'il fonctionne comme un musée de passage, le Luxembourg changeait d'identité au fur et à mesure que les années passaient et que les collections s'accroissaient. Il serait tentant de penser que l'influence de la Neue Pinakothek y est pour quelque chose, dans la mesure où les relations culturelles ne sont jamais univoques, mais constituées d'allers et retours. La perspective professionnelle des directeurs du Luxembourg pourrait également avoir joué un rôle prépondérant. Au premier conservateur du musée, le peintre 10
Un ensemble de neuf peintures de Claude Monet, qui faisaient partie de la donation Moreau-N élaton en 1906, seraient vraisemblablement les premières œuvres d'un artiste admises au Louvre de son vivant, parce qu'on ne pouvait pas disperser le legs. Il y eut par la suite d'autres exceptions en 1910 et 1911 (Vaisse, 1995 : 146 et 366, notes 9498).
69
Jean Naigeon, succéda de 1829 à 1852 son fils Elzidor Naigeon, secondé par le peintre orientaliste Charles de Tournemine comme attaché à la conservation lors de son dernier decenat. Or, celui qui occupa par la suite ce poste n'était pas un artiste, mais un gestionnaire et un spécialiste du patrimoine, le marquis Philippe de Chennevièresll. Plus tard, il n'y eut plus d'artistes à la tête du musée, mais des professionnels qui, par leurs travaux et leur formation, défendirent une vision globale et historique de l'art contemporain. Ce fut également le cas au Musée du Louvre, qui s'avéra bien plus indiqué pour être organisé selon le gouvernement de 1'Histoire de l'Art; et même si la coutume se maintint pourtant longtemps de réunir pêle-mêle les plus beaux chefs-d'œuvres de toutes les époques et écoles dans le Salon Carré et dans la Salle des Sept Cheminées, on prit en 1849 la décision d'organiser le reste des salles selon un ordre strictement chronologico-géographique, ce qui sonna le glas des vestiges de la présentation anhistorique d'origine. Dans ce contexte, le Luxembourg devint progressivement un musée d'art contemporain au sens le moins radical du terme, puisqu'il tendait à montrer l'art représentatif d'une portion assez longue de la période contemporaine, au lieu d'être uniquement la vitrine des dernières tendances artistiques. Il s'éloignait chaque jour un peu plus de sa personnalité d'origine, d'autant que les acquisitions audacieuses aux artistes prometteurs se firent de plus en plus rares, au profit des achats à des artistes d'âge avancé. Cette évolution n'est pas à imputer au travail des professionnels du musée, puisque ces dermt::l"sn'avalenl pa~ voix délibérative pour les acquisitions 12, mais plutôt à l'âge avancé et au 11 Philippe de Chennevières-Pointel (1820- 1899), historien d'art connu principalement pour avoir été l'instigateur de l'Inventaire général des richesses d'art en France, dirigea la galerie des artistes vivants de 1861 à 1879. Chennevières était auparavant chargé des expositions annuelles officielles, les Salons, à l'occasion desquels il avait brillé par son libéralisme: il avait non seulement convaincu Napoléon III de créer le Salon des Refusés, mais il avait également évité tout favoritisme dans la présentation des toiles, en les faisant accrocher selon l'ordre alphabétique. En 1873, il fut nommé Directeur des Beaux-Arts, c'est-à-dire le grade le plus élevé de la hiérarchie dans l'administration artistique, qui dépendait alors du Ministère de l'Instruction publique. Il exerça cette fonction, parallèlement à la charge de conservateur du Musée du Luxembourg, jusqu'à sa démission en 1879. 12 C'est seulement à partir de 1873 que les conservateurs du Musée du Luxembourg eurent la possibilité d'accepter ou de refuser les acquisitions proposées par la Direction des Beaux-Arts (Lac ambre, 1974 : 8). A partir de 1905, deux comités furent créés: l'un pour les acquisitions aux Salons, l'autre pour les acquisitions lors d'expositions individuelles. C'est seulement à partir de ce moment-là que les conservateurs et le Conseil des Musées Nationaux eurent toute latitude pour recevoir des donations ou des legs, et pour acquérir des œuvres d'artistes récemments décédés. Par la suite, par décret du 7 février 19 I 9, fut créé un comité spécial pour sélectionner, parmi les récentes 70
conservatisme des fonctionnaires chargés de sélectionner les nouvelles œuvres. Celui qui avait le dernier mot pour toute acquisition d'œuvres d'art par l'Etat était le Directeur des Beaux-Arts dépendant du Ministère de l'Instruction Publique, qui avait également la responsabilité des Salons, si bien que l'achat d'œuvres avec les deniers publics prenait l'apparence d'un prix supplémentaire attribué aux vainqueurs de
médailles - ou d'un lot de consolation aux artistes non primés, proposé par le jury de ces concours. En outre, jusqu'à la révolution de 1848, seuls les membres de l'Académie des Beaux-Arts recréée par Napoléon pouvaient être élus pour faire partie de ces jurys, et d'une manière ou d'une autre, ils conservèrent une bonne part de leur pouvoir les années suivantes. En général, il s'agissait d 'hommes vénérables dont le goût avait été formé pendant leur lointaine jeunesse et qui, par conséquent, comme l'écrivait Pelloquet dans son guide du musée (1856: 185), ignoraient les jeunes artistes, éclipsés au Luxembourg par l'autorité des artistes qui avaient connu leur heure de gloire des années auparavant. Il est évident que les révolutions qui se succédèrent en France au XIXème siècle assurèrent des bouleversements générationnels tant parmi les responsables politiques que parmi les fonctionnaires de l'administration des beaux-arts, même si les changements et innovations dans l'art français de l'époque furent plus rapides encore, à tel point qu'ils passèrent inaperçus aux yeux des fonctionnaires chargés des acquisitions pour le musée. Bien plus, c'est la philosophie qui présIdait à ces acquisitions qui changea. Au début, on achetait des œuvres censées manifester la générosité du roi puis de l'Etat, vers les artistes contemporains qui fussent à leur goût, et ceci était une manière de parier pour des personnes ou des styles en particulier, pour ceux que, depuis les plus hautes autorités, on prétendait aider ou encourager. Mais face à la variété des tendances artistiques qui surgirent progressivement et à leur caractère farouchement opposé, il s'avéra rapidement trop politiquement risqué de prendre position pour l'une ou l'autre, parce que cela provoquait la colère des partisans des autres tendances. Si Louis-Philippe avait essayé de promouvoir un juste milieu éloigné de tout radicalisme en art et en politique, par la suite l'Etat se désengagea entièrement de son rôle d'arbitre des arts, comme l'explique Daniel Sherman dans son étude détaillée sur la politique culturelle française au XIXème siècle. Les pouvoirs publics ne s'attribuaient plus la fonction de certifier la génialité de qui que ce fût, ni celle de repérer et de proclamer l'apparition de acquisitions réalisées pour les musées nationaux, les œuvres qui auraient l'honneur d'orner les cimaises du Luxembourg (Hautecœur et Ladoué, 1931 : 14). 71
chefs-d'œuvre, et pour cette raison, on distinguait le Louvre, qui était un musée de chefs-d'œuvre, du Luxembourg, qui pouvait ou non avoir ce statut (Sherman, 1989: 53 et 58). L'avait-il, ce statut? Si on n'avait pas tenu compte du fait que, dans une bonne mesure, il faisait honneur à des attentes si fortes, il n'aurait pas été surnommé l'antichambre du Louvre. Ce surnom ne semble pas pourtant confirmé par les statistiques, puisque à peine 50% des peintures inventoriées dans les catalogues du Luxembourg au XIXème siècle réapparaissent par la suite dans les catalogues du Louvre; dans le cas des sculptures, la proportion est plus élevée. Sans être un espace de consécration définitive comme le Louvre, il demeurait un grand musée national, avec toutes les connotations d'excellence artistique qui pouvaient lui être associées. Comme nous l'avons déjà noté, la majeure partie des pièces achetées par l'Etat et attribuées à ce musée étaient choisies parmi les œuvres récompensées par des médailles au Salon ou aux expositions universelles qui se tinrent à Paris. Ainsi, chaque acquisition potentielle passait par un triple filtre: le jury d'admission au Salon, le jury des prix du Salon et le jury chargé de sélectionner les œuvres destinées aux collections nationales. Ce système de sélections successives était conçu pour garantir un haut niveau de qualité parmi les œuvres susceptibles d'entrer au Luxembourg. Ce caractère d'excellence était si jalousement préservé que quand, sur la proposition du nouveau directeur général des musées nationaux nommé par la Seconde République, Philippe-Auguste leanron, on profita de la disparitioll du Sénat pour aménager dans une ancienne cuisine et un ancien bureau du palais du Luxembourg une salle d'exposition temporaires destinée à montrer au public parisien les œuvres acquises par l'Etat pour les musées de province, on prit soin d'indiquer scrupuleusement que cet espace temporaire ne faisait pas partie du musée - de toute façon cet espace d'exposition fut supprimé quand le Sénat fut rétabli par Napoléon III et reprit possession du palais en 1852.13 Evidemment, seul le meilleur du meilleur pouvait être accepté dans ce musée national (cf l'article de Geneviève Lacambre dans Georgel, 1994: 269-277). Il n'y avait pas de place pour les œuvres 13Sur les projets architecturaux d'extension et d'aménagement de ce musée il existe un excellent mémoire de recherche inédit de Julien Bastoen : Le Musée utopique ou l'Etat aux prises avec la modernité. Le Musée des artistes vivants, laboratoire d'expérimentation architecturale et muséographique. Du Palais du Luxembourg au Palais de Tokyo, 1818-1937, soutenu en 2004 sous la direction de Pierre Pinon pour l'obtention du DEA «Le Projet architectural et urbain» habilité par l'Université de Paris VIII. En prolongement de ce mémoire, Julien Bastoen prépare actuellement une thèse de doctorat co-dirigée par Pierre Pinon (pour l'Université de Paris VIII) et moimême (pour l'Université de Saragosse). 72
« moins bonnes ». Il est vrai qu'à partir du milieu du XIXème siècle on commença à admettre au musée les dessins, médailles, gravures, esquisses ou les aquarelles; mais en réalité, très peu furent exposés, malgré l'ouverture en 1852 d'une section spéciale de gravure et malgré la création en 1859 d'une galerie en bois sur la terrasse de la façade nord du Palais, consacrée aux pastels, cartons, esquisses et autres œuvres de petites dimensions.14 Les peintures et sculptures se devaient d'être achevées; on n'admettait pas d'études préparatoires ou d'œuvres inachevées, même d'artistes reconnus. En outre, le musée préférait les
«œuvres de grand mérite»
-
c'est-à-dire les peintures historiques ou
d'inspiration mythologique ou biblique - aux portraits ou aux peintures de mœurs, même si ces derniers genres constituaient la production la plus caractéristique de l'artiste en question! 15 Ces critères s'avérèrent néfastes pour les peintres modernes les plus reconnus par la postérité tel Manet qui, de son vivant, ne vit aucune de ses œuvres exposées sur les cimaises du Luxembourg. Si Napoléon III avait créé - contre l'opinion populaire - un Salon des Refusés en 1863, il n'y eut cependant jamais de «musée des refusés », de Luxembourg alternatif. Pourtant, preuve du cosmopolitisme croissant de Paris sous le Second Empire, se manifesta une plus grande ouverture à l'art étranger lorsque Philippe de Chennevières créa la première salle spécialement dédiée aux œuvres non françaises -le musée n'en possédait alors qu'une quinzaine; leurs auteurs étaient de toute manière actifs à Paris et intégrés à l'establishment français. Il ne faut pas imaginer qu'être un artiste à succès constituait un sésame pour l'entrée au Luxembourg; au contraire, les œuvres commerciales n'étaient pas considérées comme appropriées pour un «temple national de l'art », dont on peut supposer que les visiteurs y allaient pour vivre une expérience d'élévation de l'esprit, un peu comme une expérience religieuse: de là la préférence pour les « œuvres aux aspirations nobles» au Luxembourg. Dans les musées de province cette sévérité était moins accentuée, mais toute œuvre dont le mérite était reconnu n'était pas pour autant considérée comme appropriée pour un musée public. A Bordeaux, quand en 1865 la municipalité se vit proposer l'acquisition pour le musée local 14 Sur les estampes et les dessins au Luxembourg, je renvoie au mémoire de maîtrise inédit de Nathalie Silvie: Une «collection spéciale» au Musée du Luxembourg, réalisée sous la direction de Bruno Foucart à l'Université Paris-IV Sorbonne, Institut d'art et d'archéologie, 1989-1990. 15 Ceci ne se vérifie pas vraiment dans les catalogues, puisque parfois les peintures historiques représentaient à peine un tiers du total. Cependant, comme le montrent quelques représentations photographiques ou picturales de l'intérieur du musée, ces toiles occupaient la plus grande et la meilleure partie de l'espace, parce qu'elles étaient énormes et qu'elles étaient généralement accrochées sur la partie centrale des cimaises. 73
de la toile La bouillie de Millet, exemple typique du réalisme pictural, un conseiller défendit la nécessité d'acquérir des œuvres de tous genres et tendances, tout en faisant part de ses doutes: «Serait-il prudent d'admettre ce tableau? Ce genre, qui constitue un système à part entière, sera copié par nos jeunes gens. Ne gâtera-t-il pas leur goût, ne prendra-til pas leur imagination pour la mener hors du droit chemin? » (Sherman, 1989: 149 et fig. 2). Le conseil refusa finalement de faire cette acqusition, mais quatre ans plus tard le tableau était acheté par la municipalité de Marseille pour son musée des beaux-arts, qui finit par acheter également une peinture de Courbet, un autre réaliste encore plus controversé. C'est la preuve que l'attitude liée à la conviction politique selon laquelle les pouvoirs publics ne devaient pas être les arbitres du goût gagnait du terrain dans les provinces: les acquisitions pour les musées devaient ainsi refléter de manière impartiale les tendances artistiques en vigueur. Mais ceci était plus simple dans le cas d' œuvres d'art anciennes. Alors qu'ils approuvaient normalement les acquisitions d' œuvres anciennes sans en faire une affaire personnelle ou partisane, ces mêmes conseillers pouvaient débattre sur les œuvres d'art contemporain, à propos de leurs qualités morales ou didactiques et de leur perfection technique.16 Chacun d'entre eux se sentait en mesure de donner son opinion; le comportement des visiteurs de musée n'était pas très éloigné de celui-là: c'est seulement face aux œuvres d'art contemporain que le citoyen moyen osait faire des commentaires à haute voix, mettant en cause leur mérite ou montrant avec sa canne les œuvres qu'il n'aimait pas ou ne comprenait pas. En résumé, personne ne remettait en cause le statut des œuvres anciennes comme « pièces de musée» pour leur caractère de témoignage historique, indépendamment de leur importance et de leur valeur exemplaire; mais il était toujours difficile d'obtenir un consensus général sur les questions d'art contemporain. C'est pourquoi, au Musée du Luxembourg, les qualités didactiques de chaque œuvre étaient valorisées, car en étant exposée dans ce temple de l'art pour sa vénération générale l'œuvre devenait un exemple à imiter pour les autres artistes -les salles de l'Ecole des BeauxArts étaient situées à quinze minutes de marche du Luxembourg. Ainsi, alors que l'ouverture des musées aux copistes trouvait son origine dans les principes politiques très progressistes de la Révolution française, cette même pratique finit par servir de renfort au conservatisme académique. Nulle part ailleurs ceci était plus évident, puisque les œuvres que les jeunes copistes y trouvaient exposées comme des modèles dignes 16 Curieusement, la municipalité de Bordeaux, si hésitante dans ses décisions liées à l'achat d'œuvres d'artistes contemporains comme Millet, approuva la plupart des acquisitions d'art ancien sans recourir à un vote (Sherman, 1989 : 145). 74
d'imitation étaient presque toujours des œuvres typiques de l'art officiel, signées par des professeurs de l'Ecole des Beaux-Arts ou par des ]7 membres de l'Académie. Répéter les recettes qui y étaient contenues ne pouvait mener qu'au maniérisme même si, heureusement, cette mission d'enseignement du Musée du Luxembourg, en tant qu'institution pour la formation artistique, perdit progressivement de l'importance au cours de la seconde partie du XIXème siècle, quand la mode du plein air fit de la nature le lieu de formation privilégié de beaucoup d'artistes.
Un autre modèle novateur apparu à Londres et imité au RoyaumeUni. Les deux principales innovations de la Neue Pinakothek furent adoptées également dans l'exemple que nous allons à présent commenter, pour lequel on opta pour une collection fixe au lieu d'un musée de passage, présentée dans un nouvel édifice construit ad hoc dans un nouveau quartier de la ville au lieu d'un palais historique réutilisé. Les considérations urbanistiques furent en effet cruciales au cours des débats qui transformèrent complètement l'offre muséale londonienne au milieu du XIXème siècle. Al' époque, beaucoup réclamaient le départ de la National Gallery de Trafalgar Square, parce que la pollution ambiante en particulier les vapeurs qui s'échappaient en permanence des bains
publics situés juste à côté
-
menaçait la bonne conservation des
peintures. En 1851, le gouvernement envisagea de la transférer dans les environs immédiats de Hyde Park, dans le nouveau quartier élégant et aéré où avait eu lieu la première Exposition Universelle, dont les bénéfices servirent l'année suivante à acheter un terrain où l'on fit construire un édifice de fer et de briques destiné à abriter les objets scientifiques et techniques, ainsi que les objets d'arts décoratifs et industriels, et les autres collections qui étaient revenues à l'Etat à la suite de cet événement. L 'hétérogénéité des artefacts était telle que, comme on ne savait pas vraiment comment appeler cette nouvelle fondation muséale, on finit par lui donner le nom du district urbain. Ainsi naquit le South Kensington Museum, inauguré en 1857 comme complément éducatif de l'Ecole des Arts, qui y était également établie et dont il , .]8 d epen daIt. 17Sur les copistes au Luxembourg, je renvoie à la maîtrise inédite de Caroline Edde : La copie au Luxembourg entre 1872 et 1935, réalisée sous la direction de Gérard Monnier à l'Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, Institut d'Art et d'Archéologie, 1994. 18 Cette école fut le premier centre d'enseignement artistique maintenu par le gouvernement britannique, dont la priorité n'était déjà plus les beaux-arts, mais le design et les arts industriels, ce qui détermina en bonne partie la personnalité du musée 75
A beaucoup d'égards ce nouveau complexe muséal était, en réalité, une alternative moderne à l'offre existant auparavant à Londres. D'abord parce qu'il était situé dans une nouvelle aire urbaine, près de la zone verte de Hyde Park.19 Ensuite, parce que, à la différence des autres
musées nationaux, il n'était pas placé sous le contrôle d'un patronage
-
dont les membres faisaient généralement de l'élite sociale et hostile aux innovations - mais sous la gestion directe d'un surintendant général nommé par le gouvernement. Enfin, parce que ce patron n'était ni plus ni moins que Henry Cole, ardent défenseur du rôle éducatif des musées, qui souhaitait former une collection qui s'avérât intéressante pour le public populaire, pour lequel il opta pour une présentation de tous les objets qui étaient d'actualité. En 1857, le complexe de South Kensington comptait déjà un Musée de la Construction, un Musée de l'Education, un Musée des Aliments et d'autres collections d'objets pratiques représentatifs des derniers progrès ou innovations, auxquels il fallait ajouter une Galerie de sculptures britanniques contemporaines, qui contrastait avec le mépris ostentatoire du patronage de la National Gallery pour les œuvres d'artistes et artisans britanniques contemporains. C'est pourquoi cet ensemble de musées constitua un terrain favorable pour que naisse à Londres l'équivalent du Musée du Luxembourg. Face à la préférence de la National Gallery pour les œuvres de maîtres anciens importées du continent européen, qui fit peu de cas de
adjacent. En réalité, on remarquait surtout sa dépendance de l'école dont il constituait le musée didactique, où l'on faisait de notables efforts pour commenter les objets exposés à travers les cartels, les catalogues à prix modique, les visites guidées et les conférences. Cela dit, le public devait s'acquitter d'un droit d'entrée de six pence, sauf le lundi, le mardi et le samedi, si bien que se maintenait une ségrégation sociale habituelle pour les divertissements de la société victorienne, entre d'un côté la présence massive des classes populaires les jours d'entrée gratuite, et de l'autre le public plus aisé qui pouvait profiter d'une contemplation plus tranquille les autres jours; la National Gallery adopta aussi cette stratégie pendant quelque temps. On surnomma, par euphémisme, les jours payants les «jours d'étude », dans la mesure où le but n'était pas de faire de l'argent, mais de proposer des journées plus calmes et offrir de meilleures conditions de travail à ceux qui devaient travailler dans les salles pour réaliser des copies en complément de leur formation artistique - et qui, d'ailleurs, entraient gratuitement. 19Dans ce district riche, loin des quartiers londoniens plus pauvres du centre et de l'est de la ville, le« problème» des foules n'existait pas, alors qu'il s'avérait très gênant à la National Gallery, surtout face au snobisme de certains esthètes. Bien au contraire, quand le musée commença à fonctionner, il dut s'adapter, par exemple en organisant des nocturnes le mercredi, de dix-neuf à vingt-deux heures, afin d'attirer les ouvriers et les artisans: en effet, pour eux le trajet devait des efforts considérables en temps et en argent, étant donné que le trajet en autobus urbain n'était pas donné - six pence - et que South Kensington ne fut desservi par le métro qu'il y a une dizaine d'années. 76
l'engagement généreux d'artistes tels que le sculpteur Francis Chantrey20 ou le peintre Turnei1, ou encore de collectionneurs comme Robert Vernon22, dans la perspective de faire une place à l'art britannique, le moment était venu de créer une institution complémentaire dédiée exclusivement à la promotion de l'école nationale. Alors qu'au début du siècle Sir John Leicester avait échoué dans sa tentative de création d'une galerie nationale similaire, cette fois le projet aboutit, grâce à l'initiative d'un membre de la nouvelle catégorie sociale dominante, John Sheepshanks, magnat de l'industrie textile (1787-1863). Né à Leeds, où il avait hérité d'une prospère fabrique de tissus, Sheepshanks s'était retiré des affaires à quarante-cinq ans, s'installant d'abord à Hastings, puis à Blackheath et enfin dans une propriété de South Kensington qu'il s'était fait construire au 24, Rutland Gate. Menant une vie de vieux garçon, peu enclin à sortir de chez lui, il y accumula une importante collection de tableaux qu'il achetait ou commandait à des artistes anglais, dont certains finirent par devenir de bons amis: Wilkie, Mulready, Redgrave, Landseer ou Hardy avaient l'habitude d'aller dîner avec lui une fois par semaine. Ils avaient en commun un ressentiment contre la National Gallery de Trafalgar Square, à tel point que Sheepshanks, en 1857, fit don de sa collection à l'Ecole nationale des arts de South Kensington, afin qu'elle constituât l'embryon d'une nouvelle National Gallery of British Art. Et la même année, en effet, on construisit un bâtiment de briques rouges conçu pour l'abriter; elle fut inaugurée sous ce même nom - qu'elle garda jusqu'au tournant du siècle.23 La rapidité avec laquelle Sheepshanks parvint à concrétiser ce 20 Comme le sculpteur à succès Francis Chantrey avait connu la misère dans sa jeunesse, il voulut aider ses futurs homologues en léguant à la nation en 1842 une énorme fortune qui aurait dû être employée à l'acquisition d'œuvres d'art réalisées au Royaume-Uni. Seulement son testament ne fut effectif qu'à la mort de sa veuve en 1875, et son application revint à la Royal Academy of Art, qui appliqua un critère de sélection très conservateur, ce qui ne fut pas sans soulever de nouvelles polémiques. 21 A sa mort survenue en 1851, Turner léguait à la National Gallery un considérable ensemble hétéroclite de ses propres toiles qui, sous prétexte que l'espace manquait, restèrent longtemps dans les réserves. Ces tableaux de Turner ne furent convenablement présentés qu'à partir de 1987, dans l'extension appelée Clore Gallery, œuvre de James Stirling, considérée comme un des exemples les plus marquants de l'architecture postmoderne. 22 L'homme d'affaires Robert Vernon fut hissé au rang de héros national quand, en 1847, il fit don à la nation d'une collection de sculptures et de plus de cent-cinquante peintures d'artistes britanniques contemporains. Mais, prétextant le manque d'espace, le patronage de la National Gallery la stocka dans les sous-sols, et la dispersa par la suite sous forme de dépôts. 23Elle abandonna cette dénomination en 1908, cédant à la Tate Gallery le rôle de musée national de référence pour la peinture et la sculpture britanniques. Elle continue 77
qui avait été réclamé en vain pendant tant d'années démontre sans doute qu'il sut attendre la période politique opportune. Mais d'autres facteurs y contribuèrent: ainsi, le donateur avait laissé des instructions très précises pour l'agencement de la galerie, et le fait qu'il fit la donation de son vivant et qu'il résidait dans le quartier accéléra vraisemblablement les démarches tout en lui permettant de superviser l'avancée du projet, tout en tenant compte du fait qu'il lui suffisait de parler à Henry Cole, au lieu de se donner du mal avec des patronages ou des comités consultatifs (fig. 4).
Fig. 4 National Gallery if British Art en South Kensington, de dessins de l'époque)
Directives donation La ouverte à tant dans
données par John Sheepshanks
Londres (à partir
dans le procès-verbal
de
nouveauté la plus notable de la National Gal/e!T of British Art Londres au milieu du XIXème sièc1e ne résida peut-être pas sa spécialisation ni dans le fait qu'elle fut abritée dans un
néanmoins d'être la référence pour ce qui est des aquarelles et des miniatures, mais sous un nom plus modeste: « Department of Paintings, Prints and Drawings» du Victoria & Albert Museum, où elle occupe plusieurs étages du récent Henry Cole Building. 78
bâtiment construit ad hoc, que dans le fait qu'elle fut créée à l'instigation d'un simple citoyen, au lieu d'être fondéc par un chef d'EtaL Mais les c1auses de la donation, en 1857, de 233 huiles sur toiles et de 298 aquarelJes et dessins au gouvernement britannique par le eolJectionneur John Sheepshanks, sont non seulement révélatrices de ses convictions personnelles mais reflètent aussi la perception alors communément admise selon laquelle le complexe muséal de South Kensington était une alternative moderne aux musées existant dans le centre de Londres. Par conséquent, cela vaut la peine d'examiner en détail les conditions stipulées par la donation (Sheepshanks' Deed of Gilt, Archives du Victoria & Albert Museum, Londres, Ms II.R.CH.14). L'en-tête de ce document énumère quatre considérations préliminaires. A travers la première, le donateur laisse clairement cntendre son objcctif: «Je souhaite que soit erééc une collection de peintures et d'autres œuvres d'art représentative de J'art britannique et méritant d'être entretenue par la nation » ; cette déclaration est complétée par l'exigence que ladite colJection ne dépende d'aucun type de patronage, mais qu'au contraire elJe soit placée sous le contrôle immédiat d'un seul individu, qui soit «le membre du gouvernement chargé de J'éducation artistique ». La seconde considération préliminaire fait référence à remplaccment urbain prévu: «Je pcnse qu'une telle collection devrait être abritée dans unc galerie construite dans un lieu ouvert et aéré, doté du calmc nécessaire pour l'étude et la contemplation , des œuvres d'art, libre des inconvénicnts et de la saleté des avenues principales de la métropole ». Comme corollaire des considérations précédentes, il poursuit avec cette suggestion: « Je considère que cette galerie pourrait être édifiée à Kensington, sous la dépendance des Ecoles d'art que le Ministère des Sciences et des Arts y a déjà ouvertes. » Et il termine en formulant le souhait que « les autres propriétaires de tableaux ou d'autres œuvres d'art puissent se sentir stimulés pour appuyer ce même objectif ». Ensuite viennent les conditions, neuf au total. 1° La donation devrait être officiellement acceptée par le membre du gouvernement chargé du Ministère des Sciences et des Arts (il s'agissait alors de Sir Edward John Stanley, baron d'AlderJey). 2° Ledit ministère devrait prévoir un emplacement situé sm les tcrrains achetés à l'occasion de l'Exposition universelle de 1851 pour les parcs publics à Kensington, où « le gouvemement de Sa Majesté construirait une galerie bien éclairée et appropriée dans tous les sens du terme, que l'on dénommerait The National Gallery of British Art ». 3° On pourrait y ajouter et y mêler de nouvelles donations à la collection Sheepshanks, « dans la mesure où je ne souhaite pas que ma coUection de tableaux et de desssins porte mon 79
nom et soit maintenue à part ». 4° La collection serait propriété du Ministère des Sciences et des Arts, et son responsable serait « l'unique arbitre de chaque problème qui pourrait apparaître concernant sa gestion ou son aliénation ». 5° L'objectif primordial serait qu'elle serve de collection de référence et d'enseignement pour l'Ecole d'art, mais elle serait également destinée à la contemplation publique, à condition qu'il n'interfère pas avec les activités de ladite école, « afin que le public en général et les travailleurs en paIiiculier aient la possibilité de voir la
collection les dimanches après-midi ... étant entendu que je ne considère pas comme condition de la donation que la collection soit visible le dimanche» ; en fait, l'ouverture dominicale ne fut appliquée qu'à partir de 1896. 6° Aucune pièce de la collection ne pourra être cédée, mais seront autorisés les prêts temporaires aux écoles d'art du gouvernement du Royaume-Uni ou, en général, là où sont réunies les conditions les plus sûres et les plus appropriées pour sa conservation et son exposition au public >J. 7° Pour s'occuper de la conservation desdits peintures et dessins, la direction devrait s'attacher les services d'un peintre membre de la Ra.val Academy, le donateur recommandant la candidature de son ami William Mulready - auteur d'un portrait de Sheepshanks qui faisait partie de la coHection, et de Richard Redgrave - qui devint le premier conservateur de la galerie, charge qui s'ajouta à celles qu'il exerçait déjà à South Kensington. 8° On pourrait tàire payer des droits de reproduction de toute peinture ou dessin, à condition que la somme perçue soit intégralement reversée à l'auteur Je lorigmal, une 1'01Sapprouyec pm lui la qualité de la gravure avant sa publication. 9° Aucune œuvre ne pourrait être aliénée ou transférée à un autre propriétaire. Enfin, le document s'achève par une mise en garde: si ces conditions n'étaient pas respectées, la donation serait annulée, et le fiduciaire qui en aurait la charge à ce moment-là serait prié de remettre les œuvres à l'Université de Cambridge, afin qu'elles rejoignent la collection du Musée Fitzwilliam. Henry Cole fut très satisfait des conditions stipulées par Sheepshanks - nombre d'entre elles auraient pu être dictées par lui - et son désir d'attirer tout type de public cadrait même avec la prédominance dans la collection des tableaux de genre anecdotiques, qui avaient alors un grand succès commercial auprès des amateurs, car ils représentaient pour eux la version britannique des tableaux de genre du siècle d'or hollandais, et qui plaisaient aussi énormément aux non initiés, par leur virtuosité technique et la portée narrative, sentimentale ou moralisante de leur arguments. Il est certain qu'à peine inaugurée, la National Gallery of British Art devint l'une des attractions les plus visitées à South 80
Kensington, un succès public auquel contribua sûrement le fait qu'elle était ouverte deux nuits par semaine, car le musée avait été le premier conçu pour être équipé de l'éclairage au gaz (Alexander, 1983: 162). Mais le succès de la collection doit être relativisé au regard de la rapidité avec laquelle elle attira d'autres collections similaires. D'une part, parce que la National Gallery déposa peu de temps après à South Kensington les collections provenant des legs Vernon et Turner, pour lesquels on bâtit en 1858 un édifice jumeau accolé à la National Gallery of British Art (Physick, 1982); de cette manière, au moins jusqu'en 1876, cette partie-ci du complexe muséal de South Kensington constitua un amalgame administratif24, malgré une claire unité de contenu, qui s'intensifia quand la National Portrait Gallery, dont la collection était aussi fomée exclusivement d'art britannique, y fut adjointe en 1870. D'autre part, bon nombre d'autres collectionneurs, suivant l'exemple et les vœux de Sheepshanks, firent par la suite d'importants legs et donations d'art britannique: en 1860 la donation de la veuve du collectionneur d'aquarelles Richard Ellison - complétée treize ans après par des tableaux énumérés dans son testament, en 1869 les legs de Chauncey Hare Townsend et d'Alexander Dyce, en 1871 les aquarelles données par le marchand d'estampes John Foster, etc. Tous ces ajouts contenaient majoritairement des œuvres britanniques de la période romantique ou du milieu du XIXème siècle, très proches de celles de la collection Sheepshanks, puisqu'il s'agissait de collectionneurs de la même génération et du même niveau social que lui. La mise fut doublée par l'arrivée d'un legs conséquent de toiles du paysagiste Constable et par d'autres donations postérieures.25 Cela dit, l'accroissement des collections ne se fit pas totalement de manière cohérente, à partir d'une vision ou d'un projet fondateur mais, comme l'a souligné sur le ton humoristique une excellente chronique de l'actuel Victoria & Albert Museum, l'histoire de ce complexe muséal bigarré a toujours été une combinaison « de vision et d'accident» (jeu de mots inspiré du sigle V&A: Burton, 1999). Tant la collection de la National Portrait Gallery que quelques-unes des collections particulières additionnelles comportaient une part importante d'œuvres des siècles 24 Tant et si bien que devant le risque que les visiteurs confondissent malencontreusement les deux galeries de peinture britannique, le patronage de la National Gallery insista un temps pour que les portes qui faisaient communiquer les deux édifices jumeaux restassent fermées (Waterfield, 1991 : 108-111). 25 En 1888 le musée reçut presque une centaine de tableaux et plus de trois cents dessins, aquarelles et esquisses de Constable donnés par sa fille, Isabel Constable, auxquels il convient d'ajouter beaucoup d'autres legs de peinture du XIXèmc siècle, en particulier celui fait en 1901 d'après le testament du courtier gréco-britannique Constantine Alexander Ionides. 81
précédents, si bien que cet ensemble de peintures à South Kensington allait devenir un panorama historique patriotique, où le poids de l'art contemporain fut peu à peu dilué. Et même si les œuvres du XIXème en constituaient encore la majeure partie, force est de constater qu'elles produisaient un effet de plus en plus rance. La clé de l'explication réside dans le fait que, faute de budget alloué aux acquisitions, cet ensemble hétéroclite fut formé grâce à la générosité de collectionneurs particuliers aux goûts bourgeois, plus portés vers l'art académique et commercial que vers les courants artistiques innovateurs; et comme, en outre, beaucoup d'entre eux léguaient leur collection par testament ou la donnaient quand ils étaient dans un âge avancé, leurs apports contribuaient à accroître le poids des mouvements historiques au détriment des dernières tendances de l'art britannique, si bien que le Aesthetic Movement ou d'autres nouveautés artistiques de la fin du siècle passèrent totalement inaperçues. Malheureusement, étant donné que l'offre culturelle et muséale de Londres servait toujours de modèle à ce qui se passait dans les autres villes britanniques, la National Gallery of British Art fondée par John Sheepshanks et les autres collections de peinture qui lui furent associées à South Kensington devinrent le paradigme maintes fois imité dans les musées municipaux de tout le Royaume-Uni pour ce qui concerne le contenu et l'accroissement des collections. Sans nier pour autant le rôle joué par le British Museum et la National Gallery de Londres, il semble que le boom des musées qui gagna tout le pays dans les années soixante prit modèle surtout sur le grand musée dirigé par Henry Cole, qui était alors le plus récent et le plus à la mode de la capitale. Aussi, à partir de la seconde moitié du XIXèmesiècle, érigea-t-on principalement de nouvelles art galleries, soit comme complément du musée local au caractère encyclopédique - histoire, sciences, spécimens naturels, etc. - soit comme annexe d'un centre d'éducation artistique. Par conséquent, bien que l'art britannique occupât auparavant une place de premier choix dans les collections artistiques de chacun des museums26 municipaux créés après le Museums Act de 1845 et du Museums and Libraries Act de 1850, il eut bientôt l'exclusivité. Quelques-uns des exemples les plus marquants furent celui de Birmingham, ouvert en 1867, la galerie ajoutée en 1876 au musée de Leicester, la Walker Art Gallery fondée à Liverpool 26Dans le modèle du museum municipal qui se propagea dans tout le pays on misait sur un prototype de collection encyclopédique de naturalia et d'artificialia dans laquelle, cependant, pour ce qui est des contenus artistiques, on renonça au départ à offrir une large révision de l'histoire de l'art. Au contraire, on préféra mettre l'accent sur l'art victorien, puisqu'il était plus facilement compréhensible que l'art ancien, et plus attrayant au goût du peuple, toujours plus attiré par les tableaux riches de détails ou inspirés d'histoires sentimentales. 82
en 1877, les musées municipaux de Manchester et de Leeds créés respectivement en 1877 et 1882. Si, dans ces collections, les maîtres anciens européens sont désormais bien représentés, c'est certainement grâce à des acquisitions faites au cours du XXème siècle, tandis que beaucoup d'autres musées municipaux continuèrent d'être dédiés quasi exclusivement à l'art britannique des périodes victorienne et édouardienne, tels ceux d'Aberdeen, Dundee, Keswick, Oldham, Rotherham, Walsall, Warrington, etc. Les élites victoriennes ne se refusaient rien pour octroyer dans leurs musées la part du lion aux artistes britanniques les plus cotés du XIXème siècle. Elles traduisaient simplement les préférences de la majorité, sans prétendre s'ériger en arbitres ou en éducateurs du goût de leurs concitoyens. Il s'agissait d'une tactique populiste, qui attirait le citoyen moyen: en 1886, par exemple, le Birmingham Museum and Gallery enregistra un million trois-cent mille visiteurs, alors que la population de la ville ne dépassait pas le demi-million d'habitants (Waterfield, 1994: 35). Curieusement, même certaines institutions d'enseignement supérieur traditionnellement plus tournées vers l'art et l'archéologie classique se mirent à la page: l'Ashmolean Museum de l'Université d'Oxford, le Fitzwilliam à Cambridge, le Hunterian à Glasgow, ou le Talbot Rice à Edimburg tentèrent de s'attirer la générosité des mécènes de l'art victorien, afin d'accorder leur image au diapason de la nouvelle mode. De même, les colleges fondés à cette période, qui suivaient la vieille coutume de se doter d'une collection artistique qui donnait plus d'envergure à l'institution, n'avaient plus d'yeux que pour ce type d'œuvres. Il était loin, l'exemple établi par la galerie de tableaux de maîtres anciens européens réunie au Dulwich College au début du siècle. A ce moment-là, le goût majoritaire était incarné par la galerie du Royal Holloway College, un centre d'éducation féminin, érigé au milieu des vertes prairies d'Egham, dans les environs de Londres, par le magnat de l'industrie pharmaceutique Thomas Holloway qui, peu avant sa mort survenue en 1883, dépensa une fortune dans des ventes publiques d'œuvres d'art pour pouvoir léguer à l'institution quelques-uns des tableaux qui avaient eu le plus de succès aux Summer Exhibitions de l'Académie Royale. Le problème est que toutes ces institutions se contentaient généralement de prendre ce que leurs bienfaiteurs respectifs leur offraient, ce qui entraîna des résultats très proches de ceux que nous avons déjà commentés à propos de la collection de peintures de South Kensington. Les riches industriels et commerçants de tout le pays prirent comme modèle John Sheepshanks et les autres mécènes de la National Gallery of British Art, si bien que ce sont leurs collections comparables 83
d'art victorien petit-bourgeois qui alimentèrent fréquemment la croissance des musées de beaux-arts de leur ville respective, ou qui parvinrent même à favoriser la création de musées, comme ce fut le cas pour la Mappin Art Gallery à Sheffield, fondée en 1887 grâce à la générosité du brasseur John Newton Mappin. Le reste de l'Europe connut aussi ce phénomène, mais c'est surtout en Amérique du Nord que les conséquences furent les plus similaires, c'est-à-dire l'importance spécialement accordée à l'art officiel du XIXèmc siècle, même si cette préférence ne détermina par la suite une spécialisation explicite ni dans la dénomination ni dans le règlement de ces musées.
84
CHAPITRE 3 DILEMMES NON RESOLUS DANS LE DERNIER TIERS DU XIxèrneSIECLE : Musées d'art national et/ou contemporain? spécialisation et à la maintenir
La difficulté à fixer une
Le nationalisme avait toujours été un trait dominant des premiers musées d'art contemporain, mais il fut davantage exacerbé dans tous les aspects de la culture et de la politique au cours du XIXèrnesiècle. Il ne parvint pas à affecter l'estime portée à la peinture ancienne, puisque pour les patriotes britanniques et américains, y compris pour les instigateurs de la réunification allemande et pour les nationalistes des pays nordiques ou slaves, les tableaux anciens les plus appréciés restaient les maîtres italiens, flamands et hollandais, français, etc. Mais le cas paradigmatique de Londres prouve que la présence d'une National Gallery consacrée à ces écoles historiques étrangères, laissant très peu de place à la représentation des écoles autochtones, faisait immédiatement surgir la revendication de la compléter par un musée consacrée à l'art national, dont la spécialisation s'ajoutait à celle de type chronologique. Nous avions déjà vu cet argument à travers l'exemple de la National Gallery of British Art fondée par John Sheepshanks en 1857, argument qui se répéta plus de quarante ans après pour le cas de la Tate Gallery où, à partir d'une collection privée d'art britannique victorien, plana de nouveau le doute sur l'orientation du développement de l'institution vers une spécialisation en art national de toutes les époques ou en art contemporain de tout pays dilemme qui ne fut résolu qu'au début du XXlèrne siècle, avec ce jugement de Salomon qui consista à la séparer en deux entités distinctes maintenues à Londres: la Tate Britain et la Tate Modern-. Cela dit, avant d'étudier cet exemple, il convient de revoir, même de manière succincte, d'autres précédents comme la Corcoran Gallery de Washington et la Tretyakov de Moscou, où cette alternative ne fut résolue qu'une fois bien avancé le XXèrncsiècle -le fait qu'aujourd'hui ils n'aient plus rien de musées d'art contemporain ne doit pas confondre le regard de l'historien-, et surtout le cas de la Nationalgalerie de Berlin où, en revanche, l'on résolut, bien qu'il s'agît d'un musée consacré de préférence à l'art allemand, que la spécialisation prioritaire serait de type chronologique, suivant le modèle de la Neue Pinakothek de Munich.
85
Aux Etats-Unis d'Amérique, les premières tentatives pour créer des musées d'art avaient connu une vie éphémère, y compris à New-York! et Washington2. Ne pouvant recourir à la solution rapide de l'ouverture au public de collections dynastiques conservées dans des palais historiques, des groupes d'individus réunis en clubs et en académies, cautionnés par les autorités et soutenus par des donateurs et des mécènes privés, érigèrent dans le dernier quart du XIXèmesiècle de grands musées d'art à New- York, Boston, Philadelphie, Washington, Detroit, Chicago, SaintLouis et Indianapolis (Burt, 1977 : 75). Mais alors, en pleine prospérité économique du Gilded Age, prit son essor le mécénat des grands magnats des affaires, dans le milieu desquels le modèle victorien de musées de spécialisation casuelle et indéterminée en art contemporain était particulièrement répandu. Un des mécènes les plus marquants3 fut !
La New York Gallery of Fine Arts, active en 1856-58, est peut-être le cas qui mérite le plus une brève mention ici, puisqu'elle se spécialisa principalement en art contemporain. Elle constituait un hommage à la mémoire de Luman Reed, épicier, et mécène d'artistes. A la mort de Reed, les autres commerçants de sa corporation et ses amis locaux achetèrent sa collection et obtinrent de la ville de New-York qu'elle les laissa l'exposer dans la rotonde néoclassique proche de l'Hôtel de Ville, à la construction de laquelle la corporation avait contribué afin d'y montrer au public, moyennant un droit d'entrée, les œuvres de John Vanderlyn. Mais deux ans après seulement, faute de public, le musée dut fermer ses portes et les peintures furent données à la New York Historical Society. 2 Il finit par y avoir dans la capitale une exposition permanente de peintures familièrement appelée la National Gallery, montée par une institution féderale la National Institution for the Promotion of Science, fondée en 1840, qui l'année suivante, prit en main le Varden's Museum et fut à son tour absorbée en 1862 par la Smithsonian Institution. Cette institution avait été fondée en 1846 avec l'argent légué par testament par un britannique d'esprit libéral, James Smithson, qui avait exprimé le souhait qu'on y incluât une galerie d'art. Mais quand en 1858 la Smithsonian ouvrit au public sur le Mali, la grande avenue paysagère du centre de la capitale, dans l'édifice flambant neuf de style néo-médiéval dessiné par James Renwick, les seules œuvres d'art qu'on pouvait y voir décoraient l'escalier et le grand hall de l'aile ouest. La plupart brûlèrent dans l'incendie de 1865, et dès lors le projet d'une National Gallery sembla avorté (Levine, 1988: 156). 3 D'autres musées surgirent aussi à partir d'une collection donnée par un amateur d'art contemporain et il convient de rappeler ici que ce sont ceux-là qui se maintinrent à partir de l'apport de départ, même si ce n'était pas une spécialisation déclarée. C'est la raison pour laquelle ils rappellent le paradigme britannique, sans compter le rôle des riches mécènes qui les fondèrent ou les soutinrent. On pourrait même établir des parallèles concrets. Les pinacothèques de deux colleges féminins, le Vassar College à Poughkeepsie (N.Y.) et le Smith College à Northampton (Mass.), seraient comparables à bien des égards à celle de leur homologue anglais, le Holloway College et sa galerie d'art victorien (Burt, 1977 : 165 et 166). Il y eut aussi un alter ego nord-américain de John Sheepshanks, l'entrepreneur William P. Wilstach : un mécène des artistes de Pennsylvanie qui, à la fin de sa vie, devint aussi un acheteur en vue au Salon de Paris et offrit sa collection comme embryon d'un futur musée à condition que celui-ci fût situé 86
William Wilson Corcoran (1798-1888), banquier né à Georgetown mais établi dans la capitale fédérale, où il étala son niveau de vie en faisant construire une demeure luxueuse qu'il commanda au célèbre architecte historiciste James Renwick. Il y installa une impressionnante pinacothèque spécialisée dans l'art nord-américain du XIXème siècle qui était ouverte au public deux jours par semaine. Le succès rencontré par le musée fit surgir dans l'esprit de Corcoran qu'il serait le noyau d'un musée national d'art, pour la fondation duquel il offrit au gouvernement sa collection de peintures et parvint à payer la construction du siège, ce à quoi il ajouta un legs de 900.000 dollars pour son entretien. Pour commencer, Corcoran acheta un terrain près de la Maison Blanche et en 1859 chargea le même James Renwick d'y édifier un musée sur le fronton duquel il fit placer cette éloquente inscription: "Dedicated to Art". Il fut inauguré tardivement, puisqu'il il fut confisqué pendant la Guerre Civile Américaine et le gouvernement mis des années à le rendre car Corcoran avait collaboré avec les confédérés sécessionnistes. C'est précisément pour cela, pour redorer son blason et faire la démonstration publique de son patriotisme, qu'il accorda une importance plus grande à la National Gallery of American Art qu'il avait projetée, et dont la conception gagna en caractère nationaliste -il pensa même en faire principalement une collection de portraits de grands américains et de grandioses paysages nationaux-. C'est seulement en 1870 que le Congrès approuva les statuts de celle qui fut finalement dénommée Corcoran Gallery of Art, fut ouverte au publie; quatre ans plus tard, et connut un tel succès que le bâtiment s'avéra rapidement insuffisant. dans Fairmount Park, dans un des pavillons où on avait célébré la grande Exposition du Centenaire organisée à Philadelphie en 1876. Cette pinacothèque partagea son siège avec l'Ecole des Arts industriels et son Musée des Arts appliqués - directement inspiré du Musée
de South Kensington
à Londres
- jusqu'à
ce qu'ils fusionnassent
en 1928 et
qu'ils fussent transférés à l'actuel Philadelphia Museum of Art. D'autre part, la réputation de la Corcoran Gallery incita d'autres collectionneurs notables de tableaux de l'école américaine et du Salon parisien à créer des musées analogues dans leur ville respective. Dans ces cas également la spécialisation initiale fut diluée à mesure que s'ajoutaient les donations. Néanmoins, il y eut des musées exceptionnels qui restèrent liés pour toujours à leur unique progéniteur, sans accepter de donations ultérieures: ce fut le cas de la Layton Art Gallery à Milwaukee (Wisconsin), un musée construit et inauguré en 1888 par le collectionneur de peintures victoriennes anglaises et américaines Frederick Layton (Burt, 1977: 190-191), ou celui de la Walker Art Gallery à Minneapolis (Minnesota), dont le fondateur fut le marchand de bois Thomas B. Walker, qui exposa gratuitement au public sa collection de peintures pompier françaises et américaines, d'abord dans une galerie construite en 1879 puis dans un nouvel édifice, de style néomudéjar, qui ouvrit en 1927 -ses héritiers et les directeurs successifs la transformèrent par la suite en musée spécialisé dans l'art moderne du XXème siècle(Katz, 1965 : 19-20 ; Burt, 1977 : 189-190). 87
Immédiatement, Corcoran fit construire dans le même quartier un bâtiment plus vaste, commandé à l'architecte Ernest Flagg, qui lui dessina un grand palazzo de style néo-renaissance, inauguré en 1897. Pour ce qui concerne les contenus, la collection de Corcoran fut immédiatement complétée par un dépôt de peintures et de sculptures appartenant à la Smithsonian, ce qui renforça le caractère national américain de ses contenus d'origine. Toutefois, même si le fondateur avait expressément formulé le vœu que le conseil d'administration prêtât une attention particulière à l'art américain, la majeure partie des acquisitions suivantes furent des peintures et sculptures des artistes français les plus cotés au Salon officiel. Ainsi, quand le gouvernement retira ses dépôts dans les années quatre-vingt dix, la Corcoran ressemblait-elle plus à un musée d'art international qu'à une pinacothèque nationale. Cependant, à partir de 1900, on finit par confondre les deux orientations de fonctionnement, étant donné que le musée commença à organiser les "Expositions biennales de peinture américaine contemporaine à l'huile" où il réalisa la plupart de ses acquisitions. Mais aucune de ces deux voies de spécialisation ne parvint à se cristalliser, et la suite de l'histoire de l'institution ne fut marquée ni par la spécialisation en art contemporain et ni par la spécialisation en art américain4. L'exemple de la pinacothèque créée par Pavel Tretyakov à Moscou est tout à fait comparable. L'ancienne capitale du pays, qui demeurait le siège central de l'église orthodoxe russe, était une enclave nationaliste et traditionnaliste, dont la majeure partie de la population était opposée à la politique d'ouverture pro-européenne de la nouvelle cour des tsars de Saint-Pétersbourg, si bien qu'il n'est pas étonnant que ce soit à Moscou que les projets patriotiques de musées d'art national se succédèrent, semblables à ceux qui prirent forme à la même époque dans des pays limitrophes5, entre lesquels il convient de distinguer les musées de 4
Il serait fastidieux d'énumérer les donations succesives d'œuvres d'art en tout genre, même s'il convient d'en distinguer celle accordée en 1926 par William A. Clark, sénateur du Montana, qui légua à la Corcoran Gallery sa fortune et sa collection: quelques Daumier, Corot, Millet, Rousseau et Degas, mais surtout beaucoup de tableaux anciens hollandais et une variété de céramiques, tapisseries ou d'œuvres d'arts décoratifs de diverses époques et provenances (Katz, 1965: 73 ; Wallach, 1998: 22-37). C'est sans doute à cause de l'indéfinition de la Corcoran qu'il fut nécessaire, tout au long du XXèmc siècle, de développer une offre muséale qui, en matière artistique, connut son apogée avec l'inauguration en 1941 de la National Gallery puis avec la fondation du National Museum of American Art et du Hirshhorn Museum and Sculpture Garden. 5 De nombreux musées furent fondés dans une perspective d'exaltation de la culture nationale autochtone dans des territoires dépendant de l'Empire austro-hongrois: le Musée national hongrois à Budapest, le Musée national de Bohème à Prague, le Musée 88
nations sans Etat, tels ceux qui furent fondés par le professeur Fredrik Cygnaeus à Helsinki6 ou par le peintre Henryk Siemiradzki et d'autres compatriotes à Cracovie7, où l'on rebaptisa même "musée national" un musée municipal.
national roumain à Bucarest, etc. Parallèlement, comme conséquence de la redécouverte et de la revalorisation du passé "non occidental" des pays slaves, surgirent des musées analogues dans des territoires contrôlés par les Russes: le Musée national de Varsovie, le Musée d'art ukrainien de Kiev, etc. De la même manière, dans les royaumes baltiques les mouvements nationalistes du XIXème siècle popularisèrent les Nordiska Musee!, consacrés aux antiquités, à l'art et à l'ethnologie vernaculaires. 6 Fredrik Cygnaeus (1807-1881), professeur d'histoire, d'esthétique et de littérature moderne à l'Université d'Helsinki, était l'un des leaders du mouvement nationaliste en Finlande, alors grand duché de Russie, doté d'une certaine autonomie. Il était aussi l'une des figures les plus influentes de son temps à Helsinki: il présida pendant plusieurs années l'Association finlandaise d'art. Il avait commencé à collectionner les œuvres d'art à l'occasion de ses longs voyages à travers l'Europe, et dans les années 1860 il était devenu un mécène régulier des artistes finlandais, ce qui l'incita à proposer la constitution d'un musée public où il voulait exposer au moins une œuvre de chaque artiste finlandais. La collection de Cygnaeus était le reflet de ses conceptions esthétiques et nationalistes. Il y donnait une version revue et très représentative de l'art finlandais depuis le début du XIXème siècle jusqu'au dernier quart du siècle, en particulier pour les peintures d'histoire, de paysage, les portraits et la sculpture académique. Cygnaeus souhaitait que le gouvernement fondât une Académie finlandaise des beaux-arts et un musée national des beaux-arts; mais en 1872 il prit l'mitiative de fonder son propre musée, qui porterait son nom, et auquel ij légua sa collection, dans la mesure où l'Etat finlandais n'existait pas encore. Il légua aussi le bâtiment: sa résidence d'été, au sommet des rochers de Kaivopuisto, un parc en bord de mer dans un site couru en été au sud d'Helsinki. Les meubles et accessoires furent vendus immédiatement après sa mort, afin de faciliter la circulation des visiteurs, et l'année suivante, en 1882, le musée ouvrit au public, dévoilant ainsi le goût particulier d'un collectionneur singulier. La collection s'accrut à la faveur de donations qui doublèrent le fonds d'origine, mais toutes les pièces sont contemporaines de l'époque de Cygnaeus. 7 L'ancien Etat polonais était alors divisé en trois zones contrôlées par la Prusse, la Russie et l'Autriche; seule cette dernière zone -la région de Galicie- jouissait, dans la seconde moitié du XIXème siècle, d'une certaine autonomie. Cracovie, l'opulente capitale de cette région, était un centre politique et culturel actif où Waldyslaw Czartoyski, un ancien exilé, avait ouvert en 1876 un musée d'antiques, reliques médiévales et peintures de maîtres anciens -dont Léonard de Vinci, Raphaël et Rembrandt-. Mais nombre de ses compatriotes réclamaient un autre musée qui lui servît de complément, où serait exposé l'art polonais. En guise de réponse, trois ans plus tard, le peintre Henryk Siemiradzki et d'autres artistes nationalistes offrirent à la municipalité quelques-unes de leurs œuvres pour la création d'un musée. La corporation locale accepta immédiatement l'offre et le 7 octobre 1880 était fondé le "Musée national de Cracovie" --qui n'ouvrit au public de manière régulière qu'à partir de 1883-. Son fonds, provenant essentiellement de donations, était très hétérogène: y cohabitaient des souvenirs d'un passé lointain avec des œuvres d'artistes non antérieures au romantisme. 89
Ce bouillon de culture fut la clé de l'origine et du succès populaire que rencontra le "Musée d'art russe" que le jeune héritier d'un magnat du secteur textile inaugura en 1874 dans un édifice construit ad hoc à côté de sa demeure, dont les murs furent décorés par le peintre Viktor Vasnetsov suivant des thèmes russes afin d'en faire un manifeste visible du vieux style national, par contraste avec l'internationalisme de l'architecture néoclassique blanche de Saint-Pétersbourg. Mais si cela nous intéresse ici, c'est parce que Pavel Tretyakov était le principal mécène des artistes russes les plus avant-gardistes de son temps, le groupe des "itinérants" (Peredwishniki), ainsi surnommés car ils montaient des expositions itinérantes à travers tout le pays. Aussi sa pinacothèque se spécialisa-t-elle dans l'art récent, d'autant plus que la ville comptait déjà avec une autre initiative qui avait misé sur les antiquités et les icônes8. Le jeune mécène supervisa personnellement la mise en place des cinq cents tableaux de sa collection: au rez-dechaussée se trouvaient les grandes peintures datant de la fin du XVIIlèmc siècle au début du XIXème, tandis que les tableaux de paysages et les tableaux réalistes furent placés au premier étage. Mais l'édifice s'avéra déjà trop petit pour contenir et les œuvres et les nombreux visiteurs. Dans les premiers temps, le public s'aquittait d'un droit d'entrée, mais entra gratuitement à partir de 1881, si bien qu'il devint considérable. Pour faire tenir à la fois tous ces visiteurs et les nouvelles acquisitions, Tretyakov dut périodiquement faire ajouter des extensions, dont l'accumulation finit par grever l'entretien du musée. Le tsar Alexandre III était disposé à acquérir la collection pour le Musée d'art russe qu'il projetait pour Saint-Pétersbourg9, mais en 1892, à Avec le temps, ces œuvres furent rassemblées dans une section distincte et occupent à présent la meilleure place dans la collection actuelle. 8 Il Y avait à Moscou un musée créé par Nikolai P. Rumyantsev en 1861, qui abritait des antiquités, des icônes, et une remarquable collection de peintures de maîtres anciens Italiens et hollandais (Calov, 1977: 45-46). Pour les Moscovites et les étrangers, la visite de cette collection constituait le complément indispensable à celle de Tretyakov (de fait, elle finit par la compléter, puisque le Musée Rumyantsev fut fermé en 1924 et l'Etat soviétique transféra le fonds de peinture à la Galerie Tretyakov). 9 Alexandre III, tsar nationaliste qui régna de 1881 à 1894, était décidé à créer un nouveau musée de ce type, réunit à cette fin dans le palais Anitschkow un vaste ensemble de peintures et de sculptures russes, certaines d'entre elles déposées par l'Académie des Beaux-Arts, d'autres acquises par lui ou amenées de l'Ermitage ou d'autres palais de la famille impéritale. A sa mort, cette collection fut à l'origine du Russkij Muszej Imperatora Aleksandra 111,fondé avec succès en 1895 : plus de 100.000 visiteurs la première année. Dans les premiers temps, la collection de ce musée était dominée par les peintures académiques du XIXèmc siècle; mais, dans ce cas, le choix politique en faveur d'un musée dédié à la culture nationale prévalut les années qui suivirent. Sous le règne de Nicolas II la présence de l'art russe ancien augmenta peu à 90
l'inverse, Pavel Tretyakov l'offrit à la Duma (municipalité) de Moscou, avec son contenant. Ce transfert de propriété ne fut sans doute pas pour rien dans la mort de son frère Sergey la même année: la personnalité du musée se compliqua alors davantage, puisqu'il hérita de sa collection de quatre-vingt quatre tableaux de maîtres occidentaux modernes tels que Achenbach, Corot, Courbet, Menzel, Messonier, et les peintres de l'Ecole de Barbizon. Etait-il encore pertinent de lui donner l'appellation de "Musée d'art contemporain" ou quelque chose du même goût, puisque l'épithète "russe" ne lui était plus approprié? Au lieu de résoudre le dilemme, la municipalité rouvrit le bâtiment deux ans plus tard sous le nom de "Galerie d'art de la ville de Moscou Pavel et Sergei Tretyakov". Pavel fut nommé membre à vie du conseil d'administration du musée, mais à sa mort survenue en 1898, les reponsables du musée décidèrent de le consacrer uniquement à l'art russe de toutes les époques, et ce caractère "national" s'accentua lorsque Lénine nationalisa le musée JO. En revanche, la décision des autorités suivit plutôt la logique inverse, dans le cas de la Nationalgalerie de Berlin. Erigée entre 1866 et 1876, en forme de temple néo-corinthien selon les plans de l'architecte Friedrich August Stü1er, complétés sous la direction de Heinrich Strack, elle incarnait à l'origine l'alternative moderne à l'Altes Museum, mais surtout son complément nationaliste, caractéristique du contexte politique que traversait la capitale prussienne, qui avait fini par s'imposer en 1871 comme le centre névralgique de l'Allemagne unifiée. Faisant honneur au nom de la nouvelle institution, l'entrée fut couronnée par cette dédicace patriotique: "Der Deutschen Kunst" ("A l'art allemand"), sous une allégorie sculptée sur le fronton, représentant "Germanie-et non la Prussecomme protectrice des arts", tandis qu'à l'intérieur, tout résumait également la germanité, à travers une décoration de frises par Otto Geyer exaltant les gloires de la culture allemande, depuis les peu. En 1902, il fit ouvrir une nouvelle section d'ethnographie, et en 1913 une section d'antiquités russes. Ainsi, l'institution se métamorphosa en musée encyclopédique de la culture matérielle russe. Il n'est pas surprenant que, lorsque la monarchie fut abolie, le musée fût rebaptisé Russkij Muse} -après la révolution de 1917, tous les spécimens non artistiques furent progressivement transférés dans les nouveaux musées d'antiquités et d'ethnologie-. la Le 3 juin 1918, Lénine décréta la nationalisation de la Galerie Tretyakov, mais décida qu'elle continuerait de porter le nom de "Musée d'Etat Tretyakov" -c'est le seul musée de l'ère pré-révolutionnaire qui conserva le nom de son fondateur-. Durant la période soviétique, le musée finit par être doté d'une impressionnante collection d'icônes russes et de tableaux anciens, provenant principalement de collections privées nationalisées comme la Galerie Tsvetkov, la galerie de peintures du Musée Rumiantsev, le Musée Ostoukhov d'icônes et de peintures, etc. 91
peuples germaniques jusqu'à Guillaume rr, sans compter une surabondance de tableaux d'histoire destinés à chanter le passé de la nation et ses héros, comme s'il s'agissait d'une nouveau Walhalla (Gaehtgens, 1992: 74-5). Cela servait la stratégie politique du Kaiser Guillaume rr et de son chancellier Bismarck, mais faisait en outre écho à l'origine de la collection privée, représentative des différentes écoles allemandes du néoclassicisme au réalisme, qui avait été réunie par un riche banquier et commerçant, 1. Heinrich Wilhelm Wagener. La collection,
après la mort de son propriétaire,
était revenue à Guillaume
rr
selon les termes d'un testament en date du 16 mars 1859, dans lequel Wagener exposait deux conditions: la première était que ladite collection devrait être conservée indivise à Berlin pour le plaisir des artistes et des amateurs d'art, et la seconde était qu'elle devrait être maintenue pour en faire dans le futur une galerie national où l'on montrerait la nouvelle peinture dans son déroulement postérieur et où l'on développerait l'objectifll qui avait présidé à la constitution de la collection (Rave, 1968 : 13-14). Mais Guillaume rer décida, appuyé par un groupe d'artistes contemporains (Honigmann-Zinserling, 1975 : 100) que la Nationalgalerie collectionnerait l'art de quelque nationalité que ce fûtallemande surtout, mais pas exclusivementet qui serait postérieur à l'époque de Goethe. En réalité, le Kaiser aurait rencontré de nombreuses difficultés à fonder à partir du legs de Wagener un musée uniquement consacré à l'art allemand, puisque la collection qu'il hérita de lui possédait un nombre considérable de peintures d'artistes étrangers: belges, surtout, et quelques II
Mais de quel objectif s'agissait-il? Etait-ce un musée d'art contemporain ou d'art allemand? Pour l'historien Gudrun Calov, une des autorités les plus compétentes en la matière, il faut considérer le projet de Wagener dans ses rapports avec d'autres initiatives de création de musées nationalistes, si fréquentes dans les pays du centre et du nord de l'Europe à cette époque. Dans son étude sur les collections au XIXème siècle en Allemagne, Calov y fait référence sous le titre "Die national en Bestrbungen in Deutschland" ("Les initiatives nationales en Allemagne") et non dans la section qu'elle consacre aux "Die Sammlungen Zeitgenossischer Malerei" ("Les collections d'art contemporain"), et présente le projet de Wagener comme un épigone d'autres projets tel le Germanisches Nationalmuseum de Nüremberg, spécialement consacré aux œuvres de maîtres anciens allemands (Calov, 1969 : 157). En définitive, l'objectif auquel aspirait Wagener était un musée dédié au Geist national allemand, d'où le nom de Nationalgalerie. Au début, que l'art contemporain constituât le point fort de sa collection n'était qu'une question marginale. En revanche, le développement du projet par Guillaume Icr suivit la voie inverse: l'institution naquit comme musée d'art contemporain d'où, en prime, émanait une idée générale de germanité (voir l'article de Wolfgang Hardtwig : "Privatvergnügen oder Staatsaufgabe? Monarchisches Sammeln und Museum 1800-1914" in Mai & Paret, 1993,81-103 -l'exemple est traité à la page 86-).
92
français. Si le nouveau musée avait été exclusivement dédié à l'art allemand, il aurait fallu l'expurger de ces peintures, ce qui contredisait la première clause du testament, qui exigeait de maintenir indivise la collection. Ce dilemme fut résolu à la faveur d'un équilibre scrupuleux établi par le premier directeur, nommé dès 1874, l'historien d'art Max Jordan, qui avait été auparavant directeur du musée municipal d'art de Leipzig et professeur à la célèbre université de cette même ville. C'est lui qui organisa la distribution muséographique, en prévision de l'inauguration solennelle par Guillaume rr le jour de son anniversaire, le 21 mars 1876. A la différence du personnel des autres musées prussiens, Jordan ne dépendait pas du directeur général des musées de Berlin, Wilhelm von Bode, mais directement du Kultusministerium et d'un comité consultatif spécial -dominé par des représentants des académies-; cependant, cette autonomie administrative ne l'avantageait pas nécessairement au moment de stimuler de nouvelles donations et de réclamer un budget généreux, car même s'il y avait beaucoup d'argent pour les musées, grâce à l'intérêt du prince héritier (Kronprinz) Frédéric12, tous les fonds pour les acquisitions destinées aux musées étaient contrôlés par une commission présidée par Bode, qui n'était pas très enthousiaste à l'égard de l'art contemporain. Plus tard, pendant le règne de Guillaume II, ennemi déclaré des nouveautés artistiques venues de France, c'est le Kaiser lui-même qui s'appliqua à contrôler ce qui pouvait figurer dans la Nationalgalerie. Ces ingérences royales ne firent qu'accroître la frustration de Jordan, qui en 1896 prit sa retraite "pour raisons de santé" -il mourut dix ans plus tard-, alors qu'en ces années qui virent l'essor du IIèmeReich les musées de Berlin connaissaient leur plus grande expansion (fig. 5). On ouvrit même des musées d'art contemporain allemand à Munich13 et Poznanl4, conçus comme autant de vitrines pour la propagande de la politique impériale prussienne. 12
L'empereur Guillaume rer, qui craignait les idées libérales de son successeur, avait essayé de détourner son attention de la politique en nommant "protecteurs des musées" le prince Frédéric et son épouse Victoria, fille de Victoria et d'Albert d'Angleterre, laquelle avait hérité de son père un grand intérêt pour les musées d'arts industriels; en 1888, durant son bref règne sous le nom de Frédéric III, il fit de ces musées la priorité de sa politique culturelle (Joachimides, 2001 : 96). Son successeur, Guillaume II, prolongea partiellement cette orientation muséale comme gage de fidélité filiale. 13 Le prestigieux poète, traducteur et éditeur de littérature espagnole et orientale, le comte Adolf Friedrich von Schack, originaire de la province du Mecklenburg et consul à Munich, légua par testament à Guillaume II sa demeure dans la capitale bavaroise, non loin des deux pinacothèques, avec toute sa collection de peintures romantiques et romantiques tardives allemandes -complétées par des copies de tableaux de maîtres anciens-. Au lieu de la transférer en Prusse, le Kaiser décida de la maintenir à Munich et d'en faire un musée. Cette décision était peut-être un geste politique, dicté par le souci 93
I
Fig. 5 Façade de la Nationalgalerie, et vue de l'Île des Musées, Berlin de s'attirer des sympathies dans la capitale qui concurrençait Berlin pour le titre de cheflieu de l'Allemagne unifiée. Ainsi, paradoxalement, grâce à un souverain de Berlin, la capitale bavaroise obtint un second musée d'art récent. Provisoirement, la maison de Schack sur la BriennerstraBe ouvrit sans grands changements, mais en 1908 la collection fut transportée à l'autre bout de la capitale, sur la PrinzregentenstraBe, près de l'ambassade prussienne à Munich, dans un nouveau bâtiment commandé à l'architecte Max Littmann, où elle est demeurée jusqu'alors. Mais la cour prussienne ne s'occupa jamais de doter le musée d'un budget suffisamment régulier pour les acquisitions, si bien que la Schackgalerie ne parvint pas à devenir un véritable musée d'art contemporain (voir l'article de Pophanken in Mai & Paret, 1993 : 114-134). ]4 Au moment de la construction du Parlement allemand (Reichstag) à l'emplacement du palais Raczynski, l'importante collection d'art allemand du XIXèmesiècle qui avait été réunie dans ce dernier par le diplomate à la retraite Athanasius von Raczynski fut transférée à la Nationalgalerie en 1903, où elle fut exposée dans une section distincte. Mais peu après, avec le consentement des héritiers, la collection Raczynski fut transportée à Poznan, afin de constituer le noyau d'un nouveau musée d'art allemand. Les Prussiens, qui avaient expulsé les Polonais et avaient repeuplé la ville de colons allemands, prétendaient ainsi renforcer l'identité allemande de la ville par le biais du musée, qu'ils baptisèrent symboliquement Kaiser Friedrich Museum. Ce culte de l'Empereur trouva de nombreuses illustrations parmi les musées allemands fondés à cette époque, même quand personne ne s'attendait à un geste de soutien de la part du souverain: ainsi, dans le localité de Krefeld, la Museumsverein décida de baptiser le musée local "Kaiser Wilhelm Museum" et l'empereur Guillaume II vint en personne à son inauguration en 1897, mais ce fut l'unique geste en faveur de ce musée d'artisanat et d'arts industriels-devenu musée d'art moderne depuis 1950-. 94
C'est une politique que finit par imiter l'Empire austro-hongrois, quoique tardivement, vers la fin du siècle. Vienne était alors à l'apogée de sa vie culturelle; l'un des faits marquants en fut la création d'un complexe de musées à proximité de la RingstraBe et du Hojburg (résidence de la cour impériale), conçu dans le dernier quart du XIXème siècle par Gottfried von Semper et l'architecte local Karl Hasenauer: le Naturhistorisches Museum et le Kunsthistorisches Museum -respectivement Musée d'histoire naturelle et Musée d'histoire de l'art-. On pouvait espérer que l'étape suivante serait la création d'un musée d'art contemporain: c'était le rêve de beaucoup d'artistes, y compris ceux de la Secession, qui firent pression sur les gouvernants pour qu'ils le concrétisassent, mais finirent par construire leur propre bâtimentl5. Le Ministère de l'Education multiplia les propositions sans parvenir à rien faire, si ce n'est à constituer un "Comité pour la création d'une galerie d'art moderne", dont les membres, en 1901, formulèrent le vœu que la Cour cédât l'un des palais du parc Belvédère, aux portes de la ville. A cette époque, l'Empereur, qui était désireux de passer pour un mécène des arts, était sur le point de créer à ses frais une "Galerie d'art moderne du Royaume de Bohème" qui, composée de deux sections -une réservée aux artistes contemporains tchèques, l'autre à leurs homologues germanophones-, fut inaugurée à Prague en 1902. Si bien que, évidemment, François Joseph accéda à cette requête et mit à diposition le Belvédère inférieur, un bâtiment de style baroque tardif dont la décoration rococo s'accomodait assez mal de la présence de tableaux contemporains, mais dans lequel, le 2 mai 1903, ouvrit cette Moderne Galerie tant désirée. C'est à cette institution que furent reversés les peintures postérieures à 1870 de la collection impériale ainsi que bon nombre d'aquarelles et de dessins provenant de l'Albertina. Bien qu'y fussent représentés quelques peintres et sculpteurs français, la collection était principalement composée d'œuvres d'artistes des territoires intégrés à l'Empire ou le jouxtant: Amerling, Bôcklin, Feuerbach, Klimt, Klinger, Stuck, von Uhde, etc. Cette prédisposition nationaliste fut renforcée par le premier directeur du musée, l'historien Friedrich DôrnhOffer, nommé en 1909. Ce n'était pas un spécialiste de l'art et les dernières tendances l'intéressaient de toute façon moins que les œuvres d'un passé lointain, si bien qu'on assista, sous sa direction, à la mise en place d'une double stratégie: d'une part l'institution continua d'être consacrée à l'art récent 15
Ces artistes, transfuges de l'Académie des Beaux-Arts de Vienne depuis 1897, organisaient leurs propres expositions auxquelles ils invitaient des artistes étrangers à participer, d'abord dans l'édifice de la Société horticole de Vienne, puis dans son propre siège, la Secession Haus (Pavillon de la Sécession) construit en 1898 selon les plans de Joseph Maria Olbrich, eux-mêmes inspirés d'un croquis préliminaire de Gustav Klimt. 95
national et international, mais d'autre part, elle commença à collectionner l'art autrichien sans distinction d'époqueJ6. Comme on peut le voir, nombreux furent, dans le dernier tiers du XIXème siècle, les musées au sein desquels était superposée cette même dichotomie entre art national et/ou contemporain, soulevant ainsi ce problème de "double personnalité" si souvent évoqué à propos de la Tate Gallery de Londres. Mais c'est justement cette dernière qui constitua l'exemple le plus éloquent d'une telle bipolarité, puisqu'elle donna lieu à des polémiques dans la presse et au sein des cercles artistiques, autour de la question de sa spécialisation principale en art britannique ou en art contemporain, ou les deux à la fois. Il est vrai que le Royaume-Uni était l'un de ses pays dont les maîtres autochtones des siècles passés n'étaient pas dignement représentés dans la grande pinacothèque nationale de référence, c'est pourquoi, pour ce qui concernait l'offre muséale de la capitale, un musée d'art contemporain paraissait moins prioritaire que le désir patriotique d'un grand musée d'art dédié à l'identité culturelle du pays. De telles attentes n'étaient visiblement pas satisfaites par la National Gallery of British Art fondée auparavant par John Sheepshanks, puisqu'en dépit de son appellation ampoulée, elle ne restait qu'une modeste section au sein du complexe muséal hétérogène de South Kensington. En outre, dans l'éternelle rivalité muséale entre Trafalgar Square et South Kensington, ce dernier avait de moins en moins de partisans: il était loin le temps où il était encore de bon ton de le considérer comme une alternative plus populaire, didactique et éloignée du centre pollué de Londres, car il paraissait désormais passé de mode et souffrait d'un éloignement peu commode pour les touristes et les habitants. Même John Ruskin, dont les idées avaient inspiré en bonne partie les conceptions artistiques qu'on y défendait, s'était déclaré l'ennemi de ce musée (Minihan, 1977: 134-135), tout en se montrant critique envers la
16
Il rebaptisa même le musée en 1911, gommant définitivement de la nouvelle dénomination toute référence à la modernité, puisque l'institution s'appela désormais Osterreichischer Staatsgalerie (Galerie de l'Etat autrichien), signe de la transition entre le conseil d'administration royal et le conseil d'administration d'Etat. En 1921, le nouveau directeur, Franz Martin Haberditzl, la rebaptisa simplement Osterreichische Galerie (Galerie autrichienne), puis il répartit la collection en trois départements: le Musée d'art baroque autrichien ouvrit en 1923 dans le Belvédère inférieur, la Galerie du XIXèmc siècle fut inaugurée en 1924 dans le Belvédère supérieur, et la Galerie d'art moderne ouvrit en 1929 dans l'orangerie des jardins du Belvédère (Fliedel & Muttenthaler & Posch, 1992). 96
National Gallery17. Chez ses nombreux disciples, la tendance à défendre des bouleversements radicaux de l'offre muséale londonienne était majoritaire. L'un des plus prolixes fut James Orrock, un peintre paysagiste qui gagnait sa vie en vendant des aquarelles anglaises et avait tout intérêt à ce que ce type d'œuvres fût consacré dans les salles de la National Gallery. Orrock devint le meneur d'une campagne de protestations contre la marginalisation de l'art britannique dans les musées, en particulier par le biais d'une série de conférences qu'il donna à la Society of Arts à partir de 1880, dont la plus mémorable fut celle du Il mars 1890, deux jours après la révélation par la presse du don à la nation par Henry Tate de cinquante-sept tableaux de sa collection d'art britannique victorien, l'année précédente. Il semble incroyable que quelque chose d'aussi modeste que les cubes de sucre que nous utilisons pour adoucir le café ou le thé puisse rapporter autant d'argent, mais c'est pourtant l'exploitation de cette "invention" qui dota Henry Tate (1818-1899) d'une immense fortune, qui s'accrut à la faveur du transfert du plus gros de son activité de Liverpool à Londres, où il devint le principal raffineur de sucre du Royaume-Uni. Suivant l'exemple d'autres millionnaires, il pratiqua la philanthropie sur ses terres, en tant que bienfaiteur de l'Université de Liverpool et fondateur de la bibliothèque de Brixton, mais il fut surtout connu comme mécène des artsl8. Cette facette de Tate le rapprochait assez de John ] -:
Ruskin exposa ses idéees sur les musées d'art dans une conférence à la British Institution en 1867, intitulée On the present state of modern art, with reference to the advisable arrangements for a National Gallery, mais aussi dans d'autres essais comme Picture Galleries - Their Functions and Formation, 1857, et A Museum or Picture Gallery. Its Function and Its Formation, 1880 (un excellent résumé des théories muséologiques de Ruskin se trouve dans Waterfield, 1994: 39-41). 18 Il existe des interprétations contradictoires des largesses philanthropiques de Henry Tate. Brandon Taylor insiste sur le fait qu'il était membre de l'Eglise unitarienne, une confession qui met l'accent sur l'activisme chrétien dans les rites religieux, et avance, entre ses correligionaires antérieurs qui auraient pu exercer sur lui une grande influence, les noms des philosophes John Locke et Jeremy Bentham et, surtout, à des personnalités fameuses à Liverpool pour leur générosité, tels William Rathbone ou William Roscoe, outre d'autres industriels qui lui furent contemporains tels Samuel Morley, Joseph Rowntree, Geroge Cadbury ou Angela Burdett-Coutts (Taylor, 1999: 104). A l'inverse, Frances Spalding explique la fondation de la Tate Gallery et les autres gestes qui firent du timide et discret Tate une personnage public par l'influence de sa seconde épouse, Amy Hislop, plus jeune et plus extravertie que lui, qui appréciait les bals de la bonne société, les cérémonies royales et le premier rôle dans la presse illustrée (Spalding, 1998: 12). Tate n'était pas un homme du monde, mais sa carrière de mécène commença lorsqu'il dota sa propriété de "Park Hill", qu'il se fit construire à Streatham, d'une galerie d'art ouverte au public désireux de la visiter chaque dimanche; chaque année, il y invitait les artistes à dîner la veille de l'inauguration de l'exposition annuelle de la Royal Academy.
97
Sheepshanks, y compris le caractère conventionnel de ses goûts artistiques, car il était enchanté par les tableaux sentimentalistes des artistes britanniques qui triomphaient aux expositions de la Royal Academy -Millais était son artiste préféré-. Mais Tate voulait que sa collection finît non pas au musée fondé par Sheepshanks, mais bien à la National Gallery. Une négociation complexe média.tisée par la. presse Les archives de la Tate Gallery à Londres conservent un dossier de presse complet dans une chemise intitulée "Tate Gift" (carton n0321) où ont été rassemblés dans un album les brèves et opinions publiés par les joumaux londoniens à propos des étapes préliminaires à la fondation de l'institution. Henry Tate avait insisté dans une première offre, datée du 23 octobre 1889, pour que toute la négociation fût secrète, car il se figurait que le conseil d'administration de la National Gallery refuserait quelques-unes des pièces de sa colJection, alors qu'il tenait de son côté à éviter les polémiques ct les jugcments dc valeur dc personnes étrangères à l'affaire. Mais ses interlocuteurs firent preuve de si peu de diligence et de clarté dans leurs dcsseins qu'en fin de compte, si l'affaire évolua dans le bon sens, c'est précisément grâce aux diatribes de la presse et de la sphère artistique, qui stimulèrent les deux pmiies et déterminèrent pour une bonnc part le dénouement (sur le l'ole de la presse voir WoodsonBouJton, 2003). Peu de temps après la conférence de Orrock, The Times ,
seconda ce dernier dans sa démarche, en commentant l'offre de Tate dans
un éditorial où l'on déplorait l'absence d'un équivalent londonien du Musée du Luxembourg, qui pût montrer le mei1Jeur de la peinture anglaise postérieure à Hogarthl9. Plus tard, d'autres articles de presse 19
"The issue raised in Mr. Orrock's paper is a very large and complex one - larger, perhaps, than he himself imagines. It involves, indeed, the whole of that most difficult problem, the organization of public galleries. [...] Even with regard to pictures, the collection at South Kensington more or less clashes with that in Trafalgar Square, while Trafalgar Square complains with considerable reason that it has neither the space nor the funds to develop its collections so as to include the English school from the time of HOGARTH to the present day. Yet there can be no doubt that such a collection of English art is imperatively demanded. A wealthy country like ours, which possesses so fine a national school as we do -a school of landscape and a school of portraiture containing so many of the elements of greatness- ought to be able to stop the mouths of foreign critics by showing them a really representative and choice collection of our art gathered together in some great central gallery. The Manchester Jubilee Exhibition showed what English painters had done during the last fzfty years. Why cannot we have in London, started par#y by voluntary effort and afterwards subsidized and directed by the Government, a gallery that shall do for English art what the Luxembourg does for French? (The Times. 13 mars 1890: 9). 98
I
informèrent que le magnat du sucre avait of:fert sa collection à la National Gallery à la condition que, dans un délai de deux ans maximum, une section distincte portât son nom; toutefois, dans une lettre adressée à The DaitJ) News, le Jer décembre 1893, Tate démentit cette dernière dause, en assurant qu'il ne souhaitait pas imposer le nom de Tate Gaflery. Finalement. il se rallia au patriotisme ambiant -même s'iJ collectionnait aussi les œuvres étrangères, il ne les avait pas incluses dans sa donation- et décida de la baptiser National Gallery olBritish Art (sur les nombreux noms mis en avant, voir l'article de Brandon Taylor dans Pointon, 1994: 19-20). Personne ne semblait avoir remarqué qu'il existait déjà à South Kensington une pinacothèque qui portait exactement le même nom, et le sentiment général de la presse fut très tàvorable. Mais les membres du conseil d'administration de la National GaUery déclinèrent l'offre, alléguant, outre le manque d'espace, que la clause selon laquelle la collection devait être exposée dans une section à part allait à J'encontre du principe général appliqué depuis les années quarante, qui consistait à montrer les tableaux dans l'ordre chrono logique. Les négociations reprirent en juin 1890, quand le bienfaiteur frustré changea de stratégie. Il s'adressa cette fois au Chancellor of the E\chequer (Ministre du Trésor) en personne, Edward Goschen, et comme il n'y eut pas d'objection à ce qu'il rendit publique sa nouvelle offre, il fit l:~r~enir à l'h.e Times un broui~lon de~ statuts constitutifs d'une ~ou~elle JYatwnal Gallery et unc COplCLiu oocument par lequel 11 01fraIt au Gouvernement une sélection de cinquante-sept peintures de sa collection, postérieures à 1750, en vue de la création d'un nouveau musée d'art "similaire à celui du Luxembourg à Paris" (The Times, 21 juin 1890: 12). Ce journal et bien d'autres saluèrent l'initiative, mais un haut fonctionnaire du Trésor fit savoir le 26 juin qu'il n'était plus question d'une nouvelle institution mais d'un placement de ]a collection sous la tutelle du Musée de South Kensington (la lettre fut publiée le lendemain dans The Times). On peut tout à tàit comprendre que le Gouvernement préférât que les peintures de Tate vinssent constituer une extension de la National Gallery afBritish Art de South Kensington: d'un point de vue esthétique, on ne voyait pas bien la différence entre la grande collection dOlmée par Sheepshanks et la coBection plus réduite offerte alors par Tate; mais des raisons économiques entraient aussi en jeu, car il s'avérait moins coûteux d'accueillir la coHection dans ce dernier édifice, que de construire un nouveau bâtiment, pour lequel il aurait fallu débourser 100.000 livres sc]on les calculs du ministère. En réponse à ces arguments, Je critique d'art Harry Quilter o1'&it2.000 livres pour une nouvelle institution, et fut bientôt suivi par Je marchand William Agnew 99
. I
qui en offrit 10.000 de plus (tout cela est convenablement détaillé dans The Times des 16, 22, et 28 juillet 1890). Ainsi donc, Sir Charles Robinson et Je comité nommé par le Gouvernement pour traiter cette affaire proposèrent d'utiliser le palais de Kensington ou celui de St James -sa prédilection pour les palais royaux était sans doute aussi inspirée du précédent français, établi dans le palais du Luxembourg-. Mais ce comité était simplement consultatif et le Gouvernement, craignant que les travaux d'aménagement d'un ancien palais royal résultassent trop onéreuses, maintint fermement sa décision de mettre à disposition les instal1ations de South Kensington, où allait se Jibérer un espace grâce au départ imminent de la National Portrait Gallery pour un autre siège. Ceci n'arrangea pas Tate, qui déclara que cet édifice, quoique bien éclairé, manquait d'attrait extérieur, et offrit de payer 80.000 livres pour la construction d'un nouveau bâtiment si le Gouvernement lui fournissait un emplacement approprié. Mais le débat sur la localisation s'avéra non moins compliqué si bien que, ayant proposé les deux parties plusieurs solutions sans parvenir à un accord, Tate retira son offj'e. Dès lors, le débat ne fut plus focalisé sur la nécessité d'une nouvelle institution, mais sur sa localisation, qui fut l'argument central de la troisième phase de négociations qui s'ouvrit à la suite d'un changement de Gouvernement à l'été] 892. Le nouveau Ministre du Trésor. le libéral Sir William Harcourt, était plus favorable au projet et accepta le principe de la nécessité de construire un édifice ad hoc pour la nouvelle institution '-Testait à savoir ou... L'aquarelliste Edward du Cane avait proposé dans une lettre à The Times l'emplacement de J'ancienne prison de Millbank, qui était à l'état d'abandon, et alors qu'il existait des projets de construction de logements ouvriers et d'une caserne, Tate se vit offl-ir ce terrain et l'accepta, en dépit du fait qu'il fflt un "épicentre de rhumatisme, de malaria et de névralgie", selon les termes de The Daily News du 3 novembre 1892. En réalité, ce n'était pas seulement un foyer de maladies, c'était aussi un lieu malfamé, fréquenté par des délinquants et des prostituées. dans les environs duquel se trouvaient des usines fumantes et des réservoirs de gaz. Même si l'endroit n'était pas loin du Parlement, le chemin qui le reliait à Westminster était étroit et bordé de masures croulantes. Mais on caressait l'espoir que le remplacement d'une prison en ruines par un palais des arts assainirait et régénérèrerait Millbank, favorisant J'apparition d'une nouvelle vie dans un lieu lugubre, enveloppé "d'un air de dégradation et de dépression", selon The Daily NeHls du 2 décembre 1892. Cet endroit auparavant associé à la délinquance et J'accomplissement des peines, serait ainsi physiquement et métaphoriquement purifié et sanctifié grâce à la Tate Galle!}', "temple expiatoire" de J'art (sur la portée symbolique de cette métamorphose, voir 100
Taylor, 1998: 117-122). L'enthousiasme pour la future régénération urbaine espérée par le biais de l'édification du nouveau bâtiment fut telle qu'une partie de la presse londonienne se prit à rêver les yeux ouverts d'une future promenade plantée sur les rives de la Tamise et sur l'aspect plus digne que prendrait le quartier quand fleuriraient tout autour du musée de nouvelles maisons d'employés et d'artisans. En fonction de l'avancée des négociations, l'architecte de Henry Tate, Sidney R. 1. Smith, qui avait commencé à tracer les plans du nouveau bâtiment avant même de connaître son emplacement, proposait de nouveaux projets. Mais celui qu'il réalisa pour Millbank était radicament différent de ses projets antérieurs, bien qu'amendé de cinq ou six modifications qu'il apporta lui-même en réponse aux suggestions faites par la Royal Academy (elles sont commentées par Robin Hamlyn dans Waterfield, 1991: 113-116). En septembre 1893 on en posa la première pierre, et en juillet 1897 l'édifice fut inauguré par les autorités -il ne fut ouvert au public que le 16 août- et coûta en fin de compte plus de 100.000 livres (fig. 6). Malgré tout, il s'avéra bientôt trop exigu, car en plus d'abriter la collection donnée par Tate elle accueillait aussi les œuvres achetées avec l'argent légué par Chantrey, la collection de
101
peintures donnée par Vernon, dix-huit tableaux de George Frederick Watts donnés par l'artiste lui-même, et d'autres œuvres britanniques du XIXème siècle, en provenance de la National Gallery. Mais surtout, l'espace s'avéra trop réduit par rapport à la quantité de visiteurs qui l'envahissaient tous les jours, sauf les jeudis et vendredis, qu'on décréta jours réservés de préférence aux copistes et aux spécialistes, mesure qui fut complétée, dans la perspective de leur fournir de meilleures conditions de travail, par l'instauration d'un droit d'entrée aux autres types de visiteurs. Tate proposa immédiatement une extension, qui fut prête en 1899 pour l'inauguration de huit galeries supplémentaires pour la peinture et d'un grand vestibule pour les sculptures20, Autre indice de son succès immédiat, l'institution devint instantanément l'une des plus connues et des plus imitées au RoyaumeUni et même à l'étranger. Pour le meilleur ou pour le pire, les musées londoniens, et plus particulièrement les musées nationaux, servirent souvent de parangons aux nouveaux équipements muséaux aussi bien dans les provinces et les colonies d'outremer, que dans toute l'Europe et l'Amérique. De cette manière, Henry Tate devint le modèle de bon nombre de fondateurs de musées, qui connurent celui qu'il avait créé à Londres à l'occasion d'un voyage à la capitale ou par le biais de commentaires d'amis ou d'articles de journaux. Ainsi donc, le musée "national" fondé à Londres par Henry Tate et ses émules dans d'autres villes semblaient initialement très similaires, tant par leur origine que par leur contenu, se démarquant uniquement par les personnes qui en avaient . 21 1a gestIOn. 20
Ce fut la première d'une longue série d'extensions, dont il convient de signaler les deux qui furent réalisées pour exposer le legs Turner (en 1910 ouvrit la nouvelle Turner Wing financée par le marchand Joseph Duveen, et en 1980-86 fut érigé pour cette même collection le Clore Building, œuvre de James Stirling), et qui culmina ces dernières années avec la création de trois succursales de la Tate à Liverpool, St Ives et à Londres même. On peut dire, si l'on se réfère à ces succursales, qu'en termes architecturaux et urbains, l'histoire de la Tate Gallery permet de vérifier qu'elle a amplifié et renforcé l'enjeu initial en assumant son rôle de catalyseur des processus de régénération urbaine. 21 Les mécènes comparables à Henry Tate furent nombreux en particulier dans les villes industrielles du nord et du centre du pays; beaucoup d'entre eux étaient d'enthousiastes collectionneurs d'art victorien qui offrirent leurs trésors artistiques à leur municipalité respective à la condition qu'elle les abritât dans un bâtiment qui fût digne d'eux. D'autres poussèrent même la générosité jusqu'à offrir, à l'instar de Tate, et la collection et l'édifice: la Cooper Art Gallery à Barnsley, créée en 1914, et la Shipley Art Gallery à Gateshead, active depuis 1917, sont les deux derniers exemples les plus proches du paradigme établi par Tate. On pourrait rassembler dans un troisième groupe d'émules de Henry Tate ceux qui, dans d'autres villes britanniques, n'étaient à proprement parler ni mécènes ni collectionneurs d'art contemporain, mais financèrent la construction de musées apparentés par leur contenu à la Tate Gallery. A Bradford l'entrepreneur du 102
Mais en dépit du succès initial rencontré, à tous points de vue, par l'institution, son développement ultérieur fut toujours conditionné par sa dépendance vis-à-vis de la National Gallery de Londres, qu'elle était supposée compléter. Tate avait d'abord suggéré la date de 1750 comme ligne de partage des eaux entre les deux, mais à Trafalgar Square on l'assura qu'on ne pouvait pas se passer de toiles de Turner et de Constable -certaines d'entre elles avaient été léguées selon des clauses qui imposaient leur exposition à la National Gallery-, si bien qu'ils lui proposèrent de transférer à la Tate Gallery les œuvres d'artistes britanniques nés après 1790. D'autre part, ils prirent soin de ne pas fixer cette démarcation historique dans quelque document légal que ce fût, parce qu'ils imaginaient que la Tate Gallery allait devenir comme le Musée du Luxembourg, un "musée purgatoire" dont les meilleures pièces finiraient avec le temps sur les cimaises de la National Gallery. Ceci ne souleva aucun problème pour le premier conservateur nommé à la tête de la Tate, le graveur Charles Holroyd, qui sut s'adapter au goût diamétralement opposé aux avant-gardes artistiques du directeur et du conseil d'administration qui le chapeautaient depuis Trafalgar Square, chose qui tourna sans aucun doute à l'avantage de sa carrière, puisqu'en 1906 il fut nommé directeur de la National Gallery. Mais son successeur, le critique d'art Dugald S. MacColl, un des fondateurs de la National Art Collections Fund (N.A.C.F.), se trouva confronté à de graves désagréments quand il s'entêta à faire l'acquisition de quelques œuvres de Whistler, qu'il admirait particulièrement, et du New English Art Club, afin d'introduire dans la Tate une touche de modernité face à l'art académique qui bénéficiait des fonds légués par le sculpteur Francis Chantrey, unique budget pour nouvelles acquisitions d'art britannique récent que comptait le musée. MacColl était aussi un admirateur de Degas et de Manet, et bien qu'il ne fût pas sûr que la National Gallery of textile Samuel Cunliffe Lister -connu
par la suite sous le nom de Lord Masham of
Winton- fit démolir Manningahm Hall, sa maison d'enfance, pour inaugurer en 1904 au milieu de cette propriété le nouveau musée municipal, qui abriterait l'impressionnante collection d'art victorien de l'industriel Abraham Mitchel; la nouvelle institution prit le nom de Cartwright Hall, en hommage à l'inventeur de la machine à carder. D'autres bienfaiteurs ne furent pas aussi modestes, et imposèrent leur nom aux musées qu'ils firent construire, tels W. Atkinson, qui donna son nom au musée ouvert en 1878 à Southport, ou Alexander Laing, fabricant de boissons alcoolisées à N ewcastleupon-Tyne, qui finança la construction de la Laing Art Gallery, inaugurée en 1904. L'art britannique de l'époque victorienne et édouardienne était le protagoniste absolu de tous ces musées publics fondés par de riches commerçants et industriels. Cependant, aucun de ces derniers ne suggéra que ce genre d'œuvres pût constituer une spécialisation définitive. Si c'était à l'origine le goût dominant commun à tous ces exemples, c'était seulement une question de mode ou de disponibilité, car ils finirent par collectionner par la suite l'art d'autres pays et d'autres époques. 103
British Art pouvait ou non collectionner l'art étranger, celui-ci commença tout de même à figurer sur les cimaises de manière ostentatoire à partir de 1900, ce qui donna lieu à des protestations dans la presse nationaliste: le sujet restait d'actualité quand Charles Aitken prit la relève en 1911, année qui vit la création par le conseil d'administration de la National Gallery d'un comité présidé par le duc Curzon of Kedleston et chargé de trancher sur les questions de la possibilité pour la Tate d'exposer l'art contemporain étranger et de la répartition de l'art britannique ancien entre Millbank et Trafalgar Square. Cependant les conclusions du "rapport Curzon" ne résolurent pas le dilemme, ou bien par absence de consensus, ou bien parce qu'on ne voulait pas contrevenir aux termes légaux de nombre de donations et de legs reçus par la National Gallery, si bien qu'on prit la décision salomonienne de conférer une double personnalité à la Tate, en conseillant qu'elle s'occuperait dorénavant d'une part de l'art britannique de toute période, d'autre part de l'art moderne national ou étranger, et en recommandant en outre qu'elle disposerait d'un conseil d'administration indépendant (sur les débuts de la Tate et sur les hésitations de ses responsables à propos de sa spécialisation, voir l'article de Alison Smith in Barlow & Trodd, 2000: 187-198). Cette indécision concernant le chemin à suivre faisait de la Tate Gallery un exemple très représentatif de la coexistence de la force qui entretenait la traditionnelle propension à l'isolement anglais par rapport aux tendances artistiques du continent européen, et de l'ouverture progressive vers l'Europe, qui culmina lors de la Première Guerre mondiale. C'est seulement à partir de ce moment-là que furent appliquées les directives que nous venons de citer22.
