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MARION ZIMMER BRADLEY
LA ROMANCE DE TÉNÉBREUSE L’Âge de Damon Ridenow
L’ÉTOILE DU DANGER
ALBIN MICHEL
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MARION ZIMMER BRADLEY
LA ROMANCE DE TÉNÉBREUSE L’Âge de Damon Ridenow
L’ÉTOILE DU DANGER
ALBIN MICHEL
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Titre original :
STAR OF DANGER Ace Books
Traduit de l’anglais par Simone HILLING
© 1985 by Ace Books, Inc. © Presses Pocket, 1998 pour la traduction française
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ÇA ne ressemblait pas du tout à une planète étrangère.
Larry Montray, debout en haut de la longue passerelle de l’immense astronef, déçu, désappointé, sentit son cœur se serrer. Ténébreuse. Un monde étrange gravitant autour d’un étrange soleil, à des centaines d’années-lumière de la Terre, et rien n’avait l’air différent. Il faisait nuit. Au-dessous de lui s’étendait l’astroport, éclairé comme en plein jour par l’éclat blanc bleuté des rangées de lampes à arc ; immense mosaïque de rampes et de pistes en béton, où l’on distinguait vaguement les silhouettes sombres des géants des étoiles, les chaussées, les escaliers, les plans inclinés montant vers les rues hautes et les formes noires des gratte-ciel au-delà de l’astroport. Mais Larry avait vu des astronefs et des astroports sur la Terre. Quand on a un père dans les services de l’Empire Terrien, on a l’habitude. Il ne savait pas ce qu’il avait attendu de ce nouveau monde – mais il ne s’était pas attendu à le trouver semblable à tous les astroports de la Terre ! Il avait tellement attendu… Naturellement, Larry avait toujours su qu’il partirait un jour dans l’espace. L’Empire Terrien s’était étendu à un bon millier de mondes gravitant autour d’un bon millier de soleils, et aucun fils de Terra n’envisageait plus de passer sa vie sur sa planète natale. Pourtant il s’était résigné à patienter quelques années. Autrefois, avant les voyages spatiaux, un garçon de seize ans pouvait voir le monde en s’engageant comme mousse sur un voilier. Et dans les premiers temps des voyages spatiaux, quand -5-
les immenses distances interstellaires imposaient des années et des années de navigation pour franchir les gouffres cosmiques, les astronefs embarquaient des enfants qui finissaient leur voyage dans la force de l’âge. Mais tout cela appartenait au passé. Maintenant, un voyage de cent années-lumière se faisait en cent jours environ, et c’étaient des hommes faits, non des enfants, qui pilotaient les vaisseaux et dirigeaient les Cités du Commerce de l’Empire Terrien. À seize ans, Larry était résigné à attendre. Pas heureux. Simplement résigné. Puis la grande nouvelle. Wade Montray, son père, avait demandé son transfert dans le Service Civil sur la planète Ténébreuse, aux limites de la Voie Lactée. Et Larry – dont la mère était morte avant qu’il fût en âge de se souvenir d’elle, et qui n’avait aucun parent vivant – partirait avec lui. Il avait méthodiquement fouillé la bibliothèque de l’école et toutes les bibliothèques locales, cherchant des informations sur Ténébreuse. Il n’avait pas appris grand-chose. C’était la quatrième planète d’une étoile rouge de grandeur moyenne, invisible dans le ciel de la Terre, et d’une luminosité si faible qu’elle n’avait un nom que dans les catalogues astronomiques. Monde plus petit que la Terre, pourvu de quatre lunes, arrêté à un niveau culturel déterminé, avec une science et une technologie primitives. Les principales exportations de Ténébreuse étaient les herbes médicinales et les médicaments biologiques, les pierres précieuses, les métaux fins pour les outils de précision et quelques produits de luxe – soies, fourrures et vins. Une note concise en bas de page l’avait exalté au-delà de toute mesure : Bien que les indigènes de Ténébreuse soient humains, il existe sur la planète plusieurs cultures intelligentes non humaines. Des non-humains ! On n’en voyait pas souvent sur la Terre. De temps en temps, près d’un astroport, on voyait un Jupitérien rouler pesamment dans son réservoir de méthane, l’oxygène de la Terre étant aussi empoisonné pour lui que le méthane pour un Terrien. Et de temps à autre – spectacle curieux et excitant – on apercevait une grande créature ailée des mondes extérieurs. -6-
Mais jamais de près. Impossible de les considérer comme des gens. Il avait harcelé son père de questions insistantes, tant et si bien que celui-ci, exaspéré, avait fini par répondre : — Comment veux-tu que je sache ? Je ne suis pas un manuel d’informations ! Je sais que Ténébreuse a un soleil rouge, un climat froid, et une langue en principe dérivée des anciennes langues de la Terre ! Je sais qu’elle a quatre lunes et qu’on y trouve des non-humains – et c’est tout ! Alors, attends qu’on y soit, tu verras bien ! Quand papa avait cette tête-là, il valait mieux ne pas poser de questions. Mais un soir que Larry triait ses affaires, décidé à jeter de vieux livres, des jouets et des objets divers accumulés des années auparavant, son père vint frapper à sa porte. — Tu es occupé, fiston ? — Entre donc, Papa. Wade Montray entra et contempla le monceau de vieilleries accumulées sur le lit. — Tu as raison. Même de nos jours, on ne peut emporter que quelques kilos de bagages. Au fait, j’ai un cadeau pour toi – j’ai trouvé ça au Centre de Transfert. Il tendit à Larry un paquet plat. C’étaient des cassettes pour son magnétophone. — Des cassettes linguistiques, précisa son père. Tu es tellement pressé de tout savoir sur Ténébreuse ! Naturellement, tu pourrais très bien te débrouiller en Standard – tout le monde le parle à l’astroport et dans les Cités du Commerce. Les fonctionnaires terriens de Ténébreuse ne se donnent généralement pas la peine d’apprendre la langue de la planète. Pourtant, j’ai pensé que ça t’intéresserait. — Merci, Papa. Je les écouterai ce soir. Son père hocha la tête. Il était grand et calme, avec un visage sévère et des yeux noirs – Larry soupçonnait qu’il tenait ses cheveux roux et ses yeux gris de sa mère, morte avant qu’il fût en âge de la connaître. Wade Montray sourit, et pourtant, cela lui arrivait rarement ces derniers temps.
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— Bonne idée. D’après mon expérience, c’est un avantage de parler la langue des autochtones, au lieu d’attendre qu’ils apprennent la nôtre. Écartant les cassettes de la main, il s’assit sur le lit de Larry. — Fiston, est-ce que ça t’ennuie de quitter la Terre ? Je ne cesse de me répéter que ce n’est pas juste de t’arracher à ton foyer pour t’entraîner aux confins de nulle part. J’ai failli ne pas demander mon transfert. Même actuellement… Il hésita. — Larry, tu peux rester ici si tu préfères, et tu me rejoindras dans quelques années, quand tu auras terminé tes études secondaires et universitaires. La gorge de Larry se serra brusquement. — Me laisser ici ? Sur la Terre ? — Il y a de bonnes écoles et universités, fiston. Personne ne sait quel genre d’instruction t’attend sur Ténébreuse. Larry fixa son père droit dans les yeux, serrant les lèvres pour les empêcher de trembler. — Papa, tu ne veux pas de moi ? Si tu… si tu veux te débarrasser de moi, je ne ferai pas d’histoires. Mais… Il déglutit avec effort. — Fiston ! Larry ! s’écria son père en lui prenant les mains. Ne répète jamais ça, d’accord ? Mais j’ai promis à ta mère que tu ferais de bonnes études, et voilà que je t’entraîne à l’autre bout de l’univers, dans une folle aventure, simplement parce que j’ai la bougeotte et que je n’ai pas envie de rester ici comme un homme raisonnable. C’est égoïste de ma part de partir, et plus encore de t’emmener avec moi ! Larry répondit en pesant ses paroles. — Alors, je dois tenir de toi, Papa. Parce que je n’ai pas envie de rester à la même place, comme ce que tu appelles un homme raisonnable. Papa, j’ai envie de venir. Tu ne t’en es pas aperçu ? Il n’y a rien que je désire davantage ! Wade Montray poussa un profond soupir. — J’espérais que tu dirais cela – comme je l’espérais ! Il jeta les cassettes sur une pile de vêtements et se leva. — Alors, d’accord, fiston. Commence à apprendre la langue.
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Après tout, l’instruction peut prendre bien des formes. À mesure qu’il écoutait les cassettes, qu’il prononçait les étranges sons fluides de la langue ténébrane, Larry se sentait de plus en plus concerné. Cette langue était pleine d’étranges concepts et d’allusions à des choses fascinantes. Un proverbe enflamma son imagination : On ne devrait jamais enchaîner un dragon pour faire rôtir sa viande. Y avait-il des dragons sur Ténébreuse ? Ou était-ce un dicton fondé sur une légende ? Que signifiait ce proverbe ? Que si l’on possédait un dragon-cracheur-de-feu, il était dangereux de le faire travailler pour soi ? Ou signifiait-il plutôt qu’il était ridicule de mettre en branle d’immenses moyens pour des fins dérisoires ? Ce proverbe avait l’air de lui entrouvrir un monde étonnant, où il pressentait des idées inconnues, des animaux bizarres, des couleurs et des pensées nouvelles au fond d’une échappée sur l’indicible. Son exaltation augmenta tous les jours, jusqu’au moment où la navette les emmena à l’astroport pour embarquer sur l’astronef. Le vaisseau des étoiles était immense et insolite, comme une cité étrangère ; mais le voyage lui-même fut décevant, peu différent d’une croisière sur un paquebot, sauf qu’on ne voyait pas la mer. Il fallait rester dans sa cabine la plupart du temps, ou dans l’une des aires de loisir, toujours grouillantes de monde. On les avait piqués et vaccinés contre toutes les maladies connues sous le soleil – sous tous les soleils, avait rectifié Larry – de sorte qu’il eut le bras enflé et douloureux les quinze premiers jours. Le seul moment exaltant s’était placé au début du voyage : on avait proposé une visite guidée du vaisseau à tous ceux qui n’étaient plus en proie au mal de l’espace. Tout l’avait fasciné : les quartiers de l’équipage, la haute passerelle de navigation, avec ses salles pleines d’ordinateurs silencieux et maussades, ses robots qui, derrière leurs écrans de verre au plomb, exécutaient toutes les réparations des unités motrices. Il avait même regardé à l’intérieur des unités motrices, par l’intermédiaire des écrans de contrôle. Elles étaient radioactives, naturellement, et même les membres de l’équipage ne pouvaient y entrer qu’en cas d’extrême urgence. Le moment -9-
le plus excitant : le bref coup d’œil jeté vers l’extérieur sur la passerelle du Capitaine – minuscule dôme de verre avec son panorama inattendu sur cent millions d’étoiles scintillantes. À son tour, Larry appuya le front – pour un instant, hélas ! – contre la vitre et se sentit soudain perdu, minuscule et seul dans ces immensités pleines de soleils géants embrasés et de mondes tournoyant à jamais dans les ténèbres éternelles. Il s’éloigna, le regard flou, la tête légère. Mais le reste du voyage fut d’un ennui ! De plus en plus, il s’immergea dans des rêveries sur le nouveau monde qui l’attendait à l’arrivée. Le seul nom de Ténébreuse recelait un charme magique. Il imaginait un soleil rouge énorme se couchant dans un ciel blafard, quatre lunes de couleurs étranges ; son imagination prêtait des formes fantastiques aux mystérieux non-humains qui s’attrouperaient autour du vaisseau à l’atterrissage. Le jour où on les renvoya dans leurs cabines boucler leur harnais de sécurité pour la longue décélération, il bouillonnait d’excitation. Il avait regardé l’atterrissage sur son écran : l’approche de la planète dans ses voiles de nuages orangés par le soleil couchant, virant peu à peu au noir de la nuit ; il avait senti le choc de la nouvelle gravité, le frémissement de l’étrange quand l’une des petites lunes iridescentes avait lentement traversé le champ des caméras. Laquelle était-ce ? Sans doute Kyrrdis, se dit-il, à l’éclat bleu-vert d’aile de paon. Les noms des lunes l’enchantaient comme un chant de sirènes : Kyrrdis, Idriel, Liriel, Mormallor. Nous sommes arrivés, pensa-t-il. Nous sommes vraiment arrivés. Il attendit, impatient mais discipliné, l’annonce du hautparleur enjoignant aux passagers de déboucler leur harnais, rassembler leurs bagages et s’assembler dans l’aire de débarquement. Debout à son côté, son père se taisait, le visage impénétrable. Larry s’étonna qu’on pût être aussi impassible, mais, ne voulant pas révéler son impatience, il garda également le silence, les yeux fixés sur les portes métalliques qui allaient s’ouvrir sur ce monde étrange. Quand un homme d’équipage tout de cuir noir vêtu commença à desceller les portes, Larry
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devint franchement fébrile. Une étrange lueur rosâtre filtra par la fente de la porte. Le soleil rouge ? Le ciel étranger ? Mais la porte s’ouvrit sur la nuit ; la lueur rose venait des flammes des lampes à souder d’une fosse toute proche, où des opérateurs travaillaient sur la coque d’un autre astronef géant. Larry, sortant sur la passerelle, sentit son cœur se serrer. Ce n’était qu’un astroport de plus, exactement comme sur la Terre ! Derrière lui, son père lui toucha l’épaule et dit avec entrain : — Ne reste pas planté comme ça, fiston : ta nouvelle planète ne va pas s’envoler. Je sais que tu dois être un peu nerveux, mais avançons. Poussant un profond soupir, Larry commença à descendre. Il aurait dû s’en douter : quand on s’attend à trop de choses, ça se termine généralement par une déception. Plus tard, il rirait en se rappelant la désillusion de ce matinlà ; mais sur le moment, elle fut si forte qu’elle en était presque palpable. Sous ses pas, le ciment semblait dur et bizarre après des semaines de pesanteur incertaine. Il chancela un peu avant de trouver un équilibre, observant les petits chariots de fret évoluant dans tous les sens sur le terrain, les hommes en uniformes de cuir noir ou gris, ornés de l’insigne de l’Empire Terrien, sur lesquels se reflétait la dure lumière bleue des lampes à arc. Au-delà des lumières, on distinguait une ligne noire de hauts édifices. — La Cité du Commerce terrienne, dit son père en la lui montrant du geste. Nous aurons des chambres aux quartiers du personnel. Viens, il y a beaucoup de formalités à remplir. Larry n’avait pas sommeil – selon le cycle arbitraire du vaisseau, ils avaient débarqué au milieu de la journée – mais il bâillait de fatigue quand, après avoir fait la queue plusieurs fois, ils eurent fini de faire contrôler leurs passeports et autres documents justificatifs, et passèrent à la douane retirer leurs bagages. S’éloignant d’un guichet, il leva machinalement les yeux et retint son souffle. Les ténèbres s’étaient éclaircies ; le ciel, noir au moment du débarquement, avait pris une nuance gris perle, étrange et lumineuse. Vers l’est, des rayons écarlates, telle une immense aurore boréale, se déployaient et frémissaient dans le gris du ciel. Les lumières tremblotaient, comme vues à - 11 -
travers de la glace. Puis un arc rouge parut sur l’horizon, s’enflant progressivement aux dimensions d’un énorme soleil cramoisi. Rouge sang. Énorme. Congestionné. Ça, un soleil ? On aurait plutôt dit une enseigne au néon ! Le ciel passa peu à peu du gris au rouge, puis à un curieux bleu lilas, qui baigna l’astroport d’une clarté blafarde. À mesure que la lumière s’intensifiait, Larry distinguait mieux, derrière la ligne des gratte-ciel, une chaîne de montagnes – hautes, escarpées, pleines de falaises et de glaciers que le soleil colorait de rouge. Une petite lune, tel un cristal bleuté, s’attardait encore près d’un sommet. Larry, battant des paupières, éberlué, ne cessait de se retourner pour regarder cet impossible soleil. Il faisait toujours très froid ; impossible d’imaginer que ce soleil pût réchauffer le ciel, comme le soleil de la Terre. Pourtant, c’était comme une énorme braise, un immense feu qui couvait, couleur… — Sang. Oui, c’est un soleil sanglant, dit quelqu’un dans la queue derrière Larry. C’est comme ça qu’on l’appelle. Et ça lui va bien. Le père de Larry se tourna vers lui et lui dit : — Assez lugubre, je sais. Mais ne t’inquiète pas. Dans la Cité du Commerce, tu auras la lumière à laquelle tu es habitué, et, tôt ou tard, tu t’habitueras aussi à celle-là. Larry voulut protester, mais son père ne lui en laissa pas le temps. — J’ai encore une queue à faire. Tu ferais aussi bien de m’attendre ici. Inutile d’être deux à faire le pied de grue. Docile, Larry sortit de la file et s’éloigna. De queue en queue, ils avaient monté de plusieurs niveaux, et se trouvaient maintenant très au-dessus des fosses où reposaient les astronefs. À une trentaine de mètres s’ouvrait une arche immense, et il s’en approcha, impatient de voir ce qui s’étendait au-delà de l’astroport. L’arche donnait sur une grande place, déserte sous la lumière rouge du matin, pavée d’anciens galets inégaux, avec, en son centre, une fontaine au jet vaguement rose. Larry retrouva le choc de son ancienne excitation en voyant, de l’autre côté de la place, une rangée d’édifices en pierre aux façades - 12 -
convexes et aux fenêtres losangées. La lumière jouait curieusement sur les prismes de verre coloré, sertis dans les fenêtres. Un homme traversa la place. Son premier Ténébran ! Voûté, grisonnant, il portait de larges culottes avachies et une tunique ceinturée à la taille et qui semblait doublée de fourrure. Il jeta un regard indifférent sur l’astroport, sans voir Larry, et poursuivit sa marche. Deux ou trois autres hommes passèrent. Sans doute, pensa Larry, des ouvriers se rendant à leur travail. Deux femmes, en longues robes bordées de fourrure, sortirent d’une maison ; l’une se mit à balayer les galets à l’aide d’un balai curieusement crêpelu, l’autre sortit de petites tables et des bancs. Des passants ralentirent ; l’un d’eux s’installa à une table, fit signe à une des deux femmes et celle-ci apporta bientôt deux bols fumants dont la buée gela dans l’air froid. Une odeur forte et agréable de chocolat amer rappela à Larry qu’il avait froid et faim. Ça paraissait bon, et il regretta de ne pas avoir d’argent local dans sa poche. Il repassa mentalement des phrases qu’il avait apprises. Il se croyait capable de commander quelque chose à manger. À la table, l’homme prenait dans un des bols des petites choses, ressemblant à des morceaux de macaroni, les trempait dans l’autre bol, et les mangeait, très proprement, avec ses doigts et une unique baguette. — Que regardes-tu ? dit une voix. Larry sursauta, leva les yeux, et vit, debout devant lui, un garçon d’à peu près son âge. — D’où viens-tu, Tallo ? À ce dernier mot, Larry réalisa que l’étranger lui parlait dans cette langue ténébrane qui lui était devenue si familière par les cassettes. Mais alors, je comprends ! « Tallo », cela signifiait « cuivre » ; il voulait sans doute dire « rouquin ». Le jeune étranger l’était aussi, avec des cheveux d’un roux flamboyant encadrant un beau visage fin et basané. Légèrement plus petit que Larry, il portait une chemise rouille, un justaucorps de cuir lacé et de hautes bottes lui montant jusqu’aux genoux sur des culottes très collantes. Mais ce qui surprit le plus Larry, ce fut la
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courte dague en acier pendue à sa ceinture dans un vieux fourreau de cuir. Larry dit enfin, dans un ténébran hésitant : — C’est à moi que tu parles ? — À qui d’autre ? dit l’étrange garçon, portant machinalement ses mains gantées de noir sur le pommeau de sa dague. Qu’est-ce que tu regardes ? — L’astroport, tout simplement. — Et d’où sors-tu cette tenue absurde ? — Mais dis donc, répondit Larry, interloqué de se faire bousculer de cette façon, pourquoi est-ce que tu me demandes tout ça ? Je suis habillé comme d’habitude – et, à parler franchement, tes vêtements non plus ne me reviennent pas, ajouta-t-il, agressif. En quoi mon costume te regarde-t-il ? Le garçon battit des paupières, stupéfait. — Aurais-je fait une gaffe ? Je n’ai jamais vu… qui es-tu ? — Je m’appelle Larry Montray. Le garçon à la dague fronça les sourcils. — Je n’y comprends rien. Est-ce que… pardonne-moi, mais serais-tu de l’astroport, par hasard ? Sans t’offenser, je… — Je viens d’arriver sur le Pantomime, dit Larry. Le jeune Ténébran, l’air pensif, reprit lentement : — Cela explique tout. Mais tu parles si bien la langue, et tu ressembles tant… excuse mon erreur, elle était un peu inévitable. Il continua à dévisager Larry une bonne minute, puis, comme si une digue se rompait, s’écria : — C’est la première fois que je parle à un garçon d’un autre monde ! Comment est-ce, le voyage dans l’espace ? Est-ce vrai qu’il existe de nombreux soleils comme celui-ci ? Comment sont les autres planètes ? Larry n’eut pas le temps de répondre, car il entendit la voix incisive de son père : — Larry, où es-tu ? — Je suis là, cria-t-il, réalisant que l’ombre de l’arche le cachait. Une minute… Il se retourna vers le jeune étranger, mais, surpris et contrarié, il s’aperçut que le Ténébran avait tourné les talons et - 14 -
s’éloignait rapidement. Il s’engagea dans une ruelle sombre de l’autre côté de la place. Fronçant les sourcils, Larry le suivit du regard, pensif. Son père le rejoignit alors. — Qu’est-ce que tu faisais ? Tu regardais la place ? Il n’y a pas de mal à ça, je suppose, mais… Il hésita, l’air inquiet. — À qui parlais-tu ? À un autochtone ? — À un garçon de mon âge, dit Larry. Papa, il a cru… — Plus tard, l’interrompit sèchement son père. Il faut maintenant nous installer chez nous. Tu as tout le temps d’apprendre. Allez, viens. Larry le suivit, perplexe et furieux de cette brusquerie. Ça ne lui ressemblait pas. Mais la déception de l’arrivée s’était envolée. Ce garçon a cru que j’étais Ténébran. Malgré mes vêtements. À m’entendre parler la langue, il m’a pris pour l’un des siens. Il tourna la tête, nostalgique, vers la ville autochtone qui disparaissait derrière l’arche interdite. Ils entraient dans une rue aux maisons toutes semblables à celles de la Terre, et le père de Larry soupira – de soulagement ? — On se croirait chez nous. Au moins, tu n’auras pas le mal du pays, ici, dit-il, vérifiant les numéros sur une fiche. Notre appartement est dans ce bâtiment. À l’intérieur, l’éclairage était réglé pour donner l’impression de la lumière de la Terre à midi, et leur appartement – cinq pièces au troisième étage – aurait pu être celui qu’ils avaient quitté récemment. Tandis qu’ils défaisaient leurs bagages, commandaient un repas au distributeur et exploraient les pièces, les pensées de Larry prirent un tour nouveau. Quel intérêt à vivre sur un autre monde, si on s’efforce de faire ressembler les maisons, les meubles, la lumière même, à ceux de l’ancienne planète ? Dans ce cas, pourquoi ne pas rester sur la Terre ? Bon, si ça leur plaisait comme ça, il s’en accommoderait. Mais il n’en resterait pas là, il verrait la vraie Ténébreuse.
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Il irait voir ce qui s’étendait au-delà de cette arche. Ce nouveau monde était beau et étrange – et il lui tardait de l’explorer. Le mal du pays ? Pour qui Papa le prenait-il ?
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LARRY poussa les lourdes portes d’acier du Bâtiment B et
émergea dans la cour entre les immeubles, que balayait un vent froid et cinglant. Il leva les yeux, frissonnant ; l’énorme soleil rouge était bas dans le ciel, descendant lentement vers l’horizon, où de minces nuages de glace moutonnaient, cramoisis, écarlates et pourpres. Derrière lui, Rick Stewart, claquant des dents, resserra son manteau. — Brrr ! Il devrait y avoir des passages couverts entre les bâtiments ! Et on ne voit rien dans cette lumière. Rentrons, Larry. Il attendit impatiemment une minute. — Qu’est-ce que tu regardes ? — Rien. Larry haussa les épaules et suivit Rick au Bâtiment A, où ils habitaient. Comment lui dire que ce bref parcours quotidien jusqu’au Bâtiment B – où se trouvait l’école de l’astroport, du jardin d’enfants au premier cycle de l’Université – était sa seule occasion de voir Ténébreuse ? À l’intérieur, sous la lumière froide et jaune de la Terre, Rick se détendit. — Tu es bizarre, dit-il dans l’ascenseur qui les amenait à leur étage. J’aurais cru que la lumière te ferait mal aux yeux. — Non, elle me plaît. Je voudrais pouvoir sortir et explorer un peu. — Tu veux qu’on aille à l’astroport ? gloussa Rick. Il n’y a rien à voir, sauf les astronefs, et c’est de l’histoire ancienne pour moi. Mais je suppose qu’ils t’intéressent encore ? - 17 -
Le ton condescendant et amusé exaspérait Larry. Rick vivait sur Ténébreuse depuis trois ans, et il reconnaissait sans hésiter qu’il n’avait jamais dépassé les limites de l’astroport. — Non, dit Larry. J’aimerais aller en ville, pour voir à quoi elle ressemble. Soudain, il ne put plus contenir les griefs refoulés depuis son arrivée. — Voilà trois semaines que je suis sur Ténébreuse, et je pourrais aussi bien être sur Terre ! Même au lycée, j’étudie les mêmes matières ! Histoire de la Terre, Premières Explorations Spatiales, Littérature Standard, mathématiques… — Naturellement, dit Rick. Aucun Terrien n’accepterait de travailler ici si ses enfants n’y recevaient pas une bonne instruction. Les connaissances requises pour l’entrée dans toutes les Universités de l’Empire. — Je sais. Mais après tout, puisque nous vivons sur cette planète, nous devrions bien en connaître quelque chose, non ? Rick haussa les épaules. — Je ne vois pas à quoi ça nous servirait. Ils entrèrent dans l’appartement que Larry partageait avec son père et posèrent leurs livres et leurs affaires. Larry s’approcha du distributeur de nourriture – où les aliments, préparés dans des cuisines centrales, étaient livrés par tubes pneumatiques et débités sur leur compte – et se commanda un sandwich et un soda, puis demanda à Rick ce qu’il voulait. Les deux garçons, allongés sur le canapé, se mirent à manger avec appétit. — Tu es vraiment bizarre, répéta Rick. Pourquoi t’intéressestu à ce monde ? Nous n’y passerons pas notre vie. Ce que nous apprenons dans les écoles de l’Empire Terrien sera valable sur toute planète de l’Empire où l’on pourra nous envoyer. Moi, je veux entrer à l’Académie de l’Espace quand j’aurai dix-huit ans ; alors, j’ai intérêt à m’accrocher aux maths et à la navigation ! Larry grignotait un cracker. — C’est quand même drôle, s’obstina-t-il, de vivre dans un monde comme celui-là sans chercher à le connaître. Pourquoi ne pas rester purement et simplement sur la Terre si sa culture est la seule qui t’intéresse ? - 18 -
Rick gloussa d’un air indulgent. — C’est ta première planète à part la Terre ? Alors, ça explique tout. Quand tu en auras vu deux ou trois, tu comprendras qu’il n’y a rien à voir, sauf des tas d’autochtones et de barbares. Si tu ne te destines pas à l’histoire ou à l’archéologie, pourquoi t’encombrer l’esprit de détails inutiles ? Larry ne trouva rien à répondre. Il n’essaya même pas. Il termina son cracker et ouvrit son livre de navigation. — C’est le problème qui te donnait du fil à retordre ? Mais, tandis qu’ils calculaient ensemble des orbites interstellaires et des courbes de collision, Larry, frustré et impatient, pensait toujours à cette planète – à ce monde à part que peut-être il ne connaîtrait jamais. Rick s’en moquait manifestement. Tous les autres jeunes de la Cité du Commerce paraissaient s’en moquer aussi. Ils étaient des Terriens, et tout ce qui s’étendait en dehors de la Zone Terrienne leur était étranger – et totalement indifférent. Ils vivaient la même vie que sur toute autre planète de l’Empire, et ils en étaient satisfaits. Ils avaient même été étonnés – non, sidérés – d’apprendre qu’il avait appris la langue ténébrane. Ils n’arrivaient pas à comprendre pourquoi. L’un des professeurs lui avait manifesté quelque sympathie ; il avait montré à Larry comment dessiner les lettres compliquées de l’alphabet ténébran, et lui avait même prêté quelques livres en cette langue. Mais il n’avait pas beaucoup de temps à y consacrer. Dans l’ensemble, il faisait les mêmes études qu’il aurait faites sur Terre. Ténébreuse et même la lumière de son soleil rouge étaient isolées derrière les murs et les éclairages jaunes de type terrestre ; et les esprits fermés du personnel de la Zone Terrienne constituaient une barrière encore plus infranchissable. Quand Rick fut parti, Larry rangea ses livres et se mit à réfléchir, fronçant les sourcils, jusqu’au retour de son père. — Comment ça va, Papa ? Le travail de son père le fascinait, mais Wade Montray n’en parlait guère. Larry savait qu’il travaillait aux douanes, où il veillait à ce que les produits de Ténébreuse ne puissent pas entrer en contrebande dans la Zone Terrienne, et vice versa. Il - 19 -
trouvait cela passionnant, bien que son père affirmât que ce n’était pas très différent de ce qu’il faisait sur Terre. Mais aujourd’hui, il semblait un peu plus communicatif. — Et si tu nous commandais à dîner ? J’ai été trop occupé aujourd’hui pour prendre le temps de manger. Nous avons eu des ennuis au bureau. L’un des Conseillers de la Cité est venu nous trouver, furieux comme un chat mouillé. Il affirmait qu’un de nos hommes avait introduit des armes dans la Cité, et nous avons été obligés de vérifier. Voilà ce qui s’est passé : un jeune fou de Ténébran a offert une grosse somme à un garde de l’astroport pour qu’il lui vende un de ses pistolets et le déclare perdu. Vérification faite auprès de l’intéressé, cela s’est révélé exact. Naturellement, il a été dégradé et embarquera sur le premier astronef en partance pour la Terre. Quel imbécile ! — Pourquoi, Papa ? Wade Montray posa son menton sur ses mains. — Tu ne sais pas grand-chose de l’histoire de Ténébreuse, hein ? Ils ont un document, appelé le Contrat, signé il y a mille ans, et qui interdit à quiconque de posséder ou d’utiliser aucune arme, sauf celles avec lesquelles l’agresseur court le même risque que l’agressé. — Je crois que je ne comprends pas bien, Papa. — Eh bien, si tu es armé d’une épée ou d’un couteau, tu ne peux pas t’en servir sans t’approcher de ta victime – et tu ne peux pas être sûr qu’il n’a pas un couteau lui aussi et qu’il ne sait pas s’en servir mieux que toi. Mais les pistolets, les fusils, les grenades, les bombes atomiques, tu peux les utiliser sans courir aucun risque. Bref, Ténébreuse a signé le Contrat, et avant d’accepter la construction d’un astroport par l’Empire Terrien, ils ont exigé des garanties rigoureuses, qui nous obligent à empêcher toute contrebande. — Je les comprends, dit Larry, pensant aux anciennes guerres planétaires sur la Terre. — Bref, l’homme qui a acheté ce pistolet à notre garde possède une collection d’armes rares et anciennes, et il jure qu’il ne le voulait que pour sa collection – mais personne ne peut en être sûr. Il est certain qu’une certaine contrebande nous échappe, malgré notre vigilance. J’ai donc eu beaucoup de mal à - 20 -
retrouver cette arme. Ensuite, j’ai dû organiser les déplacements de deux étudiants en médecine qui vont se rendre dans la campagne ténébrane pour étudier leurs maladies. Et nous avons mis sur pied le séjour chez nous de quelques Ténébrans qui vont venir étudier notre médecine. La leur n’est pas très avancée, et ceux-là ont très bonne opinion de nos docteurs. Mais ce n’est quand même pas facile. D’autres sont plus superstitieux et pleins de préjugés contre tout ce qui est terrien. Et les membres de la haute caste ne veulent rien avoir à faire avec nous, parce qu’il est indigne d’eux de fréquenter des étrangers. Ils pensent que nous sommes des barbares. Aujourd’hui, j’ai parlé à un de leurs aristocrates, et, à son attitude, on aurait dit que je sentais mauvais. Wade Montray soupira. — Ils pensent que nous sommes des barbares, dit lentement Larry, et ici, dans la Zone Terrienne, nous pensons que ce sont eux les barbares. — C’est exact. Le problème semble insoluble. Larry posa sa fourchette et s’écria soudain : — Papa, quand est-ce que j’aurai l’occasion de visiter un peu Ténébreuse ? Depuis le temps que je suis ici, je n’ai rien vu, sauf l’arche de l’astroport. Son père se renversa sur son siège et le considéra, intrigué. — Tu as tellement envie de voir la planète ? — Oui, répondit Larry, ce qui était un euphémisme. Son père soupira. — Ce n’est pas facile, dit-il. Les Ténébrans n’aiment pas beaucoup les Terriens. Ils préfèrent que nous restions dans nos Cités du Commerce. — Mais pourquoi ? — Difficile à dire, dit Wade Montray en secouant la tête. Pour l’essentiel, ils ont peur de notre influence. Chez eux, c’est l’opinion dominante. Le visage de Larry dut exprimer sa déconvenue, car son père ajouta lentement : — Un jour, je demanderai la permission de t’emmener dans une autre Cité du Commerce ; tu pourras voir le pays entre les deux. Quant à la Vieille Cité près de l’astroport – eh bien, c’est - 21 -
un secteur assez dangereux parce que tous les équipages y passent leurs permissions. Ils ont l’habitude des Terriens, bien entendu, mais il n’y a pas grand-chose à voir. De nouveau, il soupira. — Je sais ce que tu ressens, Larry. Je suppose que je pourrai t’emmener au marché, puisque cela te démange tant de voir quelque chose en dehors de la Zone Terrienne. — Quand ? Tout de suite ? Son père éclata de rire. — Enfile un manteau. Ici, les nuits sont froides. L’énorme boule rouge du soleil reposait sur l’horizon quand ils traversèrent la Zone Terrienne, s’engagèrent dans le dédale des bâtiments officiels, pour ressortir au niveau menant, plus bas, à l’astroport. Mais ils ne descendirent pas vers les astronefs. Ils longèrent le niveau supérieur et franchirent l’arche d’où – une seule fois – Larry avait aperçu la ville. Mais, ce jourlà, ils continuèrent plus loin, vers une autre arche, de l’autre côté de l’astroport. Elle était plus grande, et deux gardes armés vêtus de noir la surveillaient en permanence. Ils les saluèrent de la tête. — N’oubliez pas le couvre-feu, monsieur Montray. Tout le personnel de la Zone doit être rentré à minuit, heure terrestre, sauf motif de service. Le père de Larry acquiesça de la tête. Tandis qu’ils traversaient la place côte à côte, il demanda : — Est-ce que tu t’habitues à ton nouveau cycle de sommeil, Larry ? — Très bien. Ténébreuse avait une période de rotation de vingt-huit heures, et certains avaient du mal à s’adapter à des jours et à des nuits plus longs, Larry le savait ; mais lui n’avait éprouvé aucune fatigue. La place s’étendant entre l’astroport de la cité ténébrane de Thendara était vaste, à ciel ouvert, sombrement éclairée des derniers rayons du soleil rouge. D’un côté, les lampes à arc de l’astroport l’illuminaient ; de l’autre, de petites lampes rosâtres dispensaient une clarté parcimonieuse. À l’autre bout, des Ténébrans et des Terriens flânaient devant une rangée de - 22 -
boutiques, où étaient exposées des marchandises étonnamment variées : fourrures, poteries, poignards niellés dans leurs fourreaux luisants, fruits de toute espèce, et quelque chose qui ressemblait à des bonbons. Larry s’arrêta pour les regarder, mais son père lui dit à voix basse : — C’est le secteur touristique – le prolongement de l’astroport. Tu peux venir ici quand tu veux. Mais je crois que le vieux marché te plaira davantage. Ils tournèrent dans une rue latérale, pavée de galets inégaux, trop étroite pour qu’aucun véhicule y passât. Wade Montray avançait rapidement, en homme qui connaît le chemin, et Larry pensa, non sans rancune : Il est déjà venu ici. Il sait exactement où il va. Et il n’a jamais réalisé que moi aussi, j’avais envie de voir tout cela. Des deux côtés, la rue était bordée de maisons basses, en pierre pour la plupart, et apparemment très anciennes, toutes percées de nombreuses fenêtres aux vitraux dépolis et colorés, interdisant les regards indiscrets. Entre les maisons se dressaient des écuries basses en roseaux ou en bois, et divers appentis. Comment sont-elles à l’intérieur ? se demanda Larry. De l’une d’elles s’échappait une bonne odeur de rôti, et d’une cour lui parvinrent des voix d’enfants qui jouaient. Un homme s’avança lentement au milieu de la chaussée, monté sur un petit cheval brun. Larry remarqua qu’il dirigeait sa monture sans mors ni bride, simplement à l’aide du licou et des rênes. La rue s’élargit et déboucha dans un espace plus vaste, encombré d’écuries basses en roseaux, de tentes en toile aux auvents multicolores et de boutiques en pierre, parcimonieusement éclairées par de petites lampes. Tout autour du marché, chevaux et charrettes étaient attachés, et Larry les examina avec curiosité. — Des chevaux ? Montray hocha la tête. — Ils ne fabriquent aucun véhicule de transport d’aucune sorte. Nous avons essayé de les intéresser aux autocars et aux hélicoptères, mais ils disent qu’ils n’aiment pas construire de route, et que, d’ailleurs, personne n’est pressé. C’est un monde primitif, Larry, je te l’ai déjà dit. Entre nous, poursuivit-il en - 23 -
baissant la voix, je crois que beaucoup de Ténébrans aimeraient nos machines et nos usines. Mais les dirigeants veulent conserver leur monde comme il est. Ils l’aiment mieux comme ça. Larry regardait autour de lui, fasciné. — Ce serait dommage de remplacer ce marché par un grand centre commercial automatique, dit-il. Ceux de la Terre sont affreux. Son père sourit. — Tu n’aimerais pas celui-ci s’il te fallait vivre avec. Tu es comme tous les jeunes, tu as des idées romanesques sur les vieilles choses. Crois-moi, les dirigeants ténébrans ne sont pas romanesques. Simplement, il est plus facile pour eux de gouverner s’ils amènent les gens à faire ce qu’ils ont toujours fait. Mais cela ne durera pas éternellement, dit-il avec assurance. Une fois que Empire Terrien arrive et montre ce qu’une civilisation galactique est capable de faire, les gens ont envie de progrès. Un homme de haute taille, au visage dur, enveloppé d’un long manteau, braqua sur eux ses yeux bleus, l’air mécontent, puis baissa la tête et passa. Larry regarda son père. — Papa, cet homme a entendu ce que tu as dit, et ça ne lui a pas plu. — C’est peu probable, dit son père. Je parlais assez bas, et très peu de gens ici parlent les langues de la Terre. C’est toujours la même histoire. Ils font du commerce avec nous, mais ils refusent notre culture. Il s’arrêta devant des éventaires. — Qu’est-ce qui te plairait ? Il y avait une rangée de boules émaillées bleu et blanc, petites et grandes, et une rangée identique de boules vert et brun. Des poignards et des dagues de divers modèles étaient exposés à l’éventaire suivant, et Larry se surprit à penser au jeune Ténébran qui portait une dague à la ceinture. Il en prit une et la tripota machinalement ; voyant son père froncer les sourcils, il rit avec embarras et la reposa. Qu’en ferait-il ? Les Terriens ne portaient pas d’épée !
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Derrière un comptoir bas, une vieille femme, penchée sur une grande bassine en argile pleine d’huile bouillante, y faisait frire des morceaux de pâte. Sous la bassine, les braises brillaient comme le soleil rouge et irradiaient vers Larry une chaleur bienfaisante. Les morceaux de pâte, dorés et croustillants, remontaient à la surface comme des poissons. Voyant la vieille femme les retirer de l’huile, Larry sentit soudain la faim. Il n’avait pas parlé le ténébran depuis le premier jour, mais, en ouvrant la bouche, il découvrit que ses cassettes avaient bien rempli leur tâche, car il savait exactement ce qu’il voulait dire, et comment. — Quel est le prix de vos gâteaux, je vous prie ? — Deux sekals pièce, jeune homme, dit-elle. Et Larry, sortant son argent de poche, en demanda une demi-douzaine. Son père, à l’échoppe suivante, posa un rouleau de parchemin et le rejoignit. — Ils sont très bons, dit-il. Ils ont un peu le goût des beignets. La vieille femme posa ses gâteaux à égoutter sur un linge propre, puis les saupoudra d’une matière blanche. Elle les enveloppa dans un morceau de papier brun et fibreux et tendit le paquet à Larry. — Vous avez un accent étrange, jeune homme. Venez-vous des plaines de Cahuenga ? Elle leva son vieux visage ridé, et Larry sursauta devant ses yeux blancs : elle était aveugle. Mais son langage lui avait paru authentiquement ténébran ! Il marmonna une réponse diplomatique, paya et mordit avidement dans un gâteau. Il était chaud, croustillant et sucré. Ils avancèrent le long des éventaires parcimonieusement éclairés. De temps en temps, ils croisaient un homme en uniforme de l’astroport, ou un civil, mais la plupart des gens du marché, hommes, femmes et enfants, étaient des Ténébrans qui observaient les Terriens, père et fils, avec une curiosité vaguement hostile. Larry pensa : Tout le monde nous dévisage. Je voudrais pouvoir m’habiller en Ténébran pour me mêler à eux sans qu’ils me remarquent. Alors seulement je pourrais vraiment les - 25 -
connaître. Maussade, toujours grignotant son beignet, il s’arrêta devant un étalage de couteaux. Le marchand dit à son père : — Votre fils n’est pas encore en âge de porter des armes ? Ou bien ne permettez-vous pas aux jeunes gens d’être des hommes, vous autres Terriens ? Il avait un sourire madré, vaguement condescendant, et le père de Larry, irrité, fronça les sourcils. — Si on rentrait, Larry ? — Quand tu voudras, Papa. Larry se sentait déçu et déprimé. Qu’avait-il attendu de cette visite, après tout ? Ils revinrent sur leurs pas, passant devant la rangée d’échoppes. — Qu’est-ce qu’il voulait dire, Papa ? — Sur Ténébreuse, tu serais majeur – en âge de porter l’épée. Et de t’en servir pour te défendre, si nécessaire, dit Wade Montray d’une voix brève. D’un seul coup, le soleil rouge disparut et le ciel s’éteignit. L’aile de la nuit recouvrit le firmament, et de minces volutes de brume se mirent à dériver dans les allées du marché. Larry frissonna sous son épais manteau, et son père remonta son col. Sous le brouillard, les lumières du marché vacillaient et clignotaient, entourées de formes vagues et colorées. — Voilà pourquoi cette planète se nomme Ténébreuse, dit le père de Larry, déjà à demi invisible dans la brume. Reste près de moi, sinon tu risques de te perdre. Bientôt, pourtant, ce brouillard va se transformer en crachin. À travers la nuée opaque, dans les lumières tremblotantes, une silhouette prit forme et s’avança lentement vers eux. Au premier abord, on aurait dit un homme de haute taille, en grand manteau à capuchon. Puis Larry médusé réalisa que la haute silhouette voûtée sous le manteau n’était pas humaine. Deux yeux verts, phosphorescents comme des yeux de chat, le transpercèrent. Le non-humain continua à avancer. Larry, comme hypnotisé, se figea sur place, incapable de bouger. — Recule !
