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Collection dirigée par Bjarne Melkevik La collection Inter-Sophia se veut un carrefour de réflexions et d’interrogations, ouvert et pluraliste. Interdisciplinaire et internationale, cette collection se présente comme un lieu d’interprétation et d’argumentation qui agit, par la pensée, dans et sur notre contemporanéité. En recherchant une revalorisation légitime des aspirations de l’individu moderne et de l’importance primordiale du dialogue, elle s’inscrit au sein de l’espace public moderne accueillant aussi bien des analyses issues de la tradition qu’une interrogation concernée par des questions contemporaines et en cours d’élaboration. Au confluent de la philosophie, des sciences humaines, des sciences politiques et des lettres, Inter-Sophia cherche à promouvoir des idées novatrices, à ouvrir et à stimuler les débats publics appelant des choix démocratiques et à enrichir les repères intellectuels modernes.
Mythe et justice dans la pensée grecque
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Mythe et justice dans la pensée grecque Sous la direction de Stamatios Tzitzis Maria Protopapas-Marneli Bjarne Melkevik
Les Presses de l’Université Laval 2009
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture : Mariette Montambault
ISBN 978-2-7637-8767-1 © Les Presses de l’Université Laval 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 3e trimestre 2009 Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) G1V 0A6 CANADA www.pulaval.com
TABLE DES MATIÈRES
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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S. TZITZIS, M. PROTOPAPAS-MARNELI, B. MELKEVIK
Première partie : Tradition mythique 1. Onomastique grecque et droit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Ilias ARNAOUTOGLOU
2. Figures anthropologiques de la justice. Du mythos au logos . . . 23
Stamatios TZITZIS
3. Mythe et mathématiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Christina PHILI
4. Le voyage d’Apollon au pays des hypervoréens ou la fascination d’un mythe culturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
Iphigénie BOTOUROPOULOU
5. L’élément empirique dans le mythe de Sisyphe . . . . . . . . . . . . . 71
Kerassenia PAPALEXIOU
6. Mythe et symbolisme d’Euridice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Apostolos STAVÉLAS
Deuxième partie : De la mythologie à la philosophie 7. Ontologie et justice chez les présocratiques . . . . . . . . . . . . . . . . 109 Golfo MAGGINI
8. Mythe et justice: le cas de Palamède . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Thérèse PENTZOPOULOU-VALALAS
9. Mythe traditionnel et mythe platonicien : l’idée de justice . . . . . 151 Jean FRÈRE et Eugénie VEGLÉRIS
10. Le mythe de Protagoras sur la justice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 Constantin DESPOTOPOULOS
11. La justice dans la tragedie grecque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173 Chara BACONICOLA
12. Élements de droit penal dans la tragédie grecque ancienne. Formes d’application de peines dans les Bacchantes d’Euripide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 Athanasios STEFANIS
Troisième partie : De la théologie à la philosophie 13. Le sens de la justice (« corps juste » et « médecin juste ») dans la medecine grecque ancienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225 Athéna BAZOU
14. Les notions de justice et de justesse dans la théologie platonicienne de Proclus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 E. MOUTSOPOULOS
15. La fondation metaphysique de la justice dans l’oeuvre du philosophe neoplatonicien Proclus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253 Christos TEREZIS
Quatrième partie : Mythe et modernité 16. La notion de justice dans les lumières néohelléniques Adamantios Koraïs-Benjamin de Lesbos . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267 Roxane ARGYROPOULOS
17. Justice cosmique et droit politique. Le cas d’Antigone chez Hegel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281 Périklès VALLIANOS
18. Mythe tragique et justice dans la pensée grecque selon Kostas Papaïoannou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309 Yannis PRELORENTZOS
19. Walter Benjamin : histoire, mythe et justice . . . . . . . . . . . . . . . 347 Panayiotis NOUTSOS
INTRODUCTION STAMATIOS TZITZIS Directeur de Recherche CNRS/UMR7891 et Directeur adjoint de l’Institut de Criminologie de Paris
MARIA PROTOPAPAS-MARNELI Directrice du Centre de Recherche sur la Philosophie Grecque, de l’Académie d’Athènes
BJARNE MELKEVIK Professeur à la Faculté du droit/Université Laval
Les peuples de grandes civilisations développent de grands mythes pour raconter le merveilleux de leurs cultures. Les premiers héros mythiques sont les ancêtres-démiurges-héros qui glorifient leur pays. Ils y exposent le parcours de l’humanité, à travers le temps, pour des conquêtes terrestres et spirituelles. Dans ce contexte, leur langage est symbolique, reflétant le sens caché de la vie humaine dans les efforts de l’homme de maitriser le vrai savoir et la connaissance authentique. Mais les mythes racontent aussi comment la culture se greffe sur la nature et comment l’une et l’autre font naître les grands principes qui règnent dans l’univers moral. Les mythes décrivent, sous forme narrative, l'origine du cosmos et les acteurs qui l’habitent. Souvent, sous un aspect irrationnel, ils cherchent, à travers des contes poétiques, à expliquer le fonctionnement du monde et les forces qui le régissent d’une manière qui viole les principes de la logique. Le mythos et le logos semblent ainsi a priori se contredire. Chez les Grecs le mythos et le Logos s’enchaînent et se complètent. Le mythe grec est l’indicateur d’une rationalité immanente aux choses de la nature. Il donne des paradigmes de concevoir et d’agir. Il transmet au logos l’art d’inventer, de créer et de former de grandes leçons de morale et de justice.
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MYTHE ET JUSTICE DANS LA PENSEE GRECQUE
Ainsi, le mythos et le logos transmettent-ils, dans une heureuse symbiose, les grands principes fondateurs de la paideia (la culture hellénique) dont l’enseignement est en harmonie avec les règles de la nature. Par sa culture et sa civilisation, la Grèce ancienne se révèle comme l’architecte du logos au cœur des mythes, contribuant grandement à l’héritage occidental des trésors intellectuels et des vérités éternelles. Notamment, la définition classique de la justice prend ses sources dans les expressions mythiques de la dikaiosynè qui portent nombre d’images anthropologiques telles : Dikè, Thémis, Némésis….. En effet, chez les Hellènes, la justice mythique, contrairement à celles des légendes orientales, n’est guère dépourvue d’une rationalité bienfaitrice pour l’homme. En effet, dans les récits philosophiques, ce qui est juste, to dikaion, est incarné presque toujours par une figure féminine. Même l’idée de fécondité qui suit la justice porte le visage de la déesse Déméter. Par extension, la justice engendre ce qui assure la prospérité politique, tout en conservant en équilibre les rapports entre l’homme et le cosmos. La justice se dévoile dès lors comme principe régulateur de l’univers et de l’ordre social de la cité dans leurs mouvements continus. Ici les mythes racontent les combats des héros, les forces des divinités et l’évolution de la mentalité des citoyens dans le déploiement de leur histoire et l’évolution de leur culture. Le mythos et le logos ramènent à une justice tributaire de l’esthétique naturelle, présente dans le domaine de la philosophie et de la science hellénique, car la pensée grecque ne saurait s’exprimer, dans toutes ses expressions, sans se rapporter directement ou indirectement, explicitement ou implicitement à l’idée de kalon (désignant à la fois beauté physique1 et beauté morale). Celle-ci renvoie inexorablement à deux autres idées : celle du dikaion (le juste) et celle de l’agathon (le bien). Or l’esthétique grecque devient le pont qui mène du mythos au logos avec la présence de la justice qui scelle les relations humaines. 1
Qui appartient ou qui vient de la physis, de l’ordre naturel des choses.
INTRODUCTION
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L’esthétique de la physis (la nature grecque) nous dévoile une justice gardienne du savoir cosmique. C’est pourquoi justice et vérité (aléthéia) vont ensemble. En d’autres termes, la justice visite les coins obscurs de la nature pour éclairer ce que cette dernière rend opaque. La nature aime à se cacher2. Or la vérité se dévoile chaque fois que la justice intervient. C’est pourquoi le dikaion le juste, est aléthique et pas formel comme le conçoit la modernité. La justice possède, dès lors, une fonction gnoséologique. Son chant traverse les chemins de l’Être (nous le voyons bien chez Parménide) et fait savoir aux mortels que toute faute objective (hybris), c’est-à-dire toute démesure, sera inévitablement sanctionnée relevant d’une exigence de l'ordre des choses. Car l’ordre des choses ne saurait s’assurer sans les harmoniques cosmiques. Le cosmos est, pour les Grecs, synonyme d’harmonie et d’équilibre. La tragédie classique illustre bien cet état des choses. Le drame classique est inconcevable sans les mythes qui décrivent le fonctionnement du monde des dieux et de celui des hommes. La sagesse trouve ses nobles expressions dans la bouche des déesses qui incarnent la justice et demande toujours la triomphe du logos, source sacrée de messages salutaires pour les mortels enclins à la démesure. Celle-ci enfante le drame tragique qui traduit une agression métaphysique : l’outrage des forces surhumaines qui assurent l’ordre du monde. L’appel aux divinités célestes et souterraines, l’évocation de la Nécessité ou de la Providence et la mise en cause des forces naturelles qui dominent l’ordre de la nature font partie de l’aspect mythique de justice. En outre, les représentations anthropomorphiques de la justice et leurs aventures dans les mondes des hommes et des dieux révèlent les spécificités du droit naturel. Il s’agit d’un droit « antinormatif » et « antirationaliste » qui exprime la densité ontologique de la physis. En effet, la nature grecque est conçue à la manière d’une cité sans bornes, peuplée par des forces et des divinités anthropologiques qui honorent la justice. Si le mythos permet à la 2
C’est la thèse d’Héraclite.
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MYTHE ET JUSTICE DANS LA PENSEE GRECQUE
littérature hellénique de transmettre les messages du juste comme étant un droit aléthique, le logos figure l’esprit de ce dikaion qui assure la pérennité des mouvements de l’Être. La multiplicité des formes anthropologiques de la justice à travers la symbolique des mythes éclaire ce que Aristote affirme dans L’Ethique à Nicomaque : « la justice se dit de plusieurs façons »3. * Nous avons voulu classer les travaux de notre livre selon l’ordre historique et la cohérence qui lui est inhérente. Dans la première partie, intitulée Tradition mythique, nous avons voulu centrer notre intérêt sur l’héritage hellénique si riche en significations concernant les figures anthropomorphiques de la justice. La deuxième partie comprend les travaux consacrés au passage De la mythologie à la philosophie. Les études de la troisième partie se rapportent aux pensées qui décrivent la transition d’une justice théologique à une justice philosophique et s’intitule : De la théologie à la philosophie. Enfin les essais de la dernière partie étudient la réception et l’exploitation des mythes de la justice aux temps modernes : Mythe et modernité est son titre. Enfin toute notre reconnaissance à tous ceux qui ont répondu à notre invitation à collaborer et à élaborer ce programme relatif aux divers aspects de la présente question dans l’Antiquité ; il est à signaler que notre démarche a rencontré un large écho auprès de personnalités francophones du monde académique grec, issus de diverses disciplines : la qualité de leur travail a permis de mener à bien l’entreprise et, grâce à leurs efforts conjugués, ce précieux volume peut aujourd’hui voir le jour. Nous exprimons notre gratitude à tous les participants et nous espérons qu’une nouvelle édition traitant d’un autre sujet d’égale importance nous permettra d’envisager une nouvelle collaboration tout aussi fructueuse.
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E.N. 1129 a 25-26
Première partie :
Tradition mythi que
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1 ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT * ILIAS ARNAOUTOGLOU Chercheur, Centre de Recherche sur l’histoire du droit grec
On le sait que l’étude des anthroponymes est à même de nous offrir, pour les périodes les plus anciennes de l’histoire, des informations très précieuses concernant la diffusion de divers cultes, le caractère local de certains autres, les relations unissant métropole et colonies, la composition démographique de cités et de royaumes, les rapports entre indigènes et occupants, ainsi que le
*
Dans l’article, nous utiliserons les abréviations suivantes: Bechtel (1917) = Bechtel, Fr. (1917), Die historische Personnennamen des Griechischen bis zu Kaiserzeit, Halle; Effenterre (1974) = van Effenterre, H. (1974), «Thémistodikè» dans le volume Mélanges d’histoire ancienne offerts à William Seston, 481-488, Paris; Parker (2000) = Parker, R. (2000), «Theophoric names and the history of Greek religion», in Hornblower, S. & E. Matthews (eds), Greek Personal Names. Their value as evidence, 53-80, London (Proceedings of the British Academy 104); Rudhardt (1999) = Rudhardt, J. (1999), Thémis et les Hôrai. Recherche sur les divinités grecques de la justice et de la paix, Genève; Svenbro (1993) = Svenbro, J. (1993), Phrasikleia. An anthropology of reading in ancient Greece, traduit par J. Lloyd, New York [première édition: Svenbro J. (1988) Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris]. L’article constitue une version élaborée de la communication «Onomastique et droit. Le cas des anthroponymes à deuxième terme – thémis », faite dans le cadre de la 7e Rencontre des historiens grecs du droit (Komotini, 22-24 octobre 2004) et il a été publié dans l’Annuaire du Centre de Recherche de l’Histoire du Droit Grec 39 (2005) 31-53 sous le titre «Anthroponymia kai dikaio». Je remercie Mme J. Roques-Tesson pour la traduction française.
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ILIAS ARNAOUTOGLOU
processus d’hellénisation puis, plus tard, de romanisation1. De la même manière, l’étude des choix dans l’attribution des noms à des époques plus récentes est susceptible d’apporter des éclaircissements en matière d’idéologie ou encore de mobilité sociale et géographique2. En quoi l’étude des anthroponymes peutelle nous aider à mieux comprendre et à interpréter des institutions et des notions juridiques? Les anthroponymes peuvent contribuer non pas tant à faciliter notre compréhension de différentes institutions du droit public ou privé – ainsi, il est difficile, voire improbable de repérer des anthroponymes comme Misthosis ou Prasis3 – qu’à nous éclairer sur l’idéologie des cités grecques anciennes de la période archaïque et classique en matière de droit. Dans le domaine du droit et, avec toutes les réserves qui s’imposent, les anthroponymes nous fournissent un réservoir immédiat d’idées, de valeurs, de symboles et d’images relatives au droit ou, plus précisément, à la notion de justice. Ainsi, en grec moderne, pour dire que la justice a triomphé, on utilise fréquemment la formule «la justice a lui» ou «la justice luira», qui attribue à la justice la qualité de ce qui brille, éclaire. Quand il se révèle au grand jour, son éclat aveuglant terrasse l’injustice. C’est la même idée qui s’exprime à travers certains anthroponymes grecs
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Cf. la discussion sur la contribution de l’étude des anthroponymes à l’histoire sociale de l’antiquité, in McLean, B. H. (2002), An introduction to Greek epigraphy of the Hellenistic and Roman periods from Alexander the Great down to the reign of Constantine (323 B.C. – A.D. 337), 74-111, Ann Arbor, Michigan. Pour le cas néohellenique, voir Droulia, L. (1985), «He éthimike paradosi stin onomatodosia kai o Diaphotismos. Ena paradeigma apo tin Achaïa», Mnemon 10, 187-201. Quoiqu’il en soit, l’anthroponyme Misthodikos figure dans un sortilège du IIIe siècle à Athènes (CIA App.29.9) et celui d’Anenklétos est attesté sur un monument funéraire du début du IVe siècle (IG ii2 5980) mais également plus tard, à l’époque romaine [Sparte (IG v (1) 53 et 54, Smyrne (ISmyrna 299, 763), Amathonte dans l’île de Chypre (SEG 39.1522), Acmonia en Phrygie (SEG 40.1195)]. L’anthroponyme Hypodikos apparaît dans la Corinthe du début du VIe siècle [AJA 30 (1926) 448] et à Chalcis en Eubée à la fin du Ve siècle av. J.-C. [FGrH 239 A 46].
ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT
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anciens comme dans les noms Phauthémis (et éventuellement Chrysothémis). Telles sont les pistes autour desquelles s’articulera le présent article. Il s’inscrit dans une démarche plus vaste qui embrassera l’examen d’anthroponymes à deuxième terme en -dikè et en – nomos. Ici, je me bornerai à étudier les anthroponymes suffixés en thémis 4. Il y a 30 ans, H. van Effenterre a étudié les anthroponymes en –thémis et –dikè, en se fondant sur la collection établie par Bechtel (1917). Il avait ainsi à sa disposition un ensemble de quelque 150 noms5. Son objectif était d’approcher le contenu sémantique des termes thémis et dikè, à travers l’usage qui en est fait dans des anthroponymes. Or, il est parvenu à la conclusion que la notion de thémis dans les anthroponymes ne concerne pas la règle du droit, la loi ni la justice mais «cette primitive réserve sacrée qu’à notre sens, on confiait aux dieux ou aux chefs pour qu’ils en usent à bon escient». À mon tour, j’ai tenté de constituer 4
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J’ai exclu les anthroponymes à premier terme en thémis(t) – tels que les noms Thémixenos, Thémisthagoras (-tagoras, -stagoros), Thémistharétos, Thémistandros, Thémistogénès, Thémistodamos (-demos), Thémistodikè, Thémistodoros, Thémistokléas (-klès, -kleus), Thémistokleia, Thémistokypra, Thémistopolis, Thémistônax (-anax), Thémistès, Thémistia, Thémistion, Thémistios, Thémistis, Thémistiôn, Thémistola, Thémistolas, Thémistô, Thémistôn, car ils constituent une catégorie spécifique qui se réfère plutôt à la déesse Thémis (gén. Thémistos) – cf. Parker (2000: 56 sq) – et sur lequels je me pencherai dans un de mes prochains articles. Analyse linguistique des termes thémis/thémistai chez Fränkel, E. (1913), «Graeca-Latina», Glotta 4, 22-49 et notamment 22-31, ainsi que chez Chantraine, P. (1953), «Réflexions sur les noms des dieux helléniques», L’Antiquité classique 22, 65-78. Sur le culte de Thémis, voir Stafford, E. J. (1997), «Thémis. Religion and order in archaic polis» dans l’ouvrage de Mitchell, L. G. et P. J. Rhodes (eds) The development of the polis in archaic Greece, 158-167, London; Berti, I. (2001), «Il culto di Themis in Grecia ed in Asia Minore» ASAA ser. 3 (1), 79, 289-298 et Berti, I. (2002), «Epigraphical documentary evidence for the Themis cult: prophecy and politics» Kernos 15, 225-234. Cf. également les remarques à ce sujet de Rudhardt (1999). Cf. Effenterre (1974: 482). Son étude se fonde sur un échantillon de 150 anthroponymes, formes composées de thémis et dikè, y compris des anthroponymes présentant le premier terme thémist-.
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ILIAS ARNAOUTOGLOU
un ensemble le plus exhaustif possible de témoignages, en m’appuyant sur les volumes publiés et sur le matériel non publié du Lexicon of Greek Personal Names répertorié à Oxford. J’ai ainsi collecté 66 anthroponymes composés en –thémis qui sont portés par 319 sujets6. Anthroponymes et attribution des noms dans l’Antiquité Le choix et l’usage d’un nom est influencé par des paramètres sociaux variés, tels la fortune, la position sociale et l’idéologie. Dans l’Athènes classique, l’attribution d’un nom à l’enfant intervenait après le rite de la reconnaissance par le père lors de la cérémonie des Amphidromia (ou Fête des Nouveaux-Nés) et prenait place au plus tard le 10e jour après la naissance7. Habituellement, si ce n’est toujours, le garçon premier-né recevait le nom de son grand-père du côté paternel8. Une pratique analogue 6
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Fraser P. M. et E. Matthews (eds) (1987-2005) Lexicon of Greek Personal Names, vols. I-IV, Oxford. Je n’ai pas pris en compte les noms Abroth[émis?] [ILaodikeia am Lykos 68 (141/2 A.D.)], Anthémis, Panthémis, Euryth[émis?] [SEG 50.1042. Métaponte, première moitié du IVe siècle av. J.-C.] et Axiothémis (?) (Kymè, SNG Aulock 7694). Dans l’échantillon des noms composés en – thémis sont inclus également les variantes dialectales et orthographiques (par ex. Hegésithémis-Hagésithémis, HiérothémisHeirothémis, Kléothémis-Kleuthémis, Phannothémis-Phanothémis, Xeinothémis-Xénothémis). Dès la parution de l’article en grec, cinq cas d’anthroponymes en – themis avaient été publiés: Apollothémis (Maionia en Lydie, EA 39 (2006) 103 no. 2); Damothémis (Melos, Koumanoudes, Attikes epigraphai epitymbioi. Prosthekai, 1996b); Istrothémis (Apollonia Pontica, SEG 52. 690C); Stasithemis (Xanthos en Lycie, REG 118 (2005) 329-366); Skydrothemis (Sinope, Tacite Hist. iv 84). Cf. Pomeroy, S. B. (1997), Families in Classical and Hellenistic Greece, 6869, Oxford. Cf. Dém. 43 (Contre Macartatos) 74: «Après que j’eus obtenu en justice la mère de cet enfant, quatre fils me sont nés et une fille. Et voici les noms que j’ai donnés à mes fils: à l’aîné, celui de mon père, Sosias; il est normal d’en user ainsi, j’ai donc donné ce nom à l’aîné; au second que voici, celui d’Euboulidès que portait le grand-père maternel de cet enfant; au suivant, le nom de Ménesthée qui était celui d’un proche parent de ma femme; au plus jeune, celui de Callistratos, celui du père de ma mère.» (traduction L. Gernet, Les Belles Lettres) Cf. également Dém. 39 (Contre Boetos A) 27 et
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était suivie, moins rigoureusement il est vrai, pour la fille aînée. Parfois, il arrivait que les parents tombent d’accord pour doter leur enfant d’un nouveau nom : c’est ce qui se produit, par exemple, pour le fils de Strepsiadès, Phidippide, dans la comédie d’Aristophane, Les Nuées9. Il arrivait aussi que, dans une famille, les noms soient tous formés avec un même premier composant: tel est le cas de la famille de l’orateur Démosthène où sont attestés les noms Démomélès, Démon, Démophon, et bien entendu, Démosthène10. Comme en témoigne l’exemple ci-dessus, la plupart du temps, les parents attribuaient des noms qu’ils jugeaient de bon augure pour l’avenir de leurs enfants, en les attachant à une divinité locale ou panhellénique ou encore à des qualités, des valeurs et des caractéristiques personnelles qui avaient une résonance positive dans la société. En outre, comme le signale également Svenbro 11, le nom est une manière de commémorer un ancêtre, l’enfant qui reçoit son nom étant appelé à le surpasser en gloire. On peut donc en conclure que l’attribution des noms, dans la Grèce antique, se caractérise par son conservatisme. Un conservatisme qui perpétue indirectement un certain nombre d’anthroponymes et, en outre, préserve des valeurs qui peuvent ne plus être d’actualité12.
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Aristophane, Nuées, 282. Voir également l’interprétation de Svenbro (1993: 76) sur ce phénomène: «To give the child the name of a grandfather is to make it sound forth one again and thereby to increase the kleos of the ancestor who is already, or soon may be, dead.» Aristophane, Les Nuées, 61-67: «[comme venait de nous naître le fils que voilà] à moi et à mon excellente épouse, ce fut sur le nom à lui donner que nous nous querellions. Elle voulait un nom avec «hippos», Xanthippos ou Charippos ou Callipide; moi, à cause du nom de mon grand-père, je proposais Philonide. Long fut le différend. Enfin, nous nous accordâmes pour l’appeler Phidippide.» (traduction Hilaire van Daele, Les Belles Lettres). Cf. Davies, J. (1971), Athenian Propertied Families, no 3597, Oxford et stemma. Cf. Svenbro (1993: 64-79) et en particulier p. 72: «The name originally is not a functional description of the person to whom it is given but an epithet that applies to his father or grandfather – whom he must, if possible, resemble». Cf. Effenterre (1974: 482-3).
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Contenu du terme thémis Le vocable thémis apparaît souvent dans les épopées homériques pour désigner soit une divinité, soit une notion qui caractérise ce qui doit et ne doit pas se faire13. Les historiens de la première moitié du 20e siècle ont voulu distinguer la thémis de la dikè, estimant que la première exprime la justice endo-familiale (tribale) et la seconde, la justice entre familles et tribus. On a observé, toutefois, que cette distinction ne correspondait pas à l’usage des termes, du fait que thémis et dikè ne régissent pas rigoureusement une seule et unique catégorie de relations mais les deux catégories précitées à la fois. Un réexamen assidu du matériel a conduit les spécialistes à postuler que le terme thémis suggère initialement l’exigence qu’il y a pour les hommes à procéder ou non à un acte14. Cette exigence s’extériorise soit sous la forme d’un oracle (c’est-à-dire d’une réponse du dieu), soit à travers les décisions des chefs (par exemple anax)15. L’espace relationnel que recouvre la thémis concerne les relations endo-familiales, le domaine des rituels, les obligations envers le groupe social, mais aussi la stabilité (comme une sorte d’ordre cosmique), l’équilibre. Par conséquent, la thémis constitue un antidote à la violence et aux émeutes qui mettaient à mal les cités de la période archaïque, du fait des affrontements endo-aristocratiques. Plus généralement, la 13
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Cf. également les tentatives d’interprétation de Ruiperez, M. S. (1960), «Historia de Themis en Homero», Emerita 28, 99 – 123 et van Effenterre, H. et H. Trocmé (1964), «Autorité, justice et liberté aux origines de la cité antique», Revue Philosophique de la France et de l’étranger 154, 405-434. Voir également Ruzé, Fr. (1997), Délibération et pouvoir dans la cité grecque de Nestor à Socrate, 30 et 97. Paris (Histoire ancienne et médiévale 43). Cf. Rudhardt (1999: 20): «Au singulier il existe une exigence qui s’impose à l’esprit des hommes, les autorisant ou non à exécuter certaines actions… La locution prend parfois un sens plus fort: la conduite normale devient conduite recommandée ou imposée par les convenances.» Il convient de signaler ici la thèse de Rudhardt (1999: 23) selon laquelle la thémis demeure une puissance qui influence de façon décisive la conduite humaine mais ne se transforme pas en un ensemble distinct de règles. Bien sûr, la thèse ci-dessus laisse ouverte la question de savoir comment cette puissance se transforme en règle, éventuellement par le biais d’une pression sociale ou de l’intégration de procédures.
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thémis impose un certain nombre d’exigences, non seulement à ceux qui rendent la justice mais à tous ceux qui disposent d’un pouvoir au sein de la société16. Perspective chronologique Le témoignage le plus ancien d’un anthroponyme en -thémis figure dans le catalogue des olympioniques pour l’année 732 av. J.C.: il s’agit d’Oxythémis qui était arrivé premier à l’épreuve de course du stade et était originaire de Coronée17. Cependant, la plupart des témoignages d’anthroponymes de cette catégorie proviennent de Chypre. Ils apparaissent dans les inscriptions en écriture syllabique et datent de la fin du VIIe ou du début du VIe siècle av. J.-C. Au VIe siècle av. J.-C., des anthroponyme en – thémis sont attesté en outre à Athènes, dans les îles de l’Egée (Théra, Chios, Samos) et dans des colonies de Chalcidique [Sanè (colonie d’Andros), Mendè (colonie d’Erétrie)] ainsi que dans la mer Noire [Olbia (colonie de Milet)]. Au Ve siècle, des anthroponymes analogues apparaissent en outre à Milet (et dans ses colonies au bord de la mer Noire, Istros, Nymphaion), en Eubée, à Paros, à Argos et à Cyrène. Alors qu’au IVe siècle, les sources se multiplient, des anthroponymes analogues sont également répertoriés dans des îles de l’Égée (Délos, Amorgos, Péparéthos, Rhodes, Kéos), en Asie Mineure (Kolophon, colonies des Milésiens (Cyzique, Sinope), Phasélis, Érytrée, Prokonésos), à Marseille (colonie des Phocéens), en Thessalie (Larissa), en Macédoine et en Thrace (Maronée).
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Cf. également Gioffredi, C. (1962) «Su i concetti di themis e dike in Omero» BIDR 3e ser. 4, 69-77. Vlachos G. K. (1984), Politikès koinoniès ston Omero, 191-203, Athènes. L’auteur est convaincu que le terme thémis correspond au droit de la période mycénienne; en effet, dans la mesure où nous savons qu’il y avait une écriture mycénienne, nous devons admettre également l’existence d’un droit mycénien. Moretti, L. (1957) Olympionikai I vinctori negli antichi agoni olimpici, no 12, Roma, considère qu’il s’agit de Coronée en Arcadie et non de la ville homonyme de Messénie ou de Thessalie.
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Concentration géographique des anthroponymes Dans leur majorité, les anthroponymes en –thémis apparaissent dans la Grèce insulaire, à Chypre, dans les villes du littoral d’Asie Mineure et leurs colonies. Le premier volume du Lexicon of Greek Personal Names qui comprend la Grèce insulaire18, Chypre19, et Cyrène20, fait état de 56 noms à second terme en -thémis; le deuxième tome qui couvre l’Attique n’en répertorie que 8 21, le troisième tome (Péloponnèse, Grèce occidentale et Grande Grèce) 5 22 et le quatrième tome (Béotie, Grèce centrale et Thessalie) uniquement 2 23. À l’inverse, dans la région de la Macédoine, de la Thrace et de la mer Noire, on dénombre 14 24 noms ( mais tous dans des colonies) et en Asie Mineure, on en recense 2325. Ce qui donne raison à Bechtel, qui 18
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Cf. Hagesithémis (1 cas), Hagnothémis (1), Alkithémis (1), Amphithémis (1), Anaxithémis (10), Androthémis (2), Antithémis (1), Apollothémis (3), Aristothémis (2), Basilothemis (1), Daithémis (1), Damothémis (5), Deisithémis (1), Delothémis (2), Diothémis (1), Eothémis (1), Ergothémis (1), Hermothémis (4), Euthémis (5), Euxithémis (3), Eurythémis (1), Zenothémis (2), Hegesithémis (1), Herothémis (2), Theothémis (1), Hierothémis (1), Eirothémis (1), Isothémis (1), Kaikothémis (1), Kallithémis (4), Kleisithémis (4), Kleothémis (2), Kleuthémis (5), Lesbothémis (1), Mandrothémis (1), Menothémis (3), Metrothémis (1), Nikothémis (2), Pasithémis (4), Pratothémis (1), Prexithémis (1), Timothémis (6), Hypsithémis (2), Phanothémis (2), Philothémis (4), Chrysothémis (4). Cf. Akestothémis (2 cas), Diaithémis (1), Dieithémis (3), Ellothémis (1), Eslothémis (1), Eurythémis (1), Zoôthémis (2), Kyprothémis (3), Onasithémis (3), Timothémis (1), Philothémis (1). Cf. Aristothémis (1 cas), Kleuthémis (7), Polythémis (1). Cf. Akestothémis (1 cas), Apollothémis (3), Zénothémis (3), Hérothémis (1), Théothémis (1), Kallithémis (2), Pheggothémis? (1), Chrysothémis (5). Cf. Aristothémis (2 cas), Ménothémis (1), Oxythémis (1), Pasithémis (2), Chrysothémis (3). Cf. Oxythémis (3 cas). Cf. Agnothémis (1 cas), Apollothémis (3), Dionysothémis (1), Euxithémis (1), Zénothémis (2), Hérothémis (1), Idanthémis (1), Hiérothémis (1), Istrothemis (1), Kyprothémis (1), Ménothémis (1), Molpothémis (2), Xeinothémis (2), Sôthémis (1). On notera que l’anthroponyme Dionysothémis ne figure pas dans le volume IV de LGPN. Cf. Amphithémis (4 cas), Anaxithémis (4), Androthémis (1), Apollothémis (16), Aristothémis (1), Boulothémis (1), Damothémis (3), Diothémis (2), Hellothémis
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observait qu’en Grèce continentale, on ne rencontre pas souvent d’anthroponymes en –thémis et que la majorité d’entre eux apparaît en Asie Mineure et dans les îles voisines26. Mais pourquoi une telle concentration? La diffusion de la poésie épique (en particulier des épopées homériques) peut expliquer jusqu’à un certain point celle de la notion de la thémis. Un autre facteur qui a pu jouer un rôle non négligeable est l’existence de conflits endo-aristocratiques dans les cités-états, particulièrement en mer Égée et en Ionie, au tout début de la période archaïque, conflits qui, parfois, donnèrent lieu à des guerres intestines (cf. Mytilène27, Samos 28, Milet29, Erythrai30, Cnide31). Peut-être est-ce dans un tel environnement 32 que le sens
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(1), Epithémis (1), Zénothémis (1), Hegésithémis (1), Hérothémis (2), Iatrothémis (3), Kallithémis (4), Lysithémis (1), Ménothémis (23), Métrothémis (2), Molpothémis (1), Xénothémis (6), Skydrothemis (1), Stasithémis (19), Phannothémis (5). Bechtel (1917: 201) «An den Namen auf – themis ist das Mutterland fast ganz unbeteiligt. Die Hauptmasse stellen Kleinasien und die vorgelagerten Inseln“. Ehrenberg, V. (1921), Die Rechtsidee im frühen Griechentum. Untersuschungen zur Geschichte der werdenden Polis, 16-17, Leipzig (réimpression Stuttgart 1966). a repris à son compte cette constatation. Effenterre (1974: 482 n. 7) s’est demandé avec raison si l’apparition de tels anthroponymes constitue un phénomène tardif. Les données disponibles montrent la présence indéniable de tels anthroponymes dès le VIe siècle av. J.C. Cf. les poèmes d’Alcée. Si, à l’époque archaïque, seul l’anthroponyme Lesbothémis apparaît, au IIIe siècle av. J.-C., les anthroponymes Hagésithémis, Kaïkothémis apparaissent à Eressos et Daithémis, Diothémis, Irothémis à Mytilène. Aux époques hellénistiques tardive et romaine apparaissent les anthroponymes «théophores» Apollothémis, Ménothémis, Métrothémis. Plut. Moralia 303c. Cf. Androthémis, Antithémis, Délothémis, Zénothémis, Hérothémis, Kallithémis, Prexithémis, Hypsithémis. Plut. Moralia 298c; Athen. 524a, Hérod. 5.28-29. Cf. Amphithémis, Anaxithémis, Aristothémis, Diothémis, Zénothémis, Iatrothémis, Kallithémis, Xénothémis. FGrH 421 F1. Cf. Hérothémis, Phannothémis. Aristot. Politique 1305b. Cf. Androthémis, Damothémis. La description que fait Solon de l’eunomia est révélatrice: (Solon, frg. 3, 32-39 (ed. Gentili-Prato)). Sur le sens de l’eunomia, cf. à titre indicatif, Ehrenberg, V. (1930) «Eunomia» in Charisteria Alois Rzach zum achttzigsten Geburgstag. 16-29, Reichenberg (= réimprimé in Stroheker, K. F. et A. J. Graham (eds) (1965) Polis und Imperium. Beiträge zur alten Geschichte, 139-158, Zürich et
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de thémis a évolué, finissant par désigner ce qui garantit l’ordre, la paix sociale, et l’équilibre. Étant donné que, dans les cités grecques antiques, l’attribution d’un nom visait à doter l’enfant de propriétés favorables, il n’est pas impossible que l’usage d’anthroponymes en –thémis ait visé à exorciser le mal. Toutefois, une telle interprétation ne vaut pas pour toutes les villes du monde grec puisqu’il y avait des régions, comme Mégare, qui connurent une sédition mais où les anthroponymes en –thémis étaient rares 33. Particularités attribuées aux anthroponymes se terminant en –thémis Dans l’antiquité déjà, les noms se divisent en deux catégories: les «théophora» (qui renferment un nom de divinité» et en «athéa» (qui ne rappellent celui d’aucun dieu)34. Les noms «théophores» en –thémis constituent une catégorie importante, constituée de quatre cercles concentriques35. Au centre, se trouvent les noms proprement «théophores» en l’honneur d’Apollon (Apollothémis ainsi que Iatrothémis [31 personnes]), de Zeus ( Diothémis et ses variantes Dieithémis, Zénothémis mais aussi Basilothémis [27 personnes]), de Dionysos (Dionysothémis [1 personne]), d’Héra (Hérothémis [9 personnes], du dieu Mandre (Mandrothémis [1 personne])36, du dieu Mèn 37 (Ménothémis [30
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en traduction anglaise dans l’ouvrage de Ehrenberg, V. (1946), Aspects of the ancient world. Essays and reviews, 70-93, Oxford). Cf. Papakonstantinou, Z. (2004), «Justice of the “kakoi”. Law and social crisis en Theognis» Dike 7, 5-18. Cf. Klearchos fr.86 (Wehrli) in Athénée 448d-e. Cf. Effenterre (1974: 484) et Parker (2000). Effenterre observe qu’il n’existe que deux noms théophores en – dikè, -dikos. Pour ma part, j’en ai répertorié treize (Basilodika, Hermodikè/Hermodikos, Hérakléodikos, Hérodikè/Hérodikos, Themistodikè/Thémistodikos, Théodikos/Theudikos, Isidikè/Isidikos, Kaïkodikos, Kaüstrodikos, Mandrodikos, Poseidikos, Poseidikè, Skamandrodikè) Cf. à Milet, l’anthroponyme Mandronikos, Milet I (3) 122 I, 4 (523/2 av. J.C.); 122 I, 14 (513/2 av. J.-C.); 122 I, 54 (473/2 av. J.-C.) et les noms Mandrogénès, Mandrodoros, Mandroklès en Magnésie, formés d’après le Mandre. En dernier lieu, Thonemann, P. (2006), «Neilomandros. A contribution to the history of Greek personal names» Chiron 36, 11-43.
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personnes]), de la Mère des dieux (Métrothémis [3 personnes]). Ils ne posent guère de difficulté d’interprétation puisqu’ils suggèrent l’ordre qui procède de la divinité. Bien sûr, seules quelques divinités sont en relation avec l’imposition et le maintien de l’ordre, comme Zeus et Apollon. Et ce n’est sûrement pas un hasard si les deux dieux en question sont liés à l’art divinatoire. Du reste, la thémis s’extériorise aussi par des sentences divines (cf. les oracles d’Apollon à Delphes, à Didyme, et de Zeus à Dodone)38. On connaît, encore qu’il soit contestable, le rôle joué par l’oracle de Delphes dans la colonisation ainsi que dans le soutien d’initiatives en matière de législation à l’époque archaïque (cf. législation de Lycurgue à Sparte)39. D’autres divinités sont commémorées en raison de la place particulière qu’elles occupent dans les panthéons locaux, comme Dionysos à Maronée, Héra à Samos, la Mère des dieux à Lesbos et en Mysie, le dieu Mèn en Bithynie, en Mysie et dans les régions avoisinantes. Il convient de faire une mention spéciale du dieu Mandre, par ailleurs inconnu, qui est mentionné dans une inscription de Kymé en Éolide (IKyme 37), qui enregistre la vente de droits sacerdotaux. Dans un second cercle se rangent les anthroponymes qui sont formés sur des noms de fleuves, comme le Istrothemis [1 personne], le Kaïkothémis [1 personne] et éventuellement l’Hermothémis [4 personnes] qui se réfèrent aux fleuves du même nom arrosant l’hinterland d’Asie Mineure40. Dans
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Cf. Effenterre (1974: 485) qui hésite entre l’interprétation selon laquelle ils sont théophores ou reflètent une «régularité mensuelle». Deux témoignages indirects sur le rapport entre des oracles et l’obtention d’une concorde à l’intérieur des cites sont sauvés dans une réponse d’oracle du Ve siècle av. J.-C. à Dodone: quand les Corcyréens demandèrent à quelle divinité ils devaient sacrifier et consacrer leurs prières pour parvenir à la concorde et vers 190 av. J.-C.; dans le vote honorifique pour Antiochus III (IIasos 4 II, 54), il est mentionné que le dieu archégète (Apollon) avait ordonné qu’ils vivent «dans la concorde». Cf. Burkert, W. (1985), Ancient Greek Religion, 116, Oxford et Fontenrose, J. (1978), The Delphic oracle, Its responses and operations with a catalogue of responses, Berkeley. Cf. Parker (2000: 59-60). Effenterre (1974: 484) inclut dans la catégorie des théophores les noms Akestothémis, Lesbothémis et Molpothémis, en supposant
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un troisième cercle pourraient se ranger les anthroponymes dans lesquels dominent des caractéristiques religieuses, comme la pureté (Hagnothémis [3 personnes])41, la prière/l’imploration (Euxithémis [4 personnes]), le divin (Théothémis [2 personnes]), le sacré (Hiérothémis/Eirothémis [3 personnes]), le très haut (Hypsithémis [2 personnes]), celle qui se rend visible (Phannothémis/Phanothémis [8 personnes]). Enfin, dans un quatrième cercle qui a trait au plus vaste domaine religieux-cultuel, il convient d’inclure l’anthroponyme Molpothémis [3 personnes]. Les molpoi constituaient un groupe d’officiants chargés de pourvoir au culte d’Apollon Delphien à Milet, d’où la fréquence dans cette ville est ses colonies de noms comportant ce premier terme42. Si nous centrons par la suite notre étude sur la période archaïque, jusqu’au Ve siècle, sur les 31 noms attestés, 1/3 environ ou bien sont «théophores» stricto sensu, ou bien ont un lien avec la religion. On a prétendu que les anthroponymes Chrysothémis [15 personnes] et Onasithémis [3 personnes] constituaient une catégorie de noms présentant des caractéristiques économiques. Mais le nom Chrysothémis rattache la thémis à des propriétés physiques de l’or. De même que l’or est brillant et précieux, de même l’ordre, qu’il soit divin ou humain, est brillant, précieux et inestimable. Enfin, trois anthroponymes rattachent la thémis à des entités géographiques, Délothémis [2 personnes] (Délos), Kyprothémis [4 personnes] (Chypre)43 et Lesbothémis [1 personne] (Lesbos).
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qu’ils se rattachent à quelque divinité locale ou douée de propriétés thérapeutiques. Effenterre (1974: 484). RE Supplbd. 6 (-). Molpoi en Milét, Syll³ 57 = LSAM 50, molpoi en Olbie, MH 31 (1974) 209-215. Également Georgoudi, St. (2001), «La procession chantante des Molpes de Milet» in Brulé, P. et Ch. Vendriès (eds) Chanter les dieux. Musique et religion dans l’Antiquité grecque et romaine (Actes du Colloque des 16, 17 et 18 décembre 1999), 153-172, Rennes; cf. Effenterre (1974: 484). Le premier terme Kypro- peut renvoyer à une entité géographique, une unité de mesure ou au bronze. Effenterre (1974: 484) considère que l’anthroponyme cache un élément économique.
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Une catégorie importante est constituée par les anthroponymes qui associent la thémis à des caractéristiques individuelles et sociales. La première unité inclut les notions de vigueur (Alkithémis [1 personne]), de virilité (Androthémis [3 personnes]), (on peut se demander s’il y avait l’idée féminine correspondante), de ressemblance avec thémis (Antithémis [1 personne]), de perfection (Aristothémis [7 personnes]), de crainte sacrée (Déisithémis [1 personne]), de jeunesse (Hellothémis [2 personnes]), d’esprit d’entreprise (Ergothémis [1 personne]), de grandeur d’âme (Eslothémis [1 personne]), de bonté (Euthémis/Eothémis [6 personnes]), de largeur (Eurythémis [2 personnes]), de vitalité (Zoôthémis [2 personnes]), de beauté (Kallithémis [11 personnes]), de bonne réputation (Kleisithémis [4 personnes]), de gloire (Kléothémis/Kleuthémis [14 personnes]), de victoire (Nikothémis [2 personnes]), de perspicacité (Oxythémis [4 personnes]), de disponibilité envers tous (Pasithémis [6 personnes]), d’abondance (Polythémis [1 personne]), de primauté (Pratothémis [1 personne]), d’énergie (Prexithémis [1 personne]), d’élévation (Pyrgothémis [1 personne])44, de lumière (Phauthémis [1 personne]), d’honneur (Timothémis [7 personnes]) et d’amour (Philothémis [5 personnes])45. Dans une seconde unité se rangent les anthroponymes «politiques»46, comme Hagésithémis/Hégésithémis [3 personnes] (celle qui commande), Akestothémis [2 personnes] (dans le sens spécifique de la thémis qui guérit, suggérant peut-être son rôle dans
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Cf. Effenterre (1974: 485) qui considère que Pyrgothémis est à rattacher aux «greniers, silos». Je pense toutefois, pour ma part, que le premier terme est à rapprocher du verbe pyrgoô, qui signifie «j’élève»; cf. l’anthroponyme Pyrgotélès attesté à Rhodes au début du 1er siècle av. J.-C. (SEG 39. 732 III 12). Cf. toutefois Effenterre (1974: 483-84) qui soutient que nombre de ces anthroponymes sont des «formations banales». Il convient de signaler l’anthroponyme gréco-scythe Idanthémis, qui est attesté sur un vase dans l’Olbia du VIe siècle av. J.-C. Selon les scholiastes, il combine le thème scythe Idan-, connu dans la région (cf. Hérod. 4. 76) et le deuxième terme – thémis, qui apparaît dans la région.
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la guérison du corps social après les querelles)47, Amphithémis [6 personnes] (celle qui prend en compte les deux points de vue, l’impartiale), Isothémis [1 personne] (celle qui promeut l’égalité)48, Lysithémis [1 personne] (celle qui sauve)49, Xeinothémis/Xénothémis [8 personnes](celle qui concerne les étrangers), Stasithémis [19 personnes] (celle qui garantit la stabilité). Une catégorie particulièrement importante et intéressante est constituée par les anthroponymes qui conjuguent la thémis avec des caractéristiques de l’organisation politique et sociale des cités, comme Anaxithémis [14 personnes], Boulothémis [2 personnes]50, Damothémis [9 personnes] et Léothémis [2 personnes]. Malheureusement, la continuité familiale dans l’usage de ces anthroponymes est très limitée et les rares informations dont nous disposons sur les porteurs de tels noms ne nous permettent pas de déterminer la raison pour laquelle quelqu’un se nomme, par exemple, Anaxithémis. Plus précisément, on observe un certain type de continuité dans l’usage du nom Amphithémis à Milet, à la fin du Ier siècle av. J.-C. (des membres de la famille occupaient des charges sacerdotales et civiques)51 ainsi que du nom Anaxithémis à Délos (certains d’entre eux avaient été archontes ou avaient exercé une autre charge publique et proposaient des décrets à l’assemblée)52 et à Milet au IIIe siècle av. J.-C. (dédicaces dans le temple d’Apollon à Didymes)53, du nom Hermothémis à Chios à la fin du IIIe siècle av. J.-C. (ils avaient contribué à l’érection des
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Effenterre (1974: 484) se demande si l’anthroponyme ne doit pas être attribué à une divinité guérisseuse. IG xii (3) Suppl. 1302, 54 (Thera, 2e siècle av. J.-C.). IIlion 10, 9 (Assos, 77 av. J.-C.). Effenterre (1974: 485) observe que le premier terme Boulo- ne s’accompagne que du thème – thémis. Il est probable que l’anthroponyme soit lié à l’épithète cultuelle Boulaios ou/et Bouleus de Zeus et appartienne par conséquent aux théophores au sens large du terme. Voir IDidyma II 205; 218I; 231; 232A; 236; 340; 342; 390B; 391B; Milet I (3) 125, 41; 126; 127, 32. Cf. Vial, Cl. (1984) Délos indépendante, 44 (stemma) Paris (BCH Suppl. 10), IG xi (2) 144A, 33 et IG xi (4) 1288. Voir Milet I (3) 122 I, 103; IDidyma II 432; 452, 10-11.
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remparts de la ville)54, du nom Euxithémis à Cos à la fin du IIIe siècle av. J.-C.55, du nom Oxythémis à Larissa au IVe siècle av. J.-C. (parasite de Démétrius Poliorcète), du nom Stasithémis à Tlos en Lycie, à la fin du Ier siècle et au début du IIe siècle ap. J.-C. (trois générations successives portent ce même nom, attesté seulement en Lycie, et acquièrent la nationalité romaine relativement tôt).56 Il convient de faire une mention particulière d’Arkésiné dans l’île d’Amorgos au IIIe siècle av. J.-C., où un Kléothémis appela son fils Aristothémis (IG xii (7) 164), alors qu’à la fin du IIIe siècle av. J.-C., on voit à Minoa toujours sur la même île, un grand-père et un petit-fils homonymes (Nikothémis) participer ensemble à la prise en charge d’une proxénie (IG xii (7) 227), tandis qu’un Pasithémis appelle son fils Mandrodikos (IG xii (7) 327), et qu’enfin, dans la Théra du IIe siècle av. J.-C., une certaine Telésidika nomme sa fille Chrysothémis (IG xii (3) Suppl. 1398). L’épouse de Daïthémis dans la Mytilène du IIIe siècle av. J.-C. se nomme Télésidika (IG xii Suppl. 24 no. 74). Les anthroponymes et l’idée de la justice Par delà l’examen extra-textuel qui a précédé, les anthroponymes nous offrent un ensemble d’images de ce qu’on appelle aujourd’hui justice. Si l’on en croit les anthroponymes, la thémis procède habituellement d’une divinité (d’où le nombre relativement important d’anthroponymes «théophores» comparativement aux noms en -dikè), surtout si celle-ci a un rapport avec un oracle qui proférera les déclarations divines relativement à l’établissement et au maintien de l’ordre et de l’équilibre social. La thémis est également liée à des valeurs individuelles, traditionnelles dans les cités de la Grèce ancienne, 54 55 56
Voir SEG 19. 578 II, 15. Voir ASAA n.s. 25-26 (1963-64) 169 no. IX a, 56; TCal 88, 107. Voir FdXanthos 7 nos 60-61, 92; IKaunos 351, 5-6; IMylasa 366; JÖAI 5 (1902) 198; Petersen – Luschan, Reisen II, 87-88; REG 118 (2005) 329-366; SEG 28.1220; 44.1219B, 20; TAM ii 194; 247; 261; 280; 375; 516; 601a, 5; 615; 627; 765.
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dans la mesure où le maintien de la paix sociale, de la stabilité et de l’équilibre contribue à une reconnaissance de gloire, d’honneur, et de vertu pour l’individu. S’agissant de ses caractéristiques sociales, la thémis constitue la valeur primordiale mais aussi salvatrice de la coexistence sociale, elle se signale par la stabilité qu’elle apporte à la société des hommes, promet l’égalité entre les membres de la société et l’impartialité dans le jugement des différends, protège non seulement les autochtones mais aussi les étrangers et enfin a la propriété de soigner le corps social après des querelles ou/et des guerres intestines. En guise de conclusion, nous pourrions dire que les anthroponymes en -thémis, en dépit de toutes les réserves à observer, s’offrent comme un champ privilégié pour explorer l’idée de la justice dans la Grèce archaïque et classique. Mais on ne saurait se limiter à ce terme. Celui de dikè est très largement usité dès la fin du VIe siècle av. J.-C. et l’exploration des anthroponymes en -diké s’impose donc tout pareillement.
2 FIGURES ANTHRO POLOG IQUE S DE LA JUSTICE DU MYTHOS AU LOGOS STAMATIOS TZITZIS Directeur de Recherche CNRS, Directeur adjoint de l’Institut de Criminologie, Université PAtnhéon-Assas/UME 7184
La postmodernité vit une morale qui vient de la conscience de soi de s’accomplir comme personne dans le monde. Le personnalisme postmoderne situe l’individu au plus haut niveau des valeurs existentielles. Dans cette direction, l’idéal de la justice plonge ses racines dans les droits attachés à la personnalité humaine, à savoir aux spécificités qui font distinguer l’homme des autres créatures vivantes du monde. Or la justice humanitaire se déploie à partir des devoirs de l’humanité envers l’Homme et ses règles sont inspirées du respect de la dignité humaine. Cette justice est développée à la suite d’un droit international humanitaire qui stipule des « standards minimum » en vue de la protection de l’homme et notamment les victimes des conflits internes1. Ce droit tire son origine du droit international et possède une valeur hautement morale. Il s’inspire d’un sentiment profond d’humanité centré sur la protection de la personne en temps de conflit armé2.
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Cf. l’article 3 des conventions de Genève de 1949. Il comprend des principes humanitaires minimaux ayant une valeur morale, principes que l’on peut opposer aux violences faites entre parties dans un conflit interne. Voir, J.PICTET, Développement et Principes du Droit Internationale Humanitaire, Paris, A.Pedone, 1983; Le Droit International Humanitaire : Les Dimensions Internationales, Paris, A.Pedone, 1986.
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Le droit humanitaire révèle, en effet, une justice qui tourne autour de la personne considérée comme un absolu auto-référentiel à l’abri de la transcendance. Or la justice qui inspire l’individu postmoderne s’accomplit dans l’orbite d’une dignité personnelle, inviolable qui aide l’homme à se réaliser comme citoyen cosmopolite. Le « je suis» postmoderne désigne dès lors la personne humaine qui jouit des droits subjectifs inextirpables, appuyés sur l’humanité de l’homme et dont la validité ne saurait être contesté par aucun régime authentiquement démocratique. Cette justice s’attache principalement à l’individu ; elle lui dicte et impose ses droits, et se justifie à partir de l’intériorité de l’homme. Cette intériorité est présente sur le terrain de l’éthique juridique sous le nom de dignité, concept à la fois moral et juridique, bastion de l’intégrité humaine et bouclier de la personne. La dignité ne saurait souffrir aucune dérogation. Le droit humanitaire s’ouvre dès lors à des idéaux de justice qui ont brisé tant les frontières des moralités territoriales que des dogmatiques théologiques. En effet, le monde objectif est forgé par la volonté humaine de désigner des normes qualifiées de fondamentales pour l’homme. La volonté de dire (instaurer) le droit va de pair avec l’explication rationnelle du fondement des normes. Cette justice vient notamment d’une volonté humaine visant à reconnaître des valeurs à l’individu comme étant une singularité dans l’universel, comme une invidualité dans la totalité. Cette justice comprend l’idée de reconnaissance de la réalité juridicomorale de l’homme en tant qu’existant social privilégié. Cette justice est à distinguer de la justice morale qui se rapporte à la métaphysique de la volonté3, universelle et atemporelle, qui considère la raison comme réceptacle de la loi
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Cf ;E.KANT, Leçons d’Ethique, Paris Classiques de poche1997 p. 123-124 : « Les lois morales expriment des ordres…elle peuvent être considérées comme des commandements de la volonté divines. Elles n’ont pourtant pas leur origine dans ce commandement : si Dieu ordonne ceci ou cela, c’est parce qu ce sont là des lois morales et que sa volonté s’accorde elle – même avec ses lois morales..».
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morale4. Kant en est un de ses zélotes. Cette justice conjugue une obligation subjective et une liberté individuelle qui jugent le bien et le mal, le juste et l’injuste devant le tribunal de la conscience5. La justice morale se déploie notamment à partir de la constante interrogation « que je dois faire ?» selon les dictats de la loi morale qui fait toujours appel à la rectitude de la conscience. Or la connaissance du juste se situe au niveau de la raison qui émet des impératifs de faire ou de ne pas faire. L’homme a une densité intérieure foncièrement morale, car il est censé être guidé par une raison droite. La justice morale demeure au niveau de la subjectivé des idées ou des idées subjectives qui forment les lumières de la raison. Elle peut réunir dans son orbite la pensée humaine avec la volonté divine6. L’homme peut saisir le logos divin diffus dans la nature des choses grâce à la puissance de sa raison qui participe à la raison divine7 (L’École du droit nature moderne). Alors que la justice humanitaire est d’une portée existentielle, la justice morale est d’une nature onto-théologique qui s’accomplit dans le champ d’une métaphysique subjective. La justice humanitaire annonce la postmodernité qui substitue à l’absoluité du Divin, l’humanité de l’homme sacralisée, alors que la modernité, tributaire dans une grande mesure des valeurs classiques, demeure encore attachée à
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E.KANT, Métaphysiques des Mœurs. Première Parties, Doctrine du Droit, paris, Vrin, 1986, p.99 : «..Les lois qui obligent, et pour lesquelles une législation extérieure est possible, s’appellent des lois externes…De ce nombre sont celles dont l’obligation peut être reconnue a priori par la raison, même sans législation extérieure, et qui bien qu’extérieures sont des lois naturelles ». Cf.E. KANT, Métaphysique des Mœurs, op. cit., p. 96. « L’obligation est la nécessité s d’une action libre sous un impératif catégorique de la raison ». Il est caractéristique que pour les Stoïciens les hommes possèdent la même nature que Dieu. Toute activité divine (qui est celle de la nature universelle) est d’une parfaite rationnalité Or comme l’homme s’y accomplit, car il fait partie de la nature universelle dont la rationalité conicide avec la beauté morale. C’est pourquoi il doit se conformer à la droite raison comme obéissance au juste. Voir LONG et SEDLEY, Les Philosophes Hellénistiques, v. II Les Stoticiens, Paris GF Flammarion, p. 454, 2001. Cf., CICERON, De la République, III, 22,33.
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une métaphysique transcendante que l’individu peut appréhender grâce à la force de la raison, la Présence divine. Toutefois, ce qui est commun à la modernité et la postmodernité, c’est le règne du positivisme juridique, un des piliers de l’Etat de droit. La justice officielle constitue le champ de l’application des lois formelles, dépouillée de toute théologique et obéissance à une éthique qui est propre à leur juridicité. Cette justice représente le champ idéel créé par la volonté d’un législateur humain où la clarté rationnelle joue un tout premier rôle. Le logos moderne et postmoderne exige ainsi un droit épuré de tout élement mythique. Le droit, considéré tant comme science que comme art, exige sa mise en pratique sur un terrain logique et conséquent, où la rhétorique juridique est fondée sur des raisonnements et des argumentations à partir des principes rationnels. Tout mythos juridique ne pourrait avoir qu’une valeur paradigmatique qui n’affecterait nullement la validité du droit formel. Le savoir juridique vient dès lors d’une science ou d’un système de droit qu’impliquent les codes, les décrets-lois, les circulaires, voire la jurisprudence, tout ce qui signale la présence des normes rationnelles formelles et de leurs hiérarchies. Il en allait tout autrement dans l’antiquité, j’entends par là l’antiquité hellénique où la philosophie ontologique fait naître une justice épousant à la fois le mythos et le logos. Car le logos renvoie à cette raison qui embrasse à la fois le fini et l’infini; il visite le mythos qui, par ses symboles, s’efforce de révéler les significations cachées du juste dans l’Etre dont le logos est l’animateur. La mythologie de la justice, chez les Hellènes, se présente aussi comme le prélude à l’ontologie juridique qui fixe les champs d’application du dikaion, ce qui est juste tant comme idée, que comme acte ou bien comme part équitable distribuée dans la nature des choses. 1. Justice et cosmos Le droit fait partie de l’ordonnancement du monde qui est un cosmos c’est-à-dire un ensemble harmonieux des choses reflétant
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l’harmonie. Les premiers penseurs sont des savants-philosophes ou des poètes, car les harmoniques de l’univers leur inspirent la poésie de l’équité : ce qui est esthétiquement et moralement juste. Or si ils recherchent une logique dans leurs réflexions sur le droit, le mythos les aide à exprimer ce qui déborde la raison et qui n’en est pas moins rationnel à savoir conforme au logos. Le logos est présent dans le cosmos8. L’univers grec ne saurait être conçu, par la plupart de ses penseurs, sans le logos. Celui-ci devient le critère de la vérité9. Car le tout, la physis, l’être, est d’une certaine façon le logos-éternité10. En tant qu’artisan des existants11, le logos est lié à ce qui apparaît et qui ne se cache pas, dont le vrai 12. Mais justice et vérité vont ensemble dans l’antiquité hellénique. Parménide en témoigne sans aucune ambiguïté. La dikè est ainsi associée, surtout à l’époque présocratique, à l’alèthéia, à savoir à ce qui est opaque dans l’être et qui doit apparaître dans la clarté des choses. L’être aime se cacher 13 pour des raisons qui nous sont insalissables et inexplicables. La vérité s’appelle en grec alèthéia. Elle indique la partie cachée de l’être qui s’est révélée; Or pour les Grecs, le mythos, au lieu de renvoyer à l’irrationnel reflète un logos non révélé ; le mythos prépare l’avènement du logos pour l’initiation à la vérité. En d’autres termes, le mythos est le prélude à la quête de l’aléthèia qu’assure le logos. Le mythos sait mettre en images et surtout en images anthropomorphiques les vérités du logos et leur fonctionnement. Il 8
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Héraclite soutient notamment : « toutes chose naissent et meurent selon ce logos-ci » frg I, p.145, éd de la Pléiade. Le logos est également au cœur des philosophies stoiennes tant de la Grèce et de Rome. MARC-AURELE résume caractéristiquement l’importance du logos qui est géniteur (spermatikos) dans le cosmos en ces termes : « La substance universelle est docile et plastique. La raison qui la gouverne n’a aucun motif en soi de faire du mal », Pensées, livre VI, 1 c f ; »VI, 5 pour le logos spermatikos, Pensées livre ; IV, 14 ; 21 HERACLITE, frg. XVI p.141 Les Présocratiques, éd. de La Pléiade, 1989. HERACLITE frg L, p. 157, op. cit., l’ordre cosmique, l’ensemble des symétries et des proportions de l’univers qui assurent un ensemble beau et harmonieux de l’Etre. FrgVIII, p.137 éd. de la Pléiade. Frg. II a, p. 146, éd. De la Pléiade. HERACLITE, frg.CXXIII, p.173 éd de la Pléïade
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représente dès lors la poésie14 de la justice avant de devenir une discipline juridique ou bien une éthique de droit. Le mythos renvoie avant tout au logos cosmique qui désigne des rapports de symétrie et d’équilibre. Mais l’univers hellénique est habité par de nombreuses divinités anthropomorphiques qui assurent des fonctions symboliques donnant à comprendre comment l’être se manifeste et se pérennise. La justice, Dikè, avec ses assistantes, en tant que régulatrice des mouvements de l’être, y tient une part non-négligeable. Grâce à elle et à ses manifestations symboliques, il est aisé d’approfondir les règles qui déterminent les cycles de l’univers ainsi que les rapports de l’homme avec l’être et, par là, avec son destin politique15. En effet, la justice, coiffée du nom général de dikè fait partie de la quête de l’être, qui, en tant qu’omniprésence de toute chose, engendre des mouvements créateurs (les métamorphoses) de son devenir( gignestai) La dikè se fait garante du déterminisme ontologique du monde, comme régulatrice de l’unité de l’être (la taxis). Toute rupture ou anarchie des éléments de la physis engendrent un désordre (a-taxia), qui est décrite en terme d’injustice (adikia). Or dans la conception mythique de la justice, il y a le logos, comme explication rationnelle du rétablissement de ce qui a été dérangé selon une nécessité ontologique. C’est à partir d’une mythologique sur l’équilibre cosmique qu’une philosophie non-normative du droit voit sa naissance en Grèce. Ainsi la rationalité du droit passe par la symbolique des mythes qui constitue le noyau d’une épistème
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Au sens de la construction ordonnée, de la poièsis MARC-AURELE résume magistralement ces idées dans le passage suivant : « Toutes choses s’enchaînent entre elles et leur connexion est sacrée et aucune…n’est étrangères aux autres, car toutes ont été ordonnées ensemble et contribuent ensemble au bel ordre du même monde » Pensées, Livre. VII, §9. et en suite il établit le rapport entre la justice l’être et sa vérité : « Un, en effet, est le monde que composent toutes choses, un Dieu répandu partout ; une substance, une loi, une raison commune à tous les êtres intelligents, une vérité », ibidem.
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(science) juridique. Nous reprendrons tout cela en détails dans la suite de notre étude. 2. Justice et métamorphoses ontologiques. La justice surgit des phénomènes naturels pour rêvetir une forme anthropogique.Elle a une fonction dans l’être et un autre auprès des immortels, car l’être est habité par des multiples divinités qui travaillent à sa pérennité. L’être n’est pas seulement matière et mouvement, mais encore possède-t-il un noûs16, un logos et une pronoia17 pierres angulaires de sa structure métaphysique. Il anime en effet ses élans dans les transformations créatrices de ses éléments (pour ces penseurs qui croient dans la mobilité de l’être). Et ce qui fait leurs spécificités, c’est leur conception en fonction des mouvements du devenir et non pas en fonction des hommes et de leurs institutions politiques. Les pythagoriciens conçoivent en effet une justice de nombres car tout est nombre qui ordonne l’être18. En particulier, le cosmos s’oppose au désordre irrespectueux des chiffres qui expriment les équations proportionnelles et les symétries de l’univers. Rien ne se perd dans l’univers, tout s’échange, se transforme et apparait sous une autre formes selon des progressions analogiques. Et la justice y est comme protagoniste. De ce fait, ces sages conçoivent la justice comme la réciprocité et notamment le traitement réciproque qui assure l’équilibre dans les rapports19 C’est pourquoi ils préconisent de ne pas « rompre l’équilibre de la balance », c’est-à-dire ne pas chercher à dépasser les autres 20. En effet, l’équilibre de la balance renvoie à l’équilibre des rapports 16
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Cf. ARISTOTE, Physique 196 a 24. MARC-AURELE, précise que le noûs du tout est sociable ( koinonikos), Les Pensées, L l. V§30. Cf. Aetius, 2, 3, 2(DK 67 122) Voir aussi DEMOCRITE, La Vie et son Œuvre. Les Fondements de la Théorie Atomiste ‘en grec), Grèce, Zètros, éd 2004, p.279. Cf. ARISTOTE, Traité du Ciel, I, 1, 268 a 10. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, 1132 b 21 Les Présocratiques, op. cit., frg V, p. 589.
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justes et le dépassement humain engendre l’hybris, la démesure qualifiée de faute objective. En effet, la physis comme expansion de tout ce qui phyei (ce qui pousse)21 est à l’origine de l’engendrement de ce qui apparaît et se déploie dans la visibilité de l’être. Lumière et obscurité font le jeu dialectique d’un cosmos déterminé par les normes de l’équilibre. Dans cet espace la justice veille à l’unité de l’être. Par son intervention régulatrice, elle assure la réciprocité dans les échanges pour garantir l’équilibre des éléments et sauvegarder leurs proportions symétriques. Ici elle se manifeste comme une tisis à savoir elle assume une fonction punitive. Or sanctionner veut dire compenser une perte pour un profit issu de l’engendrement d’une nouvelle forme des éléments disparus. Car il est important de noter que l’idée d’immortalité dans la pensée présocratique (ce qui est notamment très clair chez Empédocle22) et plus tard chez Marc-Aurèle23, concerne les éléments naturels qui se renouvellent, une fois disparus, mais ils apparaissent, sous d’autres formes. C’est là une norme de l’harmonie ontologique qui influe sur la fonction rétributive de la dikè. 21
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Archa kai pantôn genna : Le commencement et la naissance du tout. Ces paroles sont extraites d’un hymne à la nature attribué aux Pythagore, mais ce poème appartient au 4ème ou au 5ème siècle après J.C. Il est de tendance gnostique, voir Anthologie des Anciens Hymnes Helléniques, Grèce, Zètros, 2005, p. 402 (en grec). C’et pourquoi, l’existence appartient à ceux qui ne sont pas encore nés comme aussi à ceux qui sont déjà morts. Ainsi Empédocle remarque-t-il que « Jamais il ne viendrait à la pensée d’un sage Que le temps de la vie, au sens usuel de vie, Avec tout son cortège et de maux et de biens, Pourrait à lui tout seul constituer l’existence ; Qu’avant d’être assemblé qu’après’s’être dissous, Les mortels ne sont rien. », frg. XV, p. 378-379, éd de la Pléïade. Pensées, livre l. IV, §14 : » Tu as été formé comme partie. Tu t’évanouiras dans ce qui t’a donné naissance ou plutôt tu seras repris dans sa raison génératrice par transformation » ; § 21 C’est que, comme ici bas les corps, après avoir suscité quelques temps, se transforment et se décomposent pour faire place à d’autres cadavres ». ;
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Chez les Hellènes, la rétribution (l’antapodosis24 ou bien l’antipénponthos25) traduit plus l’idée d’une compensation mesurée et équitable qu’un sentiment de vengeance. Ainsi la justice se présente-t-elle comme la gardienne de la mesure (métron) ontologique. Appartenant à l’être, à ce qui pousse (phyei) ; elle est naturelle (physikè), comme physikè est l’adikia (l’injustice) pour les Présocratiques, disciples de la mobilité de l’être, qui est constamment présente dans l’écoulement des choses de la nature. Anaximandre remarque à ce sujet : « Ce dont la génération procède par les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice (dikèn kai tisin) et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps » 26. Or ce fragment témoigne d’une justice immanente aux choses de la nature : les étants qui sont programmés, dans leur devenir, à faire surgir le juste comme réparation à tout changmentdommage que leur condition initiale a subie. Or la justice et l’injustice relèvent d’un déterminisme27 ontologique dont aucune volonté humaine ne saurait changer les normes. En effet, la justice apparaît comme compagnon du temps qui est inengendré et éternel; elle affirme l’être dans ses mouvements 24
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L’andapodosis désigne la restitution en échange THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, 4, 81. mais aussi l’action de payer en retour d’où le paiement d’une dette et au sens figuré la récompense ou le châtiment ARISTOTE, E.N.,5,5,7. La valeur de l’antapodosis comme châtiment rétributif, nous le trouvons dans l’idée de timôria et de tisis. Pour l’idée de timôria comme sanction pour l’effusion du sang voir EURIPIDE, Oreste, v. 400 ; 425. Voir aussi, PLATON, Gorgias, 472 d ; La République, 579 a. Pour la Tisis voir HOMERE, Iliade, 22, 19 ; Odyssée, 1, 40 ; 2, 76. HERODOTE, L’Enquête, 7, 8 ; 8, 76. Du verbe antipaschein, éprouver à son tour ou en retour la pareille (en bien ou en mal) Cf. SOPHOCLE, Philoctète, v. 584. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, 8,13, 8, où le philosophe l’entend au sens de réciprocité en matière pénale et où il comment cette loi pythagoricienne comme fondement et finalité du châtiment. ANAXIMANDRE, frg.1, p. 39, éd La Pléiade, op. cit. C’est pourquoi la Dikè comme justice rétributive, immanente à la physis, est inévitable
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de ce qui arrive (tygchanein). Le temps qui, comme la physis (l’illimité pour Anagimandre)28, détermine les cycles de l’être impose la nécessité ontologique, le chréôn, qui fixe les moments de ce qui arrive donc de la tychè, hasard ou fatalité. Ainsi tout ce qui arrive arrive selon l’ordonnancement du temps. En effet, pour les Pythagoriciens, le temps est le mouvement de l’univers29 et pour Pythagore notamment, le temps est la sphère de l’enveloppe du monde30 Et comme le temps est éternel à la manière de l’être, il ne peut pas ne pas être, il est donc inévitable. De ce déterminisme tire sa force la justice, puisque toujours présente dans la présence du temps, elle lui est indissociable. Il n’a point de nécessité en dehors du temps comme il n’y point de justice sans sa détermination par la nécecisité. La nécessité assure dès lors l’inévitable de la justice rétributive, car cet inévitable est engendré par le temps qui accompagne l’éternité de l’être le temps est une dimension du mouvement du monde, le temps et le monde doivent avoir la même durée31. Le temps préserve par conséquent la dikè. Ce qui se trouve au niveau de l’idée poético-mythologique chez Anaximandre, est donné comme image poéticoanthropologique par Héraclite : « Le soleil n’outrepassera pas ses limites, sinon les Erinyes, servantes de Dikè le dénicheront »32. Pour ce penseur, la justice va de pair avec le logos, ce qui engendre tout et qui représente le destin du monde33. Destin et nécessité sont identiques obéissant au logos34 qui assure l’ordonnance cosmique. Or le logos figure « comme artisan des existants à partir du mouvement au sens contraire » 35 ; car il est « mesure de la période
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Ibid ; frg. II, p. 39. ARISTOTE Physique, IV, X 218, a 33. Les Présocratiques, op. cit., frg. XXXIII, p.580. PHILON, De l’Indestructibilité du Monde, 52, 54.Cf., PLATON, Timée, 37 e. Frg. XCIV, éd. de La Pléiade, p. 167, Frg.VIII, p.137, éd., La Pléiade. Ibidem Ibidem
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ordonnée » 36 ; il est assimilé « au feu éternel s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure »37. La justice se révèle dès lors comme servante du logos, prête à sanctionner tout ce qui nuit aux mouvements de l’être. Et ce qui nuit les aux rythmes cycliques de l’être, c’est la démesure destructrice de la cohésion ontologique. C’est pourquoi les Hellènes ont assigné à la justice le statut de déesse. En effet, dans « L’hymne orphique aux Ôrai38 », la justice est une divinité coiffée du nom de l’ôra. Les ôrai sont les sœurs de trois Moirai, les Parques39, qui déterminent la vie de l’homme. En revanche, Dikè avec ses deux sœurs Eunomia (bonne législation) et Eiréné (la paix) déterminent principalement les saisons et en assument la prospérité40. Elles sont décrite comme les filles de Thémis41 et de Zeus, gardiennes des portes du ciel et servantes des grandes déesses. Elles président au cours harmonieux des choses de l’être, donc outre à celui des saisons, et à l’ordre socio-politiqe de la cité et à la vie de l’homme aussi 42 i. Dikè, avec ses sœurs sont dès lors immanentes au temps de l’être comme aussi à celui de la cité ; car elles veuillent aux rythmes de la physis, c’est-à-dire à l’engendrement et à l’expansion 36 37
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Ibidem Ibid, frg.XXX, p.153 Héraclite va jusqu’à considéré que le feu (assimilé au logos) est doué de conscience et cause de l’ordonnance de toute choses», op. cit., frg. LXIV, p. 160-161. L'ôra désigne une période du temps cf., XENOPHONE, Mémorables, 4, 7,4; ou bien une période déterminée du temps comme l’année, voir SOPHOCLIE, Œdipe Roi, v. 156, HERODOTE, L’Enquête, 2, 4. Elle désigne en plus la saison, EURIPIDE, Cyclope,v. 506. Dans sa conception anthropomorphique, l’Ora représente la Jeunesse, messager d’Aphrodite, PINDARE, Néméennes.8, 1. Clôthô, Lachésis et Atropos. Voir HESIODE, Théogonie, 904. Anthologie des Hymnes.op. cit. p. 412. Cf. les paroles de Médée qui qualifie Thémis de potnia (auguste) et de euktaian (gardienne des vœux) ; voir EURIPIDE, Médée, v. 160 et 169. A Athènes elles portent les noms de Avxô, Thallô et Karpô. Etudiées toujours en liaison avec tout ce qui se pousse (phyein) et porte des fruits. Voir HESIODE, Théogonie, 901 ; Oeuvres et Jours, 75, HOMERE, Iliade, 5, 749 ; 8, 393 et 433.
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des choses de la nature. Elle contrôle, par sa fonction rétributive, les transformations ontologiques43, fonction qui se manifeste dans sa tâche de faire toujours respecter la mesure comme la norme fondamentale des symétriques cosmiques. Mais cette mesure prolonge sa validité dans les affaires de la cité en tant que finalité générale des règles sociopolitiques car la polis est conçue comme un microcosme à l’image du cosmos, c’est-à-dire obéissant aux mêmes normes. C’est pourquoi toute violation de la mesure tant au niveau ontologique (même le soleil est menacé, souvent assimilé à une divinité inférieure, l’aiôn44, comme nous l’avons vu chez Héraclite) qu’au niveau sociopolitique : la faute humaine a toujours son origine dans la faute objective l’hybris 45; c’est cette dernière qui donne naissance à la tragédie humaine. Dans sa tâche, Dikè est aidée par d’autres divinités anthropomorphiques, protectrices d’un ordre juridique plus ancien, adeptes de la rétribution. Parménide, lui aussi, brosse le tableau d’une justice anthropomorphique qui veille au déploiement de l’être lorsque celui-ci se révèle par ses multiples métamorphoses (phainesthai). Mais cette justice apparaît sous un autre jour (que celui décrit par Anaximandre et Héraclite), en conservant toutefois la même fonction punitive. 3. Justice et Vérité L’être pour Parménide est immuable et stable. Or l’idée d’une justice rétributive immanente aux cycles rythmiques ontologiques ne saurait y avoir droit de cité.. Ici, il faut surtout étudier la conception de la justice et de son rôle en fonction de l’alèthéia. En effet, Dikè, aux nombreux châtiments détient les clés 43 44 45
Cf. HESIODE, Théogonie, 910-3. Anthologies des Hymnes …op. cit. p.42. L’hybris figure la faute ontologique, c’est-à-dire qu’elle est commise indépendamment de la volonté humaine, alors que le péché tire son origine de la volonté de l’homme. L’l’hybris comme faute ontologique se distancie du péché qui désigne la faute théologique.
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de la porte de la vérité, à savoir de la porte qui mène de la nuit ontologique au jour, signe du dévoilement de l’être en tant que générateur de toute choses. Car, pour Parménide le non-être n’existe pas46. Et celui qui suit le droit chemin de la justice est celui qui emprunte la voie de Thémis et de Dikè, souvent assimilées, la première à la loi et la seconde au droit 47 Dikè est la déesse qui montre le chemin du juste48 Pour Paméenide, Dikè mène à la connaissance de l’être, c’est pourquoi justice et vérité sont indissociables. Et c’est au nom de la nécessité ontologique du chréôn49 que la justice mène à la vérité, une vérité qui affirme l’être et dément le non-être50. Dikè tire dès lors sa raison d'être de l’être, car elle indique la nécessité qui siège dans l’être dont le logos de l’être. Elle implique par là la mise en marche de la justice du mythos au logos. Cette nécessité représente le destin du monde51, destin qui est providentiel et obéit à l’unité de l’être52. Au fond, la dikè, l’anankè et la moira signalent la cohésion de ce qui est dans son immobilité. Certes, Parménide n’est pas d’accord avec Anaximandre et Héraclite qui conçoivent la mobilité de l être. Toutefois, il est important de souligner un point capital commun à leur ontologique juridique : la justice vient de l’accord harmonieux des éléments de la physis ; donc elle se trouve à l’abri de la volonté humaine. Les règles de cette justice ne renvoient point à une validité formelle comme la modernité la conçoit mais à la vérité : dévoilement d’une
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« De la nature », p; 255, Les Présocratiques, édition de La Pléiade, op.cit.. Ibid., p. 255. Il ne faut pas oublier que étymologiquement la dikè est de la même famille que le verbe deiknymi, montrer, faire apparaître aux yeux. Le chréon qui signale la présence indispensable de la justice dans le Temps qui lui sert, pour la plupart de temps de catalyseur Frg. XXXVII, p. 247 éd. La Pléiade. Cf. les paroles du coryphée dans Hippolyte d’EURIPIDE, v.1255-56 : « Hélas! voici consommés de nouveaux malheurs! Au sort (moiras) et au destin (chréôn) nul moyen d’échapper ». Frg.XXX, p.245; éd. La Pléiade.
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nécessité ontologique qui impose un être finaliste53 (qui n’est pas donc une simple matière). En effet, la validité formelle des règles juridiques est une caractéristique du positivisme juridique moderne qui est fondée sur une justice rationnelle et se situe, par là aux antipodes de cette mythologie de Dikè. Toutefois, cette représentation mythique de la justice, soulignons-le, n’est pas entièrement dépourvue de rationalité. Il s’agit d’une rationalité propre au mythos hellénique qui se différencie très sensiblement du mythos oriental, très souvent irrationnel. L’anankè ne correspond point à la fatalité des mythes orientaux. Pour les Hellènes, l’être est finaliste et non irrationnel (sans logos) Ainsi, l’anankè et la dikè désignent-elles une exigence de la pensée (noêin) qui s’affirme dans l’être, en même temps que ce noeîn est validé par l’être. En effet, selon Parménide, ce qui peut être dit (légein) et pensé (noeîn) se doit d’être »54. Ces idées suggèrent, une fois de plus, que la justice est à l’abri des expédients de la volonté humaine. Démocrite, lui aussi, va dans des perspectives analogues. Selon le témoignage de Aetius55, Parménide et Démocrite considèrent que l’origine de toute chose est due à la nécessité, l’anankè, qui est assimilé à l’heimarménè, le destin, la justice, (dikè) et la providence (pronoia), créatrice du monde (kosmopeion56). Crysippe confond la raison du monde avec le destin ; il assimile ce dernier à la vérité, à la nature voire à la nécessité57Cicéron58 remarque de son côté que toute chose (omnia) est faite par le Fatum, la Moira qui porte la force (vim) de la
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. C’est-à-dire qui possède un logos, un noûs et une pronoia. frg.VI p.260 55 1, 25, 3 (DK 28 A32) DEMOCRITE, Sa Vie et son Oeuvre, Athènes, éd Zètros, Athènes, 2004, p.277. 56 DK 28A32 57 Selon le témoignage de Stobée, I, 79, 1-12. 58 De Fato, 17,39 D.K 68 A66, voir DEMOCRITE, op. cit., p ; 282. 54
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nécessité59. Il est là une idée partagée par Démocrite, Héraclite, Empédocle et Aristote. La justice, personnifiée et assimilée à plusieurs forces du cosmos déteint une place centrale dans l’univers comme gardienne de la cohérence profonde de l’être. Mais son rôle ne s’arrête pas là. Elle se projette dans l’ordre sociopolitique de la cité. En effet, Dikè a comme mère Thémis une autre conception de la justice qui désigne la coutume, l’usage, ce qui est établi depuis des époques indéterminées de l’humanité, dans la société et qui est travaillée par la nécessité et le temps. En tant que coutme ancestrale, elle est remplie de sagesse. 4. Du cosmos à la polis La justice (dikè) vise le maintien de l’ordre socio-politique. Avec la pudeur (aidô), elles constituent les fondements de la polis dès l’époque archaïque60. Notamment, la première en est le pilier moral et la seconde le pilier politique61, ce qui révèle une société institutionnellement bien organisée62. Dans ce cadre, la justice assume des fonctions analogues à celles qu’elle exerce au niveau du cosmos. Elle vise à maintenir la cohésion sociale et l’équilibre dans les rapports entre citoyens (synallagmata). À la manière de l’hybris cosmique, il existe également une hybris humaine, la démesure qui nuit aux synallagmata. Elle intervient chaque fois qu’il y a un dépassement de la mesure par les citoyens, à savoir une violation du prépon (le convenable), de ce qui est juste dans la nature des choses. Une étroite corrélation existe entre l’hybris cosmique et l’hybris 59
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Cicéron assimile le destin à l’heimarmenè. Par ce terme, il entend l’ordonnancement du monde et ses causes à effets. En plus il fait de ce destin la vérité du monde qui est suit l’écoulement des choses éternelles de la nature, Voir, De la Divination, 1, 125-126. Ne s’agit-t-il pas d’une assimilation du destin à chaque dévoilement de l’être : alèthéia, destin conforme aux normes de l’être ? Cf. PLATON, Protagoras, 322 c. Au sens grec du mot, ce qui se rapporte aux affaires sociales de la cité. Cf. HESIODE, Oeuvres et Jours, v.192-193 ; HOMERE, Iliade 112 et suiv.