Des débats sur la modernité architecturale, artistique et politique: Ces problèmes de double personnalité ou de spécialisation mal définie ne touchèrent pas les pays où les maîtres nationaux constituaient la colonne vertébrale de pinacothèques historiques de référence, auxquelles les musées d'art contemporain servaient d'alternative et de complément. En France, en Espagne, en Belgique et en Italie, les débats et les hésitations 22
La recommandation d'un conseil d'administration propre à la Tate, indépendant de celui qui régnait à la National Gallery, devint réalité à la fin de l'année 1917, et deux ans après plus de deux cents tableaux britanniques anciens furent expédiés depuis Trafalgar Square, tandis qu'en échange on emporta de MilIbank vingt-deux œuvres d'artistes britanniques consacrés, comme Stevens, Millais, Madox Brown et Rossetti. De cette manière, ce mélange d"'art contemporain" et d"'art national" qui avait été si caractéristique des musées du XIXème siècle fut dès lors réparti en deux sections distinctes: l'art britannique de toute époque et l'art moderne de tout pays. 104
furent d'un autre type: Fallait-il suivre la tradition de réutilisation des édifices historiques ou était-il préférable que ces musées fussent nouveaux aussi bien par leur architecture que par leur contenu? Devaient-ils être des musées d'art contemporain au sens strict du terme ou disposer d'une collection permanente qui commencerait à la fin du XVHIèmesiècle ou à une date postérieure? Sous quelle autorité en laisser la gestion? A Paris, les révolutionnaires de 1871 montrèrent le plus grand intérêt pour le Musée des artistes vivants. En fait, une de leurs préoccupations premières paraît avoir été le remaniement de la galerie pour en faire un instrument de propagande au service de leur discours politique (comme le prouve la série d'articles de Darcel dans la Gazette des Beaux-Arts de 1871-2). L'association du palais du Luxembourg à la monarchie n'était pas un obstacle, puisque sa muséalisation et son ouverture au public ne firent que prolonger les stratégies naguère mises en place par la 1èreRépublique. C'est pourquoi il n'est pas surprenant que l'éphémère régime révolutionnaire de la Commune souhaitât affecter au musée le palais du Luxembourg dans son entier: l'idée fut formulée par le Ministre de l'Instruction publique du Gouvernement de Défense nationale, Jules Simon, en personne. Or, il ne resta que très peu de temps en place-il démissionna au début de 1871-, et le temps et l'argent firent défaut; en outre, en ces temps où régnait l'anarchie, les dispositions prises relativement au Luxembourg étaient contradictoires et, généralement, n'étaient pas appliquées. Il était fini le temps des interventions directes depuis les plus hautes instances politiques dans le domaine de l'offre musé ale nationale. Sous la IHèmeRépublique on parla beaucoup mais on agit peu, car pour prendre la moindre décision, on nommait des comités consultatifs, qui se mettaient rarement d'accord23. Toutefois, comme les conservateurs de musée étaient généralement présents dans les comités liés à la politique culturelle, ceux-ci en bénéficièrent au moins partiellement: les initiatives concernant le Musée du Luxembourg émanaient d'eux, puis étaient approuvées par les comités, avant d'être visées par le ministre. Ceci dit, les projets idéaux de réaménagement eurent beau être nombreux, les changements, eux, ne le furent pas. Personne ne pouvait être plus lucide sur les problèmes de l'institution que les professionnels du musée euxmêmes, mais leurs mains restaient loin des ressorts du pouvoir. Les finances et les changements de statut n'étaient pas à leur portée. 23
Ceci contribua à renforcer l'influence de l'Académie des Beaux-Arts, puisque dans tout comité consultatif nommé pour les questions artistiques, il y avait toujours au moins un académicien, ou un candidat à l'Académie logiquement peu enclin à contredire ou à fâcher les académiciens (Laurent, 1982 : 74-83). 105
La manifestation la plus patente de cet état de fait fut l'absence de volonté politique pour prendre les décisions concernant les projets successifs de réinstallation de la galerie dans des conditions plus convenables. Les écrits du marquis Philippe de Chennevières, conservateur du Luxembourg sous le Second Empire et les premières années de la IIIèmeRépublique, en apportent le premier témoignage. Dans un fascicule à tirage limité (Chennevières, 1878), il dénonça les faiblesses de la politique culturelle du nouveau régime: non seulement le fonctionnement de l'administration était trop lent, mais encore les changements fréquents de ministre entraînaient un manque de continuité politique-sept ministres de l'Instruction publique pendant les quatre premières années-. Dans ses mémoires, beaucoup mieux diffusés (réédités il y a quelques décennies: Chennevières, 1979), il raconte comment il fit en sorte, de sa propre initiative, de déployer le musée dans le palais du Luxembourg. Avant même le début des travaux de réparation des dommages causés par les bombes prussiennes, Chennevières "envahit" à l'aide de lourdes sculptures quelques-unes des salles et galeries qui n'étaient plus occupées. Il avait amorcé cette stratégie en 1870, à la suite de la dissolution du Sénat, mais ses avancées, salle par salle, pour conquérir plus d'espace, furent plus significatives dans les premières années de la IIlème République, devant l'irrésolution du gouvernement et les pressions de nombreux mandarins de la politique qui souhaitaient annexer le palais du Luxembourg pour leurs propres activités. Il gagna ainsi du terrain sur le rez-de-chaussée ainsi que l'entresol, en plus de la galerie d'origine, des salles adjacentes à la galerie est et de la galerie de bois construite en 1859 du côté de la rue de Tournon. Parallèlement, il veilla à ce que fût prise une décision politique: dans ses mémoires, il relate comment il tenta de persuader le Ministre de l'Instruction publique que le musée avait besoin de tout le palais. En premier lieu, Chennevières soutint que les pièces exposées étaient si nombreuses qu'elles pourraient occuper tout l'édifice. En second lieu, il suggéra qu'une décision politique de ce type assurerait à son instigateur une gloire éternelle face à la postérité, puisque rien ne dure aussi longtemps qu'un musée24. Le Louvre n'avait-il pas survécu à la 1ère République malgré la Restauration monarchique? Versailles n'était-il pas 24
autant je défie aucun pouvoir au monde de déposséder le Louvre de son " attribution actuelle de temple des chefs-d'oeuvre éprouvés par le temps, et Versailles de son attribution de musée historique, autant, je vous l'affirme, je défierais tout pouvoir futur de déposséder le Luxembourg du caractère que vous lui aurez imposé de Palais de l'art vivant. Rien n'est tenace comme un musée, sutout s'il a son unité, son but bien clair dans l'esprit du public. (Chennevières, 1979 : 37-42). 106
aussi un autre exemple de longévité, depuis que Louis-Philippe l'avait transformé en musée d'histoire nationale, et malgré tous les changements politiques ultérieurs? Mais le ministre n'octroya jamais au musée la totalité du palais. Pendant quelques années, la pinacothèque le partagea avec la Préfecture et le Conseil Municipal -le siège de l'Hôtel de Ville avait été incendié pendant la Commune en 1871- et dès que le Sénat fut restauré par IIIèrncRépublique en 1876, ses membres exigèrent le retour de l'institution à son siège historique, retour qui intervint à peine trois ans après. Entre temps, à la veille de l'Exposition Universelle de 1878, la majorité parlementaire, qui était très conservatrice dans les premières années du nouveau régime, se fit convaincre par la droite bonapartiste de reconstruire le palais des Tuileries -la résidence de Napoléon incendiée elle aussi par les révolutionnaires de 1871-. Evidemment, rien ne fut décidé à temps, mais ce projet de reconstruction s'imposa avec tant de force qu'il continua d'être défendu par de nombreux partisans, parmi lesquels se distingua le baron Haussmann, ancien préfet de Paris. Ils prétendaient sans cesse qu'ils étaient mus par l'espoir que, une fois reconstruit le palais, on y exposât, à côté du Louvre, les fonds d'art contemporain entassés jusqu'alors dans des dépendances trop exiguës du Luxembourg; mais, évidemment, leur désir inavoué était de reconstruire la demeure de l'Empereur dans l'attente de son retour d'exil, chose qui ne passa pas inaperçue pour la gauche, qui s'opposa au projet et exigea de trouver un autre emplacement pour le musée. Comme aucune des parties ne disposait de la majorité absolue, on ne fit rien et les ruines restèrent en l'état, devenant pour les uns une évocation nostalgique du régime précédent et pour les autres le symbole de sa chute. Mais la dégradation progressive des vestiges souleva de graves problèmes d'esthétique, de sécurité et d'hygiène au cœur de Paris, si bien qu'ils furent finalement écroulés entre 1883 et 1889, ce qui donna lieu à de nouvelles dissensions politiques; cette fois, cependant, ce sont les parlementaires conservateurs qui exigeaient qu'on maintînt ces ruines en état, comme témoignage des actes de vandalismes de la Commune, tandis que les progressistes, qui étaient alors en majorité, ne parvenaient pas à se mettre d'accord sur le type d'édifice à construire à cet emplacement25. 25
Devant l'absence de consensus, on laissa simplement vacant le terrain, sans rien y reconstruire (sur ces polémiques voir l'article de Kirk Varnedoe in Haskell, 1982 : 63-8 et celui de Patrice Noviant in Simonot, 1991: 67-8). II n'y eut pas non plus de consensus sur le type de musée qu'on devait y construire, et l'option d'y transférer le musée du Luxembourg n'en était qu'une parmi d'autres -par exemple un musée d'histoire politique, ou d'ethnologie, ou un musée nationaliste de l'art français (voir ce qu'en dit Georges Wildenstein in Epezel, 1930 : 375). 107
L'un des partisans les plus enthousiastes du transfert aux Tuileries du Musée des Artistes Vivants fut son nouveau conservateur Étienne Arago, qui avait prit la relève de Chennevières en 1879. C'était un républicain de gauche, et il semble qu'il bénéficiait de solides soutiens au sein du pouvoir quand le ministre Jules Ferry, jura devant le Sénat le 27 juin 1882 que la construction d'un nouveau Musée d'art moderne était imminente26. Mais son administration était toujours à court de budget et ne fit rien, en dépit des efforts d'Arago pour chercher d'autres emplacements où l'édification du musée résultât moins coûteuse, dans le jardin du Luxembourg ou dans ses environs immédiats. En fin de compte le Sénat lui même,déjà impatient d'occuper la totalité du palais, organisa le transfert en 188627. C'est l'orangerie attenante au palais qui fut choisie, et le Sénat paya les travaux indispensables à la sa transformation en musée, sous la maîtrise d' œuvre de l'architecte Scellier de Gisors. Vingt mille visiteurs encombrèrent ce bâtiment de dimensions réduites le jour de son inauguration par le Président de la République, Jules Grévy: l'espace d'origine, divisé en onze salles, fut agrandi à la faveur de l'ajout, en retour d'angle, d'un salon carré et d'une galerie de sculptures, dont la façade fut par la suite décorée des bustes en honneur à Delacroix, Carpeaux, et d'autres artistes du XIXème siècle. Il s'agissait, assurément, d'un local provisoire, en attendant que le Ministère de l'Instruction publique fournît un autre bâtiment: cette modeste bâtisse aux vastes baies orientées au sud, conçue pour maintenir les orangers au chaud en hiver, s'avérait être un endroit trop torride et humide pour la conservation des peintures et le confort des personnes... Mais le musée y demeura plus de cinquante ans, malgré les protestations de la presse, des artistes et du public. Cette négligence contrastait avec le paradigme muséal monumental de la Neue Pinakathek de Munich et avec la rapidité avec laquelle réagirent les autres métropoles européennes. A Rome, qui avait été choisie en 1871 comme nouvelle capitale du royaume unifié d'Italie, fut fondée en 1881 une Regia Galleria d'Arte Maderna, située sur une 26
Notons le changement de dénomination, même si le nom de Musée d'Art Moderne ne paraissait pas être définitif, puisque la même année Charles Garnier présenta des projets architecturaux de reconstruction du palais des Tuileries, sous le titre de Musée des Contemporains. 27 Le transfert fut présenté comme un don généreux du Sénat en faveur des arts. Personne ne parut s'être rendu compte que, par conséquent, un des édifices les plus remarquables du patrimoine historique national resterait désormais fermé au public. L'anciene palais de Marie de Médicis est toujours le siège du Sénat et résidence de son président; on ne peut voir que les galeries et les appartements historiques, à l'occasion de visites organisées, payantes, et à des dates précises. 108
artère à la mode, Via Nazionale, au premier étage du nouveau Palazzo delle Esposizioni. On avait construit cet édifice pour une exposition internationale célébrée en 1883 et pour y abriter par la suite les expositions nationales d'art contemporain -équivalents italiens du Salon parisien-, c'est pourquoi il paraissait normal qu'il pût aussi accueillir à l'étage supérieur la collection permanente formée par les acquisitions de l'Etat et du roi faites à l'occasion de ces concours. Cet exemple n'échappa pas à Arago, qui proposa en vain d'installer aussi son musée dans le Palais de l'Industrie-un pavillon de l'Exposition universelle de 1855, entre les Champs-Elysées et la Seine, et qui était depuis le théâtre habituel du Salon-. Curieusement, son collègue romain, le peintre Francesco Jacovacci, avait les yeux rivés sur le modèle français, puisqu'à sa fondation, on avait convenu que le musée se chargerait de collectionner les peintures, sculptures, gravures et dessins des artistes vivants et des maîtres reconnus à partir de la seconde moitié du XIXèmc siècle, pour l'exposition desquels un grand bâtiment distinct était nécessaire, qui ne tarda pas à être construit, en prévision d'une autre grande exposition internationale organisée en 1911, à l'occasion du cinquantenaire de l'unification italienne. Les Français durent également regarder avec jalousie leurs voisins belges quand le Musée Moderne de Bruxelles fut réinauguré le 27 février 1887, installé magistralement dans toutes les salles disponibles du palais de Charles de Lorraine, dont la Grande Galerie fut réservée aux expositions temporaires2R. A Amsterdam on construisit entre 1891 et 1895 le Stedelijk Museum (Musée Municipal) sur un terrain utilisé auparavant pour les foires commerciales et les fêtes populaires, situé à la périphérie du centre ancien de la capitale (fig. 7), mais suffisamment proche du Rijksmuseum (Musée national) et du Concertgebouw pour former avec eux une sorte de "quartier d'art" : son principal instigateur fut l'entrepreneur et collectionneur c.P. van Eeghen qui, à sa mort, légua
28
Malgré tout, parce que ce monument historique jouxtait l'édifice tout neuf construit spécialement pour le Musée ancien, nombreux furent ceux qui le trouvèrent immédiatement inadapté et peu moderne. A la suite d'une série d'articles de presse, en particulier dans L'Art moderne, le roi Léopold II se montra partisan d'un déménagement; mais acun des projets de nombreux architectes pour un nouvel édifice ne se concrétisa et le statu quo s'imposa pour longtemps. En 1959, le Musée d'Art Moderne ferma et le palais dix-huitième fut presque entièrement démoli J'année suivante. Cinq ans plus tard, les musées royaux des beaux-arts furent restructurés: le Musée Ancien devint Musée d'Art Ancien et du XIXème siècle et le nouveau Musée d'Art Moderne fut consacré à l'art du XXèmc siècle, et provisoirement installé dans l'ancien Hôtel de l'Europe sur la Place Royale jusqu'en 1978 (son siège souterrain actuel fut construit entre 1979 et 1984). 109
à la ville une somme pour bâtir l'édifice amSI que plus de soixante-dix œuvres d'artistes du XIXèmcsièc1é9.
29
Ce nouveau pôle culturel répondait aux besoins de nouveaux quartiers luxueux et à la mode, dans une riche métropole portuaire et ville capitale, qui n'était pourtant pas la capitale administrative du pays. L'architecte de la ville, A.W. Weissman, dessina un bâtiment spacieux et bien éclairé, qui mêlait la pittoresque architecture hollandaise à une inévitable façade imposante, criblée de niches destinées à abriter les statues d'artistes contemporains -et finalement dédiées aux architectes et peintres du Siècle d'Or hollandais-. La collection d'art montrait dans les meilleures salles de l'étage noble les œuvres de maîtres hollandais de la seconde moitié du XIXème siècle, même s'il y avait aussi quelques pièces plus anciennes et quelques œuvres de Corot, Courbet et Delacroix. Mais étant donné qu'il y avait assez de place, et qu'à l'origine la collection de l'étage était modeste, le reste de l'édifice fut affecté à une sorte de dépôt municipal et partagé entre les associations qui géraient de petits musées non artistiques: une exposition sur l'histoire nationale, un musée de l'horlogerie, un musée de la pharmacie, un musée des milices d'Amsterdam, quelques period rooms et, pour le meilleur et pour le pire, l'antique fatras du Musée Suasso -une collection hétérogène de poupées et de curiosités, offerte par Sophia Adriana Lopez Suasso, veuve d'un riche savant issu d'une famille de banquiers juifs séfarades-, dont la collection n'avait qu'un faible intérêt historique et artistique, mais qui disposait d'un budget de fonctionnement coquet, qui aurait pu suffire à couvrir les frais de fonctionnement du Stedelijk Museum tout entier (Galen & Schreurs, 1995). 110
En Espagne, deux événements eurent aussi un retentissement important: l'ouverture, le 18 janvier 1891, du Musée d'art contemporain de Barcelone dans un des pavillons construits pour l'exposition universelle de 1888, le Palais des Beaux-Arts, dans le parc de la Citadelle30, et l'année suivante l'inauguration à Madrid du majestueux Palais des Bibliothèques et des Musées, de Francisco lareno, construit pour abriter la Bibliothèque Nationale, le Musée archéologique national, et l'équivalent espagnol du Musée du Luxembourg, finalement appelé Museo Nacional de Arte Moderno, inauguré en 1898 avec la mission de passer en revue les progrès artistiques depuis Goya31 (fig. 8). 30
La collection associait les œuvres achetées par la municipalité dans les expositions organisées depuis 1891, la sélection d'art du XIXèmeofferte par l'Académie des BeauxArts, et d'autres œuvres acquises par souscription publique ou données par des particuliers. Elle rejoignit ensuite multitude d'autres collections, de toute époque et de toute origine, à la suite de l'accord signé en 1915 entre la municipalité et la Diputacion Provincial (Conseil Général) de Barcelone, dans le but de fusionner leurs fonds respectifs; elle fut pourtant de nouveau dissociée puis réouverte au public au Palais des Beaux-Arts en 1925, mais il s'agissait d'une installation provisoire. L'idée dominante était de réunir toutes les collections au même endroit, le Palau Nacianal, un édifice grandiose sur les hauteurs de Montjuïc, construit pour l'Exposition universelle de Barcelone de 1929. Le projet s'accéléra avec l'autonomie politique de Catalogne pendant la nnde République, puisqu'en 1932, le Palais de la Citadelle, siège des collections historiques, fut reconverti en siège du Parlement catalan: aussi, en 1934, le musée d'art moderne disparut-il de nouveau, et ses collections furent absorbées par le Museu d'Art de Catalunya, qui observait la ville depuis le promontoire de Montjuïc. La dictature de Franco annula ces étapes, en ramenant le Musée d'art moderne au Palais de la Citadelle, qui rouvrit en 1945. Le rétablissement de la démocratie et de la Generalitat a coïncidé avec le retour du projet de concentrer toutes les collections à Montjuïc où, depuis le début de l'année 2005, on a réintégré les fonds de ce musée à ceux du Museu Nacianal d'Art de Catalunya au moyen d'un magnifique aménagement muséographique. 31 Créé par décret royal du 4 août 1894 sous le nom de "Musea de Arte Cantemporaneo", il fut rebaptisé "Musea de Arte Maderna" par un autre décret royal le 25 octobre 1895, qui mentionne paradoxalement le Musée du Luxembourg comme modèle à suivre: par ce changement de nom, ils voulaient signifier qu'au lieu d'être un musée de passage strictement dédié à l'art du dernier cri, il serait dédié aux maîtres postérieurs à la peinture du Siècle d'Or, glorifiés au Prado. Selon les recommandations d'un comité d'experts, ce musée national-ci devait se terminer avec Goya, tandis que la collection de celui-là devait commencer avec deux disciples espagnols de David et Canova respectivement, le peintre José Madrazo et le sculpteur José Alvarez Cubero (Gaya Nuno, 1968: 361; Jiménez-Blanco, 1989: 13-21 et 235-244; Vozmediano, 1991 ; Bolanos, 1997: 237). En 1916 on recula la date postquem afin d'inclure des œuvre pré-romantiques de Goya: la spécialisation du Musea de Arte Maderna se définit dès lors comme étant l'art postérieur au début du XIXèmesiècle. En 1931, à la fondation de la nnde République, on retira de ce musée presque toutes les œuvres du XIXème siècle. En 1951, le gouvernement de Franco stipula qu'il fût partagé en deux musées, qui finirent par être appelés "Museo de Arte Maderno" et "Museo de Arte Contemparaneo". 111
i . 8 lnstalation intérieur inau
Quelque incidence que pussent avoir ces exemples étrangers à Paris, ou quelque influence que pussent exercer quelques projets malheureux de musées que voulurent concrétiser dans la capitale française des mécènes privés tels Laurent-Louis Bomiche ou la duchesse de Galliera32, on ne peut pas sous-estimer les désagréments causés par la En 1971, le musée d'art du XIXèmc siècle fut installé dans le Casôn deI Buen Retira, et devint une section du Musée du Prado. Le musée jumeau fut remplacé en 1975 par le "Museo Espanol de Arte Contemporimeo" qui est à l'origine de l'actuel Museo Nacional Centro de Arte "Reina Sofia". 32 Laurent-Louis Borniche, un collectionneur parisien dont le goût était très caractéristique de celui des classes moyennes, eut l'idée, en 1878, d'un Musée populaire, mais à peine gravés dans le marbre ces deux mots au-dessus de la porte flambant neuf du bâtiment qu'il avait fait construire exprès, son fondateur mourut, le 13 avril 1883. Son musée, vaste structure de fer et de verre au n °21 du Boulevard Morland, ne fut jamais inauguré, puisque la fille unique de Borniche décida de vendre aux enchères la collection dont elle avait héritée et de louer l'édifice pour des usages industriels (il a toujours été un hangar de marchandises, jusqu'à son acquisition par la municipalité en 1954; à présent il est réutilisé sous le nom de Pavillon de l'Arsenal, en tant que centre municipal de documentation et d'exposition sur des thèmes urbanistiques). Entre temps, Marie Brignole-Sale, duchesse de Galliera, s'était aussi résolue en 1878 à construire un grand musée pour ses collections d'art, qu'elle pensait léguer à l'Etat. Mais à la suite de différends avec le Ministère des Finances, qui l'accusait de fraude fiscale, elle décida d'offrir sa collection à Gênes, sa ville natale. Le palais classicisant qu'elle avait fait construire entre 1879 et 1894 finit, après un long imbroglio judiciaire, dans les mains de 112
petitesse de la modeste orangerie du Luxembourg, pas tellement par rapport à la dignité de son architecture, mais plutôt par rapport à la limitation de l'accroissement de son contenu. L'espace était si rare que, sur proposition d'un comité consultatif, le gouvernement décréta qu'on admettrait au musée pas plus de trois œuvres par artiste33. Pour autant cela ne suffit pas à résoudre le problème de congestion puisque, de par la nature même de ce musée, les collections augmentaient plus rapidement que dans n'importe quel autre. A l'époque, la production artistique était incroyablement prolifique à Paris-prospère métropole de quelque deux millions et demi d'habitants, et Mecque des artistes, qui attirait les jeunes créateurs du monde entier-. C'était une mission chimérique voire impossible pour le musée que de tenter de réfléter au moins les principales évolutions, quelle que pût être l'importance des efforts consentis par le musée pour assurer un suivi diversifié. Les nouvelles acquisitions augmentèrent de manière exponentielle, mais les artistes qui en bénéficiaient n'étaient pas pour autant satisfaits, car l'insuffisance de l'espace obligea à n'en exposer qu'une petite partie sur les cimaises du musée. On dut même renoncer à une partie du généreux legs de toiles impressionnistes consenti par Gustave Caillebotte, qui, après d'interminables négociations pour parvenir à un compromis entre le règlement du musée et les clauses du testament, fut installé dans une petite extension de l'ancienne orangerie, réalisée en 1896, qui ne contenta personne34. L'accumulation bigarrée de pièces dans un si petit espace la ville de Paris, qui y fonda en 1895 un éphémère Musée de l'Art Industriel et de l'Art Nouveau (depuis 1977 le Palais Galliera est de nouveau le siège d'un musée, le Musée de la Mode et du Costume). 33 C'est une erreur commune dans la bibliographie sur le Musée du Luxembourg d'affirmer que cette limite de trois œuvres était une tradition historique du musée, alors même que ce quota fut introduit pendant la nnde République. Cependant, et malgré cette mesure, la nouvelle galerie était "surpeuplée" d'œuvres. On parvint à y accumuler plus de deux-cent soixante tableaux, dont un grand nombre de dimensions considérables, répartis dans les 2.177 m' disponibles des onze salles destinées aux peintures, et on exposait presque une centaine de statues dans les 432 m' de la galerie de sculptures (Ladoué, 1948 : 198). Au début, les sculptures étaient disposées en quatre rangs, deux de chaque côté de l'allée centrale qui conduisait de la porte d'entrée aux galeries de peintures, mais plus tard on y ajouta de plus en plus de sculptures qui s'accumulèrent de telle sorte que les figures étaient presque au coude à coude, alors que les tableaux dans les galeries de peinture étaient accrochés cadre à cadre. Un entrefilet de la une du journal L'Évenement du 12 décembre 1901 surnommait l'ensemble un "bric-à-brac d'œuvres" où l'espace était si rare que tout paraissait moins exposé qu'entreposé (cité dans Lawless, 1986 : 20 ; davantage d'exemples de ce type de critiques se trouvent dans Vaisse, 1995: 365, note 77). 34 Gustave Caillebotte, un peintre et ami et mécène des Impressionnistes, mort en 1894, avait légué à l'Etat par testament soixante-neuf œuvres d'art à la condition qu'elles 113
d'exposition (fig. 9) fit horreur aux artistes et aux critiques les plus raffinés, qui adressaient souvent des critiques acerbes contre ce musée, sans pour autant cesser de le vénérer comme un lieu sacrë5. Le public abondant-entre mille et trois mille visiteurs par jour- devait aussi supporter cette congestion spatiale, si bien que les protestations visant le manque de dignité de l'ancienne orangerie du palais du Luxembourg furent sans cesse plus nombreuses. Au tournant du siècle, le vœu de voir le transfert du musée national du Luxembourg était pratiquement unanime; mais il n'y eut pas non plus d'accord à ce sujet, car deux fussent toutes exposées-autrement dit, qu'aucune ne devait être laissée en réserve- au Luxembourg ou au Louvre, mais pas ailleurs, en banlieue parisienne ou dans ses musées de province. Le second paragraphe du testament contenait ceci: "Je donne à l'état les tableaux que je possède; seulement comme je veux que ce don soit accepté et le soit de telle façon que ces tableaux n'aillent ni dans un grenier ni dans un musée de province mais bien au Luxembourg et plus tard au Louvre, il est nécessaire qu'il s'écoule un certain temps avant l'execution de cette clause jusqu'à ce que le public, je ne dis pas comprenne, mais admette cette peinture" (Schaer, 1993: 117-118). Il ne se trompait pas, car beaucoup des auteurs représentés dans sa collection -Cézanne en particulier-étaient dévalorisés par ceux qui mesuraient la qualité artistique en fonction de l'habileté technique démontrée: à ceux-là le legs semblait un statagème pour consacrer au musée des peintres de troisième catégorie. L'Académie des Beaux-Arts, avec le soutien d'une bonne partie de l'opinion publique, fit pression pour le refuser. L'affaire prit fin en 1896 avec un accord entre le Gouvernement et les exécuteurs testamentaires, qu'on persuada d'offrir quelques œuvres pour qu'au moins, en théorie, l'Etat ne fut pas accusé d'avoir refusé entièrement le legs. En réalité, cela signifiait que vingt-neuf œuvres furent refusée, contre quarante admises (Vaisse, 1995 : 161-165). 35 On cite souvent, comme précédent aux attaques de Maurice Denis, Marinetti ou Pissarro contre les musées, un fameux reproche au Musée du Luxembourg écrit par le critique Félix Fénéon: "Les maîtres de la peinture actuelle sont absents. Et nous applaudirions à un incendie assainissant le hangar luxembourgeois, si ne s'accumulaient là des documents indispensables aux monographes futurs de la bêtise au XIXèrnc siècle (Fénéon, 1886: 63). Il était davantage partisan des expositions d'œuvres choisies selon un regroupement esthétique par style; mais sous l'ironie de son invective transparaît la reconnaissance du rôle de ce musée comme référence relativement à l'art contemporain. Quant aux artistes, si ce sont eux qui se plaignaient le plus-d'autant plus s'ils n'y figuraient pas- c'est précisément parce qu'ils portaient une très haute estime pour ce musée. Être représenté dans ses fonds était le type de soutien de l'Etat le plus convoité par tous les artistes qui rêvaient de faire carrière. Même ceux qui étaient déjà consacrés, comme Whistler, Cabanel ou Bouguereau, étaient disposés à vendre à l'Etat quelquesunes de leurs œuvres les plus ambitieuses à prix modique, si elles étaient destinées au Luxembourg (Vaisse, 1995: 365, note 75). De surcroît, des peintres "alternatifs" comme Renoir traitaient le Musée du Luxembourg avec un respect quasi religieux, et il semble que Cézanne se montra enchanté à l'annonce que certaines de ses œuvres y avaient admises. On a souvent reproduit les commentaires cruels de Gauguin sur le Luxembourg en 1902 (Lacambre, 1974: 11), mais il faut tenir compte du fait que le peintre essaya d'offrir à ce musée le tableaux la orana Maria (Dieu te garde Maria), en dépit du fait que ses affaires ne prospéraient pas. 114
groupes, défendant chacun un quartier de Paris, était en opposition (Lorente, 1995). Les uns, admirant le regroupement de musées dans des zones urbaines de Berlin, Munich ou Vienne, défendaient l'argument que le mieux serait de lui trouver une place dans le Louvre ou dans ses environs. Ils proposaient de l'établir entre le Musée du Louvre et le Musée des Arts décoratifs, ouvert en 1879 dans le pavillon situé à l'extrémité de l'aile nord du Louvre; de cette manière, le palais serait entièrement dédié aux arts -idée qui n'était pas sans préfigurer le Grand Louvre-.
Fig. 9 Acumulation d'arts decoratits, tableaux et dessins dans l'Orangerie du Luxembourg en 1899 Capartir d'un tableau de J. Cornie-Miramont) 115
Les autres par contre, croyaient qu'il était préférable de maintenir le Luxembourg au sein de son quartier, afin d'en conserver le nom par lequel il s'était fait une réputation: Musée du Luxembourg. Pour ces derniers, ce musée était inextricablement lié aux atouts de la vie culturelle de la rive gauche de la Seine, où se trouvait l'Ecole des BeauxArts et où abondaient les ateliers et cafés d'artistes (Alary, 1995 : 229, note de bas de page n03?). Dans le périmètre de la rive gauche, on proposa d'ériger rue Michelet, à l'emplacement des anciennes pépinières en face du Lycée Montaigne ou sur le Champ-de-Mars un bâtiment ad hoc pour un usage muséographique, de transformer le bâtiment de l'Ecole des Sourds-Muets, de réutiliser l'ancien séminaire de Saint-Sulpice ou l'hôtel Biron, etc (Gonse, 1892: 299). De tous ces projets, le seul qui sembla sur le point de se réaliser fut la réhabilitation de l'ancien séminaire de Saint-Sulpice36, juste en face du Luxembourg (Bénédite, 1910). Son défenseur le plus enthousiaste, et probablement l'initiateur de la proposition3?, fut le conservateur qui avait succédé en 1892 à Étienne 36
Le bâtiment du séminaire fut officiellement affecté au musée en 1913. Un philanthrope américain, Hugo Reisinger, offrit de payer les travaux de réhabilitation, mais son argent fut refusé par le Parlement. Avec un souci typiquement français de dignité de l'Etat, les membres de l'Assemblée nationale résolurent que le musée pouvait accepter des donatIOns pour ses collectIOns, malS pas pour son édifice, parce quecomme le dit J. Symian, le rapporteur de la commission chargée de traiter l'affaire"c'est seulement à l'Etat qu'il correspond de réaliser de tels investissements" (Chambre des Députés, n° 2531, dixième législature, 17 février 1913: "Rapport fait au nom de la Commission du Budget chargée d'examiner le projet de loi relatif aux travaux d'aménagement du Musée du Luxembourg dans l'ancien séminaire de Saint Sulpice"). Cependant, alors que le Parlament allait voter le budget pour ces travaux de réhabilitation, on retarda la décision parce que des partisans du regroupement au Louvre exigèrent de poursuivre le débat. Une autre commission, la "Commission de l'Enseignement et des Beaux-Arts", dont le rapporteur était M. Fournol, voulait que le Ministère des Finances abandonnât l'aile qu'elle occupait au Louvre et qu'il fût transféré à l'ancien séminaire de St-Sulpice (Chambre des Députés, n° 2596, dixième legislature, 10 mars 1913 : "Avis presenté au nom de la Commission de l'Enseignement et des Beaux-Arts sur le projet de loi relatif aux travaux d'aménagement du musée du Luxembourg dans l'ancien séminaire de Saint-Sulpice"). La Première Guerre mondiale écourta les débats, et finalement non seulement le Ministère des Finances quitta le Louvre, mais il obtint aussi l'affectation du séminaire Saint-Sulpice, ce qui laissa perplexe le conservateur du Musée du Luxembourg, qui dut continuer de chercher d'autres alternatives. 3? Les rapports présentés au Parlement par le Directeur des Musées Nationaux à l'automne 1913 semblent avoir été rédigés par Bénédite lui-même, d'après sa graphie caractéristique: Archives Nationales, F21/4905, premier dossier. Ce carton contient onze dossiers de documents relatifs aux Musée du Luxembourg, au Musée de la Marine, au 116
Arago à la tête du Musée du Luxembourg: Léonce Bénédite, un homme dynamique, essayiste prolixe, peintre et amis des artistes, qui disposait d'un vaste réseau de relations personnelles parmi lesquelles figuraient par exemple Émile Bernard et Auguste Renoir -tous les deux membres de la Société des Peintres Orientalistes Français, fondée en 1893 et présidée par Bénédite lui-même-. C'était aussi un ami, spécialiste et admirateur de Rodin38, et il était attaché à l'hôtel Biron, un palais aux jardins romantiques, point trop éloigné du jardin du Luxembourg, et où le fameux sculpteur passa ses dernières années, tandis que Bénédite rêvait d'y installer son musée39. Mais ce projet non plus ne se concrétisa pas, tout comme sa proposition d'en finir avec la conception du musée comme lieu dédié aux artistes contemporains-en théorie, les œuvres d'artistes décédés ne pouvaient y rester trop longtemps- et de le convertir en un musée des maîtres modernes40: les logomachies sur le Musée du Musée Gustave Moreau, au Musée de l'Orangerie, et au Musée Rodin, tous à Paris. L'information concernant le Luxembourg concerne surtout les initiatives susmentionnées de Bénédite. Voir aussi, pour ce qui concerne la réutilisation du Séminaire Saint-Sulpice, le carton p2!/3982b des Archives Nationales. 38 La preuve en est une riche collection de lettres de et à destination de Bénédite, qui fut achetée par les Archives du Louvre en avril 1992. Je tiens à faire part de mes remerciements au Service de la Documentation du Musée d'Orsay pour m'avoir permis de lire ces lettres, qui sont conservées dans un carton intitulé "Iconographie: Léonce BENEDITE" . 39 La propnétè était de tait dans le domaine national depuis 1911, mais on concéda à Rodin le privilège de pouvoir y vivre et y travailler, quand en 1916 il fit de la nation le légataire universel de ses collections et du droit de reproduction de tous ses bronzes, en échange de l'usufruit de l'hôtel Biron jusqu'à sa mort. L'artiste décéda en 1916 et alors qu'il avait toujours été question de faire de sa résidence un musée qui lui serait consacré, le gouvernement ne prit aucune mesure pendant plusieurs années. Bénédite perdait patience, convaincu que tout allait rester en suspens. Le 13 août 1918, l'année du centenaire du Musée du Luxembourg, il écrivit un rapport flatteur au Ministre de l'Instruction publique (Archives Nationales, p21/4905, dossier Id, premier document), lui proposant de célébrer cet événement par un cadeau d'anniversaire: le transfert du Musée des artistes vivants de son orangerie inadaptée à l'hôtel Biron. Il ne reçut aucune réponse. Deux ans plus tard il renouvela sa demande, à l'occasion du cinquantenaire de la méme République (Archives Nationales, p21/4905, dossier Id, troisième document). En fin de compte, l'hôtel Biron fut effectivement ouvert au public en tant que musée, mais comme Musée Rodin. Bénédite en fut le premier conservateur. 40 Bénédite mit fin de fait à la mission traditionnelle du Luxembourg, puisqu'il cessa de transférer des œuvres à d'autres musées et institutions, sauf celles qui étaient réclamées par le Louvre. Il déclara bientôt qu'il n'était pas pertinent d'imposer le délai de dix ans après la mort d'un artiste (Bénédite, 1892: 412), qui impliquait que les œuvres de deux artistes d'un même style et d'une même époque, éventuellement membres d'un même mouvement artistique, dussent être exposées séparément quand l'un d'eux venait à mourir jeune et que l'autre vivait plus vieux. C'est pourquoi il proposa au directeur des Musées Nationaux d'oublier cette vieille tradition et de transformer le Luxembourg en 117
Luxembourg se poursuivirent jusqu'à la fin de la IIIème République, et c'est seulement après le renversement de celle-ci par les nazis que le nouveau Musée d'art moderne devint réalité au Palais de Tokyo41 ; il rompait ainsi avec son prédecesseur non seulement par sa localisation et par son architecture, mais aussi par sa dénomination, qui introduisait en France une formule déjà en vigueur en Espagne et en Italie, et qui deviendrait très en vogue tout au long du XXème siècle, sous une connotation différente.
un musée au sens strict, avec une collection permanente, et spécialisé dans une période historique courant à partir d'une date précise (Paris, Archives Nationales, F21/4905, doc.
Ia ; ce document est retranscrit et commenté dans Lorente, 1998 : 86).
41
En 1938, ce pavilIon construit pour l'Exposition internationale de l'année précédente fut désigné comme siège du nouveau Musée National d'Art Moderne et du musée homologue créé par la Ville de Paris. Tous deux ne commencèrent à fonctionner normalement qu'après la Seconde Guerre mondiale, tandis qu'en 1939 l'orangerie du Luxembourg était évacuée; elIe retrouva alors son utilité première, comme orangerie où les jardiniers du Luxembourg continuent d'entreposer les plantes et les outils; mais l'extension construite en 1886 pour abriter la galerie de sculptures est encore périodiquement ouverte au public, puisqu'elIe sert de cadre à des expositions temporaires. 118
CHAPITRE 4 UTOPIES ET EXPERIENCES AU TOURNANT DU SIECLE Des musées très singuliers, fondés par des philanthropes riches et idéalistes. C'est désormais entré dans les us, surtout dans le contexte culturel anglosaxon, que les plus fortunés fassent montre de leur générosité à l'égard de leurs concitoyens par le financement d'écoles, de bibliothèques, de musées, de théâtres, ou d'autres initiatives de bienfaisance, complétant ainsi l'action socio-culturelle menée à bien par les pouvoirs publics. Il s'agit d'une pratique qui remonte à l'Antiquité, mais qui s'est développée particulièrement au Royaume-Uni à la fin du XIXèmesiècle et au début du XXème, à la faveur du Philanthropie Art Movement. On considère généralement que la première déclaration de principes de ce mouvement fut la publication en 1877 dans The Guardian d'une lettre ouverte du fondateur du Ancoats Museum à Manchester, T.C. Horsfall, dont les arguments furent ensuite repris dans les réunions de la National Association for the Promotion of the Social Sciences. Ses prêches pénétrèrent à fond dans les consciences de nombre de riches hommes d'affaires qui assistaient, préoccupés, à la croissance formidable et désordonnée de leurs villes et qui. ou bien mus par la crainte des soulèvements révolutionnaires, ou bien par simple libéralité envers leurs concitoyens, ou bien encore pour d'autres raisons -depuis la soif de notoriété au désir de promotion socialeparrainèrent tout type d'initiatives récréatives et éducatives gratuites: parcs, centres sociaux, écoles, bibliothèques, musées d'art, etc. Nombreuses furent les fondations récréatives et éducatives destinées à la classe laborieuse qui naquirent dans les grandes villes britanniques, et dans la majorité desquelles l'art jouait un grand rôle, mtce sous la forme de collections permanentes ou d'expositions temporaires. Outre le sus-mentionné Manchester Art Museum à Ancoats Hall et le Whitworth Art Institute -qui devint ensuite la Whitworth Art Gallery, au moment où il passa sous la dépendance de l'Université de Manchester-, le People 's Palace de Glasgow, ou la Guild of St George, fondée par Ruskin en 1875 comme un club de réunion et d'instruction des ouvriers métallurgiques de Sheffield -dont la gestion fut reprise en 1890 par la municipalité, qui renomma l'institution The Ruskin Museum en l'honneur du fondateur-, les exemples les plus nombreux émergèrent, naturellement, dans les quartiers les plus populaires de Londres: le Bethnal Green Museum à East End, le Crystal Palace sur la 119
colline de Sydeham, l'Alexandra Palace à Muswell Hill, The People's Palace à Mile End, le Royal Victoria Hall à Waterloo ou le Horniman Museum à Forest Hill. A cette période, à Londres même, grâce au mécénat de philanthropes fortunés, fleurirent les institutions artistiques similaires dans leur spécialisation à la Tate Gallery - même si, dans ces cas précis, l'orientation vers la peinture contemporaine ne peut plus s'expliquer simplement depuis les points de vue de 1'histoire du goût et de la politique culturelle. Ces riches hommes d'affaires considéraient ces fondations comme des instruments pour combattre l'alcoolisme, la délinquence, et la soi-disant faiblesse morale de la classe ouvrière, si bien qu'ils les finançaient avec plaisir, comme s'ils investissaient pour la productivité de leurs employés. Ils croyaient que la jouissance esthétique offerte dans les musées d'art pouvait maintenir les travailleurs et leurs familles loin des pubs ou d'autres lieux de basses réjouissances, contribuait à civiliser leur rusticité, élevait leur éducation, et pouvait même participer de l'intégration culturelle des immigrants issus de zones rurales ou de l'étranger. Egalement inspirée par ce dessein social, la Guildhall Art Gallery], ouverte en 1886 dans le cœur financier de la City, non loin de la Banque d'Angleterre, pourrait presque être considérée comme un antécédent immédiat de cette politique philanthropique. Mais dans ce contexte, les deux exemples qui nous intéressent le plus pour leur précoce spécialisation en art contemporain sont sans aucun doute la South London Art Gallery et la Whitechapel Art Gallery. Le premier d'entre eux, situé à Camberwell, un quartier ouvrier au sud-est de la capitale, fut fondé par le pédadogue William Rossiter, qui bénéficiait de l'expérience de l'organisation d'expositions à la tête du South London Working Men 's College, où lui et son épouse montèrent dans les années quatre-vingt de nombreuses expositions d'art contemporain. Grâce au mécénat du magnat de la presse John Passmore Edwards, décidé à doter ] On y exposait en permanence une sélection de la collection municipale, essentiellement constituée d'œuvres d'artistes londoniens contemporains, surtout à partir de la réception en 1893 d'une riche donation de l'illustrateur John Gilbert, connu pour sa collaboration avec The Illustrated London News, et du legs du grand collectionneur d'art victorien Charles Gassiot, en 1902. Le public type de la Guildhall Art Gallery était formé de la masse d'employés de bureau ou de commerce qui travaillaient dans le quartier; par conséquent, pour leur permettre de la visiter pendant leur temps libre, dès son origine la galerie ouvrit les soirs et le dimanches, toujours gratuitement, y compris pendant les expositions temporaires organisées par son directeur, le charismatique Alfred Temple; certaines de ces expositions rencontrèrent un franc succès auprès du public: il y eut ainsi presque trois millions de visiteurs au total pour les quinze expositions de tout type qui furent organisées entre 1890 et 1907. 120
de bibliothèques populaires tous les quartiers de la capitale, la South London Art Gallery fut transférée en 1981 dans un splendide édifice construit ad hoc, au rez-de-chaussée duquel fut aménagée une luxueuse galerie d'art où les expositions temporaires à succès -formées d'œuvres d'art victorien prêtées par une impressionnante liste d'artistes et de riches bienfaiteursalternèrent avec la collection permanente, constituée de donations d'artistes et de collectionneurs (Waterfield, 1994). Leur objectif était de rendre accessible la beauté au regard des ouvriers; si bien qu'ils ne firent jamais payer l'entrée et que, dans un souci de commodité pour les ouvriers, ils furent parmi les premiers à ouvrir le soir et le dimanche, suivaint ainsi la politique du South Kensington Museum2. Quant à la Whitechapel Art Gallery, qui demeure aujourd'hui l'un des centres londoniens préférés des amateurs d'art actuel, elle naquit aussi à la faveur d'une initiative philanthropique; ses fondateurs, le pasteur de St Jude, Samuel A. Barnett, et son épouse Henrietta, l'implantèrent également à côté d'une autre bibliothèque financée par Passmore Edwards. Tous deux étaient des rejetons de familles aisées et, devant la misère généralisée à Whitechapel, quartier est de Londres où s'entassaient dans des conditions insalubres d'innombrables immigrants juifs, irlandais, ou issus des lointaines colonies, ils prirent la décision de faire jouer leurs relations avec les membres de la bonne société pour régénérer matériellement et surtout spirituellement ce quartier par le biais d'expositions d'art. La première base des opérations fut l'école nationale de St Jude où, chaque année à partir de 1881, ils organisèrent pendant les vacances de Pâques une exposition temporaire avec les œuvres des artistes contemporains les mieux cotés, prêtées par de célèbres personnalités, dont la reine Victoria en personne, ce qui assura l'attention de la presse et, par conséquent, une affluence considérable. Mis à part la première année, l'entrée fut toujours gratuite et l'amplitude des heures d'ouverture très large (de lOh à 22h, et les dimanches de 14h à 22h) dans la mesure où l'objectif était d'attirer des personnes de tout âge, de toute condition et de n'importe quelle partie de Londres, avec une préférence pour les humbles habitants du quartier, à qui le révérend Barnett expliquait les tableaux dans les moindres détails, pendant des visites 2
Ils aspiraient en effet à en faire une succursale de ce musée, pour en maintenir le niveau et en garantir la continuité; seulement, faute de ce soutien gouvernemental tant désiré, Rossiter en transféra en 1896 la gestion aux autorités du district de Camberwell, qui y installèrent une école d'arts appliqués; de fait, la South London Art Gallery commença à collectionner également les céramiques, les monnaies, les médailles et d'autres objets, perdant ainsi sa spécialisation initiale; mais l'art britannique contemporain continua cependant d'être le moteur principal de ses activités et le cœur de la collection dans les années suivantes, jusqu'à aujourd'hui encore. 121
guidées qui paraissaient d'authentiques sermons: il se concentrait en effet davantage sur le propos des tableaux, notamment parce qu'il souffrait de daltonisme. Dans la continuité de ces expositions annuelles à succès qui avaient lieu au siège initial, Barnett ouvrit en 1897 une souscription publique, à laquelle répondirent favorablement les classes aisées. Elle lui permit de faire l'acquisition d'un terrain et d'y faire construire un tout nouvel édifice projeté par l'architecte Charles Harrison Townsend, qui fut inauguré en 1901 bien qu'inachevé -l'argent manqua pour les mosaïques qui devaient parachever le couronnement Art Nouveau de la façade. Par la suite le district municipal de Stepney s'engagea à garantir le futur de l'institution, en constituant un patronat et en nommant à sa tête le jeune Charles Aitken. Cela ne supposait en principe aucun changement d'orientation, puisqu'aussi bien Aitken que Gilbert Ramsey, qui lui succéda en 1911, continuèrent de miser sur les expositions temporaires, sans prétendre établir une collection permanente; en revanche, les catalogues publics reçurent un traitement plus homogène et plus professionnel, se distinguant ainsi nettement de ceux qu'avait rédigés Barnett, qui se perdait souvent en digressions pour commenter certains beaux tableaux de paysage ou d'autres sujets sublimes, tout en citant d'autres œuvres de manière lapidaire (voir à ce propos la monographie de Borzello, 1987 et les articles de Seth Koven dans Sherman & Rogoff, 1994: 22-48, de Juliet Steyn dans Pointon, 1994 : 212-230, et de Shelagh Wilson dans Barlow & Trodd, 2000 : 172186). On pourrait ajouter un troisième exemple comparable, né du Philanthropic Art Movement anglais, mais qui constitue un cas à part: le musée d'art géorgien et victorien érigé entre 1914 et 1922 par l'industriel William Hesketh Lever, qui réserva pour cette institution le lieu le plus en vue de la cité ouvrière dénommée Port Sunlight, construite pour ses employés face à la fabrique de savons qu'il possédait dans les environs de Liverpool. Ce lotissement était né d'une hybridation entre d'autres «cités ouvrières» anglaises 3 et les «cités jardins» imaginées par Ebenezer Howard; sa plus grande originalité, par rapport aux autres utopies urbaines, était sa grande place centrale regroupant les différents centres civiques, dont un musée ou galerie d'art. Malgré le goût conventionnel voire démodé qui caractérisait sa collection, on pourrait considérer la Lady Lever Art Gallery, ainsi dénommée en mémoire de 3
L'exemple immédiatement antérieur le plus connu fut celui du magnat du textile Titus Salt qui, entre 1851 et 1872, avait établi la cité de Saltaire, près de Bradford, suivie par celle de Cadbury à Bourneville, près de Birmingham, fondée en 1879 -mais qui se développa seulement à partir de 1894- et celle de New Earswick dans la banlieue nord de York à partir de 1902, créées chacune par des chocolateries anglaises. 122
l'épouse du fondateur, comme une étape fascinante de la consécration de deux visions idéales du musée au début du XXème siècle: premièrement si on la met en relation avec les nombreux musées qui surgirent partou, en particulier dans le nord de l'Europe, marqués durablement par la personnalité de leur fondateur plus que par une spécialisation concrète bien que leur collection d'origine fût souvent dédiée à l'art contemporain-; mais surtout si on la met en parallèle avec le fleurissement, en Europe centrale, de cités utopistes d'artistes et d'idéalistes, dont la majorité eurent pour épicentre un musée ou une salle d'exposition dédiés à l'art contemporain (Lorente, 2004). Alors que ce dernier phénomène est généralement désigné sous le terme allemand Siedlung, nous pourrions surnommer «musées d'auteur » les fondations caractéristiques du premier phénomène (ainsi dénommés dans Lorente, 1998 : 211-216). Ce type d'initiatives ne fut pas l'apanage de riches bienfaiteurs désireux de combattre l'abrutissement ou la rébellion des masses ouvrières par le biais de l'effet civilisateur de l'art. En réalité, l'un des rares exemples plus ou moins proches d'une usine demeure le musée municipal de Faaborg, créé en 1910 par Mads Rasmussen, un riche homme d'affaires danois qui voulait fonder un grand musée d'art contemporain régional et fit construire entre 1912 et 1915 l'un des plus beaux édifices du classicisme nordique sur une parcelle étroite, prélevée en partie sur les terrains de la conserverie voisine qui lui appartenait. Sous la coupole du vestibule, l'immense statue du fondateur commande encore l'entrée; le développement du musée s'est également calqué sur les clauses énoncées par lui, puisqu'il avait laissé de l'argent et des directives en vue des futures acquisitions d'œuvres, si bien que la collection continua de s'accroître sans que l'unité historique de l'ensemble ni même l'esprit du patron aient disparu. Une catégorie spéciale: les « musées d'auteur» en Europe du nord. Dans de nombreux pays furent créés des musées à l'intiative privée de philanthropes amateurs de l'art des dernières générations; mais dans certains cas ils ne furent pas conçus comme de véritables musées d'art contemporain, mais bien plutôt comme des monuments à la gloire éterne1le de leurs fondateurs respectifs, dont la personnalité s'est traduite de manière indélébile dans la collection et sa mise en exposition. A tel point que même s'il nous arrive de trouver parmi les œuvres exposées les noms de grands artistes, le patronyme qui ressort véritablement à la fin de la visite est celui du fondateur. C'est pourquoi l'on pourrait appeler ces musées des «musées d'auteur », pour paraphraser l"expression « cinéma d'auteur », utilisée par les critiques français pour désigner une catégorie de films dont l'attraction principale n'est pas la distribution des acteurs 123
mais l'esprit du réalisateur qui les dirige. Evidemment, une étude complète de ce phénomène international devrait aussi inclure les musées antérieurs ou postérieurs fondés ou scénographiés par des auteurs dont les collections se composaient d'œuvres ou d'objets d'art en tout genre et de toute période4; mais nous nous bornerons ici à rappeler les exemples de quelques musées d'Europe du nord fondés au tournant du siècle par de grands mécènes de l'art de cette époque. L'initiative du danois Heinrich Hirschsprung, un fabricant de tabac qui colJectionnait passionnément les œuvres d'artistes contemporains de son pays, fournit un exemple paradigmatique. Alors que certains lui suggérèrent d'en faire don au Musée national des BeauxArts, lui souhaitait qu'un nouveau musée, situé juste en face, vînt le compléter; en 1902 il finit par léguer sa collection au gouvernement du Danemark et à la ville de Copenhague, à condition que ces derniers y érigeassent un édifice, qui fut inauguré en 1911. Cette collection si caractéristique enthousiasma l'entrepreneur norvégien Rasmus Wold Meyer, issu d'une familJe de fabricants de farine et vendeurs de grain, si bien que jusqu'à sa mort en 1905 Meyer fit tout son possible pour réunir à Bergen, sa ville natale, la plus grande collection d'art norvégien du XIXèrnc siècle et du début du XXèrncaprès celle de la Galerie nationale d'Oslo. Par l'intermédiaire de ses héritiers, la municipalité de Bergen reçut en 1916 la collection et la maison, qui furent immédiatement ouvertes au public. Cependant, même si la collection resta fermée à toute nouvelle acquisition, la muséographie originale fut modifiée peu de temps après: en 1924, la municipalité transféra la collection dans un bâtiment nouvellement construit sur les rives du lac Lille Lungegaards. En revanche, et ceci est un point crucial, cette modification n'intervint pas dans le cas du Rfjksmuseum Mesdag, à La Haye, car son fondateur, Hendrik Mesdag, stipula clairement que la collection et son contenant devaient être maintenus tels qu'ils les avait transmis: ce peintre paysagiste fortuné, fils de banquier, avait ouvert le musée de son vivant en 1903, et avait continué de vivre dans la maison voisine tout en s'occupant de la gestion du musée jusqu'à sa mort en 1915. Pour autant, alors qu'il se plaisait à imaginer qu'il était le promoteur d'un nouveau musée national d'art moderne, son musée était de fait un des exemples les plus achevés de «musée d'auteur », où tout semble conservé tel que le fondateur l'a laissé. Ce fut également le cas de la Thielska Galleriet à Stockholm, créée à partir d'une galerie abritant une collection d'art 4
La Wallace Collection à Lazaro Galdiano à Madrid, Gallery à Washington, le constituent autant d'exemples
Londres, le Musée Jacquemart-André à Paris, le Musée la Frick Collection à New-York, la Phillips Memorial Isabella Steward Gardner Museum à Boston, etc., en célèbres. 124
datant du tournant du siècle, dont le banquier local Ernest Thiel avait doté sa propriété en 1905. Presque vingt ans plus tard, sous la pression de
difficultés financières, Thiel vendit à l'Etat la propriété dans sa totalité bàtiments et peintures compris- pour un million et demi de couronnes suédoises, et le 26 janvier 1926 la galerie ouvrit au public. Cependant, le mobilier et la muséographie furent maintenus intacts jusqu'à aujourd'hui par le comité de direction qui en a la charge. On pourrait compléter la liste avec le cas du Musée municipal Van Abbes ouvert à Eindhoven en 1936, et de nombreux autres exemples qui fleurirent quelques années plus tard, lorsque beaucoup de collections similaires formées au tournant du siècle furent transformées en musées par les veuves ou par les descendants respectifs des mécènes et ouvertes au public après la Seconde Guerre mondiale. Mais il s'agissait dès lors de collections nostalgiques (nous cn avons déjà évoqué certaines dans Lorente, 1996), de muséographies qui renvoyaient à un époque révolue, et qui ne sauraient entrer, même sous la forme d'une digression marginale, dans le cadre de cette histoire des musées d'art contemporain. Pour ce qui des Siedlungen allemands d'artistes et d'artisans, la meilleure illustration de l'argument développé ici est fournie par celui qui fut fondé par l'industriel Ernst Ludwig, archiduc de Hesse, dans les environs de Darmstadt, sur une colline appelée Mathildenhôhe. Il s'agissait d'une série de maisons dispersées au sein d'espaces verts, dominées par le bâtiment des ateliers et par la maison du mécène, un jeune aristocrate apparenté à la reine Victoria et au tsar de Russie, et dont le plus grand plaisir était de vivre au milieu d'une communauté d'artistes et de jeunes dessinateurs: en 1899 il en avait invités sept, âgés de 20 à 32 ans. Parmi les heureux résidents de cette Künstlerkolonie figura le jeune architecte viennois Joseph Maria Olbrich, qui s'était fait connaître à Vienne peu de temps auparavant grâce au pavillon de la Sécession, et qui aspirait à la 5
Fondé par l'industriel éponyme Henri van Abbe: jusqu'en 1948, seule sa collection d'art contemporain hollandais fut exposée, car les nouvelles acquisitions n'intervinrent qu'à partir de cette date. Il s'était également chargé de fournir le contenant, un bâtiment construit dans le style hollandais traditionnel mais avec des matériaux modernes, et situé dans un espace vert en banlieue. La municipalité n'eut simplement qu'à se charger de la gestion et de la nomination d'un directeur, le docteur W. J. A. Visser, qui organisa de nombreuses expositions; ce dernier n'était toutefois pas très intéressé par l'art contemporain. C'est seulement après la Seconde Guerre mondiale, sous la direction de Edy de Wilde, que l'institution devint un centre d'art contemporain actif (Fuchs, 1982 : 14-16). Entre temps, il vivota en tant que musée public d'origine privée, sorte d'équivalent municipal du Musée national Mesdag, lequel fut le seul musée national d'art moderne que compta la Hollande avant l'ouverture du Musée Kr6ller-Müller à Otterlo. 125
consécration en étant investi d'un rôle de grande envergure: concevoir cette communauté de A à Z, depuis le plan général d'urbanisme au plus infime détail d'architecture intérieure, en passant par les plans des maisons -y compris la sienne- et des ateliers. Il fut également chargé de construire en 1901 le bâtiment d'exposition qui couronnait la colline, appelé Gebaude für Fliichenkunst und tempo rare Prasentationsbauten, où eut lieu l'inauguration publique du complexe, et où évidemment l'on montra par la suite le fruit du travail des résidents; mais en 1908, Olbrich mourut d'une leucémie, et le projet périclita légèrement. Néanmoins, cette utopie d'une communauté artistique moderne avait déjà prit racine en Allemagne et, avant qu'elle ne culmina avec le Bauhaus, il y eut d'autres tentatives qui méritent d'être signalées. Le projet sans doute le plus ambitieux intervint en 1920, quand l'architecte Bruno Taut fut chargé de concevoir, sur une colline des environs de Hagen, une cité appelée Hohenhof, une sorte de Siedlung artistique moderne avec maisons, ateliers, écoles, planétarium, salle de conférences, etc. Son promoteur, le malheureux Karl Ernst Osthaus (1874-1921), héritier d'une famille d'industriels et de banquiers, était un philanthrope aux poches percées qui, à seulement vingt-deux ans, avait commandé à l'architecte berlinois Carl Gérard un bâtiment de style néorenaissance pour y montrer au public sa propre collection de sciences naturelles sous forme de musée; mais, cet édifice conventionnel presque 126
terminé, Osthaus fit connaissance de l'architecte belge Henry Van de Velde à qui il demanda d'en concevoir l'architecture intérieure. Le résultat fut un chef-d' œuvre de l'Art Nouveau, dont tous les éléments, depuis les plafonds jusqu'aux armoires et aux vitrines, étaient décorés de formes organiques aux couleurs éclatantes (fig. 10). Impressionné par l'originalité de cet espace et enrichi de nouvelles amitiés, Osthaus -que Van de Velde avait présenté à d'autres grands mécènes de l'art moderne, tel Harry Graf Kessler, un collectionneur qui organisa trente expositions d'art international à Weimar entre 1902 et 1906- décida de consacrer son musée à l'art moderne: il forma dans ce but une des plus célèbres collections européennes, comprenant des œuvres de Barlach, B6cklin, Cézanne, Courbet, Daumier, Gauguin, Hodler, Kandinsky, Lembruck, Liebermann, Maillol, Manet, Matisse, Meunier, Minne, Munch, Nolde, Renoir, Rodin, Rohlfs, Seurat, Signac, Van Gogh, pour ne citer qu'eux. Il collectionna également d'autres types d'objets magnifiques, aussi bien des œuvres d'art industriel contemporain que des ouvrages d'artisanat oriental ou des artefacts primitifs, qui venaient compléter la muséographie organisée selon des critères esthétiques, à l'instar des collections privées, et non selon l'ordre chronologique ou le type de matériel (Sheehan, 2000 : 177). Ce mélange plut véritablement au public lors de l'inauguration du musée en 1902, sous le nom de Museum Folkwang, une dénomination difficile à traduire6. Le fondateur aimait particulièrement donner des conférences sur des questions esthétiques illustrées à l'aide de pièces de sa propre collection: à cet effet, en 1904, il chargea Peter Behrens de concevoir un auditorium à côté du musée. De là surgit le projet de faire construire une cité-jardin pour lui-même et pour ses artistes, pour laquelle il s'enthousiasma malgré les difficultés liées à la guerre et aux problèmes d'ordre personnel-sa femme se lassa de son intérêt exclusif pour les questions artistiques et le quitta pour un jeune homme. Tout fut remis en question avec la mort prématurée de Osthaus en 1921. A l'origine, il avait légué par testament l'édifice et la collection à la 6
On pourrait la traduire littéralement par «salon du peuple»; il s'apparente au «Volkvangar» des légendes nordiques, c'est-à-dire le lieu des héros morts, préparé par Freya, la déesse de la beauté, dans le Valhalla: bien que progressiste et cosmopolite dans ses goûts artistiques, Osthaus était on ne peut plus nationaliste, traditionaliste et conservateur tant du point de vue idéologique que du point de vue de ses références intellectuelles (Lahme-Schlenger, 1992: 228). Ceci dit, la culture grecque l'attirait également, et c'est à elle qu'on peut relier son ambition de rendre concret l'idéal antique du mouseion, un lieu dédié au séjour de la beauté: Hohenhof, un musée et maison -où il s'installa même avec son épouse Gertrud-, autour duquel auraient dû vivre les artistes pour lesquels il avait chargé Bruno Taut de dessiner une cité-jardin, appellée Hohenhagen ; mais après la mort de Osthaus, les plans de Taut restèrent dans les tiroirs. 127
municipalité de Hagen, pour assurer la continuité du projet en tant que musée public; mais sous la pression de l'inflation et de la crise économique qui suivirent la défaite allemande à l'issue de la Première Guerre mondiale, il craignit pour le bien-être de sa famille et modifia son testament au bénéfice de ses parents proches. S'ensuivit un inévitable affrontement entre ces derniers et la municipalité de Hagen, laquelle voulut parvenir à un accord avec le fidéicommis -l'écrivain et publicitaire Ernst Fuhrmann, qui depuis 1919 travaillait pour Osthaus à la tête du musée et d'une maison d'édition d'art qu'il avait fondée, la Folkwang Verlag- pour la survie de l'institution; en définitive, le consensus fut impossible à trouver parce que le conseil municipal ne pouvait garantir qu'il conserverait le legs tel quel ni n'était disposé à acheter la collection dans sa totalité, car cette modeste cité ne pouvait prétendre contrer les offres de villes riches telles que Duisbourg, Düsseldorf ou Essen. Finalement, la majeure partie de la collection fut achetée par la municipalité d'Essen à l'initiative de Ernst Gosebruch, le directeur du musée des beaux-arts de cette ville. Comme à quelque chose malheur est bon, cette fin apparente du Musée Folkwang aboutit à la longue à une double descendance, puisque tant la ville qui le vit naître que celle qui l'accueillit par la suite proposent au visiteur une institution muséale qui lutte pour se voir reconnaître l'héritage de cette expérience utopiste. Gosebruch, qui était un fervent admirateur de l'idée originale de Osthaus de combiner temple pour l'art moderne et temple pour le peuple, rebaptisa l'institution «Folkwang Museum Essen» et entama une campagne de refonte de la muséographie qui ne s'acheva qu'en 1927, après avoir chargé Emil Nolde, Ernst Ludwig Kirschner et Oskar Schlemmer de réaliser les décorations. Le résultat fut une « cathédrale de la modernité », non un musée d'art moderne à proprement parler: il n'avait aucune spécialisation même provisoire, puisqu'aux œuvres modernes étaient mêlées les ouvrages d'artisanat traditionnel, les antiquités grecques, les peintures et sculptures anciennes, les masques et artefacts des Mers du Sud, etc. Tous ces objets n'étaient ordonnés ni selon une logique chronologique ni selon une logique géographique, mais selon des critères esthétiques, pour que pussent s'établir des correspondances entre les toiles expressionnistes et leurs sources d'inspiration. L'aménagement muéographique était une œuvre d'art en soi, utilisant des pièces artistiques modernes, antiques ou exotiques comme autant d'éléments d'un décor d'avant-garde. Dans la continuité de l'idéal Folkwang d'une synthèse des arts, cette présentation anhistorique tranchait dans le vif les traditions muséographiques les plus évoluées du XIXème siècle qui s'étaient pourtant éloignées du désordre des Kunstkammern, et préfigurait 128
même quelques usages postmodernes. Et, curieusement, c'est en plein ère postmoderne que Hagen, la ville où naquit le Musée Folkwang, le transforma en une référence muséologique et touristique7. On pourrait ajouter un troisième exemple à ce lignage muséal : car c'est bien l'admiration pour le Folkwang Museum établi par Osthaus dans sa propriété familiale de la banlieue de Hagen qui incita une riche collectionneuse allemande d'œuvres post-impressionistes à commander au même architecte, Henry Van de Velde, un musée similaire dans un domaine boisé situé sur la commune de Otterlo, en Hollande. Cette mécène, Hélène Müller, fille d'un armateur de Düsseldorf, s'était mariée avec le hollandais Anton Krôller, un ancien employé de son père qui lui avait succédé à la tête de l'entreprise après ce mariage. Ils emménagèrent d'abord à La Haye, mais furent vite à l'étroit étant donné la passion d'Hélène pour les acquisitions d'art moderne, incluant une abondante liste de Van Gogh. Ils durent par conséquent envisager de faire construire une maison de campagne pour abriter la collection, et après avoir commandé les plans à deux prestigieux architectes allemands, Peter Behrens et Ludwig Mies van der Rohe, et engagé quelque temps le hollandais H.P. Berlage, ils changèrent finalement d'avis et préférèrent se faire construire un musée totalement isolé, loin de toute construction, ceint uniquement de parcs, afin de créer une relation harmonieuse entre l'art et la nature, au cœur de la forêt de Hogue Veluwe dans les environs d'Otterlo, un vaste domaine de chasse acheté à cette fin. Berlage finit par 7
L'édifice originel du Musée Folkwang servit d'immeubles de bureaux dans les années vingt, mais devint par la suite le siège du musée municipal des beaux-arts qui, avec le temps, fut bapttisé «Karl Ernst Osthaus Museum », bien qu'il ne parvînt pas à se développer en raison de la Seconde Guerre mondiale. Il rouvrit ses portes en 1955, enrichit de donations de mécènes locaux et, après quelques extensions dans les années soixante-dix, il languit jusqu'à ce que Michael Fehr en fût nommé directeur en 1988 ; ce dernier tira l'institution de sa léthargie, non sans avoir scandalisé tout son monde en pratiquant une politique très inhabituelle: il inaugura une exposition se résumant à une salle vide, en conçut une autre qui consistait en une présentation de la collection selon les numéros d'inventaire, y implanta une succursale du polémique Musée de Technologie Jurassique de Los Angeles, etc. Le récit sarcastique qu'il a lui-même fait de ce musée et des initiatives qu'il a menées est particulièrement amusant (Fehr, 2000). Il paraît même qu'il aurait un jour rayé les cimaises avec une clé et que, pour sa grande satisfaction -c'est un ennemi juré du moderniste white cube aseptisé-, il découvrit le jaune original de 1902 sous cinq couches de peinture blanche. Il fit immédiatement repeindre tous les murs de cette couleur et, en 1992, finança une restauration professionnelle de l'architecture intérieure de Henry Van de Velde grâce à des fonds recoltés auprès des citoyens et des entreprises de Hagen. Ceci marqua un terme au musée conçu comme un espace neutre et, selon lui, ne fit que le confirmer dans son choix de le consacrer à des installations conceptuelles spécifiquement pensées pour cet espace et pour sa personnalité historique. 129
leur dessiner en 1917 les plans d'un musée classique, qui aurait couronné une colline depuis laquelle on jouissait d'un superbe panorama sur la forêt et les jardins; mais Hélène Krôller-Müller, de plus en plus convaincue qu'il fallait à sa collection d'art moderne un édifice également avant-gardiste, commanda à Henry Van de Velde un projet plus novateur, qui aurait surpassé sa propre création au Folkwang Museum de Hagen. Hélas, la récession de l'après-guerre entraîna de graves pertes pour Müller & Co. et en 1920, alors que les fondations avaient à peine été creusées, les travaux furent paralysés. Finalement, après tant de projets ambitieux mais inaboutis, la fondation du musée se concrétisa dans des proportions très modestes. En 1928 la famille créa la Fondation Krôller-Müller pour montrer la collection au public et gérer la propriété de Hoge Veluwe, qu'elle finit par vendre à la nation en 1935 avec la collection, à condition que cette dernière restât dans le parc, dans un bâtiment qui devrait être construit dans un laps de cinq ans sur les plans de Henry Van de Velde8. Le résultat, avec ses galeries en enfilade et ses nombreuses extensions, est généralement cité comme l'exemple le plus proche du rêve jamais réalisé par Le Corbusier d'un musée à croissance illimitée --condition inhérente aux musée d'art contemporainentouré d'espaces verts. Ce musée fut aussi, avec le MoMA à New-York, l'un des paradigmes muséographiques selon lequel, pour le XXème siècle, la spécialisation stylistico-chronologique définissant le nouveau concept de modernité trouverait son origine dans l'art post-impressionniste. Une ère de changements dans la politique muséale européenne pour l'art moderne. Paris continua d'être à cette époque une référence pour les autres capitales muséales, mais la politique culturelle française demeura impuissante à résoudre les dilemmes qui menaçaient le développement du Musée du Luxembourg dans la seconde moitié du XIXèmesiècle. Son conservateur en chef, Léonce Bénédite, ne croyait pas en l'idée d'un « musée de passage» et cessa de transférer les œuvres à d'autres musées 8
Afin de respecter ce laps de temps, le gouvernement demanda à Van de Velde de concevoir un édifice moins grandiose, en espérant pouvoir construire le bâtiment imaginé à l'origine dès que s'achèverait la récession. Mais cet édifice provisoire, qui fut construit en 1937-1938 dans une partie cachée de la forêt, finit par devenir le siège définitif, puisque la Seconde Guerre mondiale ne fit que multiplier les difficultés. Cela ne l'empêcha pas d'être maintes fois agrandi afin de contenir l'accroissement de sa collection, dont la prétention n'était pas d'être le reflet de tous les courants artistiques du XXème, mais bien de suivre ceux qui s'accordaient le mieux au goût caractéristique de la collection d'origine. 130
et institutions, mis à part celles que le Louvre réclamait expressément. Il déclara bientôt qu'il n'était pas pratique de conserver le principe d'une limite de dix ans pour le maintien au Luxembourg des œuvres d'un artiste décédé (Bénédite, 1892: 412) : cela impliquait en effet que les œuvres de deux artistes d'un même style et d'une même génération, éventuellement membres d'un même mouvement artistique, devaient être exposées séparément quand l'un venait à mourir prématurément et que l'autre vivait plus longtemps. C'est pourquoi Bénédite proposa d'oublier cette vieille tradition et voulut transformer le musée en une collection permanente, qui fût une anthologie de référence pour le développement de l'art à partir du XIXèmcsiècle9. Vivant ou mort, à partir du moment où l'artiste serait considéré comme un « maître moderne », sa place serait au Luxembourg et non au Louvre. Mais en fin de compte, à cette époque, il était impensable pour des personnes rangées que Manet et les impressionnistes fussent consacrés au Louvre, même si Manet était mort depuis plus de dix ans et que les tableaux modernes de quelques autres auteurs étaient parvenus aux mains de l'Etat dans les années quatrevingt-dix par le biais du legs Caillebotte. Effectivement, le scandale de « l'affaire Caillebotte» fut la première bataille qui remit en question la politique culturelle française ainsi que les missions du musée. L'affaire éclata en 1894, l'année de la mort du peintre Gustave Caillebotte, membre et mécène du groupe impressionniste. Il avait légué à l'Etat soixante-neuf œuvres d'art à la condition que toutes dussent être exposées -autrement dit, aucune ne devait échouer dans les réserves- soit au Luxembourg soit au Louvre, mais en aucun cas dans un autre lieu des environs de Paris ni dans des musées de province (Vais se, 1995 : 160-165). Nombre de ces tableaux 9
Durant ses dernières années à la tête du musée, il tenta d'en modifier les missions. Dans un rapport adressé au Directeur des Musées nationaux, qui mérite d'être amplement cité ici, il écrivait: D'après la règle qui a été instituée, il ne faut pas l'oublier, exclusivement dans l'intérêt du Louvre, comme il est expressément expliqué dans les notices anciennes, aucun ouvrage d'artiste moderne ne peut être admis par le Musée du Louvre, si ce n'est après un délai de dix ans depuis sa mort. Ce délai a été établi sagement pour éviter les instances inévitables des héritiers et des admirateurs, pressés de faire donner à tel parent ou tel maître une consécration définitive. Mais il n'y a aucun délai pour être retiré du Luxembourg. Tout ouvrage peut et doit y rester tant qu'il est nécessaire à l'enseignement de la période d'histoire contemporaine qui est dévolue à ce musée. [...] C'est-à-dire que le Luxembourg au lieu d'être un établissement de passage, toujours instable et constamment dépareillé, deviendra un musée définitif au même titre que les musées similaires étrangers et que, de ce fait, le Louvre sera mis à l'abri de l'engorgement que lui fera subir bientôt l'envahissement des collections modernes (Paris, Archives Nationales, F/21/4905, doc. la). 131
étaient signés de Cézanne, Degas, Manet, Monet, Pissarro, Renoir, Sisley, et d'autres artistes opposés au fini poli académique. La majorité de ces artistes -en particulier Cézanne- étaient méprisés par ceux qui mesuraient la qualité artistique en fonction des aptitudes techniques éprouvées: le legs parut à ces gens un« tour de passe-passe» pour consacrer des peintres de troisième classe dans les temples de l'art. L'Académie des Beaux-Arts, forte du soutien d'une bonne part de l'opinion publique, fit pression pour empêcher cela. Comme chacun sait, l'affaire prit fin en 1896 à la faveur d'un accord entre le Gouvernement et les exécuteurs testamentaires, qu'on persuada de ne pas faire don de certaines œuvres, afin qu'on pût dire, au moins en théorie, que l'Etat avait accepté le legs dans sa totalité. En réalité, cela signifia que vingtneuf œuvres furent refusées -c'est du moins ce qu'a retenu la postérité de ce scandale; toutefois, dans la perspective des contemporains de l'affaire, ce qui était scandaleux c'est que quarante œuvres d'une qualité douteuse fussent admises. En fait, la majorité des membres de l'Académie protestèrent parce que la galerie nationale des artistes vivants avaient admis des oeuvres discutables. Etait-ce pour autant violer les missions du musée? Nombreux furent ceux qui alléguèrent cela, et le 15 mars 1897 un membre conservateur de l'opposition, Hervé de Saisy, porta l'affaire devant le Sénat -sans doute sa proximité et ses liens historiques avec le Musée du Luxembourg justifiaient-ils un suivi particulier de l'affaire par cette Chambre-. L'historienne Jeanne Laurent, dans son livre consacr~ à l'influence pernicieuse de l'Académie des Beaux-Arts sur la politique culturelle française (Laurent, 1982), relate comment cette question offrit à Henry Roujon, responsable de la Direction des Beaux-Arts au Ministère de l'Instruction publique, et par ailleurs connu pour briller dans les débats, la possibilité de connaître son heure de gloire: Puis, Roujon fit une déclaration de nature à lui concilier les ennemis de l'impressionisme sans toutefois blesser les amateurs du mouvement: "Si nous sommes beaucoup à penser que l'impressionnisme n'est pas le dernier mot de l'art, nous considérons cependant que c'est un mot de l'art, que ce mot a le droit d'être proféré, et que l'évolution impressionniste, qui a intéressé une partie du public, est un chapitre de l 'histoire contemporaine de l'art, chapitre que nous avons le devoir d'inscrire sur les murs de nos musées" (Laurent, 1982 : 95) Jeanne Laurent soutient que la posture de Roujon était hypocrite: elle l'accuse en effet d'avoir demandé, de concert avec des membres de l'Académie, à ce que le Conseil d'Etat refusât partiellement le legs 132
Caillebotte. Dans le récit qu'elle consacre au long contentieux entre les académiques et les avant-gardistes, elle utilise le discours de Roujon pour montrer à quel point était rusé cet infiltré de l'Académie au sein du Gouvernement. Mais le discours de Roujon pourrait ici servir d'illustration à un autre conflit historique: la lutte pour conformer les musées de beaux-arts aux discours propres à l'histoire de l'art. Au moins Roujon était-il, sans doute, dans le bon camp de cette lutte. La clé de son discours est la référence à une «histoire contemporaine de l'art », qui justifiait l'admission des impressionnistes dans le musée national des artistes vivants, en dépit des pressions de l'Académie, en dépit des réglements traditionnels du musée, et en dépit même de son intime mépris à l'égard de l'art impressionniste. C'est dans ce contexte que nous semble intéressante la défense par Roujon de la présence des impressionnistes au Luxembourg, à la manière d'un témoignage de tolérance et de libéralisme, valeurs typiques de la nrèmcRépublique, dans l'administration des Beaux-Arts: les musées se devaient de montrer «toutes les fleurs du champ» (Green, 1987). Bénédite, en tant qu'historien d'art accompli, était partisan de l'application de ces critères à son musée JO.Ceci consacra le renoncement définitif de la politique muséale française à prendre ouvertement parti entre les artistes académiques et les artistes avant-gardistes, entre tels styles ou tels autres, puisque désormais toutes les tendances participant de 1'histoire de l'art devaient être représentées. Il serait intéressant d'évaluer à quel point cet événement constItua un exempk pour le resle de la France et pour les pays de son aire d'influence culturelle, en particulier l'Espagne, qui devint pendant la Première Guerre mondiale le refuge de quelques artistes avant-gardistes de réputation internationale, tels Robert et Sonia Delaunay; mais ni le Museo de Arte Moderno de Madrid ni aucune autre institution ne se firent l'écho des nouveaux « ismes » artistiques. On peut en dire autant du Museu Nacional de Arte Contemporânea fondé à Lisbonne en 1911 : au moment où l'ancien Musée national des beaux-arts fut rebaptisé Museu Nacional de Arte Antiga, sa collection d'œuvres postérieures au milieu du XrXèmesiècle fut transférée dans l'ancien convent Saint-François, près de l'Académie des Beaux-Arts, dans le quartier du Chiado, dont les cafés servaient de cadre aux réunions artistiques et littéraires de l'époqueIl. Mais bien que ces 10
Il avait affirmé sur un ton véhément que les musées sont «des établissements d'enseignement supérieur tenus de donner un tableau synthétique et complet de l'histoire de l'art pour l'époque à laquelle ils sont consacrés, --et le Luxembourg, comme le Louvre, ne doit pas échapper à cette règle» (Bénédite, 1892 : 412). 11 À tel point serait liée la personnalité du musée a ce quartier, qu'il finirait par être appelé Museu do Chiado après l'incendie du quartier de 1988 (Silva, 1994). 133
musées apparussent eux aussi dominés par l'art académique du XIXème siècle et par ses continuateurs, ils finirent par aménager un espace témoin pour les nouvelles tendances, bien après le début du XXèmesiècle. Il convient cependant de souligner que le précédent établi par l'acceptation des impressionnistes au Luxembourg -grâce à son rôle de musée modèle pour tant d'autresmarqua l'ouverture la plus significative à partir de laquelle l'art d'avant-garde commença à se faire une place dans les musées français et leurs émules; ceci étant dit sans intention de sous-estimer les brèches ouvertes dans quelques cas particuliers grâce à la personnalité quichotesque de certains responsables de musées. L'un des plus loués d'entre eux, le journaliste et dessinateur Pierre Andry-Farcy, nommé conservateur du musée municipal de Grenoble en 1919, déclara immédiatement qu'il ouvrait les portes de son institution aux jeunes artistes et à tous ceux qui apporteraient quelque chose de nouveau (Schaer, 1993 : 101). Matisse ne tarda pas à envoyer un tableau -la première œuvre de cette artiste qui figurât dans un musée français; l'année suivante Picasso en fit autant, précédant une donation de Monet et le legs testamentaire de Marcel Sembat et de son épouse, ce qui contribua à faire de ce musée généraliste, non spécialisé dans l'art moderne, l'une des représentations les plus complètes de l'art d'avantgarde (Vincent, 1982: 87-98). Mais cette victoire muséale-là au même titre que les autres victoires des avant-gardes ne furent pas aussi tranchantes que la guerre qu'était en train de gagner plus généralement la nouvelle politIque o1tÏcielle d"ouverture à toutes les tendanœs artistiques, conséquence de la professionalisation et de l'accession de l'histoire de l'art au rang de principe directeur des musées. Depuis ce point de vue, l'histoire du Musée du Luxembourg peut être considérée comme un cas intéressant de la vocation précoce à présenter l'histoire de l'art sur l'attitude paternaliste qui consistait à vouloir guider le progrès des arts. Une institution fondée comme un instrument de mécénat et d'émulation artistique devint, au tournant du siècle, un abrégé d'histoire dans lequel, en principe, toutes les tendances artistiques avaient droit de figurer, y compris celles qui pouvaient ne pas plaire aux conservateurs eux-mêmes et à leurs supérieurs de l'administration des Beaux-Arts: les impressionnistes et les post-impressionnistes n'étaient pas bien mis en valeur, mais au moins étaient-ils enfin présents dans les dernières salles (fig. 11). Une leçon de libéralisme à laquelle ne sont pas encore parvenus nos actuels musées d'art moderne et contemporain, qui contiennent rarement des œuvres susceptibles de déplaire à leur directeur respectif!
134
- -e )
1, ,
,,<,"
Fig. 11 Edifice et plan de l'Orangerie du Luxembourg comme siège du Musée des Artistes Vivants, vers 1900: on présentait les esculptures dans la salle de l'ampliation CD) et dans une terrace extérieure CE), les tableaux d'artistes laureats à la salle 1, dans les salles 2,3,4,5,10 et 11 la peinture française, à la salle 6 les peintures plus modernes (le legs Caillebotte), daas les salles 7 et 8 les peintures étrangeres, dans la salle 9 les dessins, pastels et acuarelles.
Il n'est pas étonnant que les capitales de l'aire germanophone fussent le théâtre privilégié de cette ouverture à l'impressionnisme, au postimpressionnisme ainsi qu'à d'autres «ismes» de la modernité, étant donné que l'idéal de prêter attention à l'ensemble du spectre des tendances culturelles est très proche de l'un des principes de base des attributs des historiens d'art, et que les universités des pays de langue allemande avaient été à la pointe du développement de l'Histoire de l'Art comme discipline. Ainsi donc, les musées de cette partie du monde eurent la chance d'être dirigés beaucoup plus tôt par une lignée d'éminents professionnels d'un niveau scientifique excellent. Quand ils choisirent de soutenir l'art international le plus avancé, leur prestige suffit à faire taire les critiques des membres récalcitrants de l'establishment politique. Parmi les défenseurs les plus notables de l'art moderne français en Allemagne au tournant du siècle, il convient de citer Karl Woermann, directeur de la Gemaldegalerie à Dresde, Fritz Wichert, 135
L)-
directeur de la Kunsthalle de Mannheim, Max Sauerlandt, directeur du Moritzburg Museum à Halle, Alfred Lichtwark, directeur de la Kunsthalle de Hambourg, et Gustav Pauli, directeur de la Kunsthalle de Brême et successeur du précédent à Hambourg (Junge, 1992; Mai & Paret, 1993). Nombre de ces directeurs de musées nouèrent des liens productifs avec les membres des élites locales qui, à la tête du Kunstverein ou du Museumsverein respectifs, rivalisaient d'audace pour se maintenir à jour des dernières évolutions de l'art moderne à Paris: c'étaient des gents cosmopolites qui achetaient des œuvres à des galeristes tels que Alfred Flechtheim à Düsseldorf ou Paul Cassirer à Berlin -deux des marchands d'art moderne français les plus en vue en Allemagne-. Ainsi, par opposition au chauvinisme régnant dans les autres pays, de nombreux musées allemands étaient déjà, au tournant du siècle, des vitrines de l'art international le plus avancé. De fait, la première œuvre de Picasso achetée pour le compte d'un musée, à une date aussi précoce que 1911, échoua dans la localité allemande de Elberfeld-Wuppertal, dont la modeste galerie municipale, fondée en 1902 dans l'ancien hôtel de ville, était animée par un Museumsverein dirigé par le banquier et mécène de l'avant-garde August von der Heydt. Avec le temps, cette institution, qui n'avait jamais été spécifiquement un musée d'art contemporain, dans la mesure où elle était également riche en primitifs hollandais et allemands, gagna une réputation internationale grâce à sa collection d'art d'avant-gardeI2 ; toutefois, entre 1914 et 1918, elle fut paradoxalement rebaptisée «Kaiser Wilhelm Museum », en l'honneur de l'empereur Guillaume UB, ennemi déclaré des arts modernes, d'autant plus s'ils provenaient de France. C'est sous sa férule que souffrit le très cosmopolite Hugo Von Schudi, un artistocrate suisse né et éduqué à Vienne, où il avait commencé sa carrière muséale avant d'intégrer l'équipe d'assistants de Wilhelm Von Bode à Berlin, à la suite de quoi il devint directeur de la Nationalgalerie de la capitale prussienne entre 1896 et 1908. Il réaffirma aussitôt la timide velléité de l'institution à devenir un musée d'art 12
C'est toujours le cas de nos jours, même si depuis 1961 cette institution est connue sous le nom de « Von der Heydt-Museum Wuppertal », en l'honneur de ses deux principaux mécènes, August et Eduard von der Heydt (Fehlemann, 1990). 13 Un tel culte monarchique fut monnaie courante en Allemagne, durant ce règne, y compris quand personne ne s'attendait à un geste de soutien de la part du souverain. Dans la localité de Krefeld, par exemple, le Museumsverein décida également d'appeler la galerie locale « Kaiser Wilhelm Museum» -cette fois en l'honneur de Guillaume rO'_ et bien que l'empereur Guillaume II vînt en personne à l'inauguration en 1897, sa relation avec le musée s'arrêta là: en effet, en contradiction avec les goûts du souverain, le musée abandonna sa spécialisation en artisanat et arts industriels pour se concentrer sur l'art moderne. 136
moderne international, en ordonnant la collection dans l'ordre chonologique inverse, reléguant à l'étage supérieur l'art romantique allemand, confrontant le visiteur à peine entré au musée aux tendances artistiques internationales les plus récentes, au nombre desquelles il avait prit soin d'inclure un large échantillon d'oeuvres impressionnistes et post-impressionnistes françaises-il acheta quatre Manet, quatre Renoir, trois Cézanne, un Sisley, un Signac, et sept Van Gogh-. Mais cette politique suscita des controverses au sein de la Cour, si bien que Guillaume II ordonna en 1899 que l'on revînt à l'accrochage antérieur, et surtout que l'on retirât des salles du musée la majorité des oeuvres étrangères, puisqu'elles semblaient entrer en contradiction avec le nom et le concept original du musée. Le Kaiser et son cercle artistique nationaliste se montrèrent plus complaisants avec la Jahrhundertausstellung, une epxosition rétrospective de l'art allemand de 1775 à 1875, que la Nationalgalerie organisa en 1906 en réponse au succès de la grande exposition d'un siècle d'art français organisée à Paris en 1900. Mais finalement, le mode paternaliste sur lequel Guillaume II, peintre amateur à ses heures perdues, prétendait tenir les rênes des musées berlinois finit par provoquer un sérieux affrontement avec Tschudi, qui fut puni en 1907 pour avoir acheté quatre tableaux français sans avoir obtenu au préalable l'approbation du comité d'acquisitions présidé par le Kaiser (Paret, 1981). Par chance, on lui offrit l'année suivante la charge de directeur des musées de Munich, la capitale artistique rivale de Berlin, et bien qu'il eut aUSSIen Bavière le temps de provoquer les foudres de l'establishment, quand la mort le surprit en novembre 1911 il avait déjà transformé la Neue Pinakothek en un musée d'art moderne international, pour lequel il avait acquis en deux ans plus de quarante peintures d'artistes tels que Manet, Monet, Van Gogh, Gauguin, Cézanne et bien d'autres, grâce à l'appui de mécènes modernes et privés -de cette manière, il devança cette fois les éventuelles critiques ou réprimandes, puisqu'il ne fit usage pour cela ni des fonds publics, ni de ceux de la Maison Royale de Bavière, dont le musée restait dépendant- (Hohenzollern & Schuster, 1996). Son successeur à la N ationalgalerie de Berlin fut, à partir de 1909, un autre disciple de Bode, Ludwig Justi, qui avait jusqu'à alors été directeur du Musée-institut Stadel de Francfort. Pour s'attirer les bonnes grâces du Kaiser, ou parce que ses goûts artistiques étaient plus conservateurs et moins internationalistes, il concentra ses acquisitions sur l'art allemand en tout genre, mais il faut reconnaître qu'il jeta surtout son dévolu sur la Sécession berlinoise et l'expressionnisme. Il résolut aussi le dilemme identitaire du musée, qui n'avait jamais tranché entre s'affirmer comme panthéon de la germanité ou comme musée d'art moderne. En 137
1911, Justi aborda le réaménagement complet des salles -qui ne s'acheva qu'après la Première Guerre mondiale- pour offrir un éventail représentatif de l'art du XIXème siècle et du début du XXème, et regroupa dans une annexe les portraits et tableaux consacrés aux Allemands illustres. Significativement, les commentaires négatifs auxquels fut confronté Justi ne furent cette fois pas formulés par Guillaume II et son entourage, mais par le critique Karl Scheffler, porte-drapeau de ce que Alexis Joachimides a surnommé le mouvement de la Réforme muséographique en Allemagne, qui préconisait une plus grande retenue dans la décoration, une austérité protestante tendant à l'abandon de l'ornement, des murs rouges, des corniches moulurées et des des rangées superposées de tableaux qui encombraient les musées du XIXème siècle (Joachimides, 2001). Ce phénomène muséographique se confondit avec les prémisses de ce qui fut plus tard dénommé Mouvement Moderne, où la conception de la modernité comme un tout intégral tendait à l'union symbiotique de l'architecture et du design à la peinture, à la sculpture, aux arts industriels et à la décoration: son implantation dans quelques musées14 fut un exemple de plus de ce que leurs directeurs avaient les mains libres pour exercer une activité qui s'était professionnalisée et progressivement émancipée de tout interventionnisme royal ou politique (Sheehan, 2000 : 152). Quand la situation financière le permettait, ces tendances s'intensifièrent à mesure que les grands musées de fondation royale étaient transférés à l'administation publique: à Dresde la Gemiildegalerie, qu'on appelait jusqu'alors « Galerie Royale », passa en 1891 sous la dépendance des fonds du Ministère des Finances, suivie après la Grande Guerre par l'exemple des grands musées de Munich ou de Berlin. L'Allemagne étant sortie perdante de ce conflit et obligée de payer de lourdes indemnités, le budget consacré aux investissements culturels se raréfia au sein de la République de Weimar qui, à l'instar de la Troisième République française, tendit à morceler les dépenses culturelles au lieu de les concentrer au profit des musées hérités de l'Empire ou dans de nouveaux grands projets. Les projets utopiques et les grandes propositions de 14
On a beaucoup écrit à ce sujet sur le Bauhaus, fondé par Walter Gropius en 1919, mais quelques musées avaient établi des précédents plus précoces pour ce qui est du rapport entre les arts et le design. Par exemple, le Musée des Arts et Métiers de Halle, à la direction duquel Max Sauerlandt réussit à maintenir cette synthèse, de son entrée en fonction en 1908 à sa mort en 1934. Son travail au sein du Moritzburg Museum des Arts et Métiers de Halle fut continué par son successeur, Alois Schardt -un des pères de la théorie muséologiquequi s'en fut en 1933 à la Nationalgalerie de Berlin pour y occuper brièvement le poste de directeur, à la suite de Ludwig Justi. 138
changement ne manquèrent pas, mais ne se matérialisèrent pratiquement jamais. Justi lui-même, constatant que la situation politique pouvait être plus favorable que jamais à l'art moderne international, notamment dans les années qui suivirent la révolution de nomvembre 1918, sous un gouvernement provisoire social-démocrate, écrivit un rapport au Ministère qu'il publia immédiatement sous le titre Die Nationalgalerie und die moderne Kunst; dans cette notice, bien accueillie par la presse artistique allemande, il exposait un ambitieux projet de promotion de l'art moderne international et proposait la création d'une Galerie der Lebenden -un musée des artistes vivants- dans un édifice construit ad hoc qui dût être emblématique de l'architecture moderne (Lidtke, 1993 : 216-220). De fait, Justi ouvrit l'année suivante cette nouvelle succursale, non dans un édifice moderne de construction nouvelle, sinon dans le Kronprinzenpalais -voisin de la Zeughaus sur Unter den Linden-, qui avait déjà été annexé à la Nationalgalerie pour y abriter les collections de dessins. Dans les salles qui étaient consacrées aux artistes vivants au rezde-chaussée était élégamment exposé l'art le plus académique et le plus consacré du Verein Berliner Künstler; l'étage noble était dédié à l'art avancé quoique déjà consacré du naturalisme à l'impression nisme, au fil d'une enfilade de salles palatiales dont certaines, encore dotées de leur
Fig. 12 Oeuvres de Rodin et les impressionnistes Nationalgalerie de Berlin instalé au Kronprinzenpalast.
139
dans l'anexe
de la
cheminée et de leur luxueuse ornementation, servaient d'écrin à une sculpture de Rodin et aux œuvres d'autres Français tels Manet, Van Gogh, Gauguin, ou Cézanne (fig. 12); enfin, au deuxième étage, on exposait périodiquement dans une atmosphère plus neutre et plus sobre l'art expressionniste allemand le plus récent. Ce dernier choix ne relevait pas d'un parti pris volontaire, mais étant donnée la difficile conjoncture économique du moment, Justi dut pratiquement renoncer à effectuer de nouvelles acquisitions et recourut principalement à des prêts et à des expositions temporaires. Ceci participa peut-être du fait que pendant des années cette galerie fut la plus visitée de Berlin (Rave, 1968 : 86). De plus, cette stratégie constitua un facteur décisif, avec l'austérité croissante de la décoration murale et le fait qu'on ait la preuve que Justi et son musée étaient connus et admirés par Alfred H. Barr Jr., de la tendance de certains chroniqueurs de cette institution à vouloir en faire le prédécesseur direct du MoMA de New-York (Winkler, 1992: 181). Mais, en même temps, la Galerie der Lebenden doit être plutôt considérée comme un des derniers émules du Musée des Artistes Vivants de Paris, tant par sa dénomination et son concept, que par son installation dans un ancien palais de la famille royale, récupéré politiquement par la jeune République de Weimar. En réalité, Dresde fut la capitale où s'imposa le plus précocément le mouvement de « Réforme» muséographique tendant aux murs blancs et à la sobriété décorative puritaine, à l'imitation des ateliers d'artistes de l'avant-garde (Joachimides, 2001 : 220-224). L'archéologue et historien de l'art Hans Posse, directeur de la Gemiildegalerie à partir de 1910, fut bientôt confronté au fait qu'il n'y avait plus de place pour les nombreuses acquisitions d'œuvres contemporaines données par le museumsverein ou d'autres bienfaiteurs -en particulier le collectionneur Oscar Schmitz-. Le besoin d'une nouvelle galerie qui leur seraient spécifiquement dédiée se fit sentir, et fut l'objectif final du réaménagement intégral du musée qu'il entreprit immédiatement, mais qui fut paralysé en 1914 par la Première Guerre mondiale. Par la suite, Posse mit d'abord en place une solution provisoire en 1916, aménageant modestement une succursale dans l'ancienne Landhaus (Zimmermann, 1993: 15), avant de leur trouver une place définitive, après d'autres déménagements, dans le palais Sekundogenitur, où il ouvrit en 1931 la Neue Staatliche Gemiildegalerie, dotée d'une muséographie très avant-gardiste, dans des espaces neutres et sur des fonds clairs. Toutefois, cette modernité n'était qu'un effet de mise en scène, car parallèlement au conservatisme montant en Allemagne, la mise initiale de cette institution resta ankylosée sur les grands maîtres du XIXèrne siècle, laissant à peine ouvertes les portes à
140
l'art le plus récent15, peut-être à cause du fait que Posse dut concentrer son attention sur d'autres priorités -il fut chargé par Hitler de projeter le Beutekunstmuseum à Linz, un musée central pour les trophées de guerre du mème Reich-, Ses collègues d'autres musées se distinguèrent en revanche par leur ouverture à l'art moderne international: des figures telles que Emil Waldmann, qui succéda à Pauli à Brême, Carl Georg Heise à la tête des musées de Lübeck, Georg Swarzenski au Stadel-Museum de Francfort, et surtout Alexander Domer à Hannovre, dont le Museum für Kunst und Landesgeschichte fit l'acquisition sous sa direction d'œuvres de Kandinsky ou de Mondrian, ou d'autres étrangers, du constructivisme russe au De Stijl hollandais: il ouvrit en 1926 une Raum der Abstrakten (salle des abstraits) conçue par un bolchévique russe, El LissitzkyJ6, et, en 1929-1930, commanda au Hongrois Laszlo Moholy-Nagy une Raum der Gegenwart (salle du contemporain), qui ne vit finalement jamais le jour. Cette muséographie osée et cette prise de risque en faveur de l'art moderne international peuvent également être considérées comme un prélude au MoMA new-yorkais, dont le jeune directeur, Alfred Barr Jr., se rendit régulièrement à Hannovre à l'occasion de ses voyages en Europe et y acheta même des œuvres pour son institution. Cependant, hormis Alexander Domer ou d'autres cas exceptionnels, la majorité des directeurs de musées, y compris ceux dont le goût était résolument moderne, restèrent attachés à l'expressionnisme allemand, ignorant ainsi des mouvements artistiques au-ùelà des frontières comme le cubisme et le suprématisme ou d'autres expériences parisiennes ou soviétiques. D'une part, comme la monnaie allemande perdait de la valeur, il était de plus en plus difficile, dans la République de Weimar, de prétendre lutter pour des œuvres étrangères sur le marché de l'art international, si bien que les collectionneurs et les musées allemands concentrèrent leur soutien aux artistes émergents choisis de préférence parmi leurs concitoyens. D'autre part, les leaders politiques du moment voulaient un art qui fût socialement engagé dans la régénération de l'Allemagne, ce qui encouragea bon nombre de professionnels des musées à tourner le dos à l'art abstrait étranger et à accueillir avec 15
Le caractère rétrograde de la Neue Staatliche Gemiildegalerie se dissipa ultérieurement, après la Seconde Guerre mondiale (Zimmermann, 1993). 16 La muséographie originale de cette salle du musée de Hannovre, avec des peintures abstraites accrochées près du plafond et du sol, est désormais mondialement connue à travers les photographies d'époque reproduites dans de nombreux manuels d'histoire de l'art et de muséologie (voir par exemple Bolanos, 2002 ; 122-125) ; mais il est inutile de s'étendre sur cet exemple, puisqu'il s'agissait d'un musée généraliste, non spécialisé dans l'art moderne et contemporain. 141
enthousiasme les mouvements figuratifs allemands, comme l'expressionnisme et la Neue Sachlichkeit (Lidtke, 1993: 218-219). Ainsi donc, après avoir été, au tournant du siècle, les porte-drapeau de l'ouverture à l'art moderne international, peu après la Première Guerre mondiale les musées allemands revinrent à l'élan nationaliste de leurs origines du siècle précédent. On pourrait prendre également exemple de la situation en Italie, où l'art moderne français et international entra rarement dans les musées; les plus imperméables à leur influence furent les musées nationaux, qui par leur statut se sentirent sans doute obligés de se concentrer sur l'art italien. Après l'exposition internationale romaine de 1911, le district de Valle Giulia se transforma en un « quartier artistique », jalonné de musées et de résidences d'artistes qui durent se loger dans les différents pavillons de l'exposition, autour du plus vaste et plus élevé de tous, l'ancien pavillon des Beaux-Arts, un palais de marbre blanc dessiné par l'architecte Cesare Bazzani, qui abrita la Galleria Nazionale d'Arte Moderna à partir de 1915 (fig. 13). Les grands volumes de ce nouveau siège permirent une large présentation de la collection, déjà placée sous la charge de conservateurs professionnels, puisque depuis 1908 la direction en était assurée par le critique Ugo Fleres. Toutefois, le décret royal qui réorganisa ce musée national l'année de son transfert dans cet édifice imposant ne le définissait plus comme une galerie d'artistes vivants, mais comme une institution dédiée à une période historique dont le début coïncidait désormais avec celui du XIXème siècle (Trombadori, 1982-3), consacrant du même coup un modèle de musée qui s'était peu imposé dans cette institution, et qui fut suivi dans le reste du pays. Evidemment, les courants d'avant-garde internationaux du début du XXèmesiècle n'eurent pas droit de cité dans celle de Florence, qui était la seconde par la taille, puisqu'elle dépendait à parts égales de l'Etat italien et de la Municipalité, selon les termes d'un accord signé par les deux instances politiques en 1914, et qui en réalité ne fut opérationnel qu'à partir de 1922 quand la galerie fut enfin ouverte au Palais Pitti. Fidèle à ses origines, le point de fort de ce musée demeurait l'art toscan du XIXème siècle, bien qu'y figurassent aussi des pièces provenant d'expositions nationales données par le roi d'Italie, mais hormis ces dernières, les aquisitions aux artistes vivants furent quasi inexistantes, si bien que l'art officiel dominait et que l'art moderne étranger ou d'influence étrangère brillait par son absence (Condemi Lazzeri, 1986).
