Manières de penser dans l’Antiquité méditerranéenne et orientale
Supplements to the
Journal for the Study of Judaism Editor
Hindy Najman Department of Near and Middle Eastern Civilizations, University of Toronto Associate Editors
Florentino García Martínez Qumran Institute, University of Groningen
Benjamin G. Wright, III Department of Religion Studies, Lehigh University Advisory Board
j.j. collins – j. duhaime – a. hilhorst – p.w. van der horst a. klostergaard petersen – m.a. knibb j.t.a.g.m. van ruiten – j. sievers – g. stemberger e.j.c. tigchelaar – j. tromp VOLUME 134
Manières de penser dans l’Antiquité méditerranéenne et orientale Mélanges offerts à Francis Schmidt par ses élèves, ses collègues et ses amis
Edité par
Christophe Batsch et Mădălina Vârtejanu-Joubert
LEIDEN • BOSTON 2009
This book is printed on acid-free paper. Library of Congress Cataloging-in-Publication Data Manières de penser dans l’antiquité mediterranéenne et orientale : mélanges offerts à Francis Schmidt par ses élèves, ses collègues et ses amis / edité par Christophe Batsch et Madalina Vârtejanu-Joubert. p. cm. — (Supplements to the Journal for the study of Judaism, ISSN 00835889 ; v. 134) French and English. Includes bibliographical references and index. ISBN 978-90-04-17518-1 (hardback : alk. paper) 1. Judaism—History—To 70 A.D. 2. Jews—History—586 B.C.–70 A.D. 3. Qumran community. 4. Dead Sea scrolls. 5. Middle East—Religion. 6. Middle East—History—To 622. I. Schmidt, Francis. II. Batsch, Christophe. III. Vârtejanu-Joubert, Madalina. IV. Title. V. Series. BM170.M26 2009 296.0939’4—dc22 2009008776
ISSN 0083-5889 ISBN 978 90 04 17518 1 Copyright 2009 by Koninklijke Brill NV, Leiden, The Netherlands. Koninklijke Brill NV incorporates the imprints Brill, Hotei Publishing, IDC Publishers, Martinus Nijhoff Publishers and VSP. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, translated, stored in a retrieval system, or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without prior written permission from the publisher. Authorization to photocopy items for internal or personal use is granted by Koninklijke Brill NV provided that the appropriate fees are paid directly to The Copyright Clearance Center, 222 Rosewood Drive, Suite 910, Danvers, MA 01923, USA. Fees are subject to change. printed in the netherlands
TABLE DES MATIÈRES 1. Francis Schmidt, historien du judaïsme ancien ....................
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Historiographie 2. Théorie et méthode d’une « laïcisation » de l’Écriture: Les sources bibliques dans le De iure belli ac pacis de Grotius .................................................................................... Christophe Batsch 3. La mystique à Qumrân : Regards historiographiques et déconstruction de la notion ................................................... Mădălina Vârtejanu-Joubert
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Rationalité et sciences 4. L’herméneutique des devins mésopotamiens ........................ Jean-Jacques Glassner 5. פשרet פרש, Esséniens et Pharisiens : deux interprétations de l’Écriture ............................................................................ André Lemaire 6. On Righteous and Sinners : 4Q181 Reconsidered ............... Devorah Dimant
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7. Démétrius le Chronographe doit-il être regardé comme le père de l’historiographie qoumrânienne? ............................. Jean-Claude Dubs
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8. Comment peut-on écrire en syriaque? ou Des problèmes du scribe devant sa page blanche .......................................... Alain Desreumaux
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Lien social, rites et identités 9. Ethnicité et pérennité de l’Israël antique. Les stratégies identitaires consécutives à la disparition du royaume de Juda ......................................................................................... Alfred Marx
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table des matières
10. Purity of Lineage in Talmudic Babylonia .......................... Aharon Oppenheimer 11. The celebration of the Passover in Graeco-Roman Alexandria ............................................................................ Nicholas de Lange 12. Prolongements et subversion de la pensée du Temple dans le Nouveau Testament au miroir de l’action et de la prédication de Jésus dans l’Évangile selon Marc .................... Christian Grappe 13. Les pontifes romains et le parjure ...................................... John Scheid 14. « Un dieu est né . . . » à Stratonicée de Carie (I Stratonikeia 10) ................................................................... Nicole Belayche
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Mentalités 15. Entre construction liturgique et polémique anti-juive. La collection de bénédictions d’origine juive des Constitutions Apostoliques ......................................................... Pierluigi Lanfranchi 16. « La lumière dans mon cœur vient de Ses Mystères merveilleux ». De la Règle de la Communauté XI 5 à II Corinthiens 4,6 (Contribution à l’étude du sociolecte esséno-qoumrânien) ............................................................. Marc Philonenko 17. Oreste, un héros grec dans la religion romaine ................. Renée Koch Piettre
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18. Les marges du langage dans les contextes sacrés : φθόγγος, φθέγγομαι ............................................................. Sabina Crippa
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Index ...........................................................................................
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FRANCIS SCHMIDT, HISTORIEN DU JUDAÏSME ANCIEN Dans une existence précédente, Francis Schmidt a certainement vécu parmi les Messieurs de Port-Royal : soucieux que l’érudition soit aussi transmission du savoir, au sein de l’école des Petites-Maisons ; s’entretenant familièrement avec les frères Arnaud d’un point de philologie grecque dans Flavius Josèphe ; poursuivant une correspondance savante avec les esprits ouverts de la « République des lettres » de l’Europe classique. Bien d’autres figures se présentent spontanément, au jeu des correspondances historiques, mais celles des Messieurs de Port-Royal a conservé jusqu’aujourd’hui ces deux traits essentiels de l’érudition prise au sérieux et de la fidélité aux choix importants. Pour les gens de ma génération, ces deux traits ont pu paraître un temps contradictoires. L’engagement devait être nécessairement politique, immédiat et (de préférence) radical – la radicalité impliquant souvent la rupture avec toute la tradition des savoirs universitaires. Un détour par l’anecdote : récemment, au cours d’une de ces universités d’été qui s’épanouissent au soleil du Midi (il s’agissait en l’occurrence de l’un des « festins philosophiques et littéraires » de Lagrasse, dans l’Aude), un historien de mes amis présentait au public bienveillant, quelques conclusions de ses travaux sur l’historien italien du xvie s. Guichardin, si fameux et si important pour l’historiographie européenne, mais assez oublié aujourd’hui en dehors des cercles spécialisés. L’édition d’une telle œuvre exige forcément un vaste appareil d’érudition : on ne s’y lance pas sans de solides connaissances linguistiques, philologiques, historiques et philosophiques. Arriva le moment des questions. Un jeune homme souleva, approximativement en ces termes, cette question à la fois personnelle et essentielle : « Vous avez été, dit-il, à peu près au spécialiste de Guichardin, extrêmement engagé dans l’activité militante et politique des “années 1968”, au point de négliger alors vos études et votre carrière. Aujourd’hui vous consacrez la majeure partie de votre temps à des recherches très pointues sur une société disparue. Comment conciliez-vous deux postures si contradictoires ? » L’impertinente et si pertinente question ne reçut pas de réponse vraiment satisfaisante cet été-là. Les questions demeurées sans réponse sont souvent les plus intéressantes.
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C’est dans la fréquentation intellectuelle et amicale de Francis Schmidt, qui fut et demeure un maître et un introducteur dans le domaine des études juives anciennes, que cette non-réponse s’est peu à peu densifiée, élaborée et structurée pour moi. Dans les séminaires hebdomadaires de l’École Pratique des Hautes Études, on ne s’initiait pas seulement aux débats intellectuels en cours sur la Communauté de Qoumrân et les écrits de la mer Morte, dont la publication redémarrait alors sur un rythme soutenu, et dont chaque volume de la prestigieuse collection des Discoveries in the Judaean Desert d’Oxford était passionnément attendu et commenté. On y apprenait surtout à travailler et que la recherche historique est une exigence de rigueur jamais relâchée. L’enseignement et les publications de Francis Schmidt nous ont appris en outre le caractère essentiel et nécessaire des enjeux de cette recherche. Par exemple : peut-on imaginer rien de plus odieux que l’obligation faite à une femme ou à un homme de savoir, quels que soient l’époque et les lieux, de renoncer à ses idées propres sous la seule contrainte d’une autorité politique ou religieuse ? Je serais assez porté à croire, par maints exemples qu’il m’a donnés, que la vie entière de Francis Schmidt fut gouvernée par l’indignation toujours renouvelée que lui causait cet abus. On trouvera extraordinaire qu’un homme ait pu être porté à de plus grandes colères au sujet des manœuvres viles des jésuites du xviie s., qu’à celui des accommodements médiocres de collègues académiques contemporains, tirant avantage de sa constance à se tenir dans l’honnêteté ; pourtant cela fut. Cela tint non seulement à une curiosité toujours éveillée pour les grandes querelles des Anciens, en ce qu’elles préfiguraient, préparaient et nourrissaient les nôtres, mais encore à cette sensibilité, essentiellement politique, que j’ai dit, devant l’inacceptable d’une pensée asservie. Je dis « politique », c’est pour dire urbaine (urbs liberat), c’est-à-dire civique, c’est-à-dire civilisée. Ce n’est pas la politique de Blanqui, de Lénine ou du Che Guevara ; mais c’est celle de Pascal et de Flaubert. À chacun sa tâche. Je laisse à Mădălina Vârtejanu-Joubert le soin de préciser l’apport des travaux de Francis Schmidt à la recherche historique et à l’histoire du judaïsme ancien. Je n’ai voulu ici que lui exprimer la reconnaissance profonde de ses élèves pour les avoir entraînés à fréquenter ces chemins du savoir exigeant. Christophe Batsch
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« Ce que je recherchais, c’était de savoir ce que les hommes pensent. » Ces mots, cités de mémoire, résument la manière dont Francis Schmidt envisage son métier, sa démarche, ses objectifs d’historien. Ceux-ci se sont concrétisés dans une biographie et une bibliographie qui ont marqué de leur sceau l’historiographie du judaïsme du Second Temple. Les premières publications académiques de Francis Schmidt datent des années soixante-dix, ce qui correspond à la période où naquit, sur le plan historiographique, une vraie querelle des Anciens et des Modernes autour de la méthode : philologie ou anthropologie ? Si, dans le domaine des études classiques, l’anthropologie historique faisait école, notamment au sein du Centre Louis Gernet, l’orientalisme demeurait essentiellement le pré carré des philologues. La querelle est certes allée en s’estompant au fil des années ; néanmoins, le partage méthodologique, avec de rares exceptions, perdure. C’est dans ce contexte que Francis Schmidt a promu et incarné la réconciliation intellectuelle des deux approches. A preuve, je l’ai souvent entendu invoquer l’échange et la collaboration de William Robertson-Smith et de Julius Wellhausen, le premier adoptant les savoirs de l’anthropologie naissante, le deuxième s’appuyant sur l’analyse philologique. Ses premières recherches s’inscrivirent dans la lignée de la critique textuelle, portant notamment sur le Testament d’Abraham qui a fait, en 1971, l’objet de sa thèse et, ultérieurement, de plusieurs publications (v. bibliographie). La décennie suivante, marquée par sa nomination à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes comme professeur de judaïsme à l’époque hellénistique et romaine, Francis Schmidt développa surtout une réflexion d’ordre historiographique par laquelle il interrogeait l’histoire des sciences des religions et ses concepts fondateurs : l’opposition polythéisme/monothéisme ou canonique/apocryphe. Je ne mentionnerai ici que le dossier « The Inconceivable polytheism : Studies in Religious Historiography » préparé pour la revue History and Anthropology 3/1987, qui fut repris en version française dans L’impensable polythéisme (1988). Par la suite la contribution de Francis Schmidt à l’étude du judaïsme se développa selon trois axes ayant la double légitimité intellectuelle de l’anthropologie et de l’histoire des religions : l’espace, le rituel, le temps. C’est à la croisée de ces axes que se situe sa contribution historiographique majeure, laquelle consista à apporter une réponse à la question de savoir comment pouvait fonctionner le Temple dans une société sans Temple. Espace centralisé de la communication divine, seul lieu légitime du sacrifice dans le judaïsme, le Temple passa d’une
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présence physique à une présence mentale. Cette transformation et les modalités de fonctionnement de cette présence font l’objet de La pensée du Temple. Identité et lien social dans le judaïsme ancien, ouvrage paru en 1994, et qui fut traduit en portugais et en anglais. Le Temple donne lieu à une pensée apte à entretenir le lien social et, par là même, l’identité juive, à des époques où l’hellénisme est une tentation et où l’existence politique juive se dissout. Abordant le champ du rituel, Francis Schmidt a contribué à la mise en place de deux chantiers majeurs destinés à reconsidérer, l’un, la problématique du sacrifice définie par Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant (La cuisine du sacrifice en pays grec, 1979), l’autre, la problématique de la divination selon la typologie d’Auguste Bouché-Leclercq (Histoire de la divination dans l’antiquité, 4 vol., 1879–1882). Ces travaux ont donné lieu à deux importants volumes : La Cuisine et l’autel. Les Sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditerranée ancienne et Signes, rites et destin dans les sociétés de la Méditerranée ancienne. Le signe et la prédestination, le destin individuel et les périodes historiques sont les thèmes qui ont occupé l’attention de Francis Schmidt ces dernières années. Ce sont les manuscrits de Qumrân qui en ont fourni la matière : le 4QHoroscope, le 4QTirage aux sorts, les Prières pour les fêtes, etc. Israël est-il soumis aux astres ? L’individu est-il doté d’un libre arbitre ? L’histoire est-elle prédéterminée ? Toute une série d’articles est consacrée à ce questionnement : « Gôral versus Payîs : Casting Lots at Qumran and in the Rabbinic Tradition » (2008), « Le mazzal et le mérite, du Testament d’Abraham à Rabbi Aqiba » (2007), « “Recherche son thème de géniture dans le Mystère de ce qui doit être”. Astrologie et prédestination à Qoumrân » (2006), « Essai d’interprétation de 4QTirage au sort (4Q279) » (2005), « Ancient Jewish Astrology. An Attempt to Interpret 4QCryptic (4Q186) », etc. Francis Schmidt n’est pas seulement un esprit fondateur dans le domaine de la recherche ; il est aussi un maître, un architecte d’école. C’est grâce à lui que les recherches israéliennes sur le judaïsme hellénistique et sur les manuscrits de Qumrân ont commencé à pénétrer l’espace académique français. C’est également à lui qu’on doit la fondation du Séminaire Qumrân de Paris qui réunit chaque mois des spécialistes français et internationaux du domaine. Mais avant tout, Francis Schmidt est un vrai lecteur : les travaux d’étudiants et les articles qu’on lui soumet avant publication bénéficient d’une très grande attention de sa part, de critiques formulées avec tact et délicatesse, d’un soutien qui
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peut être enthousiaste et d’un encouragement sans condescendance. C’est en cela qu’il n’est pas seulement un grand savant mais un maître capable d’élever ses étudiants. Mădălina Vârtejanu-Joubert
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francis schmidt, historien du judaïsme ancien Bibliographie de Francis Schmidt
2008, « Comment meurent et renaissent les traditions rituelles », dans Herméneutique et bricolage : Territoires et frontières de la Tradition dans le judaïsme. Actes du colloque de Bucarest. 27–28 octobre 2006, (éd. par M. Vârtejanu-Joubert, Berne, Berlin : Peter Lang), 65–78. 2008, « Gôral versus Payîs : Casting Lots at Qumran and in the Rabbinic Tradition », dans Defining Identities : We, You, and the Other in the Dead Sea Scrolls. Proceedings of the Fifth Meeting of the IOQS in Groningen, (éds. F. García Martínez et M. Popovic, Leyde : Brill), 175–185. 2007, « Le mazzal et le mérite, du Testament d’Abraham à Rabbi Aqiba », dans Megillot 5–6, A Festschrift for Devorah Dimant, (éds. M. Bar-Asher et E. Tov, Haïfa, Jérusalem), *101– *118. 2006, « Figures du Roi et du grand prêtre dans la Bible et le judaïsme ancien », Les Cahiers du Judaïsme 20, 81–93. 2006, « “Recherche son thème de géniture dans le Mystère de ce qui doit être”. Astrologie et prédestination à Qoumrân », dans Qoumrân et le judaïsme du tournant de notre ère. Actes de la Table ronde, Collège de France, 16 novembre 2004, (éds. A. Lemaire et S. Mimouni, Paris : Collection de la Revue des Etudes juives), 51–62. 2006, « Le Calendrier liturgique des Prières Quotidiennes (4Q503). En Annexe : L’apport du verso (4Q512) à l’édition de 4Q503 », dans Le Temps et les Temps dans les littératures juives et chrétiennes au tournant de notre ère, (éds. Ch. Grappe et J.-C. Ingelaere, Leyde, Boston : Brill, Supplements to the Journal for the Study of Judaism 112), 55–87. 2005, « Essai d’interprétation de 4QTirage au sort (4Q279) », dans For Uriel. Studies in the History of Israel in Antiquity Presented to Professor Uriel Rappaport, (éds. M. Mor et al., Jérusalem, The Zalman Shazar Center for Jewish History), 189–204. 2005, « Présentation » de La Cuisine et l’autel. Les Sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, (éds. S. Georgoudi, R. Koch-Piettre et F. Schmidt, Turnhout : Brepols), v–xvii. 2005, « L’espace sacrificiel dans le judaïsme du second Temple », dans La Cuisine et l’autel. Les Sacrifices en questions dans les sociétés de la Médi-
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terranée ancienne, (éds. S. Georgoudi, R. Koch-Piettre et F. Schmidt, Turnhout : Brepols), 177–196. 2004, « Viandes sacrificielles et organisation de l’espace dans le judaïsme du second Temple », dans Food and Identity in the Ancient World, (éds. C. Grottanelli et L. Milano, Padoue : History of the Ancient Near East/Studies – Vol. IX, S.A.R.G.O.N.), 15–47. 2001, How the Temple Thinks. Identity and Social Cohesion in Ancient Judaism, Translated by J. Edward Crowley, Sheffield : Academic Press (The Biblical Seminar, 78), (traduit du français 1994, La Pensée du Temple). 2000, « Élection et tirage au sort (1QS VI, 13–23 et Ac 1, 15–26) », Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses 80, 105–117. 2000, « L’Évangile selon Saint Gustave, ou la construction de l’Orient dans l’Hérodias de Flaubert », dans L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines (éds. M. A. Amir-Moezzi et J. Scheid, Turnout : Brepols), 71–86. 1999, « Présentation » de Jean-Claude Picard, Le Continent apocryphe : essai sur les littératures apocryphes juive et chrétienne, Turnhout : Brepols (Instrumenta patristica XXXVI), xi–xxxiii, (en collaboration avec Clarisse Herrenschmidt). 1998, « Destin et providence chez Flavius Josèphe », dans Pierre VidalNaquet, un historien dans la cité, (éds. F. Hartog, P. Schmitt et A. Schnapp, Paris : La Découverte), 169–190. 1998, « Ancient Jewish Astrology. An Attempt to Interpret 4QCryptic (4Q186) », dans Biblical Perspectives : Early Use and Interpretation of the Bible in Light of the Dead Sea Scrolls. Proceedings of the First International Symposium of the Orion Center for the Study of the Dead Sea Scrolls and Associated Literature, 12–14 May, 1996, (éds. M. E. Stone et E. G. Chazon, Leyde : Brill), 189–205. 1998, O Pensamento do Templo. De Jerusalém a Qumran. Identidade e laço social no Judaismo antigo, tradução : Paulo Meneses, São Paulo : Edições Loyola, (traduit du français 1994, La Pensée du Temple). 1997, « Astrologie juive ancienne. Essai d’interprétation de 4QCryptique (4Q186) », Revue de Qumrân 69, 18/1, 125–141.
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1997, « Les modèles du Temple à Qoumrân », dans Qoumrân et les manuscrits de la mer Morte. Un cinquantenaire, (éd. E.-M. Laperrousaz, Paris : Le Cerf ), 345–366. 1997, « Le Rouleau du Temple entre deux hypothèses », Le Monde de la Bible 107, 67–68. 1997, « Astrologie et prédestination à Qoumrân », Qadmoniot 30/2, 115– 118 (en hébreu). 1996, « Présentation » du dossier « L’Étranger, le Temple et la Loi », publié sous la direction de F. Schmidt, Annales. Histoire, Sciences Sociales 51/5, 939–953. 1994, La Pensée du Temple. De Jérusalem à Qoumrân. Identité et lien social dans le Judaïsme ancien, Paris : Le Seuil. 1994, « Between Jews and Greeks : The Indian Model », dans Between Jerusalem and Benares. Comparative Studies in Judaism and Hinduism, (éd. H. Goodman, New York : State University of New York Press), 41–53. 1994, « Des inepties tolérables. La raison des rites de John Spencer (1685) à Robertson Smith (1889) », Archives de Sciences Sociales des Religions 85 (« Oubli et remémoration des rites. Histoire d’une répugnance », dossier réuni par J. Scheid et F. Schmidt), 121–136. 1993, « Tollerabili inezie. La ragione dei riti da John Spencer (1685) a William Robertson Smith (1889) », Studi settecenteschi 13, 347–365. 1992, « La coupure 70/135 ou la fin de la période du second Temple dans les Histoires universelles du judaïsme au xviiie et xixe siècles », dans La République des Lettres et l’histoire du judaïsme antique, XVI e–XVIII e siècles, (éds. Ch. Grell et F. Laplanche, Paris : Presses de Paris-Sorbonne), 185–201. 1990, « Jewish Representations of the Inhabited Earth during the Hellenistic and Roman Periods », dans Greece and Rome in Eretz Israel, (éds. A. Kasher, U. Rappaport et G. Fuks, Jérusalem : Yad Izhak Ben-Zvi, The Israel Exploration Society), 119–134. 1990, « John Toland, critique déiste de la littérature apocryphe », dans La fable apocryphe I, (éds. P. Geoltrain, J.-C. Picard et A. Desreumaux, Turnhout : Brepols), 119–145.
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1988, « Entre Juifs et Grecs : le modèle indien », Purusartha 11 (« L’Inde et l’imaginaire », dossier réuni par C. Weinberger-Thomas), 33–47. 1988, « Présentation » de L’impensable polythéisme. Études d’historiographie religieuse, (éd. F. Schmidt, Paris : Éditions des archives contemporaines, « Ordres sociaux »), 1–10. 1988, « Les Polythéismes : dégénérescence ou progrès », dans de L’impensable polythéisme. Études d’historiographie religieuse, (éd. F. Schmidt, Paris : Éditions des archives contemporaines, « Ordres sociaux »), 11–91. 1988, « Naissance d’une géographie juive », dans Moïse géographe. Recherches sur les représentations juives et chrétiennes de l’espace, (éds. A. Desreumaux et F. Schmidt, Paris : Vrin, Publications du Centre d’analyse pour l’histoire du judaïsme hellénistique et des origines chrétiennes), 13–30. 1988, « Arzareth en Amérique : l’autorité du Quatrième Livre d’Esdras dans la discussion sur la parenté des Juifs et des Indiens d’Amérique (1530–1729) », dans Moïse géographe. Recherches sur les représentations juives et chrétiennes de l’espace, (éds. A. Desreumaux et F. Schmidt, Paris : Vrin, Publications du Centre d’analyse pour l’histoire du judaïsme hellénistique et des origines chrétiennes), 155–201. 1987, « Foreword », History and Anthropology 3, (« The Inconceivable Polytheism. Studies in Religious Historiography », dossier réuni par F. Schmidt), 1–8. 1987, « Polytheisms : Degeneration or Progress ? », History and Anthropology 3, (« The Inconceivable Polytheism. Studies in Religious Historiography », dossier réuni par F. Schmidt), 9–60. 1987, « Le Testament d’Abraham », dans Écrits intertestamentaires I, (éds. A. Dupont-Sommer et M. Philonenko, Paris : Gallimard, La Pléiade), 1649–1690. 1987, « Chronologies et périodisations chez Flavius Josèphe et dans l’Apocalyptique juive », dans Aspetti della Storiografia Ebraica, (Rome : Carucci editore, Associazione Italiana per lo Studio del Giudaismo, Testi e Studi 4), 123–138. 1986, Le Testament grec d’Abraham. Introduction, édition critique des deux recensions grecques, traduction, Tubingue : Mohr Siebeck (Texte und Studien zum Antiken Judentum 11).
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1985, « Naissance des Polythéismes (1624–1757) », Archives de Sciences sociales des Religions 59/1, 77–90. 1985, « L’autorité du Quatrième Livre d’Esdras dans la discussion sur la parenté des Juifs et des Indiens d’Amérique (1540–1661) », dans La Littérature intertestamentaire. Colloque de Strasbourg [17–19 octobre 1983], (éds. A. Caquot et M. Philonenko, Paris : PUF), 203–220. 1984, « L’Écriture falsifiée. Face à l’inerrance biblique : l’apocryphe et la faute », Le Temps de la Réflexion 5, 147–165. 1982, « Recherches sur le visionnaire comme extatique et comme scribe », Annuaire de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Ve Section – Sciences religieuses 90, 321–327. 1982, « “Traqué comme un loup.” A propos du débat actuel sur l’Apocalyptique juive », Archives de Sciences sociales des Religions 53/1, 5–21. 1982, « Hésiode et l’Apocalyptique : acculturation et résistance juive à l’hellénisme », Quaderni di Storia 8, 15, 163–179. 1978, « Le Pouvoir à table. Essai d’histoire des idéologies à propos de Marc 10, 35–45 », Supplément au Bulletin du Centre protestant d’études et de documentation, avril 1978, i–viii. 1976, « The Two Recensions of the Testament of Abraham : in which Direction did the Transformation Take Place ? », dans Studies on the Testament of Abraham, (éd. G. W. E. Nickelsburg, Missoula : Scholars Press, Septuagint and Cognate Studies 6), 65–83. 1975, « Baruch et Lettre de Jérémie. Introduction et traduction annotée », dans Traduction Œcuménique de la Bible, Ancien Testament, (Paris : Editions du Cerf, Les Bergers et les Mages), 2217–2239, (en collaboration avec Claude de Boschère). 1974, « Le Monde à l’image du bouclier d’Achille : sur la naissance et l’incorruptibilité du monde dans le Testament d’Abraham », Bulletin de la Société Ernest-Renan 22, 14–18 et Revue de l’Histoire des Religions 185, 122–126. 1971, Francis Schmidt, « Le Testament d’Abraham : introduction, édition de la recension courte, traduction et notes », Thèse Strasbourg.
Historiographie
THÉORIE ET MÉTHODE D’UNE « LAÏCISATION » DE L’ÉCRITURE : LES SOURCES BIBLIQUES DANS LE DE IURE BELLI AC PACIS DE GROTIUS Christophe Batsch Université Lille 3, Centre Gustave Glotz Hugo de Groot (dit Grotius) fut théologien, exégète, juriste et homme politique dans les Pays-Bas et l’Europe de la fin du xvie et du début du xviie siècle. De son temps, il fut surtout apprécié comme un érudit, un humaniste chrétien et un homme d’État.1 Aujourd’hui il est d’abord reconnu comme l’auteur du De iure belli ac pacis, le texte fondateur du droit international moderne.2 À sa naissance, les Pays-Bas s’étaient rendus indépendants depuis deux ans à peine, après une longue insurrection contre la souveraineté espagnole. La France continuait à être ravagée par les guerres de religion et les difficultés de la succession de Henri III. Lors de sa mort (en 1645, à soixante-deux ans) la guerre de Trente Ans avait pris la suite des guerres de religion et dévastait tout l’ancien empire germanique ; elle ne prit fin que trois ans plus tard avec la signature des traités de Westphalie. La vie de Grotius se déroule donc dans le contexte historique de guerres interminables, particulièrement brutales et sanglantes, déchirant toute
1 F. Laplanche le présente comme l’apologiste chrétien le plus lu en Europe au XVIIe siècle, F. Laplanche, L’Écriture, le sacré et l’Histoire. Érudits et politiques protestants devant la Bible en France au XVIIe siècle, Amsterdam, Maarssen : APA – Holland Univ. Press, 1986. Il fut le Pensionnaire de Rotterdam et un membre important des États-Généraux des Pays-Bas ; par la suite il devint, durant près de dix ans, l’ambassadeur de la Suède protestante auprès de la France de Richelieu. 2 D’abord publié à Paris en 1625 puis, dans une édition révisée, à Amsterdam en 1646. Le texte latin a été édité par B. J. A. de Kanter et T. Van Hettinga éd., Hugonis Grotii De iure belli ac pacis libri tres in quibus ius naturae et gentium item iuris publici praecipua explicantur (1939), Aalen : Scientia Verlag, 19932. Traduction française publiée par D. Alland et S. Goyard-Fabre éd., Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, traduit par P. Pradier-Fodéré (1867), Paris : PUF, 1999. Sur la place de Grotius dans l’histoire du droit, voir inter al. : H. Bull, B. Kingsbury et A. Roberts éd., Hugo Grotius and International Relations, Oxford : Clarendon, 1992 ; A. Dufour, P. Haggenmacher et J. Toman éd., Grotius et l’ordre juridique international : travaux du Colloque Hugo Grotius, Genève, 10–11 novembre 1983, Lausanne : Payot, 1985 ; P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la guerre juste, Paris : PUF, 1983.
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l’Europe, ainsi que dans celui de l’émergence des États-nations et de la théorisation du pouvoir absolu.3 La rédaction du De iure doit être resituée dans ce contexte. Grotius le rédige en latin, langue internationale, entre 1623 et 1625, à Paris où il s’est réfugié à la suite de conflits politiques dans lesquels il s’était impliqué aux Pays-Bas. Le traité est divisé en trois livres. Dans le premier, Grotius établit les principes généraux de la guerre. Il définit les deux termes de son étude, le droit et la guerre. Il établit, contra le pacifisme chrétien d’Erasme, que la guerre peut être légitime et licite. Il examine enfin qui est exclusivement fondé à faire la guerre : les puissances publiques et souveraines. Dans le deuxième livre, il recense tous les motifs de faire la guerre : les plus fréquents découlent du principe de la défense légitime de sa vie et de ses biens. Grotius définit donc longuement la nature juridique des diverses formes de possession. Il développe ensuite l’importance et la portée des engagements internationaux – dont la rupture peut légitimer la guerre. Puis il envisage une série d’autres raisons, bonnes ou mauvaises, de faire la guerre. Ce deuxième livre se clôt sur une série de réflexions sur l’opportunité des guerres. Le troisième livre est entièrement consacré au ius in bello, c’est-à-dire à tout ce qui peut être autorisé ou doit être interdit au cours des guerres. Chose précieuse pour nous, le De iure est précédé de Prolegomena, regroupant soixante-et-un paragraphes assez courts dans lesquels Grotius précise sa méthode et les fondements théoriques de celle-ci. Ce sont ces « prolégomènes » qui retiendront surtout notre attention. Pour comprendre l’importance historique de la rupture intellectuelle opérée par le De iure, il faut mesurer l’écart entre les catégories qui nous permettent aujourd’hui de penser la guerre, et les paradigmes pertinents dans l’Antiquité païenne, puis dans l’Europe chrétienne. Dans l’Antiquité, que ce soit en Israël, en Perse, en Grèce, à Rome ou ailleurs, la guerre est une institution entièrement pensée dans le cadre de la religion et du sacré.4 Dans ce premier paradigme, partagé par les différentes sociétés de l’Antiquité, la guerre apparaît indissociable des pratiques rituelles et du rapport aux dieux ; la guerre fait partie de
La République de Jean Bodin est publiée en 1576. « Jusqu’à la tactique y est affaire religieuse », souligne G. Bouthoul, Traité de Polémologie, p. 36. 3 4
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la sphère et de l’activité religieuse. Ce modèle se prolonge assez tard, puisqu’il peut s’appliquer encore aux premières croisades. Apparaît ensuite un deuxième paradigme de la guerre, élaboré dans l’Europe chrétienne du Moyen-Âge. Cette représentation fut d’abord forgée par les juristes du Droit canon, puis reprise par les théologiens scolastiques, de Thomas d’Aquin à Francisco de Vitoria. Elle est fondée sur le concept de « guerre juste », bellum iustum, repris des œuvres d’Augustin et du droit romain mais profondément remanié et transformé. La « guerre juste » est une guerre essentiellement chrétienne : elle est celle que le croyant doit mener, parce qu’il la fait avec de bonnes intentions, par obéissance au prince et pour lutter contre une injustice. Avec la publication du De iure, Grotius jette les bases d’un troisième paradigme de la guerre, celui encore aujourd’hui universellement admis, de l’inscription de la guerre dans le cadre du droit international. Cette innovation radicale s’inscrit dans une période où s’accomplissait en Europe la grande « séparation [des] champ[s] et des modes opératoires de la philosophie et de la théologie ».5 Plus précisément la rupture opérée par Grotius, dans son traité, a consisté à briser le lien ancien et consubstantiel, depuis l’Antiquité, entre droit naturel et religion (et/ou divinité) ; et de la sorte à rendre possible l’universalité d’un droit international. Cette distanciation par rapport à toute forme particulière de religion était nécessaire à son objet, dans une Europe durablement déchirée par des guerres de religion. Aussi Mark Janis observe-t-il judicieusement que « Grotius had to write ouside a single Christian denomination because he sought to fashion a law of nations that could appeal to and bind Catholic, various Protestants and even non-Christian alike. »6 Le droit international qui se fondait là, a de fait largement dépassé par la suite le cadre européen de ses origines. L’universalité de ses principes s’est trouvée démontrée par son application à toutes sortes de situations et de circonstances historiques
5 J. Lagrée, La Raison ardente. Religion naturelle et raison au XVIIème siècle, Paris : Vrin, 1991. 6 M. W. Janis, « Religion and the Literature of International Law: Some Standard Texts », dans The Influence of Religion on the Development of International Law (éd. M. W. Janis, Dordrecht: Nijhoff, 1991), 61–84. Les « non-Christian » mentionnés ici renvoient à la Turquie musulmane, alors à la fois frontière, partenaire et menace pour l’Europe : la prise de Chypre et la bataille de Lépante datent de 1571.
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que l’élargissement du monde a suscité jusqu’à nos jours.7 Les exemples invoqués par Grotius relevaient de la culture particulière qui était la sienne ; mais l’universalité du raisonnement et des principes demeure recevable dans toutes les cultures – jusqu’à aujourd’hui. Classiquement, pour caractériser la « révolution galiléenne »8 opérée par Grotius dans le champ du droit, on met en avant la proposition radicale dans laquelle il affirme la validité et la permanence du « droit de nature » ius naturae, « même si nous avancions (. . .) que Dieu n’existe pas » etiamsi daremus (. . .) non esse Deum (prolégomène 11). Ce passage exprime de la façon la plus claire le changement de paradigme opéré par Grotius. Mais on se situe là encore au niveau des principes et de la théorie. Restait à mettre en pratique la révolution annoncée et à montrer, en l’accomplissant, qu’elle était possible. C’est dans cette mise en œuvre du programme annoncé que se jouait l’efficacité historique et réelle de la théorie juridique. Le premier élément de la méthode exposée par Grotius consiste à postuler l’existence d’un droit universel, dans la suite du « droit naturel » (ius naturale) de l’Antiquité, mais fondé désormais sur la raison, ou plus exactement sur le iudicium humain. Ce iudicium désigne une capacité rationnelle et spécifiquement humaine que l’on peut comprendre comme le discernement, la capacité de distinguer, moins entre les catégories abstraites du Bien et du Mal qu’entre ce qui est bon et ce qui est mauvais pour nous (prolégomène 9). Puisque en effet l’homme possède en plus des autres êtres vivants, non seulement le sens social dont nous avons parlé, mais la faculté de juger pour distinguer les choses qui sont favorables de celles qui sont nuisibles.9
« The law of nature in JBP (i.e. le De iure) is theoretically independant of the Christian God, and to that extent goes beyond Christian ‘universality’. » Y. Onuma, « Appendix: Eurocentrism », dans A Normative Approach to War. Peace, War, and Justice in Hugo Grotius (éd. Y. Onuma, Oxford : Clarendon, 1993). 8 Selon les termes de F. Laplanche : « C’est ici [i.e. dans le De iure] que s’effectue la “révolution galiléenne” dans le droit, puisque les canonistes sont privés de toute tutelle sur la société civile. », F. Laplanche, L’Écriture, 702. 9 Quia enim homo supra caeteras animantes non tantum vim obtinet socialem de qua diximus, sed et iudicium ad aestimanda quae delectant aut nocent. (Sauf indication contraire, c’est moi qui traduis). 7
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De là découlent : a) La proposition théorique du prolégomène 11 sur l’absence de Dieu (ci-dessus). b) La capacité de la raison humaine à fonder des principes universels. c) Enfin et surtout, du point de vue de la méthode, la nécessaire recherche pragmatique du plus grand nombre d’exemples de comportements identiques, en des temps et des lieux différents (prolégomène 40). « Parce que là où beaucoup affirment pour vraie une même chose, en des lieux et en des temps différents, on doit la rattacher à une cause universelle ».10 D’où l’importance et l’abondance des citations dans son ouvrage, déjà évidentes dans l’édition de 1625 (Paris) puis encore développées dans celle de 1646 (Amsterdam – et d’ailleurs assez conformes aux usages de son temps. Grotius a les moyens d’entreprendre cette enquête parce qu’il a accès, par sa formation et par son érudition, à la totalité des sources historiques de l’humanité européenne, disponibles à son époque. Ce corpus est vérifié et validé en permanence par l’existence transnationale de la « république des lettres ». Aussi est-il essentiel pour lui de citer ses sources, afin de rendre possible qu’elles puissent être contrôlées, contestées ou complétées (prolégomène 39) : « Nous avons indiqué les sources d’appréciations où il serait facile de puiser des décisions, même dans le cas où quelque détail aurait été omis par nous. »11 L’usage fait par Grotius de ses sources classiques grecques et latines, a fait l’objet d’une assez abondante littérature historique et juridique.12 En revanche son usage des sources bibliques et juives est demeuré
Quod ubi multi diversis temporibus ac locis idem pro certo affirmant, id ad causam universalem referri debeat. Cette collecte des pratiques universelles, au fondement de la méthode de Grotius, lui sera reprochée par Rousseau comme une forme de soumission à l’ordre établi : « Sa plus constante manière de raisonner est d’établir toujours le droit par le fait. On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non pas plus favorable aux Tyrans. » J.-J. Rousseau, Du contrat social, livre I, chapitre 2. Analyse contestée par F. Laplanche, pour qui, « en réalité, Grotius réintroduit l’instance morale », F. Laplanche, L’Écriture. 11 Traduction de P. Pradier-Fodéré, Paris, 1867. 12 Voir inter al. D. J. Bederman, « Reception of the Classical Tradition in International Law: Grotius’ De Jure Belli Ac Pacis », Emory International Law Review 10.1, 1996. 10
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assez largement ignoré.13 C’est d’autant plus dommage qu’on est là, avec le recours à la Bible hébraïque, au cœur même de la machinerie intellectuelle qui visait à dégager une représentation et un droit de la guerre de toute influence religieuse particulière. La logique paradoxale de cette opération a en effet consisté à s’appuyer sur le livre sacré de sa propre culture, afin d’en séparer un certain nombre de principes de toute référence au sacré. Blandine Barret-Kriegel a décrit l’opération en ces termes : « La juridification du politique n’a été possible en Occident que par l’influence qu’y a joué l’Ancien Testament comme loi, et non comme foi. »14 Concernant ses sources, Grotius les a lui-même classées selon une typologie qu’il expose dans les prolégomène 40 à 55 : – Les auteurs grecs et romains. – La Bible hébraïque (prolégomène 48) et les auteurs juifs anciens (prolégomène 49). – Le Nouveau Testament (prolégomène 50) – mais réservé à l’usage des chrétiens.15 – Les théologiens chrétiens. – Les juristes byzantins (prolégomène 53) et modernes.16 Cette typologie appelle deux remarques : D’une part Grotius n’y présente pas les auteurs chrétiens, y compris les plus prestigieux (Thomas d’Aquin et al.), comme des interprètes autorisés de la Bible, ni comme des autorités morales et religieuses 13 La question des sources bibliques du De iure n’a plus été abordée depuis l’article publié en 1925 par I. Husik, « The Law of Nature, Hugo Grotius and the Bible », Hebrew Union College Annual 2, 1925, 381–417. L’auteur y suivait le fil des chapitres du De iure sans autre problématique et juxtaposait, pratiquement sans commentaire, des extraits du traité et les passages de la Bible auxquels ils font référence. L’article un peu plus récent de S. Rosenne s’attache surtout à des éléments de la biographie de Grotius, comme sa fréquentation de Manasseh ben Israël : S. Rosenne, « The Influence of Judaism on the Development of International Law » (1958), dans An International Law Miscellany (éd. S. Rosenne, Dordrecht, Nijhoff, 1993), 509–547. 14 B. Barret-Kriegel, L’État et les esclaves. Réflexions pour l’histoire des États, Paris : Calmann-Lévy, 1979, 247–248. Voir aussi, ibid. : « En l’absence de modèle juridique, l’emprunt fait aux Écritures est soigneusement calculé pour que, toutes taxes institutionnelles déduites, la morale soit seule importée – et mieux, pour que cette morale soit précisément celle de la loi. » 15 « Je l’ai distingué du droit de la nature, ayant la certitude qu’une loi si sainte nous impose une pureté supérieure à celle que le droit naturel, réduit à lui-même, exige de nous. » Traduction de P. Pradier-Fodéré, Paris, 1867. 16 Dont Jean Bodin et Alberico Gentili, nommément cités (prolégomène 55).
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particulière, mais comme des sources historiques et juridiques, situés sur le même plan que les auteurs païens. D’autre part et c’est le plus important, s’agissant de la Bible : son statut de livre sacré, jouissant d’une autorité universelle dans tous les domaines (ce que l’on nommait « l’inerrance » du texte biblique17), est ici implicitement mais vigoureusement remis en cause. D’abord parce que l’Écriture est mise sur le même plan que toutes les autres sources du savoir humain. Ensuite parce qu’elle est rapprochée des différents commentaires et paraphrases juifs (Philon, Josèphe et le Talmud), destinés à en faciliter la compréhension historique (prolégomène 49). La Bible accède donc ici au statut de source historique, en perdant celui de texte sacré littéral. Mais l’Écriture demeure pourtant une source un peu spéciale. Ceci apparaît dans la façon dont Grotius pose les principes méthodologiques d’un usage particulier de cette source particulière. L’exposé en figure dans le très important prolégomène 48. Premier point : le texte de la Bible reste d’inspiration divine : « Les livres que des hommes inspirés par Dieu ont soit écrits, soit approuvés, je recours souvent à leur autorité. »18 Grotius pose ensuite le principe de toujours distinguer, dans le texte biblique, entre ce qui relève du droit (naturel) de ce qui relève de la « libre volonté divine ». Seul ce travail méthodologique lui permettra d’utiliser la Bible comme une source historique pertinente pour son traité. Grotius pose le problème dans les termes d’une polémique contre ceux qui font coïncider absolument la volonté divine et la loi naturelle (prolégomène 48) : « Cette Loi ancienne, certains assurent qu’elle constitue le droit naturel lui-même: indiscutablement une idée fausse. »19 Il retourne dialectiquement cette « idée fausse » en montrant que, dans la mesure où le droit se conforme à la volonté divine, on peut discuter en termes juridiques des textes sacrés et de la parole de Dieu: « Certes beaucoup de choses viennent de la libre volonté de Dieu, laquelle, à vrai dire, n’entre jamais en conflit avec le véritable droit naturel: dans ce sens, on peut en raisonner [i.e. du texte de la Bible, en termes juridiques] à bon droit. »20 17 Concept dont F. Schmidt a montré toute la portée dans F. Schmidt, « L’écriture falsifiée. Face à l’innerrance biblique : l’apocryphe et la faute », Le Temps de la Réflexion 5, 1984, 147–165. 18 Librorum quos a Deo afflati homines aut scripserunt aut probarunt auctoritate saepe utor. 19 Antiquam legem sunt qui urgent pro ipso jure naturae : haud dubie mendose 20 Multa enim ejus veniunt ex Dei voluntate libera, quae tamen cum vero jure naturae nunquam pugnat : et eatenus argumentum inde recte ducitur
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Cette approche juridique, et donc « laïcisée », de la Bible est possible à la condition de s’en tenir fermement à la distinction entre le religieux, domaine de la soumission aux volontés divines, et le politique, domaine non dénué de règles des échanges humains. Cette distinction constitue le principe fondamental de la méthode de Grotius (prolégomène 48): « Du moment que l’on distingue très précisément entre le droit de Dieu, que Dieu exerce parfois par l’intermédiaire des hommes, et le droit (humain) des hommes entre eux. »21 Il s’agit donc de distinguer, dans le texte de la Bible, entre d’une part des principes et des exemples d’application du droit naturel, à usage universel; et d’autre part des instructions exprimant la volonté divine et destinées à l’usage des seuls croyants – et plus spécifiquement des chrétiens. Cette distinction de méthode et cette méthodologie de la différenciation jouent un rôle fondamental dans la réflexion de Grotius. L’hypothèse inverse, que la Bible pût exprimer uniquement et entièrement le droit naturel serait revenu en effet à réintroduire l’autorité du texte; et à supprimer tout caractère universel au droit international qu’ébauchait de De iure, en le faisant découler d’une seule source religieuse et culturelle. Dès lors Grotius peut recourir aux écrits bibliques, qu’il cite abondamment, tour à tour en les plaçant sur le même plan que les autres sources textuelles, généralement grecques et romaines – c’est-à-dire comme réservoir de faits, de concepts et d’usages à portée universelle; ou bien en lui conservant son caractère d’autorité scripturale, mais réduite aux seuls chrétiens, ayant cessé d’être innerrante et universelle, et de ce fait soumise au débat, à la discussion théologique et, en dernier ressort, à la critique de la raison. On ne citera ici que deux exemples particulièrement représentatifs de ces deux types d’usage de la Bible. Le premier, illustrant son emploi universaliste, est le recours au thème biblique de « l’Alliance » (berît) pour fonder la validité des engagements internationaux. La force de ces engagements constitue en effet un thème essentiel du De iure, développé
21 Dummodo distinguamus accurate jus Dei quod Deus per homines interdum exsequitur, et jus hominum inter se.
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dans les chapitres 11 à 15 du livre II.22 La démonstration se fonde ici pour la plus grande part sur des citations de la Bible, mobilisant divers exemples de l’Alliance. Le second est le raisonnement théologique, textuel et historique tendant à démontrer que la guerre demeure licite pour les chrétiens, en dépit de l’interdit fait à Noé de verser le sang, ainsi que des autres interdits bibliques de tuer (livre I, 2, 5). La recherche détaillée sur l’usage des sources juives à travers tout le traité de Grotius reste à mener. L’essentiel me paraît cependant, qui comporte encore des leçons pour notre temps, cet usage des ressources de l’érudition pour transformer le livre sacré d’une religion particulière en élément du patrimoine général de l’humanité; opération ayant permis de fonder l’organisation des rapports internationaux sur le droit, sans angélisme ni pacifisme, mais en récusant la représentation augustinienne, dangereusement religieuse, d’un affrontement du Bien et du Mal. Bibliographie Alland, D. et Goyard-Fabre, S. éd. Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, traduit par P. Pradier-Fodéré (1867) , Paris: PUF, 1999. Barret-Kriegel, Blandine, L’État et les esclaves. Réflexions pour l’histoire des États, Paris, Calmann-Lévy, 1979. Bederman, David J., « Reception of the Classical Tradition in International Law: Grotius’ De Jure Belli Ac Pacis », Emory International Law Review 10.1, 1996, 17–24. Bouthoul, Gaston, Traité de Polémologie, Paris: PUF, 1970. Dufour, Alfred, Haggenmacher, Peter et Toman, Jiri éd. Grotius et l’ordre juridique international: travaux du Colloque Hugo Grotius, Genève, 10–11 novembre 1983, Lausanne: Payot, 1985. Haggenmacher, Peter, Grotius et la doctrine de la guerre juste, Paris: PUF, 1983. Hedley Bull, Benedict Kingsbury et Adam Roberts éd., Hugo Grotius and International Relations, Oxford: Clarendon, 1992. Husik, Isaac, « The Law of Nature, Hugo Grotius and the Bible », Hebrew Union College Annual 2, 1925, 381–417. Janis, Mark W., « Religion and the Literature of International Law: Some Standard Texts », dans The Influence of Religion on the Development of International Law (éd. M. W. Janis, Dordrecht, Nijhoff, 1991), 61–84. de Kanter, B. J. A. et Van Hettinga, Tromp éd. Hugonis Grotii De iure belli ac pacis libri tres in quibus ius naturae et gentium item iuris publici praecipua explicantur (1939), Aalen: Scientia Verlag, 19932.
22 Selon Mark Janis, Grotius polémiquerait ici contre des conceptions attribuées à Machiavel, M. Janis, « Religion and the Literature ». Pour cet auteur, ces cinq chapitres constituent les « five crucial chapters, five core chapters » de l’ouvrage.
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Lagrée, Jacqueline, La Raison ardente. Religion naturelle et raison au XVIIème siècle, Paris: Vrin, 1991. Laplanche, François, L’Écriture, le sacré et l’Histoire. Érudits et politiques protestants devant la Bible en France au XVII e siècle, Amsterdam, Maarssen: APA – Holland Univ. Press, 1986. Onuma, Yasuaki, A Normative Approach to War. Peace, War, and Justice in Hugo Grotius, Oxford: Clarendon, 1993. Rosenne, Shabtai, « The Influence of Judaism on the Development of International Law » [1958], dans An International Law Miscellany (éd. S. Rosenne, Dordrecht, Nijhoff, 1993), 509–547. Schmidt, Francis, « L’écriture falsifiée. Face à l’inerrance biblique : l’apocryphe et la faute », Le Temps de la Réflexion 5, 1984, 147–165.
LA MYSTIQUE À QUMRÂN : REGARDS HISTORIOGRAPHIQUES ET DÉCONSTRUCTION DE LA NOTION Mădălina Vârtejanu-Joubert Centre International d’Histoire Religieuse/ Centre Gustave-Glotz (CNRS, Paris) L’histoire de la recherche et le regard critique sur l’historiographie du judaïsme ont été d’un intérêt constant pour le Professeur Francis Schmidt. L’article qui lui est ici offert cherche à se placer sur ce même terrain de réflexion, à savoir celui de la déconstruction des catégories qui guident nos propres recherches. L’intérêt de cette démarche réside non seulement dans l’aspiration à rendre plus objectives nos approches mais également dans la mise en lumière du dialogue que le chercheur entretient avec son propre temps et de la façon dont il lui est intellectuellement tributaire. Les concepts mis à l’œuvre dans la démarche analytique nécessitent périodiquement une mise à l’épreuve et une redéfinition méthodologique. Pour illustrer ce propos nous avons choisi la notion de « mystique » appliquée aux études qumrâniennes, domaine si cher à Francis Schmidt. L’exposé qui suit est essentiellement méthodologique et se donne comme but de mettre en exergue les critères sur lesquels se fondent les différentes opinions historiographiques et d’examiner à travers eux, les diverses définitions du phénomène mystique. Une telle démarche de déconstruction mettra en évidence les concepts spécifiques avec lesquels opère l’étude du judaïsme ancien et ce sera en quelque sorte une réflexion sur l’administration de la preuve.1 Les textes de Qumrân ont confronté les chercheurs à deux problématiques : la première – y a-t-il une mystique à Qumrân ? ; la deuxième – dans quelle mesure celle-ci est-elle apparentée aux formes ultérieures, surtout aux Heikhalot ? 1 Thème débattu aussi dans le cadre de la journée d’études : « La preuve en histoire : Controverses », GDRI « Mondes lettrés », Paris, 21 novembre 2007. La présente réflexion méthodologique autour du terme « mystique » a commencé lors de la journée d’étude sur « La mystique et la pensée des origines » organisée par Cristina Ciucu au Centre pour la Circulation des Idées de l’Université de Lyon III, 20 avril 2007.
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mZdZlina vârtejanu-joubert Y a-t-il une mystique à Qumrân ?
La discussion autour de la mystique à Qumrân commence avec la publication par John Strugnell de fragments de manuscrits appartenant à un texte qu’il intitule Cantique pour le sacrifice de sabbat.2 Sa publication porte aussi comme titre « la liturgie angélique à Qumrân », concept qui sera au cœur des débats ultérieurs. Pourtant, les premières discussions ne portent pas tant sur le consensus conceptuel que sur le possible rattachement de ce premier texte publié, à la mystique juive d’époque tannaïtique et amoraïque. Ce sera la démarche suivie par Lawrence Schiffman.3 Mais la deuxième génération de chercheurs qui, soit offrent de nouvelles éditions, plus complètes par rapport aux éditions princeps, soit exploitent le matériel déjà publié, cette génération, donc, trouve aussi un intérêt dans les clarifications conceptuelles. Ce sera Carol Newsom, Elliot Wolfson, Michael Swartz et, dans une certaine mesure, Bilha Nitzan qui vont interpeller le terme de « mystique ». On doit à Carol Newsom l’édition critique de tous les fragments appartenant au Cantique pour le sacrifice de sabbat 4 et à Bilha Nitzan une synthèse sur le genre de la prière à Qumrân5 ainsi qu’un article sur « Harmonic and Mystical Characteristics in Poetic and Liturgical Writings from Qumran ».6 De son côté Michael Swartz nous a livré, outre ses travaux sur les Heikhalot, une réflexion comparative entre cette littérature et les écrits qumrâniens : « The Dead Sea Scrolls and Later Jewish Magic and Mysticism ».7 Quant à Elliot Wolfson, son approche est des plus systématiques en ce qui concerne notre sujet, l’auteur ayant eu expressément le souci de fournir une critique de l’emploi du terme « mystique », à la fois dans son « Mysticism and the Poetic-Liturgical Compositions from Qumran : A Response to Bilha Nitzan »8 que dans son « Seven Mysteries
John Strugnell, « The Angelic Liturgy at Qumran – 4QSerek Shirot Olat ha-Shabbat », Congress Volume : Oxford 1959, Sup VT 7, Leyde, 1960, 318–345. 3 Lawrence Schiffman, « Merkava Speculation at Qumran : The 4QSerek Shirot Olat ha-Shabbat », dans Mystics, Philosophers, and Politicians. Essays in Jewish intellectual history in honor of Alexander Altmann (éd. Jehuda Reinharz et Daniel Swetschinski, Durham N. C.), 1982, 15–47. 4 Carol Newsom, Songs of the Sabbath Sacrifice : A Critical Edition, HSS 27, Atlanta, 1985. 5 Bilha Nitzan, Qumran Prayer and Religious Poetry, Leyde, New York, Cologne, 1994. 6 Jewish Quarterly Review, 85.1–2, 1994, 163–183. 7 Dead Sea Discoveries, 8.2, 2001, 182–193. 8 Jewish Quarterly Review, 85.1–2, 1994, 185–202. 2
la mystique à qumrân
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of Knowledge : Qumran Esotericism Recovered ».9 On soulignera qu’il n’est pas qumrâniste au sens stricte du terme mais plutôt un spécialiste de la mystique, médiévale en particulier. Cette bibliographie constituera notre corpus et nous servira de base documentaire à la déconstruction des idées sur la mystique à Qumrân. En laissant de côté les manuscrits bibliques, trouvés en abondance dans les grottes de la Mer Morte, les textes qumrâniens qui sont associés d’une manière ou d’une autre à la mystique s’inscrivent dans deux catégories : les Ascensions décrites dans des écrits pseudo-épigraphes comme 1 Enoch, 2 Baruch, Testament de Lévi, Apocalypse d’Abraham, l’Apocryphe de Jacob (4Q537), Visions d’Amram (4Q543–548), le Testament araméen de Lévi (1Q21, 4Q213–214b) ; les textes liturgiques de communion avec les anges. La première catégorie relate le voyage céleste d’un personnage important, la connaissance qu’il acquiert de la structure céleste, la rencontre avec Dieu et la révélation qu’il reçoit, portant généralement sur le cours de l’histoire. Ce ne sont pas ces textes qui se trouveront au cœur de la « question mystique » à Qumrân, et ce en partie du fait qu’ils sont reconnus comme textes non communautaires, antérieurs à la constitution du yahad. Il est cependant révélateur de noter la caractérisation qu’en fait Carol Newsom dans l’Encyclopédie des Manuscrits de la Mer Morte, à l’entrée Mysticism (« Mystique ») : « Ce sont des fictions littéraires (n. s.) décrivant les expériences de vieux personnages légendaires et, en tant que tels, ne peuvent pas être utilisées comme preuve directe de l’existence de la pratique mystique dans le judaïsme de la fin du Second Temple. Cependant, la référence de Paul à sa propre ascension mystique au paradis, là où il entendit “des paroles inexprimables qu’il n’est pas permis à l’homme de redire” (2 Cor 12.2–4) constitue une preuve claire que de telles ascensions faisaient partie de la pratique religieuse d’au moins certains segments à l’intérieur du judaïsme ».10 Carol Newsom pointe ici des aspects épistémologiques importants : a) Premièrement, la définition de la mystique comme pratique. b) Deuxièmement le rapport entre fiction littéraire et preuve historique, vu comme un rapport immédiat ou exclusif : une fiction n’apporte pas d’information
9 Dans The idea of biblical interpretation : Essays in Honour of James L. Kugel (éd. Hindy Najman et Judith H. Newman, Leyde, 2004), 177–213. 10 Encyclopaedia of Dead Sea Scrolls, vol. II, p. 592. (C’est moi qui souligne).
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historique. c) Troisièmement la distinction entre une fiction littéraire et un récit non fictionnel. a) L’acception de la mystique comme pratique est une constante dans les études qumrâniennes. L’article d’Elliot Wolfson, que je vais analyser plus loin, est entièrement consacré à l’argumentation de cette définition. La même problématique se trouve abordée par Michael Swartz et par Carol Newsom dans ses autres publications. b) et c) Le souci de désigner un texte comme fiction est à son tour une constante : en effet, elle caractérise l’historiographie anglo-saxone, britannique comme américaine. On remarquera ainsi que c’est justement l’historiographie anglo-saxone qui s’intéresse à notre sujet et c’est donc elle qui a imposé ses paradigmes. Dans ce contexte, il est utile de signaler les nombreux d’efforts consacrés dans le préambule des articles pour déterminer la caractère fictionnel ou pas d’un texte. Outre la démarche de Carol Newsom citée plus haut, un autre exemple lié à la mystique peut être invoqué ici, à savoir les discussions consacrées au récit rabbinique connu sous le nom « les quatre qui montent au Pardes ». Il s’agit du très connu passage de la Tosephta Haguiga 2.3–4 et du Talmud de Babylone Haguiga 14b, qui décrit les conséquences d’une « visite » au Verger céleste pour chacun des quatre rabbins l’ayant entreprise : Ben Azzaï périt, Ben Zoma fut frappé (de folie, niphga), Elisha ben Abuya coupa les plantes et Rabbi Aqiba sortit sain et sauf. Le résumé de cette discussion se trouve chez Alon Goshen-Gottstein dans son livre The Sinner and the Amnesiac11. L’auteur passe en revue les arguments pour ou contre le caractère « réel » du voyage des quatre rabbins dans le verger céleste, l’adéquation du récit à un fait historique : « testimony of mystical experience » versus « parable ». Dans l’historiographie française depuis Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et Marcel Detienne, la mise entre parenthèses de « l’historicité » lorsque cela s’avère impossible ou pas nécessaire à établir, fait partie d’un consensus préalable. Pourtant de tels documents ne sont pas discrédités pour leur information mais exploités comme source pour l’histoire des mentalités ou pour la contribution de l’imaginaire dans la « production » de l’histoire. Chez Newsom comme chez d’autres auteurs que je vais citer plus loin, les rapports entre littérature et information
11 Alon Goshen-Gottstein, The Sinner and the Amnesiac. The Rabbinic Invention of Elisha ben Abuya and Eleazar ben Arach, Stanford, 2000, 48.
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historique sont exclusifs. Enfin, on pourrait se demander sur quoi repose la certitude en ce qui concerne l’authenticité du témoignage paulinien. Certes, comme l’a montré Michel de Certeau,12 l’association entre mystique et expérience remonte à loin : « En particulier, depuis que la culture européenne ne se définit plus comme chrétienne, c’est-à-dire depuis le XVIe ou le XVIIe siècle, on ne désigne plus comme mystique le mode d’une « sagesse » élevée à la pleine reconnaissance du mystère déjà vécu et annoncé en des croyances communes, mais une connaissance expérimentale qui s’est lentement détachée de la théologie traditionnelle ou des institutions ecclésiales et qui se caractérise par la conscience, acquise ou reçue, d’une passivité comblante où le moi se perd en Dieu. [ . . .] La substantivation du mot, dans la première moitié du XVIIe siècle où prolifère la littérature mystique, est un signe du découpage qui s’opère dans le savoir et dans les faits. Un espace délimite désormais un mode d’expérience, un genre de discours, une région de la connaissance. [. . .] En devenant une spécialité, la mystique se trouve cantonnée de façon marginale dans un secteur de l’observable. [. . .] Des faits exceptionnels caractérisent, en effet, l’expérience à partir du moment où, dans une société qui se déchristianise, elle est acculée à une migration à l’intérieur. Nécessairement dissocié des institutions globales, qui se laïcisent, et des institutions ecclésiales, qui se miniaturisent, le sens vécu de l’Absolu – Dieu universel – trouve ses indices privilégiés, internes ou externes, en des faits de conscience. La perception de l’infini a pour signe et pour ponctuation l’éprouvé. L’expérience est exprimée et déchiffrée en termes plus psychologiques. » L’« expérience », l’« éprouvé » sont donc à l’origine de l’objet luimême, à son isolement dans la masse des observables. Comment, dès lors, peut opérer l’historien ? L’historien opère avec des textes (et des artefacts, mais ce n’est pas le cas en ce qui concerne la mystique à Qumrân). La question qui se pose à lui est : dans quelle mesure on peut parler de textes mystiques ? Qu’est-ce qu’un texte mystique ? Ainsi, le rapport au « fait littéraire » pèse beaucoup, surtout dans une discipline qui s’est constituée comme discipline littéraire. La réponse formulée par Carol Newsom à propos des textes dits des « ascensions » est relayée par Elliot Wolfson à propos de la deuxième catégorie de textes
12
Michel de Certeau, La Fable mystique. XVIe–XVIIe siècle, Paris, 1982, 10.
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« mystiques » de Qumrân, les textes liturgiques. Il dit ceci : « A mon avis, le mot “mystique” devrait être utilisé uniquement lorsqu’on détient des preuves (evidence) d’une pratique spécifique conduisant à une expérience de transformation ontique, c’est-à-dire à la transformation en être divin ou en ange. Par conséquent, l’application du mot “mystique” au concert ou à l’harmonie de l’homme et de l’ange n’est pas appropriée s’il n y a pas de technique ou de praxis qui facilite l’idéalisation de l’être humain en un être divin ou angélique, dans l’espace céleste. »13 Wolfson répond ici à l’approche de Bilha Nitzan, peut-être la seule qui adopte une conception plus large du texte mystique. En définissant la mystique comme « l’aspiration humaine de se rapprocher de Dieu » et comme l’« expression du désir de l’homme de combler la distance existentielle qui le sépare de Dieu », Nitzan donne de ses textes qumrâniens le commentaire suivant : « En se séparant du service du Temple terrestre (v. 1Q IX, 4–5, CD XI, 18–24) et en se considérant eux-mêmes comme prêtres, ils prétendaient que leur louange à Dieu ressemblait au louange des anges et qu’ils étaient à l’unisson avec eux. Cette manière d’approcher Dieu peut en effet, être appelée mystique. »14 On observe que Nitzan tient compte dans son analyse de la réflexivité comme élément définissant la notion de mystique : dans cette perspective le chercheur n’est pas amené à observer ce que « sont » les sujets mais ce que ceux-ci « prétendent » être ou ce qu’ils se donnent comme identité. Parmi les chercheurs c’est Nitzan seule qui adopte cette manière de définir la mystique comme phénomène éminemment subjectif. Pour les autres auteurs, par contre, la problématique de la pratique et de l’expérience est très présente, sinon de façon explicite comme chez Wolfson, du moins de façon implicite. C’est ainsi qu’on peut glaner des considérations comme celles de Newsom qui forge le terme de texte « quasi-mystique » : « ayant pour but d’évoquer le sentiment d’être présent dans le Temple céleste sans pour autant prétendre y amener le croyant (pour de vrai) ».15
Wolfson, « Mysticism », 187. Nitzan, « Harmonic », 165 : « The human longing to approach God – different expressions (biblical psalms, merkava). The expression of human desire to bridge existential distance between man and God . . . In cutting themselves off from worship in the earthly temple (see 1Q IX, 4–5, CD XI, 18–24) and in considering themselves to be like pure priests, they claimed that their praise of God resembles that of the angels and is in unison with them. This manner of approaching God may indeed be considered mystic. » 15 Newsom, Songs, 49 ; voir aussi 19–21 et 71–72 : « designed to evoke a sense of being present in the heavenly temple while not claiming to transport the worshipper to it » 13 14
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Les techniques alors non seulement évoquent le sentiment d’être présent mais elles font plus que cela : la transformation ontologique du mystique serait donc observable. L’opposition est encore plus clairement énoncée par Wolfson16 : « La principale question méthodologique est la suivante : l’intérêt pour le chariot céleste est-il une spéculation ou un midrach ? Ou, au contraire, il est lié à des pratiques liturgiques très spécifiques qui donnent la possibilité aux membres de la communauté de combler la distance entre l’homme et l’ange ? [. . .] Les sources que nous possédons ne démontrent pas de façon convaincante que la récitation des hymnes rendait possible la translation des croyants au ciel et leur transformation en anges. » Enfin, chez Schiffman cette expérience est désignée sans détour. En parlant des descriptions du char céleste, il nie tout « indice d’incubation ou de préparation à un voyage mystique. Les chants de louange décrits dans les textes de Qumrân sont prononcés dans les Cieux et ils ne fonctionnent donc pas, comme moyens d’induction de l’extase ou de l’expérience mystique. »17 La question est ainsi déplacée. Si un texte mystique est celui qui témoigne de l’extase, comment reconnaît-on l’extase dans un texte ? Comme nous met en garde Michael Swartz, « Ceux qui affirment que les textes apocalyptiques et prophétiques sont le reflet d’un processus d’incubation visionnaire, doivent apporter la preuve (bear the burden of proof ). » Et comme pour donner raison aux « limites de l’histoire » (expression utilisée par Francis Schmidt au cours de nos nombreux échanges au sujet de l’histoire comme discipline) Swartz équilibre son propos : « Mais en même temps, ceux qui nient l’existence de toute pratique extrapolent tout autant. »18 Avant de passer en revue quelques unes de ces preuves sur « l’extase », ouvrons une parenthèse. Comme nous avons pu le constater, les qumrânologues considèrent l’extase comme le critère essentiel pour définir la 16 Wolfson, « Mysticism », 201 : « The major methodological question is : was this interest in the chariot merely speculative or midrashic in nature? Or was it, by contrast, related to very specific liturgical practices that enabled the sectarians to bridge the gap between human and angel ? The extant sources do not demonstrate conclusively that the recitation of the hymns facilitated the translation of the worshippers to heaven and their translation into angels ». 17 Schiffman, Merkava Speculation, 45 : « There is no indication of an incubation or preparation for the mystical journey. The songs of praise described in the Qumran texts are uttered in the heavenly abode and thus do not function as the means to bring about ecstasy or mystical experience ». 18 Michael D. Swartz, « The Dead Sea Scrolls and later Jewish magic and mysticism », Dead Sea Discoveries, 8, 2001, 182–193, ici : 188.
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ou le mystique. Tout à l’opposé se situe la démarche des biblistes qui étudient la même question (liée ici au phénomène du prophétisme et surtout aux prophètes canoniques). Une des préoccupations majeures des biblistes spécialistes de la littérature prophétique est de décrire la « conscience » prophétique et, dans ce cadre, de limiter le plus possible la pertinence des expressions comme « altération de la conscience », « inconscience », « absence de moi ». Les exemples sont nombreux et l’inventivité exégétique prolixe. De la notion d’« état d’esprit de révélation » forgée par Lindblom,19 en passant par la distinction entre « transe » et « transe de possession »,20 jusqu’à la très sophistiquée classification en « extase d’hystérie collective », « l’extase intégrale de personnalité » et « l’extase intériorisée »,21 ce sont tout autant d’instruments intellectuels servant à préserver le prophète de la « déshumanisation » et du « déséquilibre mental ».22 Mais revenons aux manuscrits de Qumrân et aux indices textuels de l’extase. Swartz par exemple, fait des associations littéraires avec les rêves d’incubation du Proche Orient Ancien. Wolfson (Seven mysteries, p. 201) trouve une indication d’extase dans les Hymnes : Et moi, le maskil, je te connais, mon Dieu, par l’esprit que tu as mis en moi, et attentivement j’ai écouté le secret de ta merveille. Par ton esprit saint Tu a [ou]vert en moi la connaissance du mystère de ton intelligence et la source de [ta] grandeur. (1QHa XX 11–13)
La mention de l’esprit lié à l’acquisition de la connaissance divine a, selon Wolfson, la signification d’une unio mystica. Cette opinion n’est pas
Johannes Lindblom, Prophecy in Ancient Israel, Oxford, 1962. Simon B. Parker, « Possession Trance and Prophecy in pre-exilic Israel », Vetus Testamentum, 28, 1978, 271–285. 21 Benjamin Uffenheimer, « Prophecy, Ecstasy, and Sympathy », dans Congress Volume-Jerusalem 1986 (éd. John Adney Emerton, Leyde), 1988, 257–269 : « Les textes prophétiques ou les textes concernant les prophètes, n’impliquent jamais le déséquilibre comportemental des fous qui ont perdu la raison ». Le corpus littéraire dont l’engendrement soulève autant de problèmes, est pour Uffenheimer le produit de l’extase dans la mesure où toute création sollicite une pareille démarche, mais c’est l’extase d’une personne qui « préserve intacte son équilibre mental et son contact sensoriel avec l’environnement ». 22 Voir un aperçu historiographique de la question chez Peter Michaelsen, « Ecstasy and Possession in Ancient Israel. A Review of Some Recent Contributions », Scandinavian Journal of the Old Testament, 2, 1989, 28–54 et Mădălina Vârtejanu-Joubert, La folie dans l’Israël antique, Paris, 2004, 249–268. 19 20
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partagée par Carol Newsom qui écrit à propos de 1QHa XI 19–20 : « Le locuteur décrit avoir été élevé du Shéol vers l’Abaddon vers les hauteurs éternelles, mais la description est figurative plus que littérale, comme dans le récit de Paul. » (EDSS, p. 592)23 Si l’extase, l’expérience mystique est difficilement repérable, qu’en est-il de l’idée d’harmonie qui dénote elle-même, selon Nitzan, l’idée de communion avec les anges ? Comment se lit-elle à travers les textes ? L’argument de style ou l’argument littéraire est très prégnant ici comme ailleurs, constituant ce que je considère comme étant une, sinon « la » caractéristique des études juives sur l’antiquité. Nitzan commence par déterminer le locus de ses arguments : « L’expérience d’harmonie et de communion entre les élus terrestres et les officiants célestes est atteinte par l’intermédiaire des hymnes récitées par les officiants purs et parfaits. » (p. 168) Elle distingue ensuite plusieurs procédés : tout d’abord, la description. C’est « en décrivant le domaine des réalités célestes par-dessus les réalités terrestres » qu’on voit exprimée l’harmonie de la création entière et l’harmonie de l’ordre astronomique. De telles descriptions, à la fois prosaïques et poétiques, « font promouvoir des sentiments d’admiration pour le Créateur dont la loi garde l’univers entier en harmonie. » (p. 169) Le deuxième procédé que Nitzan juge révélateur est l’énumération : par exemple l’énumération des officiants de toutes les régions de l’univers qui se réjouissent des actes majestueux de Dieu (5Q511, 1) (p. 170). Le troisième procédé retenu est la répétition de certaines formules, comme par exemple la triple citation dans le Ps 103.20–22 de l’expression « Bénissez Dieu » ainsi que la répétition des appels au louange plutôt que la citation du louange per se. Enfin, le quatrième procédé significatif pour Nitzan est l’emploi des termes et d’un style numineux pour créer une atmosphère sereine et sublime. Tel est par exemple le cas dans 4Q405 20–22 ii 7–11 : Les chérubins tombent devant lui et bénissent . . . et un tumulte de joie quand il lèvent les ailes, le son du silence divin. L’image du trône du
23 Newsom, EDSS, vol. II, p. 592 : « The speaker describes being lifted up from Sheol to Abaddon “to en everlasting height” but the description appear to be figurative rather than literal, as in Paul’s account ».
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mZdZlina vârtejanu-joubert chariot . . . comme une apparition de feu sont les esprits les plus saints tout autour . . . Un substance radieuse avec des couleurs de gloire.
Les exemples que nous avons réunis indiquent que la principale voie méthodologique adoptée pour l’étude de la mystique à Qumrân est l’analyse littéraire. Il ne s’agit pas de remettre en cause radicalement la pertinence d’une telle approche, ne serait-ce que parce que nous ne disposons pour nos recherches que des textes eux-mêmes. En effet, les qumrânologues sont quasiment toujours contraints à une critique interne du document. Néanmoins, prendre conscience du type de raisonnement qui est à l’œuvre, des libertés mais surtout des limitations que celui-ci impose, me semble important. Il me semble nécessaire, voire urgent, pour les spécialistes du judaïsme antique de se demander dans quelle mesure la socio-lingustique ou la sociologie de la littérature, méthodes non nommées mais utilisées quasi-exclusivement, est applicable à tout moment. Penchons nous à présent sur les arguments concernant la « communion avec les anges » comme type de mystique juive et ceux concernant la continuité ou la rupture entre ces textes et la littérature de la Merkaba. Typologie mystique : la transformation en ange Il est bien établi aujourd’hui que la manière dont le yahad – la communauté – se décrit dans un certain nombre de textes (comme la Règle de la communauté et le Rouleau de la Guerre), est celle d’une communion avec les anges résidant en son milieu. Les membres de la communauté s’identifient eux-mêmes comme un corps d’élus faisant partie des armées divines. Ainsi par exemple les lois communautaires visant les néophytes interdisent l’entrée dans la communauté des simples d’esprit et des fous : Selon sa connaissance il sera rapproché mais le simple d’esprit et le fou n’entrera pas [. . .] car les saints anges sont en son milieu. (Document de Damas xv, 15–16).24
Le même imaginaire, tenant de ce qu’on pourrait appeler une mystique sacerdotale, se retrouve dans les hymnes liturgiques de Qumrân : les rouleaux des Hodayot, les manuscrits du Shir olat ha-shabat, les Bénédictions (4QBerakhot). Le principal texte, le Cantique pour le sacrifice du sabbat, connu
24
4Q266 8 i 6–7, publié par Joseph M. Baumgarten, DJD, 18, 1996, 63–64.
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en plusieurs manuscrits de Qumrân et un de Masasda (4Q400–407, 11Q17, Masada Maslk) contient un cycle d’hymnes pour les 13 premiers sabbats de l’année, récitées, selon Carol Newsom, à l’heure du moussaf, quand la communion entre le terrestre et le céleste est facilitée par la fumée du sacrifice. Ces hymnes décrivent, en somme, la célébration commune par les hommes et les anges, de la liturgie céleste. Mais s’agit-il uniquement d’une communion avec les anges ou plutôt d’une voie vers une véritable transformation ontologique ? Dans son essai de typologie mystique, Wolfson établit comme critère non seulement l’expérience, comme nous l’avons vu, mais également la transformation en ange de l’homme et considère celle-ci comme étant une forme de mystique spécifiquement juive. En ceci, Wolfson récuse l’application aux textes juifs du critère néoplatonicien du retour à l’Un. Il considère donc, que la « transformation ontologique » en ange doit être mise sur le même plan que l’union avec Dieu. La tâche reviendrait donc, à identifier textuellement cette étape par la description de l’intronisation de l’homme à côté de Dieu ce qui signifierait la reconnaissance du statut d’ange à travers la proximité spatiale homme-Dieu. Il conclut à l’absence de tels indices ou preuves dans le corpus qumrânien. « Devenir ange » et vire « en communion avec les anges » sont deux choses différentes, la première appartenant au domaine de la mystique mais pas la deuxième. Nous sommes là devant une subtilité théologique qui n’est pas appliquée à d’autres contextes religieux : ce que d’habitude on appelle une unio mystica, désigne une transformation ontologique par voie de rapprochement spatial, d’union de l’homme avec Dieu. Pour autant, ce phénomène est-il théologiquement considéré une déification ? La notion de « transformation en ange » forgée par Wolfson fait surgir à nouveau la difficulté de conceptualiser le terme de « mystique ». Rapports avec les Heikhalot Un autre aspect problématique soulevé par l’idée de mystique à Qumrân est son lien éventuel avec la littérature du « char céleste » et particulièrement avec le corpus des Heikhalot. Les rapprochements entre le Cantique du dacrifice du dabbat et le corpus des Heikhalot tiennent surtout au vocabulaire et à la description d’une liturgie dans le Temple céleste, célébrée par toutes les classes d’anges. Des termes comme מרכבה, בינהou כבודsont présents dans les deux catégories de textes, ce qui est aussi invoqué comme argument de parenté littéraire.
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Un certain nombre de différences sont cependant à noter. Premièrement, à Qumrân les témoins textuels sont ceux d’une liturgie, d’un continuum donc. Au contraire, les Heikhalot sont une collection d’hymnes disparates. De même, sur le plan de la structure on a remarqué l’absence de la Qedusha à Qumran. Ensuite, en dépit de l’imaginaire commun du Temple, l’idée de sacrifice attestée à Qumân n’est pas identifiable dans les Heikhalot. De même, certains auteurs, comme Swartz, voient dans les Heikhalot, une ascension volontaire des rabbins, montrant ainsi que cela est accessible à toute personne qualifiée et ne tient pas du « ravissement » divin. A Qumrân ceci n’est pas du tout établi (il s’agit avant tout de textes liturgiques). Si la fonction liturgique des Hymnes qumrâniennes est établie, la fonction des Heikhalot reste à déterminer. Martha Himmelfarb par exemple, affirme que « ce ne sont pas des rites à accomplir mais des récits à répéter ».25 Cette fonction, dit Swartz, dépend des, je vais laisser en anglais, « scribal settings and interpolations ».26 Par exemple, dans la section des hymnes dites Gedola on apprend que : « celui qui maîtrise le texte sera capable d’effrayer les ennemis, leur infliger des maladies de la peau » (Synopse 83–92). Par contre, les sections dites ascensionnelles montrent que « celui qui lit le texte peut entamer le voyage dans des circonstances adaptées » (Swartz, p. 189). Il y a cependant un aspect qui rapproche ces deux corpora et qui donne à réfléchir : la référence au Temple en absence de Temple.27 Il ne s’agit pas uniquement d’un contexte historique, scission d’un côté, destruction du Temple de l’autre, mais aussi d’une révision des catégories de charisme et d’office. Car les prêtres ne sont pas à associer exclusivement à l’office et les visionnaires au charisme, comme l’avait énoncé Weber dans sa réflexion sur les formes d’autorité religieuse.
Martha Himmelfarb, Ascent to Heaven in Jewish and Christian apocalypses, New York, Oxford, 1993, 109 : « not as rites to be enacted but as stories to be repeated ». 26 Un exemple : « The imagining of the deity on a throne surrounded by angels singing his praise can be read simply as valid exegesis of Isaiah and Ezekiel ». Swartz, « Dead Sea Scrolls », 2001, 190. 27 Voir par exemple Elior : « These phenomena answered an urgent need : namely, to perpetuate in heaven and in mystical language the destroyed Temple, the focus of holiness and central contact between heaven and earth for many centuries during the biblical and post-biblical periods. It likewise responded to the profound desire to commemorate the priestly and levitical rites in the heavenly shrines and in the mystical liturgy, and to describe the hidden sanctuaries and their angelic service » « Early forms of Jewish mysticism », dans Cambridge Ancient History of Judaism, IV. The late Romanrabbinic period (éd. S. T. Kratz, Cambridge, 2006), 749–791, ici : 755. 25
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Enjeux Les considérations présentées jusqu’ici montrent combien le terrain d’analyse est friable. Et ce, parce que la définition de l’objet est un défi épistémologique. Identifier une transformation ontologique (ou le sentiment de transformation) par des critères extérieurs décelables dans des textes (qui plus est fragmentaires) est une tâche quasiment insurmontable. Le découpage en d’autres catégories, comme celle d’extase par exemple, ne fait que déplacer le problème car l’extase et la transe présentent les mêmes difficultés de définition. A l’aspect conceptuel s’ajoute celui de la valeur accordée au texte et à la manière de l’exploiter. Nous avons vu que l’idée de fiction est une constante de la réflexion sur les manuscrits de la mer Morte. Ellemême multiforme, l’idée de fiction est instrumentalisée pour distinguer le « vrai » du « faux », l’« authentique » du « factice ».28 Pourtant, la compétence de l’histoire s’arrête parfois. Quant à l’analyse littéraire créatrice de savoir historique, je me suis déjà attardée sur ce sujet ailleurs.29 La recherche sur le judaïsme antique s’intéresse surtout à ce que le texte « est » et non à ce que le texte « dit ». C’est par le genre, le style ou la structure qu’on construit une sociologie des textes. L’étude de la mystique à Qumrân a mis aussi en lumière une approche divergente de celle opérée par l’étude de la mystique biblique. Ce n’est qu’un exemple d’évolution en vases clos des deux sous-disciplines. Le Premier et le Second Temple appartiennent à des domaines du savoir distincts, quasi-imperméables. Enfin, la problématique esquissée ici, nous met devant la coexistence de l’exégèse, de la liturgie et du transport mystique, que ce dernier soit compris comme technique ou comme image. Cela nous amène à nous demander si une révision de la typologie religieuse selon Weber n’est pas à envisager. Se limitant ici à la « déconstruction » historiographique, notre réflexion souhaite se poursuivre en explorant les voies de la sociologie et de l’anthropologie historique comme outils intellectuels, 28 Mais y a-t-il un rapport entre l’imaginaire littéraire et d’autres imaginaires ? Quelle est la différence qualitative entre la vision relatée hic et nunc (si tenté que cela soit possible) et la vision ex eventu ? Ne puisent-elles toutes les deux dans un même stock d’images, ne serait-ce que pour se faire comprendre ? Y-a-t-il un déterminisme culturel de la mystique ? 29 Mădălina Vârtejanu-Joubert, « Clio en pays étranger : le Proche-Orient ancien », Transeuphratène, 34, 2007, 147–154.
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en complément de l’approche littéraire omniprésente aujourd’hui dans l’étude du judaïsme antique. Bibliographie Encyclopaedia of Dead Sea Scrolls, éd. Lawrence H. Schiffman et James VanderKam, 2 vol., Oxford : Oxford University Press, 2000. de Certeau, Michel, La Fable mystique. XVIe–XVIIe siècle, Paris : Gallimard, 1982. Elior, Rachel, « Early forms of Jewish mysticism », dans Cambridge Ancient History of Judaism, IV. The late Roman-rabbinic period, (éd. S. T. Kratz, Cambridge : Cambridge University Press, 2006), 749–791. Goshen-Gottstein, Alon, The Sinner and the Amnesiac. The Rabbinic Invention of Elisha ben Abuya and Eleazar ben Arach, Stanford : Stanford University Press, 2000. Himmelfarb, Martha, Ascent to Heaven in Jewish and Christian apocalypses, New York, Oxford : Oxford University Press, 1993. Lindblom, Johannes, Prophecy in Ancient Israel, Oxford : Basil Blackwell, 1962. Michaelsen, Peter, « Ecstasy and Possession in Ancient Israel. A Review of Some Recent Contributions », Scandinavian Journal of the Old Testament, 2, 1989, 28–54. Newsom, Carol, Songs of the Sabbath Sacrifice : A Critical Edition, HSS 27, Atlanta : Scholars Press, 1985. Nitzan, Bilha, « Harmonic and Mystical Characteristics in Poetic and Liturgical Writings from Qumran », Jewish Quarterly Review, 85.1–2, 1994, 163–183. ——, Qumran Prayer and Religious Poetry, Leyde, New York, Cologne : Brill, 1994. Parker, Simon B., « Possession Trance and Prophecy in pre-exilic Israel », Vetus Testamentum, 28, 1978, 271–285. Schiffman, Lawrence, « Merkava Speculation at Qumran : The 4QSerek Shirot Olat ha-Shabbat », dans Mystics, Philosophers, and Politicians. Essays in Jewish Intellectual History in Honor of Alexander Altmann (éd. Jehuda Reinharz et Daniel Swetschinski, Durham N. C. : Duke University Press), 1982, 15–47. Strugnell, John, « The Angelic Liturgy at Qumran – 4QSerek Shirot Olat ha-Shabbat », Congress Volume : Oxford 1959, Sup VT 7, Leyde : Brill, 1960, 318–345. Swartz, Michael D., « The Dead Sea Scrolls and Later Jewish Magic and Mysticism », Dead Sea Discoveries, 8.2, 2001, 182–193. Uffenheimer, Benjamin, « Prophecy, Ecstasy, and Sympathy », dans Congress VolumeJerusalem 1986 (éd. John Adney Emerton, Leyde : Brill), 1988, 257–269. Vârtejanu-Joubert, Mădălina, « Clio en pays étranger : le Proche-Orient ancien », Transeuphratène, 34, 2007, 147–154. ——, La folie dans l’Israël antique, Paris : L’Harmattan, 2004. Wolfson, Elliot, « Mysticism and the Poetic-Liturgical Compositions from Qumran : A Response to Bilha Nitzan », Jewish Quarterly Review, 85.1–2, 1994, 185–202. ——, « Seven Mysteries of Knowledge : Qumran Esotericism Recovered », dans The idea of biblical interpretation : Essays in Honour of James L. Kugel (éd. Hindy Najman et Judith H. Newman, Leyde : Brill, 2004), 177–213.