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humaine car toutes les deux portent atteinte à ce qui pousse (phyei), la physis, commencement et totalité dans choses dans leurs éternelles tranformations et leur surgissements 63. Dans ce sens-là, l’une et l’autre témoignent de la transgression du droit « naturel » Le conseil de Solon aux Athéniens 64 illustre bien cette situation. Solon voit dans l’hybris politique, la démesure engendrée dans les affaires de la cité et l’esprit de l’injustice (adikos noos) des gouvernants. Mais il discerne la soif excessive pour l’argent qui entendre le koros, l’orgueil ou l’insolence65. Le châtiment est inévitable, sous forme de grands malheurs. Car le koros engendre, à son tour, l’hybris et fait appel à l’atè ; une fois que les fondements de la justice sont ébranlés par la violation des principes de droit qui assurent le bon ordre de la cité. Solon attire, lui aussi l’attention, sur l’inévitable de la punition, vu que la Dikè détient un rôle inextricablement rétributif (apotisomenè) dans le temps catalyseur. C’est le moment où advient Némésis dispensatrice des peines, pour sanctionner l’hybris des mortels 66. Elle est décrite comme la fille de Dikè, et sa présence dans l’univers punitif confirme le caractère ontologique de la sanction. Eschyle, dans une tragédie perdu dont un petit fragment nous est parvenu, fait d’elle la justice qui assume la punition de ceux qui veulent châtier au nom des morts 67. 63
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Selon le témoignage de Sextus Empiricus, Contre les Professeurs, IX, 332, in A.A.LONG – D.N SEDLEY, Les Philosophes Hellénistiques, op. cit, p.241 : « Les philosophes stoïciens supposent qu’il y a une différence entre le ‘tout’et l’ensemble’. En effet, ils disent que le ‘tout’est le monde, alors que l’‘ensemble’est le vide extérieur pris avec le monde.C’est pourquoi ils disent que le ‘tout’est fini, puisque le monde est fini, mais que l’‘ensemble’est infini, puisque le vide extérieur au monde l’est ». Hyppothèkè pros Athènaious, 2S =2D =4W, voir Poésie Lyrique, Athènes Zèbres, vol 2,2000, p. 202-203(en grec). Pour le rapport entre koros et hybris et l’até : châtiment envoyé par les dieux,sous forme de grands malheur, voir aussi ESCHYLE, Les Perses,v. 821 et suiv. :Agamemnon, v.374 et suiv.…Cf. PYNDARE, Olympiques 13, 10. Anthologie….op. cit. p. 339. Les Phrygiens ou La Rançon d Hector, « Némésis est plus forte que nous et c’est la Justice qui assume la colère du mort ». Tragiques Grecs, Eschyle. Sophocle, La Pléiade,1977, p. 981.
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Ailée, symbolisant la rotation de la vie (biou ropè), Némésis devient l’équivalent de Tychè, la fortune, celle qui arrive fixée par les normes de la nécessité cosmique. Or Tychè exige que Némésis égallizei (égalise) les parts inégales, c’est-à-dire qu’elle est chargée de trouver le juste milieu entre le trop peu et le trop, déséquilibre engendrée par l’hybris. C'est pourquoi, d’ailleurs, elle est dépeinte à la manière de Thémis tenant une balance à la main ; elle mesure la vie humaine avec un pèchyn (coude). Némésis rend une justice implacable (dikaspolos68). Notons que le nom de Némésis vient de la même famille que le nomos, la norme qui garantit la bonne distribution des choses tant dans l’ordre du monde que dans celui de la cité. L’idée de Némésis est également étroitement associée à celle de Tychè qui est assimilé à Clôthô, la parque (moira), tisseuse la vie humaine69. Némésis est assimilée à son tour à la nécessité. Elle contrôle dès lors tout ce qui se passe et qui es en train de s’achever70. 5. Les Erinyes, personnification de la rétribution Dans le Panthéon des divinités qui rendent complexe la structure du monde et dont les éléments obéissent aux règles de la rétribution, il faut encore citer Alastôr71 (assimilé souvent à un Justicier qui porte malheur72 et qui accompagne souvent l’Erinys73) 68 69
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Cf., HOMERE, Iliade, 1, 238 ; Odyssée, 11, 186 Anthologie.op. cit, p.392-393. Cf..PINDARE, Olympiques.12, 1 et suiv ; cf aussi les aproles de Pélée dans Médée, v. 1081-82: « O destin( moira), au terme suprême de la vieillesse, de quelle infortune m’as-tu enveloppé ! » Anthologie, op. cit, p.392. LUCIEN, La Nécromancie, 16 Cf.EURIPIDE, Hippolite, v. 818-820 : « O fortune-s’exclame Thésée-, de quel poids tu t’es abattue sur moi et ma maison, souillure mystérieuse infligée par quelque génie vengeur ! ». Cf.EURIPIDE, Médée, v.1333 : « Le génie vengeur attaché à ta personne, c’est sur moi que l’ont lancé les dieux ».Il s’agit des paroles qu’adresse Jason à Médée. Cf. les parole du chœur dans Médée, v. 1258-1260 : « Va donc, lumière née de Zeus, retient-là, arrête-la (Médée), chasse de la maison la misérable sanguinaire Erinys suscitée par les génies du mal ». Cf.aussi l’imprécation de
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et Adrastée. Le premier indique le génie qui ne manque point pas de venger le crime74. La seconde est souvent confondue avec Némésis et châtie en particulier l’orgueil outrecuidant75 Mais les plus redoutables déesses, adeptes de la justice rétributive sont les trois Erynies, Mégaira, Tisiphonè et Alèstô, filles de la Terre (Gaia) qui a été fécondée par le sang d’Uranos, lorsque Cronos l’a castré76. Elles apparaissent comme les gardiennes tant de l’ordre naturel que de l’ordre moral, exigeant la punition des crimes de sang, surtout celle de l’effusion du sang parental. Lycien les associe aux Poinai, (les peines personnifiées) dans sa comédie Necyomancie77. De son côte, Hérodote les présente comme justicières du sang versé sous le nom de Tiseis 78. Tisiphonè est mise au service de Rhadamanthe, grand juge de l’âme des morts 79 comme Aiakos 80, Triptolème et Minos ; qualifiés de Justes qui sont considérés comme demidieux81. Ces juges garantissent dans le jugement d’outre-tombe le principe de la méritocratie82 pour les âmes des mortels. De cette manière, les bonnes âmes iront au près des asphodèles (asphodelos leimôn)83 ou bien, aux Iles des Bienheureux ou en encore aux Champs Elysées84, alors que les mauvaises âmes sont vouées au
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Jason lancée contre Médée après le meurtre de leurs enfants, v.12881390 : »Ah !puisse te faire périrl’Erinys de tes enfants et la Justice vengeresse du meurtre ! ». Cf. ESCHYLE Les Perses, v.354, Agamemnon, v. 1501, 1508 ; SOPHOCLE Œdipe à Colonne, v.788 et suiv. C’est pourquoi, il faut faire acte d’humilité devant Adrastée. Adrastée est en plus assimilée à Nécessité (PLATON, Phèdre 248 c). Elle désigne par là comme son nom le suggère bien l’inévitable. Cf. PLATON, La République, 451 a. STRABON 13, 1, 13. LYCIEN, Le Banquet, 23. Cf. HESIODE, Théogonie, 176-185. §9 et 11.Voir aussi dans sa pièce, Du Deuil, §6. HERODOTE, Enquête, III, 126; 128. LUCIEN, Le Navire, 23 ISOCRATE, Evagoras, 14-15. Cf. PLATON, Apologie de Socrate, 41 a. LUCIEN, Du Deuil, 7 ; 9. L’application du principe fondamental qui règne dans les échanges sociaux et s’applique également au comportement humaine, à chacun selon son mérite HOMERE, Odyssée, 11, 539, 537; 24, 13. Cf. HOMER, Odyssée, 4, 563-565.
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Tartare 85, l’endroit glacé et brumeux du monde, situé aux enfers, identifié souvent avec l’Hadès 86. La trilogie d’Eschyle, L’Orestie87 illustre bien les fonctions des Erinyes dans l’univers mythologique de la justice. Dans cette trilogie nous retrouvons l’esthétique juridique des Présocratiques. En effet, l’Orestie montre la place faite de la beauté (to kalon) à la morale (to agathon) et leur convergence dans l’idée du juste (to dikaion). La beauté, sans perdre de sa valeur objective, est accueillie par la raison humaine et exprimée en termes de droit. Elle reprend l’architectonique de la justice punitive qui est fondée sur la beauté objective (to kalon) résumant les symétries et l’harmonie de l’univers grec. Elle marque le passage du mythos au logos : sans que la rétribution perde de son caractère ontologique, elle revient à la compétence d’un tribunal humain l‘Aréopage où la raison humaine intervient décisivement pour résoudre la sanction des crimes de sang. Avec l’établissement d’un tribunal et des juges humains (l’Aréopoage), la justice mythologique qui façonne le destin tragique de l’homme se transforme en une justice rationnelle sans perdre pour autant sa portée ontologique. Selon les nomoi, il incombe d’abord au fils aîné – tel le cas d’Oreste – de devenir timôros(justicier) du sang de ses parents au nom des coutumes et de la décision divine (Oreste a agi conformément à l’ordre d’Apollon), mais en même temps il est poursuivi par les Erinyes, au nom des lois plus anciennes, notamment lorsque en tant que timôros, il tue sa propre mère meurtrière de son père. Ainsi Oreste commet-il une faute objective : il viole le Droit en s’évertuant à rétablir un équilibre dérangé. Le choix entre les deux solutions révèle la nature tragique du dikaion. La faute objective est sanctionnée indépendamment de la 85
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Cf.EURIPIDE, Hippolyte, v.1290-1293. Ici, Artemis s’adresse à Thésee en ces termes : »Sous la terre, au fond du Tartare, que ne vas-tu cacher ta honte, ou dans les airs, changeant de vie, prednre ton vol pour échapeer à la misère ? » Cf. HESIODE, Théogonie, 720 et suiv. Le Bouclier d’Héraclès (Scutum) v. 254-255. Elle est composée de trois pièces :Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides.
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volonté de l’agent au nom du rétablissement d’un ordre troublé : celui qui comprend les choses de la nature, la cité et les citoyens à la fois membres de la polis et du cosmos. Mais la compréhension de cette justice dépasse les limites de la raison humaine. Puisque ontologique, elle est liée à l’alètheia, à ce que l’être se permet de dévoiler dans l’agencement du destin de l’homme. Mais l’être aime se cacher ; par conséquent, l’homme n’a que des bribes de cette alèthéia. De ce fait, il n’arrive guère à saisir la totalité du Juste. Le silence du cosmos fait que les exégèses et les interprétations humaine du droit ne sauraient être ni certaines ni définitives. D’autant plus que, tributaire des lois de l’être, le juste se déplace88, car justice et injustice cohabitent, apparaissent et se succèdent dans l’ordre des choses, visitant les affaires cosmiques et humaines; en sens là, elles sont naturelles, indépendantes de la volonté de l’homme. Celui-ci ne peut qu’inventer des solutions pour s’accommoder aux choses et aux circonstances. Sa pensée devient alors une demeure de l’être. La tragédie humaine vient de l’erreur humaine, de l’orgueil de l’individu de vouloir se prendre pour un forgeur de l’être, alors qu’il n’est que son auxiliaire avec une marge de liberté qui lui permet d’apparaître comme agent moral : celui qui, déterminé d’écrire l’histoire du monde, se donne comme tâche d’affronter le destin. Epilégomènes La justice mythologique nous révèle la nature et le caractère du dikaion qui est conçu, depuis l’aurore de la pensée antique, comme pacificateur des discordances de l’être dues à sa portée dialaetique. Cette entreprise est décrite dans un langage poétique qui trouve son expression dans le mythos et ses images dans la conception de la justice à multiples visages anthropomorphiques.
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ESCHYLE, Les Choéphores, v. 306-308 : Le coryphée, en s’adressant aux Erinyes, remarque à ce sujet : Parques, que, de par Zeus, tout s’achève dans le sens où se porte aujourd’hui le Droit ( to dikaion métabainei »)
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Aristote est par excellence le philosophe qui situe la justice au niveau du logos poli-tique89. Ainsi son dikaion est dépouillé de toute harmonique mythique et religieuse. En effet, dans un langage juridique, donc rationnel, Aristote fait du juste une chose qui se dégage des relations sociopolitiques, c’est-à-dire de la nature des choses90. La quête du juste demande la participation de la phronésis humaine qui met tout son art pour le déterminer. Car, pour les Hellènes, le droit ne se crée pas, mais se découvre. Cela implique que le dikaion ne saurait être un produit de la raison raisonnante de l’individu, mais une réalité de la physis, et en ce sens il est naturel. Il renvoie ainsi à un monde objectif qui possède sa propre éthique sous forme de règles esthétiques, donc une éthique hautement esthétique que les Hellène se sont évertuées à dépeindre principalement par le mythos. En effet, ces règles acquièrent une coloration morale lorsque l’esprit grec (le noûs) trouve dans tout ce qui pousse, l’harmonie qui enveloppe son être et lui fait découvrir sa liberté de penser et ses limites d’agir. Or, si pour la modernité et la postmodernité, la réalité du droit se conçoit en fonction de la réalité du sujet, pour l’ontologie juridique des Anciens, la réalité du droit s’impose indépendamment du sujet. L’homme grec n’est guère peint comme sujet ni personne. Il n’est qu’une expression de l’être, une partie indissociable qui se manifeste dans l’alèthéia, à savoir dans ce que l’être veut bien révéler comme phénomène. La justice classique ne permet dès lors ni de créer ni de connaître ni de posséder la réalité juridique, mais de se connaître dans la réalité ontologique et de s’y reconnaître comme faisant partie de l’être dont l’entière compréhension est insaisissable. Si aujourd’hui le droit représente un discours qui donne un sens juridique à la réalité du monde, le dikaion comme indicateur de la justice désigne à la fois les rapports juridiquement équilibrés et le mode d’être de l’être. Or plus qu’un discours qui
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Au sein de la polis, de la cité grecque. Voir notamment le livre V de l’Ethique à Nicomaque
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structure l’être, ce droit est la raison de l’être qui se dit de plusieurs façons 91. De cette manière, les normes générales qui règnent dans la nature sous-tendent l’arétè, la vertu grecque à savoir ce qui est propre à chaque chose désignant en même temps sa fonction principale et assure son harmonie interne. Et par là ce qui est conforme à la droite raison qui doit dominer dans les échanges de toute sorte. Dans cette perspective, l’énergie de la nature révèle l’activité du droit.
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En effet, pour Aristote l’être et le droit se disent de plusieurs manières.Cf., Ethique à Nicomaque, 1129 a 24-26 ; Métaphysique, Z, 1,1028, a 10 et suiv.
3 MYTHE ET MATHÉMATIQUES CHRISTINA PHILI Professeur à l’École Polytechnique d’Athènes, Docteur d’État, Membre corr. de l’Académie Internationale d’Histoire des Sciences, Université Technique d’Athènes
«L’histoire et la légende ont le même but, peindre sous l’homme momentané l’homme éternel». V. Hugo
I. Introduction Le titre de notre article pourra probablement surprendre le lecteur, cependant au début de notre civilisation1, ces deux entités nettement disjointes, s’allient par une sorte d’affinité. Dans son livre Le Rôle des Mathématiques dans les Progrès des Sciences 2, Samuel Bochner, mathématicien renommé du 20e siècle, tâche de mettre en évidence cette alliance. En se basant sur un extrait où apparaît la «définition» du mythe, il remarque que, s’il remplace le mot mythe par le mot mathématiques, cette définition reste valable. Le fragment suivant explicite, d’un livre3 sur le réveil
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V. F.R.S. Lord Raglan, How Came Civilization? London 1939; W. McNeill, The Rise of the West Chicago. University of Chicago Press 1970; Peoples and Places of the Past. Washington. National Geographic Society 1983; A. Marshack, The Roots of Civilization 2nd ed. Mount Kisco, N.Y.: Moyer Bell Limited 1991. S. Bochner, The Role of Mathematics in the Rise of Science. Princeton. Princeton University Press. 1966. H. Frankfort, The Intellectual Adventures of Ancient Man. Chicago 1946 p. 8.
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de l’intellectualité en Égypte4 et en Mésopotamie5, provoque une certaine envie chez Bochner qui aurait aimé l’avoir formulé. «Les Mathématiques sont une forme de poésie qu’elles dépassent car elles proclament la vérité, une forme de raisonnement qu’elles dépassent car elles veulent faire apparaître la vérité qu’elles proclament, une forme d’action de comportement rituel, qui ne trouve pas sa réalisation dans l’acte, mais elles doivent proclamer et élaborer une forme poétique de la vérité6 7». Naturellement tout symbole, qui au moyen de héros ou d’éléments imaginaires, transforme l’idée, contient certaines ambivalences presque inexistantes en mathématiques. Cependant la symbolisation des mythes nous fait supposer que les vérités déclarées sont dotées d’une validité universelle8, même si en mathématiques cette déclaration est beaucoup plus dominante. Car désormais les mythes ne se trouvent pas sur scène, tandis que les mathématiques munies d’un grand pouvoir sont très dynamiques et productives. Néanmoins cette «identité» que Bochner dévoile tout en soulignant que ces deux entités, mythes et mathématiques, utilisent
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En ce qui concerne les mathématiques v. R.J. Gillings, Mathematics in the Time of the Pharaohs Cambridge MIT Press 1972; v. aussi The Mathematics of Ancient Egypt, Dictionary of Scientific Biography New York Scribner 1978 vol. 15 pp. 681-705. O. Neugebauer, The Exact Sciences in Antiquity Princeton. Princeton Unversity Press 1951; New York Dover 1969 et B.L. Van der Waerden, Science Awakening I New York Oxford University Press 1961; v. également J. Friberg, «Mathematik» Reallexikon der Assyriologie 7. 1987-1990, pp. 531585; D. Schmandt-Besserat, Before Writing: From Counting to Cuneiform Austin: University of Texas Press 1962; E. Robson, Mesopotamian Mathematics 2100-1600 B.C: Technical Constants in Bureaucracy and Education. Oxford, Oxford University Press, 1998. S. Bochner, op. cit. p. 14. Comme nous l’avons déjà mentionné, cette définition se réfère au mythe. C’est à dire «Le Mythe est une forme de poésie qui …». S. Bochner, op. cit. p. 17.
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des symboles9 comme outils essentiels, nous a conduit à examiner «la similitude» de leurs rôles. II. Les Mythes Notre étude ne contiendra point de mélanges des Mathématiques 10 et des Mythes de Timée chez Platon, ni le problème de duplication du cube11, suivant l’oracle des Déliens, mais elle aura pour but de tâcher d’interpréter la tragédie de trois héros renommés de la mythologie grecque par des concepts mathématiques. Sous cet angle nous devons examiner les mythes et les mathématiques puisque selon Platon, la mythologie est la recherche de choses antiques 12. Les héros mythiques Sisyphe, Tantale et Prométhée se rebellent contre le divin et tâchent de comprendre son fonctionnement. Dans ces mythes nous connaissons bien la punition sévère, tandis que les causes qui l’ont provoquée, restent peu clarifiées. Ces trois héros avec leur comportement ont provoqué la justice divine13. qui les condamne à une punition éternelle. Sisyphe, Tantale et Prométhée n’appartiennent pas à l’ordre sacré social, celui qu’Eschyle nomme «l’harmonie de Zeus 14» que les mortels ne peuvent jamais dépasser. Naturellement, nous devons écarter l’interprétation vulgaire selon laquelle ils ont violé les lois en se révoltant contre la 9
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Les Grecs avaient une aisance naturelle à penser par des symboles. Ils sont les premiers à utiliser des lettres de l’alphabet comme numéros. D.H. Fowler, The Mathematics of Plato’s Academy: A New Reconstruction. Oxford. Clarendon Press 1987; F. Lasserre, The Birth of Mathematics in the Age of Plato Larchmont New York. Larchmont New York. American Research Council 1964. Y. aussi H.D.F. Kitto, The Greeks London Penguin 1951; G.E.R. Loyd, Early Greek Science: Thales to Aristotle New York. Norton 1970; Magic, Reason and Experience Cambridge University Press 1979. Critias 11a. V. Ch. Phili, Juriprudence’s elements in Lavdakian and Atredian Myths. Festschrift für Kostas Beys dem Rechtdenker in Attischer Dialektik. Athen 2003 pp. 1255-1271. Eschyle, Prométhée Enchaîné 551.
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domination divine afin d’affirmer leur existence exceptionnelle. Leur déviation de «l’harmonie» est purement phénoménale car Sisyphe, Tantale et Prométhée, après des procédures basées sur l’identification des héros avec le divin, rentrent de nouveau dans l’ordre. III. Sisyphe et la continuité Sisyphe, fils d’Aeolos, est le plus rusé15 des hommes (kerdestos), doué d’une grande habilité, dont son esprit fécond16 rappelle celui d’Ulysse. Epoux de Mérope, fille d’Atlas, il résidait à Sphyra, pas loin de Corinthe, dont il est considéré être le fondateur17. Aisopos, dieu des rivières dont la fille Aegina fut enlevée, cherche l’appui de Sisyphe qui en échange lui demande de faire jaillir une fontaine de son rocher18. Sisyphe dévoile le nom du ravisseur, acte qui provoque la colère des Dieux 19, alors Zeus lui envoie la Mort. Mais il se montre assez malin pour déjouer son plan. Quand elle vient pour le chercher, il l’enchaîne de sorte que personne ne peut plus mourir. Zeus en fureur envoie Mars pour délivrer la Mort et livrer Sisyphe. Mais Sisyphe, avant de partir pour Hadès, demande une ultime faveur, rencontrer son épouse, la reine Mérope, afin de lui conseiller de ne pas offrir de sacrifices au royaume des morts. Après, il réussit malicieusement 20 à convaincre Perséphone de le laisser repartir21 chez les vivants afin de régler la question des offrandes rituelles.
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Iliade VI. 153. Peut être que son nom est formé par redoublement de la racine sophos. Apollodore 1,9,3. Pausanias 2,5,1. Iliade VI. 153. Theog. 703. Cf. Sisyphe s’évade. St. Radt (éd). Tragicorum Graecorum Fragmenta. Göttingen 1984. Eschyle fr. 220.
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Une fois de plus, il échappe à la Mort et durant sa longue vie il fera preuve de son astuce22. Sisyphe, âgé et affaibli23 ne pourra plus échapper à la Mort et, puisqu’il a défié les Olympiens, il sera condamné24 à pousser éternellement dans l’Hadès, jusqu’au sommet d’une colline, un énorme rocher, qui redescend à chaque fois avant de parvenir à son sommet. Le martyre de Sisyphe nous renvoie au concept de la continuité, racine commune de l’analyse et de la géométrie. Aristote en étudiant Parménide, tâche d’élucider le concept de la continuité et, dans sa Physique, donne une remarquable définition : «Je dis qu’il y a continu (sunehès) quand les limites25 (péras) par lesquelles deux choses se touchent sont une seule et même chose».26 Donc le continu est celui dont les limites s’identifient «ôn ta eshata én»27. En se limitant au cas de la ligne droite, cette définition affirme qu’en étant unique, le point qui coupe une droite doit être «attribué» à l’une et à l’autre des extrémités de la « coupure » ou au moins à une et à une seule de ces deux extrémités et considère que l’autre extrémité n’aura pas elle-même de point extrême. Quand l’analyse sera rigoureusement fondée grâce aux travaux de Bolzano 28, Cauchy et Weierstrass, le grand 22 23 24 25
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Cf. Sa rivalité avec le fils d’Hermès, Autolykos. Iliade VI. 153. Odyssée XI. 593. Le mot limites ici signifie bornes, et Aristote dans sa Métaphysique définit ce qu’il entend par limite : «Est dit limite l’extrême de chaque chose, premier terme à l’extérieur duquel rien ne peut se trouver et à l’intérieur duquel on trouve tout et qui est aussi la forme d’une grandeur ou de ce qui a une grandeur ». Aristote, Métaphysique 1022 a 4-6. Aristote, Physique 227 a 11-12. Idem 228 a 29. B. Bolzano formule le concept de la continuité, inspiré d’une source ancienne philosophique en même temps que mathématique. Le célèbre principe de continuité de Leibniz, ayant comme titre Principium quoddam generale … « Lorsque la différence de deux cas peut être diminuée au-dessous de toute grandeur donnée in datis ou dans ce qui est posé, il faut qu’elle puisse se trouver aussi diminuée au-dessous de toute grandeur donnée in quaesitis ou tout ce qui en résulte ». G.W. Leibniz, Math. Schriften éd. Gerhardt. t. III. P.
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mathématicien allemand R. Dedekind dans son livre classique « Continuité et nombres irrationnels pose la question suivante29: de quoi est constituée cette continuité » ? La réponse de Dedekind va lui « permettre de trouver une base scientifique pour l’étude de tous les voisinages continus »30. Sa définition, qui pour certains va paraître assez triviale, contient la quintia essentia de la continuité, qui se trouve dans « l’axiome » suivant : « Si tous les points de la droite se séparent en deux classes, telles que tout point de la première classe se trouve à gauche de tout point de la seconde classe, alors il existe un et un seul point qui provoque cette séparation en deux classes, cette division de la droite en deux morceaux 31». Dans cette définition on retrouve la définition aristotélicienne. Cependant la conception du Stagirite pour la droite et celle de Dedekind sont différentes. La droite à laquelle se réfère Dedekind, n’est pas la droite conçue dans sa Géométrie et ne pouvait pas encore s’appeler fonction. Cette différence de l’objet sur laquelle se base la définition d’Aristote pour la continuité et la droite que Dedekind utilise, font la distinction. En réalité la définition de Dedekind est libérée de l’« existence » de la droite et de ses points puisqu’elle se fonde sur la valeur limite de la fonction f ( x) quand x xn . IV. Tantale et la limite. Tantale, fils de Zeus32 et de la nymphe Plouto33, est le roi de Lydie , pays renommé de ses mines d’or, époux de Dionée, fille 34
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52 cf. Principieun quoddam generale. Math. Schriften éd. Gerhardt tom. VI. p. 129. En comparant l’ensemble des nombres rationnels et la droite, Dedekind veut conclure la continuité de la droite. P. Dugac, Histoire de l’Analyse. Autour de la notion de limite et de ses voisinages préface J.P. Kahane. Vuibert Paris 2003. R. Dedekind, Stetigkeit und irrationale Zahlen. Branschweig Vieweg. 1872. p.18 Euripide, Orestes 5. Son nom évoque la richesse.
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d’Atlas et père de Pélops et de Niobé. Sa fortune légendaire35, équivalente à celle de Midas, dépasse toute mesure humaine et certains même faisaient un jeu de mots avec son nom et la monnaie antique, talanton. Selon Pindare36, Tantale, souverain puissant, a été admis dans le milieu des Olympiens 37 et participa à leurs festins. Enivré de cette chance, il osa dérober le nectar et l’ambroisie38 du banquet des Dieux pour en donner aux mortels. De ce point de vue son crime est analogue à celui de Prométhée. Les Dieux offusqués l’ont condamné éternellement à subir son martyre, c’est ce qu’on appelle le supplice de Tantale. D’après Homère39, Tantale ne pourra jamais apaiser sa faim et sa soif. Entouré d’arbres fruitiers chargés de fruits délicieux et d’une eau rafraîchissante, aussitôt qu’il approche ses lèvres pour en boire, l’eau disparaît et quand il tend sa main pour en attraper, les fruits des branches s’éloignent. La pensée grecque antique « fidèle à l’idéal d’achèvement et de mesure qui animait son art et sa religion, se méfie de l’infini … l’apeiron – serait indétermination, désordre, mal. Mais les formes finies, claires et intelligibles constituent le cosmos. L’infini, source d’illusion, s’y mêle et doit en être chassé comme les poètes de la cité platonicienne40». Cependant Anaximandre choisit comme principe l’Apeiron, source de toute chose, non engendré et incorruptible, qui ne se réduit à aucun élément matériel. Il considérait que l’infini contient les propriétés fondamentales des dieux homériques, immortalité et puissance illimitée41. 34 35 36 37 38 39 40 41
Son royaume comprenait la Phrygie, le Plateau de Ida et le champ de Troie. Platon, Ethyphron 11e. Olymp. I, 55. Plutarque Eth. 607f. Pindare Olymp. I. 60. Odys. XI. 582. Article Infini, Encyclopedia Universalis p. 992. Plusieurs siècles plus tard, Saint Thomas d’Aquin va identifier l’infini du Dieu de la Bible.
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Plus tard, la découverte de l’incommensurabilité de la diagonale du carré par un pythagoricien a provoqué un séisme à l’édifice des Pythagoriciens où régnait le nombre entier. Selon la légende, celui qui a dévoilé le secret caché de l’École de Croton, périt dans un naufrage. Cependant la divulgation de 2 a ouvert la voie pour « le lieu où règne la démesure, où s’effacent les contours, où s’accumulent les multiplicités indomptables et redoutables, le lieu sans frontières de l’apeiron» 42. Aristote considère que « les mathématiciens n’ont pas besoin de l’infini et ne l’utilisent pas : ils ont simplement besoin d’une grandeur finie choisie aussi grande qu’ils le veulent»43. Mais la grandeur ne reste pas un terme monolithique. Dans le même traité, le Stagirite révèle ses pensées sur le concept de grandeur: «en ajoutant toujours au fini, on dépassera tout fini, en retranchant on tombera au-dessous de tout fini…44 45». Une ligne, une surface, un solide, «une grandeur est pensée comme un continu divisible à l’infini en puissance46». Dans les mathématiques grecques, les concepts de la variabilité et du mouvement sont absents. Pourtant les Pythagoriciens ont appliqué leur philosophie plutôt aux aspects du changement47 qu’à ceux de la permanence. En plus, les apories de Zénon ont évoqué une série d’interprétations48 où inévitablement
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Article Infini Encyclopédia Universalis p. 995. Aristote, Physique 207 b8. Idem 266 b, 3. Il s’agit du fameux «lemme d’Eudoxe» énoncé plus tard par Euclide, Eléments X, 1. Article Infini Encyclopédie Universalis p. 995. C. Boyer, The History of the Calculus and its conceptual development New York 1949 p. 24. V. p. ex. Fl. Cajori, The purpose of Zeno’s Arguments on Motion Isis III 1920 pp 7-20; History of Zeno’s arguments on motion, American Mathematical Monthly 22 (1915) pp. 1-5, 39-47, 77-82, 109-115, 143-149, 179-186, 215220, 253-258, 292-297. V. également G.E.L. Owen, Zeno and the mathematicians, Proccedings of the Aristotelian Society V. 58 1957-58 pp. 199-1222; B. L. van der Waerden, Zenon und die Grundlagenkrise der Griechischen Mathematik. Math. Annalen 8d. 117 1940 pp. 141-161 et F.
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apparaissent les notions de limite et de continuité, concepts élucidés seulement au 19e siècle, à l’époque de la réorganisation de l’analyse grâce aux travaux de Bolzano, Cauchy et Weierstrass. Donc même si la notion de la limite ne figure pas dans son aspect contemporain numérique, elle apparaît néanmoins sous une forme implicite géométrique. Nous nous référons aux idées d’Antiphon et plus tard à celles de Bryson concernant l’inscription et la circonscription de polygones réguliers dans un cercle où par de successives divisions du nombre de côtés, ils peuvent éventuellement coïncider. Cependant ces polygones intérieurs où extérieurs ne coïncideront jamais avec la circonférence du cercle, car ils n’ont pas établi la fin à cette procédure de subdivisions des côtés. Néanmoins, implicitement, ils ont conçu la notion de la limite, mais ils ne pouvaient pas la formuler. Cependant le martyre de Tantale peut être exprimé par la définition de la limite formulée par d’Alembert : « On dit qu’une grandeur est la limite d’une autre grandeur, quand la seconde peut approcher la première plus près que d’une grandeur donnée, si petite qu’on la puisse supposer, sans pourtant que la grandeur qui approche puisse jamais surpasser la grandeur dont elle approche, en sorte que la différence d’une pareille quantité à sa limite est absolument inassignable49 50». Un siècle après d’Alembert, l’analyse mathématique, sera fondée rigoureusement sur la notion de la limite par A.L. Cauchy51. V. Prométhée et le nombre Prométhée, fils de Japet (Iapétonidès) et d’Asie52 ou bien de Clyméné, fille de l’Océan, appartient à la race des Titans qui,
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Enriques, Pluralità e moto nella polemica eleatica e in partiocolare negli argomenti di Zenone. Revista di Filosofia v. 27 1936 pp. 198-209. Article Limite, Encyclopédie ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers. Paris, Briasson, David, Le Breton 1754. En langage moderne nous pouvons traduire la définition de d’Alembert de la manière suivante : nous disons que A est la limite de An où les An < A quand A An < ou ε est une quantité inassignable, la suite des An ne coïncide jamais à An c’est à dire la différence est « inassignable ». A.L. Cauchy, Cours d’Analyse … Paris 1821.
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révoltés contre les Dieux, furent foudroyés par Zeus. Hésiode révèle que le père Ouranos les a nommés ainsi par le verbe titainein (étendre) et le substantif tisis (châtiment) car en étant audacieux ils ont étendu leur puissance afin d’achever une grande œuvre et pour cette raison ils ont été punis. Leur fils, cet archétype de l’homme, cache sa double nature: dieu des arts, du feu, céramiste et Titan dont la révolte et la punition sont liées à l’affrontement entre les générations divines. Donc deux personnages, deux origines distinctes se sont mélangés. Quand le dieu des arts, du feu s’assimile au Titan, la victime de la colère de Zeus apparaît comme le voleur du feu et subit un châtiment sévère. Chez Hésiode, nous trouvons ce double caractère. Prométhée53 est le brave fils de Japet, bienfaiteur de l’humanité et l’être plein de pensées rusées qui provoqua des malheurs à l’humanité. Cependant son nom Prométhée, contient la racine (math-manthanein) apprendre, dont le dérivé forme l’adjectif, les élèves initiés de Pythagore54. Selon une autre interprétation, son nom renferme le verbe promanthanô, prévoir. En tout cas son nom est attaché à la connaissance. Selon Hésiode, le prudent fils de Titan, Japet, trompa Zeus en dérobant et en cachant dans le creux d’un narthex le feu infatigable, à l’éclat resplendissant55. Sa conquête audacieuse faite sur le ciel,
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L. Séchan, Le mythe de Prométhée. Paris 1951. Nous ne devons pas passer sous silence que du sanscrit prâmathyus, dérivé du mot pramantha, « celui qui obtient le feu par le frottement » nous obtiendrons l’interprétation qui converge vers la légende du héros eschylien. cf. A. Kuhn, Die Herabkunft des Feuers und des Göttertranks. Berlin 1859 ; M. Bandry, Les mythes du feu et du breuvage céleste. Revue germanique 1861 p. 358. Les élèves de Pythagore se divisaient en deux classes : auditeurs et disciples. Au Moyen-Age, le terme commence à désigner celui qui est versé dans la science mathématique, le mathématicien. Theog. 565.
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provoqua la colère de Zeus qui le fit enchaîner56 sur le mont Caucase57. Eschyle dans son Prométhée Enchaîné adopte les traits caractéristiques de la mythologie qui entoure le fils de Japet. Naturellement Prométhée reste le voleur du feu qui initie l’humanité à la connaissance de tous les arts. Cependant, le tragique grec le plus ancien met tout son art poétique pour désigner cet acte « Pantechnou pyros sélas»58 qui s’est révolté contre la puissance de Zeus « Dios tyrannia»59. Maître de tous les arts, il a fait aux mortels ce don séditieux « didaskalos technes passois brotois pephène kai megas poros»60. Jusqu’ici Eschyle suit les données mythologiques connues. Mais l’offre du Titan à l’humanité ne se limite pas au feu des cieux, Prométhée a donné aux hommes, la plus éminente des disciplines, le nombre : «kai men arithmon, exohon sophismatôn exyvran autois...61 62».
Une question se pose. D’où Eschyle a-t-il obtenu ce renseignement? (Qu’il nous soit permis de présenter notre argument). Eschyle, descendant d’une famille aristocratique, a sûrement reçu une bonne éducation et sûrement fut imprégné des idées de philosophes ioniens ainsi que de celles de l’Ecole de Croton. D’ailleurs, dans Prométhée Enchaîné se cache un hymne à la nature tandis que le pythagorisme apparaît explicitement à cette offre du nombre à l’humanité. Ce concept primordial dont Stobée nous a 56 57
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E. de Lasaulx, Prometheus, die Sage und ihr Sinn. Ratisbonne. 1854. Prométhée devait porter durant toute sa vie une bague de fer provenant de ses chaînes ornée d’un morceau du rocher caucasien. La bague montée d’une pierre précieuse ou semi-précieuse renvoie au martyre prométhéen. Eschyle, Prométhée Enchaîné 7. Idem 10. Idem 110. Idem 459-460. Eschyle dans ces mêmes vers ajoute que Prométhée a également offert les lettres dans leurs formes ordonnées et la mère des Muses, la mémoire. Vers 460-461 tandis, que dans le vers précédent, il considère que c’est lui qui leur a appris le coucher des étoiles (vers 458).
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transmis la formule de Philolaos : « Kai pant agar to gignoskômena arithmo ehonti. Ou gar oion te ouden oute nohthômen oute gnôsthômen aneu toutou 63». Donc, non seulement toute chose procède des nombres mais toute chose est nombre. Les Pythagoriciens alors concevaient les nombres comme des choses. Evidemment, pour les Pythagoriciens le nombre64, doctrine fondamentale de l’Ecole, n’était pas un outil de calcul, un instrument logistique mais plutôt une essence ontologique. Sa nature opératoire liée à l’opération de mesure des grandeurs appartenait à un niveau inférieur. Le nombre jouit d’une primauté absolue dans la sphère de la connaissance, fonde le modèle de la création du monde65, tandis que l’arithmétique « préexiste aux autres sciences dans la pensée du dieu artisan, comme une raison cosmique et paradigmatique66». Donc le feu, le feu de la connaissance, a été dérobé et transmis à l’humanité par Prométhée, qui a dépassé l’ordre religieux et cosmique en commettant l’hybris. Il n’enseigna pas seulement la métallurgie et d’autres arts comme la mythologie le déclare mais il enseigna aussi « l’art le plus ancien, le plus précieux, le plus vénérable67». Zeus qui gardait scrupuleusement l’ordre du monde et de la nature, gardait également au fond « la force motrice » de la nature, le nombre que les gens ne devaient jamais connaître. Car cette création ontologique conçue par le dieu créateur ne devait pas devenir un « objet » intelligible et pratique aux mains des êtres humains : « Tout ce qui est arrangé dans le monde par la nature, 63 64
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H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker. 1er Bd. 2e Aufl. Berlin 1906. Nous n’abordons point ici la découverte de l’irrationalité v. Aristote, Premiers Analytiques 14 a 26. Nicomaque de Gérase dans son Introduction arithmétique admet deux nombres, l’intelligible et l’épistémologique, qui est l’objet de l’arithmétique v. Nicomaque de Gérase, Introduction arithmétique trad. Par J. Bertier, Paris Vrin 1978, I. VI 1 et 2. Ibidem I.IV. 2. Ibidem I.V. 3.
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selon un développement industrieux, dans les parties et dans l’ensemble apparaît avoir été différencié et ordonné conformément au nombre par la providence et par l’intelligence qui a organisé toute chose, le paradigme tenant sa force de ce qu’il s’appuie tel une épure sur le nombre préexistant dans la pensée du dieu créateur 68». Prométhée devait subir une punition hors du commun car il a volé le nombre qui préexistait dans la pensée divine, une entité purement abstraite69, « essence réellement éternelle70» base de toute la réalité, « temps, mouvement, ciel, astres, révolutions de toute sorte71». Prométhée a dévoilé ce que Zeus détenait, la clé des principes premiers des choses.
VI. Conclusion Les symboles dans les mythes créent la supposition selon laquelle les vérités qu’ils proclament, ont une valeur universelle et invariable72. Selon le mythe donc, les trois héros qui se sont révoltés contre Zeus Sisyphe, Tantale et Prométhée, ont subi le châtiment sévère du Père des Dieux. Malgré cette punition, ces trois martyres de nos héros peuvent cacher des concepts mathématiques fondamentaux qui même au sommet des mathématiques grecques constituaient des questions sacro-saintes. Les concepts de la limite, de la continuité et du nombre, cristallisés et élucidés au XIXe siècle, étaient implicitement évoqués dans ces mythes. Nous avons tâché de présenter ce passage des mythes aux notions scientifiques qui ont désormais défini le cadre mathématique. Pourtant ce cadre demeurera une sorte de rêve sans prise directe sur la véritable réalité73. 68 69 70 71 72 73
Idem 1. VI. 1. «dépourvu de matière» Nicomaque de Gérase, op. cit. 1. VI. 1. Idem. Idem. S. Bochner, op. cit. p. 17. Platon, République VII, 533 B.
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4 LE VOYAGE D’APOLLON AU PAYS DES HY PERVORÉENS OU LA FA SCINAT ION D’UN MYTHE CULTUREL IPHIGENIE BOTOUROPOULOU Université d’Athènes – Faculté des Lettres, Département de Langue et de Littérature Françaises
L’Hyperborée perdue Nous sommes très conscients que n’existe point d’Hyperborée au-delà des monts Ripées, même si ses bleues frontières se déplaçaient de plus en plus au loin, selon les découvertes les plus récentes des géographes. Aujourd’hui c’est attesté : le pays, d’où nous venaient les cygnes et les cailles, où les dignes vierges Laodiké et Hyperokhé préparaient pour les dieux les prémices des fruits, les enveloppant avec attention dans la paille du froment et du papier fin, c’était de la pure imagination. Et maintenant on se demande où peut-il bien émigrer Apollon chaque hiver sur son char attelé de cygnes et de griffons, jouant sa lyre dorée, tandis que nous, durant des mois et des mois, attendions en vain son retour en mars,
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en train de composer dans le froid ses péans de fête ? Ou bien n’y a-t-il plus d’Apollon ni de lyre ? Nous continuons, pourtant, le péan à moitié fini laissant un vide à la place du nom, espérant d’en trouver un nouveau que nous ajouterons au dernier moment, toujours dans la peur, que le nombre de ses syllabes, plus petit ou plus grand, gâche la mesure. Yannis Ritsos1
Ce poème, écrit en 1969 par ce grand poète grec, fut un point de départ pour jeter un regard nouveau sur le vieux mythe du voyage d’Apollon au pays des Hyperboréens, mythe qui, à part la question de la géographie sacrée des points cardinaux qu’il pose pour les chercheurs, reste encore pour l’homme actuel le symbole d’un paradis, perdu à jamais, mais qui a marqué la relation singulière des Grecs avec ce peuple. On parle souvent du « miracle grec » et par cette formule on tente d’exprimer ce merveilleux point de vue des premiers poètes et écrivains grecs, qui désormais plaça l’homme au centre de l’univers, marquant de cette façon à jamais la pensée humaine ; cela est dû au fait que les Grecs avaient imaginé leurs dieux à leur image, traçant ainsi un chemin complètement différent des autres peuples, se préoccupant uniquement du visible et du beau. Le miracle de la mythologie grecque tire justement son origine de ce monde humanisé, séduisant, gardant tous les défauts de la nature humaine et doté, en même temps, des qualités divines ; mais surtout, cette mythologie donne des réponses à une série des questions soit existentielles, soit métaphysiques ou morales. Il est bien connu que le mythe a toujours servi à l’esprit humain pour de causes différentes : tantôt pour la recherche de ses 1
Yannis Ritsos, Pierres. Reprises. Balustrade (en grec), Athènes, Editions Kedros, 1972, p. 82, [notre traduction]
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origines, tantôt comme refuge pour son imagination, ou bien comme consolation à l’inexplicable, ou comme approche de l’interdit ; mais surtout il lui a servi pour interpréter sa fascination devant l’univers. La fonction du mythe, d’après Mircea Eliade, est de donner une signification au monde et à l’existence humaine : « le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des ‘commencements’. Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des Etres Surnaturels, une réalité est venue à l’existence, que se soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution »2. Le voyage, de son côté, fut pour l’homme, depuis les temps les plus reculés qu’on puisse s’imaginer, le choix qui pouvait donner libre champ à sa curiosité et à son besoin de connaître ou bien une nécessité de survie, une alternative à son inquiétude pour les mystères qui l’entouraient ; ou bien la quête de la vérité, de la paix, de l’immortalité, la recherche et la découverte d’un centre spirituel3. De toute façon, le voyage fut toujours pour lui une occasion de dépasser son ignorance, de prendre le contrôle de l’univers et battre ses peurs et ses préjugés. L’exploration des pays lointains fut, incontestablement, une conquête, tentée par des personnes qui visaient au-delà des horizons familiers, mais n’empêche qu’elle se mêlait avec des exagérations et des mensonges. Les voyages aux pays légendaires, plus que tout autre voyage, expliquaient le besoin de l’homme à tenter l’impossible, l’intouchable, mais, en même temps, ils comblaient son goût du merveilleux, inné chez lui. Nos connaissances sur les voyages qui s’effectuaient à l’Antiquité sont pourtant incomplètes, d’autant plus pour les voyages des temps mythiques. Les scientifiques aujourd’hui peuvent décrire des pays lointains, imaginaires ou pas, se basant sur des textes, tout en 2 3
Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, pp. 16-17. J.Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, R. Laffont, 1982, p. 1027.
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avouant en même temps le caractère disparate de ces sources d’information sur des peuples comme les Cimmériens et les Hyperboréens. Pour les Cimmériens, par exemple, on lit : « Le monde terrestre était entouré par un fleuve immense, Océan, que ne troublaient jamais le vent ni la tempête. Sur son rivage le plus lointain vivait un peuple mystérieux, les Cimmériens, mais rares sont ceux qui ont trouvé le chemin de leur pays car personne ne savait s’il était au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest. C’était une contrée enveloppée de brumes et des nuages, où la lumière du jour ne pénétrait jamais, sur laquelle la splendeur du soleil ne s’étendait jamais, ni à l’aube, à l’instant où il se lève dans le ciel étoilé, ni au crépuscule, quand il revient du ciel vers la terre. Une nuit éternelle recouvrait ce pays mélancolique» 4. Le pays des Hyperboréens, en revanche, dans la pensée grecque, était un espace légendaire de félicité, qui se trouvait audelà de l’Océan, au-delà du Nord et à part quelques héros fameux (comme p. ex. Persée, qui y fut accueilli – sans le savoir – quand il essayait, aidé d’Athéna, de trouver l’île des Gorgones pour tuer la Méduse et Héraclès qui, lui aussi y est arrivé avec l’aide de la déesse Diane, quand il chassait la biche à la corne dorée de Kyrénia), personne ne l’avait jamais visité. Un spécialiste en Etudes Arctiques estime : « C’est au nord que les âmes s’élèvent (Platon). Borée est, selon Homère, le vent de la génération ; il conduit, il amène les âmes. Si fort est le pouvoir mythique que, malgré les évidences géographiques rapportées par les voyageurs – froid, glace, nuit polaire – l’espace boréal pour les Grecs est lieu de bonheur ; il connaît un climat si doux que la terre donne deux moissons par an. Les hommes y vivent bienheureux par ‘magie’ ; ils sont éternels »5. D’autres pensent qu’il s’agissait d’un peuple qui aurait survécu de la chute de l’Atlantide et son devenir était d’une 4
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Edith Hamilton, La mythologie, Verviers, Les Nouvelles Editions Marabout, 1978, pp. 74-75. Jean Malaurie, « Les routes polaires. Le mythe du Pôle Nord : les Hyperboréens, Apollon, la licorne de mer et l’étoile polaire », Pôle Nord 1983, Paris, CNRS-EHESS.
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importance fondamentale pour l’Europe, l’Asie et l’Afrique du Nord, car il disposait une civilisation ancienne et très avancée. Le continent de ce peuple se situait sur l’actuel Arctique et a fini par être englouti et disparu totalement avec la glaciation. On nommait ce pays le pays des Sept Bœufs car il se reportait ainsi aux Sept étoiles de la Constellation de la Grande Ourse et le mot septentrion qui désigne le nord est directement hérité des Hyperboréens, le peuple du nord, septentrion signifiant les sept bœufs en latin qui donnera naissance au légendaire Royaume de Thulé. Il paraît que les rescapés de la chute du continent d’Hyperborée se sont réfugiés en Europe du Nord et l’Islande, d’où ils ont ensuite répandu leur civilisation au peuple que les écrivains grecs et latins appelaient Celtes 6. Les Grecs de l’époque archaïque, déjà, croyaient que les Hyperboréens était un peuple, béni des dieux, paisible et accueillant, qui vivait en plein air, dans les bois et les forêts, ne mangeant jamais de viande, se nourrissant uniquement des fruits et restant intouchable des maladies et de la vieillesse. Il habitait bien loin, dans un pays mal défini géographiquement et d’après Pindare «ni par mer, ni par terre vous ne trouverez pas la route merveilleuse des contrées où les Hyperboréens vivent dans des fêtes continuelles 7». Tout ce qu’on peut dire de ce pays incertain est qu’il était situé bien loin au nord et à côté de l’Océan, et les Hyperboréens, explique Diodore de Sicile, sont « ainsi nommés parce qu’ils vivent au-delà du point d’où souffle Borée (en grec = le vent du nord), c’est-à-dire au-delà de ces imaginaires monts Rhipées sur lesquels Borée est censé prendre naissance. La dénomination «Rhipées 8 » est aussi un mot grec (=rafale).
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« La disparition du continent d’Hyperborée », au site électronique :http ://www. Atlantide-energies.com. Pind.., Olymp. III. « ripaia orè », première mention connue dans Alcman, poète qui vivait à Sparte vers 650 avant J.-C., cité dans R. Dion, « La notion d’Hyperboréens, ses vicissitudes au cours de l’Antiquité », Bulletin de l’Association G. Budé, n° 1, 1976, p. 143.
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Homère, qui ne connaissait qu’une partie de la Méditerranée, qui s’étendait de la Sicile jusqu’à l’Hellespont9, ne fait pas du tout allusion aux Hyperboréens, tandis qu’Hérodote, qui avait passé sa vie en traversant le monde parle de ce peuple et de ces habitants, mais il dit que « personne ne connaît la moindre chose, à part les prêtres d’Apollon à l’île sacrée de Délos 10». Il précise qu’il tire cette information du fait que les Hyperboréens y envoyaient régulièrement leurs offrandes, enveloppées avec attention dans la paille de froment, que leurs voisins se chargeaient de transmettre à leur tour à leurs voisins et ainsi de suite jusqu’à ce que les offrandes arrivent à Délos. Il est probable que derrière cette pratique se cache le commerce de l’ambre, qui provenait du Nord lointain et qui passait de peuple en peuple jusqu’à ce qu’il arrive à la Méditerranée11. Les Hyperboréens rappellent à Hérodote les multiples efforts des gens pour établir une carte pas seulement de ce pays, éloigné du monde connu jusqu’alors et qui dépassait les connaissances des géographes, mais une carte de tout le monde12. Hellanicus, de son côté, disait que « les Hyperboréens, audelà des Rhipées, pratiquaient la justice et ne se nourrissaient que des fruits des arbres13 », en vrais habitants du Paradis. Vers l’an 400 avant J.-C. pourtant le poète Antimaque pensait que les Hyperboréens n’étaient pas autres que les Arimaspes. Un contemporain d’Alexandre, Hécatée d’Abdère, transporta les Hyperboréens dans les régions tempérés de l’Occident, où étaient déjà Ogygie, les îles des Bienheureux et les Champs-Elysées, les Hespérides, Erythie, l’Atlantide de Platon, tandis que Apollodore confond les mythes des Hyperboréens, des Hespérides et d’Atlas et situe dans le Maroc ce peuple fabuleux 14. 9
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Lionel Casson, Travel in the Ancient World, (en grec), Athènes, MIET, 1996, p. 67. Ibid, p.129. Lionel Casson, Travel in the Ancient World, (en grec), Athènes, MIET, 1996, p. 129. Ibid. Hellanicus, Fragm. Hist. Grec. II, p. 58. Fragm. 113, cité par Fréderic de Rougemont, Le peuple primitif, sa religion, son histoire et sa civilisation, Genève, Joel Cherbuliez, 1857, p. 166.
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Le mythe, dont il est question à cette courte étude, se réfère au voyage d’Apollon vers un pays, qui, avec le temps, a pris les dimensions fabuleuses d’un paradis lointain, d’un séjour aux pays des Bienheureux, d’une sorte d’utopie des temps reculés : l’île des Hyperboréens. Apollon, fils de Zeus et de Léto, apparaît comme une des plus belles figures de la mythologie grecque dont la personnalité présente, comme c’est souvent le cas pour beaucoup de dieux grecs, une multiplicité des caractéristiques et son histoire, d’après les spécialistes, est confuse15; c’est lui le plus beaux des dieux, le musicien qui charmait avec sa lyre dorée, le dieu-archer qui tirait mieux que tout autre l’arc, le guérisseur qui apprit aux hommes l’art de la médecine. Mais il était surtout le dieu de la Lumière, celui en qui nulle ombre ne demeure, et c’est ainsi qu’il devient le dieu de la Vérité. Léto, sa mère, était censée naître au pays des Hyperboréens, ce qui explique pourquoi son fils y était tant vénéré plus que tout autre dieu et pourquoi il existait en son honneur dans un magnifique bois sacré son temple, de forme ronde, orné d’une foule d’offrandes. Selon la mythologie grecque16, à sa naissance, son père Zeus le couronna d’une mitre d’or, lui donna une lyre et l’envoya aux Delphes, sur un char attelé de cygnes, afin qu’il s’y installe et qu’il offre les oracles aux humains. Mais, pour une raison inconnue, Apollon laissa les cygnes le conduire aux Hyperboréens. Entre temps les habitants des Delphes avertis, se mirent à chanter des péans et des chants pour prier le dieu de revenir à leur ville. Apollon, après avoir passé une année chez les Hyperboréens, rentra sur son char à Delphes et depuis il partagea son temps entre ses deux pays. Donc, selon ce mythe énigmatique, quand l’automne s’approchait, Apollon se rendait chez les Hyperboréens et y séjournait jusqu’au printemps, dans ce pays épargné des hivers 15 16
Robert Graves, Les Mythes grecs, Paris, Fayard, 1967, p. 70. I. Kakridis, Mythologie grecque (en grec), Athènes, Ekdotiki Athinon, 1986, t. 2, p. 335.
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vigoureux et de la nuit, royaume de la lumière éternelle. Selon Hécatée, « la plupart des habitants sont des musiciens qui, dans le temple, chantent sans discontinuer, en l’honneur du dieu, des hymnes où ils célèbrent ses faits. Ils parlent une langue particulière… La lune paraît là très proche de la terre, et l’on y discerne des éminences semblables à celles de notre globe. Sur la ville et le temple règnent, de génération en génération, les Boréades…Les prêtres sont trois frères, hauts de six coudées, fils de Borée et de Chioné (du vent du nord et de la neige)17. À part cette tradition delphique qui parle des liens de ce dieu avec les Hyperboréens, existe une autre, la tradition délienne, qui donne une version différente sur la question : à des temps très reculés, deux vierges hyperboréennes, Laodiké et Hyperokhé étaient arrivées à Délos apportant des offrandes sacrées, pour accomplir un ex-voto à la déesse de l’accouchement, qui aurait aidé Léto à Délos à mettre au monde Apollon. Il paraît que les habitants de l’île y ont retenu les missionnaires, sans leur volonté, et quand les Hyperboréens se sont rendus compte du fait, ont décidé de rester fidèles à l’accomplissement de l’ex-voto, mais ils ont choisi une manière indirecte pour envoyer les offrandes : ils prièrent leurs voisins, les Scythes de livrer les offrandes, enveloppées dans la paille de froment, ceux-ci les ont données à leurs voisins et ainsi de suite, jusqu’à ce que les offrandes arrivent à Délos. Les prêtres hyperboréens continuaient à rendre hommage à Apollon même après son départ au début du printemps – période pendant laquelle il quittait les Hyperboréens assis dans son char volant, tiré par de cygnes ou de griffons – et ils envoyaient à Délos et à Delphes comme offrandes les prémices de leurs fruits, pratique qui a joué grand rôle à l’établissement du culte d’Apollon en Grèce. L’arrivée des offrandes de la part des Hyperboréens formait la partie la plus originale du rituel délien et contribua à l’établissement des rapports intimes entre les Hyperboréens et les Grecs. Ce culte, selon les mythe de Delphes et de Délos, rappelait, avec des 17
Hécatée, Fragm. Hist. Grec., t. II, p. 388 sq., cité par F. de Rougemont (voir note n° 14), p. 167.
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cérémonies particulières, le séjour du dieu au pays des Hyperboréens : en automne on lui chantait des chants sérieux et mélancoliques parce qu’Apollon partait pour son cher pays des Hyperboréens (« apodimia »), tandis qu’au printemps les chants priaient le dieu absent de revenir et saluaient son retour (« épidimia »). Il est intéressant de voir aussi ce que symbolisent les cygnes, inséparables compagnons d’Apollon, qui garantissaient le lien des peuples méditerranéens avec les mystérieux Hyperboréens. D’après la légende, Apollon, est né à Délos le jour sept, et que ce jour-là, des cygnes sacrés, ouraniens oiseaux immaculés, « dont la blancheur, la puissance et la grâce font une vivante épiphanie de la lumière18 », firent sept fois le tour de l’île, puis Zeus remit à la jeune divinité, en même temps que sa lyre, un char attelé de ces blancs oiseaux. Ceux-ci l’ont conduit d’abord dans leur pays, sur les bords de l’océan, au-delà de la patrie des vents du Nord, chez les Hyperboréens qui vivent sous un ciel toujours pur19. Dans des représentations artistiques du mythe, des griffons portaient aussi le char d’Apollon avec les cygnes. Ceux-ci symbolisaient chez les Grecs la force et la vigilance et ils étaient les gardiens des trésors au pays des Hyperboréens. Ces oiseaux fabuleux à bec et à aile d’aigle, au corps de lion, d’où leur qualité de symbole solaire, reliaient la puissance terrestre du lion à l’énergie céleste de l’aigle. Ainsi, le cygne et le griffon représentaient les facultés et les qualités d’Apollon : la beauté, la grâce, la blancheur, la pureté, la lumière, la force. Si l’on cherchait à comprendre le symbolisme de ce déplacement d’Apollon à ce pays lointain, on pourrait éventuellement penser, comme s’est déjà dit au début, que c’est la notion du paradis perdu ; qu’Apollon s’y régénérait chaque année et ainsi il pouvait rester dieu de la lumière et éternellement jeune ; 18
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J.Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, R. Laffont, 1982, p. 332 Ibid, p. 333.
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qu’en souvenir du voyage accompli en son enfance, emporté par les cygnes dans l’Hyperborée, il retournait au-delà du vent du Nord, afin d’être en mesure au printemps d’exercer, avec des qualités de médium, ses grands pouvoirs oraculaires prophétiques à Delphes. Il était surtout thaumaturge et médecin, celui qui apaisait les tensions sociales, et, selon Platon, c’était le dieu qui énonçait les lois fondamentales de la République, de la vie civile, « les premières lois »20. Donc, sa présence était capitale pour guider le destin des humains. En ce qui concerne l’Hyperborée, existe plusieurs variantes concernant son peuple et sa position mystérieuse sur la planète, mais en tout cas elle reste le symbole d’un pays de lumière, de paix, de bonheur, un pays que tous désirent mais qui est introuvable ; de tous les dieux de l’Olympe il n’y a qu’Apollon qui reçut le privilège d’y séjourner, probablement parce qu’il était un des principaux dieux capable de divination, interprète traditionnel de la religion, établi au centre et au nombril de la Terre. Les avis des chercheurs diffèrent sur le symbolisme de ce voyage d’Apollon ; il y en a qui pensent que peut-être ce voyage était-ce le souvenir nostalgique des contrées lointaines, d’où les premiers Hellènes descendirent en Grèce, au début du deuxième millénaire avant notre ère21, d’autres qui prétendent que c’est de là qu’est partie la flèche prodigieuse qui a formé, au ciel, la constellation du Sagittaire22 ; mais n’empêche que toutes les interprétations sont fascinantes et font preuve du charme et du pouvoir qu’exerçait le dieu de la clarté solaire et de la justice. Les pays légendaires, que l’homme n’a pas pu atteindre parce qu’elles n’existent que dans son imagination, restent pourtant abordables par le rêve pour nous rappeler sans cesse la force que dispose l’esprit humain dans sa tâche de jeter des ponts et de tisser des liens entre terre et ciel, espace et temps, matière et esprit, réel et rêve, inconscient et conscience, afin de créer des affinités qui lui 20 21
22
J. Malaurie, ibid. J.Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, R. Laffont, 1982, p. 515. Jean Richer, Géographie sacrée du monde Grec (en grec), Athènes, Editions Kyvéli, 2001, p. 65.
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permettront de comprendre et d’expliquer le cosmos à travers les symboles. « Tout n’est ici-bas que symbole et que songe », a dit un grand sage du 19e siècle23. L’humanité a marché jusqu’à présent avec des symboles, et le mythe du voyage d’Apollon au pays des Hyperboréens symbolisera longtemps encore la fugue de l’homme d’un monde, plein de menaces, et l’éternel retour vers un autre, lumineux et paisible, d’où il revient revigoré. C’est justement le symbolisme des mythes grecs, éternels et universels qui constitue l’inspiration des gens et leur donnent les moyens d’aller plus loin dans la connaissance de l’homme et du monde qui les entoure. Même déformés, les mythes transmis d’abord par la tradition orale et puis repris par les différentes formes de l’art, continuent à nous intriguer et à nous fasciner, à capter notre intérêt tout en restant un défi jeté à l’intelligence scientifique. La réflexion sur la symbolique du mythe constitue une composante majeure, remarque J.-P. Vernant 24, et nous, nous ajouterions que cela est vrai parce que la réflexion humaine n’a jamais fini – tout en se préoccupant à représenter l’« ailleurs » – à chercher la vérité et à travailler à la victoire de la raison.
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24
Ernest Renan, « La Prière sur l’Acropole », O. C, Paris, Calmann-Lévy, 1947, t. II, p. 759. J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, F. Maspero, 1982, p. 227.
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5 L’ÉLÉMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SISY PHE KERASSENIA PAPALEXIOU Docteur en Philosophie
Sisyphe1 – fils d’Éole et d’Enarété, fille d’un Atlante – était le roi de la cité antique d’Ephyra (Corinthe). Selon l’interprétation actuellement prédominante de ce mythe, Sisyphe a provoqué la colère de Zeus en délivrant le nom de ce dernier à Asopos, père d’Égine enlevée par le Maître des dieux. Le dieu-fleuve Asopos s’est adressé à Sisyphe pour obtenir de lui des renseignements en échange d’une promesse d’installer une source d’eau inépuisable sur l’acropole de Corinthe. Zeus a survécu aux poursuites du père d’Égine, et a ordonné à la Mort d’amener Sisyphe dans le Tartare, en guise de vengeance. Sisyphe a cependant engagé un combat avec la Mort, l’a vaincue et l’a enchaînée pour que les hommes cessent de mourir. Zeus s’est vu dans l’obligation d’envoyer Arès pour 1
Sisyphe est le fondateur des Jeux Isthmiques en l'honneur de Mélicerte dont il avait trouvé le tombeau dans cette région de l'isthme de Corinthe. Mélicerte – fils d’Ino et de frère de Sisyphe, Athamas – a été sauvé de noyade par un dauphin qui l’a transporté sur son dos et l’a déposé sur la côte maritime près de Corinthe. Sisyphe, voulant remercier Poséidon pour avoir sauvé le fils de son frère, a instauré la tradition des Jeux Isthmiques, un grand événement sportif de l’antiquité. En général, voir Odyssée, XI, 593, Iliade, VI, 153. L’étymologie du nom de Sisyphe n’est pas d’origine grecque, ce qui démontre l’interaction et la coexistence des éléments indoeuropéens et méditerranéens dans la mythologie grecque. Réminiscences historiques, histoire archaïque, vénérations ancestrales ont trouvé chez les Grecs un terrain commun dans le besoin de créer une mythologie. Voir Alb. Lesky, Histoire de la Littérature Grecque Antique, trad. en grec Ag.Tsompanakis, Thessalonique, 1964, p. 37.
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libérer la Mort et lui délivrer Sisyphe. Selon une autre interprétation du mythe, s’apprêtant à mourir, Sisyphe a instruit son épouse Mérope2 de ne pas procéder aux offrandes habituelles lors de sa sépulture. Obtenant ainsi un prétexte pour se faire passer pour une victime d’impiété, Sisyphe se présente à Perséphone avec une demande d’autorisation de remonter dans le monde de vivants pour trois jours afin de punir son épouse «négligente» et d’accomplir sa sépulture correctement. Il n’a évidemment pas tenu sa promesse de redescendre chez Hadès au bout de trois jours, et est resté parmi les vivants. Les dieux du royaume sous-terrain ont réservé à Sisyphe un châtiment qui a été mis en exécution après son assassinat par Thésée: Hermès l’a retourné au royaume d’Hadès, où Sisyphe a été condamné à éternellement rouler une grande et lourde pierre vers le sommet d’une montagne, mais la pierre redescendait en arrière chaque fois qu’il s’approchait du sommet. À la conception philosophique du mythe contribuent des recherches et des déploiements théoriques qui portent sur la distinction, maintes fois renégociée, entre le mythe et la littérature, ainsi que sur leur entrelacement aux origines de l’expression philosophique de la Grèce antique, sur l’analyse structurelle du mythe, sur son interprétation allégorique3 ou logique, sur l’étude comparative du mythe (16e-17e siècles), sur son interprétation romantique (18e-19e siècles) et, enfin, sur la fameuse approche historique et critique de la philosophie de mythologie par Schelling4. 2
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Les sœurs de Mérope étaient les Pléiades: Maïa, Célaéno (Sélène), Astérope, Taygète, Électre, Alcyone. L’interprétation allégorique des mythes est également fondée sur l’étymologie des noms principaux comme moyen de déchiffrer leur signification, selon Héraclite. Voir: Ernst Cassirer, Langage et mythe, à propos des noms de dieux, Les éditions de minuit, Paris 1973, pp.10, 11, 55; I. Kakridis, Mythologie Grecque, vol.1, Ekdotiki, Athènes 1986, p. 247. Les propositions d’interprétation et les "théories" mythologiques sont nombreuses et proviennent des écoles différentes. Voir: F. W. Schelling, Philosophie de la mythologie, traduction de S. Jankelevitch, Aubier, Editions Montaigne, Paris 1945, pp. 30, 265; Jean Pépin, Mythe et Allégorie, Aubier Edition Montaigne 1958, pp. 41, 423. Voir F. W. Schelling ibid., et J.Pépin, ibid., pp. 33, 479.
L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE
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L’objectif de la présente étude est une recherche de la composition du mythe en tant que tel à la base de la mise en valeur de l’élément empirique. Il s’agit d’un mythe dont l’intégralité organique et la «matière» se trouvent dans le volcan de la personnalité du Sisyphe. Son thème fondamental est en rapport avec le problème archaïque de la lutte de l’homme contre la mort 5, ce qui correspond à une narration de type eschatologique, selon laquelle l’acte téméraire de Sisyphe engageant un combat contre la Mort devait le conduire à son châtiment post-mortem6. Perception philosophique du mythe 1. L’élément empirique
Chaque mythe est composé des éléments rationnels et irrationnels. Le châtiment de Sisyphe, tel qu’il est «présenté» dans la dernière partie du mythe, est un élément empirique qui fait partie de ces éléments rationnels et nous intéresse particulièrement dans la mesure où il se reflète de façon singulière dans la conception philosophique du mythe. L’examen de l’empirique – qui constitue le substractum7 du mythe – sur le plan de son immanence, forcément, dévoile une certaine possibilité de l’existence de Sisyphe, telle une nouvelle identité. Un intérêt plus spécifique représente, cependant, la conception et la «lecture» de l’empirique en tant que condition initiale qui facilite: a) la réception logique du mythe, et b) «inaugure» la rencontre de l’empirique avec le logique. D’après l’empirisme classique, qui considère que la problématique de la perception sensorielle n’est pas réductible, 5 6
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«Aida monon feuxin ouk epaxetai», Sophocle, Antigone, verses 361-362. Nous rencontrons des variations semblables dans d’autres mythes également, comme le tonneau de Danaïdes condamnées à le remplir éternellement bien qu’il n’ait pas de fond, tout en souffrant d’une terrible soif; ou comme le héros épique Digénis l’Akrite qui affronte Charon sur une aire de battage en marbre. Voir également: Platon, République, 330d-331a. D’autres mythes comportent aussi une valorisation de l’empirique, mais d’habitude il s’agit cependant des expériences post-mortem, comme dans le mythe d’Er de Pamphylie à la fin de la République de Platon, 614b-621d.
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l’observation empirique est présentée comme un événement gnostique ne nécessitant ou ne supposant aucun autre savoir et constituant un principe de référence suprême8. Ce mythe nous présente une image du monde mythique sans artifices esthétiques ni falsifications – dont Platon faisait si souvent usage dans ses mythes philosophiques – mais à travers de son réduction empirique vers une «réalité» incontestable. Il convient de noter ici notre distance critique de la partialité de l’empirisme classique en matière de la réception passive des sense-data9. La raison intervient forcément de manière active pour organiser et agencer les données empiriques. Dans ce cadre-là, le mythe du datum, articulé directement sur l’empirisme et les prémices de la philosophie analytique, manifeste ici une caractéristique particulière suivante: le datum est un fait donné et ne l’est pas. Dans son essence, il n’est pas un fait donné car nous n’en avons qu’une description mythique, mais c’est un fait donné dans notre conscience, puisqu’il y est désormais imprimé comme un
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Voir en général, sur ce sujet, la critique de McDowell adressée à Sellars dans «Transcendental Empiricism», trad. en grec N. Psaromiligos, Deucalion, Juin 2003, Stigmi, Athènes, p. 65. Le terme de "données sensibles" (sense-data) dans l’empirisme et dans la philosophie analytique a une signification notionnelle particulière. De nombreuses opinions différentes ont été exprimées au sujet de la possibilité d’analyser les sense-data. Voir à ce sujet: A. J. Ayer, Foundations of Empirical Knowledge, Macmillan, London, 1940. Le rôle déterminant a été joué par la critique formulée par J. L. Austin dans Sense and Sensibilia, 1959, Oxford U.P., 1964, et par la suite par W. Sellars dans Empiricism and The Philosophy of Mind, Harvard University Press, 1997. Un intérêt exceptionnel représentent les dimensions de l’analyse du mythe qui pourraient être atteintes à la base de l’empirisme de J. Locke, où le savoir provient autant de l’extérieur (sensation) que de l’intérieur (réflexion), et l’analyse gnoséo-théorique s’appuie sur cette relation entre les expériences interne et externe. L’environnement de l’empiriocriticisme serait également bénéfique (Ε. Mach, R. Avenarius) pour une première estimation d’une expérience, loin des théories métaphysiques. L’approche existentialiste serait aussi intéressante dans la mesure où elle fait apparaître l’essence des choses à travers d’une expérience subjective primordiale qui nous offre le premier matériel créé par une théorisation générale et forme ainsi un certaine type de savoir.
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«événement", c’est-à-dire le contenu d’un discours descriptif reçu par la conscience humaine. En parlant ici de l’élément empirique, nous faisons référence aux expériences individuelles externes10 que Sisyphe vit et qui constituent le corps des perceptions sensorielles. Elles ont un caractère fonctionnel de représentation et de réduction dans le mythe, tel un point de vue logique, gnoséologique et esthétique qui correspond à la perception esthétique du mythe dans l’art de l’antiquité11. Nous pourrions même dire que la pureté et la recevabilité des formes mythiques dans l’art antique est adéquate à la recevabilité des formes d’un mythe donné à travers d’une description vivante de l’élément empirique. Plus concrètement, il y a des références observationnelles qui se focalisent sur la dimension physique du mythe et supportent les expériences individuelles externes: La grande force physique et la résistance de Sisyphe, qui sont incontestablement fondées sur sa vigueur psychique, sur cet émoi psychique qui est d’ailleurs le modèle de la pensée philosophique12, la sueur humaine, les contractions douloureuses du visage sous le fardeau insupportable, les épaules courbées et les pieds qui résistent au poids comme s’ils étaient en acier, les mains capables de lever le poids de la terre au ciel, le visage pétrifié comme la pierre qu’il est en train de lever. Chaque fois que la torture se répète dans son cycle tyrannique sans limite, c’est toujours la même image qui se restructure: une «narration» d’une certaine expérience et d’une certaine praxis de 10
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Aristote lui-même fait référence à l’exactitude de la perception sensorielle de "kath’ekasta": «ek ton kath’ekasta gar to katholou. Touton oun ehein dei aisthisin, auti d’esti nous», Éthique à Nicomaque, 1143b,4-6 et «H men empeiria ton kath’ekston esti gnosis», La Métaphysique, 981a15. Aristote et Platon ont été parmi les premiers qui ont nettement distingué le savoir individuel – fondé sur l’expérience – du savoir universel, fondé sur l’intellect. Ces expériences externes individuelles ne sont pas obligatoirement perceptibles pour nous en tant que réalité existante, étant donné que nous avons ici une énonciation mythique. Soit l’expérience de la beauté, soit l’expérience érotique du savoir, surtout chez Platon. Voir Κ. Despotopoulou, Essais et Discours, Estia, Athènes 1983, p. 25.
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l’homme. Nous avons donc un fondement matériel empirique contre lequel Sisyphe lutte pour se sauver: sa force physique. Le pôle opposé est le mythe de Persée, où la place centrale est occupée par un élément non-matériel contre lequel le héros lutte pour se sauver: un échange de regards réciproque 13 avec Méduse. Persée ose affronter le regard mortel de la Gorgone tout en prenant le risque de perdre ainsi son identité (la déesse Athéna l’aide, bien sûr, en lui donnant son bouclier miroir grâce auquel Persée reçoit une possibilité de voir l’image de Méduse). C’est, au contraire, en affrontant la pierre et en ressentant son poids, que Sisyphe trouve son identité. Cette expérience de Sisyphe l’amène à la découverte de son identité en cohésion avec l’élément corporel qui intervient activement dans la formation de la perception des choses 14. L’aspect corporel prend une dimension d’une tragédie profane. Cette profanation se trouve sur le plan négatif: dans le rapport corporel avec la pierre. De cette façon, la relation entre le corps et la réalité s’extériorise et fait ressortir le visage de l’homme incessamment mis en épreuve, au détriment de son aspect inconnu, paradoxal, irrationnel, désiré et fantastique. Il existe toutefois une relation qui ne se manifeste pas ouvertement et n’est pas (sous)entendue non plus ni de façon négative, ni de façon positive: c’est la relation entre le corps et l’âme (la question philosophique et religieuse archaïque)15. La force de persuasion dans la relation corps-pierre (correspondante à la force de persuasion16 du mythe 13
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Voir J. P. Vernant, Le mort dans les yeux, Hachette 1985, trad. en grec G. Pappas, Alexandria, 1992, p. 99. En général, à ce sujet, voir M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945. Philèbe platonicien parle des pathologies (irritations) qui n’affectent que le corps, et de celles qui traversent le corps et affectent aussi l’âme en provoquant un tremblement. Le cas de Sisyphe concerne ces dernières: «Thes ton peri to soma imon ekastote pathimaton ta men en to somati katasvenymmena prin epi tin psyhin diexelthein apathy ekeinin easanta, ta the di’amfoin ionta kai tina osper seismon entithenta idion te kai koinon ekatero», Philèbe, 33d 2-6. La force de persuasion du mythe dans la tradition antique est soulignée par Aristote dans La Métaphysique, 1074b 1-6.
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dans la tragédie antique) est une condition sous laquelle devient possible percevoir la relation corps-âme. Il devient évident que cet effort corporel et psychique intense possède une dynamique singulière, une charge émotionnelle manifeste et représente une réalité naturelle qui renvoie aux racines de l’existence. Dans tous les cas, nous avons une narration signifiante, dont la compréhension est facile, pas du tout énigmatique et ayant une orientation philosophique. La narration de ce type facilite l’approche philosophique du mythe autant articulée sur sa vision d’ensemble que sur ses aspects partiels, et c’est une approche difficile par excellence, étant donné que le mythe vient avant la Raison, la philosophie, l’histoire et la science. 1a) La réception logique du mythe
La nature des mythes revêt un caractère allégorique de façon générale, et ce caractère fait référence à une réalité intelligible, et non pas sensible. Malgré cela, l’approche de la «réalité» du mythe par la valorisation de l’empirique est provocatrice de plusieurs points de vue. Tout d’abord, elle mène à la réception logique du mythe. Sisyphe forme une nouvelle optique17 de la réalité à la base de l’expérience vécue, une optique qui exerce un contrôle sur son destin et en même temps devient tout de même évidente aux yeux de tout le monde. Dans cette montée difficile, que Sisyphe parcourt avec son fardeau, d’autres hommes y sont aussi retrouvés. Cette particulière signification du réel par l’intermédiaire de l’empirique règne sur la dimension humaine et «correspond» à sa logique. Deuxièmement, la réception d’un acte tragique se produit dans le cadre de cette expérience: même si Sisyphe vit la déchéance (la montée perpétuelle et vaine de la pierre), il essaie néanmoins par là de sauver soi-même et son optique du monde. En effet, plus nous approchons l’élément empirique, plus la compréhension d’un drame 17
Le terme empirique provient de la racine indoeuropéenne per (peira, peirasthai, poros – expérience, mais aussi periculum, danger). L’expérience implique donc le passage par une voie imprévisible, en accumulant des éléments nouveaux pour la perception de l’homme.
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humaine s’intensifie et un mode de penser rendant le mythe diachronique, didactique et humain s’impose, ce qui facilite sa réception. La base fondamentale de cette trace rationnelle réside dans son caractère naturel 18, qui est fortement lié avec une mise en évidence, avec un éloignement du secret et du mystère. Dans la nature, il n’y a pas de sans caché. Bien au contraire, selon l’interprétation des philosophes présocratiques, pour Heidegger, la nature est ici le synonyme de la révélation de «Être» permettant sortir de l’oubli. Le paradoxe de la narration mythique en général démontre la place de la description naturelle d’une expérience humaine, d’une vérité naturelle qui en l’occurrence est aussi un châtiment. Cette transportation du paradoxal au naturel crée un cadre bénéfique pour la réception du mythe par l’homme et pour son explication logique (nous avons à rechercher un nouveau type d’interprétation anthropologique du mythe). L’accent mis sur l’élément de la situation naturelle s’accompagne aussi d’une idée singulièrement ressentie de contribution. Sisyphe ne prend pas ses distances par rapport à son destin et ne fonctionne pas dans un cadre d’une neutralité impersonnelle, mais est mis à l’épreuve de façon dynamique, et cette mise à l’épreuve concrétise son expérience dramatique. La participation à l’expérience sur un mode régulier et rythmé assure à Sisyphe le parcours sur lequel la victime acquiert une individualité et une capacité d’adaptation, devenant ainsi le maître de son vécu en raison de sa propre volonté. La réception logique du mythe est donc fondée sur la description de l’élément naturel 19 qui contient: a) une téléologie, avec laquelle est entrelacée la perception philosophique grecque antique, et particulièrement celle d’Aristote, et b) une tendance rationnelle qui existe dans le monde, bien que le châtiment de 18
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Voir Βruno Snell, Die Entdechung des Geistes. Studien zur Entstehung des eurapaischen Denkens bei den Griechen, Vandenhoeche & Ruprecht, Gottingen 1975, trad. en grec D. Iakov, éd. M.I.E.T., Athènes, 1997, p. 59. Nous n’avons certainement pas à faire ici à une problématique liée à la réception du naturel qui est à la base de la relation sujet-objet, comme c’est le cas chez Κant, par exemple.
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Sisyphe soit lié au fait de sa tentative de renverser le déterminisme de l’ordre naturel en lançant un défi à la Mort20. Nous sommes donc face à la description d’une expérience qui n’est pas surnaturelle, comme c’est le cas de la plupart de mythes, mais tout à fait naturelle. Une relation intime se développe entre le niveau naturel du mythe et l’observateur qui perçoit désormais une unité à la place de la partialité. C’est cette expérience que vit Sisyphe, c’est cette expérience par laquelle s’accomplit le discours du mythe. 1b) Approche empirique et logique
On pourrait soutenir l’idée de l’empirique allant de pair avec le logique, dans une interprétation qui semble concilier l’empirisme avec le rationalisme de manière innovatrice et insolite, leur conciliation ayant constitué le thème cardinal de la philosophie moderne (Wolff, Kant, Durkheim, Bachelard 21). En parlant de la logique à propos de ce mythe en particulier, nous entendons une présentation logique du monde naturel et une approche de l’expérience au-delà du cadre contrôlé par l’énonciation mythologique. Nous rencontrons ici une sorte de rationalité qui coexiste avec le mode de penser mythique et est familière à l’homme, puisqu’elle est articulée en fonction de son hypostase spirituelle et prête à accepter l’acte de philosopher. Un certain type de l’approche de ce phénomène se met ainsi en place, plus proche d’une vision logique du naturel, et cette approche deviendra le 20
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Nous ne sommes pas ici face à un cas classique d’une virilité qui cherche à s’affirmer (le modèle si fréquent dans la mythologie mondiale). Sisyphe aime la vie et haït la mort, et cherche à l’éviter par des moyens qui sont à sa disposition. Une problématique liée à la réception du naturel qui est à la base de la relation sujet-objet, comme c’est le cas chez Κant, par exemple, serait très intéressante à examiner si ce fondement philosophique primaire favorisait le développement de ce genre de concepts. G.Bachelard a élaboré une approche épistémologique de cette problématique en poursuivant une forme de dialogue entre l’expérience et le discours. Voir La dialectique de la durée, P.U.F., Paris, 1936, et «Critique préliminaire du concept de frontière épistémologie», in Actes du 8e Congres international de philosophie, Prague, 1936, pp. 3-9.
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noyau du développement de la pensée scientifique grecque (Leucippe, Démocrite, Hipparque), atteignant sa maturité à l’époque des Lumières, quand la notion de la logique prend une autre dimension. Le dénouement d’une contradiction existant entre la diversité des phénomènes et l’unité du monde22 n’appartient pas encore à un certain type d’approcher le phénomène. Même si l’empirisme s’entrelace avec le relatif23 et l’individuel (et peut donc difficilement répondre aux revendications posées dans la perspective par le rationalisme), dans le mythe l’empirique renvoie à une hypostase logique perceptible du point de vue de common sensus. L’expérience individuelle de Sisyphe reflète les efforts et le combat des hommes qui ont levé un grand fardeau sur leurs épaules. Par conséquent, la raison de la vanité de l’existence de Sisyphe ne réside pas dans sa solitude. Le fait qu’il peine, se couvre de sueur et se force sans en tirer de profit ni de sens est quelque chose que chacun a vécu dans sa vie, dans des degrés différents. Soit littéralement, soit dans sa dimension métaphorique, c’est un maillon caractéristique de la vie humaine, qui est d’ailleurs très convaincant. Ce «ministère» à l’échelle infernale a donc quelque chose de familier. Ainsi, cette expérience particulière du châtiment de Sisyphe dispose de tous les avantages d’une proposition empirique fondée sur les données d’observation d’une vie agitée de cet homme, et son avantage principal est la possibilité de la contrôler par intellect humain. Cette partie du mythe s’offre donc facilement aux mécanismes de notre sensibilité, mélange l’individuel avec le collectif et rationalise le processus du châtiment. C’est une explication naturelle24 compatible avec la réalité dans laquelle vit l’humanité. Les aspects subjectif et relatif de cette expérience de Sisyphe: a) Elle aboutit à une conclusion 22
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Voir S. Sambursky, The physical world of the Greeks, Routledge and Kegan Paul, London, 1987, pp. 4, 185. Les sophistes sont considérés précurseurs de cette opinion (Protagoras: «pantοn hrimatοn metron anthrοpon einai», Platon, Théétète, 152a ). Le signifié dans l’explication du mythe a été le sujet de remarquables études qui figurent dans les référencées bibliographiques. Nous mettons l’accent sur F. W. Schelling, Philosophie de la mythologie, op.cit., pp. 9,16.