142
IFig. 13 Façade de la GalleriaNazionale d'Arte Moderna, Rom~
Similaire fut l'orientation dominante dans les autres musées municipaux de cette spécialité qui fleurirent alors de manière inhabituelle dans toute l'Italie. A leur niveau, les autres gallerie d'arte moderna municipales se mirent aussi au diapason de ce caractère rétrospectif et nationaliste, voire même furent acculées à un régionalisme résolu. Malgré tout, du point de la politique culturelle, ces nouveaux musées italiens constituent un phénomène fascinant qui en fait un cas à part, pas seulement par leur nombre, mais aussi par le fait que leur nom décrivait de manière explicite leur spécificité -alors que dans d'autres pays on les baptisait avec des noms équivoques- ; qui plus est, ils instaurèrent une curieuse répartition des rôles entre le gouvernement national et les collectivités locales, qui fut également expérimentée sous d'autres latitudes, sans pour autant, heureusement, imiter ce désintérêt pour l'art moderne étranger. Le développement en Halie d'un réseau municipal de gallerie d'arte moderna Alors que dans les autres pays, seules les grandes capitales comptaient des musées d'art moderne, en Italie, au début du XXèmc siècle, il n'aurait pas été normal qu'une ville n'en fût pas dotée. Ici comme ailleurs, leur apparition f'ut déterminée par la préexistence de musées d'art ancien, qui avaient été ouverts dès J'époque des Lumières, 143
par l'administration napoléonienne ou par d'autres instances, à partir de collections dynastiques conservées dans chacune des cours avant l'unification. Créer une offre muséaJe concurrente moderne. emblématique du Risorgimento national, fut un défi initialement assumé par le gouvernement national, qui fut patriotiquement secondé dans sa tâche par les principales municipalités, dont l'intérêt était évidemment davantage focalisé sur leur territoire respective, c'est-à-dire sur l'art récent local et régional. L'unique exception fut sans doute Venise qui, à partir de sa première Biennale d'art en 1895. concentrait tous les deux ans un échantillon dc l'art le plus récent de nombreux pays, ce qui encouragea quelques collectionneurs et bienfaiteurs à créer un musée municipal suivant la même spécialisation. Le premier à figurer sur la liste des donateurs fut le prince Alberto Giovannelli, qui en 1897 offrit huit tableaux --trois italiens, trois britanniques, un danois et un russc-; s'ensuivit aussi l'offre d'un nouveau siège, quand J'année suivante, la duchesse Felicità Bevilacqua La Masa établit une fondation pour la promotion des jeunes 311istes, dans son palais barroque de Ca'Pesaro, qu'eHc légua à la municipalité pour y abriter le musée souhaité. De cette manière, en 1902, fut inaugurée la Galleria Intemazionalle d'.t1rte 1110dema di Venezia, sous la direction de Nino Barbantini, ami personnel de la duchesse et secrétaire de la Fondazione La Masa. Entre 1902 et 1915, Barbantini fit de Ca' Pesaro le centre italien le plus à la pointe dans la promotion du post-impresslOllIlisme français et de ses émule:> itahcll1i, les divisionnistes, à la différence des biennales, qui étaient généralement dominées par l'art officiel et la peinture esthétisantc ou symboliste. Paradoxalement, Milan, qui organisait tous les trois ans une non moins fameuse Triennale. et restait la ville qui servait normalement de tête de pont pour l'importation des mouvements artistiques en Italie, ne fit pas, en revanche, exception pour ce qui est de la préférence générale pour la collection d'œuvres d'artistes italiens et locaux de préférence. La Ch'ica Galleria d'Arte lvlodema, inaugurée en 1906, ne parvint pas à devenir l'équivalent véritablement moderne de la célèbre Pinacoteca Brera: eHe fut constituée à partir de la collection municipale de sculptures et de peintures postérieures à la fin du xvm''Jne siècle, à laquelle s'ajoutèrent des dons du même nature offerts par plusieurs collectionneurs privés à la Villa Belgioioso, une propriété néoclassique suburbaine située face aux Giardini Pubblici, un des parcs de la ceinture verte de la ville ancienne. Pour ce qui concerne Palerme, qui était alors une ville-port fleurissante, la municipalité avait décidé en 1906 de créer une institution similaire, pour montrer au public une partie de sa riche coJ]ection d'art 144
contemporain sicilien et du reste de J'Italie, constituée à la faveur d'une généreuse politique d'acquisitions dans les Expositions Nationales de Rome et dans celles qui eurent lieu en Sicile ou dans les autres provinces, La Galleria d'Arte lvfoderna ouvrit au public en mai 1910, installée « provisoirement }>dans plusieurs salons du Teatro PoJteana, où eUe est finalement demeurée jusqu'à aujourd'hui sans grands changements, si ce n'est son nom, puisque depuis 1963 elle a adopté le patronyme de son principal instigateur, le juriste et professeur d'université Empedoc1e Restivo (1876- I938), A Gênes entra en j eu une circonstance particulière: il n'y avait pas de galerie historique de tableaux de grands maîtres, si bien que cela fut la première priorité de la politique culturelle locale, qui aboutit avec succès avec l'ouverture au public en 1892 du Palazzo Bianco, un des pavillons construits pour l'Exposition dédiée à Christophe Colomb de la même année, avec des œuvres choisies de la collection municipale d'art . èrnc et XX èrne.. SIee l es, et d 'arc, h co ' E n ! ""7 14, la sectJOn d ' art d es X lX ' 1ogle. particulièrement riche grâce à un legs du prince Oddone Saboya, fut dissociée de cet ensemble pour constituer la Galleria d'Arte Moderna di Genova, parfois appelée Galleria d ~4.rtelvfoderna "Principe Oddone ", qui demeura au rez-de-chaussée du Palazzo Bianco jusqu'à ce qu'en 1920 elle fût justc en face, dans le Palazzo Rosso, un luxueux palais barroque, qu'elle abandonna huit ans plus tard au profit de son emplacement actuc 117 Les exemples ultérieurs, qui contmucrent de plOlilèll;;l en plein fascisme, ne firent que confirmer ceUe tendance opposée à l'avant-garde; ceci ôta une partie de son intérêt à cc boom muséal, puisqu'il faut bien reconnaitre que le terme « modema}) continuait d'être employé pour tous les musées avec la même acception chronologique qu'on lui attribuait au siècle précédent, sans ceUe connotation d'innovation et d'avant-garde à laquelle il fut associé à partir du MoMA, Cependant, on ne peut pas enlever à l'Italie le mérite d'avoir généralisé la dénomination «musée d'art modeme }}avec ses variantes, quand, dans le reste du monde, on utilisait encore des noms moins explicites. '
'
,
Dans les musées d'Amsterdam, par exemple, on établit une répartition politique similaire à partir de 1919. Un comité de spécialistes recommanda de fixer une nette ligne de séparation entre le Stedelijk Museum et le Rijksmuseum voisin, désapprouvant du même coup les 17
En effet, en 1928, elle fut transférée à Villa Serra, une maison de campagne isolée dans le Parque Nervi, où l'on peut toujours visiter cette collection dont le point fort est l'art de la fin du XIXèmeet du début du XXème. 145
efforts consentis depuis le début du siècle par le sous-directeur de ce dernier, W.J. Steenhoff, pour se procurer des peintures de Van Gogh, Paul Cézanne ou d'autres modernes: désormais, c'est à ces derniers que se consacrerait le musée municipal, tandis que le musée national collectionnerait exclusivement l'art ancien. Ce nouveau défi fut assumé avec résolution par le conservateur du Stedelijk Museum, Cornelis Baard, promu au grade de directeur créé sur mesure pour lui en 1920, dans la mesure où il était l'homme idéal pour mener à bien cette mission: il avait déjà organisé une exposition dédiée à Van Gogh en 1905 et exhorta sans cesse le conseil municipal à acheter des œuvres de cet artiste et d'autres artistes hollandais de l'avant-garde. Il suivit en ceci un itinéraire parallèle à celui que prirent les fondateurs du Kroller-Müller Museum à Otterlo, mais tandis que ceux-ci étaient des mécènes privés de l'art moderne qui n'avaient de comptes à rendre à personne, celui-là dépendait d'une institution municipale, ce qui valut à Baard d'essuyer de nombreuses critiques, sans qu'il en vînt pour autant à changer de cap. En 1928 tous les objets non artistiques et les œuvres d'art des périodes antérieures furent transférés au Musée d'Histoire d'Amsterdam nouvellement ouvert dans la Wigh-huis. On procéda par la suite à la réorganisation, selon des critères de progression stylistico-chronologique, du reste des collections artistiques municipales, associées à celles de la association VVHK et à d'autres dépôts privés. D'autre part, comme les différences nationales n'avaient désormais plus le même poids dans le contexte international moderne, le Stedelijk Museum cessa de se consacrer exclusivement à l'art hollandais; si bien qu'en 1929 le musée acquit sa première œuvre d'un artiste étranger, le tableau Agitateur de George Gros, et l'année suivante une sculpture d'Auguste Rodin et des toiles de James Ensor, Monticelli, et Théodore Rousseau (Galen & Schreurs, 1995 : 36-63). Cette intégration de l'art moderne international ne fut pas toujours aussi facile. A Dublin, où l'on assista également à une répartition des rôles entre les pouvoirs publics à propos de l'offre muséale, cette question monopolisa pendant presque trente ans les intenses débats suscités par la Municipal Gallery of Modern Art, fondée en 1908 comme alternative à la National Gallery of Ireland. Si, dans cette dernière, régnaient les maîtres anciens européens, le vœu le plus cher des nationalistes était au contraire de faire de la première, installée provisoirement dans la Clonmell House, au numéro 17 de la Harcourt Street, un abrégé de la culture irlandaise; mais grâce à son directeur et principal mécène, le marchand et collectionneur Hugh Lane, la collection compta un échantillon d'œuvres d'impressionnistes français ou de leurs équivalents locaux, autrement dit des Irlandais modernes ou influencés par l'étranger (Herrero, 2003 : 261146
267 ; voir aussi le texte de Neil Sharp en Giebelhausen, 2003 : 32-53). C'est sans doute la raison pour laquelle s'accrut la méfiance locale à l'encontre de Lane, surtout de la part de ceux qui s'imaginaient que sa générosité était en réalité une forme de consécration muséale des artistes de sa galerie. Son insistance intransigeante à exiger de la municipalité un siège plus digne ne lui fut pas non plus favorable, car cela aurait supposé un coût disproportionné dans un contexte de dramatique pénurie de logements pour la population locale la plus pauvre. Finalement, Hugh Lane mourut en 1915 dans le naufrage du Lusitania sans avoir résolu ce problème, auquel s'ajouta la querelle juridique à propos de son testament18. Ce fut une dissension de plus qui opposa Dublin à Londres, dans les années turbulentes qui précédèrent immédiatement l'indépendance de l'Irlande en 1921 ; dans ce contexte, la prise de risque de Hugh Lane en faveur d'une modernité francophile se heurta au nationalisme britannique régnant au sein de la Tate Gallery londonienne, où l'on finit par inaugurer en juin 1926 une galerie à part pour montrer l'art non britannique, qui recevait de cette manière un traitement particulier -ce qui, en définitive, revenait à une «discrimination »-. Enfin, dès que la capitale de la nouvelle République d'Irlande renoua avec une période de prospérité, elle matérialisa les rêves de Lane, en transférant le musée dans un palais bien plus digne, Charlemont House, qui devint son siège définitif à partir de 1933 (Dawson, 1993). Une autre leçon d'internationalisme nous vmt, comme on pouvait s'y attendre, des Etats Unis d'Amérique, où, au tournant du siècle, tant de riches collectionneurs délaissèrent leur prédilection pour l'art nordaméricain au profit de l'art européen, notamment l'art français. Les musées ne manquèrent pas de se faire l'écho de cette tendance du goût, et on s'accommoda dans certains cas du penchant de mécènes utopistes tels Osthaus et les Krôller-Müller pour l'exposition d'œuvres de l'impressionnisme et du post-impressionnisme dans un entourage verdoyant: ceci constituerait bientôt un paradigme diffusé partout dans le monde, mais particulièrement ancré sur les terres anglo-saxones, connues pour leur attachement aux manor houses et autres prairie houses. L'événement le plus significatif de ce phénomène fut sans doute l'inauguration en 1905 du siège définitif de l'Académie des Beaux-Arts 18
La dernière volonté de Hugh Lane était de léguer à la ville de Dublin sa collection qu'il avait préalablement proposée à la Tate Gallery de Londres, à la seule condition qu'elle fût installée dans un édifice plus approprié dans un laps de cinq années après sa mort; toujours est-il que, comme le testament n'avait pas valeur légale puisque Lane ne l'avait pas écrit devant témoins, la ville de Dublin ne respecta pas le délai ni ne put entrer en pleine possession de la collection. 147
de Buffalo (New-York), pour laquelle on érigea au sein d'un vaste parc, au sommet d'une colline d'où l'on pouvait voir un superbe lac, un palais classique de marbre blanc financé grâce à une somme considérable donnée par le directeur et ex-président de l'Académie, John Joseph Albright. Le musée fut baptisé en son honneur Albright Art Gallery, et bien que dans sa collection figurassent des œuvres d'art d'époques et d'origines diverses, il devint pour un moment le musée nord-américain le plus à jour de l'art moderne international, en particulier français. De fait, on le considérait comme le «frère nord-américain» du Musée du Luxembourg à Paris. -qui finit précisément par y envoyer quelques pièces de ses collections pour une exposition temporaire--, de par la francophilie partagée par le directeur, Charles M. Kurtz, et surtout par celle qui fut son assistante puis son successeur à la direction entre 1910 et 1924, la très cosmopolite Cornelia Bentley Sage Quinton -plusieurs fois décorée par le gouvernement français- qui encouragea les acquisitions et les expositions d'art impressionniste et post-impressionniste français, d'art allemand contemporain, les expositions monographiques consacrées à Sorolla et Zuloaga, à Rodin, à Mestrovic, les expositions de photographie pictorialiste, de décors et costumes pour les ballets russes, etc. (Katz, 1965: 105). On pourrait aussi présenter cette prédilection pour l'art étranger d'avant-garde, en particulier de Paris, comme une préfiguration du MoMA de New-York, dont le premier président, A. Conger Goodyear, avait auparavant été vice-président de l'institution de Buffalo, rebaptisée par la suite Albright-Knox Art Gallery 19. En dernier lieu, pour refermer la partie consacrée aux cas particuliers de musées internationalistes et mettre un point final à ce chapitre dédié aux expériences utopiques au tournant du siècle, il semble pertinent de parler de la Russie, où la prédilection pour l'art français remontait déjà à Catherine la Grande, et fut pérénisée à cette époque par les collections privées établies dans de fastueuses propriétés de Moscou, puis par les musées qui furent créés à partir de celles-ci. En 1918, une foule d'anarchistes avait pris possession de la maison de Ivan Morozov, un riche collectionneur d'art fauve et cubiste; mais les troupes de Lénine les en expulsèrent, et, pour prévenir de nouvelles menaces de pillage, le Commissariat à l'Education et à la Culture la transforma en musée sous sa protection, tout comme le palais Trubetskoy, où l'industriel moscovite 19
Entre 1925 et 1928, un torrent d'acquisitions d'art d'avant-garde fut déversé dans ses galeries, grâce aux bons offices de A. Conger Goodyear, alors vice-président de l'Académie; mais lorsque ce dernier tenta d'acheter pour le musée La Toilette de Picasso, les autres membres du comité directeur le forcèrent à démissionner -mais, à la suite de cela, il accéda au poste de premier président du MoMA de New-York-. 148
Sergey Ivanovich Schukin avait installé sa collection d'art européen, qui couvrait l'évolution de l'art à partir du post-impressionnisme français. Les deux collectionneurs jouèrent dès lors les guides-conservateurs de leurs anciennes résidences, en échange de quoi on leur permit de vivre sur place avec leur famille dans la maison du gardien (Kean, 1983 : 257). Lénine déclara leurs propriétés biens nationaux et signa deux décrets les 15 novembre et 19 décembre 1918, qui baptisèrent les galeries de Schukin et de Morozov respectivement «Musée d'art moderne occidental» et« Second Musée d'art moderne occidental» (Kean, 1983 : 161) ; ceci dit, cinq ans plus tard, on décida que les deux collections seraient administrées par un seul comité et auraient un budget commun. Elles furent également placées sous la houlette d'un seul directeur, l'artiste, critique et historien de l'art Boris Nilolayevich Ternovets, qui mit en place un accrochage chronologique des tableaux, pour montrer l'évolution de chaque peintre ainsi que des mouvements artistiques de la société bourgeoise occidentale: en effet, pour lui, transformer des résidences privées en espaces éducatifs pour le peuple allait bien au-delà de la simple ouverture au public; cela signifia la fin de la distinction entre les deux collections, puisqu'il mélangea leur contenu et y ajouta même des œuvres en provenance d'autres collections. En outre, pour que l'examen historique ainsi proposé n'eût pas de solution de continuité, il fit acheter des œuvres françaises et allemandes dans des expositions d'art moderne et lança un appel international à donations, si bien que grâce à la solidarité d'artistes et de collectlOnneurs de gauche d'autres parties du monde, ce musée d'art moderne occidental connut ses jours de gloire. Il ne s'agit pas d'une expérience isolée, puisque dans les premières années qui suivirent la révolution bolchévique de 1917, il sembla que l'arrivée de la gauche au pouvoir allait consacrer officiellement le suprématisme, le constructivisme ou d'autres « ismes » internationaux de l'art moderne par le biais d'expériences muséographiques novatrices. Entre 1918 et 1921, le peintre Kandinsky fonda pas moins de vingt-deux musées dans diverses provinces pour le compte du Commissariat à l'Education -NarodnogoKomissariata po Prosveshchenyu-. Entre temps, la Section des Beaux-Arts de Moscou -Izobrazitelnyi Otdel Narodnogo Komissariata po Prosveshchenyu, abrégée en 120 NarKomPros-, à la tête de laquelle se trouvait Vladimir Tatline, entouré entre autres artistes de Kazimir Malevich, Antoine Pevsner et Wladyslaw Strzeminski, mena à bien l'idée de créer un révolutionnaire Musée de Culture artistique à Petrograd -nouvelle appellation à la russe donnée à Saint-Pétersbourg à partir de 1914- qui ouvrit le 3 avrill92l, avec pour directeur Natan Altman. 149
Des émules des précédents, ainsi que du Musée de Culture artistique de la cité de la Neva, surgirent même en Pologne; mais ces expérimentations utopiques tarirent avec l'arrivée de Staline à la tête du pouvoir de l'URSS. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, la politique culturelle de ces dictateurs (et pas seulement de Staline) abouti à une impasse critique dans l'histoire des musées d'art moderne en Europe, qui fit ressortir d'autant plus les nouveautés survenues de l'autre côté de l'Atlantique: l'heure du MoMA et de ses équivalents était désormais venue.
150
ne PARTIE LE ROLE DU MaMA NEW-YORKAIS COMME MODELE INTERNATIONAL AU XXème SIECLE Nous avons vu dans les pages antérieures la crise des modèles du XIXème siècle et le surgissement, au tournant du siècle, d'expériences muséales utopiques et novatrices, même si leurs contenus n'étaient pas nécessairement consacrés à l'art le plus moderne et expérimental. Ceci fut en revanche l'apport principal du Museum of Modern Art de NewYork, qui n'était déjà plus un «musée d'art moderne» au sens où on l'entendait au siècle précédent -un éclectique complément patriotique des grandes pinacothèques nationales où l'on vénérait les maîtres anciens internationaux-, mais était spécifiquement dédié aux courants d'avantgarde de l'art moderne, à l'exclusion de l'art contemporain de goût académique ou officiel. Il est difficile de déterminer si le Mo Ma imposa aux Etats-Unis et au reste du monde occidental cette conception de la modernité, ou si c'est justement le triomphe de cette modernité artistique qui consacra le MoMA comme paradigme muséal mondial; mais dans tous les cas, cette vision de l'art moderne en fit, au milieu du XXèmc siècle, le nouveau canon mondialement imité. Evidemment, ce statut fut le résultat d'une succession d'étapes historiques diverses, durant chacune desquelles le rôle joué par cette institution new-yorkaise, qui a généré tant d'études et de débats, changea radicalement. Mais ni ses propres publications 1 ni ses spécialistes ne sont d'accord quand il s'agit de déterminer à quel moment elle atteignit sa pleine maturité. Selon A. Conger Goodyear, la « période expérimentale» ]
Outre les catalogues d'expositions et de collections, la production éditoriale du MoMA, inaugurée en 1934, se distingue par l'intérêt qu'elle a consacré à la propre histoire du musée. Ainsi, par exemple, Ie bulletin mensuel du MoMA, fondé en 1933, fut l'objet d'une réédition en fac-similé (The Bulletin of the Museum of Modern Art. New- York: Arno Reprint, 1959), et depuis 1994 plusieurs volumes de la collection « Studies in Modern Art » ont été consacrés, sous forme de monographies, à des aspects de l'histoire du MoMA. 151
prit fin quand le musée fut transféré en 1932 dans un édifice qui lui appartenait en propre, et qui serait son emplacement définitif jusqu'à aujourd'hui, au numéro 11 de la 53èmeRue Ouest. A l'inverse, Christoph Grunenberg pense que cette période expérimentale s'acheva en 1953, quand le conseil d'administration décida de refuser le rôle de Kunsthalle et de ne plus recommencer à se défaire de ses classiques modernes. Pour sa part, Alan Wallach divise 1'histoire du MoMA en trois phases: la première, il l'appelle «période utopique », de l'ouverture du musée en 1929 à la fin des années cinquante, et correspond à l'établissement d'un canon de l'art moderne; la seconde, qu'il identifie comme son moment de triomphe, s'étale sur les années soixante et soixante-dix durant lesquelles se généralisèrent le Style International et l'art moderne que le musée avait promus; la dernière phase, enfin, voit le MoMA transformé en une relique momifiée de lui-même, à partir de la rénovation entreprise par Cesar Pelli entre 1980 et 1984. Cependant, cette dernière phase plus conservatrice aurait commencé dès 1970, selon Mary Anne Staniszewski, auteur d'une thèse de doctorat sur la muséographie du MoMA entre 1929 et 1970, sous la direction de Linda Nochlin à la City University of New York. Aucun de ces découpages chronologiques n'a été respecté dans les chapitres qui suivent, puisqu'ils sont écrits du point de vue d'un observateur européen, qui considère le MoMA en relation avec les musées apparentés du reste du monde occidental. De fait, le chapitre 5, où l'on rend compte de sa fondation et de ses débuts, le traite simplement comme un exemple de plus de toutes ces expériences muséales qui surabondèrent dans les années trente. Malgré l'admiration unanime et un rien exagérée que lui ont portée tous ceux qui se sont penchés sur la fondation du MoMA et sur son premier directeur, Alfred H. Barr, je pense qu'il aurait été excessif de lui accorder ici une place trop éminente, puisqu'en réalité il ne jouait alors qu'un rôle modeste. C'est justement le contraire dans le cas du chapitre 6, où tout comentaire sur les autres musées est nécessairement relié à ce qui peut être dit du mouvement impulsé par cette institution pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est à peu près en 1952 que s'interrompt le fil discursif de ce chapitre, pour lequel, en revanche, j'ai choisi comme point de départ exact l'année 1939, car c'est cette année-là que fut inauguré le nouveau bâtiment construit pour le musée et que Barr y monta l'exposition Art in Our Time, qui marqua la consécration définitive de l'intrônisation des mouvements d'avant-garde du XXème siècle. En Europe, cette date est marquée par le début de la Seconde Guerre mondiale après une sanglante Guerre Civile Espagnole. L'allégorie la plus populaire de ce drame demeure Guernica, tableau que 152
Picasso déposa au MoMA grâce à l'intervention de Sidney Janis, bienfaiteur du musée et président de son «Comité d'acquisitions artistiques », qui organisa en 1939 le prêt au musée de cette œuvre et d'autres exposées au bénéfice des réfugiés républicains espagnols. Fut-ce grâce au MoMA que ce tableau parvint à devenir une icône de la modernité, ou seraient-ce ce tableau de Picasso avec d'autres œuvres des avant-gardes parisiennes qui octroyèrent au MoMA son statut de musée de référence de la modernité artistique internationale? Quel rôle joua la promotion que le musée fit de l'expressionnisme abstrait en pleine Guerre Froide? Le chapitre 7 couvre principalement les années d'apogée du MoMA, pendant lesquelles s'exerça sa plus grande influence internationale, c'est-à-dire à partir de 1952, et surtout à partir du jalon important établi le 8 octobre 1958, quand le musée inaugura sa première installation «permanente» de la collection historique de peinture et de sculpture au deuxième étage, à travers laquelle il offrait sa vision personnelle de l'évolution de l'art moderne; cette dernière devint, au cours des années cinquante et soixante, la narration canonique reproduite dans les principaux musées new-yorkais, dans les autres institutions nord-américaines et dans de nombreuses institutions étrangères. Dans les années soixante-dix, ce modèle artistique et muséographique était déjà vivement contesté, tant par les spécialistes que par les artistes de cette période historique, si agitée par les révolutions contre-culturelles qui suivirent le désastre du Vietnam et les révoltes de l'année 1968. C'est pourquoi le chapitre 8 aborde cette période en forme de contrepoint, en attirant l'attention sur un modèle alternatif, même si finalement frustré dans ses attentes novatrices: le Centre Georges-Pompidou de Paris, inauguré en 1977. Plus de trente ans après, avec toutes les transformations dont il a fait l'objet et en dépit de la bibliographie qu'il a pu engendrer, il n'est toujours pas facile d'émettre un jugement pondéré sur son impact historique: à son époque, il parut établir un nouveau jalon, au point que Douglas David apposa la formule «Post-Pompidou Age» en sous-titre d'un livre fameux sur la muséographie de la décennie suivante; mais à présent, il nous semble que Beaubourg s'apparente de plus en plus à un épigone tardive de la prééminence du MoMA en tant que modèle international.
153
CHAPITRE 5. LES BASES ET LE CONTEXTE DU SURGISSEMENT DU MaMA Déclin des expériences européennes. Son positionnement radical est peut-être la contribution la plus notable du MoMA au développement de musées similaires. Alors que les institutions qui lui servirent de précédent à New-York adoptaient un profil bas et que ses équivalents dans d'autres capitales affirmaient leur spécialisation en art récent de manière timide, contradictoire ou irréfléchie, le MoMA, fondé en 1929, se hissa avec provocation au rang de porte-drapeau de la modernité, en en faisant ostentation tant par son nom et ses activités, que par l'architecture de son nouveau bâtiment, inauguré en 1939. Plus que par ses propres mérites, c'est par manque de leadership parmi ses concurrents que le MoMA devint, en l'espace d'une décennie, une référence internationale. C'est pourquoi, de même qu'il est important d'analyser le contexte dans lequel se développa ce centre newyorkais, de même il convient d'exposer auparavant la situation critique que traversaient à ce moment-là les musées d'art moderne européens. A Paris, le minuscule ~t rétrograde Musée du Luxembo1lrg s'avérait de plus en plus décevant; mais toutes les solutions et alternatives envisagées échouèrent les unes après les autres, brisées dans leur élan, qu'il s'agît des initiatives de ses directeurs successifs, de celles de la Société des Amis du Luxembourg -fondée en 1903 et reconnue d'utilité publique en 1924-, ou de celles d'autres associations privées aux marges de la lente bureaucratie administrative, comme la Société des Amateurs d'Art et Collectionneurs fondée en 1923 par le dentiste Daniel Tzanck. Cet émigré russe, qui se fit connaître à Paris comme mécène d'artistes, annonça en février 1925 la construction imminente d'un édifice flambant neuf destiné à abriter un nouveau musée d'art moderne, dont le coût aurait été supporté par son association. Il s'agissait d'une stratégie importée de l'étranger, qui remettait en cause le monopole habituel de l'Etat sur le terrain de l'offre culturelle, mais qui suscita des soutiens enthousiastes au sein de la sphère artistique parisienne, comme on peut le vérifier à travers les réponses à une enquête réalisée par la revue L'Art Vivant durant l'été 1925 (Morel, 1996). Bien que le projet ne fût pas mené à son terme, il prit alors la tournure d'une affaire brûlante, qui mina peut-être les attentes pour la transformation et la modernisation
155
sans cesse repoussées du Luxembourg, dont l'insuffisance était déjà si criante que, dans le but de le soulager, on avait transféré toutes les œuvres d'artistes étrangers au Jeu de Paume du Jardin des Tuileries2. Cette forme de discrimination --qui inspira peut-être l'inauguration d'une galerie d'art étranger quatre ans plus tard à la Tate Gallery à Londresavait été présentée comme un moindre mal par Léonce Bénédite, qui fut également à l'origine de l'ouverture, juste en face du Jeu de Paume, dans l'Orangerie des Tuileries, d'une section du Luxembourg exclusivement consacrée aux Nymphéas de Claude Monet et à la collection d'œuvres impressionnistes léguées par Caillebotte. Son inauguration en 1926, sous le nom de « Musée des Impressionnistes », fut la principale nouveauté survenue sous le mandat de l'historien d'art Charles Masson qui, après avoir été conservateur-adjoint de Bénédite, lui avait succédé en 1925. Cette nomination, alors que Masson avait déjà soixante-sept ans, fut perçue comme une occasion gâchée par ceux qui réclamaient un jeune professionnel capable de monter une véritable musée d'art contemporain (Morel, 1996: 35, 110-116). Les plaintes de la presse montèrent d'un ton en 1930, lorsque Christian Zervos fit paraître dans les pages des Cahiers d'Art un manifeste « pour la création à Paris d'un musée des artistes vivants» (Schaer, 1993: 103). Désireux de s'associer à cette revendication, Le Corbusier lui remit un projet pour un nouveau Musée des artistes vivants à Paris, brevet qu'il proposa à la revue, qui l'offrit à son tour au monde entier, en accompagnant le croquis des commentaires de l'architecte, qui réclamait pour son projet un simple « champ de pommes de terre ou de betteraves» « quelque part en banlieue» (Bolanos, 2002: 132-135). 2 Depuis que, en avril 1909, on y avait monté une exposition de cent portraits féminins du XVIIlèrncsiècle des Ecoles anglaise et française, le Jeu de Paume était utilisé comme salle d'expositions temporaires, notamment d'art étranger. Cette spécialité fut définitivement acquise lorsque, une fois sa gestion transférée à l'administration des Beaux-Arts en 1920, il fut soumis à une convention entre le Ministère des Affaires Etrangères et la Direction des Musées de France, dont les autorités y montèrent de grandes expositions temporaires d'art de nations étrangères, en fonction de l'agenda diplomatique et culturel de la capitale. C'est la raison pour laquelle il était logique qu'on y transférât en 1922 les collections d'art étranger du Luxembourg, qui furent alors classées par nationalité; elles purent cependant à peine être divulguées au public, puisque l'usage prioritaire de l'édifice demeurait les expositions temporaires, qui n'avaient pas toujours à voir avec l'art moderne - nombre d'entre elles furent en effet consacrées à l'art ancien. Ce fut encore le cas même après la transformation du Jeu de Paume en siège du «Musée des Ecoles étrangères contemporaines » en 1932; la preuve en est qu'après Ie succès rencontré par l'exposition d'art contemporain espagnol, organisée en 1936 avec la collaboration de Jean Cassou, on voulut y mettre à l'abri l'année suivante les œuvres évacuées du Musée du Prado, même si, finalement, cette idée ne fut pas suivie d'effet (Bonnefoy, 1991 :45-48). 156
Cette proposition marqua sans doute Louis Hautecœur, un autre jeune historien d'art passionné et dynamique (Poulot, 2005 : 144), qui succéda à Masson après la mort de ce dernier en 1931 : à peine entré en fonction, il fit montre d'un grand enthousiasme en écrivant un rapport interne pour réclamer un édifice plus digne (Paris, Archives Nationales, F/21/4905, dossier Id, doc. 3). Il proposa d'emblée un changement de réglement, remettant en question la dénomination « musée d'artistes vivants» : au lieu d'attendre dix ans après la mort de l'auteur de chaque œuvre, le délai pour un transfert hors du Luxembourg serait désormais de quatre-vingts ans après la naissance de l'auteur, indépendemment du fait qu'il fût mort ou vivant (Hautecoeur & Ladoué, 1931 : 14). Il voulait par là éviter que les œuvres d'artistes d'une même génération et d'un même groupe artistique fussent séparées en cas de mort prématurée de l'un d'entre eux ou de longévité exceptionnelle d'un autre, sans pour autant renoncer au vieil idéal du musée de passage. Mais les jours de ce modèle et du Luxembourg lui-même étaient comptés: l'opinion selon laquelle il était préférable de renoncer à raccommoder ce qui ne pouvait être résolu qu'en repartant de zéro faisait de plus en plus l'unanimité. A cet égard, un pas timide fut esquissé avec l'ouverture officielle au public, en 1932, de la collection d' œuvres étrangères installées dans un Jeu de Paume totalement modernisé après quatre ans de travaux, et hissé au rang d'institution autonome dotée d'un budget propre: le Musée des Écoles Étrangères Contemporaines, à la tête duquel André Dézarrois compléta la collection nationale avec des dépôts privés d' œuvres de Modigliani, Picasso, Chagall ou d'autres grands noms de l'Ecole de Paris, au sein de laquelle les artistes étrangers installés en France jouaient un rôle si remarquable. De cette manière, ce petit musée illustrait à la fois une période de cosmopolitisme et de patriotisme, puisque, indirectement, il rendait aussi hommage à Paris en tant que capitale internationale de l'art moderne. On parvint même à y introduire de l'art français sur ses cimaises: suivant le précédent établi par la succursale de la Nationalgalerie de Berlin au Kronprinzenpalais, où, après avoir vu les impressionnistes et les post-impressionnistes français, on montait aux salles dédiées aux avant-gardes allemandes, Dézarrois réserva une petite salle de l'étage supérieur aux dernières acquisitions d'art moderne français, et ne se priva pas non plus d'inclure des artistes nationaux dans certaines des expositions qu'il organisa au musée, telle la fameuse Origines et développement de l'art international indépendant, en 1937. L'année suivante, une exposition pluridisciplinaire dédiée à l'art nord-américain fut organisée en collaboration avec le MoMA, mais par la suite, sous l'occupation nazie, le Jeu de Paume fut reconverti en magasin pour les œuvres confisquées, dans l'attente d'être envoyées en 157
Allemagne, vendues ou détruites -cinq ou six-cents tableaux d'art « dégénéré» furent brûlés dans les jardins des Tuileries en 1943 (Lawless, 1986: 27-36; Bonnefoy, 1991 : 48-70). Ceci dit, ce musée était appelé dès l'origine à avoir une existence éphémère, puisque peu après son inauguration surgit le projet d'Exposition Internationale des Arts et Techniques de la Vie Moderne, qui allait fournir un prétexte en or pour réunir après coup ses collections et celles du Luxembourg dans un des pavillons qui seraient construits pour l'occasion. Les vainqueurs du concours international convoqué à cet effet en 1934 furent, au grand dam de Le Corbusier et d'autres concurrents, les architectes Aubert, Dondel, Viard et Dastugue, dont le projet manifestait une modernité très modérée3. Dans tous les cas, le plus important est que cette fois-ci, l'édifice fut construit; cependant, bien que ce pavillon de l'Exposition de 1937, surnommé Palais de Tokyo, eût été en théorie conçu dès le départ dans la perspective de sa réutilisation postérieure au profit du Musée des Artistes Vivants, d'importants travaux de réaménagement durent être entrepris pour l'adapter à sa nouvelle utilisation, parce que les architectes, comme cela arrive si souvent, ne tinrent pas compte des conseils d'un technicien des musées. Puisque la Ville de Paris avait généreusement collaboré, on lui réserva la moitié de l'édifice, sur la base d'une entente selon laquelle elle y installerait un musée municipal d'art moderne spécialisé dans les arts décoratifs et industriels qui n'entrât pas en concurrence avec le musée national voisin; mais, comme chacun sait, les deux institutions suivirent en définitive le même modèle, qui répondait évidemment à une appellation nouvelle: Musée d'Art Moderne. Il fallut attendre presque dix ans pour savoir ce qu'on entendait par là, car après la fermeture de l'orangerie du Luxembourg en 1938 et le transfert de ses collections au Palais de Tokyo, ce dernier resta fermé plusieurs années, d'abord à cause des fameux travaux d'aménagement, puis à cause de la Seconde Guerre mondiale. Pour être exact, il est intéressant de signaler qu'une première ouverture du Musée National d'Art Moderne eut lieu dès 1943, sous l'occupation nazie; mais c'est seulement en 1947 que fut officiellement inaugurée la nouvelle présentation orchestrée par le célèbre critique et historien de l'art Jean Cassou, qui, à partir de Signac passait en revue le fauvisme, le cubisme et les autres avant-gardes du XXèmesièc1e4. 3
Sur le projet vainqueur et celui que présenta Le Corbusier, je renvoie aux recherches menées par Julien Bastoen, déjà auteur d'un mémoire de DEA inédit, intitulé Le Musée Utopique ou l'État aux prises avec la Modernité, réalisé à l'Univ. Paris VIII sous la direction de Pierre Pinon, et qui prépare actuellement une thèse sur ce thème. 4 L'édifice avait déjà ouvert en pleine guerre, pendant l'été 1942, à l'occasion d'une exposition temporaire, véritable acte de volontarisme et de bravoure pour les habitants 158
Curieusement, tandis que l'occupation nazie avait anticipé l'ouverture de ce musée à Paris, son arrivée au pouvoir en Allemagne entraîna le coup d'arrêt de ce type d'initiatives culturelles. A partir de l'année 1933 qui vit Hitler être proclamé chancelier, la promotion de l'art contemporain dans les musées allemands s'effondra à un rythme vertigineux. L'élan prometteur de modernité et d'internationalisme qui avait généré de grandes innovations muséographiques au tournant du siècle fut immédiatement miné le national-socialisme en particulier et par le nationalisme en général, qui devint la tendance dominante de la politique culturelle en Europe centrales. Une de ses premières victimes fut le champion des expressionnistes, Walter Kaesbach, qui, après avoir commencé sa carrière en tant qu'adjoint de Ludwig Justi à Berlin, avait été promu en 1920 directeur de Angermuseum à Erfurt, et dirigeait l'Académie de Düsseldorf depuis 1924. Il avait toujours voulu créer un musée d'art moderne dans sa ville natale, Monchengladbach ; à cette fin, il avait fait don de sa collection, qui demeura sans domicile fixe pendant six ans, jusqu'à ce qu'un citoyen local fit don d'une maison à la municipalité en 1928. Mais, alors que tout semblait promis à un dénouement satisfaisant, les purges politiques nazies destituèrent Kaesbach de son poste de directeur de l'Académie de Düsseldorf et lui interdirent d'exercer quelque autre charge. Pour la ville de Monchengladbach, il s'avérait alors embarrassant d'exposer la collection d'un proscrit, si bien que cette dernière resta entreposée avant ùe lui être finalement restituée en 1937. Cela n'entraîna pas de coup d'arrêt au développement de ce musée municipal, puisqu'il continua son essor grâce aux donations d'autre mécènes; en revanche, il n'était plus question de spécialisation en art moderne6. de Paris, où les musées étaient fermés depuis plus de trois ans. Mais à cette époque, Cassou focalisa son acitivité sur l'acquisition d'œuvres d'avant-garde par le biais d'achats, de dons et de prêts, bénéficiant à maintes reprises de la solidarité de ses amis artistes. Etant donné que, pour lui, distinguer les artistes de l'Ecole de Paris en fonction de leur passeport n'avait aucun sens, il intégra à la collection toutes les œuvres d'artistes étrangers qui figuraient auparavant au Jeu de Paume -ce dernier devint une annexe du Louvre, dénommée Musée de l'Impressionnisme, inauguré en 1947-. 5 Nous avons vu au chapitre précédent comment la naissance et le développement de la Nationalgalerie à Berlin et de la Moderne Galerie à Vienne avaient découlé de l'aspiration à une galerie dédiée à l'art national. Une dérive ultérieure de ce puissant nationalisme fut incarnée par les Heimat Museum, une nouvelle typologie de musées ethnologiques dédiés à l'esprit national, qui acquit une grande popularité en Allemagne dans les années vingt et trente. 6 Le Dr. Kaesbach fit de nouvelles donations à la ville après la Seconde Guerre mondiale. D'autre part, Monchengladbach devint l'un des épicentres musé aux de la 159
Dans d'autres musées, les nazis s'en prirent à l'art qu'ils surnommaient l'art «dégénéré» et «judéo-bolchévique », à l'aide de moyens drastiques, dont des licenciements de personnel, des purges dans les collections, et même le brûlage en public de certaines œuvres. Hitler, qui, dans sa jeunesse, avait été recalé aux épreuves d'admission à l'Académie d'art de Munich, avait en matière d'art les idées claires et veillait personnellement à promouvoir un art qui fût conforme à celles-ci. Toutefois, même l'art allemand au goût du Führer ne parvint pas non plus à trouver une consécration dans des musées ad hoc. A la différence de l'Italie fascite, où surgit pléthore de nouveaux musées, le seul temple élevé à l'art allemand dans l'Allemagne nazie fut le nouveau palais des expositions de Munich, conçu en 1934, parce que l'ancien Palais de verre avait été ravagé par un incendie. La capitale bavaroise, théâtre du coup d'Etat manqué de 1923, se devait d'être une métropole artistique emblématique du nazisme: c'est la raison pour laquelle Hitler commanda ce nouveau palais moderne-néoclassique à un de ses architectes préférés, Paul Ludwig Troost, et supervisa personnellement la sélection du contenu de la Grande Exposition d'Art allemand, qui célébra l'inauguration de la Haus der Deutsche Kunst -Maison de l'art allemand, aujourd'hui Haus der Kunsf- le 18 juillet 1937. Mais à part cet édifice qui, malgré toute sa GrojJartigkeit, restait un simple salon d'exposition, aucun musée ne fut ouvert; quelques-uns des projets favoris de Hitler demeurèrent des architectures de papier, tels le monumental Weltkriegsmuseum à Berlin ou le Deutsches Nafionalmuseum à Linz. Plus dévastateur encore fut le régime de Staline à l'égard de ces expériences utopiques mises en œuvre après la révolution bolchévique, qui allaient difficilement survivre à sa dictature. Le Musée de Culture artistique de Léningrad -le nouveau nom de la ville après la mort de Lénine en 1924- fut purgé de ses peintures les plus avant-gardistes, qui furent mises sur le marché de l'art international pour obtenir des devises étrangères au moment où le «réalisme socialiste» s'imposait comme style officiel des Soviets et que toute autre forme d'art se heurtait à l'hostilité du dictateur qui, finalement, fit fermer le musée en 1926 : la plus grande partie de ses collections finirent principalement au Russkij Muse} fondé par Alexandre III, rebaptisé alors Musée de l'Etat russe. Une autre victime fut à déplorer à Moscou. En 1927-1928, toute la collection du Musée d'art moderne occidental fut regroupée dans post-modernité grâce à une nouvelle galerie municipale construite en 1982, le Museum Abteiberg. 160
l'ancienne propriété de Morozov, qui en devint par conséquent l'unique siège -l'autre résidence, le palais Trubetskoy, fut par la suite aménagée en siège de l'Academie Soviétique des Sciences-. Si les avant-gardes de l'art moderne ne plaisaient pas à Staline, c'est en revanche tout l'art occidental qui lui paraissait suspect, ce qui réduisit d'autant les chances de survie pour un musée affichant cette double spécialité. Le Musée d'art moderne occidental fut fermé quand éclata la Seconde Guerre mondiale, et ne fut jamais rouvert7. Enserrée entre deux dictatures ennemies des avant-gardes artistiques, la Pologne devint pour certains une terre promise qui leur servit de refuge pour un temps, jusqu'à ce que le pays fût à son tour envahi d'un côté et de l'autre. Citons l'exemple fameux du peintre et sculpteur Wladyslaw Strzeminski, un polonais éduqué en Rusie, où il fut soldat dans les troupes du tsar, puis agitateur bo1chévique, et finalement déserteur revenu illégalement dans son pays natal. Il avait été co-directeur, aux côtés du sculpteur constructiviste Antoine Pevsner, du bureau central des expositions ouvert à Moscou, et l'un des fondateurs du Musée de Culture artistique de Pétrograd en 1921 ; et bien qu'il désertât l'armée soviétique pour retourner dans son pays natal, accompagné de son épouse russe, le sculpteur Katarzyna Kobro, il continua d'œuvrer en Pologne en faveur de l'art d'avant-garde. Strzeminski tenta d'abord d'ouvrir un centre à Varsovie, où il créa en septembre 1926 une « Association du Musée d'art moderne », qui ne fonctionna qu'un an, et presque sans activités. 11 s'installa finalement dans la ville industrielle de L6dz, où il fonda le groupe Arysci rewolucyjni awangarda rzecywista (artistes
révolutionnaires
-
véritable avant-garde), abrégé en a.r., et trouva un
soutien pour son projet de musée en la personne de l'écrivain, bibliophile et publiciste Przeclaw Smolik, qui occupait alors la tête du service de l'éducation et de la culture de la municipalité. Cet érudit était chargé de créer un musée municipal d'art et d'histoire appelé à être baptisé du nom de l'historien local Kazimierz Bartoszewicz, qui avait légué à la ville une importante collection de manuscrits, estampes et tableaux hérités de son père; mais quand il fit la connaissance de Strzeminski en 1929, Smolik se laissa convaincre par son idée de former au sein du musée une section dédiée à l'art avant-gardiste international (fig. 14). Cette dernière devint avec le temps l'un des principaux atouts de celui qui fut finalement dénommé Muzeum Sztuki -musée d'art-, bien qu'elle ne pût jamais 7
Sa mort institutionnelle fut officialisée en 1948, et une loi répartit ses collections entre le Musée Pouchkine de Moscou et l'Ermitage, qui hérita de la plus grande part, même si, jusqu'à la mort de Staline en 1953, nombre de ces œuvres ne furent pas exposées. 161
s'émanciper comme institution indépendante, comme un véritable musée spécialisé en art moderne; c'est pourquoi son histoire ne peut être considérée ici que comme une digression consolatrice, une exception réconfortante dans une argumentation générale consacrée à un panorama aussi affligeant.
Fig. 14 lnstalarion en 1931 de la Colection lnternacional Muzeum S ztuki, Lodtz
d'Art Moderne au
La coHection internationale d'art nouveau à L6dz (Pologne). En dépit de tant d'expériences frustrées qui avaient jalonné son parcours d'activiste de l'art moderne et comme fondateur de musées de cette spécialité, Wladyslaw Strzeminski démontra de nouveau son dynamisme quand il projeta en 1929 la création d'une collection internationale d'art nouveau pour le musée municipal qui al1ait ouvrir à L6dz. Suivant les stratégies qu'il avait apprises pendant son expérience de militant révolutionnaire soviétique, il entreprit, aidé des artistes du groupe a.r., une campagne de sensibilisation par courrier ou par Je biais d'entretiens dans Je but de soJliciter des donations de peintres abstraits de différents parties de l'Europe. Un des membres du groupe, le peintre Henryk Stazewski, qui séjournait alors à Paris, réussit à contacter Jean Arp et, surtout, Michel Seuphor, le fondateur des groupes Cercle et Carré et
162
Abstraction-Création; si bien que que Stazewski, Strzeminski et Kobro devinrent membres de ces deux groupes, et que Seuphor fut toujours un soutien enthousiaste du musée de L6dz. Malheureusement, les dons n'arrivèrent pas à temps pour l'inauguration du Miejskie Muzeum HistOl:ji i S.:tuki im. .J i K. Bartoszelviczow (Musée municipal d'art et d'histoire J. et K. Bartoszewiczow), le 13 avril 1930. La section moderne, appelée « Collection internationale d'art nouveau» ouvrit tout de même le 15 février 1931. Le même jour fut officiellement confirmé le dépôt de la collection, qui ne comptait initialement que vingt-et-un numéros; à l'occasion de la parution du premier catalogue en 1932. on en dénombrait déjà soixante-quinze: outre les artistes polonais étaient représentés des artistes étrangers tels que Jean Arp, Alexandre Calder, Sonia Delaunay, Max Ernst, Joaquin Torres-Garcia, Fernand Léger, Pablo Picasso, Kurt Schwitters et Michel Seuphor entre autres (Ladnowska, 1989: 12-19). Quand le critique et historien de l'art Marian Minich fut nommé
en 1935 premier directeur professionnel du l\.lu::.eufII Sztuki, il étoffa la collection par des acquisitions d'art de la Renaissance et du baroque italien. et organisa une section d'art polonais des XVIIl"lI1cet XIX"mc siècles; ceci dit, J'essor de la Collection Internationale d'art nouveau éclipsa le reste de la collection, ce qui contribua à faire de ce musée une exception. Le groupe a.r. cessa son activité en 1936, mais « son » musée survécut à de nombreuses vicissitudes, parmi lesquelles l'annexion de la ville de L6dz au terrirOlre allemand par le 111"m"Reich en 1939, d la l>ull.:' de laquelle la Collection Internationale d'art nouveau, qui comptait alors pas moins de cent onze œuvres, fut confisquée pour avoir été assimilée à de J'mi dégénéré. Après la Seconde Guerre mondiale, le musée rouvrit dans un b[Himent plus grand, avant d'être transféré en !946 dans le palais néo-baroque Poznanski. C'est Jà que Marian Minich, réintégré dans ses fonctions, réorganisa la collection selon un ordre chronologicostylistique, réservant le clou de la muséographie au deuxième étage, avec les salles dédiées à J'art moderne, pour lesquelles il demanda à Strzeminski de lui concevoir une « salle néoplasticiste » consacrée aux avant-gardes polonaises et internationales. Cette dernière s'avéra être une référence muséographique, maintes fois comparée à l'Ahstrakten Kabillett de El Lissitzky à Hannovrc, et reproduit presque autant de fois dans les manuels d'art et de muséologie, à la différence que la première .. 8 peut encore se VIsIter.
8
Bien que cette salle fut fermée en 1949, elle fut reconstituée en 1960 à l'occasion d'un congrès international sur l'art du xxème siècle (sur les reconstitutions récentes d'espaces
163
Dans d'autres pays d'Europe, certains artistes d'avant-garde, à la différence de Filippo Tommaso Marinetti et des futuristes italiens, trouvèrent que les musées avaient une utilité et tentèrent d'en faire des instruments de diffusion de la modernitë. Curieusement, Mussolini luimême, ami de Marinetti dans sa jeunesse, fut également un fervent protecteur des musées d'art moderne qui, pour le Duce, faisaient peutêtre partie d'un lot de modernité par lequel les Italiens se laissèrent fasciner. On a parfois employé le terme modernolâtrie pour désigner cette exaltation du moderne, de l'automobile, des autoroutes, de la conquête de la nature, conquête qui fut d'ailleurs liée à l'emplacement des musées, puisqu'on tendit à maintenir les collections historiques en centre ville et à éloigner l'art le plus récent jusqu'aux nouveaux confins de la ville. L'un des exemples les plus évidents de ce phénomène fut sans doute Bologne, dont la Galleria Comunale d'Arte Moderna, créée en 1925 grâce aux donations de plusieurs collectionneurs locaux, fut installée dans la Villa delle Rose, une maison de campagne offerte à cette fin par la comtesse Nerina Armandi AvoglilO. On était cependant guère éloigné, dans ce cas, des précédents établis au XIXèmesiècle. De fait, l'ouverture de nouveaux musées d' arte moderna se poursuivit dans les années vingt et trente selon les mêmes paramètres qu'au XIXème siècle. Le fascisme n'a pas supposé de solution de continuité dans les politiques culturelles habituelles en Italie depuis l'unité. Au départ, les activistes culturels du parti préférèrent se désintéresser du contrôle des musées, des académies, des opéras ou d'autres institutions officielles de la culture italienne, car pour eux ce sont d'autres types d'initiatives spectaculaires et éphémères, comme les expositions ou les spectacles de masse en plein air, qui étaient d'exposition des avant-gardes, cf Layuno, 1997). Depuis lors, l'art moderne reste le point fort de la collection (Restany, 1983 ; Ladnowska, 1989). 9 Le peintre basque Aurelio Arteta, par exemple, qui fut le premier directeur du Musée d'art moderne de Bilbao, créé en 1924 pour gérer de manière autonome les œuvres d'art récentes du Musée des Beaux-Arts. De son côté, un de ses compatriotes, le poète Juan Larrea, lança au début de la Guerre civile espagnole un appel à la solidarité des artistes d'avant-garde du monde entier, Picasso et Matisse en tête, pour qu'ils fissent don d'œuvres destinées à un «véritable musée d'art contemporain» de la République Espagnole, une institution itinérante qui se serait installée à l'époque à Madrid (Bolanos, 1997 : 360). JO La Galleria d'Arte Maderna de Bologne ferma après la Seconde Guerre mondiale et ne reprit son activité qu'à partir de 1961. Son nouveau siège, situé dans le quartier des foires, fut érigé en 1975. La Villa delle Rose rouvrit en 1989, après une campagne de travaux de réaménagement reacondicionamiento, en tant que section du musée dédiée à des expositions d'art contemporain. 164
prioritaires. C'est ce qui ressort des débats sur la politique culturelle qui eurent lieu lors du congrès fasciste de Bologne de 1925, à l'occasion duquel Margherita Sarfattill et d'autres idéologues du parti réitérèrent maintes et maintes fois leurs déclarations en faveur du libéralisme artistique et du laissez-faire. Ils ne se laissèrent pas aveugler par la xénophobie qui aurait pu les inciter à se méfier, par principe, de tout art provenant de l'étranger. Par exemple, ils ne protestèrent pas contre l'internationalisme croissant de la Galleria d'Arte Moderna di Torino en pleine époque fasciste, sous la longue direction de l'historien de l'art Vittorio Viale, tandis que le caractère cosmopolite de la Galleria Internazionale d'Arte Moderna di Venecia s'affirmait de plus en plus, car le gouvernement de Mussolini avait décidé qu'il serait le musée italien de référence pour le suivi de l'art international: suivant ces directives, un accord fut même signé en 1938 entre ce musée et la Galleria Nazionale d'Arte Moderna de Rome, dans le but d'échanger des œuvres entre les deux collections (Perocco, 1980: 5_9).12 Généralement, comme conséquence de ce non-interventionnisme, la multiplication de nouveaux musées dans tout le pays resta liée à l'initiative privée et à la rivalité entre des communes qui ne voulaient pas être en reste par rapport à la voisine: si une municipalité avait ouvert une galleria d'arte moderna, celles qui ne voulaient pas être en reste se devaient de se doter d'une galerie similaire. Mais l'esprit d'émulation qui fut à l'origine de tant de nouvelles fondations en Italie, fut également responsable du caractère conformiste et répétitif dont elles souffraient en général, car elles se contentèrent presque toutes de ressembler aux galeries préexistantes, en consacrant le goût du collectionnisme bourgeois et en laissant de côté l'art le plus avant-gardiste: tout au plus se risquaient-elles un peu dans la modernité classicisante du Stile Novecento, comme ce fut le cas de la galerie fondée par Giuseppe Ricci Oddi à Plaisance, de celle qui fut créée par Alfredo Giannoni à Novare, et de tant d'autres musées officiellement spécialisés en art moderne, mais qui prirent plutôt la tournure de temples consacrés à l'art de
11
La critique d'art d'origine italienne Margherita Sarfatti exerça une grande influence lorsqu'elle fut la maîtresse de Mussolini: c'est son goût pour Ie Stile Navecento de Mariano Sironi et de ses disciples qui contribua à le consacrer comme style officiel dans les années vingt. Ce peintre milanais, Sironi, devint par la suite un muraliste ouvertement au service du fascisme, dotant les édifices les plus représentatifs d'une iconographie où se mêlaient classicisme et modernité. 12 Cet accord fut rompu en 1955, et les deux musées se rendirent mutuellement les œuvres qu'ils s'étaient échangé. Dès lors, comme le musée vénitien renonça à sa spécialisation dans l'art étranger, il adopta son nom actuel: Museo d'Arte Maderna. 165
l' Ottocento 13. D'autre part, dans bien des cas, l'impulsion initiale qui faisait de l'ouverture d'un musée de ce type une question d'honneur pour nombre de villes, se dissipa peu à peu après leur ouverture. Comme si l'inauguration d'une nouvelle institution était davantage une fin en soi qu'un moyen de promouvoir à long terme l'art contemporain: on ne peut s'empêcher de soupçonner cela, si l'on considère la quantité de musées sclérosés par absence de fonds, languissant dans des locaux provisoires, ou qui fermèrent après une courte période d'activité, tels la Galleria Comunale d'Arte Contemporanea ouverte en 1927 à Cagliari (Sardaigne) ou la Galleria d'Arte Moderna di Palazzo Forti fondée à Vérone en 1937, parce que la famille Forti avait offert le bâtiment, mais qui ferma un peu plus d'un an aprèsl4.
13
En 1924 Giuseppe Ricci Oddi offrit à sa ville, Plaisance, non seulement sa collection mais aussi le financement de la construction du musée local d'art moderne à condition qu'on lui fournît un emplacement adéquat. La municipalité lui offrit le terrain de l'ancien couvent de San Siro et le mécène respecta sa promesse, de sorte que la Galleria d'Arte Maderna Ricci Oddi ouvrit en 1931 ; son illustre éponyme continua par la suite de faire don de nouvelles pièces jusqu'à sa mort et laissa même en testament un fonds pour les acquisitions futures. Mais l'inflation monétaire qui suivit amenuisa le potentiel effectif de ce fonds, et les acquisitions furent si peu nombreuses que l'institution en resta engourdie, sans pouvoir suivre l'évolution de l'art postérieur, jusqu'à ce qu'en 1968, à la faveur d'une conjoncture économique plus favorable, l'édifice fût restauré et que les industriels locaux, aidés de la municipalité, injectassent de nouveaux fonds -mais comme il s'avéra impossible de constituer une collection représentative de l'art du xxèrne siècle, on décida de spécialiser le musée dans l'art de l'époque de Ricci Oddi. Le cas d'Alfredo Giannoni, un joaillier de Novare qui devint l'un des activistes culturels de sa ville dans les années vingt, n'est pas sans similitude avec le précédent. C'était à l'époque où les fascistes s'enthousiasmaient pour le style Novecento, mode à laquelle Giannoni ne put échapper; mais c'était déjà un homme d'âge avancé, et qui se sentait davantage attiré par l'art du XIxèrne siècle. Curieusement, il justifiait cette passion en avançant l'argument qu'il souhaitait constituer une collection qui deviendrait le musée municipal d'art moderne: il était convaincu que ce type de musées devait accorder un intérêt plus grand à l'art déjà ancien qu'à l'art du présent! En 1930 la mairie mit à sa disposition le premier étage du Palazzo deI Podestà, et c'est là qu'ouvrit Galleria Giannoni, avec plus de quatre-cents œuvres données par le mécène, qui doubla la collection durant les années qui lui restaient à vivre. Mais sa mort entraîna l'interruption des acquisitions, et le musée resta fermé de fait pendant des années après la Seconde Guerre mondiale; il finit par rouvrir en 1986, après avoir abandonné l'idée de collectionner l'art du XXèrncsiècle. et dans les années 1990 l'édifice retrouva son ancienne splendeur après une restauration coûteuse. 14 La mairie de Vérone rouvrit la Galleria d'Arte Maderna di Palazzo Forti en 1982, en tant que lieu d'expositions temporaires, qui constituent sa principale activité aujourd'hui encore, car on ne peut même pas y voir ne serait-ce qu'une sélection de la collection permanente. 166
Ainsi donc, alors que l'arrivée du fascisme au pouvoir n'entraîna pas de rupture dans la floraison continue de nouveaux musées d'arte maderna dans toute l'Italie, il est certain que de plus en plus ces institutions tournèrent à moyen régime, acquérant une certaine patine avant l'âge, mais restèrent reléguées à l'arrière-garde du progrès artistique au lieu d'essayer de suivre les dernières tendances. Cette posture rétrograde paraît contredire le concept même de musée d'art moderne ou contemporain, et démontre que, malgré une phraséologie exaltant continuellement la modernité, le parti fasciste n'intervint pas dans sa promotion dans le champ de l'art et des musées. Les fascistes ne changèrent rien non plus à une particularité ancienne et intéressante de la politique culturelle italienne, qui donna naissance à la diffusion actuelle sur tout le territoire italien d'un double réseau de musées d'art dépendant d'instances politiques différentes: il n'aura pas échappé au voyageur qui parcourt aujourd'hui l'Italie que, tandis que la majorité des gallerie d'arte antica de tout le pays dépendent du gouvernement, ce sont les collectivités locales qui gèrent presque toutes les gallerie d'arte maderna. Nous avons déjà rencontré des répartitions administratives similaires dans d'autres précédents internationaux, comme Amsterdam ou Dublin, où les collections de chefs-d'œuvres anciens sont nationales tandis que les musées d'art moderne sont municipaux; mais en Italie, il s'agit d'un phénomène généralisé -la Galleria Nazianale d'Arte Maderna de Rome est une des rares exceptions, alors que celle de Florence est mi-municipale, minationale- et il est curieux que les ministres de Mussolini aient aussi pratiqué dans ce domaine une politique de non-ingérence, au moins dans les premiers temps. C'est seulement durant la phase finale du régime fasciste, entre 1936 et 1943, sous l'influence nazie et les pressions liées à la guerre en Ethiopie, au conflit espagnol et à la Seconde Guerre mondiale, que la politique culturelle prit une tournure plus coercitive. En fait, le Ministère de la Culture, créé en 1937, agit dès le début comme un Ministère de la Propagande qui misa clairement sur un réalisme social d'inspiration académique contre l'art expérimental, à l'instar de la politique de Goebbels en Allemagne. Mais même à ce moment-là, la ligne antérieure de libéralisme et de pluralisme artistique continua de s'appliquer au sein du Ministère de l'Education nationale, dont dépendaient les musées nationaux. Toute ceci n'est pas étranger à l'intérêt dont fit montre, tant pour la culture traditionnelle que pour la moderne, le ministre en charge: Giuseppe Bottai, un intellectuel qui acheva avec cette charge sa carrière de fasciste un peu hétérodoxe, et imagina des politiques novatrices pour la protection du patrimoine national et la promotion de l'art 167
contemporainl5. Pour ce qui concerne les musées, son action fut marquée par son ferme engagement dans la réorganisation de la totalité du réseau en un système hiérarchisé (Bottai, 1940: 123-150). Il tenta d'en faire autant avec les gallerie d'arte moderna, bien que, dans ce cas, les répercussions ne furent pas aussi manifestes, sans doute parce que la majorité étaient municipales et qu'elles échappaient par conséquent à sa compétence directe, ou bien parce qu'il est toujours plus facile et mieux vu politiquement d'en inaugurer de nouvelles au lieu d'en réorganiser d'anciennes. C'est que Bottai n'était pas de ceux qui négligent les occasions de briller lors des cérémonies d'inauguration. Une d'elles lui fut fournie, alors qu'il était encore Governatore de Rome, par le village voisin de Anticoli Corrado. Ce bourg s'était fait connaître au XIXèmesiècle grâce au costume traditionnel de ses habitants, qui attira la curiosité de nombreux peintres, dont certains y installèrent même leur atelier: ce fut le cas de Riccardo Assanti et de Pietro Gaudenzi, qui sollicitèrent des œuvres de leurs collègues pour former, au début des années trente, un musée local. Ils les offrirent à la municipalité, qui les installa dans trois salles de la mairie, sur la place du village, et organisa une inauguration solennelle de la nouvelle Galleria d'Arte Moderna di Anticoli Corrado le 15 septembre 1935, présidée par Bottai. Cette initiative fit des émules 15
Bottai s'était engagé pour l'art contemporain dès sa jeunesse, en tant que membre du groupe futuriste et fondateur de deux revues d'art contemporain: Le Arti et Primato. Il commença sa carrière politique comme député et assistant de Mussolini dans un ministère, jusqu'à ce que le Duce le nommât, en novembre 1929, Ministre des Corporations et de l'Economie, poste dont il fut congédié en 1932, quand il tomba en disgrâce. Au début de l'année 1935, il fut nommé Governatore de Rome et quelques mois plus tard gouverneur civil de Addis Abeba. A son retour d'Ethiopie, en novembre 1936, Benito Mussolini le plaça à la tête du Ministère National de l'Education, où il resta plus de six ans, jusqu'en février 1943. Il passa à la postérité surtout grâce à cette dernière charge et aux initiatives décisives qu'il mit en œuvre. Une des plus notables d'entre elles fut la création, en 1936, de l'Institut central pour la restauration des œuvres d'art. En 1939 il créa le «Prix Bergame» pour les artistes d'avant-garde, parallèlement au «Prix Crémone» créé l'année précédente par les fascistes pour l'art de propagande. En avance sur son temps, il promulgua la « Loi des 2% », selon laquelle les budgets de tous les chantiers publics devaient réserver au moins ce pourcentage pour des décorations peintes ou sculptées - cette initiative date de 1936, mais c'est seulement en 1941 qu'elle devint une loi, qui prit effet l'année suivante-. Enfin, en janvier 1942, il établit au sein du ministère un Bureau pour l'art contemporain, sous l'autorité de la Direction générale des Antiquités et des Beaux-Arts: sa fonction consistait d'une part à assister les artistes -par le biais d'achats, de prix, de bourses, de pensions de retraite, etc.- et d'autre part à promouvoir la reconnaissance publique de l'art contemporain moyennant la réalisation de concours et de publications, et même par l'intermédiaire d'archives et d'un musée d'art contemporain (Bottai, 1940: 287-382). 168
dans d'autres villages de la province. Par exemple, en 1937, fut fondée l'éphémère Galleria d'Arte Moderna di Littoria, riche d'une collection de près de quatre-cents œuvres données par divers auteurs et organismes. Cependant, la prolifération spontanée de ce type de musées sur tout le territoire italien ne convenait pas à Bottai si elle n'était pas structurée, sans ordre ni hiérarchie -mots-clés pour tout fasciste-. A la fin des années vingt, le gouvernement avait déjà hiérarchisé toutes les expositions d'art du pays au sein d'un schéma pyramidal dont le sommet était occupé par la Biennale Internazionale de Venise et la nouvelle Mostra Quadriennale -organisée à Rome en 1927, 1931, 1935, 1939 et 1943-, tandis que la base était constituée par les expositions organisées par les sociétés locales d'artistes et d'amateurs, sous la direction des syndicats fascistes. Bottai tenta d'établir un classement similaire pour les musées d'art moderne, selon lequel les musées communaux devraient s'occuper principalement de l'art local, tandis que celui de Venise présenterait l'art international, et celui de Rome centraliserait la grande collection nationale. Nous avons déjà vu comment ce classement s'appliqua à Venise, à partir de l'accord signé en 1938 entre la Galerie nationale d'art moderne de Rome et la Galerie internationale d'art moderne de Ca'Pessaro, par lequel les deux musées limitèrent leur spécialité respectivement à l'art national et à l'art international, et échangèrent une série d'œuvres. Malgré tout, la pierre de touche du plan de Bottai fut d'encourager un accord similaire entœ les deux musées d'art moderne existant à Rome. La capitale était emblématique pour le régime fasciste, qui la transforma radicalement à la fois en cherchant à la moderniser et en exhumant quelques monuments de la Rome antique. Il était essentiel, dans ce contexte, que le musée de Valle Giulia se métamorphosât en une impressionnante collection nationale à grande échelle, au risque même d'étouffer le tout récent musée municipal d'art moderne de Rome. Ce musée avait été créé le 28 octobre 1925, jour anniversaire de l'arrivée de Mussolini au pouvoir, à partir de la riche collection d'œuvres qu'avait réunie la municipalité grâce à de nombreuses acquisitions, et fut ouvert au public le 15 janvier 1926 sans dénomination définitive: on l'appelait généralement Museo Mussolini d'Arte Moderna, mais de par sa situation sur le Capitole, il était aussi connu sous le nom de Galleria Capitolina d'Arte Moderna. Il occupait six salles réparties sur deux étages du Palais Caffarelli, que l'Etat avait cédé à la ville après la Première Guerre mondiale: au premier étage se trouvaient les sculptures et une collection d'estampes et d'aquarelles représentant des vues de Rome, tandis que le second étage était dédié aux peintures. L'année suivante, le Governatorato -nouvelle appellation du conseil municipal 169
de Rome sous le fascismeenrichit ce musée d'un important lot d'acquisitions faites à l'occasion de la première Quadriennale romaine, et dut toutefois le fermer dès 1929, en raison de la réorganisation de l'ensemble des musées municipaux qui suivit la création de l'Antiquarium et du Musée de Rome. La galerie d'art moderne ressuscita en 1931, mieux dotée en œuvres et en superficie, après la restauration du Palazzo Caffarelli: sa ré-inauguration eut lieu le jour du septième anniversaire de la «Marche sur Rome », sous l'appellation définitive «Galleria Mussolini» (Bonasegale, 1995: 17-31). Mais même si le musée était placé sous ce vocable, ses jours étaient comptés: en effet, six ans plus tard, le noyau de la collection fut transféré à la Galerie Nationale d'Art Moderne sur ordre du ministre Bottai, si bien que le musée municipal ferma de nouveau en 1938 et ne rouvrit que bien des années plus tard16. Cette croissance de la Galerie Nationale de Rome, au détriment de musées plus modestes, se justifiait par la formation d'un « supermusée» au sommet de la hiérarchie des musées italiens d'art moderne. L'apogée de cette stratégie politique survint en 1939, quand Bottai obtint de Mussolini qu'il transformât la galerie en une soprintendenza speciale (surintendance spéciale). Dès lors, toute acquisition d'art contemporain réalisée par les pouvoirs publics serait régie par la Galleria Nazionale d'Arte Moderna. Seulement l'espace fit très vite défaut dans le bâtiment de Valle Giulia, surtout après qu'y furem regroupées une partie des pièces montrées dans les granùes expositions de propagande fascistes, si bien que le 23 mai 1939 Bottai annonça devant le Sénat que le siège de la galerie serait transféré au cœur du nouveau quartier de l' Esposizione Universale di Roma (EUR), prévue pour 1942. La Seconde Guerre mondiale retarda cette extension urbaine de la capitale vers la mer et en diminua l'échelle, et bien qu'y fussent installés d'autres musées, la galerie nationale d'art moderne ne parvint pas à s'y établir. 16
En 1951, la Galerie Nationale d'Art Moderne lui restitua quelques œuvres d'inspiration romaine ou d'artistes romains; riche de ces nouvelles pièces, le musée retrouva une seconde jeunesse l'année suivante dans un nouveau bâtiment, le Palazzo Braschi, et sous un nouveau nom, Galleria Comunale d'Arte Moderna; il ne fut pourtant jamais ouvert au public. Les années qui suivirent furent marquées par une succession de projets de faible envergure, comme l'ouverture d'un musée d'art du Xxème siècle au deuxième étage du Palazzo delle Esposizioni, ou la présentation d'une sélection d'œuvres du XIxème siècle et de la première moitié du xxème dans le couvent de carmélites San Giuseppe, à côté de la Place d'Espagne. Enfin, en 2000, la Galleria Comunale d'Arte Moderna e Contemporanea ouvrit dans l'ancienne usine Birra Peroni, située rue de Reggio Emilia. 170
Cette idée de construire pour elle un édifice moderne et ex professa dans le quartier de l'EUR semble aujourdh'hui très intéressante, bien qu'il s'ajoutât à la liste des ambitieux projets du fascisme italien qui ne furent jamais matérialisés. Il n'est suprenant qu'à Rome, comme à Paris, les amants de la nouvelle architecture se risquaient aussi à réclamer pour la Galleria Nazionale d'Arte Maderna un édifice flambant neuf, au lieu de sacrifier de nouveau à la coutume de récupération des palais historiques, solidement implantée depuis les Lumières et l'époque napoléonienne. Cette aspiration ne fut pas facile à satisfaire, dans un pays aussi riche en monuments historiques disponibles et potentiels «cadres incomparables» pour tout musée, y compris ceux spécialisés dans l'art le plus récentJ7. A l'opposé, la situation était très différente aux Etats-Unis, terrain favorable à la matérialisation de ce type de musées, icône de la modernité au XXèmesiècle.
New-York s'affirme comme la capitale muséale de la modernité: la fondation du MoMA et d'autres institutions analogues Les Etats-Unis d'Amérique, puissance économique et politique émergente sur la scène internationale dans la plénitude de ce qu'on a surnommé le Gilded Age, ne firent pas exception quant à la multiplication des musées d'art contemporain que vivait alors le reste de l'Occident. Suivant les illustres précédents nationaux, nombre de philanthropes amateurs d'art du XIXème et du début du XXème offrirent leurs collections et firent même ériger d'imposants édifices ex nova pour y établir des fondations muséales affectées à cette même spécialisation. La Albright Art Gallerry à Buffalo (New-York), demeura pour un temps le champion indiscuté, tant par son architecture grandiose que par le rythme incessant de ses expositions, ou encore ses nombreuses acquisitions d'art récent européen ou américainl8. D'autres musées, 17
Même après la guerre serait rare la construction de nouveaux batiments pour musées en Italie, si bien les grands architectes de l'èpoque, comme Carlo Scarpa ou Franco Albini étaient connus par leur museographies d'avantgarde, toujours riallestimenti de batiments historiques. Aujourd'hui encore il est toujours exceptionel en Italie de voir construire un edifice nouveau pour un musée, comme fut le cas du Musée Munnicipal d'Art Moderne et Contemporain de Turin inauguré en 1959, de la Gallerie d'Art Moderne de Bologne ouverte en 1975, du Centre pour l'Art Contemporain 'Luigi Pecci' de Prato en 1988 et, sauf quelques autres examples peu connus, il n 'y a pas d'autre cas majeur just' au MAXXI de Rome. 18 Après la dimision de A. Conger Goodyear et son trasfer au patronat du MoMA de New York, la période d'expansion de la Albright Art Gallery ne cessa pas pour autant, ni d'ailleurs son engagement vis-à-vis des courants de l'avant-garde artistique: elle bénéficia d'un second souffle grâce à l'appui de ses directeurs et mécènes successifs: 171
surgis par la suite dans tous le pays, ne furent pas épargnés par le puissant nationalisme qui gagna aussi ce côté-là de l'Atlantique, incitant beaucoup de riches patrons qui voulaient passer à la postérité à fonder des institutions spécialement dédiées à l'art étatsunien postérieur à la Declaration d'Indépendence ; l'un d'entre eux fut l'industriel Joseph G. Bulter Jr., qui fonda en 1919 le Butler Institute of American Art à Youngstown (Ohio), dont l'un des trésors les plus précieux n'est autre que le bâtiment lui-même, un superbe temple classique conçu par McKim, Mead & White, l'agence d'architecture la plus emblématique de la dite American Renaissance. Le crack de la bourse de New-York en 1929 mit un terme à cette période d'abondance; mais c'est justement à ce moment-là qu'émergèrent dans cette ville quatre musées qui constituèrent un jalon décisif dans l'histoire qui nous concerne, pas tant du point de vue de l'opulence de leurs collections et de leur architecture, mais plutôt par leur engagement avant-gardiste et, par conséquent, par le concept d'art moderne qui s'y forgea. Ce triomphe de l'art moderne dans les nouvelles institutions muséales fut précédé d'importants jalons dans d'autres villes de la côte est -comme la Phillips Memoral Art Gallery fondée en 1921, ou la Barnes Foundation, créée par Ie Dr. Albert Barnes à Merio (Pennsylvanie) en 1925- et par d'abondantes initiatives dans le domaine des expositions à New-York sous l'auspice de l'art d'avantgarde, tels le célèbre Armory Show de 1913 -qui voyagea aussi à Chicago et à Boston--, la Société Anonyme fondée en 1920 par Man Ray et Marcel Duchamp sous le patronage de la collectionneuse et peintre amateur Katherine S. Dreier -qui fut sur le point d'en faire un musée19_, et la vivace Downtown GallerlD ouverte par Edith Gregor
en 1939 on ajouta une galerie spéciale pour montrer l'art contemporain le plus récent (il ne s'agissait pas d'acquisitions définitives, mais d'œuvres on probation (à l'essai) ; en d'autres termes, eUes pouvaient être revendues ou échangées si eUes ne parvenaient pas à convaincre le comité directeur). Entre 1942 et 1949, sous la direction de Andrew C. Ritchie, qui dirigea par la suite la section de peinture et de sculpture du MoMA, le musée commença à recevoir d'importantes dotations économiques du président du comité directeur, Seymor H. Knox, qui finit par financer la construction d'un nouvel édifice plus moderne. C'est en 1962 que fut inaugurée cette extension du musée, rebaptisé pour l'occasion Albright-Knox Art Gallery. Si la prépondérance initiale de l'art de la période contemporaine dans ses salIes n'avait pas été préméditée, c'est en revanche sur la reconnaissance de cette spécialisation que reposa sa croissance ultérieure: on y expose encore quelques œuvres de l'art du XIxème et du début du Xxème siècle, mais l'essentiel de son attention se porte sur l'art récent et actuel (Townsend, 1962). 19 Le nom «Société Anonyme» était un hommage à l'association fondée par les impressionnistes pour monter des expositions d'artistes étrangers à l'establishment 172
Halpert en 1926. De cette manière se formait une couche sociale de newyorkais intéressés par les tout derniers mouvements artistiques, qui y bénéficiaient d'une généreuse couverture médiatique. C'était même devenu le signe d'une certaine culture mondaine que d'être familiarisé avec les œuvres de Picasso, Duchamp ou Man Ray. Quand les grands magasins de la métropole diffusèrent à leur tour le cubisme et les autres « ismes» par le biais du prêt-à-porter ou des objets de design, de nombreux chroniqueurs et éditorialistes de la presse quotidienne et de revues new-yorkaises plaidèrent en faveur de la création d'un musée d'art contemporain. Forbes Watson, directeur de la revue The Arts, se demanda en janvier 1926 pourquoi, alors que toute grande capitale européenne possédait le sien, la plus grande métropole américaine ferait exception, et le critique Henry McBride le rejoignit en lançant un appel similaire en juillet 1927 dans The Dial. Un de ses lecteurs, le collectionneur, critique, et peintre à ses heures perdues, Albert Eugene Gallatin, releva le défi en créant un équivalent du Musée des Artistes Vivants parisien. Le 13 décembre 1927, il ouvrit au sein de la N ew-York University une Gallery of Living Art le nom dérivait de celui du Luxembourg et, de fait, la majorité des œuvres exposées provenaient des avant-gardes parisiennes-. Gallatin, célibataire fortuné, y exposa donc sa propre collection, parfois complétée par des prêts de ses amis. Il faisait office de président et de directeur du musée, sortant de sa propre poche l'argent destiné aux nouvelles acquisitions -qu'il achetait presque toujours directement aux artiste~, sans l'intermédiaire de marchandset aux dépenses d'entretien et de artistique, et dont elle reprit l'objectif; par conséquent, eUe percevait un droit d'entrée -25 cents, soit la moitié d'une entrée au cinéma- à ses expositions, qu'elle montait de préférence dans sa propre galerie, sise au n019 de la 47èmeRue Est, bien qu'elle organisât souvent des expositions itinérantes et des conférences dans les syndicats, les clubs sociaux et autres dans le reste du pays, et qu'elle utilisât aussi des espaces plus vastes; de fait, son exposition la plus ambitieuse, l'International Exhibition of Modern Art, visitée par plus de 52000 personnes, ouvrit en novembre 1926 au Brooklyn Museum. La société constitua peu à peu sa propre coUection, à partir de dons d'artistes reçus en 1923 et des achats réguliers de Dreier à ses amis avant-gardistes. En 1936, celle-ci envisagea justement de fonder un musée dans sa résidence de West Redding (Connecticut) avec cette collection, mais comme elle ne parvint pas à recevoir d'appui financier, Dreier et Duchamp transférèrent une partie des fonds à l'Université de Yale, et continuèrent même à les enrichir grâce à des dons d'artistes, jusqu'à la dissolution de la société en 1950 (Gross, 2006). 20 Sur l'histoire de cette galerie fondée par l'épouse de l'artiste Samuel Halpert- une émigrée russe juive, dont le nom de jeune fille était Edith Fein- je renvoie à l'excellente thèse de doctorat de Diane Tepfer: Edith Gregor Halpert and the Downtown Gallery (/926-1940). A Study of American Art Patronage. University of Michigan, 1989. 173
travaux -comme le changement de décoration en 1935, à l'occasion duquel il fit repeindre les murs en gris, afin d'offrir une atmosphère plus neutre et plus moderne-. L'Université n'avait seulement qu'à fournir un garde -ils supprimèrent ce poste en 1942- et, bien entendu, l'espace d'exposition lui-même -qui servait en même temps de lieu d'étude et de lecture(fig. 15). Le peintre et critique George L.K. Morris, qui travailla comme conservateur du musée à partir de 1933, ne reçut pas le moindre salaire pour cette charge; au contraire, il dut parfois aider financièrement Gallatin pour certaines acquisitions, en particulier celle de la pièce la plus célèbre de la collection, Les trois musiciens de Picasso, qu'ils parvinrent à acheter en 1936. Après ce chef-d'œuvre, il achetèrent l'année suivante une autre toile monumentale, La Ville de Léger, cas exceptionnel par ses dimensions, car la majorité des autres œuvres étaient de taille réduite ou moyenne. Mais toutes deux donnent une idée de la vocation internationale de ce modeste musée: il fut le premier musée des Etats-Unis à montrer des œuvres de Picasso, Léger, Miro, Mondrian -qui y jouit de sa première exposition monographique-, Arp et les pionniers de l'expressionnisme abtrait nord-américain: du cubisme au constructivisme et au néoplasticisme.
Fig. 15 Le Museum ojLivingArt dans un bâtiment de la New York University à Washington Square en 1938
174
Morris et Gallatin lui-même furent membres du groupe American Abstract Artists, fondé en 1936-37; c'est pourquoi il n'est pas surprenant que la collection, où ne manquaient pas les œuvres de compatriotes avant-gardistes tels que Marsden Hartley, John Marin et Charles Demuth, montrât une prédilection croissante pour l'art abstrait le plus analytique, allant même jusqu'à se débarrasser d'œuvres de peintres figuratifs comme Chagall et Burchfield. En faisant un pari artistique aussi restrictif, ils cherchèrent à se démarquer du goût plus éclectique des autres musées d'art moderne fondés entre temps dans la ville; mais plus encore que ses orientations artistiques, c'est son public cible qui définit et différencia le plus clairement cette institution. Gallatin avait beau être un patricien, il méprisait autant le snobisme des riches que la trivialité des masses populaires; son musée s'adressait donc davantage à un public qualifié de professeurs, d'étudiants et d'artistes, d'autant plus qu'il était situé au rez-de-chaussée du South Study Hall, l'édifice principal de la New-York University donnant sur Washington Squarecette place du sud de Manhattan était le cœur d'un quartier d'artistes qui connut son apogée entre 1927 et 1943-. Gallatin considérait de fait l'emplacement de la Gallery of Living Art comme un de ses atouts les plus favorables: il avait coutume de la décrire comme un forum pour la diffusion de l'art nouveau et les discussions entre étudiants et artistes. C'est pour affirmer cette mission et mettre l'accent sur son statut éducatif et non lucratif qu'il procéda à un changement de nom en 1936 : il troqua le terme «Gallery», qui pouvait aussi bien indiquer un espace commercial, contre celui de « Museum ». Cela ne changea rien au fait que l'existence du musée passa relativement inaperçue, peut-être parce que sa situation dans un édifice universitaire intimidait les passants, si bien que la vie de l'institution s'acheva brutalement quelques années plus tard seulement21. Quoi qu'il en soit, au moment de sa disparition, l'exemple établi par Gallatin à New-York n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd, puisque d'autres mécènes avaient déjà commencé à marcher sur ses traces. Une autre des réponses à l'appel lancé par la revue The Arts surgit tout près, à Greenwich Village, à l'endroit où se trouvait l'atelier du sculpteur et mécène d'artistes Gertrude Vanderbilt Whitney, fille du 21
Le recteur de la N ew- York University décida, en décembre 1942, de démanteler le musée pour reconvertir les espaces qu'il occupait en faveur de la bibliothèque. Gallatin, découragé, accepta alors l'offre du directeur du Musée des Beaux-Arts de Philadelphie, Piske Kimball, qui lui proposa d'y déposer sa collection en prêt: Gallatin alla même plus loin, puisqu'il légua en testament à cette institution plus de cent soixante œuvres, qui furent installées dans une nouvelle aile baptisée du nom du bienfaiteur (Bricker Balken, 1986; Stavitsky, 1994). 175
magnat des chemins de fer Cornelius Vanderbilt et femme du banquier Harry P. Whitney, héritier d'une fortune liée au pétrole et au tabac. C'était une femme très engagée dans la promotion de l'art contemporain, et ce à double titre. D'une part, elle était à la tête de plusieurs associations artistiques: au printemps 1915 elle avait créé l'association dénommée Friends of Young Artists -une société d'encouragement aux artistes locaux par le biais de prix et d'achats d'œuvres-, et fut nommée peu après directrice de la Society of Independent Artists, qu'elle dirigea pendant quinze ans, comblant même une grande partie de son déficit annuel. D'autre part, après avoir organisé une exposition dans son propre atelier, elle avait monté en 1914, dans la 8èmeRue Ouest voisine, une galerie pour jeunes artistes, appelée Whitney Studio, pour la gestion de laquelle elle engagea Juliana Force qui, par son dynamisme et les bonnes relations qu'elle entretenaient avec les artistes, fut associée à toutes les initiatives de Gertrude Whitney. Citons par exemple le Whitney Studio Club, qu'elles fondèrent toutes deux en 1918, dans la 4èmeRue Ouest: il s'agissait d'un centre de socialisation et d'exposition pour les artistes dirigé par Juliana, qui compta jusqu'à quatre-cents membres à sa fermeture en 1928, une fois qu'il eût été jugé plus approprié de continuer leur mission de promotion de l'art nouveau américain à travers du Whitney Museum of American Art (Berman, 1990; Hankins, 2003). Malgré tout, la fondation officielle de ce musée, placé sous l'autorité d'un conseil d'administration composé majoritairement de membres de la famille Whitney, n'intervint pas avant 1931 : Juliana Force, fut alors nommée directrice et fut assistée d'un comité consultatif formé à 100% par des artistes. Aucun autre musée ne pouvait souffrir la comparaison pour ce qui est du rôle accordé aux artistes ,22 Dans le foyer, une élégante fontaine dessinée par Gertrude Whitney elle-même accueillait le visiteur de ce musée destiné à montrer sa collection -cinqcents œuvres qu'elle avait proposées en vain au Metropolitan Museumet la collection de la directrice, Juliana Force, qui comprenait des tableaux d'art naïf rural du XIXèmesiècle et des tableaux relevant de l'art historique américain, dont la présence au sein du musée fut contestée par la suite23. Le budget prévu pour les acquisitions était modeste, mais pour 22
Le Whitney Museum se vante d'avoir toujours été particulièrement proche de la sensibilité des artistes; par exemple, il fut le seul à commencer de payer des droits d'auteur quand, en 1935, la Société des peintres, sculpteurs et graveurs américains imposa le paiement de royalties pour les œuvres de ses membres qui figuraient dans les expositions (Baur, 1967). 23 En 1949, afin de dégager un budget pour l'achat d'œuvres d'art contemporain, le comité directeur du Whitney Museum décida de mettre en vente ses collections d'art des XVlIIèrne et XIxèrne siècles: peintures, aquarelles, dessins, sculptures et estampes, 176
que cet argent n'allât pas enrichir les intermédiaires, sinon bénéficier aux artistes, les œuvres furent également achetées de préférence directement aux auteurs, notamment à l'occasion des expositions annuelles puis biennales d'art nord-américain qu'organisa le musée à partir de 1932 et qui ont toujours lieu, puisque chaque année paire la Biennale du Whitney continue d'offrir une rencontre avec l'art nord-américain le plus récent-. Il s'agissait donc d'un musée très proche de celui de Gallatin, y compris en termes de topographie, puisqu'il était situé dans la SèmeRue, en plein Downtown bohème de Manhattan, installé dans une maison ancienne -un des nombreux bâtiments que les Whitney possédaient dans la zone- dont le caractère fut préservé, en dépit de quelques retouches décoratives modernes. Bien que la capacité d'exposition doublât après l'ajout de trois nouvelles galeries en 1939, le manque d'espace ne tarda pas à être de nouveau manifeste, à mesure que la collection augmentait en quantité et en diversité. Retenons que, comme s'il s'agissait d'une volonté de se différencier du goût pour l'art abstrait et pour l'Ecole de Paris illustré par le musée de Gallatin, le Whitney misait exclusivement sur l'art américain et ses préférences allaient plutôt vers l'art figuratif -le Groupe des Huit, la Ashcan School of Art, Edward Hopper, Reginal Marsh, Thomas Hart Benton, etc.-, en dépit du fait que Gertrude Whitney demeurait une amoureuse de Paris et de son avant-garde artistique. Mais ce qui est certain c'est que le registre des styles ne fit que s'élargir -on ne peut pas toujours en dire autant de la trajectoire initiale d'autres musées qui lui tàisaient WIlwrrençe à New-York. Tel fut le cas, en particulier, du musée fondé par le collectionneur Solomon R. Guggenheim, rejeton d'une famille enrichie grâce aux mines d'argent et de cuivre, et qui, dans les années vingt, avait commencé à acheter des œuvres d'artistes européens d'avant-garde et à les montrer à ses amis dans les suites qu'il possédait à l'Hôtel Plaza. A partir de là, il créa en 1937 la Fondation Guggenheim pour promouvoir l'art moderne auprès du grand public, et loua en 1939 une ancienne concession d'automobiles de la 54èmeRue Est (fig. 16) afin d'y ouvrir son Museum incluant des œuvres de Allston, Eakins, Homer, La Farge, Martin, Mount, Newman, James et Raphelle Peale, Theodore Robinson et Twachtman, des gravures de Audubon et de la firme Currier & Ives, ainsi qu'un important groupe de portraits et de paysages relevant de l'art populaire. Le Whitney ne tira pas pas pour autant un trait sur son intérêt pour l'art nord-américain antérieur à 1900, auquel il continua de consacrer publications, expositions et recherches -par le biais du American Art Research Council, fondé par le musée en 1942- . En 1964, il fut décidé de reformer une collection historique grâce à des donations, mais le budget d'acquisitions du musée resta réservé exclusivement aux achats d'art contemporain. 177
of Non-Objective Painting -il laissa les œuvres d'art figuratif qu'il possédait dans ses suites du Plaza-. Il s'agissait également d'une initiative très personnelle, quoique, à dire vrai, particulièrement complémentaire tant de la spécialisation en art américain du Whitney Museum que de l'orientation francophile de Gallatin, dans la mesure où ce musée se tournait de préférence vers l'art abstrait d'Europe centrale,
Fig. 16 Façade et intérieur du Museum if Non-0l:jective Painting ouvert en 1939 par la Fondation Guggenheim dans une ancienne concession d'automobiles, East 54 Street. 178
conformément aux goûts de sa directrice, le peintre Hilla Rebay von Ehrenwiesen, une inconditionnelle des pionniers de la peinture abstraite d'Europe centrale, tels que Vassily Kandinsky ou Rudolf Bauer24. C'est sans doute surtout dans la muséographie et l'emplacement choisis que résidait l'originalité de l'institution, qui s'était établie non pas dans le quartier bohème du sud de Manhattan, mais dans le Midtown laborieux, où elle fonctionna comme un sanctuaire théosophico-mystique : ce qui caractérisait ce musée au nom intraduisible était son aspiration au spirituel -Geistig, en allemand-, qui se manifestait non seulement par sa préférence pour un type de peinture non figurative de caractère lyrique, éloignée du rigorisme géométrique et de l'abstraction inspirée de la réalité, mais encore par le mode de présentation des tableaux, éclairés par une douce lumière indirecte dans une atmosphère sombre -murs de velours plissé, moquettes de la même couleur-, et accrochés à une hauteur si basse que, pour les contempler, le visiteur était fatalement incité à s'asseoir dans un des confortables sièges tapissés de velours situés presque au ras du sol, et y demeurait envoûté par la musique de Bach et le parfum de l'encens, dans un extase métaphysique (Messer, 1988 : 24-28). Mais en plein centre de Manhattan existait déjà un autre musée non moins original, tant par sa présentation austère que par le concept même d'art moderne qu'ii arborait fièrement dans sa dénomInation: li'lusewn of Modern Art. Il était aussi le fruit d'une initiative privée d'un collectif de personnes fortunées, puisqu'il avait été fondé en 1929 par trois riches dames: Lillie P. Bliss -fille d'un riche industriel et commerçant, et particulièrement attachée aux peintres à l'origine de l'organisation de l'Armory Show, où elle avait découvert les post-impressionnistes français, qui constituèrent dès lors la colonne vertébrale de sa collection personnelle-, son amie Mary Quinn -qui avait été professeur d'art avant de marier avec l'avocat réputé Cornelius Sullivan-, et Abby Aldrich -fille d'un sénateur influent et sœur d'un banquier important, collectionneuse impénitente d'art moderne contre l'avis de son époux, le millionnaire John D. Rockefeller Jr., fils du fondateur homonyme de la Standard Oil Company-. De fait, si quelque chose différencia dès le début cette institution des autres musées de spécialité analogue créés à la 24
Dans l'édition de 1939 du catalogue du Musée Guggenheim, Hilla Rebay fit l'éloge passionné de son amant, le peintre Rudof Bauer, dans les termes suivants: « Dans cette collection figure un génie, le plus grand de tous les peintres, chacune de ses œuvres est un chef-d'œuvre parfait» (Burt, 1977 : 343 ; pour plus d'informations sur Rebay voir la biographie que lui ont consacré Vrachopoulos & Angeline, 2005). 179
même époque à New-York, c'est bien son lien non dissimulé avec le monde et le mode d'opération des hommes d'affaires. Le MoMA ne se proposa pas comme une initiative venue d'en bas, proche des artistes, mais plutôt comme un commerce typique du Midtown luxueux de Manhattan, qui louait des emplacements publicitaires, se faisait connaître par voie écrite ou radiophonique et utilisait même d'autres stratégies commerciales telles que l'organisation de cocktails privés, dans le but de recruter dans les hautes sphères économiques et politiques. Il est révélateur que les fondatrices ignorèrent les artistes dans leur organisation initiale, alors qu'elles invitèrent un publiciste émérite, Frank Crowninshield, directeur de la revue Vanity Fair, à figurer dans le comité fondateur du musée, au poste de secrétaire du conseil d'administration. A la tête de ce conseil, elles choisirent un homme d'affaires, A. Conger Goodyear, fervent collectionneur d'art moderne, président éphémère du conseil d'administration de la Albright Art Gallery dans la ville voisine de Buffalo, où il avait attiré l'attention par ses positions audacieuses à l'égard de l'art français d'avant-garde. Pour le poste de directeur du musée elles engagèrent Alfred H. Barr Jr25, alors âgé de vingt-sept ans seulement, qui enseignait l'Histoire de l'Art au Wellesley College, pour le musée duquel il avait organisé une exposition intitulée « Exposition de peinture moderne avancée de Corot et Daumier au post-cubisme ». Son ami Jere Abbott, qui l'avait accompagné à l'occasion d'un voyage d'études en Europe, fut nommé sous-directeur, tandis que le reste du personnel était composé de trois salanes et d'une p~rsonne bénévole. Confirmant de manière significative l'assimilation du musée à une entreprise compétitive, Barr recourut dès 1930 aux services d'un publicitaire pour concevoir l'image de l'institution, et l'un des premiers
25
Alfred Hamilton Barr se faisait appeler « Jr. » (Junior) en référence à son père, du même nom, un pasteur de l'église presbytérienne qui lui inculqua des principes stricts. D'autres figurent influèrent sur sa formation: le professeur Charles Rufus Morey, par sa manière novatrice d'expliquer l'art médiéval en mettant en relation la peinture et la sculpture avec l'architecture et les arts décoratifs à Princeton, où Barr étudia l'Histoire de l'Art grâce à une bourse, et le professeur Paul J. Sachs de l'Université de Harvard, qui était chargé du prestigieux cours de muséologie au Fogg Museum. Comme il s'agissait du plus ancien et pratiquement du seul cours de ce type, les principaux musées des Etats-Unis furent dirigés pendant des années par des disciples de Sachs, et le Mo MA ne fit pas exception à la règle, puisque ce professeur figurait également dans le comité directeur, et c'est encore lui qui proposa aux postes de directeur et de sousdirecteur les candidatures de Barr et d' Abbott, deux de ses disciples les plus doués (davantage de données sur A. H. Barr Jr. figurent dans l'appendice chronologique compilé par Jane Fluegel dans Barr, 1989, et surtout dans deux monographies: Marquis, 1989 et Kantor, 2001). 180
renforts intervenus dans son équipe fut celui d'un directeur de la communication, engagé à temps complet à partir de 1933. Comme l'a bien souligné Christoph Grunenberg, les stratégies de marketing et de publicité furent cruciales pour le MoMA dès son origine, puisqu'avant même de commencer à fonctionner, en août 1929, le musée édita et diffusa un éloquent manifeste fondateur de quatre pages, intitulé A New Art Museum: an institution which will devote itself solely to the masters of modern art (réédité trois mois plus tard sous le titre The Museum of Modern Art; cf Grunenberg, 1994: 197). Le discours publicitaire incisif utilisé dans ce texte l'annonçait comme une nouveauté absolue, ce dont certains se laissèrent convaincre, telle critique d'art A. Philip MCMahon, auquel l'existence d'un musée d'artistes vivants à la New-York University, dont il était pourtant membre, était visiblement passée inaperçue. Ce n'est pas que le MoMA ignorât ce précédent-ci ni les autres précédents établis dans la même ville26, mais il cherchait à se distinguer des initiatives de faible envergure: après s'être autoproclamé comparable seulement aux plus grands musées d'Europe, il ne daignait faire référence dans son manifeste qu'au Metropolitan Museum de NewYork et à la Albright Art Gallery de Buffalo. Il n'est pas inutile de rappeler que cette dernière institution, si francisée qu'elle passait pour le partenaire nord-américain du Musée du Luxembourg parisien, avait été liée à A. Conger Goodyear, président du conseil d'administration du MoMA de 1929 jusqu'à son départ à la retraite dix ans plus tard, et qui souhaitait d'autre part s'attirer les sympathies du Metropolitan pour tenter de parvenir à des accords, dans la mesure où il le considérait comme le complément naturel de son musée: pour faire honneur à son nom, le MoMA devait être, selon lui, comme un fleuve aux eaux changeantes qui, au fil des années, se jetteraient dans ce grand temple de l'art dédié aux maîtres consacrés par le temps27 (Goodyear, 1943). 26
Dans un mémorandum de vingt-deux pages que le directeur envoya aux membres du conseil d'administration en 1933 sous le titre Theory and contents of an ideal permanent collection, Alfred H. Barr leur rappela l'existence de la Société Anonyme de K. Dreier, de la Gallery of Living Art de Gallatin et de la collection de Solomon Guggenheim, en leur recommandant d'entretenir d'excellentes relations avec ces trois collectionneurs, dans l'espoir de les convaincre de donner leurs œuvres au MoMA (voir De Santiago, 2003 : 234-236, où le mémorandum est analysé point par point). 27 A l'instar du Louvre, le Metropolitan de New-York ne montrait pas d'œuvres d'artistes vivants. Cela souleva en 1902 les protestations du très influent muséologue John Cotton Dana, et il y eut même des propositions pour au moins acheter, à défaut de les exposer, des œuvres d'artistes vivants, de la part de membres du conseil d'administration du musée, tel George A. Hearn, qui offrit en 1906 une donation de 125000 dollars, qu'il augmenta en 1911 de 125000 dollars supplémentaires, selon des termes généreusement flexibles -plus précisément, il autorisait la vente et l'échange 181
L'ouverture du musée, le 8 novembre de cette même année 1929, fut soigneusement orchestrée, afin d'assurer son succès médiatique. En dépit du fait que la ville venait d'être secouée par la Grande Dépression, la cérémonie d'inauguration fut un véritable gala pour invités sur leur trente-et-un, abondamment couvert par les paparazzi des revues mondaines, tant et si bien que le lendemain les ascenseurs ne suffirent pas à transporter la foule du public qui s'étirait en queues interminables. La répercussion médiatique de l'événement fut si positive qu'elle s'approcha du paroxysme, et pour le mois que dura l'exposition inaugurale on comptabilisa autour de 47000 visiteurs: depuis l'Armory Show, seize ans plus tôt, l'art moderne n'avait pas obtenu à New-York une réponse aussi massive de la part du public (Hunter, 1984: 12). Et tout cela à la suite d'une exposition temporaire intitulée Cézanne, Gauguin, Seurat, Van Gogh, quatre artistes de culte, alors pourtant bien éloignés du goût des masses: les fondatrices étaient restées inflexibles quant à leur choix, même si ces artistes étaient morts des années auparavant, et même si leur relève sur la scène artistique européenne avait été assurée par des avant-gardistes bien connus de Goodyear et de Barr. Ce dernier, pour soigner la forme, aurait préféré commencer par une exposition d'artistes nord-américains, mais cette option obtint bien moins de succès, en termes de public et de critique, lorsque, le mois suivant jusqu'en janvier 1930, le MoMA consacra sa seconde exposition, intitulée Nineteen Living Americans, à dix-neuf artistes nationaux contemporains -dont Burchfield, Demuth, Hopper, Marin, O'Keeffe et Sloan- qui furent sélectionnés par le biais d'un vote au sein du conseil d'administration à partir d'une liste de plus d'une centaine de noms. A l'inverse, un nouveau record fut battu avec la troisième exposition, intitulée Painting in Paris -dans laquelle étaient représentés Braque, Chagall, de Chirico, Matisse, Miro et Picasso entre autres-, qui attira 58 575 visiteurs. Cela en disait long sur le complexe d'infériorité dont d'œuvres acquises avec ce fonds-. Après sa mort, les membres les plus récalcitrants du conseil d'administration du Met suggérèrent que Hearn faisait référence aux artistes vivant en 1906, l'année de sa donation. Constant le peu d'intérêt manifesté envers l'usage effectif de cette largesse substantielle, Goodyear prit contact en 1931 avec son homologue au Met, William Sloane Coffin: le MoMA voulait conserver les œuvres achetées avec le fonds Hearn et participer aux décisions concernant les acquisitions à réaliser avec les sommes léguées au Metropolitan afin de n'acheter exclusivement que des œuvres d'artistes américains vivants. Goodyear et Coffin se mirent alors d'accord sur le fait que le MoMA et le Met établiraient un partage des eaux entre les œuvres de moins de vingt ans et les celles de plus de vingt ans d'ancienneté (qui pouvait imaginer que peu d'années après, avec le succès de l'expressionnisme abstrait new-yorkais, les deux musées se feraient concurrence sous forme de guerre ouverte ?). 182
souffraient encore les Nord-Américains sur les questions artistiques, face au glamour de la capitale française28, et des années durant le MoMA s'affirma comme le musée champion de l'Ecole de Paris, en particulier à travers ses acquisitions (Einreinhofer, 1997: 155). Quand elle commença ses activités en 1929, l'institution n'avait pratiquement pas de collection -tout au plus huit sculptures et cinq peintures, que Barr aurait voulu exposer dans une salle à part, mais on ne lui permit pas; mais en 1931 le Mo MA hérita d'un important lot d'œuvres, legs posthume de Miss Lizzie Bliss, une des fondatrices, collectionneuse de Cézanne, Gauguin, Redon, Seurat et d'autres postimpressionnistes, à condition que le MoMA atteignît en trois ans une viabilité économique probante. Cela donna des ailes aux aspirations du directeur Barr à monter un espace d'exposition permanente pour la collection, malgré l'acharnement de A. Conger Goodyear, président du conseil d'administration, à vouloir limiter l'activité aux expositions temporaires: or, cette politique-ci était plus proche de celle d'une Kunsthalle que de celle d'un musée, et pour être digne de son nom, le MoMA devait se doter, selon Barr, d'une présentation anthologique semi-permanente de l'art moderne, qui non seulement serait positive pour sa mission éducative, mais permettrait aussi d'attirer davantage de donations d'œuvres et de dotations économiques. Quoi qu'il en soit, le musée commençait à disposer d'une importante collection propre, et bien qu'elle ne fût pas exposée en permanence, il s'agissait toutefois d'en prévoir la croissance future; mais l'initiative de Barr ne rencontra pas 28 Rappelons la francophilie de la Albright Art Gallery de Buffalo et de la Gallery of Living Art de la New-York University -que ce dernier musée entrât en concurrence avec le Mo MA pour l'achat de Les Trois Musiciens de Picasso est plutôt significatif -. Le MoMA naquit aussi sous l'influence directe du modèle parisien, au point que, pendant plus de deux décennies, ses responsables répétèrent que la mission du musée consistait à compléter le Metropolitan où, avec le temps, finiraient les œuvres du MoMA, à l'instar de la relation qui unissait le Musée du Luxembourg au Louvre. Bien que cette mission fût présentée comme s'il s'agissait d'une grande nouveauté, elle n'en marqua pas moins un retour au paradigme du musée-purgatoire, quoiqu'on évita soigneusement cette métaphore catholique, Goodyear préférant comparer le MoMA à un fleuve aux eaux changeantes, en référence à Héraclite. Il ne fut pas le seul à insister sur la nécessité de parvenir à des accords avec le Met. En 1934, à l'occasion du cinquième anniversaire du musée, Barr annonça que, dans le futur, le musée fonctionnerait en coopération avec le Metropolitan sur la base d'un accord selon lequel, à mesure que l'art moderne de la collection accèderait au statut d'art établi, il serait transféré au musée historique. Ce plan déboucha finalement sur les accords controversés entre le MoMA, le Whitney Museum of American Art et le Metropolitan, à la suite desquels le MoMA déduit par élimination que sa spécialité devait être l'art moderne de l'Ecole de Paris et des écoles européennes en général (nous verrons dans le chapitre suivant les suites de ces accords, détaillées dans Varnedoe, 1995). 183
non plus de succès quand, en 1931, il exposa la nécessité de planifier une stratégie d'acquisitions qui, selon lui, devait imposer des conditions à l'acceptation d'œuvres qui se présenteraient et permettre l'audace dans les achats à effectuer, sans craindre le risque de se tromper à cause des options artistiques choisies: alors que la mission de certains musées était de conserver les chefs-d' œuvres consacrées par le temps, le MoMA et ses semblables devaient agir comme des « laboratoires )) -c'était un terme favori de Barrd'expérimentation, occupés à faire de nouvelles découvertes29. Ce qui est sûr, c'est que la collection continua de croître moins à la faveur d'une politique d'achats décidés en amont par le musée lui-même que par les donations et legs, ce qui signifiait que le goût artistique et la générosité posthume des seniors new-yorkais définissait davantage la croissance de la collection que les priorités affichées par son jeune directeur. Celui-ci tenait la barre du MoMA, mais c'étaient les membres du conseil d'administration qui décidaient de l'orientation à prendre, et qui organisèrent même quelques-unes des expositions temporaires les plus remarquées 30. Vers 1934, la moitié des pièces de la collection dataient du XIXèrne siècle et l'autre moitié était plutôt une anthologie conservatrice de l'art du début du XXèrnc siècle (Hunter, 1984: 14). Mais cela ne découragea pas Barr, qui resta fidèle à son credo moderne jusqu'à en faire peu à peu des adeptes parmi les membres les plus influents du conseil d'administration, comme Abby Aldrich Rockefeller, une autre des fondatrices, qui donna en 1935 mille dollars pour réaliser des acquisitions en Europe, et qui légua au musée sa collection personnelle par un testament généreux3!, dont les clauses 29
Barr écrivait en 1931, dans une brochure destinée à recueillir des fonds, que le MoMA devait prendre le risque de ne pas rencontrer de succès avec certaines acquisitions d'œuvres contemporaines, de la même manière que cela pouvait arriver au Luxembourg à Paris, à la Tate Gallery à Londres, ou au Stedelijk Museum à Amsterdam, à la différence des musées d'art ancien comme le Louvre, la National Gallery, le Rijksmuseum, ou le Metropolitan de New-York, où l'on achetait seulement ce qu'on considérait comme une valeur sûre et permanente (cf Sussman, 1985 : 12). 30 En 1933, le musée monta une exposition d'art régional américain, à l'instigation de Edward M. M. Warburg, un des membres du conseil d'administation du MoMA. Comme l'indiquait son titre, Sixteen Cities Exhibition, les œuvres provenaient de seize viJ]es : Atlanta, Baltimore, Boston, Buffalo, Chicago, Cleveland, Da]]as, Détroit, Los Angeles, Minneapolis, Philadelphie, Pittsburgh, Saint-Louis, San Francisco et Seattle. 31 Mrs. RockefelJer stipula dans son testament que certains des tableaux pourraient être vendus ou échangés contre des œuvres plus intéressantes pour le MoMA. E]]e léguait aussi deux dessins de Van Gogh au Metropolitan Museum et deux de Seurat à l'Art Institute de Chicago, tout en concédant que Je Mo MA pouvait les conserver pendant cinquante ans: passé un demi-siècle, ils auraient cessé d'être modernes et leur lieu de conservation Je plus appoprié serait désormais les musées aux co]]ections historiques. 184
furent probablement dictées par Barr lui-même, car même les apparentes extravagances du document trahissent la doctrine dont il voulait faire l'idéologie du MoMA. Quel était donc cet idéal? Ici se pose une question fondamentale, puisque le concept de modernité qui finit par s'imposer dans ce musée parvint à changer pour toujours ce que tout le monde entendait par art «moderne ». Jusqu'alors cet adjectif s'opposait à «ancien» ou «historique» ou à d'autres termes qui connotaient une différenciation simplement chronologique, qui était fluctuante dans certains modèles de musées, tandis que dans d'autres elle était fixée à partir d'une date postquem, qui correspondait normalement à la fin du XVlIIèmc siècle. A aucun moment Barr rompit définitivement avec ces interprétations chronologiques, sans pour autant prendre nettement parti en faveur de l'un ou de l'autre modèle; d'un côté, il était tenté de faire débuter la présentation de la collection du MoMA avec une sélection d'artistes du XIXèmesiècle, mais d'un autre côté il croyait qu'un musée d'art moderne doit toujours regarder vers l'avant, et se séparer de qui devient obsolète passé un certain laps de temps. Cependant, tandis que Goodyear imposait au départ un laps de dix ans, qu'il augmenta peu après à vingt ans, Barr l'étendit finalement à cinquante ans; ce dernier chiffre serait du moins son option la plus largement défendue à partir de 1936, alors qu'il avait auparavant basculé entre deux extrêmes, se hasardant en 1931 à proposer trois décennies, ou parvenant en 1933 à représenter la collection du MoMA sous la forme d'une torpille naviguant dans les courants de la production artistique, armée d'une anthologie des cent dernières années (reproduit dans Varnedoe 1995: 21)32. Ceci dit, l'aspect le plus original de son postulat résidait dans le fait qu'il ne posait pas seulement la question de la définition de l'art moderne en termes chronologiques, mais faisait aussi référence à toute forme d'art pourvu qu'elle fût novatrice et en avance sur son temps, ce qui n'excluait pas certains maîtres d'époques 32
Les pas que Barr esquissa à cette époque vers une nouvelle définition de la modernité artistique furent le plus grand défi qu'il releva en tant qu'essayiste, selon Irving Sandler et Amy Newman, les éditeurs d'une anthologie posthume de ses écrits sur l'art, parue en 1986 sous le titre Defining Modern Art (en fançais intitulé La peinture moderne, qu'est-ce que c'est ?). Après la brochure écrite en avril1931 sous le titre What is Meant by "Modern Art"? (analysée de manière détaillée dans Varnedoe, 1995: 15-16), il continua de mûrir cette définition dans un rapport interne intitulé Present Status and Future Direction of the Museum of Modern Art, daté du 6 août 1933 (cité dans Grunenberg, 1994: 208, note 17), dans un mémorandum de la même année intitulé Theory and Contents of an Ideal Permanent Collection (étudié dans De Santiago, 2003 : 234-236) et dans un célèbre Report on the Permanent Collection, qu'il écrivit au mois de novembre suivant, et dans lequel il illustra à l'aide de diagrammes sa comparaison entre le MoMA et la torpille (Varnedoe, 1995 : 23). 185
antérieures. On consacrait ainsi au MoMA, face au caractère rétrograde qui prévalait alors dans les gallerie d'arte modern a italiennes ou dans les autres institutions européennes aux dénominations analogues, une idée de la modernité assimilée à la « tradition de la nouveauté» -pour reprendre un titre inventé ultérieurement par Harold Rosenberg-. Dans la brochure sus-mentionnée, intitulée What is Meant by "Modern Art"? et rédigée en avril 1931 dans l'espoir de susciter des parrainages économiques, Barr, qui ne voulait pas se séparer des Van Gogh, Cézanne et autres impressionnistes de la collection Bliss, avait déjà affirmé: 'Modern Art' is a relative, elastic term that serves conveniently to designate painting, sculpture, architecture and the other visual arts, original and progressive in character, produced especially within the last three decades but including also pioneer ancestors of the nineteenth century (L'expression « art moderne» est une formule relative et élastique qui sert à désigner des œuvres de peinture, de sculpture, d'architecture et des arts mineurs, de caractère original et progressiste, produites en particulier durant les trois dernières décennies, bien qu'on puisse également y associer les «ancêtres pionniers» du XIXèmesiècle). Il réitéra cette définition avec les mêmes termes en 1934, à l'occasion du cinquième anniversaire du musée: le conseil d'administration l'approuva et la rendit publique dans un communiqué de presse, pour répondre aux controverses que le nom de l'institution avait suscitées. Ainsi, le MoMA arborait l'idéal de modernité que Barr avait admiré en visitant le Bauhaus, et qui incluait l'affirmation conjointe de tous les arts, face à la primauté traditionnelle de la peinture. En effet, une des plus grandes originalités du musée fut qu'il ne compta pas seulement des départements de Peinture et Sculpture, de Dessin et Gravure, et d'Architecture, mais développa rapidement et avec succès des activités en lien avec la photographie33 et le design34 -auxquels furent consacrés 33
Comme nous le verrons au chapitre suivant, le Département de Photographie fut créé en 1940, mais l'origine des activités du MoMA dans ce domaine remonte à 1937, lorsque Beaumont Newhall, alors employé de la bibliothèque du musée, monta une grande rétrospective intitulée Photography: 1839-1937. 34 Le Département de Design fut aussi créé en 1940, mais le MoMA commença à collectionner les objets d'art industriel en 1934, à la suite du succès de l'exposition Machine Art, conçue par Philip Johnson en mars-avril de cette même année: une centaine des objets de l'exposition furent alors achetés et placés dans une vitrine à l'entrée du Département d'Architecture et de Design, qui s'affirma comme la partie la plus singulière du musée pendant de nombreuses années (la vitrine fut retirée en 1996, 186
par la suite des département spécifiques- de même qu'il fut un musée pionnier eu égard au plus moderne et au plus nord-américain de tous les arts, le cinéma: de fait, grâce à Jock Whitney -membre du conseil d'administration très lié à l'industrie cinématographique-, fut très vite matérialisée l'une des propositions utopiques initiales de Barr, avec la création de la Filmothèque du MoMA en mai 1935, une fondation crée par le musée mais dotée de statuts indépendants, qui bénéficia très tôt d'une large reconnaissance35, Le second trait de caractère que le MoMA hérita du Bauhaus fut la ferveur didactique, la vocation de prêcher à tous l'évangile de l'art moderne, Barr, qui avait été professeur, concevait le musée comme un centre éducatif dans lequel, au lieu de cours et de livres, on utilisait d'autres formes d'expression: c'était un excellent communicateur, qui brillait quand il s'agissait de rédiger cartels et catalogues, ou d'imaginer d'autres stratégies pédagogiques par lesquelles le musée se distingua36 ; il sous prétexte d'un remaniement de la section). En outre, le succès populaire et médiatique que suscita l'exposition Useful Household Objects en septembre-novembre 1938 (la même année eut lieu l'exposition dédiée à l'histoire du Bauhaus, qui ne fut très bien accueillie) marqua le début d'une série d'expositions annuelles qui furent d'autant plus populaires qu'elles avaient lieu juste avant Noël et que les visiteurs pouvaient parfois prendre les pièces dans leurs mains et même les acheter. 35 Le Mo MA avait commencé à co11ectionner les films anciens en 1932 après qu'une Anglaise du nom d'Iris Barry -une femme élégante, enthousiaste et compétente en matière de cinéma"ut fasciné Alfred Barr par ses connaissances sur la cinématographie européenne: associée dès lors au musée, elle fut la candidate nature11e pour le poste de conservatrice de la Filmothèque, lorsque cette fondation indépendante -dont l'actionnaire unique était le MoMAfut créée en 1935. Son mari, John E. Abbott, fut pressenti pour le poste de directeur, et fut même nommé en 1939 membre du conseil d'administration du MoMA, charges dont il s'acquitta simultanément pendant sept ans. Dans ce conseil d'administration, le seul membre lié au cinéma était Jock Whitney -il encouragea la diffusion du Technicolor, produisit des films et monta même avec Selznick une maison de production- et, bien entendu, c'est lui qui promut et présida la nouvelle fondation, dénommée The Museum of Modern Art Film Library (qui, en 1966, fut rebaptisée Department of Film, et porte depuis 1993 le nom de Department of Film and Video). La Filmothèque du MoMA acquit très vite un grand prestige, et pour sa contribution à la collection, à l'étude et à la diffusion du cinéma en tant qu'un des beaux-arts, elle obtint en 1937 un prix spécial de l'Académie des Arts et des Sciences Cinématographiques, remis à l'occasion de la cérémonie des oscars organisée à Los Angeles le 10 mars 1938. Cette même année, Barry conçut l'exposition Brief History of the American Film, qui fut la plus acclamée, avec celles d'architecture et de photographie, de la rétrospective Trois Siècles d'Art aux Etats-Unis qui, sous la direction de Barr et de Goodyear, fut montée au Jeu de Paume à Paris du 21 mai au 13 juillet 1938, à partir d'une sélection d'œuvres de tous les départements du musée et de quelques exemples defolk art américain. 36 Lors de certaines expositions, le public pouvait participer à un concours, comme ce fut le cas pour ce11e de Philip Johnson, Machine Art, en 1934: le public vota pour 187
fut secondé sur ce terrain par Victor D'Amico, le créateur du Département d'Education, qui avait intégré l'équipe en 1937, comme chargé des visites pour étudiants. La muséographie austère, qui n'avait pas encore introduit le white cube, puisque le ton des supports était un gris cru qui rehaussait la visibilité de ses cartels attrayants, était un indice de plus de l'emphase missionnaire dérivée de la filiation indiquée plus haut37. Par ailleurs, on signale généralement, dans le but de corroborrer cette vocation à « évangéliser », que de nombreuses expositions conçues par le musée étaient montées dans des institutions d'autres villes38, créant ainsi un bouillon de culture favorable à l'apparition d'institutions analogues dans le reste du pays, telle San Francisco Museum of Modern Arr ou la Cincinnatti Modern Art SocietlO; il faudrait ajouter à cela décider lequel des objets manufacturés était le plus beau -ce qui assura une couverture maximum dans la presse-. 37 Barr était très impressionné par le Folkwang Museum à Essen, avec ses simples murs beiges, c'est pourquoi il utilisa au MaMA un revêtement beige tirant sur le marron, grâce auquel, selon lui, on obtenait l'espace le plus neutre possible. Ce sont ses successeurs qui instaurèrent l'empire du mur blanc qui, d'après les déclarations de Johnson, est pire que le précédent car les peintures sont accrochées sur un fond plus brillant qu'elles (Staniszewski. 1998 : 64). Mais Philip Johnson n'était pas non plus convaincu par les murs revêtus de gris: «But I didn't realize how dull that monk's cloth was... I could only show a Mondrian or something snappy on it» (cité dans Stanzewski, 1998: 196; selon elle, c'est son aversion pour ce revêtement gris qui l'inl.:ita d \:ÂpériEl<:'f1t."k~ ŒU', de couleur en 1934, pour son exposition de design industriel)
38
.