Rationalite et Sciences
L’HERMÉNEUTIQUE DES DEVINS MÉSOPOTAMIENS Jean-Jacques Glassner CNRS, Paris Nous savons depuis les travaux de Jack Goody que la création d’un champ graphique engendre des possibilités cognitives et d’action sociale inédites. D’aucuns soupçonnent qu’elle autoriserait des opérations comme la divination. Lui en ayant fourni le mobile, cette dernière ne serait-elle pas, en Chine ou en Mésopotamie, à la source de l’invention de l’écriture? Pour Anne-Marie Christin,1 forte de l’enseignement de certains sinologues et assyriologues, la divination aurait constitué « le relais ultime de la métamorphose de l’image en écriture ». Le ciel étoilé faisant figure d’écran, les étoiles qui le constellent y seraient les premiers dessins dont l’association serait porteuse de sens, les intervalles créant la syntaxe. La démarche est séduisante. En pareille hypothèse, l’écriture humaine aurait été signe de signe avant d’être signe de mot ou de son. Il manque cependant la dimension linguistique à cette explication. En outre, nul signe n’a d’existence intrinsèque et l’on ne connaît pas d’exemple d’une image se muant d’elle-même en un signe d’écriture! Il faut à cela, Umberto Eco l’a souligné avec pertinence, l’intention du scripteur. La question centrale qui est posée est celle de la fonction et du statut de l’écriture dans la construction du savoir divinatoire en Mésopotamie antique. Je limiterai mon propos à la seule extispicine. Celle-ci forme un ensemble relativement cohérent de principes et de règles qui reposent sur une érudition aux dimensions encyclopédiques et dont la validité des méthodes se vérifie dans l’efficacité de leurs applications pratiques. Les sources s’échelonnant sur plusieurs millénaires, on découvre que l’on est en présence d’un savoir cumulatif qui, à mesure qu’il traverse les siècles, croît, se diversifie, s’enrichit, et surtout se restructure en des configurations inédites. Nous sommes en Mésopotamie, entre la fin du quatrième millénaire avant notre ère et le premier siècle de notre ère. Si la nuit, déjà, contemple
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Anne-Marie Christin, Histoire de l’écriture, Paris, 2001, 12.
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les étoiles, ni Copernic ni Galilée n’ont encore interdit au Soleil de se mouvoir autour de la Terre, ni Kant n’a débarrassé l’histoire de l’obligation d’être référée à Dieu. Bref, le Soleil tourne autour de la Terre et l’histoire se déroule sous le regard des dieux! L’analogisme est alors le mode de penser dominant. Les relations qu’il contribue à tisser débutent avec la création et toutes les figures de la similitude que la Mésopotamie cultive pendant trois longs millénaires ont pour lieu de naissance la pliure première du monde où l’un se reflète dans son double tout en s’opposant à lui. La pratique divinatoire et le corps de la victime sacrificielle La pratique de l’extipicine est inégalement documentée dans le temps, mais les sources donnent à voir que, dans ses grandes lignes, elle demeure inchangée. Les acteurs en sont de trois ordres, humains, divins et animaux. Pour ce qui concerne l’animal, il n’est nul besoin d’une longue exégèse pour s’apercevoir de la place centrale qui est la sienne. Il est la victime et c’est en tant que telle qu’il convoque les dieux; c’est sur et dans son corps que ceux-ci déposent sous la forme de signes les réponses aux questions qui leur sont posées. Son corps est, premièrement, une donnée offerte par la nature. En se livrant à son examen direct, les devins portent sur lui, tour à tour, le regard d’un clinicien et d’un anatomo-pathologiste. De l’animal qui agonise, depuis la tête jusqu’à la queue, ils observent l’apparence et la gestuelle, la couleur de la peau, les éruptions cutanées, les mouvements du corps, les réflexes de la chair, la tension des muscles, l’écoulement des humeurs, les sons qu’il émet. Une fois la victime morte, son corps est ouvert pour permettre l’inspection du squelette et des viscères. Au cours du sacrifice, une transformation radicale de son corps se produit alors que le devin procède, successivement, aux rites de lavage et d’ouverture de sa bouche. Si les sources parlent toujours du corps du mouton s’agissant du rite de lavage, elles n’y font plus allusion dans le cas du rite d’ouverture où elles usent, par contre, de l’expression « la bouche du ‘sac en cuir’ (tukkannu) ». Dans la langue courante, tukkannu désigne un sac ou une poche. Dans le présent contexte, il est fait appel à un usage métaphorique faisant référence au corps du mouton mort, un corps sacralisé par l’opération du lavage de la bouche et qui est devenu un médium, un corps-réceptacle apte à accueillir une divinité
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et à la rendre efficace, étant entendu que « médium » ne désigne pas une personne ayant pouvoir de communiquer avec les dieux, mais un corps dont la divinité prend possession. Il faut se souvenir ici que les présages ne sont pas présents de manière permanente sur ou dans le corps de la victime. Ils sont imprimés par les dieux après réception de la question qui leur est posée et ils trouvent leur point d’ancrage dans des figures fournies par la nature et rendues connaissables par l’étude du comportement, de la physiologie, de l’anatomie et de la pathologie du mouton. Partant, dans cette pensée subtile où se conjoignent la perception sensorielle et la perception cognitive, il s’instaure une dialectique tout en finesse du visible et de l’invisible, de la présence et de l’absence. Les présages apparaissent sur un support naturel régi par ses propres lois, mais aussi sur un lieu imaginaire, un artefact qui mobilise des savoirs différents. Effet de la mise en scène rituelle, le visible n’est plus tout à fait ce qui est présent, le corps biologique, mais il s’absente au contraire, cédant la place au médium lequel est apte à rendre présent l’invisible, les dieux eux-mêmes qui se manifestent au moyen des présages. Les devins achèvent de donner cohésion au corps animal en introduisant une opposition entre la droite et la gauche, une dimension que la nature ignore mais que le monde mésopotamien cultive. Les sources soulignent que la droite est mienne, la gauche concernant l’ennemi.2 À la notion de droite correspond tout ce qui est en hauteur, tout ce qui est intact, tout ce qui est clair ou brillant, tout ce qui est sain. À l’opposé, la notion de gauche contient tout ce qui est sombre, incomplet, bas ou malade. La place des oppositions binaires ou duelles dans la construction des savoirs est suffisamment connue pour qu’il soit inutile de s’y attarder. La théorie divinatoire Antérieurement au xviiie siècle, les sources sont rares. Les devins réunissent alors des collections de maquettes de viscères en argile, où ils tracent schématiquement la silhouette des présages sur la surface des supports, notant les oracles en écriture cunéiforme. S’agissant des présages, les indicateurs verbaux y sont réduits au minimum: la nomination 2 Reginald Campbell Thompson, Cuneiform Texts in the British Museum, 20, Londres, 1904, 44 : 59.
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est l’exception; quelques déictiques, des outils pourtant totalement insuffisants pour assurer une description satisfaisante, semblent suffire à la clarté de l’expression. Trois formulaires, principalement, sont en usage qu’illustrent les trois exemples suivants: « (la figure illustrée par la maquette) – présage de Naråm-Sîn qui prit Apishal »; « lorsqu’IbbiSîn, son pays se révolta contre lui – cela se présenta ainsi »; « si le pays d’Amurru s’amoindrit—cela se présentera ainsi ». Les deux premières formules concernent des présages et des oracles issus du passé et dont les devins consignent la mémoire. La divination est donc une science qui se fonde sur l’expérience et se tourne vers le passé dont elle s’inspire. La troisième formule concerne l’avenir et, étrangement, les devins semblent y déduire le présage de l’oracle. La particularité de cette formule montre, en réalité, qu’à la charnière des 3ème et 2ème millénaires, voire antérieurement, la pensée des devins s’est décrochée en s’éloignant de la connaissance sensible et s’affirme comme un système. Il n’est plus possible de parler, avec elle, de culture d’expérience. Il y est explicitement affirmé qu’un rapport de réciprocité existe entre nature et culture et que l’ordre du monde dépend, en ultime analyse, puisqu’il est loisible d’inférer la configuration d’un foie de mouton d’un événement politique ou militaire, de l’attitude de l’homme. En l’état de nos connaissances, le document le plus récent appartenant à ce type de sources rapporte une consultation qui prit place sous le règne du roi de Larsa Sîn-iddinam (1849–1843), soit le milieu du xixe siècle. L’usage de fabriquer des maquettes d’archives pourrait s’arrêter autour de cette date. À peu près au même moment, dans la pratique, les devins semblent renoncer, à la suite d’une consultation, à conserver les viscères dans une liqueur appropriée afin de pouvoir procéder à des vérifications, le moment venu. Cette pratique n’est documentée qu’à Mari dans la première moitié du xviiie siècle et disparaît totalement par la suite. Enfin, au cours du xviiie siècle, les devins se mettent à composer des traités didactiques dont la forme semble se fixer à mesure de l’avancée des travaux et qui résultent d’une volonté de classification des données de bases. Ces traités sont caractérisés par plusieurs particularités: la diversité des formulaires de l’époque antérieure, autrement dit une relative liberté narrative, s’efface pour céder la place à une plus grande standardisation de l’écrit; désormais un texte verbal décrit, en prenant sa place, le texte pictural antérieur; enfin, il est fait appel à trois modes de classements qui vont en se superposant et qui gouvernent les opérations intellectuelles auxquelles se livrent les devins.
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Premier mode de classement Dans les traités, chaque présage est isolé et livré à une étude minutieuse. À cette fin, il faut aux devins inventer un mode d’expression, établir une nomenclature stable, un lexique de substantifs, d’adjectifs et de verbes propres à décrire avec toute la précision requise les multiples configurations potentielles des présages. Les Mésopotamiens ont tenté des classifications des êtres et des choses qui peuplent l’univers, des classements qui reposent sur des choix artificiels. Le principe de nomination étant jugé suffisant, la classification atteint d’emblée la perfection. La première tâche des devins consiste donc à donner des noms aux présages. Le fait, en soi, n’est pas nouveau, mais les devins se livrent à un imposant effort d’homogénéisation de la nomenclature antérieure, un effort qui se poursuivra au moins jusqu’au xiie siècle. Deux types de noms sont retenus, les uns descriptifs, comme « l’amère » pour désigner la vésicule biliaire, les autres métaphoriques et davantage en rapport avec la vie sociale, comme « la porte du palais », « l’assise du trône », etc. Des choix sont faits, certaines appellations étant abandonnées au profit d’autres. Les devins ne se contentent pas d’établir une nomenclature homogène, ils mettent aussi en place tout un vocabulaire technique. C’est lui qui permet une description minutieuse laquelle rend caduque l’ancienne coutume qui consistait à conserver les viscères afin de vérifier sur pièce l’exactitude d’une observation. Désormais, le texte verbal se substitue pleinement au présage. Avec la verbalisation, c’est-à-dire le passage à la langue, on assiste à un procès de sémantisation de la nature. Les mots de ce lexique sont issus de la langue vulgaire, mais certains d’entre eux acquièrent des significations particulières, ainsi amêlu pour désigner le « foie », en lieu et place de l’habituel kabattu; amêlu signifiant à son tour le « présage », on découvre que, dans le cas du foie, le support lui-même est déjà considéré comme un signe; shîru, la « chair », qui prend le sens de « présage »; pa¢¢âru, « relâcher, libérer », qui prend le sens de « présenter une fissure »; tarâku, « frapper », qui finit par signifier, au permansif, « être sombre, tuméfié ». La verbalisation consiste aussi à discrétiser les signes, une démarche réductrice qui permet de les penser autrement que comme des signes cliniques, anatomiques ou pathologiques, à les rendre interchangeables ou équivalents, à permettre leur déplacement dans des contextes variés. En un mot, avec la création d’une nomenclature unifiée, le recours à un vocabulaire spécialisé et le choix d’une temporalité spécifique, les
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devins prennent la langue vulgaire comme objet d’étude et s’installent dans une démarche métalinguistique. Leur objectif est de ne laisser planer aucune ambiguïté sur la signification d’un présage. Le choix des substantifs, des adjectifs, des temps et des formes des verbes fait partie de cette œuvre de clarification. Deuxième mode de classement La divination mésopotamienne repose sur un postulat: l’existence d’une relation d’homologie entre des présages et des oracles qui appartiennent à deux ordres distincts, la nature et le cosmos d’une part, la culture et la société d’autre part. Les présages sont des marques offertes par les dieux qui les déposent sur des supports variés; ils ne sont pas la cause de ce qui est susceptible de se produire et les oracles n’en sont pas la conséquence, ils sont corrélés les uns aux autres selon des principes de régularité. On l’aura compris, la divination est une façon, pour l’homme mésopotamien, d’appréhender son environnement naturel dont la compréhension ultime fait appel à l’intervention de forces invisibles. En interprétant comme autant de présages les signes cliniques, anatomiques ou pathologiques qu’ils observent, les devins manipulent les données de la nature pour les mettre au service de leur propre science et leur attribuer une lisibilité en accord avec leurs objectifs; ils socialisent le corps de l’animal, rapportant son comportement, ses traits physiologiques ou ses particularités anatomiques à des épisodes de la vie humaine. À leurs yeux, le corps de la victime est structuré selon des normes sociales. Or, le lien établi entre un présage et un oracle, autrement dit le lien augural, repose sur une motivation qui met en évidence la présence de jeux graphiques ou de jeux verbaux. La double appellation de certains présages témoigne, à sa façon, de cette démarche. Ainsi, « le chemin de gauche de l’amère » peut-il être désigné sous l’appellation « le choc de la ligne de front de l’armée ennemie »; le côté gauche de la base du seuil de « la porte du palais » est également appelé « lieu du dépôt des bonnes nouvelles »; la tête ou la base du centre de « l’apaisement » sont intitulés « le dépôt »; l’épaule de « l’excroissance » est désignée par l’expression « le lieu de la morsure du chien »; une partie du montant de droite de « la porte du palais » est dite « la fuite d’esclave »; etc. S’agissant de jeux de mots ou de signes, un exemple célèbre suffira à les illustrer. Certains devins ont noté que le roi Naråm-Sîn d’Akkadé
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(xxiie siècle) s’était emparé d’une ville du nom d’Apišal. Parmi ces devins, il en est qui relèvent un jeu d’assonance phonétique entre la conformation du présage, la présence de perforations ( plš en akkadien) dans le foie du mouton, et le toponyme Apišal dans lequel ils reconnaissent, au moyen d’une métathèse, la même racine ( plš
3 Jean-Jacques Glassner, « Naram-Sîn poliorcète, les avatars d’une sentence divinatoire », Revue d’Assyriologie, 77, 1983, 3–10.
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D’autre part, les sentences divinatoires sont regroupées selon des principes logiques qui laissent apparaître plusieurs figures: la dyade des contraires, la triade des contradictoires, la tétrade qui regroupe deux dyades, l’hexade qui regroupe deux triades. À la base de ces figures, on découvre la volonté de classer les présages selon les figures premières auxquelles le principe d’opposition donne lieu. En procédant à de telles associations, les devins se donnent les outils pour explorer les figures toujours plus complexes auxquelles l’opposition donne naissance. Le troisième terme d’une triade a une position médiane en relation avec les deux premiers; il participe à la fois des deux qu’il réunit ou qu’il conjoint. Les théoriciens observent qu’il penche davantage du côté de la négation,4 et tel est le cas, en apparence, dans la grande majorité des exemples mésopotamiens. En réalité, et comme un devin paléo-babylonien en fait la démonstration,5 il n’est exclusivement ni l’un, ni l’autre, il est sur une ligne de partage entre deux propositions contradictoires. La construction des présages, déjà, se prête à semblable mise en scène. Les devins ont coutume, en effet, de subdiviser ces derniers en deux, trois ou quatre sous-parties dont les significations se conjuguent ou s’opposent. La subdivision de base consiste à opposer la partie droite et la partie gauche. Dans le cas d’une subdivision ternaire, on distingue entre haut, milieu et bas ou entre tête, droite et gauche. Chaque subdivision établie dans le registre de la verticalité admet, en outre, une seconde subdivision dans le registre de l’horizontalité entre milieu, droite et gauche.6 Mais le milieu lui-même peut se décomposer entre une partie droite et une partie gauche. Le jeu de ces oppositions peut se multiplier à l’infini. L’opposition droite-gauche est adossée, comme on l’a déjà souligné, à celle entre pars familiaris et pars hostilis et ouvre le champ de la spéculation à une pluralité d’oppositions binaires ou ternaires. On est tenté de s’interroger sur la nature de ce système déductif que les devins ont déployé avec un art consommé. Avec lui, le savoir se complait dans le domaine des idées. Ses progrès ne résident pas tant dans l’addition de termes nouveaux que dans l’organisation et la
Voir Robert Blanché, Structures intellectuelles, Paris, 1969, chapitre 3. Jean-Jacques Glassner, « La leçon d’un devin paléo-babylonien », Revue d’Assyriologie, 98, 2004, 63–80. 6 Sur ce point, voir Ulla Koch-Westenholz, Babylonian Liver Omens, Copenhague, 2000, Introduction. 4 5
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systématisation des connaissances acquises ainsi que dans l’établissement de liens nouveaux toujours plus serrés entre les propositions. L’écriture et la divination Antérieurement au xviiie siècle, parmi les rares témoignages à notre disposition figure une inscription du roi Gudéa de Lagash (xxie siècle). Ce monarque a recours à une pratique oraculaire pour interroger les dieux au sujet du plan d’un temple qu’il rumine d’édifier. La déesse Nisaba, la patronne de l’écriture, y est décrite tenant dans sa main un calame en métal brillant et consultant une tablette couverte d’étoiles qui n’est autre que le ciel étoilé lui-même et qui est posée sur ses genoux. On comprend, en un mot, qu’elle consulte une configuration céleste où elle identifie le plan du futur temple. Ce mode de notation au moyen de constellations étant inintelligible aux humains, il est fait appel à un dieu technicien, Nindub, « le seigneur de la tablette », créé pour la circonstance, lequel « reproduit à l’identique », sè.sè(g), le message de Nisaba, offrant aux humains un « plan tracé au trait », giš.hur, à portée de leur entendement. Quoi que Nisaba soit une patronne de l’écriture, on ne peut manquer d’observer que l’auteur du passage prend grand soin d’éviter, dans son récit, tout recours au vocabulaire de l’écriture. Les étoiles n’écrivent pas un texte, elles dessinent une image, peut-être un tableau puisque le ciel est implicitement comparé à un support bien délimité et posé sur les genoux de la déesse, une image que le dieu Nindub reproduit à l’identique, mais au trait, sur une tablette. Nous sommes donc dans l’univers du signe plastique. En l’état de nos connaissances, on observe que c’est dans le même mouvement où les devins verbalisent les présages qu’ils se mettent à les identifier à des signes d’écriture. Ce n’est pas le lieu ici d’en refaire la démonstration présentée ailleurs.7 Résumons-nous. Par le biais du sacrifice divinatoire, on assiste à la transformation spectaculaire d’une victime animale muée en un objet à penser transi de signes porteurs de sens pour l’homme et la société. 7 Jean-Jacques Glassner, « Le corps écrit », dans Du corps au texte, (éds. B. Baptandier et G. Charuty, Nanterre : Société d’Ethnologie) ; idem, « La fabrique des présages en Mésopotamie : la sémiologie des devins », dans Signes, rites et destin dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, (éds. Stella Georgoudi, Renée Koch-Piettre et Francis Schmidt, Leyde : Brill), sous presse.
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Qu’ils soient tracés de manière fugitive par les mouvements de la victime, qu’ils soient imprimés de façon plus stable sur une partie de son corps et qu’ils se limitent à des traits, des enchevêtrements de traits, des encoches ou des figures géométriques simples, à partir du xviiie siècle les devins choisissent de ne plus voir en eux des images plastiques mais des signes d’écriture. Le médium se présente désormais comme un corps écrit. Les devins ne se livrent donc plus aux seules joies de la linguistique et de la philologie, ils y ajoutent celles de la grammaire. Nous sommes au moment où les lettrés en viennent à voir l’univers entier à travers la métaphore de l’écriture, tout phénomène devenant, premièrement, à leurs yeux, un signe graphique. Non contents de faire de la grammaire et de la philologie, les devins font aussi de la rhétorique. Conclusion À partir du xviiie siècle, la divination mésopotamienne franchit donc un seuil épistémologique, un moment où il est mis un terme à une accumulation progressive de connaissances et où il se produit un changement dans les modes d’acquisition, de formulation et de diffusion des savoirs, en même temps que s’élaborent des répertoires nouveaux. Antérieurement au xviiie siècle, un premier régime de rationalité existait où il était admis l’existence d’une relation réciproque entre la nature et la culture, entre les présages et les oracles, où l’analogisme mettait en relation des éléments discontinus mais ressemblants. À partir du xviiie siècle, les savoirs analogiques sont toujours présents, la nature du lien augural en fait foi. Mais d’autres savoirs naissent alentour. On pense aux savoirs réflexifs qui, aux marges de la verbalisation qui réduit les états en mots, favorisent les méditations sur les mots de la langue, encouragent les innovations dans l’ordre syntaxique, font la part belle à l’approche métalinguistique du langage, conduisent les savants à s’impliquer toujours davantage dans leur propre science. On pense aussi aux savoirs déductifs faits d’opérations rationnelles par lesquelles on conclut une affirmation à partir de prémisses sans avoir recours à l’expérience et selon des procédures arrêtées et qui contribuent grandement à une formalisation logique de la pensée. L’opération se fait au moyen d’une double transformation ou, plus précisément, de deux procès de sémantisation: le premier consiste à verbaliser les présages, le second à associer le résultat de ce premier procès avec l’oracle correspondant.
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Cette observation des faits mésopotamiens ne fait que confirmer l’une des grandes thèses de Gaston Bachelard: il n’y a jamais, à aucune époque, une unique épistémè pour définir les conditions de possibilité d’un savoir. La trivialité du propos n’aura échappé à personne. Cela étant, par l’appropriation des présages à l’univers de l’écriture, et voici probablement la grande nouveauté du temps, on est passé d’une science qui se bornait à rendre compte, à une science qui sait expliquer le comment des choses. En mobilisant les savoirs de l’écriture au service de la divination, les devins se mettent en effet en position d’expliquer et la manière dont les présages sont construits et la nature des liens qui les unissent aux oracles. Les Mésopotamiens croient en l’identité de nature et d’essence entre le nom et ce qu’il désigne, une identité qui entraîne leur ressemblance. N’arrivant à l’existence qu’une fois nommé, le réel est assigné dans le terme qui l’exprime. Or, il est très vite perçu que le sens naît, en réalité, du signe graphique, les valeurs qui sont les siennes ne servant que de relais entre lui-même et le concept ou la chose. Les mots de la langue devenant comme prisonniers des signes d’écriture, il est désormais deux modèles de pouvoir en Mésopotamie, celui qui relève du divin, fondé sur la parole, et celui qui est propre à l’humain, fondé sur l’écriture. L’homme a, désormais, d’une certaine façon, un moyen d’agir à terme sur l’action des dieux, l’écriture ayant le pouvoir de défaire l’ordre des mots et donc l’ordre des choses. L’identification des présages à des signes d’écriture se pose donc comme le complément indispensable de la verbalisation. L’idée de la toute puissance des causes et des raisons naturelles étant prise en défaut, l’ordre général des choses n’étant plus totalement soustrait à la volonté des hommes, l’intervention transformatrice de ces derniers favorise, en ultime analyse, la plus grande cohésion du milieu des praticiens et des savants. Le statut du devin dans la société doit en être valorisé. Il n’est plus fait appel, par exemple, à une divinité technicienne pour intercéder entre les dieux et les spécialistes. Bibliographie Blanché, Robert, Structures intellectuelles, Paris: Vrin, 1969. Christin, Anne-Marie, Histoire de l’écriture, Paris: Flammarion, 2001. Glassner, Jean-Jacques, « Naram-Sîn poliorcète, les avatars d’une sentence divinatoire », Revue d’Assyriologie, 77, 1983, 3–10.
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———, « La leçon d’un devin paléo-babylonien », Revue d’Assyriologie, 98, 2004, 63–80. ———, « Le corps écrit », dans Du Corps au Texte, (éds. B. Baptandier et G. Charuty, Nanterre : Société d’Ethnologie), 185–206. ———, « La fabrique des présages en Mésopotamie: la sémiologie des devins », dans Signes, rites et destin dans les sociétés de la Méditerranée ancienne. Actes du colloque des 16–17 octobre 2005, (éds. Stella Georgoudi, Renée Koch-Piettre et Francis Schmidt, Leyde: Brill), sous presse. Koch-Westenholz, Ulla, Babylonian Liver Omens, Copenhague: Carsten Niebuhr Institute, University of Copenhagen, 2000. Thompson, Reginald Campbell, Cuneiform Texts in the British Museum, 20, Londres, 1904.
פשרET פרש, ESSÉNIENS ET PHARISIENS : DEUX INTERPRÉTATIONS DE L’ÉCRITURE André Lemaire École Pratique des Hautes Études, Paris Le judaïsme d’époque hellénistique et romaine se caractérise par l’importance du rôle joué par un certain nombre de livres qui forment, de plus en plus, une littérature classique de référence qui aboutira bientôt à la délimitation d’un canon des écritures vers la fin du Ier s. de notre ère.1 À la suite de la mission d’Esdras vers 398 avant notre ère,2 l’officialisation du texte de la Torah comme représentant les traditions juives authentiques – que les autorités impériales perses puis hellénistiques s’engagèrent à respecter – entraîna la fixation du texte de la Loi/ νόμος, fixation nécessaire si on voulait que ce texte serve de référence non seulement au peuple juif mais aussi à ses « autorités de tutelle ». Après la crise maccabéenne, le renouveau du judaïsme s’appuiera sur ces textes fondamentaux qui avaient été menacés de disparition. Le judaïsme se transforma ainsi, peu à peu, en « religion du livre ». Dès lors, pour que les traditions juives puissent s’adapter à de nouvelles circonstances historiques, à défaut de pouvoir modifier discrètement mais efficacement les textes juridiques anciens – comme cela avait été fait pendant des siècles –,3 il fallut adapter ces anciennes traditions en accordant de plus en plus d’importance à leur interprétation. Comme
1 Sur la situation à Qoumrân, cf. par exemple E. Ulrich, « Qumran and the Canon of the Old Testament », dans The Biblical Canons (éds. J.-M. Auwers et H. J. de Jonge, Louvain, 2003), 57–80. 2 Pour cette datation, cf. A. Lemaire, « La fin de la première période perse en Égypte et la chronologie judéenne vers 400 av. J.-C », Transeuphratène, 9, 1995, 51–62. 3 Cela a été très bien mis en valeur par B. Levinson, Deuteronomy and the Hermeneutics of Legal Innovation, Oxford, 1998 ; idem, « The Manumission of Hermeneutics : The Slave Laws of the Pentateuch as a Challenge to Contemporary Pentateuchal Theory », dans Congress Volume Leiden 2004 (éd. A. Lemaire, Leyde, 2006), 281–324 ; idem, « “Du sollst nicht hinzufügen und nicht wegnehmen” (Dtn 13,1) : Rechtsreform und Hermeneutik in der Hebräischen Bibel », Zeitschrift für Theologie und Kirche, 103, 2006, 157–183 ; idem, Theory and Method in Biblical and Cuneiform Law. Revision, Interpolation and Development, Sheffield, 2006.
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l’écrit B. Levinson : « Thus it was the formative canon itself which fostered critical reflection on the textual tradition and resulted in intellectual freedom ».4 Aussi n’est-il pas étonnant que l’époque hellénistique ait bientôt vu se développer en Judée une institution caractéristique de la recherche et de l’enseignement d’une interprétation adaptée de la Torah : la beit midrash, attestée au moins dès le iie s. avant notre ère avec le livre de Ben Sira.5 Le problème fondamental de l’adaptation/interprétation de la Torah va assez vite entraîner la naissance de plusieurs écoles d’interprétation, en particulier des trois « philosophies » présentées par l’historien juif Flavius Josèphe (BJ II. 119–164 ; AJ XVIII. 11–22) : Esséniens, Pharisiens et Sadducéens. Tout en se référant au même texte, ces trois mouvements ou écoles philosophiques aboutiront à des interprétations concrètes parfois différentes, en partie liées à des différences de méthodes d’exégèse. Nous avons récemment essayé de mettre en lumière l’importance accordée à l’écriture dans la tradition essénienne tandis que la tradition pharisienne se transmettait essentiellement, au moins jusqu’en 70, de manière orale.6 Nous voudrions offrir ici, à notre collègue Francis Schmidt, une modeste recherche sur une autre différence, caractérisée par deux racines assez proches phonétiquement, entre la méthode d’exégèse essénienne et la méthode pharisienne. פשרdans la tradition essénienne
Depuis la découverte des manuscrits de Qoumrân et spécialement la publication dès 1950 du Péshèr d’Habacuc,7 il est tout à fait clair que le terme hébreu péshèr est caractéristique de l’exégèse qoumranienne des textes bibliques, spécialement des livres prophétiques. En effet, on reconnaît aujourd’hui, parmi les manuscrits parvenus jusqu’à nous dans un état plus ou moins fragmentaire, outre le péshèr d’Habacuc déjà cité, un péshèr des livres de la Genèse, d’Isaïe, d’Osée, de Michée, de Nahum, B. Levinson, « “Du sollst nich” », 183. Si 51.23. Cf. récemment M. Gilbert, « Venez à mon école (Si 51,13–30) », dans Auf den Spuren der schriftgelehrten Weisen. Festschrift für Johannes Marböck (éd. I. Fischer et al., Berlin, 2003), 283–290. 6 A. Lemaire, « Lire, écrire, étudier à Qoumrân et ailleurs », dans Qoumrân et le judaïsme du tournant de notre ère. Actes de la Table Ronde, Collège de France, 16 novembre 2004 (éd. A Lemaire et S. Mimouni, Paris, Louvain, 2006), 63–79. 7 M. Burrows, J. C. Trever et W. H. Brownlee, éd., The Dead Sea Scrolls of St. Mark’s Monastery, I : The Isaiah Manuscript and the Habakkuk Commentary, New Haven, 1950. 4 5
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de Sophonie, de Malachie ( ?), des Psaumes et même un péshèr sur les périodes (4Q180–181) et, peut-être, un péshèr sur le véritable Israël (4Q239) tandis que le mot se retrouvait apparemment dans d’autres fragments exégétiques difficiles à classer (cf., par exemple, 4Q177 et, peut-être, 4Q182). Le mot hébreu péshèr est un hapax de la Bible hébraïque (Qo 8.1). Cependant le mot araméen correspondant est fréquent dans le livre de Daniel (Dn 2.4,7,9. . . .) où l’on rencontre souvent les syntagmes פשר מלתא, « l’interprétation de la parole/chose » (Dn 5.15,26) et פשרה, « son interprétation ». Il y est généralement associé à la sagesse mantique.8 Péshèr est très fréquent dans les manuscrits de Qoumrân : on l’y rencontre plus d’une centaine de fois, essentiellement dans l’expression פשרו על. . . ou dans le syntagme פשר הדבר. Dès lors, on comprend que les pesharim aient depuis longtemps retenu l’attention des qoumranologues et qu’ils aient essayé de préciser un genre littéraire qui semble si caractéristique des manuscrits de Qoumrân.9 De façon schématique, le péshèr comporte trois éléments : la citation du texte (biblique) commenté,10 la formule d’introduction פשרו על, « son interprétation concerne », ou une formule similaire, et une application du texte à une réalité contemporaine. De façon assez classique, on distingue surtout trois types de péshèr : le péshèr continu, le péshèr thématique, parfois proche du midrash (cf., par exemple 11Q13 : Melkisedeq) et le péshèr isolé.
Cf. récemment S. C. Jones, « Qohelet’s Courtly Wisdom : Ecclesiastes 8:1–9 », The Catholic Biblical Quaterly, 68, 2006, 212–217. 9 Cf. par exemple J. Carmignac, « Interprétation de prophètes et de psaumes », dans Les textes de Qumrân traduits et annotés II (éd. J. Carmignac et al., Paris, 1963), 46–48 ; M. Horgan, Pesharim : Qumran Interpretation of Biblical Books, Washington, 1979 ; G. J. Brooke, « Qumran Pesher : Toward the Redefinition of a Genre », Revue de Qumrân, 10, 1979–1981, 483–503 ; D Dimant, « Pesharim. Qumran », dans Anchor Bible Dictionary V (éd. D. Freedman, New York, 1992), 244–251 ; G. J. Brooke, « The Pesharim and the Origins of the Dead Sea Scrolls », dans Methods of Investigation of the Dead Sea Scrolls and the Khirbet Qumran Site (éd. M. Wise et al., New York, 1994), 332–352 ; S. L. Berrin, « Pesharim » et « Pesher Nahum », dans Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls (éd. L. Schiffman et J. VanderKam, Oxford, 2000), 644–647 et 653–655 ; M. J. Bernstein, « Pesher Habakkuk », « Pesher Hosea », « Pesher Isaiah » et « Pesher Psalms », ibidem, 647–653 et 655–656 ; T. H. Lim, Pesharim, Sheffield, 2002. 10 Cf. M. J. Bernstein, « Introductory Formulas for Citation and Recitation of Biblical Verses in the Qumran Pesharim : Observation on a Pesher Technique », Dead Sea Discoveries 1, 1994, 30–70. Sur la prudence dans l’utilisation de la citation en matière de critique textuelle, cf. T. H. Lim, « Biblical Quotations in the Pesharim and the Text of the Bible – Methodological Considerations », dans The Bible as a Book : The Hebrew Bible and the Judaean Desert Discoveries (éd. E. Herbert et E. Tov, Londres, 2002), 71–79. 8
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On remarquera que « the fact that each of the extant pesharim is represented by a single copy may strengthen the hypothesis that only a single authoritative version of pesher was in effect at any one time ».11 D’une manière plus précise, le fait que ces commentaires soient uniques pourrait révéler qu’ils représentent « en quelque sorte, le livre du maître contenant les idées qu’il veut transmettre à ses disciples ».12 La méthode exégétique de ces pesharim semble souvent basée sur des interprétations symboliques voire allégoriques donnant la correspondance entre les expressions du texte désignant des réalités du passé et leur équivalence dans le monde contemporain. Ainsi, les « Kittîm » sont, en fait, les « Romains », le « Liban », la communauté . . . Même s’il y a parfois divergence d’interprétation historique de la part des exégètes actuels, parmi les divers manuscrits de Qoumrân, ce sont les pesharim qui présentent généralement le plus de références ou d’allusions à des événements historiques contemporains.13 J. Carmignac avait déjà assez bien caractérisé ce genre littéraire : « L’auteur ne cherche pas à composer un commentaire, qui aiderait à mieux comprendre le texte biblique ; il ne réalise pas non plus un midrash, c’est-à-dire des gloses édifiantes destinées à mettre en valeur la parole de Dieu. Son intention réelle est caractérisée par l’emploi constant du terme péshèr, “interprétation”, que les chapitres 2, 4, 5, 7 de Daniel utilisent à propos de l’interprétation des songes. Tout comme Daniel révèle le sens profond des symboles aperçus en rêve, l’auteur d’un péshèr essaie de révéler le sens caché et mystérieux des textes prophétiques . . . Autrement dit, le péshèr néglige délibérément le sens littéral voulu par l’auteur ancien, et il suppose artificiellement que les paroles à “interpréter” sont des allégories décrivant en termes voilés une réalité différente, qu’il a mission de tirer au clair ».14 Pour aboutir à cette « lecture » des événements contemporains, le péshèr utilise des techniques exégétiques connues ailleurs, en particulier chez Philon et dans les midrashim rabbiniques : calquer l’interprétation sur le modèle de la citation, jouer sur les mots (en particulier paronomase), atomiser chaque mot ou expression, parfois vocaliser différemment et rapprocher d’autres citations bibliques.15
S. L. Berrin, « Pesharim », 645. A. Lemaire, « Lire, écrire, étudier », 65. 13 Cf. par exemple J. H. Charlesworth, The Pesharim and Qumran History : Chaos or Consensus ?, Grand Rapids, Cambridge, 2002. 14 J. Carmignac, « Interprétation », 46. 15 Cf. G. J. Brooke, Exegesis at Qumran, Sheffield, 1985. 11 12
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D’après l’emploi parallèle fréquent dans l’araméen de Daniel et celui de pišru en accadien, le terme hébreu péshèr apparaît avoir été d’abord utilisé dans le cadre de la mantique et de l’interprétation des rêves.16 Dans ce contexte, on comprend que ce genre littéraire soit surtout attesté pour des écrits prophétiques. D’une certaine manière, il se pourrait que ce type d’exégèse essénienne ait été, au moins en partie, lié à la réputation de certains Esséniens comme prophètes/devins (cf. BJ I. 78–80 ; II. 113 ; AJ XIII. 311–313 ; XV. 373–379). Ce type d’exégèse n’était apparemment pas le seul qui ait été pratiqué à Qoumrân : certains textes, en particulier le Rouleau du Temple (11Q19) supposent aussi l’existence d’une certaine exégèse de type halakhique. On notera, cependant, que le manuscrit 4Q159 (= 4QOrdonnances), qui semblait révéler que le genre péshèr pouvait aussi comporter des interprétations halakhiques se référant au paiement du demi-sicle du sanctuaire et à diverses applications législatives,17 ne peut probablement pas être interprété ainsi. En effet, le mot péshèr n’apparaît que deux fois dans ce texte et les deux fois dans le fragment 5, très fragmentaire et dans un contexte très difficile à préciser ; de fait, on a proposé de rattacher ce fragment 5 à un autre manuscrit, peut-être un péshèr de Lv 16.1.18 פרשet les Pharisiens
Le nom même des « Pharisiens » n’a cessé d’intriguer les commentateurs : la plupart d’entre eux le rattachent au verbe hébreu et araméen פרש, « séparer »,19 avec une connotation positive ou négative. De fait, le verbe araméen פרש, avec le sens de « séparer », le plus souvent suivi de la préposition ( מן1Q20 XIV 12, XXI 5.7 . . .), semble attesté
16 J. C. VanderKam, « Mantic Wisdom in the Dead Sea Scrolls », Dead Sea Discoveries, 4, 1997, 336–353. 17 Cf. J. M. Allegro, Qumran Cave 4 (I) [4Q 158–4Q 186], Oxford, Clarendon (DJD V), 1968, 6–9 et pl. II ; J. Strugnell, « Notes en marge du volume V des Discoveries in the Judaean Desert of Jordan », Revue de Qumrân, 7.26, 1970, 175–179. 18 F. D. Weinert, « 4Q159 : Legislation for an Essene Community outside of Qumran », Journal for the Study of Judaism, 5, 1974, 203 ; L. H. Schiffman, Sectarian Law in the Dead Sea Scrolls, Chico, 1983, 55–65 ; idem, « Ordinances and Rules (4Q159 = 4QOrda, 4Q513 = 4QOrdo », dans Rule of the Community and Related Documents (éd. J. Charlesworth, Tübingen, 1994), 145, 157. 19 Cf. encore récemment F. Böhl, « Pharisäer », dans Neues Bibel-Lexikon 11 (éd. M. Görg et B. Lang, Zurich, Dusseldorf, 1997), 134–136 et spécialement « Abgesonderter, Separatist », 134.
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une dizaine de fois à Qoumrân, tandis que le correspondant hébreu, employé avec la même préposition, décrit la séparation du groupe de Qoumrân du reste du peuple en 4QMMT / 397 14–21, 7, si bien qu’on serait tenté de dire que c’est ce groupe qui semble se définir comme les « séparés ». De plus, si l’on peut comprendre que le groupe de Qoumrân ait pu se désigner comme les « séparés » du reste du peuple car il s’était mis, au moins en partie, à l’écart des autorités politiques et du temple de Jérusalem, l’idéologie pharisienne semble avoir été très différente et, au dire de Flavius Josèphe, loin de s’en séparer, les Pharisiens réussirent souvent à imposer leur interprétation à tous les autres Juifs. Enfin, aussi bien en hébreu qu’en araméen, la vocalisation du participe en a-i semble plutôt correspondre à un participe actif qu’à un passif, c’est-à-dire qu’il faudrait alors comprendre φαρισαῖοι comme des « séparateurs » plutôt que des « séparés ». Face à ces difficultés, on doit souligner que, dans les autres occurrences qoumraniennes, le verbe hébreu פרשsemble plutôt signifier « préciser, spécifier » (4Q177 1–4, 11 ; 4Q414 2 ii 4, 7 ; 4Q512 42–44 ii 4) ou « exposer/expliquer » (4Q417 1/2 i 10.11 ; 4Q417 14, 4), sens qui semblent déjà attestés au qal et au pual en hébreu biblique. Bien plus, le syntagme פירוש התורה, « l’interprétation exacte de la Torah », est attesté plusieurs fois dans le Document de Damas (CD IV 8 ; VI 14.18.20 ; XIII 6).20 Ce phénomène laisse entendre qu’une autre explication du nom φαρισαῖοςest a priori possible. De fait, il y a déjà plus de vingt ans, dans un article consacré à ce problème, A. I. Baumgarten a rappelé que, alors qu’aucune source juive ancienne ne propose d’explication pour le nom des Pharisiens, Flavius Josèphe les caractérise souvent à l’aide du mot grec ἀκρίβεια, « précision, exactitude, acribie, rigueur », ou de termes se rattachant à ce mot.21 D’une certaine manière, Josèphe présente les Pharisiens comme le parti de l’ἀκρίβεια (BJ I. 108 ; II. 162 ; Vita 191 ; AJ XVII. 41).22
20 Cf. par exemple S. D. Fraade, « Interpretative Authority in the Studying Community at Qumran », Journal of Jewish Studies, 44, 1993, 46–69. 21 A. I. Baumgarten, « The Name of the Pharisees », Journal of Biblical Literature, 102, 1983, 411–428. 22 Ce passage a parfois été attribué à Nicolas de Damas mais D. S. Williams a montré (« Josephus or Nicolaus on the Pharisees? », Revue des Études Juives, 156, 1997, 48–58) que, même si une source a pu être utilisée, ce passage est bien de la main de Flavius Josèphe.
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Cette caractérisation des Pharisiens semble confirmée par les Actes des Apôtres : en Ac 26.5, l’auteur des Actes met dans la bouche de Paul la déclaration : « J’ai vécu selon la tendance la plus stricte (ἀκριβεστάτηναρεσιν) de notre religion, en pharisien » et déjà en Ac 22.3 : « Aux pieds de Gamaliel, j’ai été élevé selon l’exactitude de la Loi ancestrale (κατὰἀκρίβειαντοῦπατρῴου) ». Ces témoignages directs ont d’autant plus de poids qu’ils proviennent de quelqu’un qui s’affirme clairement « pharisien, fils de pharisien » (Ac 23.6 ; cf. Ph 3.5 κατὰνόμονΦαρισαῖος).23 Le rapprochement de ces diverses citations fait clairement apparaître une sorte d’équivalence entre l’ἀκρίβεια et le mouvement pharisien. Avec A. I. Baumgarten et plusieurs commentateurs, 24 on admettra qu’ἀκρίβεια semble bien pouvoir évoquer à lui seul le parti des pharisiens, la dénomination φαρισαῖος. Même si elle n’est pas univoque, comme l’a souligné S. Mason,25 cette association d’ἀκρίβεια et de φαρισαῖος suppose que ce dernier mot était vraisemblablement rattaché au participe présent du verbe פרש, « préciser, exposer, expliquer, interpréter » que nous avons vu plus haut bien attesté à Qoumrân. Il désigne donc vraisemblablement les Pharisiens comme des « ‘préciseurs’, interprètes rigoureux » de la Loi.26 Comme les textes rabbiniques attesִ ְפ,27 φαρισαῖοι dérive plutôt, tent l’emploi du terme hébreu ָפרוּש/רוּשים ָ ְפ ִר/ ָפר. vraisemblablement, du pluriel araméen ישיָ א Ajoutons tout de suite qu’Ac 22.3 ; 26.5 et Ph 3.5–6 révèlent que cette ἀκρίβεια concerne précisément l’interprétation de la Loi (cf. aussi Ac 21.20),28 c’est-à-dire la manière dont il faut agir, la halakhah. Cette 23 Le nom « pharisien » semble donc revendiqué avec fierté par les membres de ce mouvement : cf. M. Goodman, « A Note on Josephus, the Pharisees and Ancestral Tradition », Journal of Jewish Studies 50, 1999, 18–19. 24 Cf. G. F. Moore, Judaism in the First Centuries of the Christian Era I, Cambridge, 1927, 62 (mention de cette interprétation comme une possibilité). 25 S. Mason, Flavius Josephus on the Pharisees : A Composition-Critical Study, Leyde, 1991, 115 (cf. cependant ibidem 92, 95, 131 et 373). 26 Cf. I. Heinemann, « The Development of the Technical Terminology for the Interpretation of the Bible, II, PRŠ », Leshonenu 15, 1946–1947, 112. Assez paradoxalement cette interprétation n’apparaît plus comme la plus vraisemblable dans A. I. Baumgarten, « Pharisees », dans Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls (éd. L. Schiffman et J. VanderKam, Oxford, 2000), 657–663. Voir en particulier 657 : « Separatists » ; et 659 : « Perhaps the Pharisees also offered a play on the name of their group, understanding it as “specifiers” in order to underline their claim to acribeia ». 27 Cf. par exemple E. Rivkin, « Defining the Pharisees : The Tannaitic Sources », Hebrew Union College Annual, 40–41, 1969–1970, 205–249. 28 Cf., dans le même sens, les remarques de P. Mandel, « Scriptural Exegesis and the Pharisees in Josephus », Journal of Jewish Studies, 58, 2007, 19–32.
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centralité de la tradition pharisienne est indirectement confirmée par l’appellation polémique דורשי חלקות, « chercheurs/interprètes de flatteries » des manuscrits de Qoumrân (1QHa X,15.32.34 ; 4Q163, 23 ii 10 ; 4Q169, 3–4 i 2.7 ; ii 2.4 ; iii 3.6–7). 29 Elle implique que le cœur de l’enseignement pharisien, essentiellement oral, concernait la Torah et les coutumes et pratiques juives précises qui en découlaient. Les Pharisiens étaient, de fait, la référence en matière de halakhah ; ce sont eux qui étaient réputés pour leur précision dans l’interprétation de la Loi, pour leur jurisprudence, comme le soulignent Flavius Josèphe (BJ II. 162 ; AJ XVIII. 15.17 ; cf. XIII. 288–298.401 ; Vita 191) et les évangiles (Mt 23.2 : « Les scribes et les Pharisiens siègent dans la chaire de Moïse : faites donc et observez tout ce qu’ils peuvent vous dire . . . »). Le verbe hébreu biblique פרשqui, au qal, signifie « donner une directive » correspond donc tout à fait au type d’enseignement de la tradition pharisienne. Ce n’est que plus tard, à l’époque des Amoraïm (ca. 200–500) que פירושen viendra à désigner, de façon plus générale, l’interprétation et le commentaire des Écritures. Ainsi non seulement le style mais aussi le contenu de l’enseignement transmis par les Pharisiens semblent-ils avoir été assez différents ou, au moins, comporter des accents différents de ceux des Esséniens. Alors que ces derniers semblent avoir été caractérisés, au moins en partie, par la pratique du פשר/péshèr, « interprétation » essentiellement tournée vers l’actualisation des oracles prophétiques, l’enseignement pharisien paraît avoir été exprimé par le verbe פרש, « préciser, spécifier, donner une directive », et centré sur la pratique liée à la stricte observance de la Torah, c’est-à-dire à la jurisprudence/halakhah.
29 Avec un jeu de mot visant ceux qui se proclamaient probablement doršey halâkôt. Cf. J. M. Baumgarten, « The Unwritten Law in the Pre-Rabbinic Period », Journal for the Study of Judaism, 3, 1972, 26, n. 1; A. I. Baumgarten, « Seekers after the Smooth Things », dans Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls (éd. L. Schiffman et J. VanderKam, Oxford, 2000), 857–859 ; L. H. Schiffman, « The Pharisees and Their Legal Traditions According to the Dead Sea Scrolls », Dead Sea Discoveries, 8, 2001, 266, 269 ; J. C. VanderKam, « Those Who Look for Smooth Things, Pharisees, and Oral Law », dans Emanuel. Studies in Hebrew Bible, Septuagint, and Dead Sea Scrolls in Honour of Emanuel Tov (éd. S. Paul et al., Leyde, 2003), 466–467.
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ON RIGHTEOUS AND SINNERS: 4Q181 RECONSIDERED Devorah Dimant University of Haifa For Francis
( ִאישׁ ׂא ֵהב ָח ְכ ָמהProv 29.3) The text designated 4Q181 was first published by John Allegro, without title, more than forty years ago.1 Written in Herodian hand the manuscript has survived only in three fragments, two legible ones of medium size and one tiny piece with only one letter visible. But until now the manuscript eluded precise definition. The first editor did not supply commentary, and in his long review of DJD 5 John Strugnell offered only a few corrections to the initial publication.2 Previous research has been interested in this text mainly to clarify its relationship to 4Q180, due to the close similarity between 4Q181 2 1–4 and 4Q180 1 5, 8–9. It led Józef Milik to consider the two manuscripts copies of one and the same work. Accordingly he produced a single composite edition of the two manuscripts.3 A detailed critique of Milik’s arguments I published thirty years ago shows that on grounds of material as well as subject-matter his reconstruction is untenable.4 Milik’s approach misrepresented the two texts, and it also blurred the distinctive character of 4Q181: since 4Q180 attracted most attention 4Q181 was somewhat neglected. My own discussion of 4Q181 remained the only detailed examination of this text as a separate work.5 Regrettably, the critique 1 Cf. J. M. Allegro, The Annual of Leeds University Oriental Society, 4, 1962–3, 3–5; idem, Qumran Cave 4 I (4Q158–4Q186), (DJD 5; Oxford: Clarendon Press, 1969), 77–79 (plate XVIII). 2 Cf. J. Strugnell, “Notes en marge du volume V des ‘Discoveries in the Judaean Desert of Jordan’ ”, Revue de Qumran (RQ ), 7, 1970, 254–255. 3 J. T. Milik, “Milkî-Éedeq et Milkî-reša{ dans les anciens écrits juifs et chrétiens”, Journal of Jewish Studies ( JJS ), 23, 1972, 112–124; idem, The Books of Enoch, Oxford, 1976, 248–252. 4 Cf. D. Dimant, “The ‘Pesher on the Periods’ (4Q180) and 4Q181”, Israel Oriental Studies (IOS ), 9, 1979, 77–102. Huggins rejects Milik’s reconstruction on thematic considerations. Cf. R. V. Huggins, “A Canonical ‘Book of Periods’ at Qumran?”, RQ , 15, 1992, 421–436. See Discussion below. 5 Cf. Dimant, “The ‘Pesher on the Periods’ ” (n. 4 above), 87–91, 99–101.
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I offered of Milik’s composite text was largely overlooked and several publications of wide circulation have since adopted Milik’s view and treated 4Q180 and 4Q181 as a single work.6 It is therefore not out of place to offer a fresh examination of 4Q181 as a text in its own right. This would also permit the use of recent publications and the data supplied by the entire library of Qumran, not available for study when earlier discussions were written. Such an updated study will provide an opportunity to re-edit the text and to consider once more the arguments in favour of separating 4Q180 and 4Q181.7 4Q181 Fragment 2 [ המלאכים אשר באו אלvac ]אברה[ ̇ם ]עד הולי[ ̊ד י̇ שחק ]את עשרים הדורות [ גבור]ים ̇ ]בנות [ ̇האדם וילד]ו[ להמה [ ]]א[ת ישראל בשבעים השבוע ל [ ]◦ ו̇ אוהבי עולה ומנחילי אשמה [ ]◦◦ש ̇ לעיני כול יודעיו [ ]חקר ̊ ולטובו אין [ מדע]ת ̇ אלה נפלאו [ ]◦ ̇תכנם באמתו [ ]קצותם ̊ בכול [ בריאותיה]ם
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
6 Cf. Émile Puech, “Notes sur le manuscrit de 11QMelkisédek”, RQ , 12, 1987, 508–509; idem, La Croyance des esséniens de la vie future (Paris: Gabalda, 1993) vol. 2, 526–529; J. J. M. Roberts, “Wicked and Holy (4Q180–4Q181)”, in J. H. Charlesworth (ed.), The Dead Sea Scrolls: vol. 2, Damascus Document, War Scroll and Related Documents (Tübingen-Westminster: J. C. B. Mohr-John Knox Press, 1995), 204–213; M. O. Wise, M. G. Abegg and E. M. Cook, The Dead Sea Scrolls – A New Translation (San Francisco: Harper, 20052), 209–210. In the recent collection published by D. W. Parry and E. Tov, The Dead Sea Scrolls Reader: part 2, Exegetical Texts (Leiden-Boston: Brill, 2004), 22, 24, 4Q181 is labelled Ages of Creation B while 4Q180 is called Ages of Creation A. This practice is followed in E. Tov, The Dead Sea Electronic Library (Brigham Young University, Leiden: Brill, Revised edition 2006). 7 The comments below are not meant to replace my observations in “The ‘Pesher on the Periods’ ” (n. 4 above), 99–101, which are still valid, but to supplement them with fresh material and arguments.
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Notes on reading8 This fragment has preserved the lower right part of a column, together with a good bit of the right margin. As noted by Strugnell, the unusual width of this margin suggests that the column stood at the beginning of the work.9 By contrast, the column preserved in the fragment numbered 1 was preceded by another column, as seen from the surviving letter at the end of its first line, so it cannot have come from the initial part of the work. Given these material indications fragment 2 should be placed first, as it is presented here.10 Only the lower section of fragment 2 has survived, and since none of the extant fragments has preserved a full column it is difficult to tell how much text at the beginning has been lost.11 Nevertheless, the surviving first lines of 4Q181 1 1–2, probably quoting 4Q180 1 4–9 or a similar work, must have stood very close to the beginning of the present writing. This datum is an important clue to the structure of the work under consideration, and to the place and function in 4Q181 of the lines parallel to 4Q180 1 5, 8–9. See Discussion below. ̊ – ] [ ̇ם ]עד הוליM restores ]לאברה[ ̇ם, at the beginning 1 [ד י̇ שחק of the phrase, a restoration accepted by D, R, G. But the lacuna can accommodate only four letter-spaces. Although only the lower small end of the final mem is preserved the reading is plausible due to its pointed square shape and position well below the remaining letters. Less certain is the reading of the daleth because it too survived only in
8 Abbreviations used in these notes: A – Allegro’s DJD edition cited in n. 1 above; S – Strugnell’s corrections to the DJD edition cited in n. 2 above; M – Milik’s edition in JJS 23 113–114, cited in n. 3 above; D – Dimant’s edition cited in n. 4 above; R – Roberts’ edition cited in n. 6 above; P – Puech’s readings noted in La Croyance, cited in n. 6 above, vol. 2, 527–530 notes 26–33 (Puech translates the composite text of Milik); G – the edition produced by F. García Martínez and E. J. C. Tigchelaar, The Dead Sea Scrolls Study Edition (Leiden-Boston: Brill, 1995), 372, 374. The edition published in Parry and Tov, The Dead Sea Scrolls Reader: part 2 (n. 6. above), reproduces Allegro’s text without any of the improvements and changes proposed by subsequent editions, except for interweaving the two fragments with those of 4Q180. 9 Cf. Strugnell, “Notes en marge”, (n. 2 above), p. 254. It is followed by Milik, “MilkîÉedeq”, (n. 3 above), 113, and Puech, La Croyance (n. 6 above), vol. 2, 527 n. 23. 10 As already suggested by Strugnell, “Notes en marge”, (n. 2 above), 254. 11 On the basis of his view that the two manuscripts are the same work, and therefore the same text, Milik assumed that two lines are missing at the beginning. See Milik, “Milkî-Éedeq” (n. 3 above), p. 112. This opinion is adopted by Puech, La Croyance (n. 6 above), vol. 2, p. 527, n. 25. Cf. Discussion below.
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a small tip below the line. Giving the uncertainties of the reading, the restorations are based on the parallel in 4Q180 1 4–5. [ המלאכים אשר באו אלvac – ]את עשרים הדורותrestoring the parallel text from 4Q180 5, 8. Note that in 4Q180 this parallel section has an additional blank line and the words ( פשר על4Q180 l 6–7) which do not fit into this line of 4Q181.
עשרים – ]את עשרים הדורותfollows the original reading of A in 4Q180 1 5, read also by P. הדורותadopts the restoration proposed by D, P for 4Q180 1 5. 2 – ]בנות [ ̇האדםThis five letter spaces restoration is adopted by all the editions. However, it presents a material difficulty since the lacuna may accommodate only three or four letter spaces.12 This restoration is nevertheless retained here since it is the only one which fits with the explicit quotation of Gen 6.4. Perhaps the letters of the word בנות were written in a compressed manner. See Comment. 3 – השבועAgainst A’s השביע. Thus already M, followed by D, R, P, G. Although the waw and yod are fairly similar in this manuscript, they can still be distinguished, the waw being longer, thinner and straighter. Cf. the note on reading נפלאוin 4Q181 2 7. 4 ] – ◦◦ ̇שP reads ] ומשbut only undecipherable traces remain of the first two letters.
֯ – A small tip survives of the resh, but the first two letters and the ]חקר context render the reading certain. 7 – נפלאוThus D. A, followed by M, R, P, G, read נפלאי. However the waw is clear and well distinguished from the yod. Compare it with the shorter and wider yod in ( יודעיוl. 5), ( איןl.6). Cf. comment on this word below. 8 ]◦ תכנם – ̇תכנם באמתוwith A, M, D, P rather than סכנם, suggested by S and accepted by R. Although the taw is only partly preserved it is clear and preferable to a samekh.13 It was written with a slightly longer horizontal stroke at the bottom of the left leg, protruding to the right As pointed out by my colleague Ingo Kottsieper. He suggests the restoration ]בני [האדם. However, while such a restoration may fit better with the material data, it is ill fitted with the biblical quotation. 13 See Puech, La Croyance (n. 6 above), vol. 2, 528 n. 28. 12
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and the left. This shape of the taw seems to be peculiar to the present scribe. Compare the similar protruding stroke in other occurrences of this letter, for instance, in ( את4Q181 1 1) and ( נדתם4Q181 1 2). The remains of the letter before the lacuna were read as waw by A and all subsequent editions. However, the surviving vertical stroke is slightly curved, differing from the straight vertical stroke of a waw. In addition, it has a slightly curved head instead of the pointed one typical of waw. Translation 1 [Abraha]m [until he bego]t Isaac [the twenty generations vac The angels who came to] 2 [the daughters of ] men and they bar[e] unto them gian[ts ] 3 [ ] Israel. In the seventy weeks [ ] 4 and lovers of iniquity and those who give guilt as inheritance[ ] 5 in the sight of all who know Him . . . [ ] 6 and His goodness is unfathomable[ ] 7 these are too wondrous to be know[n ] 8 He established them with His truth [ ] 9 in all their extremities[ ] 10 [thei]r creations[ ]
Comments14 ll. 1–2 – The surviving words in these lines are very close to 4Q180 1 5, 8. Isaac ()ישחק, mentioned in 4Q181 2 1, appears in 4Q180 1 5. The quotation of Gen 6.4 in 4Q181 2 2 ()וילד]ו[ להמה גבור]ים, referring to the Daughters of Men bearing giants, appears verbatim in 4Q180 1 8. However, 4Q181 2 contains additional elements that are absent from 4Q180 1 and cannot be fitted into 4Q180 1 parallel lines, like the reference to Israel and the seventy year-weeks in 181 2 3. Other small details in 4Q181 2 1–4 do not match 4Q180 1 5–9 either (cf. the comments to these lines). Yet the allusion to the giant offspring of the union of the Angels and the Daughters of Men is evidently identical. This tradition, built on Gen 6.1–4, is developed in detail in
14 The following abbreviations are used in the comments: BDB = F. Brown, S. R. Driver and C. A. Briggs, Hebrew and English Lexicon of the Old Testament (Oxford: Clarendon press, 1972[1953]); DCH = D. J. A. Clines, The Dictionary of Classical Hebrew (Sheffield: Academic Press, 1993–2001); HALOT = L. Koehler et W. Baumgartner, The Hebrew and Aramaic Lexicon of the Old Testament, revised edition (Leiden-New York-Köln: Brill, 1994–2000); ThWAT = G. J. Botterweck, H. Ringgren, H.-J. Fabry (eds.), Theologische Wörterbuch zum Alten Testament (Stuttgart-Berlin-Köln: Kohlhammer, 1973–2000).
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1 Enoch 6–11, 86–87 and Jubilees 5.1–7, and is alluded to in various Second Temple works (cf. e.g. Ben-Sira 16.7; Judith 16.6; Wisdom of Solomon 14.6). It was well known to the authors of the Qumran scrolls, as is clear from references to this episode in Qumranic texts (cf. CD II, 18–19 ; 4Q370 i 6 ; 1QGenApocr II), and from the presence at Qumran of copies of both 1 Enoch and Jubilees. However, the absence from 4Q181, or at least from the surviving paragraphs, of the name of Azazel, the leader of the sinful angels according to 1 Enoch 8.1–2 and mentioned in 4Q180 1 1–2, is noteworthy. Editors generally restore his name in 4Q181 2 1–2 to match the similar 4Q180 1 text. But given the presence of variants in the parallel lines of 4Q181 and 4Q180, and the existence of narrative variants about the sinful angels that do not include Azazel (cf. 1 Enoch 6–7; 12–16 ), it is not at all certain that he did figure in the lost text of 4Q181. 2 – ]בנות [ ̇האדםThe word “( בנותthe daughters of ”) has not been preserved here nor in 4Q180 1 7. In spite of some material difficulty (cf. note on reading), the noun בנותis restored because it conforms the formulation of Gen 6.4 quoted here אשר יבאו בני האלהים אל. . . בנות האדם וילדו להם המה הגברים. Note that the biblical להם המה is represented here by להמהwhile in the parallel line of 4Q180 1 8 the form להםis retained. 3 ] – ]א[ת ישראל בשבעים השבוע לThe connection of the name Israel here with a period of seventy weeks suggests that it is the name of the people rather than the name given to Jacob the patriarch (Gen 32.29). The number seventy weeks is probably connected with the chronology of jubilees and year-weeks, reworked in numerous apocalyptic and other Second Temple texts, including the Qumran scrolls.15 It should, then, be taken as a reference to a period of seventy year-weeks. Milik may have been right in connecting it with apocalyptic calculations of seventy generations or seventy year-weeks periods for all history, or the last part of it, as they appear in 1 Enoch 11.12 and 89.39–90.19.16 However, 4Q181 does not link the seventy weeks explicitly with the
15 Cf., e.g., Dan 9.24–27; 1 Enoch 10.12; The Animal Apocalypse (= 1 Enoch 89.59–90.16 ); The Apocalypse of Weeks (= 1 Enoch 93.1–10; 91.11–17); The Apocryphon of Jeremiah C (4Q387 2 ii 3–4; 4Q390 1 2, 7–8; 2 i 4). For discussions on this chronology see the references cited in n. 53 below. 16 Cf. Milik, “Milkî-Éedeq” (n. 3 above), 118; idem, The Books of Enoch (n. 3 above), 253–256.
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Daughters of Men but with Israel, a connection that does not figure in 4Q180. In fact, the entire line 3 in this fragment has no counterpart in 4Q180 1. The only number that occurs in 4Q180 1 5 concerns the twenty generations,17 probably from Adam to Abraham. This is a calculation based on Genesis and not on a year-weeks chronology. Milik’s attempt to transplant the entire context of 1 Enoch 11.12 to both 4Q180 and 4Q181, assuming that the punishment of the sinful angels may be alluded to, remains unsubstantiated. The reference to seventy year-weeks is specific to 4Q181. But the fragmentary state of this section does not allow a clear reconstruction of the context or of the way this chronology is grafted onto it. 4 – ו̇ אוהבי עולה ומנחילי אשמהThe two construct pairs belong to the paragraph about the Angels, since similar wording survives in 4Q180 1 9: [ עולה ולהנחיל רשעה. But the 4Q180 text is not quite identical. While in 4Q181 the construct pairs link participles (אוהבי, )מנחיליto nouns ( עולה,)אשמה, 4Q180 phrases the expression with an infinitive ( )להנחילand nouns. If 4Q181 2 1–4 contains a citation of 4Q180 1 4–9, it is a slightly reworked quotation, a method fairly common in Qumran manuscripts citing biblical texts. The locution “( אוהבי עולהlovers of iniquity”) is peculiar for it is unique in the Qumran scrolls. The participle of “( אה"בto love”) is usually attached to positive nouns,18 while the noun “( עולהiniquity”) is normally connected to negative verbs.19 The expression מנחילי אשמהis not common at Qumran either. The verb נח"לin hi{fil, meaning “to give as inheritance”,20 is often applied to the truthful and holy portion given to the Qumranites and to the Sons of Light. Cf., e.g., 1QHa IV(XVII), 17 “( ולהנחילם בכול כבוד אדםand give them as inheritance all the glory of Adam”); 1QS XI, 7–8 וינחילם “( בגורל קדושיםand He gave them as inheritance the lot of holy ones”). This verb occurs in a negative sense in one other Qumranic text, 4Q184 1 8,11, which deals with a negative subject, the Wicked Woman.21 Here these negative pairs describe the angels and/or their giant offspring, as is clear from the context here as well as in 4Q180 1.
Cf. above, Note on reading to 4Q181 l. 1. Cf. e.g. אוהב אמתin 4Q418 122 i 3; אוהבי שמוin 11Q5 XIX, 6; אשר אהבו את שמךin 4Q385 2 2. 19 Cf. e.g. וכן ישנא עולהin 1QS IV, 24; ולתעב כל דרך עולהin 1QHa VI(XIV), 37. 20 Cf. BDB, 635–636; HALOT, p. 686. 21 Cf. – הוי הוה לכול נוחליה4Q184 1 8; – וכול נוחליה ירדו שחת4Q184 1 11. 17 18
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5 – לעיני כול יודעיוThis line and the following ones have no counterpart in 4Q180 and are distinct from it in content and style. This is one of the clearest indications that only 4Q181 1–4 is similar to 4Q180, while the remaining text of 4Q181 is of different mould. The three surviving words in this line seem to refer to something that had taken place “in the sight of those who know Him”. Elsewhere in the sectarian literature the expression לעיני כולrefers to an occasion when something is done in public. Cf., e.g., 1QS V, 8 [“( יבוא בברית אל לעיני כול המתנדביםhe] shall enter into the covenant of God in the sight of all who freely volunteered”). But some occurrences, chiefly in 1QHa, relate the expression to the appearance of divine activities for all to see.22 The context of the following lines suggests that this meaning is intended here, since it applies to יודעיו, (“those who know Him”). יודעיוis a plural participle of יד"עwith the suffixed 3rd pers. singular pronoun, taking God as the antecedent. It is a typical self-designation used by the members of the Qumran community. Cf., e.g., 1QHa VI(XIV), 26; compare also 1QHa IX(I), 33; 4Q525 14 ii 15; 1QM XIII, 3; 1QSa I, 28. This is one of the numerous instances in which the collocations of 4Q181 show a strong affinity to the style and vocabulary of the Hodayot.
̊ – ולטובו איןThe abstract noun “( טוּבgoodness”) applies here 6 ]חקר to God and therefore appears with a suffixed possessive pronoun, 3rd pers. singular, as it does elsewhere in the Hebrew Bible (cf. Hos 3:5) and in the scrolls (1QS XI, 14). It is patterned on biblical descriptions of divine attributes such as Is 40.28 “( אין חקר לתבונתוhis wisdom is inscrutable”) and Ps 145.3 “( ולגדלתו אין חקרand his greatness is inscrutable”). Cf. also Job 5.9; 9.10. For similar collocations in the scrolls see 4Q381 33 3; 11Q5 XIX, 9. In liturgical or psalm-like style the noun טוּבis often suffixed by the 2nd pers. singular pronoun when addressing God (e.g., Ps 25.7; Neh 9.35; cf. 1QHa V[ XIII ], 33; XV[ VII ], 33; XVIII[ X ], 18; XIX[ XI ], 12. The use of the 3rd person here shows that the style of the present fragment is not a liturgical address. In 1 ii 3 a similar expression appears, also suffixed by 3rd pers. singular possessive pronoun לפי טובו.
22 Cf. 1QHa VI(XIV), 27 ; ונגלתה צדקתך לעיני כול מעשיךVII(XV), 32–33 ;לעשות בם שפטים גדולים לעיני כול מעשיךXXIII(XVIII), 7–8 להופיע לעיני כול שומעי]כה.
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̊ “ – איןinscrutable”. The locution expresses the same idea formu]חקר lated by the collocation “( נפלאו מדע]תtoo wondrous to be kno[wn”) in the following line. Note the similar expressions in Job 5.9 and especially in Job 9.10 “( עשה גדלות עד אין חקר ונפלאות עד אין מספרHe makes unfathomable great things and innumerable wonders”), which probably influenced 4Q181. ̇ – אלה נפלאוSo D. As stated in the note on this reading, a 7 מדע]ת waw instead of yod should be read in the word נפלאו. The resulting expression is נפלאו מדע]ת. It is apparently modelled on biblical formulae such as Deut 30.11 ([“ = לא נפלאת היא ממךthis commandment] is not too difficult for you”) and Prov 30.18 (שלשה המה נפלאו ממני = “three things are too wonderful for me”). All other editions follow A in reading “( נפלאי מדע]וthe wonders of [his] knowledge”). Such a reading understands the word נפלאיas the plural construct form of the masculine participle “( נפלאa wonderous/wonderful thing”), standing as a noun. Yet such a use of this participle is not recorded in the Hebrew Bible nor in the Qumran scrolls. Instead, the plural of the feminine participle נפלאותappears, both in the absolute state and in construct pairs (e.g. Ps. 131.1; Job 37.14 ; Sir 42.17[ms B]; 1QHa XI(III), 24; 1QS XI, 3).23 As for the noun “( מדעknowledge, understanding”)24 it is applied in the Qumran scrolls to human and not divine knowledge (cf. 1QS VI, 9; VII, 3, 5; 4Q398 14–17 ii 4). Consequently, reading it here as applied to God is problematic. Hence the reading נפלאו מדע]ת (“too wondrous to be known”) should be retained on material as well as on linguistic grounds. The things that are too wondrous to be known were probably described in the previous lines, now lost. Only the general pronoun “( אלהthese”) indicates that some description of them existed in the original text. But since the general terminology appears in a section dealing with creative works, these unmentioned things too should belong with the created realities. Note the similar expression והפלא כבודוin 4Q181 1 ii 3 and comment. 8 – ̇תכנם באמתוThese two words constitute an independent sentence. From the content and context the 3rd pers. singular verb תכנםapplies to God, with 3rd pers. plural pronominal suffix matching those in the
23 Cf. HALOT, 927. Cf. the survey of J. Conrad, “ ”פלא, ThWAT 6 (1989), 582–583. 24 Cf. BDB, 396; HALOT, p. 550; DCH vol. 5, p. 149.
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singular in 4Q181 2 5–6. The verb תכ"ןin pi{el is used in the sectarian literature in the sense of “to mete out, measure, order”25 (cf., e.g., 1QS I, 12 ; 4Q418 126 ii 3). Since God is the subject of the verb, the 3rd pers. plural object pronominal suffix is best explained as meaning the created works. Such an understanding is supported by the remaining words in the following 4Q181 2 9–10, which point to the same context ( בריאותיה]ם,)קצותם. The divine activity suggested by the verb is performed “with His truth” ()באמתו. This word is the noun “( אמתtruth”) with the suffixed 3rd pers. singular possessive pronoun, referring to God. The beth prefixed to this nouns points to its adverbial function in this phrase. An adverbial use of “truth” in relation to the verb תכ”ן occurs in another sectarian text, the wisdom work 4QInstruction, also in context of the divine works of creation כי אל עשה כול חפצי אוט “( ויתכנם באמת]וfor God has made all the things of xwt and meted them out with [His] truth” – 4Q418 127 5).
̊ – בכולThe plural קצוות( קצותin Qumran; cf. 1QM I, 8) 9 קצותם of the singular noun קצהmeaning “edge, end, outskirts”.26 In biblical usage it often comes in the collocation “( קצות הארץthe ends of the earth”; cf. Is 40.28; 41.5; Job 28.24) to describe the most distant points of the earth, or its full extent. The 3rd pers. plural possessive pronoun suffix of קצותםshows that it refers to created things, continuing the creation theme. The pronoun may allude to the things mentioned in 4Q181 2 7–8 or to the creative works in the next line. Since 4Q181 2 8–9, and probably also 4Q181 2 10, contain words with the 3rd pers. plural pronouns, they may all point to the same group of works created by God. 10 – בריאותיה]םThe surviving letters suggest that the plural of the noun “( בריאהcreative act”) here should be supplied with a 3rd pers. plural possessive pronominal suffix, similar to the suffixes in 4Q181 2 8–9. The noun בריאהappears only once in the Hebrew Bible (Num 16.30) but occurs several times in sectarian writings in the plural and in the singular (CD IV, 21; XII, 15; 4Q504 1–2 vii 9).27
25 Cf. BDB, 1067; HALOT, 1733ff. For Qumran see P. Mommer, “”תכן, ThWAT 8 (1995), 656–657. 26 Cf. BDB, 892; HALOT, 1120–1121. 27 Cf. HALOT, 156. Ben Sira 16.16 (ms. A) uses the term “( בריותיוhis creatures”), common in Mishnaic Hebrew.
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Fragment 1 ii i לה ̊ת ̊ג]ו[ ̊לל בחטאת בני אדם ̊ [עמ]ו ̊ [[ם לאשמה ביחד עם סו̊ ]ד ולמשפטים גדולים ומחלים רעים א [בבשר לפי גבורות אל ולעומת רשעם לפי ̇סודנדתם מסוד בני ̊ש]מים וארץ ליחד רשעה עד vac[ ]קצה לעומת רחמי אל לפי טובו והפלא כבודו הגיש מבני תבל [להתחשב עמו ̇ב ̊ע]דת [ ]]א[ ̇לים לעדת קודש במעמד לחיי עולם ובגורל עם קדושיו ̇כ [ ]רזי פ[לאו איש לפי גורלו אשר ̇ה ̊פ]י[ל ל]ו [ [לחיי ̊ע]ו[ ̇ל]ם ]
1 2 3 4 5 6
Fragment 3 ][ א
1
Notes on reading 1 ii
̊ – The second letter is not a resh (as D) for the surviving vertical 1 [עמ]ו stroke is slightly curved at the bottom. Here it is read as mem, with M, R, G, P. א
2 – ̇סודנדתםThe two words are written without a space between, probably because of a scribal correction. The first scribe wrote לפי ( סוד נדתםwith S, M), but it is difficult to make out into what it was corrected.28 P reads the first hand as “( לפי תוי נדתםaccording to the traits of their impurity”). But it creates a strange, unattested Hebrew expression. In his judgement this was corrected into לפי סוד יר>א<תם (“according to the assembly of their piety”), another unattested Hebrew locution.29 Moreover, he understands יר>א<תםin a positive sense (“their piety”), which hardly agrees with the negative context.
28 Cf. Puech, La Croyance (n. 6 above), 529, n. 30 for the various readings proposed for these letters. 29 Ibid.
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– מסודwith A, P rather than מסירread by S, D, R, G. M’s reading מספרis groundless. 3 vac[ ] – תבלthe size of the lacuna is about 9–10 letter spaces. The last section of it may have been left uninscribed, perhaps because of a blemish in the parchment for the text does not seem to lack anything. [ – ̇ב ̊ע]דתThe {ain, adopted here, is read by P to fit the context and the space. But the small tip that survives does not permit a definite reading. D, R and G suggest an alternative reading and restoration [בי]חד. 5 – ]רזי פ[לאוThus D. P suggests ]ברזי פ[לאוbut the lacuna can accommodate only four, perhaps five letter spaces. Translation 1 . . . to be guilty together with the counc[il] of [his] people and to be [def ]ileda in the sin of the sons of man and for great judgements and grievous diseases 2 in the flesh according to the mighty deeds of God, and corresponding to their wickedness according to the council of their impurityb in the council of the sons of h[eaven] and earth to a community of wickedness until 3 its conclusion. Corresponding to the compassion of God according to his goodness and the marvel of his glory, he brought near some of the sons of the world [ ] vac to be reckoned with him in a con[gregation of ] 4 [a]ngels, to be a holy congregation in the position of everlasting life and in the lot withc his holy ones[ ] 5 [the mysteries of ] his [wo]nder, each man according to his lot which he had c[as]t for hi[m ] 6 [
]for ever[la]sting lif[e
]
Notes to the translation30 a. להתג]ו[ללwas translated by D and R “to wallow, wallowing”, which is the literal rendering of this verb. In the sectarian usage this verb has a distinct sense of “to be defiled” (see, e.g., CD III, 17; 1QS IV, 19;
30
The translation is based on the ones produced by D, R, G.
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1QHa XIV[VI], 25; cf. Is 9.4).31 The above translation, following G, has been retained in order to bring this sense out. b. Translating נדתםin this sense. For “( נדהmenstruation”) in the sense of “defilement” see, e.g., 1QS IV, 10; 1QHa XIX[XI], 14 (cf., e.g., Ez 7.19–20; Lam 1.17).32 c. Translating ִﬠם. Comments 1 ii 1 [ – לאשמה ביחד עם סו̊ ]דThe absence of the finite verb led Strugnell to read in 4Q181 1 2 the verb מסירinstead of the noun סודin order to supply one. However, the difficulty of the supposed missing verb disappears when the peculiar syntactical structure applied here is recognized. The lamed prefixed to “( לאשמהto be guilty”) creates a parallel structure ̊ [ לאשמה ביחד עם סו̊ ]דand the following one between the phrase [עמ]ו לה ̊ת ̊ג]ו[ ̊לל בחטאת בני אדם ̊ . If so, the noun “( אשמהguilt”) functions analogically to the infinitive להתג]ו[לל. The two phrases create a string of infinitive and noun standing for finite verbs. This structure is known from the Rule of the Community, where strings of infinitives prefixed by lamed are loosely connected and function as finite verbs.33 Here the subject of the description is apparently a group, alluded to by the 3rd pers. plural possessive pronominal suffixes attached to נדתם, רשעםin 4Q181 2 2. The surviving syntactical unit thus stretches from לאשמה to לפי גבורות אל.
̊ [ – ביחד עם סו̊ ]דThe combination ביחד עםshows that the word [עמ]ו יחדstands here as an adverb meaning “together”, current in biblical parlance, describing the infinitive לאשמה. Hence, it cannot be the noun meaning “community.”34 In fact, it is the following [“( סו̊ ]דcoun[cil]”) ̊ []סו̊ ]ד which conveys the idea of community. But the combination עמ]ו ̊ (“his people”) would is puzzling in the context. Here the word [עמ]ו describe Israel as the people of God, since the suffixed 3rd pers. singular pronouns refer to God in 4Q181. Yet there is no explicit mention of
31 32 33 34
HALOT, 194; DCH, vol. 2, 353. Cf. HALOT, 673. Cf. J. Licht, The Rule Scroll ( Jerusalem: Bialik Institute, 1965), 35–36 (Hebrew). As understood by Roberts (cited in n. 6 above). But see 4Q181 1 2.
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Israel in fragment 1. It seems, however, that somewhere else in the work Israel had indeed a place since it is mentioned in fragment 2 line 3.
לה ̊ת ̊ג]ו[ ̊לל בחטאת בני אדם ̊ – The phrase speaks of total defilement through human iniquity. להתגוללis the hithpa{el infinitive of גל”ל, and in the sectarian usage it means “to be defiled” (cf. note on translation above). Here the defilement is caused by “human iniquity”. The phrase is expressed in the nomenclature and religious thought typical of the Hodayot. Indeed, the locution “( בחטאת בני אדםin the sins of the sons of man”) occurs once more in the Hodayot-like psalm concluding 1QS, namely in 1QS XI, 14–15 ובצדקתו יטהרני מנדת אנוש וחטאת בני אדם (“and in his justice He will cleanse me from the uncleanness of the human being and from the sin of the sons of man”). The similarity to the formulation of 1QS suggests that חטאת בני אדםrefers here to the basic sinful nature of humanity. Another close formulation is that of 1QHa XIV(VI), 25 מחשבת רשעה יתגוללו באשמה. . . . (“. . . schemes of wickedness they wallow [/are defiled] in[/by] guilt”).35 The present line is another example of the particular affinity of 4Q181 to Hodayot (see especially 4Q181 1 3–5 and comments).
– ולמשפטים גדוליםThis locution is introduced with waw and another lamed, similar to the foregoing noun לאשמהand the verb להתגולל. It should be understood as “to be subjected to great judgements”, denoting the punishment meted out to the wicked group in question. When related to God the plural “( משפטיםjudgements”) in the sectarian vocabulary often means divine judgement and punishment for sinful actions. Cf. 1QpHab X, 13 “( משפטי אשjudgements of fire”); 1QHa XXI(XIX), 36 “( ומשפטי נגעand judgements of illness”). Compare the similar phrase in 4Q511 35 1 “( ומשפט נקמות לכלות רשעהand a judgement of vengeance to annihilate iniquity”). 1–2 ומחלים רעים בבשר. The phrase refers to the diseases inflicted upon the wicked as punishment. “( מחלים רעיםgrievous diseases”) is a recurrent expression for such ailments. Cf. 1QpHab IX, 1; 4Q368 10 i 7. The addition word בשרrefers to the body (cf. 1QSa II, 5–6; 1QM VII, 5; 1QpHab IX, 2) and stresses the physical aspect of the punishment.
35 Cf. also 4Q429 4 i 12 “( יתגוללו באשמתםthey will wallow [/be defiled] in[/by] their guilt”).
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2 – לפי גבורות אלThis expression should be understood as a sequel to the preceding rather than attached to the following. This is indicated by the preposition “( לפיaccording to”) which connects the following אל גבורותto the previous statements. In the Qumran scrolls the word “( גבורותmighty deeds”) is usually attributed to God. Here it is related to the punishment imposed on the wicked. The locution גבורות אלis to be inscribed on the battle trumpets used in the final eschatological battle (1QM XIII, 9). Compare 1QM XIII, 9 ומשפטי גבורות פלאכה (“and the judgements of your wonderful mighty deeds”); 1QHa XII(IV), 19–20 “( כי אתה אל תענה להם לשופטם בגבורתכ]הfor you, God, will judge them with your power”).
– ולעומת…לפיThis expression is repeated in 4Q181 1 3 לפי. . . לעומת to stress the reverse parallelism between the two.
– ולעומת רשעםThe waw conjunctive and the lamed attached to the word ולעומתsuggest a new unit, albeit connected by content and syntax to the preceding statements. The expression introduces the section from ולעומתto עד קצה. It appears to describe further details of the iniquity attributed to the evil-doers in the previous lines, indicated by the plural 3rd pers. plural suffix in “( רשעםtheir wickedness”) and the following “( נדתםtheir impurity”). Since only the suffixes remain in the fragment, their antecedent must have been mentioned in the preceding text not preserved. Accordingly, the entire description in the first two lines seems to apply to this same group. Plural pronouns are also suffixed to three other nouns in lines 8–10 of fragment 2 but they belong to a different context and allude to cosmological entities.
– רשעםThe strong emphasis on the theme of wickedness is reflected by this and the similar term “( רשעהwickedness”) at the end of the line. א – לפי סֺ ודנדתם מסוד בני ̊ש]מים[ וארץThe word סודappears here and in the previous line as well. In these instances it should be understood as “community/council”. In this place the scribe and/or the corrector must have had difficulty in understanding the Vorlage he/they was/were tackling. The first hand, סוד נדתם, is retained here for it yields the best sense. If the communion of sinful angels with humans mentioned in fragment 2 is referred to, the use of the term נדהprobably points to impurity caused by the women’s menstrual blood as well as to the
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defilement it generates, a motif well-known from the stories about sinful angels (cf. 1 Enoch 7.1 ; 9.2; 15.3–4 ). Compare 1QHa IX(I), 24 “( סוד הערוה ומקור הנדהthe secret of nakedness and the source of impurity”).36
– בני ̊ש]מים[ וארץThe combination of both “sons of heaven and [the sons] of earth” may refer to angels mingling with mortals, an episode mentioned at the beginning of the work (2 1–4). בני שמיםis a regular designation for angels in the sectarian literature (cf., e.g., 1QS IV, 22 ; 1QHa XI[III], 23 ; XXIII(fg. 2), 30; 4Q427 7 ii 18). Again the particularly close formulations to 4Q181 are found in the Hodayot or the Hodayot-like texts. Of particular interest is 1QS XI, 8: ועם בני שמים “( חבר סודם לעצת יחדand with the Sons of Heaven He united their assembly in a council of community”), for while it is formulated in positive terms it has a striking negative counterpart in the present line מסוד בני ̊ש]מים[ וארץ ליחד רשעה. 2–3 – ליחד רשעה עד קצהThe expression ליחד רשעהis best understood as a constructed pair, in which יחדis the noun “community”, as indeed read by all commentators. The combination of the noun קץ, here with the 3rd pers. singular feminine suffixed pronoun, referring to רשעה, with the preposition “( עדuntil”), shows that the noun קץstands here in the sense of “end/conclusion” (compare 1QHa XIV[VI], 34 “[ למרחב אין קץinto an endless space”]) rather than in the sense of “period”, common in other Qumran scrolls. The end of wickedness may refer to the destruction of the sinful in the flood or to the final eschatological annihilation of evil (compare, e.g., 1QS IV, 18–22; 4Q215a 1 ii 4–5; 4Q511 35 1; 4Q416 1 10; 3 3). The two themes are connected, and in several contemporary works the flood as punishment of the sinners, is viewed as prefiguring the eschatological judgement on evil and wickedness. Cf. Discussion. 3 – לעומת רחמי אלThis locution opens the next section, which deals with the reward of the righteous ones. It is presented as a case opposite to the preceding lines. The contrastive analogy is emphasized by the use of the locution ( לעומת )רחמי אלand ( ולעומת )רשעםin the previous phrase (4Q181 1 2). The polarity of content is stressed by the parallel structure of the phrases as a whole. The phrase ולעומת רשעם
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= ערוהnakedness, genital area. Cf. BDB, 788–789; HALOT, 882.