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logique en ce qui concerne l’intégralité des combats vains et insupportables menés par l’homme. Le syl-logique se coordonne avec le logique. Les qualifications de la logique s’appuient sur le naturel qui constitue la base de l’expérience. Par conséquent, il n’existe pas de rupture, mais au contraire, une continuation entre l’empirique et le logique qui explique «le statut de l’homme dans le monde» dans le cadre d’une estimation de sa liberté et sa civilisation, ce qui représente l’axe principal de la théorie anthropologique de la philosophie. b) Elle représente «le phénomène» logiquement et le sauve dans une optique désormais humaine au lieu d’une optique divine. Ainsi on réussi à «sauver les apparences", sozein ta fainomena. 2. Approche gnoséologique Le lien de l’empirique avec la problématique gnoséologique constitue la question fondamentale dans l’histoire de la philosophie. Dans les moments d’apogée de son histoire (empirisme, philosophie analytique), la réduction du contenu gnostique des idées proposées en données empiriques a été considérée comme une garantie de leur validité, et la formation des notions logiques à la base d’interprétation du matériel empirique soutenait la certitude du savoir acquis. L’évaluation de l’élément empirique dans le mythe contribue à son approche gnoséologique dans un premier temps, cette approche ne saurait tout de même pas rester indépendante d’une évaluation plus générale des éléments psychologiques, poétiques, anthropologiques et autres du mythe, ni mobiliser des méthodes qui atteignent le savoir scientifique. La plénitude la sensibilité du mythe, sa dimension apolloniaque et poétique encadrent parfaitement l’empirique. L’empirique est désormais possible à connaître; et pour cette raison il contribue définitivement à l’approche gnoséologique du mythe. La préoccupation principale de l’approche gnoséologique – que nous entreprenons ici dans une tentative par définition incomplète et imparfaite puisque fondée exclusivement sur
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l’évaluation d’une expérience25 – est de démontrer le lien entre le lieu, le temps et l’acte. Ces trois éléments forment l’être perceptif et déterminent certaines catégories (logiques) spécifiques 26 du réel: a) Le lieu (une rude montée de montagne). b) Le temps (à perpétuité)27, du point de vue de sa régularité et du rythme. Le sentiment du temps se reflète même dans le rythme de la répétition de l’acte. Cette définition de l’espace-temps qui est l’intégration de Sisyphe dans un certain espace et dans un certain temps, constitue une référence à l’aventure existentialiste de l’être humain et rend collective, c’est-à-dire syllogique, une expérience initialement individuelle. c) La spécificité de forme de l’acte. En dehors di temps et indépendamment des conditions difficiles du lieu, cet acte se produit sous une forme particulière qui, bien qu’elle soit au-delà du mesurable et de la mesure (à perpétuité), peut toutefois être transférée sur une échelle humaine d’expérience, toujours en respectant les proportions. Le langage corporel de Sisyphe met en présence ces catégories de telle façon qu’une relation logique se développe entre la réalité du mythe (situation de châtiment de Sisyphe) et la réalité de la perception. Cette relation est fortement soutenue par l’empirique, tel qu’il est représenté dans le naturel 28. Ainsi, au-delà de l’espace, du temps et de la mort, il existe la forme d’un acte, la forme du combat humain qui est plus fort que 25
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Nous n’approfondissons pas ici le thème des différenciations définitives du rôle et de l’importance de l’expérience chez Descartes, Hume, Locke, ou chez Kant, Leibniz, Wittgenstein. Par opposition à Kant, qui articule ces catégories selon les concepts a priori du génie, et non pas selon les données résultant de l’expérience. Les concepts empiriques résultent de l’expérience, et les concepts purs – du génie. Ce temps n’est pas l’éternité des dieux, ni le temps terrestre des mortels non plus, c’est le temps qui sera défini par les philosophes comme l’image mobile d’une éternité immobile. Voir J. P. Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes, Récits grecs des origines, Editions du Seuil, 1999, trad. en grec T. Dimitroulia, Patakis, Athènes 2001, p. 81. Ν. Kazantzakis dans Lettre au Gréco fait à plusieurs reprises référence à la nature de la Grèce, ses montagnes, ses rivières, ses côtes maritimes et ses vallées qui sont "personnifiées" et parlent à l’homme en langage presque humain, ne l’oppriment pas et ne lui apportent pas de souffrance, en devenant ses amis.
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l’homme lui-même, qui l’anime, le dirige et le libère. Caractéristique par sa continuité, par son surpassement et par sa proximité de l’humain et du divin simultanément, ce combat unit l’homme avec son monde. Nous soulevons ici des questions gnoséologiques pertinentes, comme par exemple la nature de la relation entre la théorie et l’expérience29 (qui a préoccupé aussi bien les premiers philosophes du naturel et les médecins de l’antiquité), ou celle du génie et de l’imagination dans le mythe. Quel est le rôle de l’expérience dans la formation des concepts, ces dernières sont-elles une simple répercussion du réel dans l’intelligence, sont-elles une simple représentation, ou bien les «intuitions sans concepts sont aveugles» (Kant)? Comment le contenu des expériences individuelles acquiert-il une unité ? Que contiennent les propositions empiriques ? Les sense-data contribuent-elles finalement à la formation d’un savoir particulier, ou quelle est le «langage» des sense-data? Quelle approche doit-on adopter du langage du mythe, qui revêt un caractère poétique et une composition mystérieuse, voire énigmatique, afin d’évaluer l’empirique? À la base de quelle optique peut-on concrétiser l’expérience? Quel est le rôle de métaphore30 en tant que ligne intellectuelle reliant le langage au mythe? Comment la conscience de Sisyphe reçoit-elle son vécu? Cette réception se réalise-t-elle sur un mode purement sensoriel, ou se réimprime-t-elle chaque fois de nouveau? Un fonctionnement
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Voir Marshall Clagett, Greek Science in Antiquity, Collier-Macmillan LTD, London, second edition, 1966, p. 41. Nous pourrions faire une référence détaillée à la relation théorie-expérience qui est à la base de la notion du terme théorie selon Heidegger. Le terme théorie provient du verbe théoro (théa, vue + oro, regarder), c’est-à-dire, voir l’apparence d’une chose. La théorie est donc une vision, en tant qu’acte à la base de laquelle nous concevons l’apparence d’une chose, d’un être, cet acte ayant un rapport spécifique avec l’expérience. À ce sujet, voir M.Heidegger, « Wissenschaft und Besinnung», Vortage und Aufsatze, 3e édition 1967, Νeske Pfullingen, trad. en grec N. Sevastakis, Erasmos, Athènes 1990, pp. 23-28. Voir E. Cassirer, Langage et Mythe, op.cit., p. 84.
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intentionné de la conscience a-t-il eu lieu (H. G. Gadamer)31? Ces questions supposent des analyses étendues et des généralisations désormais basées sur le Discours qui tend vers l’unité. Dans le cas du mythe, nous ne pouvons cependant pas revendiquer un cadre rationaliste. L’unité du mythe, bien qu’elle soit imparfaite, est tout de même confortable pour l’esprit humain, tandis que l’unité du Discours, bien qu’elle soit plus proche de la perfection, est toutefois composite et suppose un jugement et des efforts intellectuels fastidieux. La proposition gnoséo-théorique kantienne (synthèse empirisme-rationalisme, ou expérience-intellect)32 et ses reproductions et finitions ultérieures dans l’histoire de la philosophie sont d’un apport incomparable dans ce domaine. L’être s’identifie à l’aventure personnelle de Sisyphe, et la phénoménologie de son vécu constitue son essence pure et simple (à l’époque husserlienne)33. La dialectique de la continuité (la possibilité de percevoir une chose et de remédier au manque de la continuité à travers de la répétition), de la limitation (résistance humaine) et de l’infini (dans le châtiment perpétuel divin) servent à atteindre l’objectif qui est de connaître le «être". L’empirique se met naturellement en rapport avec une habileté pratique34 qui facilite la recevabilité des contextes sans ignorer l’émotionnel, l’élément magique et poétique qui accompagne forcément la tradition de mythes.
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H. G. Gadamer, Vernunft im Zeitalter der Wissenschaft. Aufsatze, Surhrkamp Verlag, Frankfurt am Main 1976, trad. en grec L. Anagnostou, éd. Nisos, Athènes 1997, p.166. Le Discours offre le fil conducteur au sujet de l’expérience, selon Im. Kant, «L’origine probable de l’histoire de l’humanité», publié dans Berlinissche Monatsschrift, Janvier 1786, trad. en grec E. Papanoutsos, Essais, Dodoni, Athènes 1971, p. 53. Sans avoir une vision husserlienne de la conscience, évidemment, l’intentionnalité de la conscience (intentionalitat), représente la condition pour évaluer un phénomène et un principe fondamental de la gnoséologie. Voir Bruno Snell, op.cit., p. 265. La connaissance de la nature est empirique/pratique dans le temps du mythe, selon l’opinion connue de F. Bacon, De sapienta reterum liber ad inclytam academian Cantabrigiensem, London, 1609.
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Événement interne Un des objectifs primordiaux du mythe de Sisyphe était l’évaluation de l’expérience d’un châtiment à travers d’une description d’un vécu humain. Il s’y trouve un sens mis en expectative, le sens de comprendre à la base de la répétition de l’acte. Ce sens se dégage grâce à la réalisation d’une expérience tragique. L’empirique fonctionne ainsi comme éclaireur apportant le lumen naturale. Cet élément d’éclaircissement appartenant à l’empirique, ce pas subjectif particulier, se trouve intensément au cœur de l’événement interne du mythe. Cet événement interne est la descente de Sisyphe de la montagne, qui fonctionne comme une deuxième réalité dans la conception philosophique du mythe. La relation de Sisyphe avec la nature grecque (symboliquement, la vie et la survie dans un pays de montagne) délimite le cadre de cette deuxième réalité, dans laquelle s’installe Sisyphe. Nous avons ici des observations suivantes: a) La perception du monde est fondée sur une acceptation de l’empirique et sur une incorporation du sensible. b) La relation de Sisyphe avec le naturel se réalise à travers un crescendo de l’ascension et forme un fond empirique qui servira de base pour une nouvelle personnalité vivant dans cette deuxième réalité et correspond à la réalité mythique. c) La nouvelle optique qui se crée s’offre en tant qu’objet d’un traitement par l’imaginaire35. À travers sa dynamique, cette deuxième réalité constituera un noyau fertile du discours philosophique (Platon) et poétique (Homère, Hésiode, Palamas, Elitis) dans la pensée grecque et fonctionnera comme une sorte de forme prélogique de la pensée ayant indubitablement des caractéristiques philosophiques et littéraires. d) La possibilité que Sisyphe s’installe dans cette deuxième réalité donne un sens, un accomplissement et une lumière à la vie humaine. La condition de cette possibilité est un Sujet activement libre36 dramatiquement 35
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À ce sujet, voir l’introduction de G.Durant, Les Structures Anthropologiques de l’imaginaire, P.U.F., Paris 1963, pp.11-56, 409-431. La liberté, dans le sens ontologique du terme, donc en tant que condition impérative de l’existence humaine. La relation concrète de Sisyphe avec les dieux (châtiment) a contribué dans la prise de conscience de sa liberté
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vaillante. L’oxymore que nous constatons ici consiste en éléments suivants: a) Le dur destin de Sisyphe devient perceptible sur le plan de la deuxième réalité, et non pas sur celui de la réalité mythique supposée par l’énonciation. b) La hauteur de la personnalité de Sisyphe n’apparaît pas dans sa montée notoire, mais lors de la descente qui le conduit dans l’Abîme et dans le Chaos, d’après la tradition mythique. Au cours d’une période de temps (temps nécessaire pour retourner au pied de la montagne pour recommencer la montée de la pierre) et dans un certain espace (la descente du flanc de montagne), Sisyphe est théoriquement libre et dispensé de son fardeau éternel, donc autonome par rapport à son drame. Il s’avance, il fait son chemin, se tenant droit malgré son chagrin et sa fatigue après la montée précédente, il philosophe, majestueux et libre dans sa descente. Ce retour en arrière37 est le moment d’une heureuse liberté, le moment d’une jouissance. Le sujet ne vit pas ici simplement une expérience, mais souffre de celle-ci. La passion de cette expérience protège, cependant, Sisyphe du naufrage de son moi, ce qui est le point cardinal de la problématique de la philosophie existentialiste. Si nous considérons que le désespoir éventuel, le sentiment d’échec, la théorie nihiliste et la vanité mènent à la perte du sens de la vie, Sisyphe n’apparaît pas résigné à accepter une telle perte. Sa seule perte, provoquée par sa tentative de dépasser les limites, c’est son arrogance.
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personnelle. Le divin n’intervient pas ici dans la conscience de la liberté humaine, et au contraire, il s’articule sur un mode de «retenue». À ce sujet, voir Renato Lazzarini «Mythe et foi dans la perspective eschatologique», Mythe et foi, actes du colloque organise par le Centre International d’Etudes Humanitaires et l’Institut d’Études Philosophiques de Rome, Rome, Janvier 1966, et Aubier, Paris, 1966, pp. 565; L. Brunschvicg, La raison et la religion, nouvelle édition, P.U.F., Paris, 1964, pp. 43-45; W. C. Guthrie, The Greeks and their Gods, A University Paperback, Methuen&Go LTD, London 1968, pp. 113,121; G. Mckean, Ways to God, The Council for Research in Values and Philosophy, Washington, U.S.A., 1999, pp.123-130. A. Camus, "Le mythe de Sisyphe", Essais, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard et Calmann-Lévy, 1965, pp.196-197.
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Par conséquent, et malgré l’évaluation des sense-data qui tend vers une image de l’existence pénible et pleine de souffrance, nous pouvons tout de même distinguer que le combat éternel du roi de Corinthe avec la sévérité de la nature et de ses lois ne soulève plus en lui des questionnements vains. Il n’est pas préoccupé par l dilemme shakespearien de «to be or not to be". Il a stoïquement accepté la contradiction de son destin et de son martyre qui n’a ni fin, ni pause, et n’aboutit ni à une réussite de son objectif, ni à l’expiration d’un délai temporel. La montée et la descente ne sont plus un événement insupportable, mais sont devenu le cycle de sa vie même. Son combat, aussi bien sur le plan individuel que collectif, est si loin du passé et de l’avenir du destin commun de l’humanité. Son expérience individuelle prend des dimensions diachroniques et interculturelles. Grâce à son essence humaine, sa forme mythique ressort de l’isolement du discours mythique, d’une composition épique et lyrique, et tend à occuper sa place dans un monde ordonné et compréhensible pour l’être humain. Tout ce qui était contradictoire, chaotique, multiforme, monstrueux et surnaturel dans la narration mythique devient une unité équilibrée. Cette unité domine l’existence humaine maintes fois agitée et déchirée par les contradictions et les déséquilibres, ainsi que par le combat éternel de l’homme. Ainsi, à travers du martyre de Sisyphe commence à se dessiner un ordre rationnel obéissant à la logique d’une nécessité, d’un certain modus (prise de position, régularité, unité): la réconciliation avec cette force mystique qui s’appelle destin. Cette réconciliation a ses fondements dans une certaine expérience et ouvre la voie de kenousthai à plirousthai38. Cette particulière prise de position (humainement rationnelle) et cette unité (interaction avec le diamétralement opposé) sont les éléments fondamentaux de la méditation philosophique et de la pensée scientifique primaire qui fait sa première apparition principalement en Grèce, la patrie de la philosophie. Même si nous faisons ici une référence au sujet, nous ne pouvons évidemment pas parler d’une subjectivité humaine ou d’une perception du sujet en tant que Moi 38
Platon, Philèbe, 35a 3-4: «O kenoumenos imon ara os eoiken epithymei ton enantion i pashei; kenoumenos gar era plirousthai».
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au niveau philosophique. La prise de conscience de l’hypostase du sujet se base néanmoins sur l’empirique, sur l’élément corporel, et la certitude de la réalité de ce vécu détermine son existence. Le résultat en est la création d’une sorte de raisonnement dans le mythe de Sisyphe, d’une autarcie interne – fondement de la nature spirituelle de son existence – qui vient en tant que précurseur de la prise de conscience de soi-même par l’homme et fonctionne en tant que force constructrice. Sisyphe ne se focalise pas sur son désespoir, mais le transforme en une volonté de survivre. Un ombre abstrait du désespoir laisse progressivement sa place à un raisonnement philosophique qui s’ouvre sur une perspective de démarquer rationnellement le progrès de la pensée qui saura interpréter autrement le mystère de l’existence. La force de ce raisonnement maintient Sisyphe érigé droit debout sur le chemin de sa vie. La vue du chemin peut chaque fois être différente, mais son fondement est toujours dans une méditation interne et dans une tendance à se recueillir. Ainsi, cette montée de montagne, qui est son drame, se répète autant de fois que la descente qui rime pour Sisyphe à un coup d’œil philosophique de l’homme libre et tyrannisé au cours des siècles. Polla ta deina kouden an-/thropou deinoteron pelei˙/ toutou kai poliou peran / pontou xeimerio noto / horei, peribryhioisin / peron up’ oidmasin, theon / te ta upertatan Gan / afthiton, akamaton apotryetai, / illomenon arortron etos eis etos, / ippeio genei polevon Sophocle, Antigone, vers 332-341, (traduction de Leconte de Lisle)
6 MYTHE ET SYMBOLISME D’EU RIDICE APOSTOLOS STAVELAS Docteur en Philosophie
Les «visages» d’Eurydice «Sauf s’il voulait en réalité la tuer»
Insérer un sujet traitant de la compagne d’Orphée dans la thématique d’un volume consacré à la relation entre le mythe et la justice induit à penser que la relation entre la mythologie et la justice passe sous la surface, couverte et dissimulée, à travers les Symplégades de la perte et de la mort et, par extension, à travers le débat sur le rôle et la destinée de l’homme dans le monde. Et lorsque l’on tente d’explorer les définitions conceptuelles d’un sujet tel que, ici, la Justice, dans la sphère d’une thématique mythologique, si répandue soit-elle, alors notre intérêt ne se focalise pas sur le commentaire historique de références mythiques; il ne se concentre pas non plus sur la découverte de parallélismes intrinsèques avec les mutations historiques; il n’exploite pas davantage l’interprétation fragmentaire du mythe telle qu’elle s’offre dans le recours à des domaines scientifiques de la connaissance divers mais strictement délimités. Le concept global d’un sujet se définit par référence à la constitution structurelle fondamentale du mythe telle que, au total, son interprétation en a préservé les éléments au fil du temps.
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Les éléments primaires de la relation du mythe d’Orphée et de la Naïade ou, selon d’autres, de la Dryade Eurydice1 avec la thématique de la justice et de la façon dont cette dernière a été traitée par la mythologie grecque ancienne se distinguent en externes et internes. Les éléments externes sont ceux qui concernent: a) l’étymologie du nom de l’héroïne2; b) l’échec du repentir d’Orphée; c) l’infliction d’une punition à sa personne. Ils sont aussi liés à la conception du mythe de la descente d’Orphée aux Enfers comme l’histoire d’un demi-dieu ou d’un initié aux mystères, musicien et poète amoureux, image que cultivèrent les poètes tragiques du Ve siècle avant notre ère et ensuite, notamment, Virgile. Ces éléments sont également liés à la version positive de l’issue du mythe de la descente aux Enfers que citent Isocrate et une fois Euripide3. Les éléments internes de la relation utile apportée par la mythologie à la justice, comme en témoigne l’analyse de ce mythe, sont: a) l’aboutissement de la division primordiale et du conflit intérieur qui tourmentent l’âme humaine; b) l’application restrictive de la peine de mort4 dans le cadre de l’administration de la justice. Ces éléments sont aussi liés, par extension, à la vision sotériologique d’Orphée et même à son caractère transcendant de Messie, appelé d’une manière divine et mystique à accomplir la mission pour laquelle il a été incarné. La relation de la justice et du mythe est examinée ici sur la base d’un code axiologique tout prêt, hérité de la mythologie et des conceptions religieuses des siècles précédents; par conséquent, l’accent est mis non pas sur les élaborations morphologiques et les ajouts ou avatars du mythe qui 1
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L’histoire de la descente d’Orphée aux Enfers est citée au départ par Prodicos de Samos et le pythagoricien Cécrops, Hérodikos de Périnthe et Orphée de Kamarina. Voir à ce propos Clément d’Alexandrie, Stromates, 1.21.134 et les remarques dans le dictionnaire de la Souda. L’approche étymologique des noms d’Orphée et d’Eurydice est liée à la vision d’Orphée comme héros-artiste: K. L. McKinley, Reading the Ovidian Heroine. «Metamorphoses» Commentaries 1100-1618, Brill, Leiden – Boston – Köln 2001, p. 62. E. Liakopoulos, Les mystères orphiques et la métaphysique grecque ancienne, 2e éd., Smili, Athènes 2006, p. 255-256. (en grec) C’est la poursuite de la vie qui est attribuée comme peine à Orphée, pour qu’agisse le châtiment de la privation d’Eurydice.
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se manifestent par périodes, mais sur la conception éthologique globale qu’apporte son image interprétative, c’est-à-dire le fait de savoir si et dans quelle mesure cette conception existe. Dans la mesure où le mythe de la descente d’Orphée aux Enfers construit l’image du héros protecteur de la religion, imbriquant l’élément héroïque et l’élément religieux, et dans la mesure où le mythe fait valoir l’idée que les fautes se corrigent par des sacrifices personnels, il devient évident que la présentation et l’analyse du mythe de cette descente-là ne peuvent avoir de caractère démonstratif mais que sa démonstrativité se limite à l’idée que certifient les usages (c’est-à-dire la lecture et les interprétations) du mythe. En ce sens, il résulte une série d’hypothèses à l’aide desquelles nous essaierons de palper les différents «visages», les différents «personnages» ou rôles d’Eurydice mais aussi d’Orphée, puisque les «visages» d’Eurydice sont aussi, en grande partie, ceux d’Orphée. Dans la tradition culturelle de l’Europe occidentale, le mythe d’Orphée et Eurydice repose principalement sur le savant récit qu’en fait le quatrième livre des Géorgiques de Virgile5 (70-19 av. J.-C.) et sur le dixième livre des Métamorphoses d’Ovide (43 av. J.C.-18 apr. J.-C.). Pour résumer le mythe, le berger et éleveur d’abeilles Aristée tente d’agresser la nymphe Eurydice peu après ses noces avec Orphée. La morsure d’un serpent conduit Eurydice au monde des morts, où Orphée descend la chercher et persuade Perséphone et Hadès de permettre son retour. Orphée transgresse cependant la condition de ne pas parler à Eurydice, ne pas la regarder ou la toucher tant que dure leur marche: avant qu’ils ne soient parvenus à la lumière du jour, il se retourne et la regarde. Hermès ramène Eurydice au royaume d’Hadès, tandis qu’Orphée, ne pouvant plus communiquer avec elle, escalade le Pangée6 qui, selon les Orphiques, était le fils de Zeus et de Perséphone, puis aboutit en Thrace, instituant son enseignement et mourant sous les assauts des Ménades en furie. 5
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M. Geymonat, P. Vergili Maronis Opera, Paravia, Torino 1973, et J. Kinsley, The works of Virgil, Oxford University Press, Oxford 1967. Identifié à Dionysos Zagreas, qui est un surnom d’Hadès.
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Le mythe s’accompagne d’un ensemble d’éléments symboliques et contradictoires qui en soutiennent les motifs principaux. Parmi les éléments symboliques accessoires du mythe s’inscrivent principalement la lyre, l’abeille, Hadès et le serpent. À côté du symbolisme formel de la lyre comme élément représentatif de l’harmonie et de l’approche apollinienne de la réalité, l’abeille constitue dans ce mythe un symbole matriarcal. Elle illustre la hiérarchie et la soumission de l’ordre humain à l’ordre divin des choses et suggère le changement de la personnalité de la nymphe et la renaissance d’Eurydice dans le royaume nouveau, divin, des Enfers comme un processus d’initiation, exactement comme le miel dans la symbolique orphique représente la connaissance. Le serpent qui conduit Eurydice au trépas figure l’intervention de la divinité féminine chtonienne, à savoir Perséphone. Il présage de cette manière l’intervention d’Hermès lors de la seconde mort d’Eurydice – l’équilibre des deux serpents sur son caducée suggère la restauration de la relation des éléments apollinien et dionysiaque du mythe. Le serpent de la mort d’Eurydice constitue dans le mythe, de même que dans sa fonction symbolique plus générale7, le moment de la perversion, du renversement ou de la métamorphose d’un ordre et/ou le point révélateur de la hiérogamie; dans les versions médiévales du mythe, il reflète la punition primordiale d’Eurydice et installe un soupçon de péché8. Enfin, l’Hadès du mythe de la descente aux Enfers représente notre subconscient punitif; un lieu domestiqué, utopique et pour cela non réel – non pas lumineux mais limpide; dans la mesure où Orphée lui-même est obscur quant à la pureté de son action, Hadès représente le champ de l’auto-connaissance et de l’auto-accomplissement d’Eurydice. Dans les paires antithétiques du mythe dominent: l’opposition entre l’apollinien et le dionysiaque, la lutte entre le divin et le démoniaque et entre la purification authentique et la purification fallacieuse, la disjonction entre la mort physique et la 7
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S. Seltzer-Sackman, Remembering Orpheus resurrecting Eurydice: a depth psychological analysis of the intersections of myth, biography, and culture, Ph.D. dissertation, Pacifica Graduate Institute, 2004, UMI 3173608, p. 141. McKinley, 104.
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mort spirituelle et entre l’élément corporel et l’élément spirituel. On repère aussi l’opposition entre la vision authentique de l’art (c’està-dire de l’art de vivre) et ses manifestations sacrilèges, dont les versions se partagent9 entre le démon de l’art d’Orphée et les formes d’art plus primitives des Centaures; on observe également la distinction entre l’art purifié et l’art dégénéré comme partie de l’élément romantique dans le mythe secondant la fonction du modèle de l’artiste-héros. Enfin, on note la distinction entre Monde d’En-Haut et Monde d’En-Bas, qui se profile comme une distinction entre la lumière et les ténèbres, les cibles et les instincts ou la non-violence et la violence, et la distinction de la finalité des descentes aux Enfers, puisque nulle autre, en dehors de celle d’Orphée – celles d’Ulysse, de Thésée et de Pirithoos, de Jason, de Persée ou d’Héraclès – n’a eu lieu pour l’amour d’une femme, mortelle ou immortelle. L’examen de la fonction de la condition posée par Perséphone à Orphée dans l’évolution du mythe nous amène à des observations intéressantes. Cette condition est un ajout tardif dans le mythe, une trouvaille littéraire qui accentue la tension dramatique du contenu. Cette condition, qui est posée comme une interdiction en puissance, semble au départ concerner la vision du visage d’Eurydice et non du Monde d’En-Bas. Le fait est qu’elle est là pour donner à l’ensemble de l’entreprise d’Orphée l’apparence d’un processus rituel10. Elle est posée comme exigence minimale de légitimation du retour d’Eurydice à la vie et comme confirmation symbolique du repentir d’Orphée pour la réaction ambivalente qu’il a manifestée vis-à-vis d’Eurydice en ne choisissant pas de mourir pour obtenir l’union de leurs âmes. D’un autre côté, le comportement que l’on attendait d’Orphée, pour ce qui est de détourner son regard durant la marche vers le monde de la lumière, ne relève pas du repentir ni de la
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P. Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Hatzinikoli, Athènes 2004, p. 143. (en grec) E. Noort & Eb. Tigchelaar, Sodom’s Sin, Brill, Leidein – Boston 2004, p. 133134.
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crainte devant l’ordre divin. L’interdiction11, si conventionnelle qu’elle paraisse, est pourtant substantielle: si elle est imposée comme une limitation juste et compensatoire par rapport à la demande d’Orphée de ramener à la vie Eurydice, elle suggère que la descente de celle-ci aux Enfers a eu lieu dans le cadre d’un droit naturel, d’origine divine et non pas démoniaque – considération qui s’accorde avec l’identification d’Aristée avec Zeus Meilichios; si elle est imposée comme une condition présupposant une action, alors elle est posée comme épreuve: simple en apparence, mais au fond pertinente, puisque ce qui est demandé, c’est la distinction du désir suprême par rapport à la séduction et à la multiplicité des objets de séduction. Quoi qu’il en soit, le fait est que, dans la fonction symbolique du mythe, Perséphone, en posant la condition, a empêché la réappropriation des deux anciens amants et a conduit à la distinction entre le visage antérieur de la nymphe Eurydice et celui de la vierge du Monde d’En-Bas 12. Cette dernière, durant la marche où elle quitte les Enfers, est et n’est pas un corps – est et n’est pas une ombre. La seule chose sûre, c’est qu’Orphée ne peut la voir, et c’est pour cela qu’il n’a pas besoin de se retourner. D’ailleurs, elle-même n’acquerrait de consistance corporelle que lorsqu’elle serait revenue au Monde d’En-Haut. Alors, que regarde Orphée derrière lui ? À coup sûr, il ne s’agit pas de «mettre son doigt dans la marque des clous». Orphée regarde derrière lui soit parce qu’il espère voir quelque chose, soit parce qu’il craint de voir quelque chose, sans exclure que les deux versions puissent coïncider – explication bien en accord avec l’esprit d’ambivalence du mythe. Ce qu’Orphée craint sans doute de voir ne peut être que l’objet de son enchaînement: l’objet de séduction dont il devient par 11
12
L’interdiction est triple: parler, voir et toucher; Virgile, Géorgiques, 4.487 et Culex, 289-293. Sh. Santos, Poetry of Two Minds, Life of Poetry Series, University of Georgia Press, Georgia 2000, p. 10.
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excellence et de manière permanente le prisonnier. Ce qu’il espère voir en regardant derrière lui, c’est Eurydice comme objet de son désir et non comme visage – on ne voit pas les morts, on entend seulement leur voix13. C’est la raison pour laquelle c’est Orphée qui, dans l’essence de son rôle, s’identifie à la femme de Loth – et non pas Eurydice. C’est pourquoi, dans les deux histoires, la main qui intervient pour rétablir l’ordre est divine. Si la tentative d’Orphée de voir Eurydice est considérée comme une fin en soi, cela explique probablement l’absence de témoignages dans le mythe sur les figures monstrueuses et ténébreuses du Monde d’En-Bas que, en tout état de cause, il a dû rencontrer lors de sa descente aux Enfers. Et si Orphée a déplacé son centre d’intérêt d’Eurydice vers le témoignage égoïste de la vision de son changement, alors l’intervention d’Hermès se justifie mieux, est plus prévisible. Mais même si ce qu’il redoute et ce qu’il espère voir s’identifient comme étant l’objet de son désir insatiable, ce n’est pas le manque de maîtrise de soi d’Orphée qui conduit à la perte finale d’Eurydice. Au contraire, c’est probablement sa maîtrise de soi qui le conduit à tourner son regard vers elle, déclarant que les désirs sont (du moins dans certains cas) «plus pieux» que leurs objets ou, plus encore, manifestant son dédain du caractère contraignant des conditions supposées – et dans ce cas, la descente aux Enfers représente un type différent d’exercice d’action héroïque, où le héros choisit à l’avance le douloureux moyen de sa fin. L’ensemble du mythe d’Eurydice semble avant tout servir le besoin de motiver la perte d’Eurydice par Orphée. Mais la cause principale de la perte globale qu’exprime le mythe est le manque de faculté de surseoir dont fait preuve Orphée. Orphée est d’abord éparpillé psychiquement et ensuite mis en pièces physiquement, parce que dans le parcours du mythe il s’est montré incapable de surseoir à la nécessité de démembrer ses désirs, en séparant 13
K. Kerényi, La mythologie des Grecs, Librairie Estia, 5e éd., Athènes 2005, p. 523. (en grec)
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l’intention authentique de l’esprit et les désirs dispersés de la jouissance, la difficile élévation et la perversion ancestrale de la satisfaction effrénée. Pour ces raisons, le châtiment véritable, final et purificateur d’Orphée n’est pas la perte d’Eurydice mais sa mise en pièces par les Ménades. Le non-respect des conditions entraîne le procès, et le procès, dans des cas semblables, entraîne le châtiment; mais le châtiment n’efface pas la faute: il en dompte les traits caractéristiques en apaisant ses conséquences. C’est pourquoi il est naturel d’admettre, certes, que la séduction exercée par Orphée, grâce à sa musique, sur les rochers et les monstres, c’est-à-dire sur la nature irraisonnée de ses désirs et de ses passions14, est non pas simplement étrangère à la raison mais personnellement pervertisseuse. Cependant, ce serait une erreur de croire que nous tuons les «dragons» lorsque, dans le mythe, nous choisissons le bien contre le mal, que nous ne les tuons pas quand nous voulons dissimuler notre indécision, ne pas extérioriser notre instabilité intérieure et ne pas procéder à des choix. Car tout simplement, nous ne devons pas tuer les dragons, mais apprendre à dompter la peur qu’ils nous provoquent. Ainsi Orphée meurt-il d’abord comme âme et ensuite comme corps, parce qu’il ne parvient pas à mettre ses désirs en harmonie avec sa concentration créatrice. Sa descente aux Enfers est un retour au «monde» de notre inconscient, dont nous prétendons provenir et auquel nous revenons chaque fois que nous perdons notre focalisation dans notre quête. C’est pourquoi les passages, fût-ce au titre de tentative, soit d’Orphée soit d’Eurydice, d’un monde à l’autre sont des manifestations de l’irrésolution et le produit de l’ambivalence de l’homme. Dans ce cadre transitoire, précisément, les «visages» d’Eurydice sont (aussi) en grande part les visages d’Orphée. Manifestement, si Eurydice n’avait pas épousé Orphée, il n’y aurait pas eu ensuite pour elle de morsure de serpent et de descente aux Enfers. Sur son visage prennent forme les besoins et les espoirs
14
Horace, Ars Poetica, 391-393.
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sentimentaux ainsi que les idéalisations que fait d’elle Orphée15. En tant qu’objet du désir d’Orphée, Eurydice est au moins l’objet de sa nostalgie et de son impatience à son égard. Et cependant, ce sentiment de nostalgie ou d’impatience est une tentation, il s’avère une attente irrationnelle et une soumission à une exigence subconsciente et une déviation par rapport à l’objectif fondamental de la descente d’Orphée aux Enfers, et il constitue une transgression des exigences qui lui sont posées. Orphée est descendu aux Enfers non pas pour se trouver avec sa bien-aimée mais pour la «sauver» en la rendant au monde de la lumière apollinienne. Eurydice n’est pas retournée au monde de la lumière parce que, par sa descente aux Enfers s’est amorcé le processus de son éloignement de la sphère d’influence des connaissances et des facultés d’Orphée. Une telle évolution plaide en faveur de la thèse que la première mort d’Eurydice marque le début du processus d’intériorisation de ses caractéristiques et de leur transformation, de ceux de la Nymphe en ceux de l’Âme (anima). Dans le cadre de ce processus d’intériorisation, nous pouvons distinguer les différentes nuances que prend le visage d’Eurydice et tenter de les définir comme suit: La première version du visage d’Eurydice est celle de l’objet des désirs et de la victime d’une lutte d’amants rivaux ou d’une vengeance amoureuse. Dans cette version, l’éleveur d’abeilles Aristée16 est probablement identifié avec Zeus Meilichios et Eurydice avec l’abeille, symbole animal des vertus d’innocence, de pudeur et de fidélité conjugale17. Le deuxième visage d’Eurydice est celui de ce qui fut probablement son nom initial, Agriopè, c’està-dire «au visage sauvage» – épithète qui rattache Eurydice à Médée et aux forces chtoniennes et qui sied à Perséphone, reine du Monde d’En-Bas. Le nom d’Agriopè se rencontre au IIIe siècle avant notre ère, le nom d’Eurydice au Ier siècle avant notre ère, 15
16 17
Ir. Finel-Honigman, The Orpheus and Eurydice Myth in Camus’s «The Plague», Classical and Modern Literature 1.3 (1981), p. 211. Aristée Agreus, fils d’Apollon et de Cyrène. M. Detienne, The myth of ‘Honeyed Orpheus’; R. L. Gordon, Myth, Religion, and Society, Cambridge 1981, p. 100.
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tandis que le personnage d’Eurydice existe dans ce mythe dès le Ve siècle avant notre ère18. Le troisième visage d’Eurydice est celui qui fusionne et incorpore le rôle de la victime dans celui de la reine du Monde d’En-Bas, Perséphone. Cette approche est inhérente à l’image d’Eurydice comme personnage silencieux, impassible et mystérieux – image qui se fige quand elle pénètre dans le Monde d’En-Bas et s’identifie à Perséphone. Le silence d’Eurydice n’a pas simplement caractère de non-communication, mais devient hiératique: même quand, pour la seule et unique fois, elle s’adresse à Orphée pour le saluer, celui-ci ne peut l’entendre19 parce qu’elle se trouve dans le Monde d’En-Bas, l’espace de son auto-définition et de la prise de conscience d’elle-même. Eurydice, comme une loi évidente qui restitue le rythme qui convient et la juste façon, est un prolongement, une projection, un titre ou le visage même de Perséphone, et, en cela, l’élément purificateur et libérateur s’ajoute à ses qualités. Ainsi est-elle «placée» à l’intérieur du mythe20 pour qu’ensuite Orphée puisse mourir. Dans cette version, il est à noter que dans le monde chrétien, les rôles de la nymphe Eurydice et de Perséphone-Eurydice qui, dans l’Antiquité, avaient été confiés à Eurydice, ont été réanalysés et distingués en ceux de Madeleine et de la Vierge Marie21. Quatrième visage d’Eurydice, celui de son autre nom probable, Argiopè, c’est-à-dire la lune au blanc visage – interprétation qui facilite l’opposition d’Eurydice à un Orphée dionysiaque représentant l’avidité et la débauche et qui s’accorde avec la vision de la morsure du serpent comme une intervention salvatrice. Le cinquième visage d’Eurydice incarne le rôle de celle qui n’a pu suivre son bien-aimé dans sa patrie – rôle identique à celui d’Ariane. Sixième visage – le rôle de celle qui est rappelée dans l’Hadès; dans cette version, la tentative d’Orphée de ramener 18 19 20
21
Sackman, 427. Ovide, Métamorphoses, 10.62-63. Guthrie considère que l’ajout du personnage d’Eurydice à la place d’Agriopè dans l’histoire de la descente aux Enfers ou sa fixation est due aux grammairiens alexandrins et au caractère romantique des textes littéraires de l’époque: W. K. C. Guthrie, Orphée et la religion grecque ancienne, Institut du Livre – A. Kardamitsa, Athènes 2000, p.79. (en grec) Sackman, 151-152.
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Eurydice au monde de la lumière n’est qu’une autre forme de rapt. Septième visage d’Eurydice, celui d’Orphée lui-même. Si Orphée et Eurydice s’identifient, alors Eurydice constitue l’image visuelle suprême – un dérivé de l’imagination créatrice de l’artiste et élément apollinien de sa spiritualité, auquel Orphée tendait mais sur lequel il ne pouvait jamais se concentrer, brisant ses élans fantasmatiques. Orphée et Eurydice ne peuvent être deux entités mythologiques distinctes car la question n’est pas simplement que le mythe d’Eurydice reflète l’histoire de l’état psychique d’Orphée: les deux visages composent la double nature de l’âme humaine et leur histoire exprime la tentative anxieuse et vouée à l’échec de s’assimiler en une seule nature. Le huitième visage d’Eurydice, en tant que prolongement du visage et des ambitions d’Orphée, est celui qui se rattache à la femme de Loth22. Le neuvième visage d’Eurydice est celui du chat de Schrödinger: c’est le même visage, modèle ou masque de comportement, vu sous trois angles différents de son existence: comme nymphe, comme vierge du Monde d’EnBas et comme une quasi-femme, qui participe au dépeçage d’Orphée. Comme dans le cas du chat de Schrödinger23, l’observation transforme le résultat et l’observateur transforme l’observé, puisque, tant que nous ne regardons pas l’objet d’observation et que nous ne savons pas s’il est vivant ou mort, celui-ci se trouve dans une situation quantique de vie-mort et n’est ni l’un ni l’autre: de même aussi Eurydice, lors de sa remontée des Enfers et avant qu’Orphée ne la regarde, n’est ni vivante ni morte – et vivante et morte. Dès qu’il la regarde, elle est l’un des deux: il l’a 22 23
Genèse, 19.26. Un chat est enfermé dans une boîte fermée hermétiquement et isolée qui contient un matériel radioactif, un compteur Geiger et un mécanisme réglé pour libérer un poison si un photon vient frapper sur le système. Selon Schrödinger, le chat dans la boîte n’est ni vivant ni mort mais existe simultanément dans ces deux états possibles. Ces deux états possibles s’effondrent en un seul (le chat est soit mort, soit vivant) dès que le phénomène est observé par un observateur. Mais jusque là, l’état du système contient simultanément les deux possibilités. Cette expérience imaginaire a été proposée en 1935 par Erwin Schrödinger pour examiner l’indéfinition quantique sur un phénomène macroscopique.
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regardée et il l’a perdue. Le dixième visage d’Eurydice est celui de la femme comme don et comme prêt: Orphée demande à Perséphone le retour d’Eurydice plus comme un prêt que comme un don24. Le onzième visage d’Eurydice est le visage clinique de son syndrome: le cas de la femme a) qui a vécu la tromperie ou l’abandon; b) qui identifie son compagnon ou des éléments de son propre psychisme à «Orphée» et semble avoir une tendance à la dépression; c) qui présente les réactions anti-«orphéiques» d’un éclatement; d) qui est convaincue qu’elle peut et doit revenir seule; e) dont la tentative de revenir et de découvrir une nouvelle identité passe par des activités créatrices 25. Dans le visage d’Eurydice fusionnent ces visages et ces rôles, et plusieurs autres; il y fusionne aussi des personnifications, telles les suivantes: la première est la personnification de la connaissance des mystères soit de la nature féminine soit du comportement amoureux en général soit du Monde d’En-Bas et du Monde d’EnHaut, dont Orphée espère l’acquisition. Eurydice symbolise, de cette manière, la connaissance qui est couverte et dissimulée dans le monde de la lumière et découverte dans le monde des morts. La deuxième est la personnification en elle de la limite des succès possibles de l’art: le sens de son existence étant caché derrière son nom et elle-même couverte d’un voile, elle constitue le point limite obscur vers lequel tendent l’art, le monde du désir, la mort et la nuit26. Enfin, la troisième est la personnification dans la figure d’Eurydice à la fois, d’un côté, du désir suprême, et de l’autre, des femmes désirées considérées comme un désir multiple et, pour cela, pervers 27.
24
25
26 27
L. Locke, Eurydice’s Body: Feminist Reflections of the Orphic Descent Myth in Philosophy and Film, Ph. D. dissertation, Department of Folklore and Ethnomusicology. Indiana University, November 2000, UMI 9993636, p. 35. T. Dawson, «The Orpheus complex», Journal of Analytical Philosophy, 45(2000), p. 257-258. Santos, p. 9. Diel, p. 140.
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Il est sans doute simpliste de voir en Orphée, de façon univoque, un héros de l’expression artistique28 ou de considérer l’histoire de sa descente aux Enfers comme un exercice méditatif sur le thème de la relation du deuil et de la créativité ou de l’art et de l’idéalisation29. Il est également univoque de limiter la finalité du mythe à la vision du désir comme un ressort irréfléchi de l’action humaine. Dans la lecture primaire du mythe de la descente aux Enfers, l’un meurt et passe en suivant son cours naturel dans le monde des morts, et l’autre est transformé en un être pitoyable qui, en tant que tel, sera mis en pièces. C’est cette incohérence qui suggère l’interprétation inversée du mythe. Nous pouvons naturellement limiter le tragique de l’histoire en la concevant comme l’histoire d’un amour extrême, vainqueur de tout sauf de lui-même. Cependant, Orphée descend aux Enfers non seulement pour ne pas perdre Eurydice comme objet de son désir ou de son amour, mais aussi pour ne pas perdre sa capacité même de désirer et d’aimer. En outre, la morale de l’action et du comportement d’Orphée dans l’histoire de la descente aux Enfers ne semble pas d’un orgueil analogue à son but supposé, à savoir le salut de sa bien-aimée. La corrélation comparative d’Orphée et d’Aristée facilite au départ l’imputation de la responsabilité d’une culpabilité, dans la mesure où elle nous permet de poser la question de savoir qui est le véritable ensorceleur d’Eurydice et qui est son sauveur: Aristée, ou Orphée qui a charmé toutes les créatures par sa musique ? N’est-ce pas l’instabilité et l’excès sensuel du comportement d’Orphée qui le «féminise» lui-même face à Aristée ? Et la possibilité que le but fondamental de sa descente aux Enfers soit la connaissance des forces chtoniennes et non pas le salut d’Eurydice conforte cette approche. S’il est admis que Dionysos est une divinité chtonienne et que le Monde d’En-Bas est le subconscient, alors nous paraphrasons le mythe en disant qu’Orphée a essayé de mais n’a 28
29
I.Th. Kakridis, Mythologie grecque, Ekdotiki Athinon, t. 3, Athènes 1986, p. 296. (en grec) Ibid.
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pas réussi à récupérer sa conscience parce que – par le métalangage ou le paralangage – il a tenté de témoigner, à travers sa vision, de ce passage – avantage des seuls dieux. Son côté dionysiaque a déréglé non seulement le fonctionnement des ombres de l’Hadès mais aussi l’harmonie de la relation du monde immanent et du monde supérieur – acte d’un indicible égoïsme. Dans ce cadre, si Eurydice, telle qu’elle est identifiée au Monde d’En-Bas, est plus proche du divin, Orphée est reconnu comme luttant plus proche du démoniaque. L’élan ambivalent d’Orphée suggéré par le fait qu’il regarde derrière lui n’exprime pas seulement sa faiblesse sentimentale30 mais aussi sa probable nostalgie et son attachement à la sensualité démesurée de son érotisme excessif et de ses désirs insatiables, dont il a lui-même peur et qu’il reconnaît secrètement sur le visage d’Eurydice. Orphée reflète par son comportement dans le mythe l’instabilité démesurée de la vanité artistique et du monde des désirs et des jouissances esthétiques et paie par son châtiment les désirs ardents d’une appétibilité dionysiaque et déspiritualisée. Malgré cela, Eurydice n’est pas son alter ego; c’est Orphée lui-même, dans une lecture différente du mythe, qui se présente comme son deuxième visage. Ce n’est pas Orphée qui meurt en Eurydice, symbolisant la déspiritualisation de l’individu; c’est son incapacité à mourir31 – c’est-à-dire son incapacité à abandonner l’hypostase ambivalente de son amour envers elle et à se libérer des liens du corps – qui le conduit au démembrement de son corps. Le mythe de la descente d’Orphée aux Enfers est, bien entendu, une histoire d’amour, un amour qui, comme tendresse, s’est avéré fallacieux, et comme passion/désir, s’est éloigné de la vérité. Étant donné que, selon la loi de Perséphone, nul ne peut regarder les morts, Orphée, en regardant en arrière pour voir sa bien-aimée, confirme son hypostase physique et en vie, mais aussi l’inutilité de la transgression de la condition posée. En ramenant Eurydice au monde de la lumière, Orphée ne sauve pas son âme; 30 31
Diel, p. 142. Platon, Le Banquet, 179d, Guthrie, 79.
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c’est pourquoi, en tournant le regard vers elle, il confirme son désir de perdre son hypostase physique, de sorte à «témoigner» plus tard de la vérité divine. La descente d’Orphée aux Enfers n’est pas un acte de respect ou de piété (pietas). De toute façon, puisqu’elle symbolise la plongée dans l’inconscient, qui est une condition fondamentale du renforcement de l’authenticité artistique, la seconde mort d’Eurydice est le socle sur lequel le comportement archétype d’Orphée escompte appuyer son «accomplissement artistique». Mais Orphée «est condamné» à échouer dans sa tentative de regagner Eurydice, parce qu’il descend dans l’Hadès vivant et ensorceleur (mage); il «est condamné» à revenir à la vie parce qu’il ne lui est pas permis de choisir lui-même le moment et les conditions de sa mort – il ne lui est pas permis de devenir maître de la mort, la sienne et celle d’autrui: il doit se distinguer des dieux. C’est sur ce point que nous devons signaler que le châtiment et l’expiation, en tant qu’éléments de la justice, dépassent dans leur dimension sotériologique la conception du salut après la mort comme un retour à la vie et promeuvent comme modèle le combat personnel du héros pour son union avec le divin et l’esprit. Si l’on considère la condition posée par Perséphone comme un dilemme virtuel et si, avec le mythe de la descente aux Enfers, est explorée l’exigence que justice soit rendue dans de telles situations, alors la réponse à cette exigence se situe dans le caractère irréversible de l’ordre naturel ou de l’agencement du monde32 par les dieux et dans leur caractère inéluctable. Dans ce cadre, on repère, dans le mythe de la descente d’Orphée aux Enfers, un deuxième élément de dramaticité si l’on considère son échec à ramener Eurydice à la vie comme une chute à l’état de héros 33 et, par conséquent, comme une possibilité d’une nouvelle union de l’homme à la divinité à travers l’acceptation de la loi morale. La perte comme châtiment qu’apporte Eurydice est l’échec de celui qui 32
33
G. S. Kirk, Myth. It’s Meaning and Functions in Ancient and Other Cultures, University of California Press, Cambridge Berkeley and Los Angeles 1970, p. 259. C’est aussi ce qui se passe dans le cas d’Aristée.
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entreprend l’union avec le divin ou cherche la reconnaissance du dépassement que promet l’union avec le divin, sans la quête intensive et ascétique permanente de la vérité transcendante. Si le regard d’Orphée tourné vers Eurydice apparaît comme un manque de foi et de confiance d’Orphée envers Perséphone, alors cette méfiance, qui est issue de la tradition apollinienne, soutient la nécessité de la mutation des Orphiques dionysiaques au culte de Dionysos. Bien entendu, en regardant en arrière vers Eurydice, Orphée fait usage de ses facultés et de ses droits concernant l’autonomie de l’homme et la responsabilité personnelle, aux conséquences de l’exercice desquels il est appelé à répondre, après sa descente, par son ascèse, dans une tentative de réparer son outrage (c’est-à-dire son espérance de ramener Eurydice à la vie) en ramenant la mesure. C’est ce besoin de ramener la mesure qui montre le caractère rituel du processus empirique de la descente comme outrage, c’est-à-dire comme dépassement de la limite entre l’humain et le divin, et qui entraîne le Procès. La multiplicité des visages d’«Eury-Dikè» jaillit précisément des rôles alternatifs et des personnages ou des masques d’Orphée dans l’univers du mythe: par exemple, on comprend aisément que la différence qui sépare la deuxième mort de la première mort d’Eurydice réside dans la présence ou non d’Orphée comme témoin et vraisemblablement comme auteur fondamental et délibéré de l’événement principal du mythe. Formellement, les composantes criminelles possibles ou manifestes du mythe se situent dans la raison de la mort d’Eurydice, dans la décision d’Orphée de pénétrer dans le monde des morts en étant en vie, dans sa mise en cause de la condition posée par le dieu Hadès, dans son espérance et sa tentative de ramener Eurydice en arrière au monde de la lumière sans qu’il existe de possibilité de renaissance ou de salut post mortem, et enfin dans l’attente du réenfermement d’Eurydice dans son corps sans aucun espoir d’une purification qui les conduirait à la béatitude ou à une vie vertueuse. Dans ce mythe, la Justice a l’aspect d’Eurydice, vue comme «eureia-dikè», c’est-à-dire jugement et châtiment, imposés non pas exclusivement à Orphée mais à celui-ci au premier chef comme
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personne, et aussi plus largement à l’ordre des choses du monde. La descente d’Orphée aux Enfers est la marche et la tentative du corps de rencontrer son âme (l’anima d’Eurydice) pour restaurer ainsi son esprit; – «sauf s’il voulait en réalité la tuer»34, pour la raison qu’Eurydice est censée jouer concernant le portrait psychologique d’Orphée: pour qu’il se sauve lui-même, parce qu’ainsi il sauvera son ego personnel dans l’Âme collective qu’Eurydice représente dans le Monde d’En-Bas. Pour cette raison, puisqu’il ne peut pas la laisser, il doit la perdre35, abandonnant ses visages et ses masques.
34 35
Sackman, 92. Ibid., p. 95.
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Deuxième partie :
De la my thologie à la philo sophie
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7 ONTOLOGIE ET JU STICE CHEZ LES PRÉSOCRAT IQUES GOLFO MAGGINI Université de Ioannina, Grèce
Lorsqu’on s’interroge sur le sens et la trajectoire philosophiques du concept de justice, on s’arrête certes sur l’étape décisive qui fut son remaniement chez Platon et Aristote. L’importance de la justice dans sa portée essentiellement ethicopolitique pour la formation des valeurs occidentales est hors de question. Et pourtant, dans le cadre de la modernité tardive, l’intérêt porté sur l’originalité conceptuelle et la rigueur méditative de la philosophie présocratique fraie le chemin vers une re-évaluation du discours sur la justice dans l’ère préclassique. Nietzsche et, bien, évidemment Heidegger furent les figures éminentes de ce nouvel élan que nous pourrions désigner comme une quête de la portée proprement ontologique de la justice, hors et peut-être même en dépit de ses ramifications éthico-politiques. Comme le remarque Hans-Georg Gadamer, la nouvelle présence des Présocratiques après la Première Guerre mondiale se fait jour avec le tournant libéral qu’annonce la «philosophie de la vie» (Lebensphilosophie) notamment chez Nietzsche dont les premiers écrits sur les Présocratiques – La Naissance de la tragédie, La philosophie à l’époque tragique des Grecs – furent encore sous l’emprise du pessimisme romantique de Schopenhauer – et Dilthey : même le
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GOLFO MAGGINI
renouvellement heideggérien de la question de l’être dans l’horizon du temps n’échappe pas à l’impulsion nietzschéenne1. Dans le propos qui suit, nous nous porterons notre attention sur un des chemins pris par la philosophie moderne et contemporaine dans cette direction, celui de Heidegger, dont nous suivrons le parcours dans la période médiane de son itinéraire philosophique, à savoir, dans les écrits et les cours des années trente et quarante. En réalité, la question de la dikè chez les Présocratiques y apparaît en même temps que le projet d’un dépassement (Ueberwindung) de la métaphysique parvenue à son achèvement, ou bien, d’une extrication (Verwindung) hors de la métaphysique pour laquelle la pensée présocratique sert de modèle. Cette récupération de la pensée grecque originaire à l’aide des outils de la phénoménologie herméneutique ne va pourtant pas sans une réflexion intense sur le statut du langage conceptuel de la métaphysique elle-même: l’univers pré-conceptuel des Présocratiques ouvre l’espace d’un langage qui se situe à la proximité des choses mêmes en favorisant le primat du « mot » (Wort) sur le concept, ce que dans notre ère serait plutôt le privilège des poètes: Hölderlin sera le poète de prédilection pour Heidegger, le seul à rendre poétiquement l’essence de la « justice » dans sa portée historico-destinale. (I)
Comment se déroule alors l’explication longue et sinueuse de Heidegger avec ces penseurs de l’origine que furent les Présocratiques ? Dans le cours de 1936 sur «La volonté de puissance en tant qu’art», afin d’élucider le rapport de l’art à la vérité chez Nietzsche, il met en perspective son appartenance à la tradition métaphysique. Le problème de la fondation métaphysique de l’art va devoir se confronter avec la pierre de touche de l’esthétique occidentale, à savoir, la doctrine platonicienne de la mimèsis exposée de façon magistrale dans le livre X de la
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Hans-Georg Gadamer, Interroger les Grecs. Etudes sur les Présocratiques, Platon et Aristote, Montréal, Fides, 2006, p. 49.
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES
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République2. C’est à cette occasion que Heidegger introduit la dikaiosunè chez Platon en précisant d’emblée qu’il faudrait la percevoir comme un concept métaphysique et non pas uniquement politique ou moral. Or c’est lors de son explication de la portée politique de l’art dans la République, situé dans l’horizon de cette fin de la métaphysique que porte en elle la philosophie nietzschéenne, que Heidegger remonte de la dikaiosunè platonicienne à la dikè présocratique: «dikè est un concept métaphysique, non pas d’origine morale; il désigne l’être eu égard à la fatalité qui dispose et enchaîne essentiellement tout étant. Sans doute est-ce à la faveur de la philosophie platonicienne que la dikè glisse dans le clair-obscur de la moralité»3. Pour Heidegger, en effet, l’opposition établie entre dikè et dikaiosunè illustre le passage du commencement initial (Anfang) de la philosophie au début (Beginn) de la métaphysique4. Ce n’est que dans le cours de 1942/43 sur Parménide que le renvoi de la polis à la dikè s’explicitera par la coappartenance de l’homme historial et de l’«ajointement» (Fug) de la dikè qui l’«ajointe», de l’être5. Pourtant dans Parménide, comme nous le verrons par la suite, contrairement au rapprochement opéré en 1936 de la dikè présocratique à l’expérience nietzschéenne de la désunion de l’art et de la vérité, il s’agit pour Heidegger de trancher entre la dikè originaire et la vérité entendue comme justice (Gerechtigkeit) chez Nietzsche, dans la 2
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Nietzsche, vol. I, Paris, Gallimard, 1971, p. 149-171 (désormais sous le sigle NI).Ce qui certes nous surprend ici c’est le silence gardé par Heidegger sur une autre figure de la justice qui se situe elle aussi au «début» (Beginn) de la métaphysique, à savoir, la mesotès aristotélicienne. Sans doute, ceci a affaire à la ligne directe qui noue le «début » platonicien à la «fin» de la métaphysique occidentale chez Nietzsche en vue de l’insertion du projet métaphysique dans l’histoire de l’être (Seinsgeschichte). NI, p. 152. Sur la distinction entre «Anfang» et «Beginn» chez Heidegger, ainsi que sur le sens singulier du «retour à l’origine» opéré par Heidegger: M. Zarader, Heidegger et les paroles de l’origine, Paris, Vrin, 1990, p. 257-266 et R. Schürmann, Le principe d’anarchie Heidegger et la question de l’agir, Paris, Les Editions du Seuil, 1982, p. 144-58. Parmenides, Gesamtausgabe, vol. 54, Klostermann, Francfort 1992, p. 141 (désormais sous le sigle GA 54).
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mesure ou cette dernière prend son origine dans la iustitia romaine, plutôt que dans l’alèthéia. En revenant au cours de 1936, la conception mimétique de l’étant telle qu’elle s’expose dans la République porte en elle le poids d’une décision ontologique fondatrice de l’esthétique occidentale. Cette position se résume dans la prépondérance de la vérité sur l’art en tant que les deux formes principales de la présence de l’étant. L’inferiorité de la mimèsis est due à son écart de l’idea et de la phusis. La question qui se pose par la suite porte sur la position nietzschéenne à l’égard de la mimèsis. Au lieu de l’«écart» entre l’art et la vérité propre à l’idéalisme platonicien, l’art et la vérité se trouvent désormais en «désunion»6. Par la suite, Heidegger qualifiera cette désunion de pathétique désaccord (erregender Zwiespalt). C’est en vue de cette tension irrésolue que le rapport de la fin de la métaphysique à son début se qualifie d’« extrication » (Herausdrehung)7. Celle-ci serait à envisager non plus comme un contre-mouvement mais dans son essence proprement «agonistique», comme un « différend » (Auseinandersetzung) ou bien un « litige » (Streit)8. Ainsi, dans la mesure où la «désunion» de l’art et de la vérité se meut hors du platonisme et de la métaphysique, dikè et Herausdrehung vont de pair. Cette dernière n’est à cet égard qu’une figure de la répétition du commencement initial de la philosophie et, par là même, une figure de «justice» historiale9. De même, dans le cours de 1936 ainsi que dans la conférence sur L’origine de l’œuvre d’art l’art s’avère être le terrain où se joue la reformulation 6 7
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NI, p.196. Nous tenons à dissocier ici le terme de Herausdrehung de celui d’Umdrehung synonyme de l’inversion (NI, p. 182). Voir à cet égard: J. Derrida, Eperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978, p. 63. Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), Gesamtausgabe, vol. 65, Francfort, Klostermann, 2003 (1986), p. 61, 96, 384, 386, 390-91, 412. La «justice» comme mode temporel de la répétition (Wiederholung) est traitée notamment dans les Beiträge zur Philosophie (1936-38) ainsi que dans le cours de 1937 sur la doctrine de l’Eternel Retour du Même chez Nietzsche. Cf. G. Maggini, «La première lecture heideggérienne de l'Eternel Retour", Dialogue. Canadian Philosophical Review ΧΧΧΙΧ (1999), pp. 25-52.
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de la « différence ontologique » 10. Désormais, l’accent n’est plus mis sur l’engloutissement de la technè dans l’inauthenticité propre à la quotidienneté du Dasein, mais sur son ambivalence essentielle, ce qui la fait accéder à un rang ontologique supérieur11. Dans l’Introduction à la métaphysique (1935) a lieu une des premières tentatives pour revaloriser la technè à partir de son appartenance essentielle au deinon. Cette liaison est d’autant plus significative que c’est à l’occasion du propos tenu sur la technè qu’apparaît le premier maillon conceptuel de la «justice», puisque la surpuissance de l’être est rendue par le terme de dikè. Le contexte dans le quel le terme fait son apparition n’est autre que l’explicitation du deinon (Unheimliches) tel qu’il apparaît dans le premier chœur d’Antigone de Sophocle. Heidegger s’engage dans trois voies différentes pour l’aborder. Dans la première voie, l’homme est le faisant-violence (gewalt-tätig) au sein du prépotent (deinon). La tension inhérente au poème repose sur la relation interne des deux sens: il s’agit de percevoir le deinon, d’une part, dans son rapport essentiel à la technè en tant que l’«employerviolence contre le prépotent». Le deinon désigne, d’autre part, l’être identifié à la dikè: « le deinon, considere comme le prépotent, apparaît dans le terme grec dikè. Nous traduisons ce mot par Fug, l’ordre qui joint et enjoint »12. C’est dans ce contexte que la dikè et la technè sont censées coappartenir dans un «face à face» qui laisse apparaître leur coappartenance essentielle. C’est aussi dans ce 10
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Cf. Peter Trawny, «Ueber die ontologische Differenz in der Kunst. Ein Rekonstruktionsversuch der „Ueberwindung der Aesthetik“ bei Martin Heidegger“, Heidegger Studies 10 (1994). Nous tenons à signaler qu’à partir du milieu des années trente, la technè, qualifiée par J. Taminiaux de «correctif majeur» de la dérive subjectiviste de l’analytique existentiale, se voit liée avec le commencement initial de la philosophie ainsi que la possibilité de sa répétition: «Pourquoi cette contrainte à la technè et à la mise-en-œuvre? Parce que l’être, dont les noms initiaux sont phusis, logos, dikè est de nature foncièrement polémique» (Lectures de l’ontologie fondamentale. Essais sur Heidegger, Grenoble, Jérôme Millon, 1993, p. 283, 286). Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1980, p. 166 (désormais sous le sigle I.M.). A ce sujet : B. Romano, Tecnica e giustizia nel pensiero di Martin Heidegger, Milano, 1969, p. 199-218.
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propos qu’une interrogation sur l’histoire (Geschichte) entre sur scène : « Ce face à face consiste bien plutôt en ceci que la technè se soulève contre la dikè, qui de son côté, en tant qu’ordre, dispose de toute technè. Ce face à face est. Il est seulement en tant que ce qu’il y a de plus inquiétant, l’être-homme, pro-vient, en tant que l’homme est comme histoire » 13. Néanmoins, l’entrelacement de la technè et de la dikè n’aura pas de suite. Dans sa nouvelle lecture d’Antigone en 1942 Heidegger interprète la dikè comme le «wie sich’s zuschickt»14. La différenciation dont témoignent les deux lectures est due notamment à la translittération alèthéique du lexique de la «justice». Par ailleurs, le renvoi de la dikè à la différence ontologique devient explicite dans le cours de 1934/35 sur l’hymne hölderlien «La Germanie». L’occasion en est l’explication du fragment 80 d’Héraclite : Eidenai de chrè ton polemon eonta xunon, kai dikèn erin, kai ginomena panta kat’erin kai chreon
Heidegger traduit le fragment ainsi: «Il faut savoir une chose: le combat est toujours présent (dans tout étant) et donc la « justice » n’est rien d’autre que conflit, et tout étant qui vient à l’être est par conflit et par nécessité » 15. En effet, ce qui est en question ici n’est autre que la compréhension hölderlienne de l’être. C’est afin d’expliquer le litige (Streit) entre les grandes puissances de l’être chez le poète que Heidegger le met en rapport avec le penseur emblématique du commencement initial de la philosophie, Héraclite. Le polemos heraclitéen semble server ici de modèle pour la compréhension de la coappartenance de la justice et du conflit: 13
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I.M., p. 167 (souligné dans le texte). Comme le remarque J. Taminiaux: « La tragédie, elle-même mise-en-œuvre de l’affrontement alèthéique de la technè à la dikè, ne fait donc que célébrer jusqu’à ses plus extrêmes limites la necessité ontologique dont se soutient cet affrontement» (Le théâtre des philosophes. La tragédie, l’être, l’action, Grenoble, Jérôme Millon, 1993, p. 212). Hölderlins Hymne «Der Ister», Gesamtausgabe, vol. 53, Klostermann, Francfort, 1993, p. 123. Les Hymnes de Hölderlin: La «Germanie» et «Le Rhin», Paris, Gallimard, 1988, p. 122.
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«dikè eris – justice est conflit…Originellement et par essence, la justice ne se manifeste comme telle, ne se forme, ne s’affirme, ne s’avère que dans le conflit. Celui-ci détermine les deux parties, et l’une n’est ce qu’elle est que grâce à l’autre, en un mouvement de reconnaissance réciproque » 16. C’est en raison du maintien de la différence ontologique explicitée en termes de polemos régissant le rapport de l’homme à l’être, que Nietzsche parachève la mouvance de la Herausdrehung hors du platonisme17. En 1936, cette opération n’est pas encore neutralisée par sa considération en termes de contre-mouvement, englouti d’avance dans la métaphysique dont pourtant il est censé se libérer. Ainsi, à travers le renvoi de la dikè au commencement initial de la philosophie la Zwiespalt de l’art et de la vérité chez Nietzsche se voit confrontée à la dikaioynè platonicienne. Bien au-delà de ses connotations morales et politiques, la «justice» représente d’emblée pour Heidegger la philosophie elle-même, «les lois de la fatalité de l’être de l’étant» (den Fügungsgesetzen des Seins des Seienden)18. (II)
Notre intention n’est certes pas de retracer le mouvement de la « dikè» dans le discours heideggérien sur les Présocratiques dans son ensemble, mais de repérer le nerf de son argumentation. Le lacis sémantique de la «justice» s’élargit, notamment a partir du cours de 1939 sur «La volonté de puissance en tant que connaissance» pour inclure aussi bien la dikè entendue comme ajointement (Fug) que la vérité entendue comme rectitude (Richtigkeit) et, chez Nietzsche, comme « justice » (Gerechtigkeit). L’art et la connaissance, entendus dans leur unité métaphysique, fournissent la pleine sécurité de la consistence du vivant en tant que tel. Or l’assimilation du chaos est visée ici uniquement à partir du 16 17
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Ibid. Le concept de polemos n’est pas d’importance mineure pour les questions critiques qui jalonnent l’interrogation heideggérienne à l’époque. Ainsi, P. Lacoue-Labarthe renvoie l’idée d’une mimèsis originaire fondatrice de l’historialité au polemos (L’imitation des modernes. Typographies II, Paris, Galilée, 1986, p. 194). NI, p. 152.
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principe subjectif de « donner la mesure » (Mass geben), de « faire ce qui est juste » (das Rechte «fertigen») qui se fondent sur le commandement: «La pensée vient alors inévitablement que l’assimilation même et elle seule puisse et doive nécessairement donner la mesure et « faire ce qui est juste », c’est-à-dire qu’elle décide absolument de la mesure et de la direction dans l’essence. Il faut que la vérité en tant que homoiôsis soit ce que Nietzsche nomme “justice”…»19. Heidegger saisit le rapport du monde vrai au monde apparent chez Nietzsche comme un rapport de valeurs. Ceci fait que la vérité chez lui est appréhendée en termes de «justice» entendue comme justesse de la représentation, du fait d’« être reglé sur » (Gerichtetheit auf) et finalement de conformité à «ce qui est». Dans l’affirmation nietzschéenne de la vérité comme un genre d’erreur Heidegger ne voit que la clôture du champ des mutations historiales de la vérité métaphysique. L’interrogation sur la «justice» nietzschéenne fait l’objet des dernières sections du cours de 1939 où il s’agit de rapprocher la justice comme «suprême représentante de la vie» de la vérité métaphysique entendue comme adéquation (omoiosis) dont elle constitue la figure ultime. Elle laisse apparaître par ailleurs le rapport étroit tissé entre la justice et le commandement (Befehl) de la volonté de puissance. C’est à l’arrière-fond de la «justice» nietzschéenne que Heidegger fait une remarque très suggestive sur son rapport à la dikè présocratique: «La pensée de la justice domine dès ses débuts la réflexion de Nietzsche. On peut démontrer historiquement qu’elle lui est venue lors de sa méditation sur la métaphysique préplatonicienne – en particulier celle d’Héraclite. Mais le fait que précisément cette pensée grecque de la justice, de la dikè, s’alluma chez Nietzsche …la raison en est …dans la destination historiale à laquelle se soumet le dernier métaphysicien de l’Occident » 20. Heidegger se hâte de préciser par la suite le 19 20
NI, p. 494. NI, p. 490. Cf. «Heidegger refuse expressément de voir le concept de justice chez Nietzsche comme une appropriation de la dikè héraclitéenne» (Reiner Schürmann, Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir, op.cit., p. 234). La démonstration historique enverrait aux réflexions consacrées à la
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caractère non hellénique de la pensée de l’éternel retour : l’éternel retour est une pensée non heraclitéenne, puisqu’elle pense la consistance de la présence «dans son achèvement sans issue comme enroulé en soi» (in seiner ausweglosen, in sich eingerollten Vollendung)21. L’histoire de la métaphysique entendue désormais dans l’horizon de l’histoire de l’être fait qu’ici la Gerechtigkeit nietzschéenne se situe à l’autre bout de la dikè présocratique : la «justice» nietzschéenne, désormais réduite à la «justification» (Rechtfertigung) de la subjectivité achevée, exclut toute possibilité de répétition du commencement initial de la philosophie. Nietzsche, pour Heidegger, n’a pas eu une compréhension adéquate de la dikè héraclitéenne, puisqu’il est resté définitivement enfermé dans une saisie historique (historisch) des Présocratiques. Témoin par excellence de cette déficience fut sa métaphysique du vivant qui se situe dans la stricte continuité de la métaphysique de l’idéalisme allemand 22. Désormais, seul le poète, seul Hölderlin a un accès originaire à la pensée du commencement initial de la philosophie, car il est le seul à reconnaître la coappartenance de la Geschichte avec l’alèthéia 23. Ainsi, dans le cours de 1942/43 sur Parménide, la remontée de la justice nietzschéenne vers le droit (Recht) romain et
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justice dans l’œuvre publiée de Nietzsche qu’il s’agit de mettre de côté afin de saisir la destination historiale (geschichtlich) de sa pensée présente notamment dans son œuvre posthume. Ainsi, des ouvrages majeurs ou se déploie la pensée nietzschéenne de la justice – la seconde des Considérations Intempestives, mais aussi Humain, trop Humain ou bien La Généalogie de la Morale – sont écartés de la lecture heideggérienne ou bien lus à la lumière des fragments posthumes. Nietzsche, vol. II, Paris, Gallimard, 1971, p. 12 (désormais sous le sigle NII). «Beide Versuche (Hegels und Nietzsches) sind nicht ursprünglich genug, weil sie nicht von der Frage befeuert und getragen sind, durch die das anfängliche griechische Denken sich selbst überwachsen muss zu einem anderen Anfang» (Grundfragen der Philosophie, Gesamtausgabe, vol. 45, Francfort, Klostermann, 1992, p. 221). Vom Wesen der Wahrheit: Zu Platons Höhlensgleichnis und Theätet, GA 34, Francfort, Klostermann, 1997 (1988), p. 121, 327. Sur les sens et les connotations multiples de la Geschichte dont celui de l’alèthéia comme dévoilement: M. Inwood, « Truth and Untruth in Plato and Heidegger » dans C. Partenie-T. Rockmore (ed.), Heidegger and Plato. Toward Dialogue, Evanston Illinois, Northwestern University Press, 2005, p. 87-88.
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la figure historiale de la veritas qui en est le fondement témoigne de l’écart le plus extrême entre la Gerechtigkeit et l’alèthéia originaire: la dikè sera désormais rendue en termes de Fug dans l’horizon historial qui est celui de l’«autre commencement de la pensée» 24. C’est en fait dans la perspective de l’«unification époquale»25 entreprise par Heidegger que la dikè présocratique vient au premier plan dans sa portée ontologico-historiale. Dans La parole d’Anaximandre (1946) l’historialisation de la métaphysique finira par devenir une eschatologie de l’être: «L’essence de l’être jusqu’ici de mise sombre en sa vérité encore voilée. L’histoire de l’être se recueille en pareil dis-cès. Le recueil en ce dis-ces comme rassemblement (logos) de l’extrême (eschaton) de son essence jusqu’alors de mise est l’eschatologie de l’être» 26. Dans le recueil Dépassement de la métaphysique datant de la décennie 1936-46 s’expose de façon explicite le rapport délicat de la technique à la métaphysique achevée chez Nietzsche: la volonté de puissance s’actualise dans la «volonté de volonté» en tant que volonté technique27. Celle-ci révèle la détresse du recouvrement absolu de l’être, à savoir, l’oubli total de la différence ontologique28. Il s’agit en effet d’affirmer l’enlisement de la différence ontico-ontologique dans la maîtrise technique de l’étant : « La position foncière 24
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«Wenn wir dort dieses Wort dikè, worin für die Griechen zugleich anklingt das deiknumi, zeigen, weisen, und das dikein, werfen, durch «Fug» übersetzen, dann fällt uns das bekannte Gegenwort «Un-fug» sein. Aber der hier gemeinte «Fug» ist nun nicht bloss das Gegenwesen zu irgendeinem von uns vorgestellten «Un-fug». Im Fug denken wir das weisende, zeigende, zuweisende, und zugleich einweisende «werfende» Fügen…» (GA 54, p. 137). D. Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985, p. 275. Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Paris, 1986, p. 394 (désormais sous le sigle Chemins). Pourtant, ce geste risque de mettre en place une téléologie de l’histoire, même si c’est de façon inverse (M. Haar, «Structures hégéliennes dans la pensée heideggérienne de l’histoire», Revue de métaphysique et de morale 1 (1980), p. 54 et D. Janicaud, La métaphysique à la limite. Cinq études sur Heidegger, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 131. Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1980, p. 92. E.C., p. 89. Cf. J. Sallis, «La différence ontologique et l’unité de la pensée de Heidegger», Revue Philosophique de Louvain, 76 (1967).
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(Grundstellung) des Temps nouveaux est la position «technique». Elle n’est pas technique parce qu’on y trouve des machines a vapeur, bientôt suivies du moteur à explosion. Au contraire, des choses de ce genre s’y trouvent parce que cette est l’«ère» technique»29. Or c’est dans le cadre de cette nouvelle interrogation que la présence du commencement grec dans le mouvement d’historisation, voire d’époqualisation de la métaphysique, s’avère être d’une importance majeure. C’est aux antipodes de la doctrine héraclitéenne du logos, mais aussi de la dikè, que se meut la volonté dans la métaphysique moderne entendue comme action, esprit, amour ou bien puissance30. Si le calcul (Rechnen) est considéré comme le dévoilement inconditionnel de l’essence représentative de la subjectivité moderne dans la technique, c’est dans les cours du début des années quarante sur les Présocratiques que le calcul finit par devenir l’essence essentiel de la rationalité moderne face à la pensée originaire (ursprüngliches Denken). Dans la seconde partie du cours de 1943/44 sur Héraclite31, intitulée «Logique. La doctrine heraclitéenne du logos», Heidegger explicite l’appartenance de la Logique au domaine de la métaphysique à la lumière de sa confrontation avec le logos présocratique. L’analyse se déploie autour d’une opposition nette entre la «pensée originaire», d’une part, et la Logique, d’autre part, en tant que la doctrine
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Concepts fondamentaux, Gallimard, Paris, 1985, 103. Aussi: NII, p. 195-203 et GA 55, p. 342. Au sujet de la position à nouveaux frais de la question de la différence ontologique dans le cours de 1941 sur les Concepts fondamentaux: J. Greisch, La parole heureuse. Martin Heidegger entre les mots et les choses, Paris, Beauchesne, 1987, p. 116 et G. Kovacs, «The Ontological Difference in Heidegger’s Grundbegriffe», Heidegger Studies 3-4 (1987/88). Heraklit, Gesamtausgabe, vol. 55, Francfort, Klostermann, 1994, p. 386. Pour une présentation détaillée des fragments d’Héraclite traités par Heidegger durant sa longue confrontation avec les philosophes présocratiques: P. EmadK. Maly, Heidegger on Heraclitus: A new Reading, New York, Edwin Mellen Pr, 1986, p. 9-68. En ce qui concerne spécifiquement le cours de 1943/44, voir la présentation et le commentaire succincts de M. Frings dans «Heraclitus: Heidegger’s 1943 lecture held at Freiburg University», Journal of the British Society for Phenomenology 21 (1990).
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métaphysique de l’énoncé et du jugement32. Quant à son but, il y va d’un «retour» à la contrée originaire de la Logique. C’est dans ce contexte que le calcul apparaît comme la figure par excellence de la pensée représentative (vorstellendes Denken), situé aux antipodes de la saisie essentielle de la différence ontologique (Unterschied)33. La prédominance métaphysique de la Logique autorise la réduction du logos originaire à la raison entendue comme ratio34. Ce mode de réflexion constituerait en effet la structure intime de la subjectivité du sujet dans la métaphysique moderne35. Dans le contexte du cours, trois figures apparaissent pour désigner, d’une part, la domination moderne de la subjectivité – Rilke et Nietzsche – et, d’autre part, le poète qui prend leur contrepied, Hölderlin36. Le calcul qui détermine l’essence de la technique moderne ne fait qu’affirmer l’essence réflexive de la subjectivité moderne. Ceci devient manifeste aussi bien avec l’avènement de la science historique (Historie) – en tant que représentation calculante de l’histoire (Geschichte) – qu’avec la saisie technique du langage et de la pensée que Heidegger désigne comme le «caractère conforme au travail» de la langue. Or ce que la réalité technique recouvre le plus, c’est précisément le voilement (Verborgenheit) constitutif du commencement initial de la philosophie: le fragment 123 d’Héraclite selon lequel «phusis kruptesthai philei » juxtapose la 32
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Voir à ce propos: Eliane Escoubas, «Logos et tautologie: La lecture heideggérienne d’Héraclite et de Parménide» dans Phénoménologie et logique, Paris, Vrin,1996, p. 297-307. GA 55, p. 196-99, 83-84. Cf. GA 54, p. 31, 114. Dans le Dialogue avec le Japonais (1953-54), Heidegger revient au cours sur Héraclite pour le qualifier d’achèvement d’un long cheminement amorcé avec le cours de 1934 sur la Logique (Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1981, p. 93, désormais sous le sigle A.P.). A ce sujet : Michel Haar, Le chant de la terre. Heidegger et les assises de l’histoire de l’être, Paris, L’Herne,1980, p. 109-21. GA 55, p. 240. Pour une critique de la réduction du logos et de l’epistémè grecs à la lumière de son interrogation sur la technique moderne: F. Volpi, «Seinsvergessenheit oder Logosvergessenheit ? Die Diagnose der Gegenwart nach Ηeidegger», Philosophisches Jahrbuch 70 (1962-63). GA 55, p. 210-211, 188, 219-220, 239, 316-317. Ibid, p. 218. Une continuité s’établit en effet entre la logicisation du logos originaire et la métaphysique de la volonté (p. 199).
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phusis et le kruptesthai, le se mettre-en-retrait et le surgir-hors-duretrait. Il ne s’agit pas d’une alternance ou bien d’une succession, mais d’une coappartenance ou bien d’une inclination mutuelle qui est elle-même de nature polémique et adversative37. Si l’histoire authentique rend possible la répétition du commencement initial de la philosophie, le rapport «technique», voire calculant, à l’histoire l’occulte38. Certes, le mot fondamental (Grundwort) de dikè n’est pas thématisé dans le contexte du cours de 1943/44 comme le sera par suite: physis, alétheia et surtout logos, sont les mots fondamentaux, voire originaires, prononcés dans le fragment 112 d’Héraclite39. Pourtant, sa non thématisation n’exclut pas l’entrelacement de la dikè avec le logos, d’autant plus que le réseau sémantique de la «justice» originaire est tissé à partir d’une «remontée à Héraclite» 40, déjà dans l’Introduction à la métaphysique. Dans l’explication du fragment 50, le logos est explicité en termes de recueillement (Lese, Sammlung)41. Or le logos, entendu ainsi, est renvoyé par la suite au «jointoiement» (Fügung)42, d’où son rapport historico-destinal à la dikè. Le retour 37
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GA 55, p. 278-9. Voir à ce sujet : D. Franck, «De l’alétheia à l’Ereignis « dans J.-F. Mattéi (éd.), Heidegger. L’énigme de l’être, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, p. 108-9. Pour un traitement exhaustif du rôle et de la signification de Hölderlin pour la pensée heideggérienne de l’histoire dans les années trente et quarante et tout particulièrement dans les cours sur les Présocratiques: Suzanne Ziegler, Heidegger, Hölderlin und die Alétheia. Martin Heideggers Geschichtsdenken in seinen Vorlesungen 1934/35 bis 1944, Berlin, Duncker & Humblot, 1991, p. 270-372. GA 55, p. 31, 43, 50-51, 79, 114, 242; cf. GA 54, p. 242. C’est ici que se situe la mécompréhension essentielle d’Héraclite que Nietzsche partage avec Hegel (GA 55, p. 30). GA 55, p. 185. L’expression est de J. Derrida dans Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 380. GA 55, p. 266-70. Aussi au sujet du fragment 50: «Logos» (1951), E.C., p. 249-78. Pour un commentaire pénétrant de ce propos : K. Held, «Der LogosGedanke des Heraklits» dans Durchblicke. Martin Heidegger zum 80. Geburtstag, Francfort, Klostermann,1970. Le rapport homologique du logos originaire au logos de l’âme est qualifié de «recueillement ajointé» (fügsames Sammeln) (GA 55, p. 295). Ce rapport sera aussi qualifie de «recueillement de l’homme historial» (Gesammeltheit des geschichtlichen Menschen) (p. 291). Le logos entendu comme recueillement
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de la ratio technicisée au logos originaire suppose en effet la récupération de la dimension pré-métaphysique propre au «jointoiement». Ainsi, à l’univers conceptuel de l’énoncé (Aussage), de la raison (ratio/Vernunft) et du calcul se juxtapose le logos entendu comme recueillement «ajointé» (fügende), ainsi que tout un ensemble de «mots fondamentaux»43 – phusis, alèthéia, dikè – qui témoignent d’une affinité profonde avec lui44. Il s’agit en particulier de ceux d’armoniè (Einklang, Diels/Kranz : fragments 8, 9, 51, 54) et de philia (Gunst, Diels/Kranz : fragments 35, 123). Dans les deux cas, l’«ajointement» ne figure pas uniquement comme une référence étymologique pour les termes de philein et d’armoniè, Fuge, mais en tant que l’essence même de la phusis qui advient à travers l’«ajointement» du voilement et de l’éclosion45. Ce dernier sera qualifié par la suite d’antixoon, palintonos, palintropos (Diels/Kranz: fragments 8, 9, 51). La relation propre à l’«ajointement» emprunte ici la forme d’une dif-férence irrésolue, d’une dia-fora46. Ce qui vient ainsi, une fois de plus, au premier plan de l’interrogation heideggérienne, c’est l’opposition nette
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comprend en lui le litige (Streit) qui est tout autre que l’opposition logique (Widerspruch) (p. 112-9, 133). Sur la portée et le rôle des « mots fondamentaux », situés à l’autre bout de la pensée énonciative de l’étant, dans la pensée heideggérienne de l’Ereignis : Wolfgang Ullrich, Der Garten der Wildnis. Eine Studie zu Martin Heideggers Ereignis-Denken, München, Wilhelm Fink, 1996, p. 127-31. Sur la physis chez Héraclite d’après Heidegger: M. Haar, Le chant de la terre. Heidegger et les assises de l’histoire de l’être, op.cit., p. 109-114. Voir aussi : J.Beaufret, Dialogue avec Heidegger, vol. I, Paris, Εditions de Minuit,1974, p. 38-44. «…waltet hier die physis selbst als die Fügung, armonia, der Fuge, in der Aufgehen und Sichverbergen wechselweise die Gewährung ihres Wesens einander zureichen» (GA 55, 141). Cf. «Aletheia» dans E.C., p.326-32. Marle Zarader transcript la «Fügung» aussi bien comme ajointement que comme harmoniè (Heidegger et les paroles de l’origine, op.cit., p. 290). «Das Wider- und Gegenspannende zum Wesen der Fügung selbst gehört» (GA 55, p. 147). Ce «Widerspannende» est désigné aussi comme «différence» (Unterschied), d’où la coappartenance de la différence ontologique et du «litige» dans le fragment 72 (GA 55, p. 320-324). Au sujet du renvoi du logos à la différence ontologique: «Logos» dans E.C., p. 268, 276. Cf. « Seminaires de Thor » dans Questions IV, p. 364 (Diels/Kranz : fragments 1, 2, 72).