Deux exemples particulièrement célèbres se distinguent d'entre ces expositions. En 1932, Barr conçut avec ses amis Philip Johnson et Henry-Russell Hitchcock l'exposition intitulée Modern Architecture: International Exhibition, qui voyagea pendant sept ans dans plusieurs villes des Etats-Unis -à la suite du succès qu'elle rencontra fut créé le Département d'Architecture, dont Johnson prit les rênes-. L'exposition Van Gogh, en 1935, marqua un autre jalon: en dépit du fait que l'entrée fut payante pour la première fois (25 cents), il y eut presque 125000 visiteurs (Le Corbusier, enthousiasmé, remarqua dans son livre Quand les cathédrales étaient blanches, écrit à la suite d'un séjour aux Etats-Unis, que cinquante mille personnes en seulement quinze jours avaient accouru au MoMA pour voir les toiles de Van Gogh, alors qu'à Paris un total de plus de deux mille visiteurs aurait passé pour un triomphe...) ; mais à la fin de sa tournée dans d'autres villes nord-américaines, le total de visiteurs se monta à plus de 900000 -ce triomphe fut à l'origine du Département des Expositions itinérantes qui se développa dans la foulée avec un franc succès-. 39 L'histoire de ce musée débuta en 1935, sous le nom générique de San Francisco Museum of Art, mais tant sa directrice, Grace L. McCann, comme les associations artistiques qui l'avaient fondé cultivaient un intérêt particulier pour l'art européen et nord-américain contemporain et postérieur au post-impressionnisme, qui fut au reste son champ d'activité privilégié -avec la collaboration fréquente du MaMA newyorkais, qui y exporta des expositions telles que Cubism and Abstract Art en 1936 ou Fantastic Art, Dada, and Surrealism, en 1937 -. Mais c'est seulement en 1975 que 188
l'ouverture de succursales du MoMA hors de New-York, une aventure dont le musée ne sortit pas indemne, raison pour laquelle ses spécialistes et chroniqueurs l'ont un peu négligée. D'aucuns ont commenté son expansion internationale durant la Guerre froide; mais le musée avait déjà ouvert une filiale semi-indépendante en Nouvelle-Angleterre, sous le nom de Boston Museum of Modern Art (Ross, 1985), tandis qu'une autre succursale du MoMA fut active dans la capitale fédérale de 1937 à 1939 (fig. 17), sous le nom de Museum of Modern Art Gallery of Washington (Lorente, 1999).
Fig. 17 Exposition 1937
inaugural de la Washington
Gallery of Modern Art en
cette institution officialisa la spécialisation qu'elle avait affirmée de fait, en se rebaptisant San Francisco Museum of Modern Art à la demande de Henry T. Hopkins, qui en avait assumé la direction l'année précédente (Henderson, 2000 : 19). 40 Fondé en 1939 avec le soutien d'Edward M. Warburg et Alfred H. Barr, c'est l'ancêtre du Contemporary Arts Center, dont le bâtiment inauguré en 2003 a été signé par Zaha Hadid. 189
Les deux filiales du MoMA il Boston et à Washington. A Boston, l'Université de Harvard était un nid d'intellectuels passionnés d'art moderne international, dont certains entretenaient de bons rapports avec le MoMA, à commencer par le professeur Paul Sachs ---Barr avait été fornlé dans ses cours. et les associations estudiantes comme la Harvard Sociezy for Contemporary Art, active entre 1928 et 1936. C'est sur cette base, après deux années de réunions préparatoires, que l'architecte bostonien Nathaniel Saltonstall avec d'autres hommes et femmes de l'élite locale, à la tête de cinquante membres fondateurs, constituèrent le Boston Museum of Modern Art, une filiale du MoMA new-yorkais, sans personnel ni siège permanents: ils payaient une certaine somme au MoMA pour pouvoir héberger des expositions ou des activités, pour l'organisation desquel1es participaient des bénévoles, en fonction de 1'hospitalité des musées de Harvard comnle le Museum (?f Germanic Culture ou le Fogg Art Afuseum, ou bien dans des salles louées provisoirement pour accueillir certaines expositions. En 1938, déjà riche de 300 membres, l'initiative parassait avoir atteint à la fois stabilité et maturité, marquées par trois changements importants: on établit un siège permanent dans des salles louées au Boston Arts Club --deux ans plus tard, une donatrice lui offrit son siège définitif, une maison de einq étages au 210, Beaeon Street-, on approuva le remplacement de la dénomination originale par celle d 'lnstitut d'Art Moderne, et on engagea un directeur à temps partiel, James S. Plaut, un jeune homlne de 26 ans qUJavait fait les Beaux-Arts à Harvard, oÙ il avait suivit les cours de Paul Sachs, et qui travaillait comme assistant au Boston Museum C?fFineArts. Mais Plaut était d'ascendance juive allemande, et grâce à ses connaissances en Allemand et à ses voyages en Europe, il développa son intérêt pour l'expressionnisme, qui ne fut pas sans détonner en comparaison des goûts exaltés par Barr au MoMA. Comme nous le verrons au chapitre suivant, la rupture fut définitive quand, après la guerre, Plaut défendit la peinture figurative face à l'abstraction régnant à New-York, jusqu'à encourager un nouveau changement de dénomination, car il considérait que l'art moderne était arrivé à son terme. Mais le remplacement du substantif «musée» par celui d'« institut », introduit par l'institution en 1938, avait déjà signifié SOl1 renoncement à former une collection permanente, et connrmé que sa priorité était d'être un centre d'étude, de débats, de documentation et d'exposition temporaire des «ismes» de l'art moderne, sans associer définitivement SOl1110mà aucun d'entre eux. La succursale de \Vashington, ouverte en novembre 1937, ne connut pas le même développement. Ses fondatrices, stimulées par Conger Goodyear, furent deux riches dames, la femme de Dwight Davis 190
-homme politique républicain et tennisman, à l'origine de la célèbre Coupe Davis- et l'épouse de l'homme politique démocrate George Angus Garrett, qui louèrent un local au premier étage du Metropolitan Club en centre ville -à proximité de la Corcoran GallelJi-, et placèrent à sa tête Adele K. Smith, non comme directrice, sinon en tant qu'administratrice. La dénomination même de l'institution, The Museum of Modern Art Gallery of TYashingtoll (MoMAG), en disait long sur son manque d'ambition: elle accentuait le lien avec le prestigieux musée new-yorkais, mais trahissait néanmoins l'objectif de fonctionner comme une simple galerie d'art: on ne prétendait pas créer une collection, mais seulement présenter des expositions temporaires d'œuvres qui, à l'occasion, pouvaient être mises en vente. A l'origine, les expositions provenaient de New-York, et les maîtres anciens et alternaient avec l'art d ' avant-garde, mais à partir de décembre 1938 se renforcèrent la préférence pour les modernes et l'indépendance de la MoMAG pour la gestion et Je montage de ces événements. Seulement, le soutien du public de Washington manqua à l'appel et la galerie dut fermer en mai 1939, en raison des dettes accumulées: on ne dénombrait alors que 272 sociétaires, tandis que les visiteurs n'encombraient les salles que les jours de la semaine où 1'entrée était gratuite -les autres jours, l'entrée coûtait 25 cents, comme au MaMA de New-Yorksi bien que du total de 35 892 entrées comptabilisées pendant ses deux années d'activité, 29 670 furent non payantes et seulement 6222 payantes. L'échec de cette expérience plana pour de nombreuses années sur le panorama muscal de Washington, où l'on tarda à rééditer la création d'un musée d'art moderne; et quand, finalement, le eollectionneur new-yorkais Joseph Hirshhorn y parvint en 1971, il s'assura de la survie du musée qui porte son nom en le plaçant sous la tutelle de la Smithsonian Institution. Mais cet échec marqua aussi un point d'inflexion dans la politique d'expansion du MoMA, dont le rôle de promoteur de musées d'art moderne dans d'autres pays fut fondamental durant la Guerre froide, sans pour autant permettre la création de nouvelles succursales hors de New-York, à l'inverse de ses concurrents, telle Guggenheim. Pour ce qui concerne la muséographie, il reste évident que le MoMA ne put vraiment se démarquer à une époque où il ne disposait pas encore d'édifice moderne entièrement neuf. Le musée ouvrit à l'origine dans un complexe de bureaux loué au 12èmeétage du Heckscher Buiding, à l'angle formé par la SèmeAvenue, au niveau du n0730, et la 57èmeRue. L'emplacement du bâtiment était excellent, au milieu du parcours de l'artère centrale de New-York, mais le local ne mesurait qu'à peine 420 mètres carrés, répartis sur six salles, où furent installés les galeries 191
d'expositions, la bibliothèque, et des bureaux pour les quatre membres du personnel. L'insuffisance de l'espace était telle que l'exposition inaugurale, même si on a parfois loué la modernité de sa muséographie dépouillée41, supposa un montage expéditif et malaisé on dut chanfreiner les angles des salles afin d'obtenir de la superficie supplémentaire pour accrocher les peintures, et un Cézanne fut même fixé à une porte (fig. 18). ! De plus, l'endroit s'avérait inadapté pour recevoir de telles agglomérations de visiteurs, non seulement par son exiguïté, mais aussi par les problèmes posés lors des inaugurations ou d'autres célébrations par la nécessité de faire monter deux étages à un public massif. Conscients de cela, les membres du conseil d'administration, en mai 1930, chargèrent l'agence Howe & Lescaze de dessiner un nouvel édifice, sans leur préciser d'emplacement possible: un an et demi plus tard, ils avaient imaginé une demi-douzaine de plans idéaux (Coolidge, 1989: 78). Tout cela pour rien, car en 1932 le musée abandonna son local provisoire pour déménager simplement dans une maison voisine, au nOlI de la 53èmcRue Ouest, ancienne résidence de John D. Rockefeller père, aux descendants duquel elle fut louée42. 41 Mary Anne Staniszewski qualifie l'exposition inaugurale d'innovation historique et de paradigme moderne parce qu'elle n'était pas une accumulation de tableaux en tapisserie et qu'elle rompait aussi avec la convention de la symétrie. Seulement, la tradition elle accumulation était déjà en désuétude partout dans le monde, et le second argument ne repose yue sur deux ou trois phrases d"une lettre de Barr et sur un paragraphe des déclarations de son épouse, Margaret Scolari Barr, lors d'une entrevue de 1974; les photographies de cette exposition témoignent plutôt d'un accrochage traditionnel: les tableaux, placés sur un axe horizontal imaginaire, sont suspendus à des tringles placées à la hauteur des corniches, comme l'auteur le reconnaît elle-même en commentant l'exemple d'un grand tableau de Van Gogh, situé entre deux petits autoportraits, flanqués à leur tour de deux paysages de taille identique (Staniszewski, 1998: 61-2). Mais il me paraît plus intéressant encore de souligner que, d'après les déclarations de Margaret Scolari Barr, en plus des cartels expliquant chaque œuvre, son mari rédigea une affiche qui servait d'introduction à chaque salle, et une autre d'introduction générale à l'exposition, ce qui était inédit, d'après elle. Cela corroborre l'obsession didactique de Barr, illustrée en outre par le fait que les cartels incluaient des citations des lettres à Théo et que même, dans le cas du tableau inspiré de Le Bon Samaritain de Delacroix, le cartel incluait une petite reproduction photographique de l'original. J'aimerais également insister sur le fait que lors de l'exposition Cubisme et Art abstrait de 1936, outre le fameux diagramme tant reproduit expliquant les filiations historiques de ces mouvements, avec lequel il illustra la jaquette du catalogue, Barr plaça dans chaque salle d'exposition un texte introductif, accompagné du diagramme correspondant, pour expliquer chaque phase évolutive de l'art: « De l'impressionnisme au fauvisme », « Cubisme analytique », « Futurisme »,« Constructivisme ». 42 C'était la coutume, parmi les riches citoyens de N ew- York, d'investir dans le foncier dans des zones bien précises de la ville: si les Vanderbilt possédaient de nombreux édifices à mi-chemin de la sèmeAvenue, les Rockefeller, eux, étaient propriétaires de 192
~-~
~----
Fig. 18 Interieur de l'instalation inaugural du MaMA en 1929, et maison donné par les Rockefeller au MaMA en 1932, West 53 Street. nombreuses maisons autour de la zone où fut élevé le Rockefeller Centre (Coolidge, 1989 : 132, note 3). Cela ne voulait pas dire que la vieille générosité des Rockefeller à l'égard du MoMA était dictée uniquement par l'intérêt de dynamiser l'immobilier de ce quartier. Et il ne s'agit pas non plus d'un cas isolé, puisque qu'en mai 1935, William S. Paley -chef de CBS et membre du conseil d'administration du MoMA- fit don d'un espace pour stocker les archives cinématographiques du musée dans le CBS Building, au n0485 de Madison Avenue. 193
On préserva certains traits ornementaux de l'ancienne résidence, tels que l'usage abondant de rideaux, les riches balaustrades et soubassements à panneaux, les plâtres Beaux-Arts aux plafonds, les moulures complexes avec leurs rangées de lampes, les salles d'échelle domestique, avec suffisamment de bancs pour s'asseoir, dépourvus de dossier mais dotés d'une matelassure moelleuse; bien qu'en général primât la tendance à un design austère, nu, tel que l'avait vu Barr dans l'édifice du Bauhaus et dans des musées allemands modernes, on ne renonça pas pour autant à évoquer l'atmosphère domestique43 (Newman dans Barr, 1989 : 52; et Staniszewski, 1998). Finalement, en 1936, le conseil d'administration acheta le siège du nOli de la 53èmcRue Ouest, ainsi que trois autres maisons adjacentes, à la place desquelles on envisagea d'élever un nouveau bâtiment -plus un jardin de sculptures à l'arrière, sur une parcelle donnée par John D. Rockefeller Jr.-. En dépit de la crise économique, le total des dons atteignit un million de dollars, destinés à payer la construction d'un édifice moderne de « style international », conçu par Philip L. Goodwin -alors le seul architecte face à tous les collectionneurs influents qui figuraient dans le conseil d'administration du muséeavec la collaboration de son jeune associé et protégé de Nelson Rockefeller, Edward D. Stone (alors que le directeur, Alfred H. Barr, avait pressenti pour la commande Mies van der Rohe qui, enchanté, l'avait acceptée, le conseil d'administration insista sur le fait que les architectes devaient être américains). En concurrence avec les pavillons ultramodernes de l'Exposition Universelle de New-York de 1939, pour ce qui de l'usage audacieux des nouvelles technologies, ce nouveau bâtiment fut effectivement doté d'une architecture très technologique, tel un 43
On ne chercha pas à redonner l'illusion d'une maison habitée, ni ne voulut recourir à
la tradition nord-américaine des period roms, qui consistait à évoquer dans chaque pièce un contexte historique par la conjonction des arts décoratifs, des peintures et des sculptures; mais dès le départ, on décida d'exposer l'art moderne dans des salles qui ressemblaient à des living rooms, stratégie très prisée par les marchands pour faire de meilleures ventes (West, 1986: 22). Kirk Varnedoe, conservateur en chef du Département de Peinture et de Sculpture, a loué ce caractère domestique comme étant l'une des particularités du MoMA : «our little white boxes are the ghosts of bougeois apartments because Barr firmly believed that that sense of private, subjective experience in modern bourgeois life was radical, that when they stopped making big salon paintings to hang in specific halls and judge things in huge art fairs and started making small, spontaneous, portable pictures in Impressionism or even more subjectively determnined pictures in Post-Impressionism, that this was the beginning point of the different idea of individuals' relationship to a work of art..." (Elderfield, 1998, p. 32). 194
laboratoire, qui imposait une distanciation scientifique44 (Wallach, 1998 : 79). Son ouverture, le 10 mai 1939, fut de nouveau un événement mondain largement relayé par les médias45, qui marqua le point culminant d'une phase initiale de dix ans, au cours desquels le MoMA se distingua de bon nombre de ses concurrents new-yorkais par les airs qu'il se donnait; ceci dit, en réalité, tous ces musées se valaient. Mais son édifice flambant neuf marquait déjà un jalon, qui s'accompagna d'une assurance encore plus grande quand il s'agissait de s'indentifier résolument à certaines tendances artistiques46 ; un pas qui pourrait être interprété comme une preuve de maturité, puisqu'il est caractéristique de celui qui développe depuis plusieurs années ses propres liens de fidélité; malgré tout, cela ne le protégea pas des colères de ceux qui se sentaient exclus. Comme Gertrude Stein, la célèbre mécène nord-américaine de Matisse, Picasso et Modigliani, le fit remarquer un jour sur un ton sarcastique, le MoMA pouvait soit être un musée, soit être moderne, mais pas les deux à la fois. Comment, après avoir été « modernes », pouvaientils continuer d'être les pionniers des avant-gardes, alors que le temps qui passe et la succession des diverses tendances artistiques en avaient fait des «classiques» obsolètes? De ce point de vue, la formation d'un MoMA de la maturité à partir de 1939 ne se traduisit pas seulement par son affirmation dialectique face à d'autres musées, mais encore par le dépassement de contradictions internes croissantes.
44
Paul Sachs insista sur cette nécessaire distanciation réflexive et sur le fait que le musée était un moyen pour l'élite érudite d'éduquer le public lambda, à l'occasion du discours qu'il prononça lors de l'ouverture du nouveau bâtiment (le texte est largement cité par Guilbaut, 1990, p. 65-6). 45 L'inauguration du nouveau Mo MA en 1939 fut un événement public pour lequel Nelson Rockefeller engagea un expert en relations publiques, qui fit en sorte qu'elle fût retransmise par la CBS par le biais d'un show radiophonique où alternèrent les déclarations des invités présents et les connexions téléphoniques avec des personnalités telles que Walt Disney depuis Hollywood, le recteur de l'Université de Chicago, ou le président Roosevelt en personne, depuis la Maison Blanche (Einreinhofer, 1997 : 166). 46 Dans les années trente, le MoMA, malgré son enthousiasme fidèle pour le cubisme, mit l'art géométrique et néoplasticiste à l'écart comme s'il s'agissait de quelque chose d'ancien et de dépassé, tandis qu'il croyait de plus en plus au futur du surréalisme. Il proclamait avant-gardistes les griffonnages automatiques mais pas les abstractions géométriques, ce en quoi le suivit le Whitney, qui exclut aussi progressivement les peintres géométriques de ses expositions (introduction de Sandler, dans Barr, ] 986 : 29). 195
CHAPITRE 6. LE PASSAGE DU MaMA A L'AGE ADULTE DANS UN CONTEXTE DE GUERRE ET DE RIVALITES "How Modern Is the Museum of Modern Art?" Aujourd'hui, il est difficile de se faire une idée de la modernité radicale du MoMA en 1939, puisqu'à mesure qu'il était consacré en tant que prototype universellement imité, sa nouveauté a perdu de son évidence dans tous les aspects, le premier d'entre eux étant l'architecture du nouvel édifice dessiné par Philip L. Goodwin et Edward D. Stone à l'emplacement de l'ancien siège de la 53ème Rue Ouest. Ce bâtiment paraît aujourd'hui anodin et minuscule, telle une boîte à chaussures, entouré de gratte-ciel imposants --dont la tour voisine de 53 étages construite en 1984 par Cesar Pelli à la demande du musée lui-même-. Mais des photos de 1939 montrent le contexte urbain original où il s'inséra, au milieu d'une enfilade de maisons mitoyennes en pierre gris, qui comptaient trois ou quatre rangées de fenêtres et mansardes au-dessus du niveau des portes d'entrée, auxquelles ont accédait en montant de raides volées d'escalier fermées par une grille au niveau de la rue. En réaction à ces rites socio-spatiaux victoriens du passage du dehors audedans et, surtout, contre le cliché classique du musée-temple précédé de majestueux emmarchements et colonnes, l'entrée à l'édifice moderne du MoMA se faisait simplement par une porte tournante au niveau de la rue, sous un abri en saillie, à l'extrémité d'une paroi vitrée par laquelle tout passant pouvait entrevoir l'intérieur et, au fond, le jardin du musée en fond du parcelle, également séparé par une paroi vitrée. En revanche, rien ou presque de l'intérieur ne filtrait de la partie supérieure de la très lisse et resplendissante façade de style international, constituée d'aluminium, de verre et de thermolux transparent, initialement pensée pour être vue de face, comme point de mire depuis une ruelle perpendiculaire qui partait du Rockefeller Center], mais aussi de côté, puisqu'elle était légèrement plus avancée que l'alignement des façades des maisons voisines; ce décalage fut utilisé pour y apposer une enseigne avec le nom du musée, qui pouvait se lire depuis la Cinquième Avenue (fig. 19). ]
Contrairement aux attentes optimistes de Nelson Rockefeller, cette rue, parallèle à la Cinquième Avenue, ne fut pas prolongée jusqu'à déboucher en face du MoMA, parce qu'un restaurant refusa de vendre ses terrains (Goodyear, 1943 : 21). 197
!Fig. 19 Façade du nouveau bâtiment du MoMA inauguré en 19391
Il s'agissait d'une grande nouveauté, qui deviendrait par la suite un trait typique du style international, que le musée n'eût pas de cour intérieure, sinon un jardin conçu par John McAndrew pour exposer des sculptures, une idée qui fut copiée vingt ans plus tard, quoiqu'à une échelle moindre, par le Whitney Museum et le Guggenheim, et à plus grande échelle par d'autres musées dans le reste du monde; toujours estil qu'à l'époque, ce fut le premier jardin de sculptures ouvert dans une ville nord-américaine (Coolidge, 1989: 81). A l'intérieur, ce siège nouveau et définitif du MoMA comptait trois fois plus de surfaces d'exposition que l'édifice antérieur, et la distribution des espaces bénéficiait d'une grande flexibilité, comme dans une grande surface,
198
puisque la majorité des cimaises étaient amovibles et pouvaient donc être disposées en fonction des nécessités du personnel. Mais, curieusement, on opta pour donner aux salles des dimensions similaires à celles des pièces de l'ancienne demeure, et on n'adopta pas non plus la disposition axiale habituelle dans les grands musées, puisqu'ici le parcours ne s'organisait pas autour d'une galerie centrale, ni par le biais de couloirs; tout cela dotait le MoMA d'une circulation faite d'une succesion de petits espaces fermés, d'échelle domestique, qui s'avérait labyrinthique pour certains2. Cette impression était accentuée par le fait que les salles de peintures n'étaient percées d'aucune baie -un mur avait été placé derrière la façade de thermolux-, et que, mis à part dans la galerie supérieure de sculptures, il n'y avait pas non plus d'ouvertures zénithales typiques du XIXèmcsiècle: chaque œuvre exposée, située à une certaine distance de ses voisines, recevait un éclairage auratique provenant de spots -fixés à des rails discrètement posés sur une corniche-, afin de créer cette atmosphère intime typique, si caractéristique du MoMA : la confrontation immédiate entre le spectateur et l'œuvre d'art, sans rien d'autre dans son champ visuel qui puisse distraire son attention. Cette intimité, qui valut par la suite au musée le surnom de «monument à l'individualisme» de la part de ses critiques externes les plus durs (Duncan & Wallach, 1978: 30), et les louanges quasi extatiques de défenseurs internes tels que William Rubin ou Kirk Varnedoe3, est aussi une chose qui a pu passer inaperçue à ceux qui on 2 Après l'inauguration du nouvel édifice, Talbot Hamlin se plaignit de ce que la circulation intérieure en une suite interminable de petites salles produisait l'impression d'être dans un labyrinthe (Pencil Points, September 1939: 618, cité dans Duncan & Wallach, 1978 ; 50, notes 24 et 27). 3 Rubin, qui fut conservateur en chef du Département de Peinture et de Sculpture du MoMA, a toujours été partisan d'exposer les œuvres dans une certaine intimité, au point d'avancer que cela était une caractéristique propre à l'art d'avant-garde, non conçu pour les foules des églises et des palais, mais pour un public réduit qui allait voir les œuvres directement à l'atelier de l'artiste ou au domicile du collectionneur; «Whether purposely or not, the galleries of the Museum's 1939 International Style building (which forms its present nucleus) were, as a result of the ceiling heights and the placement of the vertical supports, small-scale, intimate spaces. The bulk of the department's collection looks good in such a context, where the large size of certain Matisses, Picassos, and Pollocks has its intended effect -which is not the case when such pictures are seen in the immense spaces of some other museums the intimacy established by the 1939 building -an aspect ofwhat has become, in effect, Museum of Modern Art style- has been largely retained, as has a simplicity in the overall presentation that permits the individual works to speak unimpeded» (cf Hunter, 1984 ; 46). Son successeur au même poste, Kirk Varnedoe, non seulement voulu rester fidèle à la tradition «domestique» du MoMA, mais encore parvint à arguer (voir Elderfield, 1998; 32) qu'une des caractéristiques définissant la modernité picturale qui s'affirma avec l'impressionnisme et le post-impressionnisme était justement ces tableaux aux 199
connu le MoMA longtemps après, non seulement parce qu'elle devint à la mode dans beaucoup d'autres musées, mais aussi parce qu'à mesure que le musée s'agrandit en raison de son succès, furent ajoutées des extensions architecturales successives où ne manquèrent pas les espaces ouverts, les belvédères, les escalators et d'autres éléments favorisant la circulation et l'auto-contemplation des foules de visiteurs, qui constituaient par elles-mêmes un spectacle attrayant. Cependant, dans l'édifice de 1939, malgré la présence d'un public nombreux, tout paraissait à échelle réduite: "Le hall du musée était un espace modeste, où dix personnes au maximum pouvaient tenir sur un banc rond, une petite place avait été prévue pour la vente de cartes postales, puis l'on
montait immédiatement l'escalier circulaire avec la peinture de Schlemmer L'escalier de la Bauhaus, ou l'on prenait l'ascenseur, manœuvré par un gardien, après avoir acheté son ticket à un unique guichetier, qui était généralement un homme de petite taille, à la suite duquel on montait" (souvenirs de Robert A. M. Stern, citées dans Elderfield, 1998: 116). Il faudrait savoir si celui qui écrivit ces souvenirs nostalgiques était très grand, ou si, précisément parce qu'il ne l'était pas, il avait éprouvé une plus grande satisfaction en entrant au MoMA chaque fois que le recevait au guichet un homme plus petit que lui; mais dans les nouvelles salles, où toute la muséographie était calculée pour être vue depuis une hauteur moyenne4, la faible élévation des plafonds, en dimensions et à la vocation intimistes -selon cette théorie, les Biedermeier auraient été à la pointe de la modernité et Seurat aurait été un pas en arrière!-. 4 Les accrochages de Barr s'adressaient à un observateur de taille moyenne et immobile: « In Barr's exhibitions, the viewing subject was presumed to fit a specific standard and to match an ideal height. Such an arrangement treated the viewer as an immobile, atemporal being. Both the work of art and the viewing subject were framed in these suggestive, neutral interiors as if each were unfettered by other social formations. It is extremely suggestive that this installation method has become the norm within twentieth-century modern museum practices, so common and so standardized that its language of form and its function as a representation have become transparent and invisible. But this conventional manner of displaying modern culture and art is itself far from neutral: it produces a powerful and continually repeated social experience that enhances the viewer's sense of autonomy and independence» (Staniszewski, 1998 : 66). «The viewing subject in these Barr installations was treated as if he or she possessed an ahistorical, unified sovereignty of the self -much like the art objects the spectator was viewing. These spare installations isolated the individual art object, creating a one-on-one relationship with the viewer. If the visitor' s height was within the ideal range imagined by Barr, then object and subject were, to anthropomorphize these artworks, "face to face" or "eye to eye" with each other. The result is a magnified awareness of the object's, and the individual's, independence. This aestheticized, autonomous, seemingly "neutral" exhibition method created an extremely accommodating ideological apparatus for the reception of modernism in the United 200
comparaison avec ce qui était alors habituel dans les grands musées, attira également l'attention de nombreux autres commentateurs. Il semble que, même en l'absence de cheminée, de plinthes ou d'autres détails domestiques dont le MoMa avait hérité de l'usage antérieur de ses anciens locaux, le nouveau bâtiment cherchait encore à évoquer chez le visiteur la sensation d'être comme à la maison: non pas dans un grand palais civique, ni dans une demeure fastueuse, mais dans une habitation moderne pour la classe moyenne. Ainsi donc, malgré son apparent radicalisme extérieur, la construction s'insérait parfaitement dans le quartier résidentiel de Midtown Manhattan, ainsi que dans les usages expographiques des galeristes d'art qui travaillaient pour ce type de clientèle. On peut le dire aussi du contexte artistique et muséal nordaméricain, où la jeune institution aspirait à se faire reconnaître comme une plateforme très novatrice, mais pas révolutionnaire. Le chemin le plus sûr vers le succès était les expositions temporaires et, suivant la politique affirmée dans les années qui suivirent la fondation, c'est à cet usage que fut affecté le nouvel édifice, bien qu'Alfred Barr fût un partisan convaincu de ce que le musée, pour être digne de ce nom, se devait aussi de montrer une collection permanente le plus tôt possible.
L'ambitieuse exposition intitulée Art in Our Time que Barr organisa pour l'inauguration de 1939, traduisait en partie sa volonté d'expliquer par le biais d'un accrochage muséographique, non permanent ceci dit, l'enchaînement historique des mouvements artistiques des temps les plus récents; cette exposition inaugurale, qui coïncida en outre avec le dixième anniversaire du musée -et avec l'Exposition Internationale de 1939, qui eut lieu à New-York, sur le thème du développement technologique moderne, que le musée lui-même prétendait incarnern'en portait pas moins la marque de fabrique novatrice de la maison, autrement dit l'inclusion non seulement de la peinture et la sculpture, mais aussi du dessin et de la gravure, de l'architecture, du design, ou du cinéma et de la photographie, afin que tous les Départements du MoMA y fussent représentés. Malgré ces clins d'œil aux moyens artistico-technologiques les plus modernes, la situation ne permettait guère de se risquer à des initiatives transgressives, puisque tout le glamour de l'inauguration du nouveau bâtiment en mai 1939 coïncida pour ainsi dire avec la fermeture de la succursale du MoMA à Washington, si bien que sa stratégie devait States, where the liberal democratic ideal of the autonomous, independent individual born to natural rights and free will is the foundation of the mythology of the American dream» (Staniszewski, 1998 : 70). 201
clairement viser à consolider sa position dans le paysage culturel newyorkais, alors même que New-York commençait à devenir la nouvelle capitale internationale de l'art, grâce à l'arrivée d'émigrés européens réfugiés de guerre. Dans ce contexte, étant donné que les artistes avantgardistes étrangers bénéficiaient d'un renom qui reléguait à l'arrière-plan local les artistes nord-américains modernes, il n'est pas surprenant que le MoMA, sans pour autant laisser de côté l'art états-unien, affirmât surtout une vocation internationale, ce qui lui valut quelques démêlés avec les artistes locaux. Les porte-parole les plus véhéments de ce mécontentement furent les peintres de l'abstraction géométrique qui militaient au sein du collectif new-yorkais American Abstract Artists (A.A.A.), fondé en 1936 sur les pas de groupes européens tels que Cercle et Carré ou AbstractionCréation. Ils se sentaient doublement discriminés par la prédilection manifeste du MoMA pour les maîtres européens et par la préférence que trahissaient les écrits et les expositions d'Alfred Barr pour le surréalisme et l'automatisme gestuel au détriment de l'art géométrique, qu'il considérait personnellement comme une voie sans issue après le cubisme, le constructivisme et le néoplasticisme (Kantor, 2002: 341). Les membres de la A.A.A. étaient des amis de Albert E. Gallatin et se sentaient soutenus par son Museum of Living Art, dont ils pressentaient que la vigueur était menacée -et ils n'avaient pas tort, puisqu'il survit seulement jusqu'en 1943- par la double concurrence du Whitney et du MoMA qui leur prêtaient à peine attention, et par la fondation, en 1939, du Museum of Non-Objective Painting, le futur Musée Guggenheim, qui soutenait l'abstraction expressionniste, c'est-à-dire la voie opposée à l'abstraction analytique qu'ils avaient empruntée. Leur ressentiment à l'encontre du MoMA fut attisé lorsqu'il constatèrent qu'ils n'étaient pas représentés à l'exposition inaugurale «Art de notre temps» et, s'arrogeant le rôle de défenseurs de l'art nord-américain d'avant-garde5, ils manifestèrent l'année suivante en face du musée et distribuèrent un tract conçu par Ad Reinhardt, intitulé How Modem Is the Museum of Modem Art? 5
Ce fut une période très agitée dans le contexte artistique new-yorkais, au sein duquel les cubistes tardifs de la A.A.A., qui organisèrent cette même année - 1939 - la troisième et dernière de leurs expositions annuelles (Riverside Museum, New-York), étaient loin d'avoir voix au chapitre parmi les créateurs, puisque trois autres groupes d' avant-gardistes leur faisaient concurrence: The Ten, groupe fondé par Rothko en 1935, qui prétendait allier la conscience sociale à l'héritage abstrait et expressionniste); les élèves de Hans Hofmann, défenseur de l'art pour l'art dans son école de Greenwich Village; et un troisième collectif, qui se réunissait dans ce même quartier et comptait parmi ses membres des figures telles que Davis, Gorky, De Kooning, John Grahan et David Smith (Guasch, 1997 : 17). 202
Doté d'une typographie originale, à la manière d'un collage, ce tract, signé par cinquante-deux artistes abstraits -parmi lesquels Josef Albers, Moholy-Nagy, Ad Reinhardt ou David Smith- ironisait sur le titre de l'exposition inaugurale: «Art de notre temps? Du temps de qui? De Sargent, Homer, La Farge et Harnett? Ou de celui de Picasso, Braque, Léger et Mondrian? Quid des descendants de Picasso et Mondrian? Quid de l'art abstrait américain? »6, Ils se demandaient également si le musée était considéré comme un commerce ou un cirque où, simplement parce qu'il offrait un spectacle susceptible d'attirer un large public, tout y était permis. Ces reproches faisaient référence à l'exposition Italian Masters, une anthologie de l'art italien de la Renaissance, qui atteignit le MoMA par ricochet, en 1940, sous couvert d'intérêts politico-économiques7. De fait, la protestation et la distribution du tract « How Modem Is the Museum of Modem Art?» devant l'entrée du MoMA eurent lieu justement en avril 1940, à l'occasion de cette exposition, organisée par le gouvernement fasciste italien. Il n'est donc pas surprenant que le texte scandé par les manifestants remît en question le sens du mot « moderne» : « Cela désigne-t-ille grand art de toutes les époques? Cela signifie-t-il un Metropolitan uni au Whitney? Alors à quoi sert le Musée d'art moderne? » « L'art ne peut pas être moderne, seulement contemporain », déclarèrent peu après les leaders de l'expressionnisme abstrait qui créèrent la Federation of American Painters and Sculptors8. En 1941, Gottlieb et Rothko, chefs de file de son Comité Culturel, protestèrent dans la presse contre une exposition du Whitney et élaborèrent une stratégie d'activisme face aux institutions new-yorkaises, qui consistait « à envoyer des lettres de protestation chaque fois qu'il serait jugé 6 Ils n'avaient sans doute pas tout à fait tort, mais Barr ne transigea pas: des années plus tard, il allégua même que si les peintres abstraits protestèrent en 1940 pour s'être senti discriminés, ce furent en revanche les peintres réalistes qui protestèrent en 1958 et de nouveau en 1960 (Alfred H. Barr Jr « Chronicle of the Collection of Painting and Sculpture (1940-63)>> en Elderfield, 1994 : 187). 7 L'exposition d'art de la Renaissance Italian Masters avait été envoyée à l'Exposition Universelle de San Francisco par le gouvernement italien, qui comptait ensuite la transporter à New-York. Elle aurait dû y être accueillie par le Metropolitan, mais lorsque ce dernier se refusa à accepter les conditions imposées par le cabinet de Mussolini, l'exposition échoua au MoMA. Afin de mieux l'intégrer à son programme d'activités, le MoMA monta une expsition parallèle, intitulée Modern Masters, qui ne parvint pas à dissimuler l'anomalie produite par cette programmation, hors de son champ disciplinaire. 8 Selon Guilbaut, la Fédération des Peintres et Sculpteurs Modernes, créée à la suite d'une scission lors de l'American Artists Congress de 1940, était un groupuscule de tendance trotskiste, très actif dans l'organisation de conférences et d'autres types d'initiatives (Guilbaut, 1993). 203
nécessaire» (selon le procès-verbal de la réunion du comité culturel de la F.A.P.S. du 1er décembre 1941, cité dans Guilbaut, 1989: note 116). Au début, la cible privilégiée de leurs attaques fut le Met, somptueux portedrapeau du patriciat le plus ancien d'Uptown Manhattan et de son goût aristocratique pour les maîtres anciens européens; tandis que les musée de Gallatin et de Whitney dans le quartier bohème de Greenwich Village étaient considérés comme leur propre territoire - non exempt de critiques ceci dit - par les collectifs d'artistes locaux. A cause de son emplacement, et par ses velléités de plaire aussi bien artistes qu'aux collectionneurs, le MoMA s'était toujours situé à mi-chemin des deux fronts; mais sur cet échiquier muséal, une autre pièce, occupant une ancienne concession d'automobiles de la 54èmeRue Est, était récemment parvenue à la partie centrale du plateau: le Museum of Non-Objective Painting ouvert au public en 1939 par Solomon R. Guggenheim pour la plus grande joie de Kandinsky et de ses émules d'Europe centrale9. Se sentant de nouveau marginalisés, les artistes abstraits new-yorkais de Downtown Manhattan montrèrent bientôt leur hostilité à cette avancée ennemie dans Midtown, et comme le MoMA était l'institution la plus ancienne de la zone, il était logique qu'il concentrât l'essentiel de leurs attaques. Ainsi, au sein du milieu artistique de la ville, s'opposaient et se superposaient simultanément deux alternatives: le dilemme entre art « moderne» et art «contemporain» et celui entre art européen et art nord-américain. Les clans n'étaient pas encore parfaitement formés dans ce conflit entre les artistes et les collectionneurs, mais le MoMA risquait d'inciter toutes les factions en lice à le considérer comme un ennemi s'il ne se rangeait pas rapidement pour l'un ou l'autre côté. Comme il fallait s'y attendre, le musée s'aligna aux côtés des riches collectionneurs, puisque son futur même dépendait de leur générosité; il n'en manqua cependant pas pour jeter des ponts entre les deux bords. Dans certains rapports internes il commença alors à être question de la nécessité d'intensifier les contacts avec les artistes (la seule relation existante, excepté quelques commandes exceptionnelles -comme la fresque en six 9 Les œuvres d'art figuratif de la collection de Solomon Guggenheim restèrent dans sa suite de l'Hôtel Plaza, puisqu'elles n'intéressaient pas son excentrique conseillère artistique, Hilla Rebay von Ehrenwiesen, qui avait la charge du musée (Vrachopoulos & Angeline, 2005). Sous sa direction, le musée fonctionna comme un sanctuaire théosophico-mystique: éclairés par une douce lumière indirecte, les tableaux étincelaient dans leurs cadres dorés sur un fond gris -elle fit couvrir les sols de tapis gris et les murs d'un velours plissé gris-, accrochés à une hauteur si basse que, pour les contempler, le visiteur était fatalement incité à s'asseoir dans un des confortables sièges tapissés de velours situés presque au ras du sol, et y demeurait envoûté par la musique de Bach et le parfum de l'encens, dans un extase métaphysique. 204
panneaux Bombardier et char, peinte par Orozco au musée en juin 1940-, était celle que le musée maintenait avec certains artistes qui participaient aux expositions du musée ou étaient invités à y donner des conférences) et de donner plus d'élan à l'art national (le musée ne pouvait pas ignorer le succès populaire d'une campagne patriotique lancée en 1940, la Buy American Art Week, qui portait une critique sousjacente du MoMA, selon Bolanos, 2002: 164). Le 10 avril 1941, Barr écrivit une note à diffusion interne, intitulé The Collection of The Museum of Modern, dans lequel il disait aspirer à ce que la collection, en
18501875
1900
1925
1950
1925
1950
I _._' ___0'_"
. I
Pretet.
Europ. ,/ "__'. '--<',. ,
! (\' 1.' ,~,.J. .- Goya '-Ingres Constabl"
rT777J--:~7'-" ":::'~::>' Protet
oorbet
Degas ~
i___~_
École
Seurat Van Gogh
Manet Renoir
Corot I .
Da~mler
--....
CéZanne
1
I
/.,./
et Méxl ue
~;:~~::~e~oEaki~~...mo~~~-.m
~~~
"'N~
de Palis
Gaugum__
--
I~ ---'" I 1850
1875
1900
Fig. 20 Avancement idéal de la colection du MaMA, tel quil était conçu en 1933 (en haut) et en 1941 (en bas). Version à partir des diagrammes en forme de tour ille ré resentés ar Alfred Barr en 1941 1875
1900
1950
École de Paris
Gauguin Van Gogh Cezanne Seurat Rousseau
1875
1925
USA et Méxique
1900
1925
1950
plus d'améliorer la représentation européenne -à propos de laquelle il reconnaissait que l'art français du XIXème siècle occupait une place trop importante et qu'elle manquait d'exemples du futurisme, de 205
l'expressionnisme allemand, du fauvisme et du cubisme analytique-, parvînt à couvrir les progrès de la peinture et de la sculpture réalisés dans la majeure partie du territoire nord-américain (il recourut de nouveau à la métaphore de la torpille, à l'aide de deux diagrammes où l'art américain figurait déjà à la pointe: fig. 20). Il tenta même de faire la promotion de ces artistes afin qu'ils pussent recevoir des commandes domestiques de la part des classes moyennes, comme l'atteste l'exposition d'« œuvres abstraites pratiques» qui eut lieu au MoMA en 1942, et dans laquelle étaient exposés des tapis dessinés par Arshile Gorky, Stuart Davis, Loren MacIver et d'autres (Guilbaut, 1990 : 288, note 130). Cette même année, suivant les usages d'autres « salons» annuels -on indiquait le prix des œuvres et, si l'auteur n'avait pas de marchand attitré à New-York, le MoMA intervenait dans la transaction, moyennant une commission de 10%-, le Musée monta Americans 1942: 18 Artists from 9 States, la première de ses expositions-ventes d'art américain contemporain sous le commissariat de Dorothy C. Miller, qui avait été embauchée huit ans auparavant comme « agent de liaison avec les artistes» et qui devint, au fil de sa longue carrière au MoMA, la principale spécialiste en art américainJO; bien que cette première initiative ne fût pas particulièrement bien accueillie par le milieu artistique new-yorkais, cette exposition, divisée par la suite en deux autres plus réduites, qui circulèrent que jusqu'au printemps de l'année suivante dans d'autres musées des EtatsUnis et du Canada, fut consacrée à des artistes locaux, en majorité des peintres du réalisme régional, dont l'un des champions dans les années trente ne fut autre que le mari de Miller. On ne peut rester indifférent devant cette répartition des rôles à la tête du MoMA, dont le brillant directeur était un essayiste prolifique sur 10 Dorothy C. Miller avait suivi les cours de muséologie de John Cotton Dana à Newark, où travaillait comme assistant Holger Chaill, son futur époux, qui, dans les années trente, accéda au poste de Art Project Director au service de la W.P.A. (Works Progress Administration, l'agence fédérale qui soutint les artistes pendant la Dépression); mais ce qui importe ici, c'est qu'il assura en 1933 la direction par intérim du MoMA, pendant l'année sabatique que prit Barr pour voyager en Europe (par la suite, Chaill eut à s'occuper de l'organisation d'importantes expositions consacrées aux artistes américains contemporains, en particulier la First Municipal Art Exhibition of New York City, inauguré en 1934 dans le RCA Building du Rockefeller Center). Lorsque Barr rentra de son périple, en 1934, il fit de Miller son assistante de direction, poste qui prit le nom de Assistant Curator of Painting and Sculpture entre 1935 et 1941, de Associate Curator of Painting and Sculpture à partir de 1942; elle accéda ensuite au grade de Curator of Painting and Sculpture entre 1943 et 1947, après quoi cette fonction fut rebaptisée Curator of Museum Collections entre 1947 et 1967, puis Senior Curator en 1968-69 (Zelevansky, 1994). 12 En dépit du fait que les fondateurs du MoMA fussent des femmes collectionneuses, l'historiographie féministe a pris soin de souligner que leur rôle fut aussi subsidiaire 206
l'art moderne européen, tandis que son assistant se voyait chargée de l'art américain; et le fait que cette tâche était aux mains d'une femme accentuait d'autant plus, selon la mentalité de l'époque, son caractère subsidiaire 12: Dorothy Miller était intelligente, belle, et très populaire dans le monde de l'art, mais à l'instar de la majorité de ses contemporaines dans tant d'entreprises et d'institutions, elle fut toujours reléguée à un rôle secondaire dans le musée -et de fait, elle eut peu d'opportunités de publier un essai ou de donner une conférence de presse (Zelevansky, 1994: 68). C'est pourquoi les collectifs d'artistes locaux ne manquaient pas d'arguments quand ils accusaient le MoMA de les discriminer au profit de l'art européen, et même si Barr brandissait des statistiques d'achats et d'expositions pour se défendre de telles accusations, ils pouvaient lui rétorquer que le prix des œuvres n'était pas comparable, ni la catégorie des expositions, parce que les maîtres européens bénéficiaient de rétrospectives spécialisées et de publications dotés d'essais de poids, alors qu'on concédait aux premiers seulement des expositions collectives où l'on trouvait un peu de tout, et où rien n'était examiné en profondeur. En tout cas, contre les arguments nationalistes des artistes new-yorkais et du reste du pays qui réclamaient un protectionnisme du marché artistique domestique, les riches mécènes à la tête du MoMA, eux-mêmes fervents collectionneurs des avant-gardes historiques européennes, savaient très bien quel type d'art devait vanter le musée, et trouvèrent bientôt une réponse codée non moins patriotique. En 1942, le président du conseil d"administation, John Hay -« Jock >>Whitney écrivit: « Il est naturel et approprié que les artistes nordaméricains soient représentés en plus grand nombre que ceux de n'importe quel autre pays. Mais il est également important, à un moment où Hitler a transformé le nationalisme en un épouvantable fétiche, que soient représentés pas moins de vingt-quatre pays distincts du nôtre dans la collection du musée» (Hunter, 1984 : 23). Les Etats-Unis s'étaient mêlés à la Seconde Guerre Mondiale et ce pays historiquement isolationniste suivait avec plus d'intérêt que personne ce qui se passait de l'autre côté de l'Atlantique. Cela stimula sans doute davantage l' européanisme du MoMA, qui vint en aide à de nombreux artistes qui fuyaient le régime nazi et la guerre pour trouver asile à N ew- York. Il donna un coup de main à certains pour les démarches douanières, il offrit un travail à d'autres, comme ce fut le cas pour Luis Bufiuel, qui fut employé de la filmothèque du musée entre le propre d'un amateurtandis que Goodyear et Barr étaient les «professionnels» (Meecham & Sheldon, 2000 : 202).
207
1939 et 1943. Ce moment fut crucial dans l'histoire de cette ville qui, grâce à l'afflux de tant de grands créateurs exilés, devint bientôt la capitale mondiale des arts. Malgré tout, il convient de reconnaître que le rôle du MoMA en relation avec ces artistes fut moindre que celui de quelques autres galeries, tout particulièrement celle de Peggy Guggenheim, Art of This Century, un espace original -il serait à peine exagéré de parler de musée, puisqu'elle dérivait d'un projet muséal personnel, et que tel serait son destin 13_ inauguré au septième étage d'un bâtiment situé au n° 30 de la 57èrncRue Ouest, en octobre 1942. En fin de compte, Peggy et Max Ernst, alors jeunes mariés, le conçurent comme un repaire de réunion et comme une vitrine attrayante des surréalistes européens, même si, à partir de l'année suivante, ils commençèrent à exposer des œuvres de Robert Motherwell, Jackson Pollock et d'autres jeunes artistes new-yorkais dont la peinture abstraite dérivait du surréalisme -à la grande joie de Alfred H. Barr, qui collabora à certaines activités de la galerie, et surtout à celle du critique Clement Greenberg, qui avait initialement réservé quelques critiques négatives à la galerie, mais qui, à partir de la « révélation» du nouvel art américain dont il y fit l'expérience, devint un supporteur de son écurie-. Il semble que ce que Barr, Greenberg et Peggy Guggenheim ellemême recherchaient, c'était un art nord-américain qui ressemblât à leurs courants d'avant-garde européens préférés, les dadaïstes et les surréalistes, et que Art of This Century fut le terrain d'essais où, 13 Selon Thomas M. Messer (dans Klüser & Hegewisch, 1991 : 102-109), la célèbre galerie new-yorkaise Art of This Century était né de l'aspiration à créer un musée: après tout, en effet, Peggy Guggenheim, avait commencé sa collection à Londres, sous l'influence de Herbert Read, avec lequel elle tenta en 1939 de fonder à Londres un nouveau musée d'art moderne dont le prestigieux historien d'art aurait été le directeur, et même si la guerre fit avorter le projet, l'idée resta bien ancrée dans l'esprit de la galeriste. De fait, il y avait une collection permanente -dont le catalogue fut publié avant l'inauguration de la galerie- qui occupait trois salles, dont la muséographie originale avait été conçue par l'architecte viennois Frederick Kiesler: une salle dédiée à l'art cubiste et abstrait dans laquelle les tableaux, suspendus à des câbles, donnaient l'impression de flotter, et deux autres salles aux murs courbes où étaient exposés, dans des lutrins mobiles, le surréalisme et l'art cinétique. Une quatrième salle était réservée aux expositions temporaires, qui se succédèrent au rythme d'une dizaine par an, entre l'ouverture à l'automne 1942 et la fermeture définitive au printemps 1947 (la liste complète fut donnée par Melvin P. Lader en annexe de la thèse de doctorat qu'il consacra à cet espace et qu'il défendit à l'Université du Delaware en 1981, mais qui ne fut jamais publiée). A la suite d'une exposition itinérante en Italie, à partir de l'été 1949 la collection s'installa de manière permanente dans le Palazzo Venier dei Leoni à Venise, la maison-musée où Peggy se retira jusqu'à sa mort en 1979 -trois ans avant sa mort, elle avait confié le musée aux mains de la fondation Solomon R. Guggenheim, afin d'en assurer la continuité-. 208
finalement, ils trouvèrent ce qu'ils cherchaient chez des artistes expressionnistes abstraits tels que Motherwell et, surtout, Pollock. Cette galerie-musée voisine, qui s'efforçait de montrer le dernier cri, constitua indubitablement un révulsif pour le MoMA : sous son influence, Alfred Barr commença à promouvoir une série d'expositions d'art non conventionnel, et accéléra même les conséquences des récents changements de nomenclature qui avaient supprimé la désignation de « collection permanente» (entre avril et septembre de l'année 1941, un écrit émanant du comité des acquisitions -Advisory Committee Report of the Museum Collections- suggéra que le terme Permanent Collection fût substitué par celui de Museum Collection). Sans abandonner sa métaphore favorite de la torpille en mouvement, avançant dans le courant de l'art moderne grâce à l'impulsion des pionniers historiques, il jugea préférable de faire référence au musée par le biais d'une comparaison biologique: pour pouvoir continuer de croître convenablement après deux décennies d'existence, l'institution devait fonctionner comme un organisme vivant, c'est-à-dire qu'elle ne pouvait pas se contenter d'« absorber» de nouvelles œuvres, mais devait aussi pouvoir se libérer de ses déchets. Cela n'est pas sans rappeler une autre figure de rhétorique similaire, celle du fleuve au lit permanent et aux eaux changeantes, dont avait parlé A. Conger Goodyear, le premier président du conseil d'administration: si, à l'époque, il était question de mettre l'accent sur le fait que le MoMA devait se consacrer aux expositions temporaires, l"allusion au caractère transitoire s'appliquait dorénavant aux fonds acquis grâce à la générosité des bienfaiteurs du musée. Barr, qui, de par sa formation d'historien d'art, avait convoité ces trophées pour l'institution, et s'était tant employé à les obtenir, paraissait désormais décidé à se séparer de quelques-uns de ses Cézanne chéris pour acheter des Pollock. Cette stratégie s'avéra difficile à assumer pour lui, et d'autant plus pour les membres du conseil d'administration, qui n'étaient pas disposés à le suivre dans une telle dérive, dans la mesure où ils ne partageaient généralement pas sa passion pour la jeune bohème artistique newyorkaise, bien qu'on ait parfois soutenu le contrairel4. Il semble que le 14Pour une fois je ne partage pas l'avis de Serge Guilbaut, d'après qui les responsables du Met représentaient les vieux riches nord-américains et le musée, par conséquent, reflétait une culture soumise, prudente, et académique, tournée vers le passée, tandis que le jeune, libéral et dynamique Museum of Modem Art représentait les nouveaux riches, les « riches éclairés» [Rockefeller, Sachs], le futur de la culture nordaméricaine (Guilbaut, 1989). Ce stéréotype paraît convaincant à première vue: si on laisse de côté Paul J. Sachs, professeur à Harvard, et qui entrait difficilement dans un classement de riches vieux ou nouveaux, Nelson Rockefeller était en revanche très 209
front de la bataille socio-artistique déjà commentée entre les artistes de la partie ancienne de New-Y ork et le collectionneurs des zones résidentielles plus au nord, qui avait auparavant laissé le MoMA en zone neutre, divisait à présent le musée en deux. En son sein s'étaient formés deux camps, et le président du conseil d'administration de l'époque, Stephen C. Clark, collectionneur des maîtres modernes historiques, était de ceux qui souhaitaient remettre Barr à sa place, lequel fut finalement démis en 1943 de ses fonctions de directeur et de conservateur en chef du département le plus important. Barr révoqué de manière foudroyante Alfred Barr Jr. avait dù essuyer quelques démêlés avec le vieux Goodyear, le premier président du conseil d'administration du MoMA, qui ne partageait pas ses idéaux à propos des missions du musée, mais étant donné que c'était ce dernier qui l'avait nommé directeur, et qu'il J'avait toujours soutenu, il n'y eut pas de graves dissensions entre eux. Bien meilleure furent ses relations avec les jeunes Nelson A. Rockefeller et Jock Whitney, qui occupèrent brièvement la présidence en 1939-40 et 1941 ; mais quand, pendant la guerre, ces deux vinrent proposer leurs services au bureau des Affaires Inter-américaines, leur succéda en 1942 Stephen Clark, un vieil homme d'affaires qui avait l'intention de bien tenir les comptes, dans un contexte défavorable. Barr lui parut être un gaspilleur -il avait augmenté son salaire et avait perdu le contrôle des dépenses, en dépit de la pénurie en ces temps de guerre-, très téménllIe dans sa nouvelle politique concernant la collection --l'acquisition d'une œuvre de Max Ernst en 1942 irrita profondément Clarket trop controversé à propos de sa politique d'expositions --en particulier celles qu'il consacra à l'art naïf: en effet la presse et les gens bien pensants raillèrent le MoMA quand, après une exposition dédiée à Henri Rousseau en 1942, Barr monta au musée une autre exposition consacrée à l'atelier de nettoyage de chaussures d'lm certain Joe Milone, à la suite de laquelle il y eut, l'année suivante, une dernière exposition, consacrée au peintre « primitif» Morris Hirshfield-. Ceux qui désapprouvaient cette politique étaient convaincus de ce que les attributions du directeur, jadis timide et renfermé, lui avaient monté à la tête au point qu'il commençait à se comporter d'une manière arrogante, imprudente et individualiste; moderne, jusque dans ses affaires, les exploitations de pétrole, et l'était encore davantage son successeur à la tête du conseil d'administration du MoMA en 1941, Jock Whitney, propriétaire de maisons de production cinématographique. Mais en réalité, la fortune familiale de la quasi-totalité d'entre eux s'était formée à la fin du XIXèmesiècle, si bien que les « nouveaux riches» étaient aussi bien les responsables du Met que ceux du MoMA, certains d'entre eux faisant même partie des deux conseils d'administration. 210
quoi qu'il en soit, il était évident que ses décisions ne s'appuyaient pas sur un consensus établi avec le conseil d'administration, ni n'allaient dans le sens de r opinion publique. Par conséquent, le 16 octobre 1943, Clark demanda à ce qu'on expulsât Barr du bureau qu'il occupait comme directeur, et lui proposa de rester, s'il le souhaitait, pour la moitié de son salaire, au poste de directeur honoraire, à la tête d'une nouvelle section dénommée « Département de recherche en Peinture et Sculpture », où il se consacrerait à écrire des textes -très concrètement, il lui demanda d'écrire un livre sur l'histoire de l'art moderne. Mais Barr ne partit pas: prétextant travailler sur ce livre, dont la rédaction prit du retard-il préféra en effet préparer sa thèse de doctorat sur Picasso-.- il installa ses quartiers dans la bibliothèque du musée et continua d'y recevoir tout type de consultations, comme lorsqu'il était directeur. Toujours est-il que le poste de directeur resta vacant de 1944 à 1949, période pendant laquelle la direction fut assurée par un collège de cinq personnes, parmi Iesquelles Barr lui-même. Il continua d'incarner la continuité historique du MoMA, au poste de Directeur des Collections. qu'il occupa de 1947 jusqu'à son dé art à la retraite en 1967. Chaque fois qu'il s'agit d'aborder la révocation de Alfred Barr Jr., les chroniques internes du MoMA passent très vite et préfèrent en parler comme de son« changement de position dans l'institution », alors que ce fut le point culminant d'un sérieux conflit de personnes15. Avalant des couleuvres, il préféra se contenter de l'humble occupation d'écrire des
textes, pour pouvoir continuer le combat de l'intérieur et le gagner
--
15 C'est ainsi qu'y fit allusion, de manière laconique, et sans autre précision, le principal intéressé dans ses mémoires sur le Mo MA (Barr, 1977 -il s'agit d'une chronique du Département de Peinture et de Sculpture, depuis 1927, année où il le fonda, jusqu'à sa retraite en 1967-): «In November 1943 Alfred H. Barr, Jr., was asked to resign as Director of the Museum and curator of Painting and Sculpture, but he continued to install the collection under the title Director of Research »... Quelques paragraphes plus loin, quoiqu'il ne commente pas cette décision de Stephen C. Clark ni ne laisse entendre qu'ils étaient personnellement en conflit, il brossait le tableau de l'affrontement générationnel au sein du MoMA : « With the two young Presidents gone [il fait ici référence à Nelson Rockefeller et Jock Whitney], the older Trustees, founders of the Museum, resumed responsibility. The staff was a generation younger, and so were the active members of the Advisory Committee" [et il ne résiste pas, par la suite, à la tentation d'ajouter que ces vieux membres du conseil d'administration -Clark, Lewishohn, Goodyearabandonnèrent finalement les fonctions qu'ils occupaient au comité d'acquisitions du MoMA et léguèrent leurs collections à d'autres musées]. Barr demeura au MoMA jusqu'à sa retraite en 1967. Nommé conseiller du musée par le conseil d'administration, il poursuivit sa collaboration jusqu'à ce que la maladie d'Alzheimer l'emportât, le 15 août 1981. 211
quatre ans plus tard il fut nommé «Directeur des Collections », et se maintint à cette charge jusqu'à son départ à la retraite, à 65 ans-. Etant donnée la réputation de Alfred Barr auprès de ses collègues, ce ne fut pas tâche facile de lui trouver un successeur au poste de directeur, qui resta vacant, tandis qu'en interne on forma un comité de direction de cinq personnes, parmi lesquelles René d'Harnoncourt, qui finit par être nommé nouveau directeur en 1949. Non moins diplomatique fut la nomination du successeur de Barr à la tête du Département de Peinture et de Sculpture, pour lequel on désigna une personne liée aux deux camps affrontés, James T. Soby16, un des collectionneurs membres du conseil d'administration du MoMA et membre du personnel, puisqu'il avait été engagé comme assistant de Barr, dont il avait partagé l'intérêt pour le surréalisme et qu'il avait même aidé à découvrir ces artistes «primitifs» nord-américains qu'ils considéraient tous deux en mesure de soutenir la comparaison avec le Douanier Rousseau et le Facteur Cheval. De fait, Soby se maintint dans le sillage de Barr. Il est révélateur que le premier Pollock à intégrer une collection publique fût La Louve, que Barr avait vu dans la galerie de Peggy Guggenheim en 1943, et dont le MoMA fit l'acquisition l'année suivante, alors même que Barr avait déjà été remercié. C'est à ce moment-là qu'intervint la polémique vente aux enchères, durant laquelle le MoMA brada des tableaux impressionnistes et post-impressionnistes pour pouvoir acheter des œuvres de Pollock, Motherwell ou Matta. En plus d'avoir suscité la grogne des artistes nord-américains d'autres tendances 17,cet épisode fit sortir de leurs gonds Stephen Clark, Samuel Lewisohn, Henry Allen Moe et d'autres membres influents du conseil d'administration, qui réclamèrent une meilleure définition des objectifs qui guidaient la 16En tant que membre du Junior Advisory Committee depuis 1937, James Thrall Soby fut doublement lié au MoMA dans les années quarante. D'une part, au titre de riche collectionneur qu'il était, il devint membre du conseil d'administration entre 1942 et 1949, et membre du comité consultatif sur la collection du musée de 1940 à 1967. D'autre part, étant un bon expert en matière de peinture contemporaine et d'écrits sur l'art, il devint le second d'Alfred Barr, engagé comme Assistant Director du musée en janvier 1943, et dirigea d'octobre de cette dernière année à janvier 1945 le Département de Peinture et de Sculpture (il exerça par ailleurs la fonction de président par intérim de 1947 à 1957). 17Désireux d'éteindre l'incendie, Soby publia un article dans lequel il soulignait que le mécénat aux jeunes artistes n'était pas une mission primordiale du MoMA, en dépit du fait que, à travers son programme éducatif, le musée avait fait beaucoup plus pour le soutien aux jeunes artistes que ce qu'aurait permis un mécénat direct (J.T. Soby, « Acquisitions Policy of The Museum of Modern Art» in Museum News, 15 juin 1944; cité par De Santiago, 2003 : 242). 212
politique d'acquisitions du musée et exigèrent que fussent réservées quelques salles pour faire connaître l'évolution de la collection, dont ni les visiteurs ni même le conseil d'administration n'étaient informés. Sentant son autorité remise en question, Soby démit de sa fonction de chef du Département de Peinture et de Sculpture, après avoir obéi aux ordres et mis en place au troisième étage du musée une sélection de soixante œuvres de la collection, ce qui mérite d'être souligné18. Il fut remplacé en janvier 1945 par James Johnson Sweeney, qui ne resta pas en place très longtemps non plus -il succéda sept ans plus tard à Hilla Rebay comme directeur du Museum of Non-Objective Painting, qui abandonna dès lors sa spécialisation et fut rebaptisé «Musée Guggenheim »-. Il s'agissait d'une période de changements, de nouveautés, dont les autres musées new-yorkais, en particulier le Whitney, sans doute le premier à se faire l'écho de l'expressionnisme abstrait19, n'étaient pas exempts. Ceci dit, le succès auprès de la critique et du public que rencontra la grande exposition de trois cent cinquante peintures et sculptures de la collection du MoMA, inaugurée en juin 1945, apaisa les esprits: si la Seconde Guerre mondiale touchait à sa fin, la paix semblait aussi de plus en plus proche au Département de Peinture et de Sculpture du musée. De toute manière, la primauté de cette section du musée avait pris fin avec l'affirmation d'autres départements, qui 1:; Non moins intéressant est le plaidoyer que Soby écrivit après avoir démissionné, et dans lequel il tenta d'expliquer à ses collègues du conseil d'administration que chacun d'entre eux était libre de miser sur un goût bien défini en tant que collectionneur privé, mais que collectionner pour un musée supposait d'être attentif à une plus grande variété de tendances, pour le bien de la mission didactique de l'institution, et à cause des inévitables répercussions que ses préférénces pouvaient avoir sur le marché de l'art et l'évolution du goût. Pour démontrer par l'exemple cette nécessaire diversité, on monta pendant quelque jours une exposition privée des fonds du musée pour que les membres du conseil d'administration pussent voir le meilleur de la collection (excepté les pièces en prêt) aux deuxième et troisième étages du musée les 24 et 25 janvier 1945, et le reste dans un magasin voisin le 30 du même mois. Sweeney, Soby et Barr co-signèrent alors une lettre adressée au conseil d'administration, dans laquelle ils soutenaient que la majeure partie des fonds destinés aux acquisitions avaient été dépensés pour l'achat d'œuvres d'importance, et que seule une petite partie avait été investie dans l'achat d'œuvres secondaires ou dans la promotion de nouveaux talents. 19On considère que le premier texte où apparut la formule « expressionnisme abstrait » est un compte-rendu de l'exposition annuelle du Whitney, publiée en 1945 par Hilda Loveman dans Limited Edition, qui mentionnait Gottlieb, Tobey, Motherwell, Rothko, Ernst, Marin, et d'autres à la suite du commentaire suivant: « Le Musée de la 8èmeRue, qui a supporté pendant des années les accusations selon lesquelles il était davantage tourné vers le conservatisme et qu'il favorisait ses artistes maison, a remercié cette année un certain nombre d'entre eux, ajouté cinquante nouvelles signatures et prit note des tendances expressionniste-abstraites en peinture» (cf Guilbaut, 1989 : note 52). 213
s'avérèrent bien plus utiles pour la propagande militaire ou le divertissement populaire, objectifs prioritaires pendant les hostilités. Expansion en temps de guerre, avec de multiples départements et un personnel renouvelé Pendant la durée de la Seconde Guerre mondiale, l'institution se sentit dans l'obligation de remonter le moral de plus grand nombre possible de concitoyens, à l'instar de tous les autres musées, dans ce difficile contexte d'hostilités2o. C'est pourquoi le MoMA bouleverser ses activités habituelles, pour y inclure des programmes thérapeutiques à l'attention des soldats qui étaient revenus handicapés, installer un bal dans les galeries ainsi qu'une cantine pour militaires dans le jardin du musée, qui devint le centre de loisirs favori des forces armées à New-York (Lynes, 1973 : 233-238; Hunter, 1984: 20-22), et élaborer une programmation spéciale pour l'armée ou les autres instances gouvernementales, en particulier le Bureau des Affaires Inter-Américaines -à la tête duquel se trouvait le principal parrain du MoMA, Nelson Rockefeller21-. La 20Le Mo MA traîna derrière lui un important déficit économique pendant la guerre car il ne faisait pas payer l'entrée aux militaires, qui constituaient alors son public majoritaire: les marins et soldats en permission à N ew- York le considéraient comme la quatrième attraction de la ville, derrière la Statue de la Liberté, l'Empire State Building, et lc Rockefeller Center. En général, tous le musées new-yorkais virent le nombre de leurs visiteurs augmenter pendant la guerre, comme conséquence de leurs activités patriotiques: «Les visites aux musées s'accrurent de fait à un rythme étonnamment effréné, comme le montrent les chiffres suivants. En 1943, année cruciale, le nombre de visiteurs du Metropolitan Museum augmenta de 15% par rapport à 1942, pour atteindre I 384 207. Le nombre de membres du Museum of Modern Art avait doublé en avril 1940, passant de 3000 à 6846 pour atteindre en juillet les 7309. Qui plus est, la montée de la conscience nationale des Etats-Unis depuis son entrée en guerre avait amené les musées à prendre des mesures décisives pour s'intégrer à la vie sociale et politique de la nation, en conséquence de quoi ils se frayèrent un chemin jusqu'à la conscience d'un nombre croissant de personnes. Les musées mirent leurs installations à disposition de la nation, qui servirent souvent d'armes de propagande. Le Metropolitan apporta son soutien au groupe Artists for Victory et le Museum of Modem Art servit de centre de loisirs pour les soldats, symbole de la liberté d'expression et lieu idéal pour monter des expositions militaires à des fins de propagande» (Guilbaut, 1989). 21Fils de l'une des fondatrices du MoMA, Nelson Rockefeller, qui présidait le conseil d'administration du musée en 1940, lorsque Roosevelt créa ce bureau à Washington pour le remercier de son soutien, avait passé auparavant par différents postes au sein du musée, auquel il fit son retour en 1946 en tant que président, charge qu'il exerça jusqu'en 1953. Nancy Einreinhofer lui attribue un rôle aussi décisif que celui d'Alfred Barr dans l'histoire du MoMA, en affirmant que c'est surtout grâce à lui que le musée put grandir dans tous les sens du termes, jusqu'à l'extension de 1964; elle attribue cependant partie de son mérite à d'autres membres de cette famille de magnats du pétrole et des finances: ses parents, ses frères et surtout sa belle-sœur Blanchette, 214
pluridisciplinarité des départements qui, depuis la fondation du MoMA, avait constitué l'une de ses caractéristiques les plus modernes, se vit alors renforcée, précisément par l'importance capitale acquise par les activités didactiques, le design, les films et la photographie. Quand, en 1944, à l'occasion du quinzième anniversaire de l'institution, fut organisée une exposition commémorative intitulée Art in Progress, il ne fut plus question de rassembler toutes les sections du musée au sein d'un montage unitaire -comme cela avait été le cas pour Art in Our Times, l'exposition du dixième anniversaire, où la peinture et la sculpture avaient constitué la colonne vertébrale du circuit de visite- : en effet, ce sont cinq expositions complémentaires qui se succédèrent tout au long de l'année. La première, Painting and Sculpture, fut conçue par le Département éponyme, tandis que chacun des autres départements présenta par la suite sa propre contribution, sous les titres suivants: Design for Use, Built in USA; Dance and Theatre Design; Posters, Photography; Circulating Exhibitions, Educational Services et Film Library. Bien qu'il y eût, comme on a vu dans le chapitre antérieur, des expositions et des collections de design au MoMA très peu de temps après sa fondation, elles avaient dépendu d'une section qui s'occupait surtout d'architecture. Le Département de Design Industriel, avec Eliot Noyes comme directeur, ne fut créé qu'en 1940, et durant la guerre ses activités acquirent une importance particulière, dans le but d'encourager la surconsommation patriotique, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du musée: par exemple, en 1942, les visiteurs pouvaient voir en sortant du bâtiment, à l'angle de la 42èmeRue et de la SèmeAvenue, la « publicité la plus grande du monde », une affiche qui avait remporté le concours «Défends l'Amérique du Nord », organisé par le MoMA en guise de réponse au slogan «Achetez des produits nord-américains» (Guilbaut, 1989). Avec ce précédent, il n'est pas surprenant qu'en 1946, le MoMA engageât à la tête de ce département Edgar Kaufmann Jr, fils du propriétaire des grands magasins Kaufmann de Pittsburgh, qui travaillaient en étroite collaboration avec leurs homologues tant à NewYork que dans d'autres villes; leur mission? Non seulement financer des expositions et des prix de design en 1941 et 19S0, mais surtout faire en sorte que le musée renouât avec le succès des expositions-vente d'objets utiles pour la maison, qui constituaient une tradition indissociable du MoMA22. Toutefois, ces activités furent de nouveau regroupées en 1948 épouse de John D. Rockefeller III, qui fut présidente du MoMA de 1959 à 1964 puis de nouveau à partir de 1972 (Einreinhofer, 1997: 164-178). 22 Rappelons que ces expositions d'objets de design, qui avaient lieu avant les fêtes de Noël (ou qui coïncidaient avec la période d'achats juste avant Noël) étaient déjà 215
au sein d'un Département d'Architecture et de Design, sous la direction unique de Philip Johnson (Stanzewski, 1998 : 167). C'est aussi en 1940 que fut créé le Département de Photographie, dont le premier conservateur fut Beaumont Newhall, jusqu'alors employé de la bibliothèque du musée, et qui avait monté trois ans auparavant une grande rétrospective intitulée Photography: 1839-1937. En novembre 1943, le MoMA ouvrit même un Photography Center juste en face du jardin, dans deux bâtiments de la 54èmeRue, qui comprenait des espaces d'exposition, des salles d'étude et des bureaux; mais cette extension du musée ne survécut que huit mois -elle avait été louée à l'architecte et membre du conseil d'administration du musée Philip L. Goodwin, qui décida de vendre à Nelson Rockefeller ces bâtiments, à la place desquels ce dernier fit construire des appartements-. Newhall n'eut pas non plus une grande longévité en tant que conservateur de la photographie, car il fut appelé à participer à la guerre et démissionna à peine revenu au pays. Dans la pratique, d'abord pendant les absences de Newhall dues à la guerre, puis officiellement à partir de 1947, le département fut dirigé par Edward Steichen, spécialiste des montages caractérisés à la fois par un impact visuel et un contenu politique forts: des expositions de propagande, telles que Road to Victory en 1942 -qui occupa tout le deuxième étage et qui, grâce au Bureau des Affaires Inter-Américaines de Rockefeller, parcourut l'Amérique Latine, accompagnée d'un texte en espagnol-, Airways to Peace en 1943 et Power in the Pacffic en 1945, puis, en 1955, sans doute l'exposition qui rencontra le plus de succès dans l'histoire du musée: Family of Man23. Les films furent des média encore plus utiles au service du nationalisme et de la propagande pendant la guerre, et il n'est pas organisées dans les années trente; mais c'est sans doute avec les expositions annuelles intitulées Good Design pour le ménage, montées en collaboration avec des grands magasins entre 1950 et 1955, que cette tradition du MoMA atteignit son apogée (cf l'article de Terence Riley & Edward Eigen, in Elderfield, 1994: 154). D'autre part, la vente d'objets de design au musée ne se limitait pas à la durée des expositions, puisque ces derniers, sous une forme ou sous une autre, avaient représenté une part importante de l'échantillonnage des catalogues, cartes postales et autres souvenirs qui étaient vendus dans la boutique du hall, dont les activités se développèrent avec la Museum Store Annex qui fut installée à différentes adresses successives dans les environs, jusqu'à l'ouverture en 1989 d'un Museum Design Store,juste en face du musée. 23 Si Steichen, pour ses expositions, réutilisa des photos de ses confrères, celles-ci n'étaient pas destinées à montrer leurs mérites, mais à faire partie d'un montage qui était son œuvre, en tant que curator-auteur; la preuve en est qu'il n'encadra ni ne mit sous verre les photos, car peu lui importait d'attirer l'attention sur leur valeur individuelle: ce qui l'intéressait, c'était l'effet d'ensemble, que produisaient les images flottant et formant par elles-mêmes l'espace d'exposition (cf Szarkowski, John: « The Family of Man », in Elderfield, 1994 : 13-37). 216
étonnant que la Filmothèque du MoMA fût un des services du musée qui acquirent le plus d'importance et d'autonomie pendant le conflit et les années qui s'ensuivirent. Comme nous l'avons déjà vu, dès ses débuts en 1935, il s'agissait d'une fondation créée par le musée mais avec des statuts distincts de celui-ci, sous la présidence de Jock Whitnel4 et la direction de John E. Abbott. A ses ordres directs travaillait l'anglaise Iris Barry, spécialiste du cinéma européen, qui ne tarda pas à se rendre compte de la primauté du cinéma états-unien -en 1940 Barry publia une étude pionnière sur D. W. Griffith, à qui la Filmothèque consacra cette année-là plusieurs hommages-. Elle fut aussi, depuis son poste de conservateur, très impliquée dans la lutte contre Hitler, puisque d'une part elle se débrouilla pour se procurer de nombreux films et documentaires nazis, qu'elle analisa avec son équipe afin d'en extraire des séquences destinées à la contre-propagande menée par le gouvernement et l'armée nord-américains; d'autre part, elle aida des maisons de production de Hollywood ainsi que les forces armées dans la production de films et documentaires de guerre. C'est à cette occasion, lorsque la Filmothèque du MoMA produisit des films de propagande en espagnol et en portuguais contre les puissances de l'Axe, destinés aux républiques latino-américaines, que collabora Bufiuel, à l'initiative de Barry. Il s'agissait alors d'une commande gouvernementale; la seconde, plus ambitieuse, fut le Motion Picture Project, développé en 1942-45 par la Filmothèque du MoMA et la Bibliothèque du Congrès conjointement, afin de conserver la mémoire historique d'une sélection de films américains les plus dignes du mérite national, social, artistique ou . . 25 . h lstonque 24 John Hay Whitney, surnommé « Jock », rendit compatible cette charge avec sa nomination en 1940 en tant que chef de la Motion Picture Division, après que Nelson Rockefeller eut créé l'Office of the Coordinator oflnter-Amerian Affairs (C.LA.A.). Par l'envoi de documentaires et de films éducatifs en espagnol et en portuguais, la MaMAs' Film Library fut alors au service d'une campagne culturelle de la C.LA.A. pour convaincre les républiques américaines de ne pas s'engager dans la Seconde Guerre mondiale en faveur des puissances de l'Axe (c'est dans ce contexte que Luis Bunuel fut engagé par le MoMA comme éditeur en chef, chargé de produire ou de sélectionner des films de propagande et de les distribuer aux autres nations américaines). II n'est donc pas exagéré de dire que Jock Whitney fit du MoMA un instrument de propagande militaire nord-américaine au début des années quarante, ainsi que l'affirmait Eva Cockroft, qui avançait en outre que Whitney avait été engagé pendant la guerre par l'organisme qui précéda la CIA, au service duquel travallait la fondation de bienfaisance qui portait son nom (1992: 84; voir aussi Saunders, 2001 : 363). 25 La Filmothèque du MoMA reçut du gouvernement de Washington un contrat pour produire des films de propagande destinés aux républiques latino-américaines, à la demande du Bureau des Affaires Inter-Américaines dirigé par Nelson Rockefeller, qui avait créé spécialement une section cinématographique afin d'y placer Jock Whitney, 217
Le Département de l'Education bénéficiait également d'une certaine ancienneté et d'un haut degré d'autonomie à cette époque cruciale. A sa tête se trouvait Victor D'Amico, qui, en 1939, soit seulement deux ans après avoir intégré l'équipe du MoMA, créa une unité didactique spéciale, le Young People 's Art Center, une galerie pour les jeunes -qui disposa à partir de 1941 d'un espace permanent au troisième étage du musée- où artistes et lycéens donnaient des cours d'initiation à l'art pour les enfants, etc. Sur le même modèle, il ouvrit pendant la guerre le War Veterans' Art Center, qui s'attacha entre 1944 et 1948 à réadapter les soldats à la vie civile. A ce dernier succéda le People 's Art Center26 dont les activités furent en réalité assez son ami et successeur au conseil d'administration du MoMA -qui démissionna par la suite de cette fonction, mais pas de la présidence de la Filmothèque-. Ce ne fut pas non plus une coïncidence si le Motion Picture Project, fût confié non seulement à la Bibliothèque du Congrès, bénéficiaire habituelle des lois nord-américaines de dépôt légal, mais aussi à la Filmothèque du MoMA, puisque ce projet fut financé sur des fonds de la Rockefeller Foundation. A cette époque, la difficulté résidait dans le choix des auteurs et des critères de cette sélection des films nord-américains qu'il convenait de conserver pour la postérité; seulement, avec le temps, ce sont le mode et le lieu de conservation qui finirent par poser problème. C'est ce dont commença à se préocupper Barry qui, après la fin de la guerre, en 1946, parvint enfin à exercer officiellement la direction de la Filmothèque, charge qu'elle avait en réalité toujours assumée et qu'elle ne conserva que cinq ans, jusqu'à son départ à sa retraite, à la suite duquel c'est son ancient assistant, Richard Griffith, qui lui succéda. Ce dernier reçut également l'appui financier de la Rockefeller Foundation pour commencer à résoudre le problème de la conservation. Dernière étape dans l'affirmation progressive de son indépendance par rapport au noyau du musée, la Filmothèque du MoMA finit par faire jouer ses bonnes relations avec les entreprises privées, dont les contributions permirent de construire en 1995, au nord-est de la Pennsylvanie, le Film Preservation Center, doté des dispositifs de sécurité et de conservation qu'exigent le stockage de plus 13000 bobines. Pour tous les détails, je renvoie aux informations disponibles dans l'article de Mary Lea Bandy « Nothing sacred: 'Jock Whitney snares antiques for museum'. The founding of the Museum of Modern Art Film Library », in Elderfield, 1995 : 75-103. 26 Cet espace ouvrit en 1950 et fonctionna vingt ans durant, y compris après le départ à la retraite de D'Amico. Ce pédagogue charismatique était le leader d'un courant dans le domaine de la psychologie de l'apprentissage, qui fut particulièrement à la mode en son temps: les explications historico-artistiques ne l'intéressaient pas, il rejettait les méthodes de dessin, dictatoriales selon lui, basées sur l'imitation de modèles, réclamait la création d'après la libre inspiration de l'esprit, aussi bien dans la pratique artistique des enfants que dans celle des artistes professionnels, il croyait en la progression naturelle depuis le fait de faire soi-même de l'art jusqu'à la capacité de comprendre et de penser l'art des autres. Bien qu'il ne fût pas l'inventeur de cette pédagogie, qu'il rebaptisa creative teaching, il en fut néanmoins son plus grand apôtre -ses ateliers expérimentaux d'initiation à l'art au MoMA, et son fameux livre Experiments in Creative Art Teaching, qu'il publia en 1960, ont constitué depuis une source d'inspiration pour de nombreux services pédagogiques de musées d'art contemporain. L'indépendance de ses activités par rapport au fonctionnement du MoMA fut telle 218
indépendantes du MoMA, dans la mesure où elles étaient généralement organisées par une association d'éducateurs artistiques dénommée Committee on Art Education -que d'Amico présida d'une main de fer pendant des années-, qui cherchait à se rapprocher des créateurs: Stuart Davis, George Grosz, Ben Shahn, Max Weber, Lipchitz, Ad Reihartdt, Philip Guston, ou Robert Motherwell furent quelques-uns des artistes qui participèrent aux discussions informelles avec ces éducateurs au MoMA. Mais l'activité vedette du musée pendant la guerre furent les expositions itinérantes. Si elles avaient toujours représenté un élément important dans la projection nationale et internationale de l'institution, c'est à cette époque que les expositions exportées par le MoMA devinrent l'un des phénomènes clés de la politique culturelle étatsunienne et américaine en général. Depuis Washington, le réseau de Nelson Rockefeller et son Bureau des Affaires Inter-Américaines commandèrent au musée des expositions temporaires qui voyagèrent dans toute l'Amérique Latine27. Leur gestion fut assurée par Porter A. McCray, qui fut engagé pendant la guerre par Nelson Rockefeller au Bureau des Affaires Inter-Américaines et qui, après la victoire, devint un élément de premier ordre dans l'équipe du MoMA, puisqu'il Y fut nommé membre du comité de cinq personnes qui dirigea l'institution jusqu'en 1949. McCray finit par devenir responsable des programmes internationaux du Mo MA durant la Guerre Froide: dès 1952 il fut directeur du plan international d'activités du musée, financé par la Rockefeller Brothers Fund, puis, à partir de 1956, il pl6sida
qu'en 1960, le Département d'Education créa une fondation autonome, dénommée Institute of Modern Art, dont la mission consista à mettre en place des programmes éducatifs dans les écoles ou bien des activités estivales. Cette fondation fut complétée en 1968 par Ie Lillie P. Bliss International Study Center, installé dans l'édifice voisin du MoMA, qui dépendait jusqu'alors du Whitney Museum. (Il est question du développement du Département d'Education et de ses activités dans le difficile contexte des années trente et quarante dans l'article de Carol Morgan «From modernist utopia to cold war reality: A critical moment in museum education» in Elderfield, 1995 : 150173). 27 En 1941, le MoMA, en collaboration avec le Bureau du Coordinateur des Affaires Inter-Américaines (C.I.A.A.), le Musée Américain d'Histoire Naturelle, le Musée de Brooklyn et le Metropolitan Museum, organisa la plus grande exposition d'art contemporain nord-américain jamais vue en Amérique Latine: 159 peintures, Il aquarelles (données issues de l'article de Helen M. Franc, «The early years of the International Program and Council» in Elderfield, 1994: 113). Au total, Ie C.LA.A. de Nelson Rockefeller fit circuler à travers toute l'Amérique latinedix-neuf expositions de peinture contemporaine nord-américaine commandées au MoMA, qui mena à bien, pendant la durée de la guerre, pas moins de trente-huit contrats pour divers bureaux gouvernementaux. 219
l'International Council of MaMA, qui s'avéra être le prolongement institutionnalisé de l'initiative de Nelson Rockefeller. Une ascension parallèle connut une autre figure clé, qui débuta en tant que commissaire de plusieurs expositions ethnologiques à succès: René d'Harnoncourt, un aristocrate autrichien, bon connaisseur de l'art et de l'artisanat des tribus indigènes américaines, et qui bénéficiait de très bons contacts au Mexique. Cela lui valut d'être nommé en 1943 «chef de la section d'art» du Bureau des Affaires Inter-Américaines par Nelson Rockefeller, qui avait des intérêts personnels dans cette partie-là du continent -ses investissements pétroliers les plus rentables se trouvaient au Mexico et au Venezuela-. L'année suivante, il fut recruté par le MoMA pour diriger un nouveau Département des Industries Manuelles -qui prêta plus d'attention à la modernité de l'artisanat des peuples «primitifs» qu'à l'artisanat moderneet pour assurer la viceprésidence chargée des activités à l'étranger, en particulier des relations avec les républiques latino-américaines, qui acquirent une grande importance pour le musée, notamment après le versement d'un capital anonyme par un des membres du patronat, dont l'identité n'est pas difficile à devine(?8. De qui pouvait-il s'agir, sinon de Nelson Rockefeller lui-même? Avec un parrain aussi influent, D'Harnoncourt, capable de captiver avec son raffinement nobiliaire et ses dons pour les relations personnelles, accéda au rang de directeur des conservateurs en 1946, et présida le comité de coordination qui, faute de directeur, était à la tête du MoMA, jusqu"à ce que, en octobre 1949, il fut enfin nommé directeur du musée. Il s'agit donc d'une ascension lente, qui permit à D'Harnoncourt de gagner des points petit à petit, et concrètement de s'attirer le soutien enthousiaste de Alfred Barr, son prédécesseur à la direction du musée. Ils étaient tous les deux très différents, et pas seulement de par leur formation, mais finirent par se considérer comme les continuateurs d'une même lignée: si Barr s'était enorgueillit du fait que sous sa direction le MoMa avait été pionnier, en dehors des musées d'anthropologie et d'ethnologie, à organiser des expositions d'art « primitif»29, 28
L'Inter-American Fund rendit possible l'acquisition, avant 1946, de cinquante-huit peintures et sculptures en Argentine, au Brésil, au Chili, en Colombie, à Cuba, en Equateur, au Mexique, au Pérou et en Uruguay. De toute manière, l'attention particulière pour l'art latino-américain n'était pas nouvelle, puisque selon une règle tacite, appliquée très tôt dans l'histoire du MoMA, le musée ne pouvait pas utiliser l'argent issu de la vente d'une œuvre d'un artiste états-unien ou latino-américain pour acheter autre chose qu'une œuvre meilleure de ce même artiste; ceci dit, cette règle ne s'appliquait pas dans le cas des artistes européens. 29 Avant d'organiser les expositions déjà citées consacrées aux artistes «primitifs» ou naïfs contemporains qui lui coûtèrent son poste, Barr avait été à l'origine des 220
D'Harnoncourt se lança droit dans cette direction, puisqu'il concevait la création artistique comme une exploration de la dimension primitive de l'être humain et l'artiste moderne comme un chamane qui servirait de médium facilitant cette exploration pour autrui. Al' occasion du vingtième anniversaire du MoMA, D'Harnoncourt conçut en 1948-49 une exposition, Timeless Aspects of Modern Art, qui conjuguait des œuvres d'avant-garde du XXèmesiècle avec des des œuvres d'art chinois, africain et européen de toutes époques; cette exposition fut la déclaration publique de ses convictions, ainsi synthétisées dans le panneau explicatif d'introduction: « l'art moderne n'est pas un phénomène historique isolé, mais, de même que l'art de n'importe quelle autre période, il est une partie de l'ensemble de l'art de tous les temps. En outre, l'exposition sert à rappeler que des formes «modernes» d'expression telles que l'exagération, la distorsion, l'abstraction, etc., avait déjà été utilisées par les artistes et ce depuis le début de la civilisation, afin de donner forme à leurs idéees.» Même Barr n'était jamais allé aussi loin dans son attachement à vouloir trouver à l'art moderne des antécédents historiques de plus en plus anciens! (après il ya eu au MoMA maintes expositions d'art «primitif», mais avec des pièces historiques, comme s'il "n'y avait pas des bons artisans vivants en Afrique: cf. Clifford, 1988: 189-214). En ce qui concerne la muséographie, D'Harnoncourt se montra dès lors plus radical que Barr: si, comme lui, au lieu de suivre la mode muséographique si américaine des period rooms, il continua de miser sur une présentation décontextualisée, mmimaliste, très neutre et inhmiste, dans laquelle les œuvres étaient plongées dans une lumière quasi sacrée, provenant de quelques spots, il n'en était pas moins enclin à intensifier le caractère dramatique des fonds sombres3o, en peignant les murs en noir, en bleu, ou autres couleurs (Staniszewski, 1998 : 84). expositions intitulées Sources nord-américaines de l'art moderne (Aztèques, Mayas, Incas) en 1933, Art noir africain en 1935, ou encore Art indien des Etats-Unis en 194 I. Il Y faisait référence avec une certaine fierté dans son texte pour le catalogue de l'exposition du dixième anniversaire, qu'il intitula « The Museum of Modem Art is a laboratory: in its experiments the public is invited to participate ». En passant, cette métaphore fut l'une des préférées de D'Harnoncourt, qui jamais ne se lassa de rendre hommage à Barr chaque fois qu'il comparait le MoMA à « un laboratoire aux expérimentations duquel le public est invité à prendre part », formule qu'il répéta régulièrement pendant les années où il exerça la direction -soit jusqu'en 1968, année où il mourut dans un accident de voiture alors qu'il était sur le point de prendre sa retraite; à cette occasion, Barr, très affecté, lui dédia un émouvant éloge funèbre, riche en louanges et en remerciements-. 30Il avait déjà testé ces fonds de différentes couleurs pour l'exposition Arts of the South Seas (29 janvier-19 mai 1946) et les réutilisa dans d'autres expositions, notamment Modern Art in Your Life (5 octobre-4 décembre 1949), dans laquelle le mur situé face à l'entrée du parcours était d'un bleu intense, à proximité de murs noirs, de telle sorte que 221
Ainsi donc, le MoMA se trouvait dans une phase de transformation, et surtout, il était le théâtre d'une redéfinition radicale de l'art moderne, dont il n'hésitait pas à élargir les bornes pour y inclure tout type de productions culturelles. Cette remise en question n'était pas sans toucher également les artistes de la dite Ecole de New-York, dont la créativité était liée à l'artisanat primitif, les gestes du chamane, la peinture matiérique des fresques. Seulement au même moment, redevint plus que jamais d'actualité la question de la signification du mot «moderne », qu'avaient laissée en suspens les protestations de la A.A.A. en 1940 par le biais du tract intitulé How Modern is the Museum of Modern Art? : « Cela désigne-t-ille grand art de toutes les époques? Cela signifie-t-il un Metropolitan uni au Whitney? Alors à quoi sert le Musée d'art moderne?» Les responsables de ces musées tentaient eux aussi de délimiter à l'amiable la spécialité de chacun, afin qu'au lieu de se comporter comme des concurrents, surenchérissant les uns après les autres pour l'acquisition des mêmes œuvres d'art, ils pussent se les répartir suivant une stratégie planifiée en fonction de leur politique de collection. Accords et désaccords avec d'autres musées voisins, qui forgèrent définitivement la personnalité du MoMA (et des autres). On se souvient que le MoMA était né comme un « musée de passage », à l'instar du Luxembourg vis-à-vis du Louvre, dans la mesure où, d'après les discours fondateurs, les œuvres les plus remarquables devaient être transférées au Metropolitan Museum. En dépit de la substitution de ce délai par une chronologie postquem, que Barr ancra approximativement en 1880, l'idée d'origine, maintes fois répétée par Goodyear, selon laquelle le MoMA était un fleuve au cours permanent, qui serait amené un jour ou l'autre à se jeter, tel un affluent, dans le cours du musée historique new-yorkais, ne disparut pas pour autant. Les contacts les œuvres pussent se détacher par l'intermédiaire de l'éclairage focalisé (Staniszewski, 1998: 112). Dans son ouvrage sur l'histoire des accrochages muséographiques au MoMA, Mary Anne Staniszewski ne tarit pas de louanges sur la diversité et l'expérimentalisme des scénographies d'exposition de l'époque de D'Harnoncourt, tandis qu'après lui, selon elle, les présentations du Mo MA se plièrent à un standard et le musée cessa d'être, d'un point de vue muséographique, «un laboratoire aux expérimentations duquel le public est invité à prendre part ». J'aimerais souligner ici qu'à cette époque le MoMA continua de se distinguer des autres musées d'art contemporain par l'abondance de cartels explicatifs et par le recours fréquent aux diagrammes à flèches destinés à synthétiser l'évolution historique de l'art (les flèches de Barr étaient des lignes entrecroisées, celles de D'Harnoncourt rappelaient les pseudopodes des amides, voir à ce sujet une comparaison de deux exemples dans Staniszewski, 1998 : 128, fig. 2.56 et 2.57). 222
liminaires à la concrétisation de cette idée avaient été pris dès 1931, entre Goodyear et son homologue au Met, William Sloane Coffin, qui s'accordèrent alors sur la nécessité d'établir une ligne de partage de la politique de leur institution respective, autour des œuvres de vingt ans d'ancienneté ou plus. Malgré tout, les négociations au sommet entre les deux musées subirent un coup d'arrêt en novembre 1934, même si, en théorie du moins, le projet ne fut jamais abandonné: de là la substitution en 1941 des termes permanent collection par museum collection. Cette même année, la situation connut un rebondissement avec l'arrivée à la présidence du conseil d'administration du Met de Francis Henry Taylor, qui voulut étendre les bornes chronologiques de la collection pour faire taire les critiques de plus en plus nombreuses visant le caractère trop conservateur du musée, et tenta même d'acquérir la collection du Museum of Living Artists d'Alfred Gallatin. Dans la foulée, il jeta son dévolu sur un morceau plus savoureux encore à absorber, le Whitney Museum of American Art: sa fondatrice, Gertrude Vanderbilt Whitney, mourut en effet en 1942, et il ne semblait pas difficile de convaincre son conseil d'administration que la survie du musée passait par une fusion avec le Met pour former un grand complexe muséal. Comme le siège du Whitney dans la gème Rue s'était avéré trop exigu, il leur promit la construction d'un imposant bâtiment annexe au sud du Metropolitan Museum -dont les collections d'art américain seraient par la suite placées à proximité de l'accès direct à la nouvelle extension-; il utilisa aussi comme appât la perspective de la conservation des œuvres d'art américain arrivées au Metropolitan Museum grâce au Fonds Hearn et de la participation aux décisions concernant les achats d'œuvres d'artistes américains vivants à réaliser sur les fonds de ce legs. Ce projet de fusion du Whitney et du Met fut approuvé par les conseils d'administration respectifs en 1943, laissant le MoMA dans un isolement inconfortable, lui qui avait toujours voulu se voir attribuer par le Met la gestion du Fonds Hearn, en échange de ses collections historiques. Mais Taylor convoitait également la collection du MoMA. Si, jusqu'alors, ce musée et le type d'art qu'il soutenait n'avaient pas suscité plus intérêt de la part du Metropolitan Museum, ce dernier dirigeait désormais son point de mire vers l'Ecole de Paris de la fin du XIXème et du début du XXèmc siècles. L'art de la Renaissance italienne perdit peu à peu de sa popularité pendant la guerre, par sa provenance, d'une certaine manière, d'une puissance ennemie, tandis que depuis l'occupation de la France, le public nord-américain considérait avec plus de sympathie l'art français impressionniste, post-impressionniste et avant-gardiste, si méprisé par les nazis. Plus que pour ses qualités esthétiques, c'était surtout parce qu'il représentait la liberté, la rébellion 223