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Brutalement, son père le plaqua contre le mur ; Larry trébucha, perdit l’équilibre, tomba, lançant une main devant lui pour se rattraper. La main frôla le long manteau de l’étranger… Une douleur violente, cuisante, le transperça, le projeta durement contre le mur de pierre. Ce fut comme le choc d’une décharge électrique. Muet de souffrance, Larry se releva. Le non-humain s’éloignait lentement. Wade Montray était pâle comme la mort. — Larry ! Es-tu blessé, fiston ? Larry se frictionna la main ; elle était engourdie, et pourtant parcourue de picotements. — Je crois que non. Mais qu’est-ce que c’était ? — Un kyrri. Ils sont entourés de champs électriques protecteurs. Comme certains de nos poissons sur la Terre, dit son père d’un air sombre. Il y avait des années que je n’en avais pas vu dans une ville humaine. Larry, toujours étourdi, suivit des yeux la silhouette, avec respect mais aussi avec inquiétude. — En tout cas, tu peux être sûr que je ne me mettrai jamais plus sur leur chemin, dit-il avec conviction. Le brouillard s’éclaircissait, et une petite pluie glacée commençait à tomber. Sans un mot, Wade Montray se hâta vers l’astroport ; pressant le pas pour rester à sa hauteur – et avec plaisir, parce qu’il faisait très froid, et que cette marche rapide le réchauffait – Larry se demanda la raison de ce mutisme. Avait-il simplement eu peur ? Il semblait qu’il y eût autre chose. Montray ne reprit pas la parole avant qu’ils eussent regagné leur appartement du Bâtiment A, où la chaude et brillante lumière jaune les enveloppa comme un vêtement familier. Larry, ôtant son manteau, entendit son père soupirer. — Eh bien, cela satisfait-il un peu ta curiosité, Larry ? — Merci, Papa. Montray se laissa tomber dans un fauteuil. — Ce qui veut dire non. Eh bien, je suppose que tu peux visiter tout seul le quartier des touristes et le marché, si tu veux. Mais tu ferais bien de ne pas trop te promener tout seul. Son père se commanda une boisson chaude au distributeur et revint en la buvant. Puis il dit lentement : - 27 -
— Je répugne à t’imposer des interdits, Larry. Je serai franc avec toi : je regrette ton infernale curiosité, qui est une vraie malédiction. Je préférerais que tu sois comme les autres jeunes – satisfait d’être Terrien et de le rester. Cela m’enlèverait un souci. Mais je ne t’interdirai pas d’explorer, si tu le désires. Tu es assez grand pour savoir ce que tu veux. Si tu avais grandi ici, on te considérerait comme un adulte – assez âgé pour porter l’épée et pour te battre en duel. — Comment sais-tu cela, Papa ? Sans le regarder, tourné vers le mur, il répondit : — J’ai passé quelques années ici avant ta naissance. Je n’aurais jamais dû revenir. Je le savais. Je comprends maintenant… Il s’interrompit brusquement, et, sans ajouter un mot, partit dans sa chambre. Larry ne le revit pas de la soirée.
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LE père de Larry espérait peut-être que ce bref aperçu de
Ténébreuse calmerait sa curiosité, mais il s’était trompé. Au contraire, ce contact avec l’étrange l’avait excitée sans la satisfaire. Après tout, il ne m’a pas interdit de quitter la Zone Terrienne, se disait Larry chaque fois qu’il passait les grilles de l’astroport pour aller dans la Cité. Il savait que son père le désapprouvait, mais ils n’en parlaient jamais. Seul, il explora à pied l’étrange cité. D’abord, il ne s’éloigna guère de l’astroport, restant toujours en vue des hauts bâtiments de la Zone Terrienne. On y voyait beaucoup de Terriens, et les Ténébrans ne prêtaient guère attention à ce grand jeune homme roux. Certains marchands, découvrant qu’il parlait leur langue, se montrèrent même amicaux. Encouragé par ces expéditions, Larry s’enhardit peu à peu. De temps en temps, il s’aventurait hors du district familier de l’astroport, explorant telle rue attirante, traversant une cour ou une place inconnue. Un après-midi, il passa une heure sur le seuil d’un maréchalferrant, le regardant ferrer un robuste petit cheval ténébran. Ces choses-là n’existaient plus sur la Terre. Les chevaux étaient des animaux rares, conservés dans les zoos et les musées. De temps en temps, il sentait des regards curieux ou hostiles posés sur lui. Les Terriens n’étaient pas très populaires dans la cité. Mais il avait grandi sur la Terre, monde tranquille et très policé, et n’avait jamais connu la peur. Il n’y avait certainement aucun danger à se promener dans les rues en plein jour !
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Quelques jours plus tard, il revint à la forge, fasciné ; puis, attiré par une rue bordée de jardins pleins de fleurs et d’arbres nains, il s’y engagea, marchant de jardin en jardin. Au bout d’un moment, il s’aperçut qu’il n’avait pas pris de repères ; il avait tourné plusieurs fois, et il ne savait plus très bien par où il était venu. Il regarda autour de lui, mais les hautes maisons lui cachaient les lumières de l’astroport, et il ne savait où diriger ses pas. Larry ne paniqua pas. Il n’avait qu’à revenir un peu en arrière pour se retrouver en terrain familier, pensa-t-il ; ou peut-être qu’en continuant droit devant lui, il déboucherait sur un quartier connu. Il continua donc. La rue des jardins se termina brusquement, et il se retrouva dans une partie de la cité où il n’était jamais venu. Elle était si différente de tout ce qu’il avait vu jusque-là qu’il se demanda s’il ne se serait pas égaré dans un district non humain. Le soleil était bas dans le ciel, et Larry commença à s’inquiéter. Arriverait-il quand même à trouver son chemin ? Il regarda autour de lui, essayant de s’orienter dans la lumière déclinante. Les rues étaient irrégulières et tortueuses ; les maisons, faites d’un mélange de paille et de gravier barbouillé d’une sorte de ciment grossier, étaient sombres et sans fenêtres. La rue semblait déserte, et pourtant, tandis qu’immobile il regardait autour de lui, il eut l’impression déconcertante d’être observé. — Allons, s’encouragea-t-il tout haut, ne va pas te faire des idées ! Il commença à s’orienter sérieusement. L’astroport s’étendait à l’est de la ville. Il devait donc tourner le dos au soleil et marcher droit devant lui. Quelqu’un me regarde, je le sens. Il se retourna lentement, prenant des repères. Il devait tourner de ce côté, dans cette rue, et continuer vers l’est, et alors, impossible de manquer l’astroport. La marche serait longue, peut-être, mais il devrait bientôt rencontrer un district familier. Avant la nuit, j’espère. S’engageant dans l’étroite ruelle, il jeta nerveusement un coup d’œil derrière lui. Étaientce des pas qu’il entendait ? - 30 -
Larry se raisonna. Il y a des gens qui vivent ici. Ils ont le droit de marcher dans la rue. Alors, qu’est-ce que ça peut faire s’il y a quelqu’un derrière toi ? D’ailleurs, il n’y a personne. Brusquement, la rue tourna à angle droit, déboucha sur une petite place fermée d’un mur bas et de deux maisons sombres. Un cul-de-sac. Larry fronça les sourcils et retint un juron. Il fallait trouver un autre chemin, bon sang ! Et si le soleil se couchait et qu’il fût obligé d’errer dans le noir, il serait dans de beaux draps ! Il se retourna pour revenir sur ses pas et se figea sur place. De l’autre côté de la place, plusieurs silhouettes indistinctes venaient vers lui. Dans la lumière rose et déclinante, elles semblaient grandes et menaçantes, avançant sur lui d’un air résolu et inquiétant. Il se remit en marche, puis hésita ; elles approchaient – oui, elles lui coupaient la retraite. Maintenant, il les voyait bien. Six ou huit garçons de son âge ou un peu plus jeunes, en vêtements autochtones misérables. Ils semblaient grossiers, agressifs et pas du tout amicaux, et Larry faillit paniquer. Mais il s’exhorta fermement : C’est une bande de gosses. La plupart ont l’air plus jeunes que moi. Pourquoi penser qu’ils m’en veulent – ou même qu’ils s’intéressent à moi ? C’est peut-être le club du coin qui va passer la soirée en ville ! Il les salua poliment de la tête et s’avança vers eux, comptant qu’ils allaient s’écarter pour le laisser passer. Au contraire, ils serrèrent les rangs, et Larry dut s’arrêter pour ne pas percuter le chef – un solide garçon d’environ seize ans. — Voulez-vous me laisser passer ? dit poliment Larry en ténébran. — Tiens, il parle notre langue ! dit le chef en un dialecte si grossier que Larry eut du mal à comprendre. Et que fait ici un Terranan de derrière les murs ? — Et d’abord, qu’est-ce que tu veux ? demanda un autre. Rassemblant son courage et essayant de dissimuler sa peur, Larry parla avec une prudente courtoisie. — Je me promenais dans la cité et je me suis perdu. Si l’un de vous pouvait m’indiquer le chemin pour retourner à l’astroport, je lui en serais reconnaissant. - 31 -
Mais toute la bande s’esclaffa bruyamment à ce discours. — Dis donc, il est perdu ! — Comme c’est triste ! — Hé, chiyu, tu crois que le grand chef de l’astroport va venir te chercher avec une lampe ? — Pauvre petit, tout seul dehors après la tombée de la nuit ! — Et même pas assez grand pour avoir un couteau ! Ta maman sait que tu es sorti tout seul, bébé ? Larry ne répondit pas. Il commençait à avoir vraiment peur. Ils s’en tiendraient peut-être aux sarcasmes – mais ce n’était pas sûr. Ces voyous ténébrans n’étaient peut-être que des enfants, mais ils étaient armés de longs couteaux, et ils n’avaient manifestement pas froid aux yeux. Il évalua le chef du regard, se demandant quelles seraient ses chances s’il fallait en venir aux mains. C’était faisable – le chef avait l’air lourd et mal entraîné – mais il ne pourrait jamais lutter contre eux tous à la fois. Malgré tout, il savait que s’il manifestait de la peur, il était perdu. S’ils cherchaient simplement à l’éprouver, il pouvait les bluffer par beaucoup d’assurance. Il serra les poings, essayant par ce geste de raffermir sa voix, et marcha sur le chef. — Laisse-moi passer. — Il faudra me marcher sur le corps, Terrien ! — D’accord, siffla Larry les dents serrées. Tu l’auras voulu, mon gros. Vif comme l’éclair, il lui décocha une droite au menton. Le chef laissa échapper un « aïe ! » de surprise, mais, se ressaisissant, il contra Larry par une gauche au foie. Larry, surpris, déconcerté, se plia en deux de douleur. Le souffle coupé, il chancela avant de retrouver son équilibre. Le chef lui expédia un coup de pied. Puis, comme un seul homme, toute la bande se rua sur lui, le bousculant brutalement, hurlant des mots qu’il ne comprenait pas. Faisant cercle autour de lui, ils l’obligèrent à reculer, poussant, cognant, lui faisant perdre l’équilibre chaque fois qu’il le recouvrait, le cernant de plus en plus près au milieu des huées. Il cria, sanglotant de rage :
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— Battons-nous à un contre un, bande de lâches, et vous verrez… Il reçut un coup de pied dans les mollets ; quelqu’un lui décocha un coup de coude dans l’estomac. Il glissa et tomba à genoux. Un poing s’écrasa sur son visage, et il sentit du sang couler de sa lèvre. Terrorisé, il réalisa que personne dans la Zone Terrienne ne savait seulement où il était, et qu’il pouvait être non seulement estropié mais tué. — Arrière, bande de rats de gouttière ! La voix, claire et méprisante, domina les hurlements et les huées. Avec des murmures de surprise et de consternation, les voyous reculèrent, et Larry, se redressant lentement sur les genoux, essuyant le sang qui coulait sur son visage, cligna des yeux dans la lumière soudaine. Deux hommes de haute taille, vêtus de vert, les éclairaient, immobiles. Mais les lumières et tous les yeux étaient braqués sur le jeune homme debout entre les torches. Il était grand et roux, vêtu d’une veste de cuir brodée et d’un court manteau de fourrure, et avait la main droite sur le pommeau de sa dague. Ses yeux gris acier flamboyèrent, et ses paroles cinglantes claquèrent comme un fouet : — Neuf… dix contre un, et pourtant, il vous tenait tête ! Cela prouve bien que tous les Terriens sont des lâches, hein ? Il reporta son regard sur Larry. — Relève-toi, dit-il, joignant le geste à la parole. Le chef tremblait littéralement. Baissant la tête, il gémit : — Seigneur Alton… Le nouveau venu le fit taire d’un geste. Les autres voyous avaient l’air maussades, ou intimidés. Le jeune homme au manteau de fourrure s’approcha de Larry et un sourire fugitif éclaira son visage. — J’aurais dû me douter que c’était toi, dit-il. Nous avons pour tâche de faire régner l’ordre dans la cité, mais il me semble que tu cherches les ennuis. Que faisais-tu là ? — Je me promenais, dit Larry. Je me suis perdu. Soudain, la froide arrogance du jeune homme l’irrita. Il rejeta la tête en arrière, serra les dents et le regarda droit dans les yeux. - 33 -
— Est-ce un crime ? Le jeune homme eut un rire bref, et soudain, Larry reconnut le rire, et le visage. C’était l’insolent rouquin qu’il avait vu le jour de son arrivée sur Ténébreuse ; celui qui lui avait parlé près de l’arche de l’astroport. Le jeune Ténébran reporta son regard sur le petit groupe des voyous, qui avaient reculé et remuaient avec embarras. — Vous n’êtes plus si braves, hein ? Ne vous inquiétez pas, je n’ai pas l’intention de stopper votre bataille, dit-il d’une voix claire et méprisante. Mais il faudrait qu’elle ait un sens. Il regarda alternativement Larry puis la bande. — Choisissez l’un d’entre vous – d’à peu près sa taille – et il se battra contre lui. Il évalua Larry du regard et ajouta, plein d’égards : — À moins que tu n’aies peur de combattre, Terrien ? Dans ce cas, je te renverrai chez toi, escorté de mes gardes du corps. La proposition exaspéra Larry. — Je peux me battre à un contre cinq, s’ils combattent loyalement, dit-il avec colère. Rejetant la tête en arrière, le Ténébran éclata d’un rire bref. — Un seul suffira. Eh bien, bravaches, gronda-t-il soudain à l’adresse de la bande, choisissez votre champion. À moins que vous ne vous battiez qu’en bande, comme les rats ! Les loubards se concertèrent, jetant des regards méfiants sur Larry, les deux gardes imposants et le jeune aristocrate. Enfin, un grand maigre de près de deux mètres, au long visage jaunâtre et édenté, cracha sur les pavés. — Je combattrai le… (Larry ne comprit pas l’épithète.) Je n’ai peur d’aucun Terrien d’ici jusqu’aux Hellers ! Larry serra les poings, évaluant son adversaire. Le voyou lui semblait avoir un an de plus que lui, à peu près. Grand et mince, avec des poings énormes, il n’avait pas l’air commode. Ce combat ne serait pas facile. Soudain, le voyou se rua sur lui, lui décochant une série de coups avant que Larry ait pu en placer un seul. Larry recula. Un poing s’écrasa sur son œil ; un autre lui atterrit sur le menton. Il se raidit pour faire face, sous les huées des voyous qui encourageaient leur compagnon. Soudain, ces clameurs mirent - 34 -
Larry en fureur. Il se rua tête baissée et, de toutes ses forces, décocha une droite au menton de son adversaire, suivie d’une gauche au nez, qui se mit à saigner. Le loubard lança furieusement les poings en avant, mais Larry, sa rage maintenant éveillée, contra facilement ses coups désordonnés. Il réalisa qu’en dépit de son allonge supérieure, son adversaire ne savait pas ce qu’il faisait. Le voyou plaça un ou deux coups au corps, mais Larry, rappelant méthodiquement ses connaissances en boxe, le força lentement à reculer, lui marchant sur les pieds, le déséquilibrant sans cesse, et lui décochant une série de coups au nez et au menton. Tête baissée, le loubard essaya le corps à corps ; il saisit Larry à la taille et essaya de lui donner un coup de genou bien placé ; mais, d’un coup de coude au visage, Larry parvint à se dégager et lui écrasa son poing sur l’œil de toutes ses forces. Le voyou tituba en arrière, chancela, et s’écroula sur les galets. — Allez, ragea Larry, debout au-dessus de lui, debout et en garde ! Le loubard remua, se releva sur les genoux, chancela et s’effondra tout d’une pièce. Larry prit une profonde inspiration. Il avait une lèvre fendue, le sang lui coulait dans la bouche, son œil et ses côtes lui faisaient mal. Quant à ses poings à vif, il avait l’impression d’en avoir martelé un mur de brique. Le jeune Ténébran fit signe à l’un de ses gardes qui s’approcha et examina le voyou toujours sans connaissance. — Vous autres, mes gaillards, disparaissez ! dit-il aux autres, avec un mépris cinglant. Ils s’éclipsèrent, se fondant tour à tour dans le brouillard. Il ne resta plus sur la place que le jeune aristocrate, les deux gardes silencieux, et Larry, qui ressentait douloureusement les élancements de ses phalanges écorchées. — Merci, dit-il enfin. — Inutile de me remercier, dit le jeune Ténébran d’un ton brusque. Tu t’es bien comporté. J’avais envie de savoir comment tu te sortirais de cette situation. En ce qui me concerne, tu as gagné le droit de te promener librement dans la - 35 -
ville, dit-il, souriant soudain. Tu as fait ce qu’il fallait pour mériter cette liberté. Voilà plusieurs jours que je te surveille, tu sais. Larry le regarda, interloqué. — Comment ? — Crois-tu qu’un Terrien peut se promener dans des endroits où aucun autre Terrien n’a jamais osé mettre les pieds sans que la moitié de la ville soit au courant ? Et cela finit toujours par arriver aux oreilles des Comyn. Les Comyn… Larry ne connaissait pas ce mot. Le jeune homme reprit : — J’étais sûr que tu finirais par être attaqué. Ce n’était qu’une question de temps, et je voulais voir si tu te conduirais comme un Terrien typique (de nouveau, sa voix prit une nuance méprisante) en essayant d’effrayer tes adversaires avec vos armes de couards, ou en appelant votre police au secours. Aucun Terrien ne règle jamais lui-même ses propres problèmes. Sauf toi, termina-t-il en souriant. — Pourtant, je n’aurais pas pu sans ton aide. Le jeune homme fit non de la tête. — Je n’ai pas levé le petit doigt. J’ai seulement veillé à ce que le combat soit honorable – et, en ce qui me concerne, tu peux aller où tu voudras dans la cité à partir de ce jour. Je me nomme Kennard Alton. Et toi ? — Larry Montray. Kennard le salua de la tête, en prononçant une formule rituelle de bienvenue. Puis, soudain, il sourit. — La maison de mon père n’est qu’à quelques pas, dit-il, et j’ai fini mon service. Tu ne peux pas retourner comme ça dans la Zone Terrienne ! Pour la première fois, son calme solennel fit place à un rire juvénile, et il eut enfin l’air de l’adolescent qu’il était. — Tu ferais peur à tes compatriotes – et si tes parents sont des inquiets comme les miens, ce n’est pas une chose à faire. Tu ferais mieux de m’accompagner chez moi. Sans attendre la réponse, il se retourna, faisant signe à ses gardes, et Larry les suivit sans un mot, légèrement excité. Ce qui
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aurait pu virer à la tragédie se transformait en aventure. Invité chez un Ténébran ! Kennard les conduisit vers une haute maison, entourée d’un jardin clos de murs bas. Kennard monta le premier les marches de pierre menant à la porte. Il fit un geste curieux, et la porte s’ouvrit toute grande. — Entre, et sois le bienvenu ; viens ici en paix, Terrien, dit-il en se retournant. La situation semblait exiger quelque témoignage solennel de reconnaissance, mais Larry ne sut que dire : — Merci. Il entra dans un grand hall brillamment éclairé, et regarda autour de lui, curieux et émerveillé. Quelqu’un, quelque part, jouait d’un instrument à cordes ressemblant à une harpe. Sous ses pieds, le sol était en pierres translucides ; les murs étaient ornés de panneaux multicolores de drap fin. Un non-humain, grand, au pelage duveteux et aux yeux verts intelligents, s’avança pour prendre le manteau de Kennard, puis, sur un signe, prit également la veste déchirée de Larry. — C’est le jour de réception de ma mère, nous n’irons donc pas la déranger, dit Kennard qui, se tournant vers le nonhumain, ajouta : Va dire à mon père que j’ai un invité. Suivant Kennard, Larry monta un autre escalier. Le Ténébran poussa une porte sombre, émit une note grave, et la pièce s’emplit soudain de lumière et de chaleur. La pièce était agréable, avec des fauteuils et des canapés bas, un râtelier plein de poignards et d’épées contre un mur, un animal empaillé ressemblant à un aigle, un tableau représentant un cheval, et, sur une petite table, une sorte d’échiquier ou de damier, avec des pièces en cristal groupées face à face, sur deux côtés. La pièce était luxueuse, mais désordonnée, avec des vêtements jetés un peu partout, et, sur une table, un monceau d’objets que Larry ne parvint pas à identifier. Kennard ouvrit une autre porte et dit : — Là, tu as le visage en sang et les vêtements déchirés. Fais un peu de toilette, et je vais te prêter de quoi te changer.
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Il fouilla derrière un panneau et jeta à Larry quelques vêtements bizarres. — Reviens quand tu seras présentable. La salle de bains était luxueuse, carrelée de faïences d’une douzaine de couleurs, disposées en dessins géométriques. Les accessoires étaient étranges, mais après quelques essais, Larry trouva un robinet d’eau chaude et se lava le visage et les mains. La chaleur fit du bien à son visage tuméfié, et, se regardant dans un miroir en pied, il réalisa qu’entre son passage à tabac et son combat de boxe, il avait piètre apparence. Cela l’inquiéta un peu. Qu’allait dire son père ? Eh bien, il avait voulu voir de ses propres yeux la vie de Ténébreuse, et il se soucierait plus tard de ce qui l’attendait à la maison. Papa comprendrait quand il lui expliquerait. Il ôta ses vêtements sales et déchirés et enfila les culottes de laine souple et le justaucorps doublé de fourrure que Kennard lui prêtait. Il se regarda dans la glace. Eh bien, à part ses cheveux coupés court, il aurait pu passer pour n’importe quel jeune Ténébran ! Maintenant qu’il y pensait, il n’avait vu aucun Ténébran roux, sauf Kennard. Mais il devait bien y en avoir d’autres ! Quand il sortit de la salle de bains, il trouva Kennard assis dans un fauteuil, devant une table chargée de plusieurs bols de nourriture. Il fit signe à Larry de s’asseoir. — Je suis toujours affamé en rentrant de mon service. Tiens, mange aussi quelque chose. Il hésita, regardant avec curiosité Larry, qui prit un bol et une baguette, puis il éclata de rire. — Parfait ! Tu sais t’en servir. Je n’en étais pas sûr. Les petits rouleaux farcis de viande et d’une sorte de riz ou d’orge, étaient excellents. Larry mangea avec appétit, les trempant dans une sauce fruitée et épicée comme le faisait Kennard. Enfin, il reposa son bol et dit : — Tu m’as dit que tu surveillais mes promenades depuis plusieurs jours. Pourquoi ? Kennard prit dans un bol une poignée de petites pâtisseries croustillantes et poisseuses, et en offrit à Larry avant de répondre.
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— Je ne sais pas trop comment t’expliquer sans te faire injure, dit-il. — Ne crains rien, dit Larry. Tu m’as sans doute évité une grave blessure ou la mort. Dis tout ce que tu voudras, et je m’efforcerai de ne pas m’en offenser. — Cela n’a rien à faire avec toi, personnellement. Personne ne veut d’ennuis à Thendara. Certains Terriens ont été blessés ou tués dans la cité. Généralement, ils l’avaient cherché. Je ne veux pas dire que tu aies cherché quoi que ce soit – ces voyous sont des rats qui attaquent des gens parfaitement inoffensifs. Mais d’autres Terriens ont provoqué des désordres, et nos concitoyens les ont traités comme ils le méritaient. C’est ainsi que tout doit se terminer – un fauteur de troubles est puni, et l’affaire est réglée. Mais vous n’acceptez pas cela, vous autres Terriens. Chaque fois que l’un des vôtres est mis à mal, quoi qu’il ait fait pour s’attirer ces désagréments, vos équipes de l’astroport viennent enquêter sur l’affaire, faisant du scandale et exigeant d’interminables procès suivis de châtiments. Sur Ténébreuse, tout homme en âge de porter la culotte et non la jupe est censé être capable de se défendre ; et s’il ne le peut pas, c’est à sa famille de s’en charger. Nos gens ont bien du mal à comprendre vos coutumes. Mais nous avons signé un traité avec les Terriens, et les gens responsables de cette cité ne veulent pas d’ennuis avec vous. Alors, nous essayons de prévenir les incidents de ce genre – quand nous pouvons le faire dans l’honneur. Larry grignotait distraitement une petite pâtisserie. Elles étaient fourrées d’un fruit acide, comme de petites tourtes. Il commençait à comprendre la différence entre son propre monde, réglementé par des lois impersonnelles, et Ténébreuse où régnait le code farouche et individualiste du chacun pour soi. Quand les deux entraient en conflit… — Mais il y avait autre chose, dit Kennard. Tu m’intriguais. Et cela, depuis le premier jour où je t’ai vu, à l’astroport. Pour la plupart, les Terriens aiment rester derrière leurs murs – ils ne prennent même pas la peine d’apprendre notre langue ! Pourquoi es-tu si différent ?
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— Je ne sais pas. Je ne sais pas non plus pourquoi les autres sont comme ils sont. Simplement… bon, appelle cela de la curiosité, si tu veux. Puis, une nouvelle idée frappa Larry. — Tu n’es donc pas arrivé par hasard, tout à l’heure ? Tu m’observais ? — Par intermittence. Mais c’est un coup de chance que je me sois trouvé là aujourd’hui. J’avais terminé mon service et je rentrais chez moi. J’ai entendu un bruit de bataille, et, de service ou non, cela fait partie de mon travail. — Ton travail ? — Je suis Cadet dans la Garde de la Cité. Tous les garçons de ma famille y entrent à l’âge de quatorze ans, et servent comme officiers de paix trois jours par cycle. Pour l’essentiel, je supervise simplement les gardes et je vérifie les listes de service. Et toi, quel est ton travail ? — Aucun pour le moment. Je vais juste à l’école. Soudain, embarrassé, il se sentit très jeune. Cet adolescent qui se contrôlait si bien n’était pas plus vieux que lui et faisait déjà un métier d’homme – il ne perdait pas son temps à l’école et n’était pas traité en enfant ! — Vous commencez à faire votre travail d’adulte sans formation ? Comme c’est étrange, dit Kennard. — Votre système me paraît étrange aussi, dit Larry, un peu amer car son ami semblait convaincu que son système à lui était le bon. Kennard sourit. — En fait, j’avais une autre raison pour vouloir te connaître – et si cet incident n’était pas survenu, j’en aurais trouvé le moyen tôt ou tard. Je meurs d’envie de tout savoir sur le voyage spatial et les étoiles ! Et je n’ai jamais eu l’occasion d’en rien apprendre ! Dis-moi… comment les grands vaisseaux trouventils leur chemin entre les étoiles ? Qu’est-ce qui les propulse ? Les Terriens ont-ils vraiment des colonies sur des centaines de mondes ? — Une question à la fois, dit Larry en riant, et n’oublie pas que je ne suis qu’un écolier !
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Puis il se mit à parler de la navigation à Kennard qui écoutait, fasciné, l’étourdissant de questions sur les astronefs et les étoiles. Il lui exposait ce qu’il savait des moteurs quand la porte s’ouvrit. Un homme entra, très grand, les cheveux roux comme Kennard, mais grisonnants aux tempes. Il avait les yeux profondément enfoncés dans les orbites, perçants et sévères, et, très élégant dans sa jaquette brodée cramoisie, il avait un grand air d’intégrité et de dignité. Kennard se leva immédiatement, et Larry l’imita. — Ainsi, voilà ton ami, Kennard ? L’homme s’inclina cérémonieusement devant Larry. — Bienvenue dans notre demeure, mon enfant. Kennard me dit que tu es brave et que tu as gagné la liberté de te promener partout dans la Cité. Je te prie de te considérer comme libre dans notre maison également, et en toute occasion. Je suis Valdir Alton. — Larry Montray, z’par servu, dit Larry, s’inclinant comme Kennard l’avait fait, et utilisant l’expression ténébrane la plus respectueuse. À votre service, monsieur. — Tout l’honneur est pour nous. Il lui sourit en lui serrant la main. — J’espère que tu viendras souvent nous voir. — J’en serais très heureux, monsieur. — Tu parles très bien le ténébran. Il est rare de trouver parmi vous un homme qui nous fasse la courtoisie d’apprendre notre langue. Larry ne put s’empêcher de protester. — Mon père le parle encore mieux que moi, monsieur. — Alors, c’est un homme sage, répliqua Valdir Alton. — Père… intervint Kennard, très excité. Dans les rues, c’était un jeune soldat plein de prestance et de dignité, mais ici, ce n’était qu’un gosse, comme Larry. — Père, Larry m’a promis de me prêter des livres sur les voyages spatiaux et sur l’Empire ! Et il va aussi demander l’autorisation de me faire visiter l’astroport ! — Sur ce dernier point, ne soyez pas déçus si l’autorisation est refusée, remarqua Valdir avec un sourire indulgent. On - 41 -
pourrait penser que tu es un espion. Mais les livres seront bienvenus. Je lis un peu le terrien standard. — J’y avais pensé, dit Larry. Je n’étais pas sûr que Kennard connaisse notre langue. Il s’agit de livres essentiellement composés de dessins et de photos. — Merci, dit Kennard en riant. J’arrive à lire vos caractères – assez pour les listes de service et autres choses semblables – mais j’ai trop à faire pour me consacrer à l’étude ! Oh, je sais écrire mon nom, mais pourquoi devrais-je m’abîmer les yeux à apprendre ce que tout écrivain public peut faire pour moi ? Pourtant, des livres de photos – ce sera merveilleux ! Larry, trop stupéfait pour se soucier de politesse, balbutia : — Tu ne sais même pas lire ta propre langue ? Mais moi, je sais lire le ténébran ! — Tu sais lire ? dit Kennard, sincèrement impressionné. Moi qui te croyais trop jeune pour porter les armes – et voilà que tu sais déjà lire deux langues, et les écrire ! Tu es donc un savant ? Larry secoua la tête. — Mais quel âge as-tu donc, si tu sais déjà lire ? — J’ai eu seize ans il y a trois mois. — Moi, j’aurai seize ans aux Mois Sombres, dit Kennard. Je te croyais plus jeune. Valdir Alton, qui mangeait distraitement les petites pâtisseries, les interrompit. — Je ne voudrais pas manquer à l’hospitalité, Lerrys, dit-il, prononçant le nom avec un curieux accent ténébran. Mais il se fait tard, et l’heure du couvre-feu approche à l’astroport. Kennard, tu devrais faire escorter ton invité jusque chez lui. À moins qu’il ne préfère passer la nuit ici ? Nous ne manquons pas de place pour nos hôtes, et tu seras le bienvenu. — Merci, monsieur, mais il vaut mieux que je rentre. Mon père s’inquiéterait. Si quelqu’un peut m’indiquer le chemin… — Mes gardes te raccompagneront, dit Kennard, mais reviens bientôt. Je suis de service demain et après-demain, mais… le jour suivant ? Pourrais-tu passer l’après-midi avec moi ? — Avec plaisir, dit Larry.
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— Conserve ces vêtements, dit Valdir. Les tiens sont en lambeaux. Ceux-ci sont au frère de Kennard ; inutile de les rapporter. Kennard le raccompagna à la porte, lui renouvelant cordialement son invitation, et Larry, escorté d’un garde silencieux, fut rapidement de retour à l’astroport. L’esprit encore plein de son aventure, il fut brutalement ramené à la réalité par le garde de service qui lui refusa l’entrée. — Que venez-vous faire à cette heure ? L’entrée est réservée au personnel de l’astroport ! Larry sursauta, se rappelant qu’il était en vêtements ténébrans. Il montra sa pièce d’identité au garde stupéfait. — Qu’est-ce que cet accoutrement, petit ? Et tu es en retard. Une demi-heure plus tard, j’aurais été obligé de faire un rapport au Commandant. Tu ne sais donc pas qu’il est dangereux de rôder dehors la nuit ? Puis, avisant les poings à vif de Larry et son œil gauche qui noircissait lentement, il ajouta : — Mais je crois que tu viens de le découvrir par toi-même. Quand ton père te verra, je parie qu’il ne va pas te faire de compliments ! Larry commençait en effet à le craindre. Mais il n’y avait rien à faire qu’à regarder la situation en face. Quoi que pût dire son père, il ne regrettait rien. Pas même s’il devait être châtié.
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CE fut pire qu’il ne l’avait imaginé.
De l’entrée, il vit son père, l’interphone à la main, qui parlait d’une voix sèche, inquiète, irritée. — … sorti après l’école et n’est pas rentré depuis. J’ai contacté tous ses amis. Le garde de la grille occidentale l’a vu sortir mais ne l’a pas vu rentrer… Je ne voudrais pas avoir l’air alarmiste, monsieur, mais s’il s’est aventuré dans la Vieille Ville… vous savez aussi bien que moi ce qui a pu se passer. Oui, je le sais, monsieur, et je suis seul responsable de ce qui est arrivé. Quelle sottise j’ai faite, je le comprends maintenant, croyez-moi… — Papa… ? dit Larry d’une voix hésitante. Montray sursauta et faillit lâcher le combiné. — Larry ! C’est toi ? Puis il ajouta, à l’interphone : — Oubliez ce que je vous ai dit. Il vient de rentrer. Oui, je m’en occuperai… Très bien, Larry, continua-t-il, approche que je te voie bien. Larry obéit, se préparant à la tempête qu’il pressentait. Entrant dans le séjour, les lumières éclairèrent à plein son visage tuméfié, et Montray pâlit. — Larry, ton visage ! Que s’est-il passé, fiston ? Ça va ? Il s’avança vivement, prenant Larry par les épaules et le tournant vers la lumière. Larry se raidit, essayant de se dégager. — Ça va, Papa. J’ai été pris dans une bagarre. Une bande de petits durs. Mais ça va maintenant. Il ajouta vivement : — Ce n’est pas aussi terrible que ça en a l’air. - 44 -
Montray fit la grimace et détourna le visage. Quand il ramena son regard sur Larry, son visage était redevenu sévère et impassible, et sa voix avait repris son calme. — Tu ferais bien de tout me raconter. Larry commença son récit, essayant de minimiser la bataille, mais son père l’interrompit d’une voix dure : — Tu aurais pu te faire tuer ! Tu le sais, non ? — Mais je ne suis pas mort. Et vraiment, Papa, quelle chance incroyable que d’avoir rencontré Kennard. Ça valait bien quelques ennuis… Papa, qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce qu’il ya? — J’ai commis l’erreur de te laisser aller en ville tout seul, dit Montray. Je le comprends maintenant. Mais c’est terminé. Cela aurait pu être très grave. Larry, c’est un ordre : tu ne sortiras plus de la Zone Terrienne, à aucun moment et sous aucun prétexte. Stupéfait, vexé, incrédule, Larry fixa son père. — Ce n’est pas possible, Papa ! — Très possible, au contraire. — Mais alors, tu ne m’as pas écouté ! Une chose pareille ne se reproduira jamais ! Kennard a dit que j’avais gagné la liberté de me promener dans toute la ville, et son père m’a invité à revenir… — J’ai parfaitement entendu, l’interrompit son père, mais je t’ai donné un ordre, Larry, et je n’ai pas l’intention de le discuter. Tu ne sortiras plus de la Zone Terrienne – jamais. Non, plus un mot, dit-il, lui imposant silence de la main. Va laver et soigner tes blessures, puis au lit. Exécution ! Larry ouvrit la bouche, puis la referma lentement. C’était inutile ; son père ne l’écoutait pas. Furieux, blessé, il s’en alla dans sa chambre. Ça ne ressemblait pas à son père de le traiter comme ça – comme un gosse qui n’a qu’à obéir ! Généralement, Papa était raisonnable. Tout en lavant son visage tuméfié et en désinfectant ses phalanges à vif, il bouillonnait intérieurement de colère. Papa ne pouvait pas parler sérieusement – pas maintenant, pas après les risques qu’il avait pris pour se faire accepter ! - 45 -
Finalement, il décida d’attendre le matin. Papa était encore inquiet et furieux. Quand il aurait eu le temps de réfléchir, peutêtre écouterait-il la voix de la raison. Larry se coucha, pensant toujours avec excitation à son nouvel ami et aux possibilités qui s’ouvraient devant lui – l’occasion de connaître la vraie Ténébreuse, non plus le monde familier à l’astroport et aux touristes, mais le monde beau, étrange et pittoresque qui s’étendait au-delà. Papa serait bien forcé d’en convenir ! Mais il n’en fut rien. Quand Larry aborda la question au petit déjeuner, Montray, le visage sombre et rébarbatif, aurait intimidé tout être moins résolu que son fils. — J’ai dit que je ne voulais même pas en discuter. Je t’ai donné un ordre, et c’est définitif. Larry se mordit les lèvres, considérant son assiette avec fureur. Enfin, brûlant d’indignation, il releva la tête et regarda son père avec défi. — Je refuse, monsieur. Montray fronça les sourcils. — Qu’est-ce que tu dis ? Larry sentit son estomac se nouer. Il n’avait jamais ouvertement défié son père depuis sa petite enfance. Mais il s’obstina. — Papa, je ne veux pas te manquer de respect, mais tu ne peux pas m’imposer une chose pareille. Je ne suis plus un enfant, et quand tu parles ainsi, j’ai droit au moins à une explication. — Tu feras ce que je t’ai ordonné, ou sinon… Montray se ressaisit. Il posa sa fourchette, se pencha en avant et posa son menton sur ses mains. — Très bien, dit-il. Discutons. Supposons que tu aies été grièvement blessé hier soir ou tué ? — Mais je… — Laisse-moi terminer. Un jeune étourdi part en exploration, et il peut en résulter un incident interplanétaire. Si tu t’étais mis dans une situation vraiment critique, il nous aurait fallu faire appel à toute la puissance et à tout le prestige de l’Empire Terrien pour t’en tirer. Et dans ce cas – surtout si nous - 46 -
avions été obligés de recourir à la force et aux armes terriennes – toute la bonne volonté et la bienveillance que nous avons mis des années à inspirer auraient été anéanties. Tout aurait été à recommencer. Naturellement, s’il fallait en venir aux armes, nous gagnerions. Mais nous voulons éviter les incidents, non remporter des batailles qui nous coûteraient plus cher que la victoire ne nous rapporterait. Franchement, crois-tu que cela en vaille la peine ? Larry hésita. — Eh bien ? — Considéré comme ça, je suppose que non, dit lentement Larry. Il comparait mentalement ce discours aux paroles de Kennard, selon qui les Ténébrans s’offensaient des interventions officielles des Terriens dans ce qui aurait dû rester des querelles privées entre un fauteur de troubles et ses victimes. Cela signifiait aussi que, si Larry avait été blessé, les Terriens auraient tenu Ténébreuse entière pour responsable, et non pas uniquement les quelques voyous ayant effectivement provoqué l’incident. Il réfléchit à la façon d’expliquer cela à son père, mais Montray ne lui en laissa pas le temps. — Et voilà. Plus d’explorations en solo. Pas de discussion, s’il te plaît. Je n’ai pas l’intention d’en débattre plus longtemps avec toi. Et je ne reviendrai pas sur ma décision. Il repoussa son assiette et se leva. — Maintenant, j’ai à travailler. Larry resta assis devant les assiettes vides, bouillonnant de ressentiment. Ainsi, Kennard avait raison. Toute Ténébreuse et tout l’Empire Terrien semblaient bien concernés. Son front brûlait de fièvre, son œil tuméfié voyait à peine, ses mains étaient si enflées qu’il avait du mal à tenir sa fourchette. Il décida de manquer l’école et passa la plus grande partie de la matinée allongé sur son lit, ruminant amèrement sa déconvenue. C’était la fin de son aventure. Que lui restait-il ? Le morne univers de l’astroport et des Bâtiments, identiques à ceux qu’il avait laissés sur la Terre. Il aurait aussi bien pu y rester !