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“( לפי סוד נדתםand corresponding to their wickedness according to the council of their impurity”) stands in antithetic parallelism to the phrase “( לעומת רחמי אל לפי טובוcorresponding to the compassion of God according to his goodness”). Thus human wickedness is set against divine mercy and goodness. This stylistic device is often employed in the sectarian literature in order to express contrastive dualistic elements (cf. e.g., 1QS IV 2–14).
– רחמי אלFor this locution see 4Q416 3 4 = 4Q417 1 ii 8 ; 4Q511 10 9. הפלא – והפלא כבודוis a hif{ il infinitive used as a noun in a construct pair ; compare Is 29.14.37 For similar expressions see 1QHa XII(IV), 29; XXIII(fg. 2), 36. Note אלה נפלאו מדע]תin 4Q181 2 7 and comment. Compare the phrase of 4Q4181 2 7 ii 9 “( ורוב כבודו עם טובו. . . and the abundance of His glory together with his goodness”). – הגישThis is the first conjugated verb to appear in the surviving lines, a hif {il 3rd pers. singular of the verb נג”ש, meaning “to bring near”.38 The context and form of the verb point to God as agent. The same agent is alluded to by the 3rd pers. singular pronoun suffixed to several previous nouns ( כבודו, )טובוas well as to the following ones ( קדושיו,)עמו. For use of this verb in the sense of “to approach, bring near” see 1QHa VI(XIV), 24, 30. Note especially 1QHa VI(XIV), 29 וכן הוגשתי ביחד “( כול אנשי סודיand in this way I was brought near in the community of all the men of my council”). “( – מבני תבלfrom the sons of the world”). As in biblical parlance the word תבלis used here and elsewhere in Qumran documents meaning “the world” (e.g., 1QS III, 18; 1QM I, 8; 1Q34bis 3 ii 3). However the pair “( בני תבלsons of the world”) is peculiar to the scrolls and occurs only here and in CD XX, 34 “( ויתגברו על כל בני תבלand they shall prevail over all the sons of the world”). It seems that in both cases there is a special reason for using precisely this locution, namely the stress laid on the selection of a specific group from among humanity in general. Yet in 4Q181 there is evidently a stylistic and ideological reason as well. בני תבלis the counterpart of two other pairs constructed with the component “( בניsons of ”): “( בני אדםsons of men”), and “( בני ש]מים[ וארץsons of heaven and earth”). Evidently the author
37 38
Cf. HALOT, 928. Cf. HALOT, 671.
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assigns a different meaning to each expression. When using the locution “sons of men” he wishes to emphasize human iniquity. In using “sons of heaven and earth” he may allude specifically to the sinful angels, who mingled with the daughters of men. In using the expression found here, “from the sons of the world”, he seems to underline the idea of the group chosen from among humanity in general. The mem prefixed to בניconveys this partitive idea. 3–4 – להתחשב עמו בֺ ֯ע]דת[ ]א[לֺים לעדת קודש במעמד לחיי עולםThis phrase encapsulates one of the basic tenets of the Qumran community’s thinking: the lot vouchsafed for the few elect as members of a single assembly with angels, thus earning eternal life. This line has a striking affinity to a few of the peculiar formulations of the so called Self-Glorification Hymn, preserved at Qumran in two recensions, one by 4Q491 11–12,39 the other by three Hodayot texts, 1QHa XXVI, 6–14; 4QHa(4Q427) 7 i 6–17; 4QHe (4Q431)(= 4Q471b). Apparently this hymn was at some stage incorporated into the Hodayot collection.40 The similarity of the present 4Q181 lines to this hymn is additional evidence of the particular resemblance of 4Q181 and the Hodayot style. See also the similar statement of 1QHa XI(III), 23 ולבוא ביחד “( עם עדת בני שמיםand enter in communion with the congregation of the sons of heaven”). 3 – להתחשב עמוHithpa{el of חש”בin the sense of “to reckon oneself among with” occurs in the Hebrew Bible only in Num 23.9, there used with beth.41 Here the hithpa{el infinitive with the preposition “( עםwith”) in the sense of “among” is used, as it is in the Rule of the Community (1QS III, 1,4 ; 4Q257 III, 2, 5) and in the Self-Glorification Hymn (4Q491 11 i 14, 18; 4Q471b 1 1). Note the close similarity of the 4Q181 expression to the wording of the Self-Glorification Hymn אני עם אלים אתחשב (“I am reckoned among gods”). 3–4 [ – ̇ב ̊ע]דת ]א[לֺ יםP restores בע]צת ]א[לֺ ים. Such a combination is not attested in Qumran literature and the noun עצהin the sense of “assembly” is applied to humans, in fact to the community itself, and 39 Cf. M. Baillet, Qumrân Grotte 4.III (4Q482–4Q520) (DJD 7; Oxford: Clarendon Press, 1982), 12–44 40 Cf. E. Schuller, “427–432. 4QHodayota–e and 4QpapHodayotf ”, in E. Chazon et al. (eds.), Qumran Cave 4.XX: Poetical and Liturgical Texts, part 2 (DJD 29; Oxford: Clarendon Press, 1999), 101, 199 and the literature cited there. 41 Cf. HALOT, 360.
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never to angels. Interestingly, the locution עדת אליםappears in the Self-Glorification Hymn (4Q491 11 i 12). Cf. also the similar formulation “( ועם אלים בעדת יחדand together with angels in a congregation of community”) in two copies of Hodayot (4Q427 7 ii 9; 4Q431 2 8). אלים, the plural of אל, is one of the appellations of angels current in the Qumran sectarian texts, most prominently in the Songs for the Sabbath Sacrifice. 4 – במעמד לחיי עולם ובגורל עם קדושיוThe line continues the thought of the previous sentence and describes the communion of the elect in the congregation of angels in eternal existence. Eternal existence is also mentioned in 4Q181 1 6, stressing the importance of this theme in the present context. Again, particularly close formulations of this idea are found in the Hodayot. See 1QHa XI(III), 22–23 להתייצב במעמד. . . “( עם צבא קדושים ולבוא ביחד עם עדת בני שמים. . . in order to take position with the host of the holy ones, and will enter in communion with the congregation of the sons of heaven”); 1QH a XIX(XI), 16 “( ולהתייצב במעמד לפניכה עם צבא עדand to take position in your presence with the everlasting host”).
– במעמדIn the Hebrew Bible the word מעמדhas several meanings: a. “attendance, service”; b. “position, office”.42 This latter meaning has usually been attributed to usages in the Qumran texts. For the present line the sense of “position” fits best.
“( – לחיי עולםfor eternal life”). This locution חיי עולםappears only in 4Q181 1 4–5, and is its oldest attestation, but it is current in the rabbinic literature (cf. e.g. Mekhilta R. Ishmael, Yithro II, 1; Tosefta, Sanhendrin 13, 3).43 The notion itself is known from other sectarian texts, and is expressed by the semantically equivalent locution ( חיי נצח1QS IV, 7; CD III, 20; 4Q511 2 i 4; 6Q18 2 2). The present line is one of the clearest expressions in the sectarian literature of the idea of everlasting existence in the company of angels as the reward awaiting the righteous, probably identical with the members of the Qumran community.
Cf. HALOT, 614. Compare the phrase of the Jewish benediction at the conclusion of the liturgical reading of the Torah “( וחיי עולם נטע בתוכנוand He implanted eternal life in us”). See also M. Jastrow, Dictionary of the Targumim, Talmud Babli, Yerushalmi and Midrashic Literature (New York: Pardes, 1950), 454–455. 42 43
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– ובגורלThe locution suggests that גורלstands here in the sense of “part allotted to”,44 and the derivative meaning, “group”.45 For close formulations see 1QHa XI(III), 23; XIV(VI), 16; XIX(XI), 14. Cf. also 1QSb IV, 26. The word גורלalso appears in the following line. See comment below. 5 – ]רזי פ[לאוThis collocation typically expresses the mysterious and wondrous divine deeds. Cf., e.g., 4Q417 1 i 13; 4Q418 43–45 i 10; 4Q511 19 5; Note 1QS XI, 5 and the construct pair “( רזי פלאwondrous mysteries”) in Hodayot (1QHa IX[I], 23; X[II], 15; XII[IV], 28–29).
– איש לפי גורלו אשר הֺ ֯פ]י[ל ל]וHere is another formulation typical of the sectarian thought, designating the part allotted to each human being. This idea is always conceived in connection with the dualistic outlook espoused by the community, for the lot can be either a part of Light or a part of Darkness. Cf. 1QS III, 18–23; 1QHa XI(III), 23; XV(VII), 37; 4Q418 81 5. Cf. comment on the previous occurrence of גורלin 4Q181 1 4 and below.
הֺ ֯פ]י[ל – גורלו אשר הֺ ֯פ]י[ל ל]וis the 3rd pers. singular past tense of hif {il נפ”ל, referring to God while “( לוto him”) alludes to “( אישa man”) at the beginning of the phrase. The combination of the verb נפ”לin hif{il with the object גורלis employed in the sectarian literature to formulate the notion of the predetermined divine allotting of a particular portion to every human being. Compare 1QSb IV, 26; 1QHa XI(III), 23; XV(VII), 37. 6 – [לחיי ֯ע]ו[לֺ ]םThe locution appears also in 4Q181 1 4. Cf. comment above. Discussion The work partly preserved in the two larger fragments of 4Q181 is mostly written in a style heavily tinged with specific the vocabulary and thought peculiar to the writings of the Qumran community. While fragment 2 deals with the divine acts of creation, fragment 1 depicts two groups, sinners and elect, in a typical dualistic mode of description. Cf. HALOT, 185. Cf. DCH, vol. 2, 337–338; T.-O. Dommershausen, “”גורל, ThWAT 1 (1973), 991–998. 44
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This is brought forth by the similar structure of the contrastive phrases (cf. 4Q181 1 2–3). The opposing groups are presented in opposite terms, stylistically and ideologically.46 In a manner typical of the sectarian style they are formulated in contrasting parallel expressions. The contrast is further underlined by the stylistic stress on the similar elements. This is done by repeated use of certain words: סודoccurs three times in 4Q181 1 1–2, יחדtwice in 4Q181 1 1–2, as does the word לעומתin 4Q181 1 2–3 and the word גורלin 4Q181 1 4–5, in addition to the pair חיי עולםin 4Q181 1 4,6. While the concepts and manner of presentation are typical of the sectarian works in general, the pronounced affinity of 4Q181 to specific formulations and ideas of the Hodayot is most impressive. The resemblance of several formulae employed by 4Q181 to unique expressions of the so-called Self-Glorification Hymn is remarkably close.47 These affinities define most of the sections preserved in 4Q181 as belonging to a genre close to that of Hodayot, although too little remains for a more precise definition. Nevertheless, the occurrence of nouns suffixed by the 3rd person singular pronoun, alluding to God (cf. ,טובו אמתוin 4Q181 2 5,8 and טובוin 4Q181 1 ii 3), shows that the style of the present fragment is not liturgical, as typified by the 2nd person singular address, but is of a different literary form. In the light of such literary characterization lines 1–4 of fragment 2 appear to stand out, in style and subject-matter alike. For only in this section does a reference to a biblical episode appear, as well as the actual citation of a biblical verse (Gen 6.4). Although the word “pesher” has not survive in 4Q181 2 1–4, these lines obviously aim at interpreting the story about the sons of God, namely the giant offspring sired by the sinful angels who came to the daughters of men. But the role of this episode in the entire text of 4Q181 is less clear. However, from the material indications the episode about the sinful angels stood at the beginning of the composition copied in 4Q181. In fact, also in 4Q180 this story is related in the opening paragraph, preserved in 4Q180 1. However, in 4Q180 the events surrounding the sinful angels are properly placed at the beginning of the historical sequence of periods, whereas their place at the beginning of 4Q181 2 is more difficult to explain owing to the different character of the following sections. In any event,
46 47
Cf. my comments in “The ‘Pesher on the Periods’ ” (n. 4 above), 100–101. Cf. especially 4Q181 1 3–5 and comments.
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the reasons for the prominence of this episode in 4Q181 must differ from those operating in 4Q180, for 4Q181 has no sequence of periods to deal with. The only reference to chronological data, the seventy yearweeks mentioned in fragment 2 3, may concern the period of iniquity but not the sequence of periods as specified in 4Q180. These considerations support the suggestion that 4Q181 2 1–4 quote 4Q180 1 5–9 or a source common to both.48 This would explain the different and distinct character of this section within 4Q181. The fragmentary state of 4Q181 makes it difficult to define the precise role of such a quotation, so prominently located at the head of the work. Yet some elements in the remaining text provide certain clues for this role. The subsequent phrases about God’s mighty and wondrous works (4Q181 2 5–10) are significant. They may suggest that the evil wrought through the angels’ and giants’ misdeeds, probably referred to by 4Q181 2 4, as is clear from the parallel line in 4Q180 1 9, was justly punished by its perpetrators’ annihilation in the flood. Perhaps the sin of the angels and the punishment of the flood also underlie fragment 1’s emphasis on the impurity created by the “iniquity of men”, which is finally to be brought to end (4Q181 1 1–3). But the description is phrased in terms which may apply equally to the final judgement and destruction of the wicked. That these final events are also meant here is clear from the following contrasting depiction of the reward preserved for the righteous elect to share eternal life with angels. So it seems that at the beginning of the work the sinful angels and giants are presented as a paradigm of unlawful union, creating evil and iniquity which are bound to be annihilated. Seen in this light the episode about the angels at the beginning of the work foreshadows the punishment of evil-doers and the reward of the righteous elaborated in 4Q181 1 1–6. This dual significance reflects an idea widely disseminated in ancient Jewish writings, namely that the judgement and punishment of the sinners by the flood are a paradigm of what will take place at the final judgement of the wicked in the eschatological era.49
48 As I proposed in “The ‘Pesher on the Periods’ ” (n. 4 above), 99–100, rather than viewing 4Q180 as a commentary on 4Q181, as suggested by Strugnell, “Notes en marge” (n. 2 above), 252. 49 Cf., e.g., 1 Enoch 10.11–22; the Apocalypse of Weeks (= 1 Enoch) 93.4; 91.14; Luke 17.26.
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At the same time the present text has a particular way of emphasizing the contrast between the sinners of old and their like in the author’s time, and the righteous elect. Not only are God’s wrath and punishment contrasted with his mercy and goodness (compare 4Q181 1 1 with 4Q181 1 3); the annihilation inflicted on the generation of the flood and awaiting sinners in general is contrasted with everlasting life in the company of angels awaiting the righteous (compare 4Q181 1 1–2 with 4Q181 1 4–6). Finally, one may wonder what the place of the people of Israel is in the context of 4Q181. That Israel has a role to play is evident from the reference to it in 4Q181 2 3. But no other reference to Israel is found in the surviving passages and one is struck by the general character of the phraseology, typical of the surviving passages.50 Israel may, of course, have been mentioned in one of the lost passages. Yet the strong general flavour of this text goes hand in hand with the similar style typical of other sectarian pieces, such as the Treatise on the Two Spirits in the Rule of the Community (1QS III–IV) or certain passages from the Hodayot (e.g., 1QHa IX[ I ]). In these works such a style is utilized to evoke dualistic and cosmological themes. This orientation may also lie behind the choice of vocabulary by 4Q181. Relationship between 4Q181 and 4Q180 Józef Milik saw 4Q180 and 4Q181 as two copies of the same work on the basis of four arguments: a. The similarity, to his mind even identity, of 4Q180 1 5–8 with 4Q181 2 1–2. b. The pesher genre, which he assumes is present in 4Q180 and also in 4Q181. c. The chronology of seventy year-weeks, which in his opinion underlies 4Q181 (cf. 4Q181 2 3) and also 4Q180. d. Both texts deal with angelic activities and show priestly concerns.51 These arguments are unwarranted for the following reasons: a. The similar lines in the two texts are not really identical, nor may the respective 4Q180 lines be easily fitted into 4Q181, as Milik leads the reader to believe.52 b. While the definition “pesher” may apply to Cf., e.g., the locutions ( בני אדם4Q181 1 1) and ( בני תבל4Q181 1 3). Cf. Milik, “Milkî-Éedeq” (n. 3 above), 110, 122–123; idem, The Books of Enoch (n. 3 above), 248–253. 52 Cf. comments to 4Q181 2 1–5 and Dimant, “The ‘Pesher on the Periods’ ” (n. 4 above), 89–90. 50
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4Q180 in subject-matter, form and terminology, this is not at all the case with 4Q181. Even the lines similar to 4Q180 have not preserved the structure of a pesher nor the term “pesher”. In fact, most of the lines that survived in 4Q181 display thematic and vocabulary links to a different literary genre from Qumran, namely Hodayot. c. The chronology of seventy weeks, alluded to in 4Q181 2 3, is not mentioned in the remaining text of 4Q180, nor is it required for the understanding of 4Q180. In fact, the chronology of seventy week-years or ten jubilees is widely attested in Second Temple Jewish writings, particularly in pseudepigraphic and Qumran compositions, and thus its presence in a given work cannot be taken in itself as evidence of mutual literary dependence, as Milik argued. At most, such scattered references point to a widespread notion reworked in various ways in many contemporary writings.53 d. Angelic activities are another theme too general to be taken as a particular mark of affinity between 4Q180 and 4Q181. It is shared by many compositions, Qumranic as well as non-Qumranic. The claim that priestly interests are common to 4Q180 and 4Q181 is also unsubstantiated.54 This notwithstanding, the close similarity of 4Q181 2 1–4 to 4Q180 1 5–9 is undeniable. The solution proposed above accounts best for the relationship between the two texts and the material, stylistic, and thematic data they provide, namely that 4Q181 2 1–4 cites 4Q180 1 5–9, or a source common to both. However, this is not a precise quotation for 4Q181 does not produce lines entirely identical with 4Q180 1 4–9, and 4Q180 1 4–9 cannot be simply fitted into 4Q180 2. In fact, 4Q181 presents a slightly abbreviated and reworked citation, in order to adapt it to its own particular context, a technique used by Qumran literature and other contemporary compositions in quoting biblical texts. Be that as it may, 4Q181 is the remains of a particular sectarian work, not identical with the Pesher on the Periods. This unknown work displays strong affinity to many of the formulations peculiar to Hodayot. It is notable in the forceful formulations about the reward of the righteous in company of angels, and in this displays eloquent similarity to
53 On this subject see my comments in D. Dimant, “The Seventy Weeks Chronology (Dan 9.24–27) in the Light of New Qumranic Texts”, in The Book of Daniel, ed. A. S. van der Woude (Leuven: Peters, 1993) 57–76, as well as eadem, Qumran Cave 4. XXI: Parabiblical Texts, Part 4: Pseudo-Prophetic texts (DJD XXX; Oxford: Clarendon Press, 2001), 113–114. In general see J. VanderKam, Calendars in the Dead Sea Scrolls: Measuring Time (London: Routledge, 1998). 54 As noted by Puech, La Croyance (n. 6 above), vol. 3, 531.
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the so-called Self-Glorification Hymn. 4Q181 thus provides evidence that the Self-Glorification Hymn was not an isolated specimen in the library of Qumran but was well anchored in the lore and thinking of the Qumran sectarian texts. Bibliography Allegro, John M., “Some Unpublished Fragments of Pseudepgraphic Literature from Qumran’s Fourth Cave”, The Annual of Leeds University Oriental Society, 4, 1962–3, 3–5. ———, Qumran Cave 4 I (4Q158–4Q186), (DJD 5), Oxford: Clarendon Press, 1969, 77–79 (plate XVIII). Baillet, Maurice, Qumrân Grotte 4.III (4Q482–4Q520) (DJD 7), Oxford: Clarendon Press, 1982), 12–44. Dimant, Devorah, “The ‘Pesher on the Periods’ (4Q180) and 4Q181”, Israel Oriental Studies, 9, 1979, 77–102. ———, “The Seventy Weeks Chronology (Dan 9.24–27) in the Light of New Qumranic Texts”, in The Book of Daniel (ed. A. S. van der Woude, Leuven: Peters, 1993) 57–76. ——— Qumran Cave 4. XXI: Parabiblical Texts, Part 4: Pseudo-Prophetic texts (DJD 30; Oxford: Clarendon Press, 2001), 113–114. Dommershausen, T.-O., “”גורל, in Theologische Wörterbuch zum Alten Testament (ed. G. J. Botterweck, H. Ringgren, H.-J. Fabry, Stuttgart-Berlin-Köln: Kohlhammer, 1973–2000), vol. 1 (1973), 991–998. García-Martínez, Florentino and Tigchelaar, Eibert J. C., The Dead Sea Scrolls Study Edition (Leiden-Boston: Brill, 1995). Huggins, Ronald V., “A Canonical ‘Book of Periods’ at Qumran?”, Revue de Qumrân, 15, 1992, 421–436. Licht, Jacob, The Rule Scroll, Jerusalem: Bialik Institute, 1965 (Hebrew). Milik, Józef Tadeusz, “Milkî-Éedeq et Milkî-reša{ dans les anciens écrits juifs et chrétiens”, Journal of Jewish Studies, 23, 1972, 112–124. ———, The Books of Enoch, Oxford, 1976. Mommer, Peter, “”תכן, in Theologische Wörterbuch zum Alten Testament (ed. G. J. Botterweck, H. Ringgren, H.-J. Fabry, Stuttgart-Berlin-Köln: Kohlhammer, 1973–2000), vol. 8 (1995), 656–657. Parry, Donald W. and Tov, Emanuel, The Dead Sea Scrolls Reader: part 2, Exegetical Texts, Leiden-Boston: Brill, 2004. Puech, Émile, “Notes sur le manuscrit de 11QMelkisédek”, Revue de Qumrân, 12, 1987, 483–513. ———, La Croyance des esséniens de la vie future, Paris: Gabalda, 1993, 2 vols. Roberts, James J. M., “Wicked and Holy (4Q180–4Q181)”, in The Dead Sea Scrolls: vol. 2, Damascus Document, War Scroll and Related Documents, (ed. J. H. Charlesworth, Tübingen-Westminster: J. C. B. Mohr-John Knox Press, 1995), 204–213. Schuller, Eileen, “427–432. 4QHodayota–e and 4QpapHodayotf ”, in Qumran Cave 4.XX: Poetical and Liturgical Texts, part 2 (DJD 29; ed. E. Chazon et al., Oxford: Clarendon Press, 1999), 101, 199. Schuller, Eileen and Stegemann, Hartmut, 1QHodayot a (DJD 40; Oxford: Clarendon Press, 2009). Strugnell, John, “Notes en marge du volume V des ‘Discoveries in the Judaean Desert of Jordan’ ”, Revue de Qumran, 7, 1970, 254–255. VanderKam, James, Calendars in the Dead Sea Scrolls: Measuring Time, London: Routledge, 1998. Wise, Michael O., Abegg, M. G. and Cook, E. M., The Dead Sea Scrolls – A New Translation, San Francisco: Harper, 20052.
DÉMÉTRIUS LE CHRONOGRAPHE DOIT-IL ÊTRE REGARDÉ COMME LE PÈRE DE L’HISTORIOGRAPHIE QOUMRÂNIENNE? Jean-Claude Dubs Dans le volume XXXIX de la série des Discoveries in Judaean Desert (DJD) paru en 2002, les éditeurs et classificateurs des manuscrits calendaires par contenu et par genre ont libellé, au sujet d’une théorie autrefois énoncée par Michael O. Wise,1 cette petite note assassine: In 4QHistorical Text D (4Q332) and 4QHistorical Text E (4Q333), historical events are dated according to the 364-day solar calendar and according to the periods of service of given mishmarot. Against M. O. Wise, ‘Primo Annales Fuere: An Annalistic Calendar from Qumran’, these texts cannot be understood as annalistic calendars, but are reminiscent of the systematic work of Demetrius the chronographer . . .2
On se propose donc de rouvrir le débat pour essayer de déterminer à quel modèle historiographique se rattache la pratique observée dans les calendriers des « Annales » de Qoumrân, dont voici les contenus.3 On a rajouté ici celui du manuscrit 4Q331, qui sert le même dessein. 4Q331 Frg. 1 6 [ le] prêtre que tous 7 [. . .] Jonathan pour apporter vers Frg. ii:1 5 un homme 6 7 Salampsio Frg. 5:1 2 [. . . Ezéchiel [ ] Frg. 7 2 [. . .] Eliashib 4Q332 Frg. 1 1 [. . .]le dix [du sixième mois …] 2 […le quatorze, entré]e de Yedayah, le sei[ze 3 [. . . le vingt]-sept du septième mois…] 4 [. . .] il installa [. . .] 5 [. . .] et aussi[. . .] M. O. Wise, Thunder in Gemini, Sheffield : Journal for the Study of the Old Testament Press, 1994, 186–221. 2 A. Lange et U. Mittman-Richert, « Calendrical Texts Concerned with Mishmarot », dans The Texts from the Judæan Desert. Indices and Introduction to the Discoveries in the Judaean Desert Series (éd. E. Tov et al., Oxford, Clarendon Press, Discoveries in the Judaean Desert XXXIX, 2002), 133. 3 Le terme « annales » impliquant la notion d’une datation associée à l’énoncé d’un fait historique a pris le pas aujourd’hui sur la qualification de « textes historiques ». On avait ici autrefois 4QHistorical Text C, D, E. On trouvera la relation détaillée de cette histoire de la cotation, dans notre introduction aux manuscrits 4Q331–333 à paraître dans le volume II de La Bible. Écrits Intestamentaires, (éd. M. Philonenko, Paris : Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade). 1
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jean-claude dubs 6 [. . . am]ertume de l’âme [. . .] 7 [. . .] prisonniers Frg. 2 1 [. . . pour] lui faire honneur auprès des Arabe[s …] 2 [. . . le neuf (de la semaine) de ce clan(sacerdotal)[. . .] 3 [. . .] c’est-à- dire [le v]ingt du mois[. . .] 4 [. . .] par calcul Salampsio vint 5 [. . .] pour rivaliser avec 6 [. . .] quand Hyrcan se rebella contre Aristobule 7 [. . .] pour rivaliser [. . .] Frg. 3 2 [. . . le chef des Kitt]im tua [ ] [. . .] 3 [. . . le] cinq de cette (semaine) de Yedayah
4Q332a1 [. . .] selon sa volonté 4Q333 Frg. 1 3 [. . .] d’Ezéchiel, c’est-à-dire 4 [. . .] Aemilius fut le meurtrier de 5 [. . . le septiè]me mois 6 […ent[r]ée (en service) de Gamoul 7 […c’]est à dire 8 [. . .]Aemilius fut le meurtrier de Frg. 2 1 [. . .] un homme de Juda.
Sans vouloir entrer dans l’interprétation de ces données touchant la période hasmonéenne, on doit se livrer à un premier constat: le document, pour ce qui en reste, est composé d’une énumération de noms et d’une énumération de dates. « Le prêtre », Jonathan, Salampsio (i.e., Alexandra Salomé), les Arabes (i.e., les Nabatéens), Hyrcan, Aristobule, « le chef » des Kittim (i.e., des Romains), Aemilius (Scaurus), et « un homme de Juda », sont des personnages plus ou moins identifiables de l’échiquier politique. En second lieu, Ezéchiel, Eliashib, Yedayah et Gamoul, sont des noms issus de la liste des vingt-quatre familles sacerdotales mises en place par « David » pour le service du temple (1 Ch 24.7–18). Leur tour de service, ou mishmaroth, très strict et immuable, assume dans les faits une fonction subsidiaire: car la liste sue par cœur de ces rotations sacerdotales en est venue de longue date à constituer l’épine dorsale du calendrier solaire qoumrânien. Il est facile à cet égard d’observer que, dans les trois manuscrits mentionnés ci-dessus (4Q331, 332, 333), les mishmarot entrent en combinaison avec l’énoncé des quantièmes du mois solaire, et du rang, dans l’année, du mois concerné. L’événement historique est daté au moyen du calendrier sacral. Cela étant, le défi est lancé: est-on en présence d’un système de collections d’annales, conformes au schéma latin que décrit incidemment Cicéron dans le De oratore, ou bien marche-t-on à l’ombre d’un modèle juif dont l’ouvrage chronographique de Démétrius (ca. 220–204) serait le premier du genre? Et quel est, à son tour, son procédé historiographique? Un peu rapidement et se livrant à l’exercice du thème d’imitation, Wise se façonne un outil sous la forme d’un adage latin, qui verbalement ne doit rien à Cicéron: Primo annales fuere, post historiae factae sunt (« les annales vinrent en premier, les histoires par la suite »). En fait,
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dans sa digression sur l’histoire4, Cicéron se désole de la médiocrité des historiens latins, à qui il suffit, pour effectuer leur tâche, de n’être pas menteurs, tandis que les modèles grecs brillent par la force de leur style et la hauteur de leur intelligence. Aux yeux de Cicéron, l’historiographe latin tire son matériau des Annales maximi, les Grandes annales tenues à jour par le grand pontife depuis les origines de Rome jusqu’au pontificat de P. Mucius Scaevola.5 Là se trouvait, consignée par écrit, la mémoire des événements marquants de chaque année. Les historiens latins y trouvaient leur provende. Est-ce bien là un schéma qui puisse être mis en parallèle avec les efforts historiographiques qui subsistent dans des écrits comme les calendriers fondés sur les mishmarot des annales de Qoumrân? L’axe de recherche suggéré par la citation des éditeurs mentionnée au début de cet article, oriente plutôt vers une analyse de la méthode propre à Démétrius le Chronographe. Évaluation critique Pour les besoins de la démonstration, on s’en tiendra ici au plus long fragment subsistant de l’écrit attribué à Démétrius, dans Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, Livre IX, fragment 21, § 1–15.6 La question reste ouverte de savoir si l’on est, avec ces extraits transmis par Alexandre Polyhistor, en présence d’un texte émanant de Démétrius lui-même, ou d’une recension libre. En effet, le texte grec
De Oratore Livre II, 12, 51. (. . .) ut nostri, nihil opus est oratore ; satis est non esse mendacem. Atqui, ne nostros contemnas, inquit Antonius, Graeci quoque ipsi sic initio scriptiarunt, ut noster Cato, ut Pictor, ut Piso. Erat enim historia nihil aliud nisi annalium confectio ; cuius rei memoriaeque publicae retinendae causa ab initio rerum Romanarum usque ad P. Mucium pontificem maximus res omnis singulorum annorum mandabat litteris pontifex maximus efferebatque in album et proponebat tabulam domi, potestas ut esset populo cognoscendi : ei qui etiam nunc annales maximi nominantur. « (. . .) comme chez nous, (pour être historien) il n’est pas nécessaire d’être un orateur ; il suffit de n’être pas menteur. Pourtant – (lui) dit Antoine – tu ne méprises pas les nôtres : car les Grecs eux-mêmes, autrefois, écrivaillaient de la sorte, à la manière de nos Caton, Pictor et autres Pison. En effet l’histoire se réduisait à l’établissement des Annales. Pour ce faire et en sorte de retenir les mémoires publics, depuis les origines des affaires romaines et jusqu’au pontificat suprême de Publius Mucius, le Grand Pontife chargeait quelqu’un de mettre par écrit les faits historiques de chaque année et les reportait sur un tableau blanchi qu’il affichait sur sa maison en sorte que le peuple puisse en prendre connaissance : c’est cela qu’on appelle encore aujourd’hui les Grandes Annales ». 6 On trouvera en Annexe 1, notre traduction du texte grec, spécialement précise pour les besoins de la démonstration. 4 5
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dont Eusèbe fait état, comporte tous les indices d’une restitution composite. Les trois premières phrases du chapitre 21 de l’écrit se réclament, à elles seules de trois auteurs. C’est d’abord Eusèbe, le maître d’œuvre, qui annonce « revenons-en à Polyhistor »; suit un titre attribué à un recueil établi par Polyhistor: Démétrios, au sujet de Jacob, emprunt au même écrit de Polyhistor; vient enfin le témoignage de ce dernier qui va rapporter, au style indirect, ce qu’il veut bien relater de l’œuvre authentique de Démétrius. Les indices du procédé apparaissent au § 1, ligne 4 avec le ∆ημήτριόςφησι (« Démétrius dit que »), puis une seule autre fois au § 18, ligne 1: τὸνδὲ ᾽Ιωσήφφησι (« Il [= Démétrius] dit que Joseph » etc.), suivi comme il se doit, et tout au long du discours, de propositions infinitives. Il est manifeste que le compilateur résume son information. Ce bémol de critique externe, apporté à l’évaluation de l’authenticité du témoignage, doit cependant être confronté avec divers traits qui incitent à penser qu’en dépit de l’intervention de l’abréviateur on reste à proximité de l’œuvre authentique du maître cité. Certains traits ne trompent pas. Il y a manifestement derrière la prose du Polyhistor, un document source qui est l’œuvre d’un Démétrius habitué à dispenser un enseignement oral, et qui, dans sa mise en forme pour l’écrit, récite ses couplets favoris, échafaudant de la sorte une saga dont les moments font parfois l’objet de redites et où les calculs, sus par cœur, ne sont pas exempts de vérifications et d’éventuels repentirs. On observe ainsi qu’au § 3, ligne 5, les nombres jusque là orthographiés en toutes lettres, font place au chiffrage mathématique abrégé (c’est-à-dire par lettres-symboles) pour le décompte des enfants de Jacob nés en Mésopotamie. De tels indices d’un ajustement des calculs apparaissent à nouveau, et avec une densité particulière de l’usage de ce chiffrage abrégé, aux § 17 à 19, si importants, comme on va le voir, pour l’exactitude du calcul chronologique du temps historique. À ces indices graphiques de reprises et de retouches, il faut ajouter telle redite du § 16 ligne 2 au sujet du moment de l’élection d’Abraham, par le § 18, ligne 5. Ces relâchements rédactionnels sont de bon aloi. Si Polyhistor racontait des histoires, (comme son surnom voudrait le donner à croire), il n’aurait pas respecté ces indices de surface, mais produit un texte homogène, aboutissant à une composition fluide exempte de contradictions et de reprises. Or tel n’est pas le cas dans le document Démétrius.
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Autour du Tableau I: Premier argument chronologique, la famille de Jacob (Gn 29.15–30.23) Le tableau analytique I met à plat le fragment IX, 21, § 1–9. Cette présentation synoptique met en évidence l’accumulation d’un grand nombre de données de type généalogique, mais dont l’ambition est de type chronographique. Aux grandes étapes narratives des traditions patriarcales prises en compte par les rédacteurs bibliques, l’auteur prend en effet le parti d’ajouter quantité de précisions qui, pour n’appartenir pas stricto sensu à l’historiographie biblique, constituent cependant à ses yeux des conjectures vraisemblables. Et peut-être des consolidations. Si vraisemblables d’ailleurs que, se prenant à son propre jeu, il va les tenir pour parties évidentes du projet divin. Elles ne sont pas bibliques, mais acquièrent, à l’usage, un statut équivalent. Et s’il fallait établir la preuve de leur véracité, alors les conclusions grandioses de cette vaste entreprise de périodisation du temps devraient suffire à s’en charger. C’est ce que l’on va constater in fine. En pratique, le procédé consiste à démultiplier les durées attestées dans le texte grec de la Genèse (LXX) et à introduire au fil d’une recension sommaire, les chiffrages des sous-ensembles ainsi constitués. On savait, de la sorte, que Jacob avait passé sept ans chez Laban jusqu’à son mariage forcé avec Léa (Gn 29.19–26), puis encore sept autres années pour gagner la dot de Rachel (Gn 29.26–30). Mais le récit biblique n’avait aucune idée de l’âge du patriarche au moment de ces mariages. À cet endroit du récit, l’entreprise chronographique de Démétrius le conduit à octroyer 75 ans à Jacob. A l’évidence, ces 75 ans sont imités du récit de la vocation d’Abraham, qui, au moment de quitter Harrân pour la grande aventure de sa foi, a tout justement 75 ans (Gn 12.4).7 Une nouvelle contrainte survient peut-être ici, car la romance des amours contrariées de Jacob avec Rachel pourrait suggérer une note poétique. Il serait beau en effet, que Jacob eût tout juste 100 ans au moment de la mort de l’aimée (Gn 29.20) – Si les 23 ans de vie commune
7 La tradition manuscrite du § 1 est formelle sur ce point. L’hypothèse d’une faute scribale inscrivant au § 1, le chiffre de 75 ans au lieu des 77 ans qui sous-tendent toute la suite du récit, est donc faible.
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jean-claude dubs Tableau I Eusèbe de Césarée : Praeparatio evangelica IX, 21, 3–5
Années
PATRIARCHES
1re 2 3 4 5 6 7
Jacob, 77 ans, arrive à HARRAN, s’éprend de Rachel, travaille sept années pour amasser sa dot. Jacob épouse finalement, (Léa !) et Rachel, après 7 ans de service. Jacob aura 84 ans.
Léa
Zilpa
Rachel
Bilha
§ §1
§3 Mariage I
Mariage II
8me 9 10 11 12 12 13 14
et au bout de 7 ans et 10 mois 1 Ruben §3 + 10 mois = 9 ans et 8 mois 2 Siméon + 10 mois = 10 ans et 6 mois 3 Lévi Concubine I + 10 mois = 11 ans et 4 mois 4 Juda Concubine II 5 Dan + 10 mois = 12 ans et 2 mois 7 Gad 6 Nephtali + 10 mois = 12 ans et 12 mois 9 Issakar 8 Aser §4 + 10 mois = 12 ans et 10 mois 10 Zabulon §5 + 10 mois = 14 ans et 8 mois Dina 11 Joseph
15 16 17 18 19 20
Sur quoi Jacob et son clan restent encore 6 années à HARRAN avant de se rendre à Sichem. (appelée Salem dans le texte) Voici l’âge qu’ont alors les enfants de Jacob :
21 21 21 21 21 21 21 21
12 ans et 2 mois 11 ans et 4 mois 10 ans et 6 mois 9 ans et 8 mois 8 ans et 10 mois 8 ans 7 ans et 2 mois 6 ans et 4 mois
22 23 24 25 26 27 28 29 30
Jacob, désormais « Israël » séjourne – selon Démétriuspendant 10 années chez Emmor (à SICHEM).
§6
Ruben Siméon Lévi Juda Issakar Zabulon Dina
§8
Gad Aser
Dan Nephtali Joseph §9
Voici l’âge de Dina et de ses frères au moment de l’affaire du viol de Dina : <. . ./. . .>
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Tableau I (cont.) Années
PATRIARCHES
31 31 31 31
16 ans et 4 mois 21 ans et 4 mois 20 ans et 6 mois Jacob a 107 ans
31 31 31 31
à EPHRATA (Bethléem) ; il engendre Benjamin Rachel meurt en accouchant Jacob a vécu 23 ans avec elle
Léa
Zilpa
Rachel
Bilha
§
Dina Siméon Lévi § 10 Benjamin
mentionnés au § 10 reposent sur quelque tradition,8 ce à quoi Démétrius semble souscrire, alors il n’y a pas lieu d’hésiter: au retour de Jacob vers ce point d’ancrage de sa famille qu’est la cité mésopotamienne de Harrân, Jacob n’a pas 75 ans, mais résolument 77 (§ 1). Le calcul de la durée de la vie conjugale de Jacob avec Rachel s’établirait donc ainsi: 7 années pour payer la dot de Léa; plus les 6 années supplémentaires de travail chez l’oncle Laban pour acquérir en propre un cheptel; plus les10 années (conjecturales) correspondant au séjour du clan de Jacob à Sichem, à l’issue desquelles Rachel meurt. Cela fait donc 7 + 6 + 10 = 23 ans. Ajoutés fautivement aux 77 ans prêtés à Jacob au début de ce décompte, on obtiendrait en effet 77 + 23 = 100 ans. Mais dans les faits, au § 3, Jacob a déjà 84 ans quand ce mariage est consommé. D’où le décompte des 107 ans, car 84 + 23 = 107 ans. Il est manifeste que l’on est en présence de bribes de divers états de la réflexion chronographique de l’auteur ancien. Nouvelle phase à élucider: le récit biblique laisse entendre que les douze premiers enfants de Jacob, dont une fille, sont nés durant la période de service supplémentaire de sept ans que Jacob est contraint d’effectuer pour gagner la dot de Rachel. Une habile combinatoire, où les mères accouchent tous les dix mois, permet à notre chronographe de résoudre le problème (§ 3–5). Il existe bien une confusion entre les noms respectifs des servantes mises à contribution pour devenir mères porteuses, mais c’est le schéma
8 Gn 31.41 accorde bien 6 années au séjour supplémentaire de Jacob chez Laban. Mais le chiffrage à 10 années du séjour chez Hamor, semble constituer une hypothèse de Démétrius.
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biblique (TM et LXX) qui doit ici prévaloir: Bilha appartient à Rachel et Zilpa à Léa, et non l’inverse comme le Polyhistor l’a écrit. Le texte était-il corrompu (erreur scribale) dans l’exemplaire dont se servait Démétrius? L’erreur est-elle due à Polyhistor? Un autre texte grec du Pentateuque circulait-il en ces dernières années du iiie s. avant J.-C.? Les indices sont trop minces pour permettre de conclure. D’autant que, mis à part les écarts dans l’orthographe des noms propres, ce qui est constant avec la Septante, les différences avec le TM ne sont, pour ce morceau, pas perceptibles. Le § 8 offre, si l’on peut dire, une séquence de vérification. Il est fondé sur le comput des § 3–4 annonçant les dates de naissance des enfants de Jacob, qu’il était facile de majorer de six ans (§ 6). L’épisode sichémite (Genèse 34) au § 9 se voit attribuer une durée de dix ans que rien, dans la Bible, ne suggère. Les couplets des § 9 et 10 usent, pour segmenter la durée, du même procédé de généalogie-saga que tout le restant de l’épisode. Les événements de la saga mesurent le temps généalogique et le temps généalogique arrime la saga dans une histoire mesurable. Est-ce pas, déjà là, un système analogue à celui du calendrier des annales? Autour du Tableau II (§ 11–19) La méthode suivie par Démétrius, ou du moins ce que nous en rapporte Polyhistor, devient ici d’une extrême complexité. Pour dénouer l’écheveau des données historiques répandues dans ce texte, et rendre compte des doublons et retours en arrière, il fallait effectuer une sérieuse mise à plat, dont rend compte le Tableau II. Pour commencer, il fallait, prendre en compte les sommaires situés aux § 16 et 18. Un premier jalonnement du propos historique s’appuie en effet sur des considérations topographiques: Abraham en Canaan (échelons iii et v); Jacob à Harrân (vi); Joseph, puis Jacob en Égypte (échelons ix, x et xv). Il devenait possible, ensuite, d’intercaler les durées mesurées à partir des dates de naissance d’Isaac (§ 16, échelon iv), de Jacob (§ 16), de Lévi (§ 3 et 4) et de Joseph (§ 3 et 4); puis de la durée (§ 11 et 12) du séjour de ce dernier en Égypte avant l’arrivée du clan de Jacob. Un sort particulier est dévolu à la lignée de Lévi. La représentation graphique de son histoire, va en effet requérir deux colonnes (f et h; échelons vii et xi) car la préoccupation de l’auteur est de mettre en
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évidence la haute origine de cette famille, sacerdotale par excellence, et dont le dernier représentant significatif dans cette période, n’est autre que Moïse en personne (§ 19).9 Le décompte des années se devait d’aboutir, pour la période comprise entre l’arrivée d’Abraham en Canaan et l’arrivée du clan de Jacob en Égypte, à une durée de 215 ans, résultat revendiqué par deux fois dans ce texte (aux § 16 puis § 18). Ce qui est effectivement le cas: en additionnant les durées portées au tableau on obtient effectivement pour cette période (échelons iii à ix) 25 + 60 + 77 + 10 + 4 + 17 + 13 + 9 = 215 années. Tout autre est la question de la durée de la période suivante, celle qui s’étend depuis l’arrivée du clan de Jacob en Égypte, jusqu’à la sortie d’Égypte. Il existe en effet une hésitation dans la tradition manuscrite sur une éventuelle gémellité d’Aaron et Moïse. On a ici opté en faveur de la tradition biblique: si Moïse est effectivement le cadet d’Aaron, alors on obtient à nouveau un total de 17 + 40 + 75 + 3 + 80 = 215 ans. Ces derniers 80 ans sont tirés du texte biblique (Ex 7.7). On rejoint ainsi le chiffre énoncé en Ex 12.40 (LXX), qui (à la différence du TM) affecte cette durée de 215 + 215 = 430 ans aux périodes cumulées du séjour en Canaan et de celui en Égypte, et au temps du séjour lui-même en Égypte.10 Les résultats affichés concernant la période Création-Déluge, sont proches de ceux de la LXX, qui obtient 2242 années. Ici on aurait 3624 années, moins (1360 + 215 =) 1575, soit 2049 années. On reste donc dans le même ordre de grandeur, qui procède d’une même philosophie. Pour conclure Ces constats posés, il est désormais possible de se livrer à une étude comparative des trois approches historiographiques mises en cause dans la présente investigation.
Selon Gn 46.11 Klath/Kehat est né en Canaan et non en Égypte. Cf. aussi Ac 13.17–20 qui énonce « environ 450 ans » pour la durée cumulée de l’élection des patriarches et du séjour en Égypte. Quant aux « 430 ans » nombre décidément symbolique évoqué par Paul aux Galates (Ga 3.17), il les met à contribution pour un autre propos : l’étagement entre la promesse faite à Abraham et le don de la Loi. 9
10
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Tableau II (§ 11–19) Les italiques concerned des donnees ou des résultants qui ne figurent pas dans Démétrius c
d
e
f
g
h
i
j
k i
années (# Lxx 2242) ii
DÉLUGE
1360 – 215 =
1145 ans
ABRAHAM : Départ de Harrân et installation en Canaan
années (§ 16)
ISAAC (naissance de-)
60
iv
années (§ 16)
JACOB (naissance de-) en Canaan
77
v
années (§ 2) vi
JACOB à Harrân
10
années (§ 2 et 3) vii
LÉVI à (naissance de-)
4
années (§ 3 et 4)
JOSEPH (naissance de-)
17 Mort de d’Isaac 180 ans 120 ans (§ 11) (§ 11)
viii
années (§ 11)
JOSEPH en Egypte 13 années en prison (§ 11) - il a 29 ans quand Isaac meurt - il a 30 ans quand il sort de prison (§ 11) encore 9 années de bonheur et de réussite (§ 12)
Lévi
JACOB (Clan de -) en Egypte ( Jacob a 130 ans = § 11) Lévi Mort de Jacob 147 ans (§ 19)
17
x
années (§ 19)
KLATH (naissance de-)
40 Mort de Jacob 110 ans (= Gn 50.26) (§ 19)
ix
xi
années (§ 19)
AMRAM (naissance de-) 14 ans 75 ans
xii
75 années (§ 19)
AARON (naissance de-)
3 Mort de 78 ans Klath Mort 133 ans (§ 19) d’Amran 136 ans (= Ex (§ 19) 6.18)
215 ans (§ 18)
1360 ans (§ 18)
3624 ans (§ 18)
25 100 ans
iii
430 ans (Exode 12.40 selon les LXXX)
2049
total =
b
xiii
années (§ 19)
MOÏSE (naissance de-)
xiv
80 années (Ex 7.7) Sortie d’Egypte xv
215 ans
a
ADAM (Création)
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Il convient de rappeler ce que l’on avançait au début, à savoir que les calendriers des annales « 4Q331–333 historiques », aujourd’hui regroupés à part dans la nouvelle classification des DJD (voir le volume XXXIX), n’en sont pas moins redevables au système des mishmaroth pour ce qui est de la fixation des événements dans le temps. L’on doit souligner à cet égard, combien ce processus est rigoureux. En choisissant l’exemple du premier registre du grand manuscrit 4Q321, c’est-à-dire les colonnes I à IV de ce document, on observera que l’information est fournie au moyen de l’énoncé de groupes de huit données, synchronisant trois systèmes de mesures calendaires: le lunaire, le solaire et le sacerdotal y entrent en effet en combinaison. Le discours autoritaire de ce « calendrier bien tempéré » assigne ainsi pour des périodes de 74 mois renouvelables,11 des emplacements exacts et non négociables aux phases de la lune, fixées ad aeternam, selon des espacements fixes par rapport au calendrier solaire de 364 jours. Ces séries de huit informations concernent l’assagissement délibéré et autoritaire des dates de la pleine lune (PL), pour les quatre premières, et celle des dates de la capricieuse « plus jeune lune (PJL) », pour les quatre dernières.12 On consigne ainsi: A. La date de la PL, dont on indique: 1) le quantième dans la semaine solaire, 2) le nom sacerdotal de ladite semaine, 3) le quantième dans le mois solaire, 4) le quantième du mois dans l’année. Puis, à la suite: B. la date de la plus jeune lune, pour laquelle à son tour on indique: 5) le quantième dans la semaine solaire, 6) le nom sacerdotal de ladite semaine, 7) le quantième dans le mois solaire et 8) le quantième du mois dans l’année. Une telle consignation calendaire peut être mise en parallèle avec les chronographies de Démétrius. Ses systèmes d’énumération, ligne à ligne, des naissances des enfants de Jacob (relevées au Tableau I), ou encore des longueurs de vies successives des grandes figures patriarcales (relevées au Tableau II), peuvent être regardés comme les prédécesseurs
11 La fonction de 4Q319 Otot, est de rappeler l’ardente obligation faite aux clans de Gamoul ou de Shékanyah de faire précéder les années-Otot d’un mois supplémentaire. (Voir notre présentation de ce manuscrit à paraître au vol. II des Écrits Intertestamentaires). 12 Voir notre étude sur 4Q321, à paraître dans le vol. II des Écrits Intertestamentaires.
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des listages obstinés des tours de service des clans sacerdotaux, évoqués à l’instant à propos du manuscrit 4Q321. Mais il y a plus. Les contenus des § 16, 2, 3, 4, 11, 18 et 19 de Démétrius récupérés et reclassés au Tableau II peuvent, à leur tour, être mis en regard avec le début du texte d’un autre manuscrit calendaire de Qoumrân, le 4Q320, qui ressortit lui aussi au genre des mishmaroth. En son prologue (4Q320 1 i, 1–4), corroboré, cinq lignes plus bas, par un second intermède théologico-calendaire (4Q320 3 i, 9–14), on peut repérer une préoccupation historiographique du même ordre que celle qui apparaît dans le comput de Démétrius faisant remonter la chronologie, avec Adam, jusqu’à la Création. Le manuscrit 4Q320 apporte en effet des solutions similaires. On n’y parle plus d’Adam, (issu du jour six de la Création), comme lien absolu avec les origines, mais cette fois-ci de Gamoul qui inaugure le temps sacré, avec sa prise de service au jour quatre de la Création, lors de la première pleine lune de tous les temps.13 Voici les termes de 4Q320 1 i: [ la Pleine Lune] à son apparition à l’est 2 [. . .]pour [ br]iller [au] milieu du Ciel à la fondation de 3 [la Créatio]n depuis le soir jusqu’au matin du ( jour) quatre de la semaine (de) 4 Gamoul le premier (mois solaire) de l’année 1
Enfin, on observera en dernier lieu que l’évocation du modèle latin, proposé par Wise pour illustrer la méthode sous-jacente à une historiographie appuyée sur les mishmaroth, n’est pas nécessaire. Leur utilisation à l’envers, c’est-à-dire le fait que l’on cite le nom de la semaine sacerdotale pour indiquer une date solaire, tandis qu’au départ ces calendriers étaient faits pour dater, en solaire et en lunaire, l’exacte situation dans le temps de ladite semaine sacerdotale, est un procédé qui n’est pas rare. L’utilisation de noms empruntés à ces longues séries de vingt-quatre familles de prêtres, pour indiquer des dates, préfigure à cet égard une utilisation similaire du calendrier des saints dans le
13 Cette lecture (due, pour l’essentiel à J. T. Milik, et qui nous paraît judicieuse), faisait l’objet d’une contestation par Talmon et Ben-Dov, dans leurs pages introductives du volume XXI de la série des Discoveries in the Judaean Desert (Oxford : Clarendon Press, 2002), 33–36). Elle est reprise à frais nouveaux à l’occasion de leur collaboration avec W. Horowitz, The Babylonian Lunar Three in Calendrical Scrolls from Qumran, Berlin : de Gruyter, 2005, 104–120. Cette étude très riche par ailleurs, pâtit, en ce qui concerne 4Q320, de trop de licence en matière d’astronomie, pour entrer véritablement en lice avec le sens obvie de ce manuscrit.
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monde d’hier: on s’appuie sur une donnée liturgique pour dater un événement profane. Les exemples ne manquent pas. Annexe: Démétrius apud Eusèbe traduction nouvelle Pour les besoins de l’enquête sur une chronologie, parfois laborieusement retouchée par l’auteur ancien, on a adopté dans la traduction qui suit les règles typographiques suivantes: les noms des personnages-repères ont été mis en italiques. D’autre part, les nombres ont été transcrits en chiffres gras chaque fois que le texte grec emploie des notations abrégées. Pour l’intelligibilité du texte, on a aussi effectué un retour à la ligne à chaque nouveau paragraphe.
1. Revenons à Polyhistor.14 Démétrius dit que15 Jacob, à l’âge de soixante-quinze ans,16 s’enfuit vers Harrân de Mésopotamie, éloigné là-bas par ses parents, en raison de la rancœur que nourrissait secrètement Esaü à son égard – qui lui en voulait d’avoir été béni à sa place – au prétexte d’y prendre femme. 2. Jacob s’élança donc vers Harrân de Mésopotamie, quittant son père Isaac âgé de cent trente sept ans, lui-même ayant l’âge de soixante-dix sept ans. 3. Il y séjourna sept années avant d’épouser Léa et Rachel, les deux filles de l’oncle maternel. Il ( Jacob) était alors âgé de quatre-vingt quatre ans. En sept autres années lui naquirent 12 enfants.17 Le dixième mois de la huitième année: Ruben; et le huitième mois de la neuvième année: Siméon; le sixième mois de la dixième année: Lévi; et le quatrième mois de la onzième année: Juda. Rachel qui n’enfantait pas, devint jalouse de sa sœur. Elle fit alors dormir sa propre esclave Zelpha (Balla)18 auprès de Jacob, au moment exact où (Zelpha) conçut Nephtali19 la onzième année,
Alexandre Polyhistor, dont la suite du texte est une citation. « Démétrius dit que » etc. Polyhistor rapporte le témoignage de Démétrius au style indirect. Voir aussi § 18. 16 Cette indication contredit la chronologie exposée tout au long de ce chapitre 20 du livre IX. Au demeurant, à la ligne 2, c’est bien l’âge de 77 ans qui est attribué à Jacob à ce moment de sa vie. 17 Ici le nombre douze est écrit en abrégé (ιβ’). Tel sera méthodiquement le cas aux § 16–19. 18 Les noms des concubines sont inversés par rapport aux données du récit biblique de Gn 30.3 et 9. Sans cette correction le texte ne fonctionne pas. 19 Le texte est incohérent : Nephtali est conçu, mais jamais né. 14
15
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le cinquième mois. Ainsi, la douzième année, le deuxième mois, elle (Zelpha) mit au monde un fils, que sur l’avis de Léa, elle appela Gad.20 De la même (mère, Balla = Zelpha), cette même année, au douzième mois, il naquit (à Léa) un autre fils, qui lui aussi reçut son nom de la part de Léa: Aser. 4. Mais Léa, grâce aux pommes de mandragore que Ruben avait apportées à Rachel conçut à nouveau, et en même temps que la servante Zelpha, la douzième année, le troisième mois. Elle (Léa) mit ainsi au monde un fils, la même année, au douzième mois et elle lui donna le nom d’Issachar. 5. Et de nouveau Léa, la treizième année au dixième mois, mit au monde un autre fils, du nom de Zaboulon,21 et la même (Léa), la quatorzième année au huitième mois engendra un fils du nom de Dan. Au même moment Rachel conçut aussi en son (propre) ventre tandis que de son côté Léa mettait au monde la fille Dina, et (Rachel ) mit au monde un fils, la quatorzième année, au huitième mois, du nom de Joseph; de sorte que ( Jacob) engendra douze enfants pendant ces sept (autres) années passées auprès de Laban. 6. Bien que désireux de s’en retourner auprès de son père en Canaan, Jacob, sur la demande de Laban resta (auprès de lui) encore six années, de sorte que la durée totale de son séjour chez Laban à Harrân fut de vingt ans. 7. Tandis qu’il marchait vers Canaan un ange de Dieu lutta corps à corps avec lui ( Jacob) et le toucha au creux de la cuisse, elle s’engourdit, et il devint boiteux – c’est pourquoi on ne mange pas le tendon de la cuisse des animaux – et l’ange lui dit que dorénavant on ne l’appellerait plus Jacob, mais Israël.22 8. Il se rendit en terre de Canaan, vers une autre ville des Sichémites,23 les enfants ayant alors: Ruben douze ans et deux mois, Siméon onze ans et quatre mois, Lévi dix ans et 6 mois, Juda neuf ans et huit mois, Nephthali huit ans et dix mois, Gad huit ans et dix mois,24 Aser huit
20
ὃν ὑπὸΛείαςΓὰδ ὀνομασῆναι « que Léa nomma Gad ».
Ce texte torturé dissimule mal les retouches qu’il a dû / pu subir, sans doute pour les besoins de la chronologie, mais peut-être aussi en accord avec sa fonction territoriale / cadastrale . . . Les expressions utilisées ne sont pas stéréotypées, mais variées (sur l’attribution des noms aux enfants, sur la conception, l’accouchement etc.). 22 Reprise du thème énoncé au § 7. 23 Une autre ville que Beersheva d’où il était parti. 24 Nephthali et Gad, nés de mères différentes, (Zilpa et Balla respectivement), mais à la même date, sont quasi-jumeaux. Voir §. 4. 21
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ans, Issachar huit ans,25 Zaboulon sept ans et deux mois, Dina six ans et quatre mois, Joseph six ans et quatre mois.26 9. Israël demeura dix ans auprès de Emmor. Or Dina la fille d’Israël fut séduite par Sychem fils d’Emmor; elle avait seize ans et quatre mois. Hors d’eux-mêmes, les fils d’Israël, Siméon qui était âgé de vingt et un ans et quatre mois, (et) Lévi âgé de vingt ans et six mois, tuèrent Emmor et son fils Sychem, ainsi que tous les mâles, en raison de la souillure de Dina. Jacob était alors âgé de cent sept ans. 10. ( Jacob) étant donc arrivé à Louza de Baithèl, Dieu lui dit qu’il ne serait plus appelé Jacob, mais Israël. De là il se rendit à Chaphrata puis à Ephrata, qui est Bethléem, et là il engendra Benjamin et Rachel mourut en accouchant de Benjamin. Jacob avait vécu avec elle pendant vingt-trois ans. 11. De cet endroit, Jacob se rendit à Mambré de Hébron, auprès d’Isaac son père. Joseph avait alors dix-sept ans, et il fut vendu en Égypte et resta treize ans en prison, de sorte qu’il avait trente ans, Jacob cent vingt, au moment où mourut Isaac, un an plus tôt, à l’âge de cent quatre-vingts ans. 12. Ayant interprété les songes du roi, Joseph fut gouverneur de l’Égypte au long de sept années au cours desquelles il épousa Aséneth, la fille de Pentephrès – le prêtre de Hiérapolis – et engendra Manassé et Ephraïm et survécut à la famine pendant deux ans. 13. Pendant ces neuf années de bonheur, Joseph n’envoya pas chercher son père parce qu’il était berger nomade ainsi que ses frères: or les Egyptiens ont les bergers nomades en horreur. C’est donc pour cette raison qu’il ne fit pas chercher (son père). Une fois ses parents arrivés, il leur dit que, s’ils étaient interrogés par le roi sur leurs occupations, ils devaient dire qu’ils étaient nourrisseurs de gros bétail. 14. On est dans l’embarras au sujet de la part quintuple que Joseph donna à Benjamin, une viande dont il ne pouvait consommer pareille quantité. Il a cependant agi de cette sorte parce que Léa avait donné sept fils à son père, mais sa mère Rachel deux seulement. Pour cette raison il fit porter cinq parts à Benjamin, tandis qu’il en prenait deux pour lui-même: cela fait sept (parts), autant que Léa eut de fils.
Pour Aser et Issachar, même schéma qu’à la note 11. Ils sont de mères différentes (Bilha et Léa), mais nés à la même date. Á noter que l’historien ne va pas jusqu’à préciser les jours de naissance à l’intérieur d’un mois donné. 26 Ultime apparente gémellité, Dina qui est fille de Léa, et Joseph qui est fils de Zilpa, servante de Rachel, sont nés le même mois. 25
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15. Il en va de même pour les deux chemises qu’il donna à chacun, tandis que Benjamin en reçut deux accompagnées de trois cent pièces d’or qu’il envoya à son père pour que sa maisonnée soit à égalité avec celle de sa mère. 16. Ils avaient habité en terre de Canaan depuis qu’Abraham ait été choisi d’entre les païens et qu’il transmigra en Canaan, Abraham durant vingt cinq ans, Isaac soixante ans, Jacob cent trente, ce qui fait au total 215 ans. 17. La troisième année de la famine qui sévissait sur l’Égypte, Jacob se rendit en Égypte, Jacob étant âgé de cent trente ans, Ruben 45, Siméon 44, Lévi 43, Juda 42 et deux mois, Nephthali 41 ans et sept mois, Gad 41 ans et trois mois, Aser 40 ans et huit mois, Zabulon 40 ans, Dina 39, Benjamin 28. 18. Quant à Joseph, il (Démétrius) dit qu’il résida en Égypte pendant 39 ans. Or il y a depuis Adam jusqu’à la sortie d’Égypte 3624 ans. Et depuis le Déluge jusqu’à la venue de Jacob en Égypte 1360 ans. Depuis qu’Abraham eut été choisi d’entre les païens et qu’ il se rendit de Harrân à Canaan, jusqu’à l’arrivée (du clan) de Jacob en Égypte, 215 ans. 19. Jacob vint à Harrân auprès de Laban, étant âgé de [77] ans27 et il engendra Lévi. Lévi vécut 17 ans en Égypte après qu’il soit venu de Canaan en Égypte. Il (Lévi) avait donc 60 ans, quand il engendra Klath.28 La même année où il engendra Klath, Jacob mourut en Égypte, après avoir béni les fils de Joseph, étant âgé de 147 ans. Klath étant âgé de 40 ans, engendra Amram,29 lequel avait 14 ans quand mourut Joseph en Égypte à l’âge de 110 ans. Mais Klath mourut ayant atteint l’âge de 133 ans. Amram30 prit pour femme Yochabeth,31 la fille de (son) oncle, et ayant 75 ans il engendra Aaron [et Moïse]32: il engendra Moïse, Amram ayant 78 ans, et étant parvenu à l’âge de 136 ans, il mourut.
27 Le grec dit 80 ans, mais c’est contradictoire avec le chapitre 21 § 2 qui annonce 77 ans, et le démontre par la suite ( jusqu’au § 19). 28 LXX, Gn 46.11 : Kaath ; TM : Qehat (ou Kehat). Il est le grand-père de Moïse par Amram. 29 Faute scribale : il faut lire Amram, et non Abram, Ex 6.16. 30 Même erreur qu’à la n. 29. 31 Yokheved Ex 20.6 et Nb 26.59 : mère d’Aaron, Moïse et Myriam. 32 Cette suggestion des éditeurs, [et Moïse], est à biffer. Le calcul des 215 ans ne tomberait plus juste.
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COMMENT PEUT-ON ÉCRIRE EN SYRIAQUE? OU DES PROBLÈMES DU SCRIBE DEVANT SA PAGE BLANCHE Alain Desreumaux Laboratoire des études sémitiques anciennes, UMR Orient Méditerranée, CNRS, Paris En attirant l’attention sur un aspect matériel de l’une des dernières étapes de l’histoire de l’écriture, je voudrais faire hommage à Francis Schmidt de l’analyse d’un détail où l’on peut reconnaître la mise en œuvre par l’une des grandes cultures du Proche-Orient, des instruments de son expression et de sa diffusion dans diverses régions. L’étape syriaque commence dans les débuts du premier millénaire de notre ère en Syrie-Mésopotamie et instaure une pratique qui dura jusqu’à l’époque mongole en Asie, dans une diversification adaptée aux cultures locales. La manière de disposer sa feuille ou d’orienter le ductus de son écriture paraît un détail; c’est pourtant un fait culturel dont je suggère qu’il pourrait être révélateur de contraintes physiologiques ou peut-être neurophysiologiques ayant joué un rôle dans la grande histoire de l’écriture. L’évolution des techniques de l’écriture Les divers spécialistes – chercheurs, historiens, archéologues, bibliothécaires . . . – qui travaillent sur les documents de l’Antiquité méditerranéenne et orientale, disposent de nos jours de nombreux outils que la technique moderne crée, pour le meilleur et pour le pire. Certes, il y eut de tout temps du bon et du mauvais matériel, d’habiles et de maladroits artisans. On trouve parfois, en marge de certains manuscrits syriaques, des annotations sévères sur la qualité du support et de l’encre,1 comme on entend aujourd’hui d’acerbes remarques sur les incidents informatiques.
1 Par exemple de la plume du scribe lui-même, dans le manuscrit Londres, British Library, Add. 12174, f. 175r et 424v (catalogue Wright 1872, t III, n° 960, p. 1139), un manuscrit jacobite du xiie siècle, commandité par Michel le Syrien.
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Il est plus intéressant de considérer le saut culturel que représente un changement de technique dans la mise en œuvre de la diffusion de la pensée humaine. Étant acquis le concept d’écriture, première audace grâce à laquelle le signe et la pensée naissent de l’empreinte sur la matière, trois grandes révolutions s’en sont suivies, celle du passage au support feuilleté dans toutes ses variantes, cuir, peau, papyrus, papier, l’invention de l’imprimerie, enfin la mise au point de la composition numérique. On a beaucoup publié sur ces mutations.2 On a peut-être encore beaucoup à en dire. Il semble surtout que les révolutions techniques – qui, comme toutes les révolutions ne sont jamais des ruptures instantanées, mais des passages dont on ne prend conscience qu’avec le recul historique – tout à la fois accompagnent, suivent et affectent la pensée qui les met en œuvre et qu’elles provoquent.3 Il n’est pas sûr que Moïse typographe aurait écrit le Pentateuque. Pour contribuer à cette réflexion, et conscient qu’il s’agit, comme l’écrit Henri-Jean Martin, « d’un sujet qui compte parmi les plus difficiles auxquels un chercheur peut se mesurer: celui de l’outillage mental des hommes d’autrefois »,4 il est bon d’examiner les techniques scripturaires dans le détail de leurs mécanismes. Les mutations techniques apportent
2 Bibliothèque nationale 1972, notamment la préface par Étienne Dennery. On lira surtout le bel ouvrage de Henri-Jean Martin 1996 qui, de l’analyse des systèmes d’écriture (chapitre premier) à l’au-delà de l’écrit (chapitre X) en passant par l’apparition de l’imprimerie (chapitre V), parcourt cette grande aventure humaine avec ce qu’elle apporte et ce qu’elle risque. 3 « Toute écriture est ainsi liée à la forme de pensée de la civilisation qui l’a sécrétée et à laquelle son sort est lié » ( J.-H. Martin 1996, p. 31). Déjà Marcel Cohen avait lancé la réflexion sur la relation entre l’évolution de la pensée, des techniques et celle de l’écriture : « Les religions se sont tôt servies de l’écriture ; elles ont beaucoup contribué à l’extension de son usage, et l’expansion de certaines écritures a dépendu de certaines religions. L’usage de l’écriture a rendu possible le grand développement de la philosophie et des sciences ; de son côté, elle s’est plus ou moins accommodée à leurs besoins. L’écriture suppose un matériel : l’instrument pour écrire, l’encre lorsqu’il ne s’agit pas de gravure et surtout la chose sur quoi écrire. Elle se trouve ainsi liée à toutes sortes de techniques industrielles. L’histoire de l’écriture est donc liée, naturellement à celle de l’ensemble de l’industrie » (Cohen 1958, 3–4). Il me semble que les racines de ce lien entre l’outil et la pensée sont celles qu’a analysées André Leroi-Gourhan (Leroi-Gourhan 1964) ; celui-ci a mis en évidence « le synchronisme étroit qui existe entre l’évolution des techniques et celle du langage » (298). On lira en particulier les pages. 289–300. En analysant la naissance et le développement du graphisme linéaire, il aboutit déjà, pour cette étape de l’évolution (ancienne à notre échelle) à la conclusion que « le dualisme verbal-graphique disparaît et l’homme dispose d’un appareil linguistique unique, instrument d’expression et de conservation d’une pensée elle-même de plus en plus canalisée dans le raisonnement » (291). 4 H.-J. Martin 1996, vi.
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des solutions dans le domaine de l’écrit, celui-ci n’en demeure pas moins tributaire de contraintes inhérentes à la nature humaine.5 Les scribes antiques connaissaient par cœur leurs corpus, mais ne disposaient pas de bases de données; ils produisaient des ouvrages dont la qualité du support, du calame, de l’encre, de la mise en pages et de la reliure pouvaient faire l’admiration de tous jusqu’aux vitrines des actuels musées, mais ils ne bénéficiaient pas des services de l’imprimante et ne jouissaient pas de la communication internationale instantanée. Les techniques de l’écriture manuelle ont pourtant gardé jusqu’à une période récente un privilège exclusif avec lequel les ingénieurs modernes n’ont commencé à rivaliser qu’au prix des plus grandes difficultés, celui de la graphie. Encore aujourd’hui, le philologue ne peut-il qu’avec les plus grands efforts obtenir de son ordinateur, des textes correctement écrits, proprement imprimables et sûrement communicables en grec, en sémitique et autres écritures dites orientales; la mise au point et la normalisation des transcriptions en caractères latins diacrités, exigent une patience rare; quant à la reconnaissance optique des caractères, elle est encore un rêve que seuls l’œil et la main peuvent réaliser, même à la lueur d’une bougie. Ces questions tiennent certainement pour une part, à des phénomènes économiques et sociaux, les techniciens obéissant aux lois réelles ou supposées du « marché », à vrai dire aux pesanteurs sociales. Les avancées techniques, même quand elles procurent des instruments simples à utiliser, ne sont pas toujours suivies de progrès culturel, sans parler de morale, plus souvent victime que bénéficiaire. Il y avait à l’époque pas si lointaine de la composition typographique manuelle ou au plomb fondu, beaucoup plus de belle diversité et d’art typographique que bien des productions littéraires et universitaires hâtives, bricolées et uniformisantes d’aujourd’hui quand il est si facile de choisir en quelques minutes une police de caractères adaptée au texte et une mise en pages harmonieuse. Le fait dominant de la police unique est peut-être plus que le résultat d’une paresseuse solution de facilité. Mais, là encore, les raisons n’en sont pas simples: effets de modes, conventions esthétiques, poids sociaux, habitudes, considérations marchandes pèsent sur les décisions personnelles et façonnent les regards dans le sens de la standardisation, tandis que celle-ci se refuse quand elle serait
5 « . . . il y a des conditions et des mouvements propres à l’écriture, dont il faut essayer de déterminer la nature et les allures » (Cohen 1958, 10).
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au service du bien commun. Quant à la belle typographie et à la belle composition, elles ont fait de grands progrès, mais elles sont réservées à quelques-uns. Un problème neurophysiologique: la direction de l’écriture Les difficultés de mise en œuvre techniques tiennent aussi et peut-être davantage à des phénomènes physiques et mentaux fort complexes relevant de la physiologie et des sciences cognitives. Ainsi en est-il des difficultés auxquelles s’affrontent les techniques numériques les plus élaborées pour effectuer ce qui est apparemment simple et pratiqué depuis des siècles par la main des scribes: tracer des caractères calibrés sur une surface organisée, alignés selon des lignes parallèles. La géométrie élémentaire impose qu’il n’y a que deux solutions simples pour répartir les lignes écrites sur un plan: soit verticalement, soit horizontalement. La première solution, adoptée notamment par les chinois, est la plus rationnelle: l’écriture comme la lecture s’effectuent toujours dans le même sens, vertical de haut en bas; l’œil et la main s’y trouvent le plus à l’aise, sans contorsion. L’autre solution, des lignes horizontales, et lisibles, selon le cas, de gauche à droite ou de droite à gauche, est celle qui a été adoptée pour les écritures sémitiques et gréco-latines; elle est moins simple. Nous allons voir, en effet que, si la lecture est effectuée de gauche à droite, l’écriture est naturelle aussi de gauche à droite, tandis que, si la lecture est effectuée de droite à gauche, la main et l’œil ont des difficultés à effectuer l’écriture également de droite à gauche et ne sont vraiment à l’aise que s’ils procèdent à l’écriture de haut en bas. La situation qui prévaut depuis plus de trois millénaires dans les régions méditerranéennes et du Moyen-Orient et qui est maintenant largement celle du monde non asiatique, est le résultat d’une histoire complexe au cours de laquelle plusieurs solutions, à vrai dire en petit nombre, ont été expérimentées depuis l’invention de l’écriture. Une simple visite à une exposition sur l’écriture, une consultation de son catalogue suffit à s’en convaincre.6 C’est en effet une forme de rationalité et d’économie qui a présidé à l’organisation des surfaces écrites à l’aide des écritures issues de la Mésopotamie et qui ont abouti à l’écriture 6 Voir par exemple, Senon et Ponot 1979 ; Zali et Berthier 1997 ; Galliano et Calvet 2004.
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grecque et à nos écritures européennes. Dans la masse de documents gravés, inscrits, écrits depuis les Sumériens, quelques rares exemples montrent des dispositions particulières: le fameux code d’Hammourabi, en akkadien, est écrit en caractères cunéiformes disposés dans des cases; certains abécédaires sont écrits en colonne7 ; l’une des plus anciennes inscriptions phéniciennes alphabétiques, celle d’Elibaal roi de Byblos est disposée verticalement sur le buste du pharaon Osorkon;8 la belle inscription sabéenne de la « stèle de Marseille » en albâtre, provenant du Yémen, commence en haut à droite et est formée de lignes horizontales se lisant en boustrophédon;9 quelques textes araméens, syriaques, mandéens sont écrits en spirale, adaptés à la forme du récipient, comme dans le cas des bols magiques. La solution générale qui a prévalu est la plus simple: les caractères, les mots, les phrases sont écrits en lignes horizontales de longueur limitée qui se succèdent les unes sous les autres; ils forment une chaîne que le lecteur parcourt de façon suivie, en repartant « à la ligne », toujours dans le même sens. Se pose alors la question de la direction de cette ligne. On constate en effet que les deux solutions possibles ont été utilisées. Tous les textes en écriture cunéiforme, ceux de Mésopotamie d’abord, puis ceux d’Ougarit, qu’ils soient syllabiques ou alphabétiques, sont écrits de gauche à droite; une seule exception est connue, celle d’une petite tablette ougaritique alphabétique de Ras Shamra,10 écrite en cunéiforme, de droite à gauche. À part cet unique cas connu, la pratique est générale: toutes les écritures cunéiformes sont écrites de gauche à droite. Cela demeure même pour le phénicien alphabétique écrit en cunéiforme. La deuxième solution est celle qui a été adoptée par le phénicien alphabétique linéaire, le protohébreu et l’araméen: toutes les inscriptions sémitiques alphabétiques linéaires, sans exception, sont écrites de droite à gauche.11 Cela est d’autant plus surprenant que l’écriture grecque qui en est issue, a retrouvé la direction antique, de gauche à droite. On ne connaît pas la raison de l’inversion qui a fait que tous les textes araméens anciens sont écrits de droite à gauche, de sorte que la situation s’est ainsi maintenue
Galliano et Calvet 2004, n° 64, 89. Notice par Béatrice André dans André et Ziegler 1982, no 121, 181. 9 Notice par Christian Robin dans André et Ziegler 1982, no 128, 188. 10 P. Bordreuil, « Tablette alphabétique sénestroverse », dans Galliano et Calvet 2004, n° 65, p. 89. 11 Je remercie Pierre Bordreuil, directeur de recherche au C.N.R.S., pour les précisions qu’il m’a apportées sur cette question. 7 8
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en syriaque jusqu’à nos jours ainsi qu’en arabe, écriture probablement issue du syriaque. La direction naturelle de l’écriture horizontale On ne sait donc toujours pas pourquoi, après que les écritures cunéiformes eurent si longtemps pratiqué la direction (naturelle, nous allons le voir) de gauche à droite, les écritures sémitiques linéaires ont adopté l’écriture de droite à gauche et l’écriture grecque à nouveau de gauche à droite. Cette antinomie est d’autant plus difficile à comprendre qu’elle ne semble pas être justifiée par des contraintes physiologiques naturelles. En effet, il apparaît que, pour un droitier, le mouvement naturel de l’écriture impose la direction de gauche à droite, à tel point que, dans nos écritures linéaires issues du grec, un gaucher ne peut écrire que très difficilement s’il garde la position symétrique de celle du droitier; on constate que les gauchers ont deux solutions possibles. Dans la première, on le voit tenir sa main non au-dessous de la ligne rectrice, mais au-dessus, en la tordant vers l’arrière, de façon à faire retrouver à sa plume la position inclinée de gauche à droite que lui donne habituellement la main d’un droitier. Dans la seconde solution, on le voit faire effectuer à sa page une rotation de presque un quart de cercle vers la droite, permettant à sa plume de se retrouver, là encore dans la même position que celle d’un droitier: la plume est inclinée de gauche à droite et le mot qu’elle vient d’écrire est lisible et l’espace suivant est dégagé, alors que, la feuille restant horizontale, la position de la main du gaucher tiendrait la plume inclinée de droite à gauche et cacherait à l’œil du scribe le mot qui vient d’être écrit. Ayant donc procédé à une rotation vers la droite, l’écriture s’effectue alors de haut en bas, selon une ligne presque verticale. Dans le cas inverse, celui des écritures orientées de droite à gauche, le mouvement n’est pas naturel pour un droitier dont la main et l’œil connaissent alors la difficulté symétrique de celle du gaucher des écritures de gauche à droite. On voit donc généralement le scripteur de l’arabe faire effectuer à sa page une rotation d’environ un quart de cercle vers la gauche; sa main retrouve alors la position qui maintient la plume inclinée de gauche à droite et qui dégage la ligne d’écriture, là aussi presque verticale, de haut en bas. Marcel Cohen l’avait noté en passant, pour une région particulière: « Il est intéressant de noter que
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l’habitude des Harari est d’écrire l’arabe de haut en bas, la droite de la première ligne commençant en haut et à gauche de la page; pour lire on fait pivoter celle-ci de droite à gauche. »12 On remarquera, d’ailleurs, que certains documents en écriture arabe – en langue arabe, turque ou persane – sont écrits selon des lignes très obliques, inclinées à près d’un quart de cercle sur la page à laquelle le scribe droitier n’avait pas offert la rotation compensatoire. En revanche, le gaucher aura toute facilité pour écrire le syriaque ou l’arabe en gardant sa page dans le sens de la lecture et en écrivant selon une ligne horizontale. Il me semble que cette nécessité de l’œil et de la main est la raison qui explique plusieurs dispositions, à premier abord surprenantes, des inscriptions syriaques. L’écriture syriaque et son orientation La pratique des scribes syriaques, qui consiste à faire subir une rotation à la page, avait été repérée en 1872 par l’abbé Martin, non pas à partir de considérations codicologiques ou paléographiques, mais à cause des expressions employées par le grand polygraphe syro-occidental Bar Hebraeus qui, dans ses œuvres grammaticales, décrit les positions de divers points de ponctuation à l’aide d’expressions qui ne correspondent pas à leur position effective lorsqu’on lit. Et de citer Bar Hebraeus13: « Le signe du zqofo consiste dans deux points inclinés vers le haut (52◌) et par devant la lettre qui doit en être munie. Pour le ptoo, on emploie deux points dont l’un se place devant et l’autre derrière la lettre (&◌ 5 ). Le rvotso long est désigné par deux points verticaux derrière la ligne ( ◌) . . . » . ˙ n’adMartin estime à juste titre ces « expressions inexplicables si l’on mettait point l’écriture verticale chez les (syriaques) Occidentaux . . . Le commencement de ce passage et cent autres textes que nous pourrions citer seraient-ils intelligibles, si l’on ne se rendait point compte de la manière dont les Syriens disposaient leur papier quand ils voulaient écrire, si l’on ne savait point qu’ils renversaient leurs livres dans le sens de la largeur pour tracer ensuite verticalement leurs lignes, ainsi que le montre la figure suivante
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Cohen 1931, 330. Ktobho dtsemhe, Préface, Section III, 5.
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devant bas ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– haut derrière ......