et l'individualisme face au totalitarisme ou au conformisme qu'il était apprécié. Cela légitimait le goût affiché par le MoMA, tout en le plaçant devant une double difficulté. Premièrement parce que le postimpressionnisme et les avant-gardes parisiennes étaient devenues des butins très prisés par d'autres institutions; deuxièmement parce qu'il lui coûtait de se séparer de cet art historique qui faisait son prestige: rappelons qu'en 1944, lorsque le MoMA était à court d'argent, pas moins de cent huit pièces de la collection furent vendues aux enchères -dont quatre Cézanne et un Matisse-, pour dégager des fonds en vue de l'achat d'œuvres plus récentes; mais certains des membres du conseil d'administration protestèrent et Barr lui-même renonça à partir de ce moment-là à son idéal de la torpille en mouvement perpétuel, en lui substituant une comparaison avec la croissance de l'arbre, dont la profondeur des racines s'accroît à mesure qu'il grandit31. C'est pourquoi, quand le Metropolitan Museum offrit de l'argent en échange des collections historiques du MoMA, Barr se refusa à se séparer de celles-ci, recourant au souvenir des collections des fondatrices et faisant remarquer que la générosité des membres les plus anciens du conseil d'administration suivrait la destination des collections auxquelles ils s'étaient identifié dans leur jeunesse. Mais passant outre ces objections, le nouveau président du conseil d'administration du Metropolitan Museum, Roland L. Redmond, accéléra la signature d'un accord avec les présidents du Whitney et du MoMA : le Three Museum
Agreement fut finalement formalisé le 1cr octobre 1947 pour une validité prévue de dix ans renouve1ables. On annonça immédiatement que le Met achèterait les œuvres « classiques» de l'art moderne, et que la ligne de partage des eaux entre ce musée et les deux autres serait l'année 1910. Ensuite, les tenants et les aboutissants de la négociations étaient entre les mains de Barr, qui raccourcit tellement la liste des œuvres transférables que, en fin de compte, seules la collection d'art populaire américain et vingt-six œuvres de «classiques» de l'art moderne, incluant quelques Cézanne et Picasso. Il s'agissait d'un commencement symbolique, mais 31Barr se rendit compte que se séparer des œuvres des pionniers de l'art moderne pour acheter des œuvres plus récentes signifiait s'aliéner la sympathie de quelques-uns des membres les plus anciens du conseil d'administration, associés à l'art de ces temps passés, tels que Samuel Lewisohn et Stephen Clark, qui quittèrent le MoMA pour le Metropolitan Museum, et même A. Conger Goodyear, qui abandonna le comité chargé des acquisitions lorsque Barr acheta un Rothko en 1952. La torpille s'enlisa peu à peu. Barr lui-même aIIajusqu'à proposer, au milieu des années cinquante, l'achat d'œuvres de Corot et de Manet (Varnedoe, 1995 : 45). Pendant cette même décennie, le MoMA finit par s'imposer des restriction à la vente d'œuvres d'artistes modernes classiques, sauf pour acheter des œuvres similaires, ce qui, ajouté à l'interdiction de vendre des œuvres d'artistes américains vivants, rendit toute vente presque impossible. 224
comme le Met proposait de payer $191.000 sous forme d'annuités, Barr réclama que le MoMA se séparât de ces œuvres à terme et proposât même que son musée en conservât l'usufruit pendant vingt-cinq ans, y compris si la liquidation du crédit arrivait à son terme entre temps. C'est dans ce contexte que l'une des fondatrices et donatrices les plus généreuses du MoMA, Abby Aldrich Rockefeller, légua le gros de sa collection au musée en 1948, en précisant qu'il devait rester au MoMA pendant cinquante ans, avant d'être transféré au Metropolitan32. Cependant, il ne restait au Three Museum Agreement qu'une courte période de validité. Cette même année -1948-I'accord fut rompu par un des trois signataires, le Whitney Museum. Sa directrice, Juliana Force, entretenait de bonnes relations avec le personnel du MoMA, mais se sentait négligée par les représentants du Metropolitan Museum qui, malgré les promesses, ne tenaient pas ses avis en compte pour les achats effectués sur le fonds Hearn. Elle doutait également de la concrétisation de la mise à disposition d'un nouveau bâtiment adjoint au Met à Central Park, dans la mesure où le Service des Parcs de N ew-York s'opposait à sa construction. Lassée de voir ses attentes frustrées, Force, qui était par ailleurs en phase terminale d'un cancer et qui ne souhaitait pas que disparût le musée qu'elle avait lancé avec Gertrude Whitney, exigea depuis son lit d'hôpital que le conseil d'administration du Whitney Museum mît un terme à cette accord trompeur: le 1er octobre 1948, en effet, le conseil annonça la rupture du contrat avec le Met, sans pour autant remettre en cause ses liens avec le MoMA. Bien au contraire, le rapprochement entre ces deux musées gagna en force, y compris en termes spatiaux, puisque ce que le MoMA leur avait promis en vain, ils l'obtinrent immédiatement du MoMA: un terrain proche de celui-ci, dans la 54èmcRue Ouest. Il faut bien reconnaître que la coïncidence du retour de Jock Whitney et Nelson Rockefeller à la tête du conseil d'administration du MoMA y était sans doute pour quelque chose. Confronté à cette situation inédite, dans laquelle c'est lui qui était désormais isolé, le Metropolitan Museum se sentit libre de contreattaquer, en recourant même à des stratégies de concurrence déloyale contre le Musée d'Art Moderne, qui n'avait pas encore dénoncé l'accord. 32 Mrs. Rockefeller léguait au MoMA la collection en des clauses très généreuses, qui permettaient au musée de vendre ou d'échanger quelques œuvres et de conserver l'ensemble au MoMA pour un laps de temps deux fois plus long que celui que Barr avait proposé pour le transfert au Metropolitan. C'est précisément l'exécution des clauses du testament qui obligea le Mo MA à procéder au transfert de ces œuvres au Metropolitan Museum en 1998, alors que cette pratique avait été abandonnée par les deux musées avant même de dénoncer définitivement l'accord de 1947 et de devenir des concurrents déclarés. 225
Non content d'avoir accueilli des transfuges volontaires comme Samuel Lewisohn et Stephen Clark, il tenta d'attirer d'autres collectionneurs de l'Ecole de Paris qui avaient fait partie du conseil d'administration du MoMA, telle Adele Levl3. Mais le protagoniste des premiers et des plus importants conflits fut avant tout l'art américain. Etant donné que plus rien ne le liait au Whitney, le Met fit savoir qu'il dorénavant serait actif dans le domaine de l'art américain du XXèmesiècle, ce pourquoi il recruta un nouveau conservateur, Robert Beverly Hale, intime du cercle de Jackson Pollock, dans l'objectif de réunir une bonne représentation de l'Ecole de New-York. Il ne faisait de cette manière que suivre les goûts de sa clientèle, puisque même les vieilles familles patriciennes qui collectionnaient l'art historique européen commencèrent alors à s'intéresser à l'art américain des XIXème et XXème siècles. Le nationalisme que la Seconde Guerre mondiale avait éveillé dans la société nord-américaine fut attisé avec le début de la Guerre froide, et le milieu artistique, qui ne pouvait rester en marge de cette mode, fut alors le témoin de conversions remarquables: le cas de Samuel Kootz34, galeriste qui signa des contrats avec Motherwell et Stamos dès 1945, tout en étant membre du conseil d'administration du MoMA, est l'un des exemples phares utilisés par Serge Guilbaut pour raconter comment N ew-York est devenue la capitale de l'art moderne grâce à la crispation patriotique (Guilbaut, 1989). Mais dans ces pages on fait aussi mention de Francis Henry Taylor ou de Roland L. Redmond, présidents successifs 33En 195 I, Adele Levy, qui était membre du conseil d'administration du MoMA depuis 1940, fut discrètement invitée par le Metropolitan Museum à emmagasiner sa collection dans un abri antiatomique de West Point que le gouvernement avait destiné à la sauvegarde les trésors les plus précieux du patrimoine, en cas d'attaque nucléaire des soviétiques. Le Met fut chargé de répartir le volume disponible aux divers musées newyorkais : seulement 28 m3 furent attribués au MoMA pour y entreposer ses œuvres, tandis que Mrs Levy se vit proposer tout l'espace dont elle avait besoin pour sa collection (cette information est tirée de la p. 276 de la thèse doctorale de Helaine Messer, MaMA: Museum in Search of an Image, soutenue à l'Université de Columbia en 1979, page amplement reproduite dans Varnedoe, 1995 : 7 I note 100). 34 Samuel Kootz s'était fait un nom en 194 I, avec la publication dans le New York Times d'une lettre incendiaire -dans laquelle il critiquait la situation artistique des Etats-Unis et plaidait en faveur d'un «art nouveau» internationalistequi reçut une telle réponse de la part des artistes et d'autres instances -les grands magasins Macy's l'invitèrent en 1942 à monter une exposition d'art nord-américain contemporainque Guilbaut s'exclame: «N'était-il pas étrange, le monde de l'art nord-américain de la période de réorganisation en temps de guerre? Un publiciste qui travaille dans l'industrie du cinéma envoie une lettre-insulte à un journal, et sans qu'on sache comment, parvient à mettre la scène artistique sens dessus dessous, décroche un contrat pour monter une exposition, écrit un livre sur l'art nord-américain et se voit inviter à faire partie de l'assemblée de conseillers du Musée d'Art Moderne avant d'ouvrir sa propre galerie d'art et de gagner une fortune» (Guilbaut, 1989 : notes 5 I-55). 226
du conseil d'administration du Metropolitan Museum, qui commencèrent dès février 1948 à reprocher au Whitney et au MoMA leur engagement pour un art moderne trop assimilé aux avant-gardes européo-newyorkaises, arguant qu'il serait plus patriotique de soutenir l'art contemporain authentiquement américain de Thomas Hart Benton et des autres peintres régionalistes, reproches que Taylor réitéra en décembre de la même année dans la revue Life. Ces attaques à l'européanisme de la modernité new-yorkaise et à son porte-drapeau, le MoMA, furent perçues avec d'autant plus de consternation qu'elles provenaient des présidents d'un musée partenaire; cependant, plus douloureux encore résulta le manifeste (cité in extenso dans Ross, 1985 : 52-53) que lancèrent, le 17 février 1948 -la date n'avait pas été laissée au hasard, puisqu'elle correspondait au 35èmeanniversaire de l'ouverture de l'Armory Show à New-York-, les dirigeants de la succursale que le MoMA avait ouverte à Boston onze ans auparavant. L'art moderne est mort. Vive l'art contemporain! Depuis 1939, le Bostoulvfuseum o.lModern Art fonctionnait sous ]e nom d'Institute oflvlodern Art, un changement de dénomination qui avait déjà marqué un premier jalon dans sa volonté de s'affirn1cr par une personnalité propre, distincte de celle du MoMA new-yorkais. Le nom «institut» s'inspirait des centres affiliés à J'Université de Harvard voisine, et mettait]' accent sur sa mission de simple lieu d'étude des dernières tendances, où il n' était question de prendre pani pour aucune d'entre elles; le remplacement du substantif «musée» avait servi à souligner son renoncement à posséder une collection. L'appellation « institut » avait fait par la suite de nombreux émules; Herbert Read luimême!' avait adoptée à partir de 1947 pour désigner le musée d'art moderne qu'il essayait depuis plusieurs années dc fonder à Londres, car sa mission de devait pas être ]a collection, mais l'étude et l'exposition: de fait, c'est bien SOliSl'enseigne d'lnstitute ofContemporar,y Art qu'il commenca à fonctionner l'année suivante. Cest ~récisément ce nom qu'adopta presque simuJtanément35 l'institution de Boston à partir du manifeste polémique du 17 février 35 Les responsables de l'ICA de Boston se sont toujours référé à la naissance de l'ICA de Londres début 1948 comme s'il s'agissait d'une simple coïncidence, sans doute parce que la première exposition de l'espace londonien eut pour titre « Forty Years of Modem Art: 1907-1947", c'est-à-dire qu'à Londres on considérait que l'art moderne n'avait pas disparu en 1939. Il est à ce titre significatif que la seconde exposition s'intitulât « Forty Thousand Years of Modern Art », ce qui indique qu'on ne souhaitait pas non plus fixer de point de départ de l'art moderne qui, selon eux, pouvait être identifié à toutes les époques, y compris à l'art des peuples primitifs -un argument 227
1948, où le changement d'épithète se justifiait par l'affirmation que j'expression « art moderne », qui signifiait à l'origine l'art récent, avait depuis servi à désigner une révolution intellectuelle initiée à la fin du XIXèrne siècle et qui avait pris fin en 1939, avec J'éclatement de la Seconde Guerre mondiale. Or, il n'était pas seulement question de la fin de l'art moderne, mais le texte -intitulé « A10dem Art >. and the American Public-- lui reprochait en outre d'être un art réservé aux seuls initiés, et mu par le goût de provoquer et de tourner le dos à la société, de teHe sorte que le grand public nord-américain ne le comprenait pas. Signé par le président du conseiJ d'administration, Nelson W. Aldrich, et Je directeur, James S. Plaut, ce texte fut largement diffusé -ils l'envoyèrent à tous les musées, critiques, revues et journaux les plus importants du pays- en annonçant que 1'1.c.A. de Boston souhaitait se dissocier d'une telle aberration par le biais d'un changement de nom et par l'orientation de ses activités vers les expositions, les publications et, dans la mesure du possible, vers l'intégration de l'art au commerce et à J'industrie. Le design commercial et industriel était, en effet, un élément clé pour cette institution qui, début 1948. avait créé un Département de Design Industriel. Si, en cela, il ne s'éloignait pas te1lement du précédent établi par le MoMA, dont la section homonyme traversait à cette époque une phase de croissance de ses activités et de sa projection sociale, l'ICA de Boston alla cependant plus loin, en réalisant des consultations pour les emreprises, alors que les expositions du musée new-yorkais célebraiclll le design hors de Jïndustrie. Cependant, le principal point de litige cntre les deux était la peinture. La volonté de réconcilier cet art avec Je public amenèrait l'ICA à protester contre le favoritisme du MoMA à l'égard du cubisme, du surréalisme ou de j'abstraction, et à revendiquer une peinture humaniste, en prise avec la société, et compréhensible. Mais, à cause de son prétendu renoncement à prendre parti pour telle ou telle tendance, l'ICA ne cita pas d'exemples concrets, et sa position fut mal interprétée: la presse conservatrice l'applaudit comme s'il s'agissait d'une attaque contre l'expressionnisme abstrait de Pollock et de ses suiveurs, en faveur du régionalisme de Benton et d'autres artistes figuratifs chantres de r Amérique profonde, également brandi au Mo MA par Alfred Barr et, surtout, par son successeur René d'Harnoncourtsi bien qu'il n'est pas étonnant que le naturaliste et anthropologue Desmond Morris en vînt à diriger l'ICA de Londres en 1967, lorsque ce dernier déménagea de Dover Street à son luxueux emplacement actuel, Nash House sur The Mali (selon Sandy Nairne, il rentra alors dans le rang, tout en conservant cependant sa réputation bohème, à laquelle contribua à partir de 1968 le directeur suivant, le metteur en scène Michael Kustow, cf Nairne, 1996 : 392-4, et 408, notes 17-20). 228
alors qu'il suffit d'énumérer les titres des expositions qu'il organisa pour vérifier que l'ICA recherchait un compromis entre ces deux extrêmes: l'expressionnisme allemand, Rouault, Kokoschka, Munch, Ensor, Corinth, Orozco... Le manifeste de 1948 par lequel l'ICA de Boston annonçait son nouveau nom et proclamait que 1'« art moderne» était mort fut très applaudi par la revue généraliste Life, qui jugea qu'il était temps que quelqu'un osât dire que l'art abstrait et les avant-gardes européennes dont il était issu n'étaient qu'une provocation à l'égard du public, et qui, au nom des braves gens de la classe moyenne, exhorta les peintres à suivre les pas des romantiques et des réalistes nord-américains. Il y a toujours eu des considérations artistiques de ce genre dans la presse non spécialisée -et elles réapparaissent parfois aujourd'hui encore-, mais elles acquirent une autre dimension dans le contexte de l'histérie patriotico-conservatrice de l'après-guerre36, qui suscita de vifs débats sur le divorce entre le public et les artistes nord-américains qu'avait dénoncé l'ICA, débats auxquels fut mêlé le MoMA37, qui s'affrontait à l'un des 36Les persécutions d'artistes de gauche par la droite la plus récalcitrante avaient débuté des années avant la « chasse aux sorcières» du maccartysme. En 1947 le Secrétaire d'Etat (ministre des Affaires Etrangères) George C. Marshall dut faire annuler l'exposition Advancing American Art, qui avait commencé à circuler en Europe et en Amérique Latine, car lors de son passage au Metropolitan à l'automne 1946 elle avait attiré les foudres de nombreux journaux, notamment la presse à scandale de Hearst, qui dénoncèrent les sympathies gauchistes de nombreux artistes; ces attaques ne faiblirent pas, mais redoublèrent au contraire de virulence quelques mois plus tard, avec la publication dans des revues populaires de reproductions de certaines peintures accompagnées de la légende suivante: « cette œuvre a été achetée grâce à l'argent de vos impôts ». A la suite de ces attaques, en 1949, George A. Dondero, membre républicain du Congrès, accusa violemment le MoMA d'exposer de l'art abstrait ou non-figuratif qui, selon lui, était le produit du communisme russe (cf l'article de Helen M. Franc en Elderfield, 1994 : 115). 37 Les reproches formulés par l'ICA dans « L"art moderne' et le public américain» mirent sur la défensive les artistes qui s'identifiaient à cette dénomination, les incitant à se ranger du côté du MoMA qui, le 5 mars 1948, organisa un forum intitulé The Modern Artist Speaks, où des artistes tels que Stuart Davis présentèrent la discorde en termes de politique internationale (Guilbaut, 1989). Le MoMA fut aussi le théâtre d'une table ronde entre spécialistes de l'art moderne, organisée par le revue Life, qui en publia un compte-rendu dans son numéro du Il octobre 1948, au cours de laquelle on discuta de l'abîme qui menaçait de séparer l'art du grand public. Une autre célèbre table ronde, cette fois organisée par et pour les artistes, eut lieu l'année suivante à San Francisco, et se prolongea l'année suivante à New-York, avec la participation active d'Alfred Barr; les actes de ces deux tables rondes furent compilés sous la co-direction de Bernard Karpel, Robert Motherwell et Ad Reinhardt, sous le titre Modern Artists in America, 1951 (Batschmann, 1997 : 192-3). 229
moments les plus critiques de son histoire-. Mais quand, le 8 août 1949, Life publia un article banal sur Pollock dans l'intention de le ridiculiser, celui-ci devint célèbre dans tout le pays et, même s'il ne plaisait pas à tout le monde, il commença à vendre autant de tableaux qu'il en mettait sur le marché. Posséder un Pollock, c'était comme d'arborer une marque de vêtement facilement reconnaissable, autrement dit cela devint un phénomène de mode: en avril 1950, l'autre revue bourgeoise à grand tirage, Vogue, présenta un Pollock comme élément de décoration pour une maison de rêve, et, en mars 1951, Cecil Beaton en choisit un autre comme fond pour photographier, pour la même revue, les mannequins arborant la collection de printemps. Conformément à cette tendance tellement nord-américaine de proclamer quelqu'un numéro un dans son domaine, Pollock fut élevé au rang d'icône populaire: c'était le Picasso américain, et à ce titre, il le surpassait. Sa galeriste, Betty Parsons, fille d'une famille notable de New-York, en fut la principale bénéficiaire; mais Samuel Kootz luimême, marchand de Picasso aux Etats-Unis, qui possédait une galerie juste en face de celle de Parsons, se mit au diapason de ce courant patriotique en abandonnant des artistes intemationalistes américains consacrés tels que Byron Browne, Carl Holty et Romare Bearden précisément parce qu'ils étaient des suiveurs de Picasso et de l'avantgarde parisienne, et en soutenant à leur place des expressionnistes abstraits comme Motherwell, Gottlieb, ou encore Baziotes38. Même le 38
La galerie de B. Parsons, inaugurée en 1946, était le juste milieu -auquel aspiraient les intellectuels d'avant-gardeentre les coopératives d'artistes et les galeristes ouvertement « commerciaux» comme Samuel Kootz ou les grands marchants au sommet de la pyramide, tels que Sidney Janis ou Leo Castelli, qui représentaient « l'avant-garde établie, écadémique », pour reprendre les termes de Serge Guilbaut dans son article « Le marketing de l'expressivité dans le N ew-Y ork des années cinquante» (Guilbaut, 1993). D'un point de vue sociologique, la galerie de Parsons était donc l'équivalent commercial du MoMA, auquel elle ressemblait également en termes architecturaux et muséographiques, puisqu'elle était faite d'un cube gris clair, illuminé par une fenêtre unique au plafond. Mais c'est Samuel Kootz qui fit le plus d'efforts pour imiter le MoMA, et trouva sa clientèle parmi les agents de la bourse auxquels il proposait l'expertise du personnel qualifié du musée, dont Andrew Camuff Ritchie, directeur du Département de Peinture et Sculpture du MoMA. Il faisait une grande publicité des achats que lui faisaient ce musée-là ou d'autres similaires et avait l'habitude d'exposer ces œuvres dans une salle spéciale, sorte de cabinet particulier. En réalité, ses stratégies commerciales s'apparentaient aux activités d'un musée, puisqu'au lieu d'accumuler sur les cimaises les œuvres que lui livraient les peintres qu'il représentait, il leur organisait des expositions thématiques, dont les titres n'étaient pas sans avoir des consonnances parisiennes, chacune d'entre elles s'accompagnant de la publication d'un catalogue dont les textes étaient commandés à de prestigieux historiens d'art tels que Meyer Schapiro et Clement Greenberg (Guilbaut, 1993). 230
critique formaliste Clement Greenberg, qui en parlait comme d'une «peinture de type nord-américain », ne put s'affranchir de l'exaltation patriotique de ce courant comme d'un phénomène intrinsèquement national, auquel on apposa finalement le label d'« Ecole de New-York », en réponse à la coutume française de désigner les avant-gardistes de toute nationalité actifs dans la capitale sous la bannière collective d'« Ecole de
Paris ». L'immense prestige populaire dont bénéficiaient ces derniers et surtout Picasso- en tant que symboles de la résistance aux nazis, des deux côtés de l'Atlantique, perdit de sa vigueur aux Etats-Unis, à cause de leur engagement ou de leurs sympathies communistes -Picasso était en cela particulièrement représentatif- si bien qu'ils cédèrent leur place à Pollock et à l'Ecole de New- York au ranking artistique de la Guerre froide contre l'URSS et les régimes communistes. Même si ces derniers ne préchaient pas de messages patriotiques, et même s'ils ne faisaient pas de déclarations ouvertement anticommunistes, il n'en était pas moins contestataires ou autant éloignés de la politique que leurs tableaux; mais l'exaltation du réalisme socialiste dans le bloc communisme convertit l'expressionnisme abstrait en un symbole de liberté et d'individualisme, les valeurs suprêmes du bloc capitaliste. Tels furent les arguments avancés par Nelson Rockefeller, président du conseil d'administration du MoMA, à son homologue à l'ICA de Boston, Nelson Aldrich, exigeant de ce dernier qu'il se rétractât publiquement, parce que dans cette lutte, face à la persécution de l'art moderne européen par les nazis, on ne pouvait tolérer de position intermédiaire. Pendant quelque temps, l'ICA préféra rester silencieux et attendre que passât la tempête, mais son silence fut instrumentalisé par les polémistes les plus rétrogrades qui ne cessaient de vitupérer leurs critiques à l'abstraction européo-new-yorkaise. Alléguer qu'il avait accusé cette peinture d'être déshumanisée et éloignée du grand publicsans avoir cependant jamais remis en cause sa valeur- ne fut d'aucun secours à l'ICA à l'heure de se démarquer de ce soutien conservateur imprévu et de se positionner dans un juste milieu, défenseur d'un pluralisme qui allait de la figuration académique à l'abstraction radicale. Beaucoup d'autres musées choisirent de se ranger du côté du MoMA et certains mêmes paraissaient disposés à signer un contre-manifeste. Personne ne voulut arbitrer la discorde. Pas même le Metropolitan Museum de New-York qui, malgré les sympathies de quelques-uns de ses dirigeants, avait déjà marché sur les plates-bandes du MoMA: il parvint en 1949 à faire main basse sur la collection d'Alfred Stieglitz,
231
donnée par Georgia ü'Keefe39, et préparait pour l'année suivante l'exposition American Painting Today-1950, dont le commissariat fut confié au nouveau conservateur en la matière, Robert Beverly Hale, qui défendit la thèse de la survivance de l'art moderne comme une tradition héritée qui renaissait sur en terre américaine. Un autre médiateur possible, le Whitney Museum of American Art, s'aligna totalement sur le MoMA, y compris au sens matériel du terme. En 1949 débuta le chantier de son nouveau siège, sur le terrain voisin que le MoMA lui avait cédé40 : la façade et les étages devaient avoir une hauteur identique à ceux du bâtiment du MoMA, afin de faciliter une éventuelle unification ultérieure. A la fin de cette même année, les deux musées établirent une convention selon laquelle le Whitney s'engagea à vendre toutes ses œuvres antérieures au XXèmesiècle et à en utiliser le produit pour acheter de l'art nord-américain récent. Se voyant isolé, l'ICA finit par céder, et à la suite d'âpres négociations (Guilbaut, 1993), signa en mars 1950 une déclaration conjointe avec le MoMA et le Whitney, intitulée A Statement On Modern Art (texte intégral dans Ross, 1985 : 88-9). Le texte fut signé au nom de l'ICA par son directeur, James S. Plaut, et par le directeur de l'Education, Frederick S. Wight; au nom de MoMA par son directeur René d'Harnoncourt, par le directeur des Collections, Alfred Barr JI., et par le directeur du Département de Peinture et de Sculpture; et au nom du 39 Georgia O'Keefe avait collaboré à l'organisation de l'exposition que le MoMA consacra en 1947 à la collection d' A]fred Stieglitz, mais elle fut déçue qu'un catalogue n'eût pas été publié pour l'occasion. A cause de ce ressentiment, et parce qu'en vertu de l'accord entre les deux musées, les œuvres des pionniers des avant-gardes devaient tôt ou tard revenir au Metropolitan Museum, elle préféra donner directement à ce musée le gros de ]a collection de son mari, et ]e reste à l'Art Institute de Chicago -le Met chargea toutefois Barr de procéder à ]a répartition des œuvres entre Chicago et Newy ork, et lui concéda finalement que les œuvres destinées à New-York pussent être déposées au MoMA- (Varnedoe, 1995 : 71, note 95). 40 En 1949,]e conseil d'administration du Mo MA -qui avait été présidé par John Hay Whitney en ] 940-42- donna au Whitney une partie de son terrain sur ]a 54èmeRue Ouest, lequel l'accepta tout en précisant qu'en aucune manière les deux musées ne s'acheminaient vers une fusion, mais qu'ils souhaitaient bénéficier mutuellement de leur proximité dans cette zone du centre de Manhattan, qui attirait un large public. L'édifice fut conçu en collaboration avec Philip C. Johnson, alors directeur du Département d'Architecture du MoMA, et fut ouvert au public le 26 octobre ]954. Lui aussi s'avéra bientôt trop exigu, si bien qu'en 1963 on acheta un terrain à l'angle de Madison Avenue avec ]a 75èmeRue, on vendit au MoMA l'édifice de ]a 54èmeRue (cet emplacement correspond désormais à ]a partie du MoMA où se trouvent ]e jardin, ]e restaurant, la bibliothèque, les ateliers de restauration et les réserves), et on commanda à Marcel Breuer, ancienne gloire de ]a Bauhaus, un nouveau projet, qui fut réalisé en 1964-66 et ouvert au public ]e 28 septembre 1966. Le bâtiment marqua un nouveau jalon sur ]e Museum Mile et dans l'histoire de l'architecture moderne (Baur, 1967). 232
Whitney Museum par son directeur, Hermon More, et par son directeur adjoint, Lloyd Goodrich. Ils commençaient par reconnaître la pluralité de tendances de l'art contemporain, mais soulignaient explicitement l'originalité et la vitalité du mouvement moderne, actif depuis le début du siècle et toujours aussi dynamique. En guise de concession, ils reconnaissaient ensuite que ce mouvement n'était pas toujours une garantie de qualité, et que, en outre, restaient valables les tendances traditionnelles; mais les signataires déclaraient que leurs institutions devaient se spécialiser dans la nouveauté, avec ou sans le soutien du public. Ils démentaient également le récent divorce entre l'un ou l'autre, qui avait tant fait couler d'encre, alléguant que les expositions n'avaient jamais reçu un si grand nombre de visiteurs ni n'avaient fait l'objet d'un tel intérêt de la part de la presse généraliste. Ils affirmaient par la suite que l'humanisme, qui revenait si souvent dans la bouche des ennemis de l'art moderne, était une valeur dont ils tenaient aussi compte, bien que ce ne fût pas nécessairement dans le sens littéral promu par l'art académique, pour lequel primait la représentation de la figure humaine. Enfin, ils regrettaient les attaques politico-morales contre l'art moderne, comparables selon eux à celles que lui infligèrent les nazis en le surnommant art «dégénéré» ou «anti-allemand », ou encore à celles qu'il recevait alors des soviétiques, qui le baptisaient art « bourgeois» ou « anti-russe ». Pour terminer, il déclaraient que le rôle des musées n'était pas d'orienter l'art ni le goût du public, mais d'offrir à leurs visiteurs une représentation objective des œuvres de la meilleure qualité; une mission pour laquelle on réclamait de tous une attitude plus ouverte et respectueuse à l'égard de la créativité des artistes. Ainsi, le MoMA imposa une revendication totale de l'art moderne et, puisqu'il était devenu le chantre victorieux d'une tradition qui remontait aux post-impressionnistes et qui, selon ses préceptes, n'avait pas été interrompue jusqu'à l'expressionnisme abstrait, se séparer des pionniers de l'art moderne n'avait plus aucun sens. D'autant moins que le Metropolitan Museum paraissait se comporter plus comme un concurrent que comme un partenaire. Aussi, en mars 1952, le MoMA demanda-t-il au Met de mettre un terme à l'accord de collaboration sans attendre l'accomplissement du délai de dix ans: ce dernier accéda de bonne grâce à la demande, tout en réclamant que lui fussent livrées immédiatement
les œuvres qu'il avait payées en cinq annuités, jusqu'à la réunion, le 1er
octobre précédent, de la somme convenue de $191.000 -ainsi fut conclut l'accord, exception faite de quelques œuvres auxquelles fut accordé un délai de séjour supplémentaire au MoMA-. En réalité, l'opération marqua un nouveau triomphe de la tradition moderne parisiano-new-yorkaise, puisque dès lors les deux musées disposaient de 233
leurs Cézanne et de leurs Picasso, et allaient entrer en concurrence pour compléter leur collection. Cette victoire fut d'autant plus éclatante qu'en mars 1952 précisément, le conseil d'administration du Museum of Non-Objective Painting, présidé par Harry Guggenheim, neveu du fondateur, obtint la démission de Hilla Rebay : depuis la guerre contre l'Allemagne, sa vision germanocentrée avait suscité un certain embarras, mais les critiques avaient redoublé à l'encontre de son prêche dogmatique pour un spiritualisme non-figuratif, et de l'excentricité de la présentation muséographique41. Sept mois plus tard était nommé son successeur à la direction du musée, James Johnson Sweeney, qui, jusqu'alors, avait eu la charge du Département de Peinture et de Sculpture du MoMA. Avant même son arrivée, la Fondation Guggenheim avait décidé de laisser de côté l'ancienne spécialisation du musée et de le rebaptiser Salomon R. Guggenheim Museum, en mémoire du fondateur, à l'occasion du dixième anniversaire de sa mort. Le premier jour de l'entrée en fonctions de Sweeney coïncida avec le début d'un processus de réforme, qui le conduisit à licencier dix membres de l'équipe de Rebay ; il fut par la 41Le Museum of Non-Objective Painting déménagea en 1947 à son emplacement actuel au nOlO71 de la Cinquième Avenue, dans un édifice de six étages qui fut redécoré en fonction du goût de Hilla Rebay pour les atmosphères mystiques. Hilla Rebay y exposa de nouveau les tableaux de Kandinsky et Bauer, plus les sept-cents autres qu'elle avait achetés au marchand d'art d'Europe centrale Karl Nierendorf, dans une ambiance mystique où les tableaux, bordés de leurs grands cadres dorés, tranchaient sur les cimaises entoilées de gris, étaient accrochés si bas qu'ils touchaient pratiquement le sol. James T. Soby déclara des années plus tard que seules les mouches posées sur les tapis pouvaient les voir convenablement. Une critique publiée en 1951 dans le New York Times mettait en doute le fait que le musée «pût justifier son exemption d'impôts par son statut de musée éducatif» : elle le décrivait en effet comme un « lieu esotérique et occulte dans 1equeJ on parlait un langage mystique» (Krens, 1991 : 28, 30). En 1956, Je musée quitta cet emplacement, sans pour autant interrompre ses activités qu'il poursuivit provisoirement dans Ja 72ème Rue Est, tandis qu'on construisait le nouvel édifice conçu par Frank Lloyd Wright en 1943. Rebay transmit sans doute un peu de son mysticisme à Wright, qui dessina pour elle un logement doté d'une structure circulaire, annexe de la célèbre spirale du nouveau bâtiment du musée. Je ne suis pas sûr qu'elle put en profiter, mais de toute manière la Fondation Guggenheim dut être très généreuse à son égard quand elle lui retira la direction, puisque, avant sa mort en 1967, Hilla Rebay Jégua toute sa coJlection au musée (Vrachopoulos & Angeline, 2005). Ce fameux édifice en spirale avait été initialement dessiné pour une autre parcelle: en effet, nombreux furent les emplacements annoncés pour le musée, mais en 1959 on se rabattit finalement sur l'emplacement du siège de la Fondation sur la Cinquième Avenue, à proximité de Central Park (plus de trois miJle personnes assistèrent à l'inauguration le 31 octobre 1959, six mois après la mort de Wright). En 1990-92 on restaura et agrandit ce bâtiment, qui est devenu l'emblème et le logo commercial de la Fondation.
234
suite applaudit pour les changements qui firent du musée un second MoMA: il fit enlever les entoilements sombres et les grands cadres, lança un programme de restauration, créa un département de photographie, un service d'archives, et donna une nouvelle orientation à la collection. A tout cela s'ajouta un double changement dans les signes distinctifs du Guggenheim: l'accroissement de sa collection et un nouvel édifice. Suivant la mode du moment, le musée exalta l'expressionnisme abstrait, ce qui trahissait absolument son engagement initial pour l'abstraction de Kandinsky; mais l'acquisition de L 'Homme aux bras croisés de Cézanne non seulement ouvrit les portes de la collection au premier tableau figuratif, mais encore abaissa de dix ans la limite chronologique de la collection -abaissement confimé en 1963 avec l'arrivée de la collection Thannhauser d'art post-impressionnistesi bien que le musée déplaça son intérêt vers le chemin parcouru par l'art moderne depuis l'Ecole de Paris à celle de New-York. A l'appui de cette politique vinrent s'ajouter beaucoup d'autres acquisitions, qui se succédèrent en l'espace de quelques années42, en dépit du fait que les coffres de la Fondation Guggenheim s'étaient vidés peu à peu avec l'inflation et la construction du siège définitif du musée.
42 Des peintures de Braque, Picabia, Malevic, des sculptures de Brancusi, Giacometti, Ducchamp-Villon, et surtout, le legs, en 1953, de Katherine S. Dreier, co-fondatrice avec Duchamp de la Société Anonyme. Il existe aussi une thèse sur Sweeney, écrite par Toni Ramona Beauchamp: James Johnson Sweeney and the Museum of Fine Arts, Houston: 1961-1967. Université du Texas, Austin, 1983. 45 Carol Duncan et Alan Wallach popularisèrent la métaphore chartraine dans un article fameux dans lequel ils se référaient au MoMA comme à un temple rituel du capitalisme tardif: la référence à la cathédrale de Chartres vient à l'appui du caractère paradigmatique du bâtiment du MoMA qui, lors de sa construction en 1939, trahissait un goût nouveau et étranger, avant de devenir le modèle muséographique habituel de toute grande ville nord-américaine et du monde occidental (Duncan & Wallach, 1978 : 30). Presque vingt ans plus tard, Duncan utilisa de nouveau cette métaphore en parlant des contenus, puisque selon elle le Mo MA imposa, à travers de son parcours muséographique, une conception de l'histoire de l'art moderne qui fut reprise dans tous les manuels et musées modernes (Duncan, 1995 : 103 -l'idée me plaît, mais pas son argumentation, qui confond« musées modernes» et musées d'art moderne-).
235
~
" -
~... .
.
.
Fig. 21 Extérieur Wright, Cinquième
et interieur Avenue
du Musée
236
.
.
~ -=
L
....
.
.
. .~
.I..... .
Guggenheim
de Frank
Lloyd
Curieusement, son architecte, Frank Lloyd Wright, était un personnage totalement étranger à cette voie triomphale parisino-newyorkaise, et c'est sans doute ce pourquoi il s'entendit mieux avec l'excentrique allemande Hilla Rebay qu'avec Sweeney -ce dernier fit peindre de blanc les murs intérieurs et accrocher les tableaux à des grilles verticales, contrairement à ce qu'avait préconisé l'architecte avant de mourir-. Il demeure certain que Wright dessina moins une architecture pensée pour un usage muséographique qu'une sculpture monumentale digne d'admiration en elle-même: il n'avait en effet pas prévu d'espace pour la conservation et la restauration des fonds non exposés, et imposait au visiteur un parcours en pente descendante incommode et encore moins flexible que le parcours fixe imposé au MoMA à travers d'une suite labyrinthique de salles (fig. 21). En pratique, les limitations du musée étaient telles qu'en 1960, à peine inauguré le célèbre bâtiment en spirale, Sweeney démissionna et s'en alla diriger le Musée de Houston: en 1961 lui succéda Thomas M. Messer, qui resta à la tête du Guggenheim vingtsept ans -soit jusqu'à son départ à la retraite en 1988- durant lesquels il éradiqua définitivement la collection de son statut initial de sanctuaire d'un goût privé déterminé, et imposa, à l'aide de donations et d'échanges, un « collectionnisme professionnel» comme celui des autres musées et fondations publiques (Messer, 1988: 31-32). Tout cela pourrait passer pour de simples accrochages ou des positionnements changeants entre musées, mais on ne doit pas pour autant sous-estimer son Importance dans l'histoire de l'art el dans la consécration de certains courants. Selon un parallélisme brillant que Carol Duncan aime à répéter45, un archétype d'art moderne se diffusa dans le milieu du XXèmc siècle à partir du MoMA de New-York, dont le rôle peut être comparé à celui de Chartres, foyer à partir duquel fut diffusé le prototype de cathédrale gothique. Cependant, comme nous allons le voir, on relève des positions opposées en ce qui concerne le leadership du MoMA dans la promotion de l'expressionnisme abstrait et son rôle sur la scène internationale.
237
CHAPITRE 7 LE MaMA, MODELE INTERNATIONAL PENDANT LA GUERRE FROIDE: TRIOMPHE ET CONTEST ATION Le rôle international du l'expressionnisme abstrait
MoMA
dans
la
promotion
de
Du moment où le MoMA obtint le rôle principal en tant qu'omphale reconnu de la nouvelle capitale de l'art, il devint le point de convergence de tous les regards et de tous types de critiques. Mais ce fut quelque chose qu'il assuma avec plaisir: il apprendit à être en permanence dans toutes les bouches, à l'instar de beaucoup de personnalités publiques, et prit même plaisir à attiser le feu des polémiques à son encontre. Le musée s'habitua à supporter les protestations des collectifs d'artistes et les critiques publiées, qu'il ne reçut jamais avec indifférence ni ne passa sous silence dans ses propres chroniques - il les détourna même à son profit dans les slogans publicitaires 1. Quelle meilleure preuve de maturité peut montrer une institution dédiée à quelque chose d'aussi polémique et discutable que l'est l'art récent? Personne ne peut enlever ce mérite au MoMA, indépendamment du jugement qu'on peut émettre sur l'importance de son rôle au milieu du XXème siècle sur certaines questions qui ont fait couler beaucoup d'encre. Fut-il, par exemple, en avance sur son temps pour ce qui est du triomphe de l'expressionnisme abstrait américain, ou mont a-t-il sur le char triomphal pour hisser le drapeau une fois la victoire célébrée? Fut-il, pendant la Guerre froide, Uf1 instrument de la CIA dans la lutte internationale contre le communisme, ou tenta-t-il simplement de prévenir le pays d'un isolement international en matière de relations culturelles? Enfin, adopta-t-il la muséographie ]
Paraphrasant le manifeste de 1940 intitulé How Modern is The Museum of Modern Art, où le collectif A.A.A. se demandait, entre autres choses, s'il s'agissait d'un musée ou un cirque à trois pistes, le New Yorker Magazine décrivit le MoMA, le 6 juillet 1953, comme un « cirque à neuf pistes» ; mais, à la différence du texte antérieur, celui-ci était un article d'autopromotion, signé de l'un des membres du musée, Dwight Macdonald, et destiné à rappeler que la fonction traditionnelle de conservation et d'exposition des œuvres n'était qu'une des pistes, étant donné que l'institution proposait en outre le plus grand club social de la ville, un cinéma, une bibliothèque, une école, une maison d'édition, une maison de production de spectacles pour d'autres institutions, un arbitrage du goût, et une entreprise organisant plus d'une vingtaine de productions annuelles. 239
froide et aseptisée du white cube parce que son discours était devenu raideur et mystificateur, ou parce c'était précisément celle qui seyait le mieux à l'art de l'époque? Selon Diana Crane (1987: 36) l'expressionnisme abstrait passa presque inaperçu avant 1948 à New-York, en dépit de la campagne de promotion dont elle faisait l'objet de la part de critiques comme Clement Greenberg ou James J. Sweeney lui-même, successeur de Barr et Soby à la tête du Département de Peinture et de Sculpture du MoMA. Contre l'avis de certains membres influents du conseil d'administration, Alfred Barr JI. s'intéressa aussi immédiatement à ce courant, puisqu'il avait toujours été fasciné par l'artiste romantique moderne, le surréalisme et le graphisme. Après l'année agitée marquée par la rébellion de l'ICA de Boston et la campagne de la revue Life en faveur du régionalisme, on a vu avec quelle rapidité le musée avait répondu par le biais d'une campagne qui fit tourner le vent à sa faveur jusqu'à gaigner sa plus haute réputation de la main de l'expressionnisme abstrait. Quand le triomphe de ces artistes fut total dans les années cinquante, ces derniers trouvèrent d'autres appuis de type commercial ou médiatique, surtout en l'espèce de la revue Art News, dont le rédacteur en chef, Thomas B. Hess, osa reprocher au MoMA son soutien tardif et timide. Barr envoya une réponse détaillée2, dans laquelle il passa en revue les œuvres de l'Ecole de New-York acquises et exposées par le MoMA. Ainsi commença une longue succession de droits de réponse signés des deux intéressés (synthétisées par Irving Sadler, dans Barr, 1989: 41-44), qui donna lieu à un débat substantiel sur la primauté que le musée avait accordé à l'Ecole de Paris au détriment de la production locale, débat dans lequel chacune des parties ne pouvait pas avoir totalement tort3. Hess accusait le MoMA de ne s'être qu'à peine occupé de l'art national, à l'exception modeste de la série d'expositions-vente d'œuvres 2 En septembre 1957, Art News publia un droit de réponse d'Alfred Barr à l'attention du directeur de la publication, en réplique aux vertes critiques parues dans les pages de cette revue pendant des années, et, en particulier, à l'éditorial paru à l'occasion du cinquante-cinquième anniversaire de la revue (la lettre est citée in extenso dans Barr, 1989: 259-262). 3 Même les plus critiques à l'égard de Barr et du MoMA concèdent que leur rôle était considérable: quand, en 1955, Barr se montra intéressé par une toile de Hans Hoffman pour le MOMA, le prix passa immédiatement de 150 à 15000 dollars tandis qu'il réunissait encore les fonds; l'année suivante, il s'intéressa à un tableau de Pollock, et tandis qu'il cherchait des donateurs, le prix de l'œuvre quadrupla pour ainsi dire, à la mort de l'artiste: avant, elle coûtait 8000 dollars, après, 30000 (Guilbaut, 1993). A l'inverse, William Rubin, un de ses successeurs à la tête du département de peinture et de sculpture, reconnut que Barr avait laissé un peu de côté l'expressionnisme abstrait et, plus encore, l'art américain du début du XXème, domaines dans lesquels Rubin tenta de combler les lacunes laissées par son prédécesseur (en Hunter, 1984 : 45). 240
de jeunes Américains, organisées par Dorothy C. Miller et presque toujours dotées d'un caractère hétéroclite et itinérant4 -et même si, précisément, seules celles qui furent consacrées à l'expressionnisme abstrait, en 1952 et 1956, n'avaient pas voyagé-. Il se plaignait, avec raison, de ce que le musée n'avait jamais dédié à l'expressionnisme abstrait new-yorkais une grande exposition: la rétrospective historique beaucoup plus générale intitulée Abstract Painting and Sculpture in America, organisée en 1951 par le nouveau chef du Département de Peinture et de Sculpture, Andrew C. Ritchie, l'avait laissé sur sa faim. Ritchie, pourtant, montra par la suite plus d'intérêt pour l'art américain de son époque que pour l'art européen, en mettant en place de nouvelles activités dans ce domaine5, à la grande satisfaction du directeur de Art News; ce dernier se fût sans doute davantage réjoui si, en lieu et place de Ritchie, on avait promu Miller, qui, en dépit du fait qu'elle était la plus ancienne spécialiste de l'art américain au musée, avait toujours été
4 Dorothy C. Miller monta la première en 1942, Americans 1942: 18 Artists from 9 States. Une fois terminée au MoMA, l'exposition fut divisée en deux autres d'envergure plus réduite, qui circulèrent dans d'autres musées des USA et du Canada jusqu'au printemps 1943. L'exposition suivante, Fourteen Americans, en 1946, dans laquelle prédominaient déjà les abstraits, circula également en Amérique du Nord. Mais malgré le succès rencontré par ses expositions, le MoMA ne laissa pas Miller monter la troisième avant avril-juin de l'année 1952 -toutefois, Rothko et Still n'ayant pas donné leur accord pour laisser leurs œuvres participer à une tournée dans d'autres musées, l'exposition ne fut pas itinérante. Même sort pour la plus polémique de toutes, 15 Americans, ouverte au MoMA entre avril et juillet 1952, dans laquelle prédominaient les œuvres de grande dimension de l'expressionnisme abstrait, et qui ne fut pas seulement très contestée par quelques critiques récalcitrants, mais aussi par le propre public du MoMA : aussi le président Soby fut-il obligé de préciser: « It is the role of the Museum to show current tendencies in contemporary art, not to tell artists what these tendencies should be» (Zelevansky, 1994: 103, nota 119). L'exposition suivante de la série, en 1956, 12 Americans, où prédominaient également les œuvres abstraites, ne circula pas non plus, tout comme Sixteen Americans, visible au musée de décembre 1959 à février 1960. Enfin, Americans 1963, visible au MoMA entre mai et août de l'année indiquée dans son titre, et qui, elle, fut ensuite montrée dans des musées des Etats-Unis et du Canada, marqua la fin d'une ère et le début d'une autre, d'après l'article de Lynn Zelevansky sur Dorothy Miller, qui reçut de nombreuses et violentes lettres de protestation et dut faire placer des barrières pour empêcher le public de s'en prendre aux œuvres de Ad Reinhardt et d'autres (Zelevansky, 1994: 84-5). 5 A partir de 1950 et pendant la décennie des années soixante, Ritchie organisa une nouvelle série d'expositions dédiées aux artistes qui n'avaient pas encore bénéficié d'une exposition personnelle à New-York; ces expositions, dénommées New Talent, qui eurent lieu à l'étage noble, dans l'espace situé à la sortie de la Members' Dining Room, étaient généralement accessibles au public à des heures spécifiques. Il y eut un total de quatorze expositions New Talent, qui, d'une certaine manière, préfigurèrent la série d'expositions Projects, qui commença dans les années soixante-dix. 241
reléguée à un second plan derrière ses collègues masculins6. Ceci dit, c'est à Dorothy Miller qu'incomba la responsabilité d'organiser la première exposition du MoMA dédiée exclusivement à l'expressionnisme abstrait, The New American Painting7, qui, comme tant d'autres expositions dont elle fut la commissaire, était une exposition itinérante; mais dans ce cas précis, c'est seulement après avoir circulé dans huit pays européens en 1958 et 1959 qu'elle fut visible au MoMA, alors que cette éventualité n'avait pas été prévue: ce retour à la maison-mère fut possible grâce aux pressions exercées par des artistes exposés et à leurs appuis dans le milieu artistique et de la communication. La polémique ne disparut pas pour autant: elle trouva un prolongement dans le débat sur une stratégie supposée du MoMA destinée à promouvoir à l'étranger ce qu'il n'était pas décidé à défendre sur le sol américain. En réalité, c'est la politique culturelle du gouvernement américain luimême qui semblait affecter ce comportement double. Depuis que le sénateur McCarthy avait entrepris en 1951 sa campagne de persécution des intellectuels et créateurs d'obédience gauchiste, le gouvernement fédéral s'appliquait à sélectionner le type d'activités auxquelles il destinait ses subventions. Mais, parallèlement, comme les Etats-Unis s'attachaient à exporter leur image de pays défenseur de la liberté en 6 Ce n'est pas par hasar si c'est précisément à partir du moment où l'art américain commença à occuper le rôle principal sur la scène de l'art contemporain, que les collègues masculins de Miller, Andrew C. Ritchie en tête, suivi par Sam Hunter, William C. Seitz, ou Frank O'Hara, commencèrent à lui emboîter le pas. C'est sur eux que retomba le succès rencontré dans les années cinquante et au début des années soixante par des expositions individuelles d'artistes dont ils assurèrent le commissariat -des artistes tels que Pollock, David Smith, Rothko, Tobey, Gorky, Hofmann, Motherwell, etc., que Miller avait auparavant inclus dans sa série d'expositions collectives. 7 Le titre proposé initialement, Expressionnisme abstrait américain, ne plaisait guère à quelques uns des artistes représentés, tel Motherwell, qui suggéra La Nouvelle Peinture américaine. La tâche de Dorothy Miller fut compliquée par le fait que Pollock venait de mourir et qu'il était plus difficile de se trouver des œuvres de lui, tandis que Still et Rothko refusèrent de coopérer, et ne furent représentés qu'à travers des œuvres provenant de collections privées et d'institutions. La situation était si tendue que le MoMa opta au départ pour l'envoi de cette exposition en Europe, au lieu de la monter au sein même du musée, persuadé que le public outre-atlantique était moins directement impliqué dans les controverses suscitées par ces œuvres. En fait, l'idée de cette exposition répondait à une demande des directeurs de musées européens, qui récoltèrent grâce à elle des triomphes marquants. En particulier à Bâle, puisque Hans Theier, président du Kunstverein local, fit un premier don au Kunstmuseum, pour qu'y soit constituée la première galerie d'art américain ouverte dans un musée européen. L'exposition rencontra également un franc succès à son passage par le Musée national d'art contemporain de Madrid en juillet-août 1958. 242
pleine Guerre froide, faire circuler à l'étranger tout type de productions, y compris les plus rebelles ou les plus novatrices, ne pouvait qu'être que rentable politiquement. C'est une question d'image qui fut même incluse dans les stratégies marquées du sceau de la United States Information Agency (USIA), créée en 1953 par le président Eisenhower pour coordonner les activités de propagande à l'extérieur; mais en 1956 survinrent d'autres attaques contre l'inclusion d'artistes soupçonnés de sympathies gauchistes dans des expositions internationales issues de cette agence, et la Maison Blanche déclara que dorénavant il n'y aurait plus de mécénat gouvernemental pour les expositions destinées à l'étranger qui incluraient des œuvres créées après 1917 -l'année de la révolution bolchevique-. On a su par la suite qu'il y eut de nombreuses exceptions à cette règle, à l'insu du Sénat et de la Chambre des Représentants, qui donnèrent cependant leur aval dans un cas particulier, à condition que l'exposition ne fût pas visible aux Etats-Unis après avoir été montée en Europe: il s'agit d'une exposition de peinture américaine que la USIA envoya à Moscou en 1959, avec la fameuse exposition photographique itinérante The Family of Man, qui avait été étrennée au MoMA quatre ans avant8. Cette convergence des chemins empruntés par le gouvernement et le musée n'était pas fortuite: on se rappellera en effet que le MoMA bénéficiait déjà d'une longue expérience dans la programmation d'activités culturelles destinées à l'étranger, qu'il avait développée pendant la Seconde Guerre mondiale en collaboration avec l'administration publique, en particulier le Bureau des Affaires InterAméricaines. Nelson Rockefeller l'avait dirigé en collaboration avec son ami Jock Whitney, et quand, à la fin de la guerre, ils se trouvèrent de nouveau tous les deux à la tête du conseil d'administration du MoMA, ils durent penser que le musée pourrait être une plateforme depuis laquelle continuer ce travail international pendant la Guerre froide: la preuve en 8 Family of Man, montée par Edward Steichen au MoMA en 1955, fut l'exposition la plus triomphale dans l'histoire du musée. Même s'il convient de lui reconnaître le mérite d'avoir été un chant implicite à l'égalité des sexes et des races, puisque nombre de femmes et de personnes de couleur y étaient présentées sous un jour favorable, elle donnait une vision édulcorée de la fraternité mondiale qui devint 1'« image de marque» favorite du Plan Marshall et de la publicité pour les produits américains, quand le gouvernement et des compagnies comme Coca Cola financèrent les prolongations de l'exposition photographique qui, divisée en quatre versions réduites, fut envoyée dans d'autres centres en Amérique, puis fut exportée en entier dans quatre-vingt-quatre villes du reste du monde (outre les études qui lui sont spécifiquement consacrées, tels l'article de John Szarkow ski dans Elderfield, 1994: 12-37 ou l'analyse complète dans Staniszewski, 1998: 209-259, je renvoie au texte critique écrit par Roland Barthes en 1956, reproduit dans Bolanos, 2002 : 214-216). 243
est que les postes les plus convoités de l'équipe furent proposés à René d'Harnoncourt et Porter A. McCray, qui avaient travaillé sous leurs ordres dans ce service diplomatico-culturel de Washington. Alors que le premier fut promu directeur du musée, McCray fut nommé en 1952 directeur de l'International Program ofCirculating Exhibitions, un projet de Nelson Rockefeller commandé au MoMA par le biais de la Rockefeller Brothers Fund, qui lui garantissait une aide d'une durée de cinq ans pour organiser des expositions d'art américain dans d'autres pays et faire venir des œuvres des écoles étrangères aux Etats-Unis d'Amérique. Parmi les premières expositions envoyées en Europe, une de celles qui rencontra le plus de succès fut 12 Modern American Painters and Sculptors, dédiée à l'expressionnisme abstrait, qui commença sa tournée par le Musée National d'Art Moderne à Paris au printemps 1953. C'est là également que fut inaugurée, en 1955, une anthologie de l'art américain des cinquante années antérieures, composée de pièces du musée sélectionnées par Dorothy Miller, qui circula sous le titre Modern Art in the United States: A Selection from the Collections of the Museum of Modern Art dans d'autres centres de Zurich, Barcelone9, Francfort, Londres, La Haye, Vienne et Belgrade. A l'époque, l'harmonie entre l'art américain et son homologue européen était telle que, pour la célébrer, on monta en mai 1955 à la fois au MoMA et au Whitney Museum -qui se trouvait encore dans un bâtiment voisin- l'exposition New DecadelO consacrée à la peinture et à la sculpture européennes et américaines Je l'après-guerre; le jour de l'inauguration coïncida avec l'ouverture d'un colloque sur le même thème, également financé par l'International Program. Par ailleurs, l'Europe concentra les attentions dans l'importation d'expositions, puisque la première d'entre elles, en 1954, fut une exposition de photos et de plans intitulée The Modern Movement in Italy: Architecture and Design, qui circula aussi au Canada et dans le reste des Etats-Unis. Le Japon, occupé jusqu'en 1952 par l'armée des Etats-Unis, fut également une cible prioritaire de l'influence américaine, qui ne porta pas seulement son intérêt sur la relance de l'économie. Ainsi, c'est à l'image 9 Pendant la Ille Biennale Hispano-américaine d'Art, c'est Franco lui-même qui, le 12 octobre 1955, inaugura l'exposition qui se tenait simultanément à deux endroits: le Musée d'art moderne et le Palau de la Virreina sur les Ramblas, où la municipalité se chargea ensuite d'organiser des expositions d'art contemporain. 10 En fait il faut parler de deux expositions, une au MoMA intitulée The New Decade: 22 European Painters and Sculptors, et un autre au Whitney appellée The New Decade: 35 American Painters and Sculptors, où les artistes du réalisme étaient aussi presentés à coté des expressionistes abstraits (voir le texte du conservateur du Whitney John 1. H. Baur en Hills, 2001). 244
du MoMA -au point qu'on l'inaugura avec une exposition consacrée à Cézanne et Renoir- qu'on conçut le premier Musée d'art moderne du pays, qui ouvrit ses portes en 1951 dans la ville de Kamakura, une ancienne capitale du Japon, dans un bâtiment élevé au milieu de jardins poétiques et de miroirs d'eau par l'architecte réputé Junzo Sakakura, disciple de Le Corbusier, dont il fut l'assistant dans le projet du célèbre Musée d'art occidental qui ouvrit en 1959 dans le parc Deno de Tokyo pour abriter la collection Matsukata. Même si cette collection est surtout connue pour ses tableaux contemporains et postérieurs à l'impressionnisme, ses plus anciennes pièces appartiennent en réalité à l'art européen du XVe siècle -elle n'entre donc pas dans le cadre de ce livre, contrairement au Musée national d'art moderne pour l'art de 1907 en avant, qui fut créé entre temps à Tokyo, par le Ministère de l'Education en 1952, à l'emplacement des anciens studios de cinéma de la Nikkatsu Corporation (en 1969, l'institution fut toutefois transférée au parc de Kitanomaru Koen, où l'architecte Yoshiro Taniguchi, le père de y oshio Taniguchi, conçut un nouveau bâtiment également situé près d'un pont et d'un bois, qui est resté son siège jusqu'à aujourd'hui). Cette formule à succès fut ensuite appliquée à Kyoto, une autre ancienne capitale du pays, où le même Ministère de l'Education ouvrit dans le Palais des Expositions du parc Okazaki une succursale du Musée national d'art moderne en 1963, qui prit son autonomie quatre ans plus tard et commença à fonctionner sous le nom de Musée d'art moderne de Kyoto' '1 . L'Amérique latine fut l'autre foyer d'action primordial (Lorente, 2007 : 153-155) ; il ne pouvait en être autrement étant donné les intérêts de Rockefeller dans cette zone, où avaient déjà éclos de modestes musées d'art moderne, toujours dans des sièges provisoires, et issus d'initiatives privées à l'instigation d'artistes, d'intellectuels et de mécènes, comme par exemple celui qui fut créé à Santiago du Chili par l'artiste Mario Bonta en 1947, ou celui qui fut formé à partir de 1955 à Bogota sous la direction de la critique argentine Marta Traba mais qui n'ouvrit pas au public avant 1963. Mais l'aide n'était pas adressée à ces cas isolés, et il n'y eut pas non plus d'étroite collaboration avec le Mexique voisin, ce qui ne manque pas d'être curieux, à moins de se rappeler que le pro soviétique Diego Rivera, qui avait pourtant été en pourparlers avec Nelson Rockefeller pour la fresque du RCA Building, «régnait» sur le milieu
11Le bâtiment fut démoli en 1984 et on commença à construire, d'après les dessins de l'architecte Fumihiko Maki, le nouveau siège du Musée national d'art moderne de Kyoto qui fut inauguré en 1986. 245
artistique mexicain12. On peut toutefois signaler l'intervention en faveur de la création d'un musée d'art moderne dans des pays comme le Venezuela où les intérêts pétroliers de Rockefeller étaient manifestes 13. Malgré tout, le meilleur résultat fut obtenu par une stratégie moins insolente, qui consistait à fomenter de nouveaux foyers de développement d'un art moderne dans une lignée franco-américaine et abstraite, susceptible de mener la réplique latino-américaine à l'ascendant pris par les muralistes marxistes mexicains sur tout le continent (Guilbaut, 1997). Ainsi, en novembre 1950, le MoMA signa un accord de coopération mutuelle dans le domaine des activités éducatives et des prêts pour les expositions avec le Museu de Arte Maderna de Sào Paulo, qui avait été fondé deux ans auparavant à partir d'une donation de Nelson Rockefeller, et qui devint rapidement une des principales vitrines de l'art abstrait et, pour un temps, le musée le plus à la pointe du pays dans sa catégorie14. 12La capitale mexicaine dut attendre 1964 pour voir l'ouverture de son Musea de Arte maderna, fondé à l'instigation du président Adolfo Lopez Mateos, et abrité dans un bâtiment circulaire dessiné par l'architecte Pedro Ramirez Vazquez, le plus grand représentant local du Mouvement moderne international. 13Nelson Rockefeller était l'ami de l'homme d'affaires Inocente Palacios, promoteur du Musée d'art moderne de Caracas, un projet surtout connu pour l'édifice novateur, en forme de pyramide inversée, qui fut dessiné pour lui en 1955 par l'architecte Oscar Niemeyer, mais qui ne vit finalement pas le jour, malgré le soutien offert par le MoMA de New-York (sur ce cas particulier il existe une excellente thèse de doctorat inédite, soutenue par Carola Barrios en 2006 à l'Ecole Supérieure d'Architecture de l'Université Polytechnique de Barcelone). 14 Le MoMA avait entamé en 1946 les démarches pour établir un musée d'art moderne au Brésil, pour lequel Nelson Rockefeller donna treize œuvres, dont certaines échurent à Rio de Janeiro, tandis que la majorité resta à Sao Paulo: un mobile de Calder, et des peintures de Chagall, Ernst, Robert Gwathmey, Grosz, Jacob Lawrence, Léger, Masson, Arthur Osver, et Everett Spruce. Quand fut créé le Musée d'art de Sao Paulo (MASP), célèbre pour sa splendide collection de toiles de maîtres anciens, les intellectuels, artistes et hommes politiques locaux firent porter tous leurs efforts vers l'étape suivante, c'est-à-dire la fondation, le 15 juillet 1948, du Museu de Arte Maderna, dont les statuts s'inspirèrent d'une copie de ceux du MoMA fournie par Rockefeller -on créa des commissions d'architecture, d'arts graphiques, de cinéma, d'expositions temporaires, d'arts populaires, de photographie, de musique, de peinture et de sculpture-. Son inauguration eut lieu le 8 mars de l'année suivante, dans l'immeuble même où s'était installé le MASP, puis fut transféré dans un pavillon du Parc Ibirapuera, où se sont tenues jusqu'à présent les Biennales de Sao Paulo, gérées depuis 1962 par un organisme autonome. En 1963, le majeure partie de la collection du Museu de Arte Maderna de Sao Paulo fut de nouveau transférée -avec la collection particulière de son présidentfondateur, l'industriel Ciccilo Matarazzo, et de son épouse, Yolanda Penteado-, à l'Université de Sao Paulo; mais sous la pression de certains amis du MAM qui refusaient sa disparition, on procéda à une bipartition: le Museu de Arte Maderna survécut en tant qu'institution nomade, jusqu'à ce qu'il trouve en 1968 un siège définitif dans un autre pavillon d'Ibirapuera, qui fut rénové en 1982 par l'architecte Lina Bo Bardi, tandis que ]' autre partie de la collection, rebaptisée Museu de Arte 246
C'est là que furent organisées à partir de 1951 les fameuses biennales internationales de Sào Paulo, auxquelles le MoMA collabora assidûment dans les années cinquante, par le biais de prêts exceptionnels -le Guernica vint orner la «Sala Especial Pablo Picasso» de la ne Biennale- et par le montage d'expositions collectives ou individuelles d'artistes américains, telle la rétrospective posthume dédiée à Pollock pendant la Ve Biennale; le MAM de Sào Paulo fut alors progressivement éclipsé par la concurrence de Rio de Janeirol5, où avait aboutit en 1958 une initiative similaire, l'actuel Museu de Arte Moderna à Baia da Guanabara, qui vécut son âge d'or grâce à l'art néo-concret et conceptuel. De même, avec la collaboration du MoMA de New-York, fut fondé en 1956, sous la direction de Rafael Squirru, un Museo de Arte Moderno à Buenos Aires, dont le programme d'activités fut lancé quatre ans plus tard avec une Exposition Internationale d'Art Moderne, organisée à un étage supérieur du Teatro San Martin (avenida Corrientes), et où les meneurs de l'expressionnisme abstrait new-yorkais et de 1'« art . J:" . 16 llllorme l »europeen' tenaIent 1a ve d ette . Cette tendance du MoMA à s'autoproclamer à l'étranger héraut du dernier cri artistique s'accrut d'autant plus que, amoindri par la tension politique intérieure, le gouvernement états-unien préférait se défausser de telles initiatives. De nouvelles conditions fiscales permettaient alors à Nelson Rockefeller et aux autres membres du conseil d'administration du musée de déduire du montant des impôts 30% de la valeur des aides consenties à des institutions d'utilité publique comme le MoMA. La Contemporanea, que l'Université s'était engagé à reloger, dut attendre 1992 pour voir l'inauguration de son nouveau siège sur le campus universitaire d'Ibirapuera, après de nombreux projets avortés (Barbosa, 1990;.Chiarelli, 1998).. 15Le MAM carioca connut un essor plus lent en dépit du fait que Rio de Janeiro était encore la capitale du Brésil: au lieu d'un comité d'artistes et de mécènes, c'est le Gouvernement du District Fédéral, en 1948, qui le fonda comme complément au Museu Nacional de Belas Artes sur ]'Avenida do Rio Branco en centre-ville. Après avoir erré de siège provisoire en siège temporaire, il vit en 1954 le début de la construction de son siège définitif, qui fut inauguré quatre ans plus tard à l'Aterro do Flamengo : un superbe complexe paysager avec vues sur la mer, conçu par le paysagiste Roberto Burle Marx et l'architecte Alfonso Eduardo Reidy. Il fut ravagé par un incendie en 1978 au cours duquel toute la collection fut détruite, mais l'ensemble -déclaré bien du patrimoine historico-culturel du Brésil- fut immédiatement restauré et, grâce à des donations et des dépôts, le musée put recommencer à constituer une collection historique, même si, bien entendu, il se consacre plutôt aux expositions temporaires (Zilio, 1999: 7-17).. 16Depuis 1987 le Museo de Arte Moderno de Buenos Aires occupait un ancien dépôt de tabac du quartier de San Telmo, cédé par la municipalité (Cf Gutiérrez, 2003 : 360362) ; il a été fermé pour travaux et les activités du musée ont été transférées à l'ancien Palacio de Correos (Poste Centrale) au 172, Avenida Corrientes. 247
plupart de ces aides prirent la forme de donations de tableaux, qui contribuèrent à la rapide consécration muséale de l'Ecole de New-York, la tendance à la mode parmi les grands collectionneurs; mais c'était dans leur intérêt également que la valeur des œuvres de cette Ecole fussent en hausse, chose qu'on ne pouvait laisser aux mains du marché de l'art, étant donné que les prix américains étaient hors de portée pour les économies de survie qu'affrontait le reste des pays après la guerre. Le meilleur moyen d'obtenir la reconnaissance mondiale du nouvel art américain était de le faire connaître par le biais d'expositions itinérantes, de catalogues illustrés accompagnés d'études, de cycles de conférences... en un mot, le type d'activités qui constituait désormais le savoir-faire du MoMA, et que le gouvernement ne semblait pas en mesure d'assurer à l'étranger. Il s'agit donc d'une sorte de relais patriotique, selon lequel certaines tâches furent assumées par des organismes privés pour éviter un vacance dans le domaine de la diplomatie culturelle. La meilleure illustration de cette stratégie fut le fait que, durant les années cinquante, l'International Program du MoMA -rebaptisé International Council à partir de 1956, traduisant un peu son évolution vers une autre échelle, toujours sous l'autorité de Porter A. McCrai717Une fois terminé le laps de cinq années pendant lesquelles la RBF s'était engagée à donner des fonds, on choisit le nom The International Council at the Museum of Modern Art sur proposition de Nelson Rockefeller, lequel, conscient que les expositions internationa]es de l'agence fédérale USIA étaient mises à mal par l'opposition de membres du Congrès rétrogrades, voulut que ]e MoMA se tournât vers la collaboration avec divers musées et fondations pour obtenir de nouvelles aides: c'est ainsi que les fondations Ford et Ava]on, en particulier, furent mises à contribution. Au nombre des expositions qui furent exportées, il convient de citer celle qui fut l'exposition inaugurale du nouveau Musée de l'Orangerie à Paris en 1958: Clouet ta Matisse: French Drawings from American Collections, une sélection effectuée par un comité de dix musées américains sous la hou]ette du Metropolitan Museum de New-York, où l'exposition fut remontée l'année suivante. Le « Conseil International au Musée d'art moderne» -et non plus «du»faisait ainsi honneur à sa nouveHe dénomination, bien qu'elle ne tarda pas à semer le mécontentement au sein du MoMA. Extérieures aux activités propres au musée, les activités de l'International Counci] surchargeaient l'appareil administratif et l'appareil de la conservation du MoMA, et concurrençaient même ce dernier dans la recherche de parrainages financiers parmi les fondations les plus proches. D'autre part, le monopole des décisions détenu par le Comité de Coordination -d'Harnoncourt, Whee]er, Barr, et McCray- provoquait le ressentiment de leurs collègues plus jeunes, qui pensaient que leurs avis méritaient d'être davantage pris en compte. Pour faire taire ces critiques, on en vint en 1960 à distinguer entre l'International Program, qui formerait dorénavant partie de l'appareil du MoMA, et l'International Council of the Museum of Modern Art -comme on le rebaptisa alors-, une fondation indépendante qui serait le parrain et le commanditaire du premier; des trente-neuf membres de droit et cinq membres honoraires de différents pays qu'on dénombrait à J'origine, la composition de la fondation passa a]ors à soixante-neuf membres de droit et huit membres honoraires. Mais Porter A. McCray se sentit 248
s'occupa de la représentation américaine aux biennales de Sào Paulo et de Venise18 ou dans d'autres concours comme la Documenta II de Cassel en 1959, ou la 1èreBiennale de Paris de la même année. Cette situation suscita de nombreuses réticences parmi ceux qui pensaient que la sélection et la présentation des œuvres envoyées à des festivals internationaux au nom d'un pays étaient tombées aux mains du privé, soumises à des intérêts et à des points de vue particuliers. A l'inauguration de l'exposition de sculptures de Calder qui fut envoyée pour représenter les Etats-Unis à la IIèmeBiennale de Sào Paulo en 1953, l'ambassadeur américain n'était pas présent et n'envoya pas même un délégué, comme firent pourtant les autres diplomates pour leurs pavillons respectifs. Lors de la Biennale de Venise de 1954, l'ambassadeur des Etats-Unis en Italie, Claire Boothe Luce, interdit à son personnel de prêter main forte au MoMA pour le montage du pavillon américain, sous prétexte que des œuvres de Ben Shahn et de Kooning, qu'il qualifiait de « communiste et d'étranger », allaient y être exposées. On a su plus tard que le MoMA avait reçu des fonds réservés, échappant au contrôle parlementaire, de la part de la CIA, qui concevait comme une arme offensive pendant la Guerre Froide l'exportation d'expositions américaines en Europe, au Japon ou en Amérique latine et à des concours internationaux: ces révélations (Cockcroft, 1974), au moment de leur apparition pendant la période tendue de la Guerre du Vietnam, attisèrent la méfiance de bon nombre de progressistes anti-
tellement blessé par les critiques qu'il démissionna l'année suivante -Waldo Rasmussen, son adjoint, lui succéda- et deux années plus tard il quitta le MoMA pour devenir directeur d'une fondation dédiée aux échanges culturels avec l'Asie, créée par John D. Rockefeller (informations tirées de l'article de Helen M. Franc, « The early years of the International Program and Council» dans Elderfield, 1994 : 108-149). 18 Le MoMA avait déjà été chargé avec le Cleveland Museum of Art de la représentation américaine à la Biennale de Venise en 1950 ; mais en 1954, à l'occasion de son vingtcinquième anniversaire, le musée acheta le pavillon américain -grâce à l'argent pris sur le Rockefeller Brohers Fund et sur le fonds de l'International Program- et paya les factures de l'entretien du pavillon les dix années qui suivirent -c'était le seul pavillon de la Biennale à ne pas appartenir à un Etat-. Le MoMA ne fut pas pour autant le seul responsable des expositions qui s'y montèrent, car s'il assura la représentation des Etats-Unis lors de certaines biennales de Sào Paulo (en 1951, 1953, 1957 et 1961), il délégua à plusieurs reprises (1955, 1959, 1963 et 1965) cette responsabilité à d'autres musées, qui reçurent à cet effet une subvention de l'International Council at the Museum of Modern Art; à l'occasion de la biennale de Venise en 1956, représentation américaine fut confiée à la charge de l'Art Institute de Chicago, et en 1960 au Baltimore Museum of Art, avec la participation financière de l'International Council at the MoMA ; puis, en 1964, ce fut au tour du Jewish Museum de New-York, alors sous les auspices de l'USIA au nom du gouvernement fédéral, qui reprit dès lors le contrôle du pavillon (Rizzi & di Martino, 1982: 97 ; Kimmelman, 1994: 55, note 51). 249
impérialistes à l'égard du musée19. Toutefois, certaines de ces polémiques successives sont parvenues à diffuser le cliché abusif selon lequel l'expressionnisme abstrait aurait été le fer de lance de cette stratégie politique, alors que parmi les expositions exportées par le MoMA, celles qui rencontrèrent le plus de succès furent celles consacrées à la photographie, au cinéma et au design, domaines dans lesquels les américains étaient les leaders mondiaux et incontestables. C'est du moins ce qu'a démontré le critique d'art Michael Kimmelman, dans une étude où il a mis le doigt sur quelques erreurs répétées contenues dans ce genre d'accusations politisées2o (Kimmelman, 1994). Selon lui, le Mo MA ne parvint jamais à s'associer à une tendance en particulier, attitude neutre qui lui a précisément valu d'être la cible de nombreuses attaques. Reconnaissons sans ambages que le MoMA manifesta une certaine ambivalence à l'égard de l'art abstrait, en en faisant la promotion dans les 19Avant le célèbre article de Cockcroft publié initialement dans Artforum en juin 1974, la même revue avait publié en mai et octobre 1973 deux articles de Max Kozloff et William Hauptman respectivement, sur le rôle de l'art dans la Guerre Froide. En fait, les fuites et les enquêtes à ce sujet n'étaient pas nouvelles, puisque Eva Cockcroft fonda une bonne partie de son article sur les révélations sur la CIA publiées par le New York Times le 25 février 1967 et sur la polémique publique que suscitèrent ces révélations (notamment un article publié dans le Saturday Evening Post du 20 mai suivant par Thomas W. Braden, qui avait été administrateur du MoMA avant de travailler pour la CIA). Il fut alors prouvé que la CIA, pour une image de pluralisme qui s'avérait être une bonne stratégie de communication avec l'étranger, octroya un soutien financier non pas seulement au MoMA mais aussi à de nombreuses organisations et publications libérales ou presque socialistes, qui n'auraient jamais pu se voir alloué des fonds publics par le Congrès en ces années de censure et de persécution politico-culturelle. La CIA versa la majeure partie de cet argent au MoMA par le biais du Whitney Trust, une fondation créée par Jock Whitney, un des poids lourds du conseil d'administration du MoMA (Sur la CIA et la Guerre froide culturelle on trouvera de plus amples informations dans Saunders, 2001, même si cet essai n'est pas historique mais journalistique, et qu'y prime l'esprit polémique sur la volonté d'offrir des informations nuancées). 20 La bête noire de ses critiques n'est autre que Serge Guilbaut -que j'admire particulièrement-, dans la mesure où celui-ci, dans son célèbre livre de 1983, articula une explication en termes politiques de la manière dont New-York vola à Paris l'idée d'art moderne; argumentaire que le même Guilbaut a repris par la suite en incluant des références au commerce de l'art de l'après-guerre. Michael Kimmelman n'a pas répondu à ce raisonnement dans sa très complète revue des essais polémiques autour du MoMA, puisqu'il nie la prémisse majeure: selon lui, le MoMA n'est jamais parvenu à s'associer à une tendance artistique en particulier. Seulement, indépendamment du fait que le musée fut ou non le champion de l'expressionnisme abstrait, on ne peut nier qu'un certain opportunisme politique accompagna ses paris esthétiques, attitude qui resurgit de manière manifeste lorsque le MoMA consacra en 1961 une exposition au Polonais Tadeusz Kantor et à d'autres « dissidents », auxquels ont fit porter la bannière du « monde libre» ondulant au cœur du bloc communiste. 250
expositions à l'étranger sans pour autant l'appuyer ouvertement au sein même du musée2! ; ces hésitations finirent par être dissipées à partir du 8 octobre 1958, lorsque le musée inaugura sa première exposition « permanente» de la collection historique de peinture et de sculpture dans les salles du deuxième étage, à travers laquelle il offrait sa vision personnelle de la trajectoire suivie par l'art moderne, qui paraissait aboutir au triomphe final de l'Ecole de New-York. En tout cas, le MoMA n'imaginait pas alors que son lien avec l'expressionnisme abstrait triomphant était un mariage auquel il se devait d'être fidèle à vie. En 1959, alors que l'exposition The New American Painting, qui venait de marquer la consécration de ce courant sur la scène internationale, revint au musée après une tournée en Europe, Dorothy C. Miller était déjà en train de préparer son exposition collective Sixteen Americans, qui fut montrée au musée de décembre 1959 à février 1960, et
dans laquelle figuraient aussi bien Ellsworth Kelly et Frank Stella
-
chefs de file du Hard-Edge Painting qui ouvrit la voie au minimalisme-, que des précurseurs du Pop Art, tels Jasper Johns et Robert Rauschenberg. Le musée acheta des tableaux à des deux derniers artistes à l'occasion de l'exposition, puisque AlfTed Barr, qui exhortait déjà les jeunes artistes à la révolte contre la génération consacrée dans les années d'après-guerre, reconnut immédiatement en eux les prémices de ce que serait l'art le plus en vogue des années soixante. En réalité, le lancement du Pop Art aux Etats-Unis coïncida avec l'exposition The Art of Assemblage organisée par William Weitz au MoMA en 1961. Le boom des années soixante: émulation internationale du modèle américain Né en Angleterre, le Pop Art finit pourtant par s'imposer comme la meilleure expression du « mode de vie à l'américaine» (American way of life) et parut même plus susceptible, de par son caractère apolitique et hédoniste, d'être instrumentalisé à l'échelle internationale aux fins de l'impérialisme culturel américain22. On pourrait aussi dire qu'il s'agissait typiquement d'un « art de musée », étant donné sa compréhension aisée par le public et les grandes dimensions des œuvres, dont les couleurs criardes contrastaient vivement sur les murs blancs éclairés par des rangées de spots incandescents que le MoMA avait mis à la mode. On pourrait même spéculer sur le rôle que jouèrent, dans la consécration du 21 De la même manière que l'Espagne de Franco porta aux nues les œuvres d'« art informel» dans les expositions internationales, tandis qu'elle les dédaignait dans les institutions du pays (Lorente, 1998). 22 Les pièces de la collection de Pop Art de Leon Karushar furent vendues à sa mort à l'Allemand Karl Stroher, qui créa pour elles un musée dans son pays (Crane, 1987 : 39). 251
dernier cri de la peinture moderne, des vitrines flambant neuf telles que le nouveau bâtiment du Guggenheim de Frank Lloyd Wright, inauguré en 1959, l'extension Est du MoMA réalisée en 1962-64 par Philip Johnson, ou le nouveau siège du Whitney Museum construit en 1963-66 par Marcel Breuer et Hamilton Smith, trois jalons polémiques23 de 1'histoire de l'architecture moderne qui affirmaient chacun à leur manière la voie à suivre pour dépasser la monotonie de l'angle droit caractéristique du «style international ». Mais puisqu'il y avait désormais une profusion d'espaces muséaux nouveaux ou agrandis en Amérique du Nord -y compris au Canada, où le Musée d'Art Contemporain de Montréal avait été créé en 1964-, susceptibles de favoriser la diffusion du Pop Art, le soutien du marché de l'art fut cette fois très important dès le début, les grands millionnaires s'étant lancé tête baissée dans l'accumulation d'œuvres de Andy Warhol, Roy Lichtenstein, James Rosenquist, Tom Wesselmann et les autres. Naturellement, le ressentiment des membres des autres mouvements artistiques qui se multiplièrent dans les années soixante et au début des années soixante-dix fut d'autant plus prononcé que le succès du Pop Art fut rapide et important. Certains d'entre eux eurent toutefois le privilège d'une consécration muséale, tell' art optique -Op Artauquel le MoMA consacra une exposition spéciale en 1967; mais les autres étaient plus difficiles à faire entrer dans le cadre du musée: le mouvement Fluxus, les happenings, l'art de l'action, le body art, le land art, l'op art, le computer art, r art conceptuel, l'art minimal... Ce dernier parvint à s'attirer l'attention particulière du Musée Guggenheim, lequel, 23En juin 1956, à peine révélé le projet de Wright pour le Musée Guggenheim, la revue Arts publia un éditorial dans lequel Hilton Kramer exigeait son annulation, proposition qui fut soutenue par vingt-et-un artistes de renom. Depuis lors, les analyses positives ou négatives sur le bâtiment ont proliféré au point que les articles spécialisés ne donnent aucune bibliographie exhaustive sur le sujet (on trouvera néanmoins une sélection dans Searing, 1983: 71, note 25, et dans Coolidge, 1989: 129, notes 4-14). On pourrait en dire autant du siège du Whitney, grâce auquel Breuer devint aussitôt un des chefs de file du «brutalisme» : on a comparé l'édifice à un bunker ou à un coffre-fort, qui est la métaphore préférée par Helen Searing parmi toutes celles proposées dans les études antérieures (1983 : 72, note 30). On ne peut pas dire non plus qu'on manque de matière sur Philip Johnson, qui, après avoir été l'un des pionniers du « style international» -en 1932 il avait organisé au MoMA l'exposition qui consacra cette tendance-, finit par être vers la fin de sa vie un chantre du postmodernisme; la transition entre les deux tendances s'étaient précisément réalisée quand il intervint sur la façade du MoMA, en ajoutant de part et d'autre -d'abord l'extension ouest destinée aux bureaux, en 1950; puis l'extension est, destinée à la collection, en 1964--- des bâtiments aux teintes et textures radicalement distinctes de celles de la façade originale de 1939, dont il supprima par ailleurs certains éléments (cf Wallach, 1998: 82, et surtout les articles contenus dans Elderfield, 1998, où figure une bibliographie exhaustive). 252
en fin de compte, s'était toujours intéressé à la dure poétique de l'art « non objectif ». Mais la plupart du temps ce sont ces artistes émergents eux-mêmes qui prirent l'initiative d'ouvrir de nouveaux espaces artistiques, certes souvent très modestes et réduits au rôle de figurants, tels ceux que quelques artistes créèrent dans le Lower East Side à NewYork; par exemple, celui ouvert en décembre 1961 par Claes Oldenburg, qui a trouvé davantage d'écho auprès des historiens d'art des générations suivantes que chez le public de l'époque (cf l'article de Dore Ashton dans Klüser & Hegewisch, 1991 : 148-155). Ces nouveaux courants furent bientôt diffusés dans le reste de l'Amérique, où l'un de leurs principaux relais fut le Centre Culturel Di Tella, un nouvel espace culturel fondé en 1963 par une famille d'industriels, qui entra en concurrence à Buenos Aires avec le Museo de Arte Maderno, certes fondé avec la colaboration du MoMA, mais qui languissait, faute de soutien. Ailleurs ce type de fondations surgit à l'initiative des artistes eux-mêmes, tel le Museo Paraguayo de Arte Moderno d' Asunci6n en 1965, ou d'initiatives locales voire ecclésiastiques, tel le Museo de Arte Contemporémeo créé en 1966 à Minuto de Dios, un quartier populaire de l'ouest de Bogota, à l'instigation du père Rafael Garcia Rerreros, un télévangéliste qui animait une émission très suivie à la télévision colombienne et encouragea le soutien des élites et de la communauté artistique24. En général, il reste difficile de savoir jusqu'à quel point ces nouveaux espaces consacrés à l'art contemporain assumaient la contestation de la culture officielle que représentaient les musées d'art moderne. Un foyer de modernité à. Buenos Aires La Fondation Di Tella existait dès 1958 : eUe avait été établie par les frères Torcuato et Guido Di Tella en mémoire de leur père, un industriel important et mécène des arts. L'espace culturel qui ouvrit en 1963 au n0940 de la calle Florida regroupait trois initiatives artistiques: premièrement un centre d'expérimentation audiovisuelle, consacré au théMre expérimental, deuxièmement un centre pour la composition de 24 Le quartier Minuto de Dios est un exemple d'urbanisation modèle en matière de logements sociaux, qui fut doté, grâce à des mouvements chrétiens du bas de l'échelle sociale, de structures pour l'éducation, dont faisait partie le Museo de Arte Contempor!meo, situé dans un bâtiment original dont la forme en spirale, bien qu'inversée, renvoie au Guggenheim new-yorkais, et dont les activités se centrèrent sur le design, les arts du feux, les ateliers d'enfants et l'organisation de Salons des Jeunes Artistes. Il dut fermer ses portes en 1993 pour motifs économiques, mais rouvrit ses salles en 1999 après un ambitieux réaménagement du bâtiment et, sans délaisser sa vocation sociale, il est devenu un centre de recherche et d'expositions spécialisé en art contemporain, anthropologie et technologie informatique. 253
musique expérimentale auquel accouraient les compositeurs de toute l'Amérique latine, et surtout un centre d'art, dirigé par Romero Brest, qui avait démissionné de son poste au Museo de Bellas Arles, oÙ étaient visibles la collection de la famille Di Tella ainsi que des expositions itinérantes d'art latino-américain et international. Leur prix annuel d'art national et international -les finalistes de l'édition 1964 furent Robert Rauschenberg, Jasper Johns et Kenneth Noland, qui remporta le prixétait attribué par un jury de critiques célèbres, tels que Clement Greenberg, Lawrence Alloway, Piene Restany ou Giulio C. Argan. Vers 1965, autour du Centre gravitait un une orbite de modernité aux accents pop, dénommée lvJanzana Loea (littéralement « le pâté de maison fou »), réputée pour ses galeries d'art, ses librairies, ses bars et ses restaurants. Pendant la dictature militaire des années 1966-1976, les autorités regardaient ce quartier d'un mauvais œil, persuadées qu'il s'agissait d'un repaire de hippies, de marxistes, d'homosexuels et de drogués; on envoya fréquemment la police pas seulement contre eux. mais aussi contre le Centre Di TeJ1a, pour J'ob]iger à fermer plusieurs expositions (King, J985). Le soutien américain ne leur fît pas défaut, surtout de la part des fondations Ford et Rockefeller; mais c'est sans doute précisément ce soutien qui leur fit perdre cette verve expérimentale, au point qu'ils furent bientôt dépassés par le Centro para el Arle ,1: la Comunicacion (CA YC) fondé par Jorge Ginsberg en 1969. Ce centre avait beau être d'envergure plus modeste, il était cependant bien plus interdisciplinaire ---il intégraIt de:-,anistes, des critIques, des sociolüguc~, des mathématiciens, des informaticiens, des architecteset fut résolument tourné vers l'art conceptuel et la réflexion théorico-politique en sur la création atiistique en relation avec les technologies informatiques et la société. Entre temps, la Fondation Di Tella fut ruinée par la récession économique et son centre culturel ferma en 1970 : à cette époque, il n'était déjà plus la vitrine des dernières tendances artistiques qu'il avait été au début de la décennie, puisqu'il était devenu le promoteur d'une modernité internationale et élitiste, éloignée des mouvements sociaux argentins qui eurent paradoxalemcnt line grande répercussion sur d'autres foyers de la sphère artistique, dont les expositions Tucumim Arde. organisées en 1968 par un collectif d'artistes de Rosario, sont la démonstration. L'Europe occidentale offre un exemple similaire: elle vécut dans les années soixante une longue phase de croissance économique, qui favorisa la prolifération de nouveaux musées et de collectionneurs intéressés non seulement par l'expressionnisme abstrait mais aussi par le Pop Art et les autres courants artistiques révélés pendant cette période. Il 254
aurait été logique que le Royaume-Uni prît de l'avance dans ce boom, mettant en avant son rôle de médiateur entre l'Europe et les USA, qui s'était dès lors traduit en matière de musique rock, de mode, de politique, etc. Mais il n'en fut pas ainsi dans le milieu de l'art, puisque la société et les musées de Grande-Bretagne, Tate Gallery en tête, centraient surtout leur attention sur l'art britannique et sur les imitateurs de l'Ecole de Paris, sans même que des collectionneurs si avisés comme l'était Jim Ede, le propriétaire de Kettle's Yard à Cambridge, donnassent l'impression d'être au courant de la nouvelle conjoncture artistique mondiale. La seule exception à cette léthargie nationaliste qui mérite d'être mentionnée est l'inauguration, en 1960, de la Scottish National Gallery of Modern Art d'Edimbourg par Kenneth Clark, dotée d'œuvres modernes internationales données par Sir Alexander Maitland, et qui fut l'un des très rares musées de cette spécialité apparus dans le pays dans ces annés-Ià, bien plus marquées par la création de centre d'expositions temporaires, de l'ICA londonien fondé par Herbert Read en 1948 à l'ouverture vingt ans plus tard de la Hayward Gallery, ou même le Museum of Modern Art d'Oxford, fondé en 1969 par l'architecte Trevor Green, avec l'intention de former une collection de l'art du XXèmesiècle, projet qu'il ne put finalement pas mener à terme, si bien que son institution devint elle aussi une simple galerie d'expositions . 25 temporaires. On peut en dire autant des grandes puissances artistiques et muséales comme la France et l'Italie, qui vécurent longtemps dans une certaine autarcie culturelle, en dépit de l'américanisation économique consécutive au Plan Marshall. La France, qui, sous la présidence de Charles De Gaulle, avait développé dans les questions politiques et militaires une indépendance orgueilleuse par rapport à l'autorité américaine, résistait également à la colonisation américaine sur la question culturelle. En matière de musée, ses apports les plus importants furent les écomusées et la rénovation des musées ethnologiques, tandis que la muséalisation de l'art contemporain resta au stade embryonnaire. C'est seulement en 1955 qu'ouvrit le Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, dans l'aile qui lui avait été affectée au sein du Palais de Tokyo, 25 De fait, cette institution a renoncé au terme «musée» dans sa dénomination officielle, pour éviter tout malentendu concernant l'absence de collection permanente et sa politique d'accueil d'expositions d'art émergent, non muséalisé; ce «non-musée» servit néanmoins de tremplin vers la consécration pour de nombreux artistes, et même pour ses directeurs, tel Nicholas Serota qui le fut entre 1973 et 1976, avec Sandy Nairne comme assistant, ou encore David Elliott qui lui succéda à partir de 1976 jsuqu'à ce qu'il abandonne Oxford vingt ans plus tard pour aller diriger le Maderna Museet à Stockholm.
255
mais ses cimaises furent longtemps réservées presque exclusivement aux œuvres de l'Ecole de Paris antérieures à la Seconde Guerre mondiale ce qui, tout compte fait, pourrait sembler en accord avec le canon préconisé par le MoMA-. L'institution voisine, le Musée National d'Art Moderne, ne sembla pas s'éloigner de cette même voie, puisqu'il ne portait pas davantage son attention sur l'art contemporain: désespéré par cet état de fait, son conservateur, Jean Cassou, démissionna en 1965 et fut remplacé par Bernard Dorival, qui ne fit que consolider cette tendance historiciste, de telle manière qu'il était alors impossible de voir l'art le plus récent, si ce n'est au Musée des Arts décoratifs dirigé par François Mathey (DeRoo, 2006: 40). Quant aux gallerie d'arte moderna e contemporémea qui formaient un dense réseau en Italie, la majorité étaient restées après la Seconde Guerre mondiale comme en état d'hibernation, étant donné qu'elles avaient été fermées pendant de longues années et qu'elles n'avaient pas augmenté leurs collections pour rendre compte de l'évolution de l'art contemporain. Exception notable, la municipalité de Milan utilisait depuis 1947 les anciennes écuries de la Villa Belgiojoso pour y exposer de l'art contemporain, en complément de la collection de la Galleria d'Arte Moderna, et construisit un bâtiment de deux niveaux, le Padiglione d'Arte Contemporanea, qui fut inauguré en 1954 avec une exposition consacrée à Rouault; mais les années d'aprèsguerre furent trop dures pour presque toutes les communes qui avaient fondé plusieurs années auparavant une de ces institutions comme un acte de patriotisme moderne, si bien que les budgets furent réservés à des choses plus pressantes (Huber, 1997; Bonaretti, 2002: 147-163). C'est seulement avec la croissance économique ultérieure que certaines d'entre elles crurent que leur moment était arrivé, mais face à l'évidence selon laquelle il était déjà trop tard pour espérer acquérir une sélection pertinente d' œuvres représentatives des tendances artistiques internationales du XXèmesiècle, elles optèrent pour une redéfinition totale de leur mission. Deux exemples suffiront ici: les galeries d'art moderne de Venise et de Vérone, qui furent libérées des reliquats du XIXèmcsiècle pour ainsi se consacrer entièrement à ce qu'on entendait alors par « art moderne », suivant le paradigme du MoMA new-yorkais, bien qu'aucune de ces deux galeries ne parvînt à le présenter sous la forme d'une collection permanente, si ce n'est simplement à travers d'expositions temporaires -du même que la Galleria Civica deI Comune di Modena, fondée en 1959 par des artistes et intellectuels de gauche désireux de parier contre le modèle americain et pour le réalisme socialiste plus ortodoxe proposé par le PCI-. Celle de Turin s'appliqua également pendant les années cinquante et soixante à organiser des expositions sur les tendances internationales de l'art moderne, à cette particularité près 256
qu'elles eurent lieu dans un bâtiment neuf, construit à la suite d'un concours lancé en 1951, que remportèrent les architectes Carlo Brassi et Goffedo Boschetti: le nouveau musée, inauguré en 1959, s'ouvrit aux tendances internationales (Viale, 1960). Mais même ces exemples isolés , . . .26 n eurent
pas gran d e perenmte
.