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Il sortit les livres destinés à Kennard. Il ne pourrait même pas tenir cette promesse ! Et Kennard penserait que sa parole n’avait aucune valeur. Comment prévenir son ami ténébran du châtiment qu’on lui infligeait ? Kennard et son père lui avaient offert leur hospitalité et leur amitié, et il ne pouvait même pas tenir les engagements qu’il avait pris ! Au départ, ils n’avaient déjà pas très bonne opinion des Terriens, et cela les conforterait dans l’idée qu’on ne pouvait pas leur faire confiance. La journée se traîna en longueur. Le lendemain, il retourna au lycée, éludant les questions sur son œil par une histoire de chute dans le noir. Mais le surlendemain, à mesure qu’approchait l’heure de sa visite aux Alton, son débat intérieur s’intensifiait. Il avait promis, bon sang ! Au petit déjeuner, son père, considérant son visage enflammé, avait dit d’une voix brève : — Désolé, Larry. Ce n’est pas agréable pour moi de te refuser ce que tu désires tant. Un jour, quand tu auras grandi, tu comprendras peut-être pourquoi je dois agir ainsi. Jusque-là, tu devras faire confiance à mon jugement, je le crains. Il croit mettre fin à mon intérêt pour Ténébreuse simplement en m’interdisant de sortir de la Zone Terrienne, pensa Larry avec rancune. Comme il est ignorant de ce monde – et de moi ! La journée passa lentement. Il considéra, et rejeta, l’idée d’un dernier appel à son père. Wade Montray donnait rarement des ordres, mais quand il en donnait, il ne les rapportait jamais, et Larry sentait que sa décision était irrévocable. Mais c’était une injustice – et c’était une erreur ! Déchiré, Larry se trouva placé devant une réalité que tous les jeunes gens doivent affronter tôt ou tard : leurs parents n’ont pas toujours raison – parfois même, ils peuvent avoir complètement tort ! Qu’il ait tort ou raison, il pense que je dois lui obéir, quoi qu’il arrive ! Et c’est là le problème. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Il pensa qu’il n’y avait rien à faire, mais la question continua à le tourmenter : qu’est-ce que je peux faire d’autre ? - 48 -
Je peux refuser de lui obéir. L’idée surgit brusquement, comme du néant. Il n’avait jamais délibérément défié son père. Cette seule idée le mettait mal à l’aise. Mais cette fois, j’ai raison et il a tort, et s’il ne s’en aperçoit pas, moi, je le sais. J’ai pris un engagement, et si je ne tiens pas ma parole, quelques Ténébrans – et non des moindres – penseront que les Terriens ne valent pas grand-chose. Voilà une circonstance où je vais être obligé de désobéir à Papa. Après, j’accepterai toute punition qu’il m’imposera. Mais je tiendrai ma parole envers Kennard et son père. Je leur expliquerai pourquoi je ne pourrai peut-être plus venir les voir, mais je ne ferai pas insulte à leur hospitalité en disparaissant sans même leur faire savoir pourquoi je ne suis jamais revenu. Kennard m’a évité d’être roué de coups, tué peut-être. Je lui ai promis quelque chose qu’il désire – des livres – et je lui dois bien ça. Désobéir le mettait mal à l’aise. Mais, tout au fond de lui, il sentait qu’il avait raison. Si j’étais né sur Ténébreuse, on me considérerait comme un homme ; assez âgé pour faire un travail d’homme, assez âgé pour prendre mes propres décisions – et en assumer les conséquences. Il vient un temps dans la vie où l’on doit commencer à décider par soi-même ce qui est vrai ou faux, et cesser d’accepter la parole des aînés. Papa a peut-être raison de son point de vue, mais il ne connaît pas toute l’histoire, et moi, si. Et il faut que je fasse ce que je crois juste. Il se demanda pourquoi il se sentait si triste. Soudain, il souffrait à l’idée qu’il avait pris une décision sur laquelle il ne pourrait jamais revenir. Il serait peut-être puni comme un enfant en rentrant ; mais il réalisait soudain qu’il ne serait jamais plus un enfant. Ce n’était pas le simple fait de désobéir à son père – tout enfant le pouvait. C’était qu’il avait décidé, une fois pour toutes, qu’il n’acceptait plus que son père décide à sa place de ce qui était bien ou mal. À l’avenir, s’il obéissait à son père, ce serait après avoir réfléchi et décidé, en adulte, qu’il était d’accord pour obéir.
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Et cela était douloureux. Il ressentait une peine étrange, mais il ne lui vint pas à l’esprit de revenir sur sa décision. Il avait décidé ce qu’il allait faire. Maintenant, il lui restait à décider comment le faire. Son père avait dit que si lui, Larry, se trouvait entraîné dans un incident, toute la Zone Terrienne pouvait s’y trouver entraînée également. C’était à considérer. L’affaire était sérieuse. Larry voulait être certain d’écarter tout risque. Puis il pensa : À part mon costume, je peux passer pour un Ténébran. Quand je parle, on me prend pour un Ténébran. Si je ne suis pas vêtu en Terrien, je n’aurai aucun ennui. Et, ajouta-t-il mentalement, s’il m’arrive quelque chose, les Terriens ne seront pas en cause. Je serai seul responsable. Il ôta vivement ses vêtements, revêtit ceux de Kennard et se regarda dans la glace. Une partie de lui-même reconnut, vaguement ironique, que cette mascarade l’amusait. C’était excitant, c’était une aventure. L’autre partie de lui-même ressentait quelque appréhension. En abandonnant volontairement son identité de Terrien, il renonçait délibérément à son droit d’appel à la protection de l’Empire. Maintenant, il était livré à lui-même. Il circulerait dans la ville sans autre protection que ses deux mains et sa connaissance de la langue. Comme si j’étais né Ténébran, et entièrement responsable de moi-même ! Il avait envisagé la possibilité d’être arrêté à la grille, mais il passa l’arche sans incident et pénétra dans la ville. C’était l’heure où les ouvriers rentraient chez eux, et les rues étaient animées. Il se mit à marcher sans attirer un seul regard, sentant monter en lui une curieuse excitation qui lui coupait le souffle. À chaque pas, il avait l’impression d’abandonner derrière lui la personne qu’il avait été jusque-là. Son costume actuel n’était plus un déguisement, mais plutôt la découverte d’une couche plus profonde de sa personnalité qui maintenant prenait vie. Le pâle et froid soleil était bas dans le ciel et projetait des ombres roses dans les rues et les ruelles ; avec un instinct de chat, il trouva son chemin vers les confins de la ville.
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Il faillit ressentir du regret en arrivant dans le quartier lointain où se dressait la maison des Alton. Le non-humain qu’il avait vu la première fois lui ouvrit la porte, mais Kennard était debout dans le hall, et Larry se demanda brièvement si le jeune Ténébran l’attendait. — Te voilà, dit Kennard avec un sourire de satisfaction. J’ai eu un moment l’impression que tu ne pourrais pas venir, mais quand j’ai regardé cet après-midi, j’ai compris que tu viendrais. Paroles troublantes ; Larry essaya de leur donner un sens, puis se dit qu’il s’agissait sans doute d’une tournure de la langue ténébrane qu’il ignorait encore. — J’ai cru un moment ne pas pouvoir venir, dit-il, sans plus d’explications. Le non-humain s’avança vers lui, et Larry recula involontairement, au souvenir de celui qu’il avait touché dans la rue. Kennard dit vivement : — N’aie pas peur du kyrri. Il est vrai qu’ils émettent des étincelles quand un étranger les frôle, mais il ne te fera aucun mal maintenant qu’il te connaît. Ils servent nos familles depuis des générations. Larry donna son manteau au non-humain, en l’observant avec curiosité. Très droit, il avait un aspect vaguement humain, mais il était couvert d’une longue fourrure grisâtre, il avait de longs doigts préhensiles et un visage de singe masqué. Il se demanda d’où venait le kyrri, et quels genres de rapports pouvaient exister entre humains et non-humains. Le saurait-il jamais ? — Je t’ai apporté les livres promis, dit-il à Kennard, qui les prit avec enthousiasme. — Parfait ! Mais je les regarderai plus tard. Ne restons pas ici dans le hall. Sais-tu jouer aux fléchettes ? Ferons-nous une partie ? Larry accepta avec intérêt. Kennard le conduisit dans une salle du rez-de-chaussée, vaste et claire, qui était manifestement une salle de jeu. Les fléchettes étaient légères et parfaitement équilibrées, empennées des plumes pourpres et vertes de quelque oiseau exotique. Une fois habitué à leur poids et à leur équilibre, Larry découvrit qu’il tenait bien sa place dans la - 51 -
partie. Mais ils jouaient par intermittence, Kennard s’interrompant souvent pour feuilleter les livres, admirer les photos et poser d’incessantes questions sur le voyage spatial. Ce fut pendant l’une de ces interruptions que les tentures fermant la pièce s’écartèrent, et qu’apparut Valdir Alton, suivi d’un autre homme – un Ténébran de haute taille, aux cheveux roux tout blancs aux tempes, rejetés en arrière d’un front haut et sévère. Il portait un manteau brodé d’une coupe curieuse. Les deux garçons interrompirent leurs activités, et, avec un petit sursaut d’étonnement, Kennard fit à l’étranger une profonde révérence cérémonieuse. Le nouveau venu regarda Larry d’un œil perçant, et, ne voulant pas paraître impoli, Larry imita son ami. L’homme énonça une formule de politesse en souriant aimablement aux jeunes gens ; mais comme son regard croisait celui de Larry, il sursauta, fronça les sourcils, puis, tournant la tête vers Valdir, il dit : — Terrien ? Valdir garda le silence mais ils se regardèrent un moment. L’étranger hocha la tête, traversa la salle et vint se placer devant Larry. Lentement, comme contraint, Larry leva la tête, incapable de détacher les yeux de ce regard incisif et autoritaire. Il avait l’impression d’être pesé, analysé, disséqué ; comme si le vieil homme, perçant ses vêtements d’emprunt, fouillait jusqu’aux os sa chair étrangère, ses pensées et ses souvenirs les plus secrets. Un peu comme s’il l’avait hypnotisé. Il se surprit soudain à frissonner, puis, brusquement, il put détourner la tête. L’homme lui sourit, et ses yeux gris étaient pleins de bonté. Parlant par-dessus la tête des jeunes gens, il dit à Valdir : — Voilà donc pourquoi vous m’avez fait venir, Valdir ? Ne vous inquiétez pas, j’ai des fils moi-même. Présente-moi à ton ami, Kennard. — Le Seigneur Lorill Hastur, l’un des Anciens du Conseil, dit Kennard. Larry avait entendu son père prononcer ce nom, avec exaspération, mais aussi avec un certain respect. J’espère que ma présence ici ne va pas provoquer des problèmes, pensa-t-il, et, un bref instant, il regretta presque d’être venu, puis il n’y - 52 -
pensa plus. La tension dans la pièce diminua imperceptiblement. Valdir prit l’un des livres de Larry et se mit à le feuilleter avec intérêt ; Lorill Hastur s’approcha et regarda par-dessus son épaule, puis s’éloigna et se mit à examiner les fléchettes. Il ramena le bras en arrière et en lança une au centre de la cible. Valdir posa le livre et regarda Larry. — J’étais sûr que tu pourrais venir aujourd’hui. — C’était convenu, dit Larry. Mais je ne pourrai peut-être pas recommencer. Valdir étrécit les yeux, intrigué. — Trop dangereux ? — Non, dit Larry, je ne me soucie pas du danger. Mais mon père préfère que je m’abstienne. Il n’en dit pas plus ; il ne voulait pas discuter les idées de son père, ni même avoir l’air de le trouver déraisonnable. C’était un problème entre son père et lui, et ça ne regardait pas les étrangers. De nouveau, son conflit l’emplit de tristesse. Il aimait tellement mieux Kennard que tous ses amis de la Zone Terrienne, et pourtant, il devait renoncer à cette amitié avant qu’elle ait eu le temps de s’épanouir. Il prit une fléchette, la retourna dans sa main, puis la lança et manqua la cible. Lorill Hastur se tourna face à lui. — Comment se fait-il que tu aies accepté des ennuis et peutêtre un châtiment pour venir ici aujourd’hui, Larry ? Larry ne pensa pas à se demander – du moins pour le moment – comment l’Ancien connaissait son nom et le conflit intérieur qui lui avait imposé un choix douloureux. Il lui sembla naturel que ce vieillard aux yeux inquisiteurs sût tout ce qui le concernait. Mais il voulait être loyal. — Je n’ai pas eu le temps de lui faire comprendre. Il aurait réalisé pourquoi il fallait que je vienne. — Et manquer à ta parole aurait constitué une insulte, dit gravement Lorill Hastur. Faire ses propres choix, cela fait partie du code de conduite d’un homme. Il sourit et se dirigea vers la porte sans prendre congé. Valdir fit un pas pour le suivre, mais se retourna vers Larry. — Tu seras toujours le bienvenu.
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— Merci, monsieur. Mais j’ai peur de ne plus pouvoir venir. Non que je n’en aie pas envie. Valdir sourit. — Je respecte ton choix. Mais j’ai l’impression que nous nous reverrons. Il sortit à la suite de Lorill Hastur. De nouveau seul avec Kennard, Larry s’étonna. — Comment savait-il tant de choses sur moi ? — Le Seigneur Hastur ? Il est télépathe, naturellement, dit Kennard distraitement, plongé dans un livre de photos de l’hyper-espace. Quel genre de caméra utilisez-vous pour ces prises de vue ? Je n’ai jamais compris comment fonctionne une caméra. Et Larry, lui expliquant le principe de la pellicule sensible, s’amusa intérieurement. Il est télépathe, naturellement ! C’était tout naturel pour Kennard, alors qu’une caméra, c’était étrange et exotique. Tout dépendait du point de vue. Bien trop tôt à son goût, le soleil déclinant l’avertit qu’il était l’heure de partir. Kennard le pressa de rester encore, mais il refusa. Il ne voulait pas que son père s’effrayât de son absence. Et tout au fond de son esprit rôdait un souvenir qui était aussi une menace – s’il était porté absent, son père mettrait-il en branle tous les rouages de l’Empire pour le localiser, pour attirer des ennuis à ses amis ? Kennard fit une partie du chemin avec lui, puis s’arrêta à un carrefour et le regarda avec tristesse. — Je n’ai pas envie de te dire adieu, Larry, dit-il. Tu me plais. Je voudrais… Larry hocha la tête, un peu embarrassé, mais ému comme lui. — Peut-être que nous nous reverrons, dit-il en lui tendant la main. Kennard hésita, assez longtemps pour que Larry s’offensât dans un premier temps, puis s’inquiétât d’avoir contrevenu à l’étiquette ténébrane. Enfin, résolument, Kennard tendit les bras et prit la main de Larry dans les siennes. Larry n’apprendrait que des années plus tard combien ce geste était rare dans la caste à laquelle appartenaient les Alton. Il dit doucement : - 54 -
— Je ne te dis pas adieu. Simplement – bonne chance. Il se retourna vivement et s’éloigna sans regarder en arrière. Dans le brouillard qui tombait, Larry dirigea ses pas vers la Zone Terrienne. Avançant dans les sombres canyons des rues, ses pieds rétablissant instinctivement son équilibre sur les galets inégaux, il ressentait une mélancolie indéfinie, comme s’il voyait tout cela avec le regard pathétique de l’adieu. Une porte s’était ouverte sur un monde brillant, puis lui avait claqué au nez. Maintenant tout paraissait terne par contraste. Soudain, sa tristesse diminua et s’évanouit. Ce n’était que temporaire. Il ne serait pas toujours un enfant. Le jour viendrait où il serait son maître, libre d’explorer tous les mondes qu’il voudrait – et Ténébreuse n’était qu’une planète parmi bien d’autres. Aujourd’hui, il avait goûté à la liberté de l’adulte – et un jour, il en jouirait définitivement. Relevant la tête, il traversa d’un pas ferme la place le séparant de l’astroport. Il s’était bien amusé et il en acceptait toutes les conséquences. Ce qu’il avait vécu en valait la peine. Entrant dans l’appartement du Bâtiment A, il eut l’impression bizarre de revivre une situation connue. Son père l’attendait, le visage sévère, impénétrable. — Où étais-tu ? — Dans la cité. Chez Kennard Alton. Le visage de Montray se convulsa de colère, mais sa voix resta calme et égale. — Te souviens-tu que je t’avais interdit de quitter la Zone Terrienne ? Tu ne vas pas me dire que tu avais oublié ? — Je n’avais pas oublié. — Autrement dit, tu as volontairement désobéi ? — Oui, dit doucement Larry. Montray faisait des efforts visibles pour contenir sa colère. — Alors, pourquoi, exactement, as-tu transgressé ma défense ? Larry réfléchit un instant avant de répondre. Cherchait-il des excuses à avoir fait ce qu’il désirait faire ? Puis il retrouva sa certitude d’avoir bien agi. — Parce que, Papa, j’avais fait une promesse, et que je ne trouvais pas juste de manquer à ma parole sans autre raison que - 55 -
ton interdiction. Il s’agissait d’une chose que je devais faire, et tu me traitais en enfant. Je me suis assuré que ni toi ni l’Empire Terrien ne seriez impliqués au cas où il m’arriverait quelque chose. Son père dit enfin : — Et tu as jugé que tu devais prendre cette décision par toimême. Très bien, Larry, j’admire ton honnêteté. Mais, par principe, je refuse d’accepter que tu aies le droit d’ignorer mes ordres. Tu sais que je n’aime pas te punir. Cependant, considère-toi comme assigné à résidence – avec interdiction de quitter l’appartement sous aucun prétexte, sauf pour aller à l’école. Il s’interrompit, et ajouta avec un pâle sourire : — M’obéiras-tu, ou dois-je prévenir les gardes de m’informer si tu franchis les grilles ? Larry frémit devant la sévérité de la punition, mais elle était juste. Du point de vue de son père, c’était la seule possible. Il hocha la tête sans le regarder. — Comme tu voudras, Papa. Tu as ma parole. Montray dit, sans aucune nuance sarcastique : — Tu m’as prouvé que tu y attachais de l’importance. Je te fais confiance. Tu es consigné à la maison jusqu’à ce que je décide que je peux te rendre ta liberté. Les jours qui suivirent se traînèrent lentement, sans rien pour les distinguer les uns des autres. Ses ecchymoses pâlirent, ses mains guérirent, et le souvenir de son aventure s’estompa, comme si elle avait eu lieu dans un lointain passé. Malgré la dureté de sa punition, qui le privait de plaisirs dont il n’avait jamais pris conscience – la liberté de se promener dans l’astroport, d’aller voir ses amis et de visiter les boutiques –, il ne douta jamais d’avoir agi comme il le fallait. Il s’irritait de la punition, mais ne regretta jamais vraiment de l’avoir méritée. Dix jours passèrent, et il commençait à se demander quand son père jugerait bon de lever la sentence, lorsque leur parvint un ordre du Commandant. Un soir, son père venait de rentrer quand l’interphone bourdonna. Reposant l’écouteur, Montray semblait plein à la fois d’appréhension et de colère. - 56 -
— Ton exploit ridicule va sans doute connaître son dénouement, dit-il avec colère. C’était le bureau du Légat. On nous ordonne de nous y présenter ce soir, toi et moi – et c’est un ordre prioritaire. — Papa, je suis désolé si ça t’attire des ennuis. Il faudra leur dire que tu m’avais interdit d’y aller – et si tu ne le fais pas, je le dirai moi-même. J’accepte toute la responsabilité de ce que j’ai fait. Pour la première fois, Larry pensa que les conséquences de son acte pourraient le dépasser. Mais ce n’est pas ma faute – c’est parce que l’administration est déraisonnable. Pourquoi Papa devrait-il être blâmé pour ce que j’ai fait ? C’était la première fois qu’il allait au bâtiment de l’administration, et, en approchant du gratte-ciel blanc qui dominait tout le complexe de l’astroport, il était intrigué au point d’oublier qu’il y allait pour se faire réprimander. L’immense édifice, tout scintillant de métal pâle et de verre, les immenses halls et la vue panoramique qu’on avait sur la ville de toutes les fenêtres, tout cela lui coupa le souffle. Le bureau du Légat se trouvait au sommet, tout éclairé des rayons déclinants du soleil rouge ; un instant, à l’entrée de la grande pièce aux murs de verre, une idée fulgura dans son esprit : il voit de ce monde beaucoup plus de choses qu’il ne veut bien le dire. Le Légat était un homme trapu, basané et grisonnant, avec des yeux pensifs et un front plissé en permanence. Néanmoins, il avait de la dignité et quelque chose qui fit penser Larry à Lorill Hastur. Qu’est-ce que c’est ? Est-ce l’habitude du pouvoir, ou de prendre des décisions que les autres sont obligés de respecter ? — Commandant Reade. Mon fils Larry. — Assieds-toi. Ce n’était pas une invitation, c’était un ordre. — Ainsi, tu as rôdé dans la cité ? Parle-moi de tes expériences – dis-moi tout ce que tu y as fait. Son visage demeurait impénétrable, sans colère ni cordialité. Réservé. Ni amical ni hostile. Mais il en émanait une extraordinaire autorité, comme s’il trouvait naturel que Larry lui obéît sans conditions dès lors qu’il l’avait ordonné. Or Larry,
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après dix jours d’assignation à résidence, ne se sentait pas spécialement docile. — Je ne savais pas que c’était contraire aux règlements, monsieur. Je n’ai fait de mal à personne et il ne m’est rien arrivé. — Permets-moi d’en décider moi-même, dit Reade avec diplomatie. Raconte ton histoire, c’est tout. Larry commença son récit : ses promenades journalières dans la cité, sa rencontre avec la bande de voyous et l’intervention de Kennard Alton. Enfin, il raconta sa dernière visite aux Alton, précisant bien qu’il était allé chez eux sans le consentement de son père qui ignorait sa visite. — Papa n’est pas à blâmer, monsieur. Il n’a contrevenu à aucune loi, lui. — C’est égal, Reade, intervint vivement Montray. J’en prends la responsabilité. C’est mon fils, et c’est à moi de veiller à ce que cela ne se reproduise pas. Reade le fit taire du geste. — Ce n’est pas le problème. J’ai reçu une plainte du Conseil – agissant au nom des Alton. Il semble qu’ils se sentent profondément et grièvement offensés. — Quoi ? Mais pourquoi ? — Parce que vous avez refusé à votre fils l’autorisation de poursuivre cette amitié – ils pensent que vous les avez insultés, comme s’ils étaient indignes que votre fils les fréquente. — Oh, mon Dieu, dit Montray, portant les mains à ses tempes, l’air accablé. — Exactement, dit doucement Reade. Sur Ténébreuse, les Alton sont des gens importants – aristocrates, membres du Conseil. Un affront ou une avanie à leur égard peut nous attirer des problèmes. Puis, avec une fureur soudaine : — Au diable votre fils ! Nous ne sommes pas prêts pour ce genre d’incident. Nous aurions dû y réfléchir nous-mêmes et nous y préparer. Mais nous voilà devant les faits, et nous sommes pris au dépourvu. Quel âge a votre fils ? Montray fit signe à Larry de répondre lui-même, et Reade émit un grognement. - 58 -
— Seize ans, hein ? Ici, on les considère comme des hommes à cet âge – et nous ferions bien de le comprendre ! Eh bien, jeune Larry, as-tu l’intention… as-tu jamais pensé entrer au service de l’Empire ? Déconcerté par la question, Larry répondit : — J’en ai toujours eu l’intention, Commandant. — Eh bien, voilà l’occasion. Il jeta sur la table un petit carré de papier épais bordé d’un liséré et couvert de caractères ténébrans. — Il paraît que tu sais lire cette écriture, dit-il. Dieu seul sait pourquoi tu as pris la peine d’apprendre cette langue, mais c’est commode pour nous. Réfléchis-y plus tard quand tu auras le temps. Il se trouve que je l’ai apprise aussi, quoique ce soit rare dans nos services. C’est une invitation des Alton – transmise par le canal de l’Administration, ce qui constitue une insulte : ils n’aiment pas notre manie de la voie hiérarchique. Ils invitent Larry à passer la saison prochaine avec Kennard dans leur domaine à la campagne. Le visage de Montray s’assombrit, comme si un obturateur était tombé sur ses paupières. — Impossible, Reade. Je sais ce que vous avez en tête, mais je ne suis pas d’accord. Le visage de Reade demeura impassible. — Vous voyez la situation dans laquelle vous nous mettez. Votre fils n’est pas préparé à l’incroyable chance qui nous échoit, mais il nous faut néanmoins la saisir. Tout simplement, nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de refuser cette invitation. Pour l’amour du Ciel, réalisez-vous que nous essayons depuis quinze ans d’obtenir pour l’un des nôtres l’autorisation de résider chez ces autochtones ? C’est la première fois que cette chance est offerte à un Terrien, et si nous la refusons, il faudra des années avant qu’elle se représente. — Oh, il y en a eu quelques-unes, dit Montray, les dents serrées. — Oui, je sais, dit Reade, sans préciser. Comprenez-vous que vous allez être obligé d’accepter ? Soudain, avec toute la force visuelle d’une hallucination, Larry revit la haute silhouette de Valdir Alton et l’entendit - 59 -
prononcer, aussi clairement que s’il avait été avec eux dans la pièce : J’ai l’impression que nous nous reverrons avant longtemps. C’était si réel qu’il secoua la tête pour se débarrasser de cette image. — Vas-tu accepter ? insista Reade. Un peu à retardement, l’exaltation s’empara de Larry. Voir Ténébreuse – non seulement la cité, mais tout ce qui s’étendait au-delà de la Zone Terrienne, le monde réel, encore ignorant de Terra ! L’idée était un peu effrayante, et en même temps follement excitante. Mais un reste de circonspection lui fit demander avec méfiance : — Pourriez-vous me dire, monsieur, pourquoi ma participation vous est tellement indispensable ? J’avais cru comprendre que les Terriens avaient peur de… de toute fraternisation avec les Ténébrans. — Peur que cela cause des problèmes, dit Reade. Mais il y a des années que nous essayons de mettre sur pied quelque chose de ce genre. Je suppose qu’ils se sont méfiés de notre impatience, redoutant je ne sais quoi de notre part. Larry, la situation est très facile à expliquer. Avant tout, nous ne voulons pas offenser des aristocrates ténébrans. Mais il y a plus. C’est la première fois que de puissants autochtones nouent des liens d’amitié personnelle avec un Terrien. Ils commercent avec nous, ils nous acceptent sur leur monde, mais ils ne veulent rien avoir à faire avec nous sur le plan personnel. C’est la première brèche dans ce mur. Tu auras la chance unique d’être… une sorte d’ambassadeur de Terra. L’occasion, peut-être, de leur montrer que nous ne sommes pas à craindre. Et aussi… Il hésita, puis poursuivit : — Très peu de Terriens ont vu quoi que ce soit de cette planète en dehors de ce que les Ténébrans voulaient bien leur montrer. Tu devrais noter soigneusement tout ce que tu verras, parce qu’une chose sans importance pour toi pourrait en avoir une immense à nos yeux. Larry comprit immédiatement. — Me demandez-vous d’espionner mes amis ? demanda-t-il, indigné.
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— Non, non, dit vivement Reade, mais Larry comprit que Reade le trouvait un peu trop perspicace. Nous te demanderons simplement d’ouvrir les yeux et de nous dire ce que tu auras vu. Ils s’y attendront certainement, d’ailleurs. Montray, arpentant nerveusement la pièce, intervint. — L’idée me déplaît que mon fils soit utilisé comme un pion sur l’échiquier politique – par les Ténébrans pour mieux nous connaître aussi bien que par les Terriens pour connaître Ténébreuse ! — Vous exagérez, Montray. Beaucoup de ces aristocrates ténébrans sont télépathes. Nous ne pourrions pas infiltrer un espion même si nous le voulions. C’est simplement une occasion d’en savoir un peu plus long sur eux. Il en appela directement à Larry : — Tu aimes bien ce jeune Ténébran, n’est-ce pas ? Ne seraitil pas logique de développer entre vous ces relations d’amitié ? Cette idée était déjà venue à Larry. Il acquiesça de la tête. — Cela me déplaît toujours. Mais je n’ai pas mon mot à dire, remarqua Montray à contrecœur. Reade le regarda, et son expression triomphale choqua Larry. Il jouit de la situation, pensa-t-il. Il se demanda soudain pourquoi il lisait ainsi dans les sentiments de cet homme. Il était certain d’en savoir beaucoup plus sur le Commandant que celui-ci ne l’aurait voulu. Par-dessus la tête de Larry, Reade dit doucement à Montray : — Voilà comment nous allons procéder. Votre fils est assez grand, et il n’a pas peur – n’est-ce pas, Larry ? Nous allons simplement répondre aux Alton qu’il sera fier et honoré de séjourner parmi eux – et nous préciserons la date. De retour dans leur appartement, le père de Larry jura entre ses dents pendant un bon quart d’heure. — Tu vois dans quelle situation tu t’es mis, termina-t-il rageusement. Larry, ça me déplaît, ça me déplaît ! Oh, que ça me déplaît ! Mais je suppose que tu es fou de joie – tu as enfin obtenu ce que tu voulais ! Larry dit honnêtement : — C’est intéressant, Papa, mais j’ai un peu peur. Toutes les raisons que Reade m’a données pour ce voyage sont mauvaises. - 61 -
— Je suis content que tu t’en aperçoives, au moins, dit Montray d’une voix cinglante. Je devrais te laisser te débrouiller. Après tout, c’est toi qui t’es mis dans cette situation. Mais quand même… Il se tut ; puis il se leva, s’approcha de son fils, le prit par les épaules et le considéra d’un regard pénétrant. Aussi loin que remontaient les souvenirs de Larry, il ne l’avait jamais entendu parler d’une voix si douce. — Écoute, fiston, si tu ne veux vraiment pas t’embarquer dans cette aventure, je trouverai le moyen de t’en tirer. Tu es mon fils, et non pas simplement un futur fonctionnaire de l’Empire. Ils ne peuvent pas te forcer à partir. Ils peuvent faire pression sur moi, mais ne t’inquiète pas – je peux toujours demander mon transfert ailleurs. Je quitterai cette maudite planète plutôt que les laisser t’obliger à jouer leur jeu ! Larry, sentant les mains de son père sur ses épaules, réalisa soudain qu’on lui donnait la chance – peut-être pour la dernière fois de sa vie – de retrouver son ancien statut d’enfant protégé. Il pouvait redevenir le fils de son père, et Papa le tirerait de là. Ainsi, la démarche qu’il avait faite en se déclarant adulte n’était pas irrévocable. Il pouvait encore retourner à l’enfance, et le prix à payer était modeste. Son père prendrait soin de lui. Il se surprit à le désirer, presque désespérément. Il avait eu les yeux plus gros que le ventre, et c’était l’occasion de se sortir de cette situation. L’alternative le précipiterait dans un monde étrange, où il jouerait, à lui tout seul, le rôle étrange de représentant de la Terre. Et les Alton sauraient que sa décision d’être un homme avait été mensongère, qu’il se cramponnait à sa sécurité d’un enfant terrien qui se cache derrière sa société… Il prit une profonde inspiration et posa ses mains sur celles de son père. — Merci, Papa, dit-il sincèrement et chaleureusement. Je regrette presque de ne pas pouvoir accepter. Franchement. Mais il faut que je parte. Comme tu l’as dit, c’est moi qui me suis mis dans cette situation, alors, autant en tirer quelque chose de bon – pour tout le monde. Ne t’inquiète pas, Papa, tout ira bien.
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Les mains de Montray lui étreignirent les épaules. Il regarda son fils dans les yeux et dit : — Voilà bien ce dont j’avais peur, Larry – et je le regrette. Mais, étant ce que tu es, j’imagine que tu n’avais pas le choix. Je pourrais encore te l’interdire, je suppose, poursuivit-il avec un sourire ironique, mais j’ai découvert que tu es trop grand pour ça, et je n’essaierai même pas. Il laissa retomber ses bras à ses côtés, puis ajouta avec un grand sourire : — Ça me déplaît toujours, bon sang – mais je suis quand même fier de toi, fiston !
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brouillard matinal s’était levé sur les hauteurs mais persistait dans la vallée. Au-dessus des nuées roses, le soleil rouge brillait d’un éclat assourdi derrière un fin voile de brume. Larry baissa les yeux, considéra les sommets des arbres émergeant des nuages, et prit une profonde inspiration, savourant les étranges senteurs de la forêt étrangère. Il chevauchait en queue de la petite colonne de six hommes. Devant lui, Kennard se retourna et, répondant à son sourire, le salua de la main. Voilà douze jours maintenant que Larry résidait à Armida, le lointain domaine des Alton. Le voyage avait été éprouvant ; il n’avait pas l’habitude de monter à cheval, et bien qu’ayant d’abord apprécié la nouveauté de cette façon de voyager, il s’était surpris plusieurs fois à regretter les confortables véhicules terriens et aériens de l’Empire. Mais le charme du lent voyage à travers forêts et montagnes l’avait peu à peu conquis : sentiers rocailleux dominant des paysages aux irisations d’arcs-en-ciel, chemins ombragés à travers les forêts, avec, ici et là, de hautes tours blanches se dressant sur l’horizon, ou luisant faiblement dans les ténèbres. La nuit, ils campaient le long de la route, ou, de temps en temps, séjournaient dans une ferme isolée dont les habitants traitaient Valdir et Kennard avec une déférence extrême – qui rejaillissait aussi sur Larry. Valdir n’avait dit à personne que l’ami et invité de son fils était un Terrien. La résidence des Alton était une grande demeure grise, trop basse pour un château, trop majestueuse pour une maison. Il s’était facilement intégré à ses activités, montant à cheval avec - 64 -
Kennard, l’aidant à dresser ses chiens de chasse, apprenant le maniement des arcs, savourant l’étrangeté de la vie qu’il menait. Tout était passionnant pour lui, mais sans intérêt pour Reade ou les Terriens – et il s’en réjouissait. Il lui aurait déplu de jouer les espions. Ses journées étaient trop remplies pour laisser beaucoup de temps à l’introspection, mais parfois, le soir, dans son lit, il se demandait pourquoi on l’avait invité. Il aimait beaucoup Kennard, ils étaient amis, mais cela suffisait-il pour que Valdir eût fait fi de la longue tradition selon laquelle les Ténébrans ignoraient les Terriens ? Valdir avait-il les mêmes raisons pour lancer cette invitation que Reade pour l’accepter – autrement dit, Valdir désirait-il des renseignements de première main sur les Terriens ? Maintenant, il avait l’habitude de monter, et on avait organisé une chasse de trois jours, en partie à son intention. Le premier jour, il était même parvenu à abattre une sorte de lapin, qu’on avait fait cuire sur le feu de camp le soir même, et il en était fier, quoiqu’il n’eût rien tiré depuis lors au cours de cette longue randonnée. Arrivé au sommet, il rejoignit Kennard, et ils laissèrent souffler leurs chevaux, côte à côte, en regardant la vallée. — C’est beau par ici, dit enfin Kennard. J’y venais souvent, il y a deux ans. Mais maintenant, mon père trouve que c’est trop dangereux d’y venir seul. Du geste, Kennard montra leur escorte, des Ténébrans que Larry ne connaissait pas : un jeune et élégant rouquin d’un domaine voisin, certains fermiers des Alton et quelques artisans. L’un d’eux était en uniforme des Gardes, mais Kennard lui-même portait une vieille tenue d’équitation légèrement trop petite. — Dangereux ? Pourquoi ? — C’est trop proche des forêts, dit Kennard, et au cours de ces dernières saisons, les Hommes des Arbres se sont répandus dans tous ces bois. En général, ils restent dans les montagnes. Ils ne sont pas vraiment dangereux, mais ils n’aiment pas les humains, et, dans l’ensemble, nous nous tenons à l’écart. Et - 65 -
puis, nous sommes aussi aux confins des régions montagneuses, et des hommes des Cahuengas… Il s’interrompit, se raidissant sur sa selle, scrutant la vallée en face. — Qu’y a-t-il, Kennard ? demanda Larry. Le jeune Ténébran lui montra quelque chose du doigt. Larry ne vit rien mais Kennard appela son père d’un cri long et strident. Valdir tourna bride et les rejoignit. — Que se passe-t-il, Kennard ? — De la fumée. Le brouillard s’est levé une minute, par là, dit Kennard, joignant le geste à la parole, et je l’ai vue. Juste à la limite de la station des Guetteurs. Valdir fronça les sourcils, étrécit les yeux et porta sa main en visière sur son front. — Tu en es sûr ? C’est un détour d’une bonne heure – maudit brouillard, je ne vois rien. Il rejeta la tête en arrière, comme un cerf qui flaire le vent, scrutant les lointains, puis il hocha la tête. — Une trace de fumée. Il faut aller voir. J’espère que cette chevauchée supplémentaire ne t’ennuie pas, ajouta-t-il à l’adresse de Larry. — Pas du tout, mais j’espère que ce n’est rien de grave, Seigneur Alton. — Moi aussi, dit Valdir, le front soucieux, en talonnant légèrement sa monture. Ils descendirent le sentier au galop, le bruit des sabots étouffé par l’épais tapis de feuilles. Vers le fond de la vallée, le brouillard se leva un peu et les hommes se mirent à crier en faisant de grands gestes. Fronçant le nez, Larry perçut une bouffée de fumée âcre. Le soleil était au zénith, et ils engageaient leurs montures sur un chemin plus large menant en haut d’une colline, quand Valdir proféra un juron et, dressé sur ses étriers, leur montra quelque chose de la main. Puis il talonna vigoureusement son cheval et disparut derrière le sommet. Kennard piqua des deux après lui, et Larry, encourageant sa monture, le suivit, effrayé et excité à la fois.
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Arrivé en haut du sentier, il entendit Kennard pousser un cri consterné ; il retint sa monture, et, regardant dans la vallée, vit d’épaisses volutes de fumée noire s’élever d’une futaie. Kennard sauta à bas de son cheval et se mit à courir. Le garde en uniforme lui cria quelque chose et banda son arc ; Larry réalisa alors qu’ils regardaient tous avec circonspection les arbres qui les entouraient. Que pouvaient-ils bien dissimuler ? Valdir démonta ; les autres firent de même, et Larry les imita. Il régnait un silence de mort, seulement rompu par le pépiement des oiseaux dans la futaie, qui en devenait presque menaçant. Puis Kennard les appela. Il était agenouillé sur la route, près de ce que Larry prit d’abord pour un rocher. Mais Kennard le retourna, et Larry, l’estomac noué d’horreur, vit que c’était le corps recroquevillé d’un homme en manteau gris. Valdir se pencha sur lui, puis se redressa. Larry, pétrifié, regardait le mort. Jusque-là, il n’avait jamais vu de cadavre, et encore moins d’individu mort de mort violente. Celui-ci était jeune, à peine sorti de l’adolescence, le visage encadré d’une ombre de barbe, la poitrine défoncée d’une blessure noire béante. Il était mort depuis un certain temps. Kennard était pâle. Larry se détourna, essayant de dissimuler sa nausée, tandis que Valdir s’éloignait. — Cahuenga – son manteau est d’un Cahuenga des lointaines collines, dit-il, mais ses bottes et sa ceinture sont de Hyalis. Un brigand – mais aucun signal ne s’est allumé pour annoncer que cette station était attaquée. Il s’éloigna du cadavre, accablé. — Ne montez pas seul là-bas, Seigneur Alton ! cria le garde qui, sautant à bas de son cheval, abaissant son arc, se mit à courir derrière lui. Kennard le suivit, et Larry en fit autant. Une ruine calcinée et fumante conservait encore les vagues contours d’un édifice. Non loin, sur une bande de verdure, gisait le corps recroquevillé d’un homme. Kennard et Larry rejoignirent Valdir, déjà agenouillé près de lui. Larry ne put soutenir le regard de ces yeux vitreux et détourna la tête ; - 67 -
l’homme perdait son sang par une blessure béante à son flanc, et de ses lèvres s’élevaient par saccades de minces volutes de buée. Par-dessus le corps inerte, l’autre aristocrate ténébran, regardant Valdir, saisit le poignet du blessé. Son front s’assombrit. Relevant la tête, Valdir dit : — Il faut qu’il parle avant de mourir, Rannirl. Et il est déjà mourant. Rannirl serrait les dents. Il hocha la tête, fouilla dans sa ceinture, et, d’un sachet de cuir, tira un petit flacon de verre bleu à bouchon d’argent. Détournant le visage des vapeurs s’élevant du goulot, il compta avec soin quelques gouttes dans le bouchon. Valdir ouvrit de force la bouche du blessé, et Rannirl versa le liquide fumant sur sa langue. Au bout d’un moment, un violent frisson agita le corps du mourant, et il battit des paupières. Il parla d’une voix rauque et lointaine : — Vai dom… nous avons fait l’impossible… le signal… le feu… L’air terrible et concentré, Valdir saisit ses mains sans force. Il tenait quelque chose de bleu et de froid qu’il pressa sur le front du blessé, et Larry vit que c’était une gemme couleur de saphir. — Ne perds pas tes forces à parler, Garin, dit Valdir, ou tu mourras avant de m’avoir communiqué ce que je dois savoir. Forme tes pensées clairement pendant que tu le peux encore, et je comprendrai. Et pardonne-moi, mon ami. Ce tourment que je t’impose épargnera bien des vies. Il se pencha sur le mourant, le visage figé comme un masque, sur lequel la pierre, qui sembla s’enflammer d’un feu intérieur, jeta une lueur bleue. Une angoisse terrible passa sur le visage du mourant ; son corps fut par deux fois agité d’un frisson, puis retomba, immobile. Valdir, avec un soupir douloureux, se releva, le visage couvert de sueur. Il chancela, et Kennard se précipita pour le soutenir. Au bout d’une minute, Valdir passa la main sur son front moite et dit :
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— Ils ont chèrement vendu leurs vies. Les assaillants étaient une douzaine, venus du Nord. Ils ont taillé Balhar en pièces tandis qu’il essayait d’allumer le signal. Il a pensé d’abord que c’étaient des Cahuengas, mais deux d’entre eux avaient la peau claire et portaient des capuchons comme les kyrri, et un autre était masqué. Il les a vus faire des signaux avec une sorte de miroir, puis filer vers le nord, en direction de Kadarin. Rannirl émit un long sifflement. — S’ils ont pu sacrifier autant d’hommes pour empêcher l’allumage d’un signal – nous n’avons sans doute pas affaire à quelques bandits faisant un raid sur les fermes de la vallée ! Valdir poussa un juron. — Nous ne sommes pas assez nombreux pour les poursuivre, dit-il. De plus nous n’avons que des armes de chasse. Et Zandru seul sait quels autres méfaits ils ont pu commettre ici. Kennard, ajouta-t-il en se tournant vers son fils, va au moins allumer le signal. Vite. Garin a essayé de ramper jusque-là quand on l’a laissé pour mort, mais ses forces l’ont abandonné… Sa voix mourut dans sa gorge ; il se pencha et, soulevant un pan du manteau du mort, lui en voila le visage. — Il ne m’a pas repoussé, dit-il. Même affaibli par ses blessures et après une dose de votre potion diabolique, Rannirl, et cela demande un rare courage. Il soupira, puis, se ressaisissant, ordonna à deux de ses hommes d’enterrer le mort. Des bruits de pics et de pioches retentirent un moment dans les arbres ; au bout de quelques minutes, Kennard revint en courant. — Impossible d’allumer le signal, père. Ces démons ont pris le temps de l’inonder d’eau, juste par précaution ! De nouveau, Valdir jura, puis se mordit les lèvres. — Il faut avertir les gens de la vallée, et quelqu’un devrait pister les brigands pour savoir de quel côté ils sont partis. Nous ne pouvons pas nous disperser tous aux quatre vents. Immobile, il réfléchit un moment, le visage soucieux. — Si nous avions assez d’hommes, nous pourrions les rattraper au gué, ou, si nous pouvions prévenir la région par signaux… Soudain, il sembla prendre une décision. - 69 -
— Nous ne sommes pas assez nombreux pour les suivre, et d’ailleurs, ils ont trop d’avance. Mais il s’agit sans doute d’un raid important. Il faut prévenir les gens de la vallée – et nous trouverons peut-être parmi eux un pisteur qui relèvera et suivra leurs traces mieux que nous ne le pourrions. Il ne se passera sans doute rien avant la nuit. Il regarda le soleil, rouge cramoisi, à son zénith. — La chasse est terminée ; nous allons manger un morceau puis prendre le chemin du retour. Kennard, toi et Larry… Il hésita. — J’aimerais vous renvoyer à Armida, mais vous ne pouvez pas traverser seuls cette région. Vous allez donc nous accompagner. La chevauchée sera rude, j’en ai peur, ajouta-t-il à l’adresse de Larry. Les fossoyeurs avaient fini d’enterrer le mort. Les hommes proposèrent de faire du feu pour la cuisine, mais Valdir s’y opposa et ils durent se contenter d’un repas froid tiré de leurs fontes. Assis en rond, ils mangèrent en commentant d’un air sombre l’incendie de la station et la mort des guetteurs en un dialecte dont Larry ne comprit presque rien. Il n’arrivait pas à manger ; la nourriture lui restait dans la gorge. C’était sa première rencontre avec la mort et il en était bouleversé. Il savait que la violence n’était pas inconnue sur Ténébreuse, il en avait même eu un avant-goût lors de sa rencontre avec les voyous, mais elle prenait maintenant une dimension beaucoup plus sombre et menaçante. Avec une nostalgie presque douloureuse, il se prit à regretter la sécurité de la Zone Terrienne. Mais cette sécurité n’était-elle pas, elle aussi, une simple illusion ? La violence, la cruauté et la peur n’y existaient-elles pas également, cachées derrière ses façades, et ignorées de lui jusqu’à présent ? Un morceau de biscuit sec l’étrangla, et il détourna la tête sous le regard trop pénétrant de Kennard. L’ombre de Valdir Alton se projeta sur lui, et le Seigneur ténébran s’assit sur l’herbe à son côté. — Désolé que ta chasse se termine ainsi, Lerrys, dit-il. Ce n’est pas du tout ce que nous avions prévu.