Il est donc certain que les Syriens occidentaux écrivaient autrefois verticalement et lisaient horizontalement. Cet usage persista chez eux jusqu’au xiiie ou xive siècle, époque à laquelle les rapports plus fréquents qui se nouèrent entre l’Europe et l’Asie finirent par déraciner complètement cette habitude, fort ébranlée d’ailleurs. Il semble, en effet, que les Monophysites orientaux n’écrivaient plus verticalement, car on ne trouve point dans les auteurs de l’école mixte, dans Jacques de Tagrith par exemple, les façons de parler de Bar Hebraeus. En combinant ce fait avec plusieurs du même genre, on arrive à reconnaître, ici comme en d’autres choses, une influence partie du sein de l’Église nestorienne. »14 Sur ce dernier jugement, nous avons une autre position: l’abbé Martin fait état avec raison de la différence de pratique entre l’écriture des syriaques occidentaux et celle des syriaques orientaux, mais nous verrons plus loin que la cause en est tout autre et relève de l’écriture elle-même et non de l’influence culturelle et théologique des nestoriens pour qui l’abbé Martin avait une affection particulière.15 En tout cas, l’analyse de l’abbé Martin n’avait évidemment pas échappé à William Wright, le grand érudit des manuscrits syriaques de la fin du xixe siècle; dans le troisième tome de son célèbre catalogue des manuscrits syriaques recueillis à Londres,16 il remarque, la même année: « The method of writing adopted by the Syrians was peculiar. They placed the leaf horizontally, so as to bring the left-hand margin towards the writer, and then traced the words vertically. » Et d’ajouter en note: « Hence the position of the Greek letters in the note on p. 80, second column. This explains too certain expressions used by the grammarians in describing the position of the diacritical and others
Martin 1872, 327–331. « N’est-ce pas à cette fraction de la race araméenne que nous ramènent sans cesse les origines de la littérature syriaque, et les traditions les plus autorisées, unies aux faits les plus nombreux, ne nous montrent-elles pas les sciences grammaticales passant d’Orient en Occident par un mouvement de translation lente, mais progressive ? . . . La manière d’écrire nous fournit donc une première occasion de constater la puissante influence de la race nestorienne sur toute la race araméenne » (Martin 1872, p. 331–332) 16 Une très grande partie de ce fonds provient du monastère des Syriens en Égypte, dans la bibliothèque duquel avaient été rassemblés au xe siècle de très anciens manuscrits en provenance de Syrie-Mésopotamie. 14 15
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points. See the article of M. l’Abbé Martin . . . »17 La même année, le remarquable ouvrage de François Lenormant comportait un chapitre rassemblant la documentation sur le sens de l’écriture syriaque, parce que l’auteur s’interrogeait sur la question de l’origine de l’orientation verticale des « écritures tartares » et démontrait que celle-ci n’était pas due à l’influence du chinois, mais à celle du syriaque à laquelle l’écriture ouigoure était redevable. Lenormant s’appuie sur les recherches de l’abbé Martin qui, décidemment, avaient eu un large écho dans les cercles savants. Il fait aussi appel au témoignage de deux pionniers des études syriaques, que l’abbé Martin ne paraît pas avoir repérés, Theseo Ambrogio et Andreas Maes ou Masius, les premiers syriacisants européens; ceux-ci furent sans doute les premiers à soulever la question de l’orientation de l’écriture syriaque. Malheureusement, Ambrogio ne cite pas sa source: « Les Chaldéens, quoique lisant leurs lettres de droite à gauche comme les Hébreux, les Samaritains, les Arabes et les Carthaginois, ne suivent pourtant pas le même mode en écrivant, c’est-à-dire qu’ils ne conduisent pas leur roseau de droite à gauche, mais qu’ils tracent leurs lettres du ciel vers l’estomac, comme quelqu’un l’a dit à ce sujet: Et cœlo ad stomachum relegit Chaldaea lituras. Je pense que c’est une manière d’écrire que Festus Pompeïus appelle τὸνἔποχον, c’est-à-dire tombant dessus ou appuyé dessus, de haut en bas, comme on écrit à présent vers la droite. Effectivement, les lettres ont l’air de tomber ou d’être assises les unes sur les autres, en se soutenant réciproquement, quand on les considère dans l’ordre de l’alphabet ou dans le texte d’un discours . . . » 18 La dernière phrase n’est peut-être pas très heureuse pour décrire la position des lettres, mais la citation de ce témoignage ancien est importante car, comme il le dit justement, Ambrogio « avait eu sous les yeux des textes écrits de cette façon ». L’autre témoignage de la Renaissance est celui d’Andreas Maes: « Les Syriens, en écrivant, ne conduisent pas la main de la droite à la gauche, comme font les Juifs; mais l’ayant placée en sens inverse, ils la ramènent insensiblement à eux sur le papier posé de travers, par la raison que de cette manière leurs lettres se forment et plus commodément et plus régulièrement. Du reste, leur manière de lire est exactement celle que les Hébreux suivent. »19 À la suite des deux fondateurs, les grammairiens du xviiie Wright 1872, t. III, xxvii. Lenormant 1873, 51–52. 19 Lenormant ne donne pas la référence ; il est probable qu’il s’agit de Masius 1571. 17 18
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siècle, comme Johann David Michaelis, Jakob Georg Christian Adler et Ulrich Friedrich Kopp adoptèrent ce point de vue. Avant la fin du xixe siècle, il était donc acquis que l’écriture syriaque était verticale, tandis que la lecture était horizontale: le comte de Vogüé, pour rendre compte de l’organisation de l’inscription de Dehes, s’appuie sur l’assertion de Rubens Duval.20 Ernest Renan, pionnier de l’épigraphie syriaque du Proche-Orient n’avait pas encore bénéficié de l’analyse de l’abbé Martin ni de la remarque de Wright, de Duval et de Vogüé qui apportent une explication à ce qui pouvait être un motif d’étonnement au milieu du xixe siècle, quand on ne connaissait ni le corpus épigraphique, ni la codicologie syriaque. Relevant l’inscription syriaque de l’église Mar-Boutros à Akoura,21 Renan note que cette inscription est « . . . écrite de haut en bas à la manière de l’oïghour ». Si, bien évidemment, l’inscription maronite du mont Liban n’est nullement due à un ouigour, la remarque ne manque pas d’une certaine justesse, puisque l’écriture ouigoure a été formée à partir de l’écriture syriaque à qui elle doit notamment la direction de sa graphie, verticale de haut en bas.22 En tout cas, aujourd’hui, il me paraît acquis qu’il faut donner raison à l’abbé Martin et à ses prédécesseurs: les syriaques occidentaux écrivaient verticalement et lisaient horizontalement. L’épigraphie le confirme et apporte des précisions sur la structure de l’écriture syriaque. Les inscriptions syriaques verticales Sur le millier d’inscriptions syriaques23 de toutes sortes, un nombre important, – au moins 80 – sont écrites verticalement et se lisent de haut en bas. Les premiers cas qui se présentent à l’esprit sont des inscriptions gravées sur des colonnes ou des piliers (à Dayr Sim an24 et à
Vogüé 1896. Renan 1864, 302–303. 22 Manière d’écrire transmise ensuite aux écritures mongole et mandchou. 23 J’entends par syriaques proprement dit, la langue et la culture des communautés chrétiennes de Syrie-Mésopotamie formées par l’évangélisation des communautés araméennes de ces régions, à partir d’Édesse et d’Antioche ; la culture syriaque s’est ensuite diffusée en Asie. Pour une vue d’ensemble des inscriptions syriaques, voir Briquel Chatonnet, Debié et Desreumaux 2004 (coll. Études syriaques 1), Paris, Geuthner, 2004. Le nombre d’un millier est une évaluation très approximative. Les travaux de préparation du RIS (Recueil des inscriptions syriaques) fera peu à peu progresser la précision. 24 Jarry 1967, n° 6, 143–144. 20 21
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Qala at Sim an25 dans le massif Calcaire de Syrie du Nord; à Qisali près d’Alep26; à Dülük-Dolichê en Commagène27; sur les colonnes du porche d’entrée du Saint-Sépulcre à Jérusalem,28 sur une colonnette d’autel au monastère des Syriens en Égypte29 ou sur des montants de porte (à Bābisqā30 et à Khirbet Tizin31 dans le massif Calcaire). On pourrait d’abord penser qu’il s’agit là simplement d’une manière d’écrire adaptée à l’objet dont l’étroitesse ne permettrait pas d’écrire plus que quelques lettres horizontalement. Des enseignes dans nos cités modernes présentent ce dispositif qui peut même devenir un style de présentation ou de mise en pages, dans des tracts, des revues, des couvertures de livres. Si c’était le cas en syriaque, il serait intéressant à relever comme étant un phénomène particulier de créativité antique dans l’écriture, où le syriaque serait remarquable. D’ailleurs, on sait trouver en syriaque des inscriptions « mises en pages » de manière décorative, comme la dédicace d’autel en marbre datée de 1123–1124 ap. J.-C., où l’inscription est disposée en croix32; la tradition semble ici celle des tablettes de consécration d’autel du Tur Abdin qui a essaimé jusqu’au Kérala. On ne manquera pas non plus de considérer les belles possibilités décoratives de la graphie syriaque telles que nous les offre le couvent de Mar Behnam près de Mossoul. On y voit par exemple, sous une corniche ornée de longues inscriptions horizontales, un bel encadrement en marbre orné d’une inscription à lire d’abord sur le montant droit, verticalement de bas en haut, puis au-dessus horizontalement de droite à gauche et enfin à gauche verticalement de haut en bas et incluant, sur le linteau, huit lignes plus courtes inscrites verticalement de haut en bas.33 Au tombeau de Mar Behnam, l’encadrement de la niche en marbre du xive siècle est constitué d’une longue ligne continue qu’il faut commencer à lire de même, à droite verticalement de bas en haut, puis au-dessus horizontalement de droite à gauche et enfin à Jarry 1967, n° 155, 210. Jarry 1967, n° 31, 157. 27 Inscription inédite. 28 Desreumaux 2004, 47. Dernièrement, Brock, Goldfus et Kofsky 2006–2007. 29 M. J. Martin 2002. La lecture du premier mot semble devoir être corrigée si le dessin est correct : on peut suggérer ddhn « qui a enrichi ». 30 Éd. princeps par Littmann 1905, n° 16, 38–39. 31 Signalement dans Peña et al. 1987, fig. 180, 189 ; relevé par la Mission épigraphique franco-syrienne, à paraître. 32 Inscription du musée de Beyrouth, n° 1674, éd. Mouterde 1939, n° 2, 54–56. 33 Une belle photo avec les transcriptions et la traduction par Gérard Troupeau se trouve dans Cohen 1958, pl. 42, 167. 25 26
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gauche verticalement de haut en bas.34 Dans ces cas, où la disposition est commandée par la structure architecturale, on ne saurait en tirer d’enseignement sur la direction de l’écriture et la raison décorative est probablement la meilleure. Il est vrai aussi qu’il n’est pas rare de voir, sur les icônes ou peintures murales grecques, les noms des saints en grec peints verticalement, car la disposition des peintures en pied dans les registres verticaux ne laisse guère d’autre possibilité.35 Mais on doit soupçonner que la raison de beaucoup d’inscriptions verticales en est ailleurs, car la quasi totalité des inscriptions syriaques verticales ont été effectuées dans des endroits où la surface disponible aurait permis la gravure horizontale des lignes, comme c’est le cas patent de plusieurs inscriptions sur de vastes plans rocheux dans la péninsule sinaïtique, sur la route du pèlerinage vers le monastère SainteCatherine.36 On ne peut invoquer l’influence d’un modèle grec comme dans le cas des peintures murales signalées plus haut et ce n’est pas une raison décorative qui explique la disposition verticale de nombreuses inscriptions syriaques et on peut énumérer les objets précis et les contextes dans lesquels on trouve ces inscriptions verticales lorsque les éléments inscrits ont une position architecturale indubitable: – gravées sur des linteaux: à Khirbet asan,37 dans le massif Calcaire; à Kafr Hut38 et à Twéné-Isriyé39 dans le limes de Chalcis; – gravées sur des plaques de balustrades: à Bābisqā40 dans le massif Calcaire; – gravées sur des tympans: du vie siècle à Édesse;41 de 1360 ap. J.-C. à Thil en Arménie;42 – gravées sur des murs: une plaque de construction en 496, dans l’église de Basufan dans le massif Calcaire;43 en 748 dans la grotte
Éd. Pognon 1907, n° 77, 139–141, pl. XXXII. Pour le Liban, voir, parmi d’autres, Nordiguian 1999, 251. Ce fait est avéré dans l’ensemble du monde byzantin. 36 Inédites. 37 Éd. princeps par Littmann 1905, n° 6, 15–21. 38 Mouterde 1945, n° 9, 225, fig. 44. 39 Mouterde 1945, n° 12, 226, fig. 45. 40 Éd. princeps par Littmann 1905, n° 14–15, 33–38. 41 Inédit. 42 Boudoyan et Thierry 1972, no 3–4. 43 Pognon 1907, n° 21, 60–61 et pl. XVIII ; réédition Littmann 1934, n° 50, 39–40. 34 35
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de Buyuk-Kachichluk dans la région d’Édesse;44 au viiie–ixe siècle dans l’église d’Arnas dans le Tur Abdin;45 en 1592 dans la même église;46 une plaque de construction en 935 ap. J.-C., de l’oratoire de Kfar Zé dans le Tur Abdin;47 une plaque de construction de 1276 à Mayfuq dans le mont Liban;48 à Enesh, en Commagène, sur le mur de l’église arméno-syriaque;49 5 plaques funéraires datés de 1135 à 1295 sur la voûte de l’oratoire de a dans le Tur Abdin;50 22 inscriptions funéraires sur celui de Haštarak51 et dans l’église du couvent Saint-Jacques-le-Reclus dans le Tur Abdin;52 – peintes sur des murs: une inscription garshuni peinte à droite de la grande inscription arabe datée de 1568 ap. J.-C. au monastère Saint-Antoine du désert oriental en Égypte;53 une inscription peinte sur un mur de l’église de Deir Abu Hennes en moyenne Égypte;54 sur des peintures murales du ixe siècle au monastère des Syriens en Égypte;55 des fresques médiévales du monastère Dayr Mar Mousa de Nébek en Syrie centrale; des fresques médiévales au Liban;56 – sur des mosaïques de pavement: du début du ve siècle, sur le sol de la salle (peut-être un martyrion) nouvellement découverte à Bāb, près de Jérablous (Syrie du Nord);57 sur le panneau conservé au musée de Dayr ez-Zor où l’orientation de l’inscription se reconnaît
Éd. par Pognon 1907, n° 55 et 56, 101–102 et pl. XXV. Éd. princeps par Pognon 1907, n° 52, 95–99 et pl. XXV ; réédition et photo par Palmer 1987, no C2, 121–123. 46 Éd. princeps par Pognon 1907, n° 53, 99 et pl. XXV. 47 Pognon 1907, n° 51, 91–94 et pl. XXIV ; Palmer 1987, n° A12, 76–77. 48 Desreumaux 2002, 381–385. 49 Pognon 1907, n° 84, 285–286 et pl. XXXIV. 50 Pognon 1907, n° 64–68, 121–125, pl. XXVIII–XXIX. 51 Pognon 1907, n° 94–116, 191–202, pl. XXXVIII–XLI. 52 Pognon 1907, n° 22–33, pl. XIX–XX. 53 Coquin et Laferrière 1978, n° 12, 275. 54 Jarry 1975. La photo est éloquente. L’article lui-même, en revanche est difficilement acceptable : l’écriture n’est pas « chaldéenne » (ce qui signifierait quoi, d’ailleurs ?) ; le commentaire sur le mot « demeure » est sans objet et la réflexion selon laquelle « les scripteurs d’autrefois pouvaient écrire dans toutes les directions et n’éprouvaient nul besoin de se conformer à notre habitude moderne de suivre des lignes horizontales » (208) est une bêtise qui montre que des scripteurs modernes peuvent, eux, écrire n’importe quoi. 55 Van Rompay et Schmidt 2001, n° D1, 49, fig. 3ab. 56 Nordigiuian 1999, 206, 221, 225, 255, . . . 57 Éd. par Balty, Briquel Chatonnet, Desreumaux, Kanjou, Saba, 2008. 44 45
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à la disposition de la croix;58 sur le pavement d’époque croisée à la basilique de la Nativité à Bethléem;59 – gravées sur des stèles funéraires dans des cimetières, datées du xive siècle, en Asie centrale, en Kirghizie,60 en Turkménistan;61 en Chine, à la même époque, sur des stèles funéraires et sur des tombeaux-autels.62 Ces quelques exemples fournissent une liste qui ne se prétend pas exhaustive – ce n’est pas ici le lieu – , mais est suffisamment significative des divers objets inscrits verticalement et de leurs contextes géographiques variés et chronologiques étendus. On constate ainsi que la manière d’écrire des textes syriaques, verticalement de haut en bas, est fort répandue en Syrie du Nord, dans le Tur Abdin, dans la région d’Édesse ainsi qu’en Égypte pour les inscriptions syro-occidentales d’une part et, d’autre part, en Asie centrale et en Chine pour les inscriptions syro-ouigoures. Du point de vue chronologique, cette orientation de la graphie est un usage qui s’affirme en syriaque dès les plus anciennes inscriptions datées, au début du ve siècle et se poursuit jusqu’au milieu du IIe millénaire. Enfin, on constate qu’elle est pratiquée pour des usages variés, dans des contextes variés, sur des éléments architecturaux variés et selon des techniques variées. C’est donc bien une caractéristique de l’écriture syriaque. L’observation correspond à la remarque exprimée récemment à propos des inscriptions sur les colonnes du Saint-Sépulcre « written vertically, inscribed downwards, following a standard Syriac practice »,63 comprise comme nous l’avons montré, comme indépendante de la surface gravée, car répondant à une pratique de l’écriture syriaque, nous devrons dire: à une nécessité due à la graphie syriaque. Elle semble tellement constitutive de celle-ci que des écritures asiatiques issues du syriaque, celles du ouigour et du mongol, ont été formée selon l’orientation verticale de haut en bas, les lignes se suivant de droite à gauche.
Éd. Briquel Chatonnet 1996. Kühnel 1993, 203 et pl. XII. 60 Klein 2000, n° 1 (fig. 31, 385), n° 6 (fig. 36, 390), n° 10 (fig. 40, 394), n° 26 (fig. 56, 410), n° 38 (fig. 68, 422), n° 40 (fig. 70, 424) ; Desreumaux 2000 pour les stèles dites du « Turkestan chinois » conservées en France et publiées d’abord par F. Nau. 61 Klein 2000, fig. 75, 429. 62 Desreumaux, Marsonne et Niu 2004, 149–151 et pl. VII, 2. 63 Brock, Goldfus et Kofsky 2006–2007, 415. 58 59
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On doit certes reconnaître que cette orientation de la graphie n’est pas obligatoire, puisqu’un grand nombre d’inscriptions syriaques sont écrites horizontalement et il faut rendre compte de cette dualité frappante puisque l’on trouve conjointement, dans le même bâtiment, des inscriptions verticales et des inscriptions horizontales. Par exemple à T’il en Arménie,64 à Dayr Siman65 en Syrie du Nord et à Enesh en Commagène.66 Mais la question se pose d’autant plus que quelques inscriptions se présentent d’une manière plus complexe: certaines en effet sont écrites verticalement, mais en lettres toutes détachées et tracées horizontalement en position normale à la lecture. Ainsi en est-il sur le linteau de Ruhaiyeh67 et sur un mur à Kfeir Daret ‘Azze68 dans le massif Calcaire. La question se complique encore quand on considère que plusieurs inscriptions sont tracées horizontalement, mais en lettres indépendantes détachées écrites verticalement (c’est-à-dire ayant fait un quart de tour dans le sens inverse des aiguilles d’une montre). C’est le cas dans le massif Calcaire, des bandeaux de chapiteaux de Baffitin ( jabal Barisha) écrits de gauche à droite69 et des deux linteaux de Mektebeh.70 Sur ces derniers, les lignes horizontales se lisent de gauche à droite et sont formées de lettres détachées verticales! Ces diverses manières de combiner l’orientation de l’écriture et le tracé des lettres font d’ailleurs qu’il n’est pas possible de connaître la position de certaines inscriptions; ainsi l’inscription de la plaque de marbre de Qalb Lauzeh71 dans le massif Calcaire, qui est remployée dans l’appareil d’un mur, peut-elle se lire comme trois lignes horizontales orientées de gauche à droite dont les lettres sont détachées et chacune tracée verticalement ou bien comme trois lignes verticales orientées
Boudoyan et Thierry 1972. Littmann 1934, no 35, 36 et 37, 32. 66 La grande inscription du mur nord est inédite. Mais dans ce dernier cas, on n’est plus dans une situation de graphie « normale », car il s’agit de grandes lettres monumentales de 10 cm de module : ce sont de grands dessins pour lesquels la question de la position de la main ne se pose pas. 67 Littmann 1934, n° 3, 2–4. 68 Jarry 1967, no 8, p. 145 et pl. XXXV. 69 Peña et al. 1987, photo 23, pl. 9 ; Strube 2002 décrit plusieurs chapiteaux, 48–49 dont les n° 1, 2 et 3 sont inscrits : voir Taf. 37c, 39a.b.d, 39c.e.f, 38g.h. Dans ce lieu, de magnifiques pièces sculptées ont été détruites en 2006 par un fanatique. 70 Littmann 1905, no 19 et 20, 41–45. 71 Littmann 1905, n° 1, 9–11. 64 65
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de haut en bas et à lire successivement de droite à gauche, et dont les lettres sont détachées et chacune tracée horizontalement. Deux inscriptions enfin sont remarquables, car elles fournissent peutêtre une des clés de ces graphies et les rendent cohérentes malgré la diversité de leurs réalisations. L’inscription du baptistère de Da es72 dans le massif Calcaire, datable du ve siècle, se trouve sur un long linteau de 2 m, celui de la porte d’entrée occidentale d’un baptistère datable du tournant du ve siècle. La plus grande partie est une ligne horizontale écrite de gauche à droite, formée de lettres détachées écrites verticalement, qui se complète sur le montant droit de la porte par une ligne verticale descendante, formée de lettres liées.73 L’autre inscription, est celle du panneau central de la balustrade de Zabad,74 qui semble dater du ive siècle. Elle a une orientation presque « symétrique » de la précédente: elle est composée d’une ligne horizontale orientée de droite à gauche, formée de lettres détachées écrites horizontalement, et se termine à gauche sur la bordure du panneau par une ligne verticale de haut en bas dont les lettres détachées sont écrites verticalement. Une anomalie graphique apparente fournit la clé L’inscription du panneau central de la balustrade de Zabad pose un problème de lecture. Le deuxième mot est un nom propre bien attesté, Rabūlā; la formule qui suit, composée d’un verbe et de son complément, est simple: « j’ai fait le tronos » (c’est-à-dire l’autel, dans l’espace délimité par la balustrade en question); le premier mot est lu par l’éditeur d ou r, puisque la deuxième lettre serait un d ou un r sans son point diacritique (inférieur ou supérieur) et avec une ligature tout à fait inattendue entre le d/r et la finale ; lequel éditeur ne sait que faire de ce mot qu’il lit AR(D)A et accole au nom Rabula; puisque ainsi ce personnage au double nom devient le sujet du verbe, l’éditeur est d’ailleurs obligé de séparer les deux dernières lettres du verbe, pour lire celui-ci à la troisième personne et pour faire des deux
72 Littmann 1905, n° 8, 23–27 ; relecture par Pognon 1907, n° 85, p. et pl. XXXIV. 73 Vogüé 1896, 318 décrit ainsi la disposition graphique de cette inscription : « L’inscription offre donc cette particularité qu’elle doit être lue verticalement dans ses parties horizontales, et horizontalement dans sa partie verticale » Il attribue ce fait à l’habitude des scribes syriens occidentaux d’après Duval 1881, 3. 74 Littmann 1905, n° 22, 47–52.
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lettres embarrassantes une particule introduisant le complément d’objet. On aboutit à une série improbable d’acrobaties: un double nom dont le premier n’est pas attesté, une lettre non ponctuée, une particule employée de manière encore inconnue et selon une forme grammaticale non attestée par ailleurs. Or, si l’on réalise que l’inscription est d’une forme simple et habituelle: « Moi, Rabula, j’ai fait le thronos », elle se lit sans aucune difficulté75: il suffit pour cela de lire non pas D ou R, mais N « moi » et comprendre que ce qui est pris pour un D dans le premier mot (deux petits traits en équerre) est en fait un N à qui on a fait subir une rotation d’un quart de cercle vers la gauche. L’inscription ne présente plus aucune difficulté et l’on rend parfaitement compte de sa graphie et de sa signification très simple. Ce fait est d’un intérêt certain pour la question qui nous occupe. Il s’agit d’un petit disfonctionnement de la coordination entre l’orientation de la ligne d’écriture et le ductus des lettres. L’observation appuie les constatations précédentes. L’articulation entre l’orientation de la ligne et l’orientation des lettres est à mes yeux, déterminante pour comprendre la raison de l’orientation de la graphie syriaque. La disparité et même la contradiction apparente entre l’orientation générale de la ligne et celle des caractères doit être prise au sérieux telle qu’elle est – ni maladresse ni désinvolture dans ces inscriptions bien gravées; elle nous permet de comprendre qu’il faut distinguer le ductus de chaque lettre et la direction générale de la ligne d’écriture. Une écriture verticale dans d’autres langues araméennes Si l’usage de la direction verticale d’une écriture araméenne a des causes physiologiques relatives aux exigences de son tracé, on devrait pouvoir trouver des témoignages semblables dans d’autres écritures araméennes apparentées. Or, dans le corpus palmyrénien, dont la règle générale est que les inscriptions sont disposées horizontalement, il en existe au moins un cas.76 Jean Cantineau, qui l’a découvert, s’y intéresse en tant
75 La lecture de la deuxième partie de l’inscription, sur le bord vertical à gauche doit aussi être corrigée : au lieu de lire q qui n’a aucun sens, lire b , abréviation de b ob « en bien ». L’ensemble de l’inscription se lit facilement et se traduit « Moi, Rabūlā, j’ai fait le thronos. Sa mémoire en bien soit bénie » Les tournures sont classiques. Par exemple, l’expression nehwe dukronox ¢obox lmory se trouve dans l’inscription Pognon 1907, n° 21, 60, pl. XVIII. Littmann 1934, p. 65–66 l’avait pressenti. 76 Inscription sur une colonne du sanctuaire de Bēl à Palmyre.
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qu’écriture cursive. Ce qu’il nomme « une inscription cursive profondément gravée, et écrite de haut en bas », il en donne exactement la raison et l’analyse ainsi: « Ce type d’écriture a plusieurs particularités notables: d’abord, et bien qu’il existe plusieurs exemples de textes en cette écriture, gravés sur pierre, c’est essentiellement un type d’écriture fait pour être tracé au qalam ou au pinceau. On a trouvé dans les hypogées plusieurs textes peints de la sorte à la couleur rouge sur le plâtre qui enduit les cryptes . . . Il est probable que si on trouve un jour des papyri ou des parchemins, ils seront en cette écriture. Ensuite, on notera qu’à côté d’inscriptions cursives rédigées horizontalement, on en trouve un certain nombre d’autres qui sont écrits verticalement de haut en bas. Il est donc probable que quand on écrivait sur parchemin ou sur papyrus, on tournait la feuille de façon que le côté droit devienne le côté supérieur et le côté gauche, le côté inférieur. Un fois fini d’écrire, on redressait la feuille pour lire. »77 Pour Cantineau, l’usage jacobite, l’inscription de Zebed et les faits palmyréniens « donnent à croire que c’était une coutume générale. » Cette analyse est un apport important au dossier. Elle montre que la pratique de l’écriture verticale est liée à la graphie cursive, assez rare en palmyrénien où les lettres sont détachées. Quelques propositions pour comprendre la réalisation des écritures syriaques et apparentées Si l’on veut tirer quelque profit de toutes les observations qui précèdent, il faut d’abord considérer les types d’écriture syriaques des inscriptions concernées. Il est aisé de constater d’une part que presque toutes sont des écritures estranghelo; en quatre lieux seulement, ce sont des écritures serto (Qala at Sem an, Khirbet Tizin, Arnas, Mayfuq; en deux endroits, ce sont des écritures intermédiaires estranghelo-serto (une inscription à Hashtarak tandis que le corpus de vingt-et-une inscriptions est tout en estranghelo; et une inscription à Saint-Jacques-le-Reclus); une est en garshouni (Saint-Antoine). Sur la totalité de la série « verticale », une seule inscription est formée de lettres détachées (balustrade de Babisqa), toutes les autres étant écrites en caractères estranghelo liés comme dans les manuscrits. En revanche, comme nous l’avons vu plus haut,
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Cantineau 1935, 31.
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toutes les inscriptions dont l’orientation des caractères est différente de l’orientation de la ligne sont formées de lettres détachées. L’explication la meilleure a vraisemblablement été avancée par Enno Littmann78 quand il a édité l’inscription de la balustrade. Relevant le caractère singulier de celle-ci (encore unique aujourd’hui), il l’interprète comme « a combination of the Greco-Syriac bastard writing and the genuine Syriac script. », en un mot, d’une part l’écriture verticale dont il dit que c’est une habitude bien connue des scribes syriaques et l’imitation des lettres grecques d’autre part. Les observations ci-dessus m’amènent donc à avancer plusieurs propositions pour rendre compte des diverses dispositions des inscriptions syriaques: 1. Pour écrire un texte destiné à être lu en lignes horizontales de droite à gauche, une écriture linéaire cursive de droite à gauche ne peut être réalisée sans peine de la main droite; la méthode normale et confortable pour écrire cette sorte d’écriture consiste à faire pivoter la feuille d’un quart de tour vers la gauche et d’écrire presque verticalement de haut en bas; 2. Il faut distinguer direction générale de l’écriture et ductus des caractères (ou groupes de caractères); 3. Quelle que soit la direction de la ligne d’écriture, le ductus de chaque caractère et des traits de liaison demeure toujours formé de segments et de boucles tracés par un droitier selon un mouvement naturel de gauche à droite;79 4. Les écritures en caractères « géométriques » (hiéroglyphes, cunéiformes, onciales) ne posent pas ce problème; en conséquence: a. Les écritures araméennes linéaires en caractères détachés sont écrites horizontalement; c’est le cas de l’araméen édessénien, du hatréen, du palmyrénien, du nabatéen épigraphiques, de nombreuses inscriptions syriaques; b. Les écritures syriaques cursives à caractères « construits-assemblés », c’est-à-dire formés d’assemblages de segments à la manière Littmann 1905, 35 et n. 1. Le mouvement naturel d’un gaucher écrivant horizontalement est d’écrire de droite à gauche ; il écrit alors naturellement les caractères d’écritures sémitiques ; s’il écrit des caractères cursifs de langue latines, il les écrit naturellement en miroir ; c’est ainsi que j’explique l’écriture « en miroir » bien connue qu’utilisait Leonardo da Vinci ; il est facile de vérifier que tout gaucher natif est capable de faire de même sans aucun entraînement. 78
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de l’onciale, sont écrites horizontalement: écriture syro-orientale (nestorienne), araméenne christo-palestinienne, syriaque kéralaise. 5. Les écritures araméennes cursives (et celles qui ont été formées à partir d’elles) sont écrites verticalement: palmyrénien cursif, syriaque estranghelo, serto, estranghelo ouigour. Cette enquête a deux résultats principaux. Elle montre d’abord combien l’influence grecque a été déterminante au cours des tout premiers siècles de la production des textes syriaques. On l’a dit pour les concepts et la pensée; on ne l’a pas assez mis en évidence pour la graphie. Certes, c’est bien l’écriture araméenne d’Édesse qui est à l’origine de la formation de l’écriture syriaque, mais les caractères de l’édessénien, souples et mal discriminés avaient besoin d’être façonnés pour produire l’estranghelo qui vécut sa première période en voisinage avec le modèle grec. Dans cette belle écriture, calligraphiée pour un usage sacré, les caractères sont conçus comme des onciales liées et l’hésitation demeure sur leur position à l’intérieur de la ligne d’écriture contrainte par l’orientation propre à l’araméen. Par la suite, l’écriture ayant pris son autonomie sémitique, ne subsiste que l’obligation de la verticalité pour les manuscrits et son habitude pour les inscriptions. Cette contrainte ne s’applique pas à toutes les formes d’écritures syriaques, puisque le ductus étant autonome, il peut donner lieu à des réalisations différentes. Il apparaît donc que les critères proposés sont utiles pour une classification de la paléographie syriaque. Celle-ci semble devoir se structurer selon la distinction cursive / onciale, chacune des deux catégories offrant des réalisations différentes en fonction du support: les manuscrits, les inscriptions gravées et les mosaïques. L’adoption par les syriaques d’une calligraphie cursive a entraîné la nécessité d’une technique d’écriture adaptée qu’elle a conservée longtemps. Quand elle était effectuée dans un contexte de civilisation grecque, elle empruntait à celle-ci ses modèles qu’elle intégrait à sa propre pratique. Que ce soit dans la philosophie, la grammaire ou l’art de l’écriture, la caractéristique du génie syriaque réside certainement dans cette faculté d’adaptation créatrice.
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Lien social, rites et identités
ETHNICITÉ ET PÉRENNITÉ DE L’ISRAËL ANTIQUE. LES STRATÉGIES IDENTITAIRES CONSÉCUTIVES À LA DISPARITION DU ROYAUME DE JUDA Alfred Marx Université Marc Bloch, Faculté de Théologie Protestante – Strasbourg L’histoire d’Israël intéresse non seulement les historiens de l’Antiquité, mais également les chercheurs en sciences sociales, car elle présente un cas tout à fait remarquable d’un État qui a été entièrement rayé de la carte par une puissance étrangère, mais dont la population, loin de se dissoudre purement et simplement dans les populations ambiantes, a su se perpétuer et conserver son identité sous d’autres formes d’organisation.1 En 587 avant notre ère les troupes babyloniennes, après avoir déjà conquis l’essentiel du royaume de Juda, s’emparaient de Jérusalem, sa capitale, pillaient et incendiaient la ville et son Temple, démolissaient ses fortifications, exécutaient ses élites, dont le grand prêtre, déportaient une partie de sa population. Le roi Sédécias, qui avait tenté de s’enfuir un mois plus tôt, accompagné de son entourage et de ses généraux, avait été rattrapé et emmené en captivité à Babylone et ses fils, égorgés. Quelque temps plus tard, l’assassinat par des groupes nationalistes du gouverneur mis en place par les Babyloniens allait entraîner, par crainte des représailles, un nouveau cortège de réfugiés (2 R 25,1–26 // Jr 52,4–30; Jr 40,7–41,18). Déjà très affaibli à la suite d’une précédente campagne, dix ans auparavant (2 R 24,1–17), le royaume de Juda recevait ainsi le coup de grâce. Or, en dépit de la désintégration de toutes les institutions qui assuraient sa cohésion – un sanctuaire unique, un culte sacrificiel régulier, un pouvoir politique central tenu par une dynastie plusieurs fois centenaire, une administration civile et religieuse – et malgré la dispersion d’une importante partie de sa 1 Sur la question de l’identité, voir Ph. Poutignat, J. Streiff-Fendart, Théories de l’ethnicité, Paris, 1995. Pour Israël, voir D. L. Smith, The Religion of the Landless: The Social Context of the Babylonian Exile, Bloomington, 1989, et, pour la période hellénistique et romaine, F. Schmidt, La pensée du Temple. De Jérusalem à Qoumrân. Identité et lien social dans le judaïsme ancien, Paris, 1994.
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population au milieu de nations étrangères – ce qui, normalement, conduisait à en adorer les dieux (voir, par ex., Dt 4,27–28; 28,36; 1 S 26,19; cf. aussi 2 R 17,25–28) – Juda n’allait pas disparaître: les anciens Judéens deviendront les Juifs.2 Il était donc intéressant de voir quelle stratégie avait été mise en place à la fois pour surmonter l’immense traumatisme causé par cette catastrophe (dont le livre des Lamentations se fait largement l’écho) et pour contrer le risque d’acculturation consécutif à la dissémination dans d’autres États et à la perte d’un centre fédérateur (cf. Éz 20,32), et éviter ainsi de connaître le sort des déportés du royaume du Nord, dont la trace s’était perdue dans les sables. Dans le cadre limité de cette étude, cette stratégie ne peut qu’être esquissée. Il n’est sans doute pas exagéré de dire que la majeure partie de l’Ancien Testament remonte à cet effort d’empêcher l’extinction d’Israël. Cette stratégie, telle qu’on peut la déduire des textes, se déploie principalement dans cinq directions. Penser le désastre Il était essentiel de donner un sens aux événements. La catastrophe qui s’était abattue sur Juda n’avait pas que des conséquences politiques, elle avait aussi des implications religieuses. Dans un contexte religieux où chaque nation avait sa propre divinité tutélaire et où les victoires et les défaites étaient comprises en terme de rapports de force entre ces divinités (voir, par exemple, 2 R 18,32–35; 19,10–13), il était naturel d’interpréter l’éradication du royaume de Juda comme une défaite de Yhwh, incapable de protéger son peuple, et donc de se tourner vers les dieux babyloniens qui avaient fait la preuve de leur supériorité (cf. 2 Ch 28,22–23). D’autres attribueront ce malheur à l’interruption du culte à la Reine du ciel, suite à la réforme de Josias, et estimeront qu’il était urgent de le reprendre afin de retrouver paix et prospérité ( Jr 44,15–18). Or, dans la mesure même où l’adoration du dieu national était un élément constitutif majeur de l’identité – surtout depuis la 2 Pour l’histoire d’Israël, voir notamment J. A. Soggin, Histoire d’Israël et de Juda. Introduction à l’histoire d’Israël et de Juda des origines à la révolte de Bar Kokhba, Bruxelles, 2004. Pour le VIe s., voir plus spécialement R. Albertz, Die Exilszeit: 6 Jahrh. v. Chr., Stuttgart, 2001; E. Yamauchi, « The Eastern Jewish Diaspora under the Babylonians », dans Mesopotamia and the Bible. Comparative Exploration (éds. M. W. Chavalas et K. L. Younger, Sheffield, 2002), 356–377.
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réforme centralisatrice de Josias qui avait supprimé tous les sanctuaires locaux au profit du seul temple de Jérusalem et proscrit tout culte à d’autres divinités que Yhwh (voir 2 R 22,3–23,25) – tout ce qui mettait en cause le dieu national fragilisait ipso facto cette identité. Il était donc proprement vital, face à ces différentes explications, de déterminer clairement les responsabilités et de proposer une interprétation des événements qui sauvegardait la totale souveraineté de Yhwh. La contre-offensive se fera dans deux directions. Les cercles deutéronomistes entreprendront très vite de rédiger une vaste fresque de l’histoire d’Israël depuis l’entrée en pays de Canaan jusqu’à la destruction du royaume de Juda. Leur but n’était pas de faire une description objective et complète du passé en vue d’en conserver pieusement le souvenir, mais plutôt de dégager le sens de cette histoire afin d’offrir une explication probante des événements de 587.3 Sur la base d’ensembles littéraires déjà existants et en sélectionnant dans les annales des royaumes d’Israël et de Juda les épisodes susceptibles d’illustrer leur thèse, ils se proposeront de démontrer que cette catastrophe n’était rien d’autre que la sanction de l’idolâtrie que les rois de Juda et d’Israël, en tolérant ou en favorisant le culte sur les hauts-lieux, avaient encouragée (voir le jugement porté sur les différents rois). Ils souligneront que celle-ci avait atteint son paroxysme sous le règne de Manassé (2 R 21,1–9), ce qui avait conduit Yhwh, dès cette époque, à arrêter le sort du royaume de Juda (2 R 21,10–15), un arrêt que même la réforme de Josias n’arrivera plus à modifier (2 R 22,16–17). Ils montreront que ce n’est pas la première fois que Yhwh punissait ainsi l’idolâtrie d’Israël, qu’il l’avait déjà châtiée à l’époque des Juges ( Jg 2,11–19), puis de nouveau à la mort de Salomon, en cassant son royaume en deux (1 R 11,29–33) et encore, deux siècles plus tard, en effaçant le royaume d’Israël (2 R 17,1–23): la disparition du royaume de Juda n’était donc pas inopinée; elle n’était que le point d’aboutissement d’un long processus de démembrement du royaume de David, la sanction de l’opiniâtre et indéracinable idolâtrie d’Israël. Ils relèveront que déjà Moïse, avant même l’entrée en pays de Canaan (voir, par ex., Dt 3 Sur l’histoire deutéronomiste, voir A. de Pury, T. Römer et al., éds., Israël construit son histoire. L’historiographie deutéronomiste à la lumière des recherches récentes, Genève, 1996. Selon M. Rose, « Idéologie deutéronomiste et théologie de l’Ancien Testament », dans Israël construit son histoire, 445–476 (voir p. 465–466), la préoccupation la plus importante du deutéronomiste est la quête d’une identité, laquelle consiste en l’unité nationale, l’attachement à un pays, la « loi de Moïse », identifiée au livre trouvé dans le Temple du temps de Josias (2 R 22,8–11), et une religion commune.
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4,25–27; 29,21–27), et plus tard Josué ( Jos 23,11–13) avaient prévenu le peuple des conséquences funestes de l’adoration d’autres dieux que Yhwh, et que Yhwh lui-même en avait averti Salomon (1 R 9,6–9). Parallèlement, les milieux prophétiques entreprendront, à l’instar de Jérémie (voir Jr 36,27–28.32), de recueillir et de réunir les oracles qui avaient annoncé tous ces événements afin de démontrer que, par l’intermédiaire de ses prophètes, Yhwh n’avait cessé d’avertir son peuple et que, depuis longtemps (« de bon matin », voir par ex. Jr 7,25; 25,4; 44,4; voir aussi 2 Ch 36,15–16) et de manière répétée, il avait annoncé la fin du royaume de Juda.4 Des oracles qui précisaient aussi que celle-ci résultait de la rupture unilatérale par Israël de son alliance avec Yhwh, qui s’était traduite principalement par l’adoration d’autres divinités (ainsi Jr 1,13–16; 5,14–19; 7,16–20; 16,10–13; 32,26–35; 44,2–10; Éz 5,7–17), mais aussi par des dérèglements sociaux, et singulièrement l’oppression et l’exploitation des catégories les plus faibles (ainsi Jr 7,1–15; Éz 22,1–16; So 3,1–8; cf. aussi Za 7,9–14). Tout ce qui était arrivé était donc parfaitement conforme à ce qui avait été annoncé. Ces mêmes milieux diffuseront sans doute également les oracles de ceux des prophètes qui, quelques siècles plutôt, avaient déjà critiqué ces mêmes déviations et avaient annoncé la disparition du royaume d’Israël, oracles dont il est raisonnable de penser qu’ils avaient déjà été rassemblés alors afin de rendre compte de ce désastre. Cette double démarche permettait de démontrer que Yhwh, en châtiant Israël, n’agissait pas de manière arbitraire (cf. Éz 18,25.29). Son intervention contre Juda était parfaitement cohérente et s’inscrivait dans une logique dont les règles avaient été révélées à Israël dès l’origine et rappelées tout au long de son histoire. Elle témoignait de sa constance dans la répression de l’idolâtrie. La responsabilité dernière de cette catastrophe remontait en réalité, non pas à Yhwh, mais à Juda, coupable de n’avoir fait aucun cas de tous ces avertissements. Cette démonstration permettait, de surcroît, de retourner les interprétations alternatives et de montrer que ce qui prenait l’apparence d’un échec de Yhwh était en réalité une manifestation de sa souveraineté sur les nations et leurs dieux que Yhwh utilisait à son service et qui obéissaient à ses ordres. Babylone, comme d’autres nations auparavant, n’était, en définitive,
4 Sur ce type d’oracles, voir par ex. P. D. Miller, Sin and Judgment in the Prophets: A Stylistic and Theological Analysis, Chico, 1982.
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qu’un instrument de Yhwh pour châtier son peuple (voir, par ex., 1 R 19,15–18; Jr 51,20–23). Yhwh restait bel et bien le maître du jeu. Donner une perspective d’avenir Il ne suffisait pas de développer une philosophie de l’histoire apte à inscrire les événements de 587 dans une logique rassurante. Il convenait aussi de répondre à tous ceux qui pensaient que Yhwh avait abandonné Juda (Es 49,14) ou même qu’il l’avait rejeté (voir, par ex., Jr 14,19; 33,24; Lm 5,22), comme il l’avait fait jadis du royaume du Nord (2 R 17,20). Une telle interprétation pouvait sembler d’autant plus plausible qu’autrefois, dans des circonstances analogues, lorsque les troupes assyriennes avaient fait le siège de Jérusalem, Yhwh était intervenu pour protéger la ville, de sorte qu’elle était restée inviolée (2 R 18,17–19,37). Il fallait donc aussi, à la fois affirmer avec force que le châtiment de Yhwh n’équivalait pas à un rejet de son peuple, et tracer des perspectives d’avenir afin de prouver cette affirmation et de faire pièce à l’inquiétude et à l’abattement (voir Es 35,3–4; 40,27; 41,10), combattre la résignation (par exemple Éz 37,11), briser l’enfermement dans la nostalgie (voir Psaume 137) et éviter que, découragés, les rescapés ne se tournent vers d’autres dieux (Éz 8,12; 9,9). Cette ouverture vers « un avenir et une espérance » ( Jr 29,11; cf. aussi 31,17) constituait un facteur essentiel pour donner aux communautés dispersées un nouvel élan. En conséquence, le travail de compilation des livres prophétiques intégrera également des oracles de salut. Entremêlés aux oracles de jugement, et avant même le déclenchement de la catastrophe, ces oracles – qu’ils soient authentiques ou apocryphes, la question importe peu dans ce contexte – annonçaient le rétablissement d’Israël, décliné en plusieurs temps: le rassemblement de l’ensemble des exilés, y compris ceux d’Israël, et le retour (ainsi notamment Jr 16,14–15; 30,2–3; 32,36–44; Éz 11,15–20; 36,17–38; So 3,14–20) – qu’Ésaie 35 décrira en termes dithyrambiques –, la reconstruction du pays et le reprise de sa prospérité et de la joie de vivre ( Jr 30,17–22; 31), le rétablissement de la dynastie davidique ( Jr 23,3–8; 33; Éz 34,11–31) sur un peuple qui retrouvera son unité (Ézéchiel 37), la reconstruction du Temple (Ézéchiel 40–48).5 5 Voir notamment C. Westermann, Prophetische Heilsworte im Alten Testament, Göttingen, 1987.
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Une restauration que, bien des siècles auparavant, des prophètes (Os 11,8–11; Am 9,11–15; Mi 2,12–13) et déjà Moïse (Lv 26,44–45; Dt 30,1–10) avaient prédite, ce dont le deutéro-Ésaïe fera un argument pour soutenir la différence foncière entre Yhwh et les dieux des nations, considérés comme de vulgaires idoles (Es 41,21–23.26; 48,3–5). Ces oracles proclamaient aussi la fidélité de Yhwh à son peuple, en dépit de son infidélité à son égard, et la conclusion avec lui d’une nouvelle alliance ( Jr 31,31–40), une alliance éternelle (Es 54,1–10; 55,3; Jr 32,40; 33,25–26; 50,5; Éz 16,60; 37,26). L’accomplissement des prophéties de malheur devenait ainsi un gage de la réalisation des promesses. L’édit de Cyrus qui, en 538, autorisera le retour des déportés, donnera à ces promesses de salut un crédit supplémentaire. Les autres dispositions identitaires ont essentiellement pour fonction d’assurer la cohésion des multiples communautés dispersées et de conforter leur identité de manière à renforcer leur conscience d’appartenir à un même groupe, différent des peuples au milieu desquels elles vivent et qui transcende les communautés locales. Ces dispositions servent, d’une certaine manière, de succédané au culte sacrificiel, qu’en l’absence de temple il était devenu impossible de pratiquer, et qui, au cœur même de la religion, constituait le principal facteur de cohésion. Ancrer dans une mémoire commune L’histoire joue un rôle majeur dans la construction d’une identité collective. Elle est ce qui relie, par-delà leur histoire singulière, les différents groupes et individus qui forment la nation. Elle en constitue le trésor commun. Elle participe à l’héritage culturel et contribue à façonner la spécificité par rapport à d’autres nations.6 Or, la disparition du royaume de Juda et l’éclatement de sa population en une multitude de communautés avaient rompu le fil de cette histoire. Coupées pour nombre d’entre elles de leur territoire historique et isolées les unes des autres, ces communautés avaient désormais chacune leur histoire propre qui tendait à se substituer à la mémoire du passé lointain. Elles couraient ainsi le risque de perdre le sentiment d’appartenance à un même peuple. Pour contrer ce péril et restaurer une conscience nationale, il 6 Pour l’importance de la mémoire, voir notamment J. Assmann, Das kulturelle Gedächtnis: Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen, Munich, 19972. Voir aussi D. Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, Paris, 1993.
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était donc essentiel de souligner ce qui leur était commun. L’histoire deutéronomiste répondait partiellement à cet objectif dans la mesure où elle canalisait la mémoire collective et la figeait en une sorte d’histoire officielle dont toutes ces communautés étaient héritières. Mais si cette histoire permettait effectivement d’unir entre elles les différentes communautés en les ancrant dans un même passé, elle présentait le défaut majeur d’offrir de ce passé une vision essentiellement négative: malgré quelques pages glorieuses (du moins dans leur présentation, à défaut de leur réalité historique), l’histoire qu’elle décrivait était, pour l’essentiel, l’histoire d’un échec, ce qui n’engageait guère à la faire sienne, mais incitait bien plutôt à l’oublier et à s’intégrer aux peuples qui pouvaient se réclamer d’un passé autrement plus prestigieux. Cette fonction fédératrice sera, par contre, remplie par le mythe fondateur qui racontait comment, d’un ancêtre venu de Mésopotamie et menant une existence précaire de pasteur nomade dans un territoire où il était étranger, était issu un peuple nombreux, lequel, lorsqu’il fut opprimé et exploité en Égypte, en a été délivré par son Dieu et conduit par lui jusqu’à ce même territoire qui deviendra désormais le sien propre. Les milieux sacerdotaux, auxquels on doit la dernière couche du Pentateuque, réactiveront en conséquence ce mythe fondateur et l’étofferont. Ils souligneront l’appartenance d’Israël à l’une des trois grandes branches de l’humanité et son ancienneté, montrant que ses origines remontaient à l’aube de l’humanité postdiluvienne et que son ancêtre éponyme appartenait à la onzième génération après le déluge. Ils accentueront les situations désespérées (cf. aussi le credo historique de Dt 26,5–9), telle celle d’Abraham et de Sara qui, presque centenaires, n’avaient pas encore de descendants (Gn 17,15–19) ou encore celle d’Israël en Égypte, menacé d’extermination (voir Ex 1,8–22), et montreront comment, grâce à l’intervention de Dieu, ces situations ont été, contre toute attente, non seulement dénouées, mais ont conduit chaque fois à un palier supérieur inespéré.7 Ils insisteront sur les liens étroits que Yhwh avait établis avec ses ancêtres en choisissant de faire des descendants de Jacob son peuple, en le séparant des autres nations (Lv 20,24.26) pour en faire un peuple saint, c.à.d. un peuple que Yhwh s’est réservé (par ex. Ex 19,6; Lv 11,44–45; cf. aussi Dt 7,6 ou encore 26,19), un
7 L’Israël biblique s’est largement compris comme un peuple constamment menacé de disparition, mais qui, néanmoins, a subsisté, un sentiment fondé dans son histoire (schisme, chute du royaume d’Israël, puis du royaume de Juda), mais aussi élaboré dans l’imaginaire (voir Esther, Daniel 1–6).
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peuple à part (par ex. Ex 19,5; cf. aussi Dt 7,6; 26,18). Fédérant ainsi, grâce au mythe fondateur, les différentes communautés issues de l’ancien royaume de Juda, ils leur donneront aussi à la fois la conscience de leur singularité, ce sentiment de fierté que confère le prestige de l’ancienneté et une confiance en l’avenir qui permet de surmonter les catastrophes présentes. Ces mêmes milieux contrebalanceront également le pessimisme du mythe des origines de Genèse 2–3 en lui opposant une version optimiste de la création, où l’histoire de l’humanité toute entière est déterminée par la bénédiction divine (Gn 1,28). Il ne s’agit pas, par le biais du récit des origines de l’univers et des origines d’Israël, de se cramponner à un passé mythique pour s’y réfugier comme dans un paradis perdu, mais d’y trouver les motifs qui permettent d’avancer avec confiance vers le futur. Car, ainsi que l’écrit Assmann, « Mythos ist eine Geschichte, die man sich erzählt, um sich über sich selbst und die Welt zu orientieren, eine Wahrheit höherer Ordnung, die nicht einfach nur stimmt, sondern darüber hinaus auch noch normative Ansprüche stellt und formative Kraft besitzt. »8 Plus tard, le Chroniste composera une nouvelle histoire d’Israël qui, cette fois-ci, sera résolument optimiste.9 Relier à un centre Á cette communauté éparpillée, il conviendra aussi de donner un centre. L’édit de Cyrus ouvrira, sur ce point, de nouvelles perspectives. Même si la plupart des exilés resteront définitivement installés dans leur pays d’adoption (cf. Jr 29,4–7), l’autorisation du retour,10 concomitamment avec l’incitation à reconstruire le Temple de Jérusalem (Esdras 1) – dont l’édification sous Salomon était associée à un âge d’or – constituera un signal fort qui donnera corps à l’espérance et laissera escompter la réalisation des autres promesses. Elle permettra, surtout, de créer, autour du Temple, une communauté vivante et d’offrir ainsi, tant aux Juifs de la diaspora qu’à ceux qui étaient demeurés en Juda, un pôle de ralliement vers lequel ils convergeront à l’occasion de pèlerinages (et vers lequel, plus tard, on se tournera pour la prière, voir Dn 6,11; 1 R 8,48 // 2 Ch 6,38). Elle permettra ainsi de sortir de l’enfermement
J. Assmann, Das kulturelle Gedächtnis, p. 76. Voir S. Japhet, « L’historiographie post-exilique : comment et pourquoi ? », dans Israël construit son histoire, 123–152. 10 Selon Esd 2,64–65 près de cinquante mille personnes seraient revenues. 8 9
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stérilisant de la nostalgie d’un passé révolu et de se tourner vers l’avenir. Bien que la constitution de cette communauté cultuelle, et politique, ne se fera que progressivement et n’interviendra véritablement qu’au milieu du ve s. lorsque la province de Jehud (Esd 5,8) deviendra une province autonome à l’intérieur de la Vème satrapie et qu’Esdras promulguera la tora (Néhémie 8),11 cet édit, à cause de sa forte valeur symbolique, aura très vite un impact majeur. Dès le début de l’époque perse les milieux sacerdotaux donneront à ce centre ses bases idéologiques. Leur programme ne visera pas simplement à restaurer la situation antérieure à l’Exil. Mais, tirant les leçons du passé et intégrant les critiques et les exigences des prophètes, tout en s’appuyant sur la tradition, ils élaboreront un système religieux profondément réformé permettant de repartir sur de nouvelles bases. Ce programme est, pour l’essentiel, décrit dans le Lévitique. Le territoire, centré autour du Temple, sera considéré comme un territoire sacré, appartenant à Yhwh (voir aussi Ézéchiel 40–48), que Yhwh s’est donné afin de pouvoir résider au milieu de son peuple (Ex 29,46). Cette présence de Yhwh exigera la mise en place d’un culte sacrificiel régulier destiné à l’honorer et à pourvoir à sa table. Elle imposera aussi de préserver rigoureusement le territoire de toute souillure entraînée à la fois par l’impureté et par la désobéissance aux commandements divins,12 ce qui conduira à prévoir non seulement des rites de purification (Lévitique 12–15) et de réintégration de ceux qui auraient transgressé par inadvertance ou inconsciemment des interdits divins (Lévitique 4–5), et des sanctions pour les autres (Nb 15,30–31), mais également, au yôm hakkippûrîm, le Jour de l’Expiation, une purification annuelle du territoire (Lévitique 16). Á l’ancien royaume de Juda fera ainsi place une communauté cultuelle dirigée, non plus par un roi, mais par un grand prêtre, garant de la célébration du culte régulier, de la stricte application des règles de pureté et de l’obéissance parfaite aux commandements rassemblés dans la charte de Deutéronome 12–26 – elle-même basée sur les codes plus anciens d’Ex 21–23 et 34,10–26 et qui avait déjà acquis une valeur canonique à l’époque de Josias (voir 2 Rois 22–23) – et complétés par Lévitique 17–26. Cette réforme sacerdotale trace ainsi
11 Voir T. Willi, Juda – Jehud – Israel: Studien zum Selbstverständnis des Judentums in persischer Zeit, Tübingen, 1995, 66–117. 12 Voir J. Milgrom, « Israel’s Sanctuary: The Priestly “ Picture of Dorian Gray” », Revue Biblique 83, 1976, 390–399. Pour la liste de ces impuretés, voir A. Marx, « L’impureté selon P. Une lecture théologique », Biblica 82, 2001, 363–384.
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les contours normatifs d’une foi et d’une pratique religieuse jusque là plurielles. Même si cette forme de religion n’était véritablement praticable que par la communauté rassemblée autour du Temple, les exigences formulées en matière de pureté et d’éthique serviront de référence à l’ensemble de la diaspora. Elles serviront, accessoirement, à différencier Israël des nations (voir notamment Lv 18,3.24; 20,23). Cette nouvelle situation entraînera un changement radical d’échelle. Jérusalem, qui n’avait été que la modeste capitale d’un micro-État, passait au rang de capitale religieuse d’une communauté éclatée, dispersée sur tout l’Empire perse mais également présente en Égypte, dont elle deviendra le centre de gravité et à laquelle son autorité s’imposera largement.13 La religion d’Israël qui, jusque là, n’avait été qu’une simple religion nationale parmi d’autres, prenait désormais une dimension universelle. Le Dieu national devenait le Dieu unique. Accentuer les marqueurs identitaires La cohésion d’un groupe se fait également par le biais d’un certain nombre de rites et de pratiques communs. Imposés à chacun de ses membres, ils leur rappellent ce qui fait leur particularisme. Ils leur permettent également de traduire, individuellement, dans la vie de tous les jours, cette identité, mais aussi, accessoirement, de la signaler à l’extérieur. Ces marqueurs identitaires peuvent prendre plusieurs formes, telles que la langue (voir Ne 13,24), le vêtement (cf. So 1,8), les tatouages (cf. Lv 19,28; Éz 9,4), les scarifications, les mutilations corporelles, le calendrier des fêtes, etc.14 Dans un contexte de diaspora ces marqueurs, traditionnels pour certains, prenaient une importance accrue.
13 Voir, par exemple, le papyrus pascal d’Éléphantine (dans P. Grelot, Documents araméens d’Égypte, Paris, 1972, 378–386). Cf. aussi Aramaic Papyri 31 (= n° 102), lg. 17. 14 Pour l’importance de ces marqueurs, on citera ce propos du poète latin Juvénal : « Celui-ci a eu, par hasard, pour père, un observateur du sabbat : il n’adorera que les nuages et la divinité du ciel ; il ne fera aucune différence entre la chair humaine et celle du porc, dont s’est abstenu son père ; bientôt même il se fait circoncire. Élevé dans le mépris des lois romaines, il n’apprend, n’observe, ne révère que la loi judaïque, tout ce que Moïse a transmis à ses adeptes dans un volume mystérieux . . . Et tout cela parce que son père passa dans l’inaction chaque septième jour, sans prendre aucune part aux devoirs de la vie », Satire, xiv, 96–106, dans Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme, traduction Théodore Reinach, Paris, 1895, 292–293. Voir aussi la très intéressante description que fait la littérature rabbinique des particularités juives, dans L. Ginzberg, The Legends of the Jews, Philadelphie, t. 4, 1954, 402–406. Sur les différents
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Le Code sacerdotal impose aux Israélites deux séries de marqueurs identitaires. La première série de marqueurs est expressément rapportée à la sortie d’Égypte et est destinée à manifester la sainteté d’Israël, sa mise à part des autres peuples (Lv 11,44–45; 20,26; Nb 15,41). Le premier d’entre eux consiste en des interdits alimentaires.15 Ceux-ci sont longuement décrits en Lévitique 11. L’auteur sacerdotal y précise quels sont les animaux, poissons, oiseaux, insectes autorisés à la consommation et énumère tous ceux qu’il est interdit de manger, ajoutant pour chaque catégorie une série de critères – ce qui donne à penser que la liste de Lévitique 11 ne se veut pas exhaustive – sans doute davantage destinés aux Juifs de la diaspora, confrontés à des pratiques alimentaires différentes, qu’à ceux de Palestine. Contrairement à la liste parallèle de Deutéronome 14, cette liste ne cite pas ceux des mammifères dont la consommation est autorisée (Dt 14,4–6). Son objectif, en effet, semble être de pointer les catégories habituellement consommées ailleurs, mais qui ne le sont pas par Israël, de manière à mettre l’accent, non sur ce qu’Israël a en commun avec les autres peuples, mais sur ce qui le singularise.16 La fonction principale de ces interdits alimentaire est d’établir des frontières: en Lv 20,25–26, les pratiques alimentaires semblent représentatives de tous les autres éléments différenciateurs. Dans la perspective des auteurs sacerdotaux, cette restriction apportée à la consommation animale inscrit Israël dans une position intermédiaire entre l’utopie des origines, où seule était autorisée une alimentation exclusivement végétalienne (Gn 1,29–30), et le monde postdiluvien, où tout animal pouvait être consommé (Gn 9, 3). La sélection de certains animaux dans la pratique alimentaire d’Israël devient ainsi aussi métaphore de la mise à part d’Israël. Le second marqueur consiste en un fil de couleur bleu-violet inséré dans la frange du vêtement (Nb 15,37–41). Á l’analogie des phylactères portés sur le front et les mains et des lois inscrites sur les montants et le linteau des portes (Ex 13,16;
marqueurs, voir F. Crüsemann, Die Tora: Theologie und Sozialgeschichte des alttestamentlichen Gesetzes, Munich, 1992, 337–350. 15 Parmi les nombreuses études consacrées à cette question, voir notamment W. Houston, Purity and Monotheism: Clean and Unclean Animals in Biblical Law, Sheffield, 1993 ; J. Moskala, The Laws of Clean & Unclean Animals in Leviticus 11. Their Nature, Theology, & Rationale. An Intertextual Study, Berrien Springs, 2000. 16 L’interdit de la viande de porc qui sera considéré plus tard comme l’interdit alimentaire majeur (voir tout particulièrement 2 M 6,18–7,42) n’est, dans la liste de Lévitique 11, qu’un interdit parmi d’autres (v. 7).
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Dt 6,8–9; 11,18.20), cette frange est destinée à rappeler en permanence les commandements de Yhwh à celui qui porte le vêtement afin qu’il les mette en pratique. Elle indique, subsidiairement, sa qualité de Juif. Mais la fonction de ce fil ne se limite pas à celle d’un banal aide-mémoire. Dans les textes sacerdotaux du Pentateuque, la couleur bleu-violet est, en effet, exclusivement associée au sanctuaire. Elle intervient dans les tentures de la Tente de la Rencontre (Ex 26,1), les voiles qui en séparent les différentes parties (Ex 26,31.36; 27,16), les vêtements du grand prêtre (Ex 28,5). C’est aussi la couleur de la première des enveloppes – et donc celle qui est en contact direct avec eux – du mobilier et des ustensiles sacrés (Nb 4,7.9.11.12), et la couleur du drap extérieur qui entoure l’arche et qui, par là même, la signale à l’attention (Nb 4,6). De par sa couleur, le fil que porte chaque Israélite sur le bord de son vêtement évoque ainsi le sanctuaire et, par ce biais, le relie à Dieu, qui y est présent. Il individualise de la sorte la relation que Dieu établit avec Israël. Cette relation spécifique constitue le motif du respect des commandements exigé de chacun de ses membres. La seconde série de marqueurs identitaires a été mise tout particulièrement en valeur par les auteurs sacerdotaux qui les ont qualifiés de « signes de l’alliance » et rattachés à une suite de trois alliances concentriques, la première conclue par Dieu avec l’ensemble des êtres vivants (Gn 9,8–17), la deuxième, avec les descendants d’Abraham et de Sara (Gn 17,1–22), la troisième, spécifiquement avec Israël (Ex 31,12–17). Ces marqueurs ancrent Israël dans l’histoire de l’humanité.17 Le premier marqueur concernant Israël est la circoncision, imposée à chaque garçon dès l’âge de huit jours, sous peine d’exclusion (Gn 17,12–14). La circoncision est interprétée ici comme un signe d’appartenance à Dieu. Elle évoque l’alliance par laquelle Dieu, appelé Él-Shadday (cf. Ex 6,3), a spécialement placé sous sa sujétion la descendance d’Abraham, laquelle comprend non seulement la branche qui, par delà Isaac (v. 21), conduit à Jacob, l’ancêtre d’Israël, mais aussi celle qui conduit à Ésaü, l’ancêtre d’Édom.18 Cette alliance trace ainsi une première frontière entre ceux des peuples qu’Él-Shadday a mis à part et le reste de l’humanité. Pour autant, elle n’implique pas une relation
17 Pour une étude des textes pertinents, voir K. Grünwaldt, Exil und Identität: Beschneidung und Passa in der Priesterschrift, Francfort, 1992. 18 De manière significative, cette alliance est associée à Abraham plutôt qu’à Jacob. Voir A. de Pury, « Le choix de l’ancêtre », Theologische Zeitschrift 57, 2001, 105–114 (voir p. 111–113).
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exclusive: la même promesse d’une nombreuse descendance (v. 2.4–6) est donnée à Ismaël (v. 20), et cette promesse se rattache à la bénédiction originelle que Dieu avait prononcée sur l’ensemble des êtres humains (Gn 1,28), la seule promesse spécifique étant celle qui porte sur le don du pays de Canaan comme territoire (Gn 17,8). Á la différence des marqueurs précédents, ce marqueur n’est donc pas destiné à souligner la seule singularité d’Israël: il manifeste aussi l’appartenance d’Israël à un ensemble plus large de peuples avec lesquels El-Shadday entretient des relations privilégiées et avec lesquels Israël partage les mêmes promesses et le lien particulier avec le pays de Canaan. L’autre marqueur, par contre, concerne exclusivement Israël et consiste en l’obligation de s’abstenir de toute activité au jour du sabbat, en signe de l’alliance de Dieu – désigné cette fois-ci sous son nom de Yhwh, qu’il a révélé spécifiquement à Israël (Ex 6,2–3) – avec Israël. Pour les auteurs sacerdotaux, ce marqueur revêt une importance cruciale, comme le révèle le fait que l’obligation du respect du sabbat est non seulement réitérée plusieurs fois (Ex 20,8–11; 31,12–17; 35,2–3; Lv 19,3.30; 23,3; 26,2; voir aussi Exode 16; Nb 15,32–36), mais qu’en plus son non-respect est sanctionné par la peine de mort. Or, curieusement, et à la différence de tous les autres marqueurs identitaires, ils ne rattachent pas le sabbat à l’histoire d’Israël, mais à la création de l’univers au terme de laquelle, le septième jour, Dieu s’était reposé et avait mis à part ce jour pour se le réserver (Gn 2,1–4a). Ces différents marqueurs identitaires ont pour caractéristique commune de ne pas être liés à un territoire ou à une situation historique précise: ils sont indépendants du temps et de l’espace. Ils associent des marqueurs communs à d’autres peuples (circoncision, interdits alimentaires) à d’autres spécifiques à Israël (frange du vêtement, sabbat), des marqueurs ponctuels (interdits alimentaires) à d’autres qui sont permanents (circoncision, frange) ou régulier (sabbat), des marqueurs discrets (circoncision) à d’autres, démonstratifs (frange, sabbat), des marqueurs qui ne concernent que les hommes (circoncision) à d’autres imposés à tous les membres du peuple. Ils allient des signes qui rappellent le mythe fondateur d’Israël au signe du sabbat qui, par delà son histoire propre, rattache Israël à l’histoire de l’humanité toute entière. Ils expriment ainsi une dialectique entre le particularisme et l’universel. Ces marqueurs imprègnent toute la vie quotidienne et l’entretissent de références au Dieu créateur et au Dieu libérateur. Ils ont aussi pour effet de placer chaque Israélite sous le contrôle de la société. En faisant précisément du sabbat le signe par excellence de l’alliance de Yhwh avec Israël,
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les auteurs sacerdotaux empêchent toute crispation identitaire qui conduirait au repli sur soi, mais élargissent l’horizon aux dimensions de l’universel. Ce signe qui, indéfiniment, rythme le temps, un temps qui n’est pas celui du passé, mais celui du présent, et qui, insensible aux aléas de l’histoire, avance de manière irrépressible, apporte aussi un sentiment rassurant de confiance et d’optimisme. La mise en place de ces diverses stratégies identitaires n’est pas intervenue simultanément ni de manière concertée. Elle a été le fait de milieux différents et s’est sans doute étalée sur plus d’un siècle. Diffusées grâce aux prêtres ou prophètes présents dans l’une ou l’autre communauté, relayées par un système de communications entre le centre et la périphérie, inculquées à travers les marqueurs identitaires et par le biais de rites, tel que le rite pascal, et d’un culte de type synagogal au cours duquel étaient lue la tora, récités les credo historiques, chantés des hymnes, ces différentes stratégies ont durablement façonné l’identité d’Israël et ont largement contribué à assurer sa pérennité. Bibliographie Albertz, Rainer, Die Exilszeit: 6 Jahrhundert v. Chr., Stuttgart: Kohlhammer, 2001. Assmann, Jan, Das kulturelle Gedächtnis: Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen, München: Beck, 19972. Crüsemann, Frank, Die Tora: Theologie und Sozialgeschichte des alttestamentlichen Gesetzes, München: Kaiser, 1992. Ginzberg, Louis, The Legends of the Jews, Philadelphia: Jewish Publ. Soc., t. 4, 1954. Grünwaldt, Klaus, Exil und Identität: Beschneidung und Passa in der Priesterschrift, Frankfurt a.M.: Hain, 1992. Hervieu-Léger, Danièle, La religion pour mémoire, Paris: Cerf, 1993. Houston, Walter, Purity and Monotheism: Clean and Unclean Animals in Biblical Law, Sheffield: Academic Press, 1993. Japhet, Sara, « L’historiographie post-exilique: comment et pourquoi? », dans Israël construit son histoire. L’historiographie deutéronomiste à la lumière des recherches récentes. éd. Albert de Pury, Thomas Römer et Jean-Daniel Macchi, Genève: Labor et Fides, 1996, 123–152. Marx, Alfred « L’impureté selon P. Une lecture théologique », Biblica 82, 2001, 363–384. Moskala, Ji®i, The Laws of Clean & Unclean Animals in Leviticus 11. Their Nature, Theology, & Rationale. An Intertextual Study, Berrien Springs: Adventist Theological Soc. Publ., 2000. Milgrom, Jacob, « Israel’s Sanctuary: The Priestly “Picture of Dorian Gray” », Revue Biblique 83, 1976, 390–399. Miller, Patrick D., Sin and Judgment in the Prophets: A Stylistic and Theological Analysis, Chico: Scholars Press, 1982. Poutignat, Philippe, Streiff-Fendart, Jocelyne, Théories de l’ethnicité, Paris: Presses Universitaires de France, 1995.
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PURITY OF LINEAGE IN TALMUDIC BABYLONIA Aharon Oppenheimer Tel Aviv University The Jewish Diaspora in Babylonia in the Talmudic period, i.e. the IIIrd–Vth century ce, left its mark on the Jewish people in its own generation and for generations to come. During the Talmudic period, this Diaspora community began to take over the position of the Land of Israel as the leading Jewish centre. Babylonia was the only large Diaspora community which was sited outside the borders of the Roman Empire, and the conditions of life there – political, religious, economic and social – were generally comfortable. This was why Jews fleeing from the First Revolt (66–70 ce), the Diaspora Revolt in the time of Trajan (115–117) and the Bar Kokhba Revolt (132–135/6) found their way to this community. It was in the yeshivot (= academies) of Babylonia between 200–500 ce that the Babylonian Talmud was created, based on the Mishnah redacted by Rabbi Judah ha-Nasi. It is this Talmud, and not the Jerusalem Talmud written in the Land of Israel, which has been, and is still, the authority for halakhic rulings up to the present day. It was this Babylonian Talmud, more than any other work, which was the formative influence on the Jewish people throughout the generations: it influenced its patterns of thought; its way of life; its relations with the world around it; its laws and regulations etc. The Jews of Babylonia in the Talmudic period (around 220–500 ce) saw themselves as responsible not only for the heritage of Jewish halakhah, but also as the faithful guardians of the purity of Jewish lineage. This guardianship was carried out through meticulous care in arranging marriages, including the rejection of people with various disqualifications. The Jews of Babylonia took care not to include in their community any proselytes whose conversion was not according to halakhah. They would also exclude priests who had been born to women who were disqualified from marrying a priest (such as divorcees); non-Jewish slaves who had not been legally freed and mamzerim (= bastards) and so on.1 1 Qv: H.L. Poppers, “The Déclassé in the Babylonian Jewish Community”, Jewish Social Studies 20, 1958, 153–179.
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Tradition ascribed this extreme care to the days of Ezra the scribe, who would not go up from Babylonia to the Land of Israel “until it was made like the purest of fine flour”.2 This subject of the purity of lineage by its nature required searches into the lineage of the parents and grandparents of a person for many generations. But it was not only in the field of genealogy that the Babylonian Jews sought their roots as far back as the earliest days of the Jewish Diaspora in Babylonia. It was just the same in the case of the lineage of the Exilarch. The first Exilarch known to us by name was Huna, a contemporary of Rabbi Judah ha-Nasi. It is reasonable to suppose that the office of Exilarch was created in the days of Rabbi Judah ha-Nasi, or a few generations earlier. But the writers of the traditions did not rest until they had related the Exilarchs to the Royal House of David, creating an artificially continuous list of names of Exilarchs from the family of David himself up to Huna.3 Unique to Babylonia was their preference for ancient synagogues with historical associations, over other synagogues. Tradition claimed that the Shekhinah (= Divine Presence) was to be found in two of these synagogues from the time of the Exile in the days of the First Temple. And one of these – the synagogue of Shaf ve-Yatev in Nehardea – was claimed to have been built with stones and dust from the First Temple itself brought with them by the exiles.4 It has been demonstrated that the claims for the existence of a dynasty of Exilarchs from Second Temple times, like the presence of synagogues whose roots go back to the days of the Babylonian exile, do not stand up to investigation and are not authentic. They do, however, reflect the aim of Babylonian Jewry to show that the two central institutions of the Jewish people – the kingship and the Temple – had been transferred from the Land of Israel to Babylonia.5 In a similar way, the way the rabbis of Babylonia fenced themselves off with regard to the purity of lineage was not just because of their
BT Qiddushin 69b and parallels. Seder Olam (ed. Neubauer) 73–75. See also: L. Zunz, Die gottesdienstlichen Vorträge der Juden, historisch entwickelt, Frankfurt a. M. 18922, 142–147; J. Liver, The House of David, Jerusalem 1959, 41–46 (Hebrew); M. Beer, The Babylonian Exilarchate, Tel Aviv 19762, 11–15 (Hebrew). 4 BT Megillah 29a; Iggeret of Rav Sherira Ga’on (ed. Levine) 72–73; and see A. Oppenheimer, “Babylonian Synagogues with Historical Associations”, id., Between Rome and Babylon, Tübingen 2005, 394–401. 5 See the two works cited in the previous footnote. 2 3
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need as Diaspora Jews to preserve their ethnic existence by precautions against mixed marriages, or marriages with any trace of the forbidden, of whatever kind. They also wished to demonstrate that the most authentic sort of Judaism existed in the Babylonian Diaspora. In their view, the Jewish centre had moved from the Land of Israel to Babylonia as far back as the days of the Exile in biblical times. Ezra the Scribe, who went up to the Land of Israel and worked there towards the divorce of all non-Jewish women, would not go up from Babylonia to the Land of Israel “until it was made like the purest of fine flour”, in the matter of the purity of lineage. From this we may learn that the purest and most refined Jewish lineage originated in Babylonia. It was from this standpoint, then, that the amoraim of Babylonia ruled that, while the lineage of the Jewish community of the Land of Israel was preferable to other Diaspora communities, the Jews of Babylonia were even better than those of the Land of Israel. Here, as with Ezra, the image used is a culinary one: “All the other countries are as a hotch-potch (i.e. a mixture of people forbidden from marrying) to the Land of Israel, and the Land of Israel is as a hotch-potch to Babylonia.”6 The halakhic result of this concept can be seen in the following statement: Shemuel said on the authority of his grandfather: Babylonia is assumed to be kosher, until you know something which will disqualify it. Other countries are assumed to be disqualified, until you know something which will make them kosher. [As for] the Land of Israel, if someone is held to be disqualified, he is disqualified. If he is held to be kosher, he is kosher.7
Instructive evidence for the precedence of Babylonia over the Land of Israel in respect of the purity of lineage, in the eyes of the Babylonian amoraim is to be found in the description of the move of Ze{iri from Babylonia to the Land of Israel. Ze{iri, an Amora who went up from Babylonia to the Land of Israel in the middle of the iiird century, came to learn Torah from Rabbi Yohanan bar Napha, the greatest of the second generation of 6 BT Qiddushin 69b, 71a; Ketubot 111a; the word ‘issa we have translated ‘hotchpotch’ to preserve the culinary image in English: however it comes from the world of baking and is used for the mixture of flours and water that make up the dough. 7 BT Qiddushin 71a.
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Palestinian Amoraim (and perhaps of the whole time of the Jerusalem Talmud). However, he was forced to avoid him, because Rabbi Yohanan pressurised him to marry his daughter: Ze{iri was avoiding meeting Rabbi Yohanan, who was urging him: Marry my daughter! One day they were walking on the road and came to a pool of water. He [Ze{iri] lifted Rabbi Yohanan on his shoulders and was taking him over. He said to him [Rabbi Yohanan to Ze{iri]: Our Torah is kosher but our daughters aren’t kosher?!8
Rabbi Yohanan was not only the greatest and most learned of Palestinian sages, but he was also known for his great physical beauty. He tells a story of himself that he would sit at the entrance to the miqveh (= ritual bath) so that women who had bathed and were hurrying home to perform their duty would see him on the way, and the children that were born to them would be beautiful like him and learned in Torah like him (BT Bava Metzia 84a). We may therefore surmise at least some of Rabbi Yohanan’s brains and beauty was present in his daughters. It was Rabbi Yohanan’s greatness in the study of Torah which had led Ze{eri to go up to the Land of Israel to learn from him. But all this together could not withstand the extreme strictness over purity of lineage which Babylonian Jews thought necessary, and Ze{eri refrains from marrying a girl from the Land of Israel, even if she was the daughter of none other than Rabbi Yohanan bar Napha. The main expression of the importance of genealogy amongst the Jews of Babylonia was the definition of the borders of Jewish Babylonia by the yardstick of the purity of lineage. The Babylonian diaspora is thus distinguished from its neighbours as follows: Rav Pappa the Elder said in the name of Rav: Babylonia is healthy, Mesene/Meshon is dead, Media is sick, Elam is fatally ill. And what is
8 BT Qiddushin 71b. It is interesting that before he arrived in the Land of Israel, Ze{iri was forced to avoid meeting Rav Judah, the founder of the academy at Pumbedita, from the second generation of the amoraim in Babylonia, who tried to prevent him from going up to the Land of Israel. The reason for this was that Rav Judah, who had just founded a new yeshivah in Babylonia, was interested in strengthening it, and thus wished to prevent a brain-drain to the Land of Israel. On the going up of Ze{iri to the land of Israel, and his reception there, see S. Lieberman, “ ‘That is how it was and that is how it shall be’, – The Jews of Eretz Israel and World Jewry during Mishnah and Talmud Times”, Cathedra 17, 1980, 3–10 (Hebrew) (= Id., Studies in Palestinian Talmudic Literature, ed. D. Rosenthal, Jerusalem 1991, 331–338).
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the difference between sick and fatally ill? Most sick people live and most fatally ill people die.9
The countries adjacent to Babylonia, Mesene in the south, Elam to the south east, and Media in the east and north east, do not take sufficient care over the purity of lineage according to the Babylonian Amoraim, so they are compared to a man who is sick, fatally ill and even dead. The main expression of the importance of purity of lineage for the Jews of Babylonia can be seen from their definition of the borders of Talmudic Babylonia according to a yardstick which examined the strictness of observance of purity of lineage in every single town or village. Drawing the borders of Babylonia according to lineage is the subject of a detailed passage in the Babylonian Talmud, tractate Qiddushin, where, among other things, the border points are fixed on the upper Euphrates, and the upper and lower Tigris.10 For example, the southwestern border point of Babylonia is fixed on the lower Tigris: How far does Babylonia stretch? . . . . On the lower Tigris, how far? Rav Pappa bar Shemu’el11 said: To lower Apamea. There are two Apameas, the Upper and the Lower. One is permitted and one forbidden, and there is a parasang between one and the other. They are very particular towards each other and do not even lend each other fire. Your sign of the forbidden one is that there they speak Mesenean.12
This source makes it clear that the genealogical border of Jewish Babylonia along the Tigris to the south ran between Lower and Upper Apamea, a parasang (or four and a half kilometres) away from each other. The site can be identified from Greek and Latin sources which mention Apamea, some of which even note the two Apameas, sited in southern Mesopotamia.13 There is also evidence in the mediaeval Arab
9 BT Qiddushin 71b. In the Vatican MS 111 Rav Pappa is cited without the addition of ‘the Elder.’ This MS also has Meshan instead of Meshon. CF JT Qiddushin iv, 65c; JT Yevamot i, 3c; Genesis Rabbah 37, 8 (ed. Theodor-Albeck, 350). 10 BT Qiddushin 71b–72a. See A. Oppenheimer and M. Lecker, “The Genealogical Boundaries of Jewish Babylonia”, in A. Oppenheimer, Between Rome and Babylon, Tübingen 2005, 339–355. 11 This follows MS Vatican 111. The printed editions have ‘Rav Shemuel said,’ which does not look right. 12 BT Qiddushin 71b. 13 A. Oppenheimer, in collaboration with B. Isaac and M. Lecker, Babylonia Judaica in the Talmudic Period, Wiesbaden 1983, 29–35.
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geographers, who mention a village called Famiya, which was sited on the eastern bank of the Tigris, next to Kut al-Amara.14 The fixing of the genealogical borders of Babylonia in this case reflects the amount of care taken over purity of lineage, as well as the antagonism between the two Apameas on either side of the border, which was so serious that each settlement refused to give fire to its neighbour.15 Moreover, we should note that the border is identical to the political and administrative border between Babylonia and Mesene. The source itself is evidence that the difference between the two Apameas was also noticeable in their speech, for in Lower Apamea, outside the genealogical borders of Jewish Babylonia, they spoke Mesenean. Arab sources also show that the border between Babylonia and Mesene did indeed pass between the two Apameas mentioned in the Talmud.16 Famiya is to be found in the region Fam al-Silh, while Mesene stretches in the north to the northern point of Wasit, not far from Fam al-Silh.17 From this it becomes clear that the genealogical border of Babylonia according to the Talmud, which runs from the southern Tigris to the two Apameas, is identical with the Sassanian border between Babylonia and Mesene. Above we noted that Mesene is included in the areas close to Babylonia which were placed outside the genealogical borders of Babylonia by the rabbis. A number of pieces of evidence point to a direct connection of Jews from these areas, and particularly from Mesene, with the Land of Israel. This is reflected in the way they turn to the Land of Israel for decisions on halakhic questions, in their preference for the opinions of the rabbis of the Land of Israel over those of Babylonia,
14 Yaqut, Mujam al-Buldan, Beirut 1957, mentions Famiya s.v. as follows: “One of the Vasit villages in the Fam al-Silh district”. 15 The subject of lending fire seems strange, for a parasang is no small distance. At any rate, lending fire serves as an illustration of the propinquity of settlements, so for example al-Mashudi relates that in the village of Quba next to Medina there were fourteen forts so close to their settlements that they could lend each other fire: Wafa’ al-wafa, ed. Muhammad Muhyi al-Din ‘abd al Hamid, Beirut 19813, IV, 1256). 16 Further evidence on the northern border of Mesene is to be found in the notice in the geographical dictionary of al-Himyari, al-Rawd al-mi{tar fi khabar al-aqtar, ed. Ihsan Abbas, Beirut 1975 in the entry for Fam al-silh: “Nahr Maysan of the Wasit surroundings, and then al-Silh – Nahr Maysan”. From this it is clear that the region of Mesene – Maysan in Arabic – stretched to Fam al-Silh north of Wasit. 17 See Yaqut (above n. 14) sv Maysan: Qazwini, Athar al-bilad wa-akhbar al-{ibad, Beirut 1960, 464.
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and the way they fix the halakhah accordingly, and more.18 There are two reasons for this link to the Land of Israel. First is the administrative division between these areas and Babylonia. The second, more important reason is the setting up of the barrier of the genealogical borders of Jewish Babylonia. The north-eastern corner on the Tigris is between ‘Ukhbara and Awana (or nearby Moshkani), and this is also identical to the administrative boundary of Sassanian Babylonia. The south-western border of genealogical Babylonia joins the place which was the north-eastern corner of the Arabian Peninsula, while the north-western border point of genealogical Babylonia on the Euphrates was sited at the place which marked the political border between Persia and Rome.19 As noted above, the passage in Qiddushin sites the border points of genealogical Babylonia along the Tigris and Euphrates. Most Jewish settlement in Babylonia, like the non-Jewish settlement, was naturally concentrated on the fertile territory between the Euphrates and the Tigris, so that it is reasonable that it was these rivers which were fixed as delineating the borders of Jewish Babylonia. Thus what remained was only to determine how far Jewish Babylonia stretches up or down the rivers. This supposition is strengthened by two further pieces of evidence: one, the Euphrates is seen as the eastern border of the Land of Israel in the context of the “borders of the promised [Land]”/גבולות ההבטחה.20 Secondly, as noted above, the border points on the Tigris and Euphrates are identical with the boundaries of Babylonia with the Roman Empire, and the areas which border on it. It should be noted here that the boundaries of the Land of Israel for the purposes of purity and the commandments about the produce of the land/מצוות התלויות בארץare also more or less the same as the administrative borders of provincia Judaea (Syria-Palaestina). Together with this, the rabbis included strips of settlements sited outside the area defined by the Euphrates and Tigris within genealogical Babylonia in various places, as long as 18 For these sources, and discussion of them, see: A. Oppenheimer and M. Lecker, “Beziehungen zwischen Messene und Palästina”, id., Between Rome and Babylon, Tübingen, 2005, 409–416. 19 See Oppenheimer and Lecker (above n. 10) 340–352. 20 Thus there were those who moved the dead within Talmudic Babylonia to be buried there, supposing that there they were buried in the Land of Israel, and would be free from the necessity to roll through tunnels/gilgul mehilot at the time of the resurrection of the dead. See Oppenheimer and Lecker, (above n. 18).
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they were strict about the purity of lineage. In other cases there were those who attributed purity of lineage to settlements relatively far from genealogical Babylonia, like Halwan, 200 km north east of Baghdad, or Nihawand, a town in Media, 75 km north of Hamadan: Rav Iqa bar Abin said in the name of Rab Hannanel in the name of Rav: Halwan Nihawand is like the Diaspora (= Babylonia) for genealogy.21
This is evidence that the purity of lineage was not just a theoretical question, but an authentic matter which different settlements were proud of.22 In contrast, there are settlements close to the borders of genealogical Babylonia which had a considerable Jewish population but were not included, for they had a bad name because of dubious genealogy. A clear example of this is Neharpania, sited south east of the southwestern corner of the Euphrates in genealogical Babylonia. On this settlement it says, among other things: “Everyone who does not know his family or his tribe should go there. Rabba said . . . Someone who is disqualified – no-one can mend this”.23 Rabba, the head of the yeshivah at Mahoza in the mid-ivth century, who knew the settlement and its inhabitants well, still rules that people from Neharpania who were disqualified from marrying could never be reinstated. Later in the passage, the flawed genealogy of the people of Neharpania is compared to that of the people of Mesene and Tadmor [Palmyra]. It is interesting to note that here and there, we find flaws in the purity of lineage even in the towns where the great yeshivot were situated. Even in Nehardea itself, flaws are declared in the genealogy of families of priests/kohanim, because slaves had been mixed with them. Some of these condemnations come from Shemuel, the founder of the yeshivah at Nehardea in the first half of the third century.24 Rav Judah,
21 BT Qiddushin 72a. Halwan, according to the Oxford MS., although the printed editions have Helzon. Nihawand does not appear in the Munich MS. 22 See on this Oppenheimer and Lecker (above n. 10) 352–355. 23 BT Yevamot 100a. It should be noted that Rabba praised the agricultural produce of Neharpania and conducted trade in wine with this town. (BT Eruvin 19a; BT Avodah Zarah 74b). 24 BT Qiddushin 70b. From the source it appears that there were inhabitants of Nehardea who were aware of their honour on the subject of the purity of lineage. Once it was known that there had been slaves in the family of a particular man, several others cancelled their marriage links with this family, while those who were damaged by the disqualification tried to stone those who had disqualified them.
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the pupil of Shemuel and the founder of the yeshivah at Pumbedita, declares flaws in the genealogy of families in his own town: Rav Judah declares in Pumbedita: Ada and Yonatan are slave [families]; Judah bar Pappa is a bastard/mamzer; Bati bar Tuvyah in his pride never received a document of release [and is still considered a slave].25
In contrast with this we find settlements which are not mentioned in the Babylonian Talmud apart from the fact that their inhabitants are praised for their extreme strictness over genealogical purity. It seems that this became a yardstick for the nature of settlements and their importance, as for example: Rami bar Abba said: The area of Yama is like the blue thread decorating the tzitzit (= ritual fringes) of Babylonia, Shunya and Guvya are the blue thread decorating the area of Yama. Ravina said: also Tzitzura.26
The critical attitude of Babylonian Jewry about the purity of lineage of the Jews of the Land of Israel gave rise to tensions between the two centres. When Rabbi Judah ha-Nasi was on his death-bed in the Land of Israel, he accused the inhabitants of different settlements in Babylonia of failing to care for purity of lineage and committing grave sins over this: When Rabbi’s soul was about to depart, he said: Humanyia is in Babylonia: it is all Ammonites. Masgaria is in Babylonia: it is all mamzerim (= bastards). Birqa is in Babylonia: there are two brothers there who exchange wives with each other. Birta de-Satya is in Babylonia: today they have turned aside from the Almighty: a fishpond overflowed on the Sabbath, and they went and caught [fish] there on the Sabbath. After this R Ahi b R Yoshiah excommunicated them and they converted [to a different religion].27
From all that has been said on the meticulousness of Babylonian Jewry over purity of lineage, the words of Rabbi Judah ha-Nasi on his deathbed appear very strange, accusing settlements in Babylonia of failing to care for this. However, although there were settlements within genealogical Babylonia that prided themselves on the extreme purity of 25 The Munich MS has Nehardea instead of Pumbedita, as do the She’iltot of Rav Ahai Ga’on, She’ilta 42. 26 BT Qiddushin 72a and cf. JT Yevamot i, 3b, col. 835; JT Qiddushin iv, 65c, col. 1180; Genesis Rabbah 37, 8 (ed. Theodor-Albeck 350). 27 BT Qiddushin 72b tr. Soncino, adapted.