En revanche, et pour des raisons évidentes, les importateurs les plus enthousiastes de l'art américain et du parangon muséal new-yorkais furent les pays d'Europe centrale et septentrionale. Dans la Yugoslavie du maréchal Tito, l'historien et critique d'art Izidor Cankar avec le soutien des heritiers d'un homme d'affaires local funda en 1947 la Moderna Galerija en Ljubljana, equivalent slovène du Museum of Modern Art, dans un bâtiment construit en 1951 à l'entrée du Parc Tivoli. En Allemagne, pays divisé après la guerre, l'American Way of Life s'imposa rapidement et victorieusement dans la puissante République Fédérale comme une manière de plus de surmonter le passé nationalsocialiste: un possible symbole de cette ouverture pourrait être le premier musée d'art moderne de l'après-guerre, le Museum am Ostwall à Dortmund, fondé en 1947 et construit entre 1949 et 1956 avec les reliquats réutilisés du vieux Musée des Beaux-Arts de la ville, détruit pendant la Seconde Guerre mondiale; toutefois, comme l'affrontement politico-culturel se faisait surtout dans le cadre de l'opposition à la propagande communiste, c'est Berlin qui fut le théâtre privilégié de ce «duel culturel ». Les grands musées y avaient inclus dans le secteur soviétique, y compris la Nationalgalerie et une grande part de ses collections d'art allemand du XIXèmesiècle et du début du XXème, ce qui fournit un prétexte idéal pour faire table rase et repartir de zéro: ainsi, à sa fondation en 1954 de ce côté-ci du Mur, la Neue Nationalgalerie étaitelle principalement orientée vers l'art récent international. Evidemment, le siège définitif inauguré en 1968, signé Mies van der Rohe, le plus célèbre architecte allemand émigré aux Etats-Unis, était de «style international»: il s'agissait d'un musée souterrain, situé sous un hall vitré et isolé dans une « acropole» (comparaison emprunté de Bonaretti, 2002: 146) orné d'un jardin et de sculptures en plein air (fig. 22), separée 26 L'édifice flambant neuf du musée d'art moderne de Turin fut entièrement fermé pendant quinze ans, avant sa réouverture en 1993 après une rénovation totale, sous le nouveau nom de Galleria d'Arte Maderna e Cantemparanea, et obtint peu après une véritable autonomie administrative par rapport au Musea civico. Cela s'est passé en pleine période postmoderne, quand les municipalités italiennes ont encouragé la réouverture de nombreuses galeries d'art moderne, y compris celles qui étaient restées ancrées dans l'art du XIXèmesiècle et du début du XXème, comme la Villa delle Rose à Bologne, la Galleria Ricci Oddi à Plaisance, ou la Galleria Giannani à Novare. 257
Fig. 22 Façade de la Neue Nationalgalerie
de Mies van der Rohe, Berlin
par enceintes et perrons de l'ultarmoderne Potsdamerstrasse, artère centrale d'un quartier de Berlin Ouest à l'emplacement d'une zone entièrement détruite pendant la guerre Vue de l'extérieur, ces façades de verre, qui furent tellement en vogue dans l'Allemagne capitaliste, étaient une déclaration d'ouverture, de volonté de ne cacher à l'intérieur aucune sorte de machination politique ou idéologique (Schubert, 2000: 53). A l'intérieur, toutefois, on recourut au white cube: depuis le MoMA, James Johnson Sweeney commenta quelques mois après l'inauguration que les salles affectées à la collection permanente étaient en effet directement inspirées de la muséographie des galeries new-yorkaises (Coolidge, 1989 : 71); en revanche, l'espace destiné aux expositions temporaires s'avéra immédiatement peu flexible, dans la mesure où l'exposition inaugurale fut consacrée à de petites toiles de Mondrian, alors que Mies avait conçu cet espace suivant le goût américain de l'époque pour les sculptures et les tableaux de grandes dimensions27. D'autres architectures offraient davantage d'adaptabilité, telle projet de Karl Schwanzer pour le pavillon autrichien de l'Exposition Universelle de Bruxelles en 1958, qui fut remonté dans le Sweizergarten -Jardin Suisse- excentré dans l'agglomération de Vienne, et qui fut inauguré en 1962 comme Musée d'art du XXèmc siècle. Mais le rôle principal dans cette modernisation 27Mies van der Rohe, qui fut lui-même collectionneur de sculptures, confirma à la Neue Nationalgalerie l'obsession qui l'avait poursuivi en tant qu'architecte, pour donner aux sculptures un cadre d'exposition favorable, dans lequel il affectionnait d'intercaler de ci de là quelque tableau de grandes dimensions. 258
et américanisationdu goût artistique de l'Europe Centrale capitaliste revient surtout aux grands collectionneurs, comme l'industriel Peter Ludwig, qui constituait alors une vaste collection d'expressionnisme abstrait et de Pop Art états-unien, abritée depuis 1969 dans la ville de Cologne, à laquelle ilIa donna finalement sept ans plus tard pour fonder le Musée Ludwig (qui ne fut inauguré qu'en 1986). Non moins enthousiastes des grandes œuvres d'art vendues de l'autre côté de l'Atlantique étaient les collectionneurs de Belgique, de Hollande et des pays nordiques, dont les élites culturelles s'étaient très tôt démarquées des attitudes paternalistes ou hostiles à la nouvelle peinture américaine telles qu'elles furent courante en France ou en Italie (Herrera, 1995: 34-5). En fait, les premiers Pollock à entrer dans des collections de musées européens intégrèrent le Stedelijk Museum d'Amsterdam en 1951. Ce dernier ne fut pas seulement l'une des étapes les plus triomphales des expositions itinérantes envoyées par l'International Program du MoMA : il organisa en outre tout au long des années cinquante de nombreuses expositions d'art américain, au point que le critique français Michel Ragon en vint à le qualifier d'ennemi de l'Ecole de Paris. Les manuels d'histoire de l'art font généralement référence à Willem Sandberg, directeur de ce musée municipal durant les années d'après-guerre, en tant que designer et promoteur du groupe CoBrA -les peintres de l'informel originaires de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam, si proches de l'expressionnisme abstrait américain-, alors que son inf1uence dans la domaine de la muséologie est bien plus fondamentale (Frank, 1964: 320; Petersen, 2004), et ne peut être comparée qu'à celle d'Alfred Barr au MoMA, dont il se servit de modèle pour le musée qu'il dirigea jusqu'en 1962 (il fit ses adieux avec l'exposition polémique Dylaby, qui ébranla les conventions muséographiques ; cf l'article de Ad Petersen dans Klüser & Hegewisch, 1991 : 156-165). A l'image de Barr, Sandberg avait été marqué par la Bauhaus, et c'est lui qui fit du Stedelijk, qui n'était alors qu'un capharnaüm muséographique typique du XIXème siècle, le musée européen le plus apparenté au MoMA par ses murs blancs, son parcours subdivisé en petites salles à la gloire de Malevitch, Mondrian ou d'autres avant-gardistes « historiques », ou ses expositions polémiques consacrées à des mouvements artistiques récents, que les autres musées hollandais ne tardèrent pas à relayer28. Le cap fut maintenu par le directeur suivante, 28Avant d'arriver à la direction du Stedelijk, Willem Sandberg s'était déjà fait connaître par son action dans la résistance contre l'occupation allemande et contre les persécutions antisémites -ce qui lui valut d'être recruté par la suite à la tête du Musée d'art moderne de Tel Aviv-. De fait, c'est sans doute Sandberg qui fut la première personnalité publique à devenir un « directeur-vedette », un archétype tellement 259
Edy de Wilde, qui affirmait que le Stedelijk était « la tête de pont du MoMA en Europe» et qui en fit un musée à plusieurs départements, et étendit la collection au Pop Art, au minimalisme, à l'art conceptuel, et à d'autres courants issus des Etats-Unis. C'est sous son influence que fut conçu le Maderna Museet de Stockholm, section du Musée national suédois dédiée à l'art postérieur à 1909 installée tout près de ce dernier, dans un bâtiment du XIXèmesiècle qui avait été le centre d'éducation physique de la marine de guerre sur l'île de Skeppsholmen. Les travaux de réhabilitation du bâtiment n'étaient pas encore terminés quand, en 1956, la tournée mondiale du Guernica de Picasso y fit escale, et quand le nouveau centre fut enfin inauguré en 1958, il n'avait toujours pas de directeur, poste auquel fut nommé l'année suivante un jeune licencié en Histoire de l'Art, Pontus Hulten, qui faisait déjà partie de l'équipe originale29. Son admiration fréquent aujourd'hui -beaucoup y aspirent tout au moins- et qui se traduit dans le fait que la personnalité du directeur façonne le musée à sa manière. Il fit évidemment du musée municipal d'Amsterdam une projection de lui-même, au point que Harald Szeemann, un autre directeur-vedette, fit un jour ce commentaire: « On ne va pas seulement au Stedelijk, mais bien et surtout chez Sandberg» (déclaration transcrite dans Szeemann, 1996 : 40). Sandberg, qui était avant tout un graphiste pour la publicité (c'est pour cette facette que le Musée des Arts Décoratifs de Paris lui consacra une rétrospective en 1973), fit éliminer les frises décoratives du XIXcmesiècle et peindre de blanc les murs des salles et même les briques du vestibule du Stedelijk -une opération que je juge peu heureuse-, fit ensuite ajouter un restaurant, une salle d'estampes et. enfin, en 1954, il prolongea le bâtiment ancien par une « aile nouvelle », dont les parois de verre étaient censées favoriser le dialogue entre les œuvres et les piétons traversant le parc de Museumplein ou passant dans la Van Baerlestraat; entre temps, en plus d'avoir acheté ou commander de nombreuses œuvres à des artistes vivants tout en les intégrant aux activités de l'institution, il se proposa de transformer le musée en une « maison des arts» au pluriel, où en plus de la peinture on trouverait le cinéma, la photographie, l'architecture, le design, la musique et la danse (Galen & Schreurs, 1995: 102-139; Virto, 2003). Le directeur suivant, Edy de Wilde, s'était montré particulièrement amateur de Dubuffet et de l'Ecole de Paris en tant que directeur du Van Abbemuseum de Eindhoven entre 1946 et 1964 (cf l'article de Ph. Peters dans Debbaut, 1995: 42-55); il changea toutefois son fusil d'épaule au Stedelijk, se montrant davantage américanophile. Mais Amsterdam, métropole ancienne fondatrice de la ville de NewYork, n'était pas un foyer isolé d'américanisation dans le pays, puisque le KrollerMüller Museum d'Otterlo devint l'apôtre de la sculpture de Calder et de ses disciples, tandis qu'à La Haye, le Gemeentemuseum, avec Wim Beeren à sa tête, fut pionnier dans la diffusion du Pop Art américain en 1964, puis du minimalisme à partir de 1968 ; ce dernier courant avait trouvé deux auparavant un acheteur enthousiaste en la personne de Jean Leering du Van Abbemuseum de Eindhoven (Herrera, 1995 : 38-41). 29 Pontus Hulten aspirait à obtenir pour le Maderna Museet l'autonomie totale par rapport au Natianalmuseum, mais n'y parvint pas. Ceci explique sans doute le ton amer des souvenirs qu'il évoque de ces années-là, surtout parce qu'il tenta aussi en vain de concrétiser son concept de Kulturhuset, une Maison de la Culture qui, au lieu de fonctionner autour d'un théâtre comme celles de Malraux en France, aurait rassemblé 260
pour le Stedelijk d'Amsterdam qu'il entra immédiatement en relation avec Sandberg pour organiser ensemble des expositions ambitieuses, comme la mémorable exposition d'art cinétique en 1961, Bewagen Bewegung, ou celle consacrée l'année suivante à Rauschenberg, Jasper Johns, Alfred Leslie et Richard Stankiewicz, qui furent toutes deux montées d'abord au Stedelijk puis au Maderna Museet. Comme Sandberg dut attendre de nombreuses années avant de pouvoir obtenir un visa pour les Etats-Unis à cause de son passé de militant de gauche, c'est finalement au seul Hulten que profita cet accord de coopération: considéré par les états-uniens comme l'introducteur du Pop Art en Europe, il fut invité par le MoMA en 1968 pour assurer le commissariat de la célèbre exposition The Machine. Un autre musée émergea dans l'aire d'influence du Stedelijk, cette fois au Danemark, à Humlebaek, à 35 km au nord de Copenhague. Knud Jensen, magnat de l'industrie agro-alimentaire et éditeur, y avait acheté en 1955, afin d'y installer sa collection, une maison de campagne du XIXèmc siècle, environnée de prés avec vue sur un lac et sur le littoral face aux côtes suédoises. Son premier propriétaire avait eu trois épouses, qui, par pure coïncidence, se prénommaient toutes Louise: de là vient le nom du domaine, «Louisiana» ; le nom et l'esprit du lieu parurent si beaux à Jensen qu'il se refusa à les modifier, et imposa même la conservation scrupuleuse de la maison, de ses plafonds bas et de ses salles d'échelle domestique aux architectes auxquels il commanda l'aménagement d'un musée, qui iUt inauguré en 1958. La collection originale de Jensen était exclusivement dédiée à l'art danois de la première moitié du XXèmc siècle, mais à la suite d'une «conversion personnelle »30 d'abord, puis, à partir de 1966, grâce à des subventions de autour de la section de la bibliothèque municipale et de son musée la plus grande pluralité possible de formes d'expression culturelle, avec la musique expérimentale, le cinéma, la danse, le théâtre et un centre de documentation. Il reconnaît toutefois que toutes ces idées se matérialisèrent lorsqu'il fut placé à la tête du Musée National d'Art Moderne à Paris (Hulten, 1981 : 32). 30 Après avoir vendu son affaire à une multinationale et laissé la plus grande partie de l'argent de la vente à la Fondation Louisiana, liée au musée, Jensen décida de consacrer tout son temps libre à cette initiative; il se réjouit très vite de n'avoir pas donné au musée un nom trop explicitement associé à l'art danois, puisqu'en 1959, lors d'une visite à la Documenta II, il resta émerveillé par ce qu'i! découvrit: Pollock, De Kooning, Kline, Rothko, Dubuffet, Wols, Bacon, Tàpies... Il entra immédiatement en relation avec l'organisateur, Arnold Bode, et obtint que nombre des œuvres exposées fussent montrées quelques mois plus tard à Louisiana, qui cessa alors d'être un musée d'art danois d'un autre temps, pour devenir un des lieux de pèlerinage favoris des amateurs d'art contemporain international. Sa découverte suivante fut le Stedelijk de Sandberg, qui l'aida à monter une série d'expositions controversées en 1960, année où débuta également son amitié avec Pontus Hulten et une longue collaboration avec le 261
l'Etat et à la générosités de fondations et d'autres particuliers, le musée réorienta sa spécialisation vers l'art postérieur de 1950 (fig. 23). L'organisation architecturale du domaine fut également bouleversée par la suite, car les architectes Joorgen Bo et Vilhelm Wohlert, les deux disciples de Mies van der Rohe qui avaient déjà chargés d'installer le
d,
. ,.",.
", '-;
I
'l,t;'\' i! :,t I '~ I :~Ii
d'd ...'
,;
-,,,.."
1'
-o-:'1
"
r
,j;~i
r
~..,
--:
.-
,
!,>LW i' i" f,
,,'
i'
'0t' "
,
't{ r", ..I!:
';~I
i f-'>~'~
.
. ,;,
'
"
~?r1: ¥ :.',
j
I
~J
, 1it,,:;- ril ,'11;' j',h" . j:"~:j!
,
t:
Fig. 23 Intérieur Copenhague
du Musée Louisiana
I
à Humlebaek,
ville au Nord
de
Maderna Museet de Stockholm, marquées par de nombreuses expositions et publications en commun (Jensen, 1991, en particulier le deuxième chapitre, où il narre ce« changement de cap »). 262
musée dans la maison en limitant les altérations, en conçurent une grande extension constituée de galeries vitrées avec vues sur le parc, comme dans 1'« Aile Nouvelle» du Stedelijk, ou bien de salles semi-enterrées qui se fondent dans le paysage. Louisiana pourrait sembler un exemple trop particulier et trop périurbain pour mériter d'être considéré comme un musée comparable par son influence et son rôle de modèle à ceux des grandes capitales; seulement son public n'est pas rural -il est composé pour la majeure partie de personnes modernes venant de Copenhague et de Malmo-- et sa trajectoire n'est plus représentative des tendances muséales d'une époque donnée. Son succès incita d'autres musées danois sous tutelle publique à réorienter leur spécialisation: j'en veux pour preuve le musée d'art d' Aalborg, une institution qui était dédiée, depuis sa fondation au XIXèrne siècle, à l'art contemporain danois -c'est-à-dire, à l'art primé dans les expositions officielles d'alorset qui se sépara de ses collections d'art du XIXèrne après la Seconde Guerre mondiale pour se spécialiser dans l'art international du XXèrne,surtout après la donation de la collection d'Anna et Kresten Krestensen, comprenant de grandes figures des années quarante et cinquante. Dans ce cas aussi il y eut une rénovation architecturale, qui devait fatalement se traduire par la présence de parois vitrées avec vues sur des espaces verts et sur une style indubitablement moderne, puisque c'est ni plus ni moins qu'Alvar Aalto qui fut chargé de dessiner le nouveau bâtimenl du Nordjyllands Kunstmuseum, inauguré en 1972 (Hobolth, 1992). La France aussi sacrifia institutionnellement au culte de l'expressionnisme abstrait à l'américaine3] ; on y trouve un exemple apparenté aux précédents, si ce n'est dans l'orientation artistique, du moins en ce qui concerne le modèle de fonctionnement et la recherche d'une savante intégration de l'architecture moderne dans un paysage naturel idyllique. L'éditeur et marchand français Aimé Maeght, qui ouvrit la Fondation Maeght dans les environs de Saint-Paul-de-Vence, n'est-il pas l'homologue parfait du danois Jensen? Dans ce cas également, le fondateur eut le coup de foudre pour le cadre naturel, une 3]
Rebecca J. DeRoo a signalé dans son étude sur les musées et les expositions français durant les années soixante la frustration d'une des rares femmes à avoir occupé un des échelons les plus importants de la conservation en France, Suzanne Pagé, conservateur au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, face à la domination de l'art informel: «Moi, j'ai voulu acheter une œuvre d'Annette Messager. Ça m'a été totalement refusé. Les gens considéraient ça comme absolument sans aucun intérêt, indigne, hors de propos dans un musée. C'était mal foutu. C'était un moment où encore, pour une génération de conservateurs, il y avait l'idée que ce qu'on met dans le musée c'est de la peinture abstraite. » (DeRoo, 2006 : 234-235, note 38). 263
propriété dans les pinèdes, dans laquelle il commença par restaurer, en mémoire de son fils disparu Bernard, une ancienne chapelle dédiée au saint portant le même prénom; mais il voulut ensuite édifier un bâtiment où exposer sa collection et pouvoir y faire séjourner ses amis -Bonnard, Braque, Miro, Giacometti, Calder, Chagall, Dubuffet, etc-. Ces derniers l'aidèrent à organiser la disposition des sculptures sur la colline et à planifier la construction du musée qu'il commanda, par l'intermédiaire de Miro, au catalan Josep LIuis Sert, disciple de Le Corbusier (qui était
alors occupé par la préparation d'un Musée du
dme
siècle dans le
nouveau quartier de La Défense, aux portes de Paris, commandé par le ministre de la Culture André Malraux, mais la mort soudaine de l'architecte fit avorter le projet). Et c'est le ministre Malraux qui vint inaugurer en personne, en 1964, les installations de la Fondation Maeght, alors qu'il s'agissait d'une entité privée qui ne recevait aucune subvention du gouvernement. Apparemment, la commune ne se montra pas non plus disposée à collaborer, dans la mesure où les villageois voyaient d'un mauvais œil ce repaire d'intellectuels venus de Paris, et quand Aimé Maeght voulut y construire un théâtre moderne avec une salle de concerts, les édiles de Saint-Paul lui refusèrent le permis de construire, prétextant que la construction ou bien devrait respecter le style traditionnel provençal ou bien ne se ferait pas... si bien qu'elle ne se fit pas (Cabanne, 1993 : 43). Mais dès lors s'imposa définitivement l'idéal de musée d'art moderne conçu comme un édifice d'avant-garde à l'ausrérité géométrique cistercienne, agrémenté de vues sur la nalure (Birksted, 2004). Josep LIuis Sert lui-même construisit un bâtiment très similaire à Barcelone, pour abriter en 1971 la Fundacia Mira, qui veille sur la ville du haut de la verte colline de Montjuïc. On assista ensuite à la répétition jusqu'à la banalisation d'un cliché muséographique : tandis qu'en Europe de l'Est on construisait des « musées de la révolution» qui interprétaient chacun l'histoire locale selon un modèle soviétique qui reprenait pieusement l'hagiographie de Marx, Lénine ou d'autres pontifes communistes, le nouvel emblème de la civilisation occidental était un type de musée qui se devait d'être équivalent partout, doté d' œuvres semblables dues à un échantillon standard d'artistes très connus et reconnus au niveau mondial, dans des bâtiments dessinés en série par des cabinets d'architecture de renommé internationale reconnaissables à leur marque de fabrique. A l'intérieur dominait toujours la muséographie du white cube imitant l'asepsie blanche des hôpitaux: les visiteurs silencieux progressaient dans le temple-bunker en contemplation extatique suivant un parcours artistique inspiré par le prototype établi par le MoMA. L'ouverture, en 1974, du Hirshhorn Museum and Sculpture Garden (fig. 24), un bâtiment en béton 264
""
\
'\
Fig 24 Extéreur et intérieur (galerie des maîtres de l'sculpture de Picasso en avant) au Hirshhorn Museum, Washington
265
ceint de jardins et d'espaces verts au centre de Washington D.C., peut être considéré comme le résumé états-uni en de cette mode: sa collection permanente, composée d'œuvres contemporaines et postérieures à Picasso, données par le financier d'origine lettonne Joseph H. Hirshhorn, fut organisée séparément selon un itinéraire double, avec les sculptures le long d'un couloir incurvé, et à droite une succession de salles de peintures, comme au MoMA Si l'on tient compte du fait que dans l'inconscient collectif américain l'établissement des premiers colons dans les prairies était tellement mythifié, on ne peut être surpris par l'idée répandue selon laquelle ce prototype de musée de verre et de béton implanté dans quelque beau site naturel, où le personnel et les visiteurs se rendaient généralement en voiture, était quelque chose de « typiquement américain ». L'exportation de ce modèle occidental atteignit son apogée grâce à son adoption enthousiaste par des cultures lointaines en voie d'occidentalisation rapide, par exemple au Japon où, comme nous avons vu plus haut, se généralisa dans les années cinquante et soixante ce modèle d'implantation des musées dans des parcs agréables, qui correspondait parfaitement tant à la tradition culturelle japonaise qu'au goût américain, et qui s'avérait en outre si emblématique du Mouvement moderne, grâce à des pionniers comme Le Corbusier. D'autres exemples ne tardèrent pas à suivre ce sillage, telle Musée national d'art contemporain international, inauguré en 1977 dans un parc de la banlieue d'Osaka ou le Musée Hara d'art contemporain ouvert en 1979 à Tokyo, dans une propriété de style Bauhaus entourée jardins, ou bien encore en Corée du Sud -telle Musée national d'art contemporain, fondé en 1969 et transféré en 1986 dans un bâtiment moderne dans le Grand Park de Séoul. Durant ces décennies de dictature militaire soutenues par Washington, l'essor de ce type de musées affecta une inévitable tournure politique. Par pur machiavélisme, et parfois contre leurs propres goûts, les plus grands tyrans du monde occidental agirent aussi comme les défenseurs de ces lieux de pèlerinages champêtres -et inaccessibles sans automobilede la modernité. Ce n'est pas un hasard si l'arrivée de Pinochet au pouvoir au Chili fut suivie en 1974 du transfert du Museo de Arte Contemporaneo du centre de Santiago au Parque Forestal. C'est aussi sous une dictature proaméricaine que fut fondé en 1975 au Guatemala le Museo Nacional de Arte Moderno, situé dans les faubourgs du centre historique de la capitale dans la Finca La Aurora. Le cas du Museo EspaflOl de Arte Contemporaneo (MEAC), n'est pas moins significatif: situé à l'origine dans le palais de la Bibliothèque Nationale sur le Paseo de Recoletos à Madrid, on songea vers la fin du régime 266
franquiste32 à le déplacer vers le Parc du Retiro ; finalement, après bien des péripéties, il fut transféré dans un bâtiment aux parois en verre de « style international» dessiné par Lopez de Asiain sur un terrain arboré de la Cité Universitaire, et inauguré par Franco le Il juillet 1975. La même année, la dictature de Marcos inaugura le Metropolitan Museum de Manille dédié à l'art américain et à ses émules. Deux ans plus tard, le Chah d'Iran construisait à Téhéran un Musée d'art contemporain calqué lui aussi sur le modèle muséographique occidental.
32 Sur le création et le refondation de musées dans le cadre de la politique culturelle de l'Espagne de Franco, outre le livre sur le MEAC (Jiménez-Blanco, 1989), il peut être utile de consulter l'article que j'ai consacré à ce sujet (Lorente, 1998). J'y explique comment, en marge des vitrines muséales de l'art officiel, certains musées tentèrent de se démarquer du paradigme dominant, en partie par vocation contre-culturelle, mais surtout par manque de moyens. Ce fut le cas du Museo de Arte Contemporimeo de Barcelona qui fut actif entre 1960 et 1963 au premier étage du cinéma Coliseum, comme de tant d'autres musées nés sous le franquisme. Il y eut d'autres initiatives pionnières aussi marquantes que cette dernière et issues elles aussi de la base, menées par des groupes d'artistes et d'intellectuels qui se montrèrent très tôt concernés par la revitalisation du tissu urbain de cités historiques: citons le Museo de Arte Abstracto Espanol, installé par Z6bel et Tomer dans les Casas Colgadas de Cuenca en 1966, ou encore le Museo de Arte Contemporimeo inauguré en 1972 dans une maison seigneuriale de Villafamés (province de Caste1l6n), sans compter ceux qui poussèrent comme des champignons sur tout le territoire pour servir d'appât à touristes; il serait trop long de tenter d'en faire une liste exhaustive qui, outre ceux de Ay1l6n (province de Ségovie), d'Ibiza, d'Elche, de Majorque, de Grande Canarie ou de Lanzarote, inclurait aussi des institutions parachutées depuis le sommet de la hiérarchie ministérielle, tels ceux de Séville et de Tolède, preuve de l'unanimité sociale autour de la conception de ce type de musée comme produit d'appel pour le tourisme. Mais puisque leur public, et même leurs fondateurs, se rendaient dans ces localités dans le cadre d'une escapade depuis les grandes villes, il convient de les considérer comme des produits de la culture de l'automobile et de la révolution urbaine -urban sprawl, ou révolution urbaine d'après la denomination d' Henri Lefebvre-, au même titre que les musées de sculpture en plein air, qui furent partout très en vogue dans les années soixante et soixante-dix: le premier musée de ce type en Espagne fut le Museo de Arte al Aire Libre, sur le Paseo de la Castellana à Madrid, constitué à partir de quinze sculptures données par leurs auteurs, et inauguré en 1972; mais les meilleurs exemples pouvant corroborer le rôle joué par ces musées dans la colonisation urbaine, si caractéristique des Trente Glorieuses et des voitures utilitaires, furent ceux qui étaient implantés dans des sites naturels, tels le Museo de Escu/tura al Aire Libre de Santa Cruz de Tenerife, le Museo de Escultura al Aire Libre de Hecho (province de Huesca), ou bien encore celui des terrains proches de Malpartida de Caceres, qui a été récemment complété par l'ouverture du Museo Vostell. 267
Les révoltes anti-musée et anti-système, la querelle autour du MoMA Alors que, dans un monde occidental sous l'empire de la pax americana, bourgeonnaient des musées d'art moderne et contemporain aussi apparentés les uns aux autres que les thermes, théâtres et cirques de la civilisation romaine, un esprit rebelle, contre-culturel commençait à germer chez les jeunes, les intellectuels, les artistes. Mai 68 fut un cri d'alarme qui se fit d'abord entendre à Paris avant de trouver de nombreux échos ailleurs. Le milieu de l'art fut également le théâtre de protestations contre la guerre, de la lutte contre les privilèges des classes dirigeantes, de la dénonciation de l'impérialisme des Etats-Unis. Même les artistes américains qui étaient sélectionnés pour exposer en Europe profitaient des vernissages pour prendre publiquement position contre la guerre du Vietnam --ce qui valut à Carl André d'être arrêté à La Haye en 1968-. La rébellion anti-musée et anti-système contamina aussi les directeurs de musées eux-mêmes, tel Harald Szeemann, qui, lorsqu'il était à la tête de la Kunsthalle de Berne, provoqua en 1969 un grand scandale avec l'exposition When Attitudes Become Form, dans laquelle il réunit soixante-neuf artistes des Etats-Unis, de Belgique, d'Allemagne, du Royaume-Uni, de France, des Pays-Bas et d'Italie; mais au lieu d'assigner une salle à chacun, il les encouragea à s'approprier l'édifice pour en faire un lieu de réunions, de débats, d'expérimentations, d'installations, et même d'interventions destructrices (même le trottoir en face de l'entrée fut soulevé, au grand dam du journal local, d'après les dires de Szeemann dans Klüser & Hegewlsch, 1991 : 212). Aux EtatsUnis aussi les musées furent le théâtre privilégié de ce type de guérillas politico-artistiques. C'est pourquoi le soulèvement des jeunes artistes contre le MoMA fut encore plus radical, non plus parce que le musée leur parût trop imperméable aux nouvelles manifestations artistiques, mais simplement parce qu'il avait acquis le statut de modèle dans sa catégorie muséo-culturelle, ce qui en faisait un temple de l'establishment et par conséquent une cible à attaquer. Des collectifs d'artistes comme la Arts Workers Coalition (AWC) ou le Guerrilla Art Action Group, choisirent le MoMA et Nelson Rockefeller comme cibles favorites de leurs attaques, qui prirent souvent la forme de performances ou d'« installations» (Lippard, 1984). Le milieu de l'art fut dans l'œil du cyclone de l'activisme politique contestataire des années soixante-dix. Dès l'automne 1968 il y avait eu des protestations politiques visant la sphère artistique de Chicago, des campagnes contre l'exposition annuelle du Whitney, des boycottages à la Biennale de Venise et à la Documenta de Kassel, ainsi qu'à la Biennale de Sào Paulo l'année suivante, boycottages qui furent réitérés les éditions suivantes. Mais, bien évidemment, c'est le MoMA qui cristallisa les controverses publiques les plus retentissantes de 268
la part des artistes et des intellectuels, fondées sur la conviction chaque jour plus forte -relayée alors dans des articles spécialisés-, que le MoMA était un atout incontournable dans le jeu de l'impérialisme culturel états-uni en. Le MoMA, théâtre des controverses artistiques en 1969-70 En 1969, pendant l'exposition The Machine at the End of the Aiechanical Age, dont le commissariat était assuré par Pontus Hutten, Takis, qui était représenté par une de ses sculptures, intitulée TeleSculpture, exigea pourtant qu'elle mt rctirée : il allégua que mêmc s'il l'avait vendue au MoMA, on aurait dû lui demander une autorisation préalable à son inclusion dans cette exposition, et comme on ne prêta pas attention à sa demande, i] procéda à son « enlèvement », aidé d'un groupe d'amis qui se barricadèrent dans Je jardin du musée. Ils ne consentirent à la restituer pacifiquement que quand le directeur du MoMA, Bates Lowery, promit de retirer l'œuvre de l'exposition et d'organiser une réunion pour discuter des relations cntrc le musée et les artistes. En guise de préparation de cette réunion, il y eut des rassemblements d'artistes au cours desquels s'accumulaient les revendications, ee qui incita le musée à optcr pour un report de la réunion en attendant quc tout revienne à la nornlalité. Mais c'est tout le contraire qui arriva: cette réaction attisa la safia combativa, qui donna naissance à une nouvelle organisation, la Art TYorkers Coalition (AWC), menée entre autres par] 'artiste conceptuel Hans Haacke, qui présenta au MoMA une liste de treize réclamations, parmi lesquelles figurent: l'entrée gratuite, le paiement par le musée de royalties aux artistes dont les œuvres seraient prêtées pour des expositions, l'attribution du commissariat d'expositions à un comité d'artistes renouvelé chaque année, le recrutement dans J'équipe du MoMA de quelques artistes alternatifs, le recrutement d'un chargé des relations avec les artistes, une plus grande représentation des femmes artistes dans les collections, la création d'une section dédiée aux artistes afro- et latino-américains, confiée à une équipe composée de membres de ces mêmes « races ». Pour augmenter la pression, ils menèrent des actions auprès du pubJic et de la presse. Joseph Kosuth et d'autres membres de ]a AWC imprimèrent des copies du pass annuel des abonnés du MoMA avec la mention « art workers », qu'ils distribuèrent devant le musée le 22 mars 1969. Le 30 mars, environ trois cents artistes et critiques occupèrent le jardin du musée, scandant les treize réclamations et distribuant des copies de la pétition au cri de « Bury the Mausoleum of Modern Art» (Enterrez le Mausolée de l'Art Moderne 1). Pour prévenir une mauvaise image publique, le MoMA céda sur un bon nombre des
269
revendications, malS apprit aussi à se serVir de la presse pour se défendre33. Le 10 novembre J969, un autre groupe, qui se faisait appeler Guerrilla Art Action Group, exigea la démission immédiate de tous les RockefeJJer présents au conseil d'administration du MoMA, au cours d'une performance consistant en un «bain de sang»: ses membres entrèrent dans le ha11élégamment habillés, et se mirent soudain à crier, à lancer des copies de leur pétition et faire exploser des poches de sang de bœuf.-- qu'ils avaient dissimulées, puis se laissèrent tomber par tene pour faire le mort dans les flaques de sang34, avant de sortir dignement, quelqucs minutcs avant l'anivée de la police. Des artistes d'un autre collectif sc dévêtirent dans lc jardin du musée et se mirent à danser nus autour des sculptures pour dénoncer l'enHsemcnt du musée dans J'art modeme classique, au cri dc « Mausoleum of Modem Art» (le jeu de mot fit école...). En janvier 1970, eurent Heu au MoMA des sittings d'artistes et furent collées des affiches contre les massacres d'enfants pendant la guerre du Vietnam (iJ existe une photo célèbre de Jan Van Raav montrant les artistes de la AWC avec leurs affiches devant Guernica de Picasso). Par Ja suite, pour protester contre J'invasion du Cambodge et contre la répression des manifestations d'étudiants, un collectif d'artistes, de galeristes et de critique de New-York proposa un jour de grève au sein du milieu artistique de la ville le22 mai 1970 (le 33
Plusieurs comités furent créés pour la question des relations avec les artistes, on nomma Arthur Drexler représentant du MoMA aux réunions de la AWC, et on instaura pour quelque temps l'entrée gratuite au musée le lundi. Mais il n'y eut pas que des concessions: parallèlement, le MoMA démontra son habileté pour la contrepropagande, en distribuant à ses 6 500 visiteurs, le fameux 30 mars 1969, une lettre du directeur, accompagnée de graphiques qui montraient le déficit économique du musée, des chiffres illustrant ses acquisitions (69% des acquisitions du musée entre 1967 et 1969 avaient été consacrées à des œuvres d'artistes vivants, dont 40% avaient moins de quarante-cinq ans), et des informations sur sa politique des publics (le MoMA accordait régulièrement l'entrée gratuite aux artistes, aux scolaires et aux personnes défavorisées). 34 Quatre jours avant l'action-protestation de Guerrilla Art Action Group au MoMA, une autre performance-protestation avait eu lieu dans le hall du Whitney, où les membres d'un autre collectif -qui avait beaucoup d'affiliés en commun avec le premier- dénommé Art Workers Coalition, avaient crié, tout en jetant de la poudre rouge, que le musée avait du sang sur les mains à cause de la guerre. Quelques mois plus tard, cet autre groupe organisa un sitting au MoMA, devant le Guernica de Picasso, protestant contre le fait que le conseil d'administration avait refusé un projet d'affiche pacifiste qu'ils avaient pourtant élaboré avec certains conservateurs du musée. Il semble que la fameuse performance « sanguinaire» au MoMA reprit des accusations du même ordre, car l'année suivante, un autre groupe --de nouveau formé par des membres communs aux précédentsdénommé Art Strike Against Racism, Sexism, Repression and War, accusa Nelson Rockefeller de s'enrichir grâce à la guerre et exigèrent sa démission du conseil d'administration du MoMA. 270
Whitney ferma, le Mo MA ouvrit mais ne fit pas payer l'entrée et projeta mêmc un film pacifiste). Le lendcmain, le MaMA inaugura une exposition de «photos-protestations », et en juillet et septembre J970, organisa une exposition d'art contestaire anti-musée, constituée de six environmeuts créés par des artistes conceptuels. Hans Haacke en monta un des six, IvfoMA Pol!, qui consisitait en une ume double pour le vote de soutien ou d'opposition à Nelson Rockefeller, qui était alors candidat à sa propre succession au poste de gouverneur de l'Etat de New-York. Ce fut la première et la demière exposition d'art conceptuel au MoMA dans les années soixante-dix, et le clou d'un an et demi de manifestation. A part avoir tenu le premier rôle dans les révoltes contre le MoMA, l'apport le plus important de Hans Haacke, Joseph Kosuth, Vito Acconci et d'autres artistes conceptuels en rébellion contre musée-mausolée fut le montage d'une exposition conceptuelle en 1970, intitulée Information, dont le commissariat fut assuré par Jennifer Licht, et dans laquelle les artistes allèrent jusqu'à s'attribuer les responsabilités et activités du musée (Staniszewski, 1998 : 270-6). Ce fut un souffle d'innovation dans une institution qui avait presque tout perdu de son expérimentalisme muséographique initial. Dans les années soixante, l'unique effet de surprise qu'avaient quelquefois rencontré les visiteurs du Mo MA était le retrait partiel ou total de la collection permanente pour faire place à une exposition. Mais au nom d'un esthétisme dépolitisé, prétendument neutre, même les expositions du Département de Photographie avaient cessé d'être aussi novatrices et marquantes qu'elles l'étaient au temps de Steichen, depuis que lui avait succédé en 1962 John Szarkowski, qui sanctifiait l'aura artistique des photos en les présentant dans des passe-partout blancs et des cadres alignés à hauteur du regard sur un mur blanc35. Après l'expérimentation des murs de couleurs et l'attention aux pièces ethnographiques apportée par d'Hamoncourt dans les années cinquante, la normalité dans les années soixante était d'être confronté à une présentation fixe des classiques du mouvement modeme environnés de murs blancs comme dans un temple calviniste; il s'agissait autrement dit d'une survivance du canon artistique et de la muséographie qui avaient marqué, dans la jeunesse d'Alfred Barr, un changement radical, seulement ces œuvres étaient, deux générations après, déjà reléguées au rang de reliques embaumées (Staniszewski, 1998 : 291-292). L'apothéose 35Selon Mary Anne Staniszewski, le Département de Photographie renforça à partir des années soixante-dix l'esthétisation formaliste de l'histoire canonique de ce média, qui ne fut guère contrariée et plutôt intensifiée avec l'arrivée de Peter Galassi à la tête du Département en 1991 (Staniszewski, 1998: 105-110,339-note 143-). 271
de la consécration du MoMA comme prototype de la modernité coïncida avec l'extension du bâtiment de Goodwing et Stone par Philip Johnson entre 1962 et 1964 : ce dernier voulut tellement rehausser la modernité emblématique de l'édifice originel qu'il en vint à supprimer les détails qui en déparaient la pureté architecturale primitive (Elderfield, 1998). Ainsi, la façade fut purgée de décorations courbes Art Déco, de l'enseigne aux lettres majuscules sur céramique sombre, qui attirait tant l'attention suffisamment pour que les passants de la Cinquième Avenue pussent lire de haut en bas: «THE MUSEUM OF MODERN ART» (Wallach, 1998 : 75). En 1973, lorsque William Rubin fut nommé conservateur en chef du département de peinture et de sculpture, se produisit le premier changement important dans le circuit de l'exposition permanente, suivant certes les mêmes principes: Rubin maintint la même structure narrative qui, en définitive, n'avait jamais été un parcours strictement linaire ordonné de manière chronologique36, mais la rendit, selon ses critiques, aussi rigide qu'un parcours fixé à l'avance (Duncan, 1995 : 104 et 157, note 8). Non seulement il n'y avait toujours pas de fenêtres ou de couloirs pour le visiteur pût reposer ses yeux, mais désormais des bancs plus minimalistes37, en nombre réduit, remplaçaient les anciens garnis de cuir, on avait éliminé tous les détails qui pouvaient perturber l'uniformité de l'espace-boîte des petites salles rectangulaires, qui formaient une succession labyrinthique (fig. 25) sans aucun dégagement: aussi les 36Kirk Varnedoe, successeur de Rubin au poste de conservateur en chef des peintures et sculptures, prétend que le parcours antérieur était à peine linéraire et, évidemment, non chronologique: « When l inherited the installation from Rubin, it was essentially what happened with Barr: you hit the Demoiselles d'Avignon and for three straight rooms you learned Cubism inside-out and backwards, up to Picasso's Three Musicians, at which point you then suddenly were reminded that German Expressionism happened, then you backed up and backtracked and went through Cubism. So, having gone from 1907 to 1924, you then went back and started again in 1908 and went back to 1913, and then when you got through to Picasso and Surrealism at the end, suddenly you were at the Bicycle Wheel and you 're back in 1913 and in a rationalist tradition in which Dada has appended to Surrealism. And that was the canonical, linear presentation, and it wasn't chronological at all. It was a very different kind of story. It was a story about a rationalist tradition and an irrationalist tradition; it was a story about a dominant stream and a minor stream» (Elderfield, 1998 : 47). 37 « Minimaliste» est le terme utilisé par Glenn D. Lowry, directeur du MoMA, pour décrire la muséographie de ces années-là, pour laquelle on continuait d'utiliser des rails d'éclairage au plafond, tandis qu'on avait supprimé tous les éléments qui n'étaient pas strictement indispensable au fonctionnement du bâtiment -comme les retours d'air conditionné- et que les bancs -dessinés par Arthur Drexler, directeur du Département d'Architecture et de Design- se faisaient plus rares, plus étroits qu'avant et aussi nus que les salles elles-mêmes (commentaires rapportés dans Elderfield, 1998 : 88-9). 272
visiteurs devaient-ils diriger leurs pas, amortis par la moquette, selon ordre déterminé d'une salle à une autre, chacune d'entre elles offrant au regard quelques rares pièces sélectionnées selon un critère d'exemplarité, isolées quelques rares pièces sélectionnées selon un critère d'exemplarité, isolées des autres par des cimaises blanches... une présentation canonique du modèle muséographique consacré: le white cube.
'''-I
9
,. i
T
;~ ~t-tî -= ~ Il
[
=:D I I
2'
l4
r'",:{t 2
12!
~~ J[,î: .
1';:
.
i-
_--1!
i
7'/-
.
_._'/_0_.. _
I
1]
r-r-
~l' i
I
L-i
__I
i .
i 1 I
i
I
.
4
I
I
lm
5
L f-d
12
F
i
,;
i 13
3' 13
...1
.
I.
Fig. 25 Présentation de la collection permanente du MaMA en 1973. -Salles du 2ème étage: 1 Post-Impressionnisme, 2 Fantaisie et expressionnisme au tournant du siècle, 3 Cubisme analytique, 4 Cubisme synthétique, 5 Cubisme et classicisme, 6 Expressionnisme, 7 Encore plus de Cubisme et Fauvisme, 8 De Stijl et Purisme, 9 Monet: f!Ytnphéas, 10 Futurisme, 11 Matisse, 12 Constructivisme et Suprématisme, 13 Blaue Reiter et Orfismo, 14 École de Paris, 15 Latina-Américains et primitifs, 16 Américains. -Salles du 3ème étage: 1 Picasso après 1930: Guernica, 2 Dada, 3 Surréalisme, 4 Surréalisme et ses affinités, 5 Européens d'après-guerre, 6 Expressionnisme abstrait, 7 Expressionnisme abstrait, 8 Art américain et européen circa 195060,9 Art américain et européen circa 1950-60, 10 Brancusi, 11 Sculpture, 12 Sculpture, 13 Sculpture
Carol Duncan et Alan Wallach écrivirent un article polémique sur cette installation de la collection permamente, où ils décrivaient le
273
MoMA comme un musée-catéchisme dédié à la «révélation »38 historique de la modernité, en deux mots comme un espace de catéchisation rituelle: le récit de l'histoire de l'art moderne y prenait la forme d'une narration évangélique guidant les fidèles vers «le vrai chemin» du progrès artistique moderne. Ce chemin commençait au deuxième étage par Cézanne, précurseur de Picasso et Matisse, auxquels étaient réservées les meilleurs salles du parcours par le cubisme, le fauvisme, le futurisme, le constructivisme y l'Ecole de Paris, tandis que les Nymphéas de Monet, les expressionnistes allemands et l'art américain étaient relégués dans des salles périphériques, sortes d'impasses; ensuite, laissant dans le couloir les Mexicains Rivera ou Orozco et d'autres artistes américains à la manière d'une digression, on reprenait le fil de l'histoire au troisième étage: avec Guernica de Picasso commençait un nouveau parcours à travers des « chapelles reliées les unes aux autres », dédiées au dadaïsme, au surréalisme, à l'expressionnisme abstrait et à la sculpture moderne (Duncan & Wallach, 1978 : 35-7). La métaphore filée du rite initiatique, dans cette interprétation corrosive, s'achevait sur des considérations ironiques sur le manque de lumière naturelle, le silence pieux, et les allers-retours compliqués qu'on imposait au visiteur, comme s'il avançait dans un labyrinthe.. . (où le guettaient d'ailleurs des gorgones peintes menaçantes -Les Demoiselles d'Avignon de Picasso, une Femme de Willem de Kooning- ou bien des sculptures totémiques de déesses-mères -Femme de dos de Matisse, Figure de Lipschitz-) avant d'atteindre l'état de grâce avec la contemplatwn ùes Pollock, Rothko, Newman et autres Reinhardt: le clou de l'itinéraire était l'expressionnisme abstrait. La peinture abstraite, résultat du dépouillement progressif de l'ornement et du sens, s'avérait particulièrement appropriée pour insuffler au visiteur des valeurs morale et religieuse: le MoMA était en effet le 38 L'utilisation
ironique du champ lexical de la religion est précisément ce qui rendit l'article célèbre, car on y on comparait le rôle de Chartres, modèle et foyer de diffusion de tant de cathédrales gothiques, à celui du MoMA à New-York, paradigme canonique du musée d'art moderne de la seconde moitié du XXème siècle (Duncan et Wallach 1978 : 30). Ses auteurs, sans pour autant préciser qu'ils étaient en train de critiquer l'installation permanente alors récemment inaugurée par William Rubin, laissant de côté toutes les expositions temporaires et les autres départements du musée, déduisaient de ce dogmatisme linéaire et labyrinthique l'interprétation du MoMA comme un temple rituel du capitalisme triomphant depuis les années trente, qui imposait une narration canonique de la modernité: « the rooms that contain the permanent collection are linked to each other as in a chain, so that the visitor must follow a prescribed route. Off this main route are several cul-de-sacs and secondary routes, the content of which the Museum thereby designates as subsidiary to its central history of modern art. These detours and dead ends include the history of photography, modern sculpture, decorative arts, and prints" (Duncan & Wallach, 1978 : 34). 274
temple suprême de ce culte capitaliste, où la force spirituelle de la modernité était soulignée par des cimaises d'un blanc immaculé et dénuées de tout ornement, invitant à la contemplation intense, au recueillement mystique. Seulement, pour continuer de filer la métaphore, ce culte quasi religieux se vit bientôt concurrencer par des sectes et des temples hérétiques, surtout à partir des années soixante-dix. Etroitement liés à la rébellion sociale qui marqua l'époque, les espaces d'exposition et les musées alternatifs se multiplièrent non seulement à N ew- York et dans d'autres villes des Etats-Unis, mais aussi dans le reste du monde, suivant des exemples pionniers comme l'exposition permanente que l'artiste Donald Judd monta en 1968 avec ses œuvres et celles d'autres sculpteurs qu'il collectionnait dans un vaste édifice de SoHo à New-York, avant d'acheter quelques années plus tard des baraquements militaires à Marfa (Texas). Même le fondations artistiques établies alors par des millionnaires ou par de grandes entreprises se vantaient de pouvoir offrir une alternative aux musées proprement dits: l'exemple le plus emblématique des centres encore actifs aujourd'hui demeure le Dia Center for the Arts, dont l'origine remonte à une fondation créée en 1974 par la femme d'affaires Philippa de Menil et son époux, le marchand allemand Heiner Friedrich. Même Duncan et Wallach affirmaient dans leur article que le MoMA avait perdu, durant la décennie précédente, une grande partie de l'influence qu'il exerçait auparavant sur le monde de l'art (Duncan et Wallach, 1978 : 50, note 22). De fait, au moment où ils écrivirent ces mots, le Centre Pompidou avait été inauguré quelques mois avant à Paris, et beaucoup le saluèrent comme le nouveau paradigme muséal qui remettrait en cause à la fois en Europe et dans le reste du monde l'hégémonie que le modèle du MoMA avait exercée jusqu'alors.
275
CHAPITRE 8. LE CENTRE POMPIDOU, UN CONTRE-MODELE FINIT PAR IMITER LE MaMA
QUI
Les révoltes d'étudiants et les mouvements contestataires de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix remirent en cause le modèle hégémonique du MoMA, vers lequel l'ensemble du monde occidental avait les yeux tournés, puisqu'il était le porte-drapeau du paradigme culturel états-uni en. L'esprit rebelle des temps nouveaux eut pour foyer principal Paris; c'est pourquoi il faut accorder une attention particulière au Centre Pompidou, qui y fut fondé en réponse à ces mouvements sociaux. Mais les nombreuses attentes suscitées par ce centre culturel novateur inauguré en 1977 ne furent exaucées que bien peu de temps. En effet, si l'on observe ce qu'il s'est passé depuis lors, on pourrait dire que si cet exemple a bien marqué un jalon dans l'histoire des musées d'art moderne et contemporain, il n'est pas parvenu à lancer une tendance. Il faut reconnaître qu'il s'agit d'un premier coup d'essai des politiques culturelles typiques de la postmodernité, au même titre que la revitalisation des centres historiques ou la recherche de la participation d'une plus grande variété d'usagers; mais iJ est certain que cette institution, qui prétendait incarner un modèle alternatif au MoMA, finit par l'imiter à bien des égards. Au risque que notre perspective actuelle paraisse choquante, il convient plutôt de considérer le Centre Pompidou comme le dernier chapitre de la descendance du MoMA de New-York, dont l'influence finit par marquer ce qui avait initialement passé pour un contre-modèle français. Le second avènement de Paris comme capitale moderne et internationale des arts. S'il est évident que l'histoire du Centre Pompidou mériterait un traitement particulier dans n'importe quel livre sur les musées d'art moderne et contemporain, il n'est toutefois pas certain si la position qui lui convient est celle de clou d'une époque ou de point de départ d'une autre. Les analystes actuels, depuis leur point de vue du début du xxre siècle, sont confrontés à cette alternative quand s'agit de mesurer l'impact que purent avoir les révolutions artistiques et les agitations socioculturelles de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix. Dans de nombreux manuels d'histoire de l'art, cette phase 277
d' avant-gardisme et d'expérimentalisme est considérée comme un point final, comme une éclosion plus comparable avec l'obsession pour l'innovation qui fut celle des «ismes » du premier tiers du XXC siècle, qu'avec l'histoire plus récente. De même, pour Charles Jencks, le critique qui a fait de la défense et de la définition de l'architecture postmoderne son cheval de bataille, le Centre Pompidou n'entrerait pas encore dans cette catégorie: il le considère plutôt comme un édifice «moderne tardif» (Late Modern), le champ du cygne du radicalisme qu'avaient inauguré les premières avant-gardes de l'art moderne (Jencks, 1989: 30). Il ne parvint pas non plus, par son organisation et ses activités, à s'imposer comme un paradigme de la postmodernité ; néanmoins, il y a un domaine où il fut précurseur: pendant le mandat de Georges Pompidou, il constitua le fer de lance des Grands Travaux présidentiels, établissant ainsi un précédent pour les présidents français suivants. Après lui, ils ont tous souhaité léguer leur «monument» culturel] . Le goût de la VC République française pour la grandeur et la modernité, qui a déclenché cette course contagieuse à l'émulation, pourrait être un héritage de son fondateur, le président Charles de Gaulle. Encore que, à la différence de ses successeurs, le vieux général ne se lançât pas personnellement dans un projet pharaonique d'équipement culturel. En réalité il confia ce rôle de protagoniste de la politique culturelle à André Malraux, qui consacra une bonne partie de ses efforts aux musées sans pour autant parvenir à concrétiser le projet de Musée de l'Art du XXC siècle qu'il avait commandé à Le Corbusier pour le quartier d'affaires moderne de La Défense2. Cet ensemble de gratte-ciels dans la banlieue de Paris était, avec l'avion supersonique Concorde et l'énergie nucléaire, l'un des symboles de la course française à la modernisation 1 Pour Giscard d'Estaing ce fut le Musée d'Orsay, qui ne fut pas achevé sous son mandat, tandis que le legs de François Mitterrand comprend l'extension du Louvre et la construction de la nouvelle Bibliothèque Nationale de France, et que le président Jacques Chirac est à l'origine du Musée du Quai Branly. 2 Le Musée National d'Art Moderne, rouvert après l'occupation allemande sous la responsabilité de Jean Cassou, languissait avec environ cent mille visiteurs par an, en dehors de quelques événements exceptionnels comme le fut la célèbre exposition Les sources du XX' siècle, organisée par Jean Cassou et James Johnson Sweeney. Au vu de ce succès, Malraux confia à Jean Cassou le projet d'un Musée du XX' siècle qui n'aurait pas été qu'un musée d'art, mais aurait même dépassé le MoMA par son caractère inclusif, qui aurait associé aux arts plastiques l'architecture, les arts décoratifs, la philosophie et la musique. Il commanda le bâtiment à Le Corbusier - qui avait toujours rêvé de pouvoir construire un musée universel dédié à la philosophie, à la culture matérielle et aux arts - et le projet fut développé entre 1963 et 1965,jusqu'à ce que le mort soudaine de l'architecte mît fin à la dynamique. 278
que De Gaulle souhaitait mener en concurrence avec les Etats-Unis. Parallèlement, aussi bien le président comme son ministre de la Culture s'attachaient à régénérer le centre de la capitale: Malraux voulut ainsi favoriser l'installation de musées et d'artistes dans le Marais, un quartier central qui avait échappé à la rénovation urbaine du siècle précédent et qui conservait par conséquent l'aspect du Paris ancien. Et même si cette idée s'ajouta aux nombreux projets pour lesquels il ne se montra pas assez persévérant à l'heure de les mettre en pratique, on peut la considérer, à l'instar de l'engagement gaulliste de régénérer les Halles, comme un antécédent immédiat de la fondation du Centre Pompidou dans ce même quartier, qui devait devenir le théâtre privilégié de la montée en scène de Paris, en tant que nouvelle capitale internationale de l'art. La régénération urbaine du centre de Paris, dans la ligne de mire des politiques Dans les années cinquante et soixante, avec les augmentations successives des loyers et la spéculation sur le sol constructible, le centre de Paris avait perdu les deux tiers de ses habitants, en particulier les moins fOliunés. Le point culminant de cc processus fut la démolition des Halles, qui, dit-on, fut politiquement décidée en 1963, après que Madame de Gaul1e, qui était venue d'y promener, eut manifesté son indignation de voir autant de marginaux en plein cœur de Paris. Le marché fut transféré à Rungis, en périphérie sud de Paris, et avec lui disparurent les commerçants, les manœuvres qui chargeaient les marchandises de nuit, les tavernes, les restaurants populaires et les cafés, les petites affaires liées à la présence du marché, les prostituées... et les
rats
_m
qu'on ne voyait jamais mais dont la présence allait de soi, et
ravivait chez les bourgeois le spectre des pestes médiévales. Ainsi, l'un des quartiers les plus populaires et les plus bruyants de Paris fut transformé en un quartier parmi les plus chers du monde, où vingt-cinq rues furent victimes de la pioche, qui finit par s'attaquer aussi aux bâtiments des Halles, malgré les protestations de ceux qui les considéraient comme llll chef-d'œuvre de l'architecture métallique du XIXc siècle. Avec Mai 68, j'ancien marché fut occupé par des orateurs, des groupes de théâtre populaire, de magie, de happenings, etc. Cela ne fit que contrarier la droite, réaffinnée dans sa position quand Georges Pompidou sortit vainqueur des élections présidentiel1es en juin: en dépit des campagnes menées par les défenseurs du patrimoine, cc qui restait des nefs du lDarché fut rasé en 1971. On évoqua la possibilité de reconvertir le terrain en espace vert, puisqu'il n'yen avait aucun à proximité, mais Pompidou s'imaginait que la pelouse deviendrait un 279
repaire de hippies, si bien qu'il opta pour la construction d'un Forum des Halles, un labyrinthe de galeries commerciales sur quatre niveaux souterrains, qui gravite autour du pôle d'échange des lignes du RER, promu par De Gaulle, et du métro. Tout près restait en suspens un autre défi urbanistique à relever: dans un quartier ouvrier tel que Beaubourg, un énorme terrain demeurait vide, trente ans après la démolition des maisons insalubres qui l'occupaient. A l'époque où Je marché des Halles était encore en service, cette esplanade servait de parking pour les voitures et camionnettes de livraison, et c'est là qu' aJTivaient les manœuvres en quête el'un travail de charge et de décharge. 11devint par la suite le point de ralliement des participants aux manifestations qui rejoignaient ensuite la place de la République. En 1968, on confirma que le terrain accueillerait une grande bibliothèque publique, à la direction de laquelle était pressenti JeanPierre Seguin, qui envisageait d'adopter pour son fonctionnement le système anglo-saxon de la consultation libre pour les lecteurs. Quand, l'année suivante, Pompidou décréta que la capitale française se devait d'avoir un nouveau centre national d'art et de culture, il associa immédiatement les livres et les arts, parce qu'il souhaitait agir vite et que le terrain de Beaubourg était le seul disponible: la Mairie de Paris 1'avait déjà réservé pour une bibliothèque, mais le céda finalement gratuitement à l'Etat le 23 décembre 1969 pour gu'il y installe son centre polyvalent. La droite au pouvoir avança l'argument selon lequel, de eette manière, elle apportaiL une réponse aux claml:urs SOCiales levées -:n faveur de la défense du centre historique, étranglé par la rénovation urbaine et architecturale de la Défense et de la périphérie de Paris. La gauche se lamenta de J'exode définitif de la population ouvrière du quartier de Beaubourg: attirés par les masses de visiteurs du Centre Pompidou, des établissements touristiques, des restaurants, des commerces ouvrirent bientôt, entraînant un embourgeoisement similaire à celui du centre de New-York. Cependant, indépendamment des intrigues politiques, il convient de rappeler qu'alors que le Musée National d'Art Moderne n'avait cu aucun impact sur le quarticr lorsqu'il était au Palais de Tokyo, en revanche, dans les environs immédiats de Beaubourg se multiplièrent rapidement les galeries d'art, les boutiques de design ou de cartes postales et d'aiTichcs d'art, les lieux de réunion, de vie ou de travail pour les artistes: il s'est progressivement formé llll « quartier d'art », aussi pittoresque que le Quartier Latin ou Montmartre, mais créé cette fois d'en-haut, à partir de l'installation d'un musée et centre el'art.
280
En 1969, le président Pompidou annonça3 son intention de créer à Paris un nouveau centre culturel qui inclurait, unis dans un seul lieu, une grande bibliothèque publique d'accès libre, le musée et la collection nationale d'art moderne, des espaces pour le design, la recherche acoustico-musicale, des galeries pour les expositions temporaires, des auditoriums pour le théâtre, les conférences, les concerts, le cinéma, etc. C'était sa réponse à Mai 68, car il était convaincu qu'un tel élan culturel pouvait permettre, mieux que n'importe quoi d'autre, à surmonter les tensions qui avaient divisé la France, et à faire en sorte que Paris puisse retrouver sa suprématie dans le panorama artistique international, alors que ses intellectuels étaient de nouveau les maîtres à penser dans le monde entier (Fleury, 2007). Ainsi, autour des arts et de la culture, entendus au sens large et inclusif, se réuniraient des aires de connaissance et de créativité qui s'étaient développées jusqu'alors de manière isolée, en restant trop loin du contact avec la société. Il s'agissait donc d'un équipement culturel mixte, qui suivait l'exemple des Maisons de la Culture que le ministre Malraux avait ouvertes dans les années soixante4, à la différence près qu'ici, l'objectif n'était pas de rendre accessible au peuple certaines formes d'expression, mais tout le contraire: concentrer en un seul site ce qu'il y avait de plus novateur pour le regard du citoyen lambda, qui était par conséquent invité à faire l'effort pour assimiler à sa manière, sans être dépourvu pour cela de l'assistance nécessaire. De là le rôle central réservé à la bibliothèque, conçue pour donner de l'information plus qu'une formation, puisque les périodiques, les revues et les livres les plus récents y seraient en accès libre, afin que chacun puisse exercer sa curiosité à son aise; c'est pourquoi elle fut baptisée Bibliothèque Publique d'Information (BPI), car elle est était censée proposer à l'usager l'information la plus à la
3 Le Conseil des Ministres du I 1 décembre 1969 officialisa l'idée de construire à Beaubourg un centre culturel, qui fut alors définit par Pompidou lui-même, dans une entrevue accordé à Le Monde le même jour: «Je voudrais passionnément que Paris possède, comme on a cherché à en créer aux USA, avec un succès jusqu'ici inégal, un centre culturel qui soit à la fois un musée et un centre de création où les arts plastiques voisineraient avec la musique, le cinéma, les livres, la recherche audiovisuelle, etc. » (cité par Ameline, 1990: 364 ; et Dufrêne, 2000: 34). 4 S'inspirant du précédent établi par un grand missionnaire culturel des années cinquante, Jean Vilar, fondateur du festival d'A vignon et du Théâtre National Populaire (TNP), Malraux conçut les Maisons de la Culture pour promouvoir la décentralisation culturelle: il fonda la première en 1961, dans sa ville natale, Le Havre, où il réserva exceptionnellement le rôle de protagoniste aux arts visuels, tandis que c'est le théâtre qui tint la vedette dans les suivantes: Caen, le Théâtre de l'Est Parisien, Bourges, Amiens, Thonon-les-Bains, Firminy, et Grenoble (Poirrier, 2000 : 99-102). 281
pointe sur n'importe quel thème et sur n'importe quel support - imprimé, film, enregistrement sonore, fichier informatique, etc. Le nouveau centre culturel serait formé de l'association de quatre départements. Outre la BPI de Jean-Pierre Seguin, on fonda ex nova l'Institut de Recherche et de Coordination Acoustique Musicale (IRCAM), à la tête duquel fut nommé Pierre Boulez - qui laissa son poste de directeur de la New York Philharmonic - ; on y intégra le Centre de Création Industrielle (CCI) déjà existant, dirigé par François Mathey et dédié aux expositions de design et d'architecture5 ; enfin, le Musée National d'Art Moderne (MNAM), transféré depuis le Palais de Tokyo, et qui était désormais dirigé par les conservateurs Jean Leymarie et Dominique Bozo après le départ à la retraite de Jean Cassou, fut associé au Centre National d'Art Contemporain (CNAC) de Germain Viatté, pour former le Département des Arts plastiques. Un Conseil de Direction, fédérant ces quatre départements, serait chargé de planifier cette vie en collectivité, puisqu'il ne s'agissait pas seulement pour eux de cohabiter, mais de développer des activités communes (expositions pluridisciplinaires), de partager des espaces d'usage mixte, d'harmoniser leur programmation et leur information, etc. Pour assurer la cohésion de l'ensemble, on créa dès l'été 1970 le poste de « président du centre» qui fut confié à Robert Bordaz, un haut fonctionnaire riche d'une longue expérience dans l'administration et connu pour diriger d'une main de fer, dont la mission fut de concrétiser le projet, avec le soutien politique du président Pompidou, du premier ministre Jacques Chirac el de François Mitterrand, depuis l'opposition; ses fonctions prirent fin le jour même de l'inauguration. C'est à Bordaz qu'on doit le nom de Centre d'Art et Culture Georges Pompidou, qu'il imagina après la mort du président éponyme en avril 1974. Son successeur, Valéry Giscard d'Estaing, paraissait peu enclin à mener le projet à son terme. Pour s'assurer qu'il le fit, Bordaz lui dit qu'il fallait, en mémoire de son prédécesseur et ancien compagnon 5 Le Centre de Création Industrielle (CCI), premier centre national français consacré au design, était né en ] 969 au sein du Musée des Arts Décoratifs, à l'initiative de son directeur, François Mathey. 6 Pour pallier ]a déception consécutive à l'échec du projet de Musée du XXe siècle à La Défense, Ma]raux avait créé en ]967, dans l'ancien palais Rothschi]d de]a rue Berryer, ]e Centre Nationa] d'Art Contemporain (CNAC), qui devait développer la recherche et la documentation sur l'art contemporain: dans ce cadre, une équipe de conservateurs et de critiques d'art menèrent à bien une politique d'acquisitions qui permit l'entrée dans les collections nationales d'œuvres de Bacon, Balthus, Pollock, De Kooning, etc. Cette collection se voulait une sorte de purgatoire ou d'antichambre du Musée Nationa] d'Art Moderne, auquel arrivèrent seulement quelques-unes de ces œuvres, après ]a mort de leur auteur (Law]ess, 1986 : 66-7). 282
de parti, le concrétiser avec cette dénomination, ce qui ne manqua pas d'émouvoir et d'enthousiasmer les amis et la veuve de Pompidou, tout en lui assurant finalement l'appui de la droite majoritaire au Parlement même si de nombreux hommes politiques conservateurs avaient du mal à partager cet enthousiasme pour le centre. En revanche, la proposition ne fut pas du goût de la gauche, et de nombreux Parisiens se montrèrent récalcitrants, au point qu'à l'appellation officielle, raccourcie en « Centre Pompidou », répondit une appellation populaire tendant à se référer à son emplacement: Beaubourg7. Robert Bordaz fut également à l'origine de la proposition de doter le centre de l'autonomie administrative, d'abord pendant sa gestation, pour que les travaux de construction et la mise en branle des quatre départements ne souffrissent pas des lenteurs bureaucratiques habituelles, puis cette autonomie lui fut concédée de manière permanente, pour éviter la dispersion de ses éléments constitutifs, qui auraient sinon dépendu de tutelles administratives distinctes. Aussi, par la loi du 3 janvier 1975, le centre fut-il défini comme un « établissement public à caractère culturel doué de la personnalité morale et de l'autonomie financière », soulevant les protestations des syndicats et corps de fonctionnaires, qui croyaient que ce statut priverait le personnel de Beaubourg des possibilités d'évolution de carrière dans leur administration de tutelle d'origine. Pour cette raison ou pour d'autres, il semble qu'aucun des professionnels français du corps des conservateurs de musées ne postula pour prendre les rênes du nouveau MN AM, soustrait à la tutelle de la Direction des Musées de France (Dufrêne, 2000 : 87). On dut recruter pour ce poste un professionnel étranger de prestige, le suédois Pontus Hulten, qui avait suivi le modèle désacralisant et activiste établi par le Stedelijk de Sandberg, lorsqu'il s'était agi de guider les premiers pas du Maderna Museet de Stockholm, où l'on avait toujours souhaité voir fonctionner au centre de la ville un centre culturel au sein duquel auraient été associés les arts plastiques, la musique, la poésie, le cinéma, etc. Personne n'incarnait mieux une telle multiplicité de facettes que Hulten, diplômé en Histoire de l'Art, artiste, cinéaste et ami de nombreux artistes. La nomination d'un meneur né comme lui, qui croyait
7 «Ce n'est pas le centre Georges-Pompidou qu'a inauguré, hier, le président de la République. Pour la bonne raison que le centre Pompidou n'existe pas, n'existera jamais. On dit, on ne cessera de dire Beaubourg et c'est très bien ainsi. Que Beaubourg ait rejeté le nom qu'on lui imposait pour prendre celui que le site lui donnait est une preuve de santé qui augure bien de sa vie future, au moment même de sa naissance» (Gilles Plazy, Le Quotidien de Paris, 1er février 1977, cité par Lawless, 1986: 76-7). 283
avec
enthousiasme8
en
la
possibilité
de
matérialiser
le
rêve
interdisciplinaire de Beaubourg - suivant le modèle historique de la Bauhaus et d'autres centres culturels suédois et hollandais - était un argument pertinent pour justifier l'ambition politique de redonner à Paris sa place de capitale internationale des arts, puisque Hulten commençait à être un personnage mondialement connu: en 1968, il s'était permis le
luxe de refuser la direction du MoMA à New-York - à cause, selon ses dires, de son aversion à l'égard des trustees, «une masse de millionnaires généralement peu concernés par la culture» (interview reprise dans Dufrêne, 2000 : 250). Qu'il acceptât un poste similaire en France pour mettre sur pied un projet encore incertain s'avéra donc particulièrement flatteur. Avec le recul, ce choix se révéla bénéfique pour lui, puisqu'il vécut alors le moment le plus glorieux de sa brillante carrière internationale dans le monde des musées9. Soit dit en passant, Hulten évitait toujours la dénomination de « musée» pour parler de son lieu de travail; en effet, alors que ses illustres prédécesseurs Louis Hautecœur et Jean Cassou avaient seulement reçu le titre de conservateur en chef du MNAM, lui fut intronisé directeur du Département des Arts Plastiques, chargé de la peinture, de la sculpture, des dessins, des arts graphiques et de la photographie au Centre Pompidou, et pas seulement dans le cadre du musée proprement dit. s En 1975, à peine engagé, Hulten écrivit ces très belles lignes: «Beaubourg, dans sa conception et son architecture, est un effort unique et original pour réunir les différents éléments de la culture moderne, et pour les rendre accessibles au public en un seul endroit. Pour ces raisons, Beaubourg offrira plus de chances d'explorer ce qui rapproche et sépare différentes disciplines, et permettra d'entreprendre des projets de collaborations plus vastes que ceux auxquels les institutions traditionnelles nous ont habitués. A Beaubourg, des relations nouvelles pourront se développer entre la peinture et la musique, le cinéma et la sculpture, entre les mots et la danse. Le souvenir d'une visite à Beaubourg ne sera pas seulement l'impression laissée par telle ou telle œuvre, une peinture, un livre, ou une exposition, mais le jeu de reflets qui se créent entre les expériences, les contradictions et les étincelles de l'inspiration, en passant d'œuvres récentes, parfois choquantes et difficilement compréhensibles, à des œuvres plus anciennes et mieux connues.» (cité dans Lawless, 1986: 84). 9 En 1981 il quitta le MNAM à Paris pour venir diriger le MoCA à Los Angeles, qui allait ouvrir en 1983 (sur les prières d'un groupe d'amis artistes, menés par Sam Francis, il mesura alors ses réserves à l'encontre les millionnaires membres du conseil d'administration). En 1985, il devint directeur artistique du Palazzo Grassi à Venise, siège des expositions de la fondation FIAT. En 1987, il revint au Centre Pompidou en qualité de consultant, après la démission de Bozo. En 1990, il fut nommé directeur artistique de la Kunsthalle de Bonn, quoi ouvrit au public en 1992. En 1996, à soixantedeux ans, il lança le Musée Jean Tinguely à Bâle. En 2005, un an avant sa mort, il fit don de sa collection personnelle au Maderna Museet de Stockholm, afin qu'elle fût exposée dans un local conçu selon les plans de son ami l'architecte Renzo Piano. 284
Bien évidemment, tout cela ne fit qu'attiser le chauvinisme de nombreux Français qui ne pouvaient retenir leur stupéfaction en assistant à la construction d'un centre national d'art où tant d'étrangers allaient occuper des postes importants: non seulement Hulten, mais aussi l'italien Luciano Berrio au centre d'électroacoustique, ou le yougoslave Vonko Globokar, en charge des instruments et voix à l'IRCAM. C'étaient quelques-unes des figures les plus en vue d'un bataillon d'envahisseurs, sorte de cheval de Troie qui faisait irruption dans la technocratie culturelle française pour introduire, à la manière américaine, l'art d'attirer des professionnels prestigieux, nationaux ou étrangers, en leur proposant des contrats périodiquement renouvelables : ce procédé, qui devint la norme dans ce type de grands établissements culturels, était une des nouveautés les plus marquantes du «phénomène Beaubourg », du « défi du Centre Pompidou », pour reprendre les formules de quelques analystes (Leroy, 1977 ; Mollard, 1977). Mais si, dans un premier temps, c'était cette ouverture vers l'étranger, inhabituelle en France, qui avait attiré l'attention, c'est le concours d'architecture qui représenta la plus grande avancée. Il y avait seulement quatre Français sur les neuf membres du jury10 chargé de sélectionner un proj et parmi les 681 présentés. Les architectes élus furent l'italien Renzo Piano et l'anglais Richard Rogers (qui avaient alors un peu plus de la trentaine), en association avec l'entreprise d'ingénierie danoise Ove Arup ; tous étaient basés à Londres, et il y eut également une présence étrangère abondante parmi les fournisseurs: acier de chez Krupp, escaliers mécaniques du Japon, etc.). Le projet retenu était certainement le seul à ne pas satisfaire aux exigences du concours, puisqu'il était expressément demandé un vaste bâtiment de plain-pied, tandis que Piano et Rogers proposaient de laisser libre de construction la majeure partie de la surface du terrain pour créer une grande place et de construire un bâtiment à plusieurs niveaux audessus du sol (Proto, 2005 : 583) ; mais c'était le projet qui correspondait le plus à l'esprit de l'expérimentalisme à la pointe, à la fusion des arts et à l'ouverture au public qui avaient présidé à la création du nouveau centre culturel. Ils proposaient un bâtiment fonctionnaliste - une
«machine à exposer»
-
fait d'espaces polyvalents aux fonctions
interchangeables, et transparent jusqu'à exhiber, pour ainsi dire, ses entrailles afin de favoriser les relations des espaces intérieurs entre eux et alimenter la curiosité du regard dedans-dehors. Ils laissaient libre la 10 Le jury était composé de Jean Prouvé (président), Gaétan Picon (vice-président), Philip Johnson, Émile Aillaud, Oscar Niemeyer, Michel Laclotte, Sir Frank Francis, William Sandberg et Herman Liebaers. 285
totalité de la surface de chaque niveau, avaient prévu la possibilité de changer la hauteur des plafonds, pour pouvoir intercaler des mezzanines, dans la mesure où tous les conduits de ventilation, d'électricité, d'eau et de gaz, les monte-charges et les ascenseurs étaient regroupés du côté de la rue du Renard. Pour rendre encore plus visible cette nouveauté, ils placèrent ces tuyauteries et gaines à l'extérieur du «squelette» métallique, soulignant leur présence par des couleurs vives, dépourvues de charge symboliquell, mais qui n'avaient pas pour autant été attribuées au hasard: les gaines électriques dans des tubes orange, les gaines de ventilation étaient bleues, les conduites d'eau étaient vertes, les ascenseurs, les escaliers mécaniques et les autres éléments mobiles étaient rouges. Non moins original et non-conformiste s'avéra le choix de ne construire que sur une surface somme toute assez limitée, le long de la rue du Renard, alors qu'ils avaient à disposition un immense terrain, qu'ils choisirent de transformer en une vaste place piétonne. C'était s'élever contre la tradition du Mouvement moderne, qui aurait voulu que le bâtiment fût érigé au centre du terrain, au milieu d'un espace vert, afin de donner un caractère plus sculptural aux profils de l'édifice tout en créant un repère visuel pour le quartier. Mais c'était aussi aller à l'encontre des pressions des urbanistes conservateurs, qui plaidaient pour un alignement du bâtiment le long de la rue Saint-Martin, l'une des plus anciennes de Paris, à condition que le style de la façade de ce côté fût
respectueux du cadre urbain, c'est-à-dire mimétique
-
ce tronçon de la
rue prolonge finalement la «piazza» de Beaubourg. C'était en effet la clé du projet que d'offrir une grande place qui fût à la fois un lieu de circulation et de réunions spontanées; c'est pour dégager l'esplanade qu'on a reporté au sous-sol les parkings sur trois niveaux et les espaces pour les réserves, de la même manière qu'on a dû excaver la place Stravinski pour construire l'IRCAM de Pierre Boulez, afin de ne pas obstruer la vue sur la façade nord de l'église Saint-Merri (Marinelli, 1978). Quelque écrivain utopiste revait comme idée vraiment révolutionnaire de faire un bâtiment completement dans le soUS-SOl12.Le JJ « Bleu, rouge, jaune. Mettre des couleurs sur Beaubourg, en plein gris Paris, c'était, fût-ce involontairement, afficher une contestation. Les trois primaires - le bleu, le
rouge, le jaune
-
sonnaient comme le manifeste d'une culture pour tous:
un
fondamentalisme revendicatif, autant que la maison de verre, autant que la transparence des parois. [...] L'absence de charge symbolique des couleurs comme l'aspect d'antimonument du Centre traduisent la méfiance des « soixante-huitards» envers toute représentation, et notamment la représentation du pouvoir. » (Dufrêne, 2000 : 45). 12 Sous le pseudonyme de Gustave Affeulpin, le sociologue suisse Albert Meister publia en 1976 un essai intitulé La soi-disant utapie du centre Beaubourg, 286
projet de Piano y Rogers était donc beaucoup plus respectueux du contexte que ce que son architecture high tech le laisser supposer, puisque les auteurs souhaitaient que les visiteurs du Centre pussent à tout moment promener leur regard et admirer le paysage urbain 13, à la fois depuis l'édifice, et même littéralement à travers lui: de là les parois, les ascenseurs et les escaliers mécaniques vitrés, et l'élévation du bâtiment sur des pilotis. Si la proposition originale prévoyait un édifice surélevé, touchant à peine le sol, les lois françaises de prévention des incendies et les règlements d'urbanisme ne permettaient pas une élévation aussi haute, et obligèrent les architectes à réduire le bâtiment d'un niveau et à le faire reposer directement sur le sol (Coolidge, 1989 : 95-8, fig. 84). L'inclinaison du pavement de la place vers l'entrée du Centre paraît inviter le passant à s'approcher en lui donnant la bienvenue - un artifice qui a été repris au Musée Guggenheim à Bilbao et à la Tate Modem à Londres. Cette incitation faite aux touristes et aux flâneurs à jeter un coup d'œil derrière les vitres tandis qu'ils promènent le regard avec curiosité à la recherche de quelque chose qui puisse attirer leur attention, prenait source dans la façade-même de l'édifice, par le biais de flux d'information en tout genre, projetés grâce à des enseignes ou des panneaux lumineux, des écrans de télévision, de cinéma, etc. Il s'agissait d'attirer une foule nombreuse de spectateurs au cœur de la ville, par l'intermédiaire de la stridence visuelle propre aux parcs d'attractions, ou bien caractéristique de Times Square, à New-York - encore que le recours à une telle stratégie de communication pour un centre d'exposition avait été utilisé auparavant pour le Pavillon Espagnol de l'Exposition internationale de 1937, avec les grandes affiches couvertes d'actualités sur l'Espagne. Toutefois, ce projet de «façade d'informations », qui aurait dû être réalisé par l'ingénieur Billy Klüver, fut très tôt écarté pour des raisons techniques, financières et autres14, si où il imaginait 70 étages dans le sous-sol (voir le commentaire au texte en anglais par Frei, 2007). 13 « (Piano) - Dans une ville aussi dense que Paris, nous avions pensé qu'il ne fallait pas occuper la totalité du terrain disponible, afin de créer un parvis, une sorte de clairière, dont l'animation se révèle étroitement complémentaire des activités proposées par le Centre. La place devait être reliée aux Halles par un souterrain. Nous pensions à l'époque que les Halles ne seraient pas démolies [...] (Rogers) - Nous nous heurtions en réalité à un dogme de l'administration. Au début des années 70, la voiture était reine à Paris. Il n'y avait pas de rues piétonnes, et les pouvoirs publics autorisaient la circulation et le stationnement à peu près partout. La conception de la place allait à contre-courant de cette politique. C'est pour cela qu'elle a été aussi difficile à réaliser» (interview de R. Rogers et R. Piano avec A. Picon (Piano & Rogers, 1987: 12-13). ]4 Piano et Rogers soupçonnaient que des questions d'ordre politique les avaient empêché de la mettre en œuvre: qui aurait sélectionné l'information à donner? Et si les 287
bien que la façade résulta encore plus transparente et industrielle, laissant le rôle décoratif principal à l'escalator sinueux qui la parcourt en diagonale: ce n'est pas par hasard qu'il devint le logo du nouveau Centre, son meilleur symbole et en définitive, le premier de ses chefsd'œuvre modernes à être vu par le public15. Pourtant l'installation de quelques écrans d'information à l'abri, dans le forum du rez-de-chaussée, n'aurait pas posé de problème technique, et aurait permis d'accueillir ou d'orienter les visiteurs à leur entrée dans un espace aussi vaste que déconcertant. On semble ne pas avoir non plus évoqué l'alternative d'en répartir à l'intérieur de l'édifice, où il était si facile pour le public de se perdre, les espaces n'étant pas tellement différenciés puisqu'ils étaient conçus pour être interchangeables; rien n'était délimité ni défini: ni les bureaux, qu'il a fallu improviser - avec si peu de bonheur qu'on dut ensuite les transférer dans des immeubles voisins -, ni la grande bibliothèque, dont les 15 800 ro' se trouvaient principalement répartis au niveau 3, mais aussi au niveau 2 et au niveau 4, ni le musée, d'une superficie identique, et qui, en plus de se partager le niveau 4 avec la bibliothèque, occupait tout le niveau 5, tandis qu'au niveau 6 étaient censés cohabiter la grande galerie des expositions temporaires payantes et des attractions populaires comme le bar et le restaurant, les terrasses de sculpture ou le panorama sur la ville. Le projet architectural était, en définitive, fils de l'esprit rebelle soixantehuitard, inf1uencé par le brutalisme et le pop: il symbolisait le passage du fonctionnalisme rationaliste à l' anti-monument insolent. A mesure que la construction avançait, elle suscita des protestations virulentes du public et de la presse, parce que l'architecture d'ingénieurs était jugée bonne pour des structures commerciales ou de loisirs, telles que le Crystal Palace ou la Tour Eiffel, mais pas pour des musées ou des monuments, en dépit du fait qu'existaient de prestigieux exemples contemporains franchement high tech, en l'espèce du Sainsbury Centre de Norman Foster inauguré à Norwich en 1977, ou du National Air and Space Museum ouvert en 1976 à Washington D.C. La presse qualifiait le bâtiment de «raffinerie », d'« usine à gaz» et autres métaphores industrielles, suscitant ainsi des campagnes de protestation contre étudiants occupaient le bâtiment pour diffuser des messages sur la façade? (interview accordée à Domus en janvier 1977, citée dans Dufrêne, 2000 : 107-8). 15 « Out of the sacred reliquary of art, where it was supposed to be, the escalator represents both the symbol and the symptom of the de-sacralisation of art accomplished by the Pompidou and the cultural operation it was intended to put in motion. No longer
secluded in the sacred enclosure of silence and isolation, art - exactly like this escalator is 'out', visible and enjoyable» (Proto, 2005 : 586).
-
288
Fig. 26 Vue aérienne du Flateau Beaubourg. le bâtiment Richard Rogers dans son contexte urbain
de Renzo Piano et
certains détails du projet16. Si les hommes politiques alors au pouvoir avaient gouverné au gré de la direction des courants de l'opinion publique, le bâtiment n'aurait sans doute jamais été terminé, parce que les voix qui s'élevaient n'y étaient pas favorables: les uns le jugeaient trop altier et d'une modernité élitiste, les autres le trouvaient complètement vulgaire et de mauvais goût (fig. 26). On se rappelle sans doute le commentaire, devenu populaire, du critique Hilton Kramer, qui surnomma le bâtiment le « King Kong» de l'architecture, ce qui pourrait passer pour un compliment s'il ne s'agissait pas, au contraire, d'une 16
Les éléments les plus critiqués furent les manches à air - allusion à l'admiration corbuséenne pour les paquebots - qui servaient de bornes à la piazza. Le tout Paris protesta contre leur laideur et le président Giscard les fit enlever - elles furent vendues pour un franc symbolique à Jean Tinguely, un artiste spécialisé dans le recyclage de pièces de machines, qui les réutilisa partiellement pour fabriquer l'amusant Crocodrome, mi-jeu mi-œuvre d'art, qui fut par la suite installé au milieu du forum. Entre temps, on consulta deux équipes expertes en ventilation, qui reconnurent que la seule et meilleure solution était celle qui avait été conçue à l'origine, si bien que de nouvelles manches à air, identiques aux précédentes quoique peintes en blanc, selon les vœux de Giscard, furent mises en place (Coolidge, 1989 : 134, note 36).
289
pique - la plupart des éloges ont, du reste, pris une tournure ambiguë; de fait, malgré sa célébrité mondiale, qui propulsa Rogers et Piano au rang de stars, l'influence architecturale du Centre Pompidou fut assez limitée sur les musées postérieurs... On peut tout de même citer quelques émules en France, tels le Carré d'Art à NîmesJ7 de Norman Foster, la Fondation Cartier pour l'Art Contemporainl8 de Jean Nouvel à Paris, ou le Musée d'Art Contemporain de StrasbourgI9, par Adrien Fainsilber.
17
Le Carré d'Art de Nîmes fut aussi un projet de régénération urbaine, promu par la
droite, précisément par Jean Bousquet, un magnat des affaires dans le monde de la mode (Cacharel) qui entra en politique et, sous l'étiquette du centre-droit, parvint à reprendre à la gauche la mairie de sa ville natale. L'ancien théâtre municipal, qui s'élevait face à la Maison Carrée et en pastichait le portique, avait brûlé en 1952 et n'avait pas été reconstruit, si bien que le terrain servait de parking. On lança un concours réservé à de grandes agences invitées, qui fut remporté par celle de Norman Foster; les parallélismes entre le Centre Pompidou et le Carré d'Art se limitent toutefois à leur architecture de verre et de haute technologie, car ce dernier, construit de 1988 à 1992, ne se caractérise pas par une stridence de couleurs ni par la volonté d'attirer l'attention; au contraire, il traduit le souci d'entrer en relation avec le contexte urbain en particulier avec le monument qui lui fait face et avec les places et rues adjacentes. Ceci dit, on y trouve aussi un atrium central, qui articule les accès aux salles d'exposition, à la bibliothèque - très fréquentée, au bar situé au-dessus et à la terrasse depuis laquelle la vue est imprenable, mais on y retrouve aussi cette combinaison des arts visuels, des livres, de la musique, du cinéma, etc. (cf le texte de Kenneth Powell dans Lampugnani & Sachs, 1999). 18 Le président de Cartier, Alain Dominique Perrin, est un grand collectionneur d'art contemporain qui est à l'origine de la Fondation Cartier pour l'Art Contemporain, dont le premier siège se trouva dans le château de Jouy-en-Josas, qui regroupait les ateliers, les pavillons d'exposition, et le jardin de sculptures, avant d'être transféré en 1994 à son siège actuel à Paris, dans un nouveau bâtiment situé Boulevard Raspail, commandé à Jean Nouvel (qui avait déjà dessiné une usine et un entrepôt pour l'entreprise Cartier), dont un tiers est réservé aux expositions temporaires que la fondation organise. Dans cet exemple se mélangent également architecture high-tech et planification urbaine, puisque la fausse façade de verre et d'acier fonctionne comme une vitrine à travers laquelle on peut voir les noyers du jardin, qui sert d'atrium précédant la vraie façade, douze mètres plus loin (voir le texte de Sebastian Redcke dans Lampugnani & Sachs, 1999). 19Le Musée d'art moderne et contemporain de Strasbourg fut inauguré en 1998 place Jean Arp, d'après les plan de l'architecte parisien Adrien Fainsilber, qui voulut manifestement s'inspirer du Centre Pompidou, avec des façades transparentes et ses bouches d'aération sur la place, que l'architecte pensait d'abord excaver pour y installer les locaux techniques; il fut contraint de les installer à l'arrière de l'édifice, car on lui demanda de construire un garage sous la place. De là l'ouverture des façades vitrées du côté du siège du Conseil Régional et de la très élitiste École Nationale d'Administration, et l'opacité des façades à l'arrière, du côté du quartier populaire de la station de chemin de fer (ses critiques l'ont interprété comme un symbole de soumission au pouvoir et de dédain à l'égard du peuple). 290
Beaubourg vu de l'intérieur, ou la persistance du modèle américain. Si, vu de l'extérieur, le Centre Pompidou symbolisa moins l'avènement d'une nouvelle ère que d'une phase de transition, l'examen de son contenu n'est en pas moins problématique, quand il s'agit de déterminer son degré d'innovation, indépendamment des diatribes dont il a toujours été la cible. Alors que, pour une bonne part, l'innovant projet architectural et urbain fut réalisé, les éléments intérieurs les plus novateurs finirent par se figer, après des années de débats passionnés. Depuis le début, d'aucuns osèrent remettre en question la proposition originelle d'unir en un seul contenant l'art, la musique, la lecture et d'autres attractions, comparant l'amalgame à celui d'un supermarché ou d'un grand magasin (Mollard, 1975: 111). Le rôle contestataire et critique de l'art contemporain, pourtant revendiqué dans les années soixante-dix, courait le risque d'être dilué dans une expérience divertissante de loisir et de consommation de masse au service de l'industrie touristique et de l'entertainment (DeRoo, 2006 : 168). Même pour les plus radicaux, un musée au sein du projet était un poids, et ils lui auraient préféré un centre d'expositions temporaires; le problème ne venait pas de tant de l'appellation du musée - à condition qu'elle ne déterminât pas sa spécialisation en une collection historique - que de sa mission, qu'ils voulaient entièrement tournée vers l'art et les débats contemporains. Le modèle de ce nouveau type d'institution existait déjà, et, après les précédents établis par l'ICA de Boston ou celUI de Londres en pleine Guerre froide, c'est à New-York, précisément, qu'était en train de naître une institution qui finirait par devenir un nouveau paradigme international. Après avoir été licenciée du Whitney Museum en 1976, le conservateur Marcia Tucker fonda Ie New Museum of Contemporary Art, qui ouvrit l'année suivante dans un espace du Graduate Centre of the New School for Social Research. Il s'agissait donc d'un retour au downtown bohème de Manhattan, et par conséquent, d'un retour aux origines du Whitney et d'autres musées d'art moderne; seulement, comme sa dénomination le laissait supposer, le musée n'était plus tourné vers l'art moderne dans son évolution historique, mais bien vers l'art contemporain, et se voulait un nouveau type de musée à travers son fonctionnement. Il faisait partie d'une nouvelle famille d'espace alternatifs qui émergèrent dans le N ew- York des années soixante-dix, comme AIR (acronyme de «New York Artists in Residence Gallery»), Clocktower, PS.1, Artist's Space, Fashion Moda, Longwood Arts Gallery, ABC No Rio, ou encore l'Alternative Museum; nombre d'entre eux étaient promis à une existence éphémère (certains, disparus plus précocement, eurent droit à un hommage rendu précisément par le New 291
Museum of Contemporary Art, qui leur dédia une exposition intitulée Alternatives in Retrospect, dont Jacki Apple assura le commissariat en 1981). Leur positionnement « alternatif» s'était fait, évidemment, par rapport au MoMA et aux autres musées de l'establishment, d'abord en termes de sociologie urbaine, par leur localisation dans des quartiers d'artistes du centre historique de Manhattan, de préférence SoHo2o, comme l'a signalé Reesa Greenberg (in Greenberg et al. 1996, 356-362 et 366, note 31) ; en outre, il ne semble pas moins singulier que ces structures fussent gérées par des collectifs et des activistes des droits de l'homme, du mouvement contre la guerre du Vietnam, des minorités ethniques, de la communauté gay, des associations féministes, courants avec lesquels, selon 1'historienne féministe Juli Carson, cadrait parfaitement le musée fondé par Marcia Tucker, qui, par le biais de ses expositions et de l'édition de livres de théorie critique, devint un foyer de diffusion des débats anglo-américains sur le mouvement féministe ou sur d'autres thèmes d'actualité (Carson, 2007 : 206-215). Tucker a toujours répété que le but de son musée était d'exposer les idées plus que les objets, et même si ce leitmotiv ne dispensait pas de procéder à des acquisitions, la collection du New Museum of Contemporary Art, au nom de son engagement avec la contemporanéité, fut définie au départ comme semi-permanente, dans la mesure où elle devait être mise à la vente tous les dix ans. Ce dernier point était, tout compte fait, une proposition assez similaire à celle du MoMA des origines - qu'ils finirent eux aussi par oublier, avec le temps -, mais c"est surtout l'importance que Tucker donnait à l'information dans le musée qui constitua son principal apport, d'après Amparo Serrano de Haro, qui a vu en lui le reflet du passage de notre société postindustrielle à une économie basée sur l'information: de fait, quand le musée emménagea au rez-de-chaussée de l'Astor Building, ce sont les vitrines donnant sur le trottoir de Broadway, lieu privilégié de diffusion du calendrier de ses activités, qui constituèrent l'un des espaces d'exposition les plus novateurs (Serrano de Haro, 1988). Toutefois, ni le New Museum of Contemporary Art ni les autres espaces alternatifs apparus à New-York n'étaient très connus à Paris, et, dans tous les cas, il était impensable que les plus hautes instances de 20 Pour ne pas se limiter à une clientèle urbaine trop socialement déterminée, le New Museum of Contemporary Art décida d'accueillir en 1980 une série d'expositions intitulée Events, pour laquelle Marcia Tucker offrit ses salles à des groupes d'artistes qui disposaient de leurs propres espaces alternatifs dans d'autres quartiers (Nairne, 1996: 400 et 409, note 37). Mais le New Museum ofContemporary Art a toujours été fidèle au downtown de Manhattan, puisqu'en 1983 il a été transféré dans les niveaux bas de l'Astor Building au sud de Broadway, puis en 2007 dans un bâtiment construit ad hoc sur Bowery Street. 292
l'Etat français aspirassent à prendre modèle sur ces initiatives venues de la base, dans la mesure où c'est le MoMA qu'elles voulaient concurrencer. C'est devenu un lieu commun de décrire l'évolution du Centre Pompidou d'une initiative utopiste surgie à une époque d'expérimentalisme culturel, à une institution qui rentra peu à peu dans le rang, négligeant son essence et ses caractéristiques les plus novatrices, En réalité, il succomba dès le départ à l'influence MoMA, à partir du moment où l'on décida qu'il abriterait un musée qui, au lieu d'être dédié à l'art contemporain le plus récent, serait consacré à tout l'art du XXe siècle. Non seulement il perdit alors l'occasion de s'ériger en nouveau paradigme muséal, mais il priva aussi du Musée National d'Art Moderne le Palais de Tokyo, qui demeura vide et désaffecté pendant de nombreuses années - l'ironie de l'historie veut que dans ce pavillon de l'Exposition internationale de 1937 fût ouvert, en 2002, un centre d'art spécialisé dans l'art le plus radicalement contemporain. Les quelques défenseurs du projet Beaubourg se demandèrent alors quelle était l'utilité d'imposer à un lieu tellement à la pointe toute l'histoire de l'art moderne. Les vénérables œuvres d'avant-garde déjà consacrées par le temps ne paraîtraient-elles pas anachroniques dans leur nouveau cadre? Par ailleurs, toute une génération de bienfaiteurs du MNAM avait tant de difficulté à s'identifier avec l'esprit Beaubourg qu'ils refusèrent de donner les collections pourtant promises ou s'opposèrent au transfert des collections existantes, en exigeant qu'elles restassent au Palais de Tokyo, pour former une «musée d'art moderne» selon une acception restreinte du terme qui était déjà largement admise21, Si les responsables de la fondation du nouveau Centre avaient été majoritairement jeunes, sans doute eussent-ils vu d'un bon œil cette répartition; mais le président de l'établissement, Robert Bordaz, était d'un âge déjà bien avancé, s'identifiait davantage aux luttes des pionniers modernes et, par-dessus 21 «La société des amis du Musée d'art moderne, que préside M. Jacques Segard, ne s'oppose pas au transport, mais s'efforce d'en limiter les effets en établissant un subtil distinguo entre l'art moderne et l'art contemporain. Pour elle, en effet, seules les œuvres postérieures à 1950 devraient prendre le chemin du centre Beaubourg» (Lawless, 1986: 69). Etant donné qu'un changement avait été apporté au statut légal de l'institution, on ne put laisser de côté cette réclamation, si bien que les œuvres données au MNAM par des collectionneurs opposés à leur transfert à Beaubourg demeurèrent au Palais de Tokyo jusqu'à la réorganisation générale du Centre Pompidou en 1985, après qu'une transformation opérée par Gae Aulenti permit d'accueillir et de différencier, par un traitement muséographique plus traditionnel, les collections d'art moderne du musée. Cette différenciation sembla synonyme de victoire pour ceux qui, depuis 1976, défendaient une nouvelle dénomination, Musée d'Art Moderne et Contemporain (Moulin, 1992: 161, note 45), même si, dans un souci de continuité, on choisit finalement de conserver l'ancien nom du musée. 293
tout, voulait donner à son institution une prééminence mondiale qu'elle n'aurait jamais atteinte s'il avait opté pour une spécialisation dans l'art de l'après Seconde Guerre mondiale, trop centré sur l'Ecole de NewYork. C'est pourquoi il décida que le Centre serait dédié à l'art du XXe siècle dans son ensemble, exigea le transfert des collections du MNAM, et fixa à 1905 - année qui vit la reconnaissance des Fauves au Salon d'Automne -la date pastquem de la collection, qui remontait jusqu'alors jusqu'au postimpressionnisme, à l'instar du MoMA. Ainsi, en replaçant Matisse et l'Ecole de Paris dans la colonne vertébrale de la collection, on faisait preuve de patriotisme et on prenait un pas d'avance par rapport à l'institution newyorkaise ; mais on perdait une chance historique de faire du Centre Pompidou l'emblème du dépassement de la modernité, qui l'aurait placé à la pointe d'une nouvelle vague muséologique internationale à l'ère de la postmodernité. Il peut sembler curieux que cette observance du modèle en vigueur du «musée d'art moderne », qui était alors contesté même à New-York, soit passée totalement inaperçue pour nombre de personnes qui ont écrit sur Beaubourg. De nombreux artistes et intellectuels de gauche critiquaient le MoMA parce que l'expressionnisme abstrait, qui obtint la reconnaissance pendant la Guerre Froide, restait le point final de l'exposition permanente à l'étage noble, et que les innovations artistiques des années soixante et soixante-dix n'étaient présentées que lors d'expositions temporaires, au rez-de-chaussée. En revanche, personne ne semble s'être rendu compte que le même phénomène se produisit à Beaubourg, où les œuvres contemporaines animaient la visite du forum au rez-de-chaussée et de diverses salles d'expositions temporaires, tout en étant exclues du MNAM, le noyau consacré à la pérennité artistique. A l'origine, d'un total de huit mille pièces composant la collection du musée22, seul un millier était exposé en permanence; Pontus Hulten et Germain Viatte les ordonnèrent de manière chronologique, comme au MoMA - sans toutefois appliquer la distinction par école nationale - si bien qu'au niveau 4 (2960 m2) s'enchaînaient le fauvisme, l'expressionnisme, le cubisme, le futurisme et la première abstraction; et au niveau 5 (4 780 m2), le circuit de visite passait en revue le dadaïsme, le surréalisme, les artistes de l'entre-deux-guerres ; après quoi, de l'autre côté d'un mur coupe-feu qui marquait la ftontière entre le saint des saints et le territoire des non-consacrés, venait l'espace (3 300 m2) dédié à l'art 22 Le nombre d'œuvres exposées augmenta (400 en 1977, 600 en 1984, 850 depuis 1985) de manière proportionnelle à l'enrichissement de la collection, qui passa de 9 000 à 30000 pièces. 294
contemporain français et international. Cette coupure muséographique fut accentuée par la suite avec l'installation au niveau 5 de l'exposition permanente des mouvements du XXe siècle jusqu'à 1965, et qu'on réserva le niveau 4, auquel on accédait depuis le niveau 5 par des escalators latéraux qui passaient inaperçus pour de nombreux visiteurs déjà fatigués de leur parcours dans la collection historique, à l'exposition de l'art le plus récent dans le cadre d'installations non permanentes. Le plus ironique dans l'affaire, c'est que cette similitude/rivalité avec le moule du MoMA à Paris fut le résultat d'une décision principalement politique, si ce n'est prise sous la pression des autorités, car la crédibilité du gouvernement gaulliste avait été entamée par les critiques nationalistes lancées depuis les deux camps par ceux qui craignaient que le nouveau Centre ne devienne un instrument au service de l'hégémonie culturelle des Etats-Unis, qui pouvait faire croître la demande et les prix de l'autre côté de l'Atlantique23. Ce n'est pas un hasard si, pour l'inauguration du bâtiment, on décida de consacrer une rétrospective dans la grande galerie des expositions à un pionnier français de l'art moderne, Marcel Duchamp, dont le commissariat fut assuré 'par Pontus Hulten en personne, qui le considérait comme le véritable premier artiste du XXC siècle, alors que Beuys comme les artistes figuratifs pop contestaient son rôle historique. Hulten ne rencontra aucun obstacle pour opérer une ouverture vers l'art moderne européen, y compris dans sa politique d'acquisitions pour le MNAM, qu'il enrichit d'œuvres de Mondrian, Malevitch, Magritte, Bellmer, Ernst, Grosz, Kandinskl4, etc. Mais ses achats d'œuvres de grands noms américains comme Pollock, Rauschenberg, ou Oldenburg, levèrent de nombreuses suspicions, en particulier pour le financement «à l'américaine» de quelques-unes de ces acquisitions25, qui ne furent pas 23« Le plus frappant, c'est l'entrée en force de l'école américaine: tenants de 'l'action painting', du pop et de l'op' art, du minimal art, etc., avec Pollock, Gorky, Tobey, Sam Francis, Rothko, Stella, Segal et bien d'autres que je ne puis citer. L'accent ainsi porté sur la production d'outre-Atlantique est conforme à 'l'esprit Beaubourg' qui se manifeste aussi par la place considérable faite au néo-réalisme d'Yves Klein, Arman, Raysse, Spoerri, Niki de Saint-Phalle, ainsi qu'aux plus récents conformistes d'avantgarde» (article de Frank Elgar publié dans Carrefour le 25 juillet 1974, cité par Lawless, 1986 : 76). 24 L'acquisition d'œuvres de Kandinsky fut complétée par le legs testamentaire de son épouse, qui donna au musée toutes les peintures, gravures et dessins que possédait son mari, et qui entrèrent dans la collection après sa mort survenue en 1981. 25 Contre la tradition française qui voulait que les acquisitions pour les musées nationaux fussent la prérogative de l'Etat, on admit des donateurs, au nombre desquels il convient de citer la collectionneuse française de naissance, établie au Texas, Dominique de Menil - particulièrement généreuse dans ses donations d'art américain, avec des œuvres de Jackson Pollock, Larry Rivers et Andy Warhol; on créa même à 295
dissipées par son application à investir également dans l'art français, n'hésitant pas à miser sur ceux qui étaient, selon lui, les homologues locaux des artistes pop américains: les nouveaux réalistes comme Klein, Raysse, Tinguely, Arman, César, etc. (DeRoo, 2006 : 182). Pour certain, cette stratégie ne faisait que suivre ce que le marché de l'art international avait déjà consacré, et marquait le renoncement du musée à son rôle de juge de la qualité et de laboratoire expérimental, en faveur d'un art divertissant mais inoffensif, calibré pour le plaisir des collectionneurs d'élite. Le critique Michel Ragon ironisa sur le délit de favoritisme à l'égard d'artistes comme Yves Klein, Jean Tinguely ou Arman, qui passaient pour les parrains tutélaires du Centre, puisqu'ils étaient « les bien-aimés de l'ancien Président Pompidou et de Pontus Hulten. On ne pouvait, n'est-ce pas, ne pas les mettre. On les met d'ailleurs à toutes les sauces à Beaubourg» (article paru dans le n° 152 de Cimaise, cité dans Dufrêne, 2000: 141). Rien d'étonnant, alors, à ce que la seconde grande exposition, Paris-New York, que coordonna également Hulten et qui parut même compléter par son thème la précédente sur Duchamp, déplût assez aux «anti-impérialistes» le critique Pierre Schneider décrivit l'exposition comme le fruit d'un nouveau Plan Marshall, destiné cette fois à l'hégémonie esthétique des Etats-Unis -; il n'est pas inutile de rappeler qu'elle fut la moins visitée de la série des quatre grandes expositions pluridisciplinaires (avec Paris-Berlin, Paris-Moscou et Paris-Paris) organisées en collaboration par le MNAM, le CCl et la BPI. Cependant
- trêve de digressions -, depuis son ouverture au public le 2 février 1977, après une solennelle cérémonie officielle d'inauguration deux jours avant, le problème majeur de Beaubourg fut paradoxalement son immense succès populaire: avec près de sept millions de visiteurs par an, « le plus grand centre culturel du monde », d'une superficie totale de presque 65 000 m2, s'avéra rapidement trop exigu. La cohue était telle dans le forum du rez-de-chaussée que le spectacle humain bigarré volait la vedette aux installations et expositions d'accès libre qui y étaient montées chaque semaine par des artistes contemporains; pendant
quelque temps, on réserva l'espace central duforum
-
parce qu'il attirait
la foule par son caractère burlesque, cinétique et interactif - au Crocodrome de Zig et Puce, une gigantesque « sculpture ludique », faite de pièces mécaniques recyclées assemblées par Jean Tinguely, Niki de Saint-Phalle et Bernard Luginbuhl, avec la collaboration de Billy Klüver, Daniel Spoerri et de Pontus Hulten lui-même. Ensuite, vingt minutes de New-York une Beaubourg Foundation, qui fut rebaptisée Pompidou Art and Culture Foundation (DeRoo, 2006 : 185). 296
par la suite Georges
queue étaient nécessaires pour pouvoir emprunter les escaliers mécaniques menant aux niveaux supérieurs, soit à la terrasse sommitale,
attraction principale pour les touristes - majoritairement étrangers, ce qui n'était pas prévu -, soit à l'endroit favori des jeunes parisiens, la grande bibliothèque, qui représentait la moitié des entrées et où il était
impossible de trouver une place - seulement 1 300 chaises pour 13 000 lecteurs par jour, dont beaucoup étaient des clients quotidiens, souvent peu intéressés par les autres activités du Centre26. Le musée, avec seulement - un million et demi de visiteurs par an, était le seul lieu à ne
pas être saturé de public
-
à l'exception de la reconstruction du petit
atelier de Brancusi, installé sur la place27 -, parce que l'entrée au MNAM était payante et contribuait à limiter le nombre de visiteurs à 2000 par jour, dont 40% d'étrangers, bien qu'il pût recevoir une moyenne de 13 400 visites les dimanches des premières années, puisque l'entrée était gratuite. Egalement d'accès payant, mais avec l'avantage d'avoir leur contenu renouvelé tous les trois ou quatre mois, les grandes expositions du niveau 6 connurent dès le début un succès similaire à celui du musée. Les files d'attente et la répercussion publique massive firent de Beaubourg, pendant quelques années, un phénomène social sans précédent (Fleury, 2007), qui s'est reproduit récemment après l'ouverture du Guggenheim à Bilbao ou de la Tate Modem à Londres, encore que ces deux derniers exemples n'ont pas donné lieu à un effet de surprise, car leur succes avait été conscIencieusement planifié et préparé par les médias. De même que tout ce qui est nouveau peut choquer, de 26 D'après les études sur le public, l'usager typique de la bibliothèque était un étudiant de l'enseignement secondaire ou supérieur: «Jeune, diplômé et parisien, ce visiteur plutôt fidèle se rencontre majoritairement à la BPI, est un habitué des expositions pluridisciplinaires des premières années - Paris-New York (1977), Paris-Berlin (1978), Paris-Moscou (1979) ou Paris-Paris (1981) -, visite plus rarement le Musée national d'art moderne, plus rarement encore une terrasse fortement appréciée des touristes» (Poirrier, 2000: 123). Ainsi, la réalité contredisait les buts fondamentaux de la bibliothèque, qui était supposée pouvoir attirer tout type de public, par son caractère informatif et divertissant, et moins par son aspect formatif. 27 C'était une condition expresse formulée par Brancusi, au moment de léguer ses œuvres, qu'elles fussent conservées et exposées dans la configuration où elles étaient dans son atelier. On avait déjà tenté, dans l'ancien MNAM de l'Avenue du Président Wilson, de l'évoquer par un montage spécial intégré au parcours de visite. A Beaubourg, on opta pour reconstruire l'atelier sur la piazza, en respectant l'orientation du bâtiment, la direction de lumière naturelle, et la disposition des pièces. Seulement, comme il s'agissait d'un espace très réduit et encombré d'œuvres, on dut le fermer plusieurs années, et c'est seulement depuis la mise en place d'un couloir vitré autour de l'atelier, inauguré en l'an 2000, que peuvent le voir des flux contrôlés de visiteurs munis de leur ticket d'entrée au MNAM. 297
même ce succès «excessif» fut l'objet de critiques. L'une des plus dures, on la doit au sociologue Jean Baudrillard, qui considéra que plus qu'un centre d'art, c'était un phénomène de mode, un simulacre de consommation culturelle où tout l'attention était portée sur la gestion à grande échelle de flux de clients, comme dans un supermarché (Baudrillard, 1977). Edy de Wilde, alors directeur du Stedelijk Museum d'Amsterdam, alla encore plus loin, en disant: «Le public entre par l'entrée principale et l'art s'échappe par les petites portes de derrière» (cité par Ameline, 1990: 366). Mais, d'un autre point de vue, on pourrait aussi dire que Beaubourg a consolidé une pratique immémoriale de «consommation culturelle»: la déambulation sans but ni objet déterminé a priori. De ce point de vue, il a effectivement posé un jalon, pour ce qui est de l'appropriation publique de lieux patrimoniaux, car il ne s'agissait pas d'une chasse gardée pour la délectation de connaisseurs de l'art sachant ce qu'ils recherchent, mais d'un spectacle de masses joyeusement perdues dans un labyrinthe sans vraiment savoir pourquoi elles y sont arrivées (Heinich, 1988: 209). Sans doute le Centre Pompidou a-t-il symbolisé en France le passage d'une politique culturelle typique de l'administration du XIXe siècle, fondée sur la promotion des Beaux-Arts, à un engagement dans l'industrie culturelle orientée vers le consommateur (Monnier, 1995 : 365). Dans tous les cas, cette issue avait déjoué les pronostics de Pontus Hulten. Certes, c'était un fervent partisan de l'attraction du grand public par tout une gamme de facilités, et il appuya avec enthousIasme des nouveautés telles que des horaires de visite décalés par rapport à ceux d'une journée de travail normale - ouverture tardive en semaine et fermeture nocturne les week-end -, le remplacement des gardes à uniformes, typiques du musée-temple, par d'accortes hôtesses, et l'accès gratuit à la plupart des installations, dans la mesure du possible (Lawless, 1986: 81; Duftêne, 2000 : 127i8. Mais il avait toujours parlé de faire de 28
L'ouverture nocturne était une idée que Pontus Hulten avait déjà testée à Stockholm et que Jean-Pierre Seguin avait proposée dès le début du projet de la bibliothèque, si bien qu'il y eut immédiatement un consensus sur le fait que le Centre Pompidou fût ouvert de dix à douze heures du matin jusqu'à dix heures du soir. La proposition de recruter des hôtesses rencontra moins de succès, en dépit du fait qu'en Suède il avait pu vérifier l'intérêt de recruter des jeunes mères désireuses de reprendre le chemin du marché du travail, ou bien des commerçantes au chômage, qui assuraient un bon accueil et contribuaient à donner une image moins académique; mais dans le cas de Beaubourg, ce sont des candidates diplômées qui postulèrent et qu'il parut difficile de refuser, même si elles ne correspondaient pas au profil recherché, et on ne put pas non plus se passer d'agents de sécurité. Le point le plus débattu fut toutefois celui de la gratuité, que Hulten ne put même pas imposer dans le musée qu'il dirigeait, soit pour des motifs psychologiques - on lui assura que le paiement était la meilleure garantie 298
ce lieu l'intermédiaire entre la production et la contemplation de l'art, un point de rencontre des artistes avec le public, où ce dernier puisse passer de la curiosité à la création: des laboratoires d'expérimentation visuelle, sonore, écrite, artistique, des ateliers pour enfants ou d'initiation à l'art pour groupes et individuels, etc., lui étaient ainsi proposés29. Hulten insista même pour que le MNAM, à la différence d'autres musées français, ne recrutât pas de personnel formé à l'histoire de l'art pour les visites guidées, qu'il voulait faites par des artistes ou des étudiants en art, à même de communiquer leurs réactions personnelles devant les œuvres exposées. C'était donc un pari, pour faire primer à Beaubourg « l'expérience» de l'art sur son «interprétation », pour reprendre des termes utilisés des années plus tard par un autre directeur de musée pour exprimer les pôles opposés d'une éternelle alternative (Serota, 1996). Même le MoMA qui, à ses débuts, sous la direction d'Alfred Barr Jr., s'était tant consacré à l'interprétation historico-artistique, penchait déjà vers l'autre côté de la balance, pas seulement au Département de l'Education, où était toujours perceptible l'influence de Victor D'Amico et de son fameux livre Experiments in Creative Art Teaching, mais aussi dans la programmation d'expositions confiées aux artistes eux-mêmes, surtout celles de la série « Projects », que le musée mit en place à la fin des années soixante-dix30. Rien ne pouvait plus enthousiasmer Pontus d'un bon comportement et de valorisation de l'expérience de la visite -, soit pour des questions de stratégie de fidélisation du public par le biais de la vente de cartes d'abonnement, dont le plus grand avantage, à part celui de donner le droit d'entrer sans faire la queue, était sa rentabilité sur le long terme, comparativement au paiement de plusieurs entrées au plein tarif. Cette stratégie et quelques autres - en particulier celle de placer des «délégués» dans les comités d'entreprises, les associations ou d'autres collectifs, qui reçoivent gratuitement les publications et bénéficient de l'entrée à prix réduit - qui furent adoptées pour capter un public parmi ceux qui n'allaient pas souvent dans les musées, s'inspiraient aussi de celles que Jean Vilar avait expérimentées au Théâtre National Populaire (T.N.P.), fondé par le gouvernement français en 1951 (Dufrêne, 2000 : 31). 29 « En attendant que l'art soit intégré à la vie et pénètre la société dans sa totalité, c'est dans les 'musées' d'une conception nouvelle que ces échanges peuvent se faire. Ces musées ne sont plus uniquement conçus pour conserver des œuvres qui ont désormais perdu leur fonction individuelle ou sociale, religieuse ou politique - église, salon, palais - mais des lieux où les artistes rencontrent le public et où le public lui-même peut devenir créateur» (texte de Pontus Hulten, daté de 1975, cité par Ameline, 1990 : 365). 30 Si, en 1970, le Mo MA avait déjà invité des artistes comme Hans Haacke ou Vito Acconci à monter leurs propres installations à l'intérieur de l'exposition Information, la série « Projects» consistait en de petites expositions commandées à des artistes invités qui se chargeaient eux-mêmes de la sélection et de l'installation des œuvres. Le MoMA finit par réserver à ces projets de commissariat externe l'une de ses salles, dite Project room. La série se prolongea jusqu'en 1981, avant d'être reprise en 1986, puis imitée 299
Hulten qui, ne l'oublions pas, était historien de l'art mais aussi artiste et ami des artistes. En outre, d'après le projet d'origine, Beaubourg ne devait pas comporter de frontière entre la vie quotidienne et l'expérimentation artistique, car la créativité de la rue devait entrer au musée et l'art du musée sortir dans la rue. Dans les premiers temps, les illustrations de l'un et de l'autre ne manquèrent pas: par exemple, en 1977, avec l'Art show d'Edward Kienholz, un auteur d'installations et de happenings ami de Hulten, ou en 1983, quand la Ville de Paris aménagea au-dessus de l'IRCAM, sur la place adjacente Igor-Stravinski, une fontaine colorée commandée à Jean Tinguely et à son épouse Niki de Saint-Phalle. Mais la massification des visiteurs et le passage du temps entamèrent peu à peu cet élan utopiste visant à réduire les distances entre « faire» et «voir» l'art, dont les adeptes les plus fidèles furent sans doute, en définitive, les troupes de jongleurs, de contorsionnistes et autres artistes de rue, qui viennent régulièrement animer la place, non loin de l' entrée3l. Par la suite, les trois concepts qui présidèrent à la création de Beaubourg perdirent peu à peu leur pertinence: l'interdisciplinarité, la promotion de la création, et le fonctionnalisme désacralisant, en quête de la plus grande ouverture possible au public. Il n'y a pas d'élan ou d'utopie qui dure éternellement. L'expérimentation créative, à dans de nombreux musées, qui ont également créé des espaces réservés aux petites expositions d'artistes et aux facettes radicalement contemporaines du panorama artistique. Mais cela pose des questions ontologiques du point de vue de l'essence même du musée: « A museum must, in a sense, sanction these artists' projects; yet the responsibilities and agendas of this work are perceived to be those of the artist, not the institution. In most installation-based art produced in a museum, the creativity and institutional responsibility of the curator as "cultural producer" disappears» (Staniszewski, 1998 : 298). 3] Un autre phénomène social, qui a également inspiré de brillantes descriptions, telles celle de Jean Clair: « Sur ce plateau dédif et mal raboté qu'on appelle un peu pompeusement la Piazza Beaubourg, s'est établie, hiver comme été, une cour curieuse. On y tire les cartes comme on y tire le portrait, on dresse des thèmes astraux, on découpe des silhouettes, on déchiffre les visages et on lit l'avenir, à l'occasion on y règle des comptes obscurs, au poing et au couteau. [...] À l'ombre du grand bateau culturel, tous ces fakirs, crayonneurs et devins qui font la manche ont été poussés par le même instinct qui les faisait autrefois se réunir à l'ombre de la cathédrale. [...] Il pleut. À demi nue ou vêtue d'oripeaux, cette faune reflue à l'intérieur de la nef et, commodément accoudée sur les balustrades, échange des recettes de métier. Un poète d'avant-garde hurle en sous-sol des onomatopées, une mère tente de faire partager à son jeune fils son admiration énervée pour un mobile de Calder et un jeune snob se pâme devant une ferraille d'un artiste américain du moment. Mais indifférents aux mystères que la religion culturelle déploie autour d'eux, ces pouilleux se requinquent en attendant la fin de l'averse, se contentant de surveiller du coin de l'œil leur pratique» (Clair, 1992 : 35-37). 300
l'exception de certaines collaborations très concrètes avec des artistes,
s'asphyxia sous le poids d'appareils bureaucratiques qui - sauf dans le cas de l'IRCAM - avaient d'autres priorités. Après l'euphorie initiale, soit lorsque le MNAM collaborait encore avec le CCI et la BPI dans la programmation commune d'événements et d'expositions, chaque équipe professionnelle s'est repliée dans son propre champ, et l'esprit d'interdisciplinarité s'est progressivement affaibli. Quant à la prise en
charge des usages du public et à son corolaire, la flexibilité - sans doute l'une des plus grandes vertus du bâtiment -, on se rendit compte que ni la libre circulation ni les changements fréquents dans la distribution ou dans les montages n'étaient des principes opérants. C'est une leçon que le MNAM dut tirer au bout de quelques années de fonctionnement. La muséographie flexible du projet original de Piano et Rogers, qui prenait sa source dans le dessein moderne du flowing space, prévoyait la possibilité de montrer les peintures sur des écrans de petites dimensions suspendus au plafond ou reposant sur le sol par l'intermédiaire de pieds métalliques, mais Pontus Hulten compartimenta l'espace à l'aide de panneaux épais (I2 cm), de 80 cm de largeur et d'une hauteur standard de 2,80 m, 3,50 m, 4,30 m, ou 5,60 m. Il s'agissait d'un agencement similaire à celui qui fut adopté au Stedelijk Museum dans sa nouvelle aile vitrée, où, sans renoncer à donner aux visiteurs la possibilité d'observer les passants, on accrocha des tableaux dans des sortes de cellules rectangulaires isolées, ouvertes sur un côté. Ici aussi, on cherchait à créer, à l'intérieur d'une architecture sans doute trop transparente et criarde, une sensation d'intimité; de là le recours à un éclairage diffus et froid venant du haut, et à un velum, suspendu à 3,30 m de hauteur, qui dissimulait à la vue le dispositif technique du plafond. Etant donné que chacune de ces unités, fermée sur trois côtés seulement, n'était ni à proprement parler une «salle », ni une «cellule» dont la répétition modulaire se serait répercuté sur le plan, on choisit de les appeler « cabanes », puisque Hulten, amateur d'art africain, aimait l'idée
que son musée - dans lequel il fit placer des tabourets africains et intercaler des vitrines exposant des œuvres d'art premier - puisse évoquer un village de cabanes. Il adopta également le dispositif des cabanes dans les grandes expositions d'histoire culturelle32 dédiées à 32La vie culturelle de Paris, New-York, Berlin et Moscou, dans les premières décennies du XXe siècle, était évoquée dans ses aspects artistiques et historiques, une stratégie qualifiée d'« exposition totale» par Germano Celant, qui ajoute: « This method has the merit of exhibiting not merely objects, but the connections among various cultural processes as well as their political implications. Everything is thus reduced to a document of its time, so that 'masterpieces' (as idealism would define them) are equivalent to so-called 'minor' works. Connotations of quality disappear and 301
Paris-New York, Paris-Berlin, Paris-Moscou et Paris-Paris en 1977, 1978, 1979 et 1981 respectivement, quoiqu'à l'époque il comparât cette muséographie, qui combinait des espaces pouvant accueillir les foules et d'autres plus intimistes33, à l'espace public des villes, une autre de ses obsessions récurrentes depuis la vigie de Beaubourg, située au centre d'une métropole sur laquelle elle offrait de splendides vues à travers ses façades vitrées et depuis ses terrasses. Avec ses places, ses avenues, ses jardins et ses ruelles, toute agglomération urbaine répond à des degrés divers aux différents niveaux d'utilisation par les habitants; de la même manière, Hulten voulait offrir aux visiteurs un espace d'exposition correspondant à différents niveaux d'intérêt, de curiosité et de fatigue: tous pouvaient parcourir les rues principales, où étaient présentées les œuvres essentielles (fig. 27), quelques-uns entraient dans les cabinets annexes pour y découvrir ou approfondir certains aspects - un moment précis de l'histoire de l'art ou un aspect thématique -, et au MNAM les plus intéressés pouvaient même explorer les réserves accessibles au public, en appelant une hôtesse pour faire descendre du plafond les . 34 panneaux auxque 1s 1es œuvres e' t aIent accroc h ees . ' Ainsi donc, ces montages perpétuaient la dualité des « galeries pour le grand public» et des «salles pour l'étude », qui avait été revendiquée dans le premier tiers du XXe siècle, en combinaison avec un agencement de petites salles dans une succession labyrinthique suivant un parcours chronologique imposé au visiteur, qui avait été introduite au MoMA dans les années soixante. Aux débuts de Beaubourg, cependant, chaque visiteur était considéré comme un flâneur potentiel, susceptible de se promener à son rythme sans itinéraire préétabli, puisque tout était laissé à sa propre initiative. L'expérience ne s'avéra pas probante pour le
hierarchical differences are destroyed» (citation extraite de son article in Greenberg et al., 1996 : 385 - publié à l'origine dans le catalogue de la Documenta VII en 1982). 33 «ParisIParis offered an itinerary constructed along a circulation corridor whose walls, covered with artworks, at times opened on to larger and quite frequently fragmented spaces. The relative exiguity of the rooms, the manner in which their interiors were deployed and the large number of exposed objects combined to present the visitor with a very linear, yet labyrinthical, passage» (Jean-Marc Poinsot, in Greenberg & Ferguson & Nairne, 1996: 42-3). 34 Pontus HuIten les avait baptisées «cinacothèques », en référence au cinétisme, et décrivait leur fonctionnement en ces termes: « Trois installations permettent d'avoir à la disposition du visiteur environ 600 œuvres. Chaque système comporte 33 écrans métalliques suspendus sur lesquels sont accrochés des ensembles d'œuvres complémentaires classées soit par artiste, soit par école. Une hôtesse propose un catalogue dans lequel on choisit l'écran que l'on veut faire descendre» (Dufrêne, 2000 : 158). Cette innovation muséographique ne fut presque jamais en service, parce qu'elle trahit assez vite son excès de sophistication et de fragilité (Lawless, 1986 : 95). 302
Fig. 27 Museographie originelle du MAM au Centre Pompidou, les explanades avec les cabanescouvertes par un velum
combinant
public majoritaire du musée: des touristes dont le temps était compté et qui s'inquiétaient de ne pas savoir où diriger leurs pas, se perdaient, ou ne trouvaient pas les œuvres qu'ils auraient voulu voir. Et à supposer qu'ils eussent le temps ou l'occasion de revenir, les visiteurs non initiés avaient du mal à échapper à la confusion, puisque le strict respect de l'ordre chronologique - les œuvres étaient ordonnées selon les dates de production - faisait que les travaux d'un même artiste ou d'une même école nationale pouvaient être dispersés, et rapprochait entre eux des œuvres parfois diamétralement différentes, dont l'association ne pouvait paraître pertinente ou amusante qu'au spécialiste (Lassalle, 1987: 63). Comme à cela s'ajoutait la rareté des cartels explicatifs, d'après les principes énoncés par Malraux de ne pas interférer avec une documentation écrite dans la contemplation des œuvres, on aboutit bientôt à la certitude que ce premier dispositif muséographique était très limité et devait être modifié (Lawless, 1986 : 95-6) ; c'est surtout parce qu'il s'agissait d'un montage en « labyrinthe ouvert» que l'organisation de présentations spéciales (ensemble de donations, œuvres de petit format, dessins) était rendue très difficile et que le moindre changement obligeait finalement à bouleverser toute l'installation muséographique, y 303
compris les supports (Ameline, 1990: 366). Ces quelques limitations mises à part, les mérites de la présentation n'en restaient pas moins entiers, d'après l'analyse rétrospective de la muséologue Bemardette Dufrêne, admiratrice dévote de Pontus Hulten, qui ne tarit pas d'éloges: Ce type de muséographie constitué pour la première fois à Beaubourg, est un apport nouveau à l'expographie. En effet, ce qui est élaboré par le(s) concepteurs(s) n'est pas un point de vue que l'on transmet au visiteur dans le but de le convaincre par une démonstration mais un dispositif à partir duquel il va construire son propre point de vue. Le souci du concepteur est alors moins d'explicitation que d'incitation. Le souci principal est de mettre en situation le visiteur en évitant autant que faire se peut de le surdéterminer. Pour cela, un certain nombre de conséquences sont tirées de la programmation et de dispositions architecturales poussées jusqu'à leur terme, notamment la "jlexibilité des espaces" (Dufrêne, 2000 : 163). C'est clairement la pratique, comme toujours, qui contredit cette flexibilité supposée, parce qu'il revenait trop cher de changer fréquemment la disposition, si bien que les cabanes et cimaises temporaires devinrent quasi permanentes. D'autre part, la neutralité s'avéra inexistante, car le contenant était en lui-même tellement voyant qu'il en volait la vedette aux œuvres d'art: au Centre Pompidou, il était difficile de se concentrer pour contempler une œuvre. De là le commentaire de Donald Judd, dans le catalogue de la Documenta de Kassel en 1982, qui le décrivait comme un «monstre coûteux et disproportionné [...] dont le bâtiment impose des changements aux caractéristiques fondamentales des sculptures et des tableaux, qui eux ne changent pas: l'édifice et le changement ne sont que mises en scène et artifices» (Donald Judd, «On Installation », cité par Ameline, 1990: 366). On tenta de rectifier le tir déjà sous la direction de Pontus Hulten, en introduisant en 1980, pour les grandes toiles de l'école de N ew- York, des murs de grande hauteur et un éclairage indépendant du reste de l'édifice, afin d'accentuer l'effet de recueillement (Lassalle, 1987 : 6567). Quand, en 1982, Dominique Bozo prit la suite de Hulten à la direction du musée, il chargea l'architecte d'intérieur Gae Aulenti, avec le feu vert de Piano et Rogers, de réorganiser la muséographie en cherchant à différencier l'espace d'exposition du reste de l'espace architectural.