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entre, d’une part, le principe de contradiction dominant la Logique traditionnelle et, d’autre part, le logos originaire qualifié de «recueillement ajointé du soi» (fügsames Sichsammeln). (III)
Le discours de la dikè va s’approfondir à l’occasion du cours de 1942/43 sur Parménide et ceci n’est pas un hazard. Dans la mesure où l’interrogation sur l’essence métaphysique de la technique moderne se constitue désormais en «alèthéiologie»47, elle succombe aux conséquences propres à la dichotomie qui survient aux multiples figures de la justice et qui se résume dans le couple antithétique dikè/Gerechtigkeit. C’est dans Parménide que pour la première fois depuis l’apparition du mot de justice dans l’Introduction à la métaphysique, la dikè se rattache explicitement à l’alèthéia. Ainsi, contrairement à la iustitia romaine et à ses dérivés modernes – la rectitude, la justification, le calcul et même la «justice» nietzschéenne – la dikè déploie son essence à partir de l’alèthéia48. À cette occasion fait son apparition l’élément décisif dans la confrontation des deux origines – grecque et latine – de la technique moderne, à savoir le rapport à la langue et à la traduction. Sans mettre en doute la provenance historiale de la technique moderne de la technè, cette explication met l’accent sur l’altération 47
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Comme le remarque Eliane Escoubas: «la connexion de Geschichte et d’alèthéia, c’est bien dans le Parmenides qu’elle se met en œuvre de façon flagrante pour Heidegger» («Heidegger: la question romaine, la question impériale. Autour du “tournant”» dans Heidegger. Questions ouvertes, Paris, Collège International de Philosophie/Editions Osiris, 1988, p. 180). Pour Escoubas, une continuité s’instaure entre les deux volumes de Nietzsche et le cours de 1942/43, de sorte que celui-ci puisse constituer la culmination de la pensée de la Kehre chez Heidegger. «…hat die iustitia einen ganz anderen Wesensgrund als die dikè die aus der alèthéia west» (GA 54, p. 59). Pour une lecture de Parménide qui l’envisage comme l’accomplissement du rapport établi par Heidegger entre historialité et alèthéia: M. Frings, « Parmenides : Heidegger’s 1941-42 lecture held at Freiburg University », Journal of the British Society for Phenomenology 19 (1989), M. Foti, « Aletheia and oblivion’s field: On Heidegger’s Parmenides Lecture» dans A. B. Dallery, C. E. Scott (ed.), Ethics and Danger. Essays on Heidegger and Continental Philosophy, New York Albany, State University of New York Press, 1992.
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qu’a subi a le terme par sa transcription latine49. En fait, le cours sur Parménide envisage l’essence non grecque, voire romaine, de la métaphysique sous un angle nouveau. Sans aucun doute, c’est l’examen de la vérité dans ses transmutations historiales qui engage cette interrogation. Dans la première partie du cours, Heidegger revient a sa définition de la vérité comme dévoilement (Unverborgenheit). Sans entrer dans le détail de ce long propos, il suffit de constater que, afin d’expliciter cette définition, il fait allusion à deux termes grecs qui correspondent à première vue au terme de fausseté: le lathon et le pseudos. L’analyse du premier emprunté à la poésie homérique est d’une étonnante précision philologique50. Or le trait qui différencie sensiblement les deux concepts, c’est que le second est susceptible d’une transcription en latin par le terme de falsum51. Le déploiement du falsum en tant que saisie du voilement dans le domaine de la vérité a lieu dans le domaine essentiel de l’« impérial » (imperium). Or l’« impérial » relève du commandement conçu comme une injonction52. Cette
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GA 54, p. 78-9. Nous assistons ici au début d’une interrogation qui se déploiera notamment au cours des années ’50 et ’60 en mettant au premier plan le rapport de la technique moderne à la langue. Voir notamment : A.P., p. 145, 253. A ce sujet: F. Chiereghin, Der griechische Anfang Europas und die Frage der Romanitas. Der Weg Heideggers zu einem anderen Anfang“ dans HansHelmuth Gander (Hrsg.), Europa und die Philosophie, Francfort, Klostermann,1997 et G. Seubold, Heideggers Analyse der neuzeitlichen Technik, München, Karl Alber Verlag, 1998, p. 247-59. GA 54, p. 30-42. Entre deux étapes consécutives de l’analyse du concept de fausseté – lathon et falsum – intervient un développement sur le lien entre la vérité – aleteia mais aussi certitude, rectitude – et sa contre-essence (lèthé, pseudos, falsum) (p. 42-50). La vérité sauvegarde le voilement par son aidos [aidos/Scheu] (p. 112). GA 54, p. 57. A ce sujet: G. Haeffner, Heideggers Begriff der Metaphysik, München, Kohlhammer, 1974, 84-87 et O. Pöggeler, Neue Wege mit Heidegger, München, Karl Alber Verlag, 1992, p. 243. Comme le remarque J.-L. Nancy : « Si le droit romain se substitue à la philosophie, ou lui impose son masque, c’est peut-être aussi bien que la métaphysique à Rome et à partir de Rome, se met à s’énoncer par le droit. Il y aurait ainsi, intimement tissé dans le discours grec de la métaphysique, un discours latin: le discours juridique« (L’impératif catégorique, Flammarion, Paris, 1992, p. 37). Voir aussi : B. Cassin, « Grecs et Romains. Les paradigmes
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connexion est d’autant plus significative qu’une continuité ininterrompue semble s’établir entre, tout d’abord, la veritas romaine et la dogmatique chrétienne, ensuite, le droit romain et la «justification» (iustificatio) scolastique et, enfin, la ratio et la rectitudo comme essence de la vérité moderne. Dès lors, veritas, ratio et rectitudo ne sauraient être séparées53. C’est à la suite de cette analyse que la dikè, tout en délimitant le domaine de l’alèthéia, est renvoyée à la « main ». L’occasion pour cette analyse est offerte par le terme grec de pragma [Handlung]: le pragma appartient au domaine d’essence de la «main»54. Or, la dikè et la «main» dépendent toutes les deux de l’alétheia originaire55. L’essai de 1946 sur La parole d’Anaximandre ne fait qu’enrichir cette interrogation ontologique. Le thème pivot ici n’est autre que le temps, la présence temporelle ou bien le « présentement présent » (gegenwärtig Anwesendes)56. Le questionnement n’est toutefois pas inauguré par l’analyse préparatoire du Dasein, comme dans Etre et temps, mais par une hypothèse de traduction d’Anaximandre : «kata to chreon· didonai gar auta dikèn kai tisin allèlois kata tin tou chronou taxin » 57
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de l’antiquité chez Arendt et Heidegger » dans M. Abensour (éd.), Ontologie et politique. Colloque Hannah Arendt, Paris, Tierce Deux Temps, 1988, p. 22-23. GA 54, p. 74. GA 54, p. 118. Voir à ce sujet: J.-F. Courtine, « Donner/prendre: la main » dans Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1990, p. 302. « …homeoises ist orthotes. Das griechisch gedachte orthos hat min dem römischen rectum und dem deutschen „recht“ anfänglich nichts gemeinsam. Zum Wesensbereich von pragma, der wesenhaft begriffenen Handlung, gehört der geradeaus „auf das Unverborgene“ gehende Weg“ (GA 54, p. 120). Cf. C. J. White, „Heidegger and the Greeks“, dans H. L. Dreyfus-M. A. Wrathall (ed.), A Companion to Heidegger, Malden CA-Oxford-Victoria, Blackwell Publishing, 2006 (2005), p. 125. Chemins…, p. 417-423. Au sujet du temps et de la temporalité en rapport avec l’interrogation de l’être et du temps: J. Derrida, «Ousia et gramme. Note sur une note de Sein und Zeit» dans Marges, Paris, Editions de Minuit, 1968, p. 75-78. «…selon la nécessité; car ils se paient les uns aux autres châtiment pour leur injustice» (Chemins…, p. 387). Pour un propos élucidant sur le thème de justice chez Anaximandre: E. Wolf, Griechisches Rechtsdenken, vol. I, Francfort, 1950-56, p. 218-234.
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On retrouve ici la dikè, mais aussi l’adikia, rendues respectivement comme « ajointement » et « disjointure », le fait d’être « hors de ses gonds ». Οr ces termes s’appliquent, explicitement cette fois-ci, à la temporalité. L’ajointement qualifie le séjour historial (Weile): à la «justice» du séjour appartient la « disjointure » du présent58. C’est à cette occasion que Heidegger fait une allusion explicite à la façon dont Nietzsche rend l’expression de dikèn didonai, en la mettant en rapport avec la «justice» mais aussi avec la «vengeance» (Rache) : « “Ils doivent expier” traduit Νietzsche…Mais il n’est nullement question de dette et de paiement, aussi peu que de châtiment et d’expiation, ni de culpabilité de quoi que ce soit, laquelle, pour le comble, devrait être vengée, selon une idee chère à ceux pour lesquels seul le vengé (Gerächte) est le juste (Gerechte) ».59 58
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Comme le remarque Christian Iber: «Für Heidegger hat die von Anaximander als Rechtszusammenhang von Schuld und Sühne beschriebene kosmische Ordnung der Dinge, die ihr Urmodell im mythischen Götterkonflikt der Theogonie hat, basal ontologische Bedeutung. Obgleich sich Heidegger im klaren darüber ist, dass die Grundworte eon und einai erst bei Parmenides thematisch werden, bringt der Anaximander-Satz für ihn das Sein des Seienden zur Sprache und damit das abendländischen Denken der Metaphysik auf den Weg» («Ιnterpretationen zur Vorsokratik. Frühgriechisches Denken und Heideggers Projektionen» dans D. Thomä, Hrsg., Heidegger Handbuch. Leben-Werk-Wirkung, Stuttgart/Weimar, J. B. Metzler Verlag, 2003, p.233). Chemins…, p. 428-429. Notons que le lexique de la justice et du logon didonai mis au service du questionnement sur la temporalité avait déjà apparu dans le cours de 1941 sur les Concepts fondamentaux (p. 151-158). Un autre terme que Heidegger y emploie pour désigner l’« injonction » (Verfügung) est celui d’arche (p. 141). Trois aspects complémentaires sont finalement dégagés de l’arche: issue (Ausgang), prédominance (Durchwaltung), domaine (Eröffnung). Si les deux premières désignations impliquent la double idée de commencement et de commandement: «En dernière instance, c’est le mot Verfügung qui est choisi pour restituer la notion originelle d’Arche…Et si nous voulons maintenir l’idée d’«Origine», il faudra toujours spécifier celle-ci comme Origine ordonnatrice, comme origine fondatrice dont l’activité de fondation se réduit aussi peu à l’événement ponctuel d’un choc causal qu’il n’est permis de se former de l’originaire un concept localiste. C’est à ce prix que l’Arche d’Anaximandre, Dis-position non causale et non chosique des choses en général, pourra continuer d’être appelée leur origine fondamentale ou leur fondement originel» (D. Panis, Il y a le «il y a». L’énigme de Heidegger, Bruxelles, Ousia, 1993, p. 158-9).
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D’après la traduction nietzschéenne telle qu’elle est reprise et interpretée par Heidegger, le juste dépend essentiellement de l’injuste, du «vengé», puisque ce dernier constitue la disjointure (Unfuge) du présent. Nietzsche, penseur de la fin, révèle l’être de l’étant à travers le thème qui fait le noyau de sa position métaphysique fondamentale, à savoir la Volonté de puissance. Ainsi, dans la mesure où l’Eternel retour du même chez Nietzsche s’identifie à l’être de l’étant, voire à la présence du présent, il est renvoyé à l’« injustice » (adikia), à la « disjointure » et, par conséquence au «vengé». Il correspond en effet au durcissement du présent (Beständigkeit) qui s’oppose à la présence, au demeurer (Verweilen). Il devient ainsi « sans joint » (ohne Fuge), dans la « disjointure » (in der Unfuge), « hors de ses gonds », voir disjoint, hors du jointoiement. Or ce dernier est une figure d’injustice: « Dans quelle mesure le présent, en son séjour transitoire, se trouve-t-il dans l’injustice? Qu’est-ce qui chez le présent, est injuste ? N’est-ce donc pas le juste du présent que, séjournant à chaque fois pour un temps, il séjourne, accomplissant ainsi sa présence ?» 60 De plus, et c’est ici que l’interrogation sur la temporalité originaire rejoint celle de la technique – le primat du présent culmine dans la saisie technique des étants. L’essence métaphysique de la technique se qualifie de « présence dans la représentation du représenter » 61. Et pourtant, dans un premier temps en 1939 Heidegger introduit les deux fragments tardifs de Nietzsche sur la justice en écartant toute possibilité de renvoi de la Gerechtigkeit nietzschéenne à la dikè présocratique, à Héraclite en particulier. Or dans les cours sur les philosophes préplatoniciens auxquels Heidegger fait allusion dans La parole d’Anaximandre, Nietzsche renvoie précisément la dikè héraclitéenne à l’adikia chez Parménide: «…[pour Anaximandre] le devenir est une adikia (injustice) et doit être expié par la phthora (décomposition)…Au 60 61
Chemins…, p. 426-7. Ibid, p. 447. Cf. Questions IV, p. 200-201, E.C., p. 15. Quant à ce sujet: C. Scott, «Adikia and catastrophe: Heidegger’s “Anaximander Fragment”», Heidegger Studies 10 (1994), p. 140.
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contraire: la voie de chaque chose, de chaque individu est déjà écrite et ne sera enfreinte par l’hubris (la démesure). La dikè (justice) se manifeste dans cette régularité. « 62 On serait ainsi en droit de soutenir que le questionnement nietzschéen est marqué d’emblée par la quête pour dépasser l’esprit de la vengeance, de l’adikia, par sa pensée d’une justification du devenir (Rechtfertigung des Werdens) au moyen de la création artistique. Certes, dans un premier temps, cette référence à l’«injustice» n’est pas suivie d’une démarche généalogique qui porte atteinte au phénomène du nihilisme tout en mettant en perspective son éventuel dépassement. C’est précisément cette liaison établie tardivement entre l’injustice, voire la «vengeance», et le nihilisme qui fera l’objet des deux long propos que Heidegger consacre à Nietzsche dans les années cinquante. La vengeance y rend ici explicite le rapport de la volonté à la temporalité, en constituant ainsi la quintessence du nihilisme métaphysique: « Si Nietzsche pense la vengeance comme trait fondamental de la représentation traditionnelle, il la pense métaphysiquement, c’est-à-dire ni seulement psychologique ni seulement morale » 63. Or la même dissociation entre l’interprétation métaphysique et juridico-morale de l’injustice (adikia) a déjà lieu dans La parole d’Anaximandre64. Ainsi, à travers sa confrontation 62
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Les philosophes préplatoniciens, Paris, Editions de l’éclat, 1994, p. 150-151. La justice correspond chez Nietzsche à la volonté créatrice, à la justification esthétique du devenir: La philosophie à l’époque tragique des Grecs. Ecrits posthumes 1870-73, Paris, Gallimard, 1975, p. 228-38. L’équivalent artistique de la dikè présocratique serait àa chercher dans la tragédie grecque: «Mais le plus admirable, dans ce poème de Prométhée qui est par sa pensée fondamentale, l’hymne par excellence de l’empiète, c’est la profonde aspiration eschyléenne à la justice…tout cela rappelle avec la plus grande force ce qui fait le centre même et le principe de la conception eschyléenne du monde, qui voit trôner la Moira, la justice éternelle, au-dessus des dieux et des hommes» (La naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1970, p. 66; souligné dans le texte), Pourtant, c’est sur le primat de l’œuvre posthume sur l’œuvre publiée de Nietzsche que la lecture heideggérienne va s’ordonner. Qu’appelle-t-on penser?, Paris, Presses Universitaires de France 1992 (1959), p. 125. Cf. « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? » (E.C., p. 131-3). Chemins…, p. 426.
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avec la traduction nietzschéenne du fragment d’Anaximandre Heidegger parvient à l’aboutissement extrême d’une étape critique de son « différend » (Auseinandersetzung) avec Nietzsche entamée en 1939 avec la thématisation de la « justice » : «Les Grecs seraient bien éloignés de cette prétendue profondeur, et cela malgré Nietzsche, qui, avec son opposition creuse de l’être et du devenir, s’est rendu impossible la saisie de la pensée grecque«65. Dans La parole d’Anaximandre, la saisie de la vérité comme «justice» s’avère être la conséquence ultime de la prépondérance métaphysique de la présence du présent, à savoir de l’oblitération de la différence ontologique66. De grande importance pour l’essai de 1946 est aussi l’affirmation du caractère dérivé de la justice dans la métaphysique, autrement dit, la dépendance du « juste » de l’« injuste », voire du «vengé». Il s’agit ici, selon nous, d’un des points litigieux de la lecture heideggérienne. En fait, dans la formule de «dikèn didonai» que Nietzsche rend comme punition et châtiment (Buss zahlen), Heidegger s’aperçoit de l’interférence entre le «juste» et le «vengé»67. Ainsi, ce qui est mis de cote par la lecture heideggérienne, c’est l’opposition, pourtant nette chez Nietzsche, entre, d’une part, le caractère réactif de la vengeance qui qualifie la dette, le devoir et leur dérive immédiat, la «mauvaise conscience» et, d’autre part, la nature proprement affirmative de la «justice»68. Par le rapprochement établi entre le calcul et l’essence 65 66 67
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Concepts fondamentaux, op.cit., p. 137 (nous soulignons). Chemins…, p. 439. Cf. GA 55, p. 385. «La volonté, cette libératrice, est devenue ainsi une malfaitrice, et sur tout ce qui peut souffrir elle se venge de ne pouvoir en arrière venir…Contre le temps et contre son «Cela fut» le contre-vouloir de la volonté» (Ainsi parlait Zarathoustra, Œuvres Complètes, vol. VI, Paris, Gallimard, 1982, p. 160). La généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1975, p. 267-8, 286-7. Pour un commentaire approfondi du geste reducteur a l’égard de Nietzsche dans Qu’appelle-t-on penser?: W. Müller-Lauter, «Der Geist der Rache und die ewige Wiederkehr. Zu Heideggers später Nietzsche-Interpretation» dans Redliches Denken – Festschrift für G.-G. Grau, p. 112 et Joan Stambaugh, Untersuchungen zum Problem der Zeit bei Nietzsche, La Haye, Martinus Nijhoff, 1959, p. 163-6. Pourtant, chez Nietzsche, l’opposition entre le sens affirmatif de la justice et celui, réactif, du ressentiment est clairement aperçu à partir de l’écart absolu entre morale et justice: J. Simon, «Moral oder
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adéquative de la vérité métaphysique comme «justice» Heidegger neutralise la tension entre deux concepts opposés chez Nietzsche en les qualifiant par leur dépendance mutuelle. Vue sous cet angle la «justice» est renvoyée à la ratio, au «rendre compte» dans lequel prend ses sources le subjectum moderne69. Au fond, à travers d’entrelacements complexes, la lecture nietzschéenne des Présocratiques ne fait pour Heidegger que perpétuer le dualisme platonicien de l’être et du devenir ne permettant aucun accès au commencement initial de la philosophie. Nietzsche mésinterprète donc les Présocratiques, parce qu’il est plutôt du côté de Platon que d’Aristote, malgré sa volonté de renverser le platonisme. Son rapport à Aristote, qui est « plus grec » que Platon, et aux Présocratiques est définitivement fermé: «La radicalisation de la phénoménologie conduit de Husserl à Aristote, qui permet de lire Platon et d’entendre alors une parole plus vieille que la sienne. Platon ainsi compris appelle Nietzsche, dont la consonance avec Hölderlin permet d’entendre à nouveau les paroles de l’origine»70. En fait, la diké se meut dans l’horizon de la phusis et de l’alèthéia71. Une ambiguïté profonde règne dans le «dialogue
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Gerechtigkeit ? Ueberlegungen zu einem Grundproblem der metaphysischen Ethik» dans Ueberlieferung und Aufgabe. Festschrift für E. Heintel, Wien, 1982. Aussi sur l’impossibilité de réduire la probité chez Nietzsche – autre terme pour celui de justice – a une simple alternative de la morale entendue comme figure de l’omoiosis dans la métaphysique: J.-L. Nancy, «Notre probité ! – sur la vérité au sens moral chez Nietzsche» dans L’impératif catégorique, Paris, Flammarion,1983, p. 68. Dans Qu’appelle-t-on penser? la « justification » (Rechtfertigung) constitue l’essence subjective de la ratio (p. 253). J.-M. Vaysse, «Aristote et Heidegger. La mémoire de l’initial», Kairos 9 (1997), p. 218. « Alèthéia, phusis, logos sind das Selbe, nicht in der leeren Gleichförmigkeit, sondern als das ursprüngliche Sichversammeln in das unterschiedsreiche Eine: to hen. Das Hen, das ursprünglich einigende Eine-Einzige, ist der logos als die alèthéia, als die phusis» (GA 55, p. 371, emphase de l’auteur). Comme le remarque J.-M. Vaysse: «Le séminaire sur la physis s’ouvre sur une citation de Wie wenn am Feiertage de Hölderlin et se termine sous le signe du “Physis kruptesthai philei” d’Héraclite. Durant cette même période Heidegger s’est tourné vers Nietzsche, Hörderlin et les Présocratiques. Aristote permet à présent de remonter vers une entente plus matinale de la parole grecque dont il
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herméneutique» de Heidegger avec les Présocratiques: ceux-ci sont à l’origine de la philosophie, qui est à distinguer du début de la métaphysique, et pourtant ils ne font qu’œuvrer pour sa préparation. Si Platon est le premier métaphysicien qui met la philosophie sous l’égide de l’idea, du «Was-sein», en favorisant la prévalence du regard sur le proprement étant, la Gesicht, la vue, qui est commun entre cet étant et d’autres étants faisant la même figure, les philosophes du commencement originaire ont déjà entrevue la singularité de l’être, trait principal de l’Ereignis lui-même72. Pourtant, les Présocratiques font l’expérience de l’alèthéia et de l’être d’une façon qui n’a pas eu de suite dans la métaphysique occidentale, mais ils ne s’interrogent pas là-dessus73. Aucun autre «mot fondamental» ne témoigne de cette ambiguïté que celui de la phusis que Heidegger fait correspondre aussi bien à la dikè qu’à l’alèthéia. En fait, la phusis en tant qu’«αufgehende Anwesung» est l’essence même de la métaphysique74. Or c’est précisément ce lien qui se montre plus que problématique. Pour Gadamer, si l’explication temporelle de l’eon parménidien ainsi que du séjour (Weile) dans le poème d’Anaximandre ne font pas violence aux textes, il ne va pas de même pour l’alèthéia: «les interprétations philosophiques de Heidegger sur l’alèthéia et la léthè, le dévoilement, le recouvrement et la mise à l’abri, ne peuvent pas être étayés par le contenu du poème. Heidegger en conclut que les Grecs n’ont jamais compris l’alèthéia en tant qu’“évènement”
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n’est que le dernier écho. Le cours de semestre d’été 35 avait déjà opéré une remontée décisive via Sophocle vers Parménide…» (« Aristote et Heidegger… », op.cit., p. 213). Voir sur ce point les remarques fort élucidantes de Jean-François Marquet: «Quinze regards sur la métaphysique dans le destin de l’histoire de l’être» dans Maxence Caron (dir.), Heidegger, Paris, Les éditions du Cerf, 2006, p. 534-5. GA 66, p. 383. La corrélation de la phusis avec l’alèthéia chez les Grecs n’a pas conduit à une interrogation intense sur l’être de l’alèthéia, mais ceci ne doit pas être envisagé comme une insuffisance ou bien comme un échec : W. Patt, Formen des Anti-Platonismus bei Kant, Nietzsche und Heidegger, Klostermann, Francfort, 1997, p. 263-4. Ibid, p. 370-371.
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(Ereignis)… » 75. Et pourtant, Aristote semble être la figure emblématique pour le «pas en arrière» vers la pensée grecque originaire: en renvoyant aux ouvrages physiques et métaphysiques d’Aristote Heidegger ne cesse de déclarer que la métaphysique n’est qu’«une saisie de la phusis» (ein Begreifen von phusis)76. Ceci devient particulièrement important quand il importe de s’interroger comment celui qui fut la culmination de la grande tradition grecque voit ces prédécesseurs, notamment dans sa Métaphysique, que Heidegger ne cesse de reprendre77. Or ici une fois de plus Heidegger repondrait a la façon dont il n’a cessé de s’adresser de façon critique a Nietzsche, en opposant la compréhension historique (historisch) des Présocratiques a la méditation historiale (geschichtlich) a partir d’eux. De même que l’interprétation nietzschéenne, quoiqu’elle vise au renversement du platonisme, en 75
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H.-G. Gadamer, Interroger les Grecs, op.cit, p.82. Ce même constat est fait par Charles Guignon: « What was forgotten in the first understanding of the being of beings is what Heidegger calls be-ing (Seyn)…Heidegger’s story suggests that the first beginning of Western thought “misfired” or did not come off as it should have, if it was to be a full realization of be-ing» («The History of Being» dans A Companion to Ηeidegger, op.cit., p. 401). Ibid, p. 379. Selon F. Dastur: «Le logos produit ainsi le non-occulté – comme Platon, qui définit le logos comme dèloun, comme un rendre manifeste, et Aristote, qui le caractérise comme apophainesthai, comme un amener-à-semontrer, l’ont, à la suite d’Héraclite, bien compris –, et, en tant qu’il devient le faire nécessaire de l’homme, il détermine alors l’essence de la langue. Or celleci, comme l’a montré le chœur d’Antigone, n’est pas une invention humaine, elle ne peut avoir trouvé son origine que dans l’irruption de l’homme dans l’être et donc dans la puissance subjuguante de la phusis» (Heidegger. La question du logos, Paris, Vrin, 2007, p. 162). Cette ligne interprétative qui fait un pas en arrière d’Aristote aux Présocratiques et qui en même temps s’étend vers nous serait l’objet favori de la quête philosophique chez Heidegger: «Heidegger sees in Aristotle the culmination of the Greek tradition, its completion, the ultimate, glorious achievement by which the wonder giving rise to the Greek love-of-wisdom is taken up and brought to a closure – to an end. In a genealogy of greatness unfolding in relative continuity (doubtless a constancy of the great that would be worth interrogating further), Heidegger finds the distinctive mark of the Greek inception. But (and this is also the question underlying Heidegger’s discourse), how is one to understand this closure, this end, as we see it – today and here?» (Claudia Barracchi, «Meditations on the History of Philosophy», Research in Phenomenology XXI, 2001, p. 234).
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demeure en effet fortement imprégnée – chez Héraclite il voit «le devenir», chez Parménide «l’être» – en raison de l’oubli de sa situation historiale comme fin de la métaphysique occidentale78, le penseur qui cherche à expliquer l’univers des Présocratiques en empruntant un mot à Aristote ne ferait que clore herméneutiquement l’espace riche des possibilités. La phusis, comme d’ailleurs la dikè, n’est pas simplement empruntée à Aristote, puisque il y va plutôt pour Heidegger de la transcription d’un mot de la métaphysique dans le langage de l’histoire de l’être.
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«Nicht der Heraklitismus bringt Nietzsche in den geschichtlichen Wesenszug zum Anfang, sondern jenes Denken, demzufolge die Frage nach dem Sein des Seienden sich auflöst in die unbeschränkte Vormacht des Seienden im Ganzen als sich selbst beständigendes und bestätigendes “Leben”, das auf keinen “Wert” mehr abschätzbar, sondern nur lebbar ist» (GA 66, 1997, 385). Comme le remarque H.-G. Gadamer, Heidegger s’oppose à la lecture d’Héraclite et de Parménide par les philosophes de l’idéalisme allemande et les néo-kantiens dont la «Problemgeschichte» fut axée sur les concepts d’être et de devenir: «In repeated attempts, Heidegger undertook to overcome this idealist misconception of the beginnings of Greek philosophy, a misconception fully developed in Hegel’s metaphysics and, in another way, in Neo-Kantian transcendental philosophy which failed to recognize its own Hegelianism. In particular, he was bound to find provocative the complex problematic created by the concept of identity itself, and by its inner connection with the concept of difference» («Heidegger and the History of Philosophy», The Monist 64, 1981, p. 438).
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8 MYTHE ET JUSTICE: LE CAS DE PALAMÈDE THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS Professeur de Philosophie, Université de Thessaloniki, Membre Associé de l’Académie d’Athènes.
L'univers mythique grec est la scène où à maintes reprises la justice divine et la justice humaine s'affrontent. Certes, la volonté divine l'emporte sur la désobeissance ou l'hybris de l'homme et le châtiment survient. Némésis personnifiant la vengeance divine punit la démesure, l'orgueil des puissants ou l'excès de bonheur, et Thémis, de son côte, défend les lois éternelles, les rites, les oracles; les héros homériques sont souvent mis sur l'orbitre des divinités et leur vaillance se mesure à l'aune de la faveur et de la protection des dieux ou des déesses. Il arrive cependant à un héros d'être aux prises avec la vengeance d’un autre héros. Et là, la justice montre son visage humain, trop humain. La ruse tient le haut du pavé. Ce n'est pas qu’elle n’ait été le subterfuge des dieux. Les métamorphoses de Zeus en temoignent de manière éclatante. Toutefois, lorsque la ruse associée à l'intrigue et à la perfidie viennent de la part d'un héros juré de se venger alors le récit mythique ouvre l'horizon à ce qui fut de tout temps le point faible de la justice: l’action de l’injustice, son revers immanent1. L'injustice prend le pas sur la justice et le verdict des juges vient
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Le mot d' Hésiode résonne, du fond des âges, de façon prophetique: «....il est mauvais d'être juste, si l'injustice doit avoir les faveurs de la justice» (Les Trauvaux et les jours, 270)
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alors peser lourdement sur l'innocent. Tel fut le cas de Socrate, tel fut le cas de Palamède2. C'est à un des rhéteurs les plus brillants du monde hellénique, à Gorgias qui, avec son étonnant talent de prosateur et d'orateur a fait également preuve d'un esprit philosophique aussi profond qu'intuitif que nous devons un chef d’œuvre de prose attique: la Défense de Palamède, texte qui nous est parmenu intégralement3. Le personnage mythique du héros – dont la légende est indépendante des récits homériques – et son sort tragique ont donné à Gorgias l'idée d'imaginer et mettre par écrit une défense que son héros, plaidant lui-même sa cause, aurait présenté devant le tribunal. Son procès aurait pour fond la guerre de Troie. Mais voyons qui était Palamède. Héros mythique, fils de Nauplios et de Clymène, il aurait prits part à la guerre des dix ans contre les Troyens. Son nom qui n'est pas cité par Homère ni dans l’Iliade, dont les épisodes relatés remontent à la dernière année du siège, ni dans l’Odyssée, figure dans le cycle des épopées pré-homériques4. Grâce à Apollodore5 nous connaissons le récit mythique dans ses grandes lignes. En voici un résumé des antécédents à la plaidoirie, mise sur scène par Gorgias. Sur le conseil d’Ulysse, Tyndare, le père d’Hélène, face à la foule des prétendants à la main de sa fille, leur avait fait prêter serment qu’après le: choix de celle-ci les autres devraient venir en 2
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Sur le parallélisme du texte de l’Apologie de Socrate et de celui de la Défense de Palamède consulter J. Coulter, «The Relation of the Apology of Socrates to Gorgias’ Défense of Palamedes and Plato’s Gritique of Gorgianic Rhetorik», Harvard Studies in Classical Philology, vol. 68, 1964 pp. 269-303. In H. Diels-W.Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, II, Zurich 1966, Gorgias 82 [ 76] B 11a Trad. franç. J. P. Dumont, Les sophistes. Fragments et témoignages. PUF, Paris 1969 pp. 90-102. Kypria epi, fr. VII in Homeri Opera, vol. V, Oxonii 1905. Il s'agit des poèmes épiques du cycle troyen qui se réfèrent aux héros et aux épisodes de la guerre de Troie durant les neuf premières années. Les poèmes homériques relatent les épisodes de la denière année. Apollodore Epitomé, III 6-8 (=Apollodori Bibliotheca Epitoma, The Loeb Classical Library I-II, 1956).
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aide au prétendant choisi au cas où il serait attaqué. Après l'enlèvement d’Hélène Ménélas demande à son frère Agamémnon de faire campagne contre Troie et pour ce faire de rappeler aux chefs Grecs leur serment et leur demander de se joindre à l’expédition. Plusieurs chefs militairés ont répondu à l’appel d’Agamémnon, car l’affront à Ménélas était un affront à tous les Grecs. Toutefois, Ulysse, à qui le devin Alitherse avait présagé les malheurs d'un grand périple avant de regagnert Ithaque, s’il partait à la guerre, était peu disposé à se joindre à l’expédition. Il joua donc la comédie devant les deux émissaires, Ménélas et Palamède, simulant la folie et se mettant à semer du sel dans son champ6. C'est Palamède qui comprit la ruse et saisissant le fils d’Ulysse et le plaçant devant la charrue, obligea celui-ci à se joindre finalement aux forces armées. Ulysse avait à l'égard de Palamède un ressentiment profond. De là son désir de vengeance. Le procès dans le mythe peut ainsi être interprété comme un véritable règlement de compte, qui s'accumule contre Palamède. Au moment proprice Ulysse va accuser Palamède de trahison auprès d’Agamémnon. Un prisonnier forcé d’«avouer» que Palamède conspire avec l'ennemi, une lettre « écrite» par Palamède – mais en fait par le Troyen – adressée à Priam, une bourse mise exprès sous le lit du héros et voilà les soi-disant «preuves» de sa complicité avec l’ennemi. Palamède, arrêté et traduit en justice, fut jugé coupable et mis à mort par lapidation. Bien évidemment cette injustice provoqua la colère de Nauplios, du père, qui, rencontrant le refus d’Agamémnon, complice d'Ulysse, de faire le nécessaire pour démasquer l'auteur du complot, se vengea à sa façon: il poussa les épouses des chefs Grecs à tromper leur mari et, en allumant sur les côtes rocheuses de l’île d’Eubée des grands feux réussit à détruire la flotte des Grecs qui, dirigèrent leurs vaisseaux sur les récifs pensant qu’il s’agissait de ports7.
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Voir les fragments 462-468 de la tragédie perdue de Sophocle, Odysseus ménoménos, in Sophocles, Fragments, trad. Hugh Lloyd Jones, The Loeb Classical Library, 1996. Apollodore, Epitomé, VI 7-11.
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Voilà le mythe raconté par Apollodore. D'autres sources nous éclairent sur la personnalité de Palamède. Il était le «plus savant de tous les Grecs»8, le «premier inventeur» connu pour ses inventions, son savoir, ses capacites9. Avec cela il était aussi le bienfaiteur des Grecs10. Il jouissait donc d'une grande réputation. Ce portrait du héros souligne la gravité de la situation dans laquelle il va se trouver. En effet. Un grand savant est accusé de haute trahison. L'accusateur, rusé par excellence, lui a tendu le piège. Désir de vengeance, jalousie, machination, tout est mis en œuvre du côté d'Ulysse qui réussit son coup. L'accusé est condanmé à mort. Or, il était bien innocent. Les poètes tragiques se sont intéressés au sort tragique du hèros. Tous les trois ont écrit une tragédie Palamédès. Il est à regreter qu'il n'en reste de chacune que quelques fragments réunis dans Tragicorum graecorum fragmenta. Le jeu de la justice et de l'injustice dans le mythe de Palamède se lit dans ce qui en fait, l'essence: on est devant un «fait», la prétendue trahison, qui n'en est pas un puisqu’il n’y a eu jamais trahison. Ulysse l'accuse à tort. Gorgias, dans son discours rhétorique, s'engage dans un chemin difficile. Il devra montrer-via Palamède plaidant pour son innocence-que le fait visé dans l'acte d'accusation est un non-fait. Palamède, lui, sait qu'il n'a pas trahi. Ses juges, cependant, ne le savent pas. La stratégie de Gorgias ne manque pas d'ingéniosité. Plutôt qu'insister sur l'innocence de Palamède et sur la vérité, il introduit une idée dont on connait la belle fortune dans la pensée hellénique: l'idée du probable et du vraisemblable11. Il fera voir aux juges qu'il 8
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Voir Tragicorum graecorum fragmenta, E. Nauck, p. 542= Polyaen. I. Prohoem. 12. Cf. frag. 588. Consulter l'article Palamedes, E. Wüst in RE p. 2500-2512 et en particulier, 612. Aeschyle, Palamède, fr. 98 (182) in Trag. graec. fr., E. Nauck, Cf. Sophocle, Fragments, fr. 432 et 479. Il n'est aucunement possible que l'accusé ait commis l'acte de trahison. Gorgias use avec bonheur de l'idée du vraisemblable. Sur l'utilisation de l'eikos par Gorgias consulter A. Tordesillas, «Palamède contre toutes raisons. La naissance de la raison en Grèce», Actes du Colloque de Nice, mai 1987, P.U.F., Paris 1990 pp. 241-255. Le pragmatisme de Gorgias éclate en pleine lumière.
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est invraisemblable que Palamède ait pu trahir. Ce qui commence à se profiter ici c'est bien l'ouverture au champ du réel auquel le mythe nous introduit. C'est là que le mythe va dévoiler sa fonction essentielle, celle de nous livrer la vision de la réalité, voire de la vérité sous ses divers aspects. L'univers mythique introduit au réel. Il en est le portique12. Mais reprenons la lecture du texte. Dans la Défense Gorgias paraît bien connaître le cadre judiciaire. Il sait que dans un procès il faut suivre un certain nombre de règles. Palamède est respectueux des règles judiciaires. Il évite de provoquer les juges et surtout et avant tant il évite d'attaquer directement son accusateur qu'il sait être l'ami d’Agamémnon. Il déroge enfin à la règle de tout discours rhétorique qui exige que l'on résume à la fin les grandes lignes de l'argumentation. Les juges, sont des personnes de qualité occupant le premier rang parmi les Grecs. Il les met, toutefois en garde de se tromper dans leur jugement, soit en préférant les accusations aux preuves soit en prêtant attention aux paroles plutôt qu'au fait. On est bien loin d'un jeu mythique. Gorgias rhéteur et philosophe, révèle encore une fois son visage de pragmatiste: il connaît les faibleses humaines, il sait à quel point on se laisse aller à des jugements précipités, il souligne l'aspect moral du problème. Le glissement de la vérité vers la vraisemblance esquissé dans l'approche stratégique de Gorgias éclaire un premier moment dans le jeu de la justice et de l'injustice. Tout autre que Gorgias aurait tâché dans la plaidoirie de Palamède, de commencer par nier les faits particuliers: Palamède n'a jamais écrit la lettre, il ne parle que le grec ce qui empêche le contact avec l'ennemi; l'argent trouvé
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Ce n'est pas au nom de la morale-la trahison est haïssable mais au nom du réalisme Palamède se défend. La trahison est invraisemblable car les présuppositions sont invraisemblables. Les conditions pour la trahison étaient inexistantes. Sur la méthode de Gorgias voir les commentaires de J. de Romilly, Histoire et raison chez Thucydide, Les Belles Lettres. Paris 1967, p. 96 et suiv. Sur l'importance du mythe dans ses divers aspects voir Vassilis Vitsaxis, Mythe and the Existential Quest, Somerset Hall Press, Boston, Mass. 2006.
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aurait été caché dans ses affaires par celui qui voulait lui nuire; les présumées preuves étant fabriquées, l'accusé doit être disculpé. Voilà ce qu'un avocat de la défense aurait soutenu. Or, Gorgias suit un tout autre chemin. Il laisse de côté les faits relatifs au cas particulier, pour s'élever à l'idée de trahison en général. La Défense de Palamède est la défense de tout homme indûment accusé de haute trahison. D’où l'énormité de sa tâche.Il lui faut avancer des arguments valant pour toute accusation de trahison, valables donc pour tout lieu, tout homme, toutes circonstances. Du cas particulier il passe bien au cas général. C’est dans ce passage du particulier au général que l'on reconnaît un premier signe du pasage du mythique au réel. À partir du moment où une analogie entre un cas mythique et un cas historique peut s'établir, à partir de ce moment le mythe cède la place à la réalité. Gorgias fonde la défense de Palamède sur une distinction qui sera désormais utilisée dans tous les procès criminels. Il s'agit de la distinction entre la possibilité et la motivation, c'est-à-dire la volonté. C'est la fameuse distinction entre moyen et mobiles. En effet, l'opposition de boulestai et de dynastai est l'opposition entre les fins et les moyens. C'est à Gorgias qu'il faut faire remonter l'idée qu'il ne suffit pas de pouvoir faire un acte; il faut aussi que la volonté se joigne à la possibilité. Dorénavant l’argument sera repris et reproduit dans tout cas analogue. C'est un vrai art combinatoire que Gorgias va déployer quand il fera du couple «vouloir-pouvoir» le point nodal de son argumentation. En effet, quatre cas peuvent se présenter: pouvoir et vouloir; ne pas pouvoir et ne pas vouloir; pouvoir mais ne pas vouloir; vouloir mais ne pas pouvoir. En d'autres termes: on peut avoir les moyens mais ne pas vouloir trahir; ou inversement avoir la volonté de trahir mais pas les moyens. Or, Palamède n'avait ni les moyens (il ne pouvait pas) mais aussi ni l'intention (il ne voulait pas) de trahir. Pour fair valoir l'absence des moyens celui-ci procède à une analyse détaillée des possibilités. On doit connaître la langue de l'ennemi ou alors employer un interprète. Palamède n'entend que le grec; un interprète éventuel n'a jamais été présenté par l'accusateur. De même, il faut bien qu'il y ait rencontre pour qu'il y ait échange de gages et d'argent. Mais qui
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peut avoir confiance à quelqu’un qui trahit? Quel serment de traitre peut être un gage satisfaisant? Et l'argent? Comment le transporter, comment le dépenser? Faire toutes les tractations qu'entraîne la trahison demande la présence des complices. Or, il n’y en a pas eu, car s'il y en avait ils seraient ici présents. Et Palamède d'énumérer tous les obstacles à l’entreprice d'une trahison présumée. « Il n'était pas du tout en mon pouvoir de totalement mener à bien toute l'affaire» dit-il en conclusion. Dans toute cette argumentation Gorgias suit la méthode qu’on lui connaît être la sienne dans ses autres écris, qu'il s’agisse de l’Eloge d'Hélène ou du Traité du Non-Etre ou de la Nature. Il commence par admettre l'hypothèse du cas jugé ou discuté. Supposons p.ex. qu’il y ait eu trahison; dans ce cas il faut présupposer toute une série de conditions qui confirmeraient l’hypothèse du départ; s'il n’y a pas confirmation alors l’hypothèse est à écarter. Ce raisonnemen a la forme, logique suivante: si A (la trahison) alors B, C, D (les moyens). Mais ni B ni C ni D. Donc, pas A. C'est le principe du tiers exclu dont se sert Gorgias. Qu'un discours judiciaire par essence persuasif suive un raisonnement rigoureux voilà de quoi renforcer davantage l'impact du mythe sur le réel. Aussi bien l’Eloge d'Hélène que la Défense de Palamède sont des textes construits sur des élements mythiques mais conduits par des raisonnements formels. Dans la première phase de la plaidoirie de Palamède visant l'absence des moyens (B, C, D) l'argumentation est fondée sur la réfutation logique de l’hypothèse de la trahison, (à savoir que ce qui ne s’était pas produit, se soit produit). Palamède va procéder, par la suite à une analyse minutieuse des mobiles éventuels qui auraient pu le pousser à la trahison. Dans quel but aurait-il trahi, se demande-t-il. Ni amour de l'argent et désir des richesses – il possède suffisamment de biens –, ni la poursuite de la gloire – il jouissait d'honneurs auprês des Grecs-, ni le sentiment de sa propre sûreté – la trahison lui aurait nui-, mobiles ordinnaires de la trahison ne peuvent convenir à son cas. Ni moyens, ni mobiles et voilà l'innocence de l'accusé établie. Mais Palamède s'en prend aussi aux mobiles d'Ulysse. L'argumentation sur les mobiles de l’accusateur mérite notre
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attention. On est placés devant la seule alternative possible: soit Ulysse l'accuse en pleine connaissance de cause soit il se base sur une simple supposition. Le premier cas est à écarter, puisque le «fait» de la trahison est inexistant. Comment représenter comme existant quelque chose qui n'est pas arrivé?13 La question est posée par Palamède des le début de son discours. De la même façon le second cas est à rejeter car aucune accusation ne tient devant un tribunal si elle est fondée sur des simples hypothèses. Plutôt que sur l'opinion c'est sur le savoir que tout acte d'accusation doit être fondé. Nous voilà transportés sur le terrain de l'opposition «opinionsavoir»14, pierre angulaire de toute l'argumentation. Sans rentrer dans les détails de cette opposition que l'on rencontre au cœur des grandes thèses débattues dans les dialogues platoniciens, qu’il nous suffise de souligner ici le souci majeur de Gorgias de donner à la démarche argumentative de l’accusé un statut logique. En effet il sera montré que l'accusateur se contredit. La contradiction saute aux yeux: qu'un homme savant et inventif ait pu commettre un acte de trahison c'est lui reconnaître en même temps habileté et folie. Or, il est impossible qu'un même homme, soit au même moment à la fois savant et fou, prudent et imprudent. Voilà donc la contradictio in terminis15. Dans ce discours épidictique Défense nous assistans à un double jeu: d’une part celui de l’aléthéia et de la doxa (veritéopinion) et de l'autre celui de la justice et de l'injustice. Ce jeu met sur scène les grands concepts qui sont au cœur des débats des sophistes et de Platon. Le texte, remarquable aussi bien par la forme que par le fond, associe de façon fort heuseuse le mythe et la philosophie. Car, Gorgias de ce double jeu déduit deux thèses dont chacune renferne une affirmation et une négation : la première est 13
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On- me genomenon [5]. Gorgias semble respecter ici l'opposition de ce qui est et de ce qui n'est pas. Le non-être ne peut se réduire à l'être. C'est la distinction bien connue que Palamède introduit dans son discours quand il s'adresse à Ulysse: sur quoi fonde-t-il son accusation? Eidos e doxazon;[ 22]. Gorgias suit toujours le procédé des antithèses: qui lui est cher sophia – mania.
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celle du relativisme; la seconde celle du rejet de l’absolu. Ces deux thèses sont centrées sur le grand thème de l’aléthéia. Nous sommes en plein dans le vif du sujet: le problème de la vérité et de la justice. Le mythe va dévoiler dans toute leur complexité les instances non mythiques d'un récit mythique. On est bien forcé de reconnaître que la vérité n'a pas su s'imposer aux juges. La justice qui a été faite est une justice injuste. Voilà l'homme aux prises avec l'opinion (doxa). Le champ de l'opinion, note Gorgias, est ouvert à tous16. Certes, l'opinion n'est point fiable mais il est difficile d'en faire l'économie. L'homme semble lui préférer un «savoir» fondé sur l'impression du moment. Est-ce que les juges connaissent la vérité? C'est une question laissée en suspens. Si l'on s'en maintient aux faits racontés par Apollodore, Agamémnon désireux de ne pas rompre avec Ulysse a fait semblant de prendre l'accusation de trahison an sérieux. Au fond il ne se doute point qu'il s'agisse d'un coup monté contre Palamède. Il y a dans la plaidoirie de Palamède un passage continu du niveau logique au niveau psychologique et inversement. En glissant de l'un à l'autre Gorgias joue sur deux tableaux simultanément. D'un côté il recourt à des arguments convaincants par leur forme logique: c'est le cas du principe du tiers exclu. De l'autre côté il met en valeur un nombre impressionant d'observations d'ordre psychlogique. Relevons-en quelques unes: personne n’a confiance en une personne qui trahit; un esclave accuse volontairement pour recouvrer sa liberté; les honneurs procèdent de la vertu; personne n’agit dans l'intention de s’exposer aux pires maux; les actions procèdent chez tous d'un double dessein: poursuivre un bien et éviter une peine; la confiance perdue ne se retrouve jamais; l’opinion est chose dont il faut se méfier; il vaut mieux prévenir les erreurs possibles que déplorer celles qui sont sans remède. Gorgias nous offre tout un plateau de préceptes, et de reflexions où la finesse psychologique rencontre les règles de morale pratique. 16
To de doxazein koinon apasin kai peri pantôn [24]. La formule porte le sceau du réalisme de Gorgias. Quoi qu'au regard du philosophe la justice est reconnue en tant que haute valeur, éthique il sait qu' au regard du juge le vrai est souvent mis de côté par la force de la doxa.
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Certes, le texte qui abonde en analyses d'ordre psychologique et qui engage, en même temps la philosophie de Gorgias manifesterait, nous semble-t-il, une tentative fort réussie dans l'histoire de la philosophie grecque d'associer discours oratoire et discours philosophique sur le fond d'un mythe.Insistons sur l’aspect de discours rhétorique car le phenomème de l'association du mythe et de la philosophie remonte aux temps archaiques. On le trouve dans les grands thèmes hésiodiques de la justice, dans le discours protreptique à Persès17 de toujous garder dans la mesure des choses, les grands mythes des sophistes de Protagoras18, de Prodicus, sans oublier les instances mythiques du Poème de Parménide19. Pourtant en effet ce qui fait la particularité de la Défense c'est qu'elle laisse planer aussi bien dans l'esprit de Palamède que dans le nôtre comme un soupçon de doute à l'égard du pouvoir de la vérité. La plaidoirie émouvante par plusieurs côtés laisse un arrière goût de scepticisme. Nous assistons ici à un mode de penser qui s'instaure à partir d'éléments mythiques et qui s'élabore dans le contexte culturel archaïque de l'éloge de la justice et de la vérité mais cette fois-ci aux résonances sceptiques. Gorgias sous des apparences d'un défi de rhéteur engage un pari: faire montrer le double visage de la justice. Le mythe s’y prête à merveille. Par trois fois il élève la vérité en instance suprême. Il montre qu'Ulysse se fonde sur l'opinion mais que la vérité est plus digne de foi que l'opinion. En s'adressant aux juges, il leur dit que c'est en démontrant le vrai qu'il essaie d'échapper à l'accusation. Enfin, il oppose la vérité des faits aux paroles et demande aux juges de décider de son sort en fonction de la vérité.
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« Mais, toi Persès, écoute la justice, ne laisse pas en toi grandir la démesure. La démesure est chose mauvaise pour les pauvres gensã; les grands euxmêmes ont peine à la porter et son poids les écrase». Hésiode, Les travaux et les jours, 200, trad. fr. La justice triomphe de la démesure; dike d’hyper hybreôs ischei. Nous renvoyons ici à l'étude classique de T.G. Rosenmeyer, «Gorgias, Aeschylus and Apate», American Journal of Philology 76 (1955), pp. 225-260.
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Et pourtant, par trois fois aussi Gorgias semble mettre en doute le pouvoir de la vérité. Palamède place son honneur plus haut que sa vie, laissant entendre que même si la vérité ne prévaut pas et qu'il est jugé coupable il aurait au moins défendu son honneur. Il recourt à l'argument de sa bonne conduite et de sa vie passée, faisant son propre éloge d'homme honnête et juste. Si dire le vrai suffisait à rendre la justice, il n’y aurait aucune nécessité à produire des arguments d'ordre moral. Enfin il déclare que les paroles ne suffisent pas à faire éclater la vérité. Dans la Défense le mythe s'affirme comme le chemin qui permet l'accès à la réalité. Dans le réel la vérité qualifiée de maître dangereux étant dépendante du discours persuasif paraît souvent vaincue par la force de l'opinion et des impressions. De même la justice exposée aux vicissitudes de la rhétorique révèle son visage trop humain quand il est clair qu’elle aussi subit le prouvoir contraignant et dominateur du discours. Vérité et justice semblent affirmer toutes les deux la faiblesse humaine. L'homme qu’il soit juge ou jugé se laisse emporter par la force des choses. Gorgias use du mythe, terrain de prédilection de la production poétique, et philosophique du monde hellénique pour mieux faire prévaloit à côté de son talent d'orateur son intuition philosophique. Bien évidemment le schème du mythe s'avère avantageux à Gorgias, car derrierè le but apparent d'un discours épidictique se cache un dessein plus secret: révéler l'enjeu d'une association tenue pour inviolable. En effet, les tons réalistes et pragmatistes du texte de Gorgias ne parviennent point, nous semble-t-il, à voiler les résonances d'un scepticisme à peine dissimulé. Gorgias brillant orateur ne résiste pas à la tentation de laisser percer à jour sa pensée philosophique la plus profonde: langage et réel, logos et réalité diffèrent essentiellement. Les objets sont bien désignés par les paroles mais le discours n'est ni les objets ni les substances. Le fond sceptique de
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son approche philosophique trouve son expression la plus claire dans la troisième thèse du Traité du non-être ou de la nature20. La conception non réductionniste de l'être au logos enchaîne de la façon la plus adéquate la vérité dans le mythe. Or, l'enchaînement de cette dernière dans le cadre mythique où se déroule le jeu de la justice et de l'injustice dégage la vraie nature du mythe. Car maintenant c'est le mythe qui, tout en gardant son autonomie de discours fictif, vient s'ouvrir à la réalité, ouverture qui engendre des conséquences philosophiques-concernant le statut de la vérité. La vérité relève du pros ti, autrement dit elle appartiendrait aux choses relatives. Et pourtant Gorgias, via Palamède n'a-t-il pas misé sur la valeur de la vérité quand il la déclare plus digne de foi que l'opinion? N'est-ce pas la valeur de la vérité qui éclaire l'opposition à l'opinion? En effet la nature changeante, de cette dernière s'oppose à la vérité, une et immuable. Palamède n'hésite pas à faire l'éloge de la vérité. Nous voilà confrontés à deux attitudes différentes mais non incompatibles. D'un côté il y a l'engagement du rhéteur Gorgias connaît le mécanisme d'un discours persuasif et il en use de toutes les techiques: tropes, questions, antithèses. À côté de cela il fait appel aux valeurs éthiques telles que vérité, honneur, loyauté. Il articule les parties du discours de façon à frapper l'imagination, respectant la mesure et les règles judiciaires. De l'autre côté il y a son engagement de philosophe, aux couleurs sceptiques. Il fait sortir la pensée de son enracinement mythique. S'interroger sur l'autoaffirmation de l’être (vérité) et faire valoir le pouvoir du logos, et la force de la persuasion, montrer le combat à l’issue 20
La question de l'interprétation du Traité et l'interrogation sur un scepticisme radical de Gorgias sont trop vastes pour être évoquées ici. Les travaux, entre autres, de M.I. Untersteiner (I Sofisti, Torino 1949, transl. Kathleen Freeman, The Sophists, Oxford 1954), C. Calogero (Studi sull' eleatismo, Firenze 21977), Barbara Cassin (Positions de la sophistique Paris, 1986), W. Bröcker («Gorgias contra Parmenides», Hermes 86 (1958) pp. 425-440), H. J. Newiger (Untersuchungen zu Gorgias' schrift Uber das Nichtseiende, Berlin / New York 1973), E. Dupréel (Les Sophistes. Protagoras, Gorgias, Prodicus, Hippias, Neuchâtel 1948) témoignent de la diversité dans l'approche interprétative de la question.
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souvent incertaine de la justice et de l’injustice qui aurait pour fond la finitude humaine, tel est l’enjeu philosophique de la Défense. Certes, Gorgias proclame la foi de Palamède en la valeur de la vérité, bastion de la justice. Mais il sait, pertinemment que l'autoaffirmation de la vérité peut souvent engager une entreprise risquée. Ainsi comprise la thèse de Gorgias est sans équivoque. Au niveau des affaires humaines justice et vérité ne vont pas toujours de pair. Le tort en revient au logos qui est un dynaste au pouvoir duquel il n'est pas facile d'échapper. Son pragmatisme s'inscrit bien dans la tradition du relativisme instaurée par les sophistes. Quoi de mieux que le choix d'un mythe pour masquer l'annonce d'une thèse subversive? La foi de Gorgias en la puissance du discours n'a jamais été contestée. C'est cette même foi qui sous-tend la plaidoirie de Palamède qui sait, au fond du lui-même que le discours persuasif est plus fort que le discours de la vérité. C'est dans l'Eloge à Hélène que Gorgias s'explique sans ambiguité sur la rhétorique et l'art de la persuasion devant les tribunaux «....il faut apprendre les combats convaincants par discours, dans lesquels un seul discours a charmé une foule nombreuse et l'a persuadée, pour avoir été composé avec art, et non pour avoir dit la vérité (=par l'art de dire plutôt que par la vérité de ce qui est dit):...» [13]. Voilà une confession de foi digne non pas seulement d'un rhéteur mais d’un philosophe qui sait dire à haute voix le contraire de ce que l'on enseigne dans les cours de philosophie: la vérité est impuissante. Dire vrai ne garantit pas la justesse d'un verdict. Le mythe de Palamède auquel Gorgias a prêté son style oratoire sans pareil enseigne que le fondement de la justice passe bien par la nature humaine. L'homme dans son rapport au réel qui l'entoure ne saurait atteindre à la justice en tant qu'absolu. En constatant les deux visages de la justice, justice divine dont il n'est pas ici question et justice humaine Gorgias fait jouer au mythe un rôle décisif dans l’approche à la justice tant par son côté humain que par son aspect non humain. Est-ce à dire que le discours philosophique trouve dans le mythe sa force de persuasion? Il nous semble bien qu'il ne faille point se dérober devant la question aussi
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séduisante que défiante. Car la Défense de Palamède lance un défi aux philosophes. Dans cette plaidoirie au thème mythique dont du dire vrai le texte nous est parvenu intégralement Gorgias met à nu l'aspect tragique: ce n'est point la vérité qui décide du sort d'un être humain, mais bien la doxa. La vérité, pour qu'elle puisse être admise doit être reconnue comme telle des deux parties en conflit: ce conflit il arrive que dans la doxa l'emporte. Et Gorgias d'élever avec force sa voix pour dire ce que personne avant lui n'avait osé penser; la vérité est un maître dangereux. Le discours vrai est un discours dangereux. Pour faire face au danger qui guette la vérité on doit recourir à la doxa. C'est ainsi que le discours persuasif est là pour porter secours. Mais la persuasion, bastion de la rhétorique est une arme à double tranchant; elle peut se mettre soit au service de la vérité soit au service de l’apaté, de la tromperie. Dans la Défense de Palamède Gorgias défend une théorie de la vérité à la mesure de l'homme. Son pragmatisme lui fait comprendre que la justice humaine subit le sort de tout ce qui passe par la nature humaine. Toutefois, se gardant de faire l'éloge de la doxa il lui suffit de constater le pouvoir du quasi-vrai (veri-simile), qui est à même de se jouer de la vérite. C'est la vraisemblance de l'accusation – la trahison parait vraisemblable aux yeux des juges grâce aux «preuves» – qui a décidé du sort de Palamède. Le mythe a offert le cadre à ce texte du 5e s. Av.J.-C. qui est un véritable tour de force. Tous les faits décrits et commentés relèvent du mythe. Pourtant la vérité que cache le récit mythique – à savoir les arguments avancés par Palamède – n'est point mythique. Elle touche le fond du jeu de la justice et de l'injustice qui s'articule sur la finitude humaine. Et cependant l'homme conscient de ses limites ne cesse d'aspirer au dépassement de sa condition humaine, s'élever à l'idée d'une justice soustraite aux de passions de l'âme, d'une justice divine symbolisée par Thémis portant le glaive et la balance.
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Dans cet effort permanent de l'homme de trouver la bonne réponse au problème de l'espérance d'une justice humaine telle qu'elle puisse réduire l'ampleur de l'injustice, il convient de prêter l'oreille aux récits aux résonances mythiques. Car le mythe est à la fois appel et défi. Il lui appartient d'être le miroir où se reflète le réel.
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9 MYTHE TRADITIONNEL ET MYTHE PLATONICIEN : L'IDÉE DE JUSTICE JEAN FRERE Centre Léon Robin, Paris
EUGENIE VEGLERIS Consultation philosophique, Paris
L'horizon de la justice La Justice ne va pas sans l'Injustice qu'elle a pour but de combattre. L'originalité des conceptions mythiques, qu'elles relèvent du mythe traditionnel ou du mythe platonicien, est double. D'une part, ces deux conceptions donnent au couple Justice/Injustice un fondement à la fois divin et humain1. D'autre part, elles élaborent toutes deux une généalogie de la justice humaine en décrivant l'histoire de sa naissance et de son élaboration progressive. Malgré leur originalité commune, mythe traditionnel et mythe philosophique diffèrent profondément. Pour mettre en relief les divergences, les récits hésiodiques et la fable platonicienne du Protagoras sont particulièrement éclairants. Si Hésiode et Platon empruntent la voie d'une histoire pour montrer la source divine et 1
Tel n'est pas le cas de l'analyse rationnelle que fait Platon de la Justice. Dans ce cas, en effet, il ne s'agit pas de fonder par les origines historiques divines, mais de fonder en raison en relation avec les Idées.
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humaine de la Justice, l'histoire hésiodique est tragique : violence, vol, mensonge au niveau des dieux eux-mêmes constituent l'arrièrefond de l'émergence de la Justice. Dans la fable du Protagoras, au contraire, l'histoire racontée par Platon est tout simplement une aventure: sans méchanceté, les dieux oublient ou commettent maladresses dont la correction coïncidera avec l'avènement de la Justice. La nature de la Justice Dans les Poèmes d'Hésiode2 comme dans le Protagoras3 de Platon, la justice est accordée par Zeus 4. Mais la nature de la justice n'est pas conçue de la même façon chez Hésiode et dans le Protagoras. Dans les mythes d'Hésiode, la justice (dikè) est qualité éthique. Elle désigne la "juste mesure" dans l'action qui s'oppose à toute forme de "démesure". Elle est cette saine ligne d'existence que l'effort et la lutte des hommes (eris) se doivent de suivre : paysans, citadins, ainsi que chefs. Le Poète Sage se fait ici le conseiller de tous. Dans le mythe du Protagoras, la justice (dikaiosunè) est avant tout vertu politique. Sa naissance comporte plusieurs étapes. Au point de départ, et pour remédier à leur possibilité de se léser mutuellement, Zeus accorde également à tous les hommes le respect (aidôs) et le sens du juste (dikè). De ces deux principes découlent ensuite l'amitié (philia) dans la cité ainsi que les lois (nomoi). Enfin, l'amitié et les lois engendrent la vertu politique de la justice (dikaiosunè), et aussi toutes les grandes vertus à dimension sociale : la piété (hosiotès), la tempérance (sôphrosunè) et le courage (andreia). Si tous les hommes participent naturellement à ces dons divins, il revient à des maîtres sages
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Théogonie, Les travaux et les jours. Protagoras, 320c-324c. Dans les Travaux et les Jours, apparaît aussi la déesse Justice, fille de Zeus, v. 256.
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d'actualiser ce potentiel naturel. C'est dans ce sens que la vertu politique de la justice peut et doit s'enseigner. •••••••••• LES MYTHES HESIODIQUES
Origine poético-mythique de la Justice et de l'Injustice Hésiode aborde à deux reprises la question de la Justice. Mais dans les deux cas, il l'aborde en décrivant l'origine mouvementée de l'injustice chez les hommes. Dans la Théogonie, il fait remonter la conduite injuste –la démesure – aux courroux en cascade de Zeus. Zeus se met en colère contre Prométhée qui tente de le tromper en lui offrant, sous la graisse blanche, non pas la chair du bœuf, mais rien que ses os. Fortement irrité, Zeus renforce son dessein d'affaiblir les hommes en détournant d'eux l'élan du feu. Sur ce, Prométhée dérobe le feu divin à Héphaistos et donne ce bien précieux aux mortels. Furieux de colère, Zeus envoie alors aux hommes, contre ce bien qu'ils possèdent par la ruse de Prométhée, un mal inédit : la femme. Avides, paresseuses et séductrices, les femmes contraignent les hommes à peiner et à ruser pour les satisfaire. Avec la démesure naturelle de la femme, la difficulté de vivre et d'être juste fait irréversiblement son entrée dans la vie des humains. L'injustice advient donc en même temps que le malheur. Dans les Travaux et les Jours, Hésiode fait aussi remonter l'injustice au courroux de Zeus. Mais l'histoire est ici présentée différemment. Furieux contre Prométhée, voleur du feu au profit des hommes, Zeus envoie aux hommes un mal par l'intermédiaire à la fois de son frère Héphaistos et du frère de Prométhée, Épiméthée. Héphaistos forge la statue d'une vierge splendide. Tous les dieux de l'Olympe contribuent à la fabrication de cette femme, nommée de ce fait Pandore et destinée à séduire les hommes pour leur malheur. Hermès lui insuffle un tempérament radicalement trompeur. Zeus charge Épiméthée de remettre cette créature aux humains. Bravant
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les conseils de son frère, qui l'avait sommé de ne jamais accepter de Zeus un présent, Épiméthée se laisse prendre au piège. À peine arrivée parmi les hommes, Pandore ouvre la jarre dans laquelle les dieux avaient placé les maux qu'ils destinaient aux humains. Ces maux se répandent sur les hommes. Reste l'espoir, seul bien subsistant dans l'amphore. La sauvegarde de ce bien revient à Zeus qui, au dernier moment, pousse Pandore à refermer la jarre. Par ce geste, Zeus, à l'origine des malheurs et des injustices qui rongent les humains, laisse cependant place à la possibilité d'événements heureux et d'actions justes. Les dieux, les hommes et la justice C'est dans le prolongement du mythe de Zeus et Prométhée dans les Travaux et les jours qu'Hésiode précise comment les hommes doivent triompher de l'injustice. Cette victoire est affaire proprement humaine. Chez les animaux, la loi du plus fort règne sans susciter la nécessité d'une contrepartie5. Chez les hommes, en revanche, rétablir l'équilibre est conjointement la condition de leur survie et fondement de la vertu. Dans ce combat que les hommes doivent livrer pour la victoire de la justice, le rôle des dieux est ambivalent. En effet, les dieux, dans le sillage de Zeus, envoient Pandore. Ce sont encore les dieux, dont Zeus est le roi, qui soumettent les hommes de la cinquième et de la sixième race à la loi de la force; aussi les hommes n'attachent-ils plus aucun prix au serment tenu, au juste (dikaion), au bien (agathon)6. Le respect (aidôs), présent chez les hommes des premières races, n'existe plus; le respect et la juste punition (nemesis) délaissent les hommes mortels pour monter vers les dieux éternels. "L'épervier dévore le rossignol". "De tristes souffrances restent aux mortels". C'est pourtant dans ce contexte de violence que Zeus et sa fille Justice (Dikè) enseignent aux hommes à refuser la démesure 5 6
Travaux, 217-218. Ibid., 191-191.
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(hubris) et à faire régner la paix (eirènè). Hésiode renchérit en incitant les hommes à écouter (akouein) la voix des dieux, suggérant par là que ceux-ci attendent que les hommes triomphent de leur propre injustice. "Écoute, Persès, la justice; oublie la violence (bia) à jamais, telle est la loi (nomos) que le Cronide a prescrite (dietaxe) aux hommes". "Aux hommes, Zeus a fait don (evdôke) de la justice (dikè), qui est ce qu'il y a d'excellent (ariston)". "À celui qui énonce en public les choses justes (ta dikaia) en connaissance de cause, Zeus donne la prospérité". "La postérité de l'homme fidèle à son serment grandira dans l'avenir"7. Le poète, la justice et les hommes Hésiode se fait donc le défenseur de la justice telle que Zeus la définit. Il oppose par conséquent la démesure à la mesure en s'appuyant sur des exemples très concrets. Il conseille d'abord le paysan avide qu'est son frère Persès. La démesure mène au désastre les pauvres comme les riches. Vouloir plus que son dû, ne pas tenir ses promesses : autant de formes d'injustice individuelle qu'il faut entièrement réprimer. Les sentences torses débouchent sur un triste pâtir. "Les mangeurs de présents finissent par connaître la clameur venant des hommes justes et les punitions divines"8. Ceux qui préparent le mal pour autrui nuisent, en fin de compte, à eux-mêmes. La pensée est surtout mauvaise pour qui l'a conçue. Ce qui déplaît le plus aux dieux, c'est l'injustice qui se donne l'apparence de la justice. Hésiode conseille ensuite les hommes en tant que membres de la cité. La paix, la prospérité et la gloire d'une cité dépendent du respect des sentences droites. La réalisation de la justice dans la cité instaure une sorte de paradis terrestre : la terre devient fertile, les enfants ressemblent à leurs pères dont ils prolongent l'attitude juste. Quant aux hommes qui, s'adonnant aux œuvres malveillantes, 7 8
Ibid., 275-285. Ibid., 219-224.
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mettent leur cité en péril, ils se trouvent punis par leurs concitoyens et farouchement châtiés par Zeus, qui détruit leurs remparts, leur armée et leur flotte au milieu des mers. Le poète prête à Zeus un œil qui voit tout ce que les hommes conçoivent et font. Zeus sait ce que valent les comportements qu'enferment les murs d'une cité. Aussi, tout homme a intérêt, pour les autres et pour lui-même, à surveiller autant ses intentions que ses actions. La justice humaine implique la justice des dieux. •••••••••• LE MYTHE PLATONICIEN DU PROTAGORAS
La préhistoire de la justice Pour démontrer que la vertu politique peut s'enseigner, Protagoras emprunte la voie du mythe. Mais si certains des personnages divins évoqués par le mythe du sophiste sont ceux dont parlait Hésiode, le rôle de ceux-ci et sens de l'histoire racontée sont tout autres. Zeus vient de former les animaux et les hommes et d’inventer une série de dons qui leur permettront de survivre. Il charge Epiméthée de répartir ces dons de sorte que tout animal ait ce qu’il lui faut pour subsister et se défendre. Distrait, Epiméthée pourvoit les animaux et, lorsque le tour des hommes arrive, il s’aperçoit qu’il n’a plus rien à distribuer. Pour remédier à cette omission, Prométhée vole le feu d’Héphaistos et la science des arts d’Athéna. Ainsi, les hommes se trouvent-ils dotés d’une double énergie, l’une physique –le feu – et l’autre mentale –l’ingéniosité. Pourvus de la sorte, les hommes se mettent à célébrer les dieux, à fabriquer des vêtements et à bâtir des villes. Mais ils n’arrivent pas à se relier entre eux et, faute de liens, ils se lèsent réciproquement et se trouvent ainsi exposés au péril de disparaître. Inquiet du sort des hommes, Zeus, par l'intermédiaire d'Hermès, leur donne à tous le respect (aidôs) et la la justice (dikè) afin qu'il y ait, dans les cités, de l'ordre (kosmos) et des liens créateurs d'amitié (desmoi philias sunagôgè). À la différence du
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Zeus hésiodique, le Zeus de Protagoras-Platon manifeste une bienveillance constante pour les hommes. Surpris par l'étourderie d'Epiméthée, il laisse faire Prométhée. Puis, constatant l'insuffisance des dons de Prométhée, il supplée en accordant aux hommes deux tendances innées favorables à l'ordre politique. Au regard de Protagoras, la justice est d'emblée une vertu politique. Elle est, en effet, constituée par l'entente entre les hommes et l'ordre qui en découle pour la cité. Les leçons du mythe La première leçon du mythe de Protagoras est que l'humanisation des hommes ne saurait s'accomplir seulement par la technique. L'industrie ne protège pas les hommes des maux qu'ils s'infligent les uns aux autres. La culture est un processus qui trouve son accomplissement dans l'instauration de la justice politique. La deuxième leçon du mythe c'est que tous les hommes "participent" (metechousin) à la justice. Parce qu'ils se savent tous également dotés par Zeus des mêmes penchants innés, les Athéniens n'hésitent pas à accepter, en matière de justice précisément, l'avis du premier venu. Le revers paradoxal de l'universalité du sens de la justice est le fait que, dans ce domaine, tout le monde peut se prétendre compétent, et donc commettre l'injustice. La troisième leçon du mythe, c'est que cette participation innée à la justice ne devient effective que si elle est actualisée par l'éducation et l'enseignement. Plus précisément, pour que la dvkè et l'aidôs deviennent vertu (aretè;), il est indispensable que l'individu rencontre des adultes qui lui apprennent ce qu'est la justice et comment elle doit être pratiquée. L'éducation à la justice commence dès l'enfance, elle est d'abord l'œuvre des parents et des nourrices. L'enseignement de la justice se poursuit par des maîtres de sagesse, en l'occurrence les sophistes. Quant à son exercice, il relève de l'effort de chacun.
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La prévention de l'injustice Il reste que tous ne font pas cet effort, pas plus qu'ils ne reçoivent l'éducation qui convient. Du coup, par tempérament personnel et/ou par ignorance, des hommes commettent des injustices et se nuisent mutuellement. Surgit alors la nécessité de punir avec raison (kolazein meta logou) des hommes qui agissent injustement (tous adikountas). La punition raisonnable ne frappe pas à cause du passé, car ce qui est fait est fait (to prachtèn ouk an agennêton theiè), mais en prévision de l'avenir. Sa finalité est de faire en sorte que ni le coupable ni les témoins de son acte ne soient tentés de recommencer. Cette façon d'envisager la punition est inextricablement liée à l'idée que la vertu peut s'enseigner : le châtiment vise l'intimidation (apotropè)9. Protagoras pense que cette manière de voir se trouve dans toutes les cultures, comme est inné chez tous les hommes le penchant à la justice et au respect. La justice, telle que Protagoras la présente dans ce mythe, suppose la présence d'une législation qui soumet également tous les citoyens aux lois édictées par la cité. Parmi ces lois, il y a celles qui définissent les peines proportionnellement aux actes injustes. La subordination aux lois a lieu à travers l'enseignement de celles-ci, administré aux jeunes à la sortie de l'école. La justice selon ce mythe est une vertu politique et une institution politique : elle relève de la conduite des individus les uns vis-à-vis des autres tout en étant le produit d'une discipline organisée par la cité. Une cité qui enseigne la justice est en même temps une cité qui fait du châtiment une mesure préventive des injustices. De telles idées n'effleurent pas Hésiode, qui s'intéresse au comportement individuel et qui ne conçoit le châtiment que comme ce que mérite le coupable.
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Protagoras, 324a-b.
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LA VERTU ET LA JUSTICE Dans les mythes d'Hésiode, la justice humaine inspirée des dieux consiste dans le comportement qui respecte la "juste mesure". En ce sens, elle se confond avec la conduite vertueuse sans constituer une vertu particulière. Quand même le lien entre la justice et la cité est évoqué, c'est surtout l'attitude individuelle qui intéresse Hésiode. En revanche, le mythe de Protagoras ouvre la voie au repérage rationnel d'une multiplicité de vertus, les unes liées à la justice vertu politique, les autres non. Parmi les vertus associées à la justice et, comme celle-ci innées à tous les hommes, figurent la tempérance (sôphrosunè) et la conformité à la loi divine (to hosion). Parmi les vertus indépendantes de la justice et propres seulement à certains individus ou à certains groupes d'individus figurent la sagesse (sophia) et le courage (andreia). Ces deux vertus peuvent exister elles-mêmes indépendamment l'une de l'autre, puisqu'un individu peut être courageux sans être sage ou sage sans être pour autant courageux. Le principe et la conduite Pour Hésiode comme pour Protagoras, mais aussi pour Platon, le terme de dikè recouvre le principe de la justice, que ce principe soit une puissance divine (Dikè, fille de Zeus chez Hésiode) ou une ressource divine innée en nous (dikè associée à aidôs) chez Protagoras-Platon.
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10 LE MYTHE DE PROTAGORA S SUR LA JUST ICE
CONSTANTIN DESPOTOPOULOS Membre de l’Académie d’Athènes
INTRODUCTION LES CONDITIONS DE VIE DE L’HOMME PRIMITIF
Le mythe anthropologique de Protagoras (Platon, Protagoras, 321b-322b) présente les hommes comme moins bien dotés par la nature que les autres animaux en capacités de subsistance (321c) ; mais il les montre aussi dépassant très tôt cette infériorité en acquérant une technique pour se procurer des ressources vitales, don merveilleux de Prométhée, le symbole de l’essence supra-humaine de l’esprit humain : «Se demandant quel salut trouver pour l’homme, Prométhée dérobe à Héphaïstos et Athéna, avec le feu, la connaissance habile […] et en fait don à l’homme» (321d ; cf. 321d-322a). Ainsi l’acquisition de la technique est-elle présentée comme un exploit de l’inventivité des premiers hommes, mais avec la suggestion d’une source transcendante. Cependant, cet acte philanthropique de Prométhée est aussi qualifié de «vol» de la connaissance habile d’Héphaïstos et d’Athéna, et donc de perturbation de l’ordre du monde puisque, grâce à l’acquisition d’un tel bien, les hommes participent à ce qui auparavant n’appartenait qu’aux dieux et que, en l’utilisant, c’est-àdire en faisant usage de la technique, ils apportent au monde un changement conforme à leur propre volonté, et donc en violation du rythme du monde institué par les dieux.
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La suite du mythe signale que cette conquête protohistorique de l’homme, qui le distingue de manière décisive de l’ensemble des autres animaux, est à l’origine de l’esprit incorporé dans l’Histoire, c’est-à-dire de la civilisation, pour employer un terme moderne, mais aussi le point de départ de la création d’autres de ses éléments : l’homme ayant acquis une part de divinité en acquérant la «connaissance habile» d’Héphaïstos et Athéna, il possédait désormais, seul parmi les animaux, la capacité qui en résulte de croire aux dieux, de s’adonner à des actes cultuels en construisant des autels et des statues de dieux, mais aussi de structurer sa voix en langage et d’inventer et utiliser une maison, un lit, des vêtements, des chaussures, et de «trouver» les aliments tirés de la terre (cf. 322a). Pour Eschyle, dans sa pièce Prométhée enchaîné (rappelons qu’Eschyle était de quarante ans l’aîné de Protagoras), le début de la présence d’hommes véritables dans le monde et l’origine subséquente de l’Histoire vont de pair non pas avec la conquête de la technique mais avec l’acquisition de l’intelligence, décisive pour le passage de l’état de pré-hommes à celui d’hommes parfaits. L’acquisition des différents éléments de la civilisation est présentée comme suivant l’intelligence acquise par l’homme. Prométhée raconte : «Alors que les hommes étaient dans l’enfance, je les ai rendus intelligents et maîtres de leur raison [...] Alors qu’ils voyaient, ils voyaient vainement, alors qu’ils entendaient, ils n’entendaient pas» (443-448) ; et ce n’est qu’après avoir vanté l’élévation des pré-hommes à l’état d’hommes parfaits par l’acquisition de l’intelligence qu’il expose, comme acquis postérieurs, les différentes réalisations de la civilisation, des plus nécessaires pour la vie quotidienne à celles qui se situent dans la sphère de la grandeur et de la connaissance supra-quotidiennes des hommes. Par ailleurs, Eschyle avait déjà montré dans la même pièce l’odieux représentant du pouvoir sur le monde qualifiant de faute cosmohistorique l’initiative de Prométhée, ce «pillage» (83) «au-delà du temps marqué» (507) et «au-delà de ce qui est juste» (30), d’accorder aux hommes mortels un «privilège des dieux», si bien que ces êtres jusqu’alors dociles avaient dorénavant une
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liberté, c’est-à-dire une source de rébellion contre l’instinct, élément authentique du bon ordre du monde pré-humain1. N’oublions pas non plus l’autre hymne à la grandeur de l’homme, dû, après Eschyle, à Sophocle dans la pièce Antigone : «nombreuses sont les choses étranges, et rien ne l’est plus que l’homme», qui ne parle pas de source transcendante de l’admirable grandeur de l’homme face à la Nature. Pas davantage d’allusion à une source transcendante chez Démocrite quand il raconte comment les hommes ont acquis les ressources vitales et autres : c’est la «nécessité» qui fut leur guide ; mais sont également signalées les capacités nées du génie de l’homme et le fait qu’il soit doté de mains, de parole et d’une âme ingénieuse : «Car en toute chose, c’est la nécessité qui a enseigné l’homme, guidant comme il convenait l’apprentissage de chaque chose à cet animal heureusement doué et qui avait pour auxiliaires en toute chose des mains, la parole et une âme ingénieuse». En somme, si l’on applique ici le vocabulaire de la science moderne, selon Eschyle, l’homo sapiens précède l’homo faber ; selon Protagoras, c’est l’homo faber qui précède historiquement ; selon Démocrite, apparaissent dans une action plutôt simultanée et d’égale valeur, même si ce n’est pas sans un certain ordre de priorité, l’homo faber («mains»), l’homo loquens («parole») et l’homo sapiens («âme ingénieuse»). I LA VIE PRESOCIALE DE L’HOMME ET L’ABSENCE DE L’ART POLITIQUE
L’acquisition préhistorique par l’homme d’une technique de subsistance n’incluait pas la politique. Dans le langage du mythe, il est dit d’elle : «Elle était en effet auprès de Zeus. Il n’avait pas été donné à Prométhée d’accéder à la citadelle où il résidait. Car les gardes de Zeus étaient terribles» (321 d-e). 1
Voir dans C. Despotopoulos, Études de littérature et de philosophie, le chapitre intitulé «Les œuvres et le destin de Prométhée selon Eschyle», éd. Ellinika Grammata, Athènes 1998 (en grec).