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their lineage, there were also settlements which did not act with such care. But why should the purity of settlements in Babylonia worry R Judah ha-Nasi, the Patriarch of the Jews of the Land of Israel, when the Jews of Babylonia themselves cast doubt on the purity of lineage of the Jews of the Land of Israel? The beginning of Rabbi’s words hint that we should not relate to them on their face value, for the accusation that the inhabitants of the settlement of Humanya in Babylonia were mixed with Ammonites appears to be more like a play on words, than an authentic piece of information. Indeed, it is reminiscent of Rav Judah’s statement later in the same passage: “A person from Gubai is like a Gibeonite, Durdonita is a village of netinim”.28 In other words, the inhabitants of the Babylonian village of Gubai are like Gibeonites, while Babylonian Durdonita is a village of netinim, descendants of the Gibeonites who are forbidden to join the normative community, i.e. to marry Jewish women. It would seem, therefore, that we must see the statement of Rabbi in the context of the tensions between Babylonia and the Land of Israel over which would take the hegemony. These tensions began after the Bar Kokhba revolt against Rome, when many refugees fled from the Land of Israel to Babylonia, where there were better political and economic conditions than in the Land of Israel at the time. Among those leaving for Babylonia were also rabbis such as R. Hananiah, son of R. Joshua’s brother, who tried to fix the calendar from Babylonia, thus endangering the hegemony of the Land of Israel.29 The fact that the Jews of Babylonia prided themselves on their purity of lineage was also a threat to the hegemony of the Land of Israel over the Diaspora. It is therefore more understandable for Rabbi to sneer in mentioning Jewish settlements in Babylonia, which not only fail to take care over this, but also include people who transgress other halakhot, such as those who profaned the Sabbath out of greed. There is a further source, which includes criticism of Jews in one of the areas of Babylonia from Rabbi Judah ha-Nasi. This is also close to his death, when he is making a sort of will for his sons. Here Rabbi Judah characterises the inhabitants of Shakhnatziv in Talmudic Babylonia as constituting a sort of frivolous company:
28 29
BT Qiddushin 70b. See G. Alon, The Jews in their Land in the Talmudic Age, I, Jerusalem 1980, 240–248.
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aharon oppenheimer Four things our Holy Rabbi commanded his sons: do not live in Shakhnatziv, for they are jesters, and they will involve you in their frivolities . . .30
It should be noted that these condemnations from the mouth of Rabbi Judah ha-Nasi are only to be found in the Babylonian Talmud. It is possible that these statements were never in fact made by him, but that they are the result of concepts of the Babylonian rabbis when discussing among themselves how people talk about them in the Land of Israel. Either way, these words contain some evidence of a certain degree of tension between the Land of Israel and Babylonia. But it is also true, as we have seen that even the Babylonian amoraim themselves accuse various settlements in Talmudic Babylonia of a lack of proper strictness over purity of lineage, or some sort of improper behaviour. Bibliography Alon, Gedalyahu, The Jews in their Land in the Talmudic Age, I, Jerusalem: Magnes Press, 1980–4 (2 vols.) Beer, Moshé, The Babylonian Exilarchate, Tel Aviv, 19762, (Hebrew). Lieberman, Saul, “ ‘That is how it was and that is how it shall be’, – The Jews of Eretz Israel and World Jewry during Mishnah and Talmud Times”, Cathedra 17, 1980, 3–10 [reprint in Studies in Palestinian Talmudic Literature, ed. D. Rosenthal, Jerusalem, 1991, 331–338], (Hebrew). Liver, Jacob, The House of David, Jerusalem, 1959, (Hebrew). Oppenheimer, Aharon and Lecker, Michael, “Beziehungen zwischen Messene und Palästina”, in Between Rome and Babylon, (ed. N. Oppenheimer, Tübingen, Mohr Siebeck, 2005), 409–416. ———, “The Genealogical Boundaries of Jewish Babylonia”, dans Between Rome and Babylon, (ed. N. Oppenheimer, Tübingen, Mohr Siebeck, 2005), 339–355. Oppenheimer, Aharon in collaboration with Isaac, Benjamin and Lecker, Michael, Babylonia Judaica in the Talmudic Period, Wiesbaden, 1983, 29–35. Oppenheimer, Aharon, “Babylonian Synagogues with Historical Associations”, in Between Rome and Babylon, (ed. N. Oppenheimer, Tübingen, Mohr Siebeck, 2005), 394–401. Poppers, H. L., “The Déclassé in the Babylonian Jewish Community”, Jewish Social Studies 20, 1958, 153–179. Zunz, Leopold, Die gottesdienstlichen Vorträge der Juden, historisch entwickelt, Frankfurt, 18922.
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BT Pesahim 112b.
THE CELEBRATION OF THE PASSOVER IN GRAECO-ROMAN ALEXANDRIA1 Nicholas de Lange University of Cambridge The purpose of the present study is to try to ascertain how Greekspeaking Jews in antiquity celebrated the festival we call Passover, and what the festival represented in their lives. The nature of the evidence narrows our scope further: since most of it seems to originate in Alexandria, it is this great city, which accounted for a substantial proportion of the Jewry of the ancient world, that will be our focus. The period in question runs from the third or second century bce to the first half of the first century ce. This was a period of immense political, social and cultural change in Judaism, and we shall try to be sensitive to this fact in examining the evidence, although it does not offer many clues about development in the celebration of the festival. There is an enormous bibliography on the Passover in antiquity, but most studies touch on the Greek sources either from the somewhat later viewpoint of rabbinic Judaism or from that of early Christianity. Some ignore them altogether, and only a tiny handful study them in their own right, as we propose to do. Our own approach is to let the Greek texts speak with their own voice, so far as possible, without the interference of extraneous materials. Consequently, texts from other contemporary milieux (late biblical books in Hebrew, Jubilees, the texts from the Judaean Desert) and from later periods (Mishnah, Talmud and midrash, patristic writings) are treated as secondary and ignored in what follows. By far the fullest information for our search comes from Philo of Alexandria, writing in the first half of the first century ce. Philo relies
This article is based on a series of four seminars delivered at the Ecole Pratique des Hautes Etudes (Section des Sciences Religieuses) in November and December of 1999 at the invitation of Francis Schmidt. I am delighted to present it to a dear friend and colleague. It is intended as a first step in a larger study tracing the history of the celebration of the Passover festival in Greek-speaking Judaism from antiquity to the present day. 1
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very heavily on the Greek Pentateuch. The dating of this foundationdocument of Greek speaking Judaism poses many problems, and this is not the place to discuss them fully. A date in the first half of the third century bce is widely accepted, but this dating depends on a document, the so-called Letter of Aristeas, which is widely recognised to be a spurious and highly tendentious work, composed in part at least with the purpose of establishing an early date for the Greek Pentateuch. If the testimony of the Letter is disregarded we have no secure evidence of a date before the second century bce. Prudence urges that the early dating should be treated with reserve. The other sources we shall quote, the Exagoge of Ezekiel (a Greek drama on the subject of the Exodus) and the Wisdom of Solomon, have both been variously dated during our period, and no certainty seems possible. The Exagoge is thought to have been composed in the late 2nd or early 1st century bce; as for Wisdom, it has been dated in the past in the third or second century bce, but a recent consensus favours a date in the 30s ce. One fundamental question is whether it is legitimate to talk about the festival of Passover at all. Both the Pentateuch and Philo distinguish (in places) three different festivals that are celebrated at around the same time, known respectively as Pascha, Azyma (unleavened bread) and Dragma (sheaf ).2 The Greek Pentateuch reflects the Hebrew Torah, and so it could be argued that Philo is not describing contemporary practice but simply following faithfully the distinction made in the biblical text. However, we cannot dismiss the possibility that he and Jews like him observed this distinction in their own minds. This question is part of a wider problem: how can we tell, in the case of either the Greek Pentateuch or Philo, to what extent they reflect real practice, and to what extent they are describing an ideal, derived ultimately from the Hebrew? Often we cannot tell for certain, particularly where the Greek Pentateuch follows the Hebrew, or when Philo follows the Greek Pentateuch very closely. On the other hand, where there is a discrepancy between the sources we may surmise that this is due to a conflict between scripture and practice. This is a key issue which demands great sensitivity.
These are distinguished most clearly in the Pentateuch at Lv 23.5–14 and in Philo at Spec. II.145–175. In what follows we shall focus exclusively on the first two of these festivals. 2
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Passover in the Greek Pentateuch The principal text relating to the observance of the Passover is Exodus 12.1–20. Verses 1–11 are strictly part of the narrative, rather than instructions for future generations. They may well have been considered authoritative in parts at least, but some details of these instructions are not taken up in the later literature, viz putting blood on the doorposts and lintel of the house (12.7) and eating with girt loins, wearing sandals and holding a staff (12.11).3 A number of other passages are also relevant, namely Ex 12.43–50, 13.3–10, 23.15 and 34.18; Lv 23.4–14; Nb 9.1–14, 28.18–26; Dt 16.1–8. Taken together, these texts provide a good deal of information about the observances and their rationale; they also contain some contradictions, or at least inconsistencies. We may sum up the main points as follows, following primarily Ex 12, and citing other texts where they add significant details: 1. The time of celebrating these festivals is annually in the spring. The pascha is killed on the fourteenth of the first month at evening (Dt 16.6 specifies the time: towards sunset). The festival of Azyma begins at this time and continues until the twenty-first of the month at evening, making seven days in all. The sheaf (dragma) is brought on the day after the first day (of the Azyma) (Lv 23.11). 2. The pascha is a year-old sheep or goat (according to Ex 12.5). Dt 16.2 specifically allows a bull. According to Ex 12.3–6 it is set aside on the tenth of the month. On the fourteenth it is killed, then roasted whole. (According to Dt 16.7 it is boiled first.) No bone of the animal is to be broken. It should be entirely eaten during the night: anything left over till morning is to be burnt. None of it must be taken outside the house where it is eaten. It is accompanied with azymes (unleavened bread) and green herbs. No alien (allogenés) may eat it; any slave or bought servant must be circumcised first, as must every proselyte. As a general rule, no male who is not circumcised may share in eating it. 3. During the seven days of Azyma no leaven is allowed to be eaten, or even found in the houses. Unleavened bread is to be eaten. The first and last days are holy days, on which no work is to be done. A sacrifice is offered on each of the days.
3 Philo discusses them in Quaest. Exod. I.12 and 19, but only in the context of the exegesis of the scriptural text, not of actual practice.
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4. The sheaf is handed to the priest, who raises it before the Lord. This ritual is accompanied by various sacrifices. Various inconsistencies may be noted at this point, of which the most obvious is that in Deuteronomy a bull may be offered as the pascha, and the animal is boiled before it is roasted. (How a whole bull is boiled is not explained in the text!) The ritual of the pascha is performed at home, in the family. However Deuteronomy specifies that it is to be offered ‘in the place which the Lord your God shall choose to be called by his name’ (16.2, 6), and not ‘in any of your cities’. As for the sheaf, it is apparently only offered in the promised land, although the text goes on (Lv 23.14) to speak of ‘a perpetual rule in all of your habitations’. The uncertainties about where these rites may be carried out is a key point when we come to consider whether the texts refer to actual practice in Alexandria. The festival of the Azymes is consistently stated to be a commemoration of the exodus from Egypt (Ex 12.14, 17; 13.3, 8–9; 23.15; 34.18; Dt 16.1–8). The same rationale is given for the pascha at Dt 16.1. The EXAGOGE of Ezekiel The surviving fragments of the Exagoge supply a number of additions, modifications or interpretations. So far as the rituals are concerned, the pascha is to be killed before nightfall (158). Ezekiel follows Dt in allowing a calf to be sacrificed (176); however he does not follow Dt in specifying that the animal should be boiled before it is roasted (160, 179). It seems to me that this inconsistency, and the unusual mention of calves, reflect contemporary practice. Ezekiel also offers some interesting explanations and interpretations, which presumably reflect Alexandrian thinking in his time. The seven days of the azyma are related to a seven-day journey after leaving Egypt (167–71). No such seven-day journey is mentioned in the Pentateuch. At 190 the forbidden leaven is symbolically interpreted as evils from which the Israelites are released. The Wisdom of Solomon The last part of Wisdom (chapters 11 to 19) retells the story of the exodus from Egypt. This self-contained section is considered by some to be the work of a different author to the rest. The key passage for
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our purpose is 18.6–9, which refers to the night of the first Pascha and the slaying of the firstborn. For the author, this night had been announced beforehand to ‘our fathers’, presumably in the promise of Gn 15.13–14.4 The connection between the original Pascha and the covenant is made even more explicit in what follows: By taking vengeance on his enemies God ‘glorified us, and called us to yourself ’ – For holy children of good men offered sacrifice in secret, And with one consent took upon themselves the covenant of the divine law – That the saints would partake alike in the same blessings and perils – Singing the while the fathers’ song of praise. (18.9)5
Much has been written about the word kryphê, rendered here ‘in secret’. Most interpreters take it to mean ‘indoors’, ‘at home’.6 It may support the idea that Jews sacrificed the pascha in their homes in the author’s day, although this support is at best open to question. The chanting of praise of the fathers suggests a liturgical practice projected back on the first Pascha, but commentators have been unable to agree on the identification of these songs.7 Philo and the Passover The main text of Philo bearing on the Passover celebrations is Spec. II.145–61. (Other relevant passages are Mos. II.222–32, Quaest. Ex. I.1–19, Leg. III.94, 165, Congr. 161–2, Migr. 25, Sacrif. 63, Her. 192–3 and Decal. 159–60.) Philo begins his account in the Special Laws by giving the Greek name for the Pascha, ta diabatéria (145). This is the name Philo uses
See Annie Jaubert, La notion d’alliance dans le judaïsme aux abords de l’ère chrétienne, Paris, 1963, 355–357. Jaubert speaks of a paschal liturgy reflecting a ritual of the covenant (358). 5 Translation by Samuel Holmes in Robert Henry Charles, ed., The Apocrypha and Pseudepigrapha of the Old Testament in English, I, Oxford, 1913, 567. 6 E.g. Ceslas Larcher, Le livre de la Sagesse 3, Paris, 1985, 1002; A. Jaubert, La notion d’alliance, 358; J. Vílchez Líndez, Sabiduría, Estella (Navarra), 1990, 445. Howard Jacobson, “A note on the Greek Apocalypse of Baruch”, Journal for the Study of Judaism 7, 1976, 201–203, suggests reading tryphê, ‘in joy’; Frank Zimmermann, “The Book of Wisdom: its language and character”, Jewish Quarterly Review 57, 1966, 101–135, here 125, suspects a misreading of an Aramaic original. 7 See C. Larcher, Le livre de la Sagesse 3, 1007. 4
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throughout this passage of Spec., and in the parallel passage in Life of Moses II. In the other passages listed above he uses a slightly different term, diábasis. While the latter simply means ‘crossing’, diabatéria can denote sacrifices made before a crossing. Perhaps this term is used here because it sounds more like the name of a festival than diábasis. A little later Philo allegorises the name as ‘purification’ (kátharsis) from the body and the passions, making it plain that he relates it to the crossing of the sea during the exodus (147, cf. Leg. III.94). This is a specifically Philonic development. The Pentateuch does not offer a direct translation of Pascha, but implies that it means ‘protection’ by twice glossing it with forms of the verb skepázo (Ex. 12.13, 37). Josephus calls the festival hyperbasía (Antiquities), which is similar to Aquila’s translation, hypérbasis, and is close in meaning to the English ‘passover’. Philo’s version, which makes the Israelites, not God, the subject, suits his allegorical account of the exodus so well that it is tempting to think he invented it. It is impossible, however, to rule out the possibility that it was an established name. Many myriads of victims, Philo continues, are sacrificed from noon till evening by the whole people, temporarily promoted to priestly status (cf. Mos. II.224, Quaest. Ex. I.10, Decal. 159). He gives a reason for this: after the exodus, which the festival commemorates, the people were in such a hurry to give thanks to God that they did not wait for the priests. Probably what he means is that the priesthood, according to the Pentateuchal narrative, had not yet been instituted.8 The insistence on the priestly function adopted on this occasion by ordinary Jews is one of the most striking features of his account. It makes it plain that he considered the pascha a private sacrifice.9 (Philo’s shift of the original sacrifice from the night preceding the exodus to after it reinforces his interpretation of it as symbolising a ‘crossing over’.) Continuing with the same theme, Philo describes each home (oikía) as being clothed on this occasion with the outward appearance (schêma) and solemn dignity (semnótes) of a temple. The sacrificial victim has been slaughtered and dressed for an appropriate festive meal, and the
8 This is one of several explanations he gives in Quaest. Ex. I.10 for the words ‘all the multitude shall sacrifice’ in Ex. 12.6. 9 And yet in Spec. I.68 he says that home sacrifices are forbidden. The most plausible explanation of this apparent contradiction is that there the context is different: the emphasis is so firmly on the temple that Philo overlooked the one exception to the general rule that sacrifices can only be offered in Jerusalem.
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guests have been cleansed by purifying lustrations (perirrantéria). All the language used, which is not derived from the Pentateuch, drives home the message of a formal sacrifice. Philo goes on to draw a contrast between this sacred meal and ‘other symposia’, where the participants’ aim is to gratify their bellies with wine and food.10 These come with the intention of ‘honouring ancestral custom with prayers and hymns’. Few phrases in Philo’s account indicate as clearly as this reference to ancestral custom (also mentioned, as we have seen, in the Wisdom of Solomon) that we are dealing with a description of current practice rather than a paraphrase of the biblical prescriptions. Philo follows the Pentateuch in drawing a sharp distinction between the Pascha and the Azyma (150–61). His account of the latter festival is entirely taken up with symbolic and allegorical interpretations of the words of scripture and contains nothing that appears to relate directly to the actual observance of the festival. The choice of the springtime, with its celebration of nature and new life and its echoes of the creation of the world seems entirely appropriate to the festival, as is the choice of the full moon which connotes illumination. The symbolic number seven is represented in the seven-day duration of the festival, and the holiness of the first and last days is also charged with symbolism. Another, particularistic, interpretation of the festival associates it with the unleavened dough of the exodus. Other symbolic interpretations of the unleavened bread are also introduced. Interestingly, the sacrifices that are a prominent element in the Pentateuchal description of the festival are not mentioned here, so perhaps Philo does, after all, have in his mind the way in which the Azyma were celebrated in his own time in Alexandria, with the eating of unleavened bread for seven days, and the sacred assemblies on the first and last days. Conclusions One thing that emerges very clearly from the sources we have been considering, the Exagoge, Wisdom and Philo’s Special Laws, is the authority of the Greek Pentateuch in Alexandrian Judaism. This is hardly a surprising discovery, but it is still striking how closely and carefully the
10 On this contrast see the discussion by Pierre-Maxime Schuhl, “Philon, les banquets et le séder pascal”, in Miscellanea di studi alessandrini in memoria di Augusto Rostagni (Turin: Bottega d’Erasmo, 1963), 54–55.
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scriptural text is read, not only by Philo but by Ezekiel as well. The tiniest details are given full weight. Nevertheless, for all the respect shown to the words of scripture, the reading is selective, and details are freely ignored. Philo, for examples, pays no attention at all to some distinctive features of the Deuteronomic pascha:11 the option of taking a bull instead of a sheep,12 the boiling of the meat before it is roasted, and, most telling perhaps, the prohibition on sacrificing the pascha in any other city than ‘the place chosen by the Lord your God to have his name invoked there’. Philo does not even attempt to explain this prohibition away or reinterpret it; he simply ignores it.13 Even more remarkable in the context of the high authority of the sacred text is the liberty Philo allows himself in transferring the original pascha sacrifice from the night before the exodus from Egypt to a time after the exodus: it becomes a joyful sacrifice of thanksgiving on leaving an inhuman and sacrilegious land. As we saw, its Philonic name, diabatéria or diábasis, associates it to the crossing of the sea. This radical reinterpretation of the biblical narrative is surprising. Philo subjects the text to elaborate allegorical or symbolic interpretation. This is a well-known feature of his approach to the Pentateuch generally. His purpose in doing so is not in any way to suggest that the festival should not be observed in the divinely-ordained and time-hallowed fashion. He explicitly states as much in Migr. 92, in the context primarily of the Sabbath: ‘Nor does it follow, because the festival is a symbol of the joy of the soul and of thankfulness to God, that we should abandon the gatherings of the various seasons of the year.’ It is impossible for us to judge how common this habit of interpretation
11 Yet he does make use of some elements from Deuteronomy, for example the description of the unleavened bread as ‘bread of bad treatment’ (ártos kakóseos, Dt 16.3: see Congr. 161). 12 As we saw, Ezekiel agrees with Deuteronomy on this point. Possibly in his day the sacrifice of a bull was still practised. Philo, however, consistently mentions only a sheep. 13 In Mos. II.232, however, he expressly represents Moses as giving permission for those living outside the Land to sacrifice the pascha, ‘for those settled abroad or living elsewhere are not wrongdoers to be deprived of their equality of honour, particularly as a single country cannot contain the people because of overpopulation, but has sent out colonies in every direction’. No such permission is found in the Pentateuch. The source implied by Philo is Nb 9.9–12, which allows those who have contracted corpse-uncleanness or are on a long journey to celebrate the pascha a month later. Such a concession could not reasonably be applied to those living permanently outside the land. In attributing this dispensation to Moses Philo effectively, and tacitly, neutralises the prohibition in Dt 16.5.
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was in Alexandria. There are hints of it in Ezekiel and Wisdom, but Philo’s allegorical and symbolic interpretations go far beyond what we find in other texts, and may well have represented an extreme. We have noted some details in The Special Laws that are not derived from the Pentateuch, and convey a very strong impression that Philo is, at least in part, describing practices that he was familiar with from the Jewish community in which he had grown up. These include the following: tens of thousands14 of sheep are offered, from noon till evening,15 by young and old alike; they consider themselves to be serving as priests on this occasion, and to be performing a sacrifice; their homes are given the appearance and solemn character of temples; after the sacrifice the animals are prepared for the festive meal; the guests are purified by lustrations; they follow ancestral custom, intoning prayers and hymns. This is a coherent and graphic description of an annual ceremony that was a high point of the religious year for every Alexandrian Jew. While it is firmly connected to the narrative and commands of the Pentateuch there is enough non-scriptural detail to make it clear that Philo is not simply summarising the biblical text: in particular, the temporary priestly character of those making the sacrifice, the decoration of the homes, the lustrations, and the prayers and hymns. It has sometimes been assumed that if Philo does describe contemporary practice it is that of Jerusalem, not Alexandria, that he is describing.16 But that is not the impression he gives, and he nowhere mentions Jerusalem or its Temple in connection with the pascha. I consequently find the conclusion inescapable that he is describing the Alexandrian pascha with which he was personally familiar.17 He does 14 This figure, allowing ten to twenty Jews per sheep (compare Josephus, Jewish War VI.423), is entirely compatible with Philo’s estimates of the Jewish population of Alexandria: many myriads of Alexandrian Jews (Legat. 350); no fewer than a million Jews in the whole of Egypt (Flacc. 43). 15 Contrast Josephus, Jewish War VI.423, ‘they sacrifice from the ninth to the eleventh hour’. As mentioned earlier, Ezekiel says the victim is to be killed before nightfall. 16 So Judah B. Segal, The Hebrew Passover from the earliest times to AD 70, London, 1963, 29, says that we obtain from Philo’s writings ‘a picture of the salient features of the festival as it was celebrated during the last decades of the Temple at Jerusalem’. Jutta Leonhardt, Jewish worship in Philo of Alexandria, Tübingen, 2001, 32, agrees. 17 Cf. Ed P. Sanders, Judaism: practice and belief, 63 BCE–66 CE, London/Philadelphia, 1992, 134: ‘The most natural reading of the whole passage, however, is that all Jews, whether in Jerusalem or not, could gather in companies and participate in the Passover sacrifice’. The only other study of which I am aware that shares this view is Nils Martola, “Eating the Passover lamb in house-temples in Alexandria: some notes on
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not say that there was anything distinctive about the way the sacrifice was carried out in Alexandria; consequently it is fairly safe to assume that the same practice was observed elsewhere too. Bibliography Jacobson, Howard, “A note on the Greek Apocalypse of Baruch”, Journal for the Study of Judaism 7, 1976, 201–203. Jaubert, Annie, La notion d’alliance dans le judaïsme aux abords de l’ère chrétienne, Paris, 1963. Larcher, Ceslas, Le livre de la Sagesse 3, Paris, 1985. Leonhardt, Jutta, Jewish worship in Philo of Alexandria, Tübingen, 2001. Martola, Nils, “Eating the Passover lamb in house-temples in Alexandria: some notes on Passover in Philo”, in Jewish studies in a new Europe: proceedings of the fifth Congress of Jewish Studies in Copenhagen 1994 under the auspices of the European Association for Jewish Studies (ed. Ulf Haxen, Hanne Trautner-Kromann and K. L. Goldschmidt Salamon, Copenhagen, 1998), 521–531. Sanders, Ed P., Judaism: practice and belief, 63 BCE–66 CE, London/Philadelphia, 1992. Schuhl, Pierre-Maxime, “Philon, les banquets et le séder pascal”, in Miscellanea di studi alessandrini in memoria di Augusto Rostagni (Turin: Bottega d’Erasmo, 1963), 54–55. Segal, Judah B., The Hebrew Passover from the earliest times to AD 70, London, 1963. Vílchez Líndez, José, Sabiduría, Estella (Navarra), 1990. Zimmermann, Frank, “The Book of Wisdom: its language and character”, Jewish Quarterly Review 57, 1966, 101–135.
Passover in Philo”, in Jewish studies in a new Europe: proceedings of the fifth Congress of Jewish Studies in Copenhagen 1994 under the auspices of the European Association for Jewish Studies (ed. Ulf Haxen, Hanne Trautner-Kromann and K. L. Goldschmidt Salamon, Copenhagen, 1998), 521–531. This publication only came to my notice after I had completed the research on which the current article is based. I am in full agreement with Martola’s conclusions, except that I think he goes beyond the evidence in interpreting the word schêma to denote an altar (523). He himself describes this as a guess, and it does not affect his general conclusions in any way.
PROLONGEMENTS ET SUBVERSION DE LA PENSÉE DU TEMPLE DANS LE NOUVEAU TESTAMENT AU MIROIR DE L’ACTION ET DE LA PRÉDICATION DE JÉSUS DANS L’ÉVANGILE SELON MARC Christian Grappe Groupe de recherches intertestamentaires-EA1344 Faculté de Théologie Protestante Université de Strasbourg La pensée du Temple a été magistralement mise en évidence et exposée par Francis Schmidt.1 Il en a souligné toute l’importance au sein du judaïsme du Second Temple, et a posé quelques jalons en vue de l’étude de ses prolongements dans le Nouveau Testament,2 en se référant plus particulièrement pour cela à l’Évangile selon Marc.3 Nous voudrions ici, en signe d’hommage, de reconnaissance et d’amitié, revisiter ces prolongements et exprimer ainsi notre gratitude à un collègue dont la réflexion a stimulé la nôtre. Mais avant d’aborder le Nouveau Testament et l’Évangile selon Marc, il pourra être utile d’effectuer quelques rappels. Considérations générales La pensée du Temple, et, plus largement sans doute, la pensée de la Bible hébraïque, suppose une série de distinctions et de séparations nécessaires. Elles ont été nécessaires à l’origine pour ordonner le chaos primordial.4 Elles le sont quotidiennement pour que le peuple demeure fidèle à la vocation que lui a assignée son Dieu créateur et sauveur.
1 F. Schmidt, La pensée du Temple. De Jérusalem à Qoumrân. Identité et lien social dans le judaïsme ancien, Paris, 1994. 2 F. Schmidt, La pensée du Temple, 247–255. 3 Mc 7.1–23 ; 11.15–19 ; 13.1–2. 4 Voir notamment l’importance qui revient au verbe «( בדלséparer ») dans le premier récit de la Genèse (1.4 [premier jour : séparation de la lumière et des ténèbres] ; 1.6,7 [deuxième jour : séparation des eaux d’en haut des eaux d’en bas] ; 1.14,18 [quatrième jour : établissement des luminaires pour séparer jour et nuit et lumière et ténèbres]).
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C’est ce qu’exprime Lv 20.24–26. C’est ce que rappelle aussi, comme l’a notamment reconnu F. Schmidt,5 Lv 10.10 qui insiste sur la nécessité impérieuse qu’il y a à « être à même de distinguer ( )בדלle sacré du profane, ce qui est impur de ce qui est pur ». De la même manière qu’étaient établies des distinctions entre les êtres, étaient effectuées des distinctions entre les animaux, selon un ordre qui gravitait autour du Sanctuaire et du culte, l’ensemble s’inscrivant dans « le grand acte liturgique qu’était la reconnaissance de Dieu et son adoration – acte qui culminait dans le sacrifice au Temple ».6 Les distinctions nécessaires concernaient également les lieux7 et les temps puisque certains de ces temps étaient mis à part et requéraient des cérémoniels particuliers (sabbat ; fêtes de pèlerinage . . .).8 Le système ainsi élaboré gravitait autour du sanctuaire. Cela dit, il a donné lieu à des interprétations diverses en fonction du fait que deux modèles au moins coexistent au sein du Pentateuque en ce qui concerne l’extension de la sainteté et l’intensité de l’observance nécessaire des règles de pureté qui doit en résulter : le modèle de P, qui limite la sainteté au sanctuaire et aux seuls prêtres ; le modèle de H, qui l’étend, à partir du Temple, à l’ensemble de la Terre Promise et à tous ceux qui y résident.9
F. Schmidt, La pensée du Temple, 81 (et passim). M. Douglas, De la souillure: essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris : F. Maspero, 1981, 76. 7 Voir le système mishnique de pureté, mais aussi les degrés de pureté envisagés dans le Rouleau du Temple ; l’organisation du camp du désert, du Temple aux douze portes ou de la Communauté-sanctuaire de Qumrân. Sur tout cela, F. Schmidt, La pensée du Temple, 125–235. 8 Suivant la séquence des traités du deuxième ordre de la Mishna (Moxed [ jours de fête]), Jerome H. Neyrey, « The Idea of Purity in Mark’s Gospel », Semeia, 35, 1986, 91–128, ici 99, propose ainsi que l’on ait distingué, par ordre d’importance : 1. Sabbat et jonctions sabbatiques (Erubin) ; 2. Pesahim ; 3. Yoma ; 4. Sukkoth ; 5. Yom Tob ( jour férié) ; 6. Rosh ha-shana ; 7. Taxanit (le jeûne) ; 8. Meguilla (le rouleau, plus particulièrement celui d’Esther, lu lors de la fête de Pourim) ; 9. Moxed qatan (fêtes de seconde importance). Il n’est toutefois nullement certain que cette séquence dénote toujours un tel ordre d’importance, d’autant qu’aucun traité n’est consacré à la fête des Semaines et que le dernier, Haguiga (célébration), aborde en bloc les fêtes de pèlerinage dont on ne saurait dire qu’elles soient les moins notables. 9 Ainsi Jacob Milgrom, dans nombre de ses publications, parmi lesquelles nous citerons ici : « The Qumran Cult: Its Exegetical Principles », dans Temple Scroll Studies. Papers presented at the International Symposium on the Temple Scroll. Manchester, December 1987 ( Journal for the Study of the Pseudepigrapha. Supplement Series 7, Sheffield, 1989), 167–168 ; « Priestly (“P”) Source », dans The Anchor Bible Dictionary. Vol. 5. O-Sh. (éd. D. N. Freedman, New York, 1992), 457. 5 6
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La Lettre hallakhique (4QMMT)10 illustre que, dès le deuxième siècle avant notre ère, des débats eurent cours qui mettaient aux prises partis ou écoles et qui aboutirent à des clivages internes à la société juive. Ces débats avaient déjà trait aux questions de pureté et visaient notamment à préserver la pureté du Temple, 11 du culte,12 de ses célébrants13 et de la ville sainte.14 Ils étaient nourris par des interprétations différentes de la Torah et avaient trait fondamentalement à la sainteté et à la pureté. Le système mishnique de l’impureté15 et de la pureté16 tel que nous permet de le reconstituer le traité Kelim de la Mishna fournit un aperçu de la carte de la pureté telle qu’elle se fixa en milieu pharisien. Même si ce traité ne remonte, sous sa forme écrite, qu’au second siècle de notre ère, l’importance qu’il accorde au sanctuaire nous renvoie assurément à des représentations antérieures et illustre combien la pensée du Temple était prégnante en milieu pharisien. Cette pensée du Temple n’était pas moins importante en milieu essénien. Ce qui distingue toutefois les esséniens, c’est que, représentants d’un point de vue particulièrement rigoureux, ils furent amenés à rompre avec l’institution du sanctuaire tandis que, en leur sein, la communauté de Qumrân s’érigeait provisoirement en communauté Temple. Leur attitude peut être mieux comprise, comme l’a montré F. GarcíaMartínez, à partir d’une prise en compte du Rouleau du Temple.17 Cet écrit illustre une triple tendance : – « tendance à élargir à toute la ville sainte le niveau de pureté propre au Temple »18
4Q394–399. Ainsi B,3b–5, attesté en 4Q394, fr. 3–7, 1 ; B,27b–35, attesté en 4Q394, fr. 3–7, col. 1 et 2 + 4Q397, col. 1–2. 12 Ainsi B,13b-17, attesté en 4Q394, fr. 3–7, col. 1 et 2 + 4Q395, col. 1. 13 Ainsi B,75–82, attesté en 4Q396, fr. 1–2, col. 4. 14 Ainsi B,58b–62a, attesté en 4Q394, fr. 6, col. 4 + 4Q397, fr. 6–13. 15 Mishna Kelim 1,1–4. 16 Mishna Kelim 1,6–8. 17 F. García Martínez, « Les limites de la communauté : pureté et impureté à Qumrân et dans le Nouveau Testament », dans Text and Testimony : Essays in Honor of A. F. J. Klijn (éd. T. Baarda et al., Kampen : J. H. Kok, 1988), 111–122. 18 F. García Martínez, « Les limites », 114. Il voit cette tendance attestée notamment par 11Q19 45,11–12 qui interdit tout rapport sexuel au sein de la ville sainte. Il renvoie également à 11Q19 45,7–10 ; 46,16–18, 47,7–18 ; 52,19–21, voire à 46,13–16. 10 11
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– « tendance à élargir à tout le peuple les normes de pureté spécifiques aux prêtres »19 – « tendance à élargir et à radicaliser le champ de contamination ».20 N’ayant pas réussi à imposer leur point de vue et convaincus par ailleurs de la souillure du sanctuaire, les esséniens furent conduits à la rupture. Et ce qui peut frapper, dans les écrits assurément consécutifs à cette rupture, tels l’Écrit de Damas et la Règle de la Communauté, c’est « le transfert du problème de la pureté de la sphère du Temple à la sphère de la communauté elle-même : l’impureté qui interdisait à l’origine d’approcher le Temple aboutit maintenant à l’interdiction d’approcher la communauté ».21 En deux endroits dans l’Écrit de Damas, il est question ainsi du coupable qui « sera séparé de la tohorah », c’est-à-dire de la nourriture pure de la Communauté (CD 9,21.23). Et, dans la Règle de la Communauté, « le transfert du besoin de pureté par rapport au Temple au besoin de pureté par rapport à la communauté est complet. Autour de la communauté se sont développés des cercles concentriques de pureté, comme autrefois autour du Saint des Saints. La pureté requise pour approcher le Temple est maintenant devenue nécessaire pour appartenir à la Communauté ».22 On peut dire ainsi que « la purification n’a plus lieu à l’intérieur du Temple ni à travers les sacrifices qui y sont offerts ; elle s’obtient à l’intérieur de la communauté, le Temple nouveau dans lequel habite l’esprit de Dieu qui fait de la communauté un lieu de purification et de justification ».23 Les membres de la secte ainsi purifiés atteignent le même niveau de pureté que les anges et se
19 Ibidem. Cette tendance lui paraît plus particulièrement attestée par la disposition qui interdit aux aveugles l’accès de la ville sainte (11Q19 45,12–13), leur appliquant ainsi une règle qui ne visait dans le Pentateuque (Lv 21.18) que ceux d’entre les prêtres qui étaient aveugles et qui se trouvaient dès lors exclus du sacerdoce (115). García Martínez relève qu’« une série de textes qumrâniens interdit l’appartenance à la secte [CD 11,15–17, qu’atteste désormais 4QDb], ou à la congrégation de l’époque eschatologique [1QSa 2,5–6], ainsi que la participation à la guerre finale [ainsi 1QM 7,3–6] aux mêmes personnes qui sont exclues des fonctions sacerdotales selon » Lv 21.17–20 (ibidem). 20 Ibidem. Cette tendance apparaît dans toute une série de dispositions majorant l’impureté résultant du contact avec un cadavre (11Q19 49,11–15 ; 50,10–1651,4–5). 21 F. García Martínez, « Les limites », 117. 22 F. García Martínez, « Les limites », 118. Il renvoie notamment à 1QS 6,24–25. 23 F. García Martínez, « Les limites », 119, qui cite, à l’appui de cette affirmation, 1QS 3,8–9.
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trouvent en communion avec eux au sein même de la communauté24 dont la liturgie est elle-même associée à la liturgie céleste.25 Il y a, selon nous, dans ces diverses représentations, un préalable fondamental pour comprendre ce qui se produit avec Jésus et, ensuite, dans le Nouveau Testament. Le rapport à la pureté et à la sainteté s’avère en effet déterminant aux origines du mouvement chrétien. Il nous semble que, de ce rapport, l’Évangile selon Marc nous fournit une présentation particulièrement profilée qui s’avère d’un intérêt tout particulier car elle permet de comprendre, comment, à partir de Jésus et en se fondant sur sa proclamation et sur son action, le mouvement chrétien naissant a été amené à réinterpréter la pensée du Temple. L’Evangile selon Marc Nous proposerons ici un survol de l’Évangile selon Marc. On peut en effet effectuer de cet écrit une lecture faisant transparaître un Jésus qui, dans sa prédication et dans son action, aurait de façon cohérente revisité et réinterprété les catégories du pur et de l’impur en promouvant une conception conquérante de la sainteté.26 Dès le prologue de l’évangile (Mc 1.1–13), Jésus, investi de l’Esprit Saint, remporte une victoire décisive sur Satan lors de l’épreuve au désert, rétablissant ainsi l’harmonie originelle, ce que symbolisent la compagnie des bêtes sauvages et le service des anges (Mc 1.13). D’emblée, sa venue est placée ainsi dans une perspective eschatologique, ce que vient confirmer le sommaire de sa prédication formulé en Mc 1.15 avec le double motif de l’accomplissement du temps fixé et de l’irruption du Royaume de Dieu . . . Le reste de l’œuvre va montrer la portée de sa victoire. La suite du chapitre 1 établit d’emblée l’ampleur et les conséquences de la victoire remportée d’emblée sur Satan. Le premier acte public de Jésus, après l’épisode de la vocation des premiers disciples (Mc 1.16–20), est l’exorcisme qu’il réalise le jour
1QSa 2,3–11. 1QSb 4,24–27 et les Chants pour le sacrifice du Sabbat (4Q400–407 ; 11Q17). 26 L’essai cité de Jerome H. Neyrey, « The Idea of Purity in Mark’s Gospel » et le commentaire de W. H. Kelber, Mark’s Story of Jesus, Philadelphia : Fortress Press, 1984, envisagent l’Évangile selon Marc dans une perspective qui trouvera ici de nombreux échos. 24 25
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du sabbat alors qu’il enseigne dans la synagogue de Capernaüm (Mc 1.21–28). Cet épisode manifeste l’autorité particulière de Jésus dans son enseignement, un enseignement qui se distingue de celui des scribes précisément en ce qu’il revendique une autorité spécifique (v. 22 : ἦν γὰρ διδάσκων αὐτοὺς ὡς ἐξουσίαν ἔχων καὶ οὐχ ὡς οἱ γραμματεῖς), un enseignement proprement nouveau du fait même qu’il est dispensé avec autorité (v. 27 : διδαχὴ καινὴ κατʼ ἐξουσίαν). Mais, en même temps que cet épisode révèle l’autorité particulière de l’enseignement de Jésus, il illustre aussi le pouvoir qui est le sien. Il lui permet de venir à bout de l’esprit impur (v. 23.26) qui tourmentait un homme et qui reconnaît au passage en Jésus « le Saint de Dieu » (v. 24 : οἶδά σε τίς εἶ, ὁ ἅγιος τοῦ θεοῦ). L’acte témoigne de la capacité de Jésus à dominer, à avoir à ses ordres et à soumettre les esprits impurs en général (v. 27 : τοῖς πνεύμασι τοῖς ἀκαθάρτοις ἐπιτάσσει, καὶ ὑπακούουσιν αὐτῷ). Le mouvement est ainsi le même que celui qui a conduit précédemment de la réception de l’Esprit Saint au moment du baptême à l’issue victorieuse de l’épreuve au désert face à Satan. Celui qui est au bénéfice de l’Esprit Saint et que Dieu a désigné comme Son Fils apparaît comme le Saint de Dieu et maîtrise les puissances hostiles. Comme aux versets 14–15, l’évocation de la prédication de Jésus fait suite à celle du pouvoir dont l’a doté l’Esprit saint, le verdict de la foule en Mc 1.27 associe enseignement et action de Jésus (Τί ἐστιν τοῦτο; διδαχὴ καινὴ κατʼ ἐξουσίαν· καὶ τοῖς πνεύμασι τοῖς ἀκαθάρτοις ἐπι τάσσει, καὶ ὑπακούουσιν αὐτῷ). L’association se retrouve d’ailleurs en 1.39 où sont envisagées conjointement prédication publique et expulsion des démons. Juste après, Jésus guérit un lépreux, ou plus précisément le purifie (v. 41 et 42), non sans l’avoir préalablement touché (v. 41). Ici, on peut avoir l’impression que le rapport à l’impureté s’inverse. Les lépreux étaient tenus, à partir des recommandations figurant en Lv 13–14, pour des sujets impurs par excellence. Non seulement Jésus ne craint pas de toucher l’un d’entre eux, mais, au moment même où il le touche, il lui ordonne d’être purifié (v. 41 : ἐκτείνας τὴν χεῖρα αὐτοῦ ἥψατο καὶ λέγει αὐτῷ, Θέλω, καθαρίσθητι) ! Jésus outrepasse en l’occurrence toutes les barrières, enfreint les cercles de pureté et vient établir cette pureté là même où l’impureté s’avérait jusque-là la plus contagieuse.27 On se souviendra ici notamment du fait que, dans le Rouleau du Temple, un espace à part leur est réservé, au même titre que pour les femmes ayant leurs règles ou leurs couches et les personnes atteintes d’écoulement, en marge du dernier cercle de pureté que distingue cet écrit (11Q19 48,14–17). 27
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Il pourra être utile de se souvenir ici que le concept de Royaume de Dieu s’était lui-même développé en lien étroit avec le Temple. Ce dernier n’était-il pas le lieu tout désigné de la manifestation du DieuRoi en tant que palais et sanctuaire à la fois ? Le culte sacrificiel était ainsi censé assurer les conditions de possibilité de la communion avec le Dieu-Roi. Et cela en vertu d’une logique selon laquelle les rites de réparation ou d’expiation constituaient le préalable indispensable à cette communion qui s’épanouissait dans des repas établissant une forme de commensalité entre Dieu et Son peuple.28 La dynamique instaurée par la prédication et l’action de Jésus vient ainsi, dans l’Évangile selon Marc, apporter, indépendamment du sanctuaire, cela même que le culte du Temple était sensé procurer : la communion du Royaume. De fait, la proclamation de l’avènement du Royaume du Dieu vient ici et maintenant investir la sphère profane. L’Esprit saint y est désormais à l’œuvre. Il désenclave l’espace et le sanctifie !29 Mais, alors que, dans le culte, dans la piété pharisienne et dans le vécu communautaire qumrânien, la réparation et les séparations apparaissaient comme des préalables indispensables à la communion, dans la proclamation par Jésus de l’avènement du Royaume, la communion est rendue immédiatement possible et court-circuite en quelque sorte la réparation. La séquence narrative qui conduit de Mc 2.1 à 3.6 montre Jésus poser de nouveaux signes de l’irruption du Royaume de Dieu et de la bonne nouvelle qu’elle constitue, en continuant de déplacer les barrières, de revendiquer une autorité toute particulière pour ce faire et de susciter l’opposition résolue de milieux attachés aux modes de représentation traditionnels. Dans un premier temps, à l’occasion du récit de controverse lié à la guérison du paralytique de Capernaüm (Mc 2.1–12), il revendique d’avoir sur la terre, en tant que Fils de l’Homme, le pouvoir de pardonner les péchés (Mc 2.10 : ἐξουσίαν ἔχει ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου ἀφιέναι ἁμαρτίας ἐπὶ τῆς γῆς). Ce faisant, il paraît usurper, aux yeux de ses 28 Nous avons amplement étayé la thèse énoncée dans ce paragraphe : Ch. Grappe, Le Royaume de Dieu. Avant, avec et après Jésus (Le monde de la Bible 42), Genève : Labor et Fides, 2001, passim. 29 Comme le note J. D. G. Dunn, « Jesus and Holiness: The Challenge of Purity », dans Holiness Past and Present (éd. Stephen C. Barton, London, New York : T&T Clark), 2003, 192 : « La sainteté était plus importante pour Jésus en tant que puissance qui nettoie ce qui est souillé et qui dissout l’impureté que comme statut (d’une personne ou d’un lieu) constamment menacé par ce qui est ‘commun’ et profane ».
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détracteurs qui l’accusent de blasphème (Mc 2.7), une prérogative divine. Mais le pouvoir qu’il revendique en tant que Fils de l’Homme s’éclaire à la lumière des représentations qui, à partir de Dn 7.13, étaient venues s’associer à cette figure mystérieuse et sans doute collective à l’origine, mais qui n’a pas tardé à faire l’objet d’une interprétation individuelle et messianique, comme l’illustrent les Paraboles d’Hénoch (1 Hénoch 37–71) où s’opère la jonction entre la figure daniélique et celle de juge du monde. En 1 Hénoch, il est ainsi notamment dit que les élus mangeront en compagnie du Fils d’homme (62.14), conçu comme une figure céleste résidant en compagnie du Principe des jours, c’est-à-dire de Dieu en personne (46.1–2), et que « la somme du jugement lui a été donnée » si bien que, à la fin des temps, « il fera disparaître les pécheurs de la face de la terre » (69.27). Dans cette perspective, le fait que Jésus exerce en tant que Fils de l’Homme le pouvoir de pardonner les péchés sur la terre (ἐπὶ τῆς γῆς) (v. 10) prend un singulier relief. De fait, l’expression ἐπὶ τῆς γῆς apparaît presque toujours ailleurs dans les évangiles synoptiques en contraste ou en opposition avec ἐν οὐρανῷ, ἐν τοῖς οὐρανοῖς ou des expressions voisines (Mt 6.10,19–20 ; 16.19 ; 18.19 ; 23.9 ; 28.18 ; Lc 2.14). Or l’insistance est ici sur le fait que le Fils de l’Homme a autorité pour pardonner les péchés dès maintenant et ici-bas. Sur l’arrière-plan des spéculations relatives au rôle eschatologique dévolu au Fils de l’Homme, on constate qu’il y a anticipation et délocalisation. Dans la scène suivante, la vocation de Lévi (Mc 2.13–17), Jésus, après avoir appelé cet homme, collecteur d’impôt de son état, à le suivre et s’être attablé dans sa maison, s’entend reprocher de manger avec les pécheurs et les collecteurs d’impôts (v. 16 : ἐσθίει μετὰ τῶν ἁμαρτωλῶν καὶ τελωνῶν [2 fois]). La narration marcienne fait ainsi valoir que non seulement le Fils de l’Homme a pouvoir sur la terre de pardonner les péchés (2.10) mais encore qu’il va à la rencontre des pécheurs et qu’il s’agit là précisément de sa mission. Cette mission consiste à appeler non point les justes mais les pécheurs (v. 17 : οὐκ ἦλθον καλέσαι δικαίους ἀλλὰ ἁμαρτωλούς). Elle lui fait remplir un office comparable à celui d’un médecin qui ne s’adresse pas à ceux qui vont bien mais à ceux qui vont mal (v. 17 : Οὐ χρείαν ἔχουσιν οἱ ἰσχύοντες ἰατροῦ ἀλλ’ οἱ κακῶς ἔχοντες). Et ces « malades de la société », il n’hésite pas à les rejoindre à leur propre table (v. 15–16), s’engageant ainsi dans une commensalité répréhensible aux yeux des scribes d’entre les pharisiens (v. 16), défenseurs résolus d’une pratique qui conduisait sans doute nombre d’entre eux à se placer à l’abri de leurs frères impurs au sein de haburoth.
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La controverse relative au jeûne (Mc 2.18–22) pourrait bien fournir une nouvelle clé en vue d’une meilleure compréhension de l’attitude de Jésus. Aux disciples de Jean et aux (disciples des) pharisiens qui s’étonnent que les disciples de Jésus s’abstiennent de jeûner alors même qu’eux le font, il répond sous forme de question : « Les fils de la noce peuvent-ils jeûner tant que l’époux est avec eux ? » (v. 19 : Μὴ δύνανται οἱ υἱοὶ τοῦ νυμφῶνος ἐν ᾧ ὁ νυμφίος μετ’ αὐτῶν ἐστιν νηστεύειν). En faisant appel ainsi à la métaphore du repas de noces pour caractériser le temps de sa présence au milieu des siens, le Jésus marcien recourt de fait à deux images, celles du repas et celles des noces, particulièrement riches de sens dans la tradition du peuple d’Israël où elles avaient été valorisées tant dans une perspective historique qu’à l’horizon eschatologique.30 En affirmant que sa présence au milieu des siens suspend le jeûne et en laissant entendre qu’elle inaugure une commensalité nouvelle parce que l’Époux se manifeste à travers lui au milieu des siens, il place son ministère sous un éclairage résolument eschatologique. La suite de la scène le confirme, qui envisage un retour au jeûne une fois que l’Époux aura été enlevé aux siens, c’est-à-dire au lendemain de la Passion et de la Résurrection (Mc 2.19b–20). Le ministère de Jésus apparaît ainsi d’un caractère tout à fait particulier. Pendant toute sa durée, c’est-àdire tant qu’est immédiatement présent celui par lequel est proclamé l’avènement du Royaume de Dieu, il y a quasi-immédiateté dans les rapports avec Dieu. Il n’y a plus d’autre médiation nécessaire que la seule présence de Jésus. Et tous ceux qui le rencontrent sont invités au Festin. Sans qu’il y ait besoin de rites préalables, la commensalité est possible avec celui qui annonce le pardon de Dieu. Plus tard, les médiations (rites) seront à nouveau nécessaires, mais là tout écart est supprimé entre Dieu et son Envoyé. On pourra noter à cet égard que les deux images qu’évoque la suite du discours de Jésus, celle du vieux vêtement et celle du vin nouveau (v. 21–22), s’inscrivent dans la même perspective d’inauguration d’un monde et d’un temps nouveaux qui requièrent de nouveaux cadres en faisant éclater les anciennes barrières 30 Pour le festin eschatologique, voir notamment És 25.6–8 ; 1 Hénoch 62.14 ; 1QSa 2,17–21 ; 4Q521 ff. 2 II + 4 l. 13. Pour le motif des noces eschatologiques de Dieu avec Son peuple, Os 2.4–25 ; És 54.4–8 ; 62.1–5 ; Jr 2.2–3 ; Éz 16. On notera encore que le thème des noces de Dieu avec son peuple, conçu dans la perspective de l’accomplissement dernier, a pu être envisagé en lien avec le motif du festin eschatologique. Tel est le cas en És 54.5–55.5 qui associe le motif des nouvelles noces de Dieu avec son peuple (54.6–10), de la Jérusalem nouvelle (54.11–17), de l’invitation au banquet (55.1–5) et du pèlerinage des nations (55.5).
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et qui instaurent, de ce fait, un nouveau système31. La nature de l’argumentation peut être comparée à celle que l’on rencontrait déjà en 1.21–22 et (surtout) en 1.27 où il était question de l’enseignement nouveau (διδαχὴ καινή) de Jésus, enseignement distinct de celui des scribes parce que dispensé avec autorité. Notre passage pourrait faire apparaître que cette autorité lui est conférée par l’irruption des temps nouveaux des noces et du salut. La controverse relative à la consommation des épis par les disciples de Jésus le jour du sabbat (Mc 2.23–28) et la controverse liée au récit de la guérison de l’homme à la main sèche (Mc 3.1–6) ont toutes deux trait au sabbat. À travers ces deux récits est promue une compréhension nouvelle du jour du repos, ce que fait apparaître la comparaison que l’on peut établir avec la compréhension du sabbat qui prévalait tant en milieu pharisien qu’essénien32. Dans le premier des deux récits est affirmée la seigneurie du Fils de l’Homme sur le sabbat (Mc 2.28 : κύριός
31 L’image du vêtement peut être métaphore du monde, comme l’illustrent notamment És 51.6 (ἡ δὲ γῆ ὡς ἱμάτιον παλαιωθήσεται) et le Ps 101.26–28 (LXX), cité en Hb 1.10–12. On ne peut exclure, dans cette perspective, que la parabole de la pièce qui fait éclater le vieux vêtement contribue à faire valoir la radicale nouveauté du temps inauguré par la présence de l’Époux. Le monde se trouve renouvelé et la participation aux Noces requiert des habits neufs (dans cette perspective, voir notamment J. Jeremias, Les paraboles de Jésus, Le Puy : Xavier Mappus, 1962, 167 et E. Haulotte, Symbolique du vêtement selon la Bible, Paris, Aubier, 1966, 321). ׂ ) ִתest associé, dès le Premier Testament, au surgisseLe vin nouveau (en hébreu ירשׁ ment des temps nouveaux que Dieu inaugurera ( Jl 2.19 ; Os 2.24 ; Za 9.17), même si il est également évoqué, et plus fréquemment, dans le cadre de la vie quotidienne. À Qumrân, c’est le vin nouveau qui est, avec le pain, le composant essentiel du repas comׂ ) ִת munautaire : « quand ils disposeront la table pour manger ou (prépareront) le vin (ירשׁ pour boire, le prêtre étendra en premier sa main pour qu’on prononce la bénédiction ׂ ( » ) ִת1QS 6,4–5). Ce repas communautaire était sur les prémices du pain et du vin (ירשׁ conçu lui-même comme la préfiguration du repas eschatologique qui serait présidé par les deux messies, royal et sacerdotal (Règle annexe de la Communauté [1QSa] 2,17–21). La mention du vin nouveau peut donc évoquer ici les temps nouveaux, célébrés comme temps des noces et interprétés comme temps du salut (ainsi notamment J. Jeremias, Les paraboles de Jésus, 168). Ce vin nouveau requiert d’être accueilli dans de nouveaux cadres, figurés ici par les outres neuves. 32 La littérature pharisienne nous apprend qu’il était bel et bien proscrit de moissonner le jour du sabbat (Mishna Shabbat 7,2) et que l’hostilité des adversaires (pharisiens) de Jésus lors de la guérison de l’homme à la main sèche s’explique du fait qu’il n’y avait pas, en la matière, danger de mort (Mishna Yoma 8,6) La littérature essénienne rejoint la littérature pharisienne tout en affichant un rigorisme encore plus grand ( Jubilés 50.6–13 et CD 9.13–14 où le cas, envisagé par Mt 12.11, du sauvetage d’une bête tombée dans un puits le jour du sabbat est exclu [il faut ajouter toutefois que l’attitude pharisienne en la matière est loin d’être aussi claire que ne semble le supposer le texte de Mt]).
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ἐστιν ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου καὶ τοῦ σαββάτου). Tout comme il était apparu que le Fils de l’Homme avait pouvoir sur la terre de pardonner les péchés (v. 10), il apparaît désormais qu’il a autorité sur les temps, qui, nous l’avons vu, étaient, tout comme les rites destinés à l’octroi par Dieu du pardon des péchés, soigneusement codifiés et distingués. Outre qu’il affirme l’autorité du Fils de l’Homme sur le sabbat, le Jésus marcien, dans ces deux scènes, invoque deux principes susceptibles de faire voler en éclat toute casuistique. Il pose, en 2.27, que « le sabbat est advenu pour l’homme et non l’homme pour le sabbat ». Il demande, en 3.4, s’il est permis, lors du sabbat, de faire le bien ou de faire le mal, de sauver une vie ou de tuer. Dans ce dernier cas, il subordonne une problématique rituelle à un impératif éthique. Il peut paraître, en l’occurrence, extraire de la Loi un principe fondamental, l’amour du prochain, et refuser de l’étendre ou de le diluer ensuite en une multitude de réglementations spécifiques. Il se situe à l’opposé de la façon dont procédaient tant pharisiens qu’esséniens en élaborant justement une casuistique destinée à prévoir toutes les situations et à déterminer par avance la conduite à tenir dans chacune d’entre elles.
La première partie de notre parcours nous avait amené à rappeler que, à partir du Pentateuque et plus particulièrement des données encloses dans le Lévitique, s’était développée une pensée du Temple, selon un ordre qui gravitait autour du Sanctuaire et du culte et qui supposait tout une série de distinctions entre les êtres, les animaux, les lieux et les temps. La lecture de Marc 2.1–3.6 peut donner à penser que, avec Jésus, cette pensée du Temple éclate ou se volatilise. Il octroie le pardon des péchés en dehors du sanctuaire et indépendamment de tout rite destiné à le médiatiser. Il va à la rencontre des pécheurs, les rejoint à leur table et suggère qu’ils ont part, là encore sans préalable ni rite, au Festin et à la commensalité du Royaume. Il caractérise le temps de sa présence comme un temps totalement à part, qui suspend les rites précisément parce qu’il est temps de Noces. Il célèbre le sabbat comme un temps où se manifeste la volonté divine urgente de faire le bien et de sauver. Il balaie dès lors les distinctions patiemment et scrupuleusement établies. La suite de la narration marcienne invite à poursuivre dans la même direction, comme nous nous emploierons à l’illustrer par quelques exemples.
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La controverse relative à Béelzéboul (Mc 3.22–30) joue un rôle clé dans l’argumentation marcienne du fait des correspondances qui apparaissent entre cette scène et le début de l’œuvre, le prologue complété par les versets 14–15 au caractère programmatique affirmé.33 Alors que les esprits impurs n’ont pas tardé à reconnaître en Jésus « le Saint de Dieu » (1.24), des autorités – en l’occurrence des scribes venus de Jérusalem – viennent remettre en question son autorité (3.22). La mention de la provenance de ces opposants pourrait être ici hautement symbolique34 : ils viennent du lieu même à partir duquel sont définis les cercles de pureté et s’inquiètent des agissements d’un franc-tireur qu’ils situent manifestement en dehors du système. Ils accusent Jésus d’expulser les démons par le Prince des démons (3.22), ce à quoi Jésus rétorque que Satan – qu’il a vaincu au terme de l’épreuve au désert (1.13) – ne saurait être en lutte contre lui-même (3.23), de même qu’un royaume – et l’on pense ici immédiatement au Royaume de Dieu qui a désormais fait irruption (1.15) – ne saurait être divisé contre lui-même (3.24). Et quand Jésus proclame que « personne ne peut, étant entré dans la maison du Fort (εἰς τὴν οἰκίαν τοῦ ἰσχυροῦ), s’emparer de ses biens, s’il n’a pas d’abord lié le Fort (τὸν ἰσχυρόν), et [que ce n’est qu’] alors [qu’] il s’empare de sa maison » (3.27), le lecteur est invité à se souvenir que, en 1.7, Jean a annoncé la venue du « plus fort que lui » (ὀ ἰσχυρότερός μου), plus fort qui a d’ores et déjà lié le Fort puisqu’il l’a emporté face à lui au désert. On ne saurait s’étonner qu’ensuite Jésus stigmatise le blasphème contre l’Esprit Saint (3.29), car c’est précisément doté de cet Esprit Saint qu’il a vaincu Satan au désert et que, désormais reconnu comme le Saint de Dieu (1.24) par les esprits impurs, il les met en déroute. En remettant en question son activité exorciste et en l’imputant à Satan et non à l’Esprit Saint, on se place résolument dans le camp de l’adversaire et on s’exclut de la dynamique générée par l’effusion de l’Esprit Saint et l’irruption du Royaume. Dans la suite de la narration marcienne, Jésus va continuer de manifester son autorité sur les esprits impurs (5.1–20 ; 7.24–30 ; 9.14–29) et va d’ailleurs s’employer à étendre cette autorité à ses disciples en la leur transmettant (6.7). L’application que met l’auteur à parler d’esprits
33 Sur ces correspondances et leur importance pour la compréhension de l’œuvre tout entière, voir déjà J. H. Neyrey, « The Idea of Purity », 110–111. 34 C’est ce que reconnaît à sa manière Neyrey, « The Idea of Purity », 109.
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impurs35 quasiment aussi souvent que de démons,36 terme beaucoup plus usuel, illustre un souci de bien manifester qu’avec Jésus, le Saint de Dieu (1.24), une forme de sainteté, à la fois conquérante et purificatrice, est à l’œuvre.37 Au chapitre 7, le récit de controverse sur le pur et l’impur (7.1–23) culmine au verset 15 avec le logion de Jésus suivant : « Il n’y a rien d’extérieur à l’homme qui, entrant en l’homme, peut le souiller, mais ce qui sort de l’homme, c’est là ce qui souille l’homme ». Le commentaire explicite de l’évangéliste laisse clairement entendre qu’ainsi Jésus déclarait purs tous les aliments (7.19), abolissant de la sorte les règles de pureté alimentaires et pas seulement les dispositions pharisiennes au terme desquelles il convenait de se laver les mains.38 Au chapitre 11, par son intervention au Temple,39 Jésus s’en prend aux marchands et aux changeurs (v. 15), personnes qui remplissaient, de par leur activité, une fonction d’intermédiaires obligés en vue de la célébration du culte puisqu’ils permettaient l’échange d’une monnaie profane contre une monnaie pure ou contre des bêtes rituellement pures.40 Jésus peut même paraître entraver la bonne marche du culte sacrificiel et provoquer son interruption en empêchant la circulation Mc 1.23,26,27 ; 3.11,30 ; 5.2,8,13 ; 6.7 ; 7.25 ; 9.25. Mc 1.34,34,39 ; 3.15,22,22 ; 6.13 ; 7.26,29,30 ; 9.38. 37 Dans le même sens J. H. Neyrey, « The Idea of Purity », 111, dont nous prolongeons ici quelque peu le propos. 38 L’ablution des mains avant les repas a, selon toute vraisemblance, une origine cultuelle (Ex 30.18–21). La pureté n’était requise à l’origine que pour les repas pris par les prêtres et composés de viande offerte en sacrifice (Nb 18.8–13). Mais cette exigence concernant les officiants dans l’enceinte du sanctuaire fut étendue, en milieu pharisien, à la vie quotidienne (Mishna Haguiga 2,5 : « On se lave les mains pour manger des nourritures profanes ; mais pour les prélèvements [sacerdotaux], pour les dîmes et pour les nourritures sacrées, on doit se baigner.. »). Toute nourriture était susceptible d’être traitée comme si elle était offerte dans le Temple (Talmud de Babylone Hullin 105a, 106ab ; Shabbat 13b–14b). Quant à la réglementation complexe relative au lavement des mains, elle fit l’objet de tout un traité de la Mishna (Yadaim : voir notamment 1,1 et 2,3, passages qui traitent de la quantité d’eau requise en pareille circonstance. Cette quantité pouvait être faible et tenir dans le poing !). La même extension des requêtes visant les seuls prêtres était de mise en milieu essénien. Ainsi, à Qumrân, un bain d’immersion, soit davantage encore que la seule ablution des mains, était-il pratiqué par chacun des membres de la secte avant tout repas (cf. BJ II, 129–132). 39 Pour plus de précisions sur ce texte et sur sa portée, nous renverrons à notre contribution « Jésus, le Temps et les temps. À la lumière de son intervention au Temple », dans Le Temps et les Temps dans les littératures juives et chrétiennes au tournant de notre ère, (éd. Christian Grappe et Jean-Claude Ingelaere, Leiden), 2006, 169–182. 40 Ainsi K. Paesler, Das Tempelwort Jesu. Die Traditionen von Tempelzerstörung im Neuen Testament, Göttingen, 1999, 247. 35 36
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de tout vase (v. 16),41 dans la mesure où le terme σκεῦος est un terme technique désignant fréquemment les ustensiles cultuels.42 Au cours de son procès, des témoins l’accusent de s’être fait fort de détruire ce sanctuaire fait de main d’homme et d’en rebâtir un autre, non fait de main d’homme, en trois jours (Mc 14.58). Enfin, au moment de sa mort, dans ce qui constitue une remarquable inclusion avec le début de l’œuvre, le rideau du Temple, dont il faut se souvenir qu’il était revêtu d’une symbolique cosmique,43 se déchire. L’épisode vient faire écho sur plusieurs points à la scène du baptême,44 deux parallèles apparaissant plus particulièrement frappants : une déchirure (du ciel ou du rideau du Temple) suggérant un bouleversement cosmique se produit et s’accompagne de la proclamation de la qualité de Fils de Dieu de Jésus. Le récit fait ainsi valoir, en écho à la scène du baptême et au moment où ec-spire (15.39) celui qui avait été investi par l’Esprit Saint au Jourdain (1.10), que la séparation du Saint (ou du Saint des Saints) est abolie au moment même où cet homme, en qui il convient de reconnaître le Fils de Dieu, meurt. Cela manifeste que Dieu fait disparaître, précisément à
41 Ainsi W. Schenk, Der Passionsbericht nach Markus. Untersuchungen zur Überlieferungsgeschichte der Passionstradition, Gütersloh, 1974, 155–157, que suivrait volontiers J. Gnilka, Das Evangelium nach Markus. 2. Teilband. Mk 8,27–16,20, Zürich : Neukirchen, 1979, 129. Ainsi aussi Ch. Perrot, Jésus et l’histoire, Paris, 1979, 147. 42 Tel est le cas dans la Septante, mais aussi dans les littératures intertestamentaire (2Ba 6.7–10 ; 80.2) et rabbinique (traité Kelim de la Mishna consacré aux objets) et chez Flavius Josèphe, BJ I, 39. 43 Flavius Josèphe et Philon d’Alexandrie décrivent l’un et l’autre les deux rideaux du Temple (BJ V,212–213 ; De vita Mosis II,88) : le rideau extérieur dont les couleurs symbolisent les quatre éléments (BJ V,212–213 ; De vita Mosis II,88) et dont les dessins évoquent la voûte céleste (BJ V,214) ; le rideau intérieur qui sépare symboliquement le ciel et la terre (AJ III,123) ou le monde qui change et celui qui ne change pas (Philon, Q. Ex II,91). On constatera que cette symbolique est relativement semblable. Elle peut s’expliquer en fonction du point de vue que l’on adopte : regard porté sur l’édifice (conçu comme lieu de la rencontre si problématique entre les hommes et Dieu) de l’extérieur ou de l’intérieur (du point de vue de l’homme ou de Dieu). Cette symbolique paraît fort ancienne. C’est ce que corrobore Si 50.5–7 (environ 180 avant notre ère). 44 On notera que, chez Marc, le verbe σχίζω, qui est employé à son propos, n’apparaît qu’à un autre endroit, pour signifier justement la déchirure des cieux, au moment du baptême de Jésus (1.10). Cette déchirure est elle-même immédiatement suivie par la proclamation divine relative à la qualité de Fils de Dieu de Jésus (1.11). Or cette proclamation, répétée devant les trois témoins privilégiés lors de la Transfiguration (9.7) et qui doit être tue jusqu’à la résurrection (9.9), trouve au Golgotha un écho dans la confession de foi du centurion (15.38). Enfin Jésus, qui avait vu l’Esprit descendre sur lui au moment de son baptême (1.10), ec-spire à présent, rendant à présent au Père l’Esprit dont il l’avait investi.
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ce moment-là, la distance et la frontière entre, d’une part, Sa gloire et Sa sainteté et, d’autre part, celui qui vient de mourir dans la détresse. Cela suggère en même temps que le lieu de rencontre avec Dieu passe désormais non plus par le Temple mais par le Fils de Dieu crucifié.45 L’Évangile selon Marc peut ainsi être lu de manière globale comme un écrit faisant valoir de façon cohérente comment la venue de Jésus inaugure une ère nouvelle en même temps qu’un rapport nouveau à la sainteté et à l’impureté, aux lieux et aux temps, aux hommes et à Dieu. Nous nous sommes efforcé de montrer ailleurs que c’est dans la dynamique de l’avènement du Royaume et de la manifestation de l’Esprit Saint qui l’accompagne qu’il convient de comprendre l’attitude du Jésus de l’histoire à l’endroit de l’impureté et sa relative indifférence à ce qui touche à la loi rituelle. La proclamation et la manifestation du Royaume génèrent une nouvelle compréhension de l’espace dans la mesure où la sainteté vient envahir la sphère profane et désenclaver l’espace, ce qui modifie radicalement le rapport à l’impureté.46 L’Évangile selon Marc, tout en radicalisant l’enseignement de Jésus, comme l’illustre notamment le commentaire explicite de 7.19 qui tire, d’une déclaration de Jésus assurément audacieuse mais qui demeurait ouverte, une leçon qui n’a pu l’être qu’après les événements de Pâques alors que l’on s’était engagé, en milieu helléniste notamment, sur la voie de la mission aux païens, en fait apparaître l’une des originalités les plus fortes. La pensée du Temple se trouve revisitée et subvertie à la fois. Avec l’irruption du Royaume et la manifestation de l’Esprit, le rapport à l’impureté, aux temps et aux lieux, se trouve transformé. Sans que ne soit plus requise aucune médiation, l’accès à la commensalité dernière est partout possible et toujours offert, et cela selon une dynamique à la fois conquérante et inclusive que rien ne saurait plus entraver.
45 R. Feldmeier, « Der Gekreuzigte im “Gnadenstuhl”. Exegetische Überlegungen zu Mk 15,37–39 und deren Bedeutung für die Vorstellung der göttlichen Gegenwart und Herrschaft », dans Le Trône de Dieu (éd. M. Philonenko, Tübingen), 1993, 213–232. 46 Ch. Grappe, « Jésus et l’impureté », Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses, 84, 2004, 393–417.
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LES PONTIFES ROMAINS ET LE PARJURE John Scheid Collège de France Avec Francis Schmidt j’ai souvent évoqué la proximité des pontifes et des rabbins. Même primauté dans leurs activités d’explication de la loi sacrée, même souci de la jurisprudence, jusque dans les cas étudiés, avec néanmoins des différences nettes. À Rome, aucune révélation ne pouvait guider et encadrer les commentaires, seule existait une tradition rituelle. Et même si ce n’était sans doute pas leur fonction première, les pontifes effectuaient aussi des actes cultuels et de ce point de vue ils se comportaient en prêtres. C’est en souvenir de ces discussions qu’au moment où il disposera d’otium illimité pour se consacrer à l’étude, je soumets à Francis Schmidt ce petit problème lié aux lointains collègues des rabbins. Parmi les nombreuses sources sur les fonctions pontificales que Françoise Van Haeperen a examinées dans son excellent volume sur les pontifes,1 on n’en trouve aucune qui traite de l’un des aspects les plus intrigants du droit romain et des responsabilités pontificales : la noxae datio dans les affaires d’impiété, autrement dit la remise des impies aux dieux. À part de rares fragments de textes qui se réfèrent à ce genre d’affaires,2 nous ne possédons pas de sources développées et détaillées. Les allusions conservées par les textes antiques concernent plutôt le statut de l’impie que la procédure qui lui conférait ce statut. Dans les affaires publiques, l’autorité devait notamment établir que celui qui avait commis une impiété volontaire était définitivement impie, et que celui qui avait involontairement fauté pouvait réparer son méfait par un sacrifice d’expiation. Telle était en tout cas la jurisprudence élaborée par les pontifes, et qui semble avoir été appliquée jusque sous l’Empire. Nous savons donc que lorsqu’une impiété préméditée était constatée, les pontifes expiaient celle-ci au nom de la cité, en dégageant 1 Françoise Van Haeperen, Le collège pontifical (3ème s. a. C.–4ème s. p. C.), Turnhout, 2002, 215–340. 2 Voir pour les sources, J. Scheid, « The Expiation of Impieties Committed without Intention and the Formation of Roman Theology », dans Transformations of the Inner Self in Ancient Religions, (éds. J. Assman et G. Stroumsa, Leyde, 1999), 331–348.
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ainsi sa responsabilité, involontairement impliquée dans le sacrilège de l’impie. Mais ce que nul texte ne nous apprend, c’est la manière dont les impiétés étaient dénoncées et qualifiées. Cette tâche incombait-elle aux magistrats ou aux pontifes ? Or, au hasard des lectures, j’ai rencontré quelques répliques du Rudens de Plaute qui paraissent conserver un témoignage important sur ces procédures. Le passage de la comédie porte sur un serment prononcé par le proxénète Labrax, qui désire récupérer un sac contenant des objets précieux qui lui appartiennent.3 Il promet sous serment de donner un talent d’argent à l’esclave Gripus contre son aide pour retrouver ce sac. Au moment où Labrax récupère son trésor, Gripus l’exhorte à lui donner le talent et lui rappelle son serment. Labrax esquive et une dispute éclate. « Oui j’ai prêté serment, et je prêterai encore serment maintenant s’il me plaît de jurer. Le serment a été établi pour conserver un bien, et non pour le perdre », réplique le proxénète à Gripus. Et quand Gripus rappelle qu’il a juré de lui donner un talent d’argent, Labrax s’écrie : « Es-tu pontife, pour me déclarer parjure ? »4 Dans la suite, Labrax demande un juge pour trancher le conflit.5 Il n’est plus question du parjure, parce que Daemonès, le maître de Gripus qui a assisté à la querelle, règle l’affaire, et que Labrax reconnaît qu’il a effectivement fait le serment en question. En fin de compte, il n’y aura donc pas de parjure. Pendant un temps, cependant, le proxénète envisage de rompre son serment, et c’est dans ce contexte qu’il fait allusion aux pontifes. Comment comprendre le rôle de ceux-ci dans les affaires de parjure, qui figurent parmi les impiétés caractérisées ? Celui qui viole consciemment son serment est inexpiable, et les dieux sont censés se charger de venger l’offense qui leur était ainsi faite. Car celui qui prête serment prend à témoin les dieux, et de ce fait leur honneur est mis en cause par un parjure. Mais comment la constatation et la qualification de l’impiété se passaient-elles précisément ? Plaute, Le câble (Rudens), 1372–1377 : GR. Non tu iuratus mihi’s ? / LA. Iuratus sum, et nunc iurabo, siquid uoluptatist mihi: / Ius iurandum rei seruandae, non perdendae conditumst. / GR. Cedo sis mihi talentum magnum argenti, peri[t]urissume. / Iuratust mihi / Dare. 4 Plaute, Le câble, 1377 : LA. Lubet iurare : tu n’ meo pontifex peiurio’s ? (littéralement : « Es-tu pontife pour mon parjure ? »). 5 Plaute, Le câble, 1380 : Cedo qui cum habeam iudicem, / Ni dolo malo instipulatus sis siue etiamdum siem / Quinque et uiginti annos natus. 3
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Dans son commentaire du Câble de Plaute, Friedrich Marx reconnaît dans ce passage un témoignage capital sur la question du parjure à Rome.6 Pour lui, la question moqueuse du proxénète signifie : Es-tu un pontife institué par l’État pour libérer la communauté de mon parjure ? Marx pense que Plaute fait allusion aux expiations que les pontifes célèbrent en cas d’impiété consciente pour dégager la responsabilité de la communauté. Il essaie d’appuyer cette interprétation sur un passage très semblable des Epodes d’Horace. Dans ce poème, une certaine Canidia, qu’Horace avait accusée dans la huitième Satire du livre I de conjurer les puissances infernales dans la nécropole de l’Esquilin,7 se défend d’être une sorcière. Horace fait mine de retirer ses accusations contre Canidia. Dans sa palinodie, il place dans la bouche de la sorcière les paroles suivantes : « Pontife du sortilège de l’Esquilin, tu aurais impunément rempli la ville de mon nom ? »8 Les glossateurs antiques donnent au terme pontifex le sens de juge ou censeur, « parce que les pontifes jugent des affaires rituelles. »9 Autrement dit, les pontifes auraient à juger des actes religieux agressifs. Le terme de juge, employé par Porphyrion, est incorrect, ou du moins ambigu. Pour autant que nous le sachions, les pontifes ne jugeaient pas les autres citoyens, et le seul pouvoir disciplinaire qu’ils possédaient était celui que le grand-pontife exerçait sur les autres membres du collège pontifical, et notamment sur les Vestales.10 En revanche, il leur arrivait souvent de donner un avis sur des questions religieuses aux magistrats ou au Sénat. Il est possible que leur avis soit requis lors des enquêtes et des procès pour maléfices. Pareil avis est conforme à ceux que le collège pontifical donnait régulièrement sur les affaires religieuses de l’État au Sénat, aux magistrats, aux autres prêtres et parfois aux particuliers. Il est d’ailleurs possible que le glossateur assimile les pontifes à des juges ou à des censeurs parce que, dans cette procédure judiciaire, ils se prononçaient sur les qualités morales des citoyens. Pour justifier l’explication de Porphyrion, nous pouvons supposer que l’avis pontifical
Friedrich Marx, Plautus Rudens. Text und Kommentar, Leipzig, 1928, 233. Horace, Satires 1, 8, 23–25 : Vidi egomet nigra succinctam uadere palla / Canidiam, pedibus nudis passoque capillo, / cum Sagana maiore ululantem. 8 Horace, Epodes 17, 58–59 : et Esquilini pontifex uenefici / inpune ut urbem nomine impleris meo ? 9 Porphyrion, Commentaire aux Epodes d’Horace 17, 58 : pontificem nunc quasi censorem ac iudicem dicit, quia pontifices de sacris iudicant ; le commentaire du Ps.-Acron reproduit l’explication de Porphyrion. 10 G. Wissowa, Religion und Kultus der Römer, Munich 19122, 510 sq. 6 7
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sur l’impiété suffisait pour conférer ce statut à des parjures ou des sacrilèges : c’est cette procédure, qui en fait n’est pas un jugement, qui a été prise en compte par Porphyrion. La saisie des pontifes et leur avis ouvraient peut-être la procédure, mais aucun témoignage ne l’atteste à ma connaissance. Le commentaire de Porphyrion prouve en tout cas que ce n’est pas l’expiation de l’impiété qui est en cause, ce que la formule laconique de Plaute pouvait laisser supposer, mais bien une sorte de jugement. Nous ignorons également si la procédure employée dans le cas du parjure était semblable à celle que nous venons de reconstruire. Il existe chez Tacite un témoignage de l’intervention du grand-pontife à propos d’un parjure, mais qui ne va pas entièrement dans notre sens. Il s’agit d’une accusation de parjure portée en 15 e. c. contre un chevalier romain.11 Celui-ci était accusé d’avoir profané par un parjure la divinité d’Auguste. Quand il fut informé de l’accusation (ubi Tiberio notuere), Tibère précisa que son père n’avait pas reçu l’apothéose pour la perte des citoyens, et il statua qu’il fallait considérer le parjure par Auguste de la même manière que celui qui impliquait Jupiter, autrement dit selon le principe : aux dieux de venger les injures qui leur étaient faites. Nous ignorons si Tibère fut informé en tant que membre du collège pontifical, ou bien en tant qu’empereur. Mais la réponse qu’il donne ressemble bien à celle du grand-pontife, puisqu’elle qualifie la nature de la procédure contre les parjures, en affirmant la vieille tradition de la noxiae datio, de la remise du coupable à la partie offensée. La réponse de Tibère n’est pas une preuve du cynisme religieux de l’époque, car elle recommandait en fait la sacratio du coupable.12 Sa lettre aux consuls peut être appréciée de deux manières. Soit elle transmettait aux consuls la volonté d’arrêter ce genre de poursuites judiciaires mettant en cause son père Auguste, en se référant au vieux principe de la noxae datio, soit elle exprimait l’avis pontifical, d’après lequel il convenait de considérer le parjure volontaire comme inexpiable. Le résultat était le même puisque l’inexpiable était abandonné à la vengeance divine. On ne peut en dire davantage. En tout cas, même si elle est ambiguë et ne concerne pas le parjure, l’affirmation de Porphyrion établit que les
11 Tacite, Annales 1, 73,2–4 : Rubrio crimini dabatur uiolatum periurio numen Augusti. Quae ubi Tiberio notuere, scripsit consulibus non ideo decretum patri suo caelum, ut in perniciem ciuium is honor uerteretur (. . .) ius iurandum perinde aestimandum quam si Iouem fefellisset : deorum iniurias dis curae. 12 J. Scheid, « Expiation of Impieties », 338 sq.
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pontifes intervenaient vraisemblablement dans ce genre de procédure, et offre donc un parallèle au traitement religieux du parjure. Sur ce plan, Friedrich Marx a donc raison d’invoquer les vers d’Horace et leur commentaire érudit. En revanche, son interprétation du rôle pontifical est irrecevable. Les pontifes sont bien considérés comme des juges dans l’affaire de l’Esquilin, et non comme des expiateurs d’impiétés. Quel est leur rôle dans la scène du Rudens ? La plaisanterie du proxénète semble en effet faire allusion à la procédure de la qualification du parjure. Alors qu’il paraît disposé à commettre un parjure, le proxénète se moque de Gripus en lui demandant s’il est le pontife chargé de la procédure que je viens de décrire (meo pontifex periurio). C’est évidemment d’abord une plaisanterie, car un esclave ne peut jamais jouer ce rôle. Et pour illustrer la situation et la procédure envisagées, Plaute fait conduire à Daemonès une enquête en règle, qui éclaire la question et, selon le ressort comique de l’arroseur arrosé, contraint le proxénète à donner ce qu’il a promis, et prend en même temps à Gripus ce qui revenait en fait à son maître. Le parjure conscient entraînait la sacratio du coupable, nous venons de le voir. Comme toutes les impiétés délibérées, le parjure déclenchait le droit à la vengeance des dieux, pris à témoin dans le serment.13 Mais comment cela se passait-il dans le détail ? Nous avons vu qu’il est possible que les pontifes aient participé à l’enquête en donnant un avis sur le statut du forfait, mais nous ne connaissons pas la procédure de la sacratio de l’impie. On aurait toutefois tendance à conclure que, comme pour toutes les consécrations, c’étaient les pontifes qui prononçaient l’exsecratio, de même qu’ils consacraient les biens offerts aux dieux par la cité. Puisque les coupables avaient lésé les dieux publics, et qu’ils devaient leur être remis pour qu’ils en tirent vengeance, il est possible que l’acte ait nécessité une deuxième intervention des pontifes. Car ceux-ci statuaient sur la propriété et sur les droits des dieux. Dans le cas d’une impiété et d’un parjure, ils conduisaient vraisemblablement une enquête, comme celle du ueneficium Esquilinum ; je traduis d’ailleurs le vers d’Horace autrement que François Villeneuve : l’Esquilini pontifex uenefici, non « d’un pontife de l’Esquilin, père des sortilèges », mais « du pontife du ueneficium de l’Esquilin », c’est-à-dire du pontife qui a
13 Cf. G. Wissowa, Religion und Kultus, 388 ; R. Fiori, Homo sacer ? Dinamica politicocostituzionale di una sanzione giuridico-religiosa, Naples, 1996, 208–224 et J. Scheid, « Expiation of Impieties », pour les sources et la bibliographie.
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été chargé par le collège pontifical de s’occuper du ueneficium dénoncé, ou qui a été saisi par un particulier. Qu’est-ce en effet qu’un pontife de l’Esquilin ? Une telle prêtrise n’existe pas, et d’ailleurs la périphrase employée par Villeneuve (« père des sortilèges ») traduit l’embarras que la formule lui procurait. Car, comme Porphyre l’a bien vu, le pontife s’occupe du ueneficium survenu sur l’Esquilin. Tout au plus pourrait-on comprendre qu’il s’agissait du pontife qui, dans le collège, était chargé du cadastre de la nécropole de l’Esquilin,14 et par là de toute atteinte à la dignité des sépultures. Mais il n’y a aucune autre trace d’une telle fonction. De la même manière, Labrax parle du « pontife pour son parjure » (pontifex meo periuro). Plaute et Horace font donc allusion à une activité peu connue des pontifes. En cas de parjure avéré, ou quand une accusation pour envoûtement était lancée, les pontifes étaient apparemment saisis pour donner un avis. Est-ce que les pontifes statuaient directement sur le statut du parjure, ou donnaient-ils simplement un avis ? Nous avons proposé plus haut de considérer qu’ils donnaient un avis au magistrat instructeur de l’affaire. Mais il est possible qu’ils soient intervenus à nouveau après le jugement pour effectuer, au besoin, l’expiation de la cité involontairement impliquée dans le crime, et pour consacrer l’impie aux dieux selon la procédure de la sacratio. L’avis notifié par Tibère aux consuls pouvait reconnaître le statut du parjure et indiquer la voie à suivre par les consuls ou ceux qui auraient à juger le crime ; Tacite ne rapporte malheureusement pas la suite de l’affaire. Après avoir reconnu l’existence d’une impiété, les pontifes prononçaient-ils aussi l’exsecratio ? C’est possible, puisque certains actes pouvaient être délégués de façon permanente aux prêtres, et même aux magistrats. Nous savons par exemple que les tribuns de la plèbe déclaraient eux-mêmes sacer ceux qui portaient atteinte à leur inviolabilité, sans intervention pontificale. Il existe sans doute même une description précise d’une telle exsécration dans la Vie de Crassus de Plutarque.15 En hiver 55 au. J.-Chr., le consul Crassus avait obtenu la Syrie comme province, et il décida de quitter Rome sans tarder pour partir en guerre contre les Parthes. « Cependant, écrit Plutarque, un tribun de la plèbe, Ateius, voulut s’opposer à cette expédition, et beaucoup se rassemblèrent autour de lui. (. . .) Inquiet Crassus demanda
14 Le collège pontifical avait comme charge de gérer le cadastre et la protection des nécropoles collectives, G. Wissowa, Religion und Kultus, 478 sq. 15 Plutarque, Vie de Crassus 16, 4–8.