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— Croyez-vous vraiment que je me soucie encore de la chasse, alors que plusieurs hommes sont morts ? demanda Larry. — Rien de tel dans ta vie passée ? reprit Valdir, avec un regard perspicace. Rien de tel dans ton monde ? Tout est bien ordonné et policé dans la Zone Terrienne ? De nouveau – comme avec Lorill Hastur –, Larry eut l’impression qu’il lisait dans ses pensées. Un peu effrayé, il revit Valdir Alton sonder l’esprit du mourant. — Je suppose que tout le monde ne respecte pas non plus la loi dans la Zone Terrienne, dit Larry. Mais ici, cela semble… — Plus proche ? Plus personnel ? termina Valdir. Dis-moi, Lerrys, un homme est-il plus ou moins mort quand il est tué proprement par une balle ou une bombe que lorsqu’il est… Il montra de la tête l’endroit où gisait Garin tout à l’heure. Le visage soudain amer, il reprit : — Cela semble constituer la différence essentielle entre ton peuple et le nôtre. Du moins, ceux qui ont tué le pauvre Garin ont-ils pris le risque de le tuer de près ! Larry dit, heureux de mettre quelque distance entre lui et son souvenir du mort à la poitrine béante : — La différence, c’est que les nôtres ne tuent jamais ! Nous avons des lois et une police qui règlent pour nous ce genre de situations ! — Et nous pensons au contraire que chacun doit régler luimême ses propres conflits avant qu’ils ne dégénèrent en guerres, dit Valdir avec conviction. Si un homme m’offense, nuit à ma famille ou à mes biens, vole ce qui m’appartient, c’est mon devoir de me venger de lui ou de lui pardonner, si je le juge bon, sans entraîner dans ma querelle des individus qui n’y ont aucune part. Larry essayait de comprendre ces différences – ce contraste entre le farouche individualisme du code ténébran et la société policée de la Terre, fondée sur des règlements et des lois. — Gouvernement par les lois et non par les hommes, dit-il. Et, comme Valdir haussait un sourcil interrogateur, il expliqua :
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— C’est en principe la théorie originelle sur laquelle se fonde le gouvernement terrien. — Tandis que le nôtre est un gouvernement par les hommes – car les lois ne sont rien de plus que l’expression des hommes qui les rédigent, dit Valdir avec sérieux et gravité. Il avait sans doute commencé cette conversation pour distraire son hôte du spectacle de la violence, mais Larry comprit qu’il parlait maintenant avec une conviction profonde. — C’est une des raisons pour lesquelles nous ne voulons pas avoir beaucoup de contacts avec les Terriens. Sans t’offenser personnellement. Il est vrai que nous avons des guerres sur Ténébreuse, mais ce sont de petites escarmouches locales, rarement plus importantes que cela, dit-il, montrant de la tête la station incendiée. L’individu qui suscite des troubles est rapidement puni, sans entraîner toute une région dans le conflit. — Mais… Larry hésita, se souvenant qu’il était l’hôte de Valdir. — Continue, l’encouragea celui-ci. — Je le sais par Kennard, il y a sur Ténébreuse des conflits qui se prolongent. Si un fauteur de troubles est puni, sa famille le venge. Au cours des ans, cela ne provoque-t-il pas d’autres troubles ? Votre méthode ne règle rien véritablement. N’est-ce pas la loi qui devrait se charger des vrais hors-la-loi, comme ces bandits ? — Tu es beaucoup trop perspicace, dit Valdir avec un pâle sourire. C’est la seule faille du système. Nous les punissons en employant les mêmes méthodes qu’eux : ils nous dévalisent, nous les dévalisons en retour, et nous ne valons pas mieux qu’eux. En fait, Larry, le problème est plus profond. Ténébreuse traverse actuellement une de ces époques difficiles à vivre – une époque de changement. Et la présence des Terriens n’arrange rien. Sans vouloir t’offenser personnellement, la présence parmi nous d’une civilisation hautement technologique provoque de l’insatisfaction dans notre peuple. Nous vivons la vie pour laquelle les hommes sont faits – en contact étroit avec la nature, et non pas enfermés dans des cités et des usines.
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Au-delà de la station incendiée, il considéra les hauts sommets et ajouta : — Ne t’en rends-tu pas compte, Larry ? — Je m’en rends compte, reconnut Larry, étreint d’un doute fugitif. Quand il avait dit la même chose chez lui, son père l’avait traité de romantique. Les Ténébrans semblaient vouloir continuer à vivre comme si le changement n’existait pas, mais, que cela leur plût ou non, l’ère spatiale avait commencé – et ils avaient choisi de commercer avec l’Empire Terrien. — Oui, dit Valdir, lisant dans ses pensées. Je m’en rends compte aussi – le changement arrive, que cela nous plaise ou non. Mais je voudrais qu’il s’installe avec ordre, sans bouleversements. Ce qui signifie que je me suis rendu très impopulaire auprès de bien des membres de ma propre caste. Par exemple, j’ai organisé ce système de défense avec stations bordières et guetteurs, pour que chaque domaine et chaque ferme n’ait pas à lutter seul contre les raids des bandits venus de Kadarin. Et certains pensent que cela constitue une violation de notre code de responsabilité individuelle. Il s’interrompit et demanda : — Qu’y a-t-il ? — Vous lisez dans mon esprit ! balbutia Larry. — Cela t’ennuie-t-il ? Je ne force pas ; aucun télépathe ne le fait. Mais tu projettes si clairement tes pensées… Je n’ai jamais connu un Terrien si ouvert, termina-t-il en haussant les épaules. — Non, dit Larry, cela ne m’ennuie pas. Il s’aperçut avec surprise que c’était vrai ; ça ne le dérangeait pas du tout. — Si davantage de Terriens et de Ténébrans pouvaient lire leurs pensées réciproques, peut-être se comprendraient-ils mieux et n’auraient-ils pas plus peur les uns des autres que nous ne nous craignons, vous et moi. Valdir lui sourit avec bonté et se leva. — Il est temps de reprendre la route, dit-il. Puis, revenant à leur conversation, il ajouta à voix basse : — Mais ne t’y trompe pas, Larry. Nous avons peur de toi. Tu ne sais pas toi-même à quel point tu es dangereux. - 73 -
Il s’éloigna vivement, tandis que Larry le suivait des yeux, se demandant s’il avait bien entendu. Le sentier de la vallée était abrupt et sinueux, et pendant quelque temps, Larry ne pensa qu’à se maintenir en selle. Bientôt, pourtant, le chemin s’élargit et devint plus facile, et il réalisa qu’il sentait depuis un moment la fumée de la station. Le vent avait-il tourné ? Il releva la tête et mit son cheval au pas. Presque au même instant, Valdir, qui chevauchait en tête, fit signe de ralentir, arrêta sa monture et, tournant la tête, huma le vent, les narines largement ouvertes. — Incendie, dit-il d’une voix brève. — Une autre station ? demanda un Ténébran. Valdir, tournant la tête de droite et de gauche – presque, pensa Larry, comme s’il s’attendait à entendre le ronflement des flammes – se pétrifia soudain, comme une statue. Au même instant, Larry entendit une cloche au son grave et vibrant qui se répercuta dans toute la vallée. Le carillon se répéta sans fin, sur un rythme étrange. La petite troupe immobile, profondément concentrée, écoutait encore quand un second carillon, plus lointain, plus faible, commença à égrener ses notes, toujours sur le même rythme lent, et, quelques minutes plus tard, une troisième cloche, encore plus éloignée, ajouta au chœur ses notes graves. — L’alerte au feu ! dit Valdir d’une voix dure. Kennard, tes oreilles sont meilleures que les miennes – d’où vient-elle ? Kennard, se raidissant sur sa selle, écouta, profondément concentré, tambourinant le rythme des doigts. — Ce sont les cloches d’Aderis. — Allons-y, ordonna Valdir. Une minute plus tard, ils descendaient la pente au galop ; surpris, Larry piqua des deux et s’élança derrière eux, aussi vite que possible, se maintenant en selle avec effort, voulant éviter d’être distancé. Il se demanda ce qui se passait. Arrivant au sommet d’une colline, il perçut le son de la cloche, plus fort, plus insistant, et vit, au fond de la vallée, les toits d’une petite agglomération – le village d’Aderis. Tout le monde, hommes, femmes et enfants, était dans les rues. Ils - 74 -
entrèrent dans le village et furent immédiatement entourés d’une foule qui fit silence à la vue de Valdir Alton. Valdir mit pied à terre, fit signe à ses hommes d’approcher, et Larry les rejoignit. Il se retrouva à côté de Kennard. — Que se passe-t-il ? — Incendie de forêt, dit Kennard, lui faisant signe de se taire pour écouter l’homme qui exposait la situation, avec de grands gestes vers les collines. Larry, regardant dans la direction indiquée, ne vit qu’une brume noire qui pouvait être un nuage… ou de la fumée. Les cloches continuaient à sonner, et la foule augmentait. Kennard, se tournant vers Larry, lui expliqua rapidement : — Quand un incendie se déclare dans ces collines, le village qui aperçoit le feu le premier sonne l’alarme, et tous les villages qui l’entendent viennent combattre le fléau. Avant ce soir, tous les hommes valides de la région seront ici. C’est la loi. C’est pratiquement notre seule loi s’appliquant à tous, hors des limites de son domaine personnel. Larry comprenait pourquoi. Même dans un monde méprisant les lois impersonnelles, les hommes devaient s’unir pour combattre le feu, ce grand ennemi anonyme. Valdir tourna la tête, vit les deux jeunes gens debout près de leurs chevaux, et les rejoignit rapidement. De nouveau, il avait l’air tourmenté et lointain, et Larry réalisa que le Seigneur Alton inspirait la crainte à beaucoup. — Vardi prendra les chevaux, Kennard. Ils nous envoient devant sur les pentes méridionales ; il leur faut des hommes pour faire la chaîne. Larry… Il hésita, fronçant les sourcils et secouant la tête. Il dit enfin : — Je suis responsable de ta sécurité. Le feu va sans doute embraser cette pente, de sorte qu’on envoie les femmes et les enfants au village voisin. Va avec eux ; je te donnerai un message pour quelqu’un qui te recevra jusqu’à la fin de cette urgence. Kennard en resta stupéfait. Larry eut l’impression de lire dans ses pensées et ne put soutenir son regard. Lui, l’étranger, allait-il se laisser renvoyer à l’arrière avec les femmes, les infirmes et les petits enfants ? - 75 -
— Seigneur Alton, je ne… — Je n’ai pas le temps de discuter, l’interrompit le Ténébran, les yeux étincelants. Tu y seras en sécurité. Une rage soudaine, d’une violence presque physique, s’empara de Larry. Je ne veux pas qu’on me renvoie avec les femmes ! Pour qui me prennent-ils ? Valdir Alton, qui commençait à s’éloigner, se figea sur place si brusquement que Larry se demanda un instant s’il n’avait pas parlé tout haut. — Qu’y a-t-il, Larry ? dit Valdir d’une voix dure. Fais vite. J’ai un devoir à accomplir. — Ne puis-je pas venir avec les hommes, monsieur ? Je… Larry hésita, cherchant les mots qui traduiraient l’agitation de sa pensée. Comme en réponse, Valdir reprit : — Si tu étais des nôtres… mais les Terriens me tiendraient pour responsable s’il t’arrivait malheur… Larry, se souvenant de ce que Valdir lui avait appris du code ténébran, répliqua : — Mais c’est à moi seul que vous avez affaire, et non à tout mon peuple ! Valdir eut un pâle sourire. — Si tel est ton désir. Mais le travail sera dur, le prévint-il. Devant le mutisme de Larry, Valdir fit un geste. — Va donc avec Kennard. Il te montrera ce que tu devras faire. Tout en se hâtant de rejoindre Kennard, Larry réalisa qu’il venait de franchir un autre pas important. Il s’était fait accepter par les Ténébrans selon leurs propres règles, en tant qu’homme, comme Kennard – et non plus en tant qu’enfant qu’il faut protéger constamment. Après quelque confusion, il se retrouva, aux côtés de Kennard, dans un groupe de cavaliers dont Valdir prit la tête, et qui se dirigea vers la brume noire. À mesure qu’ils avançaient, l’odeur de fumée se faisait plus forte, l’air s’emplissait de senteurs étranges, des poussières dansaient dans l’air, et des flocons de suie leur tombaient sur le visage et leur piquaient les yeux. La fumée s’épaississant, son cheval devint nerveux, se
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cabra et hennit. Finalement, ils durent démonter et mener leurs montures par la bride. Jusqu’à ce moment, l’incendie n’était pour eux qu’un nuage de fumée, très bas sur l’horizon, une forte odeur piquante et âcre. Mais en débouchant entre deux collines qui leur barraient la vue jusque-là, Larry entendit un étrange ronflement et vit une pente rougeoyer dans les lointains. Un petit animal, semblable à un lapin, détala près d’eux, presque sous le pas de leurs chevaux, dans une fuite éperdue. Tendant le bras en avant, Valdir tourna à angle droit le long d’une haie et déboucha dans une vaste prairie à l’herbe foulée et piétinée. Au centre s’agitait en désordre une foule d’hommes et de jeunes garçons. Une tente était dressée au bord du pré, et, après un instant de confusion, Larry réalisa que toutes ces activités, désordonnées en apparence, étaient en réalité très cohérentes. Un vieillard boiteux vint prendre leurs chevaux. Larry lui donna ses rênes et suivit Kennard qui rejoignait les autres. Un garçon de leur âge, en grosse chemise de toile et culotte de cuir, leur fit signe. Reconnaissant Kennard, il le salua de la tête, et, fronçant les sourcils, demanda à Larry : — Tu sais te servir d’une hache ? — J’ai bien peur que non, dit Larry. Le jeune Ténébran sembla s’étonner de son accent, puis haussa les épaules. — Alors, prends ça, dit-il, sortant d’une pile d’outils une sorte de râteau aux longues dents acérées, puis lui faisant signe de partir. De l’autre côté de la prairie, Larry aperçut la lisière de la forêt, verte et paisible, mais, au loin, par-dessus le faîte des arbres, il vit l’éclat rouge d’une flamme. Kennard lui toucha légèrement le bras. — Viens, lui dit-il avec un sourire ironique. Pas besoin de demander notre chemin. Larry mit le râteau sur son épaule et se joignit à un groupe d’hommes et de garçons qui se dirigeaient vers l’incendie. Une ou deux fois, au cours de ce long et confus après-midi, il se surprit à se demander vaguement ce qu’il faisait là, mais sans - 77 -
s’y arrêter. Il n’était qu’une unité dans la longue rangée d’hommes et de garçons déployés à intervalles réguliers, et qui, armés de houes, de râteaux, de pelles, de pioches et autres outils, établissaient un coupe-feu entre le lointain incendie et le village. Pour simple et primitive qu’elle fût, c’était la plus ancienne technique pour maîtriser les incendies forestiers – créer un large espace où il n’y avait rien à brûler. Ils enlevèrent les arbustes et les aiguilles de pin, mirent le sol à nu, coupèrent les herbes sèches et dénudèrent une large bande où rien ne pouvait plus flamber. Des hommes armés de haches abattaient les arbres ; des jeunes gens déblayaient les troncs et les buissons ; derrière eux venaient les équipes qui éliminaient les moindres brindilles restantes. Larry eut bientôt des courbatures et des ampoules, mais il continua, anonyme, perdu au milieu des hommes qui ne cessaient d’arriver. Dès qu’un endroit était déblayé, ils passaient à un autre. Des enfants leur apportèrent de l’eau, et, lâchant son râteau, Larry but à même la bassine. À la nuit tombée, on rappela Kennard et Larry ; d’autres volontaires les remplacèrent et continuèrent le travail à la lueur des torches. Titubant de fatigue, ils descendirent la colline jusqu’au camp, firent la queue pour un bol de ragoût servi à la louche, puis, s’enroulant dans leurs couvertures, ils s’allongèrent dans l’herbe pour dormir, au milieu des sauveteurs jeunes et vieux fraternellement mêlés. Larry s’éveilla avant l’aube, la gorge et les poumons irrités par la fumée, et s’assit. Le ronflement du feu lui parut plus menaçant que la veille ; des hommes étaient encore groupés au centre du camp. Il reconnut la haute silhouette de Valdir Alton, entendit un bruit de voix excitées. Rejetant sa couverture, il se leva, puis s’aperçut que Kennard était déjà debout, vague silhouette dans la pénombre. — Il se passe quelque chose, dit Kennard. Allons voir. Les deux garçons avancèrent lentement, enjambant les corps endormis. Comme ils approchaient du feu de camp, les flammes éclairèrent un instant un homme de haute taille, aux tempes rousses grisonnantes, vêtu d’un manteau gris sombre. Larry reconnut le visage austère et ascétique de Lorill Hastur ; près de lui, frissonnant dans une cape qu’elle resserrait étroitement - 78 -
autour d’elle, une femme, menue et fragile, à l’abondante chevelure d’un roux flamboyant. Kennard siffla entre ses dents. — Une leronis, une sorcière – et le Seigneur Hastur ! L’incendie doit être encore pire que nous ne le pensions ! Il toucha la main de Larry. — Viens, je ne veux pas manquer ça ! En silence, ils approchèrent du petit groupe. Valdir étendit une couverture sur l’herbe, et la femme s’y assit, contemplant la rougeur lointaine de l’incendie, comme hypnotisée. — L’incendie a franchi le coupe-feu sur la pente nord, dit Valdir. Les sauveteurs étaient trop proches des flammes et ont dû évacuer le secteur. Nous avons amené des ânes pour déblayer le terrain plus rapidement, mais nous n’avions pas assez d’hommes. Nous n’avions qu’un seul clairvoyant, mais il n’a pas pu voir avec précision dans quelle direction se déplace le feu. — Nous sommes venus aussi vite que possible, dit Lorill Hastur de sa voix grave. Mais nous ne pouvons pas faire grandchose avant le lever du soleil. Où sont les nuages, Janine ? dit-il en se tournant vers la femme. Elle répondit, sans cesser de fixer le ciel : — Trop loin, et trop peu nombreux. À sept vars. — Il faudra quand même essayer, dit Valdir. Sinon, l’incendie peut franchir les collines à l’ouest et brûler – par tous les enfers de Zandru, il pourrait brûler jusqu’à la rivière. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre une telle étendue de forêts. Larry entendit ces paroles avec un petit frisson de terreur. Il se prit à penser avec nostalgie à son monde. Avec des tracteurs et des bulldozers, ils pourraient tailler en quelques heures des coupe-feu de dix mètres de large ! Avec des produits chimiques, ils pourraient éteindre le feu par la voie des airs en l’espace d’une heure ! Et les Ténébrans n’avaient même pas un avion ou un hélicoptère pour savoir comment se déplaçait le feu ! Kennard le regarda, légèrement ironique, et Larry se demanda encore s’il avait parlé tout haut, mais le jeune - 79 -
Ténébran ne dit rien. La nuit s’éclaircit, et, dans l’atmosphère chargée de suie, le ciel se colora du rose de l’aurore. — Qu’est-ce qu’ils vont faire ? demanda Larry. Kennard ne répondit pas. La femme fit un signe à Lorill Hastur, qui s’assit devant elle sur la couverture. Valdir Alton resta debout derrière eux, le visage impassible, concentré et calme. La femme tenait quelque chose dans sa main. C’était une gemme bleue scintillante, pâle dans la lumière rose de l’aube, et Larry repensa soudain au bijou bleu de Valdir quand il avait sondé l’esprit du mourant. Un picotement d’appréhension lui parcourut l’échine, et il frissonna dans le vent froid chargé de suie. Les trois formes étaient immobiles, tendues et figées comme des statues. Kennard saisit le bras de Larry, et il sentit l’excitation de son ami ; il avait une douzaine de questions à lui poser, mais la solennité des trois silhouettes rousses le réduisit au silence. Il attendit. Les minutes passèrent lentement. La gemme bleue scintillait dans la main de la femme, et Larry voyait presque les lignes de forces qui s’irradiaient entre les trois télépathes. L’aube pâle s’éclaircit, et, sur l’horizon oriental, une lueur pourpre atténua le rouge du lointain incendie. Puis le jour se fit, peu à peu plus clair et éclatant. La femme soupira doucement, et Larry ressentit ce soupir comme un refroidissement et un assombrissement de l’atmosphère. Kennard lui saisit le bras, lui montrant le ciel. Des nuages s’amoncelaient au-dessus de leurs têtes – de plus en plus nombreux dans le pâle ciel sans vent, venus, semblait-il, de nulle part. Hauts et lourds cumulus, légers cirrus rapides filaient dans le ciel, venant de l’horizon – de tous les horizons ! Poussés non par un vent normal, mais par des courants issus de tous les coins de la Rose des Vents, les nuages s’amoncelaient au-dessus d’eux, assombrissant le ciel, voilant le soleil, éteignant la prairie, et Larry frissonna dans la fraîcheur soudaine – mais pas de froid. Il poussa un long soupir. Kennard ouvrit les poings, les yeux fixés sur le ciel.
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— Assez de nuages, marmonna-t-il. Si seulement il pouvait pleuvoir ! Mais en l’absence de vent, si les nuages restent là… Larry interpréta ces paroles comme une autorisation de rompre le silence. Toutes ses questions se condensèrent en une seule qu’il balbutia : — Comment ont-ils fait ça ? Ce sont eux qui ont fait venir tous ces nuages ? Kennard hocha la tête, assez désinvolte. — Naturellement. Ça n’a rien d’extraordinaire – même moi, je peux le faire, un peu. Par temps favorable. Et ce sont des Comyn – les psy les plus puissants de Ténébreuse. Larry frissonna. La télépathie – et maintenant, les nuages qui obéissaient au pouvoir des esprits entraînés ! Sa formation terrienne lui soufflait : impossible, c’est de la superstition ! Ils ont observé le déplacement des nuages et se font une réputation en prédisant qu’il va pleuvoir ! Mais alors même qu’il formulait ces pensées, il savait que ce n’était pas vrai. Maintenant, il n’était plus dans le monde sûr et prévisible de la science terrienne, mais dans un monde étrange et froid où ces pouvoirs étaient plus communs qu’une caméra. — Et maintenant ? demanda-t-il. Comme en réponse, Valdir, du centre du cercle, déclara : — Maintenant, prions pour qu’il pleuve. Ça ne peut pas nous faire de mal. Puis, levant la tête, il vit les deux garçons et leur fit signe d’approcher. — Venez déjeuner, dit-il. Dès qu’il fera plus clair, vous retournerez travailler aux coupe-feu. À moins qu’il ne pleuve. — Qu’Evanda nous exauce, dit la femme d’une voix rauque. Lorill Hastur leva la tête et salua Kennard d’un sourire, qui disparut à la vue de Larry. Sous son regard, Larry prit soudain conscience de son visage maculé de suie, de ses mains gonflées d’ampoules, de ses vêtements sales et déchirés. Puis il réalisa que Valdir Alton n’était guère en meilleur état. Il avait vaguement remarqué, la veille, que les travailleurs du coupe-feu appartenaient à toutes les castes, les élégants aristocrates se mêlant aux paysans en haillons. Manifestement, le rang ne comptait plus, riches et pauvres travaillant côte à côte pour - 81 -
repousser l’ennemi commun, le feu. De toutes les personnes présentes, seuls les deux télépathes ne portaient pas les stigmates de ce travail épuisant. Puis il remarqua le visage gris de fatigue de la femme, les traits tirés, sillonnés de rides profondes, de Lorill Hastur. Peutêtre leur tâche avait-elle été la plus dure de toutes… Kennard le poussa du coude, et il accepta d’un vieillard un morceau de pain et une tasse d’un breuvage au goût de chocolat amer. Ils s’assirent pour manger sur un coin d’herbe relativement propre, prêtant l’oreille au lointain ronflement de l’incendie. — Ils arrivent à rassembler les nuages, mais ils ne peuvent pas faire pleuvoir, dit Kennard d’un air sombre. Enfin, il arrive que le poids des nuages suffise à les condenser en pluie. Il ne nous reste plus qu’à espérer. — Si vous aviez des avions… dit Larry. — Pour quoi faire ? — Sur Terra, on arrive à faire pleuvoir, dit lentement Larry, rassemblant ses souvenirs de leçons à demi oubliées. On ensemence les nuages avec des cristaux chimiques – des cristaux d’iodure d’argent, dit-il, se servant du terme terrien faute de connaître le ténébran. Ou même de glace sèche. Je ne sais pas exactement comment ça fonctionne, mais ça condense la vapeur d’eau en pluie… — Comment la glace peut-elle être sèche ? demanda Kennard, à la limite de l’impolitesse. C’est absurde. Autant parler d’eau sèche ou de mort vivant. — Ce n’est pas vraiment de la glace, rectifia Larry. C’est un gaz – enfin, un gaz gelé. C’est de l’oxyde de carbone – le résidu de la respiration. Il cristallise en une matière semblable à de la neige, qu’on appelle aussi neige carbonique, sauf que c’est beaucoup plus froid que la neige ou la glace – et produit au toucher une sensation de brûlure. — Tu plaisantes ? — J’espère que non, dit brusquement Valdir derrière eux. Kennard, de quoi parlais-tu avec Larry ? J’en ai reçu une partie, mais pas tout.
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Larry frissonna de nouveau, réalisant que le Seigneur ténébran était alors largement hors de portée de leurs voix. Valdir le regardait avec une intensité extraordinaire. — Faire pleuvoir, dit-il. Il semblerait donc que les Terriens ont une magie plus puissante que la nôtre. Explique-moi cela, Larry. Larry répéta ce qu’il venait de dire à Kennard, et Valdir s’absorba dans ses pensées, fronçant les sourcils. Sans un mot, Lorill Hastur et la femme aux cheveux de flamme s’étaient approchés et écoutaient. — Qu’en pensez-vous, Valdir ? Vous avez des connaissances sur les structures atomiques. Est-ce faisable ? Tous les dormeurs de la prairie avaient repris leurs outils, et, reformant leurs groupes, venaient chercher leurs ordres pour la journée. Larry regarda l’orée de la forêt. Comme elle était verte ! Pourtant, au-dessus des arbres, flottait un immense nuage de fumée noire, et l’on entendait le ronflement omniprésent de l’incendie. Valdir se retourna et considéra le nuage s’élevant de la forêt en feu. — Le feu produit le même gaz que la respiration, dit-il. Il y a maintenant dans l’atmosphère d’énormes quantités d’oxyde de carbone. — Nous pouvons le faire monter dans le froid de la haute atmosphère, dit Lorill Hastur. Et de là, s’il cristallise et tombe dans les nuages… — Il n’y a pas de temps à perdre, dit la femme. Les yeux clos, la voix lointaine, elle ajouta : — Un incendie a éclaté de l’autre côté de la forêt, et le foyer principal avance rapidement vers le village. Les coupe-feu n’arriveront jamais à le contenir. La pluie est notre seul espoir. Ces nuages contiennent assez d’eau pour éteindre le feu – si nous parvenons à la faire tomber. — Nous pouvons toujours essayer, dit Valdir. Tous trois se concentrèrent intensément, silencieux, immobiles, et l’air semblait trembler sous l’influence de la force invisible qui les réunissait. Larry regarda Kennard. — Sais-tu ce qu’ils vont faire ? Comment pourront-ils… ? - 83 -
— Ils peuvent téléporter le gaz au-dessus des nuages, dit Kennard. Si le froid le fait cristalliser… Larry commençait à s’habituer à ces curieux pouvoirs. Si la télépathie était possible, la téléportation ne représentait qu’un pas de plus… — Si la téléportation est possible, pourquoi ne pas téléporter l’eau d’une rivière pour éteindre le feu ? — Trop lourd, dit gravement Kennard. Même les nuages – ils n’ont pas directement déplacé les nuages, seulement assez d’air pour les pousser jusqu’ici. Il se tut, les yeux fixés sur son père, et quand Larry ouvrit la bouche pour parler, il le fit taire d’un geste impatienté. Dans la pâle clarté de l’aube, un silence de mort s’appesantit sur la prairie. Aucun bruit, à part le lointain ronflement de l’incendie. Le ciel parut s’assombrir, les nuages s’alourdir. Larry regarda un groupe s’éloigner vers les coupe-feu ; lui et Kennard auraient dû être avec eux. Mais ils restèrent là, immobiles, à attendre, à regarder les trois télépathes… Soudain, un grand WOOSH s’éleva du lointain incendie. Larry, pivotant sur lui-même, vit une immense boule de flammes et de fumée, et eut l’impression de sentir plus que d’entendre le ronflement sauvage du feu. Puis le silence retomba, profond, tendu, électrique. Au-dessus de sa tête, les nuages se déplaçaient, se tordaient en formes et volutes étranges, s’agglutinaient, se percutaient, de plus en plus sombres dans un ciel de plus en plus noir. Puis, soudain, le ciel et les nuages semblèrent se dissoudre – plus tard, ce fut le seul mot que trouva Larry pour décrire ce phénomène – et se transformèrent en une pluie torrentielle. La forêt en feu grésilla, crépita comme à l’agonie. D’épais nuages de fumée, de vapeur et de suie ballonnèrent dans le ciel, et un vent violent s’éleva, chargé d’étincelles. Larry se retrouva trempé en un clin d’œil, avant que la pluie se concentrât sur la forêt, laissant la prairie intouchée, à part cette brève averse. Les flammes, visibles au-dessus des arbres, diminuèrent et moururent, étouffées par la vapeur et la fumée, avec des sifflements de plus en plus forts qui bientôt décrurent et cessèrent. - 84 -
La pluie cessa aussi. Trempé, frissonnant, Larry considéra avec émerveillement Valdir et les deux télépathes vêtus de gris. Ils avaient soumis les nuages ; ils avaient asservi la force même de la pluie pour combattre le feu ! Valdir fit signe aux deux garçons. Ils avancèrent sur l’herbe détrempée, Larry encore un peu étourdi. Il était fier de la science terrienne ; mais aurait-elle pu réaliser cela ? — Enfin, c’est terminé, dit Valdir, profondément soulagé. Larry, je tiens à te remercier. Sans ce que tu nous as dit, aucun de nous n’aurait su ce qu’il fallait faire. Je ne sais comment t’exprimer ma reconnaissance. C’était plus troublant que jamais. Ces hommes disposaient de forces et de pouvoirs inconnus de la science – et pourtant, ils ignoraient cette notion si simple d’ensemencement des nuages ! Larry garda le silence, ne sachant comment exprimer ce qu’il ressentait – mélange d’admiration et d’étonnement devant les lacunes de leurs connaissances. — Peut-être comprenez-vous mon point de vue maintenant, dit Valdir, se tournant vers Lorill Hastur. Sans leur savoir… Du village au-dessous d’eux, un carillon l’interrompit. Valdir se raidit ; les deux télépathes se regardèrent. De loin en loin, d’autres cloches se mirent à sonner l’alarme – non plus le signal rythmé de l’alarme au feu, mais un sauve-qui-peut désordonné. Les hommes qui revenaient du coupe-feu inutile lâchèrent leurs outils et s’immobilisèrent, stupéfaits. Un murmure d’appréhension, de terreur, s’éleva de la prairie. Valdir jura avec fureur. — J’aurais dû m’en douter… Kennard le considéra, étonné. — Que se passe-t-il, mon père ? — Une ruse, dit Valdir avec un rictus amer. Le feu n’était destiné qu’à nous éloigner des villages – pour que ces bandits puissent les attaquer tranquillement, n’y trouvant que des femmes, des vieillards et des petits enfants ! Le camp, si ordonné jusque-là, ne fut plus que confusion : les hommes s’attroupaient, erraient au hasard, se précipitaient vers leurs chevaux, et en quelques minutes, la prairie fut quasiment - 85 -
déserte, les hommes disparaissant en silence dans toutes les directions. Valdir regardait, la bouche dure. — Les bandits vont peut-être avoir une mauvaise surprise, dit-il enfin. Ils ne se doutent pas que nous sommes si rapidement venus à bout d’un tel incendie. Et pourtant, je n’aurais eu aucune chance… Dis-moi, Larry, comment ton peuple réagirait-il en face d’une telle attaque ? — Je suppose que nous nous rassemblerions pour la combattre, dit Larry. Valdir éclata d’un rire sans joie. — Exact. Mais les nôtres ne comprendront pas qu’il s’agit d’une urgence aussi grave que l’incendie… Il s’interrompit avec un geste de dépit. — Que Zandru les emporte ! Kennard, où a-t-on mis nos chevaux ? Un quart d’heure plus tard, ils quittaient le village au galop, Valdir toujours furieux, Kennard et Larry n’osant rompre le silence. Larry était toujours en proie à une profonde perplexité. Ces Ténébrans disposaient de pouvoirs extraordinaires ! Et pourtant, comme ils les utilisaient mal ! Il se mit à échafauder une théorie expliquant l’invitation de Valdir. Celui-ci soupçonnait manifestement la valeur d’une qualité apparemment étrangère aux Ténébrans, et que possédaient les Terriens. Larry ne savait comment la définir. C’était ce qui faisait ricaner Kennard lorsqu’il disait : « Vous autres Terriens, vous ne savez pas régler vos problèmes personnels par vous-mêmes – il vous faut toujours faire appel à quelqu’un d’autre. » Peut-être pouvait-on baptiser cela esprit communautaire, ou faculté de travailler en équipe ? Ils ne savaient pas s’organiser : même pour combattre l’incendie, ils n’avaient pas un chef dirigeant toutes les opérations, mais des groupes travaillant séparément, chacun de son côté. Maintenant encore, ils n’avaient aucune faculté de s’unir contre les bandits. Et Valdir, comprenant que ces efforts dispersés étaient voués à l’échec, aurait voulu modifier ces vieilles habitudes. Mais on ne lui en avait pas laissé le temps. Les autres participants de la chasse initiale – comme cela semblait loin ! – chevauchaient un peu en arrière, pour ne pas - 86 -
s’immiscer dans les préoccupations de leur maître. Les sentiments de Valdir semblaient aussi clairs à Larry que s’il les avait ressentis lui-même. Kennard, chevauchant à son côté, ruminait aussi les modifications que son père tentait d’introduire dans l’ancien code de conduite. Larry avait l’impression de lire dans les pensées de Kennard : son père ne pouvait avoir tort, mais comment en était-il arrivé à cette transgression ? Plus aucun nuage dans le ciel maintenant qu’ils étaient loin du site de l’incendie ; seule une nappe de fumée et de suie flottant au-dessus des arbres indiquait l’emplacement du feu. Elle disparut aussi derrière une colline quand ils firent halte au bas d’une pente boisée, pour laisser souffler leurs chevaux et manger un repas froid tiré de leurs fontes. — Ce sera bon de retrouver la maison, dit distraitement Kennard. Larry acquiesça de la tête, encore courbatu d’avoir si durement travaillé au coupe-feu, les paumes à vif et couvertes d’ampoules. — Les miennes aussi, dit Kennard, montrant tristement ses mains. Et pourtant, elles devraient être endurcies maintenant. Le maître d’armes de la Garde ne me plaindrait pas. Il dirait que j’ai trop souvent séché les séances d’escrime. Larry passa la main dans ses fontes et en tira sa petite trousse d’urgence, à l’emblème du Quartier Général. Il l’ouvrit, et Kennard examina avec curiosité les tubes et les flacons. — Tiens, essaye donc ça sur tes ampoules, proposa-t-il en répandant une poudre sur les siennes. Kennard l’imita, reniflant l’antiseptique, perplexe. — Je peux voir ? dit Kennard, inspectant le contenu de la trousse avec intérêt. Ton peuple fabrique de ces choses ! — Certaines de vos pratiques sont tout aussi étranges, rétorqua Larry. La télépathie, c’est déconcertant pour moi. Sans parler de la téléportation ! Kennard haussa les épaules. — Je suppose, bien que ce soit tout naturel pour moi. Il regarda son père. Valdir, qui semblait maintenant moins inabordable, se tourna vers son fils en hochant la tête, fouilla - 87 -
dans sa poche et lança quelque chose à Kennard qui rattrapa l’objet au vol – c’était un petit sachet en chamois, et il en sortit une gemme bleue enveloppée de soie. — Je ne suis pas aussi fort que mon père, bien sûr, mais quand même… tiens, regarde à l’intérieur. Bravement, Larry toucha la gemme bleue, qui parut tiède sous ses doigts. Il hésita, se souvenant de Valdir sondant l’esprit du mourant. — Il n’y a aucun danger, dit doucement Kennard, rassurant. Tu ne penses pas que je voudrais te faire du mal, au moins ? Honteux de sa peur, Larry regarda à l’intérieur de la pierre bleue. De faibles irisations semblaient flotter et se tordre dans ses profondeurs ; soudain, comme il levait les yeux sur Kennard, une barrière sembla s’abaisser. Le jeune Ténébran lui parut plus proche, plus facile à comprendre. Larry perçut, en un bref éclair, toutes les pensées de Kennard, comme en une révélation de sa personnalité : sa farouche fierté de sa famille, son sens des responsabilités à l’égard de son travail, les peurs qui parfois le tourmentaient, l’affection qu’il ressentait pour son père et sa sœur adoptive, même – au grand embarras de Larry – la chaude amitié qu’il ressentait pour Larry lui-même, et l’émotion, confinant au respect, que lui inspiraient les voyages spatiaux de Larry et ses origines terriennes… Tout cela en un bref éclair, en un bref embrasement de la gemme bleue ; puis l’éclat s’éteignit, et la barrière retomba à sa place. Kennard lui souriait, un peu gêné. Larry se dit soudain que le jeune Ténébran en savait autant sur lui qu’il en savait sur celui-ci. Ça ne faisait rien – mais il fallait s’habituer ! Du moins, maintenant qu’il en avait une brève expérience, il ne pouvait plus mettre en doute l’existence de la télépathie ! Kennard renveloppa la gemme. Larry, réalisant qu’il tenait toujours sa trousse médicale, la fourra vivement dans sa poche. Il ne pouvait pas savoir que cet instant d’intime communion entre Kennard et lui allait leur sauver la vie…
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ILS remontèrent, chevauchèrent une heure, puis arrivèrent
dans un étroit canyon entre deux collines boisées, plongé dans l’ombre car le soleil déclinait. Valdir, qui chevauchait en tête, mit son cheval au pas et attendit le reste de la troupe. Kennard regarda son père, l’air interrogateur, et Larry, à son côté, suivait ses pensées de cette façon qu’il trouvait toujours si étrange : Je n’aime pas cet endroit. Chaque fourré peut cacher une douzaine de bandits. Site parfait pour une embuscade… Ce serait mon premier combat. La première fois que j’affronterais un vrai danger, et non simplement des voyous qui traînent dans les rues. Je me demande si mon père sait que j’ai peur. Larry, en proie à un curieux mélange d’appréhension et d’excitation, eut la chair de poule. Au cours des trois derniers jours, la paix de sa vie passée avait fait place à la violence et au danger. C’était nouveau pour lui, mais, en un sens, pas désagréable. Ils étaient au milieu de la petite vallée quand Larry entendit, par-dessus le pas des chevaux, un curieux bruit venant des fourrés. Il se raidit sur sa selle ; Valdir, vigilant, vit un mouvement et arrêta son cheval, regardant autour de lui avec méfiance. Puis, sous le couvert des arbres, partit un cri dur et rauque – et des cavaliers fondirent sur eux. Valdir cria un avertissement. Larry, pétrifié sous le choc, vit des cavaliers, grands, barbus et chevelus, vêtus de manteaux de fourrure et montés sur d’énormes chevaux d’une race étrange, qui galopaient vers eux à une vitesse incroyable. Pas le temps de fuir, pas le temps de réfléchir. Soudain, il fut au milieu des attaquants, il vit que les Ténébrans avaient tiré leurs épées ; - 89 -
Kennard, très pâle, avait sa dague dans une main, et, de l’autre, essayait de contrôler son cheval. Il vit tout cela en un éclair et paniqua à l’idée que, seul de toute la troupe, il était sans armes et ne savait pas combattre – puis tout se fondit en une mêlée confuse de chevaux hennissants, de cris proférés dans une langue bizarre, et d’épées s’entrechoquant avec d’autres épées. Son cheval se cabra et plongea en avant. Larry se cramponna désespérément aux rênes, arrachant ses ampoules. Puis il perdit l’équilibre, glissa à terre, les jambes repliées sous lui. À demi assommé, il eut juste la présence d’esprit de rouler sur luimême pour éviter les sabots de son cheval emballé. Quelqu’un trébucha sur son corps prostré, tomba dans l’herbe, se releva avec un cri de rage et se rua sur lui en brandissant un coutelas. Larry roula sur le dos, jambes repliées, puis lança une botte vers le couteau. Étreint une seconde d’un sentiment de folle irréalité – ce n’est pas réel, ce n’est pas possible ! – il vit le couteau décrire un arc et retomber trois mètres plus loin. L’homme, déséquilibré, tituba en arrière, se rétablit et revint sur Larry, qui, les mains en avant, poussa de toutes ses forces et se libéra momentanément. Il se mit péniblement à genoux, mais son assaillant revint à l’attaque, le visage menaçant – rude, barbu, avec de petits yeux jaunes et mauvais –, lui souffla au nez son haleine puante, ses mains cherchant sa gorge. Larry, effrayé, retrouva soudain ses esprits et pensa : il n’est pas armé, il est gros et poussif. Relâchant tous ses muscles, il se détendit, se laissa tomber en arrière, entraînant l’homme avec lui avant qu’il ait pu retrouver son équilibre. Larry replia convulsivement les jambes puis les détendit de toutes ses forces. Le coup atteignit l’homme à l’estomac. Le bandit, poussant un cri d’agonie, se plia en deux en portant les mains à son ventre. Larry se remit à genoux, banda tous ses muscles et mit toutes ses forces dans un punch qui atterrit sur le nez de son assaillant. L’homme s’effondra et ne bougea plus.