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L’échec attribué à Prométhée, qui n’avait pu dérober la politique pour en faire également don aux hommes, suggère, à notre avis, une haute appréciation de l’essence et de la valeur de la politique : il sous-entend que c’est un bien suprême de l’esprit, supérieur à la technique, et donc très difficile à acquérir, en tant que sagesse pratique ayant pour objet la réglementation du comportement des hommes dans et face à la société, mais toujours, aussi, à la Nature, pour consolider le «vivre» et le «bien vivre». La suite du mythe décrit le mode de vie des hommes primitifs et souligne le terrible danger des bêtes sauvages : «Ainsi pourvus aux origines, les hommes habitaient de manière dispersée et n’avaient pas de cités. Ils étaient donc détruits par les bêtes sauvages parce qu’ils étaient en toute chose plus faibles qu’elles, et l’art créateur leur était d’un utile secours pour trouver de la nourriture, mais ne servait de rien pour faire la guerre aux bêtes sauvages. Car ils n’avaient pas l’art politique, dont la politique est une partie. Ils cherchaient donc à se rassembler et se sauver en construisant des cités». La vie présociale des hommes primitifs est racontée ici sur un ton dramatique : déjà pourvus de la technique de subsistance, ils étaient incapables, avec celle-ci seulement, de défendre leur vie contre le danger mortel des bêtes sauvages. Et la nécessité de se protéger de ce danger mortel est présentée comme le mobile de la fondation des «cités», refuges des hommes. Mais les cités ne peuvent fonctionner normalement sans règles pour déterminer le comportement des habitants. Le simple rassemblement d’individus dans l’espace d’une cité, sans coordination de leur comportement, n’entraîne pas une coexistence harmonieuse. Au contraire, des querelles et des conflits surviennent, rendant la vie invivable. Or, l’instauration de règles déterminant la vie des individus dans les cités est l’œuvre principale de la politique, encore inexistante chez les hommes primitifs. Et la conséquence de l’inexistence, dans les cités, de la politique et des règles de comportement qui en dérivent fut que les hommes primitifs vivaient à nouveau «dispersés», et donc exposés au danger mortel des bêtes sauvages : «Une fois rassemblés, ils commettaient des injustices les uns envers les autres parce qu’ils ne possédaient
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pas l’art politique, si bien que, à nouveau dispersés, ils étaient anéantis» (322b)2. II DEUX BIENS ETHIQUES, FONDEMENTS DE LA SOCIETE
La suite du mythe de Protagoras explique comment la disparition du genre humain fut évitée grâce à la victoire remportée sur l’insociabilité. Les hommes primitifs parvinrent un jour, assez rapidement, à acquérir deux biens éthiques d’une grande valeur, qui améliorèrent leur caractère et leurs moyens de subsistance, «la pudeur et la justice» : «Zeus, craignant donc que notre genre ne disparaisse tout entier, envoie Hermès apporter aux hommes la pudeur et la justice pour qu’elles soient des ornements et des liens des cités comportant de l’amitié» (322b-c). L’envoi de ces deux biens éthiques est censé avoir apporté harmonie et cohésion dans les cités, mais aussi avoir entraîné l’amitié entre les hommes, leur donnant la possibilité de mener une vie normale et féconde dans les cités, protégés du danger des bêtes sauvages. Par ailleurs, ce mythe anthropologique souligne aussi, comme condition nécessaire de la genèse des cités, l’existence de 2
Démocrite présente, mais comme une rumeur («on dit»), un mode de vie similaire des hommes primitifs, mais un caractère différent : «On dit que ceux des hommes qui naquirent à l’origine, vivant dispersés une vie sans règles et sauvage, en vinrent aux pâturages et se portèrent vers l’herbe la plus salutaire et les fruits produits naturellement par les arbres» ; et «pratiquant uniquement l’affection mutuelle, ils vivaient leur vie en groupes à la manière de troupeaux, allant sur les pâturages, nourris en commun par les fruits des arbres et les herbes». Ainsi les ancêtres des hommes sont-ils réputés vivre une vie dispersée, mais aussi regroupée, et surtout pratiquer l’amitié réciproque, et non pas se quereller ni être en conflit. Selon Démocrite, donc, qui invoque la rumeur, le régime de vie des hommes primitifs semble être un régime non pas de propriété commune mais de nourriture commune d’hommes sans propriété, dans un esprit d’affection mutuelle. Cet esprit d’affection mutuelle caractérise aussi, selon Platon, les premiers ancêtres des hommes de son temps : «Étant peu nombreux, ils avaient plaisir à se retrouver» (Lois, 678c) ; «premièrement, ils s’aimaient et avaient des sentiments de bienveillance les uns envers les autres» (678e) ; «ils étaient bons pour ces raisons, et aussi à cause de ce qu’on appelle la simplicité» (679c).
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ces deux biens éthiques essentiels dans la conscience de tous les hommes sans exception, à la différence de ce qui se passe avec les arts, où prévaut le partage social, c’est-à-dire que seuls quelquesuns dans la société doivent en posséder un. L’ordre de Zeus concernant l’acquisition de ces deux biens éthiques est clair : «Qu’ils y participent tous ; car il n’y aurait pas de cités si quelques-uns seulement y participaient, comme c’est le cas pour les autres arts» (322d). La coexistence de ces deux biens éthiques dans la conscience de tous les hommes, caractérisée par Protagoras comme une condition indispensable de l’existence des cités, c’est-à-dire de la société, est aussi le soubassement idéologique de la démocratie, et en particulier du droit à l’égalité de parole des citoyens. Mais elle témoigne aussi de la relation intime de l’éthique avec l’individu, également décisive pour sa valeur en tant qu’homme. Il vaut la peine de signaler que Protagoras présente l’éthique comme envoyée par les dieux, donc agréable à ces dieux, et non comme perturbant l’ordre du monde comme la technique, acquise par les hommes grâce au vol commis par Prométhée au détriment des dieux. Mais il se pose la question suivante : la valeur positive de l’éthique réside-t-elle seulement dans sa mission, expressément avancée comme salvatrice du genre humain, pour consolider la vie des hommes au sein d’une société qui les préserve du trépas dans la Nature ? Ou bien suggère-t-elle davantage, à savoir une sorte de correction des conséquences de la perturbation de l’ordre du monde depuis le moment où l’homme a acquis la technique auparavant possédée par les seuls dieux, entraînant par son usage la liberté radicale de l’individu, capable d’une action plus perturbatrice encore de l’ordre du monde, notamment dans les relations interhumaines, intégrées au deuxième degré dans celui-ci ? La liberté radicale de l’homme, détenteur, qui plus est, des capacités nées de la technique, si elle reste dépourvue d’éthique, est aussi source de scélératesse. Aristote nous avertit sommairement : «De même que l’homme achevé est le meilleur des animaux, de même, séparé de la loi et de la justice, il est le pire de tous. Car quand l’injustice a des armes, elle est tout à fait fâcheuse, alors que
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l’homme croît pourvu d’armes au service de la sagesse et de la vertu, dont il peut user pour des choses contraires. Car sans vertu, il est tout à fait impie et sauvage» (Politique, 1253a). Par ailleurs, nous observons aussi que Zeus, dans son souci de ne pas voir disparaître le genre humain, se montre un peu pingre : il n’a pas accordé aux hommes l’art politique qui se trouvait en sa possession, seul guide parfait de leur vie sociale, mais s’est borné à les pourvoir de ce qui suffirait à leur permettre de vaincre leur insociabilité. Ainsi s’exprimait, à mon avis, le pessimisme de Protagoras concernant la relation de l’humanité avec la politique, c’est-à-dire l’existence d’une politique dans l’Histoire, bon guide de l’humanité vers le «vivre» et le «bien vivre». III LES QUALITES DE LA JUSTICE ET DE SON COROLLAIRE ETHIQUE
Dans le mythe de Protagoras, le pessimisme concernant la possibilité qu’il existe un art politique au service des hommes est compensé par l’opinion optimiste concernant la capacité de biens éthiques, telles la pudeur et la justice, à faire que les hommes vivent normalement dans des cités. La pudeur et la justice apparaissent donc comme une sorte de complément de la politique. La conjonction de la justice et de la pudeur suggère sans doute que la justice est conçue sur le plan subjectif, comme sentiment éthique, de même que la pudeur, qui existe manifestement subjectivement comme sentiment éthique. C’est peut-être ce que signifient les trois mots «apporter aux hommes», c’est-à-dire insuffler dans la conscience des êtres humains, chacun pris individuellement. Mais la phrase : «pour qu’elles soient des ornements et des liens des cités» souligne la destination commune de la pudeur et de la justice : consolider l’harmonie et la cohésion dans la société encore pré-politique, avec pour conséquence
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automatique la création de liens d’amitié entre ses membres («comportant de l’amitié»)3. La pudeur et la justice diffèrent entre elles (329c), malgré leur collaboration constructive en faveur de la société. La pudeur, synthèse de honte et de respect, agit surtout de manière dissuasive, en éloignant l’homme des actes contraires à l’éthique. La justice, outre de dissuader des actes antihumains et antisociaux, implique aussi une action qui guide l’individu vers ce qu’il faut faire pour servir sa vie, et notamment le «bien vivre», mais sans diminuer, voire même en servant aussi les conditions du «vivre» et du «bien vivre» des autres individus de la même société, au moins, ou éventuellement en veillant aussi particulièrement au «vivre» ou même au «bien vivre» de certains autres hommes, par exemple les enfants mineurs. La pudeur, en tant que honte et respect, est quelque chose de plus interne à l’âme que la justice, mais elle soutient éventuellement la justice : qui a de la pudeur s’auto-dissuade de violer les injonctions de la justice, et il n’est nul besoin de le contraindre en le menaçant, d’une peine par exemple, s’ils les viole. La pudeur, étant pour l’individu quelque chose qui surgit du tréfonds de lui-même, ne subit pas le poids du comportement dicté par autrui et contient même très fortement l’élément sentimental, quoique non sans correspondance chaque fois avec une valeur négative ou positive : négative comme honte, positive comme respect. Avec la honte coexiste souvent le bien également éthique de l’honneur, c’est-à-dire un vécu intime par l’individu de sa valeur éthique ou la reconnaissance de sa valeur éthique par les autres hommes dans la société. Et le sentiment de l’honneur est particulièrement fort quand il est terni, soit dans la conscience de 3
La valeur de ces deux biens éthiques avait déjà été vantée dans des œuvres de poètes grecs antérieurs à Protagoras : par les deux grands, Hésiode et Homère, mais aussi d’autres, tel Tyrtée et Solon. Selon Hésiode, notamment, la justice n’existe que chez le genre humain et est un élément qui distingue l’homme des autres animaux (Les travaux et les jours, 278-280).
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son sujet lui-même, soit à la suite d’une attaque par d’autres hommes dans la société. La pudeur, en tant que respect et honte, rencontre l’honneur : en tant que respect, elle le défend ; en tant que honte, elle fait suite à son attaque. La justice, en tant que vertu aussi, c’est-à-dire quelque chose de personnel, voire même de sentimental en quelque manière, a pour élément essentiel la justesse pratique du jugement, ce qui n’est pas sentimental. Mais elle assume aussi la responsabilité d’une distribution objectivement correcte des devoirs et des biens entre les hommes au sein d’une société. Elle est donc indissociablement liée à des éléments de la société ou de l’environnement naturel qui influent en grande part sur ses définitions. Il vaut la peine d’insister sur le fait que Protagoras ne se fie pas, pour la coexistence normale des hommes dans les cités, à la seule «justice», mais juge indispensable aussi la pudeur, éthique spontanée par excellence. IV LA GENESE DU DROIT POSITIF
Mais peut-être le mot «justice» signifie-t-il, dans le mythe de Protagoras, non pas simplement la justice mais aussi un droit positif, c’est-à-dire adopté en quelque sorte dans une société, fûtelle pré-politique, comme l’admet d’ailleurs le Platon des Lois quand il décrit l’unité initiale de la société, la famille, antérieure aux deux autres sortes de société, le «village» et la «cité»4. Dans les Lois, Platon, qui s’avère ici un excellent théoricien du droit, n’ignore pas que la coexistence harmonieuse des hommes et leur solidarité pratique fleurirent originalement dans la cellule de la société, c’est-à-dire la famille, par la force de la douce chaleur familiale, psychiquement formatrice vers l’éthique, avec pour 4
L’accès en trois étapes de l’humanité à une société de plus en plus large, de la «maison» au «village» et du «village» à la «cité», prévu par Platon, non pas de manière dogmatique mais comme simplement probable (Lois, 681 a 4), a été adopté par Aristote, qui l’a mis en avant avec insistance (Politiques, 1252b 931) ; et même, bien des siècles plus tard, par le philosophe allemand Hegel (Grundlinien der Philosophie des Rechts, 1821, §§ 158-360).
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source principale la tendresse maternelle enracinée en un lien biologique, et avec le concours, par ailleurs, de l’expérience des besoins pratiques dans la coexistence des membres de la famille. Les coutumes intrafamiliales, élaborées dans l’espace de douceur éthique des différentes grandes familles complexes de sang commun, subissent parfois un tri quand ces dernières s’unissent et composent ensemble une société plus large. Et par ce tri sont constituées les premières législations (Lois, 680a-681d). Or, dans son mythe, Protagoras ne signale pas la famille ni la dynamique sociale qui mène de la famille à une société plus large ; il n’entreprend pas de concevoir la genèse du droit dans la protohistoire de l’humanité, fût-ce dans la vie des hommes primitifs. Il ne met donc pas en avant la notion stricte de droit positif comme facteur nécessaire pour l’existence de la société élargie. Si bien qu’il se borne à mentionner la «justice» de manière vague, sans présenter son mode de fonctionnement, destiné à établir l’ordre dans la société, et il la présente même comme déjà existante à l’extérieur de la société et brusquement importée, sur une initiative divine, dans celle-ci. N’oublions pas, toutefois, que le sujet discuté était chez Protagoras la possibilité pour la vertu d’être enseignée et que son mythe sur la pudeur et la justice avait pour but d’appuyer son opinion concernant cette importante question d’éducation. Ainsi s’explique en quelque mesure qu’il ne clarifie pas la portée de la notion de justice : englobe-t-elle virtuellement le réseau d’obligations et de droits qui constitue le droit positif, voire même la fonction déterminatrice du droit, qui régule de manière directe la vie dans la société, ou contient-elle aussi ses deux autres fonctions auxiliaires, la fonction sanctionnatrice et la fonction judiciaire ? Il s’ensuit néanmoins un enseignement précieux de l’expression «pudeur et justice», à savoir que, pour affermir les sociétés, la contribution de la justice ne suffit pas, fût-elle assortie de l’existence d’un système parfait de droit positif, et qu’il est aussi besoin de la contribution de l’éthique, intérieure à la conscience dans son essence, sans rapport et supérieure aux injonctions et aux sanctions du droit positif, déterminante du comportement de
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l’individu, non seulement au regard du respect, en principe, des injonctions du droit positif, mais surtout, au-delà de celles-ci, face aux nombreux instants de la vie inévitablement liés à l’action individuelle auto-déterminante de l’homme. Une autre spécificité du mythe de Protagoras est l’insistance à voir dans le danger des bêtes sauvages qui menacent les hommes la cause de la création des premières sociétés. Et sur ce point, c’està-dire le mobile de l’acquisition de la sociabilité par les hommes primitifs, Démocrite semble plutôt en accord avec Protagoras : «Combattus par les bêtes sauvages, l’intérêt leur enseigna à s’aider les uns les autres, et rassemblés par la crainte, ils apprirent à reconnaître peu à peu les formes les uns des autres». Alors que Platon, dans les Lois (681a), note simplement le souci des hommes de protéger leur vie contre les bêtes sauvages comme un parmi d’autres lors de la fondation de cités : «fabriquant des clôtures semblables à des haies, comme des murs de protection, à cause des bêtes sauvages». Le Platon de La République, traitant de la constitution de la «cité» du point de vue non pas de la genèse mais de la pratique, privilégie le partage des tâches : «Une cité naît […] parce qu’il se trouve qu’aucun de nous n’est autarcique et que chacun a besoin de beaucoup de gens. […] Ainsi donc, l’un prenant près de soi un autre pour une raison, et un autre pour une autre raison, liés par le besoin de beaucoup de gens, ayant assemblé de nombreux associés et auxiliaires en une seule habitation, nous avons donné le nom de cité à cette habitation» (369b-c). Dans son mythe, Protagoras ne fait pas valoir le partage des tâches comme mobile de la fondation des cités, même s’il ne l’ignore pas, comme on le déduit de la phrase : «Il n’y aurait pas de cités, si quelques-uns seulement participaient, comme c’est le cas pour les autres arts» (322d). Et cela s’explique, puisque le récit mythique de Protagoras a pour objet immédiat la vie des hommes primitifs, où le partage des tâches est de peu d’importance et à peine sous-développé.
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CONCLUSION
Telles sont les réflexions que nous inspire le mythe de Protagoras selon Platon. N’oublions pas la sentence classique de ce célèbre sophiste : «L’homme est la mesure de toute chose», qui fait de l’homme le sujet auto-posé de la pensée de toute chose. N’oublions pas, en particulier, sa sentence fameuse, agnostique : «Pour ce qui est des dieux, je ne peux savoir ni s’ils sont, ni s’ils ne sont pas». La mention, donc, par ce même sophiste, de dieux tels que Zeus, Hermès, Héphaïstos ou Athéna, voire d’un être surhumain comme Prométhée, doit être imputée simplement au langage symbolique de la fiction, c’est-à-dire être entendue sans prétention à une réflexion logiquement responsable, mais comme une licence poétique, et plus précisément une licence mythologique, et être interprétée comme suggérant les réalisations de l’inventivité et de la sensibilité des hommes, dans le dépassement de leur subjectivité existentielle. Cette appréciation critique de la contribution du mythe anthropologique de Protagoras à la philosophie de l’Histoire et du Droit est une expression non pas d’irrévérence mais plutôt d’honneur, au service de la réputation de ce grand sophiste, c’est-àdire de ce penseur plein de sagesse, glorieux rejeton de la Grèce du Nord.
11 LA JUSTICE DANS LA TRAGÉDIE GRECQUE CHARA BACONICOLA Professeur au Département d’Études Théâtrales, Université d’Athènes
La problématique de la justice dans l’antiquité classique ne constitue point un souci exclusif des philosophes. Elle apparaît également dans l’Histoire1, aussi bien que dans la poésie, quoique les modes d’approche diffèrent selon le genre littéraire. Et s’ils diffèrent, c’est que chaque genre littéraire vise à un but qui lui est propre, et qui n’est pas nécessairement lié aux problèmes moraux. Pour ce qui est de la poésie tragique, on comprend bien que la discussion sur le bien et le mal, la justice et l’injustice, est monnaie courante, puisque l’acte y revêt presque toujours une ambiguïté morale. Par conséquent, ce que nous avons l’intention de faire ici, ce n’est pas de révéler une prétendue forme unique de justice que la tragédie suggérerait (puisque cela est exclu d’avance), mais d’examiner les niveaux auxquels se développe la justice dans l’œuvre tragique, et de déceler éventuellement un certain degré de souplesse morale qui va de pair avec l’absence de système juridique rigide en Grèce2.
1
D’après Jacqueline de Romilly, le terme même de nomos (loi), dans son acception propre, apparaît en vertu du développement de l’écriture et de la vie politique (La loi dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1971, pp. 11-3), bien que son usage servît également à désigner des traditions, des façons de vivre ou des règles de principe (v. ibid., p. 15).
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Les héros de la tragédie se définissent essentiellement par leurs actes, et non pas par leur caractère ou par leurs paroles. Pourtant, les mots qu’ils prononcent révèlent toujours quelque chose de grave: une revendication, une critique, un engagement personnel, une exigence morale. Ainsi, le langage fait souvent partie de leur action, ou bien il l’éclaire en en exposant la cause. Dans ce langage souvent imbibé de fatalité, ainsi que dans le langage souvent modéré du chœur, les vocables de la justice reviennent à plusieurs reprises dans un contexte de déclaration, de postulat ou d’exigence. Les mots qui véhiculent la notion de la justice sont en principe le dikaion et la dikè, la themis, le nomos et les nomima 3, ta thesmia 4 et leurs dérivatifs (tels les adjectifs endikos 5, diképhoros, ennomos 6), tout comme leurs contraires (paranomos7). On ne peut parler d’un système de lois fixe dans l’Antiquité classique, et, à plus forte raison, dans la poésie tragique qui, de par sa nature, est exempte de devoirs moraux ou juridiques. Pourtant, dans la tragédie, on rencontre souvent non seulement des lois ou des décrets prononcés ad hoc et dictés par de graves circonstances 8, mais aussi des règles sociales ou des coutumes assumant le rôle de lois, en vertu de leur application séculaire. Telles sont les liaisons sacrées de l’amitié ou du sermon. De plus, il y a certaines catégories de personnages dont le statut social ou politique est spécifique et, donc, ils sont traités d’une façon particulière, ayant des droits et surtout des devoirs précis. Tels sont les esclaves, les captifs, les femmes 9, les suppliants et les personnes (voyageurs ou expatriés) qui séjournent chez un hôte étranger.
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V. Euripide Suppliantes, 311. V. Médée, 494. V. Euripide Suppliantes, 65. V. Eschyle Suppliantes, 384. 7 V. Troyennes, 284. Tel est, par exemple, le décret de Créon qui interdit, dans Antigone, l’enterrement de Polynice. Sur le statut des femmes, v. Sue Blundell, Women in Classical Athens, London, 1998.
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On peut discerner trois niveaux d’application de la justice, modelés à chaque fois par le mythe dramatique ou par une situation critique. 1) La justice imposée directement par les dieux aux mortels On sait bien qu’Eschyle est le poète dévot par excellence, celui qui croit non seulement à la toute-puissance de Zeus, mais à la justice divine. Les déesses Diké et Thémis accompagnent plus d’une fois le père des dieux, surveillant ainsi l’équilibre des choses humaines. Pourtant, ce n’est pas qu’Eschyle qui se réfère à la justice extra-humaine. Sophocle et Euripide reconnaissent également chez les dieux le pouvoir de rendre justice et de punir les hommes. Ce sera même chez Euripide, le poète sceptique et chancelant entre piété et impiété, que nous apercevrons le dieu justicier le plus dynamique et sévère: le Dionysos des Bacchantes. Si l’on tenait à localiser les lois qui régissent la justice des dieux, on finirait par conclure qu’elles sont plutôt vagues et instables. Deux mythes dramatiques mis en opposition suffiraient pour nous montrer cette relativité du droit divin. Prenons comme exemples les Euménides d’Eschyle et les Bacchantes d’Euripide. Oreste, devenant matricide, offense les vieilles déesses Erinyes, qui le persécutent afin de le punir pour son crime hideux et impie. L’affaire passe entre les mains de juges mortels, dont les suffrages se partagent. Le dénouement du drame sera l’absolution d’Oreste grâce à l’intervention d’Athéna, dont le vote va innocenter l’accusé. Il va sans dire qu’Eschyle, étant incontestablement un homme pieux, n’a pas eu l’intention de montrer dans ses drames l’arbitraire divin, mais plutôt d’insinuer deux éléments de la justice divine: premièrement, la possibilité d’une indulgence à volonté, qui peut transcender les limites de la justice en soi, mais qui suggère la souplesse d’une autre justice, plus ‘humaniste’, en quelque sorte; et deuxièmement, une exigence ‘civique’, si l’on peut dire, qui dépasse le simple souci de punir un seul homme, et qui vise à un bien plutôt collectif. Ainsi, ce ne sera pas Oreste seul qui profitera de la bienveillance d’Athéna, mais aussi la ville d’Athènes, qui
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n’aura plus à redouter le courroux des vieilles déesses chthoniennes10. On peut résumer la justice divine, et surtout celle de Zeus, selon Eschyle, dans les mots suivants que profère le Chœur de ses Suppliantes: «L’auteur commun de nos deux races contemple ce débat, Zeus impartial qui, suivant leurs mérites, traite les méchants en coupables, en justes les cœurs droits»11. En d’autres termes, «la puissance de Zeus est celle de la justice»12. Malgré tout, la justice divine demeure parfois, même chez Eschyle, assez opaque, comme nous le montre le texte de Prométhée enchaîné. De son côté, le Dionysos euripidéen arrive à Thèbes, afin d’initier la ville à son culte, et surtout afin de punir les sœurs de sa mère Sémélé: leur crime, juvénile d’ailleurs et si reculé dans le passé, a été de ne pas avoir cru à l’accouplement de leur sœur avec Zeus, voire d’avoir cru que son fils divin fut le fruit d’une union secrète avec un mortel. «Il faut que malgré elle cette ville comprenne combien lui manquent mes danses et mes mystères, que je venge l’honneur de Sémélé, ma mère –en me manifestant aux hommes comme le dieu qu’elle enfanta pour Zeus»13. Dionysos rendra justice: il éliminera la lignée royale de Thèbes, en incitant Agavé à tuer, en état de transe religieuse, son propre fils, le roi Penthée. L’impiété de Penthée envers Dionysos n’a fait que compléter l’image de la faute familiale à punir. De toute façon, le dieu nouveau était résolu à punir la famille de sa mère, et le châtiment qu’il lui a infligé a été trop cruel et, en partie, 10
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La critique a même entrevu cette justice indirecte et latente chez le Zeus qui punit Prométhée, et qui, malgré sa cruauté explicite et incontestable, tient à installer un ordre humain, nécessaire à la vie collective (v. Stephen White, «Io’s world: intimations of theodicy in Prometheus Bound»), dans The Journal of Hellenic Studies, vol. 121, 2001, p. 130 («The justice of Zeus displayed in PD is stern and sometimes severe. But it is never arbitrary, vindictive or malicious. The arrogant, impious and violent are punished harshly, but always for transgressing ordinances that an Attic audience could find just and humane»). Eschyle Suppliantes, 402-4. Ibid., 437. Bacchantes, 39-42.
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injuste. Le pieux Cadmos va payer autant que ses filles coupables et son petit-fils impie. À propos de Penthée, il dira à Agavé: «Il fut pareil à vous dans son mépris du dieu. Celui-ci, d’un seul coup, nous enveloppa tous dans un malheur commun pour perdre ma maison, oui, vous, lui-même et moi qui, privé d’enfant mâle» 14 etc. On vient de voir comment, dans le premier cas, la justice divine se transforme en une attitude trop indulgente, alors que dans le second, la justice aboutit à une punition extrêmement cruelle, voire disproportionnée par rapport au crime15. Agavé, après s’être remise du délire, osera critiquer directement le dieu vengeur: «Nous avons compris tout cela. Pourtant, tes coups sont trop durs». D’ailleurs, «la rancune des dieux ne doit point ressembler à celle des mortels»16, ajoute l’infanticide, suggérant par là que le courroux du dieu aurait dû être plus modéré. Pourtant, d’un autre point de vue, la cruauté fait partie de l’essence même du dieu17, dont les ménades ont déjà eu l’expérience sur la montagne. Nous avons vu plus haut qu’Oreste, absous de son crime, jouit du côté bénéfique de la justice divine. Il n’est même plus question de justice mais d’un acte de grâce de la part d’Athéna et d’Apollon. Le fils d’Agamemnon exprime sa reconnaissance non pas parce que les dieux ont été justes, mais parce qu’ils l’ont sauvé (l’idée qui prédomine est le côté salutaire – sôzein – de l’intervention divine18). Agavé, au contraire, qui ne parle pas non plus de justice divine, ne voit dans la punition infligée par le dieu
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Bacchantes, 1302-5. «Le temps, parfois lentement, comme nous l’avons vu dans la structure des Bacchantes, ne révèle pas la justice des dieux, mais leur pouvoir, leur force, leur présence incontournable. La «justice» dionysiaque ressemble plutôt à celle qui règne dans l’apeiron d’Anaximandre», nous dit Luc Van der Stockt («Le temps et le tragique dans les Bacchantes d’Euripide», dans Les Etudes Classiques, t. 67, no 2-3, 1999, p. 179). Bacchantes, 1346 et 1448. Cf. Walter Otto, Dionysus, Mythos und Kultus, 1933 (en grec: Dionysos, Mythos kai Latreia, Athènes, Ekdoseis tou Eikostou Prôtou, 1991, trad. Theodôros Loupasakès, p. 106 et ailleurs). Euménides, 754-61.
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qu’un «coup atroce»19. Il va sans dire qu’Euripide n’hésite point à présenter plusieurs héros qui accusent carrément les dieux d’injustice. Il suffit de parcourir le texte d’Oreste, pour voir ce que les héros pensent d’Apollon: «Injuste fut Loxias, injuste son oracle, le jour où, sur le trépied de Thémis, son arrêt ordonna un meurtre sans nom, celui de ma mère» 20, dit Oreste et, un peu plus tard, Ménélas formulera aussi un jugement assez sévère à propos du même dieu: celui-ci a ordonné le parricide parce qu’«il connaissait mal le bien et la justice» 21. Pour ne pas oublier Sophocle, nous suivrons aussi l’Athéna d’Ajax, dans le prologue dialogué du drame. Nous sommes dans le camp des Achéens, en Troie. La déesse apparaît au moment où Ulysse cherche avec une précaution exagérée Ajax, qui, paraît-il, vient de massacrer une bonne partie du bétail de la région, lors d’une crise de folie qui lui cause des hallucinations. Ulysse espionne le héros, mais il a peur de lui. Athéna l’encourage d’approcher sans crainte, puisqu’elle-même a jeté le grand héros dans cette situation pitoyable. Ce qui a précédé l’intervention maléfique de la déesse a été la colère d’Ajax contre les Achéens qui lui ont refusé les armes d’Achille déjà mort. Cette rémunération lui revenait de droit, puisqu’il était le plus brave des stratèges. Donc, sa colère contre les chefs Grecs est justifiée. Pourtant, Athéna transforme ce courroux en folie meurtrière, qui humilie le héros de deux façons: premièrement, en lui inspirant la haine et le désir de se venger de ses compatriotes, ce qui est extrêmement honteux, et deuxièmement, en lui donnant l’illusion qu’il tue des Achéens, alors que sa furie se dirigeait contre les bêtes. L’épée du premier héros de l’armée grecque est doublement souillée: d’une part, par l’intention de son maître (poursuite de gens de la même race) et, d’autre part, par le résultat de son délire (tuerie de simples animaux, voire d’animaux qui ne sont même pas sauvages).
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Athéna poursuit Ajax et pour cause. Nous apprenons que cet homme s’est montré impie deux fois envers les dieux, en méprisant leur aide pendant la guerre22. Ajax est trop sûr de lui-même et la déesse prétend que «les dieux aiment les sages, ils ont les méchants en horreur» 23. Néanmoins, la fille de Zeus n’invoque ni l’arrogance24 et l’impiété du héros, ni la justice en soi. Elle tient à décrire les mouvements fous de sa victime, ainsi que sa ridiculisation qu’elle-même a voulue. En effet, après avoir assuré Ulysse qu’Ajax est le tueur des bêtes, et après lui avoir promis qu’elle sera son alliée, elle retarde trop sur la description de son activité maléfique et miraculeuse contre Ajax, ainsi que des mouvements délirants de ce dernier. Le langage que tient Athéna ne nous renvoie point à l’idée de la justice à rendre, mais surtout à un vif désir de rendre le héros dérisoire aux yeux de tous les Achéens. Les mots qu’elle adresse à Ulysse en sont révélateurs: «Mais je veux que tu sois témoin de cette démence éclatante: tu la feras connaître à tous les Grecs» 25. Et, pour convaincre son interlocuteur d’assister au spectacle piteux de la démence, elle ajoutera: «Eh bien! Quoi de plus doux: rire d’un ennemi?» 26. Athéna ne semble pas assumer ici le rôle de justicier, mais plutôt celui d’un metteur en scène qui monte une comédie méchante ou une farce mauvaise. Sophocle, en effet, nous suggère «l’idée d’une divinité injuste», qui aurait pu punir le héros sans le déshonorer27. Dans ce drame, la justice divine ressemble à un jeu ironique et moqueur, qui n’a rien de sublime. Par ailleurs, la punition d’un 22 23 24
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Ajax, 766-75. Ibid., 132-3. C’est Ajax lui-même qui avoue être fier, ce que répèteront plusieurs personnages de son entourage: voir ibid., 205, 212, 222, 96, 766, 770 etc. Ibid., 66-7. Ibid., 79. Albert Machin écrit à propos de l’attitude déconcertante d’Athéna qui est bien loin de donner une leçon morale convaincante: «Cela est d’autant plus vrai que la déesse, dans tout ce début, ne fait pas preuve seulement de puissance, mais de cruauté. (…) Mais pourquoi le poète avait-il besoin d’une Athéna injuste et cruelle? Pour humilier peut-être encore plus Ajax. Peut-être aussi, pour que l’on voie dès le début en lui, plus qu’un coupable, un persécuté» («Ajax, ses ennemis et les dieux», dans Les Etudes Classiques, t. LXVIII, 2000, p. 7).
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homme arrogant, sans doute, mais courageux, honnête qui, en plus, a subi une injustice de la part de ses compatriotes, est loin d’être adéquate en l’occurrence: avant qu’Ajax se suicidât, il a subi l’opprobre par excellence: ses égaux le privent d’un prix qu’il méritait, son image physique s’altère, ses mouvements deviennent désordonnés et farouches, l’armée se rie de lui ou, au moins, le méprise franchement. Son suicide, donc, sera l’aboutissement d’une honte structurée avec plusieurs matériaux: sa folie envoyée par la déesse, d’où sa rage contre ses alliés et la tuerie des animaux, et, enfin, et surtout, le rire et les sarcasmes des Grecs. Ajax est réduit au néant, puisqu’il a perdu son honneur à cause d’un jeu divin cruel: mais la justice ne doit pas railler le coupable, sinon elle perd de son prestige. Athéna, en fin de compte, se montre plus cruelle qu’Ulysse lui-même, ennemi d’Ajax. On pourrait conclure, finalement, que la justice qui vient des dieux peut varier selon leur humeur temporaire ou leur caractère ou, à la rigueur, à leurs projets secrets et, par conséquent, elle est imprévisible, sinon choquante parfois. 2) La justice appliquée sur le plan interhumain/interpersonnel Si la justice divine n’a point de contour précis ni stable, la justice appliquée par les mortels entre eux semble être plus familière ou, au moins, plus ‘lisible’. Il nous faut avouer que chez Eschyle l’acte de justice est presque toujours réalisé sous l’égide du dieu. Mais cela n’empêche que les mortels (surtout les gens du pouvoir) changent parfois d’avis sur ce qui est juste ou injuste. On peut, donc, déceler certaines allusions à la fluidité de l’idée de droit parmi les mortels: «…et ce que l’État recommande comme le droit, tantôt c’est ceci et tantôt cela», dira le chœur dans Sept contre Thèbes.28 Il y a, évidemment, plusieurs moments où les conceptions de la justice divergent, et où deux attitudes opposées sont mises en lumière lors d’une dispute. En réalité, presque tous les «agônes 28
Sept contre Thèbes, 1071-2.
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logôn», les ‘luttes verbales’ que l’on rencontre surtout chez Sophocle et Euripide, ne font qu’étaler deux argumentations opposées à propos de la justice. Quelle est cette justice établie et soutenue par la conscience humaine? Il nous faudra répondre d’avance que c’est une justice conditionnée par les intérêts personnels et les circonstances objectives, la nécessité vitale et la nécessité politique, les besoins affectifs et les valeurs morales, bref, par tout ce qui a affaire à l’imperfectibilité et la finitude humaines, quoique tous ces facteurs qu’on vient d’énumérer se projettent le plus souvent sur un fond divin. Parmi les victimes de l’injustice les plus pathétiques de la dramaturgie antique, on discerne le Philoctète sophocléen, qui a raison de souhaiter le châtiment divin des Atrides et d’Ulysse qui l’ont jadis abandonné sans pitié à Lemnos29: «Et vous périrez pour le mal que vous m’avez fait, si les dieux ont vraiment souci de la justice»30. Pourtant, Ulysse conçoit autrement la justice, voire par rapport à l’efficacité pratique de l’attitude adoptée à chaque fois. Et voilà ce qu’il déclare carrément: «…pour l’instant, je n’ai qu’un mot à dire. Chaque fois que l’on a besoin de telle ou telle espèce d’hommes, je suis de l’espèce qu’il faut; et si l’on a quelque jour à choisir parmi des justes et des probes, tu ne découvriras personne de plus scrupuleux que moi» 31. Il n’y a pas de justice absolue dans le monde tragique. C’est pour cela qu’une controverse sur la justice et l’injustice est toujours possible. Les héros qui se disputent un droit quelconque sont incapables de comprendre que leur vérité n’est pas unique, ni inébranlable. Polynice, affrontant son frère un peu avant le combat, déclare: «La vérité parle un langage sans détour, et la justice n’a que faire d’explications compliquées. Elle trouve en soi son opportunité, tandis que l’injustice, viciée en son essence, réclame des sophismes pour remèdes» 32. À cette certitude simple et limpide s’oppose Etéocle par une autre ‘vérité’ qui est la sienne: «Si la 29 30 31 32
Philoctète, 314-6. Ibid., 1035-6. Ibid., 1048-51. Phéniciennes, 469-72.
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même chose était également pour tous belle et sage, les humains ne connaîtraient pas la controverse des querelles. Mais il n’existe pour les mortels rien de semblable ni de pareil, sauf dans les mots: la réalité est différente» 33. Etéocle met en lumière la dynamique de la subjectivité qui, seule, est en mesure d’attribuer à un fait une valeur positive ou négative, selon le cas. Cette optique détache le nom (onoma) de l’action (ergon) qui lui correspond au niveau sémantique. En outre, en refusant à un acte sa qualification traditionnelle, Etéocle refuse en même temps au langage sa fonction communicative. Au niveau des rapports intersubjectifs, Médée est une tragédie exemplaire: tout d’abord, les dieux y sont pratiquement absents (la parenté de la Colchidienne avec le dieu Hélios ne joue, ici, qu’un rôle accessoire, tout comme Hécate que Médée ‘choisit’ pour auxiliaire34), et ensuite son nœud tragique se concentre principalement autour d’un acte ‘privé’: une trahison conjugale. Le vocabulaire de l’injustice purement humaine est riche: le verbe adikein/adikeisthai se répète incessamment 35, en alternance avec les mots ‘juste’ (dikaios) et ‘injuste’ (adikos)36, ‘justice’ (dikè)37 et Thémis38. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue le fait que, dans la tragédie grecque, on ne suit jamais une discussion purement théorique et désintéressée sur ce sujet, vu que la tragédie n’arrive jamais – et ne s’intéresse jamais – à nous donner des cours de philosophie, mais plutôt, dirions-nous, à nous montrer indirectement les lacunes logiques de tout système philosophique (moral ou autre). C’est ainsi que même un homme sage peut se tromper. Thésée, dans les Suppliantes d’Euripide, critique Adraste pour son mauvais choix de beaux-fils, en lui jetant à la face que «le sage ne devrait pas accoupler les choses justes avec des choses 33 34 35 36 37 38
Ibid., 499-502. Médée, 396-7 et 406. V. ibid., 26, 165, 221, 309, 314, 692. Ibid., 724 et 580. Cf. ibid., 267 (endikôs), et 1121 (paranomôs). Médée, 219, 261, 411, 537, 764, 802, 1298, 1316, 1390. Ibid., 160, 208, 1054.
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injustes»39. D’autre part, faute de système juridique écrit ou, au moins, non écrit mais valide pour tous, il est souvent question de ‘lois’, qu’on doit instaurer en vue d’un phénomène social inquiétant. Ainsi, Hécube incite Ménélas à tuer sa femme perfide et à établir «pour toutes les autres femmes cette loi: que celle qui trahit son époux soit mise à mort» 40. Le droit, donc, et la justice passe peu à peu entre les mains des mortels, tout en gardant son enveloppe sacrée, mais fragile. Hécube est peut-être le personnage le plus compétent pour attribuer à ces notions un caractère anthropocentrique. Dans la tragédie qui porte son nom, nous la voyons prête à implorer l’alliance de son ennemi Agamemnon, afin de se venger d’un autre ennemi, Polymestor. Dans son désespoir, la reine dépouillée de tous ses enfants et de tous ses biens, transforme momentanément dans sa conscience un ennemi juré en ‘ami’, afin d’appliquer la loi du talion contre un ennemi nouveau. La justice devient ainsi, pour elle, non seulement une affaire humaine, mais surtout relative et conditionnée par les circonstances. Les dieux semblent ‘dériver’ des lois de la terre, et en tout cas, passent au deuxième plan: «Pour moi, je suis esclave et sans force peut-être. Mais les dieux sont forts, et aussi la loi qui les domine. Car c’est la loi qui nous fait croire aux dieux, et vivre en distinguant le juste de l’injuste»41. Ce caractère civique des lois est alludé encore une fois, lorsque Hécube constate que les décrets des lois (nomôn graphai) comptent parmi les obstacles de la liberté individuelle42. Rappelons-nous, aussi, que dans les Troyennes, ce sera encore cette femme anéantie qui exprimera à voix haute une idée assez audacieuse sur l’origine de la justice, dans sa fameuse prière: «O toi, support de la terre et qui sur la terre as ton siège, qui que tu sois, insoluble énigme, Zeus, loi inflexible de la nature ou intelligence des humains, je t’adore. Toujours, suivant sans bruit ton chemin, tu mènes selon la justice 39 40 41
42
V. Euripide Suppliantes, 223-4. Troyennes, 1030-2. Hécube, 798-801. Cf. D.W. Lucas, The Greek Tragic Poets, New York, Norton Library, 1964, pp. 234-5. Hécube, 864-7.
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les affaires des mortels»43. Hécube verra, également, chez Ulysse tous les vices d’un homme injuste par excellence dans ses rapports avec les humains: «Le sort me fait l’esclave d’un être abominable et perfide, d’un ennemi du droit, d’un monstre sans loi, qui chez vous calomnie les intentions des autres et va, des vôtres, en faire autant chez eux, langue doublement fausse qui met la haine partout où régnait l’amitié»44. 3) La justice appliquée au niveau ‘international’ Le crime, dans la poésie tragique, n’est pas toujours dicté par un désir de vengeance personnelle. Les héros parlent souvent de crimes politiques ou bien commettent eux-mêmes une injustice en tant que conquérants d’un peuple vaincu, en tant qu’hôtes puissants ou en tant qu’étrangers qui courent un danger. En général, puisqu’on ne trouve pas un ensemble de lois fixes régissant les rapports familiaux ou communautaires, on ne pourrait pas non plus découvrir l’idée d’un droit ‘international’ ou ‘inter-civil’. Néanmoins, il y a des moments où l’on formule des critiques sévères, lorsqu’un acte transgresse des règles fondamentales implantées dans la conscience, paraît-il, par une culture qui dépasse les frontières d’un peuple précis 45. On dirait que ces règles émanent d’un droit naturel et humanitaire fondé sur l’idée universelle que les mortels partagent le même sort et qu’ils sont également susceptibles de souffrances46. Une telle loi prescrit la sépulture des soldats morts, après le combat. Le héraut de Thésée, envoyé à Thèbes, proclame: «Nous venons chercher ici des morts pour les mettre au tombeau, 43 44
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Troyennes, 884-8. Ibid., 282-7. A propos de la complexité du caractère d’Ulysse dans la tragédie, v. Pietro Janni, «Euripide, Troiane 281 sgg.», dans Quaderni Urbinati di Cultura Classica, no 21, 1976, pp. 97-102. À propos des lois non écrites les plus fondamentales, v. Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, p. 42. «En somme, ce qui ressortit de la loi non écrite relève de la morale et de la solidarité humaine», écrit Jacqueline de Romilly (La loi dans la pensée grecque, p. 38).
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respectant ainsi la loi de tous les Grecs» (ton panellénion nomon sôzontes)47. D’autre part, les droits et les devoirs de l’hospitalité semblent être connus et acceptés de tous les peuples qui se mêlent aux mythes tragiques. Ainsi, le meurtre d’un hôte, au double sens du terme (que ce soit un étranger qui jouit de l’hospitalité ou quelqu’un qui l’offre), est considéré comme un crime impie aux yeux de l’humanité. Dans Iphigénie en Tauride, lorsque Oreste s’entretient avec Iphigénie en cherchant un moyen de fuir avec elle, et qu’il lui propose, à cette fin, de tuer le tyran du pays, sa sœur rejette ce projet injuste: «Des étrangers assassiner leur hôte? Ah, quel forfait!»48. Signalons, de plus, que c’est une femme qui proteste ici contre un acte qui s’oppose à une valeur morale incontestable, liée à la pratique de l’hospitalité au niveau ‘international’: l’acte de tuer celui qui offre l’hospitalité. Évidemment, ce n’est pas la première fois qu’un personnage féminin ose exprimer une idée sociale ou politique, bien que les écrits féministes tiennent à soutenir que la tragédie montre toujours les femmes subjuguées au système patriarcal qui leur ôte la liberté d’expression et d’initiative49. On retrouve la même idée dans Hécube, mais en sens inverse, où l’assassinat de Polydore, fils d’Hécube, par le roi Thrace Polymestor qui l’hébergeait chez lui pendant la guerre de Troie, choque tout le monde. Hécube s’écrie: «Indicible, innommable forfait, qui passe les bornes de la stupeur, impie, intolérable! Où donc est la justice qui protège les hôtes?» 50
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V. Euripide Suppliantes, 670-2. Iphigénie en Tauride, 1021. V. à titre d’exemple, Sarah B. Pomeroy, «Images of Women in the Literature of Classical Athens», dans l’ouvrage collectif Tragedy, London & New York, Longman, 1998, ed. by John Drakakis & Naomi Conn Liebler, pp. 217-8. Hécube, 714-5 (Pou dika xenôn;). Constantinos Savva Yialoukas signale la triple injustice commise contre Polydore: «Hecuba saw in the murder of Polydorus the violation of a law of general validity which in the case of Polymestor took three concrete forms: disrespect towards human life, violation of the law of xenia and denial of the burial due to a dead person» (The conflict
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Agamemnon, à son tour, exprime son horreur pour celui qui tue l’étranger qui est logé chez lui. «Il m’est pénible de juger les torts d’autrui; cependant, il le faut. Car il serait honteux, ayant pris cette affaire en main, d’en rejeter la charge. Mon avis, si tu veux le savoir, c’est que ni mon intérêt ni celui des Achéens ne t’ont poussé à tuer ton hôte, mais le désir de garder l’or en ta maison: tombé dans le malheur, tu tiens le langage qui sert ta cause. Chez vous, tuer un hôte est peut-être sans importance; chez nous, qui sommes Grecs, c’est un acte honteux. Comment, donc, t’absolvant, échapperais-je au blâme? Je ne pourrais. Tu as osé commettre une action infâme; supporte maintenant un traitement hostile»51. De son côté, la séduction d’Hélène est désapprouvée par tout le monde, puisque Pâris non seulement a enlevé l’épouse d’un autre homme, mais qu’il l’a enlevée alors qu’il profitait de l’hospitalité de Ménélas: il sera traité d’hôte félon (xeinapatès)52. La même qualification recevra également Jason de la part de Médée, puisqu’il a trompé le roi de Colchide et sa propre femme53. Le devoir sacré de protéger son hôte coïncide au statut d’inviolabilité auquel a droit tout homme qui arrive dans un pays étranger, indépendamment de son origine. Mais dans Hélène, Ménélas, dès son arrivée en Égypte, rencontre une vieille femme qui le conseille de disparaître car il court un danger mortel: le roi Théoclymène hait les Grecs. Ménélas lui répond sans hésitation: «Je suis là en tant qu’étranger qui a naufragé, donc ma personne est inviolable» (asyléton genos)54. Pourtant, le roi Égyptien, tout comme le roi Thoas en Tauride, poursuit et met à mort les Grecs qui pénètrent dans son pays55. On pourrait supposer ici qu’en Égypte et en Tauride les mœurs ou les lois qui ont affaire aux étrangers ne sont pas les mêmes que celles des cités grecques. Mais
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of doxa and alétheia in Euripides and his predecessors, Nicosia-Cyprus, The Cyprus Association of Greek Philologists ‘Stasinos’, 1990, p. 74). Hécube, 1240-51. Troyennes, 866. Médée, 1392. Hélène, 449. V. Hélène, 468 et 479-80, et Iphigénie en Tauride, 38-39.
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nos poètes tragiques tiennent trop peu à montrer des différences culturelles entre les pays où ils nous amènent. Et si Euripide fait dire à Iphigénie, prêtresse en Tauride, que les lois de son pays interdisent aux Hellènes de sacrifier des victimes humaines56, nous ne pouvons voir dans ce commentaire qu’une attitude ironique du poète57, puisque Iphigénie, un peu avant, s’était rappelée la violence de son propre massacre (esphaxen -!-) sacrificiel en Aulide58. En réalité, le droit d’asile et d’hospitalité est, dans la tragédie grecque, encore une question ‘ouverte’, susceptible de discussion. La protection des étrangers est, d’une part, un acte pieux (dont Zeus lui-même se porte garant), mais, d’autre part, elle doit souvent tenir compte d’un tas de paramètres sociopolitiques, selon lesquels l’asile accordé pourrait éventuellement nuire à l’ordre établi sur le plan de la cité ou de ses relations avec une cité ou un pays étranger. Euripide, par la voix de Médée, nous rappelle que l’asile et l’hospitalité ne sont pas accordés aux meurtriers 59. Pourtant, mieux que tous, Eschyle étale une problématique minutieuse à propos de l’asile dans ses Suppliantes, où le roi Argien hésite à prendre immédiatement le parti des Danaïdes persécutées par leurs cousins: «décider ici n’est point facile» 60. Et il expose une argumentation détaillée qui trahit son souci de la justice tant pour les suppliantes que pour son propre pays61. 56 57
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Iphigénie en Tauride, 465-6. Les sous-entendus religieux et culturels de ce drame ne sont pas les seuls à mettre en doute les idées traditionnelles. Dans Héraclès, par exemple, c’est Thésée, au moment où il soulage moralement le héros malheureux, et où il l’assure de sa protection, qui exprime cette idée ambivalente: «Quand on a la faveur des dieux, les amis sont inutiles. Il suffit de la protection qu’il plaît à la divinité de nous accorder» (1338-9). Cf. Michael R. Halleran, «Rhetoric, Irony, and the Ending of Euripides’Heracles», dans Classical Antiquity, vol. 5, no 2, October 1986, p. 181. Iphigénie en Tauride, 8. Médée, 386-8. Eschyle Suppliantes, 397. Ibid., 387-9, 399-401, 474-7 et ailleurs. Cf. [Chara Baconicola, Moments de la tragédie grecque, t. II]: Chara Baconicola, Moments de la tragédie grecque, Athènes, 2004, Kardamitsa, pp. 93-111 (chap. «Le droit du suppliant et l’asile politique dans la tragédie grecque»).
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La dramaturgie antique fait souvent allusion à une transposition de la justice divine au domaine de la dynamique humaine. Dans Hélène, la prêtresse Théonoé, prompte à aider le couple à fuir, déclare assumer, de par sa nature, le rôle de juge impartial: «Je suis par ma naissance un vivant sanctuaire, un temple auguste de Diké» 62. Mais Eschyle lui-même, qui invoque trop souvent le nom de Zeus, ainsi que de ses ‘accompagnatrices’ divines, Diké et Thémis, insinue parfois que l’œuvre de la justice incombe plutôt aux mortels. Les Danaïdes, en attendant anxieusement le verdict de la ville qui va décider de leur sort, expriment une haute déontologie culturelle à propos du droit international: «Que le conseil qui commande en cette cité garde sans trouble ses honneurs, pouvoir prévoyant qui pense pour le bien de tous! Qu’aux étrangers, avant d’armer Arès, on offre, pour éviter des maux, des satisfactions réglées par traité!»63. D’une façon ou d’une autre, on constate chez tous les poètes tragiques une tendance, plus ou moins explicite, à désacraliser la justice et le droit64. Dans Antigone, Créon apparaît afin de nous exposer un ensemble de postulats concernant le bien-être de la cité et afin de déclarer carrément que par ses lois il compte augmenter la grandeur de sa ville65. Il est évident que la justice que Créon préconise est justifiée et raisonnable, et que les lois qu’il tient à instaurer à Thèbes ne visent point à éliminer une personne précise. Pourtant, il s’avère que cette loi est destinée tout d’abord à punir Polynice, bien que déjà mort. La loi dont il parle n’est, par conséquent, qu’une mesure politique (ekkekerydtai)66, voire urgente. Le Chœur s’y
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Hélène, 1002-3. Eschyle Suppliantes, 698-703. Cf. [Stéphanos I. Délicostopoulos, Genèse du droit et poésie grecque ancienne]: Athènes-Komotinè, Sakkoulas, 1996, pp. 107-43. Antigone, 175-91. Cf. ibid., 177. Ibid., 203.
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résigne, puisque le roi a le droit exclusif d’appliquer la forme de justice qui lui plaît67. Mais voici Antigone, qui a osé passer outre aux ordres de Créon. À ce reproche du roi, Antigone répondra en faisant une distinction sémantique rigoureuse entre la loi telle que la pense ellemême et ce que Créon appelle ‘la loi’68. Cela l’amène à signaler les différences linguistiques qui séparent sa propre axiologie des vocables de la justice employés par le roi. Ainsi, Créon profère toujours le mot nomos, alors qu’Antigone emploie le mot kerygmata (et le verbe proukeryxas)69, pour désigner les prétendues ‘lois’ de son oncle. La justice à laquelle obéit la fille d’Œdipe est une justice non écrite mais très nette pour elle. À la question rhétorique que lui pose Créon («ainsi as-tu osé passer outre à ma loi?») Antigone répond non pas comme une révoltée, mais comme une personne pieuse, quoique inflexible: «Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamée! Ce n’est pas la justice, assise aux côtés des dieux infernaux; non, ce ne sont pas là les lois qu’ils ont jamais fixés aux hommes, et je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux! Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru»70.
Sophocle a donné plus de points à Antigone lors de son opposition ouverte à Créon, qui semble outrager non seulement le sens de justice de sa nièce, mais aussi celui de son fils et celui de la cité71. Pourtant, cela ne signifie point qu’Antigone soit tout à fait juste (le texte fait allusion à ses torts à elle72) et que Créon soit le 67 68 69 70 71
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Ibid., 213. Cf. Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, p. 29. Antigone, 454 et 461 respectivement. Ibid., 450-7. V. ibid., 743 (critique d’Hémon), 1270 (critique du chœur). Cf. Mary Whitlock Blundell, Helping Friends and Harming Enemies, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 126. V. Antigone, 853-5 et 872-5 (critique du Chœur), et 924 (aveu ambigu d’Antigone: «ma piété m’a valu le renom d’une impie»).
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seul coupable. Ils partagent la responsabilité de ce conflit qui causera tant de morts. Munoz met au point cette réalité ambivalente que ces héros tragiques envisagent: «En réalité, ce qui semble être débattu dans la pièce est la nécessaire harmonisation entre les deux sortes de lois, les divines et les humaines. […]…ce ‘nouage’ entre les dieux et la ‘polis’, cette ‘compénétration’ entre les lois divines et humaines (…)» 73. Pourtant, quant à l’«harmonisation nécessaire», elle demeure plutôt un vœu qu’une réalité. La thématique de la justice sans la tragédie attique, loin d’aboutir à un ensemble d’axiomes cohérents, nous met en présence d’une gamme de nuances axiologiques interminable quant à la justice et la loi qui régissent le ciel aussi bien que la terre des hommes. Les sophistes y sont pour quelque chose, surtout en ce qui concerne la problématique d’Euripide. Évidemment, la polysémie et la relativité de la justice s’enrichit encore plus à l’époque des sophistes-orateurs74, où la rhétorique encourage des points de vue variés sur des différends personnels entre citoyens ou bien sur des oppositions politiques75. Mais cette polysémie n’est pas du même genre que celle de la tragédie, puisque l’une s’introduit dans la vie de la cité et la vie politique, introduisant dans la problématique de la justice la question de l’efficacité76, alors que l’autre s’attache essentiellement aux grandes ‘apories’ vis-à-vis de l’existence et du sort humains, vis-à-vis d’un univers qui ne sera jamais ni juste ni injuste. Ainsi, le problème de la justice, divine, humaine ou cosmique demeure irrésolu dans la tragédie. Car, comme Schürmann l’écrit, «il faut un déni tragique pour que naisse la loi
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Felipe-G. Hernandez Munoz, «Le conflit tragique entre Créon et Antigone et son reflet dans la langue de Sophocle», dans Les Etudes Classiques, t. LXIV, 1996, pp. 157-8. Cf. Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, p. 75. V. à ce propos, C. Carey, «Nomos in Attic rhetoric and oratory», dans The Journal of Hellenic Studies, vol. CXVI, 1996, pp. 33-46. Cf. Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, p. 85 («Ainsi, au nom de l’utilité et de la préservation humaine, les vertus propres à maintenir l’ordre de la cité prennent une place essentielle»).
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univoque»77. Sinon, on reste dans le royaume de la tragédie, dont la dialectique implique la perte de toute certitude absolue, de toute symétrie dans la vie humaine («a radical imbalance», dira Storm, en rejetant l’optique hégélienne)78. Ainsi, nous apprenons qu’il existe des malheurs extrêmes qui sont justes79, des paroles justes et honteuses à la fois80, et des principes justes qui permettent des exceptions (injustes)81. L’ambiguïté ontologique, gnoséologique et même linguistique qui parcourt la tragédie antique ne saurait épargner la morale et, par conséquent, la justice elle-même. Celle-ci a dû attendre Platon pour trouver une place stable et indubitable dans la pensée grecque.
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Reiner Schürmann, Des hégémonies brisées, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1996, p. 40. William Storm, After Dionysus. A Theory of the Tragic, Ithaca & London, Cornell University Press, 1998, p. 43. V. Iphigénie en Tauride, 559. V. Euripide Electre, 1051 et Oreste, 194. V. Phéniciennes, 524-5. Cf. Chariclia Baconicola-Ghéorgopoulou, L’absurde dans le théâtre d’Euripide, Athènes, Université Nationale et Capodistriaque d’Athènes, 1993, pp. 394-6.
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12 ÉLÉMENTS DE DROIT PÉNAL D ANS LA TRAGÉDIE GRECQUE ANC IENNE
FORMES D’APPLICATION DE PEINES DANS LES BACCHANTES D’EURIPIDE ATHANASIOS STEFANIS Chercheur, Centre de Recherche sur les Littératures grecque et latine, Académie d’Athènes
Au début des Bacchantes, le dieu Dionysos fait son apparition sous les traits d’un jeune homme, et dans le Prologue qu’il prononce, il explique les raisons de sa métamorphose: il est venu à Thèbes dans le but de punir les sœurs de sa mère Sémélé dont elles ont souillé la mémoire en colportant les bruits qu’elle avait été mise à mort par Zeus; selon elles, la cause en était qu’elle aurait attribué au père des dieux la responsabilité de sa grossesse, fruit d’une relation avec un mortel. C’est la raison pour laquelle Dionysos les avait chassées de leurs demeures en état de démence; depuis lors, elles habitent sur le Cithéron, l’esprit égaré, vêtues de la tenue rituelle de la Bacchante (32-34). Mais il avait aussi, avec elles, chassé toute la population féminine de Thèbes (35-36): pour Dionysos, ce qui prime, c’est de (a) montrer à la cité quelle grave omission elle commettait en ignorant les cérémonies qui lui étaient dues, (b) réhabiliter la mémoire de sa mère et (c) imposer, par la
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force1, son culte à Thèbes, malgré la résistance de Penthée à qui son grand-père, Kadmos, avait cédé le pouvoir (43-44): il démontrera ainsi au jeune roi et à tous les Thébains qu’il est Dieu, fils de Zeus. Certes, cela entraîne l’application de peines sévères comportant la mise à mort rituel de Penthée et le bannissement de la famille royale de Thèbes. Dès son entrée en scène (215), Penthée se fait l’écho de l’information donnée précédemment par Dionysos au sujet des femmes de Thèbes qui, ayant abandonné leurs demeures pour se rendre sur le Cithéron, se rassemblent en thiases pour adorer le nouveau dieu: il va ajouter, toutefois, que selon ses informations à lui2, il ne s’agit que d’un prétexte; en vérité, les Thébaines, au lieu d’être devenues des Ménades de Bacchus, s’enivrent de vin et se retirent dans des endroits déserts pour offrir des plaisirs érotiques à des hommes, autrement dit, elles préfèrent Aphrodite à Dionysos3. 1
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Bien que Dionysos soit associé à la loi (891), déjà dans son Prologue explicatif, il se déclare sans détour pour l’usage de la violence: «…contraintes de porter ma livrée orgiaque (skeuên t’echein ênagkas’orgiôn emôn)» (34), «il faut que malgré elle (kei mê thelei) cette ville comprenne» (39), «contre eux je mènerai mes troupes de ménades (xynapsô mainasi stratêlatôn)» (52). (Les traductions utilisées ici sont celles de la Collection des Universités de France). Les Bacchantes 216: «j’appris le récent fleau de la cité (klyô de neochma tênd’ana ptolin kaka)». Il s’agit d’informations qui lui viennent de tiers et non pas d’une perception personnelle des événements, comme le souligne fort pertinemment J. R. March, «Euripides’Bakchai: a Reconsideration in the Light of Vase-Paintings», BICS 36 (1989), 45. En ce qui concerne le point de vue selon lequel Penthée transforme graduellement en perception personnelle tout ce qui lui a été transmis quant aux événements survenus durant son absence, voir V. Leinieks, The City of Dionysos. A Study of Euripides’Bakchai, Stuttgart 1996, 217 et R. P. Winnington-Ingramm, Euripides and Dionysos. An Interpretation of the Bacchae, London 19972, 45-46. Il vaut la peine de noter que la question de la probable activité érotique des femmes de Thèbes, provoque des réactions immédiates, comme celles de Tirésias: «Ce n’est pas à Dionysos de forcer les femmes à la modération dans le culte de Kypris (ouch o Dionysos sôphronein anagkasei / gynaikas es tên Kyprin)» (314-315), ou celles du Messager, «témoin visuel»: «et non pas, ainsi que tu les peins,… cherchant à l’écart l’amour dans la fôret (ouch ôs sy phês… thêran kath’ylên Kyprin êrêmômenas)» (686-688), de plus, ces deux personnages, semblent attribuer ce point de vue, qui cependant se fonde sur des informations, à Penthée lui-même.
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C’est ainsi que l’on interprète l’expression plastaisin bakhiaisin (218) qui qualifie le comportement des femmes de Thèbes – lequel semble menacer la cohésion de l’ordre social – décrit en détail dans les vers 221-225. C’est la raison pour laquelle le jeune roi considère comme indispensable de prendre des mesures privatives de liberté pour le bien de la cité dont il semble s’inquiéter. Son réquisitoire à l’encontre des femmes de Thèbes est effectivement très sévère: (a) comportement séditieux 4 envers la cité puisqu’elles ont abandonné leurs demeures (dômat’ ekleloipenai, 217) et se trouvent en un lieu éloigné et dangereux, (b) consommation de vin et (c) comportement érotique malséant (eunais arsenôn hypêretein, 223). Il nous informe qu’il n’est pas resté sans réagir: il a déjà fait arrêter5 et emprisonner 4
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La notion de stasis est renforcée par la qualification de kakôn accompagnant l’adjectif neochma (216). Voir P. Chantraine, Dict. Étym., s.v. neochmos, «qui innove, qui constitue une innovation», cf. Thucydide 1, 12, 2 (on trouve le verbe neochmoun à côté du terme stasis), et Souda n 223 (III 452 Adler), neochmoun: kainotomein, neôtera ergazesthai. Thèbes, d’ailleurs, constitue le modèle de la cité «divisée» (cf. N. Loraux, La cité divisée, l’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris 1997). A. W. Verrall (The Bacchants of Euripides and other Essays, Cambridge 1910), qualifie les femmes de «rebellious women» (p. 94). Curieusement, alors que Penthée, selon ses déclarations, était absent de la cité (215), non seulement il semble posséder des informations très détaillées sur les événements survenus (217-225), mais il soutient même qu’il est déjà passé à l’action, et de plus avec succès (226-227). Ceci s’est probablement fait avant son retour à Thèbes, selon des ordres donnés de loin. Sur ce point, l’interprétation que donne F. A. Paley (Euripides. With an English Commentary, vol. II, London 1858), concernant les explications de Penthée ne semble pas tenir: «il se trouvait que j’étais absent lorsque j’ai pris pour la première fois connaissance des événements; je suis immédiatement rentré pour y mettre fin et j’ai déjà arrêté certaines de ces femmes» (p. 412). Fort justement, A. Rijksbaron, Grammatical Observations on Euripides’Bacchae, Amsterdam 1991, souligne l’inconséquence relativement à l’ordre temporel des événements (et en particulier le moment exact de l’arrestation des femmes de Thèbes) et il se réfère au phénomène de la «parataxe rhétorique» (p. 39), en interprétant le verbe klyô comme un présent historique et en restituant de cette façon l’ordre logique des actions du roi (contrairement à G. S. Kirk, The Bacchae of Euripides. Translated with an Introduction and Commentary, Cambridge 1979, dont il cite la traduction). Ce ne serait toutefois pas inutile de faire remarquer que c’est plutôt intentionnellement que l’inconséquence en
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(sous surveillance) certaines de ces femmes, les mains liées, dans la prison d’État. S’agissant des autres 6, il projette de se lancer à leur poursuite pour s’en emparer (thêrasomai) comme s’il s’agissait de bêtes sauvages et de plus très dangereuses, puisqu’il pense se servir de filets de fer: la raison en est la kakoûrgos bakheia des femmes à laquelle le roi veut mettre fin. Cette kakoûrgos bakheia apparaît par conséquent comme la principale raison invoquée par Penthée afin de justifier la décision d’arrêter les femmes de Thèbes qui se trouvent sur le Cithéron et, surtout, de les ramener dans la cité pour les avoir sous sa garde. Le qualificatif de kakoûrgos (à savoir nuisible, catastrophique, calamiteux) accolé à bakheia est certainement en rapport avec la cité. La bakheia7 des femmes de
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question est implicite dans la pièce pour des raisons purement dramatiques: d’ailleurs, comme on le sait, le monologue de Penthée fonctionne comme un second Prologue explicatif et semble avoir pour objectif de montrer tant le caractère impulsif du jeune roi que sa détermination à ne pas permettre la diffusion du nouveau culte, élément décisif pour le déroulement de la pièce. Cette attitude semble aller à l’encontre des tergiversations dont il fait montre par la suite quant à la question de son déplacement sur le Cithéron, de même que du dilemme qui le tracasse (se rendre sur le Cithéron seul, accompagné, avec ou sans armes, travesti, etc.). Pour notre cas, donc, Penthée mentionne qu’il était absent de Thèbes, mais dès qu’il fut informé de ce qui survenait dans la cité, il a immédiatement donné l’ordre d’arrêter les femmes qui avaient abandonné leurs demeures afin de s’adonner au culte du nouveau dieu, en ne souffrant aucun retard, retard qui entraînerait une procédure plus prudente de la part d’un dirigeant plus chevronné: à savoir attendre d’être de retour dans la cité, s’informer plus exactement sur place de la situation, se faire éventuellement conseillé avant de prendre une décision puis de procéder à la prise des mesures requises. Il manifeste la même précipitation dans la suite de ses déclarations: (a) faire arrêter le reste des femmes qui se sont rendues sur le Cithéron, (b) capturer l’étranger, qui semble être responsable de tout ce qui se produit dans la cité. Un peu plus tard, lors d’une explosion de colère dirigée contre les deux vieux Bacchants, il ordonnera de détruire le lieu où Tirésias rend ses oracles. De plus, elles sont organisées en trois thiases commandés par sa mère et les sœurs de celle-ci (680-682). L’intensité dramatique que constitue le fait pour Penthée lui-même d’entendre prononcer les noms de ces trois femmes, qui en tant que parentes le concernent davantage, remplit de scepticisme quant à la question du marquage des vers 229-230 par un obèle. C’est le même terme qu’Euripide emploie dans les Phéniciennes 21, où Jocaste informe qu’en dépit de l’interdiction formelle faite à Laïos d’avoir des enfants,
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Thèbes nuit à la cité elle-même, constituant l’un des fléaux (neochma kaka, 216) qui l’ont frappée, elle est de plus fausse (plastaisin bakhiaisin, 218), dissimulant d’autres activités et c’est la raison pour laquelle le roi veut y mettre rapidement fin avant qu’elle ne menace l’ordre et la sécurité publique. La deuxième information que nous fournit Penthée se rapporte à la venue d’un étranger à Thèbes, un mage jeune et beau (c’est donc une menace pour la chasteté des femmes) et comme les bruits en courent (legousi, 233), cet étranger aurait des relations (syggignetai, 237) jour et nuit avec les femmes de Thèbes. En outre, il prétend que Dionysos est Dieu, fils de Zeus et de Sémélé. Ainsi, selon ses déclarations, le jeune roi se présente comme le protecteur de la cité et comme un chef responsable, désireux de rétablir le plus rapidement possible l’ordre vacillant dans la cité. Sa tactique a pour but le retour des femmes de Thèbes dans la cité et leur détention dans la prison d’État, ainsi que la punition exemplaire de cet étranger charlatan qui les entraîne. Il pense, qu’ainsi, il empêchera l’instauration du nouveau culte trompeur qui constitue une menace, principalement pour la population féminine de la cité8.
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ce dernier, cédant à la volupté es te bakheian pesôn espeiren…paida. D. J. Mastronarde (Euripides: Phoenissae. Edited with Introduction and Commentary, Cambridge 1994) donne à ce terme l’interprétation de «revelry under the influence of wine» (p. 147). Ce que nous pourrions soutenir en ce qui concerne Penthée, c’est qu’il semble dès le départ, quant aux événements, céder à une certaine impression qui ne tient pas compte de la dimension religieuse de l’affaire, mais seulement de la dimension profane (voir J. Gregory, «Some Aspects of Seeing in Euripides’Bacchae», G&R 32 (1985) 23-31). D’ailleurs, pour le jeune roi de Thèbes, cet aspect est important: les femmes auraient-elles quitté la cité pour «s’amuser», prétextant vouloir honorer le «nouveau dieu»? L’étranger qui se fait passer pour «prophète» du dieu serait-il un charlatan animé de vues «malhonnêtes» sur les Thébaines? De même, élément encore plus important pour Penthée, d’un point de vue politique: est-il vrai que l’étranger colporte des inexactitudes quant à l’identité du nouveau dieu, Dionysos, en prétendant qu’il fut porté dans la cuisse de Zeus?
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Dans la présente étude, où nous entreprenons une nouvelle approche de cette tragédie, nous nous intéresserons au mode d’utilisation de certains termes de procédure, connus du droit pénal athénien. Ces termes, insérés dans le cadre du discours tragique, sont employés pour désigner les tentatives désespérées que déploie Penthée afin de punir les responsables du désordre occasionné dans la ville de Thèbes. Dans la mesure où, dans les Bacchantes d’Euripide, le «transport dionysiaque» est présenté dans toute sa splendeur, et où l’on montre la manière dont sont punis tous ceux qui résistent à la puissance divine, l’ambiguïté constitue le point fort de notre recherche tout autant que l’inversion fréquente du sens des termes liés à ce vocabulaire particulier. Ici, nous intéressent tant la terminologie des peines que les termes qui se rapportent à des comportements illicites pour lesquels sont prévues des peines précises. Le poète présente les deux principaux personnages de la pièce, Penthée et Dionysos, employer des expressions qui renvoient au droit pénal de l’époque, dans «un clin d’œil» au spectateur. C’est dans ce sens que l’on entreprend de faire un rapprochement entre les références tirées d’une tragédie représentée à la fin du Ve siècle av. J.-C. et un droit pénal déjà développé et organisé, tel qu’il existait à Athènes. Néanmoins, nous ne méconnaissons pas la spécificité du genre et du discours tragiques, où, comme nous le savons, la préférence se tourne vers la confusion des sens, la controverse, et les références allusives, tendance qui contredit les lois consacrées de la cité, lesquelles se distinguent par leur clarté. Les différentes formes d’application d’une punition, les cas de culpabilité, mais aussi les procédures y afférentes, sont envisagés comme des catégories socialement fixées et en tant que telles, elles peuvent être repérées dans des institutions sociales précises, à l’instar de la tragédie grecque ancienne. La méthode suivie consiste (a) à repérer les peines que Penthée applique ou bien se propose d’appliquer, vues en relation avec le droit pénal athénien, (b) relever et discuter certaines peines très sévères que Penthée annonce, sous forme de menaces, peines qui, au cours du déroulement de la pièce, se retournent, d’une certains manière, contre lui, (c) tenter d’expliquer cette tactique du
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point de vue du roi, autrement dit d’expliquer les raisons pour lesquelles Penthée veut, grâce à l’«application» des différentes peines, empêcher la propagation du nouveau culte. L’objectif de ce travail, dans lequel nous examinons avec une grande attention la relation entre les vocabulaires juridique et tragique, est aussi d’apporter une réponse à la question suivante: en définitive, Penthée ne disposerait-il pas d’une plus grande lucidité et d’un plus grand bon sens, donc d’une plus grande responsabilité politique que ce que lui attribue la bibliographie9 jusqu’aujourd’hui? Nous pensons que le cadre juridique de l’époque de la rédaction de la tragédie10 peut éclairer cet aspect et nous permettre d’être mené vers quelques constatations utiles. (a) Pour avoir abandonné leurs demeures et s’être rendues dans la montagne, les femmes arrêtées sont punies – comme le mentionne Penthée – d’emprisonnement: 226-227 «J’en ai saisi (eilêpha) plusieurs qui, les mains bien liées (desmious cheras), dans mes cachots publics par mes gens sont tenues (sôzousi pandêmoisi prospoloi stegais)». C’est une peine de ce type que le roi semble aussi réserver au reste des femmes qui séjournent sur le Cithéron. Il pense les pourchasser et les capturer dans des filets de fer (228-231). Tirésias 11 est à un moment menacé d’être jeté en prison au milieu 9
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C’est le point de vue de March, op. cit. (note 2), p. 44: «Pentheus is instead this very young king, very much aware of his responsibilties, who takes his duties as a ruler very seriously», (dans sa note 45, elle mentionne des études qui s’expriment de façons favorable ou défavorable sur Penthée). Notons qu’en 409/8, la loi de Dracon sur l’homicide, que Solon n’avait pas abrogée, fut réinscrite sur une colonne de pierre (voir M. N. Tod, Greek Historical Inscriptions, Oxford 1946-1948, 87), alors que déjà depuis 410, une nouvelle recension du code des lois de Solon et de Dracon – achevée peu avant 403/2 – avait été entreprise à Athènes. Voir aussi N. Robertson, «The Laws of Athens, 410-399 BC: The Evidence for Review and Publication», JHS 110 (1990) 43-75. Il est flagrant que Penthée identifie Tirésias à une bacchante, tandis que l’image que donnent les deux vieillards le fait rire (250) comme pour anticiper sur sa propre ridiculisation (854-855) lorsqu’il consentira, sous l’influence du dieu, à revêtir la parure féminine de bacchante. Le point de vue de Gregory
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des Bacchantes, bien que l’accusation portée contre lui soit beaucoup plus grave, cependant elle ne lui sera pas appliquée, car le devin est très âgé (le cas de Tiresias, toutefois, se rattache à la souscatégorie des menaces d’application de peine: de plus, par la suite, l’ordre sera donné de profaner le lieu d’où il observe les oiseaux, ordre qui ne sera vraisemblablement pas exécuté). 258-260 «Mais, si tes cheveux blancs ne te protégeaient pas, tu irais bel et bien t’asseoir chargé de chaînes (desmios) au milieu des bacchantes! Et cela pour avoir essayé d’introduire chez nous un culte scelerat (teletas ponêras eisagôn)». Enfin, pour ce qui concerne l’étranger, la punition sera identique: le roi l’enferme, ou tout du moins tente de l’enfermer, en lui faisant lier les mains, dans les écuries du palais. Il est clair que l’emprisonnement des femmes dans la prison d’État (les mains liées et sous surveillance) est en rapport avec l’intention du roi de ramener les femmes dans la cité, en mettant fin à ces bacchanales qui constituent un prétexte à un comportement illicite et malséant. Et cet enfermement est prévu manifestement jusqu’à ce que Penthée parvienne à faire face à la cause du malheur, à savoir le principal responsable qui n’est autre que l’étranger arrivé à Thèbes. Autrement dit, il s’agit d’un renforcement des mesures de sécurité dans la cité même, de façon à empêcher les femmes
(op. cit.) sur la façon dont Penthée voit Kadmos et Tiresias, qui sont, toutefois, les seuls à vouloir réellement adorer le nouveau dieu, sans autre incitation, est quelque peu excessive: «what he (scil. Pentheus) sees is two decrepit anciens prepared once more to enter the sexual lists» (p. 28), à partir du moment où le roi considère que les cérémonies bachiques ne sont que le prétexte à commettre des actes de luxure. Nous pensons que Penthée n’adresse cette accusation qu’aux seules femmes, en fonction des informations qu’il possède jusqu’alors (consommation de vin, préférence donnée à Aphrodite plutôt qu’à Dionysos), sinon, il n’hésiterait pas à faire emprisonner les deux vieillards où à les en menacer, tout en mentionnant la raison.
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arrêtées de s’enfuir, objectif qui ne sera pas atteint comme la suite le démontrera (443-448)12. S’agissant de l’arrestation de l’étranger, l’ordre de Penthée est on ne peut plus clair, il doit être amené desmios. 355-356 «Et quand vous l’aurez pris et dûment enchainé (desmion), amenez-le vers moi...». Effectivement, le Serviteur amène l’étranger sur scène, les mains liées (437, 451). La punition que Penthée va lui infliger (suite aux menaces de lui couper ses boucles, bostrucchon, et de lui enlever son thyrse) est: l’emprisonnement. 497 «Puis nous te garderons au fond de notre geôle (heirktaisi t’ endon sôma son phylaxomen)». Il s’agit des écuries du palais de Penthée, choisies, cette foisci, à la place de la prison d’État, en raison des ténèbres épaisses qui y règnent (510 et 549; voir 611, skoteinas horkanas) comme pour anticiper sur la scène qui va suivre (où le roi enchaîne un taureau qu’il prend pour son prisonnier étranger13). Il est clair, dans ce cas, que cette mesure qui consiste à limiter la liberté de mouvement de l’étranger, est prise en attendant de rassembler des éléments à charge qui permettront le prononcé d’une peine plus sévère. Ce qui apparaît plus bas, lorsque Penthée exhorte le Messager à parler avec franchise, après l’avoir rassuré en lui promettant l’impunité:
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Il n’en est même pas question par la suite, dans la mesure où Penthée semble désormais porter son intérêt sur le prisonnier étranger et sur l’instruction qui suivra. À partir de ce moment, la puissance divine de l’étranger – qui ridiculise Penthée – commence à se manifester lors de la scène de l’enchaînement du taureau, dont s’occupe curieusement le roi lui-même (en dépit de l’ordre expresse qu’il avait donné précédemment (509-510), «Enfermez-le (katheirxat’auton) près d’ici au fond des écuries (hippikais pelas phatnaisin), que son œil ne voie plus que d’épaisses ténèbres!»): «Avisant un taureau, dans l’étable (pros phatnais) où j’étais prisonnier (ou katheirx’êmas agôn), il [Penthée] tenta d’entraver ses genoux, ses sabots (tôde peri brochous eballe gonasi kai chêlais podôn)» (618-619).
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«Mais, plus tu m’en diras au sujet des bacchantes (deinotera bakhôn peri), plus inflexiblement s’abbattra ma justice (tê dikê prosthêsômen) sur celui qui souffla sa magie à nos femmes (ton hypothenta tas technas gynaixi)».
Du point de vue dramatique, la réaction immédiate de l’étranger à l’annonce de la peine est également digne d’intérêt: 498 «Le Dieu viendra me libérer quand je voudrai (lysei m’ o daimôn autos, otan egô thelô)». Au cours du vif dialogue qui s’ensuit, l’étranger «interdira» qu’on le lie: audô me mê dein (504). Penthée lui répliquera sur le même ton, en se prévalant de sa force: 505 «T’enchaîner est mon droit: je suis plus fort que toi (egô de dein ge, kyriôteros sethen)». La scène se termine sur les menaces de l’étranger qui en appelle à Dieu pour l’injustice14 qui lui est faite: 518 «Tu nous fais tort, mais c’est lui que tu mats aux fers ! (êmas gar adikôn keinon es desmous ageis)». Dans la pratique de la procédure, l’emprisonnement (desmos) constitue une peine15 ordinaire appliquée par les tribunaux 14
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Ici l’ambiguïté qui domine dans la formulation du vers renvoie à la procédure juridique de dikê ou graphê eirgmou (à ce sujet, voir É. Karabélias, Études d’histoire juridique et sociale de la Grèce Ancienne, Athènes 2005, 263). Ta de timêmata: zêmia, phygê, atimia, thanatos, desmos, stigmata, stêlê (Pollux 8, 69). Voir A. R. W. Harrison, The Law of Athens, vol. II. Procedure, Indianapolis 19882, 177, 241-244, Karabelias, op. cit., 262. Les termes, se rapportant à la punition d’emprisonnement, mais aussi de captivité, qui se répètent dans le texte, sont: eirgô (443), katheirgô (509, 618), eirktê (497, 549), horkanê (611) – deô (439, 444, 504, 505), desmeuô (616), desmos (444, 447, 518, 634, 643, 1035), desmios (226, 259, 355, 792), desmios brochos (615), brochos (545, 619). Leinieks, op. cit., 210-216, attribue cette tactique de Penthée à sa «propension à l’emploi de la violence». (En ce qui concerne le sens «primitif» du terme desma, voir Homère, Hymne à Hermès, où Apollon lie les mains d’Hermès à l’aide de liens d’osier très serrés (kartera desma agnou, 409-410). En ce qui concerne le terme eirktê qui désigne la prison (cf. Hérodote 4, 146, Thucydide 1, 131), son emploi (au pluriel) par Xénophon, Mémorables 2, 1, 5, présente un intérêt car il prend le sens de la partie intérieure de la maison, des appartements destinés aux femmes, à savoir du
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compétents, pour divers délits. On l’applique habituellement dans l’attente du procès («détention préventive») ou bien après jusqu’à l’exécution d’une peine plus sévère ou jusqu’au versement de l’amende infligée16. (b) Parmi les menaces qu’il profère, principalement 17 contre l’étranger, Penthée mentionne des peines beaucoup plus sévères qui ne laissent certainement pas de surprendre:
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«gynécée». Comparant le comportement des hommes avec celui des fauves stupides qui tombent dans les pièges à cause de leur lagneia, Socrate remarque: ôsper oi moichoi eiserchontai eis tas eirktas eidotes, oti kindynos tôi moicheuonti a te o nomos apeilei pathein kai enedreutheinai kai lêphthenta hybristhênai. Pour ce qui concerne le terme horkanê cf. Hésychius o 28 (II 776 Latte) horkanê: eirktê, desmôtêrion. Témoignages indicatifs tirés de textes d’orateurs: (a) Détention préventive; voir Démosthène, Contre Timocrate 136: «De même, les trésoriers (oi tamiai)…sont demeurés en prison (en tô oikêmati toutôi) jusqu’au jour de leur jugement (eôs ê krisis autois egeneto)». (b) Peine de prison pour avoir commis de graves délits; voir Dinarque, Contre Aristogiton 2: «car il a commis dans le passé maints forfaits qui méritaient la mort (thanatou axia polla) et il a passé plus de temps en prison (en tô desmôtêriôi) qu’en liberté». Ibid. 9: («un homme qui fut jeté en prison (eis to desmôtêrion) pour sa conduite criminelle (dia ponêrian)». (c) Détention en prison jusqu’au remboursement des fonds publics détournés; voir Démosthène, op. cit. 135: «Il resta lui aussi en prison (en tô oikêmati toutôi) plusieurs années, jusqu’à remboursement intégral des fonds publics dont il avait été reconnu détenteur (eôs ta chrêmat’apeteisen a edoxe tês poleôs ont’echein»). Cf. Platon, Apologie de Socrate 37 b-c: poteron desmou; kai ti me dei zên en desmôtêriôi, douleuonta tê aei kathistamenê archê, tois endeka; alla chrêmatôn kai dedesthai eôs an ekteisô; Il menace aussi le devin Tirésias, qu’il considère responsable de la folie (anoia) de Kadmos, de détruire le lieu où il exerce son art de la divination (346-351), tandis que précédemment, il l’avait menacé de le jeter en prison (en ce qui concerne la menace de détruire une propriété sacrée comme indice d’un caractère impie, voir J. D. Mikalson, Honor Thy Gods. Popular Religion in Greek Tragedy, Chapel Hill and London 1991, 149 et note 80). La menace ultérieure adressée aux femmes de Thèbes qui séjournent sur le Cithéron («Je lui ferai le sacrifice mérité! Des flots de sang de femme (thysô, phonon ge thêlyn, ôsper axiai)», 796), s’inscrit dans les projets de Penthée de mener une expédition militaire dans la montagne et ne constitue pas une punition, mais une défense du pays face au danger désormais existant que constituent les ménades pour la cité.
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Ni plus ni moins, il propose la peine capitale, sous trois variantes18: la décapitation (241), la pendaison (246) et la lapidation (356). 1. La décapitation: 241
«… en lui tranchant le col (trachêlon sômatos chôris temôn)». Ce vers nous indique la punition que Penthée se propose d’infliger19 à l’étranger, s’il l’arrête, car il le considère comme l’instigateur de l’état dans lequel se trouvent les femmes de Thèbes. C’est lui qui initie les femmes (neanisin, 238) aux cérémonies bachiques, tout en entretenant des relations20 avec elles jour et nuit. Néanmoins, la peine capitale se justifie-t-elle pour ce délit? Nous y reviendrons. 2. La pendaison: «Est-il point digne de la potence, quel qu’il soit, cet intrus qui m’insulte et me brave ? (taut’ouchi kaghonês est’ axia, hybreis hybrizein, hostis estin ho xenos)». Ensuite, Penthée va porter son intérêt sur deux éléments que colporte l’étranger à propos de Dionysos: (a) qu’il s’agit d’un dieu, (b) qu’il s’agit du fils de Zeus, sauvé dans la cuisse de son père. Pour Penthée, toutefois, il est évident que l’embryon que portait Sémélé en son sein, fut frappé par la foudre en même temps que sa 18
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Cf. Souda t 150 4IV 508 Adler) Ta tria tôn eis thanaton: oti tois eis thanaton katakritheisi tria paretithoun, xiphos, brochos, kôneion. L’objectif de Penthée est de neutraliser le comportement bachique de l’étranger qui constitue une source d’imitation pour les adorateurs (240-241): «je lui désapprendrai de frapper le sol de son thyrse (pausô ktypounta thyrson), et de laisser flotter ses longs cheveux au vent (anaseionta te komas)». Les vers 493 (menace de Penthée de couper les boucles de l’étranger), et 495 (demande impérative que l’étranger lâche son thyrse) sont en relation avec ce thème. En ce qui concerne la décapitation du roi, réelle cette fois-ci, voir 1137, 1139, 1170, 1214, 1239, 1277, 1284 (mentions de la tête coupée de Penthée). Sur le sens de «avoir commerce avec une femme», que le verbe syggignetai (237) possède entre autres, voir Platon, Politique 329c, Xénophon, Anabase 1, 2, 12 (cf. aussi Hérodote 2, 121).