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à Pompée [qui était son collègue dans le consulat] de l’assister et de l’accompagner. » Par respect pour Pompée, la foule se calma et laissa passer Crassus en silence. « Ateius barra la route à Crassus, continue Plutarque. Il tenta d’abord de l’empêcher d’avancer et le conjura, de la manière la plus solennelle de ne pas faire un pas ; puis il ordonna à son uiator, de s’emparer de sa personne et de le retenir. Mais devant l’opposition des autres tribuns, le uiator lâcha Crassus. Alors Ateius se mit à courir et parvint avant Crassus à la porte de Rome, où il déposa un foyer, c’est-à-dire un trépied, allumé ; lorsque Crassus s’approcha, il versa sur le feu des parfums et des libations, et proféra des malédictions terribles et effroyables par elles-mêmes, en invoquant sur elles des dieux terribles et étrangers qu’il appela par leurs noms. »16 Cet événement spectaculaire fut suivi de la catastrophe militaire de Carrhes et de la mort affreuse de Crassus. Ce document extraordinaire n’est pas dépourvu d’ambiguïté. Le rite employé par le tribun de la plèbe n’est pas, comme l’écrit le commentaire du texte dans une traduction récente des œuvres de Plutarque,17 une obnonciation, car les tribuns de la plèbe ne possèdent pas le droit de l’obnuntiatio, qui était réservé aux magistrats à imperium et aux augures. En outre, il ne s’agit nullement de l’annonce d’un mauvais présage. Le rite employé par Ateius est une consécration de Crassus aux dieux, sans doute aux divinités infernales, c’est une deuotio ;18 comme toujours dans les imprécations, les divinités hostiles sont en partie d’origine étrangère. Le tribun remet Crassus à ces divinités. C’est ce que les Romains des siècles antérieurs appelaient une sacratio, et l’homme ainsi remis aux dieux devenait sacer, sacré, propriété des dieux, ici de ceux d’en bas, des divinités de la mort. Et c’est le tribun de la plèbe Ateius qui réalise la sacratio de Crassus. Il faut se rappeler que les tribuns étaient sacrosaints d’après la loi romaine, ce qui signifie que celui qui leur faisait violence devenait sacer. L’interprétation d’Ateius était sans doute forcée, car depuis longtemps les tribuns ne réagissaient plus de façon aussi violente. S’opposer à la contestation d’un tribun sans porter la main sur lui, en refusant simplement d’obtempérer à ses injonctions, ne donnait
16 Plutarque, Vie de Crassus 16, 7–8 : ὁ δʼ Ατήιος προδραμὼν ἐπὶ τὴν πύλην ἔθηκεν ἐσχαρίδα καιομένην, καὶ τοῦ Κράσσου γενομένου κατʼ αὐτήν, ἐπιθυμιῶν καὶ κατασπένδων ἀρὰς ἐπηρᾶτο δεινὰς μὲν αὐτὰς καὶ φρικώδεις, δεινοὺς δὲ τινας θεοὺς καὶ 8. ἀλλοκότους ἐπʼ αὐταῖς καλῶν καὶ ὀνομάζων.
Plutarque, Vies parallèles, Paris, 2001, 1025. Pour la deuotio, la consécration aux dieux d’en bas, voir G. Wissowa, Religion und Kultus, 384 ; G. Dumézil, La Religion romaine archaïque, Paris 19872, 108 sq. 17 18
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plus lieu à une sacratio. Mais d’après le récit de Plutarque, les autres tribuns ne s’opposèrent pas à la décision finale d’Ateius, ce qui laisse supposer qu’ils étaient d’accord avec ce dernier, ou bien absents des lieux. Auparavant, quand Ateius avait voulu faire arrêter Crassus, les autres tribuns s’étaient opposés à son ordre. S’ils étaient présents à la Porte Capène, ils n’avaient apparemment pas la possibilité de s’opposer au rite, soit parce qu’il échappait à leur compétence, soit parce qu’un tribun qui jugeait qu’on avait porté atteinte à sa sacro-sainteté avait le droit de prononcer la sacratio. Quoi qu’il en soit, on a l’impression que c’est bien une sacratio qu’Ateius célébrait. L’affaire est différente de celle qui nous occupe, et de surcroît le rite est ambigu. Il s’agit en 55 av. J.-C. d’une affaire publique et d’une sorte de deuotio, plus proche de la magie que de la procédure ordinaire de la consécration aux dieux offensés. Mais dans le principe, la consécration est analogue. Nous sommes embarrassés parce que la sacratio de Crassus est en fait le seul récit connu d’une (possible) exsécration. Le tribun Ateius la célèbre seul, sans assistance pontificale, mais dans l’exercice de sa fonction. Que se passait-il dans le contexte qui nous occupe ? Dans les accusations de sorcellerie, le préteur demandait vraisemblablement un avis aux pontifes sur la nature des rites célébrés. Quand un parjure était dénoncé, il est possible que, dans le domaine privé, les pontifes statuassent directement sur l’affaire et, après une enquête, déclarassent l’accusé expiable ou alors inexpiable. Et sans doute prononçaient-ils aussi la sacratio de l’accusé inexpiable, ou alors leur conclusion était-elle équivalente à une sacratio. Il serait passionnant de savoir s’ils procédaient en outre, après le procès qui confirmait leur avis, à une sacratio en règle, comme Ateius, avec une libation par l’encens et le vin et l’invocation de la divinité lésée. Mais les sources ne nous apprennent rien de plus, et il faut nous contenter de ces vestiges, ambigus mais précieux, d’une procédure pontificale qui a pu jouer un rôle important dans la vie de tous les jours. Bibliographie Dumézil, Georges, La Religion romaine archaïque. Avec un appendice sur la religion des Étrusques, Paris : Payot, 19872. Fiori, Roberto, Homo sacer ? Dinamica politico-costituzionale di una sanzione giuridico-religiosa, Naples : Jovene (La Sapienza, Instituto di diritto romano e dei diritti dell’Oriente mediterraneo, LXXII), 1996. Hartog, François, éd., Plutarque, Vies parallèles, Paris : Gallimard, 2001.
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Marx, Friedrich, Plautus Rudens. Text und Kommentar, Leipzig : Hirzel (Sächsische Akademie der Wissenschaften, XXXVIII n. V ), 1928. Scheid, John, « The Expiation of Impieties Committed without Intention and the Formation of Roman Theology », dans Transformations of the Inner Self in Ancient Religions, (éd. J. Assman et G. Stroumsa, Leyde : Brill, Studies in the History of Religions, 83, 1999), 331–348. Van Haeperen, Françoise, Le collège pontifical (3ème s. a. C.–4ème s. p. C.). Contribution à l’étude de la religion publique romaine, Bruxelles : Institut historique belge de Rome (Études de Philologie, d’archéologie et d’histoire anciennes, XXXIX), 2002. Wissowa, Georg, Religion und Kultus der Römer, Munich : Beck, 19122.
« UN DIEU EST NÉ . . . » À STRATONICÉE DE CARIE (I STRATONIKEIA 10)* Nicole Belayche École pratique des Hautes Études, Centre Gustave Glotz Aussi le corps divin, plutôt que forme, est-il souffle, énergie, action, éclat, luminosité, gloire, splendeur. J.-P. Vernant1
Dans les sociétés antiques classiques, pour lesquelles la tradition est une valeur constitutive2 et les figures divines préexistent à la formation des communautés humaines, l’historien peut établir, si la documentation lui est favorable, la date de la première attestation d’une divinité et de son culte quelque part, surtout lorsqu’elle est importée. Mais il n’est pas fréquent qu’il dispose de son « acte de naissance » – c’est-à-dire de sa première apparition, ou bien, en langage sociologique, de la traduction rituelle de sa légitimation –. Nous possédons ce document pour Zeus Panamaros à Stratonicée de Carie,3 car la « naissance » du dieu sous la forme d’une nouvelle épiclèse – puisque le nom du dieu participe de sa création –4 fut la pièce maîtresse de la nouvelle image que la cité
* C’est un honneur et un plaisir que de pouvoir témoigner de mon amitié envers F. Schmidt dans ce volume d’hommage. Je remercie les éditeurs de m’avoir conviée à y participer et S. Georgoudi, J.-L. Ferrary et R. Piettre pour leur lecture critique. Abréviations : BMC Caria : B. W. Head, A catalogue of the Greek coins in the British Museum, Londres, 1964. HTC : P. Debord & E. Varinlioglu éd., Les hautes terres de Carie, Bordeaux, 2001. IStrat. : Die Inschriften von Stratonikeia, 3 vol., Bonn, 1981, 1982 & 1990. LSAM : F. Sokolowski, Lois sacrées de l’Asie Mineure, Paris (Travaux et Mémoires IX), 1955. RDGE : R. K. Sherk, Roman Documents from the Greek East, Baltimore, 1969. 1 J.-P. Vernant, Corps des dieux, Paris, 1986, 13. 2 Ce sont souvent des « artificial revivals », A. Chaniotis, « Ritual Dynamics in the Eastern Mediterranean: Case Studies in Ancient Greece and Asia Minor », W. V. Harris (éd.), Rethinking the Mediterranean, Oxford, 2005, 152–155. 3 Ed. pr. par P. Roussel, « Le miracle de Zeus Panamaros », BCH 55, 1931, 70–116 = IStrat. 10. Cf. ma traduction à la fin de l’article, pp. 209–210. 4 Le cas le plus exemplaire est celui de Sarapis, Clément d’Alexandrie, Protreptique 4, 48 et Cyrille d’Alexandrie, Contre Julien I, 16 [523CD]. Plus généralement, N. Belayche, P. Brulé et al. éd., Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité, TurnhoutRennes, 2005 (en part. I « Penser et écrire le nom »).
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s’est forgée dans les tourbillons géopolitiques des années 40–30 avant notre ère. Cadre historique Une brève mise en contexte historique permettra d’apprécier l’analyse proposée ici. La cité de Stratonicée fut sans doute fondée dans les années 270 avant notre ère par le premier roi séleucide.5 Antiochus Ier y installa des colons macédoniens sur le site d’une ancienne agglomération de peuplement originellement lycien. Il y a sur le territoire (ἐν τῇ χώρᾳ) des Stratonicéens deux temples, d’une part à Lagina, celui d’Hécate particulièrement célèbre (τὸ τῆς Ἑκάτης ἐπιφανέστατον), lieu de réunion de grandes panégyries chaque année ; d’autre part près de la ville (ἐγγὺς τῆς πόλεως), celui de Zeus Chrysaoreus, commun à tous les Cariens (τὸ τοῦ Χρυσαορέως ∆ιὸς κοινὸν ἁπάντων Καρῶν), où ils se réunissent pour offrir des sacrifices et pour délibérer sur les affaires communes. Aussi leur ligue est-elle appelée Chrysaoréenne (τὸ σύστημα αὐτῶν Χρυσαορέων), qui est constituée de la réunion des villages. [. . .] Et les Stratonicéens font partie de la ligue, bien que n’appartenant pas à la famille carienne, mais parce qu’ils possèdent des villages faisant partie de la ligue chrysaorique [. . .].6
La Ligue chrysaorique, du nom du Zeus qui en abritait les réunions, était, donc, une fédération de villages cariens qui avait une dimension religieuse.7 Strabon, qui décrit l’état historique à la fin du iie siècle avant notre ère,8 mentionne deux temples qui ne sont pas exactement 5 La date est débattue (cf. A. Mastrocinque, La Caria e la Ionia meridionale en epoca ellenistica, Rome, 1979, 75–78 ; G. M. Cohen, The Hellenistic Settlements in Europe, the islands and Asia Minor, Berkeley, 1995, 268–273 ; et P. Debord, « Questions stratonicéennes », dans A. Bresson & R. Descat éd., Les cités d’Asie Mineure occidentale au IIe siècle a. C., Bordeaux, 2001, 157–158), mais cela n’importe pas ici. 6 Strabon, Géographie XIV, 2, 25. Cf. A. Heller, ‘Les bêtises des Grecs’. Conflits et rivalités entre cités d’Asie et de Bithynie à l’époque romaine (129 a.C.–235 p.C.), Bordeaux (Ausonius, Scripta Antiqua 17), 2006, 206–208. 7 Cf. M. C. Sahin, « A Hellenistic Decree of the Chrysaoric Confederation from Lagina », EpAnat. 35, 2003, 1–7. Pour un parallèle avec le koinon lycien, A. Bresson, « Les intérêts rhodiens en Carie à l’époque hellénistique jusqu’en 167 a.C. », dans F. Prost éd., L’Orient méditerranéen de la mort d’Alexandre aux campagnes de Pompée, Rennes, 2003, 176 n. 32. 8 D’où l’absence de référence à Zeus Panamaros, ce qui n’aurait pas dû étonner A. Laumonier (Les cultes indigènes en Carie, Paris, 1958, 239), suivi par A. Lozano (« Festividades religiosas de ámbito local en Estratonicea de Caria », Gerión 10, 1992, 86 n. 2 et « La impronta indígena en la religiosidad oficial de la ciudad griega de Estratonicea. Conexiones entre política y religón », Gerión 11, 1993, 76 n. 6).
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les deux grands sanctuaires de l’époque impériale. S’il cite le temple d’Hécate à Lagina, dont la place reste majeure dans la vie religieuse de la cité à l’époque romaine, l’autre temple qu’il distingue est celui d’un Zeus Chrysaoreus, de localisation suburbaine.9 Il ne mentionne pas le temple de Zeus Karios qui était situé à Panamara, à une douzaine de kilomètres au sud-est de la cité, où se révéla Zeus Panamaros d’après le document étudié10. Les nombreuses recherches menées pour la période hellénistique offrent un bon socle pour apprécier les modifications d’époque romaine ; elles sont principalement institutionnelles et socio-culturelles, préoccupées des rapports de force entre hellénisme et tradition carienne.11 Pour la suite de l’analyse, il faut principalement en retenir le lien très fort que cette cité grecque entretenait déjà avec Rome dès la fin de la domination rhodienne sur la Carie (188–167),12 la période dont datent les premières attestations du culte d’Hécate à Lagina, au nord de la cité.13 Lors du conflit entre Rome et Persée, les Romains ayant vu en Rhodes une alliée infidèle, après la défaite macédonienne à Pydna, Rome rend sa liberté à la Carie – à Stratonicée en 166 –, donnant ainsi corps au mythe de la « Rome libératrice des Grecs ».14 Pour autant, les liens avec la Pérée rhodienne ne furent jamais rompus puisque, à
Cf. IStrat. 809. D’où les débats sur la date de l’intégration de Panamara à la cité, cf. R. Van Bremen, « Leon son of Chrysaor and the religious identity of Stratonikeia in Caria », dans S. Colvin éd., The Greco-Roman East. Politics, Culture, Society, New York [Yale Classical Studies 31], 2004, 207–248. 11 Pour les besoins de cette étude, je ne citerai que : A. Mastrocinque, La Caria, 209–235 ; A. Lozano, « La impronta indígena », 84 (les Panamareia servaient à « rememorar anualmente la integración de la aldea primitiva en la ciudad griega ») ; P. Debord, « Sur quelques Zeus cariens : religion et politique », dans B. Virgilio, Studi Ellenistici XIII, Pise, 2001, 19–37 ; A. Lozano, « ¿Segregación o integración ?: Relaciones entre las ciudades griegas helenísticas de Asia Menor y las poblaciones anatólicas », Gerión 20, 2002, 205–230 (en part. 224–228) ; R. Van Bremen, « Leon » ; A. Bresson, « Les Cariens ou la mauvaise conscience du Barbare », dans G. Urso éd., Tra Oriente e Occidente. Indigeni, Greci e Romani in Asia Minore (Atti del convegno internazionale, Cividale del Friuli, settembre 2006), Pisa 2007, 209–228. Pour un tableau historique général, cf. toujours E. Will, Histoire politique du monde hellénistique (323–30 av. JC), II, Nancy, 19822. 12 Cf. A. Bresson, « Les intérêts rhodiens en Carie », 169–192. 13 IStrat. 504. 14 Cf. J. & L. Robert, Fouilles d’Amyzon en Carie, I, Paris, 1983, 244–250 et J.-L. Ferrary, Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique, de la seconde guerre de Macédoine à la guerre contre Mithridate, Rome (BEFAR 271), 1988, 150–158 & 185–186. 9
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l’époque impériale, le sanctuaire de Panamara invite à ses fêtes « les Rhodiens de Carie qui sont nos voisins ».15 Le contexte diplomatique de la révélation de Zeus Panamaros Si l’on resserre la visée sur le contexte diplomatique dans lequel Zeus Panamaros va naître dans les années 30, il semble bien que l’attitude pro-romaine indéfectible de Stratonicée en soit le ressort, sur fond de désaffection des cités grecques vis-à-vis de Rome à partir de la création de la province d’Asie.16 Pendant la guerre de Mithridate (89–85), Stratonicée fut au nombre des cités grecques qui restèrent fidèles à Rome, ce qu’elle paya d’un siège par le roi du Pont et de la destruction du temple d’Hécate. Comme l’apprend un sénatus-consulte dont nous possédons la copie épigraphique, Sylla, puis le Sénat, récompensèrent la cité en renouvelant un traité d’alliance et d’amitié avec Rome et l’asylie (ou sa confirmation) pour le temple d’Hécate, un privilège particulièrement convoité pour la souveraineté juridique qu’il apportait.17 Aussi, à partir de 81 avant notre ère, le festival des Hecatesia-Romaea coupla-t-il les honneurs envers Hécate sôteira epiphanès et envers Rhomè thea euergetis.18 Enfin, pendant les désordres de la guerre civile qui sortit des Ides de mars, la Carie tomba en 40 sous la coupe de Labienus. Le général « républicain », qui avait été envoyé chez les Parthes par les meurtriers de César, rentrait de Syrie et il chercha à s’emparer de l’Anatolie méridionale à la tête d’une force hétéroclite constituée de soldats parthes et de réfugiés des armées de Brutus et Cassius. Mais, le palmarès de villes cariennes voisines n’était pas nécessairement moins glorieux et elles firent valoir auprès de Rome des titres de noblesse équivalents, d’après Tacite : Les gens d’Aphrodisias et de Stratonicée produisirent un décret du dictateur César, pris en raison des services rendus autrefois par leur ville, et un décret récent du divin Auguste, les louant d’avoir supporté une attaque des Parthes, sans rien changer à leur fidélité envers le peuple
15 I Stratonikeia 22, ll. 8–9. Cf. J. Hatzfeld, « Inscriptions de Panamara », BCH 51, 1927, 71–78 et A. Bresson, P. Brun et E. Varingliolu, « Les inscriptions grecques et latines », dans HTC 216. 16 J.-L. Ferrary, « Rome et les cités grecques d’Asie Mineure au IIe siècle », dans A. Bresson et R. Descat éd., Les cités d’Asie Mineure, 93–106. 17 IStrat. 505. Cf. A. Heller, ‘Les bêtises des Grecs’, 65–68. 18 IStrat. 507.
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romain [. . .] La cité [. . .] de Stratonicée [défendait] le culte de Jupiter et d’Hécate (Iovis et Triviae).19
Dans les ambassades envoyées à Rome en 22, lorsque la chancellerie de Tibère vérifie les prétentions des cités de la province d’Asie à des privilèges, Stratonicée s’enorgueillit de sa pistis envers Rome, mais ne semble pas, selon la tradition historienne, s’être prévalue de droits supérieurs qu’elle aurait réclamés en arguant, par exemple, d’un soutien spécial des dieux pendant sa résistance. D’ailleurs, Dion Cassius, qui relate les événements de l’année 40 de façon un peu plus circonstanciée, écrit : Il [Labienus] assiégea longtemps Stratonicée, mais ne put en aucune façon la prendre. Labienus exigeait partout de l’argent et pillait les temples.20
Au nombre des temples pillés (τὰ ἱερὰ ἐσύλα), on doit sans doute compter celui de Lagina, mal protégé par son asylie puisque sa titulaire est qualifiée d’ἀσεβηθείση dans une inscription monumentale en l’honneur d’Auguste,21 voire celui de Zeus Karios à Panamara, asile lui aussi depuis le iie siècle avant notre ère,22 que seule l’inscription du « miracle » dit avoir été merveilleusement épargné.23 Bien que durement éprouvée, la ville ne céda pas. L’échec de Labienus n’importe pas ici. En revanche, l’événement que Dion Cassius rapporte de façon neutre – une opération militaire avec son cortège banal d’exactions –24 est présenté, par la cité, comme un événement mémoriel et identitaire. Au moment où les cités d’Asie se repositionnent par rapport au nouveau pouvoir romain, Stratonicée l’a utilisé pour se créer un nouveau patron 19 Tacite, Annales 3, 62, 2 : Aphrodisienses posthac et Strationicenses dictatoris Caesaris ob uetusta in partis merita et recens diui Augusti decretum adtulere, laudati quod Parthorum inruptionem nihil mutata in populum Romanum constantia pertulissent. [. . .] Ciuitas [. . .] Stratonicensium Iovis et Triviae religionem tueba[n]tur. Pour Mylasa, Strabon, XIV, 2, 24 et F. Canali De Rossi, « Tre epistole di magistrati romani a città d’Asia », EpAnat. 32, 2000, 172–178. 20 Dion Cassius, Histoire romaine 48, 26, 4–5. Pour le « raid de Labienus », cf. la carte de F. Delrieux & M.-Cl. Ferriès, « Euthydème, Hybréas et Mylasa : Une cité grecque de Carie dans les conflits romains de la fin du Ier siècle A.C. », REA 106, 2004, 50. 21 IStrat. 511. L’épithète pourrait également s’appliquer au sac de la guerre mithridatique. 22 IStrat. 7, ll. 5–6 (le décret en l’honneur de Léon, 166–147 avant notre ère) : ἀσυλίας ὑπαρχούσας τῶι ∆ιὶ καὶ Παναμαρεῦσιν (pour R. van Bremen, « Leon », 219–222, l’asylie serait même antérieure à la fondation de la cité) ; cf. aussi P. Debord, « Sur quelques Zeus cariens », 32. Contra L. Robert, Études anatoliennes. Recherches sur les inscriptions grecques d’Asie Mineure, Paris, 1937 [Amsterdam, 1970], 520 et A. Laumonier, Cultes indigènes, 1958, 239, suivis récemment par A. Lozano, « Festividades religiosas », 87. 23 Cf. aussi infra n. 29. 24 Cf. S. H. Rutledge, « The Roman Destruction of Sacred Sites », Historia 56, 2007, 179–195.
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divin, destiné aux plus grands honneurs. Sur le modèle bien connu des dieux protecteurs civiques et dispensateurs de conseils bénéfiques, la cité a construit et médiatisé – dans la région, mais pas à Rome même apparemment –25 l’épiphanie d’un Zeus menant le combat.26 Mais ce Zeus sauveur n’est pas l’un de ceux honorés par la cité jusqu’alors ; c’est un nouveau Zeus qui porte l’épiclèse de Panamaros. Le repositionnement de Stratonicée dans le nouvel ordre qui se dessine après les guerres civiles s’est appuyé sur un de ses sanctuaires civiques extra-urbain, celui de Panamara. Les Stratonicéens ont mené l’entreprise sous deux formes : (inter)nationale et régionale. D’abord, alors que Labienus a quitté la Carie, mais n’est pas encore supprimé, ils envoient une ambassade à Rome, nombreuse (ce qui prouve l’enjeu de la démarche), pour obtenir la confirmation des privilèges qu’ils attendaient de leur soutien sans faille à Rome.27 Les dispositions précises du δόγμα daté du 15 août 39 restent inconnues, car la copie en grec du sénatus-consulte qui fut gravée sur les murs du temple de Zeus Panamaros est dramatiquement lacunaire. Par analogie avec les dispositions prises par Sylla en 81 et dont le sénatus-consulte (gravé pour sa part sur les murs du temple d’Hécate à Lagina) est mieux conservé,28 elles devaient comporter au moins des clauses d’amitié avec Rome et de confirmation de l’asylie du « sanctuaire de Zeus qui est à Panamara ([τὸ δὲ] ἱε[ρὸν τοῦ ∆ιὸς τοῦ ἐν Παναμ]άροις) », selon la formule d’un autre sénatus-consulte des années 30, qui fait état de la récente guerre, et dans lequel la nouvelle épiclèse n’apparaît pas.29 Le deuxième outil activé par les Stratonicéens dans leur entreprise diplomatique est celui qui a provoqué cette étude et qui travaille au niveau régional. Il s’adresse à ceux qui viendront au sanctuaire (τοὺς ἀνελθόντας),30 citoyens et étrangers de tous âges, sexes, conditions et domiciles comme l’écrivent les inscriptions honorifiques,31 donc aux cités
C’est pourquoi, je ne relierai pas la « naissance » du dieu à l’influence des « nuevos señores romanos » comme A. Lozano, « La impronta indígena », 93. 26 Cf. infra n. 78. 27 G. Cousin & G. Deschamps, « Le sénatus-consulte de Panamara », BCH 11, 1887, 225–239 = RDGE n° 27, ll. 17–19. Le texte ne conserve que les noms des sénateurs témoins et des douze ambassadeurs stratonicéens (aucun citoyen romain), parmi lesquels Stratos fils de Ménippos, un orateur en qui Cicéron avait reconnu un maître. 28 RGDE n° 18 = IStrat. 505, et un nouveau fragment, M. C. Sahin, « New Inscriptions from Lagina, Stratonikeia and Panamara », EpAnat. 24, 2002, 3 n° 2. 29 RDGE n° 30 = IStrat. 12, ll. 5–9 & 15–16 (citation). 30 Par ex. IStrat. 236, l. 6. 31 Par ex. IStrat. 244, ll. 23–26 ; 205, ll. 31–32 ; 210, ll. 7–8 ; et 256, ll. 9–10. 25
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voisines que Zeus Panamaros invitait à venir participer à son euphrosynè, ses réjouissances cérémonielles.32 Ce sont eux qui pouvaient voir/lire le décret du « miracle ». Si les historiens romains ne font pas mention de cette intrusion du merveilleux, les Stratonicéens savent y renvoyer, certes selon une rhétorique attendue. Les considérants d’un décret de la fin du iie siècle de notre ère qui institue des chœurs d’enfants saluent « la providence (προνοία) des très grands dieux, ses protecteurs (τῶν προεστώτων αὐτῆς μεγίστων θεῶν), Zeus Panèmerios et Hécate », qui ont sauvé la cité de nombreux et grands dangers, « dont le sacré Sénat a reconnu par un décret les sanctuaires inviolables et pourvus du droit d’accueillir les suppliants, à cause des miracles évidents qu’ils ont accomplis dans l’intérêt de l’éternelle domination de nos seigneurs les Romains (ὑπὲρ τῆς τῶν κυρίων Ῥωμαίων αἰωνίου ἀρχῆς ἐποιήσαντο προφανεῖς ἐναργείας) ».33 À Cos aussi, où Hécate était Stratia et Soteira, l’épiphanie d’Artémis Hyakinthotrophos (peut-être lors du siège de Philippe V en 201) n’était revendiquée que localement et il n’y est pas fait allusion dans la lettre d’acceptation de la fête par Delphes.34 Faire naître Zeus Panamaros dans une épiphanie combattante glorieuse, à un moment où les intérêts de Rome elle-même sont en jeu, permettait d’anticiper la marginalisation inévitable du Zeus Karios de Panamara, devenu politiquement anachronique. Cela fondait la gloire de la cité sur un échiquier régional où elle ne pouvait plus se prévaloir d’être le siège d’un koinon ethnique, carien. Et gloire il y eut, à en juger par la magnificence des festivités qui fleurirent pour Zeus Panamaros, dans son sanctuaire et dans la cité. Le nouveau Zeus Panamaros L’inscription du « miracle », gravée sur un mur du temple de Zeus à Panamara, est un décret de la cité.35 C’est un unicum pour l’événement, puisque Tacite et Dion Cassius, réputés bien informés, n’ont laissé qu’un
32 Par ex. IStrat. 22 & 30. Cf. G. W. Bowersock, « Les Euemerioi et les confréries joyeuses », CRAI 1999, 1241–1256. Cf. aussi les listes de cités reconnaissant l’asylie d’Hécate et participant à ses fêtes, IStrat. 508. 33 IStrat. 1101, ll. 2–4 = LSAM 69 ; L. Robert, Études anatoliennes, 516–521. Héra est aussi honorée comme epiphanestatè, IStrat. 113, ll. 8–9. 34 M. Launey, Recherches sur les armées hellénistiques, II, Paris, 19872 (BEFAR 169), 899 n. 6. 35 IStrat. 10, 1–2.
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récit militaire banal, comme nous l’avons vu. On pourrait en entendre un écho dans un décret du règne d’Hadrien qui consigne un supplément d’honneur pour Zeus Panamaros lorsque sa prêtrise devint éponyme : ἐπεὶ ὁ μέγιστος καὶ ἐπιφανέστατος Ζεὺς Πανάμαρος σώζει τὴν πό[λιν διὰ παντὸς χρόνου].36 Mais, précisément parce que la rhétorique est formulaire (d’où la possibilité de restitution) et qu’elle entre dans une série qui loue dans les mêmes termes la providence d’Hécate, 37 on se gardera de trop s’y appuyer.38 Citée, mais guère prise en compte, l’inscription du « miracle » a surtout été utilisée par les savants39 à titre d’attestation parmi d’autres de deux phénomènes connus : les épiphanies salvatrices40 et les acclamations des dieux. Ce texte me semble avoir une autre portée, de nature politique : il marque une inflexion dans l’identité religieuse que Stratonicée a voulu donner d’elle-même, et c’est ce nouveau faciès de Zeus qui a porté le virage.41 La première apparition du théonyme dans l’acte de naissance du dieu n’a pas de date exacte assurée, car, en dehors de la mention calendaire (μηνὸς Θεσ[μ]οφοριῶνος ὀγδό[ῃ ἐξ εἰκάδος]), la seule indication chronologique conservée repose sur les papponyme (qui donne donc le nom) et démotique du prêtre ([τοῦ] Χαιρήμονος Κω[ρ]αέως) : certainement pas avant le retour des ambassadeurs comblés,42 probablement entre 38
36 IStrat. 15, 3–4 (« [. . .] Attendu que le très grand et très éclatant Zeus Panamaros protège la cité en tous temps [. . .] ») et 10, 2–3 (« [. . .] Attendu que, [déjà auparavant, le très grand Zeus Panamaros a accompli de nombreuses et grandes actions de façon manifeste] pour le salut de la cité depuis les temps anciens [. . .] »). 37 Par ex. IStrat. 512 (la date est incertaine, justement parce que les expressions sont formulaires, ll. 7–8 & 26–27) et supra n. 33 ; A. Laumonier, Cultes indigènes, 355. À Bargylia pour Artémis Kindyas, L. Robert, Études anatoliennes, 459–465 et W. K. Pritchett, The Greek State at War, III. Religion, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1979, 37–39. 38 Contra M. Girone, « Una particolare offerta di chiome », EpAnat. 35, 2003, 38, y lit une authentification du « miracle ». 39 Par ex. A. Laumonier, Cultes indigènes, 240 ; et récemment A. Heller, ‘Les bêtises des Grecs’, 207. 40 L. Robert, Études anatoliennes, 518, en avait signalé la fréquence en Carie à l’époque hellénistique ; cf. Pauly-Wissowa, Realencyclopädie IV (1924), « Epiphanie » (Pfister), col. 277–323. 41 Sur la notion délicate d’« identité religieuse », cf. N. Belayche, « Entrée en matière : de la démarche à un cas ‘modèle’ », dans N. Belayche et S. C. Mimouni éd., Entre lignes de partage et territoires de passage. Les identités religieuses dans les mondes grec et romain, Louvain (Collection de la REJ 47), 2009 3–14. 42 P. Roussel, « Le miracle », 93, retenait la fin de l’année 39, mais le stéphanèphore qu’il restitue l. 1 (sans doute sur la base de IStrat. 105) n’est pas celui du sénatus-consulte de 39 (RDGE n° 27, ll. 2–3).
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et la fin des années 30.43 Le lieu de l’épiphanie est connu : Panamara est un des dèmes de Stratonicée qui, avant même la fondation macédonienne de la cité, abritait sur une colline un sanctuaire de Zeus. Il se présentait comme un vaste espace clos de murs, parsemé de multiples constructions (dont un temple d’Héra) qui sont davantage attestées dans les inscriptions honorifiques d’époque impériale que dans l’état actuel de la prospection archéologique.44 C’est là qu’étaient affichés les décrets à l’époque de la domination rhodienne.45 Jusqu’aux années 40 avant notre ère, le Zeus du sanctuaire de Panamara s’appelait Karios, par exemple dans les décrets honorant un de ses prêtres, Léon, au patronyme bien local de Chrysaor.46 La date probable de ces textes – après la libération de la tutelle rhodienne (166–147) –47 n’est pas innocente, car, à ce moment de rééquilibrage géopolitique, l’activité du prêtre stratonicéen préfigure la stratégie de promotion que la cité déploiera dans les années 30 avant notre ère. Si Léon est honoré par les cités voisines de Kallipolis et Laodicée qui fréquentaient le sanctuaire pour ses nobles qualités de kalos kagathos,48 le décret du koinon des Panamaréens enregistre une démarche plus ciblée. En s’appuyant sur les archives locales et sur les privilèges dont jouissait le sanctuaire, Léon a persuadé le peuple d’embellir les cérémonies, et les dèmes (ἐπελθών τε ἐπί τινας δήμους ἔπεισε [. . .]) de rejoindre le culte. Il a ainsi promu la cause du dieu et du koinon des Panamaréens (ἔσπευδεν ὑπέρ τε τοῦ θεοῦ καί τοῦ κοινοῦ τοῦ Παναμαρέων [. . .]).49 Ce Stratonicéen éminent jouait déjà la carte de la cité aux couleurs du patron de Panamara, ce qui n’a pas échappé aux Kallipolitains qui envoient un ambassadeur auprès des Stratonicéens pour les assurer de leur philia et suggeneia. Pour
43 Un Chérémon fut prêtre à Lagina en 32/31, IStrat. 601, ll. 13–14 ; voir aussi n° 105 & 106. Cf. A. Laumonier, Cultes indigènes, 240–241. 44 Pour les constructions d’époque romaine, A. Laumonier, Cultes indigènes, 222–227 & 242–245. Pour les Heraia, A. Lozano, « Festividades religiosas ». 45 IStrat. 6. 46 IStrat. 7, ll. 24–25 (ἐν τῶι ἱερῶι τοῦ ∆ιὸς τοῦ Καρίου). Cf. aussi IStrat. 3 (des phiales offertes à Zeus [Karios] par Philippe V de Macédoine en 201), 101 (première moitié du iie siècle avant notre ère) et 47. Dans un règlement religieux dramatiquement lacunaire (IStrat. 1 = LSAM 67), ce Zeus n’a pas d’épiclèse (du moins conservée), mais cela arrive aussi à l’époque impériale, cf. par ex. IStrat. 205. 47 R. Van Bremen, « Leon », 209–210. 48 A. Bresson et al., « Les inscriptions », dans HTC n° 84 & 89. 49 IStrat. 7, ll. 7–10. Sur la question délicate de l’identification des dèmes, P. Debord, « Questions stratonicéennes », 163–167.
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l’heure, cette carte coïncidait avec une solidarité carienne exprimée dans le nom du dieu.50 À l’époque impériale, l’épiclèse Karios n’apparaît plus que sporadiquement. Une fois sorti de charge, un prêtre, fils d’un des ambassadeurs de 39, lui fait une dédicace51 et, à la fin du ier siècle, Ti. Flavius Aeneas, membre d’une autre grande famille sacerdotale locale de citoyenneté romaine, et sa femme consacrent dans le sanctuaire de Zeus désormais Panamaros « τὸν πρόαντα σύν τοῖς ἐπιφερομένοις πᾶσι (le pronaos ou le vestibule [ ?] avec toutes ses dépendances) [. . .] ∆ιὶ Καρίῳ καὶ Ἥρᾳ ».52 Dans les deux cas, Zeus Karios est devenu un sunnaos theos de Zeus Panamaros, qui l’a supplanté, mais pas remplacé.53 À l’époque hellénistique, Zeus Karios n’était pas la seule figure divine à porter l’identité carienne. Zeus Chrysaoreus, προπάτωρ μέγιστος, était établi ἐγγὺς τῆς πόλεως selon les mots de Strabon,54 et le nom reste prisé dans l’anthroponymie à l’époque romaine. Ayant gardé un sanctuaire servi par un prêtre,55 lui aussi a été distancé, mais pas éliminé.56 Sa qualité affichée de μέγιστος θεός57 sous Trajan pourrait vouloir rendre hommage à son ancestralité, mais elle n’arrive pas à cacher un rôle désormais effacé,58 étant donné que la ligue ethnique qu’il patronnait était tombée en désuétude depuis la formation de la province d’Asie et que Stratonicée a réorienté son image sur la cité, d’après l’expression symbolique qu’en donne le nouvel organigramme de son panthéon. N’ayant plus à patronner une identité ethnique, le Zeus Karios de Panamara a abandonné la primauté dans le sanctuaire à un Panamaros, une épithète peut-être carienne,59 en tout 50 R. Van Bremen, « Leon », 212–213 et A. Bresson et al., « Les inscriptions », dans HTC 216. 51 IStrat. 111 ; cf. A. Laumonier, Cultes indigènes, 243. 52 IStrat. 200, ll. 8–11. La traduction d’A. Laumonier, Cultes indigènes, 244 : « le temple (?) d’en face », est peu satisfaisante. 53 Contra P. Debord, « Questions stratonicéennes », 167 (« le changement de l’épiclèse »), ce qui, dans une conception polythéiste, revient à faire disparaître le dieu. 54 IStrat. 663, ll. 12–13 et supra n. 6. 55 IStrat. 236. 56 Pour la coexistence des deux figures divines, IStrat. 16. Contra A. Lozano, « La impronta indígena », 92–93, pour qui Zeus Panamaros est « l’heredero » de Zeus Chrysaoreus et selon laquelle il y eut « substitution » de l’un à l’autre. 57 IStrat. 663 & 667. 58 Cela devrait rendre très prudentes les appréciations sur l’évolution de la religiosité à l’époque impériale à partir de la seule rhétorique religieuse. 59 D’après H. Oppermann, Zeus Panamaros, Giessen, 1924 ; cf. aussi A. Laumonier, Cultes indigènes, 221 n. 3. Selon Pausanias VIII, 10, 4, les Cariens de Mylasa (la grande cité carienne rivale au iie siècle avant notre ère) ont un sanctuaire de Zeus « qu’ils appellent [le verbe est au présent] Osogôa dans la langue indigène ( phônè epichôria) ».
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cas épichorique devenue démotique.60 L’épithète fleurant le terroir ne suffisant pas à assoir la légitimité du nouveau venu, sa révélation allait imposer sa signature en tant que dieu. Le changement de nom, donc d’identité, du titulaire principal du sanctuaire ne dévoile pas la volonté de la cité d’occulter ou de faire disparaître son identité carienne dans un processus d’acculturation. Outre que la cité ne dédaigne pas de revendiquer sous Hadrien le titre de « métropole de Carie »,61 une première preuve est donnée par le fait que, à l’époque impériale, les Zeus de tradition indigène – Χρυσαορεύς, mais aussi Νάρασος ou Λώνδαργος – continuent d’être servis par des prêtres de la plus haute noblesse ; ainsi de M. Sempronius Clemens, un clarissime d’époque sévérienne proche de l’Empereur, devenu citoyen de Stratonicée et qui est le plus titré de tous les prêtres connus (il fut cinq fois prêtre de Zeus Panamaros).62 Ensuite, l’épithète Panamaros n’est pas grecque, comme on l’a dit. Elle est employée au iie siècle avant notre ère à Hyllarima, cité mitoyenne de Stratonicée, où une association d’éranistes a consacré le « ΓΡΟΜΕΩΣ (?) de Zeus Panamaros ».63 Ce n’est qu’à partir du iie siècle de notre ère (sous réserve des nombreuses inscriptions non datées) qu’on la trouve aussi écrite Πανημέρ(ι)ος, ce qui lui donnait une allure plus hellénique et, conséquemment, un sens : le Zeus « de chaque jour » ou « de tout le jour »,64 face à une Hécate laginéenne de tradition lunaire, donc nocturne. Enfin, l’iconographie de Zeus Panamaros sur les monnaies d’époque romaine emprunte son type aux dieux cavaliers de tradition anatolienne, à une exception L’utilisation d’épiclèses d’origine locale à l’époque romaine suffit-elle pour reconnaître une « conscience régionale », A. Bresson, « Les Cariens », 228 ? 60 A. Laumonier, Cultes indigènes, 241 n. 6. 61 IStrat. 15, l. 2 ; certes, la mention est unique, mais elle apparaît dans un décret important qui modifie l’éponymie dans la cité pour la plus grande gloire d’une famille sacerdotale entrée dans la citoyenneté romaine, cf. supra n. 36. La revendication me semble plus politique que le plaidoyer indigène que lit A. Heller, ‘Les bêtises des Grecs’, 304. 62 IStrat. 16, ll. 6–7 & 293, ll. 16–17 ; M.C. Sahin, « New Inscriptions », n° 14. Zeus Ἀρδυρεῦς reçoit une consécration civique (IStrat. 518). Cf. aussi d’autres figures divines de tradition indigène (Déméter Naryandis et Artémis Peldekeitis, IStrat. 283, fin du iie siècle) ou portant une épiclèse démotique (Artémis de Kôraza et Artémis et Apollon de Koliorga, IStrat. 283 & 298). 63 L. Robert, Études anatoliennes, 513–515. Aussi, pour A. Laumonier, Cultes indigènes, 241, est-ce « l’ancien nom du dieu indigène qui avait dû être toujours en usage dans les milieux purement indigènes ». Mais, on n’en trouve pas trace à Stratonicée ou Panamara avant le « miracle ». 64 Par ex. IStrat. 281. Les deux orthographes peuvent coexister dans un même texte, IStrat. 276, ll. 7 & 17–18.
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près,65 alors que les monnaies d’époque hellénistique montraient des types d’inspiration franchement grecque : le buste de dieu mûr, barbu et l’aigle.66 Puisqu’une herméneutique ethnico-culturelle ne s’avère pas pertinente, il faut aller chercher ailleurs les raisons de la « naissance » de ce dieu. À l’époque impériale, le titulaire principal du sanctuaire de Panamara est soit désigné sans épiclèse, soit comme Panamaros comme dans le texte du « miracle ».67 Ce décret public remerciait par l’honneur d’une statue le dieu qui avait sauvé la cité du siège de Labienus en même temps qu’il sauvait sa demeure. Il est construit selon les règles habituelles des documents publics,68 mais les considérants sont particulièrement développés puisqu’ils font le récit de la lutte entre le dieu et les assaillants et que le plus grand hommage qu’on pouvait rendre au dieu était de rapporter ses μεγάλας ἐπιφανεῖς ἐνεργείας, ses actions puissantes et salvifiques.69 Les considérants deviennent une arétalogie, appuyée par l’acclamation μεγάλῃ τῇ φωνῇ : ῾Μέγαν εἶναι ∆ία Πανάμαρον᾽, qui semble prononcée par les assaillants subjugués et convertis par la merveilleuse épiphanie.70 Avant même l’honneur octroyé de la statue, la relation de l’intervention surnaturelle et de ses 65 Un type de revers figurant un Zeus trônant de type gréco-romain, appuyé sur le sceptre dans la main gauche et tendant la patère de la main droite, BMC Caria 51 (Septime Sévère). 66 Strabon, XIV, 2, 28, fait état d’une hellénisation ancienne : les Cariens parlaient mal le grec (ils sont dits barbarophônoi), mais « [. . .] la langue carienne [. . .] est mélangée de mots grecs dans une proportion très considérable », car « à une époque où les autres peuples n’avaient encore noué aucune relation avec les Grecs [. . .], les Cariens couraient déjà toute la Grèce à la suite des armées dans lesquelles ils servaient comme mercenaires ». Cf. Cl. Brixhe, « Le grec en Carie et en Lycie au iv e siècle : des situations contrastées », dans Cl. Brixhe, La koinè grecque antique, Nancy, 1993, 59–82 et A. Bresson, « Les Cariens », 217–225. 67 IStrat. 10, ll. 13 (∆ία Πανάμαρον) & 37 (∆ιεὶ Παναμάρῳ), et 2 (restitué). 68 Ll. 1–2 (datation par le stéphanèphore et le prêtre et instances de proposition et de décision), 3–34 (considérants), 34–38 (l’honneur décidé pour le dieu, une statue sans doute). Pour l’analyse rhétorique et l’inspiration littéraire, cf. P. Roussel « Le miracle ». 69 L. 3 (restitué). Cf. le parallèle de Mylasa où Zeus Osogôa, « sauveur et bienfaiteur de la cité » donna « de nombreuses et grandioses manifestations de son action », L. Robert, Le sanctuaire de Sinuri, Paris, 1945, 44 n. 1. Cf. A. Laumonier, Cultes indigènes, 110. 70 IStrat. 10, l. 13 ; contra R. Merkelbach, « Zum Mirakel des Zeus Panamaros », ZPE 2, 1968, 39–41 et W. K. Pritchett, The Greek State at War, I, 6, qui entendent un cri de reconnaissance des Stratonicéens. Le schéma est classique, cf. Hérodote I, 87, 1–2 et la Chronique de Lindos, D 27–47 (C. Higbie, The Lindian Chronicle and the Greek Creation of their Past, Oxford, 2003, 44–45). Sur les acclamations, A. Chaniotis, « Megatheism: the search for the almighty god and the competition of cults », dans St. Mitchell et P. van
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effets religieux même sur les plus impies71 est la première glorification, puisque l’inscription était gravée sur les murs du temple au vu de tous les visiteurs et pèlerins. La théologie du nouveau dieu L’originalité du texte ne vient pas du genre littéraire des épiphanies salvatrices des dieux en contexte militaire. Après M. Launey, W. K. Pritchett en a répertorié une cinquantaine ; mais, la plupart consistent en des apparitions de figures divines déjà tutélaires conseillant ou rassurant leurs dévots, montant rarement au combat.72 Les deux parallèles les plus proches sont celui d’Athéna à Ilion, qui protégea son sanctuaire en volant au secours de Cyzique menacée par Mithridate,73 et surtout celui de la Chronique de Lindos où, en 99 avant notre ère, le peuple fit inscrire sur les murs du temple les offrandes et les epiphaneiai secourables d’Athéna quand la ville fut menacée (par les armées de Darius et celles de Démétrios Poliorcète).74 Comme on pouvait s’y attendre pour légitimer un nouveau dieu, l’intervention de Zeus Panamaros est inscrite dans une chaîne de traditions, à Stratonicée (dans les formules de l’inscription) comme dans des cités très voisines.75 Ici, pourtant, la singularité vient du fait que l’épiphanie combattante est l’occasion de glorifier une puissance supérieure nouvellement « venue », et pas d’illustrer une divinité déjà honorée localement. La révélation de Zeus Nuffelen éd., One God. Studies in pagan monotheism and related religious ideas in the Roman Empire, Cambridge (à paraître). 71 Cf. supra n. 20 & 21 pour le pillage des temples. 72 M. Launey, Les armées hellénistiques, II, 897–901 et W. K. Pritchett, The Greek State at War, II, 11–46 (le catalogue est repris par G. Wheeler, « Battlefield Epiphanies in Ancient Greece: A Survey », Digressus 4, 2004, 1–14). 73 Plutarque, Lucullus 10,4. 74 Voir désormais C. Higbie, The Lindian Chronicle, 42–49 (et pour l’interprétation historique du texte A. Bresson, « Relire la Chronique de Lindos », Topoi 14, 2006, 527–551, en part. 531–540). Il était courant que les sanctuaires fassent inscrire les interventions miraculeuses du dieu, cf. au Sarapieion A de Délos (L. Bricault, Recueil des inscriptions concernant les cultes isiaques [RICIS], I, Paris, 2005, n° 202/0101) et les iamata dans les Asclepieia (E. J. & L. Edelstein, Asclepius. Collection and interpretation of the testimonies, Baltimore-Londres, 1945[1998]). Au temple d’Apollon Lairbènos et dans les sanctuaires ruraux de Lydie et Phrygie, les dieux eux-mêmes réclament l’inscription de leur dynamis (G. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, Bonn [Epigraphica Anatolica 22], 1994). 75 IStrat. 10, ll. 2–3 : « Attendu que, [déjà auparavant (καὶ πρότερον), le très grand Zeus Panamaros a accompli de nombreuses et grandes actions de façon manifeste] pour le salut de la cité depuis les temps anciens (ἐκ παλαιῶν χρόνων) [ . . .] » . Supra n. 69 pour Mylasa.
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Panamaros permet d’installer la nouvelle forme du dieu dans un lien structurel avec la cité, puisque l’épiclèse est épichorique, sans restreindre son envergure à un champ civique étroit, du fait du contexte historique de sa révélation. Aussi, dans la construction du texte, le dieu apparaît-il d’abord dans son ontologie, son essence de dieu : il est megistos et epiphanès, doué d’energeia.76 Il est une instance extérieure au monde phénoménal, sensible et visible, mais qui s’y manifeste par une puissance, en action. Il est ensuite décrit dans une théologie pratique déclinée à travers les formes de manifestation de ses puissances, ses moyens d’action : il s’y révèle comme dieu atmosphérique, poliade et sauveur. La résistance aux ennemis (πολεμίοι), identifiables seulement par la mention de leur quartier-général que Labienus avait établi à Pisyé,77 est racontée comme un combat du dieu assisté des Stratonicéens,78 même si Zeus Panamaros ne descend pas anthropomorphiquement sur le champ de bataille, comme Athéna à Ilion ou Asclépios volant au secours des Lacédémoniens σὺν ὅπλοισιν λαμπόμενος χρυσέοις.79 Les combats sont rapportés avec un luxe de détails parfaitement véridiques : informations militaires (logistiques et stratégiques) qui concordent avec ce que nous savons de la poliorcétique antique, informations topographiques conformes à l’environnement montagneux des « hautes terres de Carie » et à la disposition du sanctuaire.80 Le « reportage » de correspondant de guerre81 est la caution de la véracité des interventions du dieu. Ces dernières sont la traduction concrète d’une nature affranchie des limites du réel en termes de temps et d’espace, ainsi que des autres règles du monde physique, ce qui pose sa dimension surnaturelle.82 Celui qui se révèle – c’est-à-dire dont on entend définir l’identité – est d’abord un Zeus à la grecque, d’envergure atmosphérique – a god of the bright
IStrat. 10, ll. 2–3. IStrat. 10, l. 23. Cf. P. Brun, « Les sites », dans HTC 26. 78 IStrat. 10, ll. 4 (ἠγωνισμένου καὶ πεφηνάντος τοῦ θεοῦ τοῖς πολεμίοις) et 10 (τοὺς μετὰ τοῦ θεοῦ μαχομένους). 79 Respectivement supra n. 73 et A. Kolde, « Les épiclèses d’Asclépios dans l’inscription d’Isyllos d’Épidaure », dans N. Belayche, P. Brulé et al., Nommer les dieux, 553, ll. 63–64 ; pour Isis à Rhodes, Appien, Bellum Mithridaticum 27. Cf. M. Launey, Les armées hellénistiques, II, 901. 80 Respectivement IStrat. 10, ll. 6–7 et 22–24, 26 & 28–30. Cf. P. Debord, « Présentation géographique », dans HTC, 11–19. 81 Pour les références à Polybe, P. Roussel, « Le miracle », 90. 82 Elle fait respecter par la même occasion les règles de pureté du sanctuaire, cf. l’interdit sur les armes, IStrat. 2 = LSAM 68. 76 77
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sky selon la typologie de A. B. Cook.83 Il se manifeste donc à travers des signes attendus : foudre (« dans la lumière, il lança contre eux une grande flamme »), tonnerre et éclairs (« [une grande tempête se leva : des coups de tonnerre ininterrompus éclatèrent] et des éclairs s’abattirent de tous côtés »), atmosphère obscurcie par un brouillard qui sauve les Stratonicéens et débande les assaillants.84 Tout en utilisant des signes prodigieux habituels, le contexte n’est ni ordalique ni divinatoire, même si le dieu manifeste sa providence en communiquant à ses protégés des ordres tactiques salutaires.85 Sa merveilleuse protection coupe toute échappatoire aux ennemis, alors que les Stratonicéens traversent les traits sains et saufs.86 Le récit des manifestations des puissances du dieu dessine aussi le portrait d’un Zeus poliade, à la mesure d’une grande cité. Sa protection passe par une relation privilégiée exprimée dans des oracles et par une présence ininterrompue, défiant les lois de la physique : [. . .] οἵ τε λύχνοι τοῦ θεοῦ καιόμενοι εὑρέθησαν καὶ διέμειναν μέχρι τῆς πολιορκίας.87
Ainsi se développe un discours identitaire, qui décrit dans une rhétorique d’opposition le dieu et ceux qui le suivent / nous, et les ennemis / eux, autant dans la construction d’ensemble du récit que dans les épisodes successifs du combat. On glisse ainsi du cri de guerre (ἀλαλαγμός) vers un combat mythique dans lequel des assistants divins interviennent (les chiens d’Hécate probablement) et des puissances de vengeance comme les Erinyes.88 Le passage sent sa référence littéraire aux Bacchantes ou à des impies plongés dans la mania, la démence.89
A. B. Cook, Zeus, I, Cambridge, 1914. I.Strat. 10, ll. 7, 12, 9–10 & 14–15. Cf. Chr. Blinkenberg, The thunderweapon under religion and folklore, Cambridge, 1911 et R. Piettre, Le corps des dieux dans les épiphanies divines en Grèce ancienne, Paris, 1996 (EPHE, thèse dactylographiée), 443–445. Dans un autre contexte religieux, Ex. 10, 21–23 (« Les Égyptiens ne se purent apercevoir l’un l’autre [. . .], tandis que les enfants d’Israël avaient de la lumière [. . .] »). 85 IStrat. 10, ll. 18–20. 86 IStrat. 10, ll. 21–22. 87 IStrat. 10, l. 27. 88 Respectivement IStrat. 10, ll. 24, 25 & 17. 89 A. Laumonier, Cultes indigènes, 535 (une « dendrophorie délirante » à Hylai) et P. Roussel, « Le miracle », 109–111. 83 84
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Ce dossier me semble exemplaire de la façon dont la représentation des dieux des cités est une construction éminemment historique et dont les ordres de préséance dans leurs panthéons sont perpétuellement recomposés derrière l’image affichée de la tradition. La « société des dieux » (pour parler comme J.-P. Vernant) n’est pas une société bloquée ; elle est dynamique et les ressorts de ses évolutions ne sont pas religieux. La naissance, puis la mise en avant, de Zeus Panamaros ne fut pas une façon de ravaler l’Hécate de Lagina au second rang. Dès le iie siècle avant notre ère, le culte de Lagina est lié à celui de la thea Rhomè et, à l’époque impériale, les plus grands prêtres de Zeus, ou les femmes de leurs familles, furent également prêtres et prêtresses d’Hécate. La déesse n’est pas dégradée lorsque les Stratonicéens inscrivent la providence de leur nouvelle grande puissance : elle demeure ἐπιφανεστάτη et μεγίστη θεά.90 Lorsque Zeus et Hécate sont mentionnés ensemble, les événements de 81 et de 39 fonctionnent en doublet, avec des formules classiques et générales d’épiphanie.91 Si Hécate n’a pas eu en 81 son décret de « miracle », c’est que le texte de 39 avait une fonction spécifique : légitimer le nouveau Zeus Panamaros, d’où la rédaction, quasi-unique, d’un récit merveilleux circonstancié. S’il est vrai que Hécate est toujours citée après Zeus sauf dans son sanctuaire à Lagina, c’est plus certainement suivant un schéma masculin/féminin qui demanderait une autre recherche. Pour en rester au Panamaréen, le choix qui l’a porté à l’existence dans les années 30 combinait plusieurs atouts. En tant que Zeus, il couvrait un champ olympien panhellénique, conforme à une représentation mythologique classique, puisque le sanctuaire de Panamara abritait un Heraion, miraculeusement protégé lui aussi lors du siège. Être Panamaros lui assurait une identité non grecque – puisque le terme ne l’est pas –, sans l’attacher trop strictement à une identité ethnique carienne qui n’avait plus de poids politique, tout en soulignant son lien privilégié avec la cité de Stratonicée dont Panamara est un des dèmes. Enfin, le faire apparaître dans une épiphanie glorieuse à un moment-clé de l’histoire de l’imperium romain lui conférait une stature qui le haussait au dessus
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IStrat. 505, l. 59 et 513 (milieu du IIIe siècle). L. Robert, Études anatoliennes, 516–523.
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de l’écume des péripéties locales. En protégeant la cité, il avait aussi contribué au salut de Rome. I STRAT. 10 : traduction92 « 1–2 : [Pendant qu’Artémidoros, fils d’Artémidoros, petit-fils d’Apollonios, était stéphanèphore], le 28 du mois de Thesmophorion ; [il a plu à la boulè et au peuple des Stratonicéens : un tel a dit, alors qu’était prêtre Chérémon fils d’Hécataios], petit-fils de Chérémon, du dème de Kôraios : 2–5 : Attendu que, [déjà auparavant, le très grand Zeus Panamaros a accompli de nombreuses et grandes actions de façon manifeste] pour le salut de la cité depuis les temps anciens [. . .], encore plus aujourd’hui, [le dieu], qui a combattu et qui s’est manifesté [contre les ennemis, a sauvé le sanctuaire des dangers et de la situation qui le menaçait]. 5–8 : Car, de nombreux cavaliers et fantassins firent irruption [sur le territoire avec beaucoup d’engins, de matériel balistique, d’échelles] et d’autres fournitures préparées pour la guerre ; [une part non négligeable d’entre eux se dirigeant au milieu de la nuit vers le sanctuaire, le dieu], dans la lumière, lança contre eux une grande flamme, si bien que [. . .] ils furent forcés de fuir rapidement, beaucoup [d’engins ayant été incendiés . . .], 9–18 : Au point du jour, alors que [les ennemis] avaient osé s’avancer vers [le territoire (du sanctuaire) avec une grande force bien équipée, il arriva qu’ils furent pris au milieu] d’un brouillard si épais que ceux qui combattaient avec le dieu [leur échappèrent . . .], par ailleurs, autour de la partie du territoire (du sanctuaire) à laquelle [ils avaient entrepris] de s’attaquer, [une grande tempête se leva : des coups de tonnerre ininterrompus éclatèrent] et des éclairs s’abattirent de tous côtés ; ? [. . . et immédiatement il y eut une foule] de déserteurs qui criaient grâce, et aussi ceux qui criaient à haute voix : Grand est Zeus Panamaros ; [d’autres encore ordonnaient] de n’accorder [aucune] grâce à leurs déserteurs ; et finalement, tous (les ennemis) se blessaient les uns les autres et s’entretuaient, [ parce qu’ils ne se reconnaissaient plus et qu’ils perdaient leurs esprits]. Certains, sautant hors du brouillard comme ils l’auraient fait d’un torrent, [et . . .] ils étaient blessés ceux qui étaient vus s’éloigner du sanctuaire et de nombreux cadavres [se trouvaient abandonnés autour du territoire (du sanctuaire) ; beaucoup] encore se dispersaient
92 Le texte utilisé est celui de IStrat 10. À ma connaissance, il n’existe pas de traduction de l’inscription, P. Roussel (« Le miracle ») faisant seulement une paraphrase. Étant donné l’importance des restitutions, elles sont écrites en italiques.
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vers les collines alentour comme s’ils étaient pris de folie et [ poursuivis] par quelques Érinyes. 18–22 : [Mais, nous, il nous a tous conservés], le dieu, sains et saufs et il nous a souvent exhortés par l’intermédiaire de ses interprètes ; [en nous ordonnant de garder avec ardeur] le territoire (du sanctuaire) et en interdisant de renvoyer les femmes et les enfants vers la ville, [cela s’avéra utile et il disposa le peuple] au courage en le gardand du danger. Beaucoup de traits étaient lancés, et ces traits étaient jugés [sans effet, en tombant de côté et d’autre ; en revanche, pour ceux des nôtres] qui se lançaient dans les attaques, aucun n’avait de blessure grave, trente [recevaient des blessures superficielles] et tous étaient sauvés. 22–27 : Mais, le renfort étant apparu aux yeux des ennemis, ils rassemblent [une force encore plus nombreuse à partir de leur camp] qui était établi à Pisyè et, les ordres une fois donnés, ils s’élancent derechef vers le temple [. . .], encerclant le territoire (du sanctuaire) dont ils font le siège ; alors, un cri de guerre leur répondit comme si du secours [sortait de la ville, bien que] rien ne fût visible, et des chiens se mirent à aboyer en nombre, comme s’ils s’attaquaient aux assaillants [. . . et] tous ceux qui donnaient l’assaut à l’Heraion d’un seul coup furent précipités en bas, si bien que leurs enseignes [et toutes leurs échelles furent abandonnées] ; et on trouva les lampes du dieu allumées et elles le restèrent pendant tout le siège. 28–34 : [À la fin, tous les ennemis], mis en déroute par cette punition qui s’est produite au grand jour, ayant jeté pareillement leurs armes, de nouveau ils prirent dans la fuite [dans le désordre] et ne trouvant pas le chemin [de repli vers le camp] et ne voyant pas [d’endroit sûr vers où se diriger, s’étant élancés] vers les montagnes environnantes [par des chemins non frayés, difficilement] ils avançaient. S’emparant d’une colline [rocheuse et très élevée], une confusion s’en suivit ? [. . .] par le commandant de la région [. . .] et s’élançant contre lui ? [. . .] beaucoup dans la fuite [. . .] quelques uns jetant le reste de leurs armes s’enfuyaient [. . .] la puissance [. . .] des dangers 34–38 : ? [. . .] de la base de marbre blanc dans le [temple ? . . .] à Zeus Panamaros [. . .] le revenu et la copie du décret [. . .] ». Bibliographie Belayche, Nicole, Brulé, Pierre, et al., éd., Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité, Turnhout : Rennes, 2005.
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Mentalités
ENTRE CONSTRUCTION LITURGIQUE ET POLÉMIQUE ANTI-JUIVE: LA COLLECTION DE BÉNÉDICTIONS D’ORIGINE JUIVE DES CONSTITUTIONS APOSTOLIQUES Pierluigi Lanfranchi Université d’Utrecht Un des problèmes majeurs qui se posent lorsque l’on étudie la liturgie juive des premiers siècles de notre ère, est l’absence pour cette époque de textes liturgiques fixés et standardisés, les premiers livres de prière (siddurim) ayant été mis par écrit seulement au ixe et xe siècle par les geonim babyloniens. Le risque est donc fort d’attribuer à la diaspora de l’époque romaine des coutumes et des rites qui appartiennent à une époque postérieure et à un milieu géographique et culturel différent.1 Malgré cette difficulté, les savants ont essayé de reconstituer l’essentiel du service qui avait lieu dans les synagogues pendant les premiers siècles de notre ère en se basant sur les données de la Mishna et du Talmud.2 Les reconstitutions du service synagogal se réfèrent à la situation des communautés de Palestine et de Babylonie qui utilisaient l’hébreu comme langue de la liturgie. Mais le cadre est ultérieurement compliqué par l’existence des communautés de la diaspora hellénophone qui étaient probablement plus ouvertes aux influences extérieures que celles de Palestine et de Babylone, comme le montrent certaines inscriptions contenant des formules liturgiques. Que se passait-il dans les communautés de la diaspora méditerranéenne, qui jusqu’à une époque assez tardive ont utilisé le grec comme langue de la liturgie synagogale ? Dans cette partie du monde juif non seulement on lisait en grec la Torah et
Sur ce problème voir S. Reif, Judaism and Hebrew Prayer, Cambridge 1993. Ces sources reflètent de situations très variées et une attitude plutôt pluraliste de la part des sages au sujet de la récitation des prières, de leur formulation et de leur importance théologique. D’après Heinemann, la tendance plus populaire et libre des écoles talmudiques palestiniennes en matière de liturgie s’opposait à l’attitude plus élitiste et normative des écoles babyloniennes (cf. J. Heinemann, Prayer in the Talmud, Berlin, 1977, 285–287). 1 2
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les Prophètes, mais aussi on récitait en grec les prières.3 La récitation du Shema et de la Amidah en grec était d’ailleurs admise par les sages de la Mishna, qui évidement sanctionnaient une pratique existante (Mishna Sota VII 1 : « Celles-ci sont les choses qui peuvent être dites en toutes les langues : . . . la récitation du Shema et de la Tefillah » ; cf. aussi Tosefta Sota 7,7). Le Talmud de Jérusalem mentionne la lecture du Shema en grec à Césarée à la moitié du ive siècle (Sota 21b : « R. Levi bar Chaita (ca. 350) vint à Césarée et entendit qu’on y récitait le Shema en grec. Il voulait l’empêcher, mais R. José en fut contrarié et dit : ‘Si on ne sait pas le réciter en hébreu, serait-il mieux de ne pas le réciter du tout ? Non, le précepte sera accompli dans toutes les langues qu’on peut comprendre’ . . . De même il est permis d’employer toutes les langues qu’on peut comprendre pour réciter la Amidah pour qu’on sache ce qu’on demande, et aussi pour dire la bénédiction d’action de grâce après les repas pour qu’on sache à qui elle est adressée »). D’après Mishna Sota VII 2 seule la dernière bénédiction, la qedushat cohanim ne pouvait être récitée qu’en hébreu. A la différence des traditions liturgiques orales palestiniennes dont on a des traces dans les fragments de la Genizah du Caire et des traditions babyloniennes, reprises en partie dans les siddurim postérieures, les textes de la liturgie synagogale en grec ont totalement disparu. Néanmoins des traces de cette liturgie ont pu être repérées dans les recueils liturgiques chrétiens, qui ont repris, transformé et adapté de précédents recueils judéo-grecs. Une collection de prières en grec d’origine juive a été transmise dans les Constitutions Apostoliques (en abrégé, CA). Pour analyser la nature et la forme originelle de ces prières, il est d’abord nécessaire d’étudier non seulement l’histoire de leur transmission, mais aussi le contexte dans lequel ces bénédictions ont été adaptées et intégrées dans la liturgie chrétienne. C’est justement ce deuxième aspect que je me propose d’aborder dans cet article. Une collection de bénédictions judéo-grecques dans les CONSTITUTIONS APOSTOLIQUES Les Constitutions Apostoliques sont un ouvrage chrétien écrit à Antioche à la fin du ive siècle sous la forme d’une vaste compilation pseudé3 Cf. V. Colorni, « L’uso del greco nella liturgia del giudaismo ellenistico e la novella 146 di Giustiniano », Annali di storia del diritto 8, 1964, 19–80.
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pigraphique en huit livres de sources remaniées qui portent sur les institutions de l’Eglise.4 Les six premiers livres suivent la Didascalie, une partie du septième est basée sur la Didachè et le huitième incorpore un ensemble de textes connus sous le nom de Tradition Apostolique. Outres ces trois sources principales, le compilateur a utilisé une série d’autres sources pas toujours faciles à identifier.5 Le premier savant qui a établi le caractère juif de certaines prières des Constitutions Apostoliques fut le rabbin américain d’origine allemande Kaufmann Kohler (1843–1923). En 1893 il publia un article dans lequel il posait pour la première fois la question du caractère juif de deux prières contenues dans les Constitutions Apostoliques (CA VII, 35 et VIII, 12). Dans des travaux postérieurs, Kohler a repéré des éléments juifs dans d’autres prières des mêmes livres des Constitutions Apostoliques et avancé l’hypothèse que les prières du livre VII étaient une forme ancienne des bénédictions de la Amidah. Sans connaître les études de Kohler, en 1915 le savant protestant Wilhelm Bousset publia une longue étude qui rejoignait les conclusions de Kohler et étendait le corpus des prières qui devaient être considérées comme d’origine juive. Erwin Goodenough, dans son ouvrage célèbre By Light, Light,6 reprenait les conclusions de Bousset pour corroborer la thèse centrale de son livre, à savoir qu’à l’époque grecque et romaine il y avait un courant du judaïsme fortement hellénisé et mystique, dont les prières découvertes par Bousset étaient un témoignage éloquent. Entre-temps, l’origine juive des prières des CA fut acceptée, à quelques exceptions près, par la quasi totalité des savants experts en liturgie juive et chrétienne (entre autres Baumstark, Lietzmann, Werner, Bouyer, Heinemann). Finalement le dossier a été repris par un savant américain, David Fiensy, dans une étude très approfondie des prières des livres VII et VIII des CA.7 Tout d’abord Fiensy observe que le nombre de prières considérées comme juives varie considérablement selon les différents 4 L’édition de référence des Constitutions Apostoliques est celle de M. Metzger dans la collection des Sources Chrétiennes, vol. 320, 329, 336. La traduction des citations des CA sont empruntés à l’édition de Metzger, sauf celle des prières d’origine juive qui est de la main de l’auteur. Sur les CA, outre l’introduction de Metzger à son édition, voir E. M. Synek, „Dieses Gesetz ist gut, heilig, es zwingt nicht . . .“. Zum Gesetzesbegriff der Apostolischen Konstitutionen, Wien, 1997. 5 Sur les sources des CA voir B. Steimer, Vertex traditionis : die Gattung der altchristlichen Kirchenordnungen, Berlin, New York, 1992, 117–122. 6 E. Goodenough, By Light, Light, New Haven, 1935. 7 D. A. Fiensy, Prayers Alleged To Be Jewish. An Examination of the Constitutiones Apostolorum, Chico (CA), 1985.
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savants. Kohler en compte sept (VII, 26, 3 ; 33 ; 34 ; 35 ; 36 ; 37 ; 38), Bousset dix-sept (VII, 33–38 ; 39, 2–4 ; VII, 5, 1–4 ; 6, 5 ; 8, 9 ss. ; 12, 6–27 ; 15, 7–9 ; 37, 1–4 ; 37, 5–7 ; 38, 4 s. ; 39, 3 s. ; 41, 4 s.), Goodenough vingt (VII, 26, 1–3 ; 33–38 ; 39, 2–4 ; VII, 5, 1–4 ; 6, 5 ; 8, 9 ss. ; 12, 6–27 ; 15, 7–9 ; 16, 3 ; 37, 1–4 ; 37, 5–7 ; 38, 4 s. ; 39, 3 s. ; 40, 2–4 ; 41, 4 s.). Fiensy accepte la liste de Kohler à laquelle il enlève la prière de CA VII, 26, 3. D’après Fiensy nous pouvons établir une origine juive certaine seulement pour six prières, à savoir CA VII, 33–38. Cela n’exclut pas que d’autres prières des livres VII et VIII des Constitutions Apostoliques contiennent des éléments sporadiques et isolés qui dérivent de la liturgie juive. Mais seules les prières de CA VII, 33–38, par leur séquence et leur ordre interne, forment un ensemble homogène, une collection qui présente des fortes ressemblances avec la Amidah de la liturgie synagogale du sabbat. La Amidah est la prière de base de la liturgie, connue aussi sous le nom de Tefillah et Shemoneh esre, littéralement « les dix-huit (bénédictions) », même si les bénédictions sont dix-neuf dans la tradition babylonienne. Pendant la période talmudique elle était récitée dans sa forme complète le matin et l’après-midi, mais les Sages discutaient du caractère obligatoire de la récitation de cette prière le soir. Bien que le Talmud attribue à Rabban Gamaliel (fin du ier siècle de notre ère) la fixation du nombre, du contenu et de l’ordre des bénédictions, la Amidah, pendant toute l’Antiquité tardive, n’avait pas encore une structure et une formulation fixes.8 Il est probable que les trois premières et les trois dernières des dix-huit bénédictions, étaient moins floues que les autres, qui contenaient des requêtes à Dieu. C’étaient justement les trois premières et les trois dernières bénédictions qu’on récitait le sabbat et les jours de fête et de jeûne, accompagnées par une bénédiction centrale liée à la nature spéciale de l’occasion. La bénédiction centrale de la Amidah du sabbat était la quedusha ha yom, la sanctification du jour.9 Voici une liste des prières du livre VII des Constitutions Apostoliques avec les prières correspondantes de la Amidah du sabbat :
8 Pour le status quaestionis sur les « dix-huit bénédictions » voir l’important article de L. Vana, « La birkat ha-minim est-elle une prière contre les judéo-chrétiens ? », in Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition (éds. N. Belayche et C. Mimouni, Turnhout 2003), 201–241. 9 Cf. S. Reif, « Early History of Jewish Worship », in The Making of Jewish and Christian Worship (éds. P. F. Bradshaw et L. A. Hoffman, Notre Dame, London, 1991), 110–116.
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VII, 33 = 1ère bénédiction « pères » (avoth) VII, 34 = 2ème bénédiction « puissances » (gevuroth) VII, 35 = quedusha ; 3ème bénédiction « sanctification du nom » (qedushat ha-shem) VII, 36 = 4ème bénédiction « sanctification du jour » (qedushat ha-yom) VII, 37 = 5ème bénédiction « service » (avodah) VII, 38 = 6ème bénédiction « remerciement » (hoda’ah) Comme on remarquera, la septième et dernière bénédiction, la birkhat cohanim (dix-neuvième des shemone esre) est absente du recueil des CA. Pourquoi ? Peut-être parce que cette prière était la seule qui devait être prononcée en hébreu d’après ce qu’on lit dans le passage de la Mishna que j’ai cité plus haut (Mishna Sota VII 2 ; cf. BT Sota 38a ; JT Sota 13a ; Tosefta Sota 7,7) et donc n’était pas présente dans la source juive du compilateur des CA.10 Bien que d’origine juive, les prières du livre VII des Constitutions Apostoliques sont, dans leur état actuel, des prières chrétiennes à part entière. Le compilateur chrétien qui les a incluses dans son ouvrage et intégrées dans la liturgie de son église, se proposait d’offrir aux membres de sa communauté des prières chrétiennes à tous les effets. Donc les éléments de la source originelle doivent être analysés sans jamais oublier la nature du texte qui a transmis et adapté ces prières ni le contexte liturgique dans lequel elles étaient récitées. Le contexte liturgique des bénédictions d’origine juive La collection des bénédictions d’origine juive se trouve dans le livre VII, 33–38 des CA. Elle est précédée par la transcription, presque intégrale, de la Didachè, un document chrétien très ancien d’origine syrienne. Après un enseignement sur les deux voies (chapitres 1–19), le texte des CA, en suivant la Didachè, présente une section liturgique traitant du baptême, du jeûne, de l’eucharistie et de la prière (chapitres 22–30). Cette section contient trois prières : 1) le Notre-Père ; 2) une prière pour l’eucharistie ; 3) une bénédiction après la communion. Les prières 2 et 3 ont été profondément remaniées par rapport à leur forme dans la Didachè. L’occasion de la liturgie eucharistique est le dimanche, comme on lit au chapitre 30 : « Le jour de la résurrection du Seigneur, c’est10
Fiensy, Prayers Alleged To Be Jewish, 130.
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à-dire le dimanche, réunissez-vous assidûment, rendez grâces à Dieu et proclamez les bienfaits qu’il vous a accordés par le Christ, en vous délivrant de l’ignorance, de l’erreur, des liens ». Ensuite nous trouvons des consignes sur la hiérarchie de l’Eglise (chapitre 31) et des propos sur l’eschatologie (chapitre 32). Ici les citations de la Didachè se terminent et le compilateur insère nos bénédictions d’origine juive, sans indiquer l’occasion liturgique pour laquelle elles sont conçues. Les prières sont introduites par les mots suivants : « Jugés dignes de si grands bienfaits de la part de Dieu, prions-le et invoquons-le dans une supplication ininterrompue, en disant. . . » etc. (VII, 33, 1). Qu’il s’agisse d’une nouvelle section, indépendante de ce qui précède, résulte clairement aussi du passage de la deuxième personne du pluriel de l’impératif utilisée dans les citations de la Didachè, à la première personne du pluriel typique de ces bénédicitons. La prière est « continue » car, tout en étant formée par six bénédictions différentes, elle doit être récitée du début à la fin. Ce n’est qu’à la fin de la sixième bénédiction qu’on trouve le mot « amen ». Dans la liturgie juive, on répète « amen » à la fin de chaque bénédiction de la Amidah, mais dans le Seder Amram on le trouve seulement à la fin de la dernière bénédiction. Ici l’ensemble des six bénédictions est désigné comme δέησις, c’est-à-dire supplication, invocation. En réalité, une seule bénédiction peut être appelée à juste tire « supplication », à savoir la cinquième bénédiction (VII, 37,1), où par ailleurs nous trouvons la seule occurrence du mot dans nos bénédictions : « Seigneur Dieu, accueille les supplications (δεήσεις) des lèvres de ton peuple sorti des nations, de ceux qui t’invoquent en vérité, comme tu as accepté les dons des justes à leur époque ».11 Cette requête est très proche de celle de la version babylonienne de la bénédiction avodah de la Amidah : « A ccepte, Seigneur notre Dieu, Ton peuple Israël et leurs prières ». A la fin des prières le compilateur incite les fidèles à les apprendre par cœur (ταῦτα μελετᾶτε, ἀδελφοί). Metzger traduit « méditez cela, frères », mais dans ce contexte il me semble préférable de traduire le verbe μελετάω, qui signifie aussi « pratiquer », par « apprendre par cœur » comme chez Jean Chrysostome (par exemple Homélies sur Matthieu, 5,1, 7,72B). Au chapitre 39, le compilateur désigne, peut-être plus correctement, les six bénédictions comme des εὐχαριστίαι, actions de grâce : « Comment
11 Le mot δέησις figure ailleurs dans les CA : II, 26, 2 (où le compilateur distingue entre δεήσεις et εὐχαριστίαι) ; II, 39, 6 ; III, 1, 5 ; III, 7, 5 et 6 ; VII, 47, 3 ; VIII, 6, 5 ; VIII, 10, 5 ; VIII, 18, 2.
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doivent vivre ceux qui ont reçu l’initiation chrétienne, quelles actions de grâce ils doivent adresser à Dieu par le Christ, cela vient d’être dit ». Là non plus aucune indication sur le contexte liturgique précis dans lequel on devait réciter ces bénédictions n’est donnée. Nous ignorons donc le contexte liturgique dans lequel les six bénédictions du livre VII, 33–38 des CA étaient récitées. Le calendrier liturgique hebdomadaire des CA prévoyait deux jours où devaient se tenir des assemblées de prière, le sabbat et le dimanche : « Surtout le jour du sabbat et le jour de la résurrection du Seigneur, le dimanche, mettez encore plus de zèle à vous réunir, pour adresser votre louange à Dieu qui a créé toutes choses par Jésus » (II, 59, 3). La quatrième prière de la collection des bénédictions d’origine juive (VII, 36) est centrée autour du sabbat, que le texte désigne comme « le repos après la création, l’achèvement du monde, l’étude des lois, la louange pleine de reconnaissance envers Dieu pour les dons qu’il a accordés aux hommes ». Toutes ces idées se trouvent dans la qedushat ha yom, la bénédiction centrale de la Amidah du sabbat et des jours de fête. Mais le compilateur des Constitutions Apostoliques a ajouté une partie sur le dimanche, pour affirmer la supériorité du jour du Seigneur sur le sabbat : « Or, tous ces bienfaits, le dimanche les surpasse, mettant en évidence le médiateur lui-même, le pourvoyeur, le législateur, la cause de la résurrection, le premier-né de toute la création, le Dieu Verbe et homme enfanté uniquement par Marie sans l’entremise d’un homme, celui qui a vécu saintement, qui a été crucifié sous Ponce-Pilate, est mort et est ressuscité des morts, dans la mesure où le dimanche exhorte à t’adresser, Seigneur, le sacrifice d’action de grâce pour tout. Car c’est cette grâce que tu nous as offerte qui a offusqué par sa grandeur tout autre bénéfice ». L’introduction du sabbat comme jour de rassemblement est une nouveauté des CA par rapport à leurs trois sources principales (Didascalie, Didachè et Tradition Apostolique), qui n’attribuent aucun caractère liturgique au septième jour. L’observance du sabbat, qui avait été maintenue au début par les chrétiens d’origine juive, avait commencé à décliner parmi les chrétiens dès la fin du ier siècle de notre ère. Mais certaines communautés orientales avaient continué à considérer le sabbat comme un jour liturgique. Les sources principales qui témoignent de l’observance du sabbat de la part de communautés chrétiennes sont : Epiphane, De fide 24,7 ; Socrates, Histoire Ecclésiastique 5,22 ; Sozomène, Histoire Ecclésiastique 5,22 et 7,19. À plusieurs reprises le compilateur répète que le samedi est un jour liturgique, pendant lequel on ne travaille pas
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(CA VIII, 33, 2 : « Les serviteurs travailleront cinq jours, mais le sabbat et le dimanche ils fréquenteront l’Eglise pour l’enseignement de la foi ; le sabbat a sa justification dans la création, avons-nous dit, et le dimanche dans la résurrection »). Cela est en pleine opposition à ce qu’avait établi le concile de Laodicée deux décennies avant la rédaction des CA : « Il ne faut pas que les chrétiens judaïsent et chôment le jour du sabbat » (canon 29 : ὅτι οὐ δεῖ Χριστιανοὺς ἰουδαΐζειν καὶ ἐν σαββάτῳ σχολάζειν). Même si le compilateur associe souvent le dimanche et le samedi, la liturgie de ce jour n’est jamais décrite. Au contraire, les CA nous ont laissé plusieurs descriptions détaillées de la liturgie du dimanche. Doit-on penser que le compilateur des CA ne décrit pas la liturgie du samedi, car elle était identique à celle du dimanche ? Cela est probable. D’après d’autres sources nous savons que pour certaines églises orientales le sabbat était un jour liturgique à l’occasion duquel on pouvait célébrer l’eucharistie.12 Compte tenu de ces témoignages et de l’emplacement de notre collection de bénédictions à l’intérieur du livre VII, nous pouvons supposer que ces six bénédictions étaient récitées par une communauté chrétienne 12 Cf. les sources rassemblées par W. Rordorf, Sabbat und Sonntag in der alten Kirche, Zürich, 1972. Le dossier se base sur les sources suivantes : Epiphane, Panarion, vol. 37, p. 525, 24 (GCS) : ἔν τισι δὲ τόποις καὶ ἐν τοῖς σάββασι συνάξεις ἐπιτελοῦσι, οὐ πάντη δέ. (« Dans certains endroits même les sabbats ils tiennent des services liturgiques, mais pas partout »). Sozomène, Histoire Ecclésiastique, V, 22 (cf. aussi VII, 19) :
Περὶ δὲ συνάξεων, ἕτερα τοιαῦτα. Τῶν γὰρ πανταχοῦ τῆς οἰκουμένης ἐκκλησιῶν ἐν ἡμέρᾳ σαββάτων κατὰ πᾶσαν ἑβδομάδος περίοδον ἐπιτελουσῶν τὰ μυστήρια, οἱ ἐν Ἀλεξανδρείᾳ καὶ οἱ ἐν Ῥώμῃ ἔκ τινος ἀρχαίας παραδόσεως τοῦτο ποιεῖν παρῃτήσαντο. Αἰγύπτιοι δὲ γείτονες ὄντες Ἀλεξανδρέων, καὶ οἱ τὴν Θηβαΐδα οἰκοῦντες, ἐν σαββάτῳ μὲν ποιοῦνται συνάξεις· οὐχ ὡς ἔθος δὲ Χριστιανοῖς τῶν μυστηρίων μεταλαμβάνουσι.
(« Pour ce qui concerne les services liturgiques les choses sont différentes, car tandis que les églises partout dans l’écoumène fêtent les mystères le jour du sabbat selon un cycle hebdomadaire, ceux (les chrétiens) d’Alexandrie et de Rome se sont refusé de le faire, sur la base d’une ancienne tradition. Les Egyptiens, tout en étant voisins des Alexandrins, et les habitants de la Thébaïde célèbrent les services liturgiques le sabbat, mais ils participent aux mystères d’une façon différente par rapport à la majorité des autres chrétiens »). Vita Sancti Pachomii 28 (éd. Halkin): Κατηχήσεις δὲ τὸν μὲν οἰκονόμον τῆς μονῆς τρεῖς ποιεῖν τῆς ἑβδομάδος, σαββάτῳ μὲν μίαν, τῇ δὲ κυριακῇ δύο· (« L’économe du monastère fait trois catéchèses, une le sabbat, deux le dimanche »). Concile de Laodicée, canon 16 : Περὶ τοῦ ἐν σαββάτῳ εὐαγγέλια μετὰ ἑτέρων γραφῶν ἀναγινώσκεσθαι. (« Au sujet de la lecture pendant le sabbat des évangiles avec les autres écrits »). Concile de Laodicée, canon 49: ὅτι οὐ δεῖ τῇ τεσσαρακοστῇ ἄρτον προσφέρειν, εἰ μὴ ἐν σαββάτῳ καὶ κυριακῇ μόνον. (« Il ne faut pas célébrer l’eucharistie
pendant la période de jeûne, à l’exception seulement du sabbat et du dimanche »). Sur cette question cf. aussi F. van de Paverd, Zur Geschichte der Messliturgie in Antiocheia und Konstantinopel gegen Ende des vierten Jahrhunderts, Roma, 1970, 63–68.