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Comme Larry se redressait, recouvrant son équilibre et libre de nouveau de ressentir quelque peur, quelque chose le frappa derrière le crâne. Le choc des épées et des dagues se transforma en tonnerre, en explosion – puis ce fut un silence mortel, irréel. Il se sentit tomber mais ne se sentit jamais arriver à terre. Il faisait nuit. Il était engourdi et courbatu ; tous ses muscles lui faisaient mal, et une douleur lancinante puisait dans sa tête. Il essaya de bouger, émit un son rauque et ouvrit les yeux. Il ne voyait rien. Il paniqua une fraction de seconde, puis commença à voir un peu à travers le tissu grossier qui lui couvrait le visage. Il essaya de bouger les mains et constata qu’elles étaient liées à ses côtés. La douleur lancinante continua. On aurait dit les sabots d’un cheval. C’étaient les sabots d’un cheval. Il était sur le ventre, plié en deux, et, sous ses mains, il sentit la chaleur poilue d’un corps de cheval. Il réalisa confusément qu’il avait les yeux bandés et qu’il était couché en travers d’une selle. Alors il paniqua, se débattit pour remuer les bras, puis sentit à travers ses vêtements une pointe acérée qui lui piquait les côtes. — Pas bouger, dit une voix dure en un dialecte si barbare qu’il eut du mal à comprendre. Les ordres disent de ne pas te tuer, mais ça ne te ferait pas de mal de perdre un peu de sang – tu serais bien plus facile à transporter ! Pas bouger ! Pris de vertige, Larry obéit. Où était-il ? Qu’était-il arrivé ? Où étaient Valdir, Kennard ? Le souvenir du combat lui revint tout d’un coup. Ils avaient été submergés par le nombre. Les autres avaient-ils été faits prisonniers, eux aussi ? Combien de temps était-il resté évanoui ? Où l’emmenait-on ? Une peur folle s’empara de lui : il était aux mains de bandits ténébrans, seul, loin des siens, dans un monde étranger dont les habitants étaient hostiles à la Terre. Qu’allaient-ils lui faire ? La marche saccadée du cheval se prolongea pendant ce qui lui parut des heures, puis ils s’arrêtèrent et on le descendit rudement de sa monture.
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— Bonne prise, dit une voix dans le même dialecte barbare, et, pour un de ces damnés fils de Zandru, il s’est bien comporté. L’héritier d’Alton, pas moins – vous voyez les couleurs qu’il porte ? — Je croyais le fils d’Alton plus âgé, dit une autre voix. — Il est petit pour son âge, dit la première voix avec mépris, mais il porte la marque des Comyn – les cheveux de flamme, et aucun roturier n’a jamais eu des vêtements pareils ni monté un pur-sang des Alton. — Sauf quand on revient d’un raid, s’esclaffa un autre. Larry fut glacé de peur. Kennard était-il prisonnier lui aussi ? Des mains rudes le tirèrent en avant, on lui arracha son bandeau, et quelqu’un le poussa par-derrière. C’était l’heure du crépuscule et il pleuvait un peu, à petites gouttes fines et glaciales qui le firent frissonner. Il battit des paupières, regrettant que ses liens l’empêchent de s’essuyer les yeux, et regarda autour de lui. Ils se trouvaient dans l’ombre d’une vieille bâtisse en ruine, entourés de pierres aux arêtes vives. Un vent glacé soufflait. Ses ravisseurs le poussèrent de l’avant. Ils étaient une douzaine de bandits, debout à l’abri des ruines, mais il ne vit pas trace de Valdir, de Kennard ni d’aucun autre de ses compagnons. Devant lui se dressait un homme de haute taille, vêtu d’une cape rouge en haillons. Au-dessous, il portait un gilet de cuir et des culottes de bonne coupe sur lesquelles subsistaient quelques vestiges de broderies. Le capuchon de la cape était rabattu sur ses épaules, mais son visage était invisible sous un masque de cuir souple qui lui cachait les joues et le nez et s’arrêtait juste au-dessus des lèvres fines et cruelles. Il avait six doigts à chaque main, et la voix rude et rauque, mais il parlait le dialecte de la cité sans l’accent barbare des autres. — Tu es Kennard Alton-Comyn, fils de Valdir ? Larry regarda autour de lui, déconcerté, mais il n’y avait personne d’autre, et il comprit soudain leur erreur.
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Ils croyaient qu’il était Kennard Alton – ils l’avaient pris en otage – et il n’osait pas leur dire qu’ils s’étaient trompés ! Que feraient-ils à un Terrien ? Les paroles de l’homme lui revinrent – il s’est bien comporté… l’héritier d’Alton ! Ils semblaient donc ne pas vouloir le tuer, du moins pas tout de suite. Mais comment les empêcher de découvrir son identité terrienne ? Que ferait Kennard à sa place ? L’homme masqué répéta sa question, durement. Larry expira lentement. Que ferait – ou dirait son ami ? Il repensa à l’arrogance de Kennard, en face des voyous, quelques semaines plus tôt. Il se redressa de toute sa taille et déclara clairement, lentement parce qu’il cherchait les mots et les idiomatismes authentiques, mais cela donna de la dignité à son discours : — La courtoisie de votre pays n’exige-t-elle pas que l’hôte décline son nom avant de demander celui de… l’invité ? Il savait qu’il jouait sa vie. Il avait observé l’arrogance des aristocrates ténébrans, et il sentait que leur mépris de ces bandits n’avait d’égal que leur haine. Il haussa les épaules sous son manteau – Dieu soit loué, il était en vêtements ténébrans – et soutint sans ciller le regard de l’homme masqué. — Comme tu voudras, dit celui-ci, avec un rictus mauvais. Mais n’espère rien de la courtoisie, fils du Hali-imyn. On m’appelle Cyrillon des Trailles – et toi, tu es Kennard N’Caldir Alton-Comyn. — À quoi cela servirait-il de le nier ? dit Larry. — À rien, dit l’homme, les yeux toujours fixés sur lui derrière son masque. — Que voulez-vous de moi ? — Pas ta mort, à moins que tu ne la rendes nécessaire, dit-il, les lèvres dures. Tu n’es qu’un pion, fils d’Alton, qui a de la valeur pour nous, mais le temps pourrait venir, n’en doute pas, où il serait plus sage de t’avoir mort que vif. Alors, ne compte pas trop sur ta sécurité, chiyu, et ne pense pas que tu peux faire n’importe quoi parce que nous n’oserions pas te tuer.
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Il considéra Larry un long moment, le regard si cruel que Larry flancha. Glacé de terreur, il eut l’impression qu’il allait craquer, leur crier leur erreur. Enfin, Cyrillon détourna les yeux. — Nous avons une longue route devant nous, par des chemins difficiles. Tu peux chevaucher avec nous, ou te laisser transporter comme un paquet de linge sale. Mais par les sentiers que nous empruntons, un homme a besoin de ses membres, de sa tête et de ses yeux. Les cols ne sont pas faciles, même pour des hommes disposant de ces trois avantages. Si je t’en laisse l’usage, me donneras-tu ta parole d’honneur de comyn de ne faire aucune tentative d’évasion ? Larry pensa qu’il n’y avait pas déshonneur à violer une promesse faite sous la menace. Il se serait assurément évité bien des ennuis en donnant sa parole. Il hésita un moment ; puis, aussi nettement que s’il l’avait sous les yeux, il vit le visage de Kennard – sa gravité, son orgueil juvénile et son sens de l’honneur inspiré du sévère code de conduite ténébran. Un Terrien pouvait-il moins faire ? Il reprit donc cet honneur à son compte, et, raffermi, décida de jouer son rôle. — Donner ma parole d’honneur à un voleur et à un hors-laloi ? À un homme (il essaya frénétiquement de se rappeler tout ce que Valdir lui avait dit des règles gouvernant les combats), à un homme qui enlève le fils de son ennemi dissimulé dans un manteau plutôt que de le provoquer en combat honorable ? Il hésita, puis les mots lui vinrent tout seuls, comme si Valdir les avait prononcés lui-même. — Vous qui violez les lois de la route et les lois de la guerre, vous n’avez aucun droit d’exiger la parole d’un homme honorable. Je ne vous parlerai en égal qu’avec l’épée. Je refuse de souiller ne serait-ce que mes paroles pour un homme ignorant du sens de l’honneur. Si vous voulez que je vous accompagne, il faudra m’emmener de force, car je ne ferai pas un seul pas volontairement en compagnie de votre bande de renégats et de coquins ! Hors d’haleine, il se tut. Cyrillon le considéra dans un silence de mort, les lèvres dures et menaçantes, si longtemps que Larry sentit son courage faiblir, et il eut du mal à rester impassible. - 94 -
Quelle idée de faire une sortie pareille ! Quel absurde désir de jouer le rôle d’un Alton l’avait poussé à prononcer ces paroles ? Elles étaient sorties de sa bouche sans aucun contrôle conscient ; sans même qu’il y réfléchît ! Il aurait été plus sage de ne pas mettre en rage ce hors-la-loi. Et en rage, il l’était. Les étranges mains de Cyrillon serraient la garde de sa dague à s’en faire blanchir les phalanges ; mais il parla d’une voix égale. — Belles paroles, mon garçon. J’espère que tu n’en regretteras pas les conséquences. Attache-le, Kyro, et comme il faut cette fois, dit-il à quelqu’un debout derrière Larry. L’homme coupa les liens de Larry, puis lui ramena les mains en avant. Il les lia d’une épaisse écharpe de laine qu’il avait autour du cou ; puis il lui passa plusieurs fois autour des poignets de solides lanières de cuir qui, sans la protection de l’écharpe, lui seraient profondément entrées dans les chairs. Ses jambes restèrent libres, mais il lui entoura la taille d’une corde qu’il attacha à la selle de son ravisseur. Enfin, l’homme puisa de l’eau et la versa sur les nœuds de cuir. Cyrillon surveilla ces opérations d’un œil sombre ; il dit enfin : — Je donne ces ordres en ta présence, Alton, pour que tu saches ce qui t’attend. Je ne désire pas te tuer, tu m’es plus utile vivant. Mais s’il essaye de s’enfuir, Kyro, coupe-lui les tendons d’une jambe. S’il essaye d’entraver notre marche quand nous arriverons dans les montagnes, coupe-lui la gorge immédiatement. Et s’il provoque un quelconque problème quand nous franchirons la Corniche du Diable, coupe la corde, précipite-le dans l’abîme, et bon débarras. Larry sentit le cœur lui manquer ; il pâlit, mais ne cilla pas, et Cyrillon dit enfin : — Parfait. Nous nous comprenons. Il se détourna pour se mettre en selle, et Larry eut l’impression qu’il était déçu. Il aurait voulu me voir terrorisé et à genoux devant lui. Quelle satisfaction que de réduire un Alton à cette posture de suppliant ! Comment l’ai-je deviné ? Son ravisseur souleva Larry et le mit en croupe derrière lui.
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— Tu peux chevaucher avec moi pour le moment, dit-il d’un air sinistre et mécontent. Mais sois sage, mon garçon ; je ne suis pas homme à torturer, même un garnement d’Hali-imyn, mais Cyrillon pensait ce qu’il a dit, n’en doute pas. Les autres bandits se mettaient en selle. Larry, raide, gelé et terrorisé, regarda la haute muraille de montagnes qui se dressait devant eux. Et pourtant, malgré sa peur, son irrépressible curiosité lui faisait battre le cœur. Il avait désiré connaître la vie étrange et excitante de ce monde inconnu – et ici, au pied de ces montagnes inquiétantes, sous ce soleil inquiétant, il la voyait dans toute son authenticité. Même auprès de Kennard, l’authenticité n’était pas totale, parce qu’il était Terrien, parce qu’il appartenait à un autre monde. Il réalisait que son optimisme n’avait pas le moindre fondement. Valdir, Kennard et tous leurs autres compagnons étaient peut-être morts dans l’embuscade de la vallée. On l’emmenait – seul, désarmé, prisonnier, étranger – dans l’une des régions de Ténébreuse parmi les plus sauvages, les plus dangereuses, les plus inaccessibles. Pourtant, son vague optimisme persista. Il n’était ni mort ni blessé – et tout pouvait arriver.
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7
LARRY rêvait.
Dans son rêve, il était de retour sur la Terre, et Ténébreuse n’était encore qu’un lointain songe romantique. Parti camper quelques jours, il dormait à la belle étoile – sinon, pourquoi aurait-il si froid, d’un froid humide qui le pénétrait jusqu’aux os ? Puis, à travers son rêve, il vit une faible lueur bleue, et une voix lui parla d’un ton pressant. Où es-tu ? Nous sommes amis depuis assez longtemps pour que je puisse te suivre et te retrouver si j’arrive à te recevoir. Mais ne leur dis pas que tu es Terrien… Un peu irrité, il tenta de fermer son esprit à la voix, pour retrouver la paix de son rêve. Il était de retour dans la Zone Terrienne ; dans quelques instants, son père allait entrer et l’éveiller… Quelqu’un avait laissé la climatisation montée au maximum. Il faisait froid, plus froid même que dans la nuit ténébrane… et qu’est-ce qu’il avait, son bras ? Pourquoi son lit était-il si froid ? S’était-il endormi sur le sol ? Gémissant, il roula sur le flanc, ouvrit les yeux, et se retrouva dans le terrible présent. Il referma les paupières, frissonnant de désespoir. Il était dans le fort montagnard des bandits, il était captif, seul et impuissant, et, bien qu’il conservât quelque espoir pendant le jour, il n’était pour l’instant qu’un adolescent apeuré, redoutant l’étrangeté de ce monde. Son bras gauche, ramené de force en arrière, était attaché dans son dos par une sorte de harnais de cuir, la main contre l’omoplate. Depuis longtemps il ne sentait plus ses doigts gourds. La première nuit suivant sa capture, l’homme qui l’avait - 97 -
porté sur le sentier de montagne l’avait soulevé dans ses bras – engourdi et impuissant – et l’avait amené près de leur feu. Par pitié, il lui avait jeté une couverture sur les épaules, et avait tranché les liens de ses poignets pour qu’il puisse manger. Puis l’homme masqué avait donné des ordres, et deux de ses acolytes avaient apporté le harnais de cuir. Ils commençaient à lui attacher la main droite derrière le dos quand Cyrillon, qui semblait avoir l’œil à tout, leur avait dit durement : — Vous êtes aveugles ? Le petit bre’suin est gaucher. Ils l’avaient pas mal rudoyé, mais il n’avait pas cherché à se débattre ; il avait peur, mais il ne voulait pas leur donner la satisfaction de les supplier. Une seule fois, par désespoir, il avait pensé recourir à sa dernière ressource – leur dire qu’il n’était pas l’otage de choix qu’ils pensaient… Mais alors ? Ils ne se soucieraient sans doute pas d’un prisonnier dénué de toute importance ; peut-être même le tueraient-ils sur-le-champ. Et il ne voulait pas mourir ; pourtant, maintenant, glacé, misérable, douloureux, il se dit que ce serait peut-être mieux d’être mort. Il se retourna péniblement et examina sa prison. Une lumière pâle et sinistre filtrait par les fenêtres aux grossiers rideaux de tapisserie élimée et murées par des planches clouées. La pièce était spacieuse, lambrissée de bois vermoulu et tendue de tentures moisies par l’âge. Il gisait sur un large lit sculpté, mais sans draps ni couvertures, pourvu seulement d’une vieille paillasse en crin et de deux tapis de fourrure. Les autres meubles étaient branlants et misérables, mais il se dit qu’il avait encore de la chance de ne pas moisir dans un donjon humide ; d’après le peu qu’il en avait vu de l’extérieur, le fort ne semblait pas manquer de tours derrière ses murailles sinistres. Jusque-là, on ne lui avait pas fait de mal. Pour l’instant, il était libre dans cette chambre. Il arrivait à se nourrir tant bien que mal de la main droite, mais il n’avait jamais réalisé combien on peut se sentir impuissant avec un seul bras ; il n’avait même pas un équilibre correct en marchant. Matin et soir, on lui apportait à manger : une sorte de pain grossier truffé de noix, une bouillie de quelque céréale inconnue, quelques petites - 98 -
lanières d’une viande plutôt bonne, et une matière anonyme au goût de savon dont il supposa que c’était une sorte de fromage. Tout à coup, il entendit des pas dans le couloir et s’assit. Peut-être lui apportait-on son déjeuner ; mais il reconnut la grosse tête hirsute de Cyrillon des Trailles. Auparavant, Cyrillon ne lui avait fait qu’une brève visite, pour inspecter le contenu de ses poches. — Pas d’armes, avait dit Kyro, montrant les affaires de Larry. Cyrillon les avait regardées, avait froncé les sourcils, curieux, devant la trousse médicale du Terrien, puis l’avait jetée dans un coin. Il avait testé du pouce le stylo mécanique de Larry, avant de le fourrer dans sa poche. Tout le reste, il l’avait rapidement examiné, puis jeté par terre à côté du jeune homme : quelques petites pièces de monnaie, un mouchoir froissé, un petit carnet. Il avait considéré avec curiosité le canif de Larry, puis avait demandé : — Qu’est-ce que c’est ? Larry l’avait ouvert, puis s’était beaucoup reproché ce geste ; le couteau aurait pu lui servir d’une façon ou d’une autre, bien que la lame principale en fût cassée – il s’en servait surtout pour couper des ficelles et construire des maquettes. Il avait un tirebouchon, une petite lame magnétisée et aussi un crochet pour ouvrir les cartons de nourriture. — Un couteau ? dit Kyro. On ne va pas lui laisser ça ! Mais Cyrillon avait haussé les épaules avec mépris. — Avec une lame pas plus grande que mon petit doigt ? Grand bien lui fasse ! Le canif rejoignit par terre les autres biens de Larry. — Je voulais juste savoir s’il n’avait pas une arme des Comyn ! Il avait éclaté d’un gros rire, puis était sorti, et Larry ne l’avait pas revu jusqu’à ce matin où sa lourde démarche l’avertissait de sa visite. Poussé par une impulsion enfantine, Larry eut envie de se cacher sous le lit ; mais il se domina et se leva en chancelant. Trois hommes entrèrent, suivis de Cyrillon, toujours masqué. Larry ne comprit pas pourquoi Cyrillon restait à bonne distance pour commander : - 99 -
— Suis-nous, Alton ! Larry s’exécuta docilement. Il avait le bon sens de comprendre que tout geste de défi ne servirait à rien – sauf à ménager son orgueil – et lui vaudrait peut-être des traitements plus rudes. Il valait mieux garder ses forces pour une action efficace. Ils le conduisirent dans une pièce où brûlait un bon feu, et les tremblements de Larry devinrent si incontrôlables que Cyrillon, avec un geste de mépris, le fit approcher de la cheminée. — Ces Comyn sont tous des femmelettes… allons, réchauffetoi. Quand il fut un peu réchauffé, Cyrillon lui fit signe de venir s’asseoir sur un banc, puis d’un sachet de cuir, il sortit un objet enveloppé d’un linge et regarda Larry avec un rictus sarcastique. — Je n’espère pas que tu facilites les choses pour moi – ni pour toi, jeune Alton. Du linge, il sortit une gemme aux reflets bleus – de la même étrange sorte que celle de Kennard ; celle-ci était sertie d’un anneau d’or et possédait une poignée de chaque côté. — Je t’ordonne de regarder pour moi dans cette pierre, dit Cyrillon. Et si cela est plus doux pour ton orgueil, tu pourras dire plus tard à ton peuple que tu l’as fait sous la menace qu’on te coupe la gorge. Il se mit à rire, de cet horrible rire rauque qui ressemblait au cri d’un oiseau de proie. Cyrillon attendait-il de lui une démonstration de ses pouvoirs psi ? Le cœur de Larry battit de frayeur. Maintenant, son imposture allait se découvrir. Il sentit ses mains trembler quand Cyrillon y déposa la pierre. Il leva les yeux… Une douleur aveuglante fulgura dans sa tête et ses yeux. Il les ferma spasmodiquement, luttant contre une intolérable impression de torsion… l’impression de regarder quelque chose qui n’aurait pas dû exister dans l’espace normal. Il eut la nausée. Quand il ouvrit les yeux, Cyrillon le regardait avec une cruelle satisfaction.
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— Tiens. Tu as la vision, mais tu n’es pas habitué à des pierres d’une telle puissance. Regarde encore. Larry, détournant les yeux, refusa de la tête. Cyrillon se leva, menaçant. Assez calme, sans élever la voix, il dit : — Oh ! si, tu vas regarder. Saisissant le bras lié de Larry, et exerçant une pression qui fit fulgurer comme du feu dans son épaule douloureuse, Cyrillon répéta : — Alors, tu vas regarder ? Hébété de souffrance, Larry s’affaissa sur le banc. La pierre échappa à sa main molle et il se sentit sombrer dans les ténèbres tièdes et douces d’une bienheureuse inconscience. — Très bien, dit Cyrillon, très lointain. Donnons-lui du kirian. — Trop dangereux, protesta un de ses hommes. S’il a le pouvoir de certains des Alton… — Tu ne l’as pas vu tourner de l’œil à la vue de la pierre ? dit Cyrillon avec impatience. Il n’a pas encore le pouvoir ! Il faut prendre le risque. Larry sentit un homme lui saisir la tête et la lui renverser de force en arrière ; un autre, avec mille précautions, débouchait une petite fiole dont sortirent d’étranges vapeurs incolores. Larry, se souvenant de la façon dont Valdir avait sondé le guetteur mourant – qu’avait-il fait ? – se débattit follement ; mais l’homme qui le tenait lui ouvrit les mâchoires de force, et l’autre vida la fiole dans sa bouche. Il continua à se débattre, s’attendant à quelque chose de brûlant, d’acide, de fuligineux, mais, à sa grande surprise, le liquide, quoique d’un froid glacial, était presque insipide. Il sembla s’évaporer presque avant de toucher sa langue. La sensation fut effroyablement désagréable, comme si un gaz étrange explosait dans sa tête ; sa vue se brouilla, s’éclaircit. Cyrillon leva la pierre devant ses yeux. Il réalisa, avec un soulagement maladif, qu’il ne voyait plus qu’une vague tache bleue et n’éprouvait plus cette éprouvante impression de torsion. Cyrillon le regardait avec pénétration. - 101 -
Comme des ombres se mouvant dans la tache bleue, des formes se précisèrent aux yeux de Larry. Un groupe de cavaliers passa ; il reconnut la haute silhouette de Valdir, se détachant sur deux collines à la curieuse configuration. Le groupe s’estompa, et le visage de Lorill Hastur apparut, encapuchonné de gris, et derrière lui Larry reconnut comme en rêve le quartier général de l’astroport. De nouveau, tout devint flou, puis il vit devant ses yeux une petite silhouette sur un cheval gris, penchée sur l’encolure et luttant contre le vent… Soudain, Larry prit conscience de ce qui se passait. Mystérieusement, par l’intermédiaire de cette pierre magique, il voyait des images, qui étaient transmises à Cyrillon des Trailles – pourquoi, pourquoi ? À travers Larry, essayait-il d’espionner les gens des vallées ? Poussant un cri, Larry mit son bras devant ses yeux, et vit les images s’éloigner, se brouiller, s’évanouir. Une colère aveugle monta en lui, contre le cruel bandit qui se servait ainsi de lui, qui se servait – croyait-il – de Kennard Alton contre son propre peuple – colère assortie d’une haine virulente, telle qu’il n’en avait jamais ressentie contre aucun être vivant. Il aurait aimé pouvoir l’anéantir… Et tandis que sa fureur atteignait son paroxysme, Cyrillon des Trailles, le souffle coupé par la souffrance, lui arracha la pierre des mains et le souffleta avec une force démente. Larry tomba lourdement sur le sol, et Cyrillon, plié en deux de douleur, lui décocha un coup de pied, le manqua et s’effondra sur le banc. L’un de ses hommes lui dit : — Je t’avais prévenu de ne pas lui donner du kirian. Tu as forcé la dose. Cyrillon dit, l’élocution encore indistincte : — Je ne croyais pas si bien deviner… Cette race maudite a engendré un être digne de leurs anciens magiciens ! Ce jeunot ne savait même pas ce qu’il faisait ! Si j’en avais un ou deux comme lui entre les mains, la race maudite de Cassilda retournerait en courant au fond de ses lacs, et ceux de la Chaîne d’Or recommenceraient à régner ! Par Zandru, quels exploits nous pourrions accomplir avec l’un d’eux à nos côtés ! L’autre lui dit : - 102 -
— Nous devrions le tuer immédiatement, avant qu’ils trouvent le moyen de l’utiliser contre nous ! — Pas encore, dit Cyrillon. Je me demande quel âge il a ? Il a l’air d’un enfant, mais tous ces rejetons des basses terres sont des femmelettes. L’un des hommes s’esclaffa. — Il n’avait pas tellement l’air d’une femmelette tout à l’heure, quand il t’a fait glapir comme un chat échaudé ! Cyrillon dit, très doucement : — S’il était réellement aussi jeune qu’il en a l’air, je vous garantis que je le… rééduquerais à ma façon. Enfin, j’essaierais, au moins. Je pourrais supporter ça et davantage, ajouta-t-il, sournoisement menaçant, jusqu’à ce qu’il apprenne à contrôler ses pouvoirs. Larry, immobile sur le sol, espérant qu’ils l’avaient oublié, ressentait plus de perplexité que de frayeur. Avait-il fait cela, lui ? Si oui, comment ? Lui, il ne possédait aucun de ces pouvoirs ténébrans ! L’un des hommes se pencha et remit rudement Larry sur ses pieds. — Eh bien, Kennard Alton, dit Cyrillon, je t’avertis honnêtement de ne pas recommencer ce petit tour de ta façon. Ce n’était peut-être qu’un réflexe, et il est possible que tu ne connaisses pas tes propres pouvoirs. Si c’est le cas, tu ferais bien d’apprendre à les contrôler. La prochaine fois, je t’écraserai les côtes à coups de pied. Maintenant – regarde dans la pierre ! L’éclat bleu de la gemme l’aveugla. Puis, avec une clarté intense, cristalline, il vit des silhouettes et des formes qu’il ne pouvait pas interpréter, qui surgissaient et disparaissaient… Comment Cyrillon s’y prenait-il ? Ou bien était-il hypnotisé, tout simplement ? Soudain, la pierre bleue fulgura. À l’intérieur de son esprit, en une déflagration soudaine, la voix de son rêve parla : J’ai tout effacé. Il n’est pas télépathe et il n’ose pas te forcer. N’aie pas peur : il ne peut pas distinguer ce que tu reçois maintenant – mais je ne pourrai pas tenir longtemps… Tout espoir n’est pas perdu… Kennard ? - 103 -
Larry pensa : je suis en train de perdre l’esprit… Le rayonnement bleu s’intensifia, devint insoutenable. Il entendit Cyrillon gronder quelque chose – une menace ? – mais il ne vit rien que ce bleu terrifiant. Avec un soulagement absolu, total, pour la première fois de sa vie, Larry Montray s’évanouit.
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LENTEMENT
les jours succédaient aux jours dans la chambre où Larry était emprisonné ; son optimisme du début s’estompait peu à peu. Il était captif, sans aucun moyen de savoir s’il quitterait jamais cet endroit. Il savait maintenant qu’on le retenait en otage pour faire pression sur Valdir Alton. Grâce à des bribes d’informations tirées peu à peu de son geôlier, il avait reconstitué la situation. Cyrillon et d’autres gens de son espèce pillaient les basses terres depuis des temps immémoriaux. Valdir avait été le premier à organiser la résistance dans les vallées, à construire les stations de Guetteurs qui donnaient l’alerte en cas de raids, et Cyrillon, qui n’avait pas peur des contradictions, trouvait cela injuste. C’était en effet contraire au code traditionnel ténébran, selon lequel chaque homme doit défendre ses biens lui-même. En retenant prisonnier le fils de Valdir, il espérait mettre fin à cette initiative et éviter les représailles. Mais ils n’avaient pas le fils de Valdir ; et tôt ou tard, supposait Larry, Cyrillon s’en apercevrait. Il aimait mieux ne pas penser à ce qu’il ferait alors. Comme le quatrième jour s’assombrissait peu à peu, il entendit des bruits lointains : pas précipités dans les couloirs, chevaux piétinant dans la cour, hommes se criant des ordres. Frustré, il leva les yeux vers la haute fenêtre qui l’empêchait de voir dehors ; puis il tira un banc massif et lourd contre le mur et monta dessus. Ses yeux arrivaient juste à hauteur de l’appui, et il pouvait maintenant voir la cour. Une vingtaine d’hommes s’affairaient, sellaient des chevaux ou les conduisaient par la bride, choisissant des armes parmi - 105 -
celles empilées en tas dans un coin de la cour dallée de briques. Larry vit la silhouette de Cyrillon, haute et mince, avancer à grands pas vers ses hommes, s’arrêtant ici pour parler à l’un, inspectant là une sangle de selle, ailleurs vif comme un serpent qui attaque, lançant le poing pour renverser un homme. La grande grille s’ouvrait, les cavaliers se mettaient en formation pour partir. Le fort était-il donc vide ? Non gardé ? Au comble de la frustration, Larry considéra la cour. Il était à au moins dix mètres du sol ; une telle chute ne le tuerait pas s’il atterrissait sur de l’herbe, mais sur des briques… ? Sous sa fenêtre, le mur n’offrait aucune prise sur au moins trois mètres ; avec l’usage de ses deux mains, il serait peut-être parvenu à prendre pied sur l’étroite corniche. Mais avec une main attachée dans le dos, autant essayer de faire de la corde raide jusqu’au pic le plus proche. Il descendit du banc. Sans aucun doute, ils avaient laissé quelqu’un au fort… peut-être seulement le vieillard qui lui apportait à manger. S’il avait une arme… On lui avait laissé son canif, mais la grande lame était brisée, et la lame magnétisée qui restait n’avait pas plus de cinq centimètres. Les meubles de la chambre étaient vieux, et trop lourds pour qu’il les casse et se fasse une sorte de matraque. S’il arrivait à assommer son gardien quand il viendrait… Il ne voyait rien dont il pût faire une arme, même simple. Avec ses deux mains, il aurait pu jeter sa veste sur la tête du vieillard et l’étouffer. Ils semblaient être en garde contre les astuces télépathiques des Comyn, mais pas contre une attaque ordinaire… et pourtant il n’y avait rien dans la chambre qui pût lui servir d’arme. Fronçant les sourcils, il s’assit et réfléchit longtemps. S’il avait pu casser la vitre de la fenêtre, peut-être qu’un long éclat de verre aurait fait l’affaire. Il entendit des pas traînants dans le couloir, et une idée – presque trop tard – fulgura dans sa tête. Il s’assit par terre, et, de sa main libre, s’escrima pour délacer sa botte. C’était une
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lourde botte d’équitation ténébrane, et si elle frappait l’homme derrière la tête… Mais, d’une seule main, il n’avançait pas vite, et avant qu’il l’ait ôtée, une clé tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit d’une poussée, comme si l’homme avait pris du recul pour l’ouvrir d’un coup de pied. Puis le vieillard apparut sur le seuil. D’une main, il tenait un plateau en équilibre, dans l’autre, il avait un long fouet, levé pour frapper. Il dit en son dialecte barbare : — Pas de malices, mon petit gars ! Larry arracha sa botte, et, maladroitement, de la main droite, la jeta à la tête de son gardien. À peine l’avait-il lancée qu’il sut qu’il avait échoué ; il vit le vieillard sursauter, entendit les assiettes s’entrechoquer sur le plateau. Le fouet, comme animé d’une vie propre, vint s’enrouler autour de son poignet, avec une cuisante morsure ; puis l’homme dégagea son fouet en riant. — Je pensais bien que tu avais plus d’un tour dans ton sac, railla-t-il. Puis, relevant son fouet, il l’abattit sur les épaules de Larry, pas très fort. Les yeux de Larry s’emplirent de larmes, mais le coup n’était qu’un avertissement – car Larry savait très bien que ce genre de fouet, manié avec force, pouvait couper à travers ses vêtements et s’enfoncer de deux centimètres dans sa chair. — Je continue ? demanda le vieillard, souriant de toutes ses dents. Malade d’humiliation, Larry baissa les yeux. L’homme lui dit avec bonne humeur : — Mange donc, petit. N’essaye pas de me jouer des tours et je ne te ferai pas de mal – d’accord ? Pas de raisons qu’on ne s’entende pas pendant l’absence du Maître – non ? Quand il fut parti, Larry, découragé, prit son plateau. Il n’avait pas envie de manger ; pourtant, il s’était très peu alimenté ces quatre derniers jours et la faim le tenaillait. Suprême frustration, il n’arriva pas à remettre sa botte d’une seule main. Résigné, il prit les assiettes sur le plateau. Puis il haussa les sourcils. Au lieu des lanières de viandes séchées et du pain grossier habituels, il y avait un poisson grillé, bien chaud et
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fumant, et une tasse de la boisson chocolatée qu’il avait bue dans la Cité du Commerce. Maladroitement, mais goulûment, il avala le poisson de sa main libre et en suça les arêtes. C’était un poisson inconnu, au goût étrange, mais il avait trop faim pour se montrer difficile. Puis, se renversant en arrière, il but lentement sa boisson chocolatée. Il s’interrogea sur ce changement de régime. Peutêtre que Cyrillon – qui avait manifestement un peu peur de lui depuis l’épisode de la pierre bleue – le considérait comme un otage précieux, et que, voyant ses grossières nourritures revenir intactes, il avait décidé de le nourrir mieux pour le conserver en bonne santé physique et morale. La lumière tombant de la haute fenêtre éclairait faiblement le sol d’une lumière rose vif, avec des ombres pourpres. D’étranges insectes dansaient dans les rayons lumineux. Larry, rassasié et envahi d’une torpeur bienheureuse, s’allongea et contempla les insectes. Il réalisa soudain qu’à cheval sur chacun, il y avait un homme minuscule, rose et pourpre et armé d’une épée ressemblant à un brin de safran. À la fois fasciné et indifférent, il regarda les petits hommes glisser sur le rayon et se rassembler sur le sol. Ils se formèrent en régiments, mais ils continuaient à descendre des rayons roses, et ils finirent par couvrir tout le sol. Larry battit des paupières, et ils semblèrent se fondre et disparaître. Un énorme insecte noir, de la taille de sa paume, passa sa tête frémissante par un trou du plancher. Ses immenses antennes phosphorescentes braquées sur Larry, il parla… en un terrien parfait, constata Larry avec intérêt et détachement à la fois. — Tu as été drogué, tu sais, dit-il d’une voix aiguë et tremblotante. La drogue devait être dans ton dîner. Naturellement, c’est pour ça qu’il était meilleur que d’habitude. Pour que tu le manges. Les petits hommes roses et pourpres reparurent sur le sol et l’insecte disparut bientôt sous leurs essaims grouillants, tandis qu’ils glapissaient des syllabes incompréhensibles : « An chrya Travertina fo Mibbsy ! »
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Chaque fois qu’un petit homme frôlait une antenne phosphorescente, il éclatait en flocons de fumée verte. Tentatrice, la porte s’ouvrit d’une poussée. Au loin, quelqu’un parla : — Pas de malices cette fois, hein ? Le gardien était sur le seuil, et la pénombre de la pièce s’assombrit, s’éclaira. Dans un coin, l’homme au fouet ricanait, couvert de petits hommes roses et pourpres, et Larry s’esclaffa bruyamment de voir son geôlier grouillant de ces petites créatures. L’une d’elles disparut dans sa poche, une autre fit l’arbre droit sur son crâne chauve. Il sentit vaguement quelqu’un se pencher sur lui, soulever une paupière close. Comment pouvait-il voir, les yeux fermés ? C’était tellement absurde qu’il éclata de rire. — Pas de malices, répéta le geôlier. Et tous les petits hommes roses et pourpres reprirent en chœur : « Pas de malices, a-t-il dit. » La porte se rouvrit derrière le vieillard, et Kennard Alton parut, en cape vert sombre, l’épée à la main. Immédiatement, les petits hommes grimpèrent le long de ses jambes, estompant sa silhouette. Il leva son épée, qui, tandis qu’il l’abattait vers le bandit, se transforma en un bouquet de tulipes roses. Les tulipes plongèrent dans le dos de l’homme, dont s’échappa en bouillonnant un grand vol d’oiseaux noirs croassants, et Larry s’entendit rire, d’un rire qui sonna comme un coup de trompette. D’un coup de pied, Kennard écarta l’homme tombé à terre et qui disparaissait maintenant sous un essaim de petits hommes roses et pourpres, riant à notes cristallines qui carillonnaient comme des clochettes. Kennard traversa la chambre en quelques enjambées et s’arrêta près de Larry ; celuici le vit grouillant de petits hommes continuant à descendre des rayons roses. — Viens ! Toute minute de retard nous met en danger. Je ne suis pas sûr que ce vieillard soit seul de garde. Quelqu’un pourrait venir. Larry le contemplait, avec un rire béat. Un petit homme grimpait sur le visage de Kennard, creusant des prises sur son
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menton à l’aide d’un minuscule piolet de lumière verte. Larry se remit à rire. — Chasse d’abord les lutins que tu as sur le menton, dit-il. — Par Zandru ! Kennard se pencha sur lui, une brassée de tulipes roses cascadant de l’ouverture de sa chemise. Ses mains se refermèrent sur les épaules de Larry, comme des casse-noix. — Je veux des noix, s’esclaffa Larry. — Par Zandru, lève-toi et suis-moi. Larry battit des paupières. Il dit clairement, en terrien : — Tu n’es pas réellement là, tu sais. Pas plus que les lutins roses et pourpres. Tu n’es qu’une fiction de mon imagination. Va-t’en, invention. Invention pourpre ! L’invention se pencha sur Larry. Dans les mains, elle tenait un bol, rempli, lui sembla-t-il, de piments et de haricots. Kennard se mit à les lui jeter dessus, par poignées. C’était désagréable : Larry avait mal à la tête, et les haricots, en dégoulinant sur son menton, le claquaient comme des gifles. Il hurla en ténébran : — Garde tes haricots ! Ils sont trop durs ! Il vaudrait mieux les manger ! Le Kennard fictif se redressa, comme frappé d’un coup de poignard. — Shallavan ! murmura-t-il. Mais pourquoi en ont-ils donné à Larry ? Il n’est pas télépathe, lui ! Ont-ils cru… Kennard se transforma en pelleteuse, et Larry protesta quand elle le tourna sur le flanc. Puis il sentit qu’on lui jetait de l’eau au visage, et Kennard Alton, debout près de lui, le regardait fixement, pâle comme un mort. C’était bien Kennard. Et il était réel. Larry dit d’une voix mal assurée : — Je… je t’avais pris pour une pelleteuse. Est-ce que… Il baissa les yeux sur le sol. Le vieillard y gisait toujours, sa veste en cuir pleine de sang noir et caillé, et Larry se détourna précipitamment. — Il est mort ?
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— Je ne sais pas et je m’en moque, dit Kennard, très sombre. Mais nous serons morts tous les deux si nous ne sortons pas d’ici avant le retour des bandits. Où est ton autre botte ? — Je la lui ai jetée à la tête, dit Larry, en proie à une migraine terrible. Je l’ai raté. — Enfin… dit Kennard, légèrement dédaigneux, tu n’as pas l’habitude de ces choses. Remets-la… Il s’interrompit. — … par tous les diables… Il examina le harnais de cuir, les yeux flamboyants de colère. — Par tous les enfers de Zandru, quelle invention diabolique ! Tirant son épée, il trancha les liens de cuir. La main de Larry, gourde et raidie, retomba sans vie à son côté. Il n’arrivait pas à bouger les doigts, et Kennard, jurant entre ses dents, s’agenouilla pour l’aider à se rechausser. Larry réalisa qu’il ne savait absolument pas depuis quand il était drogué. Il se rappelait vaguement que son geôlier était venu une ou deux fois, mais il n’en était pas sûr. Il était encore trop étourdi, juste capable de se tenir debout, faible et chancelant, devant Kennard. — Comment es-tu arrivé ici ? Comment m’as-tu trouvé ? — On t’a pris pour moi, dit Kennard. Pouvais-je t’abandonner aux traitements qui m’étaient destinés ? J’avais la responsabilité de te retrouver. — Mais comment ? Et pourquoi es-tu venu seul ? — Nous étions en rapport par l’intermédiaire du cristal, dit Kennard. J’ai donc pu te suivre à la trace. Je suis venu seul parce que nous savions que si nous donnions l’assaut en force, ils te tueraient sur-le-champ. Mais cela peut attendre ! Pour le moment, il faut sortir d’ici avant le retour de Cyrillon et de sa bande ! — Je les ai vus s’en aller de ce côté, dit lentement Larry. Je crois qu’ils sont tous partis, sauf ce vieillard. — Alors, pas étonnant qu’ils t’aient drogué, dit Kennard. Ils ont eu peur que tu ne leur joues un tour télépathique. La plupart des gens ont peur des Alton, mais eux ne devaient pas savoir si
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tu étais en âge d’avoir le laran – le pouvoir. Je n’en ai pas beaucoup moi-même. Enfin, sortons d’ici ! Il s’approcha de la porte et l’entrouvrit avec prudence. — Avec les hurlements qu’il a poussés, s’il y avait des hommes à portée de voix, ils seraient déjà là, dit Kennard. Tu dois avoir raison. Ils sont tous partis, sans doute. Furtivement, ils sortirent dans le couloir, et descendirent un long escalier sur la pointe des pieds. Une fois, Kennard murmura : — J’espère qu’on ne rencontrera personne ! Si je ne sors pas par le chemin que j’ai pris en entrant, je pourrais facilement me perdre ! Larry n’avait pas réalisé l’immensité de la forteresse. Il sortit de sa chambre-prison en chancelant et en titubant ; Kennard le prit par le bras pour le stabiliser. Toujours groggy sous l’effet de la drogue, il lui sembla qu’ils avaient enfilé des kilomètres de couloir, sursautant au moindre bruit, s’aplatissant contre le mur une fois qu’ils avaient cru entendre un pas au bas d’un escalier. Mais le son mourut dans le lointain, et un silence menaçant retomba sur le vieux fort. Une haute grille se dressa devant eux, et Kennard, rabattant Larry contre le mur, passa la tête à l’extérieur, flairant le vent comme un chasseur. Il dit d’une voix brève : — Tout a l’air tranquille. On va risquer notre chance. Je ne sais pas où sont les autres grilles. Je les ai vus sortir par là et j’ai saisi l’occasion. L’air glacial pénétra Larry jusqu’à la moelle, mais dissipa les derniers effets de la drogue, et il regarda autour de lui. Derrière eux, une haute montagne abrupte, aux pentes rocheuses parsemées d’arbres et de broussailles. Devant eux, l’étroit sentier qui descendait vers les vallées et les collines dont ils venaient. Kennard dit vivement : — Viens. On va courir jusqu’à ce sentier. Si quelqu’un nous observe des fenêtres… De la main, il montra nerveusement le fort menaçant derrière eux.