304
La réforme muséographique des années quatre-vingt à Beaubourg et au MoMA. Le Centre Pompidou subit une série de réaménagements à partir de 1984, qui consistèrent à transférer les bureaux à l'extérieur du bâtiment afin de libérer des espaces pour de nouveaux usages, à créer une nouvelle entrée à l'angle sud, à améliorer le flux et l'orientation des visiteurs. Douglas Davis a commenté sur le mode de l'ironie qu'en définitive, la meiHeure preuve de la flexibilité donnée par Beaubourg et ses architectes fut la prédisposition à subir des interventions comme celles-là (Davis, 1990: 55). De fait. Renzo Piano se chargea en personne de concevoir une extension souterraine vers Je nord, pour y aménager une salle de cinéma de plus de trois-cents places, et d'ajouter des espaces d'exposition temporaire, en particulier les deux Galeries contemporaines placées sous
la gestion directe du MNAM, et installées en 1985 sur la mezzanine -reJiée au hall par un escalator - et au rez-de-chaussée, du côté de la fontaine Stravinsky: il y remplaça la moquette par des sols en parquet pour rendre plus évidente Ja différenciation de ces espaces, pensés pour présenter de petites expositions d'artistes méconnus, des expositions collectives, ou encore des expositions thématiques. Cette diffërenciation fut reprise également au sein du musée, dont l'entrée fut reportée au niveau 5, qui bénéficia précisément de la transfonnation luxueuse opérée par Gae Aulenti, tandis que le niveau 4, partagé avec la bibliothèque, conserva l'agencement architectural d'origine moquette, spots lummeux et éclairage naturel, œuvres accrochées a des cimaises étroites -
avec cependant une touche de présentation expérimentale très
appropriée pour son contenu, une sélection renouvelée fréquemment de l'art contemporain et postérieur aux années soixante, avec des lieux réservés à la vidéo, aux installations, aux dessins contemporains et aux œuvres délicates. Ainsi se produisit, au sein du MN AM, une différenciation par niveau, entre l'art {
de sculptures conçue par Renzo Piano, Aulenti en installa une seconde à l'autre extrémité et disposa entre les deux un large couloir qui suggère un parcours au visiteur sans pour autant le lui imposer, et de part et d'autre duquel s'ouvrent des salles aux dimensions variables et des sortes de transept équipés de vitrines pour Jes dessins, les photographies, et les objets fragiles et de petite taille. Le problème de désorientation des touristes fut ainsi résolu par le passage d'un parcours Libre à un itinéraire ordonné selon une logique historico-artistique culminant dans un espace à double hauteur de plafond, réservé aux œuvres d'Yves Klein qui invoquent un espace infini, et qui sert de charnière avec le niveau 4, auquel on peut également accéder en empruntant un escalier mécanique dès l'entrée du musée, sans avoir à parcourir tout le niveau 5. Curieusement, tous les changements opérés à Beaubourg paraissent faire écho à l'extension et aux réaménagements réalisés entre 1980 et 1984 au MoMA, sous la direction de Cesar Pelli. A part avoir érigé une tour spectaculaire de plus de cinquante-deux étages pour les bureaux et résidences, grâce à laquelle on put obtenir le financement nécessaire35, le doyen de l'Ecole d'architecture de Yale avait conçu J'extension du petit hall du musée, qui prit l'allure d'un hall d'aéroport une fois doté d'un atrium vitré équipé de grands escaliers mécaniques desquels on bénéficiait de vues impressionnantes et qui semblaient vouloir concurrencer ceux du Centre Pompidou; mais c'est ce dernier qui, à son tour, à travers le réaménagcment de l'espace muséographique mené par Gae Aulcnti, reprit à Sooncompte la distinction entre salles au sol moqlletté et salles au sol parqueté, établie par Pelli lors de la redéfinition des espaces intérieurs du MoMA, à la différence près, néanmoins, qu'une inversion s'était produite entre New-York et Paris: au MoMA, la partie dont le so] était moquetté était, à l'inverse du MNAM à Paris, celle réservée aux chefs-d'œuvre de ]a peinture et de la sculpture antérieures à ] 960, tandis qu'on avait mis du parquet, comme dans les lofis de SoHo, dans les espaces dédiés à l'art le plus récent (Einrcinhofer, 1997 : 198). Dans les deux cas, il s'agissait d'accentuer la division entre «art moderne» et «art contemporain », en plus d'une 35La « fuite en avant» est une stratégie commune à de nombreux musées américains en crise économique, en particulier au MoMA : plus ils accueillent de visiteurs, plus les subventions sont généreuses et les recettes des ventes d'entrées et de produits dérivés importantes; seulement, pour attirer et accueillir les visiteurs en grand nombre, ils doivent miser sur des extensions architecturales. Il semble que dans les années soixante, quand Philip Johnson fut chargé de l'agrandir, le MoMA avait un déficit d'un million de dollars par an ; et la situation économique était de nouveau désespérée lorsque le musée chargea Cesar Pelli de concevoir son extension, dont la pièce maîtresse, la tour, rapporta au musée la somme des loyers de 263 appartements (Coolidge, 1989 : 85). 306
différenciation entre J'édifice original et les ajouts ultérieurs. A Paris, cependant, on procéda à une rectification de cc qui ne fonctionnait pas bien dans l'architecture de Piano et Rogers, tandis que Pel1i a toujours insisté sur le fait que son intervention controversée s'inscrivait dans la continuité à l'égard de la muséographie du MoMA36. En effet en dépit d'avoir modifié la façade, démoli l'ancien escalier, et donné une entrée séparée au circuit de la peinture et de la sculpture et aux salles des autres
a1is - qui occupaient auparavant des impasses du circuit unique
-,
il
conserva les mêmes murs blancs sans fenêtre.. à l'exception de l'espace réservé aux Nénuphars de Monet percé d'une énorme baie donnant sur le jardin -, les mêmes tringles de spots et autres détails décoratifs minimalistes, la même structure labyrinthique de visite, à base de petites saJles en enfilade, dont le nombre fut accru grâce à l'augmentation de la surface disponible; en revanche, afin de prévcnir chez le visiteur l'impression de claustrophobie, certaines salles de la collection permanente de peinture et de sculpture modernes n'avaient plus seulement une porte d'entrée et une porte de sortie. mais trois voire quatre portes, si bien que, par exemple. on pouvait passer de la salle 3 «< Futurisme, fauvisme et expressionnisme») à la 6 «< Constructivisme,
suprématisme, Dada >1)et de celle-là à la salle 9 «< Expressionnisme abstrait »), en s'ouvrant ainsi à r esprit de la postmodcrnité, qui prêchait en faveur de la liberté et de la multiplicité des parcours. Après tous ces bouleversements, plus nombreux ou presque que ceux du MoMA, le Centre Pompidou demeura un élément de référence international, comme l'icône de la jeunesse rebelle qui tentait de vieillir à la manière des vieux rockeurs, sans trop trahir ses idéaux vieux de vingt ans (Clair, 1992; Lauxerois, 1996; Dufrêne, 2007 ; Fleury, 2007). Mais, plus qu'un modèle à suivre, Beaubourg devint le point d'inflexion historique d'une contreculture anti-musée généralisée à une passion muséale mondiale, comme l'a parfaitement souligné Douglas Davis dans le sous-titre du livre qu'il a consacré aux grands réaménagements architecturaux et aux nouveaux musées construits dans les années quatre36 Pour se faire une idée des controverses qu'elle suscita à l'époque, on peut comparer la version institutionnelle, racontée par le directeur du musée (Oldenburg, 1984: 33) à la vision critique exprimée par des analystes extérieurs (en particulier Wallach, 1998 : 82-87). On doit au critique Hilton Kramer d'avoir dit que la nouveauté du MoMA, après son agrandissement, n'était pas tant le fait d'avoir gagné de l'espace, mais d'avoir institutionnalisé cette coupure entre l'art moderne historique et celui du présent: « As a result, the new MoMA is no longer a single museum with a unified purpose and outlook, but two (or more) museums which pursue vastly different objectives and uphold very different standards» (cité par Lowry, in Elderfield, 1998 : 90). 307
vingt: Design and Culture in the Post-Pompidou Age (Davis, 1990). En France, c'est l'époque qui marqua la prolifération de nouveaux musées et centres d'art contemporains à Lyon, Bordeaux, Villeneuve-d' Ascq, Dunkerque, Saint-Étienne, Grenoble, etc., qui servirent de tremplin à des artistes tels que Toroni, Buren, Sarkis ou Boltanski; mais aucun des musées n'a tenté de suivre scrupuleusement le modèle muséographique du Centre Pompidou. Même Pontus Hulten n'osa pas reprendre le flambeau de cette utopie dans le cadre de ses projets ultérieurs, et les professionnels qui partirent de Beaubourg vers d'autres aventures, tels Jean-Hubert Martin, Daniel Abadie, Alfred Pacquement, Jean Clair ou Germain Viatte, ne se comportèrent pas en apôtre de Hulten, ce qui ne les empêcha pas de monter des expositions surprenantes dans les institutions où ils furent appelé à travailler, comme le Musée des Arts Africains et Océaniens, le Jeu de Paume, le Musée Picasso, ou le Musée Cantini à Marseille. En réalité, la flamme populiste qui contribua à la mise en branle du Centre se maintint difficilement in situ. Après une nouvelle phase de réaménagement de son architecture intérieure, le centre a rouvert le 1erjanvier 2000 avec seulement deux espaces d'accès libre et gratuit: le Forum et la BPI, qui dispose à présent d'une entrée séparée, si bien que l'usage des escaliers mécaniques si attrayants reste limité au public payant. Il reste bien peu de choses de cette espèce de foire d'attractions, qui ressemble aujourd'hui davantage aux autres temples du capitalisme triomphant, quand on sait que ses nouveaux services incluent, par exemple, un restaurant très luxueux situé dans la galerie supérieure des expositions, un café moderne concédé au groupe Costes, la grande librairie du forum, gérée par une célèbre maison d'édition, ou la boutique de design, qui dépend d'un grand magasin pansIen.
308
EPILOGUE Bien que le Centre Pompidou n'ait pas établi un nouveau paradigme musé al susceptible de remplacer le MoMA au rang de modèle international, il ouvrit néanmoins une nouvelle phase dans I'histoire de ce type de musées. Sa silhouette innovante eut beau ne pas faire d'émules directs, elle encouragea par la suite tout nouveau musée à se doter d'un édifice singulier qui soit en mesure de se détacher clairement de son environnement, et d'attirer l'intérêt de la presse et de tous les citoyens, y compris ceux qui ne fréquentent pas les musées. L'architecture des musées - qu'il s'agisse de bâtiments nouveaux ou de
bâtiments reconvertis
-
est devenue ainsi l'un des emblèmes les plus
visibles de la postmodernité. Les débats autour des deux options, survenus parfois dans une même ville, comme à Los Angeles avec le Temporary Contemporary et le MoCA, firent couler des flots d'encre dans les années quatre-vingt, sans que personne ne semblât se soucier de questions finalement plus fondamentales pour ces musées, à savoir celles de la collection ou de la politique artistique. Par la suite vint l'heure de gloire du Guggenheim de Bilbao et de la Tate Modern de Londres, qui furent immédiatement éclipsés par la spectaculaire extension du MaMA en 2004 ou d'autres exemples plus récents. On peut véritablement parler d'une course à la jactance architecturale et médiatique, qui détourne l'attention à d'autres questions et paraît ne pas vouloir tarir, car même si les voix critiques de certains professionnels de musées s'élèvent pour réclamer la priorité à l'adéquation du contenant au contenu, il semble que nous allons rester encore longtemps prisonniers de cette spirale des inaugurations et des extensions toujours plus coûteuses. La dynamisation urbaine est un autre aspect du «phénomène Beaubourg» qu'on n'avait pas tellement pris en considération jusqu'alors, et qui constitue depuis un enjeu primordial et incontournable, surtout pour les musées et centres d'art contemporain, puisque ce sont ceux qui sont les plus susceptibles de générer dans leur environnement l'implantation d'art public, d'ateliers d'artistes, de galeries, de cafés et de restaurants à l'ambiance bohème, etc. L'attente du «miracle» de la régénération d'un quartier en déclin voire de tout une ville en crise a tellement marqué certains investissements, tels la Tate of the North à Liverpool ou le Mass MoCA, que beaucoup en prédirent l'échec en s'appuyant sur des indicateurs économiques, sur leur 309
impact urbain, ou sur le flux de touristes venus de l'extérieur... sans prendre en compte leur collection, ni leur programmation d'exposition, ni leurs activités pédagogiques, ni leur fonctionnement exemplaire en qualité de musées. Il semble qu'on ne puisse plus faire marche arrière dans cette spirale obsessionnelle qui réclame des musées un rôle dans la régénération du milieu auquel on les greffe, et ce malgré le scepticisme de certains, qui ont signalé que lorsqu'un environnement urbain dégradé devenait à la mode, il s'ensuivait généralement un processus connu sous le nom de gentrification, qui n'améliore pas la vie des défavorisés, mais les oblige au contraire à quitter leur quartier. Ces questions ont constitué le point de mire de mon attention en qualité de muséologue ; c'est pourquoi j'ai choisi de clore ce livre par une brève exploration, du point de la topographie urbaine, des derniers exemples les plus marquants parmi les musées d'art contemporain. Mais les questions de la définition et de l'appellation de ces musées demeurent bien présentes, au même titre que d'autres sujets de réflexion qui remettent en cause les concepts muséaux hérités du passé. Nous ne pouvons ignorer que beaucoup de ces nouveaux musées ont été créés sans collection permanente, parfois même sans l'intention d'en former une, soit parce qu'on a opté pour collectionner l'art de la dernière génération - pour ensuite le revendre ou le transférer ailleurs - soit parce qu'on a opté pour monter seulement des expositions temporaires, sans disposer de collection permanente, ce qui évoque moins la conception traditionnelle du musée que le positionnement d'une simple Kunsthalle. On peut relever un sous-phénomène intéressant, au sein de cette stratégie basée sur la prévalence de la fonction d'exposition sur les autres tâches muséales : les montages qui réinterprètent périodiquement la collection permanente, bouleversant l'agencement chronologico-stylistique, par la confrontation d'œuvres d'art de périodes, de provenances et de courants différents. En rupture totale avec l'organisation diachronique, cette stratégie a contribué à remettre une fois encore en question le concept même du musée d'art contemporain, dont la spécialisation est définie, en fin de compte, par une distinction chronologique. Ceci dit, ni ce phénomène, ni la multiplication des musées virtuels sur l'Internet n'ont mis un frein à la prolifération des musées d'art contemporain au cours des dernières décennies: une période qu'on pourrait peut-être qualifier d'« âge d'or» des musées d'art contemporain, étant donné qu'ils ne sont plus l'apanage exclusif des grandes métropoles, mais sont devenus des produits d'appel culturels parfaitement communs dans les agglomérations de toute taille.
310
CHAPITRE 9 REVUE TOPOGRAPHIQUE DES NOUVEAUX MUSÉES D'ART CONTEMPORAIN AU TOURNANT DU MILLENAIRE Les usages architecturaux et urbains de la postmodernité et leur héritage en Europe Il est plus approprié de parler d'art de la postmodernité que de «postmodernisme », afin de prévenir toute confusion pouvant naître de l'assimilation à un « isme » ou un style déterminé d'un courant culturel qui s'est précisément défini par la pluralité esthétique et la rupture avec tous les canons. Il reste certain, cependant, qu'en architecture au moins, il y eut dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix une manière internationale reconnaissable à un joyeux éclectisme populiste qui mêlait tout type de matériaux et de couleurs clinquants, à des façades-écrans qui dissimulaient la structure interne derrière une accumulation de citations érudites rappelant le classicisme: frontons, fenêtres palladiennes, fausses ruines, etc. Ces hommages historicistes semblaient particulièrement adaptés à l'architecture des musées, et, de fait, le critique américain Charles Jencks, qui fut le grand parrain de cette mode architecturale, qualifia très tôt d'édifice pionnier du «postmodernisme» l'extension réalisée par l'écossais James Stirling pour la Stadtgalerie de Stuttgart en 1977-84, qui fut également analysée par Douglas Crimp comme le prototype du musée postmoderne (d'après « The Postmodern Museum », article paru dans la revue Parachute, n046, 1987, repris dans Crimp, 1993 : 282-325). Les nouveaux musées d'art contemporain ne furent pas exclus de cette tendance, dont le musée Abteiberg de Mônchengladbach, construit en 1982 par Hans Hollein, fut unanimement considéré comme emblématique: c'est surtout pour son dispositif scénographique que Rosalind Krauss Ie qualifia de postmoderne (voir son article dans Greenberg, 1996: 347 ; quelques pages plus loin, Reesa Greenberg alléguait que le trait le plus typiquement postmoderne de ce bâtiment était le contraste entre l'extérieur, si animé et pittoresque, et sa personnalité intérieure, calme, froide et élégante: p. 363). Plus tard, ce fut au tour des profils dynamiques et des plans labyrinthiques des bâtiments déconstructivistes d'être portés aux nues comme les clous de l'architecture postmoderne : on citera le musée Guggenheim à Bilbao, terminé par Frank Gehry en 1997, et le Musée juif de Daniel Libeskind, 311
inauguré à Berlin en 2001. Entre temps, les critiques d'architecture avaient évolué, passant d'une conception simplement stylistique du postmodernisme, déjà dépassée, à un appareil théorique incluant des considérations philosophiques (Krauss, 1996 ; Hernandez, 2003). De ce point de vue moins simpliste, 1'histoire des solutions muséographiques caractéristiques de cette période a donné lieu à quelques revues d'ensemble qui ont proposé certaines classifications ou interprétations, en faisant des exemples paradigmatiques de quelques musées construits ad hoc ou installés dans des édifices reconvertis (Montaner & Oliveras, 1986; Davis, 1990; Montaner, 1990, 1995, 2003; Lampugnani & Sachs, 1999; Giebelhausen, 2003; Layuno, 2003 ; Newhouse, 2006). Dans l'ensemble, ces révisions internationales ont contribué à dissiper l'importance accordée jadis à «l'effet Beaubourg» ; sans revenir sur le fait que le Centre Pompidou ne parvint pas à établir de jalon de la muséographie postmoderne, n'oublions pas que la culture française doit être la première référence dès lors qu'on tente de définir la postmodernité, à partir du courant de pensée dont les apôtres furent Alain Badiou, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Gilles Lipovetsky, etc. Bien évidemment, le dilemme soulevé par l'alternative entre la réutilisation d'édifices anciens ou la construction de musées ad hoc datait, en France, de la période des Lumières. Et si la Révolution française avait installé les premiers musées publics dans des palais, des châteaux, des églises, des couvents, ou d'autres édifices représentatifs de l'Ancien Régime, qui furent dès lors accessibles à tous les citoyens, la prolifération dans la France postindustrielle de musées et de centres d'art contemporain, presque toujours ouverts dans des bâtiments emblématiques de l'ère industrielle (anciennes usines, magasins et hangars), ne fut pas moins chargée de symbolisme. Le précurseur en la matière fut le CAPC de Bordeaux, installé dans l'ancien «entrepôt réel des denrées coloniales» ou «Entrepôt Laîné », un hangar désaffecté datant du XIXc siècle, dans lequel étaient entreposés à l'époque coloniale du sucre, du café, du coton, des épices et d'autres produits, et qui était situé dans la zone franche du port bordelais, une zone autrefois inaccessible au public étranger à ces activités (Guillemeteaud, 2000). On ne peut s'empêcher de penser aux espaces de contrôle disciplinaire étudiés par Foucault, quand on déambule librement dans le vaste espace d'exposition de cet ancien entrepôt où s'affairaient jadis les ouvriers sous la stricte vigilance des contremaîtres, qui étaient en même temps contrôlés depuis le poste de surveillance, espace auparavant accessible au seul patron ou à son homme de confiance, et 312
qui est désormais ouvert aux visiteurs même quand il n'y a pas d'exposition au rez-de-chaussée, puisqu'elle accueille une installation permanente de Richard Long et d'autres pièces de la collection. Le Centre National d'Art Contemporain Le Magasin, à Grenoble, la Laiterie à Poitiers, le Musée d'Art Contemporain de Lyon, le MAC de Marseille, Les Abattoirs EAMC à Toulouse, ou encore le MAC La Piscine à Roubaix constituent des exemples non moins emblématiques. L'identification de ce genre muséal avec l'archéologie industrielle a été telle que même des architectes chargés de concevoir des bâtiments ad hoc pour les musées se sont inspirés des caractéristiques des usines: ce fut le cas pour le MAC Lille-Métropole à Villeneuve-d'Ascq, tandis qu'en 2002 on a réutilisé pour l'art le plus récent l'aile du Palais de Tokyo anciennement affectée au MNAM, en en faisant un espace brut; il y a toutefois en France de fameux exemples d'architecture high tech rutilante, tels le MAC de Strasbourg - curieuse imitation du Centre Pompidou dans de nombreux aspects, y compris les «périscopes» de ventilation sur le parvis -, le MAC-Val à Vitry-sur-Seine, l'extension de Renzo Piano pour le MAC de Lyon, le MAMC de Nice ou le Carré d'Art MAMC de Nîmes. En Italie, qui devint à l'époque de la Trans-avant-garde un important foyer de l'art postmoderne, l'intérêt pour l'installation de musées dans des bâtiments reconvertis reposait sur de nombreux antécédents historiques, qu'on pourrait faire remonter à la fondation des premiers musées dans les états pré-unitaires; mais le précédent le plus présent à l'esprit restait sans aucun doute les brillants allestimenti de Carlo Scarpa ou d'autres architectes de l'après-guerre, comme le groupe BBPR ou même Carlo Minissi, à la fois auteur et théoricien influent de ce type d'interventions dans des bâtiments classés (Minissi, 1983 et 1988; Huber, 1997). Un pays aussi touristique et doté d'un patrimoine architectural à conserver si important devait naturellement poursuivre cette politique d'ouverture aux visiteurs de monuments restaurés et transformés en musées en tout genre, y compris d'art contemporain - ce qui, en soit, n'est pas inédit, mais il faut souligner que c'est seulement à partir des années quatre-vingt que les musées d'art contemporain en Italie connurent un rayonnement similaire à celui qu'ils avaient connu au début du XXe siècle. C'est le Castello di Rivoli, dans les environs de Turin, qui donna le coup d'envoi: il fut inauguré en 1984 après de longues années de restauration et une reconversion muséographique assez osée, due à
Andrea Bruno, qui sut parfaitement tirer parti d'un bâtiment - surnommé Manica Lunga d'après
sa forme allongée - complexifié 313
par son
inachèvement après des siècles d'interventions et d'indécisions]. A la fin des années soixante-dix, il était question d'acheter la collection Panza di Biumo d'art américain de l'après-guerre, mais l'idée s'avéra politiquement incorrecte pour les partis de gauche, qui proposèrent en échange de faire ressortir le rôle prépondérant de Turin dans le développement de l' arte po vera ; finalement, la tâche de former une collection incomba à Rudi Fuchs, qui s'était précisément distingué, en tant que directeur du Musée van Abbe d'Eindhoven, par son positionnement contestataire par rapport au modèle de la modernité américaine: il choisit donc, pour faire contraste avec l'espace palatial, des œuvres de Beuys, Mario Merz, Pistoletto, ou de l'art minimal... (West, 1986: 29-31). Aujourd'hui le Castello abrite une collection historique consacrée à l'art de 1910 à nos jours, complétée par d'ambitieuses expositions temporaires, structurées autour de parcours conventionnels, qui tendent à relier des salles monographiques dédiées chacune à un artiste ou à un groupe. Certains des aspects novateurs de la muséographie originale ont été maintenus, par exemple les salles entièrement décorées de blanc ou d'autres tons, et le contraste voulu entre l'art contemporain et le contexte architectural ancien ne laisse toujours pas de surprendre (fig. 28). Le succès photogénique de ces contrastes a incité d'autres villes italiennes à s'en inspirer, y compris la capitale, où la municipalité a créé en 2002 le Museo di Arte Contemporanea di Roma (MACRO), qui dispose de deux espaces, l'un dans une ancienne usine de fabrication de glaçons, qui appartenait aux 1 Sur les restes d'un ancien château médiéval, on érigea au début du XVne siècle une construction inhabituelle, d'une largeur de 7 m pour une longueur de 140 m, parce qu'elle était destinée à accueillir la galerie de peintures de Charles-Emmanuel le' de Savoie. Ravagée par un incendie, elle fut ensuite l'objet d'un projet de transformation en une luxueuse résidence de la cour, à l'initiative de Victor Amédée n, qu'il commanda à l'architecte baroque Filippo Juvarra ; mais le chantier fut interrompu alors que seul un tiers du projet avait été réalisé et que la Manica Lunga n'avait pas encore été détruite. Le monarque éclairé Charles-Emmanuel III de Savoie reprit les travaux, qui furent de nouveau interrompus, cette fois à la suite de l'invasion napoléonienne. En 1860, le palais fut loué aux monarques par la municipalité de Rivoli, qui en fit finalement l'acquisition pour y loger un bataillon d'infanterie. Après la Seconde Guerre mondiale, on fragmenta le dernier étage de la Manica Lunga pour en faire des logements pour les sans abris, tandis que la partie basse accueillait toutes sortes d'animaux. A partir des années soixante, on entreprit un chantier de restauration, sans pour autant avoir une affectation précise en tête, jusqu'à ce que la région du Piémont prit en 1978 la décision définitive de destiner le complexe palatial à un Musée d'art contemporain, géré par un consortium dont font partie la Région Piémont, la fondation CRT, la Chambre de Commerce, d'Artisanat et d'Agriculture de Turin, la Ville de Turin et le groupe bancaire Unicredit (voir l'article d'Anna Giorgi dans Piva, 1993 : 121- 128). 314
Fig. 28 Castello di Rivoli-Museo di Af1e Contemporanea:extérieur de la Manica Lunga et intérieur d'une des salles dans le Castello. 315
bières Peroni, via Reggio Emilia 54, l'autre dans les anciens abattoirs du Testaccio. Comme dans le cas de Rome, on a souvent opté pour implanter ces musées dans ces bâtiments de l'ère industrielle, ce qui implique non seulement une subtile différence chronologique mais aussi espaces d'une grande ampleur, qui représentent la solution inverse à l'exiguïté et la bigarrure initialement préconisées par Rem Koolhaas2, l'actuel architecte vedette de la postmodernité ré interprétée de manière philosophique; mais il ne fait aucun doute qu'en dépit d'une politiqueculturelle italienne complcxe3, la tendance dominante de nos jours reste favorable aux nefs de vastes dimensions pour ce type de musées (Bonito Oliva, 2004 ; Pratesi, 2006) : pour le vérifier il suffit de visiter le Museo Nazionale delle Arti dei XXI Secolo (MAXXI) à Rome, construit par Zaha Hadid à l'emplacement de l'ancienne caserne de Montello. En réalité, il suffisait de voir l'un des rares exemples italiens de bâtiments construits ad hoc pour des musées pour que vienne spontanément à l'esprit la comparaison avec l'ampleur de ce type de nefs de la périphérie des villes: c'était notamment le cas du Centre pour l'art contemporain Luigi Pecci à Prato, dont l'extérieur reflète la première manière postmoderne par son mélange de citations historicistes et de populisme kitsch. Lors de son inauguration le 25 juin 1988, à proximité 2 Au cours de l'exposition mtitulée Retrace Your Steps: Remember Tomorrow, organisée en 1999-2000 au Sir John Soane Museum de Londres, Koolhaas présenta une maquette de Rome en contrepoint d'une maquette de Soane pour expliquer qu'il avait, pour son projet non réalisé de Musée d'art contemporain dans la capitale italienne, imaginé une muséographie hyperdense, évoquant une sorte de Merzbau. Curieusement, Hans-Ulrich Obrist, responsable des expositions à la Serpentine Gallery de Londres, fut l'un des fervents admirateurs de cette muséographie exiguë (cf Wade, 2000, pp. 45-6). 3 Il ne reste plus aucune trace de la hiérarchisation centralisée de la période fasciste ni de la répartition tacite des compétences en matière de musées entre l'Etat et les municipalités à laqueIIe nous faisions allusion dans les chapitres précédents. Aujourd'hui, les nouveaux musées italiens sont généralement gérés par des consortiums d'organismes privés et de pouvoirs publics, au sein desquels les gouvernements régionaux occupent une place de plus en plus prépondérante. Une meiIIeure coordination fait toutefois défaut à ces consortiums, surtout s'ils sont actifs dans la même ville: à Rome, par exemple, la distribution des activités entre la Galleria Nazionale d'Arte Maderna e Contemporanea et le Museo Nazionale delle Arti dei XXI secolo est loin d'être clarifiée, et aucune convention ne semble avoir été prévue pour régir les relations entre ces deux musées nationaux et le Museo d'Arte Contemporanea di ROma (MACRO) ; à Naples, où fonctionnait un centre municipal d'art contemporain depuis 1998 dans le Palazzo Roccela, la région Campanie a inauguré en 2005 le Museo di Arte contemporanea Donna REgina (MADRE) dans un ancien palais réhabilité par Alvaro Siza en plein centre historique, près de la cathédrale, du Trésor de San Genaro et du Musée archéologique national. 316
de la rocade de cette ville de Toscane, ce bâtiment, œuvre de l'architecte florentin Italo Gamberini, fut exagérément célébré comme étant le premier édifice italien construit et conçu spécialement pour un musée d'art contemporain; on en oublia les précédents de Turin ou de Bologne4 et on passa allègrement sous silence le fait que ce bâtiment n'allait être, en principe, qu'un simple centre d'expositions; il s'est doté depuis d'une collection permanente, particulièrement riche en œuvres de l' arte povera et de la trasavanguardia, qui fait l'objet d'expositions tournantes dans une extension récente. Il s'agit toutefois d'un cas exceptionnel, sans émule déclaré, puisque, comme nous l'avons dit, la norme en Italie reste l'installation des musées dans des bâtiments anciens restaurés - on pourrait citer des exemples récents pris à Bergame, Bolzano, Gênes,
Modène, Molfalcone, Naples, Syracuse, etc.
-
et les constructions
nouvelles se cantonnent aux extensions ou aux annexes, comme celle dessinée par Mario Botta pour le Museo di Arte Moderna e Contemporanea di Trento e Rovereto. Ceci dit, devant cette actualisation postmoderne du dilemme opposant les partisans des musées abrités dans des constructions nouvelles à ceux des musées installés dans des bâtiments réaffectés, caractéristique du XIXc siècle, on ne peut pas dire que ce soit répétée la division constatée pour le XIXe siècle entre les pays latins et ceux d'influence germanique. Si, en France et en Italie surtout, la crise de la modernité a pu supposer un retour à la coutume de la reconversion muséographique d'édifices historiques, aucune tendance ne s'est dégagée clairement en Espagne et au Portugal; l'Allemagne et ses proches voisins n'ont pas non plus montré une nette propension à la construction de bâtiments nouveaux pour mettre en valeur l'art le plus récent. Alors que les années de Guerre froide avaient vu les musées d'art moderne de la République Fédérale Allemande s'ériger en vitrines d'un « Style International» qui représentait les valeurs du monde occidental et symbolisait la modernité, on n'est pas parvenu à s'entendre sur un canon architectural et 4 Rappelons qu'à Turin avait été inauguré en 1959 le bâtiment de la Galeria d'Arte Moderna e Contemporanea, construit à la suite d'un concours remporté par Carlo Brassi et Goffedo Boschetti - il est vrai que le musée est resté fermé pendant douze ans, jusqu'à sa réouverture en 1993, après un important chantier de rénovation. A Bologne, le siège actuel de la Galeria d'Arte Moderna dans le quartier du parc des expositions fut inauguré en 1975, dans un bâtiment spécialement conçu par Leone Pancaldi pour abriter la collection permanente au premier étage et les expositions temporaires au rez-dechaussée. Comme nous l'avons déjà indiqué au chapitre 5, ce musée possède une succursale à la Villa de lIe Rose, une demeure suburbaine donnée à la VilIe qui l'ouvrit au public en 1926 et la restaura en 1989. 317
muséographique commun pour les musées d'art contemporain construits après la chute du Mur. Il est tentant de retenir, parmi les musées fondés depuis la chute du Mur, ceux qui sont apparus dans d'autres anciens pays communistes5, et qui incarnent parfaitement le triomphe de la norme de la modernité artistique autrefois emblématique du bloc capitaliste. Dans une certaine mesure, il y aurait simplement lieu d'affirmer que la fin du Mouvement moderne n'a pas abouti à un nouveau modèle hégémonique ; c'est pourquoi, devant l'hésitation sur le type de musée à construire, on a souvent opté, finalement, pour la restauration de bâtiments anciens ou le recours aux agences d'architectes stars, qui se sont avérées être de sérieuses garanties de succès médiatique (Montaner, 1986 et 1990). Le cas le plus connu et le plus exemplaire de la première option fut les Hallen für Neue Kunst, que la collection Crex d'art contemporain ouvrit au public en 1984 à Schaffhausen (Suisse) : elles se voulaient un lieu d'expérimentation, destiné à montrer l'art sans la médiation de la conservation ou de la pédagogie. Cette consécration d'un espace « brut », produit d'un positionnement radical, ne passa pas inaperçue aux yeux du directeur de la Tate Gallery (Serota, 1996 : 42-45), qui commanda à l'un de ses assistants une étude sur ce type de précédents (Nairne, 1996). Pour ce qui est de l'architecture d'auteur, comme nous l'avons déjà dit, la manière du «postmodernisme» des années quatre-vingt trouva en Allemagne, avec l'Abteiberg Museum de l'architecte Hans Hollein à Mônchengladbach, inauguré en t 985, l'une de ses applications les plus acclamées; c'est d'ailleurs le directeur de ce musée, Johannes Cladders, qui consacra la mode des «présentations anhistoriques »6. Mais l'heure 5 La reconstruction en 1995 du palais des expositions de Prague, le Veletrzni pahic, pour en faire le siège de la galerie nationale tchèque d'art moderne et contemporain ne peut s'apparenter à la reconversion politique d'une icône de l'état communiste, puisque le bâtiment fonctionnaliste original datait de 1925-1929. On pourrait encore donner une interprétation politique de l'Ars Aevi Sarajevo, un musée d'art contemporain fondé dans la capitale de Bosnie-Herzégovine, symbole de résistance culturelle pendant la guerre des Balkans, et pour lequel Renzo Piano a dessiné un nouveau bâtiment qui devrait être inauguré en 2009. Il serait difficile de se hasarder à une interprétation similaire, cependant, au sujet du Musée d'art moderne de Moscou, fondé dans le centre de la capitale par l'Académie Russe des Beaux-Arts, sous la présidence du sculpteur et homme politique controversé Zurab Tsereteli : son siège principal, inauguré en 1999 dans une demeure XIXe de style néoclassique, sert à exposer en permanence essentiellement des œuvres issues de la collection privée de Tsereteli ; une succursale, dans un autre bâtiment historique ouvert au public en 2003, sert de cadre aux expositions temporaires. 6 «L'installation [du musée de Monchengladbach] n'est pas chronologique. D'après moi, la chronologie est la chose la plus simple de l'histoire: tout le monde le sait ou sait où il peut l'apprendre. Il existe un multitude de sources pour cela. La chronologue à elle 318
de gloire du musée fut de courte durée: à la dissipation de l'effet de nouveauté du bâtiment s'ajouta au début des années quatre-vingt-dix le transfert de la célèbre collection Marx, qui y était exposée sous forme de prêt prolongé, à Berlin, où elle forma le noyau d'une succursale de la Neue Nationalgalerie spécialisée dans l'art récent, installée entre 1990 et 1996 par l'architecte-urbaniste Joseph Paul Kleihue dans une gare désaffectée du XIXe siècle, la Hamburger Bahnhof. En Allemagne, ce dernier exemple a été sans doute le plus représentatif de cette « muséalisation» des architectures historiques, même si, par la suite, d'autres exemples non moins marquants n'ont pas manqué7. Quant aux bâtiments nouvellement construits, certains exemples ont suscité une littérature critique abondante: c'est surtout le cas du Museum für Moderne Kunst (MMK) à Francfort, qui doit sa célébrité à son directeur provocateur Jean-Christophe Ammann8 et dont le bâtiment, dû à Hans
seule ne répresente pas un principe organisateur pour un musée. Pour moi ce qui est plus important est de montrer qu'il existe certains ponts entre les œuvres, des ponts de caractère, de mentalité ou même de couleur. Par exemple on a une salle dédiée au blanc chez des artistes comme Fontana, Sol Lewitt et d'autres» (Johannes Cladders, cité dans West, 1986: 25; voir aussi son texte dans Mendoza Castells et al, 1990). En réalité, cette mode postmodeme pourrait remonter aux années soixante-dix et quatre-vingt, c'est-à-dire à Rudi Fuschs, Jan Hoet et Harald Szeemann, voire à des précédents qu'on peut trouver dans des expositions telles que Modern Art Old and New, organisée en 1955 par Willem Sandberg au Stedelijk Museum d'Amsterdam, ou aux expérimentations du début du XXe siècle, puisque Max Sauerlandt avait déjà juxtaposé des xylographies expressionnistes et des statuettes archaïques grecques dans la Kunsthalle de Hambourg, et que Karl Ernst Osthauss avait quant à lui combiné les avant-gardes européennes avec l'art «primitif» africain ou océanien au Musée Folkwang (cf Meijers, 1996 : 14-15 et Schubert, 2000: 135). 7 Comme le MARTa à Herford, ouvert en 2005 dans un ancien bâtiment industriel aménagé en musée et agrandi par Frank Gehry, ou encore le Museum Gunzenhauser à Chemnitz, inauguré en 2007 dans l'ancien siège central de la Sparkasse Chemnitz - la caisse d'épargne locale -. 8 Certains lui reprochèrent d'avoir confondu la collection du musée avec sa collection personnelle, lorsqu'il fut à la tête du MMK entre 1989 et 2002, à tel point qu'on parla de « Musée Ammann» ; mais ce personnalisme, qui aurait pu choquer s'il s'était agi d'une institution financée avec les deniers publics, se «justifia» par le fait que le musée fut privé des subventions municipales; de sucroÎt, J.C.A. se défendait avec l'argument que, pour lui, il n'y avait rien de plus désolant que de visiter des musées historiques, c'est-à-dire de traverser un certain nombre de salles abritant des œuvres témoignant d'un goût homogène, avant d'arriver aux salles d'art contemporain, pleines de choses hétérogènes réunies de manière arbitraire, preuve que le directeur ne s'était pas hasardé à opérer une sélection personnelle; il ajoutait: «Dans le futur, chaque musée se présentera sous une autre forme, en accord avec la décision subjective de son directeur. Il est loin le temps où les musées se partageaient les mêmes artistes, et ne 319
Hollein, fut inauguré en 1991 près de la cathédrale (à l'instar du Museum
Ludwig à Cologne, ou de la Tate Modern à Londres
-
cette proximité
entre les musées postmodernes et les cathédrales a précisément été commentée par Javier Gomez, 2003: 175-180); ou bien encore de l'impressionnant cube de 50 mètres de haut et 40 mètres de côté à la base du Zentrum für Kunst und Medientechnologie (ZKM), une nouvelle Bauhaus de l'art électronique conçue pour accueillir conférences, art expérimental et performances, dessinée par Rem Koolhaas et son Office for Metropolitan Architecture, et inaugurée en 1997 à Karlsruhe à côté de la gare, sur un terrain jouxtant les voies ferrées; deux ans plus tard, dans la même ville, le Museum für Neue Kunst a ouvert dans un ancien bâtiment industriel. Il s'agit toujours d'architectures signées, avec les stylèmes personnels qui matérialisent l'image de marque reconnaissable de super-agences d'architecture, sans pour autant qu'on puisse leur trouver des points communs. Tout au plus serait-il possible de distinguer,
en matière d'architecture récente des musées, une certaine préférence notamment en Allemagne et dans son aire d'influence culturelle - pour la concentration de l'offre muséale de quelque nature qu'elle soit en des points urbains précis, à l'instar de ce qui s'était fait au XIXe siècle avec la Museumsinsel de Berlin ou la zone de la Kônigsplatz à Munich (Layuno, 2003 : 110; Gomez, 2006 : 85-89). Ainsi, la MuseumsUfer de Francfort devint-elle célèbre dans les années quatre-vingt (Giebelhausen, 2003 : 75-107), mais dut céder la vedette à la Bundeskunsthalle et au Musée d 'histoire allemande de Bonn, ou plus récemment au \:omple.\.t: du Museum Kunst Palast de Dusseldorf et, surtout, à la zone dénommée Kunstareal à Munich, qui regroupe entre autres la Alte et la Neue Pinakothek, la Pinakothek der Moderne inaugurée en 2002, et le Branhorst Museum construit en 2008. Vienne demeure sans doute la référence la plus importante en matière de concentration urbaine d'institutions consacrées exclusivement à l'art moderne et contemporain: la capitale autrichienne avait ouvert un Museum moderner Kunst dans le palais Liechtenstein, situé dans le riche quartier nord de Rossau, en guise de réponse postmoderne au Museum des 20. Jahrhunderts qui fonctionnait depuis 1962 dans le Sweizergarten; mais toute l'offre muséale a été concentrée dans le Museums Quartier, inauguré en 2001. En plus de réhabiliter les anciennes écuries impéritales pour en faire une Kunsthalle destinée aux expositions temporaires, on érigea de part et d'autre et dans le même périmètre le Museum Moderner Kunst (MUMOK), sous la houlette de la manquaient pas de s'épier, et même d'essayer de se concurrencer» 46). 320
(Ammann, 1996:
Fondation Ludwig de Vienne, et le Leopold Museum, à partir de la collection d'art autrichien du XXe siècle appartenant à Rudolf Leopold, sans compter le centre d'architecture, le centre de danse, les locaux pour les artistes en résidence, etc... Il n'existe pas, dans le reste de l'Europe, une telle concentration urbaine de musées et centres d'art contemporain associés à d'autres espaces artistiques; ceci dit, plus personne n'ignore le rôle dynamisateur de telles institutions dans la formation d'un cultural district, indépendamment du fait qu'elles soient installées dans des bâtiments réhabilités ou dans de nouveaux bâtiments. Parmi ceux qui ont ouvert dans des bâtiments anciens, l'un des exemples les plus éloquents est fourni par le MUHKA d'Anvers (Museum van Hedendaagse Kunst Antwerpen), dédié à l'art flamand et international postérieur à 1970, et installé dans un ancien silo à grains au bord de l'Escault, dans une zone très proche de la place du Musée des Beaux-Arts: la proximité des deux musées a généré un produit d'appel culturel et touristique, renforcé par la concentration, dans le quartier voisin du «Zuid », de presque toutes les galeries d'art contemporain de cette ville belge. On pourrait multiplier les exemples, à commencer par la ville voisine de Gand et son Stedelijk Museum vor Actuele Kunst (SMAK), célèbre pour les initiatives pionnières de son directeur Jean Hoet pour amener l'art dans d'autres espaces urbains9, et qui fut ouvert lui aussi dans un bâtiment réaffecté du Parc de la citadelle, lOut pres du rvluséc d'art ancien; on pourrait terminer cette liste avec des exemples pris aux limites sud-est de l'EuropelO. 9 Jan Hoet organisa en 1986 l'exposition Chambres d'Amis, qui prétendait amener l'art contemporain et son public dans des demeures particulières (il le raconte lui-même dans Klüser & Hegewisch, 1991: 238-245). L'idée a été maintes fois reprise depuis, mais elle a surtout généré des répliques muséales ; ainsi des musées mettent-ils désormais des salles à disposition d'artistes pas encore consacrés, permettant de faire souffler un peu d'air frais dans ces institutions: c'est le cas de 1'« Espacio Uno» au M.N.C.A Reina Sofia à Madrid, ou de 1'« Espai 13» dans la Fundacio Joan Miro à Barcelone. JO Un Musée d'art moderne avait déjà été inauguré dans un ancien entrepôt du quartier de Tophane, à Istambul, au sein duquel l'Université Bilgi a ouvert en 2007, dans ce qui fut jadis la centrale thermoélectrique la plus importante de l'ancien Empire Ottoman, un complexe culturel associant résidences pour artistes, bibliothèque, salle de concerts, amphithéâtre, un musée de l'énergie, et un nouveau musée d'art contemporain qui en constitue la principale attraction. En 2008 se sont achevés les travaux de restauration du siège du Musée national d'art contemporain d'Athènes (EMS T, fondé en 2000 sans siège ni collection) : l'ancienne brasserie Fix, située à l'époque de son apogée dans la périphérie industrielle de la capitale grecque, se trouve maintenant, avec la croissance urbaine, dans une zone centrale, à proximité du nouveau Musée de l'Acropole, de telle manière qu'on a créé une promenade permettant d'attirer les visiteurs grâce à la 321
Parmi ceux qui ont été installés dans des édifices construits ad hoc, l'un des meilleurs exemples reste le nouveau siège du Musée d'art moderne construit par Rafael Moneo entre 1991 et 1998 à Stockholm, à côté du grand hangar où il avait été fondé -qui abrite désormais un Musée d'architecture -: tous deux bénéficient d'une situation privilégiée, avec vue sur le Musée Vasa, sur la petite île de Skeppsholmen, où se trouve également le Musée d'art oriental, et qui est unie par une passerelle au Musée national d'art. Sans quitter les pays nordiques, nous pourrions signaler un autre excellent exemple, situé à Helsinki, où le Musée d'art contemporain Kiasma, conçu par l'architecte états-uni en Steven Holl fut inauguré en 1998 à trois cents mètres à peine de la Galerie Finlandaise d'Art, dans un lieu faisant carrefour - kiasma (chiasme, en français) est le nom donné à un croisement de nerfs ou de
ligaments
-
entre la baie ouverte de Tôô16 et les architectures du
Finlandia Hall d'Alvar Aalto au nord, du Parlement national à l'ouest, et de la gare d'Bliel Saarinen à l'est. Mieux encore: citons le cas du nouveau Musée d'art moderne de Bruxelles, abrité non pas dans un bâtiment érigé, mais creusé au pied du Musée royal d'art ancien, sur le «Mont des arts », entre 1979 et 1984, ou encore le Musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean (MuDAM), inauguré dans la ville de Luxembourg en 2006, dans un bâtiment de LM. Pei, situé dans le quartier de Kirchberg, près du fort reconstruit de Thüngen ainsi que de l'auditorium ou d'autres institutions; nous pourrions conclure cette brève revue àes exemples de ce type à Lisbonne, au Centœ cuiturd de Belém (CCB), une véritable « cité des arts »11construite de 1988 à 1993 dans une zone touristique et monumentale, incluant la Tour de Belém et le Monument aux Découvertes. Il y a évidemment bien d'autres quartiers d'art ou cultural districts (ou encore, en espagnol, barrios artisticos : voir Beida & Marin, 2006 : 75102); ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la terminologie dominante demeure anglo-saxonne, puisque les îles britanniques et l'Amérique du Nord constituent encore la principale référence dans le domaine, encore que des formules aussi concises que arts-led urban boost peuvent combinaison de l'antiquité et de l'art contemporain; cet afflux de visiteurs sera d'autant plus important quand les travaux du nouveau pôle d'échanges métro, tramway et train de l'Avenue Killarrois seront terminés. Il En plus des centres de congrès, de spectacles et d'expositions, l'ambitieux projet de l'architecte italien Vittorio Gregotti et du portugais Manuel Salgado prévoyait l'ajout d'autres dépendances culturelles: certaines se sont concrétisées depuis, en particulier le Museu Colecçào Berardo inauguré en 2007, afin d'abriter cette importante collection d'art européen et américain postérieur à la Seconde Guerre mondiale. 322
soulever des problèmes de traduction. C'est pourquoi il est bien nécessaire, dans cette digression sur l'art et la dynamisation urbaine en Europe, de consacrer un paragraphe au Royaume-Uni et à l'Irlande, puisqu'à défaut d'avoir fondé des musées d'art moderne et contemporain de grande envergure, ces pays n'en ont pas moins fait de l'impact urbain leur préoccupation première, au point qu'on en est venu à mesurer le succès ou l'échec de ces institutions non pas tant d'après leurs activités propres, mais principalement d'après leur répercussion sur l'amélioration de leur environnement urbain, sur l'économie locale, le tourisme, etc. Ce fut le cas de l'Irish Museum of Contemporary Art installé à peu de frais et sans grand battage médiatique en 1991, dans un ancien hospice situé en bordure du périphérique de Dublin, à proximité de la brasserie Guiness, en guise de contrepoint étatique et contemporain à la Hugh Lane Municipal Gallery of Modern Art, célèbre notamment pour sa collection d'œuvres d'impressionnistes français (Herrero, 2003). Mais c'est surtout la Tate Gallery de Liverpool qui fut taxée de mauvais investissement: l'Albert Dock, le seul entrepôt victorien de cette ville portuaire à avoir échappé à la pelleteuse, avait été sauvé de la ruine après un processus de restauration auquel James Stirling donna une touche
postmoderne en faisait peindre la colonnade en rouge vif
-
ce caprice
kitsch dissimule peut-être une allusion savante au palais de Cnossos -, avant d'être ouvert au public en 1986 sous la forme d'un complexe touristique qui comprenait, en plus de la première succursale de la Tate Guliery, un musée de la marine, un centre d'interprétation dédié aux Beatles, et une grande variété d'espaces récréatifs ou commerciaux. Les touristes répondirent présents, surtout la première année, mais on se rendit compte bientôt que leurs séjours dans la ville étaient si courts que, même dans le cas où ils restaient une nuit sur place, le retour sur investissement demeurait très loin des prévisions, en dépit d'une offre muséale de haut niveau et de l'impact que l'implantation de ce complexe avait pu avoir sur le secteur artistique de la ville, surtout dans le Creative Quarter limitrophe (Lorente, 1996). C'est sans doute pour cela que la Tate Gallery, lorsqu'elle voulut ouvrir une seconde succursale à l'emplacement d'un ancien réservoir de gaz à St-Ives, un port de pêche en déclin, choisit de lui donner un caractère plus discret (voir l'article de Chris Stephens dans Giebelhausen, 2003: 108-124); rien à voir avec l'accent mis de nouveau sur le pari de la régénération urbaine de la rive sud de la Tamise ou des districts londoniens de Lambeth et Southwark12, 12 Pendant la durée des travaux, la Tate Modern ouvrit un Visitor Centre abritant une exposition destinée à informer sur le projet, publia tous les quatre mois un bulletin d'information diffusé à 4 000 foyers, commerces et entreprises du quartier, et créa les 323
dans la perspective de l'inauguration, en l'an 2000, de la Tate Modern dans une ancienne centrale thermoélectrique (Barker, 1999; Moore, 2001 ; Sabbagh, 2001). Le principal instigateur de ce projet fut Nicholas Serota, qui s'était toujours plaint que 85% de la collection de la Tate restaient dans les réserves; il avait donc encouragé l'ouverture de succursales et la rotation annuelle des pièces en présentation permanente. Etant donné son admiration bien connue pour des espaces artistiques qu'il avait pu visiter à Bonn, Francfort, Mônchengladbach, Maastricht, etc. (Serota, 1996), son choix d'implanter le nouveau musée dans un ancien bâtiment industriel ne fut pas une surprise, ni même sa décision de présenter la collection permanente par le biais de montages périodiquement renouvelés; en revanche, le choix qu'il fit avec les responsables directs du musée chapeautés par le directeur Lars Nittve13, d'adopter pour la Bankside Business Partnership et Bankside Community Development Partnership, deux agences destinées à coordonner les interventions dans le quartier. Depuis l'ouverture de la Tate Modern, les services éducatifs du musée collaborent activement avec les écoles locales et les centres de formation pour adultes du quartier. Un programme de formation des surveillants de salles a même été créé, à l'issue duquel la priorité est donnée au recrutement d'habitants de Lambeth et Southwark : 21 habitants des environs ont ainsi été recrutés par le musée; cette « discrimiation positive» a eu comme résultat d'inciter les cafés et restaurants du musée à compter dans leur personnel 30% d'habitants des quartiers environnants. Des performances artistiques ont eu lieu dans le quartier et depuis 1997 on célèbre le Tate Annual Event, une sorte de fête de quartier dont l'organisation est confiée à un artiste (Cochrane, 2000). 13 Le suédois Lars Nittve, diplômé en économie, bénéficie néanmoins d'une longue expérience dans le monde des musées et de l'art (en tant que photographe). Critique d'art pour des revues telles que Art Forum ou Svenska, il fut conservateur en chef du Musée d'art moderne de Stockholm, puis directeur du Musée Louisiana d'art moderne au Danemark. Après avoir démissionné à la suite de désaccords avec Nicholas Serota, il fut remplacé en 2002 par Vicente Todoli, formé à l'IV AM de Valence (Espagne) et qui dirigeait à l'époque le musée de Serralves à Porto. Un autre personnage à prendre en compte,comme responsable de la présentation de la collection à la Tate Modern, n'est autre que Frances Morris, dont l'argumentation convaincante tenait en ces mots: « l think what we've tried to do at Tate Modern is create a number of stories around the collection [... J. What we have done is allowed a number of different narratives to come into play, a series ofdifferent display typologies which will evolve [...J. None ofthose conversations are etched in stone. Conversations move on and will be replaced by other conversations» (in Hiller, 2001 : 68-69). Cependant, contre ces « conversations» entre œuvres de différentes périodes, qui sont devenues tellement à la mode aujourd'hui, y compris au Musée d'art moderne du Centre Pompidou, où l'on a inauguré en 2005 un montage de la collection par section thématique, Jean Clair a écrit sur un ton non moins passionné, allant jusqu'à reprocher à Malraux et à son musée imaginaire ces dialogues néoformalistes: « une Vierge romane, dans le façonnage de ses volumes, serait comparab le à une sculpture cubiste, une statue de Laurens par exemp le [... J. Qui n'a vu Malraux, en cet état d'ivresse intellectuelle, courir agité d'une cimaise à une autre en 324
première présentation de la collection la mode «anhistorique» venue d'Europe centrale, fut particulièrement controversé, avant d'être légitimé au niveau mondial: même le MoMA de New-York s'est mis au goût du jour avec des expositions telles que Open Ends, dans le cadre du cycle MoMA2000. En réalité, leur recherche d'associations d'idées visuelles Cézanne et Carl André, Monet et Long, Matisse et Dumas, Collins et Salcedo, Giacometti et Newman, Hamilton et Kiefer - s'inscrivait dans la lignée muséographique du Sainsbury Centre for Visual Arts à Norwich, construit entre 1978 et 1991 par Norman Foster pour la University of East Anglia, même si l'antécédent académique du premier
montage thématique de la Tate Modern - vie quotidienne, paysage, corps et société
-
est à trouver dans des genres picturaux caractéristiques du
XIXc siècle - peinture d'histoire, nu, paysage, nature morte, etc. -dans
une acception si large, ceci dit, que cet « arrangement» marquait plutôt le retour du musée d'art contemporain aux origines des cabinets de curiosités, selon Stephen Bann (Bann, 1995). D'après le sociologue espagnol Vicente Verdu, «l'artifice thématique éveille plus facilement l'intérêt du public peu averti en matière de peinture, suscite la curiosité de la comparaison et génère un divertissement pour le spectateur libéré de la nécessité de comprendre» (repris dans Bellido, 2001: 201); en revanche, Diarmuid Costello, professeur à Oxford, affirmait que seuls les initiés, dotés de solides connaissances en art moderne et contemporain, pouvaient reconnaître les clins-d' ceil et les courts-circuits chronologiques personnels proposés, audelà desquels rien ne se prêtait à la discussion ou à l'interprétation (Costello, 2000: 17-21). Ces critiques semblent avoir fait mouche, ou, plus simplement, les critères antérieurs ont passé de mode, car depuis 2006 la nouvelle présentation de la collection n'est plus organisée par thème: elle met théoriquement l'accent sur des points nodaux dans l'art du XXC siècle, réunis sous des titres allusifs: Poetry and Dream peinture métaphysique, surréalisme, réalisme, installations poétiques; Material Gestures - autour de l'abstraction des années 1940 et 1950, de l'expressionnisme et de l'expressionnisme abstrait; Idea and Object -
constructivisme, minimalisme, art conceptuel; States of Flux -- cubisme, futurisme, vorticisme, pop art, art digital. Désormais, l'attente la plus grande est suscitée par le rôle qui va être donné à la photographie, à la vidéo et au travail social dans l'extension sud prévue pour 2012, qui sera située dans une pyramide de verre également conçue par Herzog et De visitant une exposition, et tirer du rapprochement des œuvres les plus diverses, les plus éloignées dans l'espace et dans le temps, des théories suprenantes, enthousiasmantes parfois, mais toujours farfelues» (Clair, 2007: 110-111). 325
Meuron, et par laquelle l'institution souhaite symboliser son implication sans cesse croissante dans la vie des quartiers environnants. En définitive, il semble que la contribution la plus importante de la Tate Modern, celle qui n'a jamais été remise en question, ait été précisément son succès en tant que catalyseur de la régénération de son contexte urbain (fig. 29).
Ah
y! c ».'
326
Fig. 29 Façade et intérieur de la Tate Modern, Londres
Le fait est que, indépedemment du «retour à l'ordre» qui s'impose dans les pratiques britanniques de la muséographie et l'expographie, l'itinéraire linéaire horizontal de l'enfilade a cédé la place à un autre itinéraire non moins contraignant, vertical celui-IàI4, par le biais des escaliers mécaniques ou des ascenseurs transparents qui permettent aux visiteurs d'accéder sans peine aux niveaux supérieurs - à la différence des escaliers des musées victoriens qui symbolisaient l'effort nécessaire à l'élévation de l'éducation - selon un parcours étudié pour voir et être vu, pour s'émerveiller de l'espace intérieur. Et, si leur statut social le permet, ils peuvent faire des achats dans les boutiques ou bien profiter de la vue incroyable sur la ville qui s'offre à eux depuis le restaurant - toujours très cher - situé sur la terrasse sommitale (l'espace d'exposition, dans ce bâtiment, occupe bien moins de surface que les espaces dédiés à la consommation: Montaner, 2003; Prior, 2003). Aurait-on retenu les leçons de Beaubourg? En partie peut-être, au moins pour ce qui concerne le rôle principal donné à l'architecture et à l'emplacement central dans la ville: en effet, pendant le dernier quart du siècle passé, la réhabilitation de bâtiments industriels et la revitalisation urbaine sont devenus des arguments fétiches pour obtenir des financements de la part des pouvoirs publics au Royaume-Uni, traditionnellement peu enclins aux dépenses en matière de politique culturelle (cet argument a été développé par Claire Doherty dans Wade, 2000: 105). Un musée alternatif et farouchement indépendant comme celui d'Oxford a ainsi fini par assurer sa pérennité grâce au soutien des pouvoirs publics, non pas tant à la faveur de la qualité de sa programmation, qu'à l'importance de sa présence dans le tissu urbainl5. 14 « Travelling on an escalator is as presciptive as walking through the enfilade: you cannot get off until you reach the top, and, in this sense, it is its vertical equivalent. Once each work of art, instantiating a moment in art history, was revealed through horizontal walking; now the gallery itselfis revealed through vertical ascent through the building. Visual (as opposed to physical) movement is further stimulated and accommodated by the apparatus of balconies, mezzanines, internal windows and Beijing platforms that characterize the contemporary gallery. Looking down on and through gallery space produces a view of art as an ensemble effect; it distracts attention from the individuated work of art» (Rees Leahy, 2007: 114). 15 Rappelons que le Museum of Modern Art d'Oxford, fondé en 1965 par l'architecte Trevor Green, à la tête d'un collectif d'artistes, d'universitaires, et de citoyens locaux, fut d'abord établi temporairement dans une demeure de King Edward Street, avant de trouver un domicile définitif en 1966, dans l'ancienne brasserie Hall's, un bâtiment de la fin du XIXe siècle, loué à la Ville d'Oxford; en 1989, la municipalité ayant renoncé à ses projets pour ce terrain, le musée s'est vu renouveler le bail pour 99 ans. Ce dernier 327
Cette mode politique s'est aussi traduite ostensiblement à travers de nouveaux exemples tels que la Gallery of Modern Art de Glasgow (GoMA) ouverte en 1996 dans un bâtiment néoclassique du centre ville, et dont la couverture médiatique s'est moins focalisée sur sa collection et ses activités que sur sa capacité à générer une dynamique urbaine. De la même manière, « l'effet domino» recherché en matière de régénération urbaine, d'amélioration de l'image ou d'élévation de l'estime de soi locale a été l'un des motivations politiques les plus rebattues à l'investissement, dans des infrastructures culturelles destinées aux régions jadis industrielles du nord de l'Angleterre, de millions de livres issues de la nouvelle loterie nationale (MacLeod, 2007): d'impressionnants musées et centres d'art contemporain ont ainsi proliféré, souvent installé dans des bâtiments réutilisés, comme le Baltic Centre for Contemporary Art de Gateshead, inauguré en 2002 dans un imposant edifice industriel, qui a servi de couronnement institutionnel à la stratégie locale faisant de l'art contemporain un élément de revitalisation de cette ville située en face de Newcastle, sur l'autre rive du Tyne; les bâtiments nouvellement construits ne manquent pas non plus, comme le Middlesbrough Institute of Modern Art inauguré en 2007, ou la New Art Gallery of Walsall, localité de la périphérie industrielle de Birmingham, une institution emblématique d'une « renaissance régionale» comparable au mouvement philanthropique de la fin du XIXc siècle, selon son premier directeur, Peter Jenkinson (dans Wade, 2000 : 14-15). Toutefois, s'il y a un pays où la fondation de nouveaux musées a été l'emblème politique d'un processus de décentralisation de la politique culturelle, c'est bien l'Espagne (Bolafios, 1997 ; Holo, 2002). La récente phase de prospérité démocratique et le développement territorial des communautés autonomes a favorisé la formation d'une constellation de musées et de centres d'art contemporain, dénué cependant de tout patron commun, ni en matière de définition des missions ni, bien évidemment, en matière d'architecture ou d'urbanisme; ceci dit, dans presque tous les cas, on a voulu en faire des éléments dynamisateurs de l'environnement urbain, qu'ils aient été implantés dans des bâtiments anciens réhabilités, dans des bâtiments construits ad hoc, ou dans des structures conciliant les deux options (voir Jiménez-Blanco, 1993; Diego, 1993; Lorente, 1997 ; Lomba 2001 ; Bonet et Power, 2003 ; Martin, 2003 ; et surtout s'est toujours défini comme une «galerie non commerciale », un espace alternatif où l'on peut voir l'art national et international le plus récent, ce qui ne l'empêche pas aujourd'hui de recevoir des subsides de l'Université d'Oxford et de l'Arts Council, en plus des subventions accordées par la municipalité. 328
Layuno, 2003). On assiste à un retour à la mode de la réutilisation de couvents ou d'autres bâtiments historiques, comme ce fut le cas au XIXe siècle: l'exemple le plus parlant n'est autre que le MNCARSJ6 à Madrid, inauguré dans l'ancien hôpital San Carlos en 1986 et qui s'enorgueillit, depuis 2005, d'une extension signée des Ateliers Jean Nouvel. Le territoire espagnol a vécu un boom sans équivalent des constructions, obéissant aux mêmes logiques. Depuis l'IV AM de Valence, inauguré en 1989 dans un quartier degradé bordant les anciennes murailles de la ville, et le MEIAC de Badajoz, construit entre 1989 et 1995 à l'emplacement d'une ancienne prison, les nouveaux édifices se sont succédé à un rythme soutenu; certains d'entre eux ont été signés par des architectes de réputation internationale, tels le portugais Alvaro Siza, auteur du CGAC, élevé sur le cimetière du couvent de Santo Domingo, en limite nord du centre historique de Saint-Jacques-de-Compostelle, et inauguré en 1993 ; ou encore l'américain Richard Meier, auteur du bâtiment du MACBA au 16 L'ancien hôpital San Carlos, œuvre de l'architecte Francisco Sabatini, fut de nouveau inauguré en 1986 en tant que Centro de Arte Reina Sofia. Peu après, en 1988, un décret royal a fait du centre d'art un musée, qui a fusionné avec l'ancien Museo espano! de arte contemporémeo (MEAC); des travaux d'extension interne furent entrepris jusqu'en 1990, et deux années plus tard, un avant-goût de la présentation de la collection permanente fut visible. Le 2c étage fut consacré à l'art jusqu'à 1945 (moderne) et le 4e à l'art postérieur à la Seconde Guerre mondiale (contemporain). L'extension de Jean Nouvel, inaugurée en 2005, offre autour d'une cour couverte trois nouveaux bâtiments: la bibliothèque, le bâtiment regroupant l'auditorium, la salle de réception et le bar-restaurant, et les espaces des expositions temporaires. Parmi les autres exemples de bâtiments réutilisés figurent des couvents reconvertis, tels le CA Santa Monica à Barcelone, ouvert en 1989, le Centro Anda!uz de Arte Contemporimeo (CAAC) à Séville, installé depuis 1997 dans une ancienne chartreuse puis faïencerie, ou le Museo de Arte Contemporimeo Espano! « Patio Herreriano » à Valladolid, inauguré
en 2002 ; d'anciens halles au grain ou marchés - comme la Panera à Lérida, actif depuis 2003, ou le CAC à Malaga inauguré en 2003 ; des remparts ou des bastions - un précédent existe depuis 1969 en l'espèce du Musée d'art contemporain d'Ibiza, tandis que le MAMC Es Baluard à Palma de Majorque a été inauguré en 2004; d'anciennes prisons - le MARCO à Vigo, ouvert en 2002; d'autres bâtiments institutionnels - le Musée d'art contemporain de Elche a ouvert en 1980 dans l'ancien hôtel de ville; ou encore des demeures historiques - c'est dans l'une d'elles que le Centro At!imtico de Arte Moderno, à Las Palmas, débuta ses activités en 1989, mais nous pourrions remonter à 1966, année de l'inauguration, dans les fameuses « Casas Colgadas », du Museo de Arte Abstracto Espano! de Cuenca (la Fondation Juan March, qui gère aujourd'hui ce musée, a installé en 1996 un Museo de Arte Espano! Contemporémeo dans une demeure bourgeoise du quartier ancien de Palma de Majorque) et l'on pourrait enfin citer le cas, très ancien, du Museo Municipal de Arte de! sig!o XX à Alicante, inauguré dans la Casa de !a Asegurada en 1977. Et cette liste n'inclut pas les musées et centres monographiques consacrés à un artiste, ni les institutions non musé ales dédiées à la création et aux expositions temporaires. 329
sein du Raval, un quartier barcelonais connu - avant l'inauguration du musée en 1996 - pour être une zone de prostitution; ou enfin le canadien résidant en Californie Frank Gehry, qui choisit le terrain des anciens chantiers navals de Bilbao pour édifier le Guggenheim, terminé en 1997, et qui s'est érigé en un modèle d'intervention architecturale et urbaine (fig. 30) très discuté (voir Tellitu & Esteban & Gonzalez, 1997 ; Zulaika, 1997 ; Frias, 2001 ; Esteban, 2007 ; Guasch & Zulaika, 2007).
!Fig. 30 Entourage
urbain du Museo Guggenheim-Bilbao.1 330
Suivant cet exemple, d'autres bâtiments muséaux ont été construits hors des centres historiques, souvent dans la zone d'extension urbaine caractéristique de la modernité industrielle: citons l'Artium de Vitoria, bâti en 2002 à l'emplacement d'une ancienne gare routière, ou le MUSAC de Luis Mansilla et Emilio Tunon, inauguré à Léon en 2005, un musée dont l'extension horizontale importante correspond à une volonté de colonisation et d'expansion urbaine qui peut difficilement entrer dans le cadre d'une stratégie de régénération de la ville ancienne. On compte même déjà des structures créées hors du tissu urbain: le cas du CDAN construit par Rafael Moneo à Huesca et actif depuis 2006 - est particulièrment frappant: situé dans une zone de villas bourgeoises suburbaines, il est également environné de jardins et de vignes, comme les musées imaginés par Van de Velde, Sert, etc. Au Portugal, en revanche, cette dernière tendance est la norme. Les principaux musées et centres d'art contemporain ont à peine suivi, depuis les dernières décennies, la tendance postmoderne du retour au tissu urbain, ni même la traditionnelle politique de réutilisation des bâtiments réhabilités, pourtant caractéristique des pays latins17 : on est resté fidèle, finalement, au penchant du Mouvement moderne pour les périphéries vertes. Ainsi, la Fondation Gulbenkian de Lisbonne, en complément au centre d'expositions, au siège administratif et au célèbre musée qui abrite les collections d'art ancien léguées par le collectionneur éponyme, fitelle édifier en 1983, de l'autre côté de l'étang qui orne ses jardins, le Centro de Arte Moderna (connu sous le sigle CAMJAP, car il porte depuis 1993 le nom du premier président de la Fondation, José Azeredo de Perdigào) ; mais l'exemple récent le plus connu reste sans doute la Fondation Serralves à Porto, installée depuis 1989 dans une splendide villa Art Déco, mais qui, depuis 1999, a transféré l'essentiel de ses activités dans le tout nouveau Museu de Arte Contemporânea construit par Alvaro Siza dans les jardins de cette villa suburbainel8.