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d’Antioche pendant le service liturgique du sabbat et du dimanche. Je pense qu’on doit se contenter de ces conclusions. Hypothèses sur l’adoption des prières d’origine juive par le compilateur des CONSTITUTIONS APOSTOLIQUES Il reste à savoir pourquoi le compilateur chrétien des Constitutions Apostoliques avait ressenti l’exigence d’adopter des prières d’origine juive. Pour répondre à cette question il faut avoir à l’esprit la situation des relations entre juifs et chrétiens à Antioche et, plus généralement, dans les villes de Syrie et d’Asie Mineure vers la fin du ive siècle.13 Les sources dont nous disposons présentent une situation dans laquelle le judaïsme exerce une capacité d’attraction très forte pour les chrétiens, qui fréquentent les synagogues, observent les lois alimentaires juives, jeûnent lorsque les juifs jeûnent, observent le sabbat, etc. Ces pratiques provoquent la réaction des autorités ecclésiastiques, qui essaient de les extirper. Dans le canon 29 du concile da Laodicée (ca. 360) nous lisons : « Il est défendu aux chrétiens de vivre comme les juifs et de se reposer le jour de sabbat ; ils doivent travailler en ce jour. Ils doivent préférer le jour du Seigneur pour se reposer, si possible, car ils sont chrétiens. S’il se trouve qu’ils sont des judaïsants, qu’ils soient accusés par le Christ ». Le canon 38 interdit « de prendre des pains azymes des juifs ou de participer à leurs actes impies » ; le canon 37 défend de participer à toute fête juive. Sur la base des canons des conciles, des traités contre les juifs, des homélies prononcées dans les églises par un grand nombre d’auteurs chrétiens aussi bien grecs que syriens, on peut conclure que les pratiques judaïsantes étaient un phénomène répandu parmi les chrétiens de Syrie et d’Asie Mineure dans la deuxième partie du ive siècle. Mais ce phénomène avait une origine beaucoup plus ancienne si l’on en croit Josèphe lorsque, dans la Guerre des Juifs, il affirme que la riche et active communauté juive d’Antioche attirait toujours à ses rites un grand nombre de Grecs qui étaient devenus en quelque sorte une partie de la communauté (BJ VII, 43 ss.). Quelques décennies après Josèphe, au début du iie siècle, Ignace d’Antioche se dit
Sur les rapports entre juifs et chrétiens à Antioche au ive siècle, cf. W. A. Meeks, R. L. Wilken, Jews and Christians in Antioch in the First Four Centuries of the Common Era, Ann Arbor, 1978 ; R. L. Wilken, John Chrysostom and the Jews. Rhetoric and Reality in the Late 4th Century, Berkeley, 1983. 13
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contrarié du fait que les chrétiens de sa ville suivent les rites juifs sous l’influence de la communauté juive locale (Magnésiens 8,1–2 ; Philadelphiens 6,1). Malgré la réaction des autorités de l’Église, les chrétiens avaient continué à suivre certaines pratiques rituelles juives jusqu’au ive siècle. Durant ces mêmes années pendant lesquelles le compilateur des Constitutions Apostoliques rédigeait son ouvrage, Jean Chrysostome prononçait de virulentes homélies contre les juifs, en condamnant toute pratique religieuse juive et en attaquant les chrétiens qui s’y adonnaient. Selon Guy Stroumsa, les homélies prononcées à Antioche en 386 par Jean Chrysostome, les lettres d’Ambroise sur l’affaire de Callinicum et celles de Cyrille de Jérusalem marquent un tournant dans l’histoire des relations entre chrétiens et juifs : le passage de l’antijudaïsme théologique à l’antisémitisme racial.14 Comment se situent les Constitutions Apostoliques dans ce cadre ? D’après Pieter van der Horst, les Constitutions Apostoliques nous présenteraient une stratégie différente, moins intransigeante et fanatique que celle de Jean Chrysostome, pour combattre l’influence du judaïsme sur les membres de la communauté chrétienne d’Antioche et éradiquer leurs tendances judaïsantes.15 En important certains éléments de la liturgie synagogale dans la liturgie de l’Église, le compilateur des Constitutions Apostoliques aurait pris en compte les exigences des chrétiens judaïsants en leur proposant une sorte de compromis. Tout en interdisant aux fidèles et aux prêtres de suivre les pratiques rituelles juives, il leur permettrait de continuer à réciter des prières d’origine synagogale, mais à l’intérieur de la communauté chrétienne. En outre il établissait le sabbat comme jour de repos, une règle qu’on trouve uniquement dans les Constitutions Apostoliques. Si Chrysostome représente la stratégie du bâton, les Constitutions Apostoliques représenteraient celle de la carotte. Je crois que cette vision ne correspond pas tout à fait à l’image des relations entre juifs et
G. Stroumsa, « From Anti-Judaism to Antisemitism in Early Christianity », in Contra Judaeos. Ancient and Medieval Polemic between Christians and Jews (éd. O. Limor et G. Stromsa, Tübingen, 1996), 1–26. 15 P. van der Horst, « Jews and Christians in Antioch at the end of the fourth century », in Id., Japhet in the Tents of Shem. Studies on Jewish Hellenism in Antiquity, Leuven, 2002, 109–137. Van der Horst conclut ainsi son article : « So what remains is the difference in approach between frontal attack and unbridled polemics, with all its baneful consequences, on the one hand, and the more accomodating, or let me say ‘ecumenical’ approach of the Apostolic Constitutions’ source, on the other. If we would look for an ancient model of Jewish-Christian encounter that is helpful in inspiring mutual restpect and in building bridges, we can no dubt learn more from the Apostolic Constitutions than from Chrysostom, whose famous ‘golden mouth’ spouted so much venom ». 14
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chrétiens qui ressort des Constitutions Apostoliques. Bien sûr, les positions à l’intérieur de la polémique anti-juive au ive siècle ne sont pas toutes aussi violentes et farouches que celle des auteurs que je viens de citer. A côté d’un Ambroise on trouve un Augustin, dont le ton est beaucoup moins brutal, à côté d’un Ephrem on a un Aphraat, etc. Je veux dire qu’il y avait différents degrés de violence verbale et de haine anti-juive dans les positions des polémistes chrétiens. Mais le compilateur des CA ne semble pas appartenir au camp des « modérés ».16 Il mène tout au long de son œuvre une polémique très dure contre les juifs en reprenant toutes les accusations typiques de la littérature contra Iudaeos : les juifs n’ont pas voulu reconnaître le Christ et ils se sont ainsi exclus eux-mêmes du salut (V, 14, 20–21) ; ils sont les tueurs du Christ (V, 19, 1) ; Dieu a abandonné les juifs (V, 15, 4), il a rejeté Israël (VI, 5). Les juifs sont assimilés à d’autres groupes d’hérétiques (VI, 6). Le compilateur ne se limite pas à attaquer les juifs sur le plan de sa théologie de l’histoire, mais il s’en prend aussi à la halakha et aux pratiques rituelles. En suivant sa source principale, la Didascalie, il nie toute validité à la deuterosis, c’est-à-dire à la loi orale juive (I, 6, 7 ; VI, 20–21). L’évêque doit savoir distinguer, lit-on dans le livre II « la Loi de la seconde Loi et montrer ce qu’est la Loi des fidèles et ce que sont les liens (δεσμά) des infidèles, pour que personne ne se jette dans les liens » (II, 5, 6). La fréquentation des synagogues de juifs est absolument interdite : « Si un clerc ou un laïc se rend dans l’assemblée des juifs ou des hérétiques pour prier, on le déposera et on l’exclura » (VIII, 47, 65 ; cf. II, 61, 1 où la synagogue est appelée « la maison des démons, la synagogue des assassins du Christ »). La participation aux fêtes juives est également défendue : « Si un évêque, ou un autre clerc jeûne avec les juifs ou célèbre les fêtes avec eux ou accepte des présents provenant de leurs fêtes, comme des pains azymes ou autre chose de ce genre, on le déposera ; si c’est un laïc, on l’exclura. Si un chrétien offre de l’huile à la synagogue des juifs ou encore des lampes, on l’exclura » (VIII, 47, 70–71). Il ne faut pas jurer « ni par Jérusalem, ni par le sanctuaire de Dieu, ni par l’autel et l’offrande, ni par l’or du temple, ni par notre propre tête, car c’est une habitude perverse qui vient des juifs » (V, 12, 5). Il ne faut pas célébrer la Pâque à la même date que les
16 Sur l’anti-judaïsme dans les Constitutions Apostoliques, cf. J. G. Mueller, L’Ancien Testament dans l’ecclésiologie des Pères. Une lecture des Constitutions Apostoliques, Turnhout, 2004, 525–536.
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juifs car, disent les CA « désormais il n’y a plus rien de commun entre vous et eux » (V, 17, 2). Les chrétiens ne doivent pas se faire circoncire comme les juifs (VII, 11, 10). Il ne faut non plus suivre les règles de pureté rituelle des juifs, les pollutions sexuelles et le contact avec les cadavres n’entraînant pas de contamination (VI, 27). L’hypothèse d’une certaine bienveillance du compilateur des CA pour les chrétiens attirés par les pratiques juives ne semble pas pouvoir résister à l’examen attentif de son attitude à l’égard des juifs et des chrétiens judaïsants. En raison de cette polémique menée tout au long des CA, d’autres savants excluent que le compilateur ait pu recourir à une collection de prières synagogales s’il a connu leur origine. Ils pensent plutôt que le compilateur des CA a inséré des bénédictions tirées non pas directement de la liturgie synagogale des juifs hellénophones, mais de traditions liturgiques des communautés judéo-chrétiennes.17 D’autres, comme Gerard Rouwhorst, considèrent que l’auteur des CA, en adoptant ces bénédictions, se proposait de trouver un compromis entre les chrétiens d’origine juive qui avait continué à observer le sabbat et les chrétiens d’origine païenne qui ne l’observaient pas, d’un côté en insistant sur l’importance de la célébration du sabbat, de l’autre en affirmant que le dimanche était supérieur et plus important que le sabbat.18 Le but du compilateur aurait été de ramener les judaïsants au sein de sa communauté. Cette hypothèse non plus ne me semble guère solide. Le souci du compilateur n’est pas de ramener les minorités de chrétiens restées fidèles à certaines pratiques juives, mais de maintenir unie son église. Une préoccupation de ce genre est formulée dans le livre II, où le compilateur prévient l’évêque du risque de traiter trop durement ceux qui s’éloignent de l’Eglise. L’évêque doit savoir réintégrer dans l’Eglise les pécheurs : « Si tu te prêtes à admettre leurs propos [c’est-à-dire les propos des malveillants] sans les vérifier, tu désagrégeras ton troupeau et tu le livreras en pâture aux loups, c’est à dire aux démons et aux hommes mauvais, ou plutôt, pas à des hommes, mais à des bêtes féroces qui ont forme humaine, aux païens, aux judaïsants (ἰουδαϊσταί) et aux hérétiques athées » (II, 21, 2). Il semble donc préférable de concevoir un autre motif ayant pu amener le compilateur à adopter les bénédictions juives. Je crois que pour
Il s’agit de l’hypothèse de Fiensy, Prayers Alleged To Be Jewish, 222. G. Rouwhorst, « The reception of the Jewish Sabbath in Early Christianity », in Christian Feast and Festival (éd. P. Post, Leuven, 2001), 223–266. 17 18
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mieux comprendre ce problème difficile il convient d’abord de séparer les deux questions, celle de l’observance du sabbat comme jour de repos et jour liturgique, et celle de l’adoption des prières synagogales. Pour ce qui concerne le sabbat, la justification de cette célébration du septième jour, comme le dit plusieurs fois le compilateur, réside dans le récit de la création : le fondement scripturaire se trouve dans la Bible, notamment dans le Décalogue. Dans le rappel du Décalogue au livre II, à propos du deuxième commandement le compilateur affirme : « Reconnais que la création de Dieu est différente puisqu’elle a eu son commencement par le Christ ; en considération de celui qui a cessé de créer, mais non de protéger, tu observeras le sabbat, qui consiste à méditer les lois, et non à ne rien faire de ses mains ». Joseph Mueller a montré que les Constitutions Apostoliques utilisent l’Ancien Testament pour manifester la fondation divine des institutions de l’Eglise, parmi lesquelles la liturgie occupe une place prépondérante. Les fidèles auxquels le compilateur s’adresse n’avaient donc pas besoin de s’appuyer sur la liturgie du sabbat juif pour légitimer la célébration de leur propre sabbat. Je pense qu’une explication pourrait être trouvée dans la préoccupation que le compilateur montre au sujet de l’efficacité des bénédictions. Une grande partie des CA, environ le quart de l’ouvrage, consiste en prières. Comme le remarque justement Metzger dans son introduction, le fait que le compilateur ait constitué un euchologe aussi important correspond à son souci de garantir l’efficacité des rites liturgiques en fournissant un formulaire adéquat. Cela ressort d’une façon très claire du cérémonial baptismal, lorsque le compilateur affirme : « Que le prêtre dise cela et ce qui s’y rapporte ; car telle est l’efficacité de l’imposition des mains sur chaque élément. Si, en effet, sur chacun d’eux, il n’est pas proféré par un prêtre pieux une prière de ce genre, le baptisé ne fait que descendre dans l’eau, comme les juifs, et ne se défait que de la souillure corporelle et non pas de la souillure de l’âme ». Or, les chrétiens qui fréquentaient les synagogues, y cherchaient souvent une bénédiction qu’ils jugeaient évidemment plus efficace que celles que pouvaient accorder les prêtres chrétiens. Cette concurrence entre bénédictions juives et bénédictions chrétiennes constituait un problème non seulement à Antioche, mais aussi dans d’autres provinces de l’Empire romain où des communautés juives et chrétiennes vivaient côte à côte non sans frictions et contrastes. Un canon du concile d’Elvire en Espagne, datant du début du ive siècle, défend aux chrétiens de faire bénir les produits agricoles par les rabbins (XLIX. De frugibus fidelium ne
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a Iudaeis benedicantur. Admoneri placuit possessores, ne patiantur fructus suos, quos a Deo percipiunt, a Iudaeis benedici, ne nostram irritam et infirmam faciant benedictionem. Si quis post interdictum facere usurpaverit, penitus ab ecclesia abiciatur). Les bénédictions prononcées par les juifs risquaient de compromettre l’efficacité des bénédictions des prêtres chrétiens, voire de les rendre tout à fait inutiles. Une telle attitude compétitive s’exprime chez le compilateur des Constitutions Apostoliques dans un autre domaine, celui des exorcismes. Le rôle que les CA attribuent aux exorcistes chrétiens (CA VIII, 1, 2–4) devait probablement servir à limiter l’attraction pour la magie juive, jugée plus efficace par les chrétiens. Cette efficacité que les chrétiens reconnaissaient aux bénédictions et aux formules liturgiques juives pourrait donc avoir mené le compilateur des CA à adopter et à adapter dans une perspective chrétienne les bénédictions que les juifs récitaient le jour de sabbat, en les transposant dans le service du samedi et du dimanche. Bibliographie Bousset, Wilhelm, « Eine jüdische Gebetssammlung im siebenten Buch der Apostolischen Konstitutionen », dans Religionsgeschichtliche Studien : Aufsätze zur Religionsgeschichte des hellenistischen Zeitalters (éd. A. Verheule, Leiden : Brill, 1979), 231–286. Colorni, Vittore, « L’uso del greco nella liturgia del giudaismo ellenistico e la novella 146 di Giustiniano », Annali di storia del diritto 8, 1964, 19–80. Fiensy, David A., Prayers alleged to be Jewish. An examination of the Constitutiones Apostolorum, Chico : Scholar Press, 1985. Goodenough, Erwin, By Light, Light, New Haven, 1935. Heinemann, Joseph, Prayer in the Talmud, Berlin, New-York : Walter de Gruyter, 1977. Kohler, Kaufman, « Über die Ursprünge und Grundformen der synagogalen Liturgie », Monatsschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentums 37, 1893, 441–51 et 489–97. ———, « Didascalia », Jewish Encyclopedia 4, 1903, 592–594. ———, « The Essene Version of the Seven Benedictions as Preserved in the VII Book of the Apostolic Constitutions », Hebrew Union College Annual 1, 1924, 410–25. ———, The Origins of the Synagogue and Church, New York : Macmillan, 1929. Meeks, Wayne A. et Wilken, Robert L., Jews and Christians in Antioch in the First Four Centuries of the Common Era, Ann Arbor : Scholars Press, 1978. Metzger, Marcel, Les Constitutions Apostoliques, Paris : Cerf (Sources chrétiennes 320, 329 et 336), 1985–1987. Mueller, Joseph, L’Ancien Testament dans l’ecclésiologie des Pères : une lecture des Constitutions Apostoliques, Turnhout : Brepols, 2004. Reif, Stefan, « Early History of Jewish Worship », dans The making of Jewish and Christian worship, (éd. P. F. Bradshaw et L. A. Hoffman, Notre Dame : University of Notre Dame Press, 1991), 110–116. ———, Judaism and Hebrew prayer : new perspectives on Jewish liturgical history, Cambridge : Cambridge University Press, 1993. Rordorf, Willy, Sabbat und Sonntag in der Alten Kirche, Zürich : Theologischer Verlag, 1972.
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« LA LUMIÈRE DANS MON CŒUR VIENT DE SES MYSTÈRES MERVEILLEUX », DE LA RÈGLE DE LA COMMUNAUTÉ XI 5 À II CORINTHIENS 4,6 (CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DU SOCIOLECTE ESSÉNO-QOUMRÂNIEN) Marc Philonenko Membre de l’Institut À la colonne XI 5 de la Règle de la Communauté, l’un des plus anciennement connus des manuscrits de la mer Morte,1 on lit cette formule : « La lumière dans mon cœur vient de Ses Mystères merveilleux ». Un peu plus haut, aux lignes 3–4 de cette même colonne on trouve une expression toute voisine : Car de la source de Sa Connaissance Il a fait jaillir la lumière qui m’éclaire et mon œil a contemplé Ses Merveilles et la lumière de mon cœur perce le Mystère à venir.2
Les expressions « lumière dans mon cœur » ou « lumière de mon cœur » sont étrangères à la Bible hébraïque. Ces locutions nouvelles doivent faire l’objet d’une attention spéciale ; mieux que des parentés doctrinales, toujours difficiles à établir, elles marquent des filiations. Nous avons proposé de reconnaître dans ces tournures un véritable langage de secte, un sociolecte, c’est-à-dire le parler propre à un groupe socioculturel donné.3 Ces formules idiomatiques n’ont pu naître se
1 M. Burrows, J. C. Trever et W. H. Brownlee, The Dead Sea Scrolls of St. Mark’s Monastery, II, 2: Plates and Transcription of the Manual of Discipline, New Haven, 1951. 2 Traduction A. Dupont-Sommer. 3 Voir M. Philonenko, « ‘Faire la vérité’. Contribution à l’étude du sociolecte essénoqoumranien », dans Jüdische Schriften in ihrem antik-jüdischen und urchristlichen Kontext, (éds. H. Lichtenberger et G. S. Oegema, Gütersloh, 2002), 251–257 ; Id., « Sur les expressions ‘élus de vérité’, ‘élus de justice’, et ‘Elu de justice et de fidélité’. Contribution à l’étude du sociolecte esséno-qoumrânien », dans « The Words of a Wise Man’s Mouth are Gracious » (Qoh 10,12), (éd. M. M. Perani, Berlin, 2005), 73–76 ; Id., « Sur les expressions ‘Maison fidèle en Israël’, ‘Maison de vérité en Israel’, ‘Maison de perfection et de vérité en Israel’ (Contribution à l’étude du sociolecte esséno-qoumranien) », dans From 4QMMT to Resurrection, (éds. F. García Martínez, A. Steudel et E. Tigchelaar, Leyde, 2006), 243–246.
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développer et se cristalliser que dans un groupe replié sur lui-même, ayant une conscience exacerbée de sa légitimité et de sa singularité. Puis, elles se seront répandues, de proche en proche, vers des milieux de plus en plus lointains. Dans ces deux passages de la Règle de la Communauté, les tournures « la lumière dans mon cœur » ou « la lumière de mon cœur » ont une forte tonalité mystique et ésotérique : la lumière du cœur a pour source la connaissance des « Mystères merveilleux ». Le sens exact de l’expression qoumrânienne « Mystères merveilleux » nous échappe encore.4 La formule « lumière dans mon cœur » ou « lumière de mon cœur » n’a pas trouvé jusqu’ici de parallèle exact. Nous nous proposons d’en produire ici quelques-uns. Faisons d’abord état de la littérature juive des Hêkhâlôt ou « palais ». Le mystique juif doit traverser les cieux superposés dans son ascension vers le trône de Dieu, appelé aussi « char », voire « trône du char ». Nul n’a mieux que G. G. Scholem eu l’intelligence de ces élans et de ces spéculations : « Le Trône représente pour le mystique juif ce que le pléroma, la ‘plénitude’, la sphère éclatante de la Divinité avec ses puissances, ses éons, les archontes et les dominations représentent pour les mystiques grecs et les premiers chrétiens qui apparaissent dans l’histoire des religions sous les noms de gnostiques et d’hermétiques. Le mystique juif, bien que guidé par des motifs semblables aux leurs, exprime néanmoins sa vision dans les termes de son propre fonds religieux. Le Trône préexistant de Dieu, qui contient et illustre toutes les formes de la création, est en même temps le but et le thème de sa vision mystique ».5 Les travaux féconds de P. Schäfer ont rendu commodément accessible la littérature des Hêkhâlôt.6 Dans le traité Merkaba Rabba, on lit en un passage décrivant l’expérience du mystique : Lorsqu’il me dévoila les noms de l’ange, je m’élevai et les gravai en vertu du pouvoir ( ?),
4 G. Scholem, La kabbale, Paris, 2003, 55 a supposé que les « Mystères pouvaient désigner les révélations concernant le Trône de gloire et son Occupant ». 5 G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, 1950, 57. Voir aussi M. Philonenko, « La mystique de Char divin, les papyrus démotiques magiques et les textes de Nag Hammadi », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et BellesLettres, 2005, 983–993. 6 P. Schäfer, Synopse zur Hekhalot-Literatur, Tubingue, 1981 ; Id., Konkordanz zur HekhalotLiteratur, I–II, Tubingue, 1986–1988 ; Id., Übersetzung der Hekhalot-Literatur, I–IV, Tubingue, 1987–1991 ; Id., Hekhalot-Studien, Tubingue, 1988.
« la lumière dans mon cœur vient de ses mystères merveilleux » 233 et il y eut une lumière dans mon cœur semblable à la lumière d’un éclair allant d’un bout à l’autre de l’univers.7
Ainsi, le mystique est métamorphosé par l’illumination, et cette transfiguration à une portée cosmique.8 La reprise d’une expression qoumrânienne dans les Hêkhâlôt ne saurait surprendre.9 Parmi d’autres exemples, citons les Chants pour le sacrifice du sabbat qui décrivent « l’image du Trône du Char ». Cette description, qui rappelle étonnamment les développements ultérieurs de la mystique de la Merkaba, ne permet pas de douter qu’il existe une connexion entre la littérature des Hêkhâlôt et les écrits qoumrâniens.10 La formule qoumrânienne, « la lumière dans mon cœur », doit avoir dans les textes de Qoumrân un horizon particulier. Nous proposons de le situer lors de la prière que les Esséniens faisaient chaque matin au lever du soleil. Au témoignage de Flavius Josèphe, « leur piété envers la divinité revêt une forme particulière : avant le lever du soleil, ils ne prononcent aucune parole profane, mais ils récitent certaines prières ancestrales, comme s’ils le suppliaient de se lever ».11 Cette relation de l’historien juif a suscité des discussions sans fin.12 On peut, toutefois, conclure avec I. Levy : « C’est Dieu que les Esséniens respectaient dans le soleil ».13 Le livre des Hymnes fait, sans doute allusion à ce rite. Le fidèle s’adresse ainsi à Dieu : « . . . comme une véritable aurore, au poin[t du jo]ur tu m’es apparu » ;14 ou encore : « . . . et tu m’es apparu en ta force au point du jour ».15 Des prières quotidiennes, trouvées sur le site de
Hêkhâlôt 656 ; comparer Hêkhâlôt 580. P. Schäfer, Der verborgene und offenbare Gott, Tubingue, 1991, 109. 9 Voir G. Scholem, Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism, and Talmudic Tradition, New York, 19652, 67, n. 8. 10 A. Dupont-Sommer, Les écrits esséniens découverts près de la mer Morte, Paris, 19965, 430–431. 11 Flavius Josèphe, BJ II, 128. 12 Voir, parmi beaucoup d’autres, A. Dupont-Sommer, Les écrits esséniens, 63 ; M. Philonenko, « Prière au soleil et liturgie angélique », dans La littérature intertestamentaire, (éd. A. Caquot, Paris, 1985), 221–228 ; T. S. Beall, Josephus description of the Essenes illustrated by the Dead Sea Scrolls, Cambridge, 1988, 52–54 ; R. Bergmeier, Die Essener-Berichte des Flavius Josephus, Kampen, 1993, 95–96. 13 I. Levy, La légende de Pythagore de Grèce en Palestine, Paris, 1927, 277. 14 1QH IV 6 (1QHa XII 6). 15 1QH IV 23 (1QHa XII 23). 7 8
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Qoumrân et conservées de façon fragmentaire, renvoient, elles aussi, à ce rite : « [et lorsque] se Lè[vera] le soleil . . . pour briller sur la terre ».16 En dehors du milieu qoumrânien proprement dit, ce rituel était connu. On lit ainsi dans la Sagesse de Salomon 16, 28 : « . . . Il faut devancer le soleil, pour te rendre grâces et te rencontrer au lever de la lumière ». Dans les Oracles chaldaïques : « Il te faut t’empresser vers la lumière, vers les rayons du Père ».17 Le chantre des Odes de Salomon déclare : Le Seigneur fut pour moi comme le soleil sur la face de la terre. Mes yeux brillaient et mon visage fut aspergé de rosée.18
Ou encore : Comme le soleil est la joie de qui cherchent son jour, ainsi ma joie c’est le Seigneur. Car Il est mon soleil, et ses rayons m’ont fait lever et sa lumière a dissipé toutes ténèbres devant mon visage.19
C’est à bon droit que R. Harris et A. Mingana appellent cet hymne « a song after sunrise ».20 La formule « la lumière dans mon cœur » est donc, selon nous, une interprétation mystique du rituel essénien de la prière du matin : au lever du soleil, le cœur du fidèle était inondé de la lumière divine. D’autres passages associent, dans un contexte plus large, l’illumination du cœur et la connaissance. Ainsi, dans la Règle de la Communauté II 3, lit-on : Et qu’Il illumine ton cœur par l’intelligence de vie, et qu’Il te favorise de la Connaissance éternelle !
Ou encore, dans les Cantiques du Sage : « Dieu a fait briller dans mon cœur la Connaissance de l’intelligence ».21
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Voir, en particulier, 4Q503 iii 12 ; 4Q503 v 10, 1. Oracles chaldaïques 115. Odes de Salomon 11, 13–14 (grec). Odes de Salomon 15, 1 (syriaque). R. Harris et A. Mingana, The Odes and Psalms of Solomon, II, Manchester, 1920, 281. Cantiques du Sage (4Q511 18, iii 8).
« la lumière dans mon cœur vient de ses mystères merveilleux » 235 Le thème est repris dans le Quatrième livre d’Esdras 14, 25 : « J’allumerai dans ton cœur la lumière (lucernam) d’intelligence ». Aussi dans le Livre des Antiquités bibliques XXVIII 3 : « Quelqu’un peut-il parler avant le prêtre qui garde les commandements du Seigneur, notre Dieu, lorsque sort de sa bouche la vérité et de son cœur une lumière (lumen) éclatante ? » A ces expressions qoumrâniennes, esséniennes ou essénisantes, il convient d’ajouter un texte samaritain, très remarquable. Il est tiré du Memar Marqah et décrit la condition des justes au Jour du Jugement : Leurs mains seront pleines de lumière, car ils ne les avaient pas fermées pour ne pas faire l’aumône. Leurs cœurs seront pleins de lumière, car Bélial ne leur avait pas parlé.22
Ainsi, les mains et les cœurs des justes seront au dernier jour étincelants de lumière. Notons au passage la mention de « Bélial », si fréquent dans les textes de Qoumrân pour désigner Satan.23 D’autres contacts entre textes samaritains et écrits qoumrâniens ont été signalés.24 Observons enfin que, dans le soufisme, comme nous l’enseigne H. Corbin, la connaissance propre au mystique peut être appelée « la lumière du cœur » (nûr al-qalb).25 Reste à citer un verset de la Deuxième Epître aux Corinthiens qui, dans cet ensemble, prendra un relief nouveau. Car le Dieu qui a dit : du sein des ténèbres la lumière brillera, (c’est) lui qui a brillé dans nos cœurs pour l’illumination de la connaissance de la gloire de Dieu sur la face du Christ (2 Co 4,6).
« Texte admirable, mais difficile » constate C. Spicq.26 On ne peut guère douter que l’Apôtre renvoie à sa vision sur le chemin de Damas.27 W. Bousset croit que Paul s’exprime ici dans la langue des cultes à
22 J. Macdonald, éd., Memar Marqah, 4, 12, Berlin, 1963, I, 109 (texte) et II, 183 (traduction). 23 Voir M. Mach, « Demons », dans Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls, (éds. L. Schiffman et J. VanderKam, Oxford, 2000), II, 190–192 ; et M. Philonenko, dans Écrits intertestamentaires, (éds. A. Dupont-Sommer et M. Philonenko, Paris, 2006), 821, n. 7. 24 Voir Th. Thordson, « Similarites between the Samaritans and Qumran », dans Studies in Memory of Ferdinand Dexinger, (éds. H. Shehadeh et H. Tawa, Paris, 2006), 165–170. 25 H. Corbin, L’archange empourpré, Paris, 1976, 341–342. 26 C. Spicq, Lexique théologique du Nouveau Testament, Fribourg, 1978, 1629. 27 Comparer Ac 9.3–9 ; 22.6–11 ; 26.12–18.
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mystères.28 Rien n’est moins sûr. L’arrière-plan biblique de 2 Co 4,6 est, en revanche certain. Paul fait référence à la création de la lumière selon Gn 1,3,29 mais la citation n’est pas littérale. Nestle-Aland portent pour ce verset en marge de leur 27e édition du Nouveau Testament : unde ?30 Un passage du livre des Hymnes répond à la question : « car la lumière, du sein des ténèbres, tu l’as fait briller pour m[oi] ».31 Non seulement l’expression paulinienne « du sein des ténèbres brillera la lumière » trouve son parallèle exact dans le texte qoumrânien, mais l’application par Paul du texte de Gn 1,3 à lui-même avait été annoncée par la formule du psalmiste essénien : « la lumière, du sein des ténèbres tu l’as fait briller pour m[oi] ». Dieu « qui a brillé dans nos cœurs » s’applique naturellement à Paul et non à l’ensemble des croyants.32 La formule paulinienne est un écho de l’expression qoumrânienne : « La lumière dans mon cœur vient de Ses Mystères merveilleux ». Nous sommes dans le cadre d’un judaïsme illuministe. La formule tire sa force de l’alliance des notions de « cœur » et de « lumière ». C’est la « lumière des Mystères » qui vient éblouir le « cœur », siège de l’intelligence et des affects. Dans cette lumière bouleversante, l’auteur du livre des Hymnes avait vu l’éclat de la lumière primordiale. L’Apôtre va plus loin en reconnaissant dans l’éblouissement du chemin de Damas la clarté fulgurante du premier jour du monde. Création et conversion baignent ainsi dans une même lumière.33 Il fallait reconnaître le prix de cette locution qoumrânienne parfaite et profonde, « La lumière dans mon cœur vient de Ses Mystères merveilleux » ; en retrouver le décor rituel original et ses affinités avec d’autres textes esséniens ou essénisants ; montrer son appropriation mystique par le psalmiste dans le livre des Hymnes ; en saisir l’écho dans le traité Merkaba Rabba ; en dégager enfin l’importance pour une exégèse nouvelle de 2 Co 4,6.
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ORESTE, UN HÉROS GREC DANS LA RELIGION ROMAINE Renée Koch Piettre École Pratique des Hautes Études, Paris Quelle était à Rome la fonction du mythe grec ? Un volume du « Colloquium Rauricum », il y a quinze ans déjà, tâchait de répondre à cette question, et nous n’avons plus à entrer dans le détail de ses argumentations.1 Nous répondrons donc simplement : à Rome le mythe grec pouvait devenir romain comme étaient Romains les citoyens de l’Urbs, c’est-à-dire par adoption – une adoption revendiquée comme un acte de fondation.2 L’idéologie d’une romanité issue de la greffe d’un rameau troyen sur le sol latin supposait certes un conflit originel avec la Grèce (la guerre de Troie), mais la mémoire de ce conflit passait par le Grec Homère. Et plusieurs Grecs n’avaient pas attendu Énée, disait-on, pour laisser leur empreinte sur le sol romain. En meurtrier du monstrueux Cacus, Héraclès avait touché le Latium une génération avant Énée ; l’Arcadien Évandre y était installé à l’arrivée des Troyens . . . L’histoire des religions doit à James Frazer d’avoir en son Rameau d’or donné un éclat particulier au rappel de la présence aux portes de Rome d’une relique barbare, la Diane de Némi, introduite par un autre Grec issu d’un héros de la geste troyenne : à savoir Oreste. Selon une relation, le culte de Diane à Némi fut institué par Oreste, qui, après avoir tué Thoas, roi de la Chersonèse taurique (aujourd’hui la Crimée), s’enfuit avec sa sœur en Italie, emportant avec lui l’image de la Diane taurique, cachée dans un fagot. À la mort d’Oreste, ses ossements furent transportés d’Aricie à Rome et ensevelis devant le temple
1 F. Graf, éd., Mythos in mythenloser Gesellschaft (Colloquium Rauricum, 3), Stuttgart, Leipzig, 1993.Voir, pour une mythographie proprement romaine, l’introduction de J. N. Bremmer et N. M. Horsfall, éd., Roman Myth and Mythography, Londres, 1987. Pour l’iconographie du mythe grec à Rome, P. Zanker et B. C. Ewald, Mit Mythen leben. Die Bilderwelt der römischen Sarkophage, Munich, 2004. 2 Jusque dans le rite annuel investissant les magistrats de l’imperium : ce rite se tenait à Lanuvium. Voir l’article de J. Scheid, « Cultes, mythes et politique au début de l’Empire », dans Mythos in mythenloser, (éd. F. Graf, Stuttgart, Leipzig, 1993) 1993, 119 ; il s’appuie notamment sur Y. Thomas, « L’institution de l’origine. Sacra principiorum populi Romani », dans Tracés de fondation, (éd. M. Detienne, Louvain-Paris, Peeters, 1990), 143–170.
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renée koch piettre de Saturne, sur le flanc du Capitole, à côté du temple de la Concorde. Le rite sanglant que la légende attribue à la Diane taurique est familier à ceux qui connaissent leurs auteurs : tout étranger débarquant sur la rive était sacrifié sur l’autel de la déesse. Mais transporté en Italie, le rite prit une forme adoucie. Dans l’enceinte du sanctuaire de Némi se dressait un certain arbre dont aucune branche ne devait être cassée. Seul, un esclave fugitif avait le droit, s’il le pouvait, de briser un de ces rameaux. Le succès de sa tentative lui permettait d’attaquer le prêtre en combat singulier ; s’il parvenait à le tuer, il régnait à sa place, sous le titre de Roi du Bois (Rex Nemorensis).3
Frazer emprunte ses renseignements à des sources dispersées, dont la principale, tardive, consiste en un commentaire de Servius à Virgile.4 Il signale aussi, en note, « un ancien bas-relief grec, trouvé en 1791 près du débouché du lac [de Némi] », dont le sujet serait « le meurtre d’Égisthe par Oreste en présence de Clytemnestre et d’Électre ». Cependant il préfère s’attarder sur le personnage d’Hippolyte, que les anciens reconnaissaient dans le héros Virbius honoré aux côtés de la Diane de Némi. Oreste ne lui paraît avoir été introduit qu’« afin d’éclairer la loi meurtrière de la succession à la prêtrise d’Aricie ».5 Reliques d’Oreste C’est encore en note seulement6 qu’une coïncidence avec l’histoire (chrétienne) de saint Hippolyte amène Frazer à souligner la tradition qui place les reliques d’Oreste près du temple romain de Concordia : une tradition que sa source unique, Servius (ive s.), commente juste après les mots uirgine caesa « l’assassinat de la vierge », par lesquels
3 J. G. Frazer, Le rameau d’or, trad. de P. Sayn, Paris : Robert Laffont, 1991 [1911], 20. Sur le culte de Diane à Aricie, voir maintenant C. Green, Roman Religion and the Cult of Diana at Aricia, Cambridge, 2007. 4 Les sources sont nombreuses à identifier la Diane d’Aricie avec l’Artémis taurique : Ovide, Métamorphoses, XIV, 331 ; XV 488 sqq. ; Lucain, Pharsale, III 86 ; VI 74 ; Solin, II, 11 ; Servius, à Énéide, II, 116 et VI, 136 ; Mythographe du Vatican I, II, 71 ; Pseudo-Acron, Scholies à Horace, Odes, I, 7, 10. Strabon, V, 3, 12 (C 239), s’appuyant sur Artémidore, prêtre d’Artémis à Éphèse, fait du culte d’Aricie une filiale du culte scythe. 5 Frazer remarque d’ailleurs qu’une légende de Trézène, la patrie grecque d’Hippolyte, localise une purification d’Oreste (souillé par le meurtre de sa mère) dans un sanctuaire d’Artémis fondé par Hippolyte ; sa source est Pausanias, II, 31.4 ; 8 ; 9 (Frazer, Le rameau d’or, 27). 6 Frazer, Le rameau d’or, 25, n. 1.
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Virgile évoque le sacrifice d’Iphigénie.7 Après le rite taurique et le rite de Némi, troisième référence, en somme, à des sacrifices humains, et au scandale d’Oreste matricide, qui ne se seraient rencontrés à Rome que pour s’y trouver adoucis et pacifiés : mythe occidental s’il en fut !8 Il faudrait pourtant être plus attentif à la présence d’Oreste à Rome, si vraiment on s’appuie sur Servius qui, commentant un autre passage de Virgile encore (Énéide, VII, 188), compte les cendres d’Oreste parmi les sept talismans garants de la pérennité de Rome : « Il y a sept talismans qui conservent l’Empire romain : la pierre noire de la Mère des Dieux ; le quadrige en terre cuite de Véies ; les cendres d’Oreste ; le sceptre de Priam, le voile d’Ilionée, le Palladium [trois reliques troyennes] ; et les anciles ». Que viennent faire ici les cendres d’Oreste ? La réponse la plus simple consiste à invoquer une contamination avec un récit d’Hérodote qui fait des ossements d’Oreste le gage de l’invincibilité de Sparte.9 Les reliques des grands criminels de la légende grecque ont la propriété surprenante d’éloigner des lieux qui les abritent les maux qu’ils y auraient attirés de leur vivant, pourvu que cette terre hospitalière soit distincte de leur patrie.10 Et la souillure qualifie les meurtriers pour des fondations en terre de nulle part. En Italie même, la cité de Rhegium de Calabre passait, au témoignage du grand Varron,11 pour avoir été fondée par Oreste venu se purifier en sept fleuves de l’endroit, et enfouir sur place le couteau du matricide. Ajoutons une interversion possible entre les ossements d’Oreste et l’idole
Servius à Virgile, Énéide, II, 116 : Orestis uero ossa Aricia Romam translata sunt et condita ante templum Saturni, quod est ante cliuum Capitolinum iuxta Concordiae templum, « Quant aux ossements d’Oreste, ils ont été transférés d’Aricie à Rome, et ensevelis devant le temple de Saturne, c’est-à-dire devant le chemin qui monte au Capitole, à côté du temple de la Concorde. » 8 Voir l’« Adieu à Némi » qui clôt Le rameau d’or. 9 Hérodote, I, 67–68, cf. Pausanias, III, 3, 5–6 ; VIII, 54, 4. 10 Par exemple Sophocle, Œdipe à Colone, 399–405 ; 785–788. Voir Detienne 1998, chap. VII, notamment 212–227 (212 : « À l’impur, exilé dans la souillure, répond le pur, forclos dans ce qui le sépare et le tient à l’écart des autres, strictement consacré, hautement interdit »), et la bibliographie associée. Ce qui jette le meurtrier dans l’exil est notamment analysé par Platon, Lois, IX, 865 d–e. 11 Varron, Antiquités, X, fr. 11 Mirsch, ap. Probus, Proœmium à Virgile, Bucoliques, p. 325sq. Hagen ; Scholia in Theocritum uetera, p. 2 Wendel ; selon Caton, Origines, III, fr. 71 Peter2 = fr. III, 4 Chassignet, ap. Probus, ibid., p. 326, une épée laissée par Oreste était encore suspendue à un arbre peu avant son temps (non longinqua memoria est). Pline, III, 73, cite encore un « port d’Oreste » sur la côte tyrrhénienne de la Calabre. De Rhegion, Oreste serait passé en Sicile pour y fonder dans le voisinage de Syracuse un temple d’Artémis Phakelitis, et y consacrer l’image de l’Artémis taurique. Aristote, Mirabilia, 106, signale un très ancien temple des Agamemnonides à Tarente. 7
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taurique : celle-ci, agissant comme un palladion, aurait, selon une autre source tardive, échoué à Rhodes et, « consacrée, conformément à un oracle, dans le mur d’enceinte », a pu étendre sur la cité insulaire une protection magique,12 qu’à Rome on aurait cru pouvoir reporter sur son introducteur lui-même. Mais refermer si vite cette question, la renvoyer à des confusions de compilateurs tardifs, ce serait faire bon marché de l’insistance avec laquelle la figure d’Oreste, associée à celles d’Iphigénie et de Pylade, fait retour dans la documentation romaine. Il a pu être suggéré que les ossements d’Oreste furent transférés depuis Aricie sur le forum Romanum (à l’occasion de la restauration du temple de Saturne) par Auguste luimême.13 Or, cette Diane à laquelle Oreste est si intimement liée, à des dates bien plus hautes, patronnait la ligue latine, et plus particulièrement la plèbe et les esclaves fugitifs, depuis son sanctuaire d’Aricie et celui de l’Aventin à Rome.14 Elle était aussi la garante de l’inviolabilité de l’imperium Romanum, selon une légende merveilleuse que Plutarque fait remonter à Servius Tullius, l’esclave devenu roi, le fondateur du sanctuaire de Diane sur l’Aventin.15 La tragédie latine a pu représenter Oreste lui-même en esclave – un titre de Pacuvius, Dulorestes, en porte témoignage –,16 et jusque sur un sarcophage de Sens par exemple, en pleine période impériale, on retrouve la thématique brutale d’Oreste et de Pylade, en Tauride en l’occurrence, chargés de chaînes et conduits par des hommes en armes.17 C’est Pacuvius encore qui commente le malheur d’Oreste par ces mots : Apollodore, Épitomé, 6, 27. La mère d’Auguste était originaire d’Aricie. Voir : E. Simon, « Sterngottheiten auf zwei augusteischen Panzerstatuen », Würzburger Jahrbücher für die Altertumswissenschaft 5, 1979, 264–265 et fig. 3 ; E. Simon et G. Bauchhenns, « Artemis / Diana », Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae II 1, 1984, 794. 14 Caton, Origines, fr. 58 Peter2 = II, 28 Chassignet. La Ligue latine passa sans doute définitivement sous l’autorité de Rome en 338 av. notre ère : M. Petaccia, « Der Orestes-Mythos in der lateinischen archaischen Tragödie und im politisch-religiösen Zusammenhang der römischen Republik », dans Identität und Alterität in der frührömischen Tragödie, (éd. G. Manuwald, Würzburg : Ergon-Verlag, 2000), 104. Asylie dans le sanctuaire : ibid., 99–101. 15 Cf. Tite-Live, I, 45 ; Plutarque, Questions romaines, 4. Là-dessus, M. Petaccia, « Der Orestes-Mythos », 103. Pour Servius Tullius : Tite-Live, I, 45 ; Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 25, 6sqq. ; Tacite, Annales, XII, 8 ; Festus, 460 Lindsay. 16 L’édition de Ribbeck3 donne les nombreux fragments de cette tragédie de la vengeance d’Oreste, dont pourtant on s’explique mal le titre (M. Petaccia, « Der Orestes-Mythos », 88sq. et 102). 17 Voir dans É. Espérandieu, Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine, IV/2, Lyonnaise, Paris, 1911 ; brève description dans I. Jucker, « Euripides und 12
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« Il sort d’être roi, et le voici mendiant » (modo fuit rex, factust mendicus),18 ou qui paraît faire d’Oreste un révolté qui en appelle au peuple contre un tyran.19 Oreste est un éternel fugitif, un suppliant embrassant l’omphalos delphique ou cherchant asile auprès d’Athéna,20 – quand ce n’est pas sur l’autel qu’il tue (Néoptolème à Delphes). 21 Oreste en Italie et en Sicile, de Stésichore à Sénèque : la volonté des dieux et le vouloir des hommes Ainsi Oreste, cette figure par définition errante en ses aventures,22 n’a jamais été absent du sol italien. Et l’on pourrait énumérer longuement encore les occurrences du mythe au théâtre ou sur les monuments et vases funéraires, tant en Sicile et en Grande-Grèce qu’à Rome même et en Étrurie.23 On connaît la description pathétique du sacrifice d’Iphigénie (déclenchant les vengeances successives de Clytemnestre puis d’Oreste) mise dans la bouche de la victime rescapée elle-même, dans l’Iphigénie en Tauride d’Euripide (v. 359–371) : « [. . .] le jour où, me traitant ainsi qu’une
der Mythos von Orest und Iphigenie in der bildenden Kunst », dans Euripides, Iphigenie bei den Taurern, (éd. B. Simmermann, Stuttgart, 1998), n° 16 p. 131 et planche. 18 Pacuvius, 366–375 Ribbeck3. 19 Pacuvius, 129 140sq. et 149 Ribbeck3. 20 Omphalos delphique : fr. 18–19 Ribbeck3, ex incertis incertorum fabulorum. Athéna : voir les fragments des Euménides d’Ennius. 21 Pacuvius, 186 Ribbeck3. Néoptolème mérite cette mort, pour avoir lui-même massacré sur l’autel le vieux Priam (Virgile, Énéide, III, 332 et II, 663) : Petaccia, « Der Orestes-Mythos », 90sq. Le thème avait également inspiré Livius Andronicus dans son Hermiona. 22 Voir notamment, outre l’aventure taurique et ses suites en Asie Mineure, les pérégrinations arcadiennes d’Oreste ou la tradition de sa présence à Athènes, à Mégare, à Sparte, à Rhodes, à Delphes . . . Pausanias est un bon guide, bien indexé, sur la question. Cf. Detienne, « Le doigt d’Oreste ». 23 Voir par exemple, dans L. Todisco, Teatro e spettacolo in Magna grecia e in Sicilia. Testi Immagini Architettura, Milan, 2002, 73–89, sommaire mais utile, un catalogue des sujets tragiques sur les vases de Grande-Grèce et de Sicile. L’iconographie tragique en général est illustrée dans T. Webster, Monuments illustrating Tragedy and Satyr Play, Londres, 19672 ; A. Trendall et T. Webster, Illustrations of Greek Drama, London, 1971 ; A. Kossatz-Deissmann, Dramen des Aischylos auf westgriechischen Vasen, Mayence, 1978, étudie les thèmes eschyléens sur les vases de Sicile et de Grande-Grèce, dont l’Orestie, p. 89–117 ; dans Petaccia, « Der Orestes-Mythos », le mythe d’Oreste dans la tragédie latine archaïque et dans son contexte politique depuis les temps archaïques ; dans D. Steuernagel, Menschenopfer und Mord am Altar. Griechische Mythen in etruskischen Gräbern, Wiesbaden, 1998, les représentations funéraires étrusques du sacrifice d’Iphigénie, de l’assassinat de Clytemnestre, d’Oreste et Pylade en Tauride.
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génisse, les Argiens m’égorgèrent (hôste moschon Danaïdai cheiroumenoi / esphazon), mon propre père étant mon sacrificateur (hiereus). Hélas (car j’ai gardé vivant ce souvenir), que de fois j’ai tendu mes mains vers le menton, les genoux de mon père, et m’y suis attachée ! Et je disais : “Ô père, ô père ! quelle horrible union tu m’apprêtes ! Tandis que tu m’égorges, ma mère et ses Argiennes, en ce même moment, chantent mon hyménée, et le palais entier est plein du bruit des flûtes : et je péris par toi ! Il était donc Hadès, et non le fils de Pélée, l’Achille que tu m’as proposé pour époux ! Et sur ce char tu m’as, vers des noces sanglantes, attirée, ô perfide !” Sous des voiles légers ma face était cachée. » [Nous soulignons]. Or, aucune des nombreuses mentions homériques de la légende des Atrides n’évoque ni ce sacrifice, ni la participation de Clytemnestre au meurtre d’Agamemnon, ni par conséquent le meurtre de Clytemnestre par son fils : le meurtre d’Agamemnon est imputé à Égisthe, vil séducteur de l’épouse du guerrier absent ; Oreste est un vengeur légitime. La première tradition littéraire qui nous soit parvenue sur les épisodes les plus noirs de ce mythe, en-dehors de quelques références à un passage perdu du Catalogue des femmes attribué à Hésiode,24 remonte à un chef-d’œuvre perdu du lyrisme choral, l’Orestie de Stésichore d’Himère (v. 600 av. notre ère), qui la tient peut-être de son prédécesseur Xanthos.25 Stésichore localisait à Sparte la scène de son Orestie et du meurtre d’Agamemnon.26 Sa version du mythe comprenait le sacrifice et l’apothéose d’Iphigénie, l’homicide de Clytemnestre, le sauvetage du petit Oreste par sa nourrice, le meurtre d’Égisthe et de Clytemnestre au 24 Philodème, Sur la piété, 24 G. : « Stésichore, suivant Hésiode, disait qu’Iphigénie, fille d’Agamemnon, avait été transformée en Hécate ; et il mentionnait un tombeau d’elle, en nommant la localité [illisible] » ; Pausanias, 43, 1 : « Ils [les Mégariens] disent qu’il y a aussi un hêrôion d’Iphigénie. Pour moi, j’ai entendu un autre récit sur Iphigénie narré par les Arcadiens, et je sais qu’Hésiode, dans son poème Le Catalogue des femmes, dit qu’Iphigénie n’est pas morte, mais, par le vouloir d’Artémis, est Hécate ». La tradition du sacrifice à Aulis est attestée dans l’épopée cyclique des Cypria, selon l’abrégé de Proclus (Chrestomathie, fr. 1). Pour une approche globale avec références, voir T. Gantz, Early Greek Myth, Baltimore, 1993, 664–687. On reconnaît aussi le sacrifice d’Iphigénie ou Clytemnestre homicide sur des figurations grecques archaïques, voir infra, n. 28. 25 Athénée XII, 513 a, cf. XII, 512 f. Élien, Histoires variées, IV, 26, note que Xanthos, le maître de Stésichore – interprétant Homère, IX, 145 et Scholie (cf. IX, 287) et anticipant sur Euripide, Oreste, 72 –, identifiait Laodicé, fille d’Agamemnon, avec Électre. 26 Stésichore, fr. 39 Bowra, 6 p. 49 Vürtheim ; Scholies à Euripide, Oreste, 46. Pindare, Pythiques, IX, 12, place plus précisément à Amyclées le meurtre d’Agamemnon et appelle Oreste héros laconien (v. 16). Cf. Néméennes, XI, 34 ; VIII, 12. Selon une version argienne suivie par Stésichore, Iphigénie aurait été la fille non d’Agamemnon mais de Thésée et d’Hélène, jumelle de Clytemnestre (Pausanias, II, 22, 7).
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moyen de l’arc confié par Apollon, enfin la purification d’Oreste.27 Des figurations archaïques montrent elles aussi Clytemnestre criminelle.28 Il est néanmoins avéré que, comme pour la légende d’Hélène dans sa Palinodie, Stésichore ne noircissait pas le mythe sans faire intervenir Apollon pour armer et justifier le héros – que bientôt, dans les Euménides d’Eschyle, Athènes acquittera.29 Le cas de l’Étrurie présente un intérêt particulier : le grand nombre de représentations de sacrifices humains ou de « meurtres à l’autel » en contexte funéraire a attiré l’attention notamment de Dirk Steuernagel, qui, parmi les scènes concernées, relève celles du sacrifice d’Iphigénie, d’Oreste et de Pylade en Tauride (attendant le sacrifice, dans l’aprèscoup de la reconnaissance, ou sur le point d’être sacrifiés), du meurtre d’Agamemnon par Égisthe ou du meurtre de Clytemnestre par Oreste et Pylade.30 Pourquoi, dans les tombes, ces sujets violents que l’on retrouve à l’occasion dans la décoration monumentale des temples ? La réponse de Steuernagel est extrêmement nuancée : des sacrifices humains, certes peu documentés, ont cependant grande chance d’avoir été réellement pratiqués par les Étrusques (comme le suggèrent aussi, sur les reliefs et les images, certains gestes rituels comme la libation sur la tête de la victime ou la mèche coupée sur son front), mais en contexte guerrier et non pas funéraire. Le recours à ce thème en l’honneur des morts, dont le culte ne requérait que des sacrifices d’animaux, aurait eu une quadruple fonction : il soulignerait la valeur substitutive de l’animal par rapport à la victime humaine ; il permettrait d’opposer au sacrifice légitime le sacrifice corrompu et la violence sacrilège ;31 il servirait aux
27 Voir W. Ferrari, « L’Orestea di Stesicoro », Athenaeum n.s. 16.1, 1938, 14 ; M. Davies, « Thoughts on the Oresteia before Aeschylus », Bulletin de Correspondance Hellénique 93, 1969, 214–260; A. Néschke, « L’Orestie de Stésichore et la tradition littéraire du mythe des Atrides avant Eschyle », L’Antiquité Classique 55, 1986, notamment 295–301. 28 Voir notamment les métopes de l’Héraion de l’embouchure du Silaros, D. Knoepfler, Les imagiers de l’Orestie. Mille ans d’art antique autour d’un mythe grec, Catalogue d’exposition, Neuchâtel, 1993, 35–39. Également Webster, Monuments ; Trendall et Webster, Illustrations. Kossatz-Deissmann, Dramen, étudie les thèmes eschyléens sur les vases de Sicile et de Grande-Grèce. 29 « Dans le poème de Stésichore, la victoire d’Oreste est un véritable triomphe, qui grâce à l’arc, est le triomphe d’Apollon, de l’auteur et du responsable de la défense du roi assassiné » : A. Néschke, « L’Orestie », 298. 30 D. Steuernagel, « Menschenopfer und Mord » : sacrifice d’Iphigénie, 28–36 et pl. 5–9 ; épisode taurique : 36–42 et pl. 11–13 ; meurtre de Clytemnestre : 50–55, cf. meurtre d’Agamemnon, 55, et fuite devant les Érinyes, 77–81, voir pl. 16–18. 31 Voir F. I. Zeitlin, « The Motif of the Corrupted Sacrifice in Aeschylus’ Oresteia », Transactions of the American Philological Association 96, 1965, 463–508.
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membres de l’aristocratie étrusque, progressivement menacés dans leurs privilèges, à réaffirmer leur droit de vie et de mort sur leur clientèle ou leurs subordonnés autant que sur leurs ennemis ; enfin les prêtres y rappelleraient la norme religieuse et son contraire. Nous ne sommes pourtant pas persuadée par l’argument de la substitution, et l’explication par le contexte étrusque nous paraît faire bien trop systématiquement l’impasse sur le caractère grec et légendaire des sujets : on ne peut certes qu’être frappé par l’accumulation des gestes et des personnages violents autour de l’autel, la faiblesse des victimes souvent soulignée par la nudité, et simultanément la mise en scène rituelle et narrative. Mais la parenté avec les thèmes de la tragédie romaine et le répertoire iconographique de la Grande-Grèce est patente. Puiser dans le fonds culturel dominant, c’est-à-dire dans le répertoire grec, c’est dans les cités étrusques un choix de convention ;32 y puiser des images émouvantes et tourmentées, c’est à la fois susciter la pitié, la crainte et l’admiration, – pitié devant la mort et le malheur, crainte des dieux et crainte de la force aveugle des hommes, admiration des retournements de la fortune et du courage désespéré des héros –, et affirmer, avec autant d’agressivité que les reliefs sur les enceintes extérieures des temples égyptiens, la dignité du mort (et de sa famille), l’inviolabilité du tombeau et l’interdit de l’effraction. On se fera une idée plus claire, nous semble-t-il, des motivations étrusques si l’on se tourne vers les témoignages ultérieurs de l’accueil romain à la légende d’Oreste, à la fin de la période républicaine. Oreste y apparaît d’abord comme l’incarnation du furor, de la folie furieuse, que l’on peut soit stigmatiser comme telle (en oubliant ce qui, dans le mythe, a causé la folie), soit au contraire plaindre comme une réaction aux plus violents des traumatismes : « Je ne te considérerais pas comme un égaré (uaecordem), comme un furieux ( furiosum), comme un insensé (mente captum), comme un dément (dementiorem) pire que les Oreste et les Athamas de la tragédie . . . »33 Et encore : « Ce que nous entendons par furor, ils [les Grecs] l’appellent μελαγχολία, tout comme s’il n’y avait pas autre chose pour déranger l’esprit que la bile noire, et que ce ne fût pas le cas d’une irritation, d’une crainte, d’une douleur particulièrement violentes, car c’est bien à cet ordre de causes que nous songeons, Les maîtres de rhétorique mirent les aventures d’Oreste à leur répertoire scolaire jusqu’au ive siècle, cf. Victorinus I, p. 50 et 64, Orestis thema ( frequenter a rhetoribus tractatum). 33 Contre Pison, 20, 47. 32
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quand nous parlons de la folie furieuse d’Athamas, d’Alcméon, d’Ajax, d’Oreste. »34 Oreste est ensuite le héros qui, porté par nécessité jusqu’aux actes les plus extrêmes, a cependant été justifié par les dieux : « Ce n’est pas sans raison que, dans les récits de fiction aussi, les plus doctes ont raconté à la postérité que l’homme qui tua sa mère pour venger son père, malgré le verdict indécis des hommes, fut acquitté par la sentence des dieux, et même de la déesse sage par excellence. »35 Les dieux soutiennent l’action droite, jusque dans ses pires conséquences. Cicéron voudrait-il ici se citer lui-même en exemple ? Lorsqu’il fit mettre à mort sans jugement Catilina et ses complices, pourtant citoyens romains, il était persuadé d’avoir la justice de son côté et de ne pas s’aliéner les dieux : le salut de la république à ses yeux justifiait les moyens employés. Le mythe d’Oreste encourage de même une philosophie de l’agir, et presque du cynisme politique. Il autorise une confiance accrue dans les capacités humaines, déjà énoncée par Euripide : « À une représentation donnée par Euripide de sa pièce Oreste, Socrate fit, dit-on, répéter les trois premiers vers : “Il n’est pas de situation si inouïe, pas de fatalité, pas de fléau provoqué par la colère céleste dont la nature humaine ne puisse venir à bout par la patience.” »36 Mais un homme agissant envers et contre les hommes pour enfin les forcer à s’incliner devant son héroïsme, où pourrait-il trouver un appui ? L’amitié seule peut ici adoucir son combat tout en stimulant encore son héroïsme. Dès lors, il n’est pas étonnant que la principale vertu que Cicéron célèbre en Oreste soit précisément l’amitié. Ainsi dans le De finibus : « Et quelle est la grandeur de l’amitié, c’est de quoi témoignent les vieilles légendes : car, malgré leur grand nombre et leur grande variété, aussi loin qu’on peut remonter dans l’antiquité, on trouve à peine trois paires d’amis, depuis Thésée jusqu’à Oreste. »37 Et : « Nouveau Pylade, diras-tu que tu es Oreste, afin de mourir à la place de ton ami ? Ou encore, si tu es Oreste, démentirais-tu Pylade et te dénoncerais-tu ? Et si l’on ne te croyait pas, t’abstiendrais-tu de prier qu’on ne vous fît pas tous deux mourir ensemble ? »38
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Tusculanes, 3, 5, 11. Pro Milone, 3, 8. Tusculanes, 4, 29, 63. De finibus, respectivement I, 20, 65. Ibid., II, 24, 79.
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Au théâtre, la foule romaine accueillait l’émulation des deux amis dans le dévouement réciproque avec une délirante ferveur : « Écoutez les exclamations admiratives du populaire et des gens sans culture, quand au théâtre on prononce ces mots : “C’est moi qui suis Oreste !” et la réplique : “Non, non ! Oreste, c’est moi, c’est moi, dis-je !” et puis encore la solution offerte par les deux amis au roi troublé et désorienté : “Eh bien nous demandons qu’on nous tue tous les deux ensemble !” Toutes les fois que cette scène est jouée, est-elle jamais accueillie autrement que par des cris d’enthousiasme ? »39 Cette amitié popularisée par la tragédie romaine, Cicéron y revient dans le Laelius : « Ainsi lorsqu’une personne remplit ses obligations envers son ami en s’exposant au danger ou en s’y associant, qui peut refuser de lui attribuer les plus grands éloges ? Quels cris d’enthousiasme a soulevés récemment sur tous les gradins la dernière pièce de mon hôte et ami Marcus Pacuvius [le Dulorestes ?], quand il montrait, devant le roi qui ignorait lequel d’entre eux était Oreste, Pylade en train de dire qu’il était Oreste, pour se faire exécuter à la place de son ami, tandis qu’Oreste, conformément à la vérité, répétait sans cesse que c’était lui, Oreste. On se levait pour applaudir cette fiction (stantes plaudebant in re ficta) : que n’aurait-on pas fait en présence de la réalité ? »40 Or l’amitié (dont au passage Cicéron reconnaît pourtant une vraie pépinière dans la secte épicurienne, pour laquelle il affiche peu d’estime) est à ses yeux une vertu romaine par excellence. Le De finibus (V, 64), après l’éloge de l’amitié d’Oreste et de Pylade mise en scène par Pacuvius, souligne que les exemples de dévouement sont particulièrement remarquables à Rome. Et Cicéron de marteler en anaphore un « c hez nous . . ., chez nous . . . » insistant (nos enim, nos, nostri) : nous, les Romains, nous savons donner l’exemple de la droiture, de la fidélité, du désintéressement en amitié ! Dans le traitement de la figure d’Oreste, on remarque alors par rapport aux représentations étrusques une différence essentielle : quand l’Étrurie soumettait entièrement à la violence des dieux et des hommes une victime nue et désarmée, et n’indiquait de secours, miraculeux, que du côté des dieux, l’Oreste romain fait front à l’adversité et force l’approbation des dieux plus qu’il ne sollicite leur bienveillance. La mort odieuse sur l’autel barbare devient un acte de bravoure quand c’est 39 40
Ibid., V, 22, 63. Laelius, 7, 24.
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pour sauver un ami que l’on meurt, objet d’un désir exalté quand on rencontre, dans le dévouement, la compétition de l’ami. Un pas supplémentaire à franchir consisterait à dénoncer les dieux, pour opposer le courage humain à leurs sanguinaires caprices. C’est ce que fit Sénèque : « L’homme qui sait mourir / brisera toutes ses chaînes / L’homme qui méprise les dieux et leurs caprices / Qui voit sans s’assombrir / La face sombre de l’Achéron / Qui voit sans pleurer le lamentable Styx / L’homme qui ose mettre fin à ses jours / Celui-là sera roi / Celui-là sera dieu / Malheur à celui qui ne sait pas mourir. »41 Avant Sénèque le tragique, Lucrèce déjà avait fustigé le culte des dieux en proposant, non pas Oreste à notre admiration, mais sa sœur Iphigénie à notre pitié. Lucrèce et les crimes de la
RELIGIO
Dans les marges des aventures d’Oreste, un texte célèbre de Lucrèce donne en effet, à notre avis, la clef du succès de sa légende en milieu romain. Il s’agit d’une réflexion sur la religio, dont le sens, ici, anticipe celui que nous donnons aujourd’hui au mot « religion ». La question est : peut-on sauver les dieux de l’ignominie de leur culte ? L’épisode du sacrifice d’Iphigénie semble répondre par la négative. Si la religio est crainte des dieux, alors le pire se déchaîne. Oreste est celui qui affronte positivement la question, et en assume à son corps défendant les déchirantes contradictions. Il est chez les Tragiques grecs celui qui, de Delphes, qui autorise le meurtre de sa mère, à Athènes, qui absout ce crime (dans les Euménides), ou de Sparte, qui veut l’en punir (voir l’Oreste d’Euripide), en Tauride où l’on prétend l’immoler, finit par vaincre l’épouvante et la convertir en entente fraternelle, unité de cœur avec son ami Pylade et sa sœur Iphigénie, en un mot : concordia. Lucrèce semble en rester au premier palier, celui du sacrifice d’Iphigénie, quand il dépeint sous les plus noires couleurs l’affreuse cérémonie :
41
Sénèque, Agammenon, 714–723, trad. Fl. Dupont.
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renée koch piettre . . . la religion souvent enfanta crimes et sacrilèges. Ainsi, en Aulide, l’autel de la vierge Trivia du sang d’Iphigénie fut horriblement souillé par l’élite des Grecs, la fleur des guerriers. Dès que sa coiffure virginale fut ceinte du bandeau dont les larges tresses encadrèrent ses joues, elle aperçut devant l’autel son père affligé, les prêtres auprès de lui dissimulant leur couteau, et le peuple qui répandait des larmes à sa vue. Muette de terreur, ses genoux ploient, elle tombe. Malheureuse, que lui servait, en un tel moment, d’avoir la première donné au roi le nom de père ? Saisie à mains d’hommes, elle fut portée tremblante à l’autel, non pour accomplir les rites solennels et s’en retourner au chant clair de l’hyménée, mais vierge sacrée, ô sacrilège [casta inceste], à l’heure des noces, tomber, triste victime immolée par son père, pour un départ heureux et béni de la flotte. Combien la religio suscite de malheurs !42
Ce passage de Lucrèce a été fréquemment abordé comme l’ekphrasis d’une peinture célèbre de l’artiste grec Timanthe de Cythnos, qui peignit entre la fin du ve siècle et le début du ive s. av. notre ère. Dans cette œuvre, la critique reconnaissait avant tout le comble de l’expression de la douleur, incarnée, en un savant crescendo, par les personnages masculins, jusqu’au chagrin du père de la victime (Agamamenon), un chagrin si terrible que le pinceau ne put le rendre qu’en voilant la tête du roi. Cicéron en parle en ces termes : « Si le peintre a vu dans le sacrifice d’Iphigénie, alors que Chalcas était sombre, Ulysse plus sombre encore et Ménélas accablé, qu’il lui fallait voiler la tête d’Agamemnon puisqu’il était incapable de rendre avec son pinceau le comble de la douleur ; si enfin l’acteur se demande ce qui est séant, que faut-il penser que doive faire l’orateur ? »43 Et Quintilien : « C’est ce que fit Timanthe, qui était, je crois, originaire de Cythnos, dans le tableau qui lui fit remporter le prix sur Colotès de Téos. Ayant à représenter le sacrifice d’Iphigénie, il avait peint Calchas triste, Ulysse encore plus triste, et donné à Ménélas le maximum d’affliction que pouvait rendre l’art ; ayant épuisé tous les signes d’émotion, ne sachant pas comment rendre convenablement
42 43
Lucrèce, I, 80–103, trad. J. Kany-Turpin. Cicéron, Orator, 74.
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l’expression du père, il lui voila la tête et laissa à chacun le soin de l’imaginer à son gré. »44 Cependant, une évocation plus précise de Pline45 montre dans la peinture de Timanthe une Iphigénie debout près de l’autel, et non portée à bras d’hommes. D’autres peintres ont pu rivaliser d’ingéniosité pour exprimer, comme Lucrèce, l’horreur d’une situation par l’expression des assistants : et Lucrèce, pour sa part (comme plus tard Ovide),46 insiste sur l’impiété, le scandale d’un pareil crime (casta inceste), et non sur la seule affliction des personnages. Nous ne nous sentirons donc pas davantage forcée d’attribuer à Timanthe l’original de la fresque pompéienne bien connue de la maison dite « Du poète tragique », représentant le sacrifice d’Iphigénie. Cette fresque a récemment été interprétée par Gilles Sauron comme une violente condamnation de la conception lucrétienne de la piété et des dieux.47 Sur deux niveaux superposés, cette peinture montre, en bas, Iphigénie soulevée par deux hommes, l’un, barbu, identifié à Ulysse, l’autre, imberbe, en qui on reconnaît Diomède (sur les urnes étrusques, l’un de ces deux héros porte, comme ici, un bonnet conique appelé pilos). À gauche, Agamemnon se tient voilé devant une idole d’Artémis debout entre deux chiens, une torche dans chaque main. À droite, Calchas brandit l’instrument du sacrifice de sa main droite. De la main gauche, il tient le fourreau et lève au ciel des yeux interrogateurs. En haut, à gauche, on voit une biche chevauchée par une jeune fille, probablement Iphigénie elle-même transportée en Tauride ;48 à droite, Artémis, coiffée de son diadème à crochets et tenant son arc de la main gauche, pose son visage sur la main droite, calme et méditative.
Quintilien, Institution oratoire, II, 13, 13. Pline, Histoire naturelle, 35, 73 : « Pour en revenir à Timanthe, sa qualité principale fut sans doute l’ingéniosité : en effet on a de lui une Iphigénie, portée aux nues par les orateurs, qu’il peignit debout, attendant la mort, près de l’autel ; puis, après avoir représenté toute l’assistance affligée – particulièrement son oncle –, et épuisé tous les modes d’expressions de la douleur, il voila le visage du père lui-même, dont il était incapable de rendre convenablement les traits ». 46 Ovide, Métamorphoses, XII, 24–38 : « Lorsque l’intérêt public a vaincu la piété . . . ». « Ovide ironise même sur la science des prêtres et des devins, avec leurs formulaires redondants et incantatoires ainsi que leurs caricatures de raisonnements », note G. Sauron, « Un réquisitoire anti-lucrétien à Pompéi : le tableau du sacrifice d’Iphigénie », Revue des Études Latines 78, 2000, 66. 47 Sauron, « Un réquisitoire anti-lucrétien ». Description de la fresque page 64. 48 Selon Simon et Bauchhenns, « Artemis / Diana », n° 48 et 847. 44 45
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Pour Gilles Sauron, cette scène peinte est l’exact opposé de la dénonciation lucrétienne et ovidienne de la religion traditionnelle. Le savant croit déceler une opposition entre l’« image d’Artémis façonnée par des mains d’hommes », dans le registre inférieur, et « l’apparition céleste de la véritable déesse . . . douée de sentiments, en l’occurrence sans doute d’un mélange de tristesse et de pitié, bien éloigné de la cruauté . . . et de l’indifférence ». Par là cette peinture réhabiliterait la religion, et « la double référence au De rerum natura sert à alimenter une réfutation de la conception épicurienne de la piété . . . [et] lutter contre une philosophie parée de toutes les séductions de la religion ».49 Simultanément pourtant, l’auteur reconnaît que l’entreprise même d’Auguste, de réhabiliter la religion traditionnelle, n’était pas restée sourde aux arguments de Lucrèce :50 d’où notamment l’importance, dit-il, dans les décorations privées, des paysages sacro-idylliques à partir du règne d’Auguste ; le fait que « l’autel de la Pax Augusta se présentait comme la transposition dans le marbre d’un sanctuaire rustique construit en bois » ; ou le fait que « le sanctuaire d’Apollon Palatin, véritable centre de ce renouvellement de la religion romaine, présentait au cœur de son aire sacrée une statue d’Apollon (. . .) qui procédait lui-même à une libation au-dessus de l’autel enflammé ». Nous croyons pourtant que Gilles Sauron est plus dans le vrai quand il remarque l’influence de Lucrèce sur cette image, que quand il y voit un réquisitoire contre Lucrèce. Les regards humains y sont orientés vers la gauche, dans la direction opposée à l’apparition de Diane/Artémis en haut à droite. Les personnages cherchent au ciel ce qui n’y est pas. Ironiquement, celle qu’ils portent au sacrifice est déjà (dans la pensée peut-être de la déesse ?) sauvée, emportée par une biche, loin de ce tumulte et de ces lamentations. Il existe un havre de sérénité. Ce ne sera pas la Tauride, où Iphigénie sera contrainte de desservir une divinité sanguinaire, où Oreste et Pylade aborderont en naufragés : mais ce sera, peut-être, Rome, où les ossement d’Oreste reposeront dans le temple de la Concorde . . . La peinture pompéienne s’inspire bien de Lucrèce, dirons-nous, malgré les différences qui avaient été observées par Croisille (sur l’image, Calchas ne cache pas le fer, et il est dissocié
Sauron, « Un réquisitoire anti-lucrétien », 73. J.-F. Cottier, « La piété de Lucrèce », dans Présence de Lucrèce, (éd. R. Poignault, Tours, 1999), 37–49, examinant les occurrences du mot pietas dans le De natura rerum, estime que, loin de vouloir transmettre un athéisme impie, Lucrèce propose une réforme radicale de la religion. 49 50
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d’Agamemnon, non à côté de lui ; Agamemnon ne paraît pas sur le point d’exécuter lui-même le sacrifice ; de son côté, Lucrèce ne parle pas du sauvetage d’Iphigénie).51 Gilles Sauron remarquait lui-même que le De rerum natura était fort goûté et cité à l’époque de la peinture qui nous occupe : au point qu’on reconnaît plusieurs fois ses vers parmi les graffiti des maisons pompéiennes.52 L’erreur de l’auteur nous paraît être la méconnaissance du véritable point sur lequel porte la critique épicurienne de cet épisode : non pas le culte des dieux en soi, encore moins les dieux, mais le rôle de mauvais conseillers qui est celui des devins. Ce sont les devins qu’incriminent Lucrèce autant qu’Ovide (cf. I, 108 : « braver les croyances et les menaces des devins », religionibus atque minis obsistere uatum). C’est là qu’il faut réfléchir de neuf sur ce que Lucrèce appelle religio. Jean Salem a observé que la plupart des traducteurs ont traduit le mot par « religion » et fait par conséquent de Lucrèce un athée, un homme ennemi de la religion. Lui-même suit cette opinion du grand nombre, tout en admettant qu’il faut parfois des traductions différentes, et qu’il est difficile de faire correspondre exactement les sens divers d’un mot d’une langue à ceux d’un mot unique d’une autre langue. C’est d’ailleurs, argumente-t-il en se référant à une opinion d’Olivier Bloch, « au temps de Lucrèce et de Cicéron que le mot religio prend le sens qu’il a depuis lors ».53 Beaucoup ont soutenu, au contraire, qu’il fallait comprendre religio au sens de la superstitio.54 Un des meilleurs arguments pourrait être le 51 J.-M. Croisille, « Le sacrifice d’Iphigénie dans l’art romain et la littérature latine », Latomus 22, 1963, 209–225. 52 Six fois le vers 1 (Aeneadum genetrix), une fois le vers I, 86 (ductores Danaum, qui appartient à l’épisode d’Iphigénie), une fois le vers II, 1 (suave mari magno) : Sauron, « Un réquisitoire anti-lucrétien », 69. 53 J. Salem, « Comment traduire religio chez Lucrèce ? », Les Études Classiques 62.1, 1994, 24. 54 Sur cette importante question de la superstitio par rapport à religio, voir notamment les pages d’A. Ackermann, Lucrez und der Mythos, Wiesbaden, 1979, 151–163 ; W. Belardi, Superstitio, Rome, 1976 ; É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, 265–278 ; S. Calderone, « Superstitio », Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt I.2, 1972, 377–396 ; D. Grodzynski, « ‘Superstitio’ », Revue des Études Anciennes 76, 1974, 36–60 ; D. Martin, Inventing Superstition. From the Hippocratics to the Christians, Cambridge, Londres : Harvard University Press, 2004 ; M. Sachot, « Comment le christianisme est-il devenu religio ? », Revue des sciences religieuses 59, 1985, 95–118 ; et id., « Religio/Superstitio. Historique d’une subversion et d’un retournement », Revue de l’Histoire des Religions 4, 1991, 355–394 ; J. Scheid, « Religion et superstition à l’époque de Tacite », dans Religión, superstición y magia en el mundo romano, Cadix : Universidad de Cadiz, 1985, 19–34. S. Margel, Superstition. L’anthropologie du religieux en terre de chrétienté,
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commentaire de Servius à Virgile, Énéide VIII, 187 : « La superstition est la crainte vaine et superflue des instances qui nous dominent, c’est-àdire des instances célestes et divines qui se tiennent au-dessus de nous » (superstitio est superstantium rerum id est caelestium et divinarum, quae super nos stant, inanis et superfluus timor). En effet, ce commentaire décrit exactement, sous le nom de superstitio, et en se référant explicitement à Lucrèce (qui pourtant n’emploie jamais le mot superstitio), ce que dénonce Lucrèce sous la figure du monstre religio (horribili super aspectu mortalibus instans). Rappelons ici que Servius commente volontiers Virgile à travers des références à Lucrèce : c’est peut-être souvent mal à propos, comme on l’a prétendu,55 mais c’est aussi parce que Virgile était un admirateur de Lucrèce et un épicurien comme lui. Gageons même qu’à ses yeux l’épicurisme avait désormais, avec Auguste, atteint le moment de son triomphe (voir déjà l’âge d’or de la quatrième Bucolique). Mais le choix du mot religio s’explique sans qu’il soit nécessaire de le référer d’emblée à la superstitio : un article très richement documenté de Józef Korpanty, « La religio dans le poème de Lucrèce », montre notamment le lien constamment opéré par les sources entre la religio et la crainte. Servius rappelait l’expression religio est + infinitif, dont le sens est « avoir scrupule à », « avoir peur de » (dire un mot, etc.), pour un motif de conscience. Stace, fort suspect d’ailleurs d’épicurisme, écrivait que « c’est la crainte qui a créé les dieux », primus in orbe deos fecit timor. Un lexicographe définissait la religion comme crainte ou inquiétude, agitation de l’âme : Religio, metus vel sollicitudo. Cicéron, qui définit la religio tantôt par l’hendiadys inanis religio timorque, tantôt doublement comme crainte des dieux et comme cérémonies en leur honneur, pense cependant pouvoir la purger de la crainte pour ne conserver que la relation entre les hommes et les dieux, relation que Sénèque de son côté exprimerait volontiers comme un lien d’amour (amandos timet : on craint les dieux dans la superstition, alors qu’il faudrait les aimer). Cette définition de la religion par la crainte est notamment patente là où elle est prêtée aux épicuriens, comme lorsque Cicéron raille cette secte qui porte Épicure aux nues parce qu’il aurait libéré les hommes « des maîtres les plus pénibles, à savoir une terreur continuelle et la
Paris : Galilée, 2005, a récemment abordé la question dans une dimension anthropologique et philosophique. 55 L. Deschamps, « Les citations du De Rerum Natura de Lucrèce dans le commentaire de Servius à l’œuvre de Virgile », dans dans Présence de Lucrèce, (éd. R. Poignault, Tours, 1999), 206 et 210–12.
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crainte aussi bien diurne que nocturne » (cette crainte est l’épouvante provoquée par les visions, notamment rêvées, d’êtres surhumains : ce sont ces visions qui ont amené les hommes au culte des dieux, comme l’expose Lucrèce, V, 1161–1240). Et c’est une parole d’épicurien imprégné de Lucrèce que laisse entendre Virgile, lorsqu’il écrit ces vers célèbres de la seconde Géorgique : Felix qui potuit rerum cognoscere causas Atque metus omnis et inexorabile fatum Subiecit pedibus . . .56 Heureux celui qui a pu s’enquérir des causes et qui a foulé aux pieds toutes les peurs et le sort inexorable . . .
Ce passage reprend l’image du monstre religio foulé aux pieds par ce nouvel Hercule qu’est Épicure.57 L’épouvantail religio s’y trouve décomposé en deux traits à bannir, à savoir la crainte (toute crainte) et le fatum, c’est-à-dire le destin tenu pour inexorable et irrévocable, une volonté divine toute-puissante. On lui oppose la connaissance de la nature, autrement dit la connaissance des causes, condition du bonheur ( felix). Que cette connaissance de la nature repose sur la raison, cela est évident, mais ce n’est pas pour autant que Virgile défend ce que nous appellerions aujourd’hui irréligion et impiété, comme on le sait par les Géorgiques qui lui furent commandées pour appuyer la réforme augustéenne. Bientôt relayée par la réforme religieuse d’Auguste, la critique lucrétienne met en place, autour de la légende argienne, les fondements d’une réflexion sur les croyances et les pratiques du culte, qui firent émerger la religio simultanément comme un repoussoir (l’ancienne religio, la crainte des dieux épouvantails) et comme un terrain d’essai où s’inventent des attitudes nouvelles et de nouveaux modes de relation entre les hommes et avec les dieux.58
Virgile, Géorgiques II, 490–492. Cf. R. Chambert, « Hercule lucrétien et Hercule stoïcien. Évolution et complexité d’un mythe », dans Présence de Lucrèce, (éd. R. Poignault, Tours, 1999), 149–164. 58 Il serait tentant de considérer la description du cortège de Cybèle (Lucrèce, De rerum natura, 2, 610–640) comme un pendant à la description du sacrifice d’Iphigénie : nous y trouvons à nouveau un rite barbare et sanglant – mais ce culte intronisé à Rome n’encourt plus la condamnation du poète : il est au contraire resémantisé en allégorie. 56 57
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renée koch piettre Octave en nouvel Oreste
Une remarquable émergence de la figure d’Oreste accompagne l’accession d’Octave au principat. Un article assez récent a fait le point là-dessus.59 Partant de la mention par Pausanias60 d’une statue d’Auguste sous les traits d’Oreste dans l’Héraion de Mycènes, τὸν γὰρ ἐπίγραμμα ἔχοντα, ὡς εἴη βασιλεὺς Αὔγουστος, Ὀρέστην εἶναι λέγουσιν « Et ils disent en effet que la statue portant une inscription disant que c’est Auguste, représente Oreste », Anouk Delcourt propose, pour rendre compte de cette identification,61 une argumentation double. D’une part, Auguste a justifié l’effusion du sang romain au cours de la guerre civile par la nécessité de venger son père adoptif Jules César. Et c’est en effet un argument qui apparaît dans ses Res Gestae (I, 2) : qui parentem meum [trucidauer]un[t, eo]s in exilium expuli iudiciis legitimis ultus eorum [fa]cin[us, « ceux qui assassinèrent mon père, je les ai jetés en exil, et c’est par un jugement légitime que j’ai tiré vengeance de leur crime », comme dans les Annales de Tacite.62 De fait, les premières mentions connues d’Oreste, dans Homère, font de lui, d’abord et avant tout, le parangon de la piété filiale.63 Il faut cependant, reconnaît l’auteur, attendre Claudien (vers 400 de notre ère) pour trouver un témoin montrant « Octave vengeur à la manière d’Oreste », c’est-à-dire obligé, comme chez les Tragiques, de verser le sang des siens par devoir de piété filiale.64 59 A. Delcourt, « Entre légende et histoire : Oreste et le prince », Les Études Classiques 66, 1998, 61–72. 60 Pausanias, II, 17, 3. 61 Frazer (Pausanias’s Description of Greece, London, 1898) commente le passage de Pausanias (et Pausanias I, 18, 3) en répertoriant des reconversions d’anciennes statues en faveur de personnalités vivantes : cf. N. Cecioni, « Octavian and Orestes in Pausanias », The Classical Quarterly 43, 1993, 506 (commentant M. Dewar, « Octavian and Orestes in the finale of the first Georgic », Classical Quarterly 38, 1988, 563–565), qui ne croit pas ici à une réutilisation. 62 Tacite, Annales, I, 9, 3 : « Pour les uns, sa piété filiale et la situation critique de l’État, où les lois n’avaient plus de place, l’avaient poussé à la guerre civile, qui ne peut être préparée ni menée par des moyens honnêtes ». Delcourt, « Entre légende et histoire », rappelle aussi la dédicace du temple de Mars Ultor, promise par Octave en 42 av. notre ère, réalisée en 2 av. notre ère. 63 Odyssée, I, 35–43 et 298–300 ; III, 196–198. 64 Delcourt, « Entre légende et histoire », 69. Claudien, Consolation à Honorius, 113–118, compare l’empereur Honorius à Oreste puis à Octave, mais l’excuse n’est pas sans reste : Ense Thyestiadae poenas exegit Orestes, / sed mixtum pietate nefas dubitandaque caedis / gloria, materno laudem cum crimine pensat ; / pauit Iuleos inuiso sanguine manes / Augustus sed falsa pii praeconia sumpsit / in luctum patriae ciuili strage parentans « Oreste, par le glaive, punit le fils de Thyeste, mais un sacrilège est mêlé à sa piété, et la gloire qu’il tire du meurtre reste douteux, quand il en paie le mérite par la mort de sa mère. Auguste rassasia les
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Resterait alors à attribuer à Auguste le dépôt des cendres d’Oreste dans le voisinage du temple de la Concorde, signalé par Servius (supra) : mais l’argument est fragile. Un article de Michael Dewar65 offre cependant à l’hypothèse de notre auteur un second argument : l’image de l’attelage fou, qui n’obéit plus aux rênes, servit à Virgile pour décrire le déchaînement de la guerre civile dans une comparaison où dans l’aurige impuissant il faudrait reconnaître Octave. Octave aurait été emporté par la marée guerrière comme le fut Oreste par les Érinyes furieuses, selon le « topos tragique de l’attelage fou » souvent appliqué au fils d’Agamemnon : ut, cum carceribus sese effudere quadrigae, addunt in spatia et frustra retinacula tendens fertur equis auriga neque audit currus habenas. Ainsi, quand ils se sont échappés de leurs loges, les quadriges prennent de la vitesse ; en vain le cocher raidit les guides ; ses chevaux l’emportent et l’attelage n’obéit plus aux rênes.66
Selon Anouk Delcourt, l’important, dans cette comparaison, n’était pourtant pas l’impuissance du cocher, mais plutôt sa capacité à laisser, un temps, filer les rênes sans quitter son char, jusqu’au moment où les cavales furieuses s’apaiseraient d’elles-mêmes : « Ce parallèle ne tient pas tant [. . .] à l’acte de vengeance lui-même qu’au retour à la paix qui suit le débordement des Érinyes. L’Oreste auquel s’identifie le plus naturellement le prince, celui d’Aricie, est le héros délivré des Érinyes par la réussite de son voyage en Tauride. »67 La place prestigieuse du
mânes de Jules du sang de ses ennemis, mais il s’attribua de fausses louanges de piété en vengeant dans la guerre civile la douleur causée par la mort de son père ». 65 M. Dewar, « Octavian and Orestes » ; cf. id., « Octavian and Orestes Again », Classical Quarterly 40, 1990, 580–582 ; et F. Létoublon, « Sophocle entre Homère et Héliodore », L’Information littéraire 42, 1990, 3–6. Dans Eschyle, Choéphores, 1021–1025, Oreste en proie aux Érinyes se sent comme aux prises avec un attelage incontrôlable. Dans Sophocle, Électre, 698–756, le précepteur feint de rapporter à Clytemnestre les cendres de son fils Oreste mort dans une course de chars. » (cf. aussi le verbe trochêlatein caractérisant l’aiguillon des Érinyes, selon Euripide, Électre, 1253 ; Oreste, 36 ; comparer Iphigénie en Tauride, 79–84). 66 Virgile, Géorgiques, I, 512–514 (trad. CUF). Madalina Vârtejanu-Joubert me signale un autre attelage fou, celui de Jéhu dans une guerre civile biblique en 2 Rois 9, 20. 67 A. Delcourt, « Entre légende et histoire », 70. P. Hardie, « The Aeneid and the Oresteia », Proceedings of the Virgil Society 20, 1991, 29–45, compare le rôle joué par l’Énéide dans la Rome augustéenne avec le rôle des Euménides dans l’Athènes du temps d’Eschyle.