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— Si ce vieillard n’est pas mort et s’il y a d’autres gardes, nous avons peut-être une heure devant nous avant qu’ils ne se mettent à battre les buissons pour nous retrouver. Maintenant, courons ! Il s’élança à travers la cour vers les grilles, Larry sur les talons. Son bras gauche récemment libéré le faisait terriblement souffrir et il continuait à chanceler un peu, mais, malgré cela, il n’atteignit la lisière de la forêt que quelques secondes après Kennard, qui le regarda avec moins d’irritation. Essoufflés, ils s’arrêtèrent pour reprendre haleine, la même question informulée dans leurs yeux : et maintenant ? — Il n’y a qu’un chemin à travers ces montagnes, dit Kennard, et c’est celui que les bandits ont pris. On pourrait le suivre, en nous cachant si nous entendions quelque chose. Il y a d’immenses forêts entre ici et la maison – ils ne pourraient pas les passer toutes au peigne fin. Mais je crois qu’ils ont aussi des tours de guet dans cette région, tout le long de la route. Nous devons rester sous le couvert des arbres, jour et nuit, si nous empruntons cette voie. Cette région… Il s’interrompit pour réfléchir, et Larry revit mentalement le terrible voyage, qui, par-dessus crevasses et précipices, les avait amenés jusqu’ici. Kennard hocha la tête. — C’est pourquoi ils ne gardent pas leur forteresse, bien sûr. Ils pensent que les montagnes les protègent suffisamment. Il faut de bons chevaux, solides et habitués à la montagne, pour chevaucher sur ce sentier. Moi, j’ai laissé ma monture de l’autre côté de cette chaîne. À l’heure qu’il est, quelqu’un l’a sans doute volée. J’espérais… Soudain retentit le glas sinistre d’une cloche, répercuté en écho dans la forêt. Kennard sursauta, jurant entre ses dents. — Ils ont donné l’alarme dans toute la forteresse – ils avaient dû y laisser quelques hommes ! dit-il, saisissant nerveusement le bras de Larry. Dans dix minutes, tous ces bois vont grouiller de bandits ! Viens ! Larry se mit à courir – fouetté par les branches qui s’accrochaient à ses vêtements, trébuchant sur les cailloux et les bosses, haletant dans le froid cuisant. Devant lui, Kennard se baissait, esquivait, se pliait en deux de temps en temps, - 113 -
plongeait au milieu des arbres, et Larry, trébuchant, tentant désespérément de ne pas se laisser distancer, fuyait derrière lui. Il lui sembla qu’ils couraient depuis des heures quand Kennard s’écroula dans un trou peu profond formé par des branches mortes. Larry s’effondra à son côté, la tête dans l’herbe gelée. Hors d’haleine, ils passèrent quelques instants à reprendre leur souffle. Lentement, le cœur de Larry reprit un rythme proche de la normale et sa vue brouillée s’éclaircit. Il se souleva sur un coude, mais Kennard le força à se rallonger. — Reste couché ! Larry ne fut que trop heureux d’obéir. Le monde continuait à tourbillonner autour de lui et bientôt disparut complètement. Quand il reprit connaissance, Kennard était à genoux à son côté, la tête levée, prêtant l’oreille. — Ils ont peut-être lancé des traqueurs sur notre piste, dit-il d’une voix brève. J’ai l’impression d’avoir entendu… Écoute ! D’abord, les oreilles de Larry, peu habituées aux bruits de la forêt, ne perçurent rien. Puis, très, très loin, en un long ululement irréel, un cri strident s’éleva et crût en intensité jusqu’à faire vibrer toute sa tête, et le jeune homme porta ses mains à ses oreilles pour ne plus entendre cette clameur torturante. L’appel s’estompa, puis reprit, comme le gémissement d’une sirène. Larry regarda Kennard, qui était blanc comme un linge. — Qu’est-ce que c’est ? murmura le Terrien. — Des banshees, dit Kennard en un souffle. Ils peuvent traquer tout ce qui vit – et ils nous localiseront à notre chaleur corporelle. S’ils nous repèrent, nous sommes perdus ! Il jura, haletant, et sa voix mourut en un sanglot. — Maudit soit Cyrillon – maudits soient-ils, lui et sa bande sanguinaire – que Zandru les fouette de scorpions dans son septième enfer – que Naotalba leur torde les chevilles… proférat-il en une imprécation hystérique. Il était livide d’épuisement. Larry le saisit par les épaules et le secoua vigoureusement. — Ce n’est pas ça qui va nous aider ! Comment faire ?
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Kennard haleta et se tut. Lentement, le sang revint colorer son visage, et il écouta, immobile, le hurlement de sirène qui s’élevait et retombait. — C’est à environ deux kilomètres, dit-il d’une voix brève, mais ils courent à la vitesse du vent. Si nous pouvions modifier notre odeur… — Ils nous suivent sans doute à l’odeur de mes vêtements, dit Larry. Ils m’ont pris mon manteau. Si je… Kennard s’était levé ; soudain, il partit comme une flèche et se roula dans des buissons grisâtres. Larry, le regardant se contorsionner dans les feuilles, pensa d’abord que les dures épreuves du voyage lui avaient fait perdre la raison. Mais quand Kennard se releva, son visage, quoique encore pâle, était calme. — Viens et roule-toi là-dedans, commanda-t-il. Écrases-en surtout sur tes bottes. Comprenant brusquement son idée, Larry arracha les feuilles à poignées, se blessant les mains à leurs aiguilles duveteuses, mais il suivit l’exemple de son ami, écrasant les feuilles sur son visage et ses mains, imprégnant de leur jus ses vêtements et ses bottes. Les feuilles avaient une odeur âcre et piquante qui le fit pleurer comme des oignons ; mais il continua à les écraser à poignées sur ses jambes et ses bottes. — Ça marchera ou pas, dit Kennard, mais ça nous donne une chance. À moins que cette odeur ne les attire comme la cataire attire les chats. Si j’en savais plus sur ces bêtes diaboliques… — Qu’est-ce que c’est ? — Des oiseaux. Des oiseaux immenses – plus grands qu’un homme de haute taille, avec de longues ailes minces qui traînent par terre – ils ne peuvent pas voler. Ils peuvent t’éventrer d’un coup de serre. Ils sont aveugles, et, normalement, ils vivent dans les neiges éternelles et sentent tout ce qui est chaud et qui bouge. Et ils hurlent – eh bien, comme des banshees. Pendant qu’il parlait, lui et Larry continuaient à écraser des feuilles, s’en frottant les mains et les cheveux, imprégnant de leur jus leurs vêtements. L’odeur était nauséabonde, et Larry pensa à part lui que n’importe quel être doué d’un peu d’odorat pourrait les suivre à des kilomètres, mais les banshees étaient
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peut-être comme les chiens de chasse terriens, entraînés à suivre une odeur particulière et pas une autre. — Zandru seul sait comment Cyrillon et sa horde sont parvenus à dresser ces bêtes infernales, grommela Kennard. Écoute – ils approchent. Viens. Il faut recommencer à fuir, mais essaye de ne pas faire de bruit. Ils repartirent à travers bois, montant lentement la pente. Larry essayait de marcher sans bruit, mais il entendait le craquement des branches mortes sous ses pieds, le bruissement des feuilles sèches, le frôlement des rameaux. Au contraire, Kennard se déplaçait, léger comme une plume. Et derrière eux, le cri strident des banshees s’élevait, s’enflait, mourait au loin et reprenait, vibrant jusqu’à emplir tout l’espace et Larry avait envie de hurler car le bruit lui faisait vibrer les tympans et se répercutait dans sa tête qui puisait de douleur. La montée devint plus raide, et il dut se retenir à des branches et à des broussailles, caler son pied sur des pierres. Il avançait, entouré de la puanteur des feuilles grises, les vêtements en lambeaux, le visage déchiré. La pente était dans l’ombre ; le froid s’intensifiait, et, au-dessus d’eux, le brouillard du soir s’épaississait au point que Larry distinguait à peine le dos de Kennard, à quelques pas devant lui. Ils atteignirent péniblement le sommet et plongèrent dans une petite vallée où le rythme de Kennard se ralentit un peu pour permettre à Larry de le rattraper. Larry haletait, les mains sur ses oreilles douloureuses pour ne plus entendre le cri des banshees. Il diminua un moment, mourut dans une sorte de silence perplexe, reprit en une série de gémissements et de glapissements, puis s’estompa de nouveau. Il décroissait dans le lointain ; Kennard, dont le visage n’était qu’une tache floue dans le brouillard de plus en plus épais, soupira et se jeta par terre, épuisé. — On peut se reposer un peu, mais pas trop longtemps, ditil. Larry s’écroula à plat ventre et sombra immédiatement dans un profond sommeil. Il lui sembla que seulement quelques instants avaient passé – mais tout était noir autour de lui et il tombait une petite pluie fine qui les trempait – lorsque Kennard - 116 -
le secoua pour le réveiller. Les cris des banshees avaient repris – et de ce côté de la pente ! — Ils ont dû trouver le bouquet de feuilles d’eris et comprendre ce que nous avons fait, dit-il entre ses dents. Et elles laissent une odeur qu’une mule centenaire pourrait suivre d’ici jusqu’à Nevarsin ! Larry étrécit les yeux pour percer l’obscurité. Au bas de la pente, il lui sembla apercevoir une lueur, un pâle reflet sous la lune. — Y a-t-il un cours d’eau au fond de cette vallée ? — Peut-être. Dans ce cas… Kennard chancelait de fatigue. Larry, bien que moulu, constata que toute trace de drogue avait disparu de son esprit, et que son court sommeil lui avait rendu ses forces. Prenant son ami par les épaules, il guida ses pas chancelants. — Si nous pouvions entrer dans l’eau… — Ils comprendront aussi cette ruse, dit Kennard avec désespoir. Larry le sentit frissonner, d’un frisson puissant qui l’ébranla jusqu’aux moelles. Du doigt, il montra le sommet, et Larry regarda. En haut de la pente, silhouettée sur le ciel, une vue à glacer le sang. Un oiseau ? Aucun oiseau ne pouvait avoir cette silhouette décharnée, ces ailes pendantes comme une immense cape, cette tête déplumée au bout d’un long cou d’où sortait un grand bec rouge et phosphorescent. L’apparition poussait un cri vibrant emplissant l’air de son intensité. Larry sentit Kennard se raidir ; il regardait fixement le sommet, comme un oiseau hypnotisé par les balancements d’un serpent. Mais pour Larry, ce n’était qu’une autre horreur ténébrane ; terrifiante, certes – mais il en avait tant vu qu’il était immunisé. Saisissant Kennard par le bras, il l’entraîna en courant dans la descente, vers le lointain reflet. Le cri du banshee s’élevait et retombait, s’élevait et retombait derrière eux, tandis qu’ils couraient à travers les sous-bois, sans plus se soucier du bruit ou de l’orientation. Bientôt, l’eau scintilla devant eux. Ils plongèrent, tombèrent de tout leur long, se relevèrent et se - 117 -
remirent à courir, soulevant des gerbes d’eau, trébuchant sur les pierres. Deux fois Larry tomba dans le ruisseau glacial, ses vêtements gelant sur son corps dans le froid mordant, mais il n’osait pas ralentir. Le cri du banshee augmenta de plus en plus, puis décrût en un gémissement perplexe, en une série de geignements à la fois plaintifs et outragés. Il semblait tourner en rond. D’autres gémissements et geignements se joignirent aux siens. Les deux garçons pataugèrent dans le ruisseau pendant ce qui leur sembla des heures. Larry avait l’impression que ses pieds étaient des blocs de glace. Kennard trébuchait ; il tombait sans cesse à genoux, et la dernière fois, la tête sur la rive, il ne bougea plus. Malgré les encouragements pressants de Larry, il ne se releva pas. Le jeune Ténébran était tout simplement arrivé au bout de sa fantastique endurance. Larry le traîna hors de l’eau, à couvert des arbres, et, assis à son côté, écouta les gémissements frustrés des banshees qui diminuaient peu à peu. Très haut sur la pente, il vit des lumières et des torches. Les bandits battaient les buissons et la forêt, mais avec leurs oiseaux de chasse réduits à l’impuissance, ils n’avaient plus de moyen sûr pour traquer leurs proies. Retrouveraient-ils leur odeur le long du ruisseau, en aval ? Larry, s’apercevant soudain qu’il mourait de faim, se rappela qu’un ou deux jours plus tôt – avant qu’on ne le drogue – il avait mis un morceau de pain grossier dans sa poche. Il l’en sortit et se mit à le grignoter ; puis, pensant à Kennard, il le cassa en deux et lui en garda une moitié. Ce faisant, sa main toucha quelque chose de métallique, et il sentit les contours lisses de sa trousse médicale. Très petite, elle ne contenait sans doute rien pour ses écorchures et ses ecchymoses, mais… Bien sûr ! Il tira vivement Kennard par la main ; quand celui-ci remua en grognant, il lui mit le morceau de pain dans la main et dit : — Écoute. Je crois qu’on peut les duper même s’ils retrouvent notre odeur en aval. Tiens, mange ça, et écoute ! Dans le noir, il chercha quelque chose à tâtons dans sa trousse. Il trouva le tube de pommade contre les brûlures dont il s’était servi après l’incendie, à moitié vide maintenant. Il en dévissa le bouchon et renifla son odeur puissante, étrange. - 118 -
— Ça devrait les embarrasser un moment, dit-il, étalant une mince couche de pommade d’abord sur ses bottes, puis sur celles de Kennard, qui, grignotant son pain, approuva de la tête. — Ils peuvent reconnaître les feuilles d’eris. Mais pas ça. Ils se reposèrent un peu, puis entreprirent de remonter la pente de l’autre côté. Ils étaient à couvert, mais les plantes et les broussailles épineuses du sous-bois leur écorchaient le visage et les mains. Les culottes de peau de Kennard ne souffrirent pas autant que celles de Larry, qui étaient en drap. Mais leurs visages et leurs mains étaient déchirés et saignaient, et le soleil rouge commençait à dissiper les nuages de l’aube quand ils atteignirent le sommet et s’allongèrent sur le roc, trop épuisés pour faire un pas de plus. Derrière eux, dans la vallée qu’ils venaient de quitter, plus aucun signe d’hommes ni de banshees. — Ils ont peut-être renoncé à la poursuite, marmonna Kennard. Les banshees sont indolents à la lumière du jour – ce sont des oiseaux de nuit. Peut-être que nous sommes sauvés. Resserrant sa cape autour de lui, il s’agenouilla et regarda au loin dans la nouvelle vallée. C’était une immense cuvette couverte de forêts. Près du sommet où ils se trouvaient, ce n’étaient que conifères clairsemés séparés par des broussailles, avec des plaques de neige aux endroits où le soleil n’arrivait pas. À mi-pente, de grands arbres et des arbustes épais. Dans la vallée, des bois impénétrables. Pas une maison, pas une ferme, pas un espace défriché, pas même une silhouette mouvante. Seuls le vol plané d’un faucon au-dessus de leurs têtes et l’oscillation des arbres au-dessous d’eux accompagnaient leurs pas traînants. Ils s’étaient évadés du fort de Cyrillon. Mais dans l’aube rouge qui pointait, leurs regards se rencontrèrent, pleins de la même pensée. Ils avaient échappé aux bandits et aux banshees. Mais ils étaient à des centaines de kilomètres d’une contrée connue et sûre – seuls, à pied, presque sans armes, dans les grandes forêts inexplorées de la région la plus sauvage de Ténébreuse. Ils étaient vivants. C’était leur seul atout.
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LE soleil montait dans le ciel. Dans le creux où ils s’étaient
allongés, un froid soleil vint pénétrer leur retraite, et Kennard remua. Il ôta sa cape et la mit sécher au soleil, puis se déshabilla complètement et fit signe à Larry de l’imiter. Comme Larry hésitait, il lui dit durement : — Des vêtements mouillés te glaceront plus vite qu’une peau nue. Enlève aussi tes bottes, et fais sécher tes chaussettes. Larry, frissonnant, accroupi à l’abri d’un rocher, obéit. Pendant que leurs vêtements séchaient au vent froid des hauteurs, ils firent l’inventaire de leurs biens. En plus de sa trousse médicale – ne contenant que quelques médicaments très courants et ne mesurant qu’une vingtaine de centimètres – Larry avait son canif avec la lame cassée, le tirebouchon et la petite lame magnétisée. Kennard le considéra, levant un sourcil perplexe, et sourit tristement en haussant les épaules. Il possédait aussi un autre morceau de pain, un carnet, un mouchoir et une ou deux pièces de monnaie. Kennard, en prévision d’une longue route, était mieux armé pour le voyage, avec sa dague aiguisée comme un rasoir, une boîte d’amadou avec briquet à silex, et, dans la poche en cuir pendue à sa ceinture, du pain et de la viande séchée. — Pas grand-chose, dit-il. J’avais caché d’autres provisions à l’endroit où j’ai laissé mon cheval, espérant revenir par le même chemin. Mais on peut trouver à manger dans ces forêts, bien que je ne sois pas aussi sûr des baies et des fruits que dans les forêts proches de chez moi. Non, nous ne mourrons pas de faim, mais il y a pire. Devant le regard interrogateur de Larry, il reprit à regret : - 120 -
— Nous sommes égarés, Larry. J’ai perdu mes repères hier soir dans notre fuite devant les banshees. Tout ce que je sais, c’est que nous nous trouvons à l’ouest du fort de Cyrillon – et aucun Comyn ou aucun homme des basses terres n’est jamais venu si loin dans ces montagnes. Ou si quelqu’un est arrivé jusqu’ici, il n’est pas revenu pour nous le dire. Nous ne pouvons pas rentrer chez nous par l’est – il faudrait retraverser le territoire de Cyrillon –, ni faire un grand détour par le nord, en passant par les Villes Sèches. Il s’efforça de rester impassible, mais son visage frémit. — C’est un désert – rien que du sable, pas une goutte d’eau. Autant revenir demander l’hospitalité à Cyrillon. Au sud, il y a la chaîne des Hellers – même les montagnards et les guides professionnels ne s’y aventurent pas sans matériel d’escalade. J’ai fait un peu d’alpinisme, mais je suis prêt à escalader les Hellers à peu près autant que tu l’es à piloter un astronef. Ça ne laissait qu’une possibilité. — Vers l’ouest ! — À moins d’essayer de retraverser le pays de Cyrillon, avec banshees et bandits. À ma connaissance, il n’y a que des forêts à l’ouest. Inexplorées, mais si nous allons en direction du soleil couchant, nous devrions arriver quelque part à proximité des domaines de Lorill Hastur. Nous passerons au nord des Hellers… Il dessina sur le sol une carte rudimentaire. — Nous sommes ici. Nous voulons aller là. Mais les dieux seuls savent ce qu’il y a entre les deux et combien de temps cela nous prendra. Il regarda Larry dans les yeux. — Un tel voyage me ferait peur, même avec mon père et une douzaine de ses plus braves soldats. Pourtant, bredu, si tu es d’accord pour essayer, nous tenterons l’aventure. Leurs regards se rencontrèrent, et Larry se souvint de ce bref instant de profonde intimité psychique qu’ils avaient vécu par l’intermédiaire du cristal bleu. Le mot bredu l’avait stupéfié. Il signifiait, littéralement, ami – mais le mot ordinaire pour « ami » était simplement com’ii. Bredu se disait en parlant de - 121 -
quelqu’un de très proche – un cousin ou un frère – et pouvait signifier aussi frère bien-aimé. Ce mot traduisait la confiance que ce jeune Ténébran, qui lui avait sauvé la vie, plaçait en lui. Pour le sauver, Kennard avait entrepris seul un voyage désespéré – et il était sur le point d’en entreprendre un autre, avec son aide. Pour Larry, ce fut le moment le plus solennel de sa vie. Il était presque paralysé par la peur ; et il ressentait la terreur de son ami comme si c’était la sienne, plus intense parce que Kennard connaissait mieux les dangers. Et pourtant… Larry dit vivement : — Si tu es prêt à essayer, je le suis aussi – bredu. Et à cet instant, il sut qu’il donnerait sa vie pour Kennard, si nécessaire – comme Kennard avait risqué la sienne pour lui. Cela ne dura qu’une fraction de seconde, puis Kennard rompit le dernier morceau du pain de Cyrillon et dit : — Finissons ce pain. Nous avons besoin de forces. Et puis, j’ai aussi cela… Il sortit un instant de sa poche le sachet contenant le cristal bleu enveloppé de soie. — Il m’a aidé à te retrouver, parce que, le jour où tu l’avais contemplé, il s’était mis à l’unisson de ton esprit. Alors, quand j’étais perdu, je n’avais qu’à le regarder en pensant à toi – et il m’indiquait la direction à suivre. Larry détourna les yeux de la pierre. Cela lui rappelait le temps où il était au pouvoir de Cyrillon. — Cyrillon m’a fait regarder dans une de ces pierres. Kennard eut une réaction stupéfiante. Son visage se décomposa et pâlit. — Cyrillon… possède une de ces pierres ? Brièvement, Larry lui raconta son expérience, et Kennard se passa la langue sur les lèvres. — Qu’Avarra nous garde et nous guide ! Il ne sait peut-être pas s’en servir, mais s’il devait jamais apprendre, ou si une de ses femmes devait engendrer un télépathe, les dieux eux-mêmes ne pourraient pas sauver Ténébreuse de leurs pouvoirs maléfiques ! En outre, ajouta-t-il d’un air sombre, il pourrait nous retrouver grâce à la pierre – comme je t’ai retrouvé. - 122 -
— Il en a peur, dit Larry en précisant pourquoi il le savait. Mais Kennard secoua la tête. — Il peut prendre le risque de s’en servir ; il risquerait manifestement beaucoup pour t’avoir en son pouvoir. Par Zandru, que dois-je faire, que dois-je faire ? Il enfouit son visage dans ses mains, immobile, serrant convulsivement sa gemme. Enfin, il releva la tête. Il avait le visage gris de terreur. — Nous… devons détruire la pierre de Cyrillon, dit-il enfin. Je sais ce que je dois faire, mais j’ai peur, Larry, j’ai peur ! C’était un cri de terreur. — Mais je le dois ! — Pourquoi ? Kennard, l’air sombre, roula sa manche et montra à Larry une marque curieuse, une sorte de tatouage. — Parce que j’ai juré, dit-il, que je mourrais plutôt que de laisser tomber l’une des armes des Comyn entre les mains de ces canailles. Larry, terrorisé, sentit ses entrailles se nouer. Retourner délibérément se remettre au pouvoir de Cyrillon pour détruire la pierre… — Qu’allons-nous faire ? demanda-t-il, d’un ton volontairement léger et sarcastique. Aller frapper à sa porte et lui demander poliment de nous remettre sa gemme ? Kennard secoua la tête. — Pire que ça, dit-il d’une voix à peine audible. Et je ne peux pas procéder seul. Il faut que tu m’aides. Qu’Aldones nous garde ! Si je pouvais seulement contacter mon père avec ma pierre – mais je ne peux pas… — De quoi s’agit-il ? Qu’allons-nous faire ? — Tu ne comprendrais pas, commença Kennard avec emportement. Puis, avec effroi, il poursuivit : — Excuse-moi. Tu es concerné toi aussi, et tu devras m’aider. Avec ça, dit-il, montrant son cristal bleu, il me faudra détruire la pierre de Cyrillon. Et nous devons le faire maintenant. — Mais comment puis-je t’aider ? dit Larry, effrayé et désorienté. Je ne suis pas télépathe. - 123 -
— Tu dois l’être, dit Kennard d’un ton pressant. Tu as réduit Cyrillon à l’impuissance avec le cristal. Je ne comprends pas non plus comment tu as fait. Je n’ai jamais entendu parler d’un Terrien télépathe. Mais il est évident que nous sommes en rapport télépathique, toi et moi. Je t’ai peut-être transmis le pouvoir, je ne sais pas. Mais il faut essayer. Il sortit la pierre de son enveloppe de soie et Larry détourna les yeux. L’idée de regarder de nouveau dans la gemme lui donnait la nausée. Au souvenir de Cyrillon le forçant à sonder le cristal, un élancement de douleur fulgura dans son épaule gauche. Mais Kennard devait agir – Kennard qui avait risqué la mort pour le sauver. Larry dit d’une voix égale : — Que dois-je faire ? Kennard s’assit en tailleur, les yeux fixés sur la pierre, et Larry se souvint aussitôt des trois Adeptes qui avaient fait tomber la pluie sur l’incendie de forêt. De lui-même, il prit place en face de Kennard, qui lui transmit mentalement : — Entre en communication avec moi – et maintiens le contact. Ne le romps pas, quoi qu’il arrive. L’éclat bleu et mouvant du cristal engloutit tout l’espace. Larry ressentit Kennard comme un point de feu et se raidit, jetant toute son énergie, toute sa volonté dans l’action pour le soutenir… Il vit une lueur bleue et impalpable s’éveiller, flamboyer. Elle fulgura, brûlant d’un bleu électrique, et Larry se sentit lutter, sombrer. Son corps lui faisait mal, sa tête résonnait, le sol se dérobait sous lui, il tourbillonnait, seul dans l’espacé azuré où les flammes bleues s’entrechoquaient, et il sentait Kennard trembler, s’éloigner et disparaître à des distances incommensurables. Le feu le submergeait… Puis une puissante onde de force sembla rugir à travers son corps, la même force qui avait projeté Cyrillon à l’autre bout de la pièce. Il la dirigea contre le bleu étrange. Les flammes se heurtèrent, s’unirent, moururent. La forêt était verte et ensoleillée autour d’eux, et Larry avala de l’air comme un noyé. Kennard gisait sur les feuilles, pâle et défait, serrant le cristal dans sa main molle. Mais on ne voyait - 124 -
plus de feu bleu à l’intérieur. Ce n’était plus qu’une pierre incolore, qui, sous les yeux de Larry, scintilla une dernière fois, puis s’évapora en un flocon de fumée bleue. La main de Kennard était vide. Kennard s’assit, haletant, et dit : — C’est fait. J’ai détruit son cristal – mais j’ai aussi dû détruire le mien. Et il aurait pu nous guider jusqu’aux terres de Lorill Hastur. Il fronça les sourcils, l’air amer. — Mais cela vaut mieux que laisser une pierre-étoile en possession de Cyrillon. Maintenant, nous n’aurons à affronter que des dangers ordinaires. Enfin… Il haussa les épaules et se leva. — Il nous reste beaucoup de chemin à faire, et nous n’avons qu’à suivre la course du soleil vers l’ouest. En route ! Ravalant ses questions et sa curiosité, Larry prit ses vêtements maintenant secs et se rhabilla. Il connaissait assez Kennard pour savoir que son ami ne lui en dirait pas plus. En silence, il remit dans sa poche son canif et sa trousse médicale et enfila ses bottes. Toujours en silence, il suivit Kennard qui descendait le versant occidental de la montagne, s’engageant dans les immensités inexplorées s’étendant entre la forteresse de Cyrillon et les terres de Lorill Hastur. Ce jour-là et le suivant, ils se frayèrent un chemin à travers les broussailles du sous-bois, marchant toujours vers l’ouest, dormant la nuit dans des trous remplis de feuilles mortes, se nourrissant parcimonieusement d’un peu de viande séchée qui restait des provisions de Kennard. Elles étaient épuisées le soir du deuxième jour, et ils se couchèrent sans manger, mastiquant quelques baies séchées au goût acide, qui calmèrent un peu leur faim. Le jour suivant fut très dur, à se frayer une route dans les buissons, mais ils s’arrêtèrent de bonne heure, et Kennard, se tournant vers Larry, lui dit : — Donne-moi ton mouchoir. Larry le lui tendit docilement. Il était sale et froissé, et Larry ne voyait pas ce que Kennard pouvait en faire, mais il s’assit et regarda son ami le déchirer en petites lanières qu’il noua - 125 -
ensemble pour en faire un assez long cordon qu’il tordit. Sans faire craquer une feuille sous ses pas, il chercha et trouva un trou dans le sol ; puis, courbant une branche jusqu’à terre, il y attacha un collet. Il fit signe à Larry de s’allonger et l’imita. Larry avait l’impression d’être couché depuis des heures, immobile, le corps raide et ankylosé, sous le regard furieux de Kennard chaque fois qu’il s’aventurait à remuer à peine pour soulager ses crampes. Beaucoup plus tard, un petit animal passa un museau curieux par le trou. Instantanément, Kennard resserra le nœud coulant et la petite créature se mit à gigoter en l’air, au bout de la branche. Larry fit la grimace, puis réfléchit qu’il avait mangé de la viande toute sa vie, et que ce n’était pas le moment de faire le délicat. Avec la vague impression d’être impuissant et inutile, il regarda Kennard tordre le cou à l’animal, l’écorcher, le vider et rassembler du bois mort pour le feu. — Ce serait plus sûr de ne pas en allumer, dit-il avec un sourire ironique, mais je n’ai aucun goût pour la viande crue – et, s’ils sont toujours sur nos traces, il n’y a plus d’espoir de toute façon. La petite bête n’était guère plus grosse qu’un lapin. Ils en mangèrent toute la viande et récurèrent soigneusement les os. Kennard tint à éteindre le feu lui-même, puis il recouvrit de feuilles remplacement du foyer, pour qu’aucune trace ne subsiste de leur passage. Ce soir-là, Larry resta longtemps éveillé, mal à l’aise. Il enviait les techniques de survie de Kennard – sans son ami, il aurait été perdu et impuissant dans ces bois – et pourtant une sourde inquiétude le rongeait, qui n’avait aucun rapport avec son impuissance. La forêt était pleine de bruits étranges, cris lointains d’oiseaux nocturnes, frôlements furtifs de bêtes inconnues, et Larry essaya de se persuader que son inquiétude venait simplement de l’étrangeté de leur situation. Le lendemain matin, pendant qu’ils se préparaient à partir, il ne cessait de regarder autour de lui, tant et si bien que Kennard finit par le remarquer et, avec quelque irritation, lui demanda ce qu’il avait. - 126 -
— Je n’arrête pas d’entendre des choses, et je n’arrive pas à les voir, dit Larry à contrecœur. — C’est ton imagination, dit Kennard en haussant les épaules. Mais l’anxiété de Larry persista. Ce jour-là ressembla au précédent. Dans une région forestière facile en apparence, mais pleine d’arbres morts et de profondes ravines, la marche fut épuisante, dans les descentes abruptes et les broussailles où ils se frayaient péniblement un passage. Le soir, Kennard attrapa un oiseau au collet et allait allumer un feu quand il remarqua l’agitation de Larry. — Qu’est-ce que tu as ? Larry se contenta de secouer la tête en silence. Il savait – sans savoir comment – que Kennard ne devait pas allumer ce feu, et cela lui semblait si absurde que la tension nerveuse lui devenait insupportable. Kennard le regarda, mi-irrité, miapitoyé. — Tu es épuisé, voilà ce que tu as, dit-il, et sans doute encore à moitié abruti par la drogue. Allonge-toi et dors un peu. Le repos et la nourriture te feront du bien. Il prit sa boîte à silex et se mit à battre le briquet. Poussant un cri inarticulé, Larry se jeta sur lui et lui saisit le poignet, faisant tomber l’amadou. Lâchant la boîte, Kennard, furieux, le gifla à toute volée. — Bon sang, regarde ce que tu m’as fait faire ! — Je… commença Larry d’une voix défaillante, incapable de lui en vouloir. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Kennard le regardait, la fureur faisant lentement place à la perplexité et à la pitié. — Tu n’es plus toi-même. Ramasse l’amadou… Larry obéit, et Kennard recula d’un pas. — Est-ce qu’on va se battre ou manger cru ? Larry se laissa tomber sur le sol et enfouit son visage dans ses mains. Une faible étincelle fit rougeoyer l’amadou ; Kennard s’agenouilla, et soufflant avec précaution, transforma le petit rougeoiement en flamme, qu’il alimenta avec des brindilles. Larry restait immobile, figé, indifférent même à l’odeur de la viande rôtie, même à Kennard qui le regardait avec une - 127 -
consternation croissante. Puis celui-ci déchira l’oiseau en deux, mais Larry refusa de la tête. Il mourait de faim, l’odeur de la viande cuite lui mettait l’eau à la bouche, mais la peur était plus forte que tout. Il entendit à peine ce que lui disait Kennard. Il prit la viande que son ami lui mit dans la main, et en porta un morceau à sa bouche, mais il fut incapable de mâcher et d’avaler. Enfin, il entendit Kennard qui lui disait : — Très bien. Peut-être que tu en voudras plus tard. Mais ces paroles, pénétrant son brouillard intérieur de plus en plus épais, lui semblèrent lointaines. Il sentait les pensées de Kennard, comme il aurait vu des braises à travers la cendre. Kennard pensait qu’il perdait le sens de la réalité. Larry le comprenait. C’était aussi son avis. Mais cette pensée n’arrivait pas à vaincre la peur qui montait, qui montait… Elle déferla soudain, comme une vague qui se brise. Il s’entendit pousser un cri d’alarme et se leva d’un bond, mais il était trop tard. Brusquement, la clairière grouilla de petites formes bondissantes. Kennard hurla et voulut se lever, mais déjà ils se débattaient dans les mailles d’un filet de lianes qui, d’un coup sec, les avait projetés l’un vers l’autre. L’appréhension qui lui obscurcissait l’esprit avait disparu ; Larry, conscient de retomber en captivité, avait de nouveau les idées claires. Le filet les avait rapprochés sans les faire tomber. À la lueur du feu, ils voyaient clairement les formes qui les entouraient et la lumière phosphorescente de torches inconnues. Ils virent aussi que leurs assaillants n’étaient pas des humains. Ils avaient une silhouette humaine, en plus petit. Ils étaient duveteux et nus, à part une guirlande de feuilles ou une sorte de natte tressée autour de la taille, avec de grands yeux roses et de longs orteils et doigts préhensiles. Rassemblés autour du filet, ils pépiaient à voix aiguë, comme des oiseaux. Larry regarda Kennard, l’air interrogateur, et son ami dit d’une voix brève : — Les Hommes des Routes et des Arbres. Ce sont des nonhumains. Ils vivent dans les arbres. Je ne savais pas qu’ils s’étaient avancés si loin vers le sud. C’est sans doute le feu qui les a attirés. Si j’avais su… - 128 -
Tristement, il regarda leur feu qui achevait de se consumer. Les Hommes des Arbres dansaient autour en glapissant, le battant avec de longs bâtons, jetant de la terre dessus, et ils parvinrent enfin à l’éteindre. Alors, ils le piétinèrent en une sorte de danse triomphale, et enfin, l’une de ces créatures s’approcha du filet et leur adressa un long discours en leur langue stridente. Naturellement, les deux garçons n’en comprirent pas un mot, mais le sermon semblait à la fois rageur et triomphant. — Le feu les terrifie, dit Kennard, et ils haïssent les humains parce qu’ils s’en servent. Ils ont peur des incendies de forêt, bien sûr. Pour eux, le feu, c’est la mort. — Que vont-ils faire de nous ? — Je ne sais pas. Kennard regarda Larry d’un air mystérieux, puis il reprit : — La prochaine fois, je me fierai davantage à tes intuitions. Tu sembles posséder le don de clairvoyance, de même que celui de télépathie. Larry trouvait que les Hommes des Arbres ressemblaient à des singes – ou aux kyrri, mais en plus petit, et sans l’immense dignité de ces créatures. Il espérait qu’ils n’émettaient pas un champ électrique, comme les kyrri ! Ce n’était pas le cas, de toute évidence. Ils resserrèrent le filet autour des pieds des deux garçons, les forçant à marcher en tirant sur les cordes, mais sans autre violence. Quelques centaines de pas plus loin, ils arrivèrent devant un large sentier. Kennard siffla doucement entre ses dents. — Nous avons dû traverser leur territoire la plus grande partie du jour. Ils nous ont sans doute surveillés toute la journée, mais ils ne nous auraient peut-être pas attaqués si je n’avais pas allumé ce feu. J’aurais dû le savoir. La marche était plus facile sur le sentier. Larry avait perdu la notion du temps, mais il trébuchait de fatigue quand, beaucoup plus tard, ils débouchèrent dans une vaste clairière, éclairée d’une lumière phosphorescente, émise, il le voyait maintenant, par des mousses poussant sur de grands arbres. Après s’être consultés dans leur langage pépiant, les Hommes des Arbres
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attachèrent les cordes du filet à un arbre et se mirent à escalader le suivant. — Je me demande s’ils vont nous laisser là ? marmonna Kennard. Un coup sec donné sur la corde le détrompa. Lentement, le filet se mit à tomber, le sol se déroba sous eux, et soudain, ils se balancèrent dans le vide, comme un paquet. Kennard poussa un cri de protestation, Larry hurla, mais les Hommes des Arbres ne voulaient pas prendre de risques. Une fois, le lent mouvement ascendant cessa, et Larry se demanda s’ils allaient rester suspendus dans leur sac comme des saucisses. Mais au bout d’un moment, la montée reprit. Kennard jura à voix basse. — J’aurais dû couper le filet à l’instant même où ils nous ont laissés seuls ! Tirant son épée, il se mit fiévreusement à sectionner une des grosses lianes du filet. Larry lui saisit le bras. — Non, Kennard. On tomberait, c’est tout ! dit-il, montrant le sol à une distance vertigineuse. Et s’ils voient ton épée, ils te la prendront. Cache-la, cache-la ! Kennard, réalisant l’opportunité de ces paroles, cacha sa dague dans sa chemise. Les deux garçons, cramponnés l’un à l’autre, furent enlevés de plus en plus haut, vers le faîte des arbres ; bien loin d’avoir envie de couper leur filet, ils avaient maintenant peur qu’il ne se rompe. La lumière s’avivait à mesure qu’ils approchaient du sommet des immenses arbres, et enfin, avec une secousse qui les projeta l’un contre l’autre, le filet fut hissé par-dessus une branche et retomba sur le sol d’un campement aérien. Larry dit d’un ton pressant : — Chacun de nous peut maîtriser au moins deux de ces petits hommes. Nous devrions pouvoir les vaincre et nous échapper. Mais son optimisme retomba bientôt à la vue de la foule qui les entourait. Il y avait bien quarante ou cinquante petits personnages des deux sexes, plus quelques bébés au duvet clair. Au moins une douzaine d’hommes se ruèrent sur le filet et entraînèrent Kennard et Larry avec eux. Pourtant, quand ils cessèrent de se débattre et firent signe qu’ils voulaient bien - 130 -
marcher paisiblement, un Homme des Arbres – il avait un étroit visage de singe, duveteux, avec de grands yeux verts et intelligents – s’avança et commença à détacher les liens du filet de ses doigts préhensiles. Mais les Hommes des Arbres, voulant éviter une évasion surprise, les entouraient étroitement, leur ôtant toute chance de s’échapper. Alors Larry regarda autour de lui et étudia la Cité des Arbres. Entre les faîtes de grands arbres plantés en cercle, d’immenses troncs grossièrement équarris étaient jetés, et recouverts de nattes de joncs. Ce plancher oscillait doucement, de façon déconcertante, à chaque mouvement et à chaque pas ; mais Larry, devant cette foule mouvante d’Hommes des Arbres, réalisa qu’il devait être capable de supporter des poids énormes. Comment un peuple si simple pouvait-il avoir réalisé un tel exploit technique ? Eh bien, si les castors savaient construire des digues défiant d’ingéniosité des ingénieurs, ces non-humains pouvaient très bien réaliser une prouesse équivalente dans les arbres. Une pâle lumière verdâtre filtrait des feuilles au-dessus de leurs têtes. Sur le pourtour du plancher, il vit un cercle de huttes aux toits recouverts de vigne dont les grappes retombaient tout autour, si appétissantes que Larry réalisa qu’il mourait de soif. On les jeta dans une hutte, et une porte solidement grillagée se referma sur eux. Ils étaient prisonniers. Larry s’écroula sur le sol, épuisé. — Sauter de la poêle dans le feu, remarqua-t-il. Et comme Kennard le regardait, perplexe, il traduisit en ténébran. Kennard sourit. — Nous avons un dicton semblable : « Le gibier qui échappe à la trappe pour tomber dans la marmite. » Kennard sortit sa dague et tenta de sectionner les lianes composant les murs de leur prison. Sans succès – les lianes étaient vertes et solides, nouées et tressées, et résistèrent à la lame comme des barreaux de fer. Avec une grimace, il rangea son arme et s’assit, contemplant tristement le sol couvert de mousse. Des heures passèrent. Ils entendaient au loin les voix pépiantes des Hommes des Arbres, les chants des oiseaux, et les stridulences d’insectes ressemblant à des grillons. Dans la - 131 -
mousse qui poussait sur le sol, de nombreux petits insectes gazouillaient, sortant leurs petites têtes et regardant sans peur les deux garçons, comme des animaux de compagnie. Peu à peu, la lumière verte s’estompa ; l’atmosphère se fit plus froide et plus sombre, et finalement noire ; les bruits se turent et autour d’eux la Cité des Arbres s’endormit. Assis dans les ténèbres, Larry pensa avec une nostalgie angoissée au monde propre et paisible de la Cité du Commerce terrienne. Pourquoi avait-il jamais eu le désir de la quitter ? Là-bas, il y avait de la lumière et du bruit, de la nourriture et des amis, des gens parlant sa propre langue… Dans le noir, Kennard remua, marmonna quelque chose d’inintelligible et se rendormit, épuisé. Soudain, Larry eut honte de ses pensées. Sa quête d’aventure l’avait conduit jusqu’ici, malgré tous les avertissements – et Kennard partagerait vraisemblablement le destin que lui réservaient les Hommes des Arbres. D’après les coutumes ténébranes, lui, Larry, était un homme. Il pouvait au moins se comporter comme tel. Il chercha le coin le plus chaud de la hutte, ôta ses bottes et sa veste qu’il étendit sur Kennard ; puis il se recroquevilla sur le sol et s’endormit. Il dormit longtemps et profondément ; quand il se réveilla, Kennard le tirait par la manche et la porte au grillage de lianes s’ouvrait. Elle s’entrouvrit plutôt, et quelqu’un poussa à l’intérieur un plateau de bois et la referma vivement. Ils entendirent la barre de sécurité retomber à sa place. Il faisait plus clair et plus chaud. Ensemble, les deux garçons se jetèrent sur le plateau, couvert de nourriture : les délicieuses grappes qu’ils avaient vu pousser sur les toits, des noix aux coquilles tendres que Larry parvint à ouvrir avec la lame cassée de son canif, une matière douce et spongieuse à la bonne odeur de miel. Ils firent un repas substantiel, puis reposèrent le plateau et se regardèrent en silence, aucun des deux ne voulant être le premier à discuter de leur situation apparemment désespérée. Larry parla le premier, contemplant les gravures compliquées du plateau : — Ils ont des outils ? - 132 -
— Oui. De très fins couteaux de silex – j’en ai vu à Arilinn, dans un musée d’artefacts non humains, répondit Kennard, et certains peuples des montagnes font du troc avec eux : ils leur donnent des couteaux et des outils contre certains produits agricoles – des teintures surtout, et certaines herbes médicinales. Des noix et des fruits. Des choses comme ça. — Ils semblent avoir une culture assez complexe. — En effet. Mais ils craignent et haïssent les hommes, sans doute parce qu’ils font du feu. Larry, repensant à l’incendie de forêt, qui ne remontait qu’à quelques jours, comprenait les craintes des Hommes des Arbres. Il examina le récipient qui avait contenu le miel. Il était en argile crue, séchée au soleil. Que pouvait faire d’autre une culture qui n’utilisait pas le feu ? Leur repas avait été si abondant qu’ils avaient laissé quelques fruits et quelques noix sur le plateau. — J’espère qu’ils ne nous engraissent pas pour leur dîner du dimanche, dit-il. Kennard se mit à rire. — Non. Ils ne mangent pas les animaux. À ma connaissance, ils sont complètement végétariens. Larry explosa : — Alors, qu’est-ce qu’ils vont nous faire ? Kennard haussa les épaules. — Je ne sais pas – et je ne vois pas comment le leur demander. Larry se tut un moment, réfléchissant. Puis il dit : — N’es-tu pas télépathe ? — Oui, mais pas très bon. D’ailleurs, la télépathie transmet généralement des pensées formulées en paroles – et des émotions. Deux télépathes qui ne parlent pas la même langue ont des concepts si différents qu’il leur est presque impossible de lire dans l’esprit l’un de l’autre. Quant à essayer de lire dans l’esprit d’un non-humain – peut-être qu’un Hastur très entraîné ou une leronis (une sorcière comme celle que tu as vue le jour de l’incendie) y parviendrait. Moi, ce n’est même pas la peine que j’essaye. Aucun espoir de ce côté, semblait-il. - 133 -
La journée se traîna. Personne ne les approcha. Le soir, on glissa dans leur prison un autre plateau de nourriture, et on leur enleva celui du matin. Un troisième jour s’écoula sans qu’aucun des deux garçons n’arrive à imaginer un moyen de sortir de leur prison. Maintenant, leur geôlier entrait dans leur hutte pour leur donner leur repas et emporter le plateau vide. Il était grand et fort – pour un Homme des Arbres – mais il boitait. Il semblait cordial, mais méfiant. Kennard et Larry envisagèrent un moment de le neutraliser pour s’évader, mais ils se seraient retrouvés dans la Cité des Arbres – avec le territoire du Peuple des Arbres à traverser, sur des centaines de kilomètres, peutêtre. Ils se contentèrent donc d’échafauder des plans, tous plus futiles les uns que les autres. Aucun n’avait la moindre chance de réussir. D’après l’intensité de la lumière, il devait être midi, le quatrième jour, quand la porte de leur prison s’ouvrit. Trois Hommes des Arbres entrèrent, en escortant un quatrième, qui, à la déférence qu’ils lui témoignaient, devait être un personnage important dans leur communauté. Comme les autres, il était nu à part la ceinture de feuilles ceignant sa taille, mais il portait un collier en perles d’argile crue mêlées de baies écarlates, et il avait un air d’indéfinissable dignité qui, se dit Larry, rappelait Lorill Hastur. Il s’inclina légèrement et dit, en un ténébran parfaitement compréhensible, quoiqu’un peu strident : — Bonjour. J’espère que vous vous portez bien et que vous n’avez subi aucune violence. Les deux garçons se levèrent d’un bond, comme électrisés. Il parlait une langue compréhensible ! Les gardes qui l’entouraient portèrent la main à leurs couteaux de silex, mais, voyant que les jeunes gens n’approchaient pas, restèrent aussi à leur place. Kennard hurla : — Si nous nous portons bien ! Allez au diable ! Quel sort nous réservez-vous en nous retenant ici ? Choqués et consternés, les gardes se mirent à pépier entre eux, et le personnage pivota sur lui-même, manifestement
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offensé ; Kennard changea instantanément de tactique et s’inclina profondément. — Pardonnez-moi. J’ai… j’ai parlé avec trop de précipitation, dit-il, cherchant fébrilement le regard de Larry. Je… Larry dit en la même langue : — Nous avons été bien nourris et à l’abri des intempéries, si c’est ce que vous voulez dire, seigneur. En fait, le mot qu’il utilisa aurait pu aussi se traduire par « Votre Honneur ». — Mais Votre Honneur consentirait-il à nous expliquer pourquoi on nous a enlevés et emprisonnés dans ce lieu exceptionnellement exigu et humide ? Le visage sévère, le chef répondit : — Votre peuple brûle les forêts avec la chose-rouge-quimange-le-bois. Les animaux meurent. Les arbres périssent. Vous étiez surveillés, et quand vous avez éveillé la chose-rougequi-mange-le-bois, nous vous avons faits prisonniers. — Alors, quand allez-vous nous libérer ? demanda Kennard. Lentement, le chef fit un geste négatif. — Nous avons une protection, et une seule, contre la choserouge-qui-mange-le-bois. Chaque fois que vos gens entrent sur le territoire du Peuple du Ciel, ils n’en ressortent plus. Pour que vos gens aient peur de venir dans notre monde et que nous n’ayons pas à craindre la destruction de nos cités par la choserouge-qui-mange-le-bois. Furieux, Kennard roula ses manches, où se voyaient encore les cicatrices de ses brûlures. — Écoute, espèce de… commença-t-il. Il se ressaisit avec effort et reprit : — Écoutez-moi, Votre Honneur. Il y a quelques jours, moi, ma famille et mes amis, nous avons passé des heures et des heures à éteindre un incendie. Ce n’est pas mon peuple qui brûle les forêts. Nous… nous fuyons les êtres malfaisants qui mettent le feu aux arbres. — Alors, pourquoi faites-vous… vous appelez ça du feu, non ? — Pour cuire nos aliments. — Et votre race de… d’hommes, dit le chef, le visage sévère, d’un ton de mépris souverain, mange nos-frères-qui-ont-la-vie ! - 135 -
— Autre peuple, autres coutumes, s’entêta Kennard. Mais nous ne brûlerons pas vos forêts. Nous vous promettons même de ne pas faire de feu tant que nous serons dans vos bois, si vous nous rendez notre liberté. — Vous êtes de la race qui fait du feu. Nous ne vous laisserons pas partir. J’ai dit. Il tourna les talons et sortit, suivi de ses gardes. La barre retomba à sa place. — Et voilà ! dit Kennard. Il s’assit, le menton dans ses mains, regardant fixement devant lui d’un air lugubre. Larry n’était pas moins désespéré. Les Hommes des Arbres ne leur feraient pas de mal, c’était clair. Mais il était tout aussi évident qu’ils avaient de grandes chances de rester dans leur prison – bien nourris, bien logés, mais encagés comme des bêtes – jusqu’à ce que l’enfer gèle, d’après ce qu’avait dit le personnage. Il essaya de réfléchir en se mettant à la place des Hommes des Arbres. Toute leur vie dépendant de la forêt, le feu était leur pire hantise – et, pour eux, quelque chose de manifestement sauvage, d’impossible à contrôler. Il revit mentalement leur danse triomphale quand ils étaient parvenus à éteindre le petit feu de Kennard. — Tu as toujours tes silex et ton amadou ? dit-il pensivement. Kennard comprit immédiatement sa pensée. — Tu as raison ! Nous pouvons nous évader en brandissant des torches, et personne n’osera s’approcher. Soudain, son visage se décomposa. — Non. Nous risquerions de mettre le feu à leur cité. Et d’anéantir tout un village de créatures parfaitement inoffensives. Larry fut de son avis. Mieux valait rester là indéfiniment – après tout, ils étaient bien traités et bien nourris – que d’exterminer ces petits Hommes des Arbres, si doux que la mort d’un lapin les indignait. Tôt ou tard, ils trouveraient bien le moyen de s’échapper. Jusque-là, ils ne risqueraient rien qui pût
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nuire aux Hommes des Arbres, qui ne leur avaient fait aucun mal. Ils furent interrompus par leur gardien, boitant plus que jamais, qui leur apportait leur plateau de nourriture : les noix, le miel, et quelque chose ressemblant à des petits œufs d’oiseaux. Larry fit la grimace – des œufs crus ? Bah ! se dit-il, c’était sans doute une gourmandise rare pour les Hommes des Arbres, et ils donnaient ce qu’ils avaient de meilleur à leurs hôtes prisonniers. Quand même, il aurait préféré un œuf à la coque. Par signes, Kennard demandait à leur gardien comment il s’était blessé à la jambe. L’Homme des Arbres tomba à quatre pattes, avec un balancement sauvage de la tête, évoquant à s’y méprendre le grand Carnivore qu’il imitait. Il lança violemment la main en avant, comme pour donner un coup de griffe, se jeta par terre, plié en deux pour mimer la douleur, puis leur montra sa blessure purulente. Larry en eut la nausée. Sa cuisse avait doublé de volume et un pus verdâtre suintait de la déchirure. Héroïque, l’Homme des Arbres haussa les épaules, montra son couteau de silex, se débattit comme un homme qu’on maintient à terre de force, sautilla comme un unijambiste, replia ses mains, ferma les yeux, retint son souffle comme un homme mort. Puis il ramassa le plateau et sortit en boitant. Le visage révulsé, Kennard branla du chef. — Je suppose que tu as compris ? Ils vont bientôt être obligés de lui couper la jambe, ou il mourra. — Et pourtant, c’est tellement inutile ! s’écria Larry avec violence. Tout ce qu’il lui faudrait, ce serait un coup de bistouri, des antibiotiques et quelques pansements stériles… Soudain, il sursauta. — Kennard ! Le pot dans lequel ils nous apportent le miel, tu l’as toujours ? — Oui. — Moi, je ne sais pas allumer un feu avec des silex et de l’amadou. Mais toi, peux-tu en allumer un ? Un tout petit, dans le pot ? Juste pour stériliser un couteau et faire bouillir un peu d’eau ? — Qu’est-ce que tu…
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— J’ai une idée, dit Larry entre ses dents, et peut-être que ça pourra marcher. Il tira sa trousse médicale de sa poche. — J’ai ici une poudre antiseptique et quelques antibiotiques. Pas beaucoup. Mais sans doute assez, si l’on considère que notre gardien doit avoir une constitution solide… solide comme l’un de ces arbres, pour avoir survécu à une pareille blessure et être encore capable de marcher. — Larry, si nous allumons un feu, ils nous tueront sans doute. — C’est pourquoi nous le conserverons dans le pot, et couvert. Le vieillard avait l’air intelligent – celui qui parle le ténébran. Si nous lui montrons que le feu ne peut pas sortir du pot… Kennard saisit sa pensée. — Par tous les enfers de Zandru, ça peut marcher, Larry ! Mais, par Dieu, as-tu appris chez ton peuple à être un guérisseur-de-blessures, comme mon cousin Dyan Ardais ? — Non. Ces notions sont aussi communes parmi les garçons de mon peuple que… Il s’interrompit, cherchant fébrilement une comparaison. Et Kennard, suivant sa pensée comme d’habitude, termina : — Comme l’escrime parmi les garçons ténébrans ? Larry hocha la tête, puis il prit la direction des opérations et donna ses instructions. — Si notre gardien crie, ils vont tous nous tomber dessus et nous ne pourrons jamais agir. Toi et moi, nous devrons donc l’empêcher de parler. Puis tu t’assiéras sur lui pendant que je soignerai sa jambe. Nous n’aurons qu’une seule occasion de lui imposer le silence. Alors, attention de ne pas la rater ! Le soir, tous leurs préparatifs étaient terminés. Larry était nerveux, car la lumière baissait, mais la lueur de leur petit feu y suppléait en partie. Ils attendirent, retenant leur souffle. Avaiton changé leur geôlier ? Était-il mort de sa terrible blessure ? Non. Au bout d’un moment, ils reconnurent son pas saccadé. La porte s’ouvrit. Le gardien vit le pot. Il ouvrit la bouche pour hurler.