17 A l'exception notable, par exemple, du Museu de Arte Maderna de Sintra, ouvert depuis 1987 dans un ancien casino Art Déco, ou du Centra de Arte Contemporânea dos Açores en cours d'installation dans les murs de l'ancienne distillerie de Ribeira Grande, sur l'île de S. Miguel. 18 La Fundaçào Serra Ives, afin de réflechir à sa personnalité future, organisa en 1990 un colloque international intitulé 0 Museo, Nova Destina de Arte Contemporimea, avec la collaboration du Centre Georges Pompidou, curieux modèle avoué de la Fondation... laquelle n'a pourtant rien à voir non plus avec le soi-disant modèle français, ni en matière urbanistique et architecturale, ni en matière de gestion, puisqu'aucun de ces nouveaux musées portugais d'art contemporain ne dépend de la tutelle étatique de 331
Les musées d'art contemporain intégrés à des complexes de loisirs ou d'affaires: dernières tendances en Amérique et de l'autre côté du Pacifique. La survivance de la tradition moderne que nous venons de commenter, en guise de point final de ce panorama européen, pourrait bien aussi apparaître comme en-tête à cette dernière section, dont le titre aurait pu arborer l'expression diehard modernism, si nous n'avions pas choisi de nous intéresser en premier lieu aux marges de l'Amérique anglophone, plus précisément au sud du continent américain. La croissance, au cours du XXC siècle, des grandes villes latino-américaines, a été traditionnellement orientée par les élites d'influence nord-américaine, appliquées à construire des bastions de la modernité; il n'est donc pas surprenant que les alternatives urbanistico-architecturales liées à la postmodernité ne soient pas encore traduites sous formes de réalisations muséographiques notables (en dépit d'initiatives méritoires commentées dans Bellido, 2007: 101-264). Rappelons que, sous la dictature de Pinochet, le MAC de l'Université du Chili fut transféré de son siège historique de la Quinta Normal vers le Parque Forestal, où il est toujours en activité, dans l'édifice monumental de l'Ecole des Beaux-Arts, rouvert en tant que siège du musée en 2005. Un autre exemple chilien se rapproche toutefois des tendances commentées ci-dessus: le Musée d'art contemporain de Valdivia, fondé par l'Université Australe du Chili en 1994, au bord de la rivière Calle Calle, dans les vestiges restaurés de l'ancienne brasserie Anwandter. A Buenos Aires, sans doute la plus européenne des métropoles américaines, le début du réaménagement, pour en faire le nouveau siège du Musée d'art moderne, de l'ancien dépôt de tabac construit en 1918 par la compagnie Piccardo y Cia Ltda, a coïncidé, en en 1987, avec la tentative de création d'un pôle de redynamisation urbaine dans le quartier populaire de San Telmo; mais les résultats espérés se font encore attendre... Quant au projet de création d'un Musée d'art contemporain à Puerto Madero, annoncé par les propriétaires du quotidien La Nacion au début du nouveau siècle, il n'a pas été suivi d'effet. En revanche, l'ouverture du Musée d'art latinoaméricain (MALBA) est devenue réalité en 2001 : constitué à partir de la collection d'Eduardo F. Constantini, il s'est installé au sein du quartier moderne de La Recoleta, dans un bâtiment conçu dans ce but par les argentins Gaston Atelman, Martin Fourcade et Alfredo Tapia, qui ont suivi la logique de neutralité architecturale du traditionnel «cube l' Instituto Português de Museus : ils sont en effet administrés sur un mode autonome par des fondations qui gèrent des fonds publics et privés (Guimaraes, 2004 ; 263). 332
blanc ». C'est plutôt hors de la capitale argentine que surgissent enfin des exemples tels que le Museo de Arte Contemporémeo de Rosario (MACRO), inauguré en 2004 dans les anciens silos à grain Davis, sur une rive du Parami. De la même manière, au Pérou, la capitale n'a pas encore trouvé de siège définitif pour le Museo de Arte Contemporémeo de Lima (LiMAC), fondé en 2002, même s'il existe le projet de lui trouver un asile souterrain à proximité d'une des autoroutes qui mènent à la ville. Au contraire, à Arequipa, un Musée d'art contemporain a été inauguré en 2003, dans une grande bâtisse qu'occupait auparavant la Gerencia de Ferrocarriles deI Sur; tandis qu'en périphérie de Trujillo, le célèbre peintre local Gerardo Chavez, propriétaire de ce qui fut un ancien dépôt sucrier, a inauguré en 2006 un Musée d'art moderne qui porte son nom. Mais le meilleur exemple sud-américain de cet éloignement des nouveautés muséographiques postmodernes par rapport à l'offre muséale des capitales est fourni par l'Equateur: en effet, ce n'est pas à Quito, mais à Guayaquil, la plus grande ville du pays, que la Banque Centrale a édifié en 2003 le Musée d'anthropologie et d'art contemporain (MAAC), attraction maîtresse du « Malec6n 2000 », un complexe commercial et de loisir qui a participé à la régénération des rives du Guayas, tout près du quartier ancien de Las Pefias (imitant en cela le modèle établi par Bilbao, au point que l'on parle même d' « effet Guayanheim » ! Voir Verdecia, 2004: 86-155). On pourrait également évoquer les alternatives les plus contemporaines, comme la critique de la précédente génération des «musées d'art moderne» ; mais il est certain qu'en Amérique du Sud, cette dialectique n'a pas vraiment pris, ni en ce qui concerne les collections, ni en ce qui concerne la localisation. Au Brésil, après la scission à la fois de l'administration et des collections du Museu de Arte Moderna «historique» de Sâo Paolo, l'architecte Lina Bo Bardi fut chargée en 1982 de réaménager son siège dans le Parc d'Ibirapuera dans le centre ville, et en 1992, un autre bâtiment fut construit ailleurs pour le nouveau Museu de Arte Contemporémea, qui ne se voulait pas, malgré son nom, une réponse postmoderne, mais s'affirmait comme le véritable héritier du MAM ; c'est pourquoi il était indispensable de conserver la même spécialisation chronologique. En revanche, à Rio de Janeiro, l'alternative au MAM situé dans le parc Brigadeiro Eduardo Gomes, connu sous le nom d'Aterro do Flamengo, n'est pas venue d'un musée récent dans le quartier ancien ni dans une zone urbaine à revitaliser, mais du spectaculaire Musée d'art contemporain construit entre 1991 et 1996 sur les plans de l'architecte vedette du Mouvement moderne, Oscar Niemeyer - aujourd'hui centenaire - à Niteroi, une ville de banlieue: il défie l'horizon sur un promontoire rocheux de la baie de Guanabara. Par 333
son allure il rappelle le project jamais construit du MAM de Caracas, qui fut pour beaucoup dans le développement des institutions qui prirent le relais dans les villes du Venezuela: du Musée d'art contemporain édifié en 1973 dans la zone du Parc central à l'initiative de la journaliste Sofia Imber, au Musée d'art contemporain de Maracaibo, construit par l'Universidad deI Zulia sur les terrains du campus en 1989. Le Musée d'art moderne de Bogota (MAMBO), pionnier en Colombie, fondé par Marta Traba et Gloria Zea en pleine Guerre froide, n'a jamais trouvé en l'espèce du Musée d'art contemporain (MAC) une alternative postmoderne très marquée, que ce soit en matière de contenu ou en matière urbanistico-architecturale, alors qu'il est situé dans un quartier populaire, et que le bâtiment, conçu par l'architecte Eduardo deI Valle et inauguré en 1970, affecte une architecture typique de la génération moderne: sa silhouette tronconique est inspirée de celle du Guggenheim de New-York; à Medellin, le fait est que le MAM fondé en 1978 survit sans faire de vague dans un quartier petit-bourgeois des banlieue proche, tandis que le Museo de Antioquia, dont les collections englobant toutes les époques et spécialités, sont installées depuis l'an 2000 dans l'ancien hôtel de ville, a été un élément moteur de la régénération du centre historique réputé dangereux. Plus l'influence culturelle des Etats-Unis se fait sentir, plus la dichotomie entre art moderne et art contemporain, entre modernité et postmodernité, devient intense. Au Mexique, dans la capitale fédérale, la première alternative au Musée d'art moderne établi dans le bois de Chapultepec ne fut autre que le Musée Rufino Tamayo d'Art contemporain international de la seconde moitié du XXC siècle, dont le siège fut construit entre 1979 et 1981 sur les plans des architectes Teodoro Gonzalez de Lean et Abraham Zabludovsky... dans ce même bois de Chapultepec. Par la suite sont apparus, le Musée d'art Carrillo Gil dans le quartier périphérique de San Angel, ainsi que le Centre culturel Santa Teresa (Xteresa), ouvert depuis 1993 dans un ancien couvent du centre ancien de Mexico. Dans d'autres capitales d'état mexicaines, le panorama est également en train de changer, puisque le Musée d'art contemporain (MARCO) inauguré en 1991 dans la ville de Monterrey (Nuevo Lean), et construit par le célèbre architecte mexicain Ricardo Legorreta, est situé dans le centre-ville, au sein du complexe urbanistique de la Macroplaza, près du casino et de la cathédrale. De son côté, le Musée d'art contemporain d'Oaxaca (MACO), fondé en 1992 par le Gouvernement d'Etat, s'est installé dans une ancienne demeure artistocratique construite entre la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe. Même si la spécialisation dans l'art le plus récent semble requérir la préexistence d'un musée consacré aux avant-gardes de l'art 334
moderne, cela n'a pas empêché les autres pays d'Amérique centrale de miser, eux aussi, sur la stratégie du arts-led urban boost. En 1983, l'Institut Panaméen d'Art acheta l'ancien Temple maçonnique situé à Ancon, c'est-à-dire dans les zones rendues par les Etats-Unis d'Amérique, et, après l'avoir réhabilité, y ouvrit un Musée d'art contemporain, qui est l'une des principales attractions du centre-ville, tout près du Palais législatif. En 1994, le Ministère de la Culture et de la Jeunesse du Costa Rica inaugura à San José le Musée d'art et de design contemporains (MADC), l'un des éléments constituant le Centra Nacional de Cultura installé dans l'ancienne Ftibrica Nacional de Licores, fondée en 1856 : située dans l'important quartier historique du centre de la capitale, elle fait partie des sites de très grand intérêt architectural et patrimonial du pays. En 2002, après plusieurs déménagements, le Musée d'art contemporain (MAC) de Porto Rico, fondé dix-huit ans auparavant par une association formée d'artistes et de mécènes, s'établit définitivement dans le bâtiment monumental de l'ancienne Ecole Rafael M. Labra, dans le quartier de Santurce. Logiquement, c'est en Amérique du Nord que le choc entre la continuation du Mouvement moderne et les courants de la postmodernité, dont les principaux théoriciens ont été précisément américains et canadiens, a été le plus fort. Ceci dit, il n'est plus habituel d'y voir s'élever de nouveaux cubes blancs fermés sur l'extérieur, organisés aUtour d'un jardin lIltérieur, ou environné~ de vertes prairies: les nouvelles cathédrales de l'art, toutes de verre et de béton, préfèrent désormais le bouillonnement urbain (Gomez, 2006: 90-99). Certaines institutions en sont même venues à changer d'emplacement, de mission et même de nom, telle la Art Gallery of North York de la ville de Toronto, qui fut rebaptisée en 1999 Museum ofContemporary Canadian Art (MOCCA), consacrée à l'art canadien postérieur à 1985, puis transférée en 2005 dans un nouveau bâtiment construit exprès dans le quartier historique, bénéficiant ainsi du voisinage d'artistes et de galeries. A Montréal, le changement de nom du musée national spécialisé dans l'art postérieur à la Second Guerre mondiale, fondé en 1964, s'est imposé dans la mesure où l'usage l'avait déjà rebaptisé Musée d'Art Contemporain; devenu institution autonome en 1983, il se tourna résolument vers l'art récent international et déménagea vers la zone de la ville où se concentrent, depuis les années quatre-vingt, les marchands les plus reconnus et la majeure partie de la communauté francophone (Greenberg, 1996: 354-355) : réouvert en 1992 sur la Place des Arts, très centrale, il fait partie intégrante d'un complexe
335
architectural qui abrite également un théâtre, une bibliothèque, un auditorium de musique et divers services à vocation commerciale. En matière de ce que les anglo-saxons appellent clustering, les exemples ne manquent pas aux Etats-Unis d'Amérique, où le Museum of Contemporary Art de Los Angeles (LA MoCA), dédié à l'art de 1940 à nos jours, fut l'un des premiers points nodaux à cristalliser d'intenses débats autour des muséographies moderne et postmoderne. Il fut fondé à l'initiative d'un collectif d'artistes, de collectionneurs, d'hommes politiques et de citoyens en 1980, alors que le musée à la mode, dans le monde entier, était le Centre Pompidou à Paris; le recrutement au poste de premier directeur, d'un certain Pontus Hulten, qui avait de bons amis dans le milieu des artistes californiens19, ne peut pas, en principe, nous surprendre (Dufrêne, 2000: 251-254). Dans le cas du LA Mo CA, le bâtiment fut aussi commandé à un architecte étranger, le japonais Arata Isozaki, et comme à Beaubourg, on misa sur un emplacement central, dans le quartier commerçant de Bunker Hill, non loin du Music Center, avec l'ambition de créer un cœur urbain palpitant dans une ville caractérisée par un urbanisme dispersé, dépourvu de colonne vertébrale (West, 1986: 26-72). Seulement, pour motifs économiques, la construction fut retardée; en attendant, un siège provisoire, le Temporary Contemporary (TC), ouvrit en 1983 dans une ancienne caserne de police et un hangar réhabilités par Frank Gehry, à la limite de 19 Parmi les fondateurs du musée figuraient des artistes tels que Robert Irwin et De Wain Valantine, ainsi que de riches patrons, disposés à faire des donations à la nouvelle institution. Pour Puntus Hulten, il ne faisait aucun doute que de grands artistes californiens comme Edward Kienholz, Diebenkorn, Ruscha ou Larry Bell donneraient des œuvres. Mais on attendait de lui qu'i! obtînt des œuvres d'artistes étrangers: quand Eli Broad, président du conseil d'administration du nouveau musée, lui souhaita la bienvenue, il affirma qu'i! s'agissait de diriger non pas un nouveau musée provincial, mais une institution d'envergure internationale, consacrée en priorité à l'art postérieur à la Seconde Guerre mondiale (Dufrêne, 2000 : 254). Malgré l'urgence, i! put constituer une collection, privée cependant d'une articulation historique aussi cohérente que celle de Beaubourg, et non pas tant grâce à la générosité des artistes qu'à la collaboration des collectionneurs. Hulten appela Dominique de Meni!, Peter Ludwig, le comte Panza et Seji Tsutsumi, président du groupe Seibu, poète et collectionneur, et même le Musée Getty. De fait, ce qui avat d'abord été présenté comme une initiative venue des artistes, finit par être soutenue par les millionnaires (Berelowitz, 2003). Hulten espérait inaugurer le musée avec une exposition ambitieuse, The Territory of Art in the 20th Century, dont les pièces - extraordinaires - auraient marqué les points nodaux de l'évolution de l'art; finalement, cette exposition inaugurale consista en un hommage à huit grandes collections d'art contemporain: cinq privées (Ludwig, Schreiber, Weisman, Lipman, De Menil) et trois publiques (MoMA, MNAM, Musée de Vienne), dans l'espoir de pouvoir susciter une généreuse émulation du côté des donateurs privés. Le directeur écrivit alors un article censé énoncer de grands principes (Koshalek, 1996). 336
Little Tokyo. Il s'agissait d'un quartier bohème, au sein duquel bon nombre d'artistes possédaient un atelier: ce sont eux qui, en majorité, s'opposèrent à la fermeture prévue du TC, alors que le siège définitif était sur le point d'être inauguré. Après l'ouverture du LA MoCA en 1987, on décida de faire son annexe du TC de Little Tokyo, si bien que l'affrontement entre eux, deux bâtiments respectivement associés à la bohème artistique et aux élites fortunées, semble s'être soldé par un match nuPo (Berelowitz 1994; 2003). Et même si la coexistence de ces deux sièges pour une seule institution a pu être considérée comme le symptôme d'un dédoublement de personnalité, sur la foi de connotations sexuelles divergentes (le site masculin, industriel, non spectaculaire, opposé au lieu féminin, curviligne, tentaculaire, exhibitionniste et voyeuriste, selon Reesa Greenberg, 1996: 363-4), il n'en demeure pas moins que ce pari, très postmoderne, d'appliquer simultanément deux muséographies antagoniques, fut très applaudi et inspira même par la suite le MoMA, qui absorba en l'an 2000 le PS-l - l'un des espaces reconvertis apparus dans le New-York des années soixante-dix - afin de proposer une alternative au siège principal, toujours associé au canon moderne et au white cube muséographique. S'il y a un domaine où le LA MoCa fit école, après ces querelles, c'est certainement celui de l'emplacement stratégique des nouveaux musées dans des centres culturels, des quartiers commerçants ou de loisir, véritables foyers d'agitation de la vie urbaine aux Etats-Unis. Rappelons à ce propos qu'en 1995, le San Francisco Museum ofllJ.odern Art (SF-MOMA), un concurrent californien du MoMA, fondé el 1935, déménagea dans le Yerba Buena Center for the Arts, dessiné par l'architecte suisse Mario Botta (Henderson, 2000), et réorienta dès lors sa spécialisation principale vers l'art le plus contemporain21. Le cas de la nouvelle succursale du Museum of Contemporary Art San Diego, inaugurée en 1996 dans un bâtiment conçu par Robert Venturi et Denise Scott-Brown, à proximité du quartier financier et du La Jolla Recreation Center, est pour le moins similaire. Il semble que la dernière mode, parmi les musées américains, soit au retour à l'origine: les amusements (attractions), les arcades (galeries marchandes), l'art ostensiblement contemporain tout mélangé, comme au XIXème siècle. A Cleveland 20 Toutefois, le récent changement de nom du TC, rebaptisé « Geffen Contemporary» en l'honneur d'un des membres les plus généreux du conseil d'administration du MoCA, donne l'impression que les élites ont eu le dernier mot. 21 Bien qu'il fût fondé en 1935, sur le modèle du MoMA de New-York, seul son Department of Photography dispose d'une très vaste collection historique; dans les autres départements, c'est l'art de l'après-guerre qui domine, et en particulier l'art contemporain postérieur à 1980 (Garrels, 1996). 337
(Ohio), une institution fondée en 1968 sous le nom de The New Gallery, et rebaptisée seize ans plus tard Cleveland Center for Contemporary Art, fut transférée en 1990 au sein du complexe culturel et commercial dénommé Cleveland Play House, sur Carnegie Avenue; elle porte depuis 2002 le nom de Museum of Contemporary Art (MoCA). Parfois, le changement de nom et d'emplacement, le retour au centre historique, paraissent sanctionner le triomphe radical, y compris au cœur du pays, d'une politique culturelle en franche opposition avec les modèles de la modernité américaine établis il y a un quart de siècle: le Jacksonville Museum of Modern Art, par exemple, qui ouvrit en 1999 dans le Western Union Telegraph Building, un bâtiment Art Déco du centre ancien, à côté de l'Hôtel de Ville, a été rebaptisé Jacksonville Museum of Contemporary Art en 2006; ou bien encore Ie Contemporary Art Museum à Saint-Louis (Missouri), fondé sous un autre nom en 1980, et qui fonctionne depuis 2003 dans un nouveau bâtiment situé dans le Grand Center, le quartier culturel de la vieille ville. D'autres cas fournissent, en revanche, des exemples de réponses ambivalentes à des dilemmes similaires22. Dans cette même ligne consistant à faire valoir les nouveaux musées d'art contemporain comme des instruments de dynamisation de l'environnement urbain, l'exemple le plus médiatisé fut sans doute celui du Massachussetts Museum ofContemporary Art (Mass MOCA) à North Adams, inauguré en 1999 dans l'immense enceinte d'une ancienne usine textile du XIX" siècle, reconvertie en fabrique de matériel électrique au milieu du XXe siècle (fig. 31). Les attentes formulées par son premier instigateur, Thomas Krens, en matière de retombées économiques et touristiques, étaient sans doute démesurées; il fut appelé à diriger le Musée Guggenheim avant même de pouvoir concrétiser le projet, qui fut remis en question après qu'il eut tenté en vain d'en faire une filiale du Guggenheim (Zukin, 1995: 78-107). Grâce, peut-être, à ce changement 22 Ainsi, pour le Modern Art Museum de Fort Worth (Texas), on a opté pour un nouvel exemple d'architecture de tradition moderne: le bâtiment puriste et anguleux de Tadao Ando est venu, en 2002, s'ajouter au Kimbell Art Museum dessiné par Louis 1. Kahn et à l'Amon Carter Museum de Philip Johnson, au sein du fameux cultural district de la ville. Auparavant, à Chicago, on avait choisi un quartier culturel et aristocratique, connu sous le nom de « Gold Coast », à proximité de North Michigan Avenue et de Lake Shore Drive, pour ériger en 1996, entre les bâtiments néo-gothiques de la Northwestern University au sud et les tours résidentielles de haut standing au nord, le Museum of Contemporary Art conçu par l'architecte berlinois Josef Paul Kleihues ; son absence de prétention et sa hauteur modeste - le premier étage pour la collection permanente et le rez-de-chaussée pour les expositions, l'auditorium et le département de l'éducation - répondent, selon Franz Schulze, au souhait d'intégrer le musée à son contexte urbain sans attirer l'attention (voir Lampugnani & Sachs, 1999: 133-136). 338
de timonier, l'accent a enfin été mis sur le cap artistique à prendre, plus que sur l'impact indirect sur le tourisme ou l'économie. Fondé avec l'objectif déclaré de ne pas se constituer autour d'une collection, mais de
Fig. 31 Les vastes espaces MassMoCA
industrielles
339
à l'extérieur
et intérieur
du
fonctionner au rythme des expositions temporaires, à l'instar d'une Kunsthalle, le Mass MO CA prétend être le plus grand centre américain d'art contemporain, incluant non seulement les arts visuels, mais aussi la musique et les arts scéniques, un mélange particulièrement dans l'ère dutemps ; ceci dit, sa plus grande originalité réside dans le fait qu'il se définit de plus en plus comme un centre d'exposition et de création, où le public peut voir des œuvres en cours d'élaboration23. Cela dérive probablement de pratiques similaires expérimentées auparavant à New-York. Souvenons-nous aussi de ce que la Dia Art Foundation se vantait, à des débuts, de faire le pari des expositions temporaires pour se différencier diamétralement du type d'activités d'un musée; mais si, en 1987, dans le quartier new-yorkais de Chelsea, elle ouvrit le Dia Arts Center dans un ancien dépôt de marchandises de quatre niveaux, situé 22c Rue Ouest, afin d'abriter de grandes expositions de longue durée, elle n'en a pas moins inauguré en 2003 une autre dépendance à Beacon (Etat de New-York), en amont de l'Hudson, pour abriter sa collection permanente d'œuvres des années soixante à nos jours; l'ancienne biscuiterie Nabisco24 a ainsi été reconvertie grâce à une donation financière de Louise et Leonard Riggio, dont les noms figurent désormais sur l'enseigne de cette annexe muséale. Il est évident que ce cas ouvre la voie au développement d'une autre ligne argumentaire, parallèlement au débat opposant les musées aux centres d'exposition d'art contemporain: la prolifération des réseaux institutionnels dotés de sièges et succursales multiples25. L'exemple le 23 Le Mass MoCA insiste de plus en plus sur le fait qu'il montre des œuvres dans toutes les phases du processus de création, en particulier depuis la procédure juridique de 2007, gagnée au détriment de Christoph Büchel : l'artiste suisse, qui avait pris trop de temps pour préparer une installation, s'était vu annuler le contrat d'exposition, à la suite de quoi il décida de ne pas retirer les matériaux déjà en place et interdit même au musée de laisser visible son œuvre, sous prétexte qu'elle était inachevée. 24 Hal Foster a écrit, avec beaucoup d'ironie, à ce sujet: «A funny circularity is evident here. Minimalist artists pioneered the use of Soho lofts, once used for ligth manufacturing, as inexpensive studios, and these spaces set the units of measurement for the work; artists like Judd and Serra also adapted principles of factory fabrication to sculpture. And now this art is being returned to an industrial setting. (To come full circle the old Nabisco box factory needs an installation of Brillo boxes by Warhol.) What is more fitting than royal portraits in palaces, paintings of modern life in national museums, abstract works in white-cube museums and Minimalist installations in industrial sheds?» (Foster, 2003). 25 Cette prolifération n'a rien de commun avec les politiques culturelles de décentralisation qui ont donné lieu, en Europe, à l'ouverture de succursales de la Tate Gallery à Liverpool, St.-Ives et Londres, ou à la construction - actuellement en cours 340
plus pertinent en la matière est sans aucun doute fourni par la stratégie de Thomas Krens, en tant que directeur du Guggenheim: cette stratégie s'est distinguée d'un côté par la priorité donnée aux blockbusters, financées par de grandes marques de motos, de mode, ou d'autres types de produits, sans le moindre cas pour la période historique - les expositions consacrées à l'archéologie chinoise ou égyptienne, à MichelAnge ou à Rubens, par exemple, auraient dû rester hors du champ d'action d'un musée d'art contemporain - et d'un autre côté par la création de ce que Krens appelle une « constellation », quand d'autres y voient des «franchises »26. Ainsi, au Musée Guggenheim donnant sur Central Park à New-York et au Musée Peggy Guggenheim à Venise géré depuis 1981 par la fondation new-yorkaise - se sont ajoutés une
d'une antenne du Centre Pompidou à Metz; aux Etats-Unis, il s'agit bien d'une stratégie d'affaires (Gomez, 2006: 303-318). En plus des succursales multiples du Dia Center for the Arts, il convient de signaler un autre exemple qui abonde dans ce sens: l'ouverture, dans les années quatre-vingt, de succursales du Whitney Museum of American Art dans quatre bâtiments appartenant à de grands groupes industriels: en 1981 ouvrit le Whitney at Fairfield, logé et financé par Champion International, on créa en 1983 le Whitney at Philip Morris, financé par Philip Morris Corporation, on fonda en 1986 Ie Whitney Downtown at Federal Reserve Plaza, financé par IBM et Park Tower Realty, tandis que le Whitney at Equitable Center, sous la coupe de la Equitable Insurance Company, ouvrait la même année. Tous les frais étaient pris en charge par le ou les groupes respectifs, qui s'engageaient à mettre à disposition du musée une extension pour lui pel1llettre d' accroître ses collections, à lui assurer une publicité intense auprès des employés des groupes et des visiteurs extérieurs, ainsi qu'à octroyer de généreuses donations annuelles à l'institution «mère». Le prix à payer pour ces «avantages », selon Nancy Einreinhofer, était que ces accointances avec le monde des affaires entraînaient de nombreuses autocensures et favorisaient, au détriment des priorités scientifiques, le contentement des sponsors (Einreinhofer, 1997 : 138). 26 La fuite en avant de Krens, avec l'expansion du Guggenheim aux quatre coins du globe, a suscité de nombreuses critiques, parmi lesquelles ressort celle de Joseba Zulaika, qui a écrit par exemple: « Les villes du monde sont pour Krens ce que les femmes sont pour Dom Juan: des accessoires utiles pour assouvir ses fantasmes de pouvoir et de conquête. Ce qui importe, au fond, c'est qu'elles le désirent toutes. On entend fréquemment parler de villes, au Brésil, en Argentine et ailleurs, qui se disputent simultanément l'attention de Krens. Ces villes ne veulent pas de ce qu'on appelait jadis un musée, c'est-à-dire un édifice destiné à une chose aussi ringarde que l'exposition de peintures sur des cimaises. Elles veulent davantage: un musée krensifié, doté d'un sex appeal susceptible d'éveiller le désir des masses et qui soit, en plus, un musée. Ce qui importe vraiment, toutefois, c'est ce qui dépasse la définition du simple musée, ce qui va au-delà de l'art en tant que tel» (dans Guasch et Zulaika, 2007 : 163). Il n'en reste pas moins évident que Krens est parvenu à associer à de telles stratégies de prestigieux musées, tel l'Ermitage - qui possède un « satellite» à Londres et un à Las Vegas, en association avec le Guggenheim - ou encore le Louvre - qui va disposer à son tour d'un « satellite» à Abu Dhabi, où est également prévue, juste à côté, une autre succursale du Guggenheim (Clair, 2007 : 66-83). 341
succursale active dans le SoHo new-yorkais de 1992 à 2001, le Guggenheim-Bilbao inauguré en 1997, le Deutsche Guggenheim Berlin ouvert cette même année dans un bâtiment appartenant à la Deutsche Bank, et enfin le Guggenheim Las Vegas & Hermitage Guggenheim, installés tous deux de 2001 à 2008 dans le casino The Venetian (sans compter beaucoup d'autres projets qui ne sont pas matérialisés, mais qui se sont tous caractérisés par la réunion de l'architecture de marque au souhait de mêler museums & business). En réalité, bon nombres de ces stratégies avaient été éprouvées au MaMA, à New-York. On se rappelle l'intérêt de Nelson Rockeffeller pour la création de tout un complexe commercial, culturel et de loisir entre Rockeffeller Center et le MaMA, ou encore l'extension et le réaménagement du musée mené à bien par Cesar Pelli en 1980-84, au moment de la construction d'un gratte-ciel annexe, enfermant bureaux et appartements, dans un contexte de saturation foncière et de crise financière. La situation s'est avérée de nouveau délicate pour le MaMA du XXlc siècle, à tel point qu'une intervention architecturale semblait inévitable pour le remettre sous le feu des projecteurs; mais le conseil d'administration écarta à la fois la possibilité d'abandonner ou de démolir le siège historique et la possibilité de le conserver sous une forme fossilisée27. Une alternative était-elle envisageable? L'aggiornamento du modèle canonique jadis le plus universellement imité/contesté ne pouvait entraîner le renoncement à son propre héritage
muséographique - il aurait supposé un refoulement de son pa~sé et de son identité. A la suite des exposiciones anhistoriques provocatrices du cycle «MoMA 2000 », qui furent organisées avant la fermeture pour travaux, et où l'on avait pu voir par exemple le Baigneur de Cézanne à côté d'un baigneur du photographe Rijhstra, un retour à l'ordre s'est manifesté avec le musée rénové, inauguré en 2004 : sans pour autant se priver d'une architecture - voire d'un discours institutionnel - aux clins d'œil postmodernes, le MaMA est revenu, à bien des égards, à la
27 Terence Riley, alors conservateur en chef de l'Architecture et du Design, formula en ces termes son refus de ces deux attitudes extrêmes: « Both tabula rasa demolition and blind preservation are different forms of the same institutional amnesia. The one scrapes away the past, cutting it off from the present, and the other embalms the past, making it remote and inaccessible to the present in any meaningful way. The challenge of designing a new environment without shucking of our history and traditions is much more difficult than either of these two approaches» (in Elderfield, 1998: 121). En décembre 1997, Jacques Herzog & Pierre de Meuron, Yoshio Taniguchi et Bernard Tschumi, les trois sélectionnés à la suite du concours d'idées lancé au printemps 1997 (auquel furent également invités les agences de Steven Holl, Toyo Ito, Rem Koolhaas, Rafael Vifioly, et Tod Williams & Billie Tsien), présentèrent leurs projets. 342
contintuité d'une modernité sans complexe (Bois, 2005; Message, 2006), dont le bâtiment flambant neuf de Yoshio Taniguchi est tout à fait emblématique. Il est fort possible que le choix de cet architecte japonais, un diehard modernist dont Ie Marugame Genichiro-Inokuma Museum of Contemporary Art avait trahi son goût pour la monumentalité froide, fût motivé précisément par son penchant très limité pour les plaisanteries postmodernes: en effet, sa trajectoire a toujours été un exemple de fidélité au langage constructif du Mouvement Moderne au Japon, autre pays transformé depuis la Guerre froide en base avancée et bastion de l'avant-garde moderne occidentale. Taniguchi composa une façade assez attrayante pour être visible depuis la Cinquième Avenue, à base d'ardoise noire, de marbre blanc et de panneaux d'aluminium anodisés, mais seulement du côté de ce qui était, jusqu'alors, la partie arrière du musée, car on ne lui aurait pas permis d'intervenir sur le puzzle des architectures historiques de la façade donnant sur la 53e Rue Ouest, par laquelle se fait toujours l'entrée principale. On a ainsi opéré une distinction spatio-fonctionnelle, entre d'un côté la rotonde d'entrée historique, par laquelle on accède aux services éducatifs et de recherche, et de l'autre cette entrée « d'apothéose» par laquelle le reste du public accède aux grands espaces d'exposition et aux espaces commerciaux28, sans pour autant que l'on ait définivement renoncé à cette muséographie intimiste - faite de petites salles de hauteur et de dimensions domestiques, et si caractéristique du MoMA depuis l'époque d'Alfred Barr - puisqu'elle est évoquée au troisième niveau. Si l'extension de Cesar Pelli avait permis la création de vastes salles pour les œuvres contemporaines de grandes dimensions, ménageant toutefois une distinction des espaces historiques des espaces ajoutés par une différenciation du type de revêtement du sol en parquet ou moquette, la nouvelle rénovation de Taniguchi n'en montre pas moins le souci de s'inscrire dans une certaine continuité; cette impression est confirmée à mesure qu'on pénètre dans le bâtiment et qu'on s'avance soit vers l'est, 28 «As a distinctive cultural institution, the Museum must engage the city. The immediate physical environment of the Museum is markedly different on its north and south periphery, and those differences should be reflected in the character of the Museum itself by concentrating the commercial elements of the Museum on the Fiftythird Street side, and by placing the cultural uses and main Museum entrances on the quieter Fifty-fourth Street side. The dual missions of the Museum in the twenty-first century -exhibition of the collection and education of the public- are best given their own symbolic identities. One provides for the viewing of real objects and the other, their representations: the virtual museum as counterpoint to the actual one» (Taniguchi, 1998 : 242). 343
soit vers le haut, et qu'on laisse derrière soi la nouvelle façade et le vestibule aux vastes espaces de rencontre, favorables aux jeux de regards - grâce notamment à la mezzanine et les fenêtres qui donnent sur le jardin depuis lesquelles les visiteurs peuvent se pencher et être vus - : ce
sont des concessions superficielles à la muséographie postmoderne, car même le circuit chronologique des peintures et sculptures a été de nouveau mis en place, sur trois niveaux de hauteur décroissante, les œuvres les plus anciennes étant placées à l'étage supérieur et les œuvres les plus récentes au niveau inférieur29. Le MoMA est donc resté fidèle à lui-même, c'est-à-dire à la présentation d'un itinéraire canonique de l'art moderne, qui est une des valeurs historiques pour lesquelles le public est prêt à payer; cependant, à la suite des changements introduits dans les années quatre-vingt, on a continué d'ouvrir des portes faisant communiquer entre elles les salles consacrées à des périodes stylistiques et historiques distinctes, afin d'offrir au visiteur une liberté toujours plus grande dans son parcours, et on a prévu des cimaises de plus en plus longues (Lowry, 2004). Ceci dit, à partir de la fermeture du MoMA pendant les travaux de rénovation et d'extension, le musée d'art moderne le plus canonique a mis en branle une autre stratégie grâce à laquelle il s'est pleinement impliqué dans les tendances du XXlc siècle, par l'intermédiaire du PS-I, un de ces nombreux centres créés à New-York par des collectifs dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, dans des espaces « recyclés» (Carson, 2007 ; Serrano de
Haro, 1989) - ancienne école, dans ce cas précis30. 29 Ainsi, c'est à l'art récent que les visiteurs sont d'emblée confrontés: une abondance d'installations et d'interventions, dont le poids parfois très important et les montages moins définitifs que changeants justifient leur placement au rez-de-chaussée; ceux qui veulent voir l'ensemble de la collection peuvent prendre les ascenseurs afin de commencer par le niveau supérieur avant de redescendre, mais comme une grande partie du public est déjà familiarisée avec la collection permanente, il lui suffit de se tenir au courant des changements les plus récents (Terence Riley in Elderfield, 1998 : 277). Un détail n'est pourtant pas passé inaperçu: la première salle de la collection permanente de peinture et de sculpture ne commence plus avec le Baigneur de Cézanne, mais avec le portrait que Paul Signac fit de son ami le critique Félix Fénéon; peut-être s'agit-il d'un clin d'œil complice à l'égard des courants historico-artistiques les plus récents, qui, plutôt que de faire le récit des difficultés et des prouesses des artistes d'avant-garde, revendiquent l'importance de leur milieu artistique... encore que, selon le directeur Glenn Lowry, ce portrait qui ressemble plutôt à celui d'un magicien, avec son chapeau, sa baguette et ses étoiles magiques, symbolise surtout la manière dont le MoMA se déftinit désormais:« It's about showmanship, the mases... it's about coming up on popular culture» (cité dans Newhouse, 2006: 308). 30 Alanna Heiss fonda en 1971 The Institute for Art and Urban Resources Inc., dédié à la réutilisation des espaces désaffectés pour y organiser des expositions, des performances, y installer des ateliers d'artistes, etc. Son principal centre d'activités fut 344
Le New Museum of Contemporary Art, fut un autre de ces espaces alternatifs: fondé en 1977 par Marcia Tucker, qui resta à sa tête pendant vingt-deux ans, il ouvrit initialement dans le Graduate Center of the New School for Social Research sur la Cinquième Avenue, et de fréquentes expositions proposées par des associations d'artistes y furent présentées; mais la consécration n'est intervenue qu'en 1983, à la suite de l'aménagement dans le rez-de-chaussée loué de l'Astor Building, en plein SoHo, et la construction d'un siège propre, dans la zone du Bowery, en 2007, a été la cerise sur le gateau du processus de gentrification dans le Lower East Side31. Les sept niveaux du nouvel édifice dessiné par Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa, fondateurs de l'agence japonaise SANAA, ne sont pas alignés; chacun est en saillie d'un côté ou de l'autre, par un jeu très déconstructif qui donne l'impression d'une absence - apparente - de stabilité, qui se justifie en réalité par la nécessité de gagner de l'espace et de faire en sorte que chaque niveau dispose d'un éclairage zénithal naturel; le résultat est un exemple de transparences, de murs blancs et de reflets d'aluminium tant sur la façade qu'à l'intérieur. Il s'agit donc d'un parti très postmoderne, peut-être davantage vu de l'extérieur que de l'intérieur, puisque, en outre, l'engagement initial de Marcia Tucker, de vendre la collection cette ancienne Public School nOI (de là l'abréviation en PS-I) du district de Long Island, cédée gracieusement par la Ville de New-York (Wade, 2000: 74). Le centre opère toujours sous la direction d'Alana Heiss, mais désormais en tant que succursale du MoMA, qui a absorbé également la Clocktower Gallery, dans le Lower Manhattan, pour y installer la radio de cette filiale ainsi que des ateliers d'artistes. 3 I « It's also a thrilling piece of architecture that achieves enormous impact through the elaboration of simple, strong ideas, without the overwhelming heroics of Frank Gehry's great Guggenheim Museum branch in Bilbao, Spain. Completed 10 years after Gehry's building, the New Museum is tangible evidence that the global boom in art-museum design and construction shows no signs of weakening. It also demonstrates how art museums have the power to transform the image of entire neighborhoods. In this context, the New Museum, which officially opened Dec. I, could be viewed as part of the conquest of every square inch of Manhattan by the wealthy. But the museum shouldn't be blamed for the gentrification of the Bowery, once famous -or infamousas the city's skid row. Pricey new apartment buildings are already sprouting near the museum, along with yoga studios, trendy boutiques and chic bars [...] In contrast to the grubby, graffiti-smeared buildings that surround it, which look earthbound, weathered and weighty, the museum virtually floats. It is light, ethereal and mysterious. It arouses curiosity, creates a mood of anticipation and gently invites the passerby to figure out what's going on inside. It also suggests, at least in a subliminal way, that the act of viewing art requires active participation. By designing the building as a set of blocks, the architects are tapping into collective memories of the wooden blocks children use as toys, which can be rearranged at will. The museum's blocky shapes suggest the possibility that a similar kind of playfulness and open-ended quality extends to the appreciation of contemporary art» (Litt, 2008). 345
tous les dix ans pour permettre au musée de rester en phase avec l'art actuel, semble avoir été oublié... C'est pourquoi s'avère inévitable la comparaison avec un autre emblème de la muséographie postmoderne, construit par le même binôme d'architectes, dans la ville japonaise de Kanazawa: le 21st-Century Museum of Contemporary Art (difficilement traduisible en français sans
Fig. 32 Le 21st-Century Museum of Contemporary An museographie sans entrée ni parcours prédeterminés.
346
de
en trahir le nom: c'est bien le musée qui est du XXIe siècle, non sa collection d'art contemporain, consacrée principalement à des artistes nés arès 1965). Inauguré en 2004 dans le centre de Kanazawa, le bâtiment de Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa est un gigantesque cylindre de 113 mètres de diamètre et d'un seul niveau, sans façade principale ni façade arrière, percé de quatre entrées qui donnent accès à un labyrinthe de places, d'îlots et de couloirs aux parois transparentes; il renferme même un amusant bassin qui permet aux visiteurs de voir et d'être vus depuis toutes les faces (fig. 32). Cela faisait déjà plusieurs années que ses responsables, la conservatrice en chef Yuko Hasegawa et le directeur Yutaka Mino - ancien conservateur à l'Art Institute de
Chicago
-
constituaient la collection, qui met l'accent sur des thèmes
d'actualité tels que l'art et la communication, la périphérie mondiale, ou bien les traditions repensées; mais ils s'enorgueillissent surtout de pouvoir servir leur public au point de l'encourager à présenter ses propositions pour le programme des expositions. Il s'agit sans doute de la meilleure illustration, dans un pays comme le Japon, qui fut un bastion de la modernité pendant la Guerre froide, de l'infiltration de la postmodernité dans une multitude de domaines. Pour ce qui concerne le projet architectural, cependant, il y avait eu plusieurs précédents notoires. Premièrement, le Musée d'art contemporain d'Hiroshima, fondé en 1989 - qui se targue d'être le premier musée japonais consacré exclusivement à l'art contemporain - et construit dans le superbe parc Hijiyama par Kisho Kurokawa, multiplie les citations renvoyant à diverses périodes de l'histoire de l'architecture et des civilisations, des colonnades classiques à l'architecture industrielle japonaise. L'année suivante, ce fut au tour du musée Watari-Um d'être inauguré dans une rue centrale de Tokyo; la marchande d'art contemporain Shizuko Watari, à qui en revenait l'initiative, commanda le musée à l'architecte suisse Mario Botta, qui répondit par un bâtiment curieux en forme de triangle rectangle aux façades très animées. Plus encore, c'est un bâtiment grandiloquent de l'architecte Takahiko Yanagisa, exemple stylistique de l'éclectisme postmoderne, qui abrite le Musée d'art contemporain de Tokyo (MOT), inauguré en 1995 dans le Kiba Park par le gouvernement métropolitain, dans le cadre d'une politique de régénération de l'est de la capitale japonaise. Les succursales se sont également multipliées, comme celle que le Musée Hara d'art contemporain de Tokyo créa dans la ville de Shibukawa, où fonctionne depuis 1988 le Hara Museum ARC, construit par Arata Isozaki sur les flancs du mont Haruma, dans le parc de Ikaho Green Bokujo ; ou encore les deux succursales créées ces dernières années par le premier émule japonais du MoMA de New- York, le Musée d'art 347
moderne de Kamakura, dépendant de la Préfecture de Kanagawa: la première construite dès 1984 à l'emplacement d'un parking proche du siège, la seconde inaugurée en 2003, au bord de la plage de Isshiki, à Hayama. Même les cultural districts ont proliféré, tel celui de l'île de Nakanoshima au centre d'Osaka, où est venu s'implanter en 2004 le
Musée national d'art contemporain international - qui avait été pourtant inauguré en banlieue en 1977 -, dans un bâtiment de César Pelli, immergé et imperméabilisé contre les crues du fleuve. Enfin, le Japon a également appliqué, tout en le renouvelant, le modèle américain de l'inclusion de musées dans des centres d'affaires aux vocations diverses: le Musée Mori, ouvert en 2003 dans une tour de 54 étages du centre de Tokyo, où se trouvent également des bureaux, des hôtels, des cinémas, des théâtres, des boutiques, des banques, etc., fournit ainsi une superbe illustration de ce que, d'après David Almazan, l'intégration des musées dans la trame sociale et urbaine ne doit pas être considérée uniquement sur le plan horizontal - celui du sol - mais aussi parfois sur le plan vertical, puisque dans ce cas la Tour Mori est devenue l'un des jalons les plus marquants de la skyline de Tokyo (Almazan, 2003 : 399). De la même manière, à Sydney, au-delà du célèbre bâtiment de l'Opéra dû à Jorn Utzon, la tour du Musée d'art contemporain ouvert en 1991 dans l'ancien édifice Art Déco du Maritime Services Board, se singularise au sein du waterfront. Il s'agit une fois de plus d'un exemple de réutilisation postmoderne de bâtiments historiques, au même titre que de nombreux autres cas que l'on pourrait énumérer pour les pays de l'aire Pacifique, qui ne distingue guère du reste du monde actuel. Ainsi, dans le centre de Séoul, le palais royal de Deoksugung a rouvert en 1998 en tant qu'annexe consacrée aux expositions temporaires les plus novatrices du Musée national d'art contemporain de Corée, qui avait été actif à ce même emplacement de 1973 jusqu'à son transfert, en 1986, dans un bâtiment construit pour lui dans le parc Gwacheon. Quant au Musée d'art contemporain de Taipei, ouvert en 2001 dans l'ancien hôtel de ville, il ne constitue pas seulement un exemple de plus de la renaissance du patrimoine architectural des quartiers anciens des villes, mais aussi des nouveaux modes de gestion, puisqu'il est administré par la Contemporary Art Foundation, qui dépend de la municipalité et du secteur privé. Et la tendance ne semble guère différente dans les villes de la Chine continentale, où commencent déjà à apparaître d'innombrables exemples de musée et de centres d'art contemporain dans le cadre d'ambitieuses initiatives à vocation récréative et commerciale. A commencer par Shanghai, où, en 2004, dans la rue Duo Lun, célèbre pour ses cafés littéraires qui furent jadis l'épicentre de la bohème, a été fondé le Duolun Museum of Modern Art, issu d'une initiative privée parrainée 348
par plusieurs groupes commerciaux, et où la Fondation Samuel Kung, soutenue par le conseil municipal, a créé en 2005 le Musée d'art moderne (Shanghai MOCA) dans une serre du Parc populaire central, transformée par un architecte chinois de l'équipe de Rem Koolhaas, Liu Yuyang, musée qui est venu compléter l'offre culturelle d'un quartier où se trouvaient déjà le Shanghai Art Museum, le Shanghai Museum et le Shanghai Grand Theater. Les initiatives similaires ne manquent pas pour autant dans la capitale, où l'on a inauguré en l'an 2000 le Millennium Art Museum (MAM) de Pékin, sous la coupe du Beijing Gehua Cultural Development Group; cette compagnie, contrôlée par la municipalité, gère trois grands centres de loisirs, parmi lesquels l'imposant Gehua Culture Center, où opère un musée spécialisé dans l'art et les nouvelles technologies, en partenariat avec le ZKM de Karlsruhe, en Allemagne. En 2007, le Centre Ullens d'Art Contemporain a ouvert dans une ancienne manufacture de munitions, qui avait déjà été l'objet de négociations entre le gouvernement et Thomas Krens, en vue de l'implantation d'une succursale du Guggenheim; cela n'a pas empêché la formation d'un quartier d'art, avec des boutiques, des cafés et plus d'une centaine de galerie d'art, auxquels s'ajoute désormais ce musée fondé par le magnat et collectionneur belge Guy Ullens. La prolifération actuelle des musées et centres d'art contemporain est telle sous ces latitudes, comme sur le reste du globe, qu'il se pourrait qu'aucun des exemples mentionnés dans la trop longue liste de cet épilogue ne constitue, en définitive, le paradigme de notre épùque... Pourra-t-on encore envisager, dans le futur, une histoire des musées d'art contemporain dans les termes que nous avons utilisé dans ce livre, avec une première partie organisée autour du cas du Musée du Luxembourg à Paris, et une seconde autour du MoMA de New-York? Le phénomène du net art et des musées virtuels d'art contemporain est en train de prendre une telle importance que la localisation dans telle ou tele partie du monde n'a peut-être plus de sens... Dans ce cas, il est clair que le support informatique se prêtera mieux que le libre à la narration d'une histoire des musées d'art contemporain, une tâche inévitablement marquée, par la nature même de ces institutions, par un point de départ historique fixe, et un développement ouvert sur l'avenir, qui requiert des mises à jour continuelles et des révisions des données et de la bibliographie. A l'ère de l'Internet, il se peut que le fait de parcourir physiquement un musée ou de soupeser ce livre qu'on vient de terminer soit un bonheur en voie d'extinction... Ou peut-être pas?
349
Bibliographie: ALARY, Luc: "L'art vivant avant l'art moderne. Le Musée du Luxembourg, premier essai de muséographie pour l"art vivant' en France", Révue d'histoire moderne et contemporaine, vol. 42, n° 2, 1995, p. 219-239. ALEXANDER, Edward P.: Museums in Motion. An Introduction to the History and Functions of Museums Nashville, The American Association for State and Local History, 1979. ALEXANDER, Edward P.: Museum Masters. Their Museums and Their Influence. Nashville, The American Association for State and Local History, 1983. ALEXANDRE, A.: "L'évolution du Petit Palais et ses enrichissements pendant la guerre", La Renaissance de l'Art, octobre 1919. ALMAZAN TOMAs, David: "La occidentalizacion de Oriente (y al revés): una aproximacion a los museos de arte contemporaneo en el Japon", in JesusPedro LORENTE (dir.) et David ALMAZAN (coord.), Museologîa crîtica y arte contemporaneo, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003, p. 389-403. ALONSO FERNANDEZ, Luis: Museos y Museologîa, dinamizadores de la cultura de nuestro tiempo. Madrid, Servicio de Publicaciones Universidad Complutense, 1988, 2 vols. ALONSO FERNANDEZ, Luis et al.: "Centros de arte contemporaneo en Espana", Ldpiz. Revista Internacional de Arte, n° 95/96 (septiembre-octubre 1993). ALTSHULER, Bruce: The Avant-Garde in Exhibition. New Art in the Twentieth Century. New York, Harry N. Abrams, 1994. AMÉLINE, Jean Paul: "Le Musée National d' Art Moderne au Centre Georges Pompidou: Premier bilan à l'usage", in Luisa LOPEZ MORENO, José LOPEZ RODRIGUEZ, Ramon et Fernando MENDOZA CASTELLS (eds.): El arquitecto y el museo. Jerez-Sevilla, COAAO-Junta de Andalucfa, 1990, p. 364-366. AMMANN, Jean-Christophe: "El espiritu de los tiempos", Letra Internacional n° 46, 1996: 44-46. ANDERSON, Gail (ed.): Reinventing the Museum. Historical and Contemporary Perspectives on the Paradigm Shift, Walnut Creek: AltaMira Press, 2004. ANGRAND, Pierre: Le Comte de Forbin et le Louvre en 1819. Paris-Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 1972. BAIRATI, Eleonora: "Mu seo e are contemporanea: un binomio controverso", Selezione della critica d'arte contemporanea, n° 83 gennaio 1992, p. 5-12. BAIRA TI, Eleonora & FINOCCHI, Anna: Arte in Italia. Lineamenti di Storia e materiali di studio. Vol. 3: DaI XVII al XX secolo. Turin, Loescher, 1984 (voir esp. "Musei e raccolte", p. 349, 349-352, 560-4, 645-652, 706-7, 760-1). BALLÉ, Catherine: Nouvelles institutions culturelles et réutilisation des monuments historiques. Paris, CNRS-CSO, 1984. 351
BALTY, Jean Charles & DE MEULENAERE, Herman & HOMESFREDERICQ, Denyse Homès-Fredericq: Musées Royaux d'Art et Histoire, Bruxelles, 1988. BANN, Stephen: "The cabinet of curiosity as a model of visual display: a note on the genealogy of the contemporary art museum", en Christine BERNIER (dir.), Définitions de la culture visuelle. Revoir la New Art History, Montréal, Musée d'art contemporain de Montréal, 1995, P. 61-70. BANN, Stephen (ed.): "The return to curiosity: Shifting paradigms in contemporary museum display" en Andrew McCLELLAN, Art and its Publics. Museum Studies at the Millenium. Malden-Oxford-Melbourne-Berlin, Blackwell, 2003, p. 117-130. BARBOSA, Ana MariaTavares Bastos et al: 0 Museu de Arte Contemporânea de Sao Paulo. Rio de Janeiro-Sao Paulo, Banco Safra, 1990. BARKER, Emma (ed.): Contemporary Cultures of Display. New Haven-Londres, Yale University Press-The Open University (vol. 6 de la série "Art and Its Histories"), 1999. BARLOW, Paul & Colin TRODD (eds.): Governing Cultures. Art Institutions in Victorian London. Aldershot-Burlington, Ashgate Press, 2000. BARR, Alfred H.: Painting and Sculpture in The Museum of Modern Art, 19291967,.New York, MoMA, 1977. BARR, Alfred H. (ed. par Irving Sandler y Amy Newman): La definicion del arte moderno,. Madrid, Alianza, 1989 (éd. orig. en anglais: New York, Abrams, 1986). BÂTSCHMANN, Oskar: The Artists in the Modern World. The Conflict between Market and Self-Expression, Colonia, Dumont, 1997. BAUDRILLARD, Jean: "L'effect Beaubourg": Implossion et dissuasion. Paris, ed. Galilée, 1977. BAUR, John LH.: Museo Whitney de Arte Americano. Buenos Aires-MadridMéxicque-Rio de Janeiro, Editorial Codex, 1967 (éd. orig. en anglais publiée la même année par Piccadilly Press, New York). BAZIN, Germain: Le temps des musées. Paris-Bruxelles, Desoer, 1967 (aussi publié en anglais par Desoer, Londres, et Universe Books de New York, et en espagnol par Ediciones Daimon, Barcelone, 1967. BELLIDO GANT, Maria Luisa: Arte, museos y nuevas tecnologfas. Gij6n, Trea, 2001. BELLIDO GANT, Maria Luisa (ed:): Aprendiendo de Latinoamérica. El museo como protagonista. Gij6n, Trea, 2007. BÉNÉDITE, Léonce: "Le Musée des artistes contemporains", Gazette des BeauxArts, 3ème période, VII, 1892, p. 401-415, BÉNÉDITE, Léonce: "Le Musée du Luxembourg, avec l'histoire du séminaire de St Sulpice et les plans des aménagements futurs de ces locaux", Figaro Illustré, n° especial juillet 1910, BÉNÉDITE, Léonce: Le Musée du Luxembourg, Les peintures: École Française. Paris, 1923. BENNETT, Tony: The Birth of the Museum. History, Theory, Politics. LondresNew York, Routledge, 1995. 352
BERELOWITZ, Jo-Anne: "The Museum of Contemporary Art, Los Angeles: An account of the collaboration between artists, trustees, and an architect" in Marcia POINTON (ed.), Art Apart. Art Institutions and Ideology Across England and North America, Manchester & New York, M.U.P., 1994, p. 267286. BERELOWITZ, Jo-Anne: "La exposici6n inaugural deI MoCA de Los Angeles: epifania de un proyecto con servador" , in Jesus-Pedro LORENTE (dir.) et David ALMAZAN (coord.), Museologfa crftica y arte contempordneo, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003, p. 247-260. BERMAN, Avis: Rebels on Eighth Street: Juliana Force and Whitney Museum of American Art. New York, Athenenum, 1990. BERNIER, Christine: L'art au musée. De l'oeuvre à l'institution. ParisBudapest- Turin, , L'Harmattan, 2002. BIANCHINI, Franco et al.: The Role of the Arts in the Revitalisation of Towns and Cities. Manchester, Centre for Local Economic Strategies,1988. BJURSTROM. Per (ed.): The Genesis of the Art Museum in the 18th Century. Estocolmo, Nationalmuseum, 1993. BOIS, Yve-Alain: "Embarrassing riches", en Artforum, n. 43, vol. 6, February 2005, p. 137-139. BOLANOS, Maria: Historia de los museos en Espana. Memoria, cultura, sociedad. Gij6n, Trea, 1997 (2ème ed. en 2007). BOLANOS, Maria (ed.): La memoria del mundo. Cien anos de museologfa (1900-2000). Gij6n, Trea, 2002. BONAFOUX, Pascal: Le Musée du Luxembourg à Paris, Genève-Paris, Skira, 2006. BONARETTI, Pellegrino: La città del museo. Il progetto del museo fra tradizione del tipo ed idea della città. Florence, Edifir Edizioni, 2002. BONASEGALE, Giovanna. (ed.): I capolavori dalle collezioni della Galleria Comunale d'Arte Moderna e Contemporanea. Rome, Comune di Roma, 1995. BONET, Juan Manuel y Kevin POWER (comisarios): Museo de museos. 25 museos de arte contempordneo en la Espana de la Constitucion. Madrid, MNCARS,2003. BONITO OUV A, Achille et al.: Musei che reclamano attenzione. I fuochi dello sguardo. Rome, Gangemi, 2004. BONNEFOY, Françoise (dir): Jeu de Paume: histoire. Paris, RMN, 1991. BORZELLO, Frances: Civilising Caliban. The Misuse of Art, 1875-1980. Londres-New York, Routledge-Kegan Paul, 1987. BOTTAI, Giuseppe: Politicafascista delle arti. Rome, Angelo Signorelli Editore, 1940. BRICKER BALKEN, Debra: Albert Eugene Gallatin and His Circle. Coral Gables (Florida), The Lowe Art Museum, Univ. of Miami, 1986. BIRKSTED, Jan: Modernism and the Mediterranean: The Maeght Foundation, Aldershot-Vermont: Ashgate Publishers, 2004. BURT, Nathaniel: Palaces for the People: A Social History of the American Art Museum. Boston: Little, Brown and Company, 1977. 353
BURTON, A.: Vision & Accident: The Story of the Victoria and Albert Museum. Londres, V & A Publications, 1999. CABANNE, Pierre: "La Fondation Maeght: pour l'amour de l'art", Beaux Art, HS 55, junio 1993, p. 28-47. CAILLET, Elisabeth & Catherine PERRET (dir.): L'Art contemporain et son exposition. Paris, L'Harmattan, 2002, 2 vols. CALOV, Gudrun: "Museen und Sammler des 19. Jahrhundert in Deutschland", Museumskunde, n° 38, vol. 10 de la 33serie (1969), p. 4-195. CALVO SERRALLER, Francisco (dir.): Enciclopedia del arte espanol del siglo XX. vol. 2: El contexto. Madrid, Mondadori, 1992. CALVO SERRALLER, Francisco: "El fin de los museos de arte contemporaneo", in Javier TUSELL GOMEZ (coord.) Los museos y la conservaci6n del patrimonio. Madrid, Fundacion Argentaria-A. Machado Libras, 2001. CARBONELL, Bettina Messias (ed.): Museum Studies. An Anthology of Contexts. Oxford-Carlton, Blackwell, 2004. CARSON, Juli: "On discourse as monument: Institutional spaces and feminist prablematics", in Griselda POLLOCK, & Joyce ZEMANS (eds.), Museums after Modernism. Strategies of Engagement, Malden-Oxford-Carlton, Blackwell Publishing, 2007, p. 190-224. CENTRO DE ARTE REINA SOFIA: Centros Internacionales de Arte Contemporaneo. Madrid, Ministerio de Cultura, Subsecretaria Gabinete Técnico ("Documentas de trabajo deI CARS", n° 3), 1986. CHAUDONNERET, Marie-Claude: L'État et les artistes. De la Restauration à la monarchie de Juillet (1815-1833). Paris, Flammarion, 1999. CHENNEVIÈRES, Philippe de: Rapport adressé à M. le Ministre de l'Instruction Publique, des Cultes et des Beaux-Arts sur l'administration des arts depuis le 31 dédembre 1873 jusqu'au 1er janvier 1878. Paris, Imp. P. Moulinot (ed. limitée) 1878. CHENNEVIÈRES, Philippe de: Souvenirs d'un Directeur de Beaux-Arts, Paris, 1979. CHIARELLI, Tadeu: 0 Museu de Arte Moderna de Sao Paulo. Rio de JaneiraSao Paulo, Banco Safra, 1998 CLAIR, Jean: Élevages de poussière. Beaubourg vingt ans après. Paris, L'Échoppe,1992. CLAIR, Jean: Malaise dans les musées. Paris, Flammarion, 2007. CLIFFORD, James: The Predicament of Culture. Boston, Harvard University Press, 1988. COCHRANE, George: "Creating Tate Modern: 1996-2000" in Ian COLE & Nick STANLEY: Beyond the Museum: Art, Institutions, People. Oxford, Museum of Modern Art Oxford, 2000, p. 8-11. COCKROFT, Eva: "Abstract expressionism: weapon of the cold war" Artforum, vol. 15, n° 10 (June, 1974), p. 39-41. Reimprimé dans Francis FRASCINA & Jonathan HARRIS (eds.): Art in Modern Culture. An Anthology of Critical Texts. Londres, Phaidon-Open University, 1992, p. 82-90. 354
CONDEMI LAZZERI, , Simonella: "La Galleria d'arte modema di Palazzo Pitti: Storia e vicende di un'istituzione" in Ettore SPALETTI (ed.): Galleria d'arte moderna di Palazzo Pitti. Le collezioni del Novecento, 1915-1945, Florence, Centro Di, p. 17-21. COOLIDGE, John: Patrons and Architects: Designing Art Museums in the Twentieth Century. Forth Worth (Texas), Amon Carter Museum, 1989. COSTANZO, Michele: Museo fuori dal museo. Nuovi luoghi e nuovi spazi per l'arte contemporanea. Milan, FrancoAngeli, 2007. COSTELLO, Diarmuid: "The work of art and ist 'public': Heidegger and Tate Modem" in Ian COLE & Nick STANLEY: Beyond the Museum: Art, Institutions, People. Oxford, Museum of Modem Art Oxford, 2000, 17-21. CRANE, Diana: The Transformation of the Avant-Garde. The New York Art World, 1940-1985. Chicago & Londres, The University of Chicago Press, 1987. CRIMP, Douglas: On the Museum's Ruins. Cambridge (Mass.)-Londres, The MIT Press, 1993 (esp. le chapitre. "The art of exhibition", p. 236-281). CROW, Thomas E.: Painters and Public Life in Eighteen-Century Paris. New Haven-Londres, Yale Univ. Press, 1985 (il y a une édition française: La peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Macula, 2000). CUSSET, Yves: Le musée: entre ironie et communication. À propos des stratégies d'exposition de l'art contemporain, Paris, Plein Feux, 2000. DA VIS, Douglas: The Museum Transformed. Design and Architecture in the Post-Pompidou Age. New York, Abbeville Press, 1990. DAWSON, Bobby: "Hugh Lane and the origins of the collection" in Elizabeth MA YES & Paula MURPHY (eds.): Images and Insights. Hugh Lane Municipal Gallery of Modern Art. Dublin, 1993, p. 13-32. DE SANTIAGO RESTOY, Caridad Irene: "Los planeamientos iniciales del MoMA de Nueva York bajo la direcci6n de Alfred H. Barr Jr (1929-1943)", in Jesus-Pedro LORENTE (dir.) et David ALMAZAN (coord.), Museologia critica y arte contemporaneo, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003, p. 231-246. DEBBAUT, Jan et al: Collection. Art Moderne et contemporain au Van Abbemuseum Eindhoven. Eindhoven, Van Abbemuseum, 1995. DeROO, Rebecca J.: The Museum Establishment and Contemporary Art. The Politics of Artistic Display in France after 1968. Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2006. Di FABIO, Fabiola: "La Direzione di Roberto Papini alla Galleria Nazionale d'Arte Modema (1933-1941). La politica degli acquisti", Bolletino d'Arte, n° 127 (gennaio-marzo) 2004, p. 71-96. DIAZ BALERDI, Ignacio: La memoria fragmentada. El museo y sus paradojas. Gij6n Trea, 2008. DIEGO, Estrella de: "La histeria de la historia. Sobre los nuevos museos espafioles" A & V, n° 39, 1993, p. 35-40. DUFRÊNE, Bemardette: La création de Beaubourg. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2000. 355
DUFRÊNE, Bemardette (ed.): Centre Pompidou: trente ans d'histoire. Paris, Centre Pompidou, 2007. DUMAS, F.C.: Musée du Luxembourg, Paris, 1884. DUNCAN, Carol & Alan WALLACH: "The Museum of Modem Art as Late Capitalist ritual: an iconographic analysis", Marxist Perspectives, Winter 1978, p. 28-51 (version remaniée à partir de leur article au n° 194 de Studio International). DUNCAN, Carol: The Aesthetics of Power. Essays in the Critical History of Art, Cambridge, Cambridge University Press, 1993. DUNCAN, Carol: Civilizing Rituals Inside Public Art Museums. Londres-New York, Routledge, 1995. EINREINHOFER, Nancy: The American Art Museum. Elitism and Democracy. Londres-Washington, Leicester University Press, 1997. ELBERN HAMEL, M.: "Une promenade au Luxembourg", Les Arts, n° 192, 1920, p. 18-23. ELDERFIELD, John (ed.): The Museum of Modern Art at Mid-Century. At Home and Abroad. New York, MoMA ("Studies in Modem Art" vol. 4),1994. ELDERFIELD, John (ed.): The Museum of Modern Art at Mid-Century. Continuity and Change. New York, MoMA ("Studies in Modem Art" vol. 5), 1995. ELDERFIELD, John (ed.): Philip Johnson and the Museum of Modern Art. New York, MoMA ("Studies in Modem Art" vol. 6),1998. ESPEZEL, Pierre de (dir.), Musées, Paris, 1930, p. 369-384. ESTEBAN, Ifiaki: El efecto Guggenheim. Del espacio basura al ornamento. Barcelone, Anagrama, 2007. FEHLEMANN, Sabine: Von der Heydt Museum-Wuppertal. Zur Geschichte von Haus und Sammlung, Berlin-Hambourg, Edition Stadtbaukunst, 1990. FEHR, Michael: "A museum and its memory: The art of recovering history" in Susan A. CRANE, Museums and Memory.Standford, Standford University Press, 2000. FÉNÉON, Félix: "Le Musée du Luxembourg", Le Symboliste, 15 octovre 1886, transcrit dans ses Oeuvres Completes, Paris, 1970, p. 63. FERNANDEZ GALIANO, Luis (coord.) et al. (Maurice Besset, Rosalind Krauss, John Richardson, Estrella de Diego, etc.): "Museos de vanguardia", A& V, n° 39 (1993). FILLITZ, Hermann: "Das Museum der Zukunft. Der Wiener Beitrag", in Achim PREISS & Karl STAMM & Günter ZEHNDER (eds.): Das Museum. Die Entwicklung in den BOerJahren. Munich, 1990, p.3l-38. FISHER, Philip: Making and Effacing Art. Modern American Art in a Culture of Museums? Cambridge (Mass.)-Londres, Harvard University Press, 1991. FLEURY, Laurent: Le cas Beaubourg: Mécénat d'État et démocratisation de la culture. Paris, Armand Colin, 2007. FLIEDL, Gottfried & Roswitha MUTTENTHALER & Herbert POSCH (eds.): Museumsraum, Museumszeit. Zur Geschichte des Osterreichisches Museumsund Ausstellungswesens. Vienne, 1992. 356
FOSTER, Hal: "At Dia: Beacon", London Review of Books, vol. 25, n° Il (5 June) 2003. FOSTER, Hal (ed.): The Anti-aesthetic: Essays on Postmodern Culture. San Francisco, Bay Press, 1983. FRANK, Herbert: Die das neue nich jürchten Manager der Kunst. Düsseldorf et Vienne, Econ Verlag, 1964. FRASCINA, Francis & Jonathan HARRIS (eds.): Art in Modern Culture. An Anthology ofCritical Texts. Londres, Phaidon-Open University, 1992. FREI, Luca: The So-Called Utopia of the Centre Beaubourg - An Interpretation, Londres, Book Works and CASCO, 2007. FRIAS SAGARDOY, Maria Antonia: Arquitectura y percepci6n: El Museo Guggenheim de Bilbao. Pamplona, Servicio de Publicaciones de la Universidad de Navarra (Cuademos de Anuario Filos6fico, Serie "Estética y Teoria de las Artes", n° 1),2001. FUCHS, Rudi H.: Van Abbe Museum Eindhoven, Haarlem, 1982. GAEHTGENS, Thomas W.: Die Berliner Museumsinsel im Deutschen Kaiserreich. Munich, Deutscher Kunstverlag, 1992 (traduction en français dans son livre L'art sans frontières. Les relations artistiques entre Paris et Berlin. Paris, Librairie Générale Française, 1999, p. 45-98). GAEHTGENS, Thomas W.: L'art sans frontières. Les relations artistiques entre Paris et Berlin. Paris, Livrairie Genérale Française, 1999. GALEN, John Jansen van & Huib SCHREURS: Site for the Future. A Short History of the Amsterdam Stedelijk Museum, 1895-1995. Amsterdam, V+K Publishing, 1995. GARCIA BLANCO, Angela: La exposici6n, un medio de comunicaci6n. Madrid, Akal, 1998. GARRELS, Gary: "Un cruce de caminos" en Letra Internacional n° 46, (1996), p. 49-50. GAYA NUNO, Juan Antonio: Historia y gu{a de los museos de Espana. Madrid, Espasa-Calpe, 1955 (2a ed., 1968). GÉAL, Pierre: La naissance des musées d'art en Espagne (XVIIIe-XIXe siècles). Madrid, Casa de Vehizquez, 2005. GEORGEL, Chantal (dir.), La Jeunesse des Musées. Les musées de France au XIXe siècle. Paris, 1994, p. 269-277. GIEBELHAUSEN, Michaela (ed.): The Architecture of the Museum: Symbolic Structures, Urban Contexts. Manchester: Manchester University Press, 2003. GIROUAD, Mark.: Cities and People. A Social and Architectural History. New Haven & Londres, Yale Univ. Press, 1985. GLUSBERG, Jorge: Cool Museums and Hot Museums: Towards a Museological Criticism. Buenos Aires, CAYC,1980 (ed. en italien: L'ultimo museo. Musei freddi e caldi, vecchi e nuovi, immaginari, integrati. Palermo, Sellerio editore, 1983. GOMEZ MARTINEZ, Javier: "Museo y galena, pragmatismo y hedonismo en la museologfa anglosajona", Trasd6s. Revista del Museo de Bellas Artes de Santander, n° 4 (2002), p. 77-97. 357
GOMEZ MARTiNEZ, Javier: "Museo y metafora catedralicia", in LORENTE, Jesus Pedro (dir.) et ALMAZAN, David (coord.), Museologia critica y arte contemporâneo, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003, p. 163182. GOMEZ MARTiNEZ, Javier: Dos museologias. Las tradiciones anglosajona y mediterrânea: diferencias y contactos. Gijôn, Trea, 2006. GONSE, L.: "Les remaniements du Musée du Luxembourg", La chronique des arts et de la curiosité, n° 38, 10 décembre 1892, p. 299-300. GLUSBERG, Jorge: Museos frios y calientes. Buenos Aires, Empresa Nacional de Telecomunicaciones-Complejo Cultural Museo de Telecomunicaciones, 1983 (éd. orig. : Cool Museums and Hot Museums: Toward a Museological Criticism. Buenos Aires, Centro de Arte y Comunicaciôn, 1980; aussi publié en italien: L'ultimo museo. Palermo, Sellerio, 1980 y 1983). GONZALEZ GUERRA, Franck et al: Nuevos espacios de producci6n cultural: Museos y Centros de Arte en Espana 2000 - 2005, Las Palmas, GAS Editions, 2006. GOODYEAR, A. Conger: The Museum of Modern Art: The First Ten Years. New York, MoMA, 1943. GRASSKAMP, Walter: Museums-gründer und Museumstürmer: Zur Sozialgeschichte des Kunstmuseum, Munich, 1981. GRASSKAMP, Walter: Die unbewiiltigte Moderne: Kunst und Ojfentlichkeit, Munich, Beck, 1989. GREEN, Nicholas: "All the flowers of the field: the State, liberalism and art in France under the early Third Republic", The Oxford Art Journal, vol. 10 n° l, 1987, p. 71-84. GREENBERG, Reesa & FERGUSON, Bruce W. & NAIRNE, Sandy (eds.): Thinking about Exhibitions. Londres-New York, Routledge, 1996. GROSS, Jennifer: The Société Anonyme. Modernism for America. Los Angeles, Hammer Museum, 2006. GRUNENBERG, Christoph: "The politics of presentation: The Museum of Modern Art, New York" in Marcia POINTON (ed.): Art Apart. Art Institutions and Ideology across England and North America. Manchester-New York, Manchester University Press, 1994, p. 192-211. GRUNENBERG, Christoph: "The modern art museum" en Emma BARKER (ed.): Contemporary Cultures of Display. New Haven-Londres, Yale University Press-The Open University (vol. 6 de la serie "Art and Its Histories"), 1999, p. 26-49. GUASCH, Anna Maria: El arte deI siglo XX en sus exposiciones. 1945-1995. Barcelone, Ediciones deI Serbal, 1997. GUASCH, Anna Maria y Joseba ZULAIKA (eds:): Aprendiendo deI Guggenheim Bilbao. Madrid, Akal, 2007 (ed. orig. : Learning from the Guggenheim, Center for Basque Studies, University of Nevada, Reno, 2005). GUILBAUT, Serge: Comment New York vola l'idée d'art moderne. Nimes: Editions Jacqueline. Chambon, 1989 (aussi publié en anglais par l' Univ. de Chicago en 1983). 358
GUILBAUT, Serge: Voir, ne pas voir, faut voir: Essais sur la perception et la non-perception des oeuvres. Nîmes, Éd. Jacqueline Chambon, 1993. GUILBAUT, Serge: "Dripping on the Modernist Parade: The failed invasion of abstract art in Brazil, 1947-1948", in Gustavo CURIEL (comp..): Patrocinio, coleccion y circulacion de las artes, XX Coloquio Internacional de Historia del Arte, Méxique DF, UNAM, 1997, p. 807-817. GUILBAUT, Serge: "Recycling or globalizing the museum: MOMAGuggenheim approaches", Parachute: Contemporary Art Magazine, 92 (October 1998), p. 63-7. GUILBAUT, Serge: Reconstructing Modernism. Art in New York, Paris, and Montreal 1945-1964. Cambridge (Mass.)-Londres, The MIT Press, 1998. GUILLEMETEAUD, François: L'esprit du lieu. L'entrepôt. CAPC Musée Bordeaux. Paris, Scala, 2000. GUIMARAES, Carlos: Arquitectura e museus em Portugal. Entre reinterpetaçao e obra nova. Porto, Faculdade de Arquitectura da Universidade do Porto, 2004. GUTIÉRREZ VINUALES, Rodrigo: "Museos y espacios para el acte contemporaneo en Buenos Aires. Notas de actualidad", in Jesus Pedro LORENTE (dir.) et David ALMAZAN (coord.), Museologfa aftica y arte contempordneo, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003, pages. 351-373. HAACKE, Hans: Framing and Being Framed. Halifax, The Press of Nova Scotia College of Art and Design, 1975. HAACKE, Hans: "Museums: Managers of consciousness", Parachute, 46 (March-May 1987), p. 84-88 (reédité par Donald PREZIOSI (ed.): Grasping the World. The Idea of the Museum. Aldershot, Ashgate Press, 2003, p. 400413. HANKINS, Evelyn C. "En-gendering the Whitney's Collection of American Art", en Leah DILWORTH (ed.): Acts of Possession: Collecting in America. New Brunswick-Londres, Rutgers University Press, 2003. HASKELL, Francis (ed.): Saloni, galerie, musei, e loro influenza sullo sviluppo dell'arte nei secoli XIX e XX, Bolonia, Clueby, 1982. HASKELL, Francis: Past and Present in Art and Taste. Selected Essays. New Haven-Londres, Yale University Press, 1987. HAUTECOEUR, Louis & LADOUÉ, Pierre: Le Musée National du Luxembourg. Paris, 1931. HEILMANN, Christoph H.: Neue Pinakothek München. Munich-Zurich, 1984. HEINICH, Natalie: "The Pompidou Centre and its public: the limits of a utopian site" in Robert LUMLEY (ed.), The Museum Time-Machine. Putting Cultures on Display. Londres-New York, Routledge, 1988. HENDERSON, Justin: San Francisco Museum of Modern Art, San Francisco, San Francisco Museum of Modem Art, 2000. HERNANDEZ HERNANDEZ, Francisca: El museo como espacio de comunicacion. Gijon, Trea, 1998 (esp. le chapitre 3: "Los nuevos espacios de las actes", p. 127-196). HERNANDEZ HERNANDEZ, Francisca: "Reflexiones sobre los museos y 359
centros de arte contemponineo",
ARCO. Arte Contemponineo X. Vol. 33,
2004,27-29. HERNANDEZ MARTINEZ, Ascension: "Museos para no dormir: la postmodemidad y sus efectos sobre el museo como institucion cultural", in LORENTE, Jesus Pedro (dir.) et ALMAZAN, David (coord.), Museolog{a cr{tica y arte contemporaneo, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003, p. 125-144. HERRERA, Hayden: "Postwar American Art in Holland" en FUCHS, Rudi & WINBERG, Adam D., Views from Abroad. European Perspectives on American Art 1. New York, Whitney Museum & Harry N. Abrams, 1995, p. 32-47 HERRERO BOIX, Marta: "El arte modemo en Irlanda: la negociacion de la modemidad y la postmodemidad", in LORENTE, Jesus Pedro (dir.) et ALMAZAN, David (coord.), Museolog{a crltica y arte contemporaneo, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003, p. 261-273. HILLER, Susan (ed.): The Producers: Contemporary Curators in Conversation. Gateshead-Newcastle, Baltic Centre for the Arts-University of Newcastle, 2000 (vol. 1) y 2001(vol. 2). HILLS, Patricia (ed.): Modern Art in the USA: 1ssues and Controversies of the 20th Century, Saddle River, NJ: Prentice Hal, 2001. HOBOLTH, Nina: Katalog: Maleri, skulptur, tekstil, blandformer, keramik. Aalborg, Nordjyllands Kunstmuseum, 1992. HOHENZOLLERN, Johann Georg von & Peter-Klaus SCHUSTER (eds.): Manet bis van Gogh. Hugo von Tschudi und der Kampf um die Moderne, Berlin-Munich, Staatliche Museen zu Berlin-Bayerische Staatsgemaldesammlungen, 1996. HOLO, Shelma Reuben: Mas alla del Prado. Museos e identidad en la Espana democratica. Madrid, Akal, 2002 (éd. orig. anglais, 1999). HOLST, Niels von: Künstler - Sammler - Publikum, ein Buch für Kunst- und Museumsfreunde. Darmstadt, 1960. En anglais: Creators, Collectors and Connoisseurs. The Anatomy of Artistic Taste from Antiquity to the Present Day. Londres, Thames & Hudson, 1967). HOLT, Elizabeth Gilmore: The Triumph of Art for the Public, 1785-1848, The Emerging Role of Exhibitions and Critics, Garden City, Anchor Books, 1979. HOLT, Elizabeth Gilmore: The Art of All Nations, 1850-73, Princeton, Princeton University Press, 1981. HOLT, Elizabeth Gilmore: The Expanding World of Art, 1874-1902. Universal Exhibitions and State-Sponsored Fine Art Exhibitions, New Haven-Londres, Yale University Press, 1988. HONIGMANN-ZINSERLING, Lieselotte: "Zu enigen Fragen der Entwicklung der National-Galerie der Staatlichen Museen zu Berlin" Neue Museumskunde, n° 2, (1975) p. 99-11. HOOPER-GREENHILL, Eilean: Museums and the Shapping of Knowledge. Londres-New York, Routledge, 1992. 360
HUBER, Antonella et al.: Il Museo italiano. La trasformazione di spazi storici in spazi espositivi. Attualità dell'esperienza museografica degli anni '50. Milan, Edizioni Lybra, 1997. HUDSON, Kenneth:A Social History of Museums: What the Visitors Thought, Londres, 1975. HUDSON, Kenneth: Museums of Influence: Pioneers of the Last 200 Years. Cambridge, Cambridge University Press, 1987. HULTEN, Pontus: "Deux fragments de l'histoire du musée: La création du Moderna Muséet et ses premières années. Le Moderna Museet et mai 68" in Olle GRANATH et al., Le Moderna Museet de Stockholm à Bruxelles. Brusxelles, Société des Expositions, 1981 (cat. expo Palais des Beaux-Arts), p. 17-34. HUNTER, Sam (introd. y ed.): The Musem of Modern Art, New York. The History and the Collection. New York-Londres, Harry N. Abrams-Thames & Hudson, 1984 (reed. 1997). JAL, Auguste: Mes visites au Musée Royale du Luxembourg. Paris, 1818. JANNEAU, G.: "Le nouveau Luxembourg", Bulletin de la vie artistique, 1 août 1922, p. 341-343. JAUSS, Hans Robert: Las transformaciones de 10 moderno. Estudios sobre las etapas de la modernidad estética. Madrid, Visor, 1995 (éd. orig. allemand, 1989). JENCKS, Charles: What is Post-Modernism? Londres-New York, Academy Editions-St. Martin's Press, 1989 (3a ed., corrigée à partir de celle de 1986). JENSEN, Kud W.: Mein Louisiana-Leben. Werdegang eines Museums. Klagenfurt, Ritter Verlag, 1991 (il Y a une traduction à l'italien: Louisiana. Storia di un uomo e di un museo. Bolonia, CLUEB, 1996). JIMÉNEZ, José: "Lo publico y 10 privado" en MADERUELO, Javier (dir.): Arte Publico. Actas del V curso HArte y Naturaleza" (Huesca, 1999). Huesca, Diputaci6n Provincial, 2000, p. 41-51. JIMÉNEZ-BLANCO CARRILLO DE ALBORNOZ, Maria Dolores: Arte y Estado en la Espana del siglo XX, Madrid, Alianza (col. "Forma", n° 83), 1989. JIMÉNEZ-BLANCO, Maria Dolores: "Los museos de arte contemponineo", en CALVO SERRALLER, Francisco (ed.): Los espectaculos del arte. Instituciones y funciones del arte contemporaneo, Barcelone, Tusquets (col. "A mejor vida"), 1993, p. 135-160. JOACHIMIDES, Alexis: Die Museumsreformbewegung in Deutschland und die Entstehung des modernen Museums 1880-1940. Dresde, Verlag der Kunst, 2001. KANTOR, Sybil Gordon: Alfred H. Barr, Jr. and the Intellectual Origins of the Museum of Modern Art. Cambridge (Mass.)-Londres, The MIT Press, 2002. KATZ, Herbert & Marjorie KATZ: Museums, USA. A History and Guide. Garden City (N.Y.), Doubleday, 1965. KEAN, Beverly Whitney: All the Empty Palaces. The Merchant Patrons of Modern Art in Pre-Revolutionary Russia, Londres-Melbourne, Barrie & Jenkins, 1983. 361
KIMMELMAN, Michael: "Revisiting the revisionists: The Modem, its critics, and the Cold War" en ELDERFIELD, John (ed.): The Museum of Modern Art at Mid-Century.At Home and Abroad. New York, MoMA ("Studies in Modem Art" vol. 4), 1994, 38-55. KING, John: El Di Tella y el desarrollo cultural argentino en la década del sesenta. Buenos Aires, Ediciones de Arte Gaglianone, 1985. KLÜSER, Bernd & HEGEWISCH, Katharina (eds.): Die Kunst der Ausstellung. Eine Dokumentation dreijJig exemplarischer Kunstausstellungen dieses lahrhunderts. Frankfurt-Leipzig, Insel Verlag, 1991 (aussi disponible en français: L'art de l'exposition. Une documentation sur trente expositions exemplaires du XXe siècle. Paris, Ed. du Regard, 1998). KOSHALEK, Richard: "Un compromiso con los artistas vivos" en Letra Internacional n° 46, (1996), p. 47-48. KRAUSS, Rosalind: "Arte en transito. La l6gica cultural del museo tardocapitalista"A&V, n. 39 (1993), p. 16-25 (éd. orig. "The culturallogic of the Late Capitalist museum", October, n. 54, p. 3-17). KRAUSS, Rosalind: "Postmodemism's museum without walls"" in Reesa GREENBERG & Bruce W. FERGUSON & Sandy NAIRNE (eds.): Thinking about Exhibitions. Londres-New York, Routledge, 1996, p. 341-348. KRENS, Thomas: "La génesis de un museo: La historia y el legado deI Guggenheim", en Thomas KRENS & Carmen GIMÉNEZ (eds.): Obras maestras de la coleccion Guggenheim. De Picasso a Pollock. New York, Solomon R. Guggenheim Museum, 1991. KUSPIT, Donald: "El reino magico deI museo", Kaliasn. 8 (1992), p. 60-69 (ed. orig. Art Forum, April, 1992). LACAMBRE, Geneviève: Le Musée du Luxembourg en 1874: Peintures. Paris, RMN,1974. LACAMBRE, Geneviève: "1893: les écoles étrangères en France. La politique nouvelle du musée du Luxembourg", Quarante-huit/Quatorze, vol. 6, p. 6774. LADNOWSKA, Janina et al.: A.R. Internationale Sammlung Moderner Kunst Muzeum Sztuki, Lodz. Rolandseck, Stiftung Hans Arp und Sophie TaeuberArp, 1989. LADOUÉ, Pierre: "Le musée français des artistes vivants", Gaxette des BeauxArts, septembre 1948, p. 193-208. LAHME-SCHLENGER, Monika: "Karl Ernst Osthaus und die Folkwang-Idee" in Henrike JUNGE (ed.), Avantgarde und Publikum. Zur Rezeption avantgardischer Kunst in Deustchland 1905-1933. Cologne- Weimar- Vienne, Bôhlau Verlag, 1992, pp. 225-234. LAMPUGNANI, Vittorio Magnago & Angeli SACHS (eds.): Museums for a New Millennium. Concepts, Projects, Buildings. Munich-Londres-New York, Prestel, 1999. LASALLE, Hélène: "Le vieux et le nouveau Beaubourg", Museum, n° 154 (1987), p. 61-67. LAURENT, Jeanne: Arts et pouvoirs en France de 1783 à 1981. Histoire d'une démission artistique. St-Étienne, C.LE.R.E.C., 1982. 362
LAUXEROIS, Jean: L'utopie Beaubourg vingt ans après. Paris, BPI, 1996. LAWLESS, Catherine: Musée National d'Art Moderne. Historique et mode d'emploi. Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1986. LAWLESS, Catherine (coord.): "L'oeuvre et son accrochage". Cahiers du Musée National d'Art Moderne, n° 17/8,1986. LAYUNO ROSAS, Maria Angeles: Exponerse 0 ser expuesto (La problematica expositiva de las vanguardias historicas" Espacio, tiempo y forma. Revista de la Facultad de Geografia e Historia de la UNED, serie VII n° 10, 1997, p. 331-354. LAYUNO ROSAS, Maria Angeles: Museos y centros de arte contemporaneo en Espana. La arquitectura como arte. Madrid, UNED, 1998. LAYUNO ROSAS, Maria Angeles: "Arquitecturas alternativas para el arte contemporaneo", Revista de Museolog{a, n° 17 (Junio), 1999, p. 54-61. LAYUNO ROSAS, Maria Angeles: Los nuevos museos en Espana. Madrid, Edilupa Ed., 2002. LAYUNO ROSAS, Maria Angeles: "Espacios para el arte contemporaneo, entre la fabrica y el monumento", in Discutir el canon. Tradiciones y valores en crisis. II Congreso Internacional de Teor{a e Historia de las Artes-X lornadas CA/CA, Buenos Aires, Centro Argentino de Investigaciones de Arte, 2003, p. 567-580. LAYUNO ROSAS, Maria Angeles: "Museos de arte contemporaneo y ciudad. Los llmites del objeto arquitectonico", in LORENTE" Jesus Pedro (dir.) et David ALMAZAN (coord.), Museolog{a crftica y arte contemporaneo, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003, p. 109-124. LA YUNO ROSAS, Maria Angeles: Museos de arte contemporaneo en Espana. Del "palacio de las artes" a la arquitectura como arte. Gijon, Trea, 2004. LENZ, Christian: Neue Pinakothek München, Londres, 1989. LEROY, Marie: Le phénomene Beaubourg. Paris, Syros, 1977. LEVINE, Lawrence L.: Highbrow/Lowbrow: The Emergence of Cultural Hierarchy in America. Cambridge (Mass.)-Londres, Harvard University Press, 1988. LIDTKE, Vernon L.: "Museen un die Zeitgen6ssische Kunst in der Weimarer Republik", in Ekkehard MAI & Peter PARET (eds): Sammler, Stifter und Museen. Kunsf6rderung in Deutschland im 19. und 20. lahrhundert. CologneWeimar-Vienne, B6hlau Verlag, 1993, p. 215-238. LIPPARD, Lucy R.: Get the Message? A Decade of Art for Social Change. New York, E. P. Duton, 1984. LITT, Steven: "New Museum of Contemporary Art in New York is a fresh milestone in museum design", The Plain Dealer January 18th, 2008. LOIR, Christophe: L'emergence des Beaux-Arts en Belgique. Institutions, artistes, public et patrimoine (1773-1835). Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 2004. LOMBA SERRANO, Concepcion: "En el comienzo del milenio: Los museos y centros de arte contemporaneo en Espana", in Miguel CABANAS (coord..): El arte espanol del siglo XX. Su perspectiva al final del milenio. Madrid, CSIC, 2001, p. 497-509. 363
LORENTE, Jesus-Pedro: "A 'Post-Modem' museological vogue: The Musée d'Orsay and other galleries featuring 19th-century art", Museologieal Review, vol. l, n. l, 1994, 14-30. LORENTE, Jesus-Pedro: "Galleries of modem art in nineteenth-century Paris and London: their location and urban influence", Urban History, vol. 22, part 2, 1995, p. 187-204. LORENTE, Jesus-Pedro: Cathedrals of Urban Modernity: The First Museums of Contemporary Art, 1800-1930. Londres (UK), Brookfield (USA), Singapur, Sydney (Australia): Ashgate International Publishing Ld., 1998. LORENTE, Jesus-Pedro: "Il peso deI pasato. Il museo d'arte moderna in Italia negli anni '20 e '30", Contemporanea. Rivista di storia dell '800 e del '900, n° 2 (Aprile) 1998, p. 203-226. LORENTE, Jesus-Pedro: "Los nuevos museos de arte moderno y contemponineo bajo el franquismo", Artigrama. Revista dei Depto. de Historia dei Arte de la Univ. de Zaragoza, n° 13, 1998, p. 295-313. LORENTE, Jesus-Pedro: "Le MoMA à Washington", Museum International, n° 204 (vol. 51, n04), 1999, p. 53-59. LORENTE, Jesus-Pedro: "Museos y contexto urbano. El caso de los museos de arte contemponineo", Revista de Museologfa, n° 17 (Junio), 1999, p. 44-53. LORENTE, Jesus-Pedro: "Museos y utopias urbanas: un lugar para el arte moderno en el corazon de la ciudad jardin", in José Manuel IGLESIAS GIL (ed.): Aetas de los XIV Cursos Monografieos sobre el Patrimonio Historieo (Reinosa, julio-agosto, 2003). Santander, Servicio de Publicaciones de la Universidad de Cantabria, 2004, p. 149-159. LORENTE, Jesus-Pedro: "Otra vision sobre el papel social de los museos en Latinoamérica: de las utopias sofiadas hace treinta afios a la apuesta de hay por la revitalizacion urbana", in Maria Luisa BELLIDO GANT (ed.): Aprendiendo de Latinoamériea. El museo como protagonista. Gijon, Trea, 2007, p. 145-166. LORENTE, Jesus-Pedro: "Los nuevos museos de arte contemponineo en el cambio del milenio: una revision conceptual y urbanistica", Museo y territorio, n° l, (diciembre 2008), p. 59-86. LORENTE, Jesus-Pedro (ed.): The Role of Museums and the Arts in the Urban Regeneration of Liverpool. Leicester, Centre for Urban History, 1996. LORENTE, Jesus-Pedro (ed.): Espacios para el arte eontemporaneo generadores de revitalizacion urbana. Saragosse, Departamento de Historia del Arte Universidad de Zaragoza, 1997. LOWRY, Glenn D.: "The new Museum of Modem Art expansion: a process of discovery", Studies in Modem Art, n° 7 (1998), p. 10-26. LOWRY, Glenn D.: Designing the New Museum of Modern Art, New York, The Museum of Modem Art, 2004. LYNES, Russell: The Tastemakers. New York, Harper & Brothers, 1949. LYNES, Russell: Good Old Modern: The Museum of Modern Art. New York, Atheneum,1973. MACDONALD, Sharon & Paul BASU (eds.): Exhibition Experiments. OxfordMalden, Carlton, Blackwell Publishing, 2007. 364
MacDONALD, Sharon & Gordon FIFE (eds.): Theorizing Museums. Representing Identitity in a Changing World. Oxford, Blackwell, 1996. MACK, Gerhard and Harald SZEEMANN: Art Museums into the 21st Century. Bâle-Boston-Berlin, Birkhauser, 1999. MacLEOD, Suzanne (ed.): Reshaping Museum Space: Architecture, Design, Exhibitions. Londres, Routledge, 2005. MADERUELO, Javier: El espacio raptado. 1nterferencias entre arquitectura y escultura. Madrd, Mondadori, 1990 (ver esp. p. 102, 120,221-229). MAl, Ekkehard: Exposition. Geschichte und Kritik des Ausstellungswesens. Munich-Berlin, Deutscher Kunstverlag, 1986. MAl, Ekkehard & Peter PARET (eds.): Sammler, Stifter und Museen. Kunsforderung in Deutschland im 19. und 20. Jahrhundert. Colonia-WeimarVienne, B6hlau Verlag, 1993. MARIN TORRES, Maria Teresa: Historia de la documentacion museologica: la gestion de la memoria artistica. Gij6n, Trea, 2002. MARINELI, Giuseppe: il Centro Beaubourg a Parigi: 'Macchina' e Segno Architettonico. Bari, Dedalo, 1978. MARQUIS, Alice Goldfarb: Alfred Barr Jr.: Missionary for the Modern. Chicago-New York, Contemporary Books, 1989. MARTIN, Fernando: "Panorama de los centros de arte contemponineo en Espana: proyectos y realidades" in Jesus-Pedro LORENTE (dir.) et David ALMAZAN (coord.), Museologia critica y arte contemporaneo, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003, p. 293-316. MAUCLAlR, Camille: Les musées de l'Europe: Le Luxembourg. Paris, 1928. McCLELLAN, Andrew: Inventing the Louvre. Art, Politics, and the Origins of the Modern Museum in Eighteen-Century Paris. Cambridge-New York, Cambridge University Press, 1994. McCLELLAN, Andrew (ed.): Art and its Publics. Museum Studies at the Millenium. Malden-Oxford-Melbourne-Berlin, Blackwell, 2003. MEECHAM, Pam & Julie SHELDON: Modern Art: A Critical Introduction. Londres-New York, Routledge, 2000. MEIJERS, Debora J.: "The museum and the 'ahistorical' exhibition: The latest gimmick by the arbitres of taste, or an important cultural phenomenon?" in Reesa GREENBERG & Bruce W. FERGUSON & Sandy NAIRNE (eds.): Thinking about Exhibitions. Londres-New York, Routledge, 1996, p. 7-20. MENDOZA CASTELLS, Fernando et al.: El Arquitecto y el museo. JerezSevilla, Colegio Oficial de Arquitectos de Andalucia Occidental-Junta de Andalucia, 1990. MERTENS, Phil. : Musée d'art moderne Bruxelles. Bruxelles, 1988. MESSAGE, Kylie: "The shock of the re-newed modem: MoMA 200", Museum and Society, 4 (1, March) 2006, p. 27-50. MESSER, Thomas M. : Grandi collezionisti: I Guggenheim. Prato, Giunti, 1988. MILLER, Lillian B. & David C. WARD (eds.): New Perspectives on Charles Wilson Peale: A 25th Anniversary Celebration, Pittsburgh, 1991. MINISSI, Franco: il museo negli anni '80, Rome, Ed. Kappa, 1983. 365
MINISSI, Franco: Conservazione, vitalizzazione, musealizzazione, Rome, Multigrafica Editrice, 1988. MITTLMEIER, Werner (ed.): Die Neue Pinakothek in München 1843-1854. Planung, Baugeschichte und Fresken. Munich, Prestel, 1977. MOLLARD, Claude: Le Centre National d'Art et de Culture Georges Pompidou. Lyon: Deswarte-Garnier, 1975. MOLLARD, Claude: L'enjeu du Centre Pompidou. Paris, 1977. MONNIER, Gérard:Des Beaux-Arts aux arts plastiques. Une histoire sociale de l'art, Besançon, 1991 (réedition révisée: L'art et ses institutions en France. De la Révolution à nos jours. Paris, Gallimard, 1995). MONTANER, Josep Maria: Nuevos museos: espacios para el arte y la cultura. Barcelone, Gustavo Gili. 1990 (publié aussi en italien par l'éditorial Jaca Book de Milan). MONTANER, Josep Maria: Museos para el nuevo siglo/Museums for the New Century. Barcelone, Gustavo Gili, 1995 (édition bilingue espagnol-anglais). MONTANER, Josep Maria: Museos para el siglo XXI. Barcelone, Gustavo Gili, 2003 (édition bilingue espagnol-anglais). MONTANER, Josep Maria & Jordi OLIVERAS: Los museos de la ultima generaci6n. Barcelone, Gustavo Gili, 1986 (aussi publié en anglais par St. Martin's Press de New York et Academy Books de Londres, en italien par Hoepli de Milan, et en allemand par Karl Kramer de de Suttgart et Zürich). MOORE, Rowan et al.: Building Tate Modern. Londres, Tate Modem Publishing, 2001. MOREL, Jean-Paul (ed.): Pour un Musée Français d'Art Moderne. Une enquête de "L'Art Vivant" en 1925. Paris, RMN-Séguier, 1996, MOULIN, Raimonde: L'artiste, l'institution et le marché. Paris, Flammarion, 1992. MUNOZ COSME, Alfonso: Los espacios de la mirada. Historia de la arquitectura de museos. Gij6n, Trea, 2007. NAIRNE, Sandy: "The institutionalization of dissent" in GREENBERG, Reesa & Bruce W. FERGUSON & Sandy NAIRNE (eds.): Thinking about Exhibitions. Londres-New York, Routledge, 1996, p. 387-410. NEGRI, M. (ed.): New Museums in Europe 1977-1993. Milan, Mazotta, 1994. NEWHOUSE, Victoria: Towards a New Museum. Expanded Edition. New York,
The Monacelli Press, 2006 (ed. orig. 1998).
.
O'DOHERTY, Brian: Inside the White Cube. The Ideology of the Gallery Space. Santa Monica-San Francisco, The Lapis Press, 1986 (version remaniée à partir d'un article publié chez Artjorum, en 1976). OLDENBURG, Richard: "Los museos ante el nuevo siglo", Letra Internacional, n° 46 (1996), p. 36-43. PAPADAKIS, Andreas C. (ed.): New Museology. Londres, Academy Editions ('Art & Design" Profile), 1991. PARET, Peter: "The Tschudi affair", Journal of Modern History, n° 53, p. 589618. PELLOQUET, Th: Une guide dans les Musées de Peinture et Sculpture du Louvre et du Luxembourg. Paris, Paulin le chevalier, 1856. 366
PEROCCO, Guido: Il museo d'arte moderna di Venecia. Venecia, Assessorato alla Cultura e aIle Belle Arti deI Comune di Venecia, 1980. PETERSEN, Ad: Sandberg, Designer and Director of the Stedelijk. Amsterdam, 010 Publishers, 2004. PHYSICK, J: The Victoria and Albert Museum: The History of Its Buildings. Oxford, Phaidon, 1982. PIANO, Renzo & Richard ROGERS: Du Plateau Beaubourg au Centre Pompidou, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1987. PlV A, Antonio et al.: Lo spazio del museo. Proposte per l'arte contemporanea in Europa. Venice, Marsilio Editore, 1993. PLAGEMANN, Volker: Das Deutsche Kunstmuseum, 1790-1870. Munich, Prestel Verlag, 1967. POINTON, Marcia (ed.): Art Apart. Art Institutions and Ideology across England and North America. Manchester-New York, Manchester University Press, 1994. POIRRIER, Philippe: L'État et la culture en France au XXe siècle. Paris, Le Livre de Poche, 2000. POMMIER, Édouard (dir.): Les musées en Europe à la veille de l'ouverture du Louvre. Paris, Klincksieck-Musée du Louvre, 1995. POULOT, Dominique: Musée, nation, patrimoine, 1789-1815. Paris, Gallimard, 1997. POULOT, Dominique: Patrimoine et musées. L'institution de la culture. Paris, Hachette, 2001. POULOT, Dominique: Une histoire des musées de France, XVIIIe-Xxe siècles. Paris, La Découverte, 2005. POULOT, Dominique: Musée et muséologie. Paris, La Découverte, 2005. POULOT, Dominique: Une histoire du patrimoine en Occident. Paris, PUF, 2006. POULOT, Dominique (ed.): Patrimoine et modernité. Paris-Montréal, L'Harmattan, 1998. PRATESI, Ludovico (ed.): I musei d'arte contemporanea in Italia. Milan, Skira Editore, 2006. PREZIOSI, Donald: Brain of the Earth's Body: Art, Museums, and the Panthasms of Modernity. Minneapolis, Unniversity of Minnesota Press, 2003. PREZIOSI, Donald (ed.): Grasping the World. The Idea of the Museum. Aldershot, Ashgate Press, 2003. PRIOR, Nick: Museums and Modernity. Art Galleries and the Making of Modern Culture. Oxford-New York, Berg, 2002. PRIOR, Nick: "Having one's Tate and eating it: Transformations of the museum in a hyperrmodern era", in Andrew McCLELLAN (ed.): Art and its Publics. Museum Studies at the Millenium. Malden-Oxford-Melbourne-Berlin, Blackwell, 2003, p. 51-74. PROTO, Francesco: "The Pompidou Centre: or the hidden kernel of dematerialisation", The Journal of Architecture, vol. 19, n. 5 (2005), p. 573589. 367
PUTNAM, James: Art and Artifact: The Museum as Medium. Londres, Thames & Hudson, 2001. RAMIREZ, Juan Antonio: Arte, resquemor y pavesas errantes dei 92. Madrid, Visor, 1992. RAMIREZ, Juan Antonio: Les Usines à valeurs. Ecosystème des arts et explosion de l'histoire de l'art. Marseille, Éditions Jacqueline Chambon, 1995 (éd. orig. en espagnol, 1994). RAMIREZ, Juan Antonio: "El lugar de los relatos. Museos: fabricas de arte y motores de la arquitectura" en Arquitectura Viva, n° 77 (marzo-abril 2001), p. 17-19. RASSE, Paul: Les musées à la lumière de l'espace public. Histoire, évolution, enjeux. Paris-Montréal, L'Harmattan, 1999. RAVE, Paul Ortwin: Die Geschichte der Nationalgelerie Berlin von ihren Anfiingen bis zum Ende des Zweiten Weltkrieges. Berlin, Staatliche Museen PreuBiscger Kulturbesitz, 1968. REES LAHY, Helen: "Producing a public for art. Gallery space in the twentyfirst century" in Suzanne MacLEOD (ed.): Reshaping Museum Space: Architecture, Design, Exhibitions. Londres, Routledge, 2005,108-117. REIDEMEISTER, Leopold: Die Nationalgalerie und ihre Stifter. Ausstellung zum Hunderjiihrigen Bestehen der Nationalgalerie. Berlin, Nationalgalerie, 1961. RICHARDSON, John: "Museos de franquicia. La saga de los Guggenheim" A & V, n° 39, 1993, p. 26-35. RICO, Juan Carlos: Museos, arquitectura, arte. Los espacios expositivos. Madrid, Silex, 1994. RICO, Juan Carlos: La diftcil supervivencia delos museos. Gij6n, Trea, 2003. RIZZI, Paolo & di MARTINO, Enzo: Storia della Biennale: 1895-1982. Milan, Electa, 1982. ROBERTS, David: "Beyond progress: The museum and montage", Theory, Culture & Society, vol. 5 (1988), p. 543-557. ROODENBURG-SCHADD,Caroline: Expresie en ordering. Het verzamelbeled van Willem Sandberg voor het Stedelijk Museum, 1945-1962. Stedelijk Museum & NAI Uitgevers, 2003.. ROSS, David A. et al. Dissent: The Issue of Modern Art in Boston, Boston, Institute ofContemporary Art, 1985. SAUNDERS, Frances Stonor: La CIA Y la Guerra Fria Cultural. Barcelone, Debate, 2001 (ed. orig. en anglais 1999). SABBAGH, Karl: Power into Art. Londres, Penguin Books, 2001. SCHAER, Roland: L'invention des musées. Paris, Gallimard-RMN, 1993. SCHUBERT, Karsten: The Curator's Egg. The Evolution of the Museum Concept from the French Revolution to the Present Day. Londres, One-off Press, 2000 (reéd. 2002). SCHUSTER, Peter-Klaus: The National Galerie. Berlin, Dumont, 2001. SEARING, Helen: New American Art Museums. New York, Whitney Museum of American Art, 1982. 368
SELLERS, Charles Coleman: Mr. Peale's Museum: Charles Wilson Peale and the First Popular Museum of Natural History and Art. New York, Norton, 1980. SEROTA, Nicholas: Experience or Interpretation. The Dilemma of Museums of Modern Art. Londres, Thames & Hudson, 1996. SERRANO DE HARO, Amparo: "Museos heterodoxos en Nueva York", wpiz, n° 54 (1988), p. 29-43. SHEEHAN, James J.: Museums in the German Art Worldfrom the End of the Old Regime to the Rise oj Modernism. Oxford-New York, Oxford University Press, 2000 (aussi disponible en allemand). SHERMAN, Daniel J. :Worthy Monuments: Art Museums and Politics of Culture in Nineteenh-Century France, Cambridge (Mass.)-Londres, Harvard University Press, 1989. SHERMAN, Daniel J. & ROGOFF, lrit (eds.): Museum Culture. Histories, Discourses, Spectacles. Londres-Minneapolis, Routledge-University of Minnesota Press, 1994. SILVA, Raquel Henriques da: "Do Museu de Arte Contemporânea ao Museu do Chiado", en VVAA Museu do Chiado: Arte Portuguesa, 1850-1950, Lisboa, Instituto Português de Museus, 1994. SIMONOT, Michel (dir.): Le futur antérieur des musées. Paris, Éditions du Renard-Ministère de la Culture, 1991. SPALDING, Frances: The Tate. A History. Londres, Tate Gallery Publishing, 1998. STANISZEWSKI, Mary Anne: The Power of Display. A History of Exhibition Installations at the Museum of Modern Art, Cambridge (Mass.)-Londres, The Massachusetts Institute of Technology, 1998. STAVITSKY, Gail: The A.E. Gallatin Collection: An Early Adventure in Modern Art. Filadelfia, Philadelphia Museum of Art, 1994. SUSSMAN, Elisabeth: "Taking a risk: The Blueprint for a Museum of Modem Art", in David A. ROSS et al. Dissent: The Issue of Modern Art in Boston, Boston, Institute ofContemporary Art, 1985, p. 8-15. SZEEMANN, Harald: Écrire les expositions. Bruxelles, La lettre volée, 1996. SZEEMANN, Harald et al.: "Problèmes du musée d'art contemporain en Occident" in André DESV ALLÉES (ed.), Vagues. Une anthologie de la nouvelle muséologie, vol l, Paris, Éditions W-M.N.E.S., 1992, p. 144-179 (ed. orig. Museum, XXIV, l, 1972, p. 5-32). TANIGUCHI, Yoshio. "Architect's Statement. Charette Finalist", in John ELDERFIELD (ed.): Imagining the Future of the Museum of Modern Art. New York, MoMA, 1998, p. 242-251. TA YLOR, Brandon: Art for the Nation. Exhibitions and the London Public, 1747-2001. Manchester, Manchester University Press, 1999. TEJEDA MARTIN, Isabel: El montaje expositivo como traduccion. Fidelidades, traiciones y hallazgos en el arte contempordneo d elos aiios 70. Madrid, Trama Editorial-Fundacion Arte y Derecho, 2006. 369
TELLITU, Alberto & Ifiaki ESTEBAN & J. Antonio GONZALEZ CARRERA: El milagro Guggenheim. Una ilusion de alto riesgo. Bilbao, Diario El Correo, 1997. TOWNSEND, J.Benjamin: The Buffalo Fine Arts Academy, 1862-1962, Buffalo (N.Y.), The Buffalo Fine Arts Academy, 1962. TROMBADORI, Antonello: "Galleria Nazionale d' Arte Moderna in roma", Museologia, n° 11-14 (1982-3), p. 224-228. VAISSE, Pierre: La Troisième République et les peintres. Paris, Flammarion, 1995. VARNEDOE, Kirk: " The evolving torpedo: changing ideas of the collection of painting and sculpture of the Museum of Modern Art", in John ELDERFIELD (ed.): The Museum of Modern Art at Mid-Century. Continuity and Change. New York, MoMA ("Studies in Modern Art" vol. 5),1995, p. 12-73. VERDECIA VILIER, Gerardo: El drculo global deI arte. La frontera institucional y la paradoja de la periferia oficial. Murcia, Asociacion Murciana de Criticos de Arte, 2004. VIALE, Vittorio: Il Museo Civico di Torino, 1959-1960. Turin, Galleria d'Arte Moderna, 1960. VILLA ARDURA, ROclOde la: Gu{a del usuario del arte actual. Madrid, Tecnos (col. "Metropolis"), 1998. VILLALBA SALVADOR, Angeles et al.: Mercado deI arte y coleccionismo en Espana (1980-1995). Madrid, ICO, 1996. VINCENT, H.: Andry-Farcy, un conservateur novateur - Le musée de Grenoble de 1919 à 1949, Grenoble, Musée de Grenoble (cat. exposicion), 1982. VIRTO, Maria: "El Stedelijk Museum de Amsterdam no dice adios a Museumplein" in Jesus-Pedro LORENTE (dir.) et David ALMAZAN (coord.), Museolog{a cr{tica y arte contemporaneo, Saragosse, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003, p. 275-289. VOZMEDIANO, Elena: "La vieja historia del Museo de Arte Moderno", Espacio, Tiempo y Forma, Serie VII, t. 4 (1991), p. 377-392. VRACHOPOULOS, Thalia & ANGELINE, John: Hilla Rebay, Art Patroness and Founder of the Guggenheim Museum of Art. Lewiston, Edwin Mellen Press, 2005. WADE, Gaven: Curating in the 21st Century. Walsall-Wolverhampton, The New Art Gallery Walsall- University of Wolverhampton, 2000. WALLACH, Alan: Exhibiting Contradiction. Essays on the Art Museum in the United States. Boston, The University of Massachusetts Press, 1998. WATERFIELD, Giles (ed.): Palaces of Art. Art Galleries in Britain 1790-1990. Londres, Dulwich Picture Gallery, 1991. WATERFIELD, Giles (ed.): Art for the People. Culture in the Slums of Late Victorian Britain. Londres, Dulwich Picture Gallery, 1994. WEST, Thomas: "Circé dans les Musées", Les Cahiers du MuséeNational d'art Moderne:, Musée National d'Art Moderne, n° 17/18 L'oeuvre et son accrochage (1986), p. 18-34. WINKLER, Kurt: "Ludwig Justi: Der konservative Revolutionar", in Henrike JUNGE (ed.), Avantgarde und Publikum. Zur Rezeption avantgardischer 370
Kunst in Deustchland 1905-1933. Cologne-Wiemar-Vienne, Bôhlau Verlag, 1992, pp. 173-186. WOODSON-BOULTON, Amy: "The art of compromise. The founding of the National Gallery of British Art, 1890-1892", Museum and Society, voLl n. 3 (Nov. 2003), p. 147-169. ZELEVANSKY, Lynn: "Dorothy Miller's 'Americans', 1942-63" in John ELDERFIELD (ed.): The Museum of Modern Art at Mid-Century.At Home and Abroad. New York, MoMA ("Studies in Modem Art" vol. 4), 1994, 56107. ZILlO, Maria Carmen et al: 0 Museu de Arte Moderna do Rio de Janeiro. Rio de Janeiro-Sao Paulo, Banco Safra, 1999. ZIMMERMANN, Horst: Gemiildegalerie Neue Mester Dresden. Braunschweig, 1993. ZOLBERG, Vera L.: "Art museums and living artists: contentious communities", in Ivan KARP & Christine M. KREAMER & Steven D. LAVINE, (eds.): Museums and Communities. The Politics of Public Culture. WashingtonLondres, Smithsonian Institution Press, 1992, p. 105-136. ZUKIN, Sharon: The Culture ofCities. Oxford, Blackwell, 1995. ZULAIKA, Joseba: Cronica de una seduccion: Guggenheim-Bilbao, Madrid, Nerea, 1997. ZUNZUNEGUI, Santos: Metamorfosis de la mirada.Museos y semiotica. Madrid, Catedra, 2003 (Version révisée du livre: El museo como espacio del sentido. Sevilla, Alfar, 1990.
371
TABLE DES MATIERES
:
Introduction
7
PREMIERE PARTIE: LE MUSEE DU LUXEMBOURG A PARIS, PARADIGME DU XIXEMESIECLE 25 Chapitre 1. Origine du Musée des Artistes Vivants à Paris 27 L'émergence de Paris comme capitale muséale de référence à la fin du XVIIlème siècle et au début du XIXème siècle .27 « Les catch-penny shows: une coutume enracinée dans la culture anglo-saxone » .30-31 Le nouveau Musée des Artistes vivants, instrument de la monarchie 38 « Musées conçus comme instruments de propagande du souverain en place».
. . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . ..51-
Chapitre 2. Premiers Luxembourg
émules,
premières
alternatives
52
au 55
L'onde de choc du Musée des Artistes Vivants dans les autres capitales. .. . . .. . .. . . . .. . .. . . .. . ... .. . .. . . . . ... . .. . ... .. .. . .. . . 55 « Louis I de Bavière, créateur du premier contre-modèle muséal et urbain».
................
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . ... . . . .
. .65-66
Remise en question du musée de passage au milieu du XIXèm siècle.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .68
Un autre modèle novateur apparu à Londres et imité au RoyaumeUni 75 «Directives données par John Sheepshanks dans le procès-verbal de donation»
78-80
373
Chapitre 3. Dilemmes non résolus dans le dernier tiers du XIxrne siècle 85 Musées d'art national et/ou contemporain? La difficulté à fixer une spécialisation et à la maintenir. .. . .. . .. .. . .. . .. « Une négotiation complexe médiatisée presse»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 9 8-1 0 1
Des débats politique Chapitre
.. .. .. .. .. 85 par la
sur la modernité
4.
Utopies
et
architecturale,
expériences
au
artistique
et 104
tournant
du
s ièc le. . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . .119
Des musées très singuliers, fondés par des philanthropes riches et idéalistes.
.......
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .119
« Une catégorie spéciale: les « musées d'auteur» nord».
..........
en Europe du
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . ... . . . . . .123-125
Une ère de changements dans la politique muséale européene pour l'art moderne ...130 «Le développement en Italie d'un réseau municipal de gallerie d'arte moderna »
...143-145
DEUXIEME PARTIE: LE ROLE DU MOMA NEW-YORKAIS COMME MODELE INTERNATIONAL AU XXEME SIECLE.
.................................................
. . . . . ..151
Chapitre 5. Les bases et le contexte du surgissement MoMA Déclin des expériences européennes «La collection (Pologne) »
internationale
du 155 .155
d'art
nouveau
à L6dz .162-163
New-York s'affirme comme la capitale muséale de la modernité: la fondation du MoMA et d'autres institutions analogues.. .171 « Les deux filiales du MoMA à Boston et à Washington» 190-191 374
Chapitre 6. Le passage du MoMA à l'âge adulte dans un contexte de guerre et rivalités... .. . . .. .. . . . . .. . . . . .
..
.197
"How Modern Is the Museum of Modern Art?". . ... . . . . . .. . . . . ..197 « Barr révoqué de manière foudroyante ».. ...210-211 Expansion en temps de guerre, avec de multiples départements et un personnel renouvelé 214 Accords et désaccords avec d'autres musées voisins, qui forgèrent définitivement la personnalité du MoMA (et d'autres) 222 « L'art moderne est mort. Vive l'art contemporain! ».. 227-229 Chapitre 7. Le MoMA, modèle international pendant la Guerre Froide: triomphe et contestation... .. .. .. . .. .. .. .. .. ..239 Le rôle international du MoMA dans la promotion de l' expressi
onisme
abstrait.
. . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .239
Le boom des années soixante: modèle
américain.
émulation internationale du
......................
. . . . . . . . . . .. . . . . . . . .. .251
« Un foyer de modernité à Buenos Aires» ..253-254 Les révoltes anti-musée et anti-système, la querelle autour du MoMA
.268
"Le MoMA, théâtre des controverses artistiques en 1969-70"
..269-271
Chapitre 8. Le Centre Pompidou, un contre-modèle qui finit par imiter le MoMA 277 Le second avènement de Paris comme capitale moderne et internationale des arts. 277 « La régénération urbaine du centre de Paris, dans la ligne de mire des politiques » '" 279-280 Beaubourg vu de l'intérieur, ou la persistance du modèle américain.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..291
«La réforme muséographique Beaubourg et au MoMA » 375
des années quatre-vingt à .35-307
EPILOGUE: Chapitre 9: Revue topographique des nouveaux musées d'art contemporain au tournant du millenaire
309
Les usages architecturaux et urbains de la postmodernité et leur héritage en Europe. .. . .. .. .. . .. . .. ... . .. .. . .. .. . . .. . .. . .. .. . . .311 Les musées d'art contemporain intégrés à des complexes de loisirs ou d'affaires: dernières tendances en Amérique et de l'autre côté du Pacifique
332 .351
Bibliographie
376
L.HARMATTAN.ITALlA Via Degli
Artisti
15 ; 10 124 Torino
L'HARMATTAN HONGRIE Konyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L'HARMATTAN BURKINA FASO Rue 15.167 Route du PÔ Patte d'oie 12 BP 226 Ouagadougou 12 (00226) 76 59 79 86 ESPACE L'HARMATTAN KINSHASA Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Administratives BP243, KIN XI ; Université de Kinshasa
Almamya
L'HARMATTAN GmNEE Rue KA 028 en face du restaurant
le cèdre
OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 60 208508
[email protected] L'HARMATTAN COTE D'IvOIRE M. Etien N'dah Ahmon Résidence Karl/cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 L'HARMATTAN MAURITANIE Espace El Kettab du livre fiancophone N° 472 avenue Palais des Congrès BP 316 Nouakchott (00222) 63 25 980 L'HARMATTAN CAMEROUN Immeuble Olympia face à la Camair BP 11486 Yaoundé (00237) 997661 66
[email protected] L'HARMATTAN SENEGAL « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar FANN (00221) 33 825 98 58/ 77 242 25 08
[email protected]