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couple divin d’Apollon (le dieu vainqueur d’Actium)68 et d’Artémis dans le panthéon augustéen rappellerait d’ailleurs la guérison d’Oreste par l’entremise conjuguée d’Apollon et d’Artémis. Nous déduirons un troisième argument de l’analyse par Wolfgang Schindler d’une scène empruntée à Iphigénie en Tauride sur un cratère funéraire de bronze trouvé à Varna, en Bulgarie :69 cette fois, c’est le tandem d’Oreste et de Pylade qui sert de pilier à la comparaison avec Auguste et son successeur désigné Agrippa, dans la propagande impériale. Le cratère montre Oreste et Pylade combattant Thoas et ses hommes depuis le navire préparé pour leur fuite : il s’agirait d’une allégorie d’Auguste et d’Agrippa, dont l’épouse, Julie, fille d’Auguste, serait par ailleurs reconnaissable dans le profil d’Iphigénie dictant à Pylade la lettre qui permettra la reconnaissance entre Oreste et sa sœur. Enfin, sur le vase, c’est, de manière caractéristique, le dieu Apollon, le protecteur d’Auguste, qui intervient pour secourir les deux amis, au lieu de l’épiphanie d’Athéna mise en scène par Euripide. L’utopie scythe illustrerait ainsi la fiction politique d’une entente sans faille au sein de la famille impériale. Résumons : Auguste aurait eu quatre raisons de recourir à une identification allégorique avec la figure d’Oreste. Elle lui servait, sous
68 Virgile, Énéide, VIII, 704–728. Suétone, Auguste, 94, fait état d’une légende qui présente Apollon comme le père d’Auguste. 69 W. Schindler, « Griechischer Mythos als politische Allegorie der Römer – untersucht am Bilderzyklus aus der Iphigeniensage auf dem Bronzekrater in Varna », Wissenschaftliche Zeitschrift der Humbold-Universität zu Berlin, Gesellschafts- und Sprachwissenschaftliche Reihe 25, 1976, 475–483, pl. 42–49 ; et id. « Allegorie der Iulia Augusti als Iphigenie auf dem Bronze-Krater in Varna », Klio 62, 1980, 99–109. Voir aussi K. Skorpil, Österreichische Jahreshefte 15, 1912, 101–134, fig. 74–120; et id., « Archäologische Bemerkungen von der Küste des Schwarzen Meeres », Bulletin de l’Institut d’Archéologie Bulgare 6, 1930/31, 58–68, fig. 45–49 ; L. Curtius, « Orest und Iphigenie in Tauris. Zum Bronzekrater von Dionysopolis-Balcik », Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts, Römische Abteilung 49, 1934, 247–294. Selon l’auteur, le cratère de Varna peut être daté entre 23 av. notre ère, date du mariage d’Agrippa avec la fille d’Auguste, et 12 av. notre ère date de la mort d’Agrippa, ou bien, à la rigueur, des règnes de Caligula (37–41 : Caligula est l’arrière-petit-fils d’Auguste) ou de Claude (41–54 : Claude est le frère de Germanicus qui fut l’époux d’Agrippine l’Aînée, fille d’Agrippa, petite-fille d’Auguste, et le père de Caligula), dont l’ascendance garantissait la légitimité. Après la mort d’Agrippa, Julie fut mariée à Tibère, nouveau successeur désigné d’Auguste, mais subit une damnatio memoriae et l’exil en 2 av. notre ère. Elle avait été fêtée sur l’île de Cos sous le titre de Nouvelle Artémis (W. Schindler, « Allegorie der Iulia Augusti », 103), à l’époque où le jeune couple Agrippa-Julie accomplissait un voyage de quatre années en Orient. Peut-être Agrippa avait-il lui-même dédicacé la statue d’AugusteOreste à l’Héraion d’Argos, lorsqu’en 16–15 av. notre ère il visitait l’Argolide ( J.-M. Roddaz, Marcus Agrippa, Rome, 1989, 423) ?
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l’emblème de la piété filiale d’Oreste, à se poser en vengeur de son père adoptif ; sous la métaphore des Érinyes, à excuser les débordements de la guerre civile ; par l’épisode taurique, à illustrer la conquête de la pax augusta ; et sous l’image des inséparables Oreste et Pylade flanqués d’Iphigénie, à exalter la concorde interne jusque dans sa propre famille, garante d’une transmission paisible du pouvoir. Nous soulignerons un dernier argument : comme Oreste, Octave s’est placé, dans son action vengeresse, sous l’autorité d’Apollon, le grand dieu de Delphes, et d’Artémis. Nous y reviendrons à l’instant. Loin de nous l’idée de réduire cette allégorie à un mensonge politique. Virgile pouvait témoigner de l’attachement du prince à ses amis. Et les foules témoignaient autant de la popularité des aventures d’Oreste que de leur adhésion à cette relecture du mythe, quand elles représentaient Auguste sous les traits d’Oreste, ou célébraient Julia Augusti comme une nouvelle Artémis.70 Iconographie funéraire sous l’empire Un récent ouvrage de Ruth Bielfeldt71 consacré à « Oreste sur des sarcophages romains » rend justice non seulement à la vitalité de la réception romaine du mythe grec d’Oreste, mais encore à l’idiosyncrasie proprement religieuse de ce mythe dans la Rome impériale du second siècle de notre ère. Il montre, à travers une série de plaques de sarcophages sculptées de deux épisodes de la légende d’Oreste – le meurtre d’Égisthe et de Clytemnestre, et l’aventure taurique – la moralisation de la légende et sa fonction paradigmatique, tant des vertus du mort que des vertus proposées en exemple aux vivants. Parmi ces vertus, dans un fluide va-et-vient des déjà-morts aux encore-vivants, figure en bonne place la piété des devoirs dus aux morts eux-mêmes : ici, comme d’emblée le pose l’introduction, le mythe et l’allégorie ne s’excluent pas mutuellement, mais se renforcent en appelant le spectateur à entrer dans l’image pour revêtir lui-même les rôles que celle-ci
70 Pour une réutilisation impériale ultérieure de l’identification à Oreste et Pylade, voir M.-H. Quet, « Éloge par Aelius Aristide des co-empereurs Marc Aurèle et Lucius Vérus, à l’issue de la guerre contre les Parthes », Journal des Savants, 2002.1, 2002, 75–150. 71 R. Bielfeldt, Orestes auf römischen Sarkophagen, Munich, 2005, cf. P. Zanker et B. Ewald, Mit Mythen leben, 359–364. Le catalogue de base est celui de C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs, Berlin, 1890, 168–188, n° 154–180. Voir aussi F. Giraud, « La légende d’Oreste sur les sarcophages romains », Latomus 56, 134–141, 1997.
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met en scène. On peut sans doute affirmer qu’il y eut, dans la Rome à l’école de la Grèce, un usage social et performatif de l’iconographie funéraire d’Oreste. Cette thèse mérite que nous nous y arrêtions un peu. L’Oreste des sarcophages du second siècle n’est pas un suppliant réfugié à Delphes pour y obtenir la purification du matricide, mais un vaillant champion d’Apollon, prompt à exercer la justice divine sur les meurtriers de son père, en compagnie de son alter ego Pylade avec qui il rend aussi visite au mort. Le meurtre sauvage de Clytemnestre est élidé, la beauté de son cadavre soulignée par opposition à l’ignominie de la mort d’Égisthe saisi au moment de sa honteuse bascule, cul par-dessus tête, à bas du trône usurpé ; cependant que Pylade (?), co-justicier d’Oreste, déjà essuie la lame de son épée dans le manteau de sa victime.72 Les Érinyes ne sont pas des monstres vengeurs du sang maternel, ni l’incarnation du remords, elles apparaissent au contraire comme des Furies apaisées et le plus souvent déjà endormies, par anticipation d’un happy end, dans l’ensemble des scènes agencées avec le souci de l’exemplarité plus que de la cohérence narrative.73 L’exception que constitue un sarcophage
72 Cette identification n’emporte pas notre adhésion. Il nous semble même que le personnage de Pylade est souvent absent de ces représentations, et que la plupart les jeunes gens nus y représentent Oreste saisi dans les différentes phases de son action. 73 Ruth Bielfeldt paraît croire que les Érinyes des Tragiques sont toujours celles qui incarnent le remords du matricide. Loin s’en faut ! Voir F. Dupont, L’insignifiance tragique, Paris : Gallimard, 2001, 99sq., évoquant, dans l’Électre de Sophocle, « La présence récurrente des Érinyes », « non pas celles de Clytemnestre inventées par Eschyle, mais celles traditionnelles d’Agamemnon et issues de l’épopée ». « Non seulement elles entrent avec lui dans le palais d’Égisthe, mais l’Érinys du roi assassiné était déjà présente avant, associée à la mémoire du mort et au devoir de vengeance (275 et 490). Électre aussi invoque les Érinyes des hommes tués injustement et dont on vole l’épouse (112–113) ». Mieux : les Érinyes sont bien présentes, dès Eschyle, du côté d’Apollon, pour menacer celui qui ne vengerait pas le sang paternel (Choéphores, 283–290 : « Et sa [d’Apollon] voix nous annonce aussi les attaques des Érinyes que provoque le meurtre d’un père et les visions d’effroi qui viennent
s’offrir aux regards roulant dans l’ombre un œil en feu. L’arme ténébreuse des enfers, quand des morts de son sang l’implorent – rage, délire, vaine épouvante issue des nuits – agite, trouble l’homme, jusqu’à le chasser de sa ville, la chair outrageusement meurtrie sous cet aiguillon de bronze ». Cassandre les voyait attachées au palais d’Argos depuis le crime initial de la race (Agamemnon, 1188–1193 : « Ah ! elle a bu, pour se donner plus d’audace – elle a bu du sang humain, la bande joyeuse qui s’attarde en ce palais et ne s’en laisse pas aisément déloger, la bande des Érinyes de la race ! Attachées à cette demeure, elles y chantent le chant qui dit le crime initial, puis, à son tour, flétrissent la couche fraternelle, cruelle à qui la souilla », traductions C.U.F.). Les sculpteurs des sarcophages ont donc pu, sur ce point, s’inspirer directement des Tragiques, notamment lorsque l’une des Érinyes (planche 3) brandit un serpent dont la tête est directement posée sur la lame qu’empoigne Oreste.
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conservé à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg attesterait, selon l’auteur, le choix conscient de ces formes et de ces interprétations, et la possibilité maintenue de sélections très différentes opérées parmi les motifs disponibles dans la longue mémoire iconographique. L’étude du cycle taurique s’ordonne autour de deux reliefs exemplaires : celui d’un sarcophage de Munich, et celui de deux plaques de sarcophage qui inspirèrent, à Weimar, le classicisme de l’Iphigenie auf Taurus de Goethe. On y discerne, non sans remarquables raccourcis iconographiques, le soutien de Pylade à Oreste terrassé par la folie, la méditation d’Oreste sur son propre deuil, la rencontre du frère et de la sœur autour de l’odieux autel taurique, leur reconnaissance mutuelle, la fuite du trio et son combat contre Thoas et ses hommes, Iphigénie emportant l’idole d’Artémis. Point n’est besoin ici, nous semble-t-il, d’arguer des variations dans le vêtement d’Iphigénie pour y lire une évolution vers la vraie piété :74 c’est par ruse, et sous le prétexte de laver une souillure dont la seule vue eût été fatale aux voyeurs, qu’Iphigénie en fuyant vole l’idole d’Artémis (Euripide, Iphigénie en Tauride, 1218 : peplon ommatôn prothesthai, « protège ton visage d’un voile », telle est la recommandation de la prêtresse au roi) ; la piété consistait simplement à arracher la déesse à un culte barbare, celui-là même que Lucrèce flétrit comme superstition. La suite de l’ouvrage de Ruth Bielfeldt récapitule le motif de la piété d’Iphigénie, celui de l’amitié exemplaire des deux héros,75 et celui de la vaillance (uirtus) d’Oreste dans le combat contre les Taures : les sarcophages proposent des modèles de ces trois vertus. Ils élaborent d’autre part – dans une exploration dialectique, illustrée par la littérature romaine, entre l’assassinat et le devoir de piété comme entre la démence et la fureur inspirée – une uita d’Oreste qui fait du héros le parangon de la victoire de la piété et de la concorde (filiale, familiale et envers les dieux) sur la folie et sur les divisions des hommes.76 L’auteur pose enfin la question essentielle de la réception des sarcophages étudiés. L’étude de la disposition générale des sarcophages à l’intérieur de la Tomba della Medusa à Rome lui permet d’affirmer que 74 L’héroïne apparaît certes à plusieurs reprises figurée l’épaule nue dans le sanctuaire taurique, et tout emmitouflée dans son himation lors de la fuite au vaisseau : cependant la plaque de Weimar (Bielfeldt, Orestes, pl. 25) la montre plus « dignement » vêtue devant l’autel que sur la passerelle du bateau ! 75 Avec une citation remarquable d’un epyllion, Orestis tragoedia, du poète carthaginois Dracontius au ve s. de notre ère (Bielfeldt, Orestes, 257 sq.) 76 Cf. Zanker et Ewald, Mit Mythen leben, 115.
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cet aménagement ne vise ni à exalter la mémoire particulière de chaque mort, ni à nourrir le deuil des vivants : mais il est pour les survivants une leçon de vie dans le dialogue avec la mort – leurs morts, et leur propre mort, offerte à leur méditation. La monographie de Ruth Bielfeldt apporte ainsi une preuve de la vitalité du mythe d’Oreste dans la Rome impériale. Il s’agit toujours, incontestablement d’un mythe romain, à usage romain. Reste que l’exemplarité ne suffit pas, à notre avis, à rendre compte de la fortune de ce thème dans les usages funéraires du second siècle. Oreste serait-il redevenu le parangon moral qu’il fut dès l’Odyssée, qui le proposait en modèle à Télémaque ? Ou bien l’heure était-elle venue de reconnaître en lui, en lointain écho de Stésichore et d’Eschyle, selon une formule qui naturellement fait mouche, un « pécheur justifié » ?77 L’arrière-plan littéraire n’est certes pas à négliger : d’Homère à Euripide en passant par Stésichore, les relectures successives de la tradition et son enrichissement progressif avaient fait d’Oreste le héros le plus complexe du canon tragique ; oscillant entre la piété et le crime, il resta un mutant perpétuel, en constante évolution, toujours réinterprétant sa destinée. L’iconographie, en le prenant pour objet, témoigne d’une réflexion et d’une pratique polythéistes inscrites dans la paideia de l’élite :78 il est possible de mesurer à une aune plus précisément religieuse l’autorité de ce mythe, si paradoxale à Rome, et sa profonde imprégnation des consciences. Oreste voilé ? L’évolution d’un mythe ne lui ôte pas ses traits essentiels ; parmi ces traits, un détail peut tenir lieu de signature. Nous avons été frappée, dans les avatars de la légende d’Oreste, par la récurrence d’un motif que nous nous laisserons aller à commenter un peu librement : celui d’un voile, d’une vaste étoffe qui, dans la documentation de Ruth Bielfeldt, se déploie en toile de fond immanquablement sur toute une moitié de la séquence du double meurtre, et semble se prolonger dans le vêtement d’Égisthe où le meurtrier essuie sa lame. Peut-être s’agit-il seulement
J. Alaux, Le liège et le filet, Paris : Belin, 1995, 114, citant un titre de James Hogg. Cf. S. Goldhill, « Artemis and Cultural Identity in Empire Culture : How to think about Polytheism now? », dans Greeks and Greekness: Viewing the Greek Past under the Roman Empire, (éd. D. Konstan et S. Saïd, 2006, Cambridge), 157–161. 77 78
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d’un motif décoratif conventionnel, d’un drapé funéraire où l’artisan exerce sa virtuosité. Il autorise cependant des effets narratifs, dont le plus évident est l’unification de la composition : il évite, pour l’œil, les solutions de continuité d’une scène à l’autre ; les Érinyes apparaissent généralement derrière le voile, rarement devant, comme s’il était là pour cacher les enfers, à moins qu’il ne signalât l’étouffante prison des forfaits et secrets de l’espace familial. Mais ce drapé ne développe-t-il pas aussi, à l’extrême, un motif présent dès les premières versions de la légende ? Nous voulons parler du stegastron des Choéphores d’Eschyle (v. 984), littéralement une sorte de « tente » faisant toit : le mot désigne le vêtement-couverture dans lequel Agamemnon fut piégé et enveloppé par ses meurtriers,79 et qui peut suffire parfois à identifier la scène de son assassinat, ou à établir avec lui une correspondance déterminante. Ainsi une plaque de terre cuite crétoise du Musée d’Héraklion datant du viie s. av. notre ère montre Égisthe qui semble jeter « sur la tête du roi une pièce de tissu qui doit l’empêcher de se défendre », ce détail faisant « preuve à lui seul pour l’identification de la scène, car il faut évidemment y voir le filet dont Clytemnestre enveloppe son époux dans l’Agamemnon d’Eschyle notamment ».80 Jusque dans l’Agamemnon de Sénèque, le piège vestimentaire reste l’objet d’une longue description, dans son efficacité mortelle (881–889).81 Le motif fonctionne dans une 79 Parmi les allusions à ce piège : Eschyle, Agamemnon, 1382–3 (« C’est un réseau sans issue, un vrai filet à poissons que je tends autour de lui, une robe au faste perfide ») ; Choéphores, 983–4 et 997–1013 ( pharos, etc.) ; Euménides, 634–5 (« elle déploie sur lui un grand linon – pharos pereskênôsen : de skênê, la tente – et frappe l’époux, pris dans le voile brodé comme dans un piège sans issue ») ; Euripide, Électre, 154–5. Le cratère de Boston en offre une illustration remarquable : E. Vermeule, « The Boston Oresteia Krater », American Journal of Archaeology 70, 1966, 4 et pl. 1–2. 80 Knoepfler, Les imagiers de l’Orestie, 23 et fig. 5 (LIMC, Agamemnon 91 = Klytaimestra 4), cf. A. Prag, The Oresteia: Iconographic and Narrative Tradition, Warminster and Chicago, 1985, p. 1–2 et pl. 1, qui conteste une telle interprétation. Selon Knoepfler on a retrouvé ou cru retrouver ce stegastron également aux fig. 18, 35 pl. VII (cratère du Peintre de la Dokimasia, conservé à Boston), 74–75 (urnes d’albâtre d’origine étrusque). 81 Il nous semble difficile de reconnaître ce même vêtement dès la mitra de bronze, d’origine crétoise, datée de la deuxième moitié du viie s., que l’on conserve à Olympie, et qui montre une femme richement vêtue assise sur un trône historié et tout enfermée dans une vaste étoffe brodée qu’elle tient au-dessus de sa tête, cependant qu’un jeune homme coiffé d’un étrange bonnet à tête de lion s’avance, dégainant (ou rengainant ?) son épée, suivi d’une jeune femme debout, dont le geste des bras pourrait être aussi bien celui de la salutation ou de l’exhortation que de l’effroi : Prag, The Oresteia, 1985, 37–38 et pl. 25 ; cf. Knoepfler, Les imagiers de l’Orestie, fig. 7 (LIMC, Alexandros 52 = Helene 111 = Klytaimestra 42). S’agit-il de Clytemnestre attaquée par Oreste et se protégeant de ce même vêtement dont elle enveloppa Agamemnon ? S’agit-il de Pâris ou plutôt de Ménélas devant Hélène retrouvée ? Ne pourrait-il s’agir aussi bien,
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ambiguïté entre le manteau de noces82 et le linceul de mort, il dit la protection trompeuse de la demeure familiale, de l’oikos, où l’on ne retourne à l’abri que pour y mourir.83 Il peut aussi signifier la ruse et la dissimulation, quand, pour frapper par surprise, le sacrificateur cache le couteau à la victime (Iphigénie) ou Oreste enveloppe de son vêtement son bras armé de l’épée,84 ou lorsqu’en fuyant la Tauride Iphigénie demande aux assistants de se couvrir les yeux pour éviter la vue de l’idole (cette idole est elle-même dissimulée « dans un fagot » qui lui vaudra en Sicile l’appellation de Phakelitis). Mais il a acquis, semble-t-il, la fonction proprement funéraire qui apparaît déjà dans la tête couverte de l’Agamemnon se détournant du sacrifice de sa fille dans la Maison du Poète tragique, et qui fait retour au second siècle de l’empire, au centre de la composition de certains reliefs funéraires mettant en scène l’aventure taurique, dans le personnage d’Oreste assis, la tête voilée, méditant sur sa mort prochaine.85 Un mort, dirions-nous, cela se couvre, et n’est exposé qu’à ce prix. L’obscénité du corps dénudé de la vierge en tant qu’elle est emportée au sacrifice à bras d’hommes sous les yeux de son père, l’obscénité du sein de Clytemnestre en tant que la mère en se découvrant exhibe l’endroit où le matricide va frapper, l’obscénité du cadavre de la maîtresse-épouse qu’Égisthe découvre en soulevant le voile, l’obscénité des têtes de victimes humaines en guirlande aux piliers de l’Artémis taurique . . . : à tout cela la réponse est faite de voile et de dévoilement, pour une incitation au meurtre de cela même qui ne devrait jamais en être l’objet. suggérons-nous, déjà d’Héraklès, suivi d’Iole, devant Déjanire qui lui prépare le piège du centaure dans l’espoir d’en faire comme un manteau d’épousailles (Sophocle, Les Trachiniennes) ? Ou de Jason devant sa fiancée Créüse se parant de la robe empoisonnée que vient de lui offrir Médée ? 82 Voir le pharos tissé pour les noces divines primordiales dans la théogonie de Phérécyde (fr. B2 Diels-Kranz), ou le pastos, manteau nuptial des Grecs, la couverture étendue au-dessus des mariés en signe du conubium romain (nubile, nuptial, ont même origine qu’obnubiler, « couvrir de nuages ») : J. Scheid et J. Svenbro, Le métier de Zeus. Mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain, Paris : La Découverte, 1994, 68–91 et 92–116. 83 Voir aussi le jeu sur l’anonymat provisoire du cadavre voilé de Clytemnestre à la fin de l’Électre de Sophocle : invité à soulever le voile, Égisthe se prépare à découvrir le cadavre d’Oreste, mais reconnaît celui de Clytemnestre, qui préfigure sa propre mort. Parmi les objets permettant la reconnaissance entre Électre et Oreste, il y aura eu le voile qu’Iphigénie broda du crime de Thyeste (Euripide, Iphigénie en Tauride, 814). 84 Le motif est dans Pacuvius, 186 Ribbeck3 (« par ruse il abrite son bras en l’enroulant dans sa chlamyde », clamide contorta astu clupeat braccium) ; on le retrouve sur les sarcophages romains. 85 Bielfeldt, Orestes, 28, 29, 31, 32.
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Le choix d’Oreste, l’audace d’Oreste autorisé par Apollon et absout par Athéna, c’est, par une mise en sommeil de l’Érinys (et cette évolution peut s’analyser dès Eschyle, et peut-être dès Stésichore), le meurtre de l’ancienne Religio, alias, dirions-nous, Némésis, alias la Pudeur – qui ne lie les membres d’une famille que par la faille qui indéfectiblement les sépare et ne fonde la cité que sur l’énergie de la stasis –, au profit du gouvernement moral et raisonné de la Religion. Et l’on peut bien, alors, méditer et pleurer sur ce que l’on a impudemment écarté, tué ou détruit. On peut bien y lire l’anticipation de sa propre mort et la vanité des choses humaines. « Il faut mourir », répétait Auguste à ceux qu’il faisait mettre à mort après la prise de Pérouse : « Certains écrivent que, parmi ceux qui s’étaient rendus, il aurait choisi trois cents personnes, de l’ordre sénatorial comme de l’ordre équestre, pour les faire égorger telles des victimes sur l’autel érigé au divin Jules, le jour des ides de mars » – et c’était afin de disposer de leurs biens et s’en servir pour payer ses vétérans.86 La Concorde pacificatrice s’est étendue sur les passions humaines comme un linceul de mort : bien cachée sous l’étoffe, la barbarie est entrée voilée au panthéon de marbre de l’Occident. Bibliographie Ackermann, Erich, Lukrez und der Mythos, Wiesbaden : F. Steiner, Palingenesia 12, 1979. Alaux, Jean, Le liège et le filet, Paris : Belin, 1995. ———, « La mimèsis d’Oreste : Choéphores, 540–550 », Cahiers du GITA, 10 (Les Choéphores d’Eschyle), 1997, 123–137. Belardi, Walter, Superstitio, Rome : Università di Roma, Istituto de glottologia : Herder, 1976. Benveniste, Émile, Vocabulaire des institutions indo-européennes (II, Pouvoir, droit, religion), Paris : éditions de Minuit, 1969. Bielfeldt, Ruth, Orestes auf römischen Sarkophagen, Munich : Reimer (Diss. München), 2005. Bremmer, Jan N. et Horsfall, Nicholas M., éd., 1987, Roman Myth and Mythography, Londres : University of London, Institute of classical studies, 1987 (Bulletin of the Institute of Classical Studies, Supplement 52). Calderone, Salvatore, « Superstitio », Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt I.2, 1972, 377–396. Cambitoglou, Alexander, « Iphigeneia in Tauris », Antike Kunst 18, 1975, 56–66. Cecioni, Natale, « Octavian and Orestes in Pausanias », The Classical Quarterly n. s. 43, 1993, 506–506. Chambert, Régine, « Hercule lucrétien et Hercule stoïcien. Évolution et complexité d’un mythe », dans Présence de Lucrèce, (éd. R. Poignault, Tours, Centre de recherches A. Piganiol, 1999), 149–164.
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LES MARGES DU LANGAGE DANS LES CONTEXTES SACRÉS : ΦΘΟΥΥΟΣ, ΦΘΕΥΥΟΜΑΙ Sabina Crippa Université de Modène / Université Ca’ Foscari de Venise Les lexèmes appartenant en grec ancien à la famille lexicale φθόγγος, φθέγγομαι apparaissent très fréquemment dans les sources anciennes pour désigner les phénomènes vocaux et / ou sonores propres aux contextes rituels (notamment oraculaire et magique).1 Dans les Papyrus Grecs Magiques, par exemple, lorsqu’il s’agit de « mimer » l’identité phonique de la divinité ou simplement de l’évoquer, les recettes imposent au magicien d’émettre des voces magicae : il s’agit de sons connaturels à la divinité comme les φθόγγοι ἐναρμονῖοι de la déesse Mené2 ou les noms sacrés des dieux, les φθέγματα.3 Souvent il s’agit des Ephesia Grammata, des mots apparemment dépourvus de sens (ἄσημα), étrangers (βαρβαρικά) et constitués par un redoublement de syllabes (πολυσίλλαβα) qui représentent les rites vocaux pour établir le dialogue avec les dieux. Parfois ces groupes de sons sont constitués par des noms étrangers – assyriens et égyptiens surtout – de dieux qui forment une partie de la formule4 : si un dieu exerce par exemple la fonction d’Hermès-Thot il sera évoqué à l’aide du logos Aberamentho, ainsi qu’Apollon dans la salutation à Hélios dans le PGM II 125–6).5
Voir inter al. LXX Jb 6.26 ; Sg. 1.11 ; Ps 18 (19), 4 ; Sg. 19.18 ; Ps 77 (78), etc. Papyrus Grecs Magiques PGM, VII, 776 ; 778. (K. Preisendanz, Papyri Graecae Magicae, Stuttgart, Teubner, 1973–1974). 3 PGM, IV, 1180, cf. PGM, IV, 609 ; XII, 893. 4 Pour l’analyse et l’interprétation des emplois de ce palindrome dans les Papyrus Grecs Magiques, voir M. Tardieu, « Aberamentho », dans Studies in Gnosticism and Hellenistic Religions presented to G. Quispel on the Occasion of His 65th Birthday (éd. P. Van den Broek et M. J. Vermaseren, Leiden, E. J. Brill, 1981), 412–418. 5 Sur les noms des dieux, voir Jamblique, Mystères VII, 5 : « En réalité ils (ἄσημα ὀνόματα) ne le sont pas autant que tu le penses ; en admettant qu’ils nous soient inconnus, ou que certains (seulement) nous soient connus, – ceux dont nous avons reçu des dieux l’explication, – pour les dieux tous ont un sens, non point suivant un mode exprimable ni selon la valeur de signe indicatif qui vient chez les hommes de leur imagination, mais suivant un mode uni aux dieux par l’intellect, soit d’une façon intellective [selon l’intellect humain qui est lui-même divin], soit plutôt d’une manière 1 2
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Plusieurs groupes de sons constituent un ensemble de voix apparemment inarticulées et dénuées de signification. D’un point de vue formel, on relève aisément la réitération vocalique et consonantique qui caractérise les énoncés glossolaliques. Ces formules sont d’une part constituées de séquences syllabiques qui contiennent le double de syllabes par rapport aux pauses dans les langues naturelles ; d’autre part, pour la distribution de consonnes, on remarque de combinaisons très rares et parfois inconnues du grec de l’époque qui produisaient l’effet bien connu dans les textes glossolaliques de xenoglossia ou de langue primitive originelle (par exemple φωρφωρβα φωρφωρ où la dissimilation des aspirées n’intervient pas, ou βαρβαζουζαθ ιθφωθ qui présentent une occlusive en position finale absolue).6 Ce caractère multiple acoustique des séquences sonores, propre au φθόγγος, dans ces sources magiques apparaît aussi dans des sources littéraires ainsi que dans la tradition oraculaire. Dans la tragédie grecque, par exemple, de nombreux passages décrivent les sons émis par des objets doués de pouvoir prophétique. Parmi ces objets, c’est toujours la voix de la porte ou de la maison que l’on évoque lors d’un malheur ou en tant que témoin. Citons deux exemples parmi beaucoup d’autres7 : O maison, que ne peux-tu prendre une voix (φθέγμα), et attester si je suis un criminel !8 Si la voix lui était donnée, ce palais, de lui-même, dirait (φθογγήν) l’entière vérité.9
indicible, meilleure et plus simple ; il faut donc supprimer des noms divins toutes les conceptions et démarches logiques, en supprimer aussi les représentations naturelles de la voix qui s’accordent aux choses de la nature. [. . . . .]. Voilà ce que nous te répondons sur les noms indicibles et sur ceux que l’on appelle barbares et qui sont, en revanche, seulement rituels ». Cf. Origène, Contre Celse I, 24. 6 D’autres recettes, par contre, portent sur les sons particuliers d’une divinité. Dans le Papyrus de Londres (VII, 756–94) on s’adresse à la déesse bicorne Mène, déesse polymorphe et polynimique, par une prière qui commence par célébrer son histoire et ses pouvoirs et termine par une séquence de Ephesia Grammata. Car si le nom et συγγενές du dieu, le son est σύντροφος de la divinité : « d’abord le silence, ensuite un son labial, un gémissement, un sifflement, un cri de joie, un geignement, un aboiement, un mugissement, un hennissement, un son harmonieux (φθόγγος ἐναρμονίος), un souffle qui résonne, un écho de vent, un son (φθόγγος) coercitif, une émanation coercitive de la perfection. » 7 Cf. par exemple Euripide Hippolyte 418 ; Euripide Andromaque 924 ; etc. 8 Euripide Hippolyte 1074. Trad. de L. Méridier, Paris : Les Belles Lettres, 1989. 9 Eschyle Agamemnon 37. Trad. de P. Mazon, Paris : Les Belles Lettres, 1983.
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Dans le domaine oraculaire proprement dit, φθόγγος est avant tout la voix oraculaire de la Sibylle (Héraclite 22 B 92 D.-K. ; cf. Herméias ad Platon Phaedrum II, 22 ; Plutarque Thésée 24, 6) : un cri, une voix multiple, une simple phonation. Dans son caractère multiple et multiforme à la fois, cette voix devient tantôt, dans le registre suraigu, le chant non-harmonieux du rossignol, tantôt le cri de l’hirondelle. Lors du dévoilement de l’énigme, lorsqu’elle rejoint celle du Sphinx, sa voix se mue en aboiement, pour revenir ensuite à la vibration seule, comme si elle s’était changée en un instrument à cordes. Dans l’articulation complexe de la musique à la voix prophétique, la voix de la Sibylle semble n’être réduite qu’à une simple note (le personnage de la Sibylle aurait d’ailleurs inventé un instrument de musique, la sambuke).10 La spécification des différents lexèmes de la voix dans le contexte oraculaire se retrouve aussi chez Plutarque à propos de la Pythie (De Pyhtiae oraculis, § 22, Moralia 405D) : il s’agit de la voix (φωνή) de la Pythie, de sa parole (διάλεκτος) et, pour finir, de φθέγγομαι, lorsqu’il veut spécifier une production vocale oraculaire de type musical (μετ᾿ αὑλοῦ φθεγγωμένη).11 Dans un autre passage (De Pythiae oraculis § 6, Moralia 397A), Plutarque oppose la voix de la Sibylle prise dans une acception première et générale à la spécificité phonétique et acoustique de cette même voix oraculaire : φθέγγομαι. D’ailleurs, φθόγγος est aussi la voix des chèvres prophétiques (Diodore de Sicile Bibliotheca XVI, 26) ou bien le cri des oiseaux que Tirésias interprète pour Créon (Sophocle Antigone 1001–1002) ; dans la littérature tardive, le sanctuaire oraculaire, qu’il s’agisse de celui d’Ammon, de Délos ou d’un autre, est de façon significative défini comme φθεγματικός : c’est-à-dire vocal (Maxime de Tyr 41). La spécificité du lexème φθόγγος est par ailleurs soulignée par son opposition à φωνή : d’une part les voix, les bruissements émis par l’opérateur linguistique rituel, de l’autre la φωνή de la divinité. Dans le contexte oraculaire c’est une voix savante qui profère la vérité12 comme celle du dieu qui parle à travers les réponses (Platon, Ion 534d) ; vérité du dieu dont la voix (φθόγγος) appartient à la femme inspirée. Ainsi Plutarque dans une réflexion plus large sur les prophétesses rappelle que Suidas sv. Sibylle. Cf. LXX Sg 19.18. 12 Platon Philèbe 49b. Cf. Pindare, Pythiques VIII ; Lc 42, 25 ; Maxime de Tyr 41 ; Théocrite XXII 117. Cf. LXX Lm 1.12. 10 11
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sabina crippa s’il eût fallu écrire les oracles, au lieu de les énoncer de vive voix, nous n’irions pas croire, je pense, que les lettres mêmes sont l’œuvre du dieu, ni lui reprocher qu’elles soient moins bien écrites que les édits des rois. Ce n’est pas au dieu qu’appartiennent la voix, les sons, les expressions et les vers, c’est à la femme qu’il inspire (Ου γὰρ ἐστὶ θεοῦ ἠ γερῦς οὐδ᾿ὀ φθόγγος οὐδ᾽ἠ λέξις οὐδε τὸ μέτρον, ἀλλὰ τῆς γυναικός).13
La même opposition apparaît lorsque dans les sources magiques le magicien doit savoir maîtriser voix et langages des dieux. Le magicien reproduit la voix divine selon le temps et la direction que le rituel impose pour l’énonciation (PGM XIII, 839) aussi bien que le genre du locuteur divin : « Je t’invoque par la voix des divinités masculines (ιω ουε ωι υε αω ει ωυ αο . . .) ; je t’invoque par la voix des divinités féminines (ια εωο ιου ει ωα ε ι αι υο . . . .) » PGM XIII 849ss. S’il s’agit des voix des divinités, elles sont lexicalisées par phone, la φωνή des dieux et du cosmos,14 alors que pour introduire le logos, la formule magique du rituel le magicien devra savoir aussi moduler sa voix comme un chant, une musique, (un φθόγγος ἐναρμονίος) : AEEIOYOOO (XIII 630). Quant aux instruments linguistiques attribués aux divinités et au magicien lors des opérations rituelles, la sélection sémantique est avant tout de l’ordre de l’acoustique. C’est bien du son et de la voix en tant que matériau sonore qu’il s’agit : cri, sifflement, clappement des lèvres, timbre de la voix, etc.15 Toutes ces sonorités extraordinaires, multiples, provenant des contextes différents apparaissent difficilement descriptibles selon la norme linguistique. C’est probablement pourquoi ces φθόγγοι ont très souvent – sinon presque toujours – été négligé. Une explication possible de ce manque d’intérêt serait que φθόγγος16 est le seul terme du spectre de la voca13 Plutarque De Pythiae oraculis § 6, Moralia 397c. Trad. de R. Flacelière, Paris, 1974. À Dodone les colombes-prophétesses portent en elles-mêmes la voix des bronzes quand elles énoncent la volonté de Zeus (αἱ δε φθέγγονται) : Suidas. Cf. S. Crippa, Sur les Oracles de la Pythie (Plutarque Dialogues Pythiques), Paris 2007, VI–XXVII et notes. 14 φωνή divine : PGM, I, 187 ; III, 120 ; IV, 1033 ; XIII, 698 ; PGM XIII, 849–851 : « je t’invoque par la voix des divinités féminines [. . . .] ; ou par la voix des divinités masculines ». Cf. aussi PGM, V, 849. 15 Cf. S. Crippa, « Voix et magie. Réflexions sur la parole rituelle à partir des PGM », Cahiers de Littérature orale 52, 2002, 43–61. 16 Cf. Chantraine s.v. φθέγγομαι, dans la section consacrée aux « Vocal Utterances » par C. D. Buck, A Dictionary of Selected Synonyms in the Principal Indo-European Languages. A Contribution to the History of Ideas, Chicago, London, 19882, 1247–1299 : φθόγγος est classé aussi bien parmi les termes de la voix liés aux verbes de dire, dans le sens de sound, que parmi les nombreux termes d’origine imitative qui désignent des cris,
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lisation à ne pas être, contrairement aux autres lexèmes désignant la voix, un mot indo-européen et classé en tant que verbe expressif sans étymologie.17 Si les dictionnaires attestent, sans aucun embarras, une multiplicité de sens pour cette famille de φθέγγομαι18 le terme φθόγγος étant la voix de Polyphème et des Sirènes chez Homère ou de Tiphée chez Hésiode, semble voué à être traduit presque toujours par un son inarticulé, d’un bruit, d’une voix étrangère à la notion de parole et de langage. Il se trouve que les recherches s’arrêtent quasi exclusivement aux sources littéraires de l’époque archaïque, notamment à Homère (et rarement à quelques passages de Platon) : même si elles sont souvent citées, les sources homériques n’apportent paradoxalement qu’un témoignage très partiel et très restreint par rapport au sens : chez Homère la voix est plutôt αὐδή et Hésiode n’utilise φθέγγομαι que deux fois19. Les constituants de la famille de φθέγγομαι20, rares à l’époque archaïque, n’ont cessé au contraire dès l’époque classique de proliférer, formellement et sémantiquement, sous la forme de composés soit nominaux soit verbaux, au point de devenir avec φωνή les termes les plus fréquents pour désigner les phénomènes vocaux. Une première question s’impose : φθόγγος implique-t-il vraiment dans les sources anciennes une voix dénuée de sens, une sonorité confuse, des phonations inarticulées, voire un bruit ? Il nous parait indispensable – sans pour autant prétendre à une analyse sémantique proprement dite qui dépasse largement notre propos – mettre en évidence que le champ d’application de la famille
notamment d’animaux, en tant que lexème utilisé pour une grande variété de cris d’origine différente. φθέγγομαι : make a sound revient pour des voix et des cris de différents animaux. 17 C’est ce que confirment bien les remarques de J. H. H. Schmidt, Synonymik der griechischen Sprache, Leipzig, 1876, I 53, qui constituent le point de repère de presque toutes les études : φθέγγομαι n’étant pas utilisé en tant que verbe du discours chez Homère, il ne bénéficie guère de la sollicitude que portent grammairiens et historiens de la linguistique aux verbes de dire, à la lexicalisation et à la conceptualisation du langage ou du discours. Cf. Fournier, H., Les verbes « dire » . . ., 231. Cf. aussi Chantraine DELG s.v. φθέγγομαι : « émettre un son, un bruit, se faire entendre », d’où en parlant des humains, « chuchoter, murmurer » ou au contraire « donner de la voix, crier ». 18 Ainsi par exemple Lidell-Scott : « utter a sound or voice ; speak loud and clear ; scream creak ; to name, call by name ; sing or celebrate one aloud » ; Bailly : « faire entendre un son, un cri ; parler ; appeler par nom ». 19 Les occurrences des lexèmes appartenant à la famille de φθέγγομαι sont en effet très rares chez Homère. Hésiode : Théogonie 831 (et scholie ad loc.) et Théogonie 168. 20 Les principaux étant : φθέγγομαι et les dérivés nominaux : φθόγγος, φθογγή.
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de φθέγγομαι est inépuisable, de nombreux sens jaillissant tout le long de l’histoire de la langue grecque pour dénoter le langage, ou le son ou la voix.21 Il comporte un éventail sémantique particulièrement étendu et complexe, articulé en usages techniques et en de multiples usages communs, comprenant des significations très différentes selon les époques, les contextes d’usage et le statut pragmatique des sources : du son inarticulé au discours éloquent de l’orateur, en passant par des phénomènes linguistiques étranges, ou par la note musicale. Ainsi, la racine φθογγ / φθεγγ- s’applique à un référent sonore, mais qui ne relève pas d’une articulation phonatoire proprement dite ;22 ou bien de « vraies » phonations, dotées de sens mais sans qu’il s’agisse d’une articulation langagière et discursive proprement dite ;23 ou encore à la phonation articulée de façon langagière.24 D’un point de vue diachronique, jusqu’au ive siècle avant notre ère, le verbe φθέγγομαι est presque toujours employé de manière absolue, Pindare en poésie et Platon en prose, expliquant à l’évidence une propriété sémantique de la racine φθογγ / φθεγγ-, lui ont attribué la valeur transitive propre aux verba dicendi.25 Car de φθέγγομαι dépend un complément à l’accusatif : ἔπος, μέλος, λόγους26 et, dans ce cas, on obtient une locution complexe qui entraîne une distinction entre l’émission vocale et l’émission verbale27 comme chez Platon. On peut aussi rappeler que le verbe φθέγγομαι apparaît lors des descriptions articulatoires (ἀπὸ γλώσσας ; ἀπὸ στόματος).28
21 J. H. H. Schmidt, Synonymik, I, 93 : « φθέγγεθαι ist der Ausdruck für die ganze Mannigfaltigkeit der menschlichen Stimme oder Sprache ». 22 Pindare fr.70b 21s. Snell-Maelher ; Philostrate, Imagines 2, 28 ; Euripide Iphigénie en Tauride 222 ; Euripide Hippolyte 418 ; Euripide Andromaque 924 ; etc. 23 Eschyle Choephores 457 ; Euripide Oreste 1336 ; Plutarque Thésée 20,7 ; Thucydide VII 71, 4 ; Théognis, 1230. 24 Platon Phèdre 238d ; Pindare Némée V 52 ; Euripide Phéniciennes 475 ; Eschine Contre Ctesiphon 16, 8. 25 Pindare Pythique VIII 78 ; Olympiques I, 59 ; VI 14, etc. Cf. aussi Pindare Némée V 52 ; Platon Epîtres VII, 347e. 26 Hérodote V 106, 11 et VII, 103 ; Pseudo-Hérodote Vie d’Homère (éd. Allen) 248 = 260 = 281 ; Euripide Hippolyte 880 ; Euripide Médée 1307 ; Tabulae Defixionum Pirée IV–III aC/ SIG 1175.19 etc. 27 Cf. Platon Epîtres V 321e : « Tout État qui parle son propre langage (φθέγγεται φωνήν) vis-à-vis des dieux et des hommes et agit conformément à ce langage, prospère toujours et se conserve, mais en imite-t-il un autre, il périt » (trad. de J. Souihlé, Paris, 1926). Cf. par exemple, Nonnus 38, 221 ; 48, 601, etc. 28 Cf. Pindare Olympiques VI, 21 ; Platon Sophiste 238b.
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C’est la complexité même de son évolution historique et sémantique et notamment les différents usages dans les domaines techniques tels la grammaire ou la musique ou encore la physiologie qui confère à ce vocable de la voix tout son intérêt, afin de saisir les différents genres de phonation des contextes rituels. Ainsi que φωνή, φθόγγος appartient au lexique de la phonétique ancienne. A cet égard, la définition des demi-voyelles chez Platon et Aristote est intéressante. Il est ainsi possible de saisir une oscillation entre l’usage commun et l’usage technique des lexèmes φωνή, φθόγγος et ψόφος. W. Belardi, dans son étude sur la diversité de la doctrine sur les lettres et sur la syllabe chez Platon et Aristote, affirme qu’à l’époque de Platon l’usage purement technique de φθόγγος ne peut être tenu pour consolidé. Néanmoins, dans le célèbre passage du Philèbe (18b–c), où Platon établit la distinction entre voyelles, demi-voyelles et muettes, « en devant distinguer entre la voix qui s’exprime sans obstructions diaphragmatiques et celle qui doit dépasser cette obstruction incomplète, on a cherché à spécialiser des termes peut-être synonymes en eux-mêmes ou presque : φωνή et φθόγγος ».29 En revanche Aristote, lorsqu’il définit les stoikheia intermédiaires, en substituant φωνή à φθόγγος (et à ψοφός), entend probablement φθόγγος comme une « dimitiata φωνή ».30 Si l’emploi grammatical de φθόγγος est tout de même relativement rare et limité à la prose, son emploi dans le contexte de l’art musical est plus que largement attesté en prose comme en poésie. Depuis sa première occurrence dans l’Hymne à Hermès (484) φθέγγεται désigne au sens propre le son de la cithare ou de la flûte (Théognis 532), alors que φθόγγος désigne la corde ou la note. Au sens propre, ces emplois deviennent stables chez Platon et ils se cristallisent chez Aristoxène chez
29 Cf. W. Belardi, Filosofia, grammatica e retorica nel pensiero antico, Roma : Ed. dell’Ateneo, 1985, 65–89, ici 69. Les passages souvent cités par les commentateurs (Platon, Cratyle 430 ; Aristote, De Interpretatione 16a 29) pour affirmer une équivalence plus ample entre φθόγγος et ψοφός, permettent en réalité uniquement d’identifier avec certitude ψοφός avec la voix dépourvue de signification. Ainsi nous estimons, avec W. Belardi, Filosofia, 69, que ψοφός désigne un stade plus éloigné par rapport à φθόγγος que celui de φωνή σεμαντική. 30 Cf. W. Belardi, Filosofia, 85. Sur les réflexions phonétiques d’Aristote, cf. A. Pagliaro, Nuovi saggi di critica semantica, Firenze-Messina : D’Anna, 1956, 140–145 ; pour une analyse des classifications des classes phonétiques postérieures à Aristote, notamment chez Denys d’Halicarnasse, cf. P. Swiggers et A. Wouters, « Poetics and Grammar : From Technique to Techne », dans Greek Literary Theory after Aristotle (éd. J. G. J. Abbenes, S. R. Slings et I. Sluiter, Amsterdam : VU University Press, 1995), 17–41.
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qui φθόγγος devient le terme technique qui désigne la note musicale (Elementa Harmonica 15).31 Si nous nous rappelons maintenant de certaines descriptions des mécanismes de production de la voix, là où il est question par exemple de la définition de la voix par rapport au son, Aristote (Histoire des Animaux IV, 9 535 a) utilise le verbe φθέγγεται en référence à la phonation produite en l’absence de poumons, en opposition à phone, la voix, à ψοφός, le son, et à διάλεκτος la voix articulée. Hippocrate32 oppose également à la φωνή et à la διάλεκτος la voix (φθόγγος) de ceux qui se sont coupé la gorge, inaugurant ainsi l’un des usages les plus fréquents de φθόγγος : phonation émise par des têtes coupées, ou des cadavres ; phonations qui ont une valeur surtout prophétique et qui sont difficiles à décrire linguistiquement. D’autres sources moins connues sur l’étude de l’acoustique et de la voix humaine, comme le Problème XI, que nous avons déjà cité, où l’auteur (Pseudo-Aristote) s’interroge sur la phénoménologie et les causes des variations dans l’usage de la voix et sur des vocalisations « anormales », apparaissent tout aussi intéressantes. Parfois ces variations sont attribuées à une altération de l’appareil respiratoire et/ou phonatoire : c’est le cas de la voix (φθόγγος) de ceux qui ont bu ou vomi (§ 18) ; ou bien des modifications qui interviennent au niveau de la cavité orale : ceux qui pleurent émettent des sons plus aigus en raison de la circulation d’un souffle plus froid (§ 15). D’autres variations dépendent plutôt de l’âge (§ 27) et/ou du genre du locuteur (§ 16) ou encore de changements dans l’ouïe, comme pour les sourds de naissance (§ 2, 4). Il est intéressant de remarquer que toutes ces émissions phoniques sont « lexicalisées » avec φθόγγος en opposition à φωνή ; celle-ci désigne,
31 Cet emploi si important de φθόγγος dans le contexte musical mérite une analyse spécifique. Sur la terminologie musicale, voir par exemple E. Rocconi, « Il suono musicale in età ellenistica e imperiale » dans La Musa dimenticata. Aspetti dell’esperienza musicale greca in età ellenistica. 21–23 settembre 2006 (éd. Maria Chiara Martinelli, Francesco Pelosi, Carlo Pernigotti, Pise, Scuola Normale Superiore, sous presse), qui souligne comment φθόγγος désigne dans la terminologie musicale grecque la composante originaire d’où chaque mélodie trouve son origine : d’abord unitè distinctive « minimale », ensuite note musicale. 32 De Carnibus XVIII, 29 : « J’ai vu des gens qui, voulant se tuer, s’étaient coupé la gorge tout à fait ; ils vivent, il est vrai, mais ne parlent plus du tout, à moins qu’on ne puisse fermer la plaie ; alors, ils parlent (de nouveau). Cela aussi prouve qu’il ne peut plus attirer l’air dans les cavités, le larynx étant coupé, mais qu’il expire à travers la plaie. Voilà ce qu’il en est tant de la voix que de la parole » (Trad. de R. Joly, Paris : Les Belles Lettres, 1978).
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par exemple, le mouvement de l’air ou bien une pathologie de la voix. Chez Hippocrate apparaissent également des phénomènes difficiles à décrire, « lexicalisés » par φθέγγομαι, et qui ne peuvent être comptés parmi les défauts de la voix : celui que la maladie a rendu muet est ἄφωνος ; tandis que φθόγγος revient pour la phonation initiale, le phénomène d’émission sonore non facilement identifiable33 : dans le De Morbis III 22, 11, il désigne le son que le malade émet après avoir été sur le point de mourir. Interprété et traduit par « son inarticulé, confus et indistinct », φθόγγος renvoie d’une part à une classe très large de phénomènes vocaux : du son non-articulé, au discours de l’orateur, à la vibration produite par un instrument de musique polycorde. (Les occurrences où des phénomènes vocaux « bizarres » sont thématisés, sont aussi nombreuses : cri, glossolalie, phonations inopinées ; il s’agit de voix articulées qui interviennent dans des contextes de communication insolite, caractérisés quant à la phonation par le recours à la phonétique expressive). D’autre part, les réflexions ‘scientifiques’ suggèrent d’une façon explicite que la signification de φθόγγος relève bien du champ sémantique de la vocalité et ne peut se réduire à la notion de « bruit ». Phénomène vocal à l’instar d’αὐδή et de φωνή, φθόγγος ne peut recouvrir le sens de bruit, concept représenté par le grec ψοφός. Si l’emploi reflète le sens et si l’opposition d’emploi implique une opposition sémantique, les textes anciens nous permettent de constater une opposition significative entre ψοφός et φθόγγος. Car les emplois de φθόγγος impliquent (par opposition au terme ψοφός) le caractère articulé de son, doté de sens et censé pouvoir se traduire en langage Par là même, φθόγγος se situe, comme les autres lexèmes du champ de la vocalité, hors du champ conceptuel de la sonorité amorphe ou du bruit. Classé à tort comme une voix non significative et donc confondue avec le ψοφός, le lexème φθόγγος semble se situer à l’intersection de différents critères de définitions contrastés, et se configurer ainsi comme taxon hors classification34 dans le domaine des phénomènes vocaux.
33 Acception du terme très fréquente chez Hérodote dans des contextes de prodige où φθόγγος traduit le θαῦμα sonore de celui qui recouvre la voix ou qui, comme le fils de Crésus, parle pour la première fois. 34 Pour la définition voir G. R. Cardona, La foresta di piume. Manuale di etnoscienza, Roma-Bari, Laterza, 1985, 52–53 : « In ogni classificazione ci sono taxa isolati, spesso inspiegabili per i nostri criteri . . . Sono fuori schema perchè sono all’intersezione di tratti diagnostici constrastanti. »
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L’analyse des sources et de traits fondamentaux de la conceptualisation des lexèmes de la voix suggère, sans pour autant constituer une analyse sémantique proprement dite, d’attribuer aux lexèmes φθόγγοι, φθέγγομαι un sens spécifique, celui de « son multiple », « timbre de la voix », « modulation sonore », « ton ». A partir de ces réflexions il est possible de formuler l’hypothèse que la famille lexicale de φθέγγομαι, dans la tradition grecque, ait constitué aussi le vocabulaire technique pour désigner les phonations présentes dans les pratiques sacrées. Ces lexèmes traduisent notamment les phénomènes vocaux du domaine rituel, caractérisés par l’aspect multiple de l’émission sonore propre à la voix de l’opérateur linguistique, qui relèvent d’une autre classification et par conséquent d’une lexicalisation en apparente contradiction avec la norme de la parole discursive. Bibliographie Ax, Wolfram, Laut, Stimme und Sprache, Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1986. Belardi, Walter, Filosofia, grammatica e retorica nel pensiero antico, Rome : Edizione dell’Ateneo, 1985. Buck, Carl Darling, A Dictionary of Selected Synonyms in the Principal Indo-European Languages. A Contribution to the History of Ideas, Chicago, Londres : University of Chicago Press, 19882. Cardona, Giorgio Raimondo, La foresta di piume. Manuale di etnoscienza, Rome, Bari : Laterza, 1985. Crippa, Sabina, « Voix et magie. Réflexions sur la parole rituelle à partir des PGM », Cahiers de Littérature orale 52, 2002, 43–61. ———, Sur les Oracles de la Pythie (Plutarque Dialogues Pythiques), Paris : Belles-Lettres, 2007. Desbordes, Françoise, « Les idées sur le langage avant la constitution des disciplines spécifiques », dans Histoire des idées linguistiques (éd. S. Auroux, Liège, Bruxelles, Mardaga, 1989), 149–161. Fournier, Henri, Les verbes « dire » en grec ancien, Paris : Klincksieck, 1946. Marenghi, Gerardo, Aristotele. Problemi di fonazione e acustica, Naples, 1962. Melazzo, Lucio, « La fonazione nell’interpretazione aristotelica », dans Le Parole per le parole, (éd. C. Vallini, Rome, Il Calamo, 2000), 71–114. Pagliaro, Antonino, Nuovi saggi di critica semantica, Florence, Messine : D’Anna, 1956. Preisendanz, Karl, Papyri Graecae Magicae, Stuttgart : Teubner, 1973–74, [1ère : Papyri Graecae Magicae, die griechischen Zauber Papyri, Leipzig, Berlin : Teubner, 1928 (I), 1931 (II), 1941 (III)]. Rocconi, Elena, « Il suono musicale in età ellenistica e imperiale », dans La Musa dimenticata. Aspetti dell’esperienza musicale greca in età ellenistica, 21–23 settembre 2006, (éd. M. C. Martinelli, F. Pelosi, et C. Pernigotti, Pise : Scuola Normale Superiore, sous presse). Schmidt, Johann Hermann Heinrich, Synonymik der griechischen Sprache, Leipzig : Teubner, 1876. Swiggers, Pierre et Wouters, André, « Poetics and Grammar : From Technique to Techne », dans Greek Literary Theory after Aristotle, (éd. J. G. J. Abbenes, S. R. Slings et I. Sluiter, Amsterdam, VU University Press, 1995), 17–41.
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279
Tardieu, Michel, « Aberamentho », dans Studies in Gnosticism and Hellenistic Religions presented to G. Quispel on the Occasion of His 65th Birthday, (éd. P. Van den Broek et M. J. Vermaseren, Leyde, Brill, 1981), 412–418. ———, « Les papyrus magiques grecs et les textes gnostiques de Nag Hammadi », Annuaire École Pratique des Hautes Études 84, 1977, 293–294.
INDEX Les abréviations des livres de la Bible, des deutérocanoniques et des textes du Nouveau Testament sont celle de la TOB (Traduction Œucuménique de la Bible, Paris). Les abréviations des ouvrages de Philon d’Alexandrie sont celles de l’édition des Œuvres par l’Université de Lyon. Dans l’œuvre de Flavius Josèphe : BJ se réfère à La Guerre des Juifs ; AJ aux Antiquités judaïques ; Vita à l’Autobiographie. Dans la littérature talmudique : M indique la Michna ; B le Talmud babylonien ; J le Talmud de Jérusalem ; T la Tosefta. Mésopotamie, Proche-Orient ancien Akkadé Amurru Apishal
44 42 42, 45
Lagash 47 Larsa 42
Bar Hebraeus Ktobho dtsemhe, Préface, III 111, 112 Eliba{al Gudéa
109 47
Hammourabi Harari 111 Ibbi-Sîn
42
Naram-Sîn 42, 44 Nindub 47 Nisaba 47 Osorkon Ougarit
109
109 109
Sîn-iddinam 42 Stèle de Marseille 109
42
Jacques de Tagrith
Mari
112
Tablette alphabétique sénestroverse (Ras Shamra) 109
Bible hébraïque, LXX, Ancien Testament Pentateuque Décalogue
106, 158 227
Genèse 1,3 236 1,4 167 1,6.7 167 1,14.18 167 1,28 136, 141 1,29–30 139 2–3 136 2,1–4a 141 6,1–4 65, 81 9,3 139 9,8–17 140 12,4 91 15,13–14 161 17,1–22 140, 141
17,15–19 135 29,19–26 91 29,26–30 91 30,3,9 99 31,41 93 32,29 66 34 94 46,11 95, 102 Exode 1,8–22 135 6,2–3 140, 141 6,16 102 7,7 95 12,1–20 159, 160 12,13.37 162 12,40 95 12,43–50 159 13,3–10 159, 160
282
index
13,16 139 16 141 19,5 136 19,6 135 20,6 102 20,8–11 141 21–23 137 23,15 159, 160 26,1 140 26,31.36 140 27,16 140 28,5 140 29,46 137 30,18–21 179 31,12–17 140, 141 34,10–26 137 34,18 159, 160 35,2–3 141
6,8–9 140 7,6 135, 136 11,18.20 140 12–26 137 14 139 14,4–6 139 13,1 51 16,1–8 159, 160, 164 26,5–9 135 26,18 136 26,19 135 28,36 130 29,21–27 131–132 30,1–10 134 30,11 69
Lévitique 4–5 137 10,10 168 11 139 11,7 139 11,44–45 135, 139 12–15 137 13–14 172 16 137 16,1 55 17–26 137 18,3.24 138 19,3.30 141 19,28 138 20,23 138 20,24–26 135, 139, 168 21,17–20 170 23,3 141 23,4–14 158–160 26,2 141 26,44–45 134
Juges 2,11–19
Nombres 4,6.7.9.11.12 140 9,1–14 159, 164 15,30–31 137 15,32–36 141 15,37–41 137, 139 18,8–13 179 26,59 102 28,18–26 159 Deutéronome 4,25–27 131–132 4,27–28 130
Josué 23,11–13
132 131
1 Samuel 26,19 130 1 Rois 8,48 136 9,6–9 132 11,29–33 131 19,15–18 133 2 Rois 17,1–23 131, 133 17,25–28 130 18,17–19,37 133 18,32–35 130 19,10–13 130 21,1–9 131 21,10–15 131 22–23 137 22,8–11 131 22,16–17 131 22,3–23,25 131 24,1–17 129 25,1–26 129 Esaïe 34 9,4 73 25,6–8 175 35 133 35,3–4 133 40,27 133 40,28 68, 70 41,5 70
index 41,10 133 41,21–23.26 134 48,3–5 134 49,14 133 51,6 176 54,1–10 134 54,4–8 175 54,5–55,5 175 55,3 134 62,1–5 175 Jérémie 1,13–16 132 2,2–3 175 5,14–19 132 7,1–15 132 7,16–20 132 7,25 132 14,19 133 16,10–13 132 16,14–15 133 23,3–8.33 133 25,4 132 29,4–7 136 29,11 133 30,2–3 133 30,17–22.31 133 31,1 133 31,31–40 134 32,26–35 132 32,36–44 133, 134 33,24 133 33,25–26 134 36,27–28.32 132 40,7–41,18 129 44,15–18 130 44,2–10 132 44,4 132 50,5 134 51,20–23 133 52,4–30 129 Ézéchiel 34 5,7–17 132 8,12 133 9,4 138 9,9 133 9,11 73 11,15–20 133 16 175 16,60 134 18,25.29 132 20,32 130 22,1–16 132 34,11–31 133
283
36,17–38 133 37 133 37,11 133 37,26 134 40–48 133, 137 Osée 2,4–25 11,8–11 Joël 2,19
175, 176 134 176
Amos 9,11–15
134
Michée 2,12–13
134
Sophonie 1,8 138 3,1–8 132 3,14–20 133 Zacharie 7,9–14 132 9,17 176 Psaumes 18,4 (LXX) 269 77 (LXX), 269 103,20–22 31 131,1 69 137 133 101,26–28 (LXX) 145,3 68 Proverbes 30,18 69 Job 5,9 68 6,26 (LXX) 269 9,10 68, 69 28,24 70 37,14 69 Lamentations 1,12 (LXX) 1,17 73 5,22 133 Qohelet 8,1 53 10,12 231
271
176
284 Esther
index 135
2,64–65 136 5,8 137
Daniel 1–6 135 2,4,5,7 54 2,4.7.9 53 5,15.26 53 6,11 136 7,13 174 9,24–27 66, 84
Néhémie 8 137 13,24 138 2 Chroniques 6,38 136 28,22–23 130 36,15–16 132
Esdras 51 1 136
Deutérocanoniques Siracide 52 16,7 66 16,16 70 42,17 69 50,5–7 180 51,13–30 52 51,23 52
Sagesse 11–19 160 1,11 269 14,6 66 16,28 234 18,6–9 161 19,18 269, 271
Judith 16,6
2 Maccabées 6,18–7,42
66
Sagesse de Salomon
139
158, 163–165 Apocryphes et pseudépigraphes
1 Hénoch 25, 61, 66 6–11 66 7,1 76 8,1–2 66 9,2 76 10,12 66, 67 10,11–22 82 12–16 66 15,3–4 76 37–71 174 46,1–2 174 62,14 174 69,27 174 86–87 66 89,39–90,19 66 91,11–17 66, 82 93,1–10 66, 82 2 Baruch 25 6,7–10 180 80,2 180 3 Baruch
161
4 Esdras 14,25 235 Apocalypse d’Abraham
25
Ézéchiel le Tragique, Exagoge 160, 163, 165
158,
Exagoge 158, 160, 167–171, 176, 179 160 Jubilées 66, 157 5,1–7 66 50,10–13 176 Lettre d’Aristée
158
Livre des Antiquités Bibliques 28,3 Memar Marqah (samaritain) 4, 12 Testament d’Abraham Testament de Lévi
11 25
235 235
index Manuscrits de la mer Morte 1Q20 XIV 12 55 XXI 5,7 55 1Q34 bis 3 ii 3 77 1QGenApocr II 66 1QHalakah III 16 74 IV 15 3 67 V 22 68 VI 13,18–19 77 VI 15–16 68 VI 26 67 IX 83 IX 21 80 IX 22 76 IX 31 68 X 14 80 X 15,32,34 58 XI 19–20 31 XI 21–23 69, 76, 78–80 XII 6 233 XII 18–19 75 XII 23 233 XII 27–28 77, 80 XIV 13 80 XIV 22 73, 74 XIV 31 76 XV 30 68 XV 34 80 XVII 27 236 XVIII, 16 68 XIX 9–13 68, 73, 79, 80 XX 11–13 30 XXVI 6–14 78 1QM I, 8 70, 77 VII 3–6 170 VII 5 74 XIII 3 68 XIII 9 75 1QpHab IX 1–2 74 X 13 74 1QS I 12 70 II 3 234 III 1,4 78 III 8–9 170 III 18–23 77, 80 III–IV 83 IV 2–14 73, 77, 79
IV 18–20 72, 76 IV 22 76 IV 24 67 V 8 68 VI 4–5 176 VI 9 69 VI 24–25 170 VII 3, 5 69 IX 4–5 28 XI 3 69 XI 3–5 231 XI 5 80, 231–236 XI 7–8 67, 76 XI 14–15 68, 74 1QSa I 28 68 II 5–6 74, 170 II 3–11 171 II 17–21 176 IV 26 80 1QSb IV 24–27 171 IV 26 80 4Q158–186 55, 61 4Q159 (ordonnances) 55 4Q163 23 ii 10 58 4Q 169 3–4 i 58, 68 ii 2,4 58 iii 3,6–7 58 4Q177 53 1–4, 11 56 4Q180 53, 61, 62, 66–68, 81–84 1 4–9 61, 63–67, 83 4Q181 61–85 1 63, 65–67, 69, 71, 73, 74, 76, 79–83 2 61, 62, 65, 66, 70, 73, 75, 77, 81–84 4Q182 53 4Q184 1 67 4Q186 (cryptique) 12 4Q215a 1 ii 4–5 76 4Q239 53 4Q257 III, 2, 5 78
285
286 4Q266 8 i 6–7 32 4Q279 (tirage aux sorts) 12 4Q319 (’otot) 97 4Q320 (mishmarot) 98 4Q321 I–IV 97, 98 4Q331 87, 97 4Q332 87, 97 4Q332a 88 4Q333 87, 88, 97 4Q368 10 i 7 74 4Q370 i6 66 4Q385 22 67 4Q387 2 ii 3–4 66 4Q390 1 2, 7–8 66 2i4 66 4Q394–399 (lettre halakhique) 169 4Q394 3–7, 1 169 3–7, i–ii 169 6 iv 169 4Q395 i 169 4Q396 1–2 iv 169 4Q397 i–ii 169 6–13 169 14–21, 7 56 4Q398 14–17 ii 4 69 4Q400–407 (cantiques du shabbat) 33, 171 4Q405 20–22 ii 7–11 31 4Q414 2 ii 4, 7 56 4Q416 1 10 76 3 3,4 76, 77 4Q417 1/2 i 10,11 56 1 i 13 80 1 ii 8 77 14, 4 56
index 4Q418 43–45 i 10 80 81 5 80 122 i 3 67 126 ii 3 70 126 ii 9 77 127 5 70 4Q427 7 ii 76, 78 4Q429 4 i 12 74 4Q431 28 79 4Q471b 78 4Q491 11–12 78, 79 4Q504 1–2 v ii 9 70 4Q511 2i4 79 10 9 77 18 iii 8 234 19 5 80 4Q511 35 1 74, 76 4Q512 42–44 ii 4 56 4Q513 (ordonnances) 55 4Q525 14 ii 15 68 4Q537 (apocryphe de Jacob) 25 4QBerakhot 32 4QHa 7 i 6–17 78 4QHe 78 4QMMT (lettre halakhique) 169, 231 4QpapHodayot 78 4QShirot Olat ha-Shabbat 24, 32 5Q511 1 31 6Q18 22 79 11Q5 XIX, 6 67 XIX, 9 68 11Q13 (Melkisedeq) 53, 62 11Q17 33 11Q19 (Rouleau du Temple) 55 XLV 7–10 169 XLV 11–12 169
index XLV 12–13 170 XLVI 13–18 169 XLVII 7–18 169 XLVIII 14–17 172 XLIX 11–15 170 L 10–16 170 LI 4–5 170 LII 19–21 169
287
Hymnes (Hodayot)
32, 34, 74, 76, 84
Masada Maslk 33 Mishmarot 89, 98 Pesher de la Genèse 52 Pesher d’Habacuc 52, 53 Pesher d’Isaïe 52, 53 Pesher d’Osée 52, 53 Pesher de Malachie 53 Pesher de Michée 52 Pesher de Nahum 52, 53 Pesher des Psaumes 53 Pesher de Sophonie 53
Document de Damas 56, 170 CD II 18–19 66 CD III 17 72 CD III 20 79 CD IV 21 70 CD IX 13–14 176 CD XI 18–24 28 CD IV 8 56 CD VI 14,18,20 56 CD XI 15–17 170 CD XII 15 70 CD XIII 6 56 CD XX 34 77
Règle de la Communauté 73, 170 Rouleau d’Isaïe 52 Rouleau du Temple 168 Testament araméen de Lévi (1Q21, 4Q213–214b) 25
Cantiques pour le sacrifice de sabbat (Shir, Shabb) 24, 32, 171
Visions d’Amram (4Q543–548) 25
Philon d’Alexandrie Philon d’Alexandrie Leg. III 94, 165 Sacrif. 63 Migr. 25 92
157
161, 162
161, 162, 164
Decal. 159–160
161
Spec. I 68 162 II 145–175
161 164
Her. 192–193
Mos. II 88 180 222–232
161
Congr. 161–162
161, 164
Flacc. 43 Legat. 350
161, 162
158, 161–163, 165
165 165
Quaest. Ex. I 1–19 159, 161, 162 II 91 180 Flavius Josèphe BJ I, 39 180 I, 78–80 55 I, 108 56
II, II, II, II,
162 56, 58 113 55 119–164 52 128 233
288
index
II, 129–132 179 V, 212–213 180 VI, 423 165 VII, 43 223
XIII, 311–313 55 XV, 373–379 55 XVII, 41 56 XVIII, 11–22 52 XVIII, 15,17 58
AJ III, 123 180 XIII, 288–298,401
58
Vita 191
56, 58
Littérature talmudique et rabbinique Seder Mo’ed
168
M Shabbat VII 2
176
B Shabbat 13b–14b B Eruvin 19a
179
153
B Pesahim 112b
156
M Yoma VIII 6
176
B Megillah 29a
146
M Hagiga II 5
179
B Hagiga 14b
26
T Hagiga 2,3–4
26
B Yevamot 100a
153
J Yevamot I 3b,835 154 I 3c 149 B Ketubot 111a M Sota VII 1–2 B Sota 38a J Sota 13a 21b T Sota 7,7
B Qiddushin 69b 146, 147 70b 153, 155 71a 147–149 72b 154 71b–72a 149, 153, 154 J Qiddushin IV, 65c B Avodah Zarah 74b
216, 219
219
219 216 216, 219
153
B Hullin 105a 179 106a–b 179 M Kelim I 1–4 I 6–8
180 169 169
M Yadayim I1 179 II 3 179 Amidah
147
149, 154
218
Genèse Rabbah 37, 8
149, 154
Heikhalot 23, 34, 232, 233 580 233 656 233 Merkaba Rabba Seder Olam 73–75
232–233, 236 146
Rav Ahai Ga’on, She’ilta 42
154
index
289
Nouveau Testament 9,14–29 178, 179 9,38 179 11 179 11,15–19 167 13,1–2 167 14,58 180 15,37–39 180, 181
Matthieu 6,10.19–20 174 12,11 176 16,19 174 18,19 174 23,2 58 23,9 174 28,18 174 Marc 167, 168, 171–181 1,1–13 171 1,10–11 180 1,15 171 1,16–20 171 1,21–28 172 1,23.26.27 179 1,39–42 172 2,1–3,6 173, 177 2,1–12 173 2,7 174 2,13–17 174 2,18–22 175 2,23–28 176 3,1–6 176 3,11.30 179 3,15.22 179 3,22–30 178 5,1–20 178, 179 6,7 178, 179 6,13 179 7,1–23 167, 179, 181 7,24–30 178, 179 7,26.29.30 179 8,27–16,20 180 9,7.9 180
Luc 2,14 17,26 42,25
174 82 271
Actes 9,3–9 235 13,17–20 95 21,20 57 22,3 57 22,6–11 235 23,6 57 26,5 57 26,12–18 235 2 Corinthiens 4,6 231–236 12,2–4 25 Galates 3,17 95 Philippiens 3,5–6 57 Hébreux 1,10–12
176
Pères de l’Église et écrits chrétiens Ambroise
225
Aphraat
225
Augustin
15, 225
Clément d’Alexandrie, Protreptique 4, 48 193 Constitutions apostoliques I–IX 219 I, 6, 7 225 II, 5, 6 225 II, 21, 2 226
215–228
II 26, 2 220 II 39, 6 220 II 59, 3 221 II, 61, 1 225 III 1, 5 220 III 7, 5 et 6 220 V 14, 20–21 225 V, 12, 5 225 V, 15, 4 225 V, 17, 2 226 V, 19, 1 225 VI, 20–21 225 VI, 5 225 VI, 6 225
290
index
VI, 27 226 VII–VIII 218, 219, 222 VII, 11, 10 226 VII 26 218 VII 33–38 218–221 VII 35 217 VII 36 221 VII 39, 2–4 218 VII 47, 3 220 VIII, 1, 2–4 228 VIII 6, 5 220 VIII 10, 5 220 VIII 12 217 VIII 18, 2 220 VIII 33, 2 222 VIII, 47, 65 225 VIII, 47, 70–71 225 XXII–XXX 219 XXXI–XXXII 220
Eusèbe de Césarée 90 Praep. Ev, IX 21, 1–156 99–103 Ignace d’Antioche Magnésiens 8,1–2 Philadelphiens 6,1
Didascalie
Laodicée (canons du concile 16, 29, 38 49) 222, 223 Michel le Syrien
105
Ms. Londres, British Library, Add, 12174 105
217, 219–221
Odes de Salomon 11, 13–14 (grec) 15, 1 (syriaque)
234 234
Origène, Contre Celse I, 24
217, 221, 225
Elvire (canons du concile 49) Ephrem
224 224
Jean Chrysostome 224 Homélies sur Matthieu, 5,1, 7,72B 220
Cyrille d’Alexandrie, Contre Julien I, 16 [523CD] 193 Didachè
89, 91–93,
227–228
225
Epiphane De fide 24,7 221 Panarion, XXXVII 525, 24
222
269–270
Socrates, Histoire Ecclésiastique 5,22 Sozomène Histoire Ecclésiastique 5,22 221, 222 7,19 221, 222 Tradition Apostolique
217, 221
Vita Sancti Pachomii 28
222
Auteurs et textes grecs et latins (Pseudo-)Acron, Scholies à Horace (Odes) I 7, 10 240
Aristoxène, Elementa Harmonica 15 275–276
Alexandre Polyhistor 99–103
Athénée, XII, 512–513a
Annales maximi
89, 90, 94,
Caton Origines III fr. 58 III fr. 71
89
Apollodore, Épitomé, 6, 27
242
Appien, Bellum Mithridaticum 27
206
Aristote 275 Histoire des Animaux IV 9 535 a 276 Mirabilia, 106 241 (Pseudo-)Aristote, Problème XI 276
244
241 241
Cicéron 254 Contre Pison 20, 47 246 De finibus I 20, 65 247 II 24, 79 247 V 22, 63–64 248
221
index De oratore II 12, 51 89 Laelius 7, 24 248 Orator 74 250 Pro Milone 3, 8 247 Tusculanes III 5, 11 246–247 Tusculanes IV 29, 63 247 Claudien, Consolation à Honorius, 113–118 256 Démétrius le Chronographe
87–103
Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines IV 25, 6sq 242 Diodore de Sicile, Bibliotheca XVI 26 271 Dion Cassius, Histoire romaine 48, 26, 4–5 197 Dracontius, Orestis tragoedia Élien, Histoires variées, IV, 26 Ennius, Les Euménides Épicure
261 244
243
254
Eschine, Contre Ctesiphon 16,8
274
Eschyle 262 L’Orestie 245 Agamemnon 37 270 1188–1193 260 1382–1383 263 Choéphores 283–290 260 983–984, 997–1013 263 1021–1025 257 4578 274 Les Euménides 245, 249, 257 634–635 263 Euripide 262 Andromaque 8 274 924 270 Électre, 154–155 257 Hippolyte 418, 1074 270, 274 8808 274 Iphigénie en Tauride 79–84 257 359–371 243–244
291 814 264 1218 261 2228 274 Les Phéniciennes, 475 274 Médée, 1307 274 Oreste 244, 247, 249, 257 1336 274
Festus Pompeïus 460 242
113
Héraclite 22 B 92 D.-K.
271
Herméias, ad Platon Phaedrum II 22 Hérodote 277 I 67–68 241 V 106, 11 et VII, 103 274 (Pseudo-)Hérodote, Vie d’Homère Hésiode Catalogue des femmes Théogonie, 168, 831
244 273
Hippocrate De Carnibus XVIII 29 276 De Morbis III 22, 11 277 Homère 239, 262, 273 Odyssée I 35–43, 298–300 256 III 196–198 256 IX 145, 287 244 Horace Epodes, 17, 58–59 185 Satires, 1, 8, 23–25 185 Hymne à Hermès
275
Jamblique, Mystères VII 5 Juvénal, Satire XIV 96–106 Livius Andronicus, Hermiona Lucain Pharsale III 86 VI 74
240 240
Lucrèce De rerum natura I 80–108 249–254 II 610–640 255 V 1161–1240 255
269 138 243
271
274
292 Maxime de Tyr, 41
index 271
Mythographe du Vatican I, II, 71 Nonnus, 38, 221; 48, 601 Oracles chaldaïques, 115
240
274 234
242, 243, 248, 264
Papyrus grecs magiques (PGM) 269–278 I 187 272 II 125–126 269 III 120 272 IV 609, 1180 269 IV 1033 272 V 849 272 VII 776, 778 269 XII 893 269 XIII 630, 698, 839, 849–851 272 Papyrus magique de Londres VII, 756–794 270
Philodème, Sur la piété, 24 G Philostrate, Imagines, 2, 28 Pindare fr 70b, 21 274 Néméennes V 52 274 XI 34 244 Pythiques VIII 271, 274 IX 12 244
Pline Histoire naturelle III, 73 241 XXXV, 73 251 Plutarque De Pythiae oraculis, 6. 22 271, 272 Moralia, 397a–c, 405 d 271, 272 Questions romaines, 4 242 Vie de Crassus, 16, 4–8 188–190 Vie de Lucullus, 10 4 205 Vies parallèles 189 Vie de Thésée 20,7 274 24, 6 271 Porphyrion, Commentaire aux Epodes d’Horace, 17, 58 185 Probus Proœmium à Virgile (Bucoliques) 241 Scholia in Theocritum uetera 241
Pausanias Périégèse II 17, 3 256 II 22, 7 244 II 31, 4.8.9 240 III 3, 5–6 241 VIII 10, 4 202 VIII 54, 4 241 XLIII 1 244 Phérécyde, Théogonie, fr. B2
273, 274
Plaute, Rudens (Le câble), 1372–1380 184
Ovide Métamorphoses XII 24–38 251 XIV 331 240 XV 488 sqq. 240 Pacuvius, Dulorestes
Platon Epîtres V 321c, VII 347e Ion, 534d 271 Phèdre, 238d 274 Philèbe, 49b 241 Sophiste, 238b 274
Proclus, Chrestomathie, fr. 1
244
Quintilien, Institution oratoire II 13, 13 250–251 Res Gestae I 2 264 244 274
256
Sénèque 254 Agammenon 714–723 249 881–889 263–264 Servius Sur l’Énéide II 116 240, 241, 257 VI 136 240 VIII 187 254 VIII 188 241 Solin II 11
240
index Sophocle Antigone, 1001–1002 271 Électre 264 275, 490 260 698–756 257 Œdipe à Colone, 399–405, 785–788 241 Les Trachiniennes 264 Stésichore d’Himère Orestie 244, 245 Palinodie 245
262
Théocrite XXII 117
271
Théognis 532 275 1230 274
Tite-Live I 45
274
242
Varron, Antiquités X, fr. 11
241
Victorinus, Orestis thema ( frequenter a rhetoribus tractatum) 245 Virgile Bucoliques 254 Géorgiques I 512–514 257 II 490–492 255 L’Énéide VIII 704–728 257–258
Suétone Auguste, 15 265 94 258
Tacite Annales 1, 9, 3
1, 73, 2–4 186 3, 62, 2 197 12, 8 242
Thucydide VII 71, 4
Strabon Géographie V 3, 12 240 XIV 2, 24 197 XIV 2, 25 194 XIV 2, 28 204
Suidas, s.v. Sibylle
293
271
Xanthos
244
256 Épigraphie grecque
Délos (Serapeion A)
205
Lagine (Ligue chrysaorique) (EpAnat. 35) 194 Lindos (Chronique de) Mylasa (EpAnat. 32)
205 198
Panamara (sénatus-consulte), (RDGE 27) Stratonicés de Carie (IStrat. 1) 201 (IStrat. 2) 206 (IStrat. 3) 201 (IStrat. 6) 201 (IStrat. 7) 197, 201
198
(IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat.
10) 12) 15) 16) 22) 30) 111) 200) 205) 210) 236) 244) 256) 276) 281) 283) 298) 504) 505) 508)
193–210 198 200, 203 202, 203 196, 199 199 202 202 198 198 198, 202 198 198 203 203 203 203 195 196, 198, 208 199
294 (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat. (IStrat.
index 507) 511) 512) 513) 518) 601) 663)
196 197 200 208 203 201 202
(IStrat. 667) (IStrat. 809) (IStrat. 1101)
202 195 199
Tabulae Defixionum du Pirée IV–III aC 274
Épigraphie araméenne et syriaque Aramaic Papyri 31 (= n° 102), 17 Arnas, Tur Abdin (plaque d’église) 117, 122
138
Babisqa (inscription de) 115 (plaques de balustrades) 116 Baffitin (bandeaux de chapiteau) 119 Basufan (plaque de construction de l’église) 116 Buyuk-Kachichluk (inscription de) 117 Dahes (inscription du baptistère de) 120 Dayr Sim’an (inscription de) 114, 119 Deir Abu Hennes, Égypte (inscription de) 117 Dülük-Dolichê (inscription de) 115 Édesse (tympans) 116 Éléphantine (papyrus pascal) 138 Enesh (inscription de) 117, 119 Æa, Tur Abdin (plaques funéraires) 117 Haštarak, Tur Abdin (inscriptions funéraires) 117, 122 Kfar Zé, Tur Abdin (plaque de construction) 117 Kfeir Daret {Azze (inscription de) 119 Khirbet {asan (inscription de) 116 Khirbet Tizin (inscription de) 115, 122
Mar Behnam (tombeaux) 115 Mar-Boutros, Akoura (inscription de) 114 Mayfuq (plaque de construction) 117, 122 Mektebeh (linteaux de) 119 Monastère de Saint-Antoine, Égypte (inscription du) 117, 122 Musée de Beyrouth (inscription n° 1674) 115 Palmyre (inscription du sanctuaire de Bel) 121, 122 Pognon 1907 (inscription n° 21, 60, pl XVIII) 121 Qala’at Sim’an (inscription de) 115, 122 Qalb Lauzeh (inscription de) 119 Ruhaiyeh (linteau de)
119
Saint-Jacques-le-Reclus (inscriptions funéraires) 117, 122 Thil, Arménie (tympans) 116, 119 Tur Abdin (tablettes de consécration d’autel) 115 Twéné-Isriyé (inscription de) 116 Zabad (inscription de)
120, 122