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Mais le cri ne sortit jamais. Kennard lui serrait la gorge de son bras, pendant que Larry lui enfonçait dans la bouche un bâillon fait du pan de sa chemise. Larry avait un peu mal au cœur. Il savait ce qu’il avait à faire, en théorie, mais il n’était jamais passé à la pratique. Dans le feu, il chauffa la lame au rouge vif, la laissa refroidir un peu, puis fit une longue incision dans la cuisse purulente. Immédiatement, un torrent de pus verdâtre et nauséabond s’en échappa, que Larry épongea à mesure. L’épanchement de pus continua, comme s’il n’allait jamais cesser, mais enfin, il ralentit, se teinta d’un peu de sang, et la chair apparut. Larry nettoya plusieurs fois la blessure avec l’eau bouillie du second pot, puis, quand elle fut aussi nette que possible, il la saupoudra de poudre antibiotique, la recouvrit du linge le plus propre qu’il avait – le dernier pansement de sa trousse – et ôta le bâillon à son patient. Leur gardien avait cessé de se débattre depuis longtemps. Toujours allongé, battant des paupières, terrassé par la stupéfaction, il contemplait sa jambe où ne restait plus qu’une coupure propre. Soudain, il se releva, s’inclina profondément une douzaine de fois devant les garçons et sortit à reculons. Larry se laissa aller sur le sol, épuisé. Il se demanda soudain si ce qu’il avait fait mettrait leurs vies en danger. Les coutumes de ce peuple étaient si différentes des leurs qu’il n’y avait aucun moyen de le savoir ; pour eux, ce serait peut-être comme si leurs prisonniers avaient tué un lapin. Au bout d’un moment, pressé par Kennard, il s’assit et mangea un peu. Il en avait besoin – même si ce devait être son dernier repas. Ils continuèrent à alimenter leur feu avec des feuilles mortes et des brindilles, y firent rôtir leurs champignons. C’était presque une fête. Beaucoup plus tard, ils entendirent des pas et se regardèrent. C’est l’instant décisif. La vie ou la mort ? Kennard, sans un mot, prit la main de Larry, la serra, puis replia l’avant-bras, de sorte que leurs bras étaient enlacés comme leurs mains. Bien que ne connaissant pas ce geste, Larry comprit que c’était un signe non seulement d’amitié, mais aussi d’affection et de tendresse. Légèrement gêné, il dit à voix basse : - 139 -
— Si ce sont de mauvaises nouvelles qu’on nous apporte, pardonne-moi de t’avoir entraîné dans cette histoire, mais je suis très heureux de t’avoir connu. Un instant avant que la porte ne s’ouvrît, Larry, en un éclair, vit celui qui arrivait : le chef des Hommes des Arbres, le visage grave, mais seul et sans armes. La mort n’était donc pas pour tout de suite. Le chef dit : — J’ai vu ce que vous avez fait pour Rhhomi. Je n’arrive pas à croire que vous soyez des hommes malfaisants. Pourtant, vous êtes de la race qui fait le feu. Avec une dignité grave, il s’assit. — Personne n’est jamais si jeune qu’il ne puisse pas enseigner, ni si vieux qu’il ne puisse pas apprendre. Vais-je apprendre quelque chose de vous, étrangers ? Kennard dit vivement : — Nous vous avons dit et répété que nous n’avons pas le moindre désir de faire du mal au plus petit membre de votre peuple, Vénérable Chef. — Oui, dit celui-ci en regardant Larry. Parmi mon peuple, je porte le titre de l’Ancien. Mais qu’est-ce que l’âge, sinon la sagesse ? As-tu quelque sagesse à m’apprendre, fils d’une terre étrange ? Larry prit derrière lui le pot où rougeoyaient encore quelques braises. L’Ancien eut un mouvement de recul, mais se maîtrisa avec effort. Larry parla, en son ténébran le plus élémentaire ; après tout, c’était une langue étrangère pour tous deux. — La chose-rouge est inoffensive dans ce pot, dit-il, cherchant ses mots. Voyez, les parois d’argile l’empêchent de s’échapper et elle ne peut pas brûler. Si vous l’alimentez avec des brindilles et des petits morceaux de bois mort, elle vous servira et ne vous fera pas de mal. L’Ancien, surmontant manifestement une frayeur ancestrale, tendit la main et toucha le pot. Il dit : — Alors, elle peut être servante, et non plus maîtresse ? Et le couteau purifié dans ce feu guérira les blessures ?
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— Oui, dit Larry, sans essayer de lui expliquer toute la théorie des microbes. Et une blessure lavée avec de l’eau bouillie guérira mieux qu’une blessure sale. L’Ancien se leva, tenant le pot entre ses mains, et dit avec gravité : — Pour ce don de guérison à mon peuple, soyez remerciés. Et en signe de reconnaissance, vous serez sous notre protection dans nos bois. Portez ceci, dit-il en leur tendant deux guirlandes de fleurs jaunes, et aucun des nôtres ne vous fera de mal. Mais, sur la limite de notre territoire, ne faites pas de flammesrouges-qui-dévorent-nos-bois. Larry, comprenant que c’était à lui surtout que l’Ancien s’adressait, dit gravement : — Vous avez ma promesse. L’Ancien ouvrit toute grande la porte de la hutte. — Vous êtes libres. Un peu gênés, ils mirent les couronnes de fleurs jaunes sur leurs têtes. Les Hommes des Arbres reculèrent devant l’Ancien, qui avançait, le pot de feu entre les mains. Le tendant à une femme, il dit solennellement : — Je te confie ce feu. Toi, tes filles et les filles de tes filles devrez l’alimenter, et vous veillerez à ce qu’il ne s’échappe pas. Vous êtes responsables. La scène était empreinte d’une telle solennité que Larry, sans savoir pourquoi, eut envie de rire – de soulagement, peut-être. Mais il parvint à garder son sérieux tandis qu’on les escortait jusqu’à la limite du village. On leur montra une longue échelle qu’ils descendirent, et enfin, avec un immense soulagement, ils reprirent pied sur la terre ferme.
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ILS marchèrent tout le jour par les sentiers forestiers De
temps en temps, du coin de l’œil, ils percevaient un mouvement, mais ils ne virent aucun Homme des Arbres. Le soir, ils dormirent à la belle étoile, entourés de tous les bruits de la forêt, mais sans peur maintenant, sachant que leurs couronnes jaunes les protégeraient tant qu’ils seraient sur le territoire de leurs nouveaux amis. Jusque-là, ils n’avaient pas parlé de leur aventure. Plus besoin de paroles entre eux. Au soir du deuxième jour – couvert et annonçant la pluie –, après avoir pris un repas composé de baies et d’une mousse que les Hommes des Arbres leur avaient montrée, et qui croissait en abondance le long de ces sentiers, Kennard prit enfin la parole : — Tu sais, bien entendu, qu’ils auront des incendies. Leurs huttes brûleront. Leurs forêts aussi, peut-être. Ils ne sont pas humains. — Je n’en suis pas si sûr, dit pensivement Larry. Parmi les Terriens, ils recevraient au moins le nom d’humanoïdes. Ils ont une culture. — Pourtant, est-ce bien sage de leur avoir donné le feu ? Moi, je n’aurais jamais osé, dit Kennard. Aussi loin que la mémoire remonte, humains et non-humains ont vécu ensemble sur Ténébreuse, en assez bonne intelligence. Mais maintenant que les Hommes des Arbres se serviront du feu… Il haussa les épaules avec impuissance, et Larry commença soudain à entrevoir les suites de ce qu’il avait fait. — Ils apprendront, dit-il avec entêtement. Ils commettront des erreurs, ils en abuseront, mais ils évolueront. Leur poterie - 142 -
sera meilleure quand elle sera cuite. Ils apprendront peut-être à cuire leur nourriture. Ils grandiront et se développeront. Rien ne demeure statique, dit-il. Puis il répéta le credo de la Terre : — Une civilisation doit évoluer – ou mourir. Le visage de Kennard s’empourpra de colère, et Larry réalisa soudain que, pour la première fois depuis leur libération, ils avaient conscience d’appartenir à des races étrangères l’une à l’autre. Il prit aussi conscience d’autre chose. Kennard était jaloux. Jusque-là, c’était lui le sauveur, le chef. Mais en cette occasion, c’est Larry qui les avait sauvés, alors que Kennard n’aurait rien tenté parce qu’il avait peur du changement. Larry avait pris le commandement – et Kennard la seconde place. — C’est la manie des Terriens, dit Kennard, maussade. Le changement. Pour le meilleur ou pour le pire, mais le changement. Quels que soient les mérites d’une chose – changeons-la, juste pour l’amour du changement. Larry, auquel l’expérience donnait de la sagesse, garda le silence. Il savait le conflit trop profond pour se résoudre avec de simples paroles. Toute une civilisation basée sur l’expansion et la croissance, opposée à une autre, fondée sur la tradition ; il eut envie de dire : « Enfin, nous en sommes sortis vivants », mais il y renonça. Kennard lui avait sauvé la vie plusieurs fois, et il aurait eu mauvaise grâce à se vanter de les avoir tirés d’affaire cette fois-là. Le soir même, ils arrivèrent à la lisière des forêts des Hommes des Arbres et retrouvèrent une région montagnarde de collines nues, rocailleuses, inexplorées, couvertes d’arbustes épineux et de touffes d’herbe grossière. Au-delà se dressait une haute chaîne de montagne, et au-delà encore… — Voilà le col, dit Kennard. Au-delà, s’étendent les terres des Hastur et le Château Hastur. Nous touchons au but. Il semblait plein d’espoir, joyeux même, mais Larry sentit l’imperceptible tremblement de sa voix. Devant eux s’étendaient des kilomètres de canyons et de ravines, sans routes ni sentiers, qui précédaient le col. Le jour était sombre et couvert, les pics plongés dans l’ombre, mais même à cette distance, il voyait la neige accumulée dans les moindres creux. - 143 -
— C’est loin ? — Quatre jours de marche, si nous étions en forêt ou en prairie découverte. Ou un jour avec un bon cheval, si un cheval pouvait passer dans ces ravines infernales. Fronçant les sourcils, il considérait le dédale des canyons. — Le pire, c’est que le soleil est couvert. Je n’arrive pas à déterminer le chemin à suivre. D’ici au col, nous devons marcher plein ouest. Mais sans soleil… Il s’agenouilla un moment. Larry se demanda s’il priait, mais s’aperçut bientôt qu’il examinait l’ombre imperceptible projetée par le soleil à travers les nuages. Il dit enfin : — Tant que nous verrons le pic, nous n’aurons qu’à marcher dans sa direction. Je suppose… Il se releva, haussant les épaules avec lassitude. — Je suppose qu’on ferait bien de se mettre en route. Il attaqua la descente d’un canyon. Larry, qui enviait sa confiance, le suivit en trébuchant. Il était épuisé et affamé, il avait mal aux pieds, mais il ne voulait pas se montrer moins viril que Kennard. Tout ce jour-là et le lendemain, ils avancèrent péniblement, montant souvent à quatre pattes les pentes rocailleuses. Aucun danger de mourir de faim, car les buissons, si épineux et stériles en apparence, étaient couverts de baies succulentes et de noix mûres. Le soir, Kennard prit plusieurs petits oiseaux qui les picoraient sans crainte. Ils étaient maintenant sortis du territoire des Hommes des Arbres, et ils osèrent faire du feu. Aucun festin n’avait jamais paru si bon à Larry que la chair de ces oiseaux sauvages, rôtie sur leur petit feu, et mangée à moitié crue et sans sel. Comme ils mordaient avec appétit dans une cuisse, Kennard dit : — Cet endroit est un paradis pour les chasseurs. Les oiseaux n’ont aucune crainte de l’homme. — Et ils sont bons, en plus, remarqua Larry, cassant un os pour en sucer la moelle succulente. — Il est même possible que nous rencontrions un groupe de chasseurs, dit Kennard avec espoir. Peut-être que certains viennent des terres des Hastur, au-delà de ces montagnes, pour chasser ici – où le gibier est si abondant. - 144 -
Puis ils gardèrent le silence, pensant aux implications de ces paroles. Si personne ne chassait dans cette région, au gibier si abondant, c’est que le col qui se dressait entre eux et la sécurité devait être bien redoutable ! Le troisième jour fut plus nuageux que le précédent, et Kennard s’arrêtait souvent pour examiner les ombres de plus en plus pâles, et calculer d’après elles la position du soleil. Le terrain montait davantage ; les ravines étaient plus abruptes et épineuses, les pentes plus dures à escalader. Vers le soir, une petite pluie fine se mit à tomber, et même Kennard, pourtant si habile, n’arriva pas à allumer du feu. Ils grignotèrent les restes de la veille, avalèrent quelques fruits détrempés et dormirent dans une crevasse, pelotonnés l’un contre l’autre pour se réchauffer. Le lendemain, il plut toute la journée, sans le moindre espoir de soleil. Voyant Kennard de plus en plus silencieux et nerveux, Larry, incapable de contenir plus longtemps son angoisse, dit enfin : — Kennard, nous sommes perdus. Je sais que nous nous sommes trompés de direction. Regarde, nous descendons, alors que nous devrions monter vers les montagnes. — Je sais bien que nous descendons, idiot, dit Kennard d’un ton sec. Nous descendons dans un canyon. De l’autre côté, le terrain remonte. Tu ne le vois donc pas ? — Avec cette pluie, je ne vois rien, dit honnêtement Larry. Et ce qui est pire, je crois que tu ne vois rien non plus. Kennard pivota vers lui, soudain furieux. — Je suppose que tu pourrais faire mieux ? — Je n’ai pas dit ça, protesta Larry. Mais Kennard, très nerveux, essayait de repérer une ombre sur le sol. Apparemment, c’était sans espoir. Ils ne savaient même pas l’heure, de sorte que la position du soleil ne leur aurait rien appris, même s’ils étaient arrivés à la localiser. La pluie assombrissait le paysage, et ils ne savaient pas s’ils étaient au début de l’après-midi ou à la tombée de la nuit. Il entendit Kennard murmurer, presque avec désespoir : — Si seulement je pouvais apercevoir le pic une seconde !
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C’était la première fois que le jeune Ténébran se laissait aller publiquement au découragement, et Larry ressentit le besoin de le rassurer, de le réconforter. — Nous ne sommes pas en si mauvaise posture, dit-il. Nous avons à manger. Tôt ou tard, le soleil reparaîtra, la pluie cessera, et nous verrons le col. Alors, nous trouverons facilement notre direction dans ces collines. Pourquoi ne pas chercher un abri et attendre la fin de l’averse ? Il ne pensait pas que Kennard accepterait sans discuter, mais il n’était pas préparé à la violence, à la fureur avec lesquelles sa proposition fut accueillie. — Espèce de maudit imbécile, hurla le jeune Ténébran. Que crois-tu que je ferais si j’étais seul ? Penses-tu que je n’aie pas assez de bon sens pour faire ce que ferait un enfant à peine assez grand pour lacer ses bottes ? Mais avec toi… — Je ne comprends pas… — Normal, cria Kennard. Tu ne comprends jamais rien, maudit… Terranan ! Pour la première fois depuis le début de leur amitié, il prononça ce mot comme une insulte. Larry sentit son sang s’accélérer dans ses veines. Kennard lui avait sauvé la vie, mais il y avait des limites à ne pas dépasser. — Si j’ai si peu de bon sens… — Écoute, dit Kennard, réprimant sa fureur avec effort. Mon père s’est sans doute porté garant de ta sécurité auprès des seigneurs terranans. Crois-tu que tu peux disparaître comme ça ? Alors que vous autres Terriens ne laissez jamais un homme vivre sa vie, ou mourir sa mort ? Non, par tous les dieux. Si tu rends visite à mon peuple et que tu disparaisses et sois tué, penses-tu que les Terriens croiront à un accident ou à un complot soigneusement préparé ? Les Terriens n’ont pas même assez de sens télépathique pour savoir si un homme dit la vérité, de sorte que tes insolents idiots de compatriotes ont osé – osé ! – douter de la parole de mon père, un Comyn, Seigneur des Sept Domaines ? « Je t’ai sauvé, c’est vrai, pour mon honneur et parce que nous nous étions juré amitié. Mais aussi parce que, si on ne te ramenait pas sain et sauf à ton peuple, vous autres maudits - 146 -
Terriens ne cesseriez de chercher et d’enquêter, de punir et de venger ! Il s’interrompit après cet éclat. Il ne pouvait faire autrement. Il était hors d’haleine, le visage rouge de fureur, les yeux flamboyants. Larry, terrorisé, sentit que cette rage était meurtrière. Il réalisa qu’en cet instant même, il était en danger de mort. La fureur d’un télépathe déchaîné – et trop jeune pour contrôler son pouvoir – le secoua comme un bateau dans la tempête, déferla sur lui comme une lame qui se brise, le martela au point qu’il tomba à genoux, la tête frôlant le sol. Puis, aussi soudain qu’il s’était effondré, il réalisa qu’il pouvait s’opposer à cette force. Très grave, il leva les yeux vers Kennard et dit : — Écoute, ami (il utilisa le mot bredu), je ne le savais pas. Je n’ai pas fait les lois de mon peuple, pas plus que tu n’as causé l’inimitié qui a poussé les bandits à s’attaquer à notre chasse. Et il s’étonna de la force tranquille avec laquelle il contrait ce furieux assaut de rage. Lentement, Kennard se détendit. Larry sentit sa colère s’apaiser, et enfin son ami, silencieux devant lui, redevint l’adolescent qu’il était. Un adolescent effrayé. Kennard ne s’excusa pas, et Larry ne le lui demandait pas. Il dit simplement : — C’est une question de temps, tu comprends, Lerrys. Larry savait que la forme ténébrane de son nom constituait une excuse tacite. — Toi, tu aimes ton peuple, et moi, j’aime mon père. C’est le premier jour de la saison des pluies. J’espérais que nous serions sortis des collines et aurions passé le col avant qu’elle ne commence. Nous avons été retardés par les Hommes des Arbres, sinon nous serions en sécurité à l’heure actuelle, et nous aurions déjà envoyé un message à ton père. Si j’avais encore ma pierre-étoile… Il s’interrompit, haussant les épaules. — Enfin, telle est la loi Comyn. Prenant une profonde inspiration, il reprit : — Que disais-tu ? Dans quelle direction se trouve l’ouest, d’après toi ? - 147 -
— Je n’ai rien dit, répondit honnêtement Larry. Il sut seulement beaucoup plus tard qu’il venait de réaliser un exploit des plus rares – il avait affronté la fureur déchaînée d’un Alton télépathe, et cela impunément. En y repensant par la suite, il en trembla rétrospectivement ; mais sur le moment, il se sentit simplement soulagé que Kennard ait retrouvé son calme. — Mais c’est absurde de tourner en rond, dit-il. Pour moi, tous ces canyons se ressemblent. Si seulement nous avions une boussole… Il s’interrompit et se mit à fouiller fébrilement dans ses poches. Les bandits ne lui avaient pas enlevé son canif car la grande lame en était cassée. Les Hommes des Arbres ne l’avaient même pas vu. Ce n’avait jamais été une arme. Il n’avait même pas pu s’en servir pour aider Kennard à éventrer et vider les oiseaux de leurs repas. Mais il avait une lame magnétisée ! Et une lame magnétisée, correctement utilisée, pouvait constituer une boussole improvisée… La fouille de ses poches ne donna rien ; puis il se souvint : craignant que les Hommes des Arbres ne considèrent comme une arme tout outil, si petit soit-il, il l’avait mis dans sa trousse médicale. Il l’en sortit, cassa la lame magnétisée contre une pierre, puis l’approcha de la grande lame. Elle conservait son magnétisme. Maintenant, s’il arrivait seulement à se rappeler ce qu’il fallait faire ! La théorie de la boussole n’était qu’une note en bas de page dans son manuel de mathématiques élémentaires, à demi oubliée maintenant. Kennard regardait Larry comme s’il était devenu fou. Celui-ci fit des tentatives avec un bout de ficelle, puis, considérant les longs cheveux de Kennard, lui dit : — Donne-moi un cheveu. — Tu as perdu l’esprit ? — Non, dit Larry. Au contraire, je viens de le retrouver. Il y a longtemps que j’aurais dû y penser. Si j’avais pu déterminer notre cap quand le soleil brillait encore et que nous voyions clairement le sol devant nous, je saurais… Sans lever la tête, il prit le cheveu que Kennard lui tendait avec réticence, comme pour ne pas contrarier un fou. Il noua le - 148 -
cheveu au milieu de la lame magnétique et attendit. La lame était petite et légère, à peine plus grosse que les aiguilles ayant servi à faire les premières boussoles. Elle oscilla follement pendant quelques instants, puis s’immobilisa. — Quelle superstition ridicule te… Kennard s’interrompit, puis concéda : — Tu dois avoir quelque chose en tête, mais quoi ? Larry se mit à lui expliquer la théorie du compas magnétique. Kennard lui coupa la parole. — Tout le monde sait qu’une certaine espèce de métal – vous appelez cela un aimant – attire le métal. Mais en quoi cela peutil nous servir ? Larry faillit désespérer. Il avait oublié le niveau de la technologie ténébrane – ou plutôt son absence. Comment pouvait-il, en une leçon élémentaire, lui expliquer que toute planète avait deux pôles magnétiques, et la théorie du compas magnétique qui pointait en permanence vers le pôle véritable, la façon de déterminer un cap à la boussole et de le suivre ? Il essaya, mais c’était très difficile de parler clairement du champ magnétique entourant une planète. Tout d’abord, il ne connaissait pas le vocabulaire technologique en ténébran – si toutefois il existait, ce dont il doutait. Il pensa au chef des Hommes des Arbres, qui appelait le feu « la chose-rouge-quimange-le-bois ». Il fit la même chose en lui parlant de limaille de fer et de lignes magnétiques. Finalement il renonça et dit : — Kennard, je ne peux pas plus t’expliquer cela que tu ne peux m’expliquer comment fonctionne ta pierre-étoile – ou comment vos télépathes ont attiré les nuages pour éteindre l’incendie. Mais je vous ai quand même aidés à le faire, non ? Et ça a réussi ? Notre situation peut-elle être pire ? Et les vaisseaux terriens trouvent leur chemin entre les étoiles grâce à ce genre de… science. Alors, veux-tu au moins me laisser essayer ? Kennard garda le silence un moment. Il dit enfin : — Tu as raison. Notre situation ne peut pas être pire. Larry s’agenouilla et dessina sur le sol une carte improvisée de ce qu’il se rappelait de la chaîne montagneuse aperçue dans le lointain.
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— Voici les montagnes, et voilà la lisière de la forêt des Hommes des Arbres. Te souviens-tu où nous étions quand tu n’as plus été sûr de la direction à suivre ? Kennard réfléchit, fronçant les sourcils, et, avec hésitation, traça leur itinéraire. — Et c’était à quel endroit, exactement ? Essaye d’être aussi précis que possible. Où as-tu cessé d’être absolument sûr du cap ? Kennard posa le doigt sur un point de la carte rudimentaire. — C’était donc à cinq heures de marche d’ici, environ, dit-il, traçant un cercle autour du point indiqué. Nous pouvons être n’importe où à l’intérieur de ce cercle, mais si nous continuons à marcher vers l’ouest, nous rencontrerons forcément les montagnes – impossible de les manquer. Il essaya de ne pas penser à ce qui les attendait ensuite. Kennard ne les considérait que comme un dernier obstacle. Mais quant à Larry, son voyage avec les bandits à travers ravins et précipices – ligoté et ballotté comme un sac – lui avait donné des montagnes ténébranes une horreur qui devait durer toute sa vie. — Si ça marche… commença Kennard, sceptique, mais immédiatement il s’excusa du regard. Qu’est-ce que je dois faire ? Y a-t-il un rituel spécial pour l’utilisation de cette… de cette amulette ? Larry fit l’effort de réprimer un éclat de rire et dit avec gravité : — Touche du bois, c’est tout, en espérant que ça réussisse. Et il se mit à interroger Kennard sur les petites différences entre les saisons, sur les points où le soleil se levait et se couchait. Ténébreuse – il le savait d’après ses températures extrêmes – devait être fortement inclinée sur son axe, et il lui fallait déterminer aussi exactement que possible à quelle distance au nord ou au sud de l’ouest véritable le soleil se couchait en cette saison et à cette latitude. Comme il bénissait le professeur qui lui avait prêté un livre sur la géographie ténébrane ! Sans lui, il n’aurait même pas su qu’ils se trouvaient dans l’hémisphère sud. Il renonça à expliquer à Kennard ce que c’était que l’équateur. - 150 -
Une erreur d’un ou deux degrés n’avait pas d’importance, étant donné l’étendue de la chaîne montagneuse qu’ils ne pouvaient pas manquer, même en le faisant exprès – mais plus ils arriveraient près du col, plus vite ils seraient en lieu sûr. Et plus tôt le père de Kennard serait hors de cause. Il s’étonna de se sentir tellement responsable. Il réalisa que la lame magnétisée se stabiliserait s’il la laissait osciller librement au bout de sa main parfaitement immobile. Il déterminerait ainsi, approximativement, la direction à suivre et n’aurait plus qu’à la vérifier tous les quelques kilomètres. Une fois de plus, il avait pris le commandement de l’expédition, et Kennard était obligé de le suivre. Larry savait que cette situation était gênante pour son ami. Il venait de mesurer à quel point, et cela le tracassait. Il se leva, considérant leur carte rudimentaire, aux contours maintenant brouillés par la pluie. Il était trempé et transi, mais il feignit une assurance qu’il était loin de ressentir. — Si nous voulons tenter notre chance, dit-il, l’ouest est par là. En route. Si tu es prêt, je le suis aussi. Ils s’ébranlèrent lentement, glissant dans les canyons, les remontant à quatre pattes, s’arrêtant toutes les heures pour vérifier le cap. Il fallait sortir la boussole, la laisser se stabiliser, tracer à chaque fois la carte sur le sol. Larry, pour gagner du temps, finit par la dessiner sur une page de son carnet. La pluie continuait, impitoyable, jamais très forte, mais incessante – fin crachin glacial, plus difficile à supporter à la longue que l’averse la plus torrentielle. Son bras gauche, que les bandits lui avaient attaché derrière le dos, était douloureux et gourd, mais il ne pouvait rien y faire, à part serrer les dents en essayant de penser à autre chose. Le soir, ils s’enterrèrent dans un tas de feuilles – tentative pour se protéger un peu de la pluie. Leurs corps étaient trempés. Leurs vêtements étaient trempés. Leurs chaussures et leurs chaussettes étaient trempées. La nourriture qu’ils grignotaient était trempée – baies, noix, fruits, et une sorte de racine ressemblant à de la pomme de terre crue. Kennard aurait pu prendre au collet du petit gibier, mais ils convinrent tacitement que mieux valait les baies et des champignons que de la viande crue. Kennard assurait que par - 151 -
cette pluie, en cette saison, dans cette région, même un kyrri n’émettrait pas assez d’étincelles pour allumer un feu. Le lendemain, vers le soir – Larry avait perdu la notion du temps, rien n’existait plus que la marche épuisante, à travers les épineux, dans les ravines et sur les pentes – Kennard s’arrêta et se tourna vers lui. — Je te dois des excuses. Ton joujou marche, je le sais maintenant. — Comment ? dit Larry, trop épuisé pour s’en soucier vraiment. — L’air est plus rare et la pluie plus froide. Tu ne trouves pas qu’il est plus difficile de respirer ? Nous devons nous élever très rapidement vers les montagnes – nous avons dû monter de plusieurs milliers de pieds au cours des dernières heures. Tu n’as pas remarqué que le bord occidental de chaque ravin était plus élevé que le précédent, et plus difficile à escalader ? Larry l’avait bien remarqué, mais il croyait que c’était une impression due à la fatigue ; maintenant que Kennard confirmait son intuition, il lui sembla en effet que le terrain avait changé de caractère. Il était plus nu, les pentes étaient plus longues et plus abruptes, et les baies, noix et champignons, si abondants jusque-là, avaient presque disparu, remplacés par une variété plus rare et plus aigre. — Nous arrivons dans les montagnes, dit Kennard, et cela signifie qu’il faut nous arrêter de bonne heure ce soir, et amasser toutes les provisions que nous pourrons porter. Il n’y a rien sur les sommets, sauf de la neige et de la glace, et quelques oiseaux qui nichent dans les anfractuosités et se nourrissent de baies – mais de baies qui sont vénéneuses pour l’homme. Larry savait qu’il les avait deux fois sortis d’un mauvais pas grâce à la science terrienne, mais sans les techniques de survie de Kennard, ils seraient morts tous les deux, et plusieurs fois. Ils eurent du mal à trouver de la nourriture ; ils passèrent des heures à rassembler de quoi faire quelques maigres repas. Le lendemain, la végétation se raréfia et finit par disparaître presque complètement. Mais Kennard jubilait. S’ils étaient si près des montagnes, ils devaient approcher du col. Et le soir, cadeau inattendu, la pluie - 152 -
cessa, le brouillard se leva un moment, et ils virent le col surmonté du haut pic enneigé briller aux rayons mauves et violets du soleil rouge, à moins de quinze kilomètres. Larry en profita pour réviser sa carte, ajuster son cap et définir un itinéraire. Après, chaque fois qu’une pente trop raide ou une falaise les forçait à dévier de leur route, il pouvait corriger leur cap ; de sorte qu’au lieu d’aller approximativement dans la bonne direction, ils marchaient droit sur le col. Mais Larry trouvait la marche de plus en plus pénible. Bien souvent, ils devaient monter les pentes abruptes à quatre pattes, cherchant des prises sur la roche glissante ; une fois, ils durent suivre une ligne de crête sur une corniche de cinq centimètres de large, ce dont Larry resta glacé de terreur. Kennard se livrait à ces escalades sans effort apparent, et retrouvait un peu de son ancienne assurance de chef, mâtinée d’arrogance. Cela tracassait Larry. Ce n’était quand même pas sa faute s’il n’était pas entraîné à l’alpinisme, et il ne suivait pas passivement, même si l’altitude le rendait malade. Il serra les dents, se jurant d’accompagner Kennard, où qu’il aille – même s’il lui semblait que son ami aurait parfois pu choisir des voies plus faciles. Le soir, leurs provisions étaient épuisées ; ils s’endormirent, affamés, épuisés et transis, sur une pente couverte de givre, un peu moins raide que les autres – ou plutôt, Kennard s’endormit. Larry parvenait tout juste à respirer. L’aube pointa, et bien avant que le jour n’apparaisse, Kennard remua et dit : — Je sais que tu ne dors pas. Autant nous mettre en route tout de suite. Avec un peu de chance, nous atteindrons le col avant midi. Dans la grisaille de l’aube, Larry ne voyait pas distinctement le visage de son ami, mais c’était inutile. Il percevait ses émotions aussi clairement que s’il avait été dans sa tête : De Vautre côté du col, il y a de la nourriture, une contrée habitée, de la chaleur et des gens à qui demander de l’aide. Mais le col sera difficile à passer. J’aurais peur de le franchir, même avec des guides expérimentés. S’il ne neige pas, nous pourrons peutêtre passer, pourvu que la neige ne soit pas déjà trop profonde. Le Terrien pourra-t-il tenir ? Il est déjà épuisé. S’il lâche maintenant… - 153 -
Le désespoir de cette pensée déferla sur Larry comme une vague. Kennard pensait : S’il lâche maintenant, je serai seul… et nous aurons fait tout cela pour rien… Larry se demanda soudain s’il imaginait tout cela, si l’altitude et les épreuves lui affectaient l’esprit. Il avait l’impression d’écouter mentalement aux portes, et cela était absurde. C’était embarrassant, aussi. Il s’efforça désespérément de fermer son esprit, mais les doutes de Kennard franchissaient toutes les barrières. Larry tiendra-t-il ? Ira-t-il jusqu’au bout ? Ai-je assez de forces pour nous deux ? En son for intérieur, Larry résolut que si l’un d’eux cédait, ce ne serait pas lui. Il était trempé, affamé, transi, mais, par Dieu, il allait montrer à cet arrogant aristocrate ténébran de quoi il était capable. Il en avait assez d’être aidé et traité comme un fardeau, comme un faible ! Faibles, les Terriens ? Les Terriens n’avaient-ils pas été les premiers à voyager dans l’espace ? N’avaient-ils pas fait le grand saut dans le noir, en aveugles, avant les vaisseaux hyperrapides, voyageant des années entre les étoiles, avec tant d’astronefs qui disparaissaient et dont on n’entendait plus parler ? Et pourtant, la race de Terra avait colonisé tous les mondes habités ! Kennard pouvait être fier de sa bravoure et de son héritage ténébran. Mais les Terriens avaient, eux aussi, leur propre arrogance, aussi justifiée que celle des Ténébrans. Depuis le début, il se présumait inférieur, parce que, sur un monde ténébran, dans une société ténébrane, il était un fardeau pour Kennard. Et dans la situation inverse ? Kennard ne comprenait pas le fonctionnement d’une boussole. Il serait totalement dérouté par les mécanismes d’un astronef, ou même d’un simple véhicule terrestre. Mais même s’il devait mourir au passage du col, il montrerait à Kennard qu’un Terrien peut suivre partout où un Ténébran peut aller ! Et, par Dieu, quand ils seraient de retour dans son monde, il lancerait un défi à Kennard, le défi de venir un moment dans son monde à lui – et il verrait si un Ténébran pouvait suivre partout où un Terrien allait ! - 154 -
Il se leva avec un sourire résolu, retourna ses poches dans l’espoir d’y trouver quelques bribes de nourriture oubliées – il ne trouva rien – et dit : — Le plus tôt sera le mieux. La pente devenait encore plus raide, et la neige crissait sous leurs pas. Ils avançaient avec prudence, redoutant une glissade qui les aurait précipités dans le vide. Kennard, qui marchait devant, posa le pied sur une corniche, qui s’effrita sous son poids, dans une avalanche miniature, au milieu d’un nuage de neige poudreuse. Il chancela au bord du précipice, mais Larry l’avait déjà saisi – percevant sa peur au toucher – et le retenait de toutes ses forces. Le poids de son ami faillit lui déboîter le bras – jusqu’à ce que Kennard ait retrouvé son équilibre. Ils se serrèrent l’un contre l’autre, haletants, Kennard de peur et de soulagement, Larry de crainte et de douleur. Quelque chose avait lâché dans son épaule, son bras pendait à son côté, raide et sans vie, et s’il bougeait un doigt, des élancements douloureux fulguraient dans son flanc. Enfin, Kennard essuya son front couvert de sueur. — Par tous les enfers de Zandru, j’ai bien cru que c’était fini, murmura-t-il. Merci, Lerrys. Ça va, maintenant. Tu… Il remarqua alors l’immobilité de Larry. — Qu’est-ce que tu as ? — Mon bras, parvint à balbutier Larry d’une voix tremblante. Kennard le palpa délicatement et siffla entre ses dents. Il promena doucement ses doigts sur l’épaule de Larry, profondément concentré. Larry sentit, jusque dans ses moelles, une étrange et brûlante démangeaison. Puis Kennard, sans prévenir, lui saisit brusquement l’épaule et la tordit violemment. Larry ne put s’empêcher de hurler de douleur. Mais quand la souffrance commença à se calmer, il réalisa ce que Kennard avait fait. Kennard hocha la tête. — Il a fallu que je réduise ta luxation avant que les muscles ne s’ankylosent. Sinon, il aurait fallu trois hommes pour te tenir pendant qu’on te remettait l’épaule en place. — Comment savais-tu… ?