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mère, car cette dernière avait prétendu, faussement d’après lui, que c’était le fruit de son union avec Zeus. C’est la version à laquelle croient les sœurs de Sémélé (26-31) et pour laquelle elles sont punies par Dionysos. Ces deux derniers éléments que colporte l’étranger sont donc les «terribles» propos qui méritent la pendaison: ce sont eux qui constituent son hybris, et non pas son comportement précédent relatif à la fréquentation jour et nuit des femmes et leur initiation aux cérémonies bachiques (237-238), comportement pourtant pour lequel il fut immédiatement proposé sa décapitation, dans le cas où il serait arrêté eisô … têsde stegês («sous mon toit», 239). En revanche, N. R. E. Fisher (Hybris. A Study in the Values of Honour and Shame in Ancient Greece, Warminster 1992, 444) considère comme probable que ces deux vers se rapportent «aux activités du jeune étranger (233-245) et concernent tout autant l’initiation des jeunes femmes aux cérémonies bachiques immorales que la propagation d’histoires impies à propos de dieux», en se référant pour cette appréciation à Jeanne Roux (commentaire des vers 246-7), position déjà défendue par J. G. J. Hermann (voir Paley, op. cit. 413). 3. La lapidation: 356
«…pour que je le condamne à mourir lapidé (hôs an leusimou dikês tychôn thanê)». Ce type de peine renvoie au délit d’offense envers la société, au délit de sacrilège. Ceci ressort des vers 353-354 qui précèdent: hos eispherei noson kainên gynaixi kai lechê lymainetai («qui vint, parmi nos femmes, porter le mal nouveau qui corrompt nos foyers»21. D’ailleurs, la lapidation, punition qui remonte à la 21
Le verbe lynainetai signifie «salir, souiller» et fait partie de la catégorie des termes, tels que lyma, kathairô, katharos, miainô, miaros, dont le sens d’origine était purement physique (saleté materielle-nettoyage qui la supprime) et qui acquirent un sens religieux dans la pensée religieuse; voir L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée grecque et morale en Grèce. Étude sémantique, Paris 20012, 247. Néanmoins, l’expression lechê lymainetai désigne un délit sexuel et renvoie à syggignetai du vers 237, comme nous le notons plus bas.
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tradition antique, suppose la participation de la communauté, de la foule, constituant, toutefois, une pratique que l’on ne rencontre que sous forme de mention dans les textes des poètes tragiques. 4. La réduction en esclavage: 511-514 «... Et quand à tes complices, à ces femmes que tu conduis parmi nous, je vais, ou bien les vendre à l’enchère (diempolêsomen), ou plutôt... au métiet à tisser je les occuperai (eph’ histois dmôidas kektêsomai)». Le roi s’en prend aussi aux femmes du Chœur: il va menacer – sans que cela soit suivi d’effets, semble-t-il 22 – de réduire en esclavage les complices de l’étranger, le thiase que Lydos a amené avec lui; il pense soit à les vendre soit à les occuper pour son compte sur les métiers à tisser23, en tant qu’esclaves domestiques. 5. Sur l’impiété: L’accusation que Penthée formule à l’encontre de Tirésias, comme quoi celui-ci voudrait imposer le nouveau dieu à des fins lucratives, constitue un cas à part: 255-257 «Car tu veux, en prônant ce Dieu nouveau aux hommes (ton daimon’ anthropoisin espherôn neon), te faire bien payer (misthous pherein) pour l’observation des présages ailés ainsi que des victimes!». Il s’agit d’une accusation très grave, à laquelle la prison dont il le menace ne pourrait suffire, puisque, conformément au cadre juridique, ce délit entraîne la peine de mort. Rappelons le cas de 22
23
En revanche, le Chœur des femmes étrangères a peur de la peine de la mise aux fers brandie par le roi (os em’en brochoisi …tacha xynapsei, 545-546), tandis que dès qu’il est informé de la mort de Penthée par le Messager, il s’exclame (1035): «la crainte d’être chargée de chaînes ne me fait plus trembler (ouketi gar desmôn hypo phobô ptêssô)». Les femmes de Thèbes s’adonnaient aux mêmes travaux dans leurs oikoi avant de se rendre sur le Cithéron (118, 1236).
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Socrate et l’une des accusations pour laquelle il fut condamné à mort 24: «Socrate est coupable (adikei)… d’introduire d’autres divinités, nouvelles (etera de kaina daimonia eispherôn» (Xénophon, Mémorables 1, 1, 1)25. Notons ici que c’est d’impiété, mais à l’égard du nouveau dieu, que Penthée lui-même est accusé par l’étranger: 476 «Nos mystères sacrés ont horreur de l’impie (asebeian askount’orgia echthairei theou)». 490 «Toi, de ton ignorance impie et sacrilège (sê d’ amathias ge asebount’ eis ton theon)». 502 «… mais l’impiété (asebês autos ôn) te rend aveugle!». Certes, ici, il est fait un emploi différent du terme juridique asebeia dans le discours tragique. Grâce à l’énumération des peines ci-dessus mentionnées dans le texte des Bacchantes, celles qui sont proposées par Penthée mais ne sont pas appliquées, montrent la tentative du jeune roi de maintenir l’ordre dans la cité de Thèbes, en empêchant toute tentative de subversion de la morale et de la situation politique: et 24
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En effet, la loi interdisait l’introduction des cultes étrangers. Flavius Josèphe dans son deuxième discours Contre Apion (chap. 37, 262-267) se réfère à la punition sévère prévue par les lois d’Athènes en cas d’impiété. Après avoir rappelé le cas de la condamnation à mort de Socrate et les poursuites contre Anaxagore, Diagoras et Protagoras, il souligne que même les femmes qui avaient commis le crime d’impiété n’échappaient pas à la peine de mort tout en rapportant l’exemple d’une prêtresse qui, au IVe siècle av. J.-C., avait introduit des mystères phrygiens: «En effet, ils mirent à mort la prêtresse Ninos parce qu’on l’avait accusée d’initier au culte de dieux étrangers (oti xenous emyei theous); or la loi chez eux l’interdisait, et la peine édictée contre ceux qui introduisaient un dieu étranger (kata tôn xenon eisagontôn theon) était la mort». Voir aussi J. Rudhardt, «La définition du délit d’impiété d’après la législation attique», MH 17 (1960) 87-105. Pour ce qui concerne l’emploi du participe eispherôn ou eisêgoumenos dans le texte de l’accusation portée contre Socrate, voir E. de Strycker & S. R. Slings, Plato’s Apology of Socrates (Mnemosyne, Bibliotheca Classica Batava 137), Leiden 1994, 84-85. Ici, dans l’«accusation» que formule Penthée contre Tirésias, les termes employés sont espherôn (256) mais aussi eisagôn (260). Cf. Rudhardt, op. cit., p. 93.
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ceci parce que compte tenu des informations qu’il possède, il suppute que la vertu des femmes est en danger. Cette impression, qui est la sienne, ne constitue pourtant pas une obsession injustifiée, mais s’appuie sur un savoir qu’il considère posséder. La situation va changer suite à la nouvelle information que fournit le Messager relativement aux «prodiges» accomplis par les femmes sur le Cithéron. Maintenant, Penthée comprend que la sécurité de la cité est ébranlée par le comportement hostile des femmes envers les hommes. Et tandis qu’avant le récit du Messager, son intérêt se portait sur le retour des femmes dans la cité, afin de leur assurer protection, et sur la punition de l’étranger qui les avait entraînées, après ce récit sa seule pensée est de marcher contre les femmes, car désormais ce sont elles qui mettent en danger la pérennité de la ville. Il ne profère plus aucune menace de punition à l’encontre de l’étranger: les vers 792-79326 montrent exactement que l’intérêt de Penthée se porte sur le Cithéron où les femmes menacent l’existence même de la stabilité politique. Il pense lancer une expédition contre les femmes comme s’il s’agissait d’un quelconque ennemi. L’idée du retour des femmes dans la ville, afin de les protéger de la kakourgos bakheia, a cessé d’être dominante pour Penthée: maintenant, il veut protéger les membres de la cité contre le comportement hostile des femmes. Alors que dans le premier cas il se référait à la chasse, maintenant il se réfère à la guerre, à une expédition (thêrasomai, 228, epistrateusomen, 784). À la suite de l’arrivée du premier Messager, Penthée a dans l’esprit l’étranger perturbateur et la punition qu’il veut lui infliger pour le désordre qu’il a provoqué dans la cité en éloignant les femmes de leurs demeures. Dans les vers 674-676, et tandis qu’il avait précédemment assuré d’impunité le Messager pour tout ce qu’il 26
«Ah, trêve des leçons! N’es-tu point satisfait d’avoir fui ta prison (desmios phygôn)? Vais-je t’y renvoyer?». Ici, Penthée renonce à toute exigence de punition contre l’étranger: il a compris que la situation a pris un autre tour, dorénavant plus dangereux et que l’étranger ne saurait être rendu responsable du comportement agressif des femmes sur le Cithéron. Il considérait l’étranger coupable de suborner les femmes et de les initier au cours de «cérémonies bachiques», qui servaient de prétexte à un comportement immoral. Les paroles du Messager l’ont convaincu que ces soupçons n’étaient plus fondés.
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relaterait (élément qui constitue un lieu commun dans les paroles du Messager), il l’exhorte à exposer en détail les actions des ménades, de la gravité desquelles dépendra la punition de l’étranger qui a entraîné les femmes: par conséquent, il considère encore ce dernier responsable. Après le récit du Messager, le roi va prendre immédiatement ses décisions: cet étranger près de lui et que peu avant il projetait de punir, ne l’intéresse déjà plus; désormais, le seul problème pour Penthée, ce sont les femmes du Cithéron et leur comportement outrageux: 779 «l’outrage des bacchantes (hybrisma bakhôn) nous déshonore aux yeux des Grecs!». Dans la trentaine de vers qui suivent (778-809), Penthée s’obstinera dans sa nouvelle tactique, à savoir la guerre, pour laquelle il pense aller jusqu’aux extrêmes: 776-797 «Je lui ferai le sacrifice mérité! Des flots de sang de femme (phonon ge thêlyn) aux flancs du Cithéron!». Le vers 809, décisif dans cette affaire, «Apportez-moi mes armes (hopla) ici! Et toi, silence». dans lequel le roi décide, semble-t-il, de façon absolue de son mode d’action, vient buter sur la question suivante de l’étranger 810-811 «Ah! Voudrais-tu les voir camper dans les montagnes? (en oresi sygkathêmenas)». Ainsi, le cours de la pièce va s’en trouver modifié suite à l’intervention décisive du dieu qui, en vue de détruire Penthée, utilise un subterfuge consistant à persuader le roi, toujours intéressé par la sécurité de la ville, d’espionner les femmes (837-838). (c)
Comment expliquer la tactique suivie par Penthée en fonction des peines qu’il propose? En d’autres termes, pourquoi veut-il au début tuer l’étranger, ensuite qu’est-ce qui le conduit à changer d’avis, en tentant seulement de l’emprisonner, et enfin quelles sont les raisons qui le font se désintéresser d’appliquer une peine quelconque? Cette attitude de Penthée est à
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mettre en relation avec son comportement envers les femmes: dans la première moitié de la pièce il veut les capturer et les ramener dans la cité pour les protéger, alors qu’ensuite il veut se rendre lui-même sur le Cithéron, soit avec une armée soit seul pour espionner, dans une tentative, cette fois-ci, de protéger la cité des femmes. Penthée, par-delà son pouvoir dans la cité, a la responsabilité de son oikos. Il a sous sa protection les femmes de son foyer, sa mère Agavé, mais aussi ses sœurs, Ino et Autonoé. Le soupçon qui tourmente Penthée, c’est que l’étranger venu dans leur pays ait commis le délit d’adultère avec des femmes qui sont ses parentes. Conformément au code attique, Penthée, s’il ne voulait pas subir l’hybris de l’étranger, aurait dû en tant que «personne lésée» le faire arrêter et le présenter devant les juges (apagogê). L’application de la peine de mort par le tribunal requiert soit l’aveu de l’auteur du crime, soit la preuve qu’il a agit par intention27: ce sont les éléments que Penthée tente de soutirer à l’étranger au cours de l’«interrogatoire» auquel il le soumet. L’autre cas serait de le tuer lui-même sans que cela entraîne la moindre conséquence (meurtre légitime, conformément toujours au cadre juridique de l’Athènes du Ve-IVe siècle av. J.-C.) à condition, cependant qu’on l’arrêtât «en flagrant délit» à l’intérieur de son oikos en compagnie d’une des femmes qui font partie des catégories qui relèvent des attributions du kyrios. En effet, Penthée apparaît comme le kyrios des femmes de son oikos: de sa mère, Agavé, et des deux sœurs de celle-ci (Ino et Autonoé). On ne mentionne pas présentement de mari pour ces trois femmes, et dans la mesure où leur père Kadmos a, en raison de son âge, renoncé à la responsabilité du gouvernement de l’État, en cédant le pouvoir à son petit-fils, cela laisse entendre que Penthée a aussi assumé ce pouvoir de tutelle, en tant que parent mâle le plus proche.
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Cf. 487, dolion.
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Le transfert du pouvoir politique de Kadmos à Penthée est mentionné par deux fois: dans le Prologue de Dionysos, 43-44 «Or Kadmos a transmis son royal apanage (geras 28 te kai tyrannida) à Penthée, rejeton de sa fille (thygatros ekpephykoti)», et avant la première entrée de Penthée en scène, par Kadmos, 212-213 «Justement, Penthée vers le palais en hâte se dirige, Penthée, fils d’Échion, l’héritier de mon sceptre (ôi kratos didômi29 gês)». Kadmos, donc, qui conservait jusqu’alors le pouvoir à Thèbes, l’a cédé à son petit-fils, fils de sa fille Agavé, sans que ce pouvoir, semble-t-il, ne fût auparavant passé par les mains d’Échion30, père de Penthée. Il semble que le vieux roi ait attendu la majorité du descendant mâle de sa fille, pour lui léguer le pouvoir31. Autrement 28
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En ce qui concerne, ici, le sens du mot geras, un passage de l’Iliade en rapport avec la transmission du pouvoir royal, nous éclaire. Juste avant que ne s’engage le duel entre Énée et Achille, ce dernier s’adresse au héros troyen en ces termes: «Énée, pourquoi viens-tu te poster si loin en avant des lignes? Serait-ce que ton cœur te pousse à me combattre dans l’espoir de régner sur tous les Troyens dompteurs de cavales, avec le rang qu’a aujourd’hui Priam (timês tês Priamou)? Mais, quand tu me tuerais, ce n’est pas pour cela que Priam te mettrait son apanage en main (ou toi touneka ge Priamos geras en cheri thêsei)? Il a des fils, il est d’esprit solide – ce n’est pas une tête folle» (Chant 20). De même, dans l’Odyssée, c’est ce terme qui détermine le trône d’Ithaque (Chant 11, 175 et 184, Chant 15, 522). Enfin, dans son «Archéologie», Thucydide se référant aux royaumes de la période homérique qui existaient avant l’instauration de tyrannies dans la plupart des cités, note qu’il s’agissait de «royautés héréditaires aux prérogatives déterminés (epi rêtois gerasi patrikai basileiai», 1, 13, 1). Le verbe didonai (ici, de même qu’au vers 44) est employé au présent pour indiquer que le résultat de l’action demeure (E. R. Dodds, Euripides Bacchae. Edited with Introduction and Commentary, Oxford 19602, 97). Pratique habituelle durant la période archaïque, où la femme transmet le pouvoir via son mariage; voir L. Gernet, «Mariages de tyrans», Anthropologie de la Grèce ancienne, Paris 1968, 344-359. Kadmos apparaît ici sans descendance mâle: ses trois filles sont appelées, par conséquent, à conserver et à transmettre leur lot familial à leurs fils. Au contraire de Priam, qui dans l’Iliade (voir ci-dessus, note 28) conserve ce privilège, en dépit du fait qu’il soit âgé et qu’il ait des descendants.
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dit, Kadmos applique une procédure en vigueur en cas d’epiklêros concernant le transfert du klêros familial au descendant mâle. Pour ce qui concerne Échion, en dépit des mentions faites sur sa qualité (père de Penthée ou époux d’Agavé), aucune information n’est fournie sur son existence32. Dès son entrée en scène, Penthée nous informe sur la situation qui prévaut dans la cité et sur ses intentions (215 et suiv.). La fuite des femmes est sa première source d’inquiétude: 217 gynaikas êmin dômat’ ekleloipenai. Se référant à l’abandon des dômata par les femmes, il semble, en employant le pronom personnel au datif, souligner le fait qu’il s’agit de nos femmes, «des nôtres», qui ont abandonné les dômata, nos dômata, «les nôtres», comme s’il se pouvait que cela ne fût pas bien compris: à savoir que les femmes de Thèbes ont abandonné les demeures des Thébains (de leurs époux)33. Est-ce ainsi qu’il faille interpréter ce vers où existerait-t-il quelque ambiguïté? Le terme dômata qui désigne les oikoi, que les Thébaines ont délaissés, désigne aussi l’oikos de Penthée, les basileia…dômata…Pentheôs (60-61), les dômata Pentheôs (595), auquel le dieu met le feu (cf. 606, 624, 633 et dômatôn, 637) et à l’intérieur duquel se produit le travestissement de Penthée (dômatôn esô, 827 cf. 914). Sa mère retournera pros dômata (1149). Ainsi, c’est comme si l’on entendait le jeune roi dire au vers 217: «les femmes ont abandonné (ma)
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Ceci est valable aussi dans le cas d’Aristée (1227), époux d’Autonoé et père d’Actéon (victime, lui aussi, d’une colère divine, comme va le devenir aussi son cousin, Penthée). S’agissant d’Ino, on ne lui mentionne pas d’époux, ni du fait qu’elle aurait eu, dans le passé, comme ses sœurs, des enfants. C’est ainsi que les spécialistes de cette tragédie comprennent le sens du vers. D’autres (les plus nombreux) rapportent, dans leurs traductions, le pronom personnel au datif, êmin, à gynaikas, d’autres à dômata. Verdenius, «Cadmus, Tiresias, Pentheus. Notes on Euripides’Bacchae 170-369», Mnemosyne 41 (1988) 250, signale le fait que toutes les femmes ont abandonné la ville, en renvoyant aux vers 35-36. Winnington-Ingram, op. cit. (note 2), traduit le vers comme suit: «that our women have left our homes» (p. 45).
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demeure (me) causant de la douleur34»; C’est seulement dans le Prologue de la pièce que Dionysos avait mentionné très clairement: 35-36 «De plus, toute la gent féminine de Thèbes, tout ce qu’elle comptait de femmes (hosai gynaikes êsan), je l’ai chassé de ses demeures», pour désigner les oikoi des Thébains, tandis que pour l’oikos royal, le dieu emploie l’expression basileia dômata (60). Par la suite, le terme dômata est employé exclusivement pour l’oikos, le palais de Penthée représenté sur scène (avec les termes domoi, stegê, stegai, mais aussi dôma). Quant au verbe ekleipein (cf. aussi eklipousa, 1236, ekleipô, 1369) la probabilité qu’il soit lié au terme technique apoleipein, qui désigne le fait pour la femme de quitter l’oikos conjugal (autrement dit la rupture des liens du mariage à l’initiative de l’épouse) est du domaine du possible35. Nous rencontrons l’emploi du verbe ekleipein dans ce sens chez Euripide, dans Andromaque 1049-1050, dômat’ eklipousa Meneleô korê / phroudê tad’ («que la fille de Ménélas a quitté la maison et disparu»); cf. Andromaque 987-992, où Hermione consent d’une part à ce que son premier époux, Néoptolème, l’abandonne et d’autre part à son enlèvement par Oreste qui veut en faire sa femme; l’expression qu’emploie alors Hermione est: oikous m’ exerêmousan, 991 36. De même, le Chœur, dans la même pièce, emploie le verbe ekleipein pour parler des
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Certes, le sens littéral du vers est: «les femmes ont abandonné les demeures «à notre grand regret, à notre grand déplaisir» (étant un datif éthique)». Anecdota Graeca (Bachmann) I 116 (Recueil de mots utiles) Apelipen: apelipe men ê gynê ton andra legetai, apepempse de o anêr tên gynaika. outôs Menandros. Ibid. I 128 Apoleipsis: sêmainei men kai allôs to apolipein, idiôs de ot’an ganetê ton andra apolipê. Legetai de chrêmatizein pros auton apoleipsin. Cf. Andromaque 597-605, exerêmousai domous…exekômasen (voir Souda e 1611, II 305 Adler, et Hésychius e 83, II 120 Latte, exekômasen: exeporneusen).
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femmes qui se remarient: alochoi d’ exeleipon oikous pros allon eunator’ (1040-1041)37. Par conséquent, l’abandon des oikoi par les femmes apparaît, au vu du lexique employé par Penthée encore plus grave que dans la réalité et selon le point de vue du roi dangereuse pour la stabilité de la cité. S’agit-il d’une rupture en masse des liens du mariage, d’une subversion de la cohésion sociale de la cité? Ensuite, Penthée va procéder à la description détaillée de l’étranger sous les traits d’un dangereux 38 séducteur (234-241). Si la description s’appuyait sur des informations possédées par le roi, les trois vers qui suivent constituent une décision et un désir personnels: 239-241 «Que je le tienne ici, sous mon toit (ei d’ auton eisô lêpsomai stegês), et je lui désapprendrai de frapper le sol de son thyrse, et de laisser flotter ses longs cheveux au vent ― en lui tranchant le col (trachêlon sômatos chôris temôn)». Penthée, ici, déclare que s’il surprend l’étranger dans son oikos39, il le fera décapiter. Quelle pourrait être la gravité de la faute commise 37
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Voir P. T. Stevens, Euripides Andromache. Edited with Introduction and Commentary, Oxford 1971, 209, 217 et M. Lloyd, Euripides Andromache with Introduction, Translation, and Commentary, Warminster 20052, 165. Les vers 233-234 (…ôs tis eiselêlythe xenos, / goês epôdos Lydias apo chthonos) renvoient à deux passages parallèles: à Hippolyte d’Euripide (ar’ouk epôdos kai goês pephych’ode, 1038) à propos des accusations lancées par Thésée contre son fils qu’il soupçonne d’avoir séduit sa femme Phèdre, «après avoir déshonoré l’auteur de ses jours (ton tekont’atimasas) (1040). Et au texte de Platon, Ménon 80b: ei gar xenos en allê polei toiauta poiois, tach’an ôs goês apachtheiês («dans une ville étrangère, avec une pareille conduite, tu ne serais pas long à être arrêté comme sorcier»), où «apagein is the regular term for summary arrest», Plato’s Meno. Edited with Introduction and Commentary by R. S. Bluck, Cambridge, 1961, 270. Peu avant, Ménon avait analysé le comportement de Socrate en disant à ce dernier: «En ce moment même, je le vois bien, par je ne sais quelle magie et quelles drogues, par tes incantations, tu m’as si bien ensorcelé (goêteueis me kai pharmatteis kai atechnôs katepadeis) que j’ai la tête remplie de doutes» (op. cit. 80a). La leçon stegês (que l’on trouve dans les deux manuscrits L et P, dans lesquels le texte est sauvegardé), dans l’expression eisô têsd’…stegês, détermine
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par l’étranger, pour justifier l’application de la peine capitale par le roi et quel serait le sens de son arrestation dans l’oikos? Pourrionsnous lier ce meurtre que pense commettre le roi avec la loi de Dracon mentionnée dans les cas où l’on considère l’homicide justifié? Démosthène, Contre Aristocrate 53: «Si quelqu’un tue (apokteinei) involontairement au cours des jeux, ou en abattant (un brigand) sur une route, ou à la guerre par méprise, ou en flagrant délit avec son épouse, sa mère, sa sœur, sa fille, ou la concubine qu’il a prise pour avoir des enfants libres (ê epi damarti ê epi mêtri ê epi adelphêi ê epi thygatri, ê epi pallakêi ên an epi eleutherois paisin echêi), le meurtrier ne sera pas banni (toutôn eneka mê pheugein kteinanta)». Certes, ici, le lien qui est fait avec les vers d’Euripide ne vaut que pour les cas de la loi qui concernent la relation adultère commise avec une certaine catégorie de femmes: comme il ressort de la bibliographie y afférente, pour être justifié le meurtre de l’homme adultère requiert que ce dernier ait été pris en flagrant délit et de plus dans la demeure du mari 40. Dans le discours de Lysias Sur le meurtre d’Ératosthène, Euphilète, qui tua l’amant de sa femme, tente de convaincre les juges qu’il a commis ce meurtre conformément aux lois, en entreprenant de démontrer: (4) «…qu’Ératosthène était l’amant de ma femme (emoicheuen…tên gynaika tên emên), qu’il avait séduite (diephtheire) et qu’il déshonorait (êschyne) mes enfants, qu’il s’est introduit dans ma
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l’intérieur de son oikos, du palais royal, comme un peu plus haut, dans l’expression pandêmoisi stegais, il désigne la prison d’État (cf. 593, stegas esô). En revanche, l’expression eisô têsde…chthonos (cf. l’édition de J. Diggle, Oxford 1994), ne peut avoir d’autre signification que «l’intérieur de la terre», ce qui semble incompréhensible. En ce qui concerne Penthée «“house” signifies more than domestic space or means of punishment. It is a symbol of his authority» (Ch. Segal, Dionysiac Poetics and Euripides’Bacchae, Princeton 19972, 89). Voir A. R. W. Harrison, The Law of Athens, vol. I. The Family and Property, Indianapolis 19882, 33, note 1, et E. Cantarella, «Gender, Sexuality, and Law», The Cambridge Companion to Ancient Greek Law (éd. M. Gagarin, D. Cohen), Cambridge 2005, 240-241.
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maison pour m’outrager (kai eme auton hybrisen eis tên oikian tên emên eisiôn)…». Penthée, donc, de façon abstraite, et après avoir précédemment associé de manière évidente l’étranger aux activités érotiques illégales des femmes de Thèbes (223, 237), se réfère à un «droit» théorique de l’époux, ou plus généralement du kyrios d’une femme, celui de pouvoir tuer, sous certaines conditions, l’homme qu’il surprend en train de commettre l’adultère avec celle-ci, sans subir les conséquence juridiques de son acte. Arrivé à ce point, il nous faut souligner que le roi semble considérer comme allant de soi qu’il a la tutelle des femmes de son oikos, et c’est effectivement le cas (voir 43-44 et 213), mais aussi qu’il a celle de toutes les femmes de Thèbes, ce qui n’est naturellement pas le cas. Comme nous l’avons noté plus haut, relativement au vers 217, le roi déclare: «nos femmes ont abandonné les dômata» en assumant inconsciemment le rôle de kyrios de toutes les femmes de Thèbes. En passant sous silence la situation réelle, il apparaît considérer sans distinction toutes les femmes assujetties à sa tutelle. Ainsi, Penthée, en position de kyrios des femmes de la cité, prend quelques mesures: la première mesure est contre les femmes qu’il veut ramener dans la cité et enfermer en mettant fin à leur kakourgos41 bakheia. Les soupçons de Penthée quant au comportement immoral des femmes sont-ils toutefois fondés? Déjà, dans son Prologue, Dionysos employait l’expression parakopoi phrenôn pour qualifier l’état des femmes: cependant c’est dans les mêmes termes que Phèdre est qualifié dans Hippolyte 238 (parakoptei phrenas); elle est devenue folle42 en raison de l’amour qu’elle éprouve pour son 41
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Cf. dans la loi athénienne le terme kalourgoi, qui recouvre aussi les coupables de moicheia, contre lesquels peut s’appliquer la procédure d’apagogê (voir M. H. Hansen, Apagoge, Endeixis and Ephegesis against Kakourgoi, Atimoi and Pheugontes. A Study in the Athenian Administration of Justice in the Fourth Century B.C., Oxford 1976, 19). Voir aussi le commentaire de W. S. Barrett, Euripides Hippolytos. Edited with Introduction and Commentary, Oxford 1964, 205-206, lequel mentionne «mental derangement». Cf. aussi la note 38 ci-dessus.
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fils adoptif à la suite, il est vrai, d’une intervention divine. Penthée relie par deux fois l’activité érotique des femmes avec la présence de vin lors des cérémonies du nouveau culte (221-223 et 260262)43. Tirésias répondant (314 et suiv.) aux griefs de Penthée comme quoi les femmes préfèrent Aphrodite à Dionysos, conclut: 317-318 «… les transports orgiaques ne corrompront jamais la femme vraiment chaste (kai gar en bakheumasin / ous’ ê ge sôphrôn ou diaphtharêsetai) tout en mettant l’accent sur l’élément important que représente la chasteté pour la vertu des femmes. La formulation, toutefois, du devin Thébain passe sous silence toutes les femmes qui ne possèderaient pas cette qualité. Le Messager qui décrit les activités des femmes sur le Cithéron insistera sur cet élément (sôphronôs, 686), tandis qu’il se réfère aussi à la bienséance (eukosmia)44 qui les caractérise. La deuxième mesure de Penthée vise l’instigateur de cette situation gênante, le mage étranger. En ce qui le concerne, la punition ne peut être moindre que la peine de mort (décapitation, pendaison, lapidation). La description de l’étranger, centrée sur les traits qui font son charme et sa séduction, renforce l’idée qu’il subornerait les femmes. En effet, Penthée mentionne par deux fois, très clairement et sans détour, ce point juste avant l’entrée de l’étranger sur scène: 237-238 «(qui) se mêle, jour et nuit à leur foule (os êmeras te keuphronas syggignetai). À nos vierges, il offre, comme appât, la fureur de ses rites (teletas proteinôn euious neanisin)! et 43
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Le Chœur, toutefois, prône la consommation de vin (380-385, 421-423), tandis que du récit du Messager, il ressort que le dieu offre de manière miraculeuse une source de vin aux bacchantes du Cithéron (707). Les Bacchantes 693. En ce qui concerne les filles de Prœtos (Lysippé, Iphinoé et Iphianassa), qui emanêsan…oti tas Dionysou teletas ou katedechonto, Apollodore mentionne que genomenai emmaneis eplanônto…met’akosmias hapasês dia tês erêmias etrochazon (Bibliothèque 2, 2, 2).
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353-354 «...qui vint, parmi nos femmes, porter le mal nouveau qui corrompt nos foyers (os espherei noson / kainên gynaixi kai lechê lymainetai)». Ensuite, lorsque l’étranger lui est amené, le roi insiste (453-459) sur les éléments qui font que sa beauté le rend dangereux pour la chasteté des femmes: dans les vers 454 et 459, il le relie directement aux femmes de Thèbes et à Aphrodite (la quête de l’amour) tandis que plus bas, il revient sur ses craintes de corruption des femmes, dans la mesure où, comme l’étranger le lui a dit, la plupart des cérémonies se déroulent au cours de la nuit: 487 «C’est justement la piège où se prennent les femmes (tout’ es gynaikas dolion esti kai sathron)». La réponse de l’étranger à cette accusation correspond à celle de Tirésias à propos de la chasteté: 488 «Le jour aussi se prête aux actions honteuses (kan êmera to g’ aischron exeuroi tis an)». Ce qui caractérise toutes les déclarations de Penthée, c’est qu’il fait personnellement face à la situation afin de la résoudre. Il ne s’adresse pas à d’autres hommes, d’autres membres de la cité, pour la conduite de cette affaire, bien qu’il s’agisse des mères, des épouses et des sœurs des citoyens de Thèbes, ou même encore de leurs esclaves. D’ailleurs, Penthée se considère comme l’unique homme de Thèbes: 962 «il n’est qu’un homme ici pour oser ce que j’ose! (monos gar autôn eim’ anêr tolmôn tode)». Lorsqu’il s’adresse à d’autres hommes, ceux-ci sont soit Kadmos et Tirésias qu’il traite avec mépris, soit ses serviteurs à qui il donne des ordres45. Et à la fin de la scène, au cours de laquelle il est convaincu par l’étranger de se travestir en bacchante, faisant mention du cas de comparution par la force des femmes, il envisage d’aller marcher lui-même avec des armes (ê gar hopla echôn 45
Dans les vers 781-785, Penthée se référant à une éventuelle expédition contre les bacchantes sur le Cithéron, énumère des membres de la cité de Thèbes et c’est bien la seule fois qu’il note (en utilisant le pluriel) que les femmes, par leur comportement, font aussi du mal à d’autres hommes que lui.
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poreusomai, 845), en repoussant son idée précédente d’une participation des autres hommes de Thèbes. Comme le Messager en fait la remarque avant de débuter son récit, est-ce le caractère de Penthée (to basilikon lian, 671) qui le fait méconnaître les droits des autres hommes sur les femmes de Thèbes? Le roi, toutefois, agit comme un sur-homme, rassemblant dans sa personne l’élément collectif de la communauté masculine de la cité. D’ailleurs, c’est dans cet élément que réside le caractère tragique de Penthée: comme l’étranger le lui dit ironiquement, il est le seul qui se donne tant de mal pour la cité: 963 «Tu es seul à peiner, tout seul, pour cette ville (monos sy poleôs têsd’ yperkamneis, monos)». Agissant donc en tant que kyrios46 de toutes les femmes de Thèbes, il se montre décidé à les mettre à la raison et à punir le responsable de leur éloignement de Thèbes: en effet, la punition à laquelle il pense est à la hauteur, ainsi qu’il le croit, du crime de l’étranger. L’ordre donné par le roi de rechercher l’étranger et de le faire comparaître devant lui aura un résultat puisque, après l’intermède du Chœur, le Serviteur lui amènera le prisonnier (434). Curieusement, il est vrai, Penthée ordonne de retrouver les traces de l’étranger à l’intérieur de la cité (ana polin, 352) et non pas sur le Cithéron, ce qui semblerait plus logique, comme le rapportait 46
Signalons deux cas qui montrent la manière dont la quasi terminologie juridique apparaît corrompue dans la tragédie. `A la fin de la scène de l’«instruction» de l’étranger par Penthée, le roi manifeste son intention de le faire emprisonner. La réaction de l’étranger est de l’en dissuader: audô me mê dein, sôphronôn ou sophrosin (504). Penthée s’obstine dans sa décision, déclarant qu’il est plus kyrios que son interlocuteur: egô de dein ge, kyriôteros sethen (505). Le second cas se rapporte à la façon dont la mère de Penthée considère la position sociale de ce dernier: Agavé, encore sous l’emprise de la folie envoyée par le dieu, demande à Kadmos de réprimander son fils, comme s’il s’agissait d’un enfant mineur, ou de toute façon, de quelqu’un qui se trouve sous la protection et le contrôle (kyrieia ou epitropeia) de son père: «il faut le gronder, père! (nouthetêteos, pater, soustin)» (1256-1257). Kadmos, plus bas, va inverser la relation en soulignant que c’est lui-même qui se trouvait jusqu’alors sous la protection de son petit-fils (1130 et suiv., et 1320-1321: délit d’outrage).
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Dionysos47 lui-même dans le Prologue (62-63). D’ailleurs, la manière miraculeuse dont les femmes sont libérées, selon les dires du Serviteur, n’est pas reliée par le roi à l’arrestation de l’étranger et n’entraîne de sa part aucun commentaire. Par la suite, lorsqu’on lui aura amené l’étranger captif, le roi semblera avoir oublié toutes ses menaces précédentes et la seule punition qu’il lui infligera sera de le faire emprisonner, et de plus dans les écuries du palais, d’où l’étranger s’enfuira. Son emprisonnement, ou plutôt sa séquestration (eirgmos), est-il en rapport avec le délit d’adultère que, selon Penthée, l’étranger aurait commis, en prévision de sa comparution devant le tribunal compétent pour être jugé? S’agit-il d’une détention préventive ou de la peine principale que Penthée inflige à l’étranger en raison du désordre qu’il a causé dans la cité, comme il l’avait fait pour les femmes qu’il avait fait arrêter auparavant? L’intention de poursuivre et de punir l’étranger apparaît plus bas, lorsqu’il demande au Messager de parler de la manière la plus détaillée des turpitudes des Bacchantes, de façon à punir le plus sévèrement possible le responsable (674-676). Comme la description du Messager est centrée sur l’opération «militaire» menée contre les hommes (731-764) et sur le comportement dangereux des femmes, qui menace désormais l’existence même de la cité, Penthée renonce à toute tentative de punir l’étranger (792-793) afin de s’occuper de ce qu’il considère être une «affaire politique»: la répression par tous les moyens de l’agressivité des femmes de Thèbes, laquelle prend des dimensions considérables. 47
Cf. aussi Dodds, op. cit., 130, qui note que le Serviteur entre sur scène par la porte de droite, c’est-à-dire comme venant ek tês poleôs. En ce qui concerne le sujet des entrées de la scène, voir R. Seaford, Euripides Bacchae with an Introduction, Translation and Commentary, Warminster 20012, 148-149 et D. Kovacs, Euripidea Tertia (Mnemosyne, Bibliotheca Classica Batava 137), Leiden-Boston 2003, 124. La conviction de Penthée est que l’étranger se trouve encore dans la cité et que c’est là que l’on doit mener les recherches. Voir l’expression ek domôn, qu’emploie Dionysos au vers 32, et le commentaire de Seaford, op. cit., 149.
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«Comme un feu qui s’allume et nous gagne, l’outrage des bacchantes (hybrisma bakhôn) nous déshonore (psogos) aux yeux des Grecs!».
Dans cette étude, nous avons esquissé quelques aspects liés à l’intégration de termes de procédure dans le vocabulaire tragique: nous avons constaté que la peine de prison constitue la peine principale infligée par Penthée afin d’empêcher des situations fâcheuses relatives à l’ordre et la paix dans la cité. Parallèlement, il se réfère à des peines plus sévères, à l’instar de la peine de mort (pour l’étranger fauteur de troubles) ou de la réduction en esclavage des femmes du Chœur, peines abandonnées par la suite bien qu’elles puissent s’appuyer sur le droit pénal athénien. De même, le roi ne manque pas de faire mention du grave délit d’impiété (dans le cas du devin Tirésias), sans toutefois brandir la menace d’une peine. En expliquant la tactique de Penthée, nous avons mis l’accent sur deux de ses qualités: celle de roi responsable de Thèbes et celle de kyrios de son oikos et de kyrios de l’oikos collectif de la cité. En qualité de kyrios, il fait face tant à l’«adultère» des femmes, qu’à leur abandon des oikoi conjugaux, se retrouvant ainsi en confrontation ouverte et directe avec le mage étranger et séducteur, dont il refuse de croire qu’il est un dieu.
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Troisième partie :
De la théologie à la philo sophie
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13 LE SENS DE LA JU STICE (« CORPS JUSTE » ET « MÉDECIN JUSTE ») DANS LA MÉDECINE GRECQUE ANCIENNE ATHENA BAZOU Chercheur, Centre de Recherches sur les Littératures grecque et latine, Académie d’Athènes
I. Dans la pensée grecque de l’époque classique, la justice était considérée comme la vertu la plus importante, renfermant en elle toutes les autres vertus1 ; chez Aristote2, elle concerne les relations entre les citoyens ; c’est pour cela qu’elle s’appelle justice politique ; chez Platon3 elle se divise en justice sociale (dans la Cité) d’un côté et justice psychique (chez l’individu) de l’autre; la justice sociale existe quand chaque classe sociale accomplit ses tâches dans la société ; de même, la justice psychique prévaut quand chaque partie de l’âme accompit ses propres fonctions. La justice se trouve assez souvent rapprochée de la médecine chez Platon. Dans le livre IV de la République, Platon montre Socrate établissant un parallèle entre la justice et la médecine4. La santé dans le microcosme du corps trouve son analogie dans la justice dans le macrocosme de l’État 5. Santé et justice résultent du 1 2 3 4 5
Arist. Eth. Nic. V 1129b29-30. Eth. Nic. V 1129a26 sq. Resp. IV433d, 435b, 441c, 442cd. Ibid. IV 444cd. L’analogie entre équilibre des forces dans le corps et l’État remonte à Alcmaeon de Croton (D.-K. 24B4), d’après qui la maladie correspond à la monarchie, comme la santé correspond à la isonomia (égalité des droits) dans
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bon équilibre des forces, la première dans le corps humain, la seconde dans la société. Dans le premier, il faut que ses divers éléments constitutifs, qui prennent la forme des humeurs (sang, phlegme, bile noire, bile jaune), se trouvent mélangés en bonne part afin que la santé subsiste, tandis que le manque d’équilibre dans les proportions des humeurs entraîne la maladie. Il en va de même dans la société, où les forces politiques, toujours en compétition, doivent être en équilibre afin que règne l’eunomia (la bonne gouvernance) dans la cité. L’injustice est présentée comme une maladie de l’âme. Dans Gorgias aussi 6, on rencontre la métaphore de l’injustice comme maladie de l’âme, formulée d’une manière très expressive. Ce qui est juste est bon et beau, tandis que le plus grand des maux est d’être injuste. L’homme injuste est malade ; il ne peut pas être heureux parce que les injustices sont des maladies dont l'âme souffre comme en souffrent les malades. Le mal en tant que maladie de l'âme doit être puni, guéri, purgé par le médecin (de l'âme), le juge, qui délivre le châtiment en contribuant ainsi au rétablissement de la santé de l’âme, à savoir la justice. Les malades doivent s’adresser à lui pour être guéris de leur maladie, l’injustice, avant que celle-ci devienne incurable. La justice (corrective) devient ainsi la médecine de la méchanceté (iatrikè … ponérias hè dikè) 7. La justice en tant que une vertu de l’âme, est distribuée dans les trois parties de celle-ci : la partie rationnelle, la partie concupiscible et la partie irascible8. Il existe plusieurs classifications des vertus de l’âme, dont la justice fait partie, ainsi que de celles du corps, dont relève la santé. Une classification très répandue est celle que nous trouvons dans les Définitions médicales pseudo-galéniques, reprise aussi dans le Sur la nature de
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l’État. Les germes de cette conception se trouvent déjà chez Hésiode, Héraclite et Empédocle. Voir M.S. Hurwitz, «Justice and the Methaphor of Medicine in the Early Greek Thought», dans K.D. Irani, M. Silver, Social justice in the ancient world, Greenwood Press, 1995, pp. 69, 70, 72. Plat. Grg. 468e-470e, 477bc, 477e-478e, 479cd, 480ab. Ibid. 478d6-7. Melet. De nat. hom. 29, 24-25, éd. Cramer.
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l’homme de Mélétius (médecin, après le VIIème siècle) 9. D’après cette classification la santé trouve son parallèle dans la sagesse tandis que la justice l’y trouve dans la beauté du corps. Les vertus du corps sont la santé, la force, la beauté, l’intégrité. Les vertus de l’âme sont le jugement, la sagesse, le courage, la justice. Quel rapport y a-t-il entre ces deux séries? La santé correspond à la sagesse. En effet la santé est l’équilibre bien tempéré et la bonne organisation des éléments premiers…. Quant à la justice, elle ressemble à la beauté. La beauté en effet se reconnaît à la bonne proportion entre les parties, en même temps qu’au joli teint10. II. L’utilisation du mot dikaios et de ses dérivés est très fréquente dans le corpus des textes médicaux de l’antiquité. Tantôt sous la forme de l’adjectif (dikaios), tantôt sous la forme de l’adverbe (dikaiôs) ou encore du nom (dikaiosynè), on observe que le mot est employé dans des sens différents 11. Son premier sens renvoie à la justice légale (dikaiosynè), mais on trouve aussi le mot, comme en français, employé souvent dans le sens de la justesse. L’adjectif devient alors synonyme de orthos (correct), symmetros (symétrique), ou kanonikos (régulier). Comme le glossateur Erotien (1er siècle ap. J.-C.) le mentionne dans son Glossaire hippocratique12, dikaion (juste) pour Hippocrate, signifie aussi 9 10
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Ibid. 46, 14-25. Def. Med. CXXX (XIX, p. 383, 10-384, 9, éd. Kühn); trad. D. Gourevitch dans «L’esthétique médicale», LEC LV, 1987, pp. 267-268. Concernant le rapport entre la justice et la beauté dans la médecine grecque, voir De plac. Hipp. et Plat. VII, 1, 30 (p. 434, 22sq., éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2). Aussi l’important article de J. Pigeaud, «L’esthétique de Galien», Metis VI, 1-2, 1991, 7-42. Aristote (Eth. Nic. I 1129a34) conclut que la notion de «juste» signifie nomimon (légal, conforme à la loi) et ison (égal). L’emploi du mot dans le sens de nomimon n’est pas traité dans la présente étude ; il est courant mais sans importance particulière pour la médecine grecque ancienne, d’après nous. Voir P. Apostolidès, Hermeneutiko lexiko pasôn tôn lexeôn tou Hippokratous, Athènes, éd. Gavriélidès, 1997, p. 202 et K. Métropoulos, Glôssarion Hippokratous : (Idiai kat’Erôtianon kai Galénon), Athènes, 1978, p. 86. s.v. dikaion (p. 32, 3-17, éd. Nachmanson).
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eulogon (raisonnable), omoion (semblable), ison (égal), sympherôn (convenable), ischyron (puissant) et aploun (simple). «Car seul le juste peut être à la fois raisonnable, simple, puissant et convenable»13.
Hippocrate, dans son ouvrage Sur les articulations, écrit qu’il est facile pour les médecins de distinguer le sain du malsain, puisque les hommes ont le corps juste14. Le corps humain est parfait : les membres ont une disposition parfaitement symétrique, avec deux mains, deux yeux, deux oreilles etc. Dans le corps sain, les membres du corps qui vont par paire sont identiques, symétriques, donc justes15. L’harmonie des membres, la juste proportion des parties du corps, indique la santé et la beauté. Si, lors de l’examen médical, le médecin observe que l’un des bras e.g., est mal placé par rapport à l’autre bras, il peut conclure avec certitude qu’il est luxé. La justice du corps y est perturbée. Le médecin doit d’abord examiner et comparer les membres (sain et malsain) du même patient, car les mêmes membres d’un autre patient peuvent être plus saillants16. Il doit ensuite rétablir le membre malsain dans les formes justes17, donc correctes, qui sont, dans ce cas, les formes semblables. «Bref, il faut, comme si l'on modelait de la cire, ramener à la conformation naturelle (es tèn physin tèn dikaièn) les parties déviées et les parties distendues»18. La justice dans les membres du corps se manifeste, comme on l’a dit, par la ressemblance des formes, ce qui montre non seulement la justice de la kataskeuè (construction) du corps mais aussi la puissance et l’habileté extrême de celui qui l’a construit19. 13 14 15
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Ibid., p. 32, 15-17. De art. 10, 2-3 (p. 102, éd. Littré IV). Galien (De hum., XXXIII ; XVIIIa, p. 369, 7-8, éd. Kühn) en commentant le passage en question (Hipp. De art. 10, 2-3) parle du corps égal (ison). Erotien (s.v. dikaion ; p. 32, 3-6, éd. Nachmanson) d’autre part, comprend ici le mot «juste» comme homoion (semblable). Hipp. De art. 10, 5-7 (p. 102, éd. Littré IV). Ibid. 69, 40-41 (p. 286). Ibid. 62, 29-31 (p. 266); trad. p. 267. De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 12 (p. 592, 32-594, 4, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2).
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Toutefois, comme l’observe Galien dans son Commentaire sur le traité hippocratique Sur les fractures20, les patients eux-mêmes sont parfois mieux à même de parler de leur propre corps et de la position correcte de leur membre blessé ou luxé. Ils choisissent instinctivement la position la moins douloureuse, position qui est à la fois, selon Hippocrate, la position correcte; le médecin doit leur faire confiance et être par la suite guidé afin de rétablir correctement le membre luxé. Dans le sens de «correct» et «régulier», le mot dikaios (juste) et ses dérivés se trouvent inclus dans des expressions comme dikaiotatai de hai antirropai (efforts les plus réguliers)21, dikaiè mochleusis (levier régulier)22, dikaiès cheirixios (opération régulière)23. Les membres du corps grandissent dans les formes régulières (en toisi dikaioisi schémasin)24 et les yeux se trouvent en dikaiai thesèi (dans la position régulière)25 grâce à la sagesse de la Nature qui les a créés. Employé dans le sens de «symétrique», «semblable» et de «correct», le mot dikaios (juste) l’est aussi assez souvent dans le sens de isos (égal). Galien dit qu’un corps juste est celui qui est égal des deux cotés (ison ekaterwthen)26. Il dit aussi que, dans la médecine, il faut chercher et trouver les dikaia schémata (les formes justes) en chaque circonstance, qu’il définit comme celles qui sont les formes égales autant que possible (kata dynamin isa), à savoir celles qui conviennent et sont propres à chaque chose27. C’est dans son traité Sur les tempéraments que Galien évoque la justice en la comparant au tempérament parfait et moyen des êtres vivants (eucrasia), qui ne réside pas exactement dans 20
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In Hipp. De fract. I, 4 (XVIIIb, p. 337-338, éd. Kühn). Le passage commenté par Galien est le Hipp. De fract. 1, 6-7 (p. 412-414, éd. Littré III). Voir aussi Ibid., p. 413, n. 21. Hipp. De art. 7, 26 (p. 90, éd. Littré IV). Ibid. 7, 33 (p. 92). Hipp. De fract.7, 22 (p. 442 Littré III ; trad. p. 443). Hipp. De art. 62, 42 (p. 268, éd. Littré IV). Gal. De usu part. X, 13 (p. 105, 22-23, éd. Helmreich). Gal. De hum. XXXIII (XVIIIa, p. 369, 7-8, éd. Kühn). Ibid. XLVIII (p. 382, 8-9).
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l’égalité des contraires mais, autant que possible, dans la symétrie. Après avoir défini l’eucrasia, qui n’est ni stable ni identique chez tous les êtres vivants mais varie d’après la nature de chacun 28, Galien la compare avec la justice plus généralement 29, qui ne vise pas à l’égalité dans la quantité mais suivant ce qui est propre, convenable à la nature de l’être vivant, et selon sa valeur. Galien interprète enfin le mot «juste» comme oikeios (familier)30. D’après Erotien 31, le mot dikaios (juste) signifie isos (égal) et sympherôn (convenable) dans le passage suivant du traité hippocratique Sur les articulations32: «Cette réduction est de beaucoup la plus puissante, car elle fait le plus régulièrement l’office du levier (dikaiotata ….mochleuei) … les efforts en sens contraire sont également les plus réguliers (dikaiotatai de hai antirropai)», tandis que d’après lui parfois le mot dikaios signifie seulement «convenable» 33, comme par exemple lorsque Hippocrate parle de la dikaiotatè physis (la nature la plus juste)34: «Le médecin doit, pour les luxations et les fractures, faire, autant qu’il est possible, les extensions dans l’attitude naturelle du membre, car c’est la manière d’être la plus familière» et de la loi juste35: «la doctrine que je viens d’exposer, est comme la loi qui règle (hôsper nomos keitai dikaios) la cure des fractures». Enfin, Erotien dit36 que 28
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D’après les conceptions médicales de l’antiquité, le tempérament est le mélange des qualités premières (chaleur, froideur, humidité, sécheresse) dans le corps, dont l’équilibre assure la santé et le déséquilibre entraîne la maladie. Les qualités premières, notion assez abstraite, s’actualisent sous la forme des quatre humeurs (sang, phlegme, bile jaune et bile noire) dans le corps. Elle (l’eucrasia) ne se trouve pas exactement à mi-chemin entre les extrémités ; mais elle consiste autant que possible dans la symétrie) ; il en va de même avec la justice ; elle n’est pas non plus l’égalité dans la quantité mais selon la nature propre et la valeur de l’individu. Gal. De temp.VI (p. 24, 16-22, éd. Helmreich). In Hipp. De fract. I, 2 ; XVIIIb, p. 335, 10, ed. Kühn; Ibid. II, 3; p. 423, 8-10. s.v. dikaion ; p. 32, 6-10, éd. Nachmanson. De art. 7, 25-26 (p. 90 Littré IV; trad. p. 93). s.v. dikaion ; p. 32, 10-13, éd. Nachmanson. De fract. 1, 1-3 (p. 412 Littré III; trad. p. 413). Ibid. 7, 20 (p. 442; trad. p. 441). s.v. dikaion ; p. 32, 13-15, éd. Nachmanson.
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le mot signifie aussi ischyros (puissant) et donne l’exemple de dikaiè mochleusis (levier régulier)37. III. Mais d’où provient la justice du corps, son état juste ? Pour la conception médicale grecque, elle provient de la justice de la nature. Le papyrus médical connu comme l’Anonymus Londinensis du IIème siècle après J.-C., porte que, d’après Asclépiade, la nature conserve la justice (térétikè kathestéken tou te dikaiou…)38. Le corpus hippocraticum regorge de références à la nature juste, sage et technicienne. Grand admirateur d’Hippocrate, Galien, au IIème siècle après J.-C., justifie cette conception. Hippocrate déclare la nature juste, Galien en fournit les preuves; il attribue le dogme de la justice de la nature au Père de la médecine39 qui, comme Galien le dit, premier de tous les médecins et de tous les philosophes, fut aussi le premier à apercevoir les actes miraculeux de la nature40. Galien prétend que si l’on veut apprendre de quelle sorte est la justice de la nature, il faut lire Platon, selon qui le magistratartiste vraiment juste doit toujours viser à (apovlepein) l’égal selon la valeur41. D’après les doctrines philosophiques, poursuit-il, la justice consiste dans la distribution des qualités à chacun non pas selon la loi mais selon sa nature propre. Il en va de même pour la justice dans le corps. La forme juste (dikaion …schèma) est celle qui conserve la forme et la position propres à chaque membre du corps42. La nature est la plus juste (dikaiotatè), parce qu’elle aussi, tout comme la justice platonicienne, a pour mission de distribuer les
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De art., 7, 33 (p. 92, Littré IV). 36.49, éd. Diels. Gal. De usu part. I, 22 (p. 59, 20-22, éd. Helmreich); Ibid. II, 16 (p. 116, 910) ; Ibid. III, 10 (p. 172, 15-17); Ibid. V, 9 (p. 277, 26-27) ; De nat. fac. I (XII, p. 122, 6-10, éd. Helmreich, SM III ) ; De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 27 (p. 596, 25, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2). De nat. fac. I (XIII, p. 128, 23-129, 3, éd. Helmreich, SM III ). De usu part. XVI, 1 (p. 377, 13-17, éd. Helmreich). Voir aussi Plat. Leg. VI 757b sq. Gal. In Hipp. De fract. II, 3 (XVIIIb, p. 423, 5-10, éd. Kühn).
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qualités selon la valeur de chacun (kata tèn axian hékastôi)43. Elle choisit l’égal non selon la représentation immédiate (ison ou to kata tèn procheiron phantasian) mais selon la fonction et selon l’utilité sans faire quoique ce soit de trop ou d’inutile par rapport au convenable44. Pour Galien la nature est « la puissance, à la fois immanente et transcendante, à l’œuvre dans la formation des êtres vivants …. elle est continuellement pensée comme un démiurge qui compose le corps humain en suivant un plan préétabli, où rien n’est laissé au hasard » 45. Son œuvre immense est traversée par l’idée de la justice de la nature. La nature est juste, technicienne et providentielle46 ; en plus elle est sage47 et suffit par elle-même en toute circonstance48. Galien répète à maintes reprises que l’œuvre de la nature relève d’une justice admirable, divine, extrême, parfaite et complète49. Il exprime son admiration devant elle et lui consacre son œuvre monumentale Sur l’utilité des parties du corps humain en dix-sept livres, véritable éloge à la Nature, sage et juste. Galien décrit les fonctions des parties du corps, pour arriver à leur utilité, afin de démontrer la sagesse de la puissance se trouvant à l’origine de la création des hommes et du monde naturel. Le traité est plein des réminiscences platoniciennes, puisque le médecin de Pergame évoque le sujet cher à Platon (en particulier dans le Timée) d'un 43
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Gal. De usu part. V, 9 (p. 277, 27-278, 2, éd. Helmreich). Voir aussi Gal. In Hipp. De art. IV, 36 (XVIIIa, p. 720, 10-13 éd. Kühn). Gal. De usu part. XI, 2 (p. 116, 12-17, éd. Helmreich). Voir aussi Ibid. VI, 4 (p. 308, 13-15) et XIII, 2 (p. 238, 3-6). J. Boulogne, «L’Epode de Galien. Une célébration au merveilleux» dans O. Bianchi, O. Théenaz, Conceptions et représentations de l’extraordinaire dans le monde antique. Actes du colloque international, Lausanne, 20-22 mars 2003, Bern-Berlin…, Peter Lang, 2005, p. 313. De usu part. V, 9 (p. 277, 26-27, éd. Helmreich); Ibid. XVI, 4 (p. 388, 16-18). Ibid. XVI, 1 (p. 376, 9-10). Gal. De dieb. decr. XI (IX, p. 823, 3-4, éd. Kühn); De nat. fac. I (XIII, p. 129, 1-3, éd. Helmreich, SM III); De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 26 (p. 596, 24, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2). De usu part. V, 13 (p. 285, 4-5, éd. Helmreich): Ibid. XI, 2 (p. 116, 14) ; Ibid. XI, 8 (p. 134, 26-27 et p. 135, 22-23); Ibid. XVI, 14 (p. 432, 23-24) ; Ibid. XVII, 1 (p. 444, 16-17) et ailleurs.
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sage Démiurge, prévoyant et providentiel créateur de tout. Tout est miraculeux et admirable dans le corps. Le fait que nous ne connaissons pas son démiurge, ne signifie pas qu’il ne soit ni important ni admirable50. Galien parle tantôt de la justice de la nature, tantôt de la justice du Démiurge, tantôt de la justice divine se trouvant à l’origine de la création des êtres vivants en général 51. La Nature est identifiée à cette puissance indéfinie, à cette intelligence suprême qui a précédé la création de toute chose ; elle est le Créateur, le Démiurge, la Divinité au dessus de tout52. La perfection, toute la merveille de la constitution et du fonctionnement de chaque membre du corps présentée lors du très long et minutieux exposé galénique, constitue la preuve du dogme hippocratique: la nature est juste. L’homme ne peut que rester admiratif devant cette nature juste et sage, qui ne fait rien en vain. Rien d’inutile, rien de négligé dans son plan majestueux. La disposition des organes démontre non seulement le sens extrême de la justice, mais aussi la logique, l’art et le savoir-faire de la nature53. L’utilité et la justice ne sont pas conçues comme séparées de la fonctionnalité. La nature juste a construit les organes du corps par rapport à la fonction que chacun d’eux aurait à accomplir54 ; elle les a doté des qualités propres et convenables à cette fonction en les leur distribuant de la façon la plus juste. La disposition des membres du corps, leur conformation, leur volume, la quantité et la forme, la souplesse ou la dureté, la lourdeur ou la légèreté de chaque organe, dont tous servent un but spécifique, démontrent la 50
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De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 22sq. ( p. 596, 5sq., éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2). De usu part. XIV, 13 (p. 329, 12-13, éd. Helmreich); Ibid. XVII, 1 (p. 443, 2122). Galien précise que d’après Hippocrate aussi c'est la Nature qui est la cause créatrice des êtres vivants, donc le Créateur du monde physique (De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 27 ; p. 596, 28-29, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2). Gal. De usu part. V, 13 (p. 285, 4sq., éd. Helmreich); Ibid. IX, 17 (p. 50, 10sq.). Ibid. III, 10 (p. 171, 7-9) ; Ibid. V, 8 (p. 277, 27- p. 278, 12) ; Ibid. VII, 22 (p. 439, 19-23); Ibid. XVI, 1 (p. 376, 3-5); Ibid. XVI, 2 (p. 378, 19-20); Ibid. XVI, 6 (p. 399, 5-6).
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pensée juste et sage de la nature55. Il se peut parfois que les œuvres de la nature ne semblent pas être vraiment justes. Galien démontre toutefois que même en ce cas, c’est la nature juste qui se trouve derrière, puisqu’une position exactement symétrique des membres ou des organes du corps ou le nombre égal des nerfs ne servirait pas l’utilité, ou la fonction à accomplir56. La doctrine téléologique de la nature repose sur le fait que tout par ses fonctions contribue à une fin préétablie, sert le plan grandiose du Créateur. La téléologie aristotélicienne trouve ici pleinement son expression. Nombreux sont ceux qui louent Polyclite, le sculpteur, pour la symétrie et les proportions de ses sculptures. Mais Galien se demande ce qu’il faut dire de la nature que Polyclite a imitée ; outre la symétrie extérieure, la nature a tout disposé de manière juste et habile, y compris à l’intérieur du corps, en dotant les parties des fonctions57. Comme Boulogne le récapitule très bien: «la nature déploie partout sa sagesse (rien n’est inutile), sa prévoyance (elle pense à tout), son ingéniosité (il est impossible de faire mieux) et sa justice (rien n’est oublié dans la répartition de ce qui satisfait les besoins liés aux activités et celle-là s’effectue proportionnellement à ceux-ci.)» 58. D’après Galien, la construction du corps humain ne résulte pas du hasard mais de l’art de la Nature-Démiurge59. Galien se demande comment on peut suivre ces philosophes qui ne voient dans le corps humain que le résultat de la combinaison fortuite des atomes. Il attaque en réalité les disciples de l’école philosophique
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Ibid. VI, 7 (p. 316, 2-8). Ibid. VI, 4 (p. 308, 1-27). Voir aussi J. Pigeaud, «L’esthétique de Galien», Metis VI, 1-2, 1991, 10-11. De usu part. XVII, 1 (p. 441, 10-25, éd. Helmreich) ; Ibid. XVII, I (p. 444, 717). J. Boulogne, «L’Epode de Galien. Une célébration au merveilleux» dans O. Bianchi, O. Théenaz, Conceptions et représentations de l’extraordinaire dans le monde antique. Actes du colloque international, Lausanne, 20-22 mars 2003, Bern-Berlin…, Peter Lang, 2005, p. 314. De usu part. XI, 7 (p. 130, 13-28, éd. Helmreich); Ibid. XVII, 1 (p. 445, 1-2) et ailleurs.
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des atomistes, à savoir Démocrite, Epicure et Asclépiade, qui rejetaient l’existence de la Nature – Créateur providentiel60. Au moyen d’exemples concrets e.g. la disposition symétrique des dents dans la bouche, il conclut à la providence, la sagesse, l’art et la justice de la nature61. Il intervient donc dans la discussion philosophique sur la création du monde, non pas comme médecin mais comme philosophe62. IV. Le rôle des médecins envers cette nature juste, consiste à l’admirer et à lui venir en aide afin de restituer la justice du corps, chaque fois que celle-ci est perturbée. Il est vrai que la médecine et ses ministres sont la science et les professionnels les plus appropriés à démontrer la justice prédominante dans la nature. Sages connaisseurs des merveilles du corps, aptes praticiens dans le travail médical quotidien, les médecins sont, de par leur profession, en position d’observer, vérifier, puis certifier que les hommes ont le corps juste. Tous les médecins qui pratiquent l’anatomie (hoi anatomikoi tôn iatrôn), dit Galien63, admirent l’art de la nature, car l’examen de l’intérieur du corps humain révèle un monde très complexe et témoigne d’une sagesse et d’un art créateur achevé. L’anatomiste se fonde sur des données perceptibles pour prouver la vérité des théories. Galien se sert de l’exemple du rapport entre la 60 61 62
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Ibid. XI, 8 (p. 135, 13sq.). Ibid. XI, 8 (p. 135, 20sq.). Les deux sectes principales étaient celle qui d’une part regroupait, les Platoniciens, les Stoïciens et les Aristotéliciens et celle d’autre part que soutenaient les disciples de Leucippe et de Démocrite. D'après la première secte toute la substance du monde est continue et peut être altérée. C'est la secte du vitalisme, des humoralistes qui croyaient aussi à la notion de la nature qui crée le corps. La deuxième secte, soutenue par les atomistes, professait que la substance du monde ne peut pas être altérée. Le corps, d'après Démocrite et ses sectateurs, est un ensemble composé d'atomes qui, à un moment donné, se sont réunis par hasard. Entre les différents atomes il y a, selon eux, des pores ou de petits blancs; quand ces pores sont symétriques, la santé prévaut; quand au contraire ils ne sont pas tous symétriques, mais que les uns sont plus grands que les autres, naissent les maladies dans le corps. Voir De usu part. VII, 14 (p. 415, 10-27, éd. Helmreich) ; Ibid. XI, 8 (p. 135, 10-20). De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 10-11 (p. 592, 22-31, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2).
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veine, l’artère et le nerf – rapport que seuls les anatomistes ont le privilège de voir64 – afin de démontrer non seulement la justice dans la construction (kataskeuè) du corps mais aussi la puissance extrême (dynamin… akran) de celui qui l’a construit65. L’expérience de l’autopsie (autoptikè peira) lève tout doute sur l’art et la justice de la nature66. Convaincus de la justice de la nature, les médecins ont le devoir de la servir67 et de l’imiter68. D’après la médecine hippocratique la nature est le médecin par excellence qui guérit les malades par elle-même. Sans instruction, non par intelligence, mais par elle-même, elle fait ce qui convient en chaque circonstance. En plus c’est la nature individuelle, la complexion de chacun qui indique en fait le moyen de la guérison69. Les médecins donc doivent aider la nature dans sa mission ; ils doivent essayer, si non de rétablir la justice de la nature quand elle est perturbée, du moins de s’en rapprocher. Ils peuvent par la suite guider les autres dans la découverte des merveilles du corps humain. C’est justement cette tâche que Galien s’assigne dans le traité Sur l’utilité des parties du corps. Par le biais de nombreux exemples, il y initie ses lecteurs au culte de la nature, la qualifiant de puissance providentielle présidant au monde créé. D’après son auteur, ce traité constitue le début d’une « théologie exacte » (theologias akrivous… archè), qui surpasse l’art de la médecine, utile non seulement aux médecins mais plus encore aux philosophes désireux de connaître la science
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De usu part. IX, 8 (p. 27, 19-27, éd. Helmreich). De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 12 (p. 592, 32-594, 4, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2). Voir aussi De usu part. XVI, 1 (p. 375, 14sq., éd. Helmreich). De usu part. VI, 20 (p. 370, 6-8, éd. Helmreich). Gal. De dieb. decr. XI (IX, p. 823, 5-6, éd. Kühn). Gal. De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 27 (p. 596, 25-26, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2). Gal. De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 26 (p. 596, 23-24). Voir aussi Hipp. Epid. VI, 5, 1.
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de la nature70. La science médicale rejoint ainsi une «théologie» de la nature71. On attend de l’homme bon et honnête qu’il choisisse librement la justice. Toutefois, d’après la médecine grecque, pour être bon et juste, il faut aussi disposer d’un tempérament bon et équilibré. La morale se trouve donc intimement mêlée à la physiologie. Les hommes en effet ne naissent ni tous ennemis ni tous amis de la justice, mais les uns et les autres deviennent tels en raison des tempéraments de leurs corps 72. Cette conception condamne-t-elle donc ceux dont le tempérament est mal réglé à être irrémédiablement méchants ? Galien fournit la réponse dans son traité Que les facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps. Il constate tout d’abord que si quelqu’un n’est pas juste, ce n’est pas de sa faute mais celle de son tempérament non équilibré dès le départ ou lors de sa croissance 73. 70 71
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De usu part. XVII, 1 (p. 447, 22-448, 3, éd. Helmreich). P. Moraux, «Galien comme philosophe: la philosophie de la nature», dans Nutton V. (éd.), Galen. Problems and Prospects, Londres, Wellcome Institute for the History of Medicine, 1981, p. 101. Gal. Quod. an. virt. XI (p. 73, 10-12, éd. Müller, SM II). Le débat philosophique sur le caractère inné ou acquis des qualités morales chez l’homme, comme la bonté et la méchanceté, le caractère juste ou injuste, a intéressé également les médecins grecs anciens. D’après les Stoïciens d’un coté, tous les hommes sont bons de nature mais sont ensuite pervertis par ceux qui vivent avec eux. De l’autre coté, les Épicuriens soutenaient que tous les hommes sont méchants de nature et donc incapables d’acquérir la vertu (Gal. De plac. Hipp. et Plat. V, 5, 8 ; p. 318, 12-16, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2). Beaucoup de médecins enfin croyaient à la prédominance de la nature, éventuellement modifiée sous l’influence de l’éducation et des exercices. Galien fournit l’exemple d’Aristide le juste qui, à la question de la manière dont il était devenu juste, répondit que la nature avait joué le rôle le plus important mais que lui aussi par la suite avait contribué à renforcer ce que la nature lui avait donné (De an. aff. dign. et cur. VII, 10 ; p. 26, 6-11, éd. De Boer, CMG V 4, 1, 1). D’après Mélétius, le médecin, toutefois, la part la plus importante de la responsabilité pèse sur l’individu lui-même. Être juste ou non relève finalement de la responsabilité des hommes eux-mêmes (eph’hémin). Ceux qui ont une héxis (habitude, voire condition physique) juste, agissent aussi de manière juste. Les études et les exercices agissent sur les habitudes et
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L’homme méchant est considéré comme un malade qui doit être guéri74. Il doit s’adresser au médecin afin qu’il l’aide à devenir juste par le biais de la nourriture et des boissons. Et c’est sur ce point, en rétablissant l’équilibre du tempérament corporel de l’individu, que le médecin peut intervenir de manière bienfaisante75. En agissant sur le tempérament, il modifie non seulement la santé physique de l’individu mais aussi la santé de son âme, agissant également sur son comportement et ses mœurs. Le bon tempérament corporel (eucrasia) ainsi rétabli, rend du même coup les mœurs et le comportement bons et justes. La morale se réduit à l’humoralisme. Le régime alimentaire administré par le médecin est la principale clé, à la fois de la santé et de la vertu76. Les autres moyens sont les médicaments et le changement des conditions de vie (le climat, l’air, les eaux, l’habitat, les habitudes). Le rôle de l’éducation et des bonnes habitudes n’est pas négligé, y compris dans les textes médicaux franchement naturalistes comme c’est le cas ici. Mais le médecin (à la fois médecin du corps et médecin de l'âme) est le seul qui puisse, par le régime alimentaire, gouverner l’action des quatre humeurs ayant un impact direct et rapide sur le comportement moral.
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les transforment ; les habitudes par la suite règlent les actions qui en dépendent. Il suffit donc de se soumettre à l’étude et aux exercices qui promeuvent la justice pour obtenir les habitudes et le comportement justes (De nat. hom. 29, 28-30, 8, éd. Cramer). Voir supra, n. 6, 7. Quod an. virt. IX (p. 67, 2-16, éd. Müller, SM II). La théorie n’est pas nouvelle. Les Pythagoriciens définissaient des normes diététiques dont le but premier était d’assurer la santé du corps mais dont le vrai but était d’atteindre la vertu de l'âme. Dans le corpus hippocraticum également, certains écrits (De l'ancienne médecine, Du régime) donnent des prescriptions diététiques pour l’amélioration de la condition mentale de l’homme. Plutarque dans ses Préceptes de santé remarque l'importance du maintien de la bonne santé physique pour le bien-être spirituel. Et chez Galien de nombreux passages sont consacrés à la diététique et à son rapport avec l'âme ; par exemple dans son traité sur l'Hygiène, ou dans le traité Que les facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps où, à plusieurs reprises, il réduit la médecine à l'alimentation et à la diététique, remède, selon lui, à toute maladie.
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Par ce traité, Galien révèle son ambition principale : placer la médecine au sommet de toutes les sciences et, la rendant responsable aussi bien de la santé morale que de la santé physique, élever le statut du médecin au dessus des autres professions. Ce qui intéresse Galien surtout c’est de prouver que le tempérament du corps est le principal facteur du comportement moral de l’homme. Ses idées se rapprochent dangereusement d’un déterminisme naturaliste. Il ne faut cependant pas oublier qu’à l’intérieur même de ce traité, il introduit les notions des exercices et des études77 susceptibles de faire naître la vertu. Le rôle social du médecin est donc véritablement très précieux : il détient le pouvoir thérapeutique et, puisque la morale dépend de l’état de santé, il détient aussi le pouvoir moral; il guérit non seulement le corps mais aussi l’âme. Il apparaît donc comme le personnage le plus utile à la société : en charge du bien-être physique et mental des citoyens, il l’est aussi de la prospérité de celle-ci. V. Cependant, afin de bien exercer l’art de la médecine, de manière efficace et juste (dikaiôs), il faut aussi que le médecin lui-même soit juste. À en juger par le nombre important des traités médicaux concernant les vertus indispensables aux bons médecins dans l’exercice de leur art, la déontologie médicale était déjà bien instituée dans l’antiquité. Dans le corpus hippocraticum figure le traité, épistémologique par excellence, Sur le médecin, qui définit dès le premier chapitre les qualités morales dont le bon médecin doit disposer dans ses relations avec les malades. D’après ces préceptes, le bon médecin doit avoir un joli teint, le corps beau et propre ; il doit être honnête et modeste, miséricordieux et gentil, tempérant et incorruptible. Il doit surtout être juste dans ses relations avec les malades et ne pas accepter d’être payé ou corrompu par des présents.
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Quod an. virt. X (p. 72, 3-4, éd. Müller, SM II).
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La justice présidera à toutes ses relations car il faut que la justice intervienne souvent78. Dans le Serment, la déontologie médicale exige que le bon médecin se tienne à l’écart de toute injustice volontaire (ektos eôn pasès adikiès hekousiès)79 dans ses relations avec les autres personnes, les malades et leur entourage familial80. D’après Deichgräber, le Serment, par ses prescriptions, résume l’idéal du médecin juste81. Galien, à son tour, dans son traité Que l’excellent médecin est aussi philosophe, en parlant des qualités du bon médecin, se réfère également à la justice. Mais pour être maître de soi, tempérant, au dessus des questions d’argent et juste82, comme il le dit, il faut que le médecin soit philosophe ; il faut aussi avoir fréquenté de maîtres
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De med. I (p. 20, 18-20, éd. Heiberg, CMG I 1) ; trad. J. Jouanna (J. Jouanna, C. Magdelaine, Hippocrate. L’art de la médecine, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 248, n. 5). Hipp. Jusj. VI (p. 5, 2, éd. Heiberg, CMG I 1) ; trad. J. Jouanna (J. Jouanna, C. Magdelaine, Hippocrate. L’art de la médecine, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 71). Voir le commentaire du mot dikaios (juste) associé à hosios (pieux) par H. von Staden («Character and Competence. Personal and Professional Conduct in Greek Medicine» dans H. Flashar, J. Jouanna, Médecine et morale dans l’antiquité [Entretiens sur l’antiquité classique, XLIII], Vandoeuvres (Genève), Fondation Hardt, 1997, pp. 184-5), d’après qui le mot dikaios se réfère toujours au comportement envers les autres personnes, tandis que hosios renvoie au comportement envers les dieux. L. Edelstein (The Hippocratic oath, Baltimore, The John Hopkins Press, 1943, pp. 32-36) soutient que le Serment est issu d’un milieu pythagoricien du IVème siècle av. J.-C. ; il interprète par conséquent la référence à la justice suivant les doctrines pythagoriciennes, lui donnant un sens plus large : «…The recommendation of justice epitomizes all duties of the physician towards his patients in the contacts of daily life, all he should do or say in the course of his practice ; it gives the rules of medical deportment in a nut-shell» (p. 36). K. Deichgräber, «Die ärztliche Standesethik des hippokratischen Eides», Quellen u. Studien z. Geschichte d. Naturwissenschaften u. d. Medizin, III, 1932, p. 4, n. 5 (d’après la citation de L. Edelstein, The Hippocratic oath, Baltimore, The John Hopkins Press, 1943, p. 36). Quod opt. med. IV, 1 (p. 292, éd.- trad. V. Boudon-Millot, Galien I, Les Belles Lettres).
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et s’être soi-même livré à des exercices 83. Il est intéressant de noter que nous trouvons une fois encore84 – mais avec beaucoup plus de précision – l’idée de la justice associée à l’incorruptibilité par l’argent et les plaisirs de l’amour. Il n’est pas à craindre en effet quand on méprise l’argent et que l’on s’exerce à la tempérance que l’on commette quelque injustice. Car tous les actes que les hommes osent perpétrer contre la justice, ils les commettent séduits par l’amour de l’argent ou égarés par le plaisir85. Pour conclure, récapitulons le devoir du bon médecin envers le corps juste et la nature juste : le médecin doit respecter la justice dans le microcosme du corps, comme on le fait dans le macrocosme de la nature, du monde. Cette nature n’étant pas la même pour tous, dans la pratique médicale comme dans l’exercice de la loi, la justice est attribuée selon la valeur de chacun et non pas selon la quantité. Chaque malade – objet de la médecine – constitue un cas particulier, unique ; c’est pourquoi l’application de la médecine doit prendre en compte, outre le tempérament du patient, tous les autres éléments le concernant (lieu de séjour, alimentation, état psychologique, conditions de travail). La place du médecin, praticien mais aussi moraliste, devient primordiale pour le bien-être de l’individu et de la société.
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Ibid. IV, 3. Voir e.g. les phrases qui suivent immédiatement les références à la justice et au médecin juste dans les traités hippocratiques Sur le médecin (I, p. 20, 21-22, éd. Heiberg, CMG I 1) et le Serment (VI, p. 5, 3-4, éd. Heiberg, CMG I 1) mentionnées ci-dessus. De même dans le traité galénique Sur le diagnostic et le traitement des passions de l’âme (VIII, 3, p. 28, 14, éd. De Boer, CMG V 4, 1, 1), où Nikon, le père de Galien, est qualifié de dikaios te kai chrématôn einai kreittôn (juste et au dessus des questions d’argent). D’après une autre lecture du passage, Galien ne parle pas de son père mais d’un de ses maîtres, un platonicien, élève de Gaios. Quod opt. med., III, 9 (p. 291, éd.- trad. V. Boudon-Millot, Galien I, Les Belles Lettres).
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14 LES NOTIONS DE JUST ICE ET DE JUSTESSE DANS LA THÉOLOG IE PLATON ICIENNE DE PROCLUS E. MOUTSOPOULOS Membre de l’Académie d’Athènes
Tout en marquant le domaine sémantique de l’adjectif juste ou équitable, le terme dikaios est, lui, très inéquitablement réparti dans l’œuvre de Proclus. Dans la Première partie de l’Index général de ses écrits authentiques, entrepris sur notre initiative au Centre de Recherches sur la Philosophie Grecque, de l’Académie d’Athènes, et en voie d’achèvement (une Deuxième partie comprendra l’Index général des écrits incertains ou suspects du Diadoque), on n’en compte pas moins (et pour cause, vu la thématique de l’ouvrage précis) de 253 occurrences du terme dans le seul Commentaire au Premier Alcibiade, de Platon. Or les chiffres décroissent dramatiquement dans les autres Commentaires: 31 pour celui du Parménide; 18 pour celui du livre I de la République; 13 pour celui du livre II; 6 au total pour les livres I et III du Commentaire sur le Timée; 4 pour celui du Cratyle; 1 pour celui du Premier livre des «Éléments» d’Euclide et 1 respectivement pour chacun des livres I et V de la Théologie platonicienne. Nous nous arrêterons sur les deux dernières occurrences qui condensent à elles seules les deux groupes d’acceptions possibles du vocable.
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1. Pour des raisons de méthode, mais aussi, pour la commodité de l’enquête, il semble indiqué d’intervertir ces deux occurrences pour accorder la priorité à celle du livre V de la Théologie. Elle répond à l’acception traditionnelle, plus générale, du terme en cause, inséré dans le chapitre 24, pp. 87, 15 et suiv. de l’édition SaffreyWesterink, qui traite du mythe du Protagoras platonicien. Rappelons brièvement l’essentiel du contenu du récit originel1 avant de procéder à son exégèse proclusienne. On est d’emblée introduit dans le devenir de la création à laquelle ce n’est pas une divinité «subalterne», le «démiurge» intelligent2 du Timée, qui préside, mais bien les dieux de l’Olympe et, en particulier, Zeus en personne. Le récit de la construction de l’âme du monde est présupposé3. On en est à la formation des êtres vivants. Leur tour arrive précisément au moment (opportun, le kairos), fixé par le destin (heimarménè). Ils reçoivent leurs formes respectives à l’intérieur de la terre grâce au mélange, pour le moins, des quatre éléments empédocléens 4, avant d’émerger à la lumière du jour. Les deux frères, Prométhée et Épiméthée, sont chargés de les équiper pour en assurer la survie. Sur sa demande, Épiméthée entreprend le travail, son aîné consentant à en inspecter le résultat. Les aptitudes, physiques et autres, auraient été convenablement, équitablement et judicieusement réparties entre les espèces afin d’en empêcher la disparition à cause des intempéries ou de leurs frictions mutuelles. Or, sa sagesse étant limitée, Epiméthée aurait épuisé ses ressources à équiper les espèces «déraisonnables», 1
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Cf. Platon, Protag., 320 d - 328 d; Timée, 31, b. Cf. E. Moutsopoulos, La création de l’homme, Les origines de l’homme, Univ. de Nice, SophiaAntipolis, Publ. de la Fac. des Lettres, n. s., no 46, pp. 125-132. Cf. Timée, 34 b - 37 c; Lois, V, 790 e et suiv. Cf. Idem, Mouvements de sons, de corps et d’âmes, Philosophia, 31, 2002, pp. 104-109 Cf. Timée, 28 a-b. Cf. Idem, Hasard, nécessité et kairos dans la philosophie de Platon. Hasard et nécessité dans la philosophie grecque, Athènes, Académie d’Athènes, 2005, pp. 65-69; Nécessité et intelligence, dans le Timée et les Lois, Philosophia, 37, 2007, pp. 48-59. Cf. EMPED., fr. A 28-52 (D.-K.16, I, 287, 34 - 293,23). Cf. E. Moutsopoulos. Le modèle empédocléen de pureté élémentaire et ses fonctions, Giornale di Metafisica, 21, 1999, pp. 125-130
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laissant l’espèce5 humaine privée6 de toute capacité. À ce moment (nouveau kairos, lui aussi fixé par le destin) où le tour des hommes serait venu de surgir de la terre démunis de tout équipement défensif survient l’inspection de Prométhée qui constate l’injustice (involontaire) commise par la frivolité de son frère à l’égard du genre humain 7. Dans son embarras (aporiai) il recourt à un stratagème dont il subira les conséquences: s’étant introduit furtivement dans l’atelier d’Héphaistos et d’Athéna8, il s’empare de leur savoir artisanal en même temps que du feu sans lequel ces bienfaits n’eussent été d’aucune utilité à l’homme, pourtant doué de raison, par opposition, implicitement indiquée, aux autres espèces 9. Cette raison originaire fut la cause de la participation des humains à l’essence divine et, en conséquence, du développement des sociétés: religion, langage, habitations, habillement, économie rudimentaire10. Il leur manquait toutefois l’art de vivre ensemble en groupes organisés pour pouvoir se défendre. Sur ce, nouvelle intervention de Zeus, cette fois par l’entremise d’Hermès, chargé de leur distribuer la pudeur et la justice11 à titre d’égalité et d’équivalence: en effet, ces deux valeurs sont mentionnées à cinq reprises, coup sur coup, même en ordre inversé. À la question d’Hermès, s’il doit répartir ces vertus au choix, à l’instar des autres dons, des divers arts, par exemple, la réponse est catégorique: «À tous, et que tous y participent!»12. Ainsi les experts en médecine ou en architecture suffisent à conseiller un groupe restreint13, tandis que sans justice et pudeur, communes à tous, et sans législation, la
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Cf. Protag., 321 c : aloga, «privés de raison» (cf. infra, et la n. 9). Cf. ibid., 320 c: akosméton. Cf. ibid., 321 c. Cf. ibid., 321 e. C’est l’art du tissage, dont l’instrument par excellence est la navette. Cf. Moutsopoulos, Un instrument divin: la navette, de Platon à Proclus, Kernos, 10, 1997, pp. 241-247. Cf. Protag., 321 c (cf. supra, et la n. 5; cf. infra, et la n. 26). Cf. ibid., 322 a-b. Cf. ibid., 322 c-d. Cf. ibid., 322 d. Cf. ibid., 322 c-d.