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— Sondage en profondeur, dit Kennard. Je ne peux pas le faire souvent, ni très longtemps. Mais je… Il hésita, ne termina pas sa phrase, mais Larry l’entendit quand même : Je lui devais bien ça. Mais, par tous les dieux, nous sommes maintenant épuisés tous les deux ! — Et nous avons encore cette diabolique corniche à traverser, dit-il tout haut. Il ôta sa ceinture et fit signe à Larry d’en faire autant. Curieux, Larry le regarda les attacher ensemble par les boucles, puis nouer les deux extrémités à leurs poignets. — Dommage que tu ne puisses pas te servir de ta main gauche, dit-il. Et dommage qu’ils se soient aperçus que tu es gaucher. Nous allons commencer la traversée. Je passe le premier. Ce n’est pas l’endroit rêvé pour ta première leçon d’escalade, mais il n’y a rien à faire. Il faut toujours avoir trois points d’ancrage. Si tu déplaces un pied, tu dois avoir des prises solides pour l’autre pied et les deux mains. Même chose quand tu déplaces une main. Larry perçut le reste de sa pensée : nos deux vies sont entre ses mains, car il est le plus faible. La corniche jonchée de cailloux ne faisait que huit mètres, mais jusqu’à la fin de ses jours, Larry se rappela l’angoisse de la traversée, qui dura une heure et demie. À certains endroits, le moindre mouvement déclenchait des éboulements de pierres et de neige ; ils s’arrêtaient alors, cramponnés à leurs prises, collés à la paroi comme des lézards. Au-dessus et au-dessous d’eux, c’était la falaise à pic ; et s’ils essayaient de revenir sur leurs pas pour trouver une voie plus facile, ils n’arriveraient jamais au col. Cinq ou six fois, Larry glissa, et la ceinture le sauva d’une chute dans ce qui paraissait un néant plein de brouillard. Au milieu de la traversée, une petite neige fine se mit à tomber, et Kennard poussa des jurons que Larry n’avait jamais entendus. Il conclut en disant, en termes moins énigmatiques : — Il ne manquait plus que ça ! Soudain, il s’éclaira et fit encore un pas en redoublant de prudence. — Larry, c’est forcément notre plus grande épreuve. Rien de pire ne peut nous arriver. À partir de maintenant, tout devrait - 156 -
aller mieux. Viens – pied gauche, cette fois. Essaye cette roche grise. Elle a l’air assez solide. Ils furent enfin sur la terre ferme. Épuisés, ils s’écroulèrent dans la neige, haletants comme des coureurs qui viennent de terminer un dix mille mètres. Kennard, habitué aux montagnes, récupéra le premier, comme d’habitude, et se leva, jubilant. — Je te l’avais bien dit que ça irait mieux ! Regarde ! Il tendit le bras. Au-dessus d’eux, dans la lumière que la neige rendait blafarde, s’ouvrait le col, à moins de trente mètres, entre deux murailles de roc – chemin naturel, bordé d’épaisses congères, mais qui s’élevait en pente douce et où ils pourraient marcher debout. — Et de l’autre côté de ce col, Larry, il y a des gens – mes gens – des amis qui nous aideront. De la chaleur, de la nourriture, du feu et… Ça paraît trop beau pour être vrai ! — Je me contenterais d’avoir les pieds au sec et quelque chose de chaud à manger, dit Larry, qui s’interrompit brusquement. La tension insidieuse et terrible, éprouvée pour la première fois juste avant leur capture par les Hommes des Arbres, se faisait de nouveau sentir. Elle le prit à la gorge, le força à courir après Kennard, à le saisir de sa main valide pour le retenir de force. Il était incapable de parler, tout juste capable de respirer. L’onde monta, s’enfla, la clairvoyance, annonciatrice d’un terrible danger… La tension disparut. Il se remit à respirer. Haletant, il saisit Kennard par le bras, lui montra quelque chose devant eux, et entendit son ami gémir. Mais son gémissement se perdit dans le ululement de sirène qui s’éleva du col, se répercutant sur les parois. Au-dessus d’eux, une énorme tête chauve et sans yeux se balançait au bout d’un long cou, surmontant un énorme corps disgracieux, vaguement phosphorescent. L’apparition avança sur eux, d’une démarche maladroite mais d’une rapidité alarmante, leur coupant la route du col. Le ululement s’intensifia, s’enfla, jusqu’à remplir tout l’espace, tout l’univers… C’était vraiment trop beau pour être vrai. Le col servait de nid à un impitoyable banshee.
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EN un instant de panique, Larry pivota sur lui-même et se
mit à courir. La rapidité du banshee à percevoir son changement de direction le paralysa de terreur ; mais en cette seconde d’immobilité, il reprit espoir. Kennard s’était aussi mis à courir, trébuchant de frayeur impuissante ; Larry bondit derrière lui et le retint de force. — Ne bouge plus, chuchota-t-il d’un ton pressant. Il détecte la chaleur et le mouvement ! Reste parfaitement immobile ! Comme Kennard se débattait, il murmura : — Désolé, mon vieux ! Et ramenant le bras en arrière, il lui décocha une droite à la pointe du menton. Kennard – épuisé, à bout de forces, sans défense – s’écroula dans une congère et y resta, immobile, regardant Larry avec hargne. Larry se jeta aussi dans la neige et y resta allongé sans bouger un muscle. Le banshee s’immobilisa en pleine course, tournant la tête de tous côtés, désorienté. Un moment, il avança au hasard, à l’aveuglette, tanguant sur ses pattes, ses longues ailes et la pesanteur de sa démarche lui donnant l’aspect d’un géant obèse couvert d’une cape. Il leva la tête et poussa de nouveau son cri terrible, paralysant. C’est ça, pensa Larry, résistant au désir de se boucher les oreilles. Les bêtes entendent ce cri affreux, et elles courent – et le banshee les sent courir ! Il doit posséder quelque chose comme le champ électrostatique des kyrri – sauf que ce qu’il sent, c’est le mouvement et l’odeur. Dans cette congère… - 158 -
Très lentement, centimètre par centimètre, craignant que le moindre mouvement précipité n’alerte le banshee, il chercha sa trousse médicale dans sa poche. Elle était presque vide, mais il avait peut-être encore assez de cet antiseptique à la forte odeur chimique pour leur ôter leur odeur de chose vivante – ou, pensa sombrement Larry, de chose bonne à manger. — Kennard, murmura-t-il, tu m’entends ? Ne bouge pas un muscle. Mais quand je jetterai ce produit devant nous, enterretoi dans la congère – comme si ta vie en dépendait. Elle en dépend sans doute, pensait-il. — Vas-y ! L’odeur chimique était âcre et piquante ; le banshee balança sa tête phosphorescente sous le vent, avec d’étranges petits spasmes de dégoût. Il se retourna et s’enfuit, et, à l’instant même, Larry et Kennard se mirent à creuser frénétiquement la congère, rejetant la neige en arrière, puis la ramenant sur leurs corps. Ils étaient en sécurité – pour le moment. Mais comment passer le col ? Puis Larry se rappela ce que Kennard lui avait dit des banshees. Ce sont des oiseaux nocturnes, indolents pendant le jour. La phosphorescence de leur tête prouvait que ce n’étaient pas des créatures destinées à vivre au soleil. S’ils pouvaient survivre à la nuit… S’ils ne mouraient pas gelés… Si un autre banshee n’arrivait pas à sentir leur chaleur à travers la neige… Si le soleil brillait le lendemain, assez pour engourdir le grand oiseau… Si toutes ces conditions se réalisaient, alors, peut-être, parviendraient-ils à franchir le dernier obstacle. Sinon… Soudain, tous ces « si », projetés sur lui par la peur de Kennard, éveillèrent sa fureur. Par Dieu, il devait bien y avoir un moyen de passer ! Kennard semblait avoir renoncé ; étendu dans la neige, il se taisait, comme s’il attendait la mort. Mais ils n’étaient pas venus si loin pour mourir ici, devant le dernier obstacle. Par Dieu, il leur ferait franchir le col, même s’il - 159 -
devait pour cela creuser un tunnel dans la neige à mains nues jusqu’à l’autre côté… Le banshee avait disparu. Prudemment il leva un peu la tête. Puis, après réflexion, la couvrit de neige et la haussa hors de la congère, examinant rapidement le col. S’ils pouvaient ramper à travers la neige… Il secoua l’épaule de Kennard, vigoureusement. Celui-ci ne bougea pas. La dernière péripétie avait manifestement eu raison de son endurance. Il marmonna : — Exactement dans la même situation… qu’après notre évasion de chez Cyrillon… La fureur de Larry explosa. — Alors, après m’avoir traîné sur la moitié de la planète, et au moment où nous arrivons en vue de notre but, tu vas te coucher pour mourir ? — Les banshees… — Que ton Zandru emporte les banshees ! Nous passerons ou nous ne passerons pas, mais par Dieu, nous essaierons ! Vous autres Ténébrans – si fiers de votre courage quand il ne s’agit que de bravoure individuelle ! Tant qu’il s’agissait de faire le héros, tu étais aussi brave qu’on peut l’être, dit-il à Kennard d’un ton cinglant, intentionnellement, délibérément. Quand tu voulais me dominer ! Mais maintenant qu’il s’agit de travailler en équipe avec moi, tu baisses les bras et tu te couches pour mourir ! Valdir pense que son peuple est capable de grandes choses ! Laisse-moi rire ! Son propre fils n’est même pas capable de se taire pour écouter et participer ! Il faut absolument qu’il joue les héros, par Dieu, sinon il boude et se couche pour attendre la mort ! Kennard déglutit avec effort, les yeux flamboyants. Larry se prépara à un autre accès de rage télépathique, mais celui-ci fut réprimé avant de commencer et Kennard dit, serrant les dents : — Je te tuerai pour ça, un jour – mais pour le moment, tu vas voir si un Terrien peut commander un Ténébran dans son propre monde ! Essaye. — Voilà qui s’appelle parler, dit Larry, volontairement jovial pour piquer la dignité offensée de Kennard. Si nous devons mourir de toute façon, autant mourir en cherchant une issue ! - 160 -
Au diable la mort dans la dignité ! Si cette bête monstrueuse veut manger – nous lui vendrons chèrement son repas ! Kennard porta la main à sa dague et dit : — Nous nous battrons… Larry lui saisit le poignet. — Non ! Il détecte la chaleur et le mouvement ! Au diable, toi et ton héroïsme ! Du bon sens, voilà ce qu’il nous faut. Je sais que tu es brave, mais essaye de montrer aussi que tu as un peu de cervelle ! Kennard se pétrifia et dit entre ses dents : — D’accord. J’ai dit que je suivrais tes instructions. Alors, qu’est-ce que je fais ? Larry réfléchit à toute vitesse. Il avait sorti Kennard de son marasme, mais maintenant, il fallait lui proposer quelque chose. S’il voulait prendre la direction des opérations, il fallait trouver une directive – et vite ! Le banshee détectait la chaleur et le mouvement. Il devait donc s’apparenter au kyrri sur certains points, et la seule façon de le neutraliser, c’étaient le froid et l’immobilité. Mais ils pouvaient mourir de froid, et le banshee avait tout le temps devant lui. À moins que… Une idée fulgura dans son esprit. — Écoute ! Tu vas courir d’un côté, et moi, je courrai de l’autre… — Nous tirons donc la mort au sort ? J’accepte. Il en prendra un, et l’autre sera libre ? — Non, idiot ! Larry n’avait même pas pensé à ça. C’était un concept ténébran, honorable et noble, mais absolument superflu. — Nous serons libres tous les deux – ou nous mourrons ensemble. Mon idée, c’est d’affoler ce maudit animal. Je bouge. Il est attiré vers moi. Alors, je m’arrête, je m’enterre dans la neige, immobile comme une souche – et pendant qu’il essaye de retrouver ma trace, toi, tu te mets à courir. Dans une autre direction. Il s’élance dans cette nouvelle direction. Alors, tu t’immobilises, et je me remets à courir. À le faire courir comme ça de droite et de gauche, on pourra peut-être l’embrouiller assez pour traverser le col. - 161 -
Kennard le regarda, de plus en plus surexcité. — C’est que ça pourrait marcher ! — Alors, attention… prêt… Ne bouge plus ! Larry se leva d’un bond et se mit à courir. Il vit l’immense oiseau disgracieux se tourner vers lui, comme attiré par un tropisme, puis s’élancer à toute vitesse. Il cria pour avertir Kennard, plongea dans une congère, s’y enterra fébrilement et s’immobilisa, n’osant bouger un muscle et se risquant à peine à respirer. Il sentit plutôt qu’il ne vit le grand oiseau stopper net, se tourner lourdement de tous côtés, frémissant d’irritation. Comment sa proie était-elle arrivée là-bas ? Kennard fit une vingtaine de mètres vers le col, cria et s’enterra. Larry s’élança à son tour. Cette fois, il tenta d’aller trop loin ; il sentit dans son cou le souffle chaud de l’animal, tremblant d’excitation à la perspective de l’éventrer d’un coup de serre. Il tomba dans la neige, s’y enterra et ne bougea plus. L’animal affolé poussa son ululement de sirène qui emplit l’atmosphère de terreur, et Larry pensa : Oh, mon Dieu, faites que Kennard ne recommence pas à paniquer… Il leva prudemment la tête, vit Kennard s’enterrer et repartit. L’oiseau frémit, recula, et soudain, hurlant plus fort, se mit à tourner en rond, son énorme tête bringuebalant mollement de droite et de gauche. Le ululement du banshee fit place à des glapissements terrifiés, et le monstre s’abattit sur le dos, secoué de spasmes. Larry hurla à Kennard : — Viens ! Cours ! Il repensait à ses cours de psychologie. Les animaux, surtout les animaux excessivement stupides, confrontés à une situation très frustrante dont ils n’ont pas l’expérience, se désintègrent et craquent. Victime d’un choc nerveux, le banshee gémissait, effondré dans la neige. Ils coururent à toutes jambes, haletants et tremblants. Les nuages se levèrent, et le pâle soleil ténébran surgit soudain dans la lumière du matin. Larry se traîna, épuisé, jusqu’au sommet du col, où il se reposa, hors d’haleine, à côté de Kennard. - 162 -
Devant eux, un sentier serpentait sur la pente ; au loin s’étendait un paysage paisible de douces collines verdoyantes et boisées, de champs paisibles où s’élevait, çà et là, la fumée d’une maison. Affamés, fatigués, à bout de forces, ils contemplèrent cette vue en silence, rassasiant leurs yeux de la beauté et de la richesse du pays s’étendant à leurs pieds. Kennard tendit le bras. Très loin, presque hors de vue, la tour grise d’un château s’élevait dans la brume. — Le Château Hastur… Nous avons gagné ! — Pas encore, l’avertit Larry. Nous avons encore une longue route à faire. Et nous ferions bien de quitter les neiges éternelles tant que le soleil brille assez pour éloigner quelque sœur, cousine ou tante de notre grand ami ! — Tu as raison, dit Kennard, instantanément dégrisé. Ils attaquèrent la descente, sans avoir le courage de se demander qui avait tracé le sentier. Mais au moins, le soleil brillait, et, pour l’instant, ils étaient sains et saufs. Maintenant, Larry avait le temps de sentir sa fatigue. Son épaule déboîtée lui faisait souffrir le martyre. Il avait les pieds tour à tour froids et brûlants – il était sûr d’avoir des engelures – et il avait les doigts encore blancs et glacés d’avoir creusé la neige. Il les suça et se claqua les mains l’une contre l’autre, pour rétablir la circulation ; ce fut si douloureux qu’il eut du mal à retenir ses gémissements. Mais il ne se laissa pas distancer par Kennard. Il avait pris le commandement – et il n’avait pas l’intention d’y renoncer maintenant ! Sur ce versant, les pentes étaient très boisées, mais surtout plantées de conifères, de sorte qu’il n’y avait rien à manger. Plus bas, ils trouvèrent un unique pommier chargé de fruits ridés et détrempés par la dernière tempête, mais encore mangeables ; ils remplirent leurs poches de pommes et s’assirent côte à côte pour se restaurer. Larry pensa au jour, encore assez proche, où ils mangeaient ainsi, assis l’un près de l’autre, avant l’incendie de forêt. Il lui semblait avoir vécu bien des années et traversé bien des mondes – au propre et au figuré – depuis ce temps-là !
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Cependant, Kennard le regardait en fronçant les sourcils, et Larry dut faire un effort pour se rappeler les dures paroles échangées pendant le passage du col. — Maintenant que nous sommes hors de danger, dit Kennard, il est temps de se rappeler que tu m’as dit des choses impardonnables. Nous sommes bredin, mais je vais quand même te les renfoncer dans la gorge ! Oh, non ! Pas ça ! — Oublie-les ! dit Larry. J’essayais de nous sauver la vie. Je n’avais pas le temps de prendre des gants. Kennard est furieux parce que c’est moi qui ai sauvé nos deux vies et pas lui. Il veut régler la querelle selon les coutumes ténébranes – par un combat. Tout haut, il dit : — Je ne me battrai pas contre toi, Ken. Tu m’as sauvé la vie trop de fois. Je ne te frapperai pas plus que… que je ne frapperai mon propre père. Kennard le regarda, tremblant de rage. — Lâche ! Larry mordit dans sa pomme sure, feignant l’indifférence. — Les insultes ne m’atteindront pas. Vas-y, si ça peut te faire plaisir. Puis il ajouta gentiment : — D’ailleurs, qu’est-ce que ça prouverait, sinon que tu es plus fort que moi ? Et je n’en ai jamais douté, pas même un instant. Sans toi, nous serions encore là-bas. Et après avoir vécu tout cela ensemble, pourquoi tout terminer par un combat, comme si nous étions des ennemis, et non des amis ? Intentionnellement, il utilisa de nouveau le mot bredin. Il lui tendit la main. — Si je t’ai blessé par mes paroles, je te présente mes excuses. Toi aussi, tu m’as blessé une ou deux fois, alors, même selon vos propres critères, nous sommes à égalité. Serrons-nous la main et oublions tout ça. Kennard hésita, et, le cœur battant, Larry craignit un instant qu’il ne refuse ses avances, regrettant presque, en même temps, de ne pas être mort au passage du col. Ils étaient devenus très proches, comme si leurs deux esprits n’en faisaient qu’un – et
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c’était cette union même qui le faisait maintenant souffrir comme un coup de poignard. Puis, comme le soleil perce soudain les nuages, Kennard sourit. Tendant les deux mains, il serra celle de Larry dans les siennes. — Mange une autre pomme, dit-il simplement. Mais c’était assez pour Larry.
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LE
sentier descendait en pente raide, et la marche était difficile. Mais la descente fut plus facile que l’ascension, maintenant qu’ils avaient laissé derrière eux les banshees et que Larry s’habituait à l’alpinisme. Épuisé, à demi mort de faim, Larry ressentait un soulagement disproportionné à leur situation présente, car avant d’arriver en pays habité, ils avaient encore plusieurs jours de marche, dans une forêt inexplorée, presque sans ressources alimentaires. Ils avaient vu les champs du haut du col, mais ils en étaient encore loin. Et pourtant, l’optimisme montait en lui, de plus en plus puissant, comme une vague… Comme sa peur, avant leur capture par les Hommes des Arbres. Suis-je anormal ? Comment est-ce possible ? Je ne suis pas télépathe. Et la télépathie ne s’apprend pas. Et pourtant, l’espoir continuait à monter en lui, l’envahissait – comme une grande joie. Les bois lui semblaient plus verts, le ciel plus mauve, le soleil rouge plus brillant et triomphal. Était-ce seulement le soulagement d’avoir échappé au danger ? Ou… — Kennard, penses-tu que nous ayons des chances de rencontrer un groupe de chasseurs dans ces bois ? Kennard, qui connaissait la forêt, gloussa. — Qui aurait envie de venir chasser ici – et chasser quoi ? Aucun signe de gibier par ici, même si nous rencontrons plus loin des fruits ou des baies. Tu m’as l’air sacrément optimiste, ajouta-t-il, toujours boudeur. Il m’en veut parce que je lui ai tenu tête. Mais ça lui passera. - 166 -
Ils escaladèrent une éminence rocheuse et admirèrent la vallée verdoyante à leurs pieds, si belle qu’en proie à cette joie inexplicable, Larry, comme en transe, demeura en extase devant les arbres, le petit cours d’eau argenté qui coulait au fond. Des oiseaux chantaient. Et, dominant le chant des oiseaux et le clapotis de l’eau, ils entendirent un autre son – une voix claire qui chantait. La voix d’une créature humaine. Un instant plus tard, une haute silhouette apparut à travers les arbres, chantant dans une langue inconnue. Kennard, comme hypnotisé, murmura : — Un chieri ! Un humain ? La créature était effectivement de forme humaine, bien que très grande, et d’une minceur qui la faisait paraître fragile. Était-ce une femme ? Un homme ? La voix était aiguë et claire, comme celle d’une femme. L’apparition portait une longue robe en un tissu grisâtre, brillant comme de la soie. De longs cheveux blond pâle tombaient sur ses frêles épaules. La main levée était blanche et presque translucide au soleil, et le délicat visage triangulaire avait une beauté aérienne. Une multitude d’oiseaux chanteurs, dont les voix mélodieuses se mêlaient à celle du chieri, voletaient autour de la tête de la créature féerique. Soudain, le chieri leva les yeux et cria d’une voix claire : — Vous, là-bas, intrus malfaisants ! Allez-vous-en avant d’effrayer mes oiseaux, ou je vous jetterai un sort ! Kennard s’avança, levant les mains en un geste de soumission. Larry, se souvenant de l’attitude de son ami envers Lorill Hastur, trouva qu’il y avait là plus que du respect. C’était de la déférence, presque de l’humilité. — Enfant de grâce, dit-il d’une voix à peine audible, loin de nous la pensée de vous nuire, à toi et à tes oiseaux. Nous sommes perdus et sans ressources. Mon ami est blessé. Si tu ne peux pas nous accorder ton aide, épargne-nous du moins tes mauvais sorts. Le beau visage hermaphrodite, soudain éclairé par le soleil, s’adoucit. Levant les mains, le chieri rendit leur liberté aux
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oiseaux qui s’éloignèrent à tire-d’aile. Puis la créature leur fit signe et courut à leur rencontre sur la pente. — Vous êtes blessés ! Vous êtes écorchés et meurtris ; vous avez faim, vous venez de passer ce col terrible, hanté de créatures malfaisantes… ? — En effet, dit Kennard d’une voix mourante, et nous avons traversé tout le pays depuis le Château de Cyrillon des Trailles. — Qui êtes-vous ? — Je suis Comyn, dit Kennard, rassemblant toute sa dignité, des Sept Domaines. Et voici… ce garçon est mon ami et bredu. Donne-nous asile, ou du moins, ne nous fais pas de mal ! Le visage clair et mobile du chieri était plein de bonté. — Pardonnez-moi. Des créatures malfaisantes descendent parfois de ces hauts cols ; elles polluent mes étangs et effrayent mes oiseaux. Elles me craignent, heureusement – mais je ne les vois pas toujours. Vous, pourtant, dit le chieri en les considérant de ses yeux gris et perçants, vous ne nous voulez pas de mal. Sous ce regard, Larry restait immobile, fasciné. Kennard murmura : — Es-tu un puissant leronis ? — Je suis de la race des chieris. Cela t’éclaire-t-il, fils des Alton ? — Tu connais mon nom ? — Je connais ton nom, Kennard, fils de Valdir, et celui de ton ami. Pourtant, je n’ai aucun de vos pouvoirs de Comyn. Mais assez parlé, tu es épuisé et ton ami est blessé. Pourrez-vous monter un chemin abrupt ? Dans cette région, il faut que je me protège, termina-t-il, comme pour s’excuser. — Où il faut aller, j’irai, dit Larry, se redressant de toute sa taille. — Tu nous honores, enfant de la lumière. Béni soit le Seigneur de Carthon qui rencontra Kierestelli près des puits de Reuel. — Tiens, ce conte est encore connu, dit le chieri, dont le beau visage s’éclaira de joie. Mais nous aurons tout le temps de raconter contes et légendes plus tard, fils des Sept Domaines. Trêve de bavardages, venez.
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Le chieri se retourna et s’engagea dans un sentier très raide. La montée fut longue, et, bien avant le sommet, Larry transpirait d’épuisement, avec l’impression que son bras blessé allait se séparer de son épaule. À la fin, Kennard le soutenait, incapable de faire plus. Et ce fut le chieri qui, leur passant un bras autour de la taille, les soutint jusqu’au bout. Malgré son air frêle et presque désincarné, il était d’une force incroyable. Ils débouchèrent sur une aire plane enclose d’une haie d’arbustes, et, passant une porte en osier tressé, entrèrent dans la pièce la plus étrange qu’ils eussent vue de leur vie. Le sol était couvert d’herbe et de mousse, tièdes et élastiques sous les pieds, dans lesquelles chantaient des grillons. Le chieri se pencha, déchaussa ses sandales, et, sur un signe de lui, les deux garçons ôtèrent leurs bottes éculées et leurs chaussettes trempées. L’herbe tendre fut douce à leurs pieds meurtris. Les murs étaient d’osier tressé, tendus d’une mince étoffe, rugueuse mais non grossière, qui laissait passer la lumière tout en protégeant des regards. Sous le toit de chaume poussaient des lianes fleuries de grandes clochettes qui émettaient un parfum subtil. Il régnait une odeur douce et fraîche. Dans le fond, une porte ouverte menait à un jardin clos, au milieu duquel une fontaine clapotait dans un bassin de pierre, avant de se transformer en ruisseau. Un feu brûlait dans un petit brasero d’argile durcie, surmonté d’une crémaillère à laquelle pendait une marmite émettant une bonne odeur de nourriture. Les garçons en eurent les larmes aux yeux. Peu de meubles, à part un banc, un coffre ou deux, et, dans un coin de la pièce, un grand métier à tisser. Quand ils entrèrent, le chieri leva les mains et dit d’une voix claire : — Que l’heure vous soit propice, et qu’aucune peur ou danger ne vienne vous troubler dans ces murs. Cela fait, il se tourna vers Larry en disant : — Vous êtes blessé, vous souffrez, et vous fuyez des créatures malfaisantes. J’ai perçu vos esprits dans le col. Mais je ne vous en demanderai pas plus tant que vous n’aurez pas mangé et pris du repos. - 169 -
Il s’approcha du brasero, et Kennard, se laissant tomber sur l’herbe, demanda : — Qui es-tu, enfant de grâce ? — Vous pouvez m’appeler Narad-zinie, dit le chieri, c’est mon nom dans votre peuple. Mon véritable nom serait étrange pour vos oreilles, et beaucoup trop long. Il tira d’un coffre des tasses en argent, simplement mais joliment décorées et, y versant un liquide, il les présenta aux garçons. Larry goûta ; c’était un vin délicieux, mais très fort. Il hésita un instant, puis, la fatigue et la soif aidant, il vida sa tasse d’un trait. Presque immédiatement, son épuisement s’évanouit, et, ragaillardi, il regarda le chieri ôter la marmite du feu. — Le porridge est une pauvre nourriture pour des voyageurs épuisés, dit-il. Je vais ajouter des gâteaux. Plus de vin tant que vous n’aurez pas mangé ! En attendant… Il montra la fontaine, et Larry, soudain honteux de ses vêtements sales et déchirés, alla se laver, bientôt imité par Kennard. Quand Larry revint, quelque chose comme des crêpes cuisait sur une grille, au feu du brasero. Elles sentaient si bon que l’eau lui vint à la bouche. Le chieri leur servit leur repas sur des plateaux de bois joliment ouvragés : bols de porridge, assiettées de crêpes, bols de lait chaud, de miel, plus quelque chose qui avait le goût du fromage. Tout avait une saveur curieusement piquante, mais ils étaient trop affamés pour s’en soucier. Ils dévorèrent tout sans rien laisser, et le chieri leur apporta une seconde portion de crêpes et de miel. Enfin rassasiés, ils se redressèrent et examinèrent la pièce. Les premières paroles de Larry semblèrent curieusement hors de propos. — Les Hommes des Arbres évolueront peut-être vers un niveau de civilisation semblable, et non vers les catastrophes que tu crains, Kennard. Le chieri répondit pour Kennard. — Autrefois, les Hommes des Arbres appartenaient à notre lignée. Mais quand nous avons quitté les forêts et commencé à faire du feu, ils ont pris peur et nos voies se sont séparées. Ce sont nos petits frères, évoluant plus lentement que nous vers la
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sagesse. Mais peut-être le temps est-il venu, après ce qu’a fait cet enfant de deux mondes. Larry leva les yeux sur le beau visage étrange. — Comment sais-tu tout cela ? — Les pouvoirs Comyn sont des pouvoirs chieris, petit frère, dit-il, étirant son long corps sur l’herbe verte. Je suppose qu’un long récit vous ennuierait, je ne dirai donc que ceci, Kennard : les chieris vivaient sur Ténébreuse bien avant l’arrivée de vous autres Terriens, qui nous avez refoulés au plus profond des forêts. — Mais je ne suis pas Terrien, dit Kennard à la fois stupéfait et furieux. C’est Larry, le Terrien ! Le chieri sourit. — J’oubliais, dit-il, qu’une journée de notre temps représente toute une vie pour ton peuple. Vous êtes tous les deux des enfants de Terra. J’étais là, tout enfant, quand le premier vaisseau de Terra a atterri, perdu, avec des avaries irréparables. Ton peuple a été forcé de rester ici. Peu à peu, ils ont oublié leurs origines ; mais le nom qu’ils ont donné à ce monde – Ténébreuse – témoigne de leurs coutumes et de leur langue. Kennard et Larry, confortablement allongés, écoutaient, presque incrédules, l’étrange histoire du chieri. Le vaisseau terrien était l’un des premiers à s’élancer dans l’espace. L’équipage et les passagers, quelques centaines d’hommes et de femmes, s’étaient vus obligés de rester sur ce monde, et, après des douzaines de générations – qui ne représentaient qu’autant de journées pour le peuple des chieris –, ils avaient colonisé presque toute la planète. — Il y a aussi la légende dont tu as parlé tout à l’heure : celle du Seigneur de Carthon – membre de ton peuple, Kennard – qui rencontra une femme de notre peuple, Kierestelli. Elle l’aima et lui donna un fils, puis elle mourut, mais les sangs de nos deux races s’étaient mêlés. Ce fils, Hastur, aima une vierge de votre peuple, Cassilda, et d’eux naquirent sept fils, fondateurs des Sept Domaines dont vous êtes si fiers. Les mariages consanguins, destinés à renforcer ces nouveaux pouvoirs télépathiques, avaient abouti à la création de sept - 171 -
lignées pures de télépathes, ayant chacune son propre Domaine et son type particulier de laran, ou pouvoir psi. — Les Hastur. Les Aillard. Les Ridenow. Les Elhalyn. Les Alton – ton clan, jeune Kennard. Et les Aldaran. — Les Aldaran, dit Kennard avec une trace d’amertume, ont été exilés par les Comyn – et ils ont vendu notre monde aux Terriens ! Le beau visage du chieri prit une expression étrange. — Lorsque les Terriens sont revenus pour la deuxième fois, veux-tu dire, les Aldaran ont été tes premiers à accueillir à bras ouverts leurs frères depuis longtemps oubliés par leur peuple. Peut-être les Aldaran n’avaient-ils jamais oublié leur héritage terrien. Quant à toi, jeune fils de Terra et de Ténébreuse, dit-il à Larry, le visage empreint d’une grande bonté, tu es las et tu dois dormir. Pourtant, je sais très bien pourquoi vous avez hâte de rentrer chez vous. En ce moment, poursuivit-il, le visage soudain distant, Valdir Alton répond de ton destin devant ces nouveaux Terriens qui ont également oublié que les Ténébrans sont leurs frères. Comme d’ailleurs, tous les hommes sont frères, quoiqu’ils l’oublient trop souvent. Et parce que vous appartenez tous deux à mon peuple, je vous aiderai – tout en regrettant de ne pas parler plus longtemps avec vous. Car je suis vieux, et j’appartiens à une race déclinante. Nos femmes ne portent plus d’enfants, et le jour viendra bientôt où les chieris ne seront plus qu’un souvenir qui se perpétuera uniquement dans le sang de leurs conquérants. Il soupira. — Comme nos forêts étaient belles en ce temps-là. Pourtant, le temps et le changement affectent tous les hommes et tous les mondes, et vous avez raison de parler avec vénération de Kierestelli, et de donner le titre de bienheureuse à Cassilda qui, la première, a mêlé le sang de nos deux peuples, assurant ainsi la survie des chieris dans votre lignée, sinon dans votre souvenir. Mais je suis vieux. Je parle trop. Je ferais mieux d’agir. Il se leva. De ses étranges yeux gris – pareils à ceux de Lorill Hastur, réalisa Larry –, il les ensorcela tous les deux, et bientôt,
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ils ne virent plus rien que ces yeux. L’espace tourbillonna autour d’eux, chancela… Une vive lumière les éblouit. Une lumière jaune. Ils étaient debout, sur le sol étincelant d’une salle vitrée dominant l’astroport de Ténébreuse, et devant eux, se défiant du regard, se dressaient Valdir Alton, le Commandant Reade – et le père de Larry.
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ILS avaient dormi. Ils étaient bien reposés, bien nourris et
bien vêtus. Cette fois, c’était Kennard qui portait des vêtements prêtés par Larry, et devant Valdir Alton, le Commandant Reade et Wade Montray, ils terminaient le récit de leur aventure. Valdir dit enfin, le visage très grave : — J’ai entendu parler du peuple des chieris, mais je ne savais pas que certains d’entre eux survivaient, même dans les forêts les plus reculées. Et ce que vous me dites de notre commun héritage est étrange… et troublant, ajouta-t-il honnêtement, regardant Wade Montray dans les yeux, avec une confusion qui ne lui était pas habituelle. Pourtant, le vieux chieri n’a fait qu’énoncer une vérité que je connaissais déjà. Le temps et le changement affectent tous les mondes, même le nôtre. Et si nos fils ont pu traverser les montagnes en harmonie – et ni l’un ni l’autre n’aurait pu survivre seul, car chacun avait besoin des connaissances de l’autre – alors, peut-être nos deux mondes n’en font-ils qu’un. — Père, dit gravement Kennard, j’ai pris une décision sur le chemin du retour. Ne vous fâchez pas ; c’est quelque chose que je dois faire. Je le ferai dès maintenant avec votre consentement, ou sans votre consentement quand j’aurai atteint l’âge d’homme. Mais je vais aller sur Terra, pour apprendre tout ce qu’ils pourront m’enseigner dans leurs écoles. Et après moi, d’autres suivront. Valdir Alton, l’air profondément troublé, finit par acquiescer de la tête.
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— Tu es un homme, libre de ton choix, dit-il, et peut-être ton choix est-il sage. Seul le temps pourra nous le dire. Et toi, Larry ? ajouta-t-il, car Larry avait relevé la tête pour parler. — Je voudrais apprendre vos langues et votre histoire, Seigneur. Il est stupide de vivre ici sans les connaître – non seulement pour moi, mais pour tous les Terriens qui viendront. De nouveau, Valdir hocha gravement la tête. — Alors, tu les étudieras dans ma demeure, comme si tu étais mon fils. Toi et mon fils, vous êtes bredin ; notre maison est la tienne. — Et le jour viendra, dit Reade, où l’on fondera une école pour les fils de nos deux mondes, afin que chacun puisse étudier la civilisation de l’autre. Légèrement ironique, il considéra les deux garçons. — Je vous nomme tous les deux Consultants Spéciaux du Service de Liaison Terra-Ténébreuse. Hâtez-vous de terminer votre éducation interplanétaire, mes enfants. — Encore une chose, dit Valdir. Je crois que Terra peut nous apprendre à contrôler les incendies de forêt, et aussi les bandits et les banshees. Ensuite, nous utiliserons ces connaissances à notre façon. Regardant Wade Montray dans les yeux, il ajouta : — Pardonnez mon indiscrétion, mais je crois que vous devriez révéler à votre fils, sur-le-champ, pourquoi le chieri a pu dire qu’ils étaient tous les deux fils de son sang. Wade Montray, debout devant son fils, commença : — Tu es grand, maintenant. Tu es un homme. Puis il se passa la langue sur les lèvres, embarrassé. — Larry, tu es né sur Ténébreuse, reprit-il. D’une femme appartenant à la haute caste ténébrane des Aldaran, qui renonça pour moi à sa famille et revint avec moi sur Terra. Pendant des années, je n’ai pas voulu te ramener ici. Je ne voulais pas que tu sois écartelé entre deux mondes, comme je l’ai été. J’ai essayé de te tenir à l’écart de Ténébreuse, mais l’appel était trop puissant. Comme il avait été trop puissant pour moi, ajouta-t-il avec effort. Ainsi, tu seras écartelé entre deux mondes – comme je l’ai été…
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— Mais les Ténébrans ne sont pas une race étrangère, dit Larry avec sérénité, tendant la main à son père. Autrefois, ils étaient Terriens comme nous. Et les Ténébrans sont parents des Terriens, même ceux qui n’ont pas de sang chieri dans les veines. Cet appel, cette attirance, ne s’exerce pas entre deux mondes étrangers – mais entre des frères de sang, qui désirent se comprendre les uns les autres. Ce ne sera pas facile. Mais… c’est un commencement, termina-t-il en cherchant le regard de Kennard. Tourmenté d’inquiétude, Wade Montray hocha lentement la tête, et Valdir Alton fit une chose sans précédent pour un aristocrate ténébran. Maladroitement, car il n’avait pas l’habitude de ce geste, il tendit le bras vers Wade Montray, et les deux hommes se serrèrent la main, sous les yeux rayonnants du Commandant Reade. C’était, effectivement, un commencement. Des problèmes surgiraient – le changement apporte toujours des problèmes dans son sillage. Mais c’était un commencement, et, comme pour le don du feu aux Hommes des Arbres, les avantages seraient plus considérables que les risques. Le premier pas était fait. Larry et Kennard feraient le suivant. Et après eux, des milliers d’autres. Les mondes frères étaient réconciliés. FIN
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