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formation de cités serait impossible14. Ainsi, quand il est question de consultation en matière de politique, qui est elle-même une vertu15, tout un chacun est écouté16, à condition que cela se passe sur fond de justice institutionnelle17 et de prudence18. Un peu plus loin il sera question de la justice comme faisant partie de la vertu politique en général19. La vertu politique fait l’objet d’un enseignement. C’est d’ailleurs la thèse que Protagoras défend au sujet de toutes les vertus 20. C’est aussi, ne serait-ce que sous une forme différente, la thèse défendue par Socrate déjà dans l’Apologie21, comme dans le Théétète22, à savoir que nul n’est méchant volontairement 23 et que l’on ne commet d’erreur que par ignorance qui est le plus grand mal qui puisse frapper l’homme24. Du coup, l’ensemble du récit de Protagoras acquiert l’aspect d’une doctrine plus précise: le don des dieux aux humains ne leur est pas accordé gratuitement; il leur faut le conquérir en le faisant valoir. Le chapitre 24 du livre V de la Théologie platonicienne, quant à lui, débute sur l’identification de la divinité, supposée subalterne, qu’est le «démiurge» du Timée avec la divinité suprême qu’est le Zeus du Protagoras25, ce qui d’ailleurs n’est pas ici le sujet de notre propos. C’est l’action de Prométhée qui est surtout envisagée et qui concerne en tout premier lieu le don de la raison à 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
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Cf. ibid., 322 d; 323 a. Cf. ibid. Cf. ibid. Cf. ibid. dikaiosynè au lieu de dikè. Cf. ibid. : sôphrosynè au lieu de aidôs; 324 e - 325 a. Cf. ibid., 323 a; 323 b (cf. Phèdre, 250 b : dikaiosynès kai sôphrosynès). Cf. ibid., 324 a; 324 c. Cf. Apol., 37 a; Protag., 345 d; 358 c; Tim., 86 d; Rép., I, 336 e; II, 360 c. Cf. Théét., 146 c; 206 b; Phil., 37 d. Cf. E. Moutsopoulos, Épistémologie et ontologie dans le Théétète platonicien, Athéna, 64, 1961, pp. 230-238. Cf. Idem, Erreur et solitude in IDEM, Parcours de Proclus, Athènes, C.I.E.P.A. - Paris, Vrin, 1993, pp. 14-15. Cf. Proclus, Théol. plat., V, p. 87, 15-21 (S.-W.); p. 90, 4; 11-12; 15; 22-23, (cf. Platon, Timée, 31 c; 41 d-42 d). Cf. Proclus, Théol. plat., V, p. 87, 15-21 (S.-W.); p. 90, 4; 11-12; 15; 22-23, (cf. Platon, Timée, 31 c; 41 d-42 d).
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l’espèce humaine26, afin de lui éviter les passions terrestres et la soumission aux impératifs de la nature27. La complexion de l’homme reflète celle de Zeus qui tient son intellect de son père; son âme, de sa mère28. Ainsi les techniques artisanales sont différenciées et n’aboutissent qu’à des imitations de l’intellection et des formes 29 en imposant l’ordre à la matière sous-jacente30. Il en est de même chez les dieux artisans: au départ, l’incitation, cause de tous les arts, invite à la création à laquelle la cognition et l’intellection, procurées d’en haut, confèrent du brillant31. Proclus recourt à l’ambiguïté à propos de l’initiative de l’apport de la «science politique»32. Ce serait Prométhée qui en aurait conçu le besoin, en tant que science de synthèse33, mais n’aurait pu s’introduire, pour la dérober, dans la demeure bien gardée de Zeus qui en est toutefois la cause et l’unique dispensateur34, et se serait rabattu en désespoir de cause sur l’atelier des dieux artisans. Le récit du Protagoras ne mentionne pas cette première tentative avortée ni le châtiment encouru à sa suite par Prométhée, ce qui implique que les deux tentatives furent quasiment simultanées. Toujours est-il que «le grand Zeus» a tenu compte favorablement du projet prométhéen. À partir d’ici le commentaire de Proclus rejoint le récit platonicien. Hermès se voit chargé d’apporter aux hommes la pudeur et la prudence, avec, en bloc, la science politique, à partager entre tous35 et non point séparément à l’instar des arts particuliers36. Il est à souligner qu’à la différence de ces arts, la politique est conçue, ici encore, comme une science, voire 26
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36
Cf. ibid., p. 87, 22-24 (S.-W.) ; cf. Platon, Protag., 321 c. Cf. supra et les notes 5-9. Cf. Théol. plat., p. 87, 24-25 (S.-W.). Cf. ibid., p. 87, 6-13 (S.-W.). Cf. ibid., p. 88, 1- 4 (S.-W.), cf. Platon, Rép., X, 596 e - 599 b. Cf. Théol. plat., p. 88, 4-5 (S.-W.). Cf. ibid., p. 88, 8-11 (S.-W.). Cf. ibid., p. 88, 12-13: (S.-W.); p. 84, 2-3; 10. Cf. ibid., p. 88, 13-14: (S.-W.). Cf. ibid., p. 88, 17: (S.-W.). Cf. ibid., p. 88, 24-25: (S.-W.); p. 89, 7 (S.-W.). cf. Platon, Protag., 322 d. cf. supra, et la n. 12. Cf. Théol. plat., p. 88, 27-28 (S.-W.).
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comme une science d’ensemble comparable à une vertu37 entraînant une connaissance globale38 de ce qui a trait aux affaires ou réalités ou causes justes, belles et bonnes 39. Justes, belles et bonnes sont des adjectifs qui renvoient à des valeurs, notamment à la triade des valeurs mises en évidence par Victor Cousin, éminent philosophe et érudit, père du système de l’enseignement philosophique en France, promoteur du «second éclectisme» français 40, fortement, influencé par l’hégélianisme, mais tenant à la tradition platonicienne et néoplatonicienne et auteur de l’édition monumentale du Commentaire sur le Parménide platonicien, de Proclus41. Pour ce qui est des termes belles et bonnes aucun problème ne se pose. Quant au terme justes, il renvoie sans nul doute à l’idée de justice, mais il faudrait rappeler que les trois groupes de valeurs cités présupposent une connaissance elle aussi transmise équitablement 42. Or la connaissance de ce qui est juste équivaut, à plus d’un point à la connaissance de ce qui est raisonnable, rationnel, précis, exact et correct, et la rectitude n’est que l’aspect par excellence de la vérité43. On conçoit, dès lors, le glissement de sens qui a pu amener Victor Cousin à substituer, dans
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Cf. ibid., p. 88, 24: (S.-W.) : aretèn. Cf. ibid.: mè diéirémenôs. Cf. ibid., p. 88, 23-26 (S.-W.). Cf. infra, et la n. 45. Sur la «premier éclectisme» français dont le chef de file fut François Thurot (1768-1837), cf. E. Moutsopoulos, Néophyte Bambas et sa position au sein de la pensée grecque du XIXe siècle, Université d’Athènes, Discours officiels, 1969-1970, pp. 267-282. Cf. Procli Diadochi, in Platonis Parmenidem commentaria éd. Victor Cousin, in Œuvres de Proclus (6 vols.,) Paris, 1820-1827; Hildesheim, Olms, 19612. Cf. V. Cousin, Cours de philosophie sur le fondement des idées absolues du vrai, du beau et du bien, Paris (1818; 1836; 1845), 1953. Cf. Théol. plat., p. 88, 24-26 (S.-W.). Curieusement, ceci rappelle de près le tout début du Discours de la méthode cartésien. Cf. E. Moutsopoulos, La pensée et l’erreur, Athènes, 1961, pp. 92-43; Idem, La connaissance et la science, Athènes, Éd. de l’Université, 1971, pp 134-141; Idem, Le vrai et les catégories affiliées, L’homme et la réflexion, Paris, Vrin, 2006, pp. 238-242.
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son ouvrage capital44, au terme juste le terme vrai à travers les notions de justice, d’équité, de loyauté, de droiture, d’impartialité, d’intégrité etc., conjointement avec les deux autres termes désignant des valeurs (ou groupes de valeurs) expressément mentionnées par Proclus 45. Ceci pourrait n’être qu’une hypothèse arbitraire n’était-ce le texte du livre I de la Théologie platonicienne qui la corrobore46. ***
2. Effectivement, on a affaire ici à un passage très particulier. Il est censé rapporter une discussion à propos de l’ontologie du Parménide47, du Phèdre48 et du Banquet49, en corrélation avec l’ontologie du néoplatonisme50 et en particulier avec celle de Proclus dont la caractéristique principale réside dans la multiplication des entités intermédiaires entre l’Un et le quasi-nonêtre qu’est la matière51: multiplication qui assure la continuité du système ainsi que la solution de problèmes philosophiques qui autrement demeureraient insolubles52. 44 45 46 47
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Cf. supra, et la n. 41. Cf. supra, et la n. 39. Cf. Théol. plat., I, p. 30, 21 (S.-W.) Cf. ibid., p. 31, 12-13 (S.-W.); (cf. Platon, Parménide, 131 a - 133 a; 144 b et suiv.; 157 b - 158 b; 160 d 161 a; cf. Sophiste, 264 e). Cf. ibid., p. 31,3 (S.-W.); (cf. Phèdre, 246 b - 250 b). Cf. ibid., p. 31,5 (S.-W.); (cf. Banquet, 209 e - 212 c). Cf. E. Moutsopoulos, De la perception à la contemplation du beau dans le Banquet de Platon, Philosophia, 35, 2005, pp. 64-71. Cf. Idem. L’évolution du dualisme platonicien et ses conséquences pour le néoplatonisme, Diotima, 10, 1982, pp. 179-181. Cf. Idem, Mouvement et désir de l’Un dans la Théologie platonicienne, Diotima, 28, 2000, pp. 70-74. Cf. Idem, L’idée de multiplicité croissante dans la Théologie platonicienne de Proclus, Néoplatonisme et philosophie médiévale, Louvain, Brépols, 1997, pp. 59-65; L’Un et la fonction architectonique et épistémologique des hénades dans le système de Proclus, Diotima, 28, 2000, pp. 75-76; The Participability of the One through the Henads, Elementa (Amsterdam - Atlanta, Ga.), 69, 1997, pp. 83-93; Proclus comme lien entre philosophie ancienne et moderne, Actualité de la philosophie grecque, Athènes, Lettres Grecques, 1997, pp. 372385; Idem, Les structures de l’imaginaire dans la philosophie de Proclus, 2e éd., Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 7-11 et 255-256.
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La question à laquelle Proclus est censé devoir répondre est assez clairement formulée à la fin du chapitre 653 et porte sur la théorie «transcendante» (hyperfyès) de l’amour chez Platon54. Elle incite à la réflexion, mais manque de précision comparée à l’exposition platonicienne. L’essentiel de la question posée est repris de manière analytique dans la réponse qui couvre l’ensemble du chapitre 755. Or ce qui intéresse ici, c’est que cette réponse se présente sous forme de développement et quasiment punctum contra punctum au regard de la formulation qui précède. Indépendamment de la substance du sujet particulier traité qu’elle en est le reflet fidèle, introduit en ces termes: «En ce qui me concerne, je répliquerai à pareille objection56 par une riposte juste et nette»57. L’adjectif «nette» (saphè), visiblement, ne pose pas problème. Il désigne la perspicacité et la limpidité, la transparence et l’intelligibilité de l’argumentation. Tel n’est pas, dans ce contexte, le cas de «juste» (dikaian). La thématique de la controverse n’entraînant point l’application de quelque «loi du talion», il n’est manifestement pas question de «rendre justice», tout au contraire. Il s’agit d’avancer à l’adresse de l’interlocuteur une rétorsion adéquate et appropriée. La spécificité de la réplique consiste, en fait, en sa rectitude et sa précision à l’égard de l’objection formulée. On entendra, finalement, dans ce cas, par «juste» ce que l’on est en droit de désigner par correct, précis, exact, raison nable, convenable (prepon, deon)58 ou conforme à la vérité et qui, en dernière analyse, mérite d’être taxé de justesse. Cette dernière qualification non seulement met en jeu la racine commune des deux notions en cause: justice et justesse, et par suite des deux acceptions ainsi différenciées du terme «juste», mais encore elle milite pour les droits accrus de la 53 54 55 56
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Cf. Théol. plat., I, p. 30, 11-17 (S.-W.). Cf. supra, et les notes 48 et 49. Cf. Théol. plat. I, pp. 30, 19 et suiv. Cf. E. Moutsopoulos, La notion de controverse, Philosophia, 33, 2003, pp. 2125. Théol. plat., I, p. 30, 21 (S.-W.). Cf. Platon, Politique, 284e; cf. Plotin, Enn., VI, 8, 18, 44.
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seconde de ces acceptions qu’elle rapproche de l’idée de jugement épistémologiquement correct à l’encontre de celle de verdict juridiquement ou moralement équitable et impartial. De toute évidence, la distinction sémantique sous-entendue n’est pas la seule possible et ne renvoie certainement pas à un signifié isolé (hapax). Elle est cependant très indicative de la richesse des nuances dans l’usage du vocabulaire proclusien.
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15 LA FONDATION MÉTAPHYSIQUE DE LA JUSTICE DANS L’ŒUVRE DU PHILOSOPHE NÉOPLATONICIEN PROCLUS CHRISTOS TEREZIS Professeur de Philosophie, Université de Patras
Introduction Les questions concernant la justice occupaient une place centrale dans les études du monde grec ancien depuis la tradition philologique d’Homère et l’Hésiode. Ces questions étaient liées non seulement au mode d’existence et de fonctionnement du corps social et de sa constitution politique mais aussi aux interrogations et recherches ontologiques. Ce second aspect est surtout dominant dans la philosophie présocratique. Mais, dans tous les cas, la justice était définie comme une force qui garantissait l’équilibre entre les puissances opposées, et qui conservait l’ordre, ayant, d’une certaine manière, la valeur et la fonction d’une loi naturelle. Le sens de la justice est une des questions préférées de Platon, qu’il étudie dans les dialogues comme Gorgias, République, Politique et Lois. Le philosophe explore, dans plusieurs de ces œuvres, les fondements métaphysiques de la notion de justice1. Et Proclus, qui est un philosophe néoplatonicien (412-485), se situe de façon systématique dans cette même lignée.
1
Voir Ada Neschke- Hentschke, Platonisme Politique et Théorie du Droit Naturel, Vol. I, Louvain La Neuve, Louvain-Paris 1995.
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Dans la courte étude qui suit on essaiera de relever un aspect de la place qu’occupe la notion de «justice» dans le système du philosophe néoplatonicien Proclus. On considérera, plus précisément, la justice non pas en tant que valeur morale ou politique, mais en tant qu’entité métaphysique, non pas en tant que catégorie abstraite de vertu, mais en tant que réalité inaltérable et strictement formée, qui intervient de la manière qui lui est propre dans la région divine et humaine, et qui présente des traits lui étant spécifiques. Proclus, un philosophe néoplatonicien authentique, transpose la justice du cadre de l’action quotidienne et inconstante à celui des dieux et des archétypes métaphysiques. De cette manière il rend la justice facteur de possibilités authentiques et inépuisables, et élucide, à travers sa présence, un aspect de la dépendance et de la subordination du monde physique au monde métaphysique2. Le texte que l’on va traiter est un chapitre concis du quatrième tome de l’œuvre volumineuse du philosophe néoplatonicien Théologie Platonicienne. Dans ce chapitre la justice est examinée parallèlement à la science (epistémè) et la prudence (sôphrosynè), qui sont – elles aussi – conçues comme des entités métaphysiques de nature et des qualités analogues à celles de la justice. L’intérêt général de recherche provoqué par ce chapitre se situe au fait qu’il présente divers secteurs théoriques qui développent des relations étroites entre eux et qui ne sont pas indépendants l’un de l’autre. Leurs caractéristiques particulières constituent les façons spéciales dont une unité universelle est présentée. Procédant, de prime abord, à une distinction entre le monde physique empirique et le monde métaphysique supra-empirique, Proclus note qu’il existe deux types de sciences, clairement 2
La dépendance-subordination du monde physique au monde métaphysique constitue chez Proclus un lieu commun, et apparaît au niveau ontologique aussi qu’au niveau gnoséologique et moral. Son livre Sur le premier Alcibiade de Platon, qui est dit œuvre d’annotation, mais qui est en réalité une œuvre systématiquement théorique, forme un cas indicatif de cette dépendance. Est à souligner le fait que la dépendance en question est aussi un engagement d’ordre épistémologique.
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différenciés entre eux: la science humaine et la science métaphysique. À la première il attribue la caractéristique du vrai, et à la seconde celui du vrai de soi-même. Il soutient aussi que la science métaphysique est un dieu, et qu’elle acquiert pour la première fois son existence dans la région de la première triade des intellectifs (noerôn) dieux ou de l’«Intellect» (nou). Et c’est grâce à cette qualité divine que la science a la possibilité d’accéder au perfectionnement, alors qu’elle dispose, en même temps, d’une puissance d’unification. Par conséquent, le philosophe attribue à la science un contenu ontologique, et la présente en tant qu’une entité divine qui émane du cadre des processus productifs du monde métaphysique3. Il la constitue une étape dans le processus du développement et de la spécification des entités métaphysiques. Si donc on la considère aussi comme une faculté cognitive raisonnable et cohérente, il faudra admettre que cette qualité est quelque chose de secondaire quant à une existence ou une essence, à savoir quant à sa condition. C’est-à-dire, la science constitue la projection d’une réalité ontologique envers ce qui l’entoure. Cependant, par sa projection cette science n’élargit pas son existence, car en tant qu’entité métaphysique elle est absolue. Elle ne fait que manifester sa qualité qu’elle délivrera ensuite aux hommes. En élargissant, par la suite, son raisonnement, le philosophe néoplatonicien remarque que dans le dialogue platonicien Phèdre, 247 d 5-7, il est mentionné que chacune des âmes pures et authentiques qui se meut en commun avec Zeus et avec le nombre archétype voit la justice, la sagesse et la science4. Une telle âme est, en d’autres termes, accompagnée, dans son trajet théorique ou dans sa référentialité, de l’idiome théologique ou ontologique, ce qui correspond à la tendance générale du système proclien concernant 3
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Voir Théologie Platonicienne, IV, 43. 24-44. 7: « Autre est la science qui est en nous, autre celle qui est dans la lieu supracéleste;... Source de toute la connaissance intellective c’est une divinité... C’est en effet vers cette puissance uniforme de toutes les connaissances, que les âmes s’élèvent pour rendre parfaites leurs propres connaissances». Le passage cité constitue un exposé clair de ce que l’on a mentionné dans la citation précédente. Voir Platon, Phèdre, 274 d-e.
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la constitution d’une « ontologicothéologie»5. Proclus soutient que ces trois vertus supérieures se trouvent dans le monde métaphysique sous la forme de sources ou de noyaux d’alimentation. De par cette position elles constituent des dieux de nature intelligible et des sources des vertus intellectives, et non, comme certains penseurs le soutiennent, des «formes» d’ordre intellective6. On pourrait donc soutenir ici à juste titre que l’auteur attribue à cette triade de vertus un contenu ontologique, telle qu’il transcende dans l’échelle métaphysique les « formes archétypes» des êtres sensibles et leurs interventions. Il rappelle en plus que Platon les présente en tant que termes composés ayant comme premier constitutif le préfixe «auto» – « science de soi-même», «sagesse de soi même», « justice de soi-même» –, à savoir en tant qu’expressions absolues et autonomes des qualités qu’elles possèdent et fournissent7. Et, afin de confirmer son opinion, il recourt à un autre témoignage du philosophe Athénien, puisé dans le dialogue Phèdre ( 75 c-d ), où il est soutenu qu’en tant qu’entités métaphysiques les trois vertus sont transcendentales par rapport aux «formes» 8. Ainsi est-il démontré indirectement que la science, la sagesse et la justice possèdent davantage de capacités que de constituer les causes productives, exemplaires et finales des êtres sensibles. Et ces capacités seront bien évidemment associées à certaines de leurs interventions dans la région métaphysique elle5
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Voir à titre indicatif à l’œuvre de Proclus Commentaire sur le Parmenide de Platon, 1089. 17- 1239. 21, où les catégories ontologiques traditionnelles correspondent à des dieux. Ici la Philosophie et la Théologie ne sont pas autonomes en tant que filières théoriques, mais s’entrelacent et se superposent dans un système essentiellement uniforme. Voir Théologie Platonicienne, IV, 44. 8-12. Cf. Commentaire sur le Parmenide de Platon, 944. 6-18. Il existe une différence fondamentale entre ces deux œuvres de Proclus: dans la première il est souligné que la science, la sagesse et la justice acquièrent leur existence dans la région des dieux intellectives, alors que dans la seconde il est noté que cela a lieu dans la région des dieux intelligibles-intellectives. Voir, Théologie Platonicienne, IV, 44. 13-14. Cf. Plotin, Ennéades, Ι 2 (19), 6. 16-17, et 22-23. Plotin attribue à l’auto-justice les caractéristiques de l’indivisible et de l’insécable. Voir, Platon, Phédon, 75 c-d.
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même. Soulignons que dans le système du philosophe Lycien le degré des interventions dépend de celui de l’indépendance des entités divines ou quasi divines, ainsi que de la qualité des rapports qu’elles développent entre elles9. Les entités supérieures déterminent l’existence et le fonctionnement de celles qui sont inférieures et ainsi le système ontologique se développe hiérarchiquement. Proclus, entreprend, par la suite, une approche de la question du fondement métaphysique des dites valeurs à travers les schémas interprétatifs qui lui sont familiers. Il invoque, selon une pratique qui lui est chère, des passages des dialogues platoniciens, qu’il insère remaniés dans les directions de son système10. Il remarque donc que dans Phèdre Socrate, en employant les termes « science de soi-même», «sagesse de soi-même» et « justice de soi-même», donne l’impression qu’il nous présente des divinités autonomes et intelligibles. Par « autonome» le philosophe néoplatonicien entend sans doute qu’elles contiennent en elles – mêmes le but de leur existence, à savoir la raison pour laquelle elles ont apparu. Comme dans le paragraphe précédent, un problème interprétatif émerge concernant le terme « intelligibles», parce que les dieux en question sont d’ordre intellective. Sans doute les caractérise-t-il intelligibles – à savoir comme des objets de référence – quant aux hommes ou quant à toutes les entités qui leur sont inférieures en non en tant que telles11. Parallèlement, le philosophe note que tous les trois dieux acquièrent leur existence de façon ternaire. D’après les règles de 9
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Voir à titre indicatif, Théologie Platonicienne, III, 83. 20-99. 23. Eléments de Théologie, pr. 7-13, pp. 8. 1-18. 6. Cf. J. Trouillard, La mystagogie de Proclos, éd. Les Belles Lettres, Paris 1982, pp. 187-206. Voir à titre indicatif, Commentaire sur le Parménide de Platon, 785. 4-799. 22 et 978. 21-983. 18. Commentaire sur le Timée de Platon, IV, 94. 4-103. 31. Cf. H. D. Saffrey, Recherches sur le Néoplatonisme après Plotin, éd. J. Vrin, Paris 1990, pp. 173-200. À propos de la triade hiérarchique: «intelligibles-inelligibles intellectivesintellectives», qui constitue le théologique correspondant de la philosophique triade hiérarchique: « Être-Vie-Intellect», cf. Élements de Théologie, pr. 101103, pp. 90. 17- 92. 29. Cf. aussi W. Beierwaltes, Proklos, Grundzügen seiner Metaphysik, Frankfurt am Main 1979, pp. 93- 118. P. Hadot, Porphyre et Victorinus, I, Paris 1968, pp. 213- 246 et 260- 272.
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formation de son système, la trinité au procession signifie qu’une entité métaphysique – et jamais physique – a) est produite par son entité supérieure, b) s’autoproduit selon ses propres conditions et c) s’étend en produisant l’entité suivante inférieure. Elle signifie aussi que cette entité: a) préexiste comme germe et comme possibilité ontologique dans l’entité supérieure, b) ensuite, elle sort et elle devient comme une nouvelle réalité et c) enfin, elle revient à sa source, pour acquérir de nouvelles énergies et pour ne pas être emmené à une évolution sans limites et sans résultats précis 12. Enfin le philosophe remarque que ces trois dieux sont hiérarchisés entre eux, dans l’ordre suivant: premièrement la science, deuxièmement la sagesse et troisièmement la justice13. Il faut noter que d’après un principe de l’hiérarchie les dieux qui appartiennent au même cadre ontologique sont dans une relation de coexistence entre elles. L’une contient en son intérieur de sa propre façon les deux autres. La justice, par exemple, va s’entrelacer avec les deux autres et il va se dépendre d’elles-mêmes, bien qu’elle les contienne de sa propre façon, c’est-à-dire de la justice. Elle possède une science juste et une sagesse juste14. Cependant, à part leur en-soi – ou leur autodéfinition – et leur réciprocité – ou leur définition par un autre –, Proclus remarque que les trois dieux constituent des facteurs nourriciers de leurs entités inférieures. Plus concrètement, la science est donatrice de l’intellect immaculé, aclinique et invariable. Il s’agit évidemment ici d’un intellect qui a un caractère d’autoréférence, à savoir de la non transitivité à quelque chose hors de soi-même, c’est à dire en quelque sorte d’un intellect de l’intellect. Une entité métaphysique à cause de sa plénitude ontologique ne comprend que 12
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Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 16- 20. Il s’agit d’une application typique du système productif triadique: « manence-procession-conversion». Elements de Théologie, pr. 25-33, pp. 28. 21-42. 7. Cf. aussi E. R. Dodds, Proclus, The Elements of Theology, Oxford 1963, pp. 212-223. Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 16-20. Proclus se réfère aux hiérarchies en tant qu’on caractérise le terme supérieur comme monade. Cf. aussi, In Platonis Timaeum commentaria, I, 444. 16-447. 32. Ici il s’agit de l’application de la phrase célèbre de Proclus : « Chacun est tout, mais selon son mode propre», Eléménts de Théologie, pr. 103, p. 92. 13-29.
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soi-même car à son intérieur il y a en même temps les entités supérieures en tant que ses causes productives et les entités inférieures en tant que ses dérivés imminents 15. Concernant la sagesse, il observe qu’il donne à toutes les entités la cause propulsive-possibilité de rentrer à la région divine. Ce dieu fonctionne en quelque sorte comme un mécanisme réparatif, comme un obstacle pour une coupure des produits d’avec le plérôme du monde divin et comme un rappel à ceux de leurs origines ontologiques16. Enfin, il mentionne à propos de la justice qu’il distribue toutes les vertus d’une façon qui correspond à la valeur des êtres. Par la distribution en question un parallélisme structurel est défini entre la hiérarchie ontologique et la hiérarchie morale17. Dans tout le système du philosophe néoplatonicien la hiérarchie constitue la quintessence et la parole herméneutique des méthodes et des procédures ontologiques. Chaque entité acquiert son sens selon la place qu’elle possède à l’échelle ontologique. La hiérarchie a cours tant au monde empirique qu’au monde hyperempirique. C’est celle-ci que la justice est appelée d’une certaine manière à découvrir ou à reconnaître. Par cette reconnaissance elle octroie à chaque entité la vertu qui lui convient, de sorte que celle-ci acquiert un comportement ou une manière de se présenter qui reflète le statut ontologique de cet archétype métaphysique. Donc, quelconque dérivation de l’affaire axiologique des données ontologiques fait dériver du correct et du vrai et constitue une injustice, une dissimulation de ce qui existe en réalité.
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Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 22-23. Concernant la situation de la non transition des entités métaphysiques, cf. Commentaire sur le Parménide de Platon, 1039. 1-1189. 28. Cette non transition se contient à la perspective de la théologie apophatique. Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 23-24. Pour le sens qui obtient le terme «conversion» au système de Proclus, cf. Eléménts de Théologie, pr. 15-17, pp. 16. 30-20. 20. Cf. aussi J. Trouillard, L’Un et l’âme selon Proclos, Les Belles Lettres, Paris 1972, pp. 78-106. Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 25-26. Cf. aussi Elements de Théologie, pr. 122, p. 108. 11-22 et pr. 136, p. 120. 26. Quelque chose pareil observe le chrétien Denys l’Aréopagite à Noms divins, ΙΧ 10, P. G. 3, 917 a.
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Si la justice n’existait pas, les hiérarchisations ontologiques ne seraient pas possibles ou, au moins, seraient violées 18. Par la suite, Proclus se réfère aussi à d’autres interventions des trois dieux. Il note alors que chaque dieu étant muni de la science connaît tous les dieux qui sont supérieures à lui. Il éclaircit pourtant que cette science-savoir est due en principe à tout ce que lui confèrent les dieux supérieurs à lui, dont les sublimes sont les intelligibles, c’est-à-dire l’Être19. Ce qui est intéressant ici que la science-savoir est fondée en premier lieu à une révélation et en second lieu à son assimilation par ses inférieures. Il s’agit d’une relation spéciale de l’«entendement» avec l’«être», puisque toute acquisition du savoir signifie préexistence ontologique. Et nous ne soutiendrons pas sans raison que dans le monde métaphysique ces deux situations s’identifient, puisque tout s’accomplit en dehors du déroulement du temps. Par la suite, le philosophe remarque que la sagesse incite chaque dieu à retourner à soi-même. Par son retour, le dieu renforce son unité et conquiert à un degré plus élevé sa qualité du bien. Il s’agit d’un dieu qui, en possédant la sagesse, règle et corrige soi-même d’une certaine manière. Il s’abstient c’est-à-dire d’un développement sans borne et garde ainsi dans sa conscience les sources authentiques desquelles il a obtenu son existence20. Les dieux, munis des deux qualités que nous venons de mentionner, définissent leur relation respectivement avec ce qui est 18
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A propos de la relation de l’objet morale avec les données ontologiques, cf. Sur le Premier Alcibiade de Platon, 319. 15-337. 26, où on se réfère et aux sens qu’on traite au texte ci-dessus. Au système de Proclus l’«Être» constitue l’entité métaphysique après l’Un – le premier principe – et les hénades – les seconds principes. C’est un archétype productif universel qui fournit à toutes – physiques et métaphysiques – entités l’idiome de l’essence. Cf. Théologie Platonicienne, III, 26. 2- 28. 21 et 100. 1102. 6. Cf. aussi S. Gersh, From Iamblichus to Eriugena, Leiden 1978, pp. 141-151. Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 26-45. 2. Ici il s’agit d’une application indirecte du principe de Proclus: «Tout ordre a son origine dans une monade qui procède en une multiplicité qui lui est coordonnée et tout ordre est tissu d’une monade vers laquelle il se convertit» (Éléments de Théologie, pr. 21, p. 24. 1-33 ).
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supérieur à eux et avec le soi-même, alors qu’avec la justice ils définissent leur relation avec les entités qui sont inférieures à eux. Proclus mentionne que chaque dieu dirige avec la justice les entités qui se créent après lui, à travers un processus occulte ou ineffable tout au long de leur trajet, de toute évidence celui qui convient à la limitation juste et rigoureuse. En même temps, il met des limites aux valeurs données et offre la puissance qui est propre à chaque cas d’existence. Chaque dieu étant muni des qualités et de la plénitude qui lui assurent une connaissance de référence extasiée ainsi qu’une connaissance de référence de soi-même, a les conditions et finalement la légitimité de se mouvoir pleinement vers toutes les nouvelles formes d’existence21. Avec la justice, il introduit le facteur de la construction logique, il joint la disposition harmonieuse et impose des limites à un système d’actions cohérent et déterminé. En guise de conclusion, le philosophe néoplatonicien soutient que les sources ci-dessus offrent une cohérence dans tous les actions des dieux22. Avec cette observation, il transfère l’affaire surtout dans le domaine de l’action et non pas dans celui de l’essence. Si nous tenons compte pourtant du fait que dans ses textes l’énergie est le résultat précis de ce qui est l’essence, nous aboutissons à l’appréciation que les dieux donnent tout ce qu’ils possèdent, c’est-à-dire tout ce qui constitue l’expression d’euxmêmes 23. À la dernière étape de son syllogisme, Proclus se réfère à la manière selon laquelle la science, la sagesse et la justice obtiennent leur hypostase. Suivant ses principes fixes, chaque entité, indépendamment de son appartenance à la région physique ou 21
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Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 2-4. Il s’agit ici d’une forme de causalité non pas sous le sens de la production mais sous celui de l’ordonnance. Pour une considération globale du sujet, cf. J. Trouillard, « Les degrés du poein chez Proclos», Dionysius, 1977, pp. 69-84. Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 4-6. Avec ce texte, un caractère logique et facultatif est attaché à l’action divine tandis qu’un caractère rigide et nécessaire est exclu. Pour une considération globale de la question de la relation de l’essence avec l’énergie dans la pensée néoplatonicienne, cf. S. Gersh, From Iamblichus to Eriugena, pp. 27-45.
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métaphysique, se produit de ses supérieures ou du moins d’une manière analogue à elles24. Par conséquent, il observe que la science est provenue d’une façon analogue à la première triade des dieux intelligibles. De même que la première triade intelligible offre à tous les êtres la substance, ainsi la science offre aux dieux les connaissances25. Concernant la sagesse, il mentionne qu’elle est provenue de façon analogue à la deuxième triade intelligible. Suivant cette analogie, elle imite la cohérence et la qualité métrique de cette triade, et de cette manière elle offre les mesures aux actions des dieux, pendant qu’elle renvoie chacun à soi-même26. Enfin, quant à la justice il souligne qu’elle provient de façon analogue à la troisième triade intelligible. Comme la triade ci-dessus, la justice pose les distinctions aux êtres inférieurs à elle d’une manière qui convient à leur contexture. Plus concrètement, avec sa qualité intellective, elle donne à chacun d’eux ce qui lui convient, c’est une chose que la troisième intelligible l’accorde aux exemples ontologiques primordiaux avec la qualité propre à elle27. Ici, l’accent est mis sur le fait que la justice fonctionne comme divinité qui impose des limites ou comme puissance métaphysique qui définit tout ce qui la suit, comment il va exister et comment il va agir. Suivant son analogie à la troisième intelligible, il spécifie, à une échelle plus large, c’est-à-dire à plusieurs entités, tout ce qu’elle possède comme possibilité ou comme une charge intérieure et il le confère à un nombre plus restreint de niveaux métaphysiques.
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Cf. Éléments de Théologie, pr. 7-12, pp. 8. 1-14. 23 et pr. 56-64, pp. 54. 4-62. 12. Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 7-10. Une priorité ontologique de l’essence sur la connaissance est donnée sans doute, mais c’est par la connaissance que l’essence obtient un sens et une mobilité. Il s’agit d’une variation de la thèse que Proclus exprime dans l’œuvre Commentaire sur le Parménide de Platon, 844. 1-2. Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 10-13. Pour une considération globale du sujet, cf. W. Beierwaltes, Proklos, Grunduzüge..., pp. 118-163. Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 13-15. Quant à la manière d’agir des dieux intelligibles où on se réfère ici, cf. op. cit., III, 59. 8-65. 10.
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Conclusions Selon tout ce que nous avons examiné, nous aboutissons aux constatations suivantes: • Proclus transfère la question de l’action morale du niveau anthropologique au niveau métaphysique. De cette façon, il la rend ontologique en lui donnant des qualités qui ne sont pas influencées par les particularités des actions humaines et par les déviations des passions humaines. La vivante action humaine se met alors en marge et les conditions d’un sujet hyperbatologique se forment, c’est-à-dire d’un permanent critère d’évaluation du système des vertus. Certes, dans d’autres de ses textes le philosophe examine aussi la façon dont les actes humaines se manifestent au sein de l’environnement social et politique. Pourtant, il les évalue toujours en se basant sur leur conformité ou non-conformité avec les critères métaphysiques. Il présente la justice possédant des caractéristiques qui, au début, ne lui sont pas proches de façon rigoureuse. Mais à son dynamocratique système métaphysique, où les entités se joignent à des réciprocités puissantes, chaque chose contient toutes les autres. Comme ça elle se rend multivalente quant à l’essence, l’énergie et ses fonctions, en excluant n’importe quelle signification univoque. La justice est en même temps science et sagesse et n’importe quoi d’autre à la région métaphysique. Ses supérieurs, elle possède comme qualités ou prédicats, tandis que ses inférieurs comme essence. L’exemple ontologique que le philosophe propose est holistique. À travers la réciprocité des entités-qualités, il édifie un système dialectique cohérent et rationnel. Les entités s’enferment l’une dans l’autre ou s’entre-pénètrent et de cette façon elles ne maintiennent pas une présence autonome, définie par soi-même et réglé par soi-même dans la région métaphysique. Les compositions sont dominantes, sans conduire pourtant à des confusions qui ne
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sont pas distinctes puisque chaque entité conserve sa particularité. On pourrait donc soutenir qu’il s’agit d’une dialectique de l’identité avec l’altérité. Une entité prend conscience de son identité à travers la conscience de son altérité envers les autres. Et, justement, c’est parce que l’altérité rend l’identité connue et la confirme, qu’elle est supprimée par la réciprocité. Coexister impose sa domination et sa logique à l’exister. L’unité est la source initiale et le produit final dans le développement du système ontologique.
Quatrième par tie :
Mythe et modernité
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16 LA NOTION DE JUSTICE DANS LES LUMIÈRES NÉOHELLÉNIQ UES ADAMANTIOS K ORAÏS-BENJAMIN DE LESBOS ROXANE ARGYROPOULOS Dir. de Recherches, Centre de Recherche sur la Philosophie Néohellénique
Le nouvel essor donné à la réflexion morale et politique par les intellectuels grecs des Lumières a porté la question de la justice au-devant de la scène philosophique en projetant les rapports de la théorie politique et de la philosophie qui sont situer dans les frontières de la rationalité. Les diverses acceptions du concept de justice dans la philosophie politique et morale néohellénique démontrent l'intérêt suscité par cette notion considérée comme le socle de la société, en une période de bouleversement politique, dans laquelle on a pleinement conscience que les termes de liberté et de justice sont inséparables1. La justice se trouve au centre des problèmes qui concernent l'équité, la charité, le bien-être, la tolérance, l'instruction. Les discussions, qui en découlent, sont
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G. P. Henderson, The Revival of Greek Thought, 1620-1830, Albany N. Y., 1970, C. Th. Dimaras, Les Lumières néohelléniques (en grec), Athènes, Hermis, 1977, Paschalis M. Kitromilidès, Les Lumières néohelléniques. Les idées politiques et sociales (en grec), Athènes, Fondation culturelle de la Banque Nationale, 1996. Cf. Panayotis Kondylis, Les Lumières néohelléniques. Les idées philosophiques (en grec) Athènes, Themélio, 1988.
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fondées sur une conception de la nature humaine où l'homme n'est pas distingué du citoyen. Afin de mieux cerner la signification selon laquelle la justice est utilisée chez les auteurs grecs au tournant du dix-huitième siècle, il convient en premier lieu d'examiner de plus près les doctrines qui ont été élaborées. Dans l'acception la plus large du terme, elle est considérée au sens d'un idéal rationnel, accessible aux hommes, qui dépend des lois naturelles produites par la volonté divine ainsi que la rationalité de la nature humaine, et en lui donnant le contenu qu'admettent les représentants du droit naturel2. En particulier, la justice est prise au double sens : au sens moral en tant qu'équité et au sens du droit, en tant qu'institution sociale. Dans cette perspective, il n'existe pas, en somme, de tiraillement entre morale transcendante et positivisme juridique, et une définition de la justice ne se heurte pas à l’exigence, à la fois intellectuelle et morale, de parvenir à ancrer le droit dans des principes éthiques, et dans l’affirmation consécutive du dualisme entre éthique et droit. Le droit dans cette direction est droit parce qu'il est juste, et l'ordre juridique découle d’un ordre moral3. De prime abord, on constate que nous nous trouvons en présence d'un classicisme. Car, la plupart des penseurs reformulent la définition de la justice héritée de Platon et d'Aristote et reprise par le christianisme, non seulement en tant que vertu cardinale mais en tant que vertu globale et complète (aretè teleia): non pas en soi 2
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Dans le sens où il est utilisé par Pufendorf au XVIIe siècle, par Turgot et Condorcet au XVIIIe, par Benjamin Constant au siècle suivant et par John Rawls dans les débats contemporains sur les théories de la justice. Cf. Georges Gusdorf, La conscience révolutionnaire. Les Idéologues, Paris, Payot, 1978, pp. 116-118. Assurément, nous nous trouvons devant ce que Diego Quaglioni a appelé la conception pré-moderne de la justice. Cf. Diego Quaglioni, A une déesse inconnue. La conception pré-moderne de la justice, traduit de l’italien par Marie-Dominique Couzinet, Paris, Publications de la Sorbonne (Philosophie), 2003. L’auteur démontre que les enjeux de toute tentative de définition de la justice sont compris dans l’alternative entre une conception pré-moderne selon laquelle le droit est droit parce qu’il est juste et une conception dite moderne qui réduit la justice à la simple conformité au droit positif et selon laquelle le droit est juste parce qu’il est droit.
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ainsi que la conçoit Platon4, mais comme l'affirme Aristote en tant qu'inhérente à l'âme d'un homme dans ses rapports avec autrui 5. Dans les textes grecs du tournant du dix-huitième siècle on trouve fréquemment d'une part la conception moralisante d'après la tradition platonicienne qui concentre son attention sur le comportement intérieur de l'homme, et d'autre part la conception sociale selon Aristote qui voue une importance au problème de l'aspect quotidien de la justice dans les rapports de l'homme avec la société6. La justice, dans cette perspective, forme une vertu dans sa totalité et non pas une partie de la vertu comme, d'ailleurs, l'injustice n'est pas une partie du vice mais un vice tout entier7. On se sert du mot de justice pour désigner, en règle générale, la partie la plus importante de la moralité à l’égard des autres. C’est dans ce sens que Démètre Katartzis (Constantinople 1730–Bucarest 1807) accepte l'art juridique en tant qu'organe de la justice8. Jugepédagogue de la seconde génération des Lumières grecques 9, il reste fidèle à la tradition aristotélicienne qu'il désire, cependant, renouveler10. Afin de rédiger son Art juridique11, qu'il considère 4
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Platon, République, livre IV, 427e et suiv. Ici, la justice est considérée comme une vertu cardinale de la même manière que la prudence, la sagesse, la tempérance. Constantin Despotopoulos, Aristote sur la famille et la justice, Bruxelles, Ousia, 1983, p. 88. Aristote, Politique 1283a 38-39 : «koinônikèn gar aretèn einai famen tèn dikaiosynèn». C. Despotopoulos, Aristote sur la famille et la justice, p. 91. Démètre Katartzis, L'Art juridique (en grec), in Oeuvres complètes, éd. C. Th. Dimaras, Athènes, Hermis, 1970, pp. 263, 266. Cf. C. Th. Dimaras, «D. Catargi,“philosophe grec”», dans La Grèce au temps des Lumières, Genève, Droz, 1969, pp. 26-36. D. Katartzis, L'Art juridique (en grec), p. 396. Étant donné que le droit qui prévalait dans l'espace grec était le droit romain-byzantin, la notion de justice est comprise également dans cette perspective. La définition de la justice, corrélative à cette conception du droit, est fournie par Justinien dès les premières lignes des Institutes, manuel officiel de droit rédigé au VIe siècle après J.-C. : « La justice est la volonté constante et perpétuelle d’attribuer à chacun ce qui lui est dû. La jurisprudence est la connaissance de ce qui est de l’ordre des choses divines et humaines, la science du juste et de l’injuste». Roxane D. Argyropoulos, «Aristote selon D. Katartzis», The Historical Review/La Revue Historique 2 (2005), pp. 53-65. Dans ses projets pour la
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comme un mélange de dialectique et de rhétorique, il s'appuie sur la Rhétorique, l'Art juridique, les Problèmes de justice d'Aristote en adoptant la définition de la justice en tant que vertu globale (en de dikaiosynèi syllévdèn pasa aretè (esti)). La question de la justice joue également un rôle considérable dans la réflexion sur l’organisation politique. La séparation des trois pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), les rapports parfois ambigus entre le pouvoir politique et l’autorité judiciaire sont également au cœur du débat. Un exemple de cette position nous est fourni par La Nomarchie hellénique12, ouvrage anonyme de 1806, qui englobe dans sa dénonciation du despotisme, l'inégalité des hommes, la confusion des pouvoirs, la cruauté des châtiments 13. Dans le gouvernement démocratique, préconisé par son auteur, et présenté comme le contraire de la tyrannie, ce sont les lois qui prédominent et leur bon fonctionnement ouvre la voie à la liberté et au bonheur des citoyens, le bonheur étant un état d'âme réservé au sage et au juste. Ici, nous avons affaire à une conception de la justice qui s'aligne à celles de Montesquieu, de Rousseau et de Voltaire ainsi qu'à l'utilitarisme de Bentham. Nous allons, cependant, nous concentrer plus longuement sur les écrits de Adamantios Koraïs (Smyrne 1748-Paris 1833) et de Benjamin de Lesbos (Plomari-Mytilène 1759-Nauplie 1824) qui ont étudié le problème de la justice et ont en formulé une riche argumentation. Dans les années 1820, durant la Guerre pour
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diffusion des idées des Lumières, Katartzis s'écarte de ses contemporains en gardant tout son respect pour le Stagirite et fait ressortir la valeur de la pensée aristotélicienne. Il veut remettre les doctrines du Stagirite dans leur contexte initial en mettant fin aux changements apportés par les commentaires des Maîtres de Padoue. A consulter également les articles suivants: D. V. Oikonomidis, « L" Ars juridica" de D. Katartzis-Photiadis» (en grec), Epetiris tou Archeiou the istorias rou ellinikou dikaiou tis Akadimias Athinon 3(1950), pp. 17-59, P. Zépos, «A “scholium” of D. Catargis in his “Ars Juridica” Bucarest 1793», Florislegium H. J. Scheltema Antecessori Groningano oblati, Groningen 1971, pp. 211-215. L'auteur se sert ici d'un néologisme qui signifie le gouvernement par les lois. Sur le contenu de cet ouvrage qui ouvre la voie au radicalisme néohellénique, v. les analyses de P. Kitromilidès, op. cit., pp. 343 et suiv.
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l'Indépendance, Benjamin de Lesbos et Koraïs affronteront des questions plus concrètes concernant l'application de la justice dans le nouvel État grec14. Leur argumentation repose sur les principes de liberté et d'égalité auxquels ils accordent une priorité qu'ils désirent préserver15. Chacun d'eux représente un aspect différent d'un libéralisme réformateur et en même temps émancipateur auquel les mène leur foi dans la perfectibilité humaine, le progrès et le bonheur. Ils n'envisagent pas un libéralisme débridé qui accroît les inégalités, et ils sont persuadés que l'amélioration du sort des hommes passe par l'instruction de tous et par leur commune participation au progrès du savoir. C'est précisement la tâche qu'ils se fixent : la formation civique du nouveau citoyen grec, en estimant qu'il faut, avant tout, le mettre en garde contre les dangers de l'injustice qui va de pair avec le retour à l'esprit despotique. Le libéralisme qu’ils formulent est, en fait, une doctrine de transition: avec leur attitude militante autant que conciliatoire, ils tentent de faire sortir les Grecs du despotisme ottoman pour les amener à l'indépendance nationale et ensuite à un gouvernement démocratique. Ils divulguent la pensée philosophique, sans renoncer à traiter les problèmes philosophiques les plus complexes de leur temps. Recepteurs du radicalisme de Katartzis et de l'Anonyme auteur de la Nomarchie Hellénique16, ils ont, cependant, puisé leur formation intellectuelle dans la pensée française17 dont ils 14
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L'œuvre morale et politique de Koraïs est immense, tandis que Benjamin de Lesbos a répandu les idées philosophiques des Lumières dans les Académies du Sud-Est de l'Europe. Ce dernier occupa pendant les premières années de la Révolution grecque de 1821 plusieurs postes administratifs et pris part à la rédaction du nouveau code pénal. Sur le concept de liberté dans la pensée néohellénique du dix-huitième et dixneuvième siècle, voir l'ouvrage collectif, Anna-Kéléssidou-GalanouAthanassia Glycofrydi-Léontsini-Roxane Argyropoulou, Le concept de liberté dans la réflexion néohellénique (en grec), premier volume, préface de E. Moutsopoulos, Athènes, Académie d'Athènes, 1996. Roxane D. Argyropoulos, La pensée morale et politique néohellénique (en grec), Thessalonique, Vanias, 2003, pp. 143 et suiv. Tous les deux restent prochent aux théories des Idéologues, v. Roxane D. Argyropoulos, «La pensée des Idéologues en Grèce», Dix-Huitième Siècle 26(1994), pp. 423-434.
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ont vécu la fermentation à Paris pendant la période révolutionnaire18. Les écrits politiques de Koraïs sont dominés par l'idée générale de la supériorité de la justice dans la société politique19, et il affirme que la justice exerce une médiation dans les conflits entre les individus. En effet, il estime que la vie politique et sociale est impossible sans la présence de la justice 20, car l'être humain qui n'est pas sociable est injuste et l'injuste, estime-t-il, ne diffère en rien du voleur21. Il soutient que dans un régime où prédomine la justice, il n'existe a de place pour la fraude et la violence22. En acceptant les idées aristotéliciennes sur la justice, Koraïs élabore des arguments puissants contre la sophistique et le scepticisme23 et se tourne nettement vers des conceptions stoïciennes24 selon lesquelles la justice vise l'universel et s'exprime par la loi. Dans l'introduction à sa traduction en grec moderne des Pensées de Marc-Aurèle, Koraïs paraît convaincu que la justice consiste la clé de la morale et la base de la liberté25. Selon sa thèse, justice et liberté sont deux exigences légitimes, deux valeurs morales inséparables dans la mesure où l'une ne peut exister sans l'autre. La justice repose sur l'égalité et la parenté des hommes devant la nature, ce qui fait qu’ils possèdent le même droit à la 18
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P. M. Kitromilidès, «“Témoin occulaire de choses terribles”. Adamantios Koraïs observateur de la Révolution française», Dix-Huitième Siècle 39(2007), p. 269-283. Quant à la pensée politique de Koraïs, on peut consulter l'article récent de Ioannis D. Evrigenis, «A Founder on Founding: Jefferson's Advice to Koraes», The Historical Review/La Revue Historique 1(2004), pp. 157 et suiv. Adamantios Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité (en grec), v. 2, préface de Emm. N. Frankiskos, Athènes, Fondation Culturelle de la Banque Nationale, 1988, p. 35. Ibid., p. 384. Ibid., p. 549. Ibid., p. 661. Les sophistes, précise Koraïs, confondent toute idée de la justice. Maria Protopapas-Marnéli, «L'influence de la philosophie stoïcienne sur l'œuvre d'Adamantios Coray», Historical Review/La Revue Historique, à paraître. A. Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité, v. 2, pp. 578, 665, 672.
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justice26. D'après les convictions de Koraïs, «la justice est le seul moyen de préserver la liberté», et il ajoute « encore elle ne suffit pas, si chacun se contente de ne pas commettre des injustices envers les autres, ni s'il ne s'intéresse à empêcher les actes injustes des autres, en courant au secours de ceux qui ont subi des injustices»27. Nous y trouvons une identification stoïcienne de la justice avec la raison. Quant à l'injustice, elle est de deux sortes : celle que l'on fait, et celle qu'on laisse faire, lorsqu’on aurait pu l'empêcher28, car celui qui laisse commettre une injustice, explique-t-il, ouvre la voie à d'autres. On observe chez Koraïs une réciprocité entre la justice, la raison et la prudence ; il admet avec Marc-Aurèle que la raison et la justice de même que l'injustice et le manque de raison sont des termes synonymes, et que, par conséquent, seul le juste est raisonnable et prudent29. Koraïs, en suivant toujours les Pensées de Marc-Aurèle, allie la justice à la tolérance dans une manière inclusive, la tolérance faisant, selon lui, partie de la justice30. La justice en tant que équité (eunomia), dans le sens donné par Aristide a à ce terme31, s'avère incontournable selon Koraïs pour la survivance du nouvel État grec, et il en développe une riche argumentation. Dans son introduction à Beccaria, il compare à l'aide d'une métaphore, la justice à la nourriture : «le corps politique a besoin de la justice de même que le corps humain en a de la nourriture, et comme ce dernier cesse de vivre quand la nourriture lui manque, de même la vie en commun et la société des citoyens s'arrêtent et se dissolvent à partir du moment qu'ils ne se nourrissent 26 27
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Ibid., p. 695. A. Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité (en grec), Athènes, Fondation culturelle de la Banque Nationale, 1995, v. 4, p. 104. Ce passage est tiré de l'introduction de la seconde édition de 1823 de la traduction de l'œuvre de C. Beccaria Dei delitti e delle pene. Cf. Ines di Salvo, «L'opera “Dei delitti e delle pene” di C. Beccaria nella traduzione di A. Koraïs», Studi Bizantini e Neogreci, a cura di P. Leone, Galatina 1983, pp. 561-574. Christian Godin, Questions de philosophie. La justice, Paris, éditions du temps, 2001. A. Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité, v. 2, p. 404. Ibid., p. 405. Ibid., p. 673.
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plus de la justice»32. C'est avec amertume qu'il conclut : «Voulezvous mes compatriotes, que votre nouvel État puisse survivre? Donner lui de la justice pour de la nourriture. La justice garde la paix et la paix sauve la liberté»33. Il admet que la justice, étant identifiée à la raison, ne peut être sauvegardée que par la classe sociale médiane, la classe bourgeoise qui représente à ses yeux la partie rationnelle de la société, la seule qui, susceptible à la moralité, puisse conserver le régime démocratique34. Pourtant, ce qui se trouve au cœur des conceptions du sage de Smyrne, c'est le fait qu'il est convaincu, à l'instar de Socrate et des stoïciens, que la vertu peut être acquise par l'instruction et que par conséquent la justice qui est la plus grande des vertus et fait partie du savoir-vivre (viôtikè) peut elle aussi être enseignée35. Tout le long de ses écrits, on sent qu'il est constamment préoccupé par la défense de la fonction sociale de l'instruction qui, dans sa quête de ce qui est utile pour le bonheur du peuple, s'achève par la connaissance des droits. Il s'agit là d'un utilitarisme, car la justice est un moyen qui assure le bien suprême de l'humanité qui est le bonheur36. En tant qu'éducateur, Koraïs prône la diffusion de l'instruction auprès de tous les hommes, quels qu'ils soient. À l'exemple de Condorcet, il affirme que l'amélioration du sort des hommes passe par l'instruction de tous et par leur commune participation au progrès du savoir37. C'est dans ce sens qu'il cite un passage d'Adam Smith qui, dans son ouvrage fondamental The
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Ibid., v. 4, p. 107. Ibid., p. 108. Ibid., p. 570. Cf. R. D. Argyropoulos, La pensée morale et politique néohellénique, pp. 118-119. Ibid.,v. 2, p. 574. P. M. Kitromilidès, «Koraïs, lecteur de Bentham» (en grec), in Koraïs et Chios (en grec), v. 1, pp. 285-308. Sur les positions de l'utlilitarisme en général, v. Will Kymlicka, Les théories de la justice;une introduction, traduit de l'anglais par Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte/Poche, 1999, pp. 30 et suiv. A cet égard, Koraïs se rappelle également de Xénophon qui, à l'exemple des Perses, avait instauré à Athènes des écoles de justice, v. Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité, v. 2, p. 591.
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Theory of moral sentiments, affirme que la justice doit être enseignée à l'école de la même manière que la grammaire: «The rules of justice may be compared to the rules of grammar; the rules of the other virtues, to the rules which critics lay down for the attainment of what is sublime and elegant in composition... A man may learn to write grammatically by rule, with the most absolute infallibility; and so, perhaps, he may be taught to act justly»38. Chez Koraïs, on trouve certains traits de la philosophie morale de Smith, mais il n'exprime pas les mêmes opinions sur la justice. En fait, il construit une théorie de la justice qui s'oppose aux thèses smithiennes, car si pour lui la justice et l'ordre moral dérivent de la raison, Smith, au contraire, ne se donne pas un idéal rationnel de la morale pour faire un idéal de justice, mais voit dans la sympathie le fondement de la morale39. Ce n'est pas tout. Koraïs incite ses compatriotes non pas seulement à conserver la justice, mais de veiller à ce qu'elle soit conservée par tous les citoyens. Encore une fois, il allie la moralité à la raison ainsi qu’à l'intérêt, la justice et l'injustice à l'utile et au nuisible et affirme plus expressément: «Ce qui est juste constitue également l'intérêt de chacun, tandis que ce qui est injuste est également nuisible non seulement quand nous faisons tort aux autres, mais quand nous souffrons à cause des injustices faites aux autres»40. L'injustice sociale consiste une menace pour la vie civile qui ronge la cohésion de la société démocratique. Dans cette perspective, le problème de l'injustice ne saurait être résolu; mais nous pouvons le rendre moins tenace, le diminuer, en fondant, dès le début, une société sur des lois justes. À l'origine des haines sociales se trouve une injustice souligne Koraïs ; les sociétés qui reposent sur la justice risquent moins d'être dissoutes par les
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Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments to which is added a Dissertation on the Origin of Languages, Londres, A. Strahan, 1792, tome. I, p. 294. Pour le rôle de la notion de sympathie chez Smith, v. Jean Mathiot, Adam Smith. Philosophie et économie, Paris, PUF, coll. «Philosophies», 1990. A. Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité, v. 4, p. 109.
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discordes que celles qui s'appuient sur l'inégalité41. L'injuste est défini par son incapacité de se conformer aux lois de la société et de vivre en conformité avec ses concitoyens. Koraïs insiste sur l'importance de la justice non seulement comme vertu antique mais comme vertu chrétienne. Il avance la thèse selon laquelle elle est connexe avec la charité humaine qui est l'amour du prochain ; la charité ne peut exister sans elle, ni sans d'autres vertus morales comme la prudence et la tempérance. Elle caractérise l'homme instruit qui doit connaître à être juste dans la fréquentation des autres 42. Les représentants de l'Église sont également les servants de la justice; la vrai loi politique est aussi la loi du Christ, car tous les deux enseignent l'égalité des droits (isonomia) 43. On y assiste à un dialogue entre la morale antique et la morale chrétienne qui se termine par l'assertion du besoin de la justice dans un monde moral. Benjamin de Lesbos, s'inspirant directement de l'espace mental de 178944, admet que la justice se réclame de Dieu, mais aussi d'un assentiment universel du type des droits de l'homme45. La liberté peut également être référée à un idéal transcendant, la déclaration universelle des droits de l'homme. Il avance surtout l'idée que la justice morale, pétrie de principes universels et immuables, existe, elle n’est ni la source, ni le contenu de la loi positive. La notion de justice n'est pas toujours liée, d’emblée, au droit positif ; preuve en est la tendance répandue à ne pas voir dans le terme de justice un synonyme de légalité. Dans cette perspective, est juste, de façon très simple, ce qui peut n'être pas conforme au droit. La réduction de la justice à la pure légalité ne peut être admise sans réserves. La justice a existé avant les lois et elle est
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Ibid., p. 111. Ibid., p. 409. Ibid., p. 345. Bernard Groethuysen, Philosophie de la Révolution française, Paris, Gonthier, 1956, pp. 160-161. R. D. Argyropoulos, La pensée morale et politique néohellénique, pp. 63 et suiv.
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contemporaine de la raison, elle vit et meurt avec elle46. La loi peut être jugée, elle est susceptible d’être passée au crible de la justice Or, se refuser à réduire la justice à une simple conformité légale, c’est accepter que sa source puisse relever d’une origine transcendante et divine. Le droit naturel revêt une place primordiale dans son œuvre: création de la volonté divine, il régit la réalité dans son ensemble et règle la vie. Toute la philosophie morale du philosophe de Lesbos s'appuie sur une compensation mutuelle des devoirs et des peines. La justice y est une «justice compensatrice», mais en gardant ses racines platoniciennes, parce qu'elle doit être accompagnée par la prudence47, ainsi que ses racines aristotéliciennes, parce qu'elle suppose une réciprocité morale entre les individus48. Ainsi, Benjamin affirme que la justice est avant tout un droit naturel de l'homme dans le sens que lui donnent les Physiocrates. Il est proche de Quesnay qui affirme que la justice est une règle naturelle et souveraine, reconnue par les lumières de la raison qui évidemment détermine ce qui appartient à soi-même, ou à un autre»49. Dans ce sens, il ne s'éloigne pas de l'Encyclopédie de Diderot et de d'Alembert où la justice est présentée comme une des quatre vertus cardinales, mais qui, avant tout, est «une volonté ferme et constante de rendre à chacun ce qui lui appartient»50. Elle constitue, selon Benjamin, la perfection même de l'homme, et il se réfère également 46
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Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique (en grec), introduction-édition critique-notes-commentaires Roxane D. Argyropoulos, Athènes, Centre de Recherches Néohelléniques-Fondation Nationale de la Recherche, 1994, f. 101. Platon, Phédon 69a. Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique, f. 101. François Quesnay, Le droit naturel, chapitre 1, dans Eugène Daire, Physiocrates, Quesnay, Dupont de Nemours, Mercier de la Rivière, l'abbé Baudeau, Le Trosne. Avec une introduction sur la doctrine des Physiocrates, des commentaires et des notices historiques, Première partie, Genève, Slatkine Reprints, 1971, pp. 41 et suiv. Cf. Georges Gurvitch, L'idée du droit social, Paris 1932, réédition Darmstadt, 1972, p. 237. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, v. 9, Stuttgart-Bad Canstatt, Freiderich Frommann Verlag, 1966, nouvelle impression en facsimilé de la première édition de 1751-1780, p. 89.
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à la définition globale d'Aristote «syllévdèn pasa aretè esti». La morale chrétienne se trouve présente également chez lui avec la part qu'il assigne à la charité (euergesia). La justice forme en outre, une partie de la charité, et, dans ce sens, on peut comparer les conceptions de Benjamin à celles des utilitaristes anglais. De Koraïs à Benjamin de Lesbos, sous assistons à une transformation de la conception de la justice. Tout en restant proche des théories de l'Antiquité, Benjamin de Lesbos rejoint, cependant, les doctrines des Physiocrates sur les droits naturels. Nous y trouvons la thèse de la primauté des droits selon laquelle ils gardent la priorité sur d'autres notions morales, doctrine qui est entre autres celle de Locke et de Hobbes. D'après Benjamin, l'objectif de la justice est primordial dans l'ordre social, car il consiste à préserver les droits naturels et les remettre à ceux qui les ont perdus: la justice est une sorte de bienfaisance51. Pourtant, il affirme que sans le libre arbitre et la connaissance, il ne saurait être question de justice. Elle n'existe que grâce à la nature raisonnable de l'homme, et on ne saurait pas admettre que les animaux soient justes ou injustes52. «Il n'y a de justice», écrit-il, «que lorsque celui qui agit, le fait de sa propore volonté»53. En insistant sur le rôle de la raison à la réalisation de la justice, Benjamin pense aussi que l'injustice est un acte irrationnel54. Il opère une différenciation entre l'injustice et l'acte injuste, comme il le fait entre la justice et l'acte juste. L'acte injuste et l'acte juste sont plus restreints moralement que l'injustice et la justice. Encore, il y de la justice seulement quant l'acte juste se fait précisement pour cette raison et non pas pour une raison quelconque et dans ce cas, il s'agit d'un hypocrite et non plus d'un juste.
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Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique, ¨101. Cf. Roxane D. Argyropoulos, Benjamin de Lesbos et la pensée européenne du XVIIIe siècle (en grec), Athènes, Centre de Recherches Néohelléniques-Fondation Nationale de la Recherche, 2003 (Bibliothèque-Histoire des idées-2), p. 113. Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique, f. 98. Ibid., f. 100. Ibid., f. 98.
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Benjamin de Lesbos s'interroge longuement sur l'assertion suivant laquelle la justice se réduit aux lois. Il admet que le droit naturel des hommes diffère du droit légitime ou du droit décerné par les lois humaines, en ce qu'il est reconnu avec évidence par les lumières de la raison, et que par cette évidence seule, il est obligatoire indépendamment d'aucune contrainte; au lieu que le droit légitime limité par la loi positive, est obligatoire en raison de la peine attachée à la transgression par la sanction de cette loi, quand même nous ne la connaîtrions que par la simple indication énoncée dans la loi. Ce qu’implique une telle définition, c’est que le droit découle directement de la justice et lui est subordonné : la justice est à l’origine du droit, elle en est la source. En admettant que la légalité est soumise à la morale, Benjamin se différencie de Koraïs quand il affirme que les lois en elles-mêmes ne contribuent pas à faire une personne juste. La thèse avancée est que la justice est intrinsèque à l'homme et liée au bonheur du genre humain. « Je pense cependant», observe-t-il, «que les lois ne peuvent pas changer l'injuste en juste et inversement. La justice et l'injustice sont naturelles et ne proviennent pas des lois. Et si ces lois ne reposent sur rien d'autre, que sur la nature humaine, si elles n'ont point pour objectif le bonheur, elles seront de courte durée» 55. Inspiré encore par Cesare Beccaria, Benjamin de Lesbos défend les idées du célèbre théoricien milanais sur l'éthique pénale. Il pense que la peine de mort n'est ni utile et nécessaire, car elle est nuisible par l'exemple de cruauté qu'elle donne. La modération pénale assure la dignité de la justice et la solidité du contrat social protégé par des châtiments moins cruels que la mort 56. Dans les deux exemples que nous venons d'illustrer, l'un concernant Koraïs et l'autre Benjamin de Lesbos, nous sommes à même de constater que ces deux théoriciens des Lumières néohelléniques, à la fois libéraux et dans une mesure utilitaristes, accordent une primauté à une justice transcendante qui n'est pas considérée seulement comme idéale, mais dont l'importance est renforcée par des valeurs telles que la charité, la considération du 55 56
Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique, f. 101. Ibid., f. 233.
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prochain, le bien-être de l'humanité. On est loin de l'image de l'homme suffisant et égoïste. Dans le cadre d'une telle conception, il ne saurait être question d'une réduction de la justice transcendante au droit positif dans la mesure où la légalité reste soumise à la morale. Nous assistons, donc, à un souci d'égaliser les circonstances et à ne pas prendre en considération les difficultés et les inégalités naturelles. Bien entendu, l'étroitesse de ce paysage intellectuel est due aux thèmes abordés qui se concentrent plutôt sur l'analyse conceptuelle de la signification de la justice et l'injustice. D'autre part, chez les deux érudits, il s'agit d'une valorisation de l'importance de la justice dans la société et d'une mise en garde des dangers que proviennent de son ignorance, aussi bien pour chacun des individus que pour la totalité de la société. On peut, toutefois, dire qu'ils développent une théorie moniste de la justice, car le bien qu'ils entendent promouvoir est le bien-être qui est recherché impartialement pour chacun des membres de la société.
17 JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE LE CAS D’ANTIGONE CHEZ HEGEL PERIKLES VALLIANOS Professeur de Droit et Politique, Université d’Athènes
I. Passion, individualité et morale sociale: Antigone et Socrate La figure d’Antigone telle que l’a façonnée Sophocle jette un éclairage particulier sur la pensée de Hegel. En raison, d’une part, des caractéristiques de sa physionomie poétique, mais aussi parce qu’à travers elle nous parvient l’écho de la grandeur culturelle de l’Antiquité grecque. Des deux côtés, l’homme contemporain perçoit des perspectives axiologiques et des exaltations cosmothéoriques prometteuses de guérison pour les blessures et les irréconciliables ruptures qui sillonnent le paysage social de la modernité. Hegel, l’intellectuel, est uni à Antigone, l’héroïne mythique, d’un lien sentimental digne d’être remarqué. Et il est suggestif de l’influence durable de la sensibilité romantique qui adoucissait la conscience de son époque et entourait sa propre œuvre théorique. L’aura qui émane de cette femme, née «non pour haïr, mais pour aimer» (Ant., v. 523), est si prenante qu’elle emplit les nervures souterraines de sa réflexion d’une puissante émotion – un amour, pourrait-on dire :
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«Ainsi voyons-nous la céleste Antigone, la plus majestueuse figure jamais apparue sur terre, marcher dans l’œuvre de Sophocle vers son trépas…» 1.
La notion d’«amour» avait offert à Hegel durant la période de Francfort le premier outil conceptuel pour la thématisation de la «reconnaissance», ou de la sortie mutuelle de soi de deux consciences «ponctuelles» (c’est-à-dire radicalement individualisées) dans le dessein de s’unir à «l’autre», pour l’identité dialectique, donc, du Moi et du non-Moi. La période d’Iéna qui suivit est marquée par son détachement de cette vision psychosentimentale de la «reconnaissance». Hegel foudroie maintenant le mysticisme romantique, incompatible avec la sévérité conceptuelle et la discipline méthodologique de la philosophie. Mais malgré cela, l’effervescence romantique qui l’enveloppe continue à s’insinuer dans sa réflexion logique par tous ses pores. L’œuvre qui porte clairement la marque de l’exaltation romantique ambiante, la Phénoménologie de l’esprit, est celle où Hegel, d’un côté, proclame sa rupture avec Schelling, le grand prêtre du romantisme philosophique et son ancien guide intellectuel, et de l’autre, érige Antigone en physionomie exemplaire de l’esprit hellénique. Ce qui l’attire chez Antigone, c’est l’élément de la passion2, qui est la marque de sa personnalité, lui conférant cette fougue existentielle qui la transporte au-delà de la quotidienneté calculatrice (telle qu’elle est exprimée, par exemple, par sa sœur Ismène, du moins dans la première partie de la pièce) pour l’identifier à une transcendance qui fait à la fois sa grandeur et sa perte. La vérité, dans la Phénoménologie, c’est la «danse bachique» de consciences qui, enivrées par l’intuition d’une idée, sortent d’elles-mêmes et, dans cette extase, approchent l’absolu, la conception du Parfait et du Tout. À travers ce kaléidoscope, Antigone symbolise de manière archétype l’union du désir personnel et de la loi supra-individuelle, de la passion et de l’intelligence, illustrant ainsi l’idée fondamentale dissimulée 1 2
Hegel, 1971b: 509. Avineri 1973
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derrière la façade glacée – et en bien des points repoussante – du conceptualisme hégélien, selon laquelle aucun acte important dans l’aventure historique humaine n’est commis sans avoir été amorcé par une passion personnelle: «... la passion (en soi) n’est ni bonne ni mauvaise. Ce mot signifie seulement qu’un sujet a mobilisé toute son âme – les intérêts de son intelligence, de son talent, de son caractère et de ses jouissances – à la poursuite d’un seul but objectif. Rien de grand n’a jamais été obtenu ni ne le sera jamais sans passion. Seule une morale morte, et souvent hypocrite, s’en prend à la forme de la passion en soi»3. «Rien, donc, ne s’accomplit sans un intérêt personnel. Un acte est l’intention d’un sujet, et c’est son opération pratique qui réalise cette intention. Si le sujet n’était pas disposé de telle manière, y compris dans l’acte le plus désintéressé, en d’autres termes, s’il n’y avait pas un intérêt, il n’y aurait pas d’acte... L’impulsion et la passion sont le sang qui donne vie à tout acte. Ils sont nécessaires si le sujet actif envisage d’atteindre son but et sa réalisation» 4.
Antigone est précisément le concentré de la conscience passionnée, aux sentiments ardents, mais qui gère cette passion de sorte à dépasser la partialité de ses sentiments psychologiques (en tant qu’individu empirique) pour s’unir à une nécessité universelle. Elle est le sujet actif qui se greffe sur une «substantialité morale» (ou la partie de celle-ci à laquelle elle s’intéresse, c’est-à-dire un aspect seulement de la loi morale), sous la forme d’un objet du désir: «Son être consiste à appartenir à cette loi morale comme si c’était sa propre substance… La substance se présente donc ici comme l’élément de la passion dans l’individualité, et l’individualité se présente comme le facteur qui donne vie à la substance… La substance morale est l’élément de la passion qui, de cette façon, s’identifie à son caractère»5.
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Hegel 1971a: par. 474 Hegel 1971a: par. 475 Hegel 1967: 491-492
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En d’autres termes, la loi morale (ou du moins ses diverses manifestations ponctuelles) acquiert une réalité historique, devient donc un principe actif qui meut la vie pratique des hommes, non pas comme une forme abstraite qui habite l’intelligence «pure» (par exemple, le devoir pour le devoir), mais comme un intérêt pressant qui façonne le caractère de celui qui agit, c’est-à-dire comme habitude et gageure vitale. La notion de passion, qui s’adresse à l’homme physiquement existant, l’homme empêtré dans la nécessité et qui la combat de l’intérieur, est capitale pour la forme de philosophie pratique dont traite Hegel dans la Phénoménologie6. Mettant l’accent sur la fonction moralement bénéfique de la passion, Hegel développe ici une théorie morale qui se distingue catégoriquement du kantisme, de la conception formaliste du devoir qui l’imprègne, du dualisme ontologique de la conscience et de la nature qui sous-tend son anthropologie, de la stricte séparation de la raison droite par rapport à la conscience collective et aux traditions historiques. Chez Kant, la moralité présuppose que l’intérêt psychologique et la passion ont été vaincus par la logique pratique qui se tient au-dessus et en dehors d’eux: le devoir moral est la libération par rapport à notre hypostase empirique «crue» et ses fardeaux émotionnels. Mais le prix payé par la loi morale triomphante (dans la conscience dorénavant «pure») au détriment du désir et de la passion, c’est-àdire dans une séparation existentielle de la moralité par rapport à la sentimentalité, c’est, d’une part, sa paralysie pratique, c’est-à-dire son impuissance à agir comme vivante incitation et cause d’effets pratiques, et d’autre part, l’hypocrisie qui la domine quand, ressentant cette incapacité, elle s’efforce d’y remédier en allant contre sa propre auto-connaissance. Dans son désespoir à prouver que, dans la vacuité de la tautologie logique du «devoir pour le devoir», il est pourtant possible que jaillisse une activité pratique tangible, elle se raccroche au premier intérêt psychologique rencontré et le hisse sans autre forme de procès en devoir moral. Le contenu empirique qui lui fait défaut, elle l’emprunte, au hasard et 6
Shklar 1974; Shklar 1973a
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sans jugement, aux matériaux de la quotidienneté qui l’entourent. La bonté kantienne débouche ainsi sur une couverture théorique sans scrupules de toute méchanceté empirique: le génie casuistique du discours abstrait permet à tout sujet un peu exercé de prétendre que tout acte éventuel doit être accompli. Dans l’universalité vide et abstraite du devoir kantien est lové le ver de l’hédonisme le plus grossier, du désir le plus intéressé7. Le destin du kantisme (en raison de son hostilité constitutive envers l’homme vivant, c’est-à-dire l’homme des passions) est donc de dégénérer en une morale rhétorique dénuée de consistance ou en une hypocrisie digne de Tartufe (Verstellung)8. L’aversion envers le sentiment s’était avérée dès la première heure le talon d’Achille de la théorie morale kantienne. Il n’est pas jusqu’à un néo-kantien comme Fr. Schiller qui n’ait pas noté avec ironie que le rejet fanatique de toute (sorte de) jouissance comme incompatible par définition à ce qui est moralement droit révélait a contrario la répulsion envers le but objectif même de l’acte en tant que critère de sa moralité: «Ce n’est qu’avec dégoût et répugnance que l’on doit accomplir les actes auxquels pousse le devoir !» (Schiller, Les Philosophes). La réponse de Kant à ces griefs est que le caractère moral accompli consiste en la possibilité d’agir pour le devoir en étant indifférent aux conséquences matérielles et psychologiques des actes corrects, tout en récoltant du plaisir du seul fait d’avoir accompli son devoir9. Il est évident, toutefois, que l’emploi du terme plaisir relève ici de l’homonymie: il ne décrit pas la jouissance purement sensorielle (de chair et de sang) qu’entend Schiller (voir son Moraliste), mais une jouissance née du fait que nul ne s’abstient fanatiquement des jouissances ! En tout cas, comme le souligne J. Shklar, Hegel n’a pas l’intention, dans sa Phénoménologie, de reconstituer la structure logique de l’argument moral kantien, de se livrer à une explication de texte exacte, mais de décrire un phénomène culturel (allemand) 7 8 9
Shklar 1976 Hegel 1967: 629-641 Shklar 1973b: 268
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de son temps, un type largement répandu d’«homme kantien» qui, sans s’être nécessairement voué aux lois de la philosophie, met un point d’honneur à découvrir et accomplir strictement ses devoirs. Cette description phénoménologique d’un kantisme «vulgarisé», dirions-nous, implique forcément une certaine tendance à la déformation, sinon à la caricature. Mais cela n’empêche pas Hegel de reconnaître que la théorie morale de Kant est le plus haut point d’auto-connaissance morale auquel se hisse le sujet logique de la modernité, au moment même où il décrit et accule à leur comble les impasses de cette conception unilatéralement individualiste du bien. La galerie de tableaux phénoménologique de Hegel vise à découvrir les failles fondamentales de cette problématique morale, au fond antisociale, les «échecs de l’homme non social», selon les termes, encore, de J. Shklar. Et le principal de ces échecs est l’incapacité de l’individualité kantienne, enfermée dans les évidences de ses intuitions logiques, à sortir d’elle-même et à reconnaître l’autre conscience qui se trouve en face d’elle10. Sur ce point, l’image d’Antigone se présente dans le récit hégélien comme l’expression par excellence de l’existence morale grecque dont les racines plongent dans «l’objectivité» de l’esprit, c’est-à-dire l’ordre existant dans la diachronie des institutions qui puisent leur légitimité non pas dans la singularité versatile du calcul subjectif mais dans la nécessité de la raison historique. L’esprit hellenique est pour Hegel l’exercice naturel de la Reconnaissance (Anerkennung), une identification pratique du Moi à l’Autre de manière directe et spontanée, c’est la communication en tant que prédisposition et impulsion naturelles. Cette rafraîchissante ingénuité d’une communicabilité instinctive, cette vigoureuse jeunesse du genre humain, comme devait la qualifier plus tard Marx, est aussi le modèle qui guide et dicte ce qui doit être (le devoir pratique) à notre époque. Hegel oppose ainsi à l’émiettement moral de la modernité égocentrique l’idée d’une moralité substantielle (de la «substance morale» que nous avons vue plus haut), l’idée d’une communauté de sujets conscients de soi, qui 10
Shklar 1973b
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puisent toutefois leur auto-connaissance et leur auto-définition non pas dans une voix intérieure et individualisée en chacun mais dans l’acceptation volontaire d’un destin commun, d’un ordre donné de pratiques et de cosmothéories à travers lequel ils sont indissociablement liés l’un à l’autre. L’idée grecque, dit Hegel, c’est «l’État absolu» 11 – et cette expression malheureuse a donné prise à d’interminables discussions sur l’intention de la construction théorique politique hégélienne. Or, il entend par là une communauté politique qui se situe au-dessus des visées et des intérêts individuels et qui éduque les citoyens – par la participation au «commander» et «être commandé» – à considérer comme leur devoir suprême la défense des manières d’agir et des mœurs communes. Et c’est précisément là l’antidote qu’il a à proposer (du moins en 1806, quand il écrit la Phénoménologie) pour combattre la misère moderne telle qu’il la conçoit. Tout le XIXe siècle allemand (de Hegel à Nietzsche en passant par Willamowitz) est illuminé par l’idéal grec sous l’une ou l’autre de ses formes, et dans cette «tyrannie de la Grèce sur l’Allemagne», selon les termes fort bien trouvés de E. M. Butler12, les intuitions planificatrices de Hegel ont joué un rôle véritablement déterminant. Dans la Phénoménologie, le schéma politique de l’époque moderne après l’effondrement cosmothéorique et institutionnel de la Révolution française, abondamment décrit, la manière, donc, dont sera réalisée la Reconnaissance sur le terrain des institutions économiques et des conceptions sociales modernes, n’est pas encore cristallisée dans l’esprit de Hegel. Les analyses significatives des conférences encore inédites d’Iéna sur la philosophie politique et sociale (la Realphilosophie, la «philosophie du réel»)13 n’ont pas encore été incorporées au fonds de sa réflexion historique. C’est ainsi que l’hellénisme continue à être présenté ici comme la seule réussite, jusqu’à présent, d’une «vie morale objective» (Sittlichkeit) qu’ait à faire valoir la lutte historique de l’humanité. Cette lacune ne sera comblée qu’en 1821, avec la 11 12 13
Hegel 1971b: 507 Butler 1958 Avineri 1971 ; Avineri 1972
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Philosophie du droit, où il est montré de quelle façon la conception grecque de la globalité politique peut être fondée sur le terrain des acquis économiques et sociaux de la modernité, c’est-à-dire sur l’élaboration du sujet autonome. Les deux œuvres, comme nous le rappelle Shklar14, doivent être lues en parallèle pour ce qui est de leur dimension politique. Mais malgré le «dépassement» de la grécité pur-sang de la Phénoménologie, l’œuvre postérieure de Hegel voit survivre le noyau de la problématique grecque, à savoir l’exigence que l’intérêt égocentrique de l’homme moderne, sa passion auto-référentielle exacerbée, soit réuni à la substantialité supérieure de la Globalité sociale. Mais pourquoi précisément Antigone (et quelle Antigone, d’ailleurs ?) comme expression exemplaire de l’hellénisme, et non d’autres physionomies cosmohistoriques de l’Antiquité grecque, Socrate par exemple ? Le cas de Socrate est par excellence révélateur des intentions théoriques de Hegel. On aurait pu supposer naturel qu’en raison de ses inclinations philosophiques (par exemple, la philosophie comme degré suprême de «l’esprit absolu»), il adoptât le fondateur de la pensée abstraite (le chasseur «de l’idée générale », selon Aristote) comme le véritable représentant de l’esprit grec ancien, avec ses attachements logocentriques. Et pourtant, Hegel rejette formellement Socrate comme incarnation de l’idée grecque. Nous avons ici un antisocratisme remarquable (unique au moins jusqu’à la polémique philosophique de Nietzsche), une défense passionnée de la position (dans le sens inverse du courant proprement dit de la critique historique et philosophique) selon laquelle Socrate était réellement coupable des accusations portées contre lui 15. Socrate n’est pas utile à Hegel sur le plan théorique parce que, dans son interprétation, le grand martyr de la philosophie a été le penseur antipolitique par excellence. La raison socratique ramène la vérité à la voix d’une conscience totalement intérieure au sujet ou, pis encore, à une intuition intérieure secrète, le fameux 14 15
Shklar 1974: 615 Hegel 1971b: 496-516
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daimon. Toutes deux, capacité logique subjective et exaltation mystique du Moi, s’opposent à la collectivité. Elles exigent que les institutions de la cité soient soumises au jugement de la conscience individuelle, qui se détache ainsi de son destin social, brise tout lien avec la durée historique et demande à définir dès le départ, à son propre gré, le bien et la vérité. Le socratisme contient donc, pour Hegel, les origines de la philosophie «réflexive» (reflection), fondée sur l’opposition du Moi et du monde (qui trouve son point culminant chez Kant). La raison socratique exige d’être libérée de la nécessité objective qui guide, oriente et donne son sens au sujet individuel et, à la place des valeurs traditionnelles qui sont le résultat d’une sagesse commune, elle demande à installer ses propres dogmes douteux et instables, la contestation corrosive de toutes les idées et de toutes les personnes. Or, on n’édifie pas un monde institutionnel sur le pur étonnement. Socrate exprime une tendance qui dissout l’État, une prétention individualiste qui apprécie exclusivement ses propres «intuitions» et n’a que contemption pour les lois et pratiques communes. Elle a beau invoquer Apollon et les traditions oraculaires de Delphes, la conception socratique de la religion détruit, selon Hegel, la piété grecque traditionnelle, et la question sophiste de l’Euthyphron («Est-ce que quelque chose est bon parce que les dieux le désirent, ou bien les dieux le désirent-ils parce que c’est bon ?») constate cette irréversible insolence de la «certitude subjective»: d’abord nous découvrons – par la logique individuelle – ce qu’est le bien et ensuite nous demandons aux dieux de l’entériner. Mais, si sûre d’elle que soit la raison subjective, cela ne garantit en rien la vérité des choses auxquelles elle croit de manière intransigeante. Ce n’est que lorsque la conscience personnelle a ses racines dans la substance sociale, c’est-à-dire dans les enseignements de l’expérience collective, et qu’elle y puise, qu’elle acquiert alors des garanties de la rectitude de son jugement. Socrate a donc bien été un introducteur de croyances religieuses nouvelles. Pour ce qui est de la seconde partie de l’accusation, à savoir qu’il corrompait la jeunesse, Socrate n’était pas moins coupable puisqu’il enseignait aux fils de ne pas respecter leurs pères, ces
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derniers étant supposés corrompus et irréfléchis. Les liens familiaux, dit Hegel dans une apostrophe qui concerne aussi directement Antigone, sont les plus substantiels et les plus saints que nous ayons du fait de notre nature humaine, et l’intervention arbitraire d’un tiers (aussi éduqué et aussi bien intentionné, le cas échéant, que Socrate) pour les troubler par des raisonnements fallacieux est en fait un crime: «Les enfants doivent avoir le sentiment de l’unité avec les parents, c’est là la première relation morale directe... Le pire qui puisse arriver aux enfants, pour ce qui est de leur moralité et de leur psychisme, c’est que ce lien qui doit toujours être respecté ne se relâche ou ne se rompe, dégénérant en haine, mépris et méchanceté. Quiconque y contribue porte atteinte à la moralité dans sa forme la plus essentielle. Cette unité et cette confiance sont le lait maternel de la moralité, grâce auquel l’homme a grandi...»16.
La communauté familiale est une «substance» morale naturellement primaire (communauté), qui a pour contenu le sentiment spontané et, jusqu’à ce qu’elle épuise sa dynamique (c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée à l’âge adulte des enfants mâles), nul n’a le droit de la dissoudre en tirant prétexte des injonctions d’une quelconque logique supérieure. Il est clair que l’image de Socrate ici adoptée par Hegel repose beaucoup plus sur le Socrate sophiste d’Aristophane (qui apprend aux enfants à battre leurs parents) et le Socrate «bourgeois» et utilitariste de Xénophon que sur le brillant Socrate métaphysique de Platon. Socrate sonne donc pour Hegel le glas de la cité, annonce le début de sa décomposition, dont la cause principale est l’activation de l’individualité sans maître et autoréférentielle de type socratique. La cité ne supporte pas ni ne peut tolérer l’existence de l’homme socratique en son sein, parce que son expérience culturelle (la soumission spontanée du Moi individuel au destin commun) est incompatible avec les principes socratiques. La condamnation de Socrate était donc politiquement juste et historiquement nécessaire, bien qu’elle n’ait pas suffi à préserver l’idéal politique classique. La cité se repentit vite de la 16
Hegel 1971b: 505
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condamnation à mort de Socrate et la retira ex post. Cela montre que le socratisme était le courant historiquement émergent dans la dynamique de la culture, la position morale et intellectuelle de l’avenir. De ce point de vue, Socrate a effectivement été un héros, un pionnier cosmohistorique à travers lequel s’articulait un principe universel (Prinzip) qui se profilait mais brisait les limites et les opinions de la société qui l’avait vu naître. Le monde laissait derrière lui les synthèses culturelles et intellectuelles grandioses de la période classique et passait à une ère de contingence sans frein des instincts individuels qui devait s’achever par le pouvoir artificiel et oppresseur du droit romain. Socrate annonce l’effondrement de la Reconnaissance au moment où elle vit le summum de sa grandeur et de sa beauté culturelles, et il ne peut donc en aucun cas être un phare dans la problématique morale de Hegel. L’échec de Socrate nous jette dans les bras d’Antigone. II. Quelle Antigone ? Que signifie donc Antigone pour Hegel, et comment la mobilise-t-il au service de ses objectifs philosophiques ? Mentionnons brièvement pour commencer un problème qui préoccupe de manière de plus en plus prolixe la vision féministe contemporaine17 et la pensée critique en général (d’Irigaray à Derrida): la lecture hégélienne d’Antigone est sans conteste masculine, à un degré qui choque la conscience morale et politique actuelle, dont le point de départ (théorique, du moins) se trouve dans le postulat de l’égalité des sexes. Hegel tient pour un état ontologique inébranlable de la femme (du fait de sa complexion biologique et sentimentale) son identification à la famille et à la vie des sentiments. Une situation culturelle séculaire qui a condamné la femme à l’exclusion de l’arène intellectuelle et politique est ici érigée en nécessité naturelle et historique, et il lui est conféré une justification théorique spécieuse (comme l’avait fait Aristote pour l’esclavage):
17
Holland 1998; Jacobs 1996
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«La différence naturelle des sexes apparaît ainsi en même temps comme une différence des formes intellectuelles et morales»18.
Le fait que la communauté dominée par les hommes découvre subitement en son sein un «ennemi» (la femme) qui combat obstinément l’universel sur le plan social (c’est-à-dire la loi) en ramenant toutes les questions générales à la vérité intuitive des liens personnels, et qui «ironise» sur les dispositions dominatrices de la légitimité19, est dû à ce que cette communauté a elle-même exilé sa moitié humaine dans la sphère de l’idiotie sentimentale en lui interdisant toute éducation politique. Hegel admet indirectement cette responsabilité en disant que cet ennemi, c’est l’État lui-même (masculin) qui l’a «engendré». Et au-delà, la fonction «ironique» de la femme face aux institutions juridiques établies n’est pas univoque. Elle peut être subversive, mais aussi et en même temps vivifiante et novatrice: c’est précisément de cette équivoque des analyses hégéliennes que part la critique féministe. Quoi qu’il en soit, dans la Phénoménologie, où l’idée grecque domine dans toute sa beauté originelle, Antigone apparaît dans le costume héroïque de la «femme éternelle», en une mystérieuse communication avec les racines mêmes de l’ordre du monde: son sexe incarne un principe métaphysique fondamental. Mais dans le fameux paragraphe 166 de la Philosophie du droit20, cette force «céleste» a dégénéré en une épouse petite-bourgeoise, responsable des seules affaires domestiques et sans aucune participation à l’art, la science ou la politique, l’équivalent féminin de l’individualiste Socrate que nous avons vu plus haut. Tel était «l’esprit de l’époque» sous l’influence duquel Hegel écrivait, et comme il le déclarait, il est impossible de «sauter par-dessus son ombre» (et pourtant, comment Socrate y est-il parvenu – voir plus haut –, de même que ces sophistes qui, voyant au-delà de leur temps, avaient diagnostiqué le caractère artificiel et non rationnel de l’esclavage ?). Soyons équitables, cependant, sur le plan interprétatif: autant il est indispensable de souligner l’aspect quasi 18 19 20
Hegel 1971a: par. 519 Hegel 1967: 496 Hegel 1969
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misogyne de sa pensée (pour les sensibilités actuelles, car lui-même ne le voit pas du tout ainsi, comme son amour philosophique pour Antigone le prouve), autant il serait injuste d’identifier le traitement hégélien d’Antigone à la séparation idéologique dépassée des sexes qu’il construit – ce ne serait pas moins déformer les choses que si l’on se proposait d’identifier la philosophie politique d’Aristote à la défense de l’esclavage. Que veut donc obtenir de plus Hegel à travers la figure d’Antigone ? Il entreprend de réquisitionner la tragédie (en tant que genre littéraire) – et le tragique en général en tant que condition de l’action humaine – pour un projet théorique, à savoir la compréhension du devenir historique dans sa globalité. Le monde de la tragédie est abordé d’un point de vue résolument moderne, celui du présent interprétatif. Certes, ces prismes interprétatifs peuvent, comme le soulignait Sourvinou-Inwood, nous empêcher d’approcher le texte comme le faisait l’auditoire du Ve siècle avant notre ère21, mais ils peuvent aussi avoir des avantages compensatoires. Aristote fut le premier à tirer un bilan philosophique de la tragédie, et il vaut la peine de signaler les divergences de Hegel par rapport à la vision aristotélicienne. Aristote choisit, on le sait, Œdipe Roi comme texte exemplaire incarnant l’essence de la tragédie, et Hegel choisit Antigone. Pour Aristote, la force motrice du processus tragique est la faute du protagoniste, le choix d’actes qui le coupent de la nécessité supra-individuelle de la vie, c’est-àdire la séparation de sa conscience par rapport à l’ordre métaphysique fondamental: la grandeur de la figure tragique émane de ce conflit. Pour Hegel au contraire, la passion personnelle du héros l’unit à la loi universelle qui le dépasse, et cela en pleine conscience. Pour Aristote, la catharsis a lieu à travers le caractère du héros et, par extension, dans le caractère de chacun des membres de la communauté rassemblée qui participe (en personne dans les gradins et à travers le chœur) aux événements tragiques. Pour Hegel, la catharsis dépasse le niveau de l’individualité (même 21
Sourvinou-Inwood 1989
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idéalisée et exemplaire comme la façonne le mythe) et implique la conscience universelle ou philosophique qui, à travers l’acte tragique, acquiert pleine connaissance des nécessités contraires qui sous-tendent le monde et conçoit ainsi la possibilité de leur échange dialectique. Pour Aristote, la reconnaissance est l’appréhension de la vérité jusque là dissimulée qui mène à la chute du héros (au faîte de l’aventure existentielle, à la modification de son destin). Pour Hegel, la reconnaissance résulte du déploiement de la perspective historique dans laquelle s’inscrit l’action tragique: à la fin de ce processus dialectique (mais pas obligatoirement à la fin de chaque épisode tragique isolé), apparaît dans la conscience philosophique en éveil l’identité des sujets historiques qui jusqu’alors étaient en conflit. Aristote distingue, on le sait, l’histoire (en tant que consignation du partiel et du fortuit) de la tragédie en tant qu’intuition d’une universalité morale inébranlable, éternelle et achevée, tandis que Hegel incorpore le tragique dans l’historicité. Le conflit tragique est ici le levier qui dévie le processus historique vers la voie qui aboutit finalement à la «synthèse absolue» dont le Logos a l’intuition. Leur point commun est l’accent mis sur l’action, et plus précisément l’action importante et parfaite, c’est-àdire une chaîne d’événements telle qu’elle vaut la peine d’être étudiée et comprise parce que, à son achèvement (quand elle arrive à son terme), elle jette la lumière sur le sens suprême de la vie. La question est de savoir si ce sens sera repéré dans une région suprahistorique de structures métaphysiques solides et immuables (Aristote) ou dans le rythme productif de l’historicité (Hegel), si le mouvement des existences empiriques se soumettra à l’attitude ontologique ou si la vérité ontologique cédera le pas devant le mouvement empirique. Aristote s’est aussi penché sur Antigone, non pas dans sa Poétique mais dans sa Rhétorique (1373b 13: 1-15). La question qui l’occupe ici est celle de la distinction entre droit positif (écrit) et droit naturel (non écrit): entre les «proclamations des hommes» et les «choses légales non écrites et infaillibles des dieux», comme le dit Sophocle, avec Antigone en défenseur naturel des volontés divines en dépit, au besoin, des arrangements conventionnels de la
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vie commune qu’elle ne daigne même pas qualifier de «lois». Ces paroles fameuses d’Antigone (Ant. v. 450-460) citées par Aristote (et par Hegel) ont été traditionnellement considérées, en accord avec l’interprétation aristotélicienne, comme le point de départ de la théorie du droit naturel. Quelle que soit la contestation dont cette interprétation pourrait faire l’objet22, nous avons ici un autre point de contact entre Aristote et Hegel: le texte poétique n’est, ni pour l’un ni pour l’autre, un but en soi mais la clé de la compréhension d’une vérité logique. Antigone se détache de l’ordre politique (masculin) pour se consacrer à ce qui, selon elle, est réellement légitime et émane d’une volonté supérieure. À le considérer du point de vue du poète et de son auditoire, le dilemme révèle un conflit réel qui traverse le régime démocratique tout nouveau d’Athènes: entre les défenseurs d’une justice divine (non écrite) qui a ses racines dans la nature et bénit, par conséquent, l’inégalité des êtres selon le critère de leur différence de valeur, et les défenseurs d’une égalité démocratique des citoyens (hommes) qui, par la libre participation aux affaires communes telle qu’elle est instituée par le droit positif (écrit) et par le biais de l’éducation, leur permet d’atteindre au même niveau de sagesse pour ce qui est des affaires de la cité, indépendamment de leurs dons naturels23. Sophocle, en tant que poète, n’est pas tenu de résoudre la contradiction sur le plan théorique, il se contente d’en décrire les conséquences humaines. En tant que citoyen, nous ne savons pas dans quel camp idéologique il se range, bien que son élection comme stratège de la démocratie athénienne puisse justifier qu’on lui suppose (sans aller plus loin) des sentiments démocratiques24. Mais dans son texte, toute la passion expressive et la beauté sentimentale sont à mettre au compte d’Antigone (et du chœur, qui exprime lui aussi une piété séculaire). Au moment même où l’expression (lexis) du caractère est celle qui convient aussi bien à son monde intérieur qu’à l’idée universelle à laquelle il
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Burns 2002 Guthrie 1971: 126-127 MacKay 1962: 174
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s’identifie25, cette identification n’est pas absolue. Le caractère tragique n’est pas la personnification de l’idée sur scène, comme chez Euripide, mais une individualité humaine accomplie qui choisit passionnément et librement l’idée pour donner un sens à sa vie. La grandeur poétique de Sophocle émane aussi de cette incertitude, de la coupure relative du caractère tragique par rapport à l’idéal qu’il exprime («a dissociation of ideal from character»)26, à travers laquelle il approche un substrat psycho-sentimental commun qui unit les hommes au-delà de tout choix politique. Le problème de Hegel n’est pas la transcription poétique des dissensions partisanes de la démocratie. Il est aristotélicien en ce qu’il ne s’intéresse pas à extraire du mythe une image des affaires politiques d’Athènes. Mais il veut l’utiliser comme une énigme intellectuelle qui concentre en elle le sens de la vie. Il est inspiré par la soumission de l’art à la compréhension philosophique qu’il trouve chez Aristote, mais cela aussi, il le dépasse. L’Antigone de Hegel ne s’identifie pas à la loi globale de la nature mais à une partie de celle-ci seulement, celle qui émane des entrailles de la Terre, la loi «chtonienne» qui concerne les morts et le respect dû à leur mémoire et qui garantit la continuité historique de la vie. Ses dieux sont les dieux des ténèbres, qui, lorsqu’ils sont offensés par la «volonté mauvaise» des mortels, envoient les Érynies les tourmenter. La passion grandiose d’Antigone est annulée (sur le plan philosophique) par sa partialité même. Sa proximité sentimentale avec un groupe de dieux l’aveugle quant à la dimension humaine de la loi qu’elle défend et quant à l’existence d’autres dieux (masculins) qui protègent et garantissent l’ordre politique (l’ordre de la lumière). Antigone n’invoque pas Zeus27. Le respect envers les choses divines «légitimes» (l’honneur rendu aux morts) ne peut être simplement une injonction transcendante et elle n’était pas simplement quelque chose de tel dans la cité démocratique: les questions touchant à la religion et aux 25 26 27
Saunders 1934 Will 1958: 514 MacKay 1962: 167
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coutumes mortuaires n’étaient pas une affaire privée mais une institution publique relevant des archontes légitimes28. L’injonction métaphysique doit être – et est par la force des choses – une réglementation sociale fonctionnelle, une coutume commune qui confère une profondeur émotionnelle au froid mécanisme de la légalité (positive). La préparation de son complot (dans le Prologue de la pièce) montre qu’Antigone a pleinement le sentiment d’intervenir dans des affaires qui relèvent de la compétence reconnue du pouvoir politique. En même temps, elle demande que sa propre conception de ces questions soit reconnue par l’autorité légitime. Dans les deux cas, Antigone, expression par excellence de la passion personnelle intérieure et de la vie privée, agit en tant que personne publique et politique. Elle exige la ratification par le pouvoir politique de la loi divine telle qu’elle la comprend, c’est-àdire son institutionnalisation. D’un autre côté, Créon n’est pas moins aveugle quant au fonds métaphysique dont a besoin la légitimité politique pour s’imposer, elle aussi, comme une composante inhérente et donc inébranlable de l’ordre universel, et non comme quelque chose d’éphémère et arbitraire, émanant de l’association fortuite de volontés momentanées (une volonté de tous, dénuée de tout fondement sur le plan philosophique, dans la terminologie de Rousseau). Même si les oiseaux, dit-il, emportaient jusqu’à l’Olympe les chairs putréfiées de Polynice et polluaient le trône de Zeus en personne, il ne changerait pas d’avis (Ant. v. 10391043). Le politique poussé à ses extrémités rejoint donc l’impie, perdant sa justification métaphysique. Créon est, bien sûr, un chef politique légitime – dans quelle mesure il reste démocratique dans l’emportement de sa «volonté mauvaise» requiert examen. Sophocle suggère qu’il doit l’être, mais son comportement transgresse cette obligation. Dans sa réaction furieuse (imbue d’arrogance masculine) à l’égard d’Antigone, la femme qui a osé être un homme pour que les chefs de la cité aient l’air de femmes, Créon a cessé d’être le porte-parole du dèmos. Comme Hémon le 28
Sourvinou-Inwood 1989: 137
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lui fait valoir non sans mordant, le dèmos est du côté d’Antigone. Le peuple le blâme de sa rudesse envers elle et Tirésias, même s’il se tait, effrayé par sa force. Pour Sophocle (un Athénien), Créon est devenu un tyran puisqu’il n’interprète plus et ne représente plus la conscience collective. Mais pour Hegel, le caractère tyrannique de Créon est d’une autre texture. Il n’est pas intéressé par les credo démocratiques de Créon: nous savons parfaitement que Hegel n’est pas démocrate, ni au sens sophistique dans le cadre de la cité antique, ni au sens contemporain libéral, anglo-saxon. Pour lui, donc, l’abus de Créon est d’un autre ordre, purement philosophique. En la personne d’Antigone, Créon attaque et malmène une autre manifestation de la loi universelle unique dont il fait lui-même partie. La loi terrestre, les coutumes familiales ancestrales sont, elles aussi, une dimension de la cité, l’une de ses composantes organiques. Quiconque les foule aux pieds porte préjudice à l’essence de la communauté, lui ôte de son contenu vivant (de la même manière qu’en déshonorant la dépouille de Polynice et par le meurtre d’Antigone il commet un crime contre son propre sang, sa nièce). L’État (idéal) est une synthèse des contraires (raison et sentiment, homme et femme, public et privé), et non pas le rejet de l’un par l’autre. En outre, Créon ne comprend pas que la loi politique qu’il entend représenter n’est pas non plus un produit purement humain, une convention artificielle sans racine métaphysique. L’ordre social est ou doit être, lui aussi, une émanation de l’universel, l’image du Logos universel, une «imitation» de l’agencement harmonieux des choses dissemblables et contraires que constitue la globalité du Tout. Cette conception, qui reflète la position antique d’Héraclite selon laquelle les lois humaines «sont toutes nourries par une loi divine», résume précisément la conception théorique de l’ordre politique de Hegel. La Constitution de l’État, nous avertit-il dans la Philosophie du droit, n’est pas une construction d’une commission d’experts (comme le pensaient les Lumières individualistes), mais la «réalisation objective» de l’esprit. La Constitution d’un peuple n’est pas écrite par quelques-uns conformément à des principes
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abstraits: elle émerge dans la longue durée de sa présence historique et de sa création culturelle et incorpore les conditions institutionnelles de son hypostase historique29. Par conséquent, la Constitution juste, la Constitution du Logos, est l’incarnation, sous forme d’institutions sociales, de l’harmonie hiérarchisée des contraires que contient l’univers, la manifestation dans la vie commune d’une justice transcendante qui acquiert, toutefois, réalité uniquement à travers les actes historiques des hommes. Dans le conflit entre Antigone et Créon s’affrontent deux droits distincts, qui sont néanmoins deux aspects d’un droit unique, sur le plan métaphysique. Deux droits opposés dont chacun, dans sa partialité, reste aveugle à la légitimité de l’adversaire, ce qui le rend ipso facto injuste. Par conséquent, le conflit tragique pour Hegel est simplement médiatisé par la personnalité héroïque (cosmohistorique). Derrière le drame poétique se cache le combat entre des nécessités universelles qui, en déployant leur antithèse, cherchent à s’unir. La catharsis interviendra donc lorsque sera atteinte cette synthèse universelle et que la conscience humaine exemplaire (l’esprit philosophique) s’élèvera à la parfaite compréhension de cet ordre métaphysique. La préférence de Hegel pour Antigone peut à présent s’expliquer par cette optique philosophique. Dans son interprétation, Antigone est la seule personnalité tragique à dépasser finalement sa partialité, à acquérir à travers ses souffrances la conscience que le caractère unilatéral de son attachement au droit des défunts constitue une attaque contre un autre droit non moins divin, celui que représente Créon. Cette lecture, soulignons-le, repose sur une interprétation erronée des vers de Sophocle. Marchant vers son tombeau, Antigone s’exclame : «Mais pourquoi regarder encore vers les dieux ? Quelle voix viendra maintenant me défendre ? Car ma piété m’a valu d’être traitée d’impie ! Si tout cela agrée aux dieux, après avoir subi ce qu’ils m’ont condamnée à subir, j’apprendrai et conviendrai de mon crime. Mais si les coupables sont ceux-là (c’est-à-dire Créon 29
Hegel 1969: par. 273
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et ceux qui l’ont condamnée), je leur souhaite de subir les mêmes tourments que ceux qu’ils m’ont fait injustement subir» (Ant. v. 922-928).
Ici, non seulement Antigone n’admet pas sa culpabilité aux yeux des dieux, mais maudit ses injustes persécuteurs pour qu’ils subissent le même sort qu’elle lorsqu’ils seront confrontés à leur divin juge. Or, dans l’Histoire de la philosophie30 tout comme dans la Phénoménologie31, Hegel paraphrase ce passage en en déformant le sens. Il traduit les paroles d’Antigone en ces termes: «Si les dieux le veulent ainsi, alors j’admets que les tourments que je subis viennent de ce que j’ai péché». Cette traduction erronée, il en a besoin pour justifier son analyse philosophique qui, comme nous l’avons vu, ne ressent pas l’obligation d’être fidèle au cadre politique de la pièce de Sophocle ni à l’intégrité poétique du texte; en outre, il ignore le fait que dans la pièce, c’est Créon qui accepte totalement et sans détour, à la fin, sa culpabilité, c’est lui la conscience qui, par le repentir, s’élève à la reconnaissance du droit adverse que jusqu’alors elle combattait. L’image hégélienne d’Antigone est donc une philosophie de l’histoire pour notre temps. Sa prétendue acceptation (à savoir qu’elle a péché contre une loi non moins divine, la loi politique), c’est ce que Hegel lui-même veut dire. Et il le fait dire par l’héroïne de Sophocle, parce que dans sa conception de l’action (historique), ce qui pousse les événements vers leur fin, ce n’est pas l’inconscience et l’ignorance (du type Œdipe) qui, quand elles deviennent connaissance, détruisent le personnage agissant par le mécanisme de la péripétie aristotélicienne32. C’est au contraire la connaissance parfaite (du type Antigone, telle que Hegel l’interprète), une auto-connaissance qui exprime son temps et qui disparaît quand la synthèse culturelle et juridique que constitue cette époque épuise sa dynamique historique. L’Antigone hégélienne est la conscience qui se connaît 30 31 32
Hegel 1971b: 509 Hegel 1967: 491 Markell 2003: 25-26
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elle-même et, à la fin, reconnaît l’Autre comme égal en droit et en valeur. La théorie de Hegel identifie donc la tragédie et l’histoire, trouve dans la tragédie l’essence de l’historicité. C’est une théorie qui soumet l’individualité à la nécessité universelle ou à ses manifestations particulières et qui montre la contradiction de ces manifestations qui, jusqu’à à aboutir aux synthèses (provisoires et réfutées) qui caractérisent les diverses époques historiques, entraînent et écrasent les personnages historiques dans l’engrenage d’une nécessité qui les dépasse. L’histoire est pour Hegel un «drame» de bouleversements et d’échecs, un «abattoir» où sont mises à mort les idées et les institutions humaines, un «tribunal» où un droit clos sur lui-même en condamne temporairement un autre jusqu’à être lui-même condamné, une bacchanale d’injustice, donc – jusqu’à ce que, naturellement, nous soyons élevés là où l’espère Hegel (et il est désormais impossible d’espérer aujourd’hui avec lui), c’est-à-dire à l’accomplissement du temps historique. La conception tragique du temps historique est ce que la philosophie hégélienne nous a légué de plus vivant et de plus pressant sur le plan existentiel. C’est une vision qui part du sens le plus pertinent de l’action tragique: la constatation qu’aucune intention subjective n’atteint son but et que quiconque ose (comme il le doit) transposer son idée en action la verra lui échapper des mains et devenir le bien d’un autre, se retournant vers son créateur en ennemi. En voulant défendre le droit éternel de la sphère privée, Antigone franchit le seuil du domaine où elle était placée sur le plan ontologique, pour se mesurer dans un espace public avec les exigences de l’autorité politique. En luttant pour le droit de la cité, Créon pénètre dans l’espace sacré des liens personnels et les détruit, se détruisant lui-même dans sa dimension humaine. Les deux parties adverses font finalement le contraire de ce qu’elles voulaient: Antigone devient le porte-parole du dèmos et Créon en est réduit à l’état de père et d’époux pitoyable qui pleure la perte de ceux qu’il aimait33. 33
Markell 2003: 21
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De ce point de vue, et au-delà de toute déformation du texte, Hegel a raison quand il souligne que la «plus grande leçon» à tirer de la tragédie est la culpabilité inévitable (Schuld) de quiconque entreprend une action historique34, choisit quelle «idée juste» il servira au détriment de tant d’autres qui luttent pour conquérir sa conscience avec des arguments tout aussi solides. La leçon la plus essentielle d’Antigone, c’est, selon les termes de P. Markell, qui donne corps à une allusion de H. Arendt, le caractère constitutivement «inadapté» de l’action humaine (the impropriety of action)35. Dans l’effervescence du présent historique, il n’est pas du tout évident de comprendre lequel des différents «droits» l’emporte et lequel s’imposera historiquement. Dans quel camp on se rangera, dans ce tourbillon de visions axiologiques et de cosmothéories, c’est là le résultat fortuit de causes empiriques (le sexe, la complexion psychologique, la position sociale, etc.). Et ce n’est qu’a posteriori, quand l’action historique d’un sujet est accomplie ou qu’une ère historique vient de se clore, qu’il est possible de lire rétrospectivement le sens des actes qui la constituent. La sagesse ne vient qu’à la fin. Mais in medias res, dans l’ébullition de la passion de la vie et de l’action historique, la conscience essentielle que gagne l’homme pratique, c’est le sentiment de sa partialité, de l’indétermination inhérente des circonstances et des limites de sa connaissance et de son jugement. C’est précisément cela aussi qui définit son devoir moral, qui est de dépasser son Moi ponctuel et isolé en s’efforçant de reconnaître le droit de l’Autre. III. Un Hegel pour notre temps ? Un Hegel, donc, sans la fin de l’histoire ? Un Kojève s’indignerait de cet extrémisme conceptuel. Mais comme le souligne G. A. Kelly36, la question n’est pas de reconstituer le 34 35 36
Hegel 1967: 489 Markell 2003: 20 Kelly 1976b
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système hégélien dans son intégralité conceptuelle mais d’en incorporer virtuellement les éléments vivants dans «l’optique théorique du présent». Dans l’ambiance intellectuelle des années 1970 saturée par l’écho des événements politiques de l’époque, Kelly pensait qu’en réalité, il n’y avait aucun de ces éléments hégéliens qui ne fût incorporé aux visions philosophiques et sociologiques de notre époque. Cet optimisme a par la suite sérieusement reculé sous la pression du technocratisme conceptuel de la philosophie analytique et, bien sûr, en raison du changement radical des horizons politiques. Mais il n’a pas disparu. Environ deux décennies plus tard, Habermas 37 découvrait, dans la réduction hégélienne du Logos (en tant qu’esprit objectif) à la dynamique des institutions historiques, l’annonce, précisément, du projet de déstructuration du paradigme de la conscience (mentalist paradigm) qui domine dans la pensée actuelle. Mais face aux conséquences drastiques de cette conception pragmatocentrique des notions, Hegel a hésité, de l’avis de Habermas, et est revenu à la transcendance kantienne à travers la théorie de l’«Idée absolue». Néanmoins, ses analyses historiques dissimulent un rejet radical de la transcendance du Logos, qui peut prendre la forme d’un paradigme communicationnel alternatif de la rationalité. Répondant à Habermas, Ch. Taylor38 a souligné qu’à elle seule, la constitution de la sphère communicationnelle à travers les réglementations procédurales qui garantissent la valeur intersubjective des «actes de parole» (speech acts) qui existent en elle, ne répondait pas à la question plus profonde qui ressort des analyses hégéliennes – même si Hegel lui-même n’a pas donné de réponses satisfaisantes – pour nous – à ses propres questions. Et ces questions ont à faire avec celle de savoir si et quand l’échange communicationnel est ancré dans un substrat solide de vérité, de sorte que les convergences et consensus communicationnels soient quelque chose de plus que des «opinions» (doxae), au sens 37 38
Habermas 1999 Taylor 1999
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platonicien du terme. La question est de savoir comment dépasser le simple historicisme réducteur (mere historicism), avec son relativisme simplificateur, en étayant la «dialectique herméneutique» par une «dialectique ontique» qui accroche nos paroles communicationnelles et nos propositions linguistiques au roc d’une réalité «dure». La métaphysique désagréablement absconse de Hegel tâtonne, au moins, dans cette direction, et le paysage ténébreux de sa Logique entreprend précisément cet amarrage (d’inspiration grecque ancienne) du penser et de l’être. Ce n’est pas par hasard que le magnum opus de Ch. Taylor39 a prétendu démontrer que la Logique était le cœur de la philosophie hégélienne40. L’«Esprit Absolu» de Hegel n’est donc pas un appendice superflu de l’entreprise historique, mais une tentative nécessaire de sauver un sens essentiel des phénomènes historiques. Il se peut que le sens que leur confère Hegel (à travers la clôture de l’histoire) ne nous satisfasse pas aujourd’hui, mais l’entreprise est en soi inévitable pour que le labeur historique et l’angoisse morale de l’individu ne dégénèrent pas en un jeu de mots dénué de sens et ne soient pas peine perdue sur le plan pratique, «sound and fury signifying nothing». Le problème hégélien n’est pas résolu par la séparation de la méthode et du système, l’adoption de la première et le rejet du second, comme le proposait la critique marxiste traditionnelle41. Le défi est pour nous, comme le souligne Kelly, de découvrir dans l’idée même d’«Esprit Absolu» les fragments d’une position théorique qui nous permettra de dépasser l’embarras paralysant de «l’historicité pour l’historicité» (la mort pour la mort), sans revenir pour autant à la substantiation abusive d’un Logos coupé de la nature et de la dynamique sociale comme le faisait Kant (et c’est à juste titre que Habermas nous met en garde contre une telle régression).
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Taylor 1975 Kelly 1976a Kelly 1976b: 54-57
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Comment cela pourrait-il se produire ? La caractéristique de base de la philosophie est pour Hegel (et plus elle est intense, plus elle devient «absolue» et se rapproche donc de la Vérité) sa rétroactivité. Plus notre connaissance du monde et de nous-même devient essentielle, plus elle résume de contenus objectifs. Et cela ne peut être que lorsque nous réfléchissons a posteriori sur notre vécu, lorsque nous prenons quelque distance par rapport à notre expérience et que nous voyons maintenant notre Moi comme un autre. L’homme dialectique est synoptique: Platon l’avait déjà dit. La philosophie est en fait une réminiscence de choses importantes et parfaites, la conservation dans la mémoire des progrès et des réussites qui ont hissé la société humaine à sa situation culturelle actuelle. Le principe normatif fondamental du Logos est son devoir d’incorporer (de «dévorer»: tel est le terme cru qu’emploie Hegel pour cette relation) la réalité sous tous ses aspects, des plus rudimentaires aux plus sophistiqués. Ce n’est que dans cette reddition totale à l’existant que l’entendement pourra revenir à lui – de la boue et la lumière de l’existence – et élaborer son expérience acquise, en en extrayant un sentiment logique des valeurs que la lutte historique de l’homme a servies. La philosophie est la contemplation critique du passé historique comme épreuve formatrice, comme Bildung, qui hisse la société de la sauvagerie où l’on s’entre-dévore à la reconnaissance rationnelle de l’Autre comme «un autre soi». À condition de ne pas rendre absolu ni idéal le présent culturel de l’homme, et de ne pas attribuer de supériorité à l’un ou l’autre peuple (comme l’a fait Hegel), tel continue à être le travail de la raison: «… La philosophie nous enseigne à connaître et à invoquer la culture, et la culture est le sentier par lequel nous devenons les sujets pratiques volontairement responsables de notre société et les gardiens de sa cité... Sans aucun doute, (Hegel) nous suggérerait que des choses comme «devenir civilisé» et «prendre notre responsabilité publique» ne sont pas les actes vains d’une société vieillie. Ce sont des actes de l’esprit qui ne peuvent être accomplis qu’à l’intérieur et au travers d’une société humaine – pour en
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assurer les fondements tant qu’elle dure et provoquer son éloge quand elle sera dépassée»42.
La figure d’Antigone est un symbole culturel suprême qui ressuscite régulièrement pour œuvrer pour nos propres temps d’inquiétude43. Et cela parce qu’elle illustre admirablement la double mission de la conscience humaine: d’un côté, se consacrer à l’action avec toute la passion de sa personnalité vivante et, de l’autre, peiner pour s’élever au-dessus de l’immédiateté éphémère de ses visions et sentiments pour découvrir un principe supérieur, durable, qui donne un sens à ses souffrances. À travers Antigone, la cité se maintient vivante dans la mémoire interprétative de l’époque actuelle comme expérience fondatrice de la culture européenne, avec les conflits internes qui ont conduit à sa dissolution. En face de cette «substance morale» se dessine, plus intense, la physionomie culturelle de notre temps avec tous ses morcellements moraux, mais aussi ses incomparables exploits. Et cette présence d’Antigone est en même temps la présence (d’un) Hegel dans notre conscience philosophique. BIBLIOGRAPHIE Aristote, Rhétorique, Athènes, Zacharopoulos (s.d.). Avineri S. (1971), «Labor, Alienation and Social Classes in Hegel’s Realphilosophie», Philosophy and Public Affairs, vol.1, no 1, 96119. Avineri S. (1972), Hegel’s Theory of the Modern State (Cambridge: CUP). Avineri S. (1973), «The Instrumentality of Passion in the World of Reason: Hegel and Marx», Political Theory, vol 1, no 4, 388-398. Burns T. (2002), «Sophocles’ Antigone and the History of the Concept of Natural Law», Political Studies, vol. 50, 545-557. Butler E. M. (1958), The Tyranny of Greece Over Germany, Boston, Beacon.
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18 MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE DANS LA PENSEE GRECQUE SELON KOSTAS PAPAÏOANNOU YANNIS PRELORENTZOS Professeur adjoint de philosophie moderne et contemporaine, Université de Ioannina
I. Introduction Kostas Papaïoannou (Volos 1925 – Paris 1981),1 est surtout connu au public français par ses travaux sur Hegel 2 et Marx et le marxisme.3 Cet élève et ami fidèle de Raymond Aron,4 compte 1
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Pour son curriculum vitae, cf. Alain Pons, «Kostas Papaïoannou» in Dictionnaire des Philosophes – Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, Paris, 1998 ; et François Bordes, «Le rire de Kostas Papaïoannou» in Laurie Catteeuw et François Bordes (dir.), L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahier Costas Papaïoannou, Didier Sedon/Acedia, Paris, 2004, pp. 135-150. Sur le travail de classement de la bibliothèque du philosophe, cf. L. Catteeuw, «La création du fonds Papaïoannou», ibid., pp. 151-154. Cf. K. Papaïoannou, Hegel, Éditions Seghers, Paris, 1962. Cf. aussi son édition française des textes hégéliens essentiels concernant la philosophie de l’histoire : Hegel, La Raison dans l’histoire. Introduction à la Philosophie de l’histoire, traduction, introduction et notes, U.G.E., 10/18, Paris, 1965. Cf. aussi sa postface intitulée «La raison et la croix du présent. Note sur les fondements de la politique hégélienne» à Hegel, Écrits politiques, trad. Jacob et Quillet, Champ Libre, Paris, 1977. En ce qui concerne ses textes écrits en grec, cf. Les fondements du marxisme, en cinq volumes (1954, 1958, 1959 et 1960), dont deux furent réédités en un volume, avec d’autres textes sur Marx, sous le titre Le marxisme comme idéologie (introduction Yorgos Karabelias, Ekdoseis «Communa», Athènes, 1988) et deux autres furent réédités en un volume sous le titre L’État et la philosophie. Le dialogue de Marx avec Hegel II (introd. Yorgos Karabelias, Enallaktikes Ekdoseis «Communa», Athènes, 1990). Quant à ses textes en français, cf. De Marx et du marxisme, préface de Raymond Aron, Gallimard,
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même parmi «les meilleurs lecteurs français de Marx» avec deux autres penseurs grecs, Kostas Axelos et Cornélius Castoriadis, «issus du petit groupe d’exilés qui est venu en France après la Seconde Guerre mondiale après leur rupture avec le parti communiste».5 Papaïoannou est également l’auteur d’une étude fondamentale sur le totalitarisme, en 1959, passée inaperçue, en grande partie parce qu’elle fut écrite en grec,6 ainsi que de La
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coll. «Bibliothèque des sciences humaines», Paris, 1983. Cf. aussi Les marxistes (anthologie commentée), J’ai lu, Paris, 1965 ; nouvelle édition augmentée sous le titre Marx et les marxistes, Garnier-Flammarion, coll. «Science», Paris, 1972 ; réédition avec une préface de Philippe Raynaud, Gallimard, coll. «Tel», Paris, 2001. Cf. aussi L’idéologie froide. Essai sur le dépérissement du marxisme, Jean-Jacques Pauvert, coll. «Libertés», Paris, 1967. Cf. aussi la réédition de ses traductions préfacées et annotées des Écrits de jeunesse de Karl Marx et d’un écrit de Fr. Engels, avant-propos d’Alain Pons, Quai Voltaire, coll. «La République des Lettres», Paris, 1994. Selon Nikos G. Sergis, De Marx et du marxisme est la critique mineure exercée par Papaïoannou au marxisme, sa critique majeure étant contenue dans Les fondement du marxisme (cf. De la philosophie de l’histoire à l’histoire de la philosophie. Kostas Papaïoannou face au «nihilisme de l’esprit», (en grec), Nissides, Thessalonique, 2006, p. 28 ; cette étude est la version remaniée et augmentée d’une thèse de doctorat de philosophie soutenue à l’Université de Ioannina) Cf. Nicolas Baverez, Raymond Aron. Un moraliste au temps des idéologies, Perrin, coll. «Tempus», 2006 (1e édition Flammarion, 1993), pp. 412, 507, 509 et 514. Cf. aussi Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, Éditions du Seuil/La Découverte, 1998, coll. «Points. Essais», Paris, vol. II, pp. 281-282 ; François Bordes, «Le rire de Kostas Papaioannou» in L. Catteuw et F. Bordes (dir.), L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahiers Costas Papaïoannou, Didier Sedon/Acedia, Paris, 2004, p. 144 ; et Serge Audier, La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, La Découverte, coll. «Cahiers libres», Paris, 2008, p. 56. Cf. aussi la préface de Raymond Aron à De Marx et du marxisme de Kostas Papaïoannou, op. cit., pp. 7-27. Cf. Ph. Raynaud, «préface» in K. Papaïoannou, Marx et les marxistes, op. cit., p. ΧVΙ. Sur le trajet intellectuel et politique de ces trois philosophes grecs à Paris, cf. Panayotis Noutsos, «L’intelligentsia grecque à l’étranger. Les cas de Papaïoannou, de Castoriadis et d’Axelos» (en grec), Nea Hestia (Athènes), no 1790, juin 2006, pp. 1127-1146. Sur K. Papaïoannou en particulier, cf. du même, La pensée socialiste en Grèce (en grec), Ekdoseis Gnossi, Athènes, vol. IV, 1994, pp. 117-119 et 530-534. Cf. La genèse du totalitarisme. Sous-développement économique et révolution sociale (en grec), Éd. Centre d’Études Sociales, Athènes, 1958 ; seconde
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civilisation et l’art de la Grèce ancienne7 et de La peinture byzantine et russe.8 La philosophie de l’histoire d’inspiration hégélienne de Papaïoannou – développée dans une série d’essais en grec et en français dans les années cinquante et durant la première moitié des années soixante9 – est dominée par l’idée que, après quelques siècles de prédominance presqu’absolue d’une certaine conception de la raison et de l’idéal du progrès (depuis la Renaissance), force est de reconnaître à nouveau le rôle fondamental et le caractère irréductible de la négativité dans l’homme et «du côté obscur» de l’histoire.10 Écrivant après la Seconde Guerre mondiale et l’holocauste, nourri par les analyses sur la négativité de Hegel 11 et de Marx 12 et très attentif à l’importance accordée par Freud aux
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édition Imago, Athènes, 1980 et 3e édition Enallaktikes Ekdoseis, Athènes, 1991. Mazenod, Paris, 1972, rééd. Livre de Poche, coll. «Biblio Essais», Paris, 1990. Éd. Rencontre, Lausanne, 1965. Ses écrits français sur ce sujet furent rassemblés et publiés, après sa mort, dans un recueil intitulé La consécration de l’histoire. Essais, avant-propos d’Alain Pons, Champ Libre, Paris, 1983. Son manuscrit inachevé intitulé Masse et histoire. Théorie générale de la masse révolutionnaire (en grec), datant du début des années cinquante, ne fut publié qu’en 2003 par la maison d’édition athénienne Enallaktikes Ekdoseis, préfacé et annoté par Yorgos Karabelias. Son essai Cosmos et histoire. Cosmologie grecque et eschatologie occidentale (en grec), publié dans la revue Archives de sciences économiques et sociales en 1955, a été réédité tant à part (Enallaktikes Ekdoseis, Athènes, 2000) que, plus récemment, dans un recueil d’articles: K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen (choix de textes), sous la direction de Thanassis Kalafatis, Université du Pirée, Pirée, 2004, pp. 67-108. Sur la critique sévère exercée par Papaïoannou à la «fiction» ou au «mythe» ou à l’«idéologie» ou à l’«illusion» du progrès, notamment durant le XIXe siècle (chez Hegel, Marx, Comte, Burckhardt, Taine, Durkheim et al.), cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 46-47, 49, 59, 62, 63, 69, 76, 79-80, 82, 83 et passim. Sur le «“côté obscur” de l’histoire», cf. ibid., p. 217. Cf. par exemple La consécration de l’histoire, op. cit., pp. 112-113, 114, 116, 117 et passim ; Masse et histoire, op. cit., p. 163 et note 120 ; et Hegel, op. cit., ch. V: «La dialectique de la négativité». Cf. par exemple La consécration de l’histoire, p. 117 ; et De Marx et du marxisme, op. cit., p. 73.
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pulsions de mort,13 Papaïoannou ne cesse d’insister, à travers toute son œuvre, sur la réalité et sur l’efficacité des puissances négatives que portent en eux, non seulement les hommes,14 toute société15 et toute civilisation,16 mais aussi la vie elle-même17 et le monde.18 Avec persévérance, il scrute, il sonde ces puissances dans les mythes tragiques de toute civilisation (surtout dans la tragédie grecque19 et dans le théâtre élisabéthain20), ainsi que dans l’art contemporain 21 et il exalte l’effort de tous les philosophes, psychologues, écrivains et artistes qui ont mis en évidence ces puissances: depuis Les Lois de Platon 22 et Pascal 23 jusqu’à Rousseau,24 Saint-Just,25 Nietzsche26 et Jaspers,27 et depuis Shakespeare,28 le jeune Goethe,29 Hölderlin,30 Rimbaud,31 et 13 14
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Cf. par exemple Masse et histoire, op. cit., pp. 44, 57, 59-60, 73 et passim. Cf. par exemple Masse et histoire, op. cit., pp. 64, 102, 103 et 196 ; et Cosmos et histoire, p. 37 et passim. Cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 67-68. Cf. ibid., p. 44. Cf. ibid., pp. 58 et 75. Cf. par exemple ibid., pp. 58, 75 et 118. Cf. par exemple ibid., p. 196 et Cosmos et histoire, op. cit., pp. 60-62. Cf. par exemple Cosmos et histoire, op. cit., pp. 62-65. Cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 44-47. Cf. ibid., pp. 70-71 et 73-74. Cf. ibid., pp. 94 et 143. Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 124. Cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 38-39 et 43. Cf. ibid., pp. 43-44, 45, 54 et 68. Cf. ibid., ibid., pp. 77-78. Cf. par exemple Cosmos et histoire, op. cit., p. 70. Il ne serait pas inintéressant de comparer le jugement de Papaïoannou sur l’évolution de Goethe à celui de Maurice Blanchot formulé vers la même époque ; selon le premier, «le Goethe révolté de l’Urfaust et de Goetz se livre, après la publication du premier Faust, à la société et retourne à l’ordre antitragique du classicisme, le point culminant de son évolution étant les allégories d’Iphigénie ou du second Faust (où Faust, un héros de Marlowe, se transforme en une sorte d’entrepreneur saint-simonien ayant la conscience calviniste d’une innerweltliche Askese, et où Méphisto [...] est devenu une sorte de Diabolus ex machina» (cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 164-165). Selon Blanchot, «nous comprenons mieux maintenant le mot du jeune Goethe: «Pour moi, il ne saurait être question de bien finir», certitude qui l’accompagne durant toute sa jeunesse jusqu’au jour où il découvre la
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Lautréamont jusqu’à Dostoïevski, Strindberg, Soloviev, Fedorov,32 Kafka,33 Van Gogh 34 ou Picasso.35 Corrélativement, Papaïoannou fustige toute société, tout courant de pensée et tout auteur qui ont tenté d’exiler de leur pensée et de leur langage ces puissances démoniaques 36 ; il se réfère explicitement ici à la société française de l’âge classique et à la philosophie des Lumières.37 Cette «reconnaissance de la présence du tragique et du négatif [...] dans la racine même de l’existence humaine» 38 ne signifie aucunement qu’il faut négliger ou sous-estimer le rôle de la raison. En effet, Papaïoannou s’insurge systématiquement contre la misologie (haine ou mépris de la raison) contemporaine,39 et, tout
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puissance démoniaque dont l’accord doit le protéger, pense-t-il, contre la crainte de se perdre. Cette puissance le protégea, en effet, mais alors commença l’infidélité à soi-même, et la glorieuse déchéance» (Le livre à venir (1959), Gallimard, Paris, coll. «Folio/Essais», 1986, p. 144 ; cf. aussi ibid., pp. 41-42 et 141). Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 68. Cf. ibid., pp. 43-44 et 45. Cf. notamment ibid., pp. 43-44. Sur Dostoïevski en particulier, cf. aussi ibid., pp. 45 et 68. Cf. par exemple Cosmos et histoire, op. cit., p. 70. Cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 68-69. Cf. ibid., pp. 54-55. Papaïoannou ne se prive pas d’adjectifs pour qualifier ces puissances ; il les appelle «démoniaques» (cf. ibid., pp. 44, 103 et 112), «négatives et tragiques» (ibid., p. 109), «souterraines» (ibid., p. 39), «obscures» (ibid., p. 110), «obscures, hostiles et catastrophiques» (ibid., p. 75), «destructrices» (ibid., pp. 68 et 196 et Cosmos et histoire, op. cit., p. 37), «nocturnes» (La consécration de l’histoire, op. cit., p. 124) etc. Il parle également, dans le même contexte, de «sources extra-rationnelles» ou de «fonctions extra-rationnelles de la vie psychique» (cf. Masse et histoire, op. cit., p. 38 et pp. 169-170 respectivement), de «démons» (ibid., pp. 43-44, 134 et 135), d’«instincts négatifs et destructeurs» (ibid., pp. 59-60) etc. Cf. à titre indicatif ibid., pp. 92 et 148 ; et La consécration de l’histoire, op. cit., p. 124: «… le réveil des puissances nocturnes que les Lumières avaient exilées de l’âme et du langage». Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 44. Cf. par exemple ibid., p. 110, où il s’oppose «à la “misologie” contemporaine, à savoir à toute cette superstition des “moyens et des objectifs”, à tout cet abandon sadomasochiste aux puissances obscures, aux idéologies, à cette volonté de puissance privée de toute spiritualité».
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en critiquant sévèrement le rationalisme étriqué de Descartes ou de Kant,40 il plaide en faveur d’une conception élargie de la rationalité – en recourant principalement à Héraclite,41 mais aussi à Platon joint de manière inattendue avec le poète grec Dionysios Solomos,42 et en proposant une conception du Logos grec comme rythme43 – sur laquelle nous ne pouvons pas nous appesantir ici. Selon Papaïoannou nous devons toujours tenir compte dans nos analyses et surtout dans notre expérience des deux forces antagonistes en nous.44 Il érige même en critère de la valeur des différentes civilisations la manière dont chacune a fait face à ces forces obscures et catastrophiques en nous. Il soutient en particulier que nous pouvons en acquérir une idée en examinant le rapport entre le théâtre de trois époques caractéristiques de l’histoire et son public. 40 41
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Cf. par exemple ibid., pp. 146-149 et 120. Cf. ibid., pp. 109-111 ; Cosmos et histoire, op. cit., p. 60 ; et «L’homme et son ombre» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., pp. 193-194. Cf. «La mort de Socrate» (fragment d’une introduction au Phédon de Platon) in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., p. 24, note 3. Cf. ibid., p. 28. Maurice Blanchot croit trouver dans La Mort de Virgile de l’écrivain viennois Hermann Broch la réponse à cette question qu’il pose en des termes dont la communauté d’inspiration avec celle de Papaïoannou est frappante: «Comment les puissances irréconciliables qui divisent le monde humain peuvent-elles s’affirmer en un tout où se révélerait la loi secrète de leur contrariété incessante ?» (Le livre à venir, op. cit., p. 165). Nous ne pouvons pas entreprendre ici une comparaison systématique des vues de Papaïoannou durant sa période humaniste à celles de Blanchot dans ses ouvrages magnifiques de critique littéraire ; nous croyons que ce rapprochement s’impose et qu’il puisse se révéler très fructueux. La parenté de certains aspects au moins de leur pensée n’est sans doute pas étrangère au fait qu’ils étaient tous les deux férus de la littérature et de la philosophie allemandes. Sur les trois périodes (humaniste, marxiste, léniniste) en lesquelles nous pouvons diviser l’œuvre de Papaïoannou, pour des raisons purement méthodologiques, cf. N. Sergis, De la philosophie de l’histoire à l’histoire de la philosophie, op. cit., pp. 22-24 ; cf. aussi du même, «Le léninisme versus l’humanisme ? Opposition sans conciliation dans l’évolution de la théorie de K. Papaïoannou» (en grec), Nea Hestia, no 1790, juin 2006, pp. 1106-1108.
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II. Justice et théâtre La tragédie grecque: En Grèce ancienne, les puissances négatives qui menaçaient l’homme étaient omniprésentes dans son expérience : l’eris (la discorde), l’hybris (la démesure), la pleonexia («le vouloir-plus»), l’adikia (l’injustice),45 ou l’acosmia (le désordre).46 «À côté des dieux civilisateurs comme Apollon ou Athéna, d’autres dieux, représentant la sainteté de la sauvagerie originelle (Pan) ou celle de l’abolition violente de tout ordre établi historiquement (Dionysos), sont là pour rappeler la multiplicité irréductible de la vie naturelle».47 La tragédie grecque a su pleinement reconnaître la présence et les conséquences funestes de ces forces. Ses mythes authentiques – la notion de l’authenticité est de la plus haute importance dans Masse et histoire et dans toute l’œuvre de Papaïoannou – furent le produit non pas de l’imagination créatrice des dramaturges en tant que personnes exceptionnelles isolées, mais de la spontanéité de la masse, d’une masse historiquement active.48 Ainsi, à l’inverse des concepts «élisabéthains» mis en relief par la philosophie contemporaine – la Geworfenheit de Heidegger, le Néant de Sartre, 45
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Cf. Cosmos et histoire, op. cit., pp. 60-62: «tant chez Eschyle que chez Sophocle, l’homme demeure terrible (deinotatos), car sa volonté démesurée […] le rend victime de ces puissances catastrophiques de l’Hybris, de la Pleonexia, de l’Eris et de l’Adikia qui incitent les êtres à s’affranchir des rapports légitimes qui les lient entre eux, à dépasser la mesure instituée par l’ordre du cosmos, en menaçant ainsi le fondement même de l’Être». Sur le rôle de la pleonexia dans la genèse du tragique, cf. ibid., p. 31: «Le tragique surgit parce que l’homme ne sait pas retenir son droit et veut toujours plus que son droit». Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 25, où Papaïoannou se réfère à «la manière proprement tragique dont les Grecs interprétaient le contraste qui oppose le cosmos, la belle ordonnance qui règne dans le monde de l’éther, et l’acosmia (le désordre) inhérente au monde terrestre». Ibid., p. 21. Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 224, où Papaïoannou se réfère à la «signification historiquement créatrice qu’avaient les mythes de l’époque classique [en Grèce] et, plus généralement, les mythes dans lesquels s’est concrétisé le contrôle social par en bas dans d’autres moments féconds de l’histoire»; quelques lignes plus loin, il soutient que les mythes authentiques «émanent d’en bas, de la spontanéité des masses».
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le Meurtre et l’Absurde de Camus –, qui ne font que «styliser notre expérience historique»,49 les mythes tragiques furent la force qui a su transcender l’expérience historique de l’homme grec.50 Cette transcendance s’est opérée à travers l’expérience concrète – et non à travers le concept abstrait – de la Justice (Dikè): «La tragédie est un art mythique et non pas simplement symbolique ; le mythe transcende l’expérience catastrophique des symboles de la mort et proclame la présence au sein du tragique d’un sens, d’un mathos, qui permet à l’homme de retrouver son identité ; elle proclame la présence d’une puissance qui oblige l’homme à reconnaître le niveau qui est réellement le sien ; il s’agit de la Dikè ; [...] le mythe tragique, à travers la toute-puissance du pathos-mathos, [à savoir la «sagesse apprise par la souffrance »]51 transcende et écrase le Néant et le destin désastreux que portent en eux les héros symbolisant le tragique».52 La conception d’Eschyle rejoint ici celle d’Anaximandre: «ce Chreon d’Anaximandre est la Dikè de la tragédie, le dieu du pathos-mathos loué par Eschyle».53 Dans la tragédie grecque la Dikè fut «une valeur originelle de la masse révolutionnaire que les prophètes,54 les hommes politiques 49 50 51
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Cf. ibid., p. 107 (souligné par nous). Cf. ibid., pp. 102-103. Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 28 et note 24. Papaïoannou renvoie ici à Agamemnon (v. 177) d’Eschyle. Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 114. Sur le rôle de la Dikè dans la pensée grecque, notamment dans la tragédie, cf. ibid., pp. 217-224. Cf. Cosmos et histoire, op. cit., p. 41. Papaïoannou se réfère systématiquement à Eschyle à propos de l’expérience de pathos-mathos ; cf. par exemple Masse et histoire, op. cit., p. 111 et, dans un contexte différent, ibid., p. 216: «la “loi de l’oligarchie”, bien avant d’être formulée par R. Michels, était, pour toutes les masses qui fécondèrent l’histoire, une expérience cruelle, un pathos-mathos eschylien, une source d’inquiétude permanente qui les conduisit à poser les questions les plus radicales concernant [...] le sens de l’existence humaine». Papaïoannou qualifie de prophètes, en Grèce ancienne, Héraclite et Eschyle (cf. ibid., p. 110), Solon (cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 33), et Socrate (cf. «La mort de Socrate» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., pp. 32-33). Il met également en valeur «la responsabilité prophétique de la philosophie» (cf. Masse et histoire, op. cit., p. 108) et commente la prophétie du déclin dans Les Lois de Platon (cf. ibid., pp. 72-73). Parmi les prophètes modernes, Papaïoannou exalte Saint-Just (cf. ibid.,
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et son action historique avaient transformé en principe constituant suprême de la cité démocratique».55 La conception mentionnée du mythe incite Papaïoannou à critiquer certains mythes invoqués par Platon, qu’il considère comme «imposés d’en haut, par une organisation hiérarchique», et qu’il qualifie de «totalitaires».56 Le théâtre élisabéthain: La présence et l’action des puissances démoniaques fut également incontestable dans l’expérience des hommes de l’époque élisabéthaine ; l’anomie est un des traits caractéristiques de son théâtre de très haut niveau (ainsi que du théâtre espagnol de la même période,57 auquel Papaïoannou ne se réfère qu’en passant58). Pourtant le fait que ces puissances sont ici représentées dans toute leur noirceur sans le moindre indice d’une force qui puisse les transcender, d’une Loi,59
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p. 38), Hölderlin, Rimbaud et Nietzsche (cf. son texte «Chasse, patrie, espace» (1970) in L. Catteeuw et F. Bordes (dir.), L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahier Costas Papaïoannou, op. cit., pp. 62-64), ainsi que Marx (cf. La consécration de l’histoire, op. cit., pp. 146-147). Il parle également du «substrat prophétique et éternel de tout grand art et de toute grande philosophie» (cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 188-189). Pour un usage similaire de la notion de la prophétie, cf. Le livre à venir de Maurice Blanchot. Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 117. Cf. ibid., p. 141: «On pourrait soutenir que l’axe de la philosophie de la vieillesse de Platon est son effort désespéré et historiquement condamné de remplacer la puissance unificatrice et antihiérarchique de la communauté archaïque régie par la théâtrocratie par des mythes totalitaires, imposés d’en haut par une organisation hiérarchique». Pour un aperçu des vues de Papaïoannou sur la fonction du mythe, à travers l’étude de diverses catégories de mythes dans différentes civilisations – une des problématiques les plus importantes et les plus intéressantes de l’ensemble de son œuvre – cf. N. Sergis, De la philosophie de l’histoire à l’histoire de la philosophie, op. cit., pp. 202-234. Cf. Jean Duvignaud, Sociologie du théâtre. Sociologie des ombres collectives, P.U.F., coll. «Quadrige», Paris, 1999 (1e édition 1965), partie II, ch. I: «Théâtre et anomie» et ch. II: «La personnalité criminelle». Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 100. Cf. K. Papaïoannou, «Chasse, patrie, espace» (1970), in L. Catteeuw et F. Bordes (dir.), L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahier Costas Papaïoannou, op. cit., pp. 58-59: «Le monde de Shakespeare n’est plus la loi implacable qui trace, par le fer et par le feu, la ligne de partage entre l’être qui «sauve» et
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pousse Papaïoannou à affirmer que l’art et plus particulièrement le théâtre élisabéthain était plutôt symbolique que mythique au sens propre du mot: «l’homme de la Renaissance décelait dans Hamlet, dans Faustus de Marlowe ou dans Vendice de Tourneur les symboles et non le sens mythique de ses expériences».60 L’incapacité de la masse élisabéthaine de créer des mythes authentiques et donc d’éprouver un sentiment analogue à celui de la Justice en Grèce ancienne, fut responsable, selon Papaïoannou, de la disparition brusque tant du théâtre élisabéthain que de cette masse elle-même61 (il se réfère à l’interdiction des théâtres en 1642 par la révolution puritaine).62 Le théâtre élisabéthain est dominé par la passion et la souffrance (pathos) tragiques authentiques,63 sans toutefois pouvoir en tirer la moindre leçon (mathos) «qui puisse garantir et sauver [...] l’unité et l’identité de l’homme avec soi-même parmi les puissances démoniaques qui le menacent de l’intérieur et de l’extérieur», car «un tel mathos ne peut être exprimé que par le mythe [...]».64 «Le théâtre élisabéthain s’est éteint, car il n’a pas su se réconcilier avec la mort ; il n’a pas su proclamer un pathos-mathos capable de
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l’instinct de désordre et de démesure, dont le mélange toujours remis en question fait l’existence humaine : il est la scène immense qui lui permettra de situer ses colosses, l’émanation presque étouffante de volontés souveraines en présence desquelles il n’est plus d’ordre légitime, de sécurité, de dignités individuelles pour les hommes» (souligné par nous). Cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 102 et 172. Cf. ibid., pp. 103-106 et 172. Sur «l’écart gigantesque qui sépare les symboles tragiques de Sound and Fury élisabéthain des mythes tragiques de la Grèce archaïque», cf. aussi ibid., p. 111: «Les aventures tragiques des Atrides ou des Lavdakides – d’un monde également «noir» et destructeur que le monde de Richard III ou de Tamerlan [Tamburlaine the Great de Marlowe] – ne se bornent pas à s’articuler avec les symboles d’une expérience démoniaque dont l’homme ne peut se sauver qu’à travers le dégoût métaphysique et la volonté de mort de Hamlet». Cf. Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard, coll. «Folio Essais», 2006, pp. 107 et 158. Sur le rôle des passions chez Shakespeare, cf. Gisèle Venet, «Shakespeare: des humeurs aux passions» in P.-F. Moreau (dir.), Les passions à l’âge classique, P.U.F., coll. «Léviathan», Paris, 2006, pp. 57-76. Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit., p. 103.
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surmonter l’expérience désastreuse de l’absurdité de l’existence face aux puissances démoniaques qui la menacent».65 L’exemple que donne Papaïoannou ici, pour mettre en relief cette différence fondamentale entre la conception grecque et la conception occidentale du tragique, est la pleonexia (le vouloir-plus) du voleur dans Timon of Athens de Shakespeare ; ici aussi Papaïoannou tente de mettre en valeur l’articulation du théâtre et de la philosophie d’une époque: «aucun mathos supérieur ne transcende l’immédiateté de l’expérience tragique afin de sauver l’unité de l’homme au-dessus de la passion (pathos) qui le menace. Bien avant que l’idée du cosmos, à savoir l’idée de l’unité de tous les êtres, devienne impossible au niveau cognitif (avec Descartes et Kant), elle était devenue substantiellement impossible dans ce monde «hors la loi» de l’homme that much do want».66 Le théâtre français classique: Si le trait caractéristique de la tragédie grecque est le pathos-mathos, c’est-à-dire le dépassement de l’expérience historique donnée opéré par la justice, facteur d’unité et d’harmonie, et si le théâtre élisabéthain abonde en pathos, sans pourtant s’accompagner d’un mathos, le théâtre français classique, surtout la tragédie,67 est privé tant de passions et souffrances véritables que des leçons existentielles qu’il pouvait en tirer. Le trait dominant de ce théâtre, selon Papaïoannou, n’est ni le mythe ni même le symbole tragiques mais l’allégorie: «le théâtre français classique, théâtre hostile aux masses par excellence, ne se 65
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Ibid., p. 105 ; cf. aussi ibid., p. 172, où il parle de l’«impuissance <de la masse élisabéthaine> de trouver en elle la force pour dépasser la fluidité et le caractère transitoire de son époque» ; cf. aussi ibid., p. 102. Cf. Cosmos et histoire, op. cit., pp. 65-66. Papaïoannou ne se réfère guère à la comédie et nullement à la tragi-comédie, qui visait à remplacer la tragédie en France au début du XVIIe siècle et qui a connu son âge d’or de 1628 à 1637 (cf. Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, P.U.F., coll. «Perspectives littéraires», Paris, 2003, première partie, ch. 1: «Acte de décès. Une tragédie devenue tragi-comédie») ou, selon d’autres chercheurs, de 1631 à 1642 (cf. Roger Guichemerre, La tragi-comédie, P.U.F., coll. «Littératures modernes», Paris, 1981, p. 24 sqq. Sur l’origine et l’évolution de la tragi-comédie française, cf. l’étude classique de H. Carrington Lancaster, The French TragiComedy, its origin and development from 1552 to 1628, Baltimore, 1907).
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fonde pas sur des mythes mais sur des allégories ; les héros tragiques et les aventures tragiques ne sont pas des formes nées d’une expérience tragique primordiale et «originale» et d’une activité générant des mythes, mais des produits d’une culture humaniste: des figures acquises, dérivées, puisées dans la Bible, chez Euripide, chez Sénèque, ou dans l’héroïsme de la grandeza espagnole».68 En effet, pour des raisons historiques bien connues, la société française du XVIIe siècle était régie par la discipline, l’ordre et une hiérarchie très stricte. Comme alors la question de la justice était résolue d’en haut69 – et non d’en bas, par la spontanéité de la masse70 – et comme cette société organisée avait neutralisé la vie psychique des masses,71 les conflits caractérisant la grande tragédie française semblent à Papaïoannou conventionnels, fictifs et abstraits ; selon lui, ils ne pouvaient pas concerner vraiment l’existence concrète du public de ce théâtre, qui était d’ailleurs bien limité.72 68
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Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 100 ; cf. aussi ibid., p. 135, où Papaïoannou explique comment, dans la Renaissance, «les mythes grecs, privés de leur contenu historique, concret et substantiellement inégalable, ont été transformés en allégories didactiques comme celles à travers lesquelles est éduquée Marie de Médicis dans le tableau de Rubens». Auparavant, il avait qualifié l’homme selon le classicisme et le rationalisme de «personnage allégorique désincarné, comme une sorte de homunculus artificiel» (cf. ibid., pp. 36-37). Cf. ibid., p. 134: «l’absence d’une [...] puissance unificatrice venant d’en bas et capable d’animer d’un seul esprit tous les degrés de la hiérarchie sociale fut compensée par l’application de la discipline rationaliste». Le couple des concepts opposés «d’en haut»-«d’en bas» et la critique systématique du pouvoir et de la hiérarchie sociale qui ne s’appuient pas sur les masses jouent un rôle capital dans Masse et histoire ; cf. pp. 134, 141, 218, 220, 224, 225, 234, 235 et passim. Cf. en particulier ibid., p. 216: «les chefs n’apparaissent que lorsque la vie et la puissance des masses s’éteignent et l’État ne commence que là où disparaît l’homme». Cf. par exemple ibid., p. 133, où Papaïoannou qualifie la société française classique de «première société européenne qui a su neutraliser la masse créée par la décomposition explosive du moyen âge, vaincre les forces centrifuges et, ainsi, se hiérarchiser et s’organiser» ; cf. aussi ibid., p. 140, où il met en évidence le rôle joué par la théorie cartésienne des passions de l’âme dans la «neutralisation du dynamisme psychique de la masse». Cf. ibid., p. 100: «Un public limité dans les dimensions d’une caste hiérarchique fermée n’a nul besoin – et n’est sans doute pas capable – de se
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À l’appui de sa thèse, Papaïoannou met en relief le rôle du raisonnement dans les préfaces de Racine à ses tragédies: «L’inexistence de la masse dans la perspective du Petit Théâtre de la société classique [en France] ne pouvait qu’être accompagnée d’une défense systématique contre le tragique, qui condamnait un esprit foncièrement dramatique comme Racine à essayer d’atténuer le sens fondamental de la tragédie à travers ces «préfaces» qui présentaient le tragique non comme une expérience originelle irréductible mais comme une série de syllogismes. [...] La société organisée sous le signe du classicisme et du rationalisme pour l’emporter sur le chaos créé par la Renaissance, a étouffé dès sa naissance un grand théâtre qui aurait pu se hausser au niveau des [...] oratoires et des passions de la musique allemande».73 «La défense de l’homme [de la société française de l’âge classique] contre le tragique et l’«absurde» était telle que Phèdre fut qualifiée de trop noire et Racine a fait tout ce qu’il pouvait pour convaincre le «surmoi» de la société à laquelle il s’adressait [...] qu’il n’avait jamais écrit de tragédie «où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci».74 Est-il possible qu’une tragédie se fonde sur la notion de
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hausser au-dessus des conflits tout conventionnels entre le «devoir» et le «sentiment» qui caractérisent le théâtre de Corneille». Sur le public de la tragédie française, cf. Erich Auerbach, Le culte des passions. Essais sur le XVIIe siècle français, préface et trad. Diane Meur, Macula, coll. «Argo», Paris, 1998, pp. 115-179: «La Cour et la Ville» (1951). Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit., p. 132 ; cf. aussi ibid., pp. 100101: «Racine fut contraint, pour s’exprimer, d’utiliser le matériau déformant d’un monde bâti sur des syllogismes comme le suivant: «Je n’ai point poussé Bérénice jusqu’à se tuer comme Didon, parce que Bérénice n’ayant pas ici avec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Énée, elle n’est pas obligée comme elle de renoncer à la vie. [...] Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une Tragédie ; il suffit que l’Action en soit grande, que les Acteurs en soient héroïques, que les Passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie”». Cette citation est puisée dans la préface de Racine à Bérénice: cf. Racine, Œuvres complètes, vol. I: «Théâtre-poésie», édition présentée, établie et annotée par Georges Forestier, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, 1999, p. 450. Cf. Phèdre et Hippolyte, «Préface», in Racine, Œuvres complètes, vol. I, op. cit., p. 819.
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«faiblesse», l’expression même de la convention ? [...] Cette altération de la vocation tragique indéniable de Racine, le fait que cet homme qui, dans une société plus ouverte, aurait pu être un second Shakespeare, [...] n’a pas pu donner à sa rupture avec la société la forme explosive de la révolte prométhéenne ou diabolique d’un Goethe ou d’un Rimbaud … ».75
La société française de l’époque dominée par le classicisme fut, selon Papaïoannou, «un monde unifié, intellectuellement organisé, réduit à un système de règles esthétiques dans lequel la conscience de la Loi et la quête de la légitimité remplaçaient les forces organisatrices mythiques de la communauté romane et gothique et de son art monumental. [...] La découverte des rapports légitimes de l’homme avec son propre corps, avec la société ou avec l’espace [...] était selon le classicisme la condition nécessaire du rétablissement de l’équilibre entre l’homme et soi-même audessus du chaos d’où il provenait».76 L’homme de cette période «ne reconnaissait comme réel que ce qui était légitime, à savoir tout ce qui servait sa volonté de discipline, d’ordre, de logique, de hiérarchie, de conciliation avec l’existence et de rejet de toute puissance qui, dépassant sa volonté, pourrait faire apparaître l’existence comme un problème».77 Mais comment Papaïoannou, dont «la curiosité et la culture prodigieusement variées» est bien connue,78 peut-il ignorer à ce point le rôle fondamental des passions non seulement dans la tragédie française79 – même au niveau de l’habit de théâtre80 –, mais 75 76 77 78
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Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit., pp. 92-93. Cf. ibid., pp. 133-134 (souligné par nous). Cf. ibid., p. 92. Cf. Alain Pons, «Avant-propos», in K. Papaïoannou, La consécration de l’histoire, op. cit., p. 9. Cf. l’étude mentionnée de Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques ; cf. aussi du même, «Les passions dans la tragédie» in Figures de la passion, Éd. Musée de la musique, 2001. Cf. aussi Erich Auerbach, Le culte des passions. Essais sur le XVIIe siècle français, op. cit., pp. 35-49: «Racine et les passions» (1926) et pp. 51-81: «De la passio aux passions» (1941). Cf. aussi John Lyons, «Le démon de l’inquiétude: la passion dans la théorie de la tragédie», XVIIe siècle, 1994, pp. 787-798. En ce qui concerne plus
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dans l’ensemble de la culture du XVIIe et du XVIIIe siècle: en philosophie, en théologie et chez des mystiques, en particulier dans la morale de ce «siècle des moralistes»,81 en rhétorique,82 en médecine83 et dans l’art (à part le théâtre, je me réfère surtout à la peinture84 et à la musique85) ? S’il ne connaissait certainement pas, du moins dans toute son ampleur, le rôle capital de la problématique des passions dans l’âge classique, et s’il ne disposait pas des études nombreuses et importantes dont nous disposons sur
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particulièrement Racine, cf. Gilles Declercq, Racine, une rhétorique des passions, P.U.F., Paris, 2003. Cf. Anne Verdier, L’habit de théâtre. Histoire et Poétique de l’habit de théâtre en France au XVIIe siècle, préface de Christian Biet, Lampsaque, coll. «Le Studiolo-Essais», Vijon, 2006, pp. 184-186: «Le costume de tragédie: représentation de la noblesse ou facteur d’émotion ?» Cf. Bérengère Parmentier, Le siècle des moralistes. De Montaigne à La Bruyère, Éditions du Seuil, coll. «Points. Essais», 2000. Sur les traités de passions des moralistes français, cf. Anthony Levi, French Moralists. The Theory of Passions (1585-1649), The Clarendon Press, Oxford, 1964. Cf. aussi Geneviève Rodis-Lewis, «Les traités de passions dans la première moitié du XVIIe siècle et l’Amour», in Prémices et floraison de l’âge classique. Mélanges en l’honneur de Jean Jehasse, Publications de l’Université de SaintÉtienne, 1995. Cf. Gisèle Mathieu-Castellani, La rhétorique des passions, P.U.F., «Écriture», Paris, 2000. Cf. Walter Riese, La théorie des passions à la lumière de la pensée médicale du XVIIe siècle, S. Karger, Bâle – New York, 1965. Cf. Lucie Desjardins, Le corps parlant. Savoir et représentations des passions au XVIIe siècle, Les Presses de l’Université Laval et L’Harmattan, coll. «Les collections de la République des Lettres», Saint-Nicolas (Québec) et Paris, 2000, ch. Χ : «La peinture ou les passions entre mimésis et technè». Cf. aussi G. Mathieu-Castellani, La rhétorique des passions, op. cit., pp. 148-168: «Rhétorique de la peinture: la séduction des images». Cf. aussi Marc Fumaroli, L’école du silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle, Flammarion, coll. «Champs », Paris, 1998 (1e édition dans la collection «Idées et Recherches», 1994). Cf. Lucie Desjardins, Le corps parlant. Savoir et représentations des passions au XVIIe siècle, op. cit., ch. ΧI : «Passions et théorie musicale: de l’imitation à la convention». Cf. aussi André Charrak, Musique et philosophie à l’âge classique, P.U.F., coll. «Philosophies», Paris, 1998, pp. 61-108. Cf. aussi Geneviève Rodis-Lewis, «Musique et passions au XVIIe siècle. Monteverdi et Descartes» dans son recueil d’article, Regards sur l’art, Beauchesne, Paris, 1993.
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ce sujet,86 il connaissait au moins des aspects essentiels de la théorie cartésienne des passions de l’âme, qu’il dénigre par ailleurs à pas moins de trois reprises.87 De toute façon, selon une des thèses 86
87
Cf. à titre d’exemple: a) S. Jones, Passion and Action. The Emotions in Seventeenth-Century Philosophy, Oxford University Press, 1997. b) Remo Bodei, Géométrie des passions. Peur, espoir, bonheur: de la philosophie à l’usage politique, trad. Marilène Raiola, P.U.F., coll. «Pratiques théoriques», Paris, 1997. c) Pierre-François Moreau (dir.), Les passions à l’âge classique, P.U.F., coll. «Léviathan», Paris, 2006. d) P.-F. Moreau et Ann Thomson (dir.), Matérialisme et passions, E.N.S. Éditions, coll. «La croisée des chemins», Lyon, 2004. Cf. aussi quatre articles (deux sur Descartes, un sur Senault et un sur Malebranche) du volume collectif suivant: Bernard Besnier, P.-F. Moreau et Laurence Renault (dir.), Les passions antiques et médiévales, P.U.F., coll. «Léviathan», Paris, 2003. Sur les passions de l’âme selon Descartes, cf. l’étude monumentale en deux volumes de Denis Kambouchner, L’homme des passions. Commentaires sur Descartes, Albin Michel, «Bibliothèque du Collège International de Philosophie», Paris, 1995. Cf. aussi Carole Talon-Hugon, Les passions rêvées par la raison. Essais sur la théorie des passions de Descartes et de quelquesuns de ses contemporains, Vrin, coll. «Philosophie et Mercure», Paris, 2002. Parmi les études nombreuses consacrées à la théorie spinozienne des affects durant les douze dernières années, cf. a) Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique III de Spinoza. La vie affective et Introduction à l’Éthique IV de Spinoza. La condition humaine, P.U.F., coll. «Les grands livres de la philosophie», Paris, 1995 et 1997 respectivement. b) Fabienne Brugère et P.-F. Moreau (dir.), Spinoza et les affects, Presses de l’Université de ParisSorbonne, coll. «Groupe de Recherches Spinozistes. Travaux et documents», Paris, 1998. c) Yirmiyahu Yovel (dir.), Spinoza by 2000. The Jerusalem Conferences, III. Desire and Affect: Spinoza as Psychologist, Little Room Press, New York, 1999. d) Chantal Jaquet, Pascal Sévérac et Ariel Suhamy (dir.), Fortitude et servitude. Lectures de l’Éthique IV de Spinoza, Éditions Kimé, Paris, 2003. e) Antonio R. Damasio, Looking for Spinoza: Joy, Sorrow and the Feeling Brain, Harcourt, Inc., 2003. f) Chantal Jaquet, L’unité du corps et de l’esprit. Affects, actions et passions chez Spinoza, P.U.F., coll. «Quadrige. Manuels», Paris, 2004. Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit., p. 38: «Descartes ne pouvait considérer “la passion et l’enthousiasme, les sources extra-rationnelles de la vie psychique en général” que comme des “idées confuses”, comme des manifestations de cette “imagination” qui, dans le système de Malebranche, se présente comme la source de toute perception fausse». Cf. aussi ibid., p. 140: «L’analyse cartésienne de la passion, la réduction de la passion à des catégories psychologiques clairement distinctes, à des hiérarchies de qualités, mérites et facultés ne pouvait aboutir qu’à une telle neutralisation du
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essentielles de Masse et histoire et des autres textes de Papaïoannou sur la philosophie de l’histoire, l’anthropologie et la psychologie tant de Descartes que de l’ensemble presque des philosophes du XVIIe et du XVIIIe siècle – il se réfère aussi à Hume et à Kant mais aussi, liant la modernité avec l’antiquité, à l’anthropologie de Platon88 – véhiculent une conception abstraite, schématique et conventionnelle de l’homme, vidée de tout caractère dramatique, de toute historicité, de tout ce qui fait sa vraie vie, notamment de ses rapports concrets avec les autres hommes.89 Il est à souligner que Papaïoannou impute aux stoïciens la faute commise à ses yeux par cette anthropologie et cette psychologie schématiques du XVIIe et du XVIIIe siècle.90 Cela ne signifie pas, bien entendu, que cette période était entièrement privée de personnes authentiquement tragiques ; celui qui fut jusqu’au bout tragique durant le XVIIe
88
89 90
dynamisme psychique de la masse». Cf. enfin ibid., pp. 147-148: «Comparons n’importe quelle pensée de Descartes dans le Traité des Passions ou la phrase de Racine concernant la “tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie” à l’anthropologie post-faoustienne et post-hégélienne ou à la définition aristotélicienne de la catharsis». Cf. ibid., p. 140: «l’anthropologie de Platon n’est pas moins schématique et dénuée de psychologie que l’anthropologie de Descartes, de Hume ou de Kant» ; immédiatement après, il parle de «cette psychologie schématique». Adoptant le blâme formulé par Hegel à l’encontre de Kant, Papaïoannou reproche également ailleurs à Kant de prôner un universalisme abstrait, et d’avoir formé une idée trop abstraite de l’humanité (cf. ibid., pp. 151, 153 et 162-163). Cf. par exemple ibid., pp. 143-145, 147-149, 153-154, 162-163, 169 et passim. Cf. ibid., pp. 145-146: en s’appuyant sur des analyses de W. Dilthey, Papaïoannou soutient ici que «toute la civilisation consciente formée et cristallisée au XVIIe et au XVIIIe siècles [à savoir le classicisme, la «philosophie dogmatique», comme il appelle le rationalisme classique, le baroc, les Lumières et l’idéalisme critique] … redonne vie à la méthode et aux principes fondamentaux de la «philosophie naturelle» des stoïciens. Cette méthode – telle qu’elle fut développée par la théorie du «droit naturel» aux Pays-Bas, par le style classiciste et la recherche cartésienne des «vérités éternelles et nécessaires» – consiste dans le développement d’un nombre de propositions abstraites qui nous permettent de connaître les éléments «nécessaires» de la «nature» humaine» (souligné par nous).
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siècle, selon Papaïoannou, est Pascal et il a dû en payer le prix: «il a vécu dans l’isolement extra-historique le plus absolu».91 Le pathos-mathos de nos jours: L’outil conceptuel fondamental de «pathos-mathos» sert également à Papaïoannou de critère de l’évaluation d’autres périodes historiques cruciales,92 mais surtout de sa propre époque. Il constate que la Première Guerre mondiale a conduit les Européens à se rendre compte du caractère illusoire de l’idée du progrès et a incité Freud à démasquer la réalité des puissances négatives en nous. Cependant, «comme cette attitude face à la mort manquait de tout sérieux, de tout caractère tragique, de toute crainte, les Européens n’ont pas su tirer la leçon des maux qu’ils ont subi, n’ont pas su avoir peur de profundis».93 III. Les masses et le contenu de la justice Définition et valeur des masses : Nous avons vu que, selon Papaïoannou, le théâtre français classique et le système anthropologique et axiologique général du XVIIe et du XVIIIe siècle jusqu’à la Révolution Française, sont caractérisés par l’absence, l’inexistence de la masse, tandis que le public du théâtre élisabéthain témoigne de la présence d’une masse historiquement active mais privée de perspective historique et, enfin, le public dionysiaque de la tragédie grecque était une masse historiquement active qui disposait de plus d’une perspective historique.94 Mais comment Papaïoannou définit-il les masses et quel est le rapport qui les lie avec les individus qui les composent ? «Nous sommes 91 92
93 94
Cf. ibid., p. 94. Cf. par exemple ibid., p. 219, où il affirme que «la fiction abstraite de la représentation parlementaire et du contrôle parlementaire» a doté «les masses de l’Europe occidentale, qui, depuis le XVe siècle, avaient perdu toute possibilité politique, religieuse ou symbolico-mythique de participer à la vie historique», d’«un schéma commode leur permettant de perdre tout souci essentiel et tout pathos-mathos concernant les aventures dramatiques de Thermidor, de 1848 ou de la Commune parisienne». Cf. ibid., p. 60. Cf. ibid., pp. 169-170.
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obligés de considérer la masse comme une totalité dynamique de fonctions psychiques spécifiques [...] que nous trouvons au niveau de l’«individu isolé» dans un état latent, altéré, refoulé ou pathologiquement exprimé et qui se développent et agissent historiquement sous certaines conditions objectives: durant des périodes historiques de transition».95 La thèse fondamentale de Papaïoannou dans Masse et histoire est la suivante: «la mise en branle historique de la masse (l’affirmation de son propre monde psychique et de ses propres valeurs, ainsi que son apparition dans l’histoire en tant que puissance indépendante et en tant que sujet en soi et pour soi) entraîne inéluctablement un enrichissement radical de la vie psychique de la société et une ouverture de son horizon spirituel inconnue à toute société autoritaire ; et, inversement, toute société dans laquelle s’atrophie le contrôle d’en bas et où la masse se présente comme un matériau inerte et anhistorique, comme une chose sur laquelle s’exerce la volonté de puissance souveraine des détenteurs du pouvoir, sans avoir la capacité de réagir [...] est une société dont les sources de sa vie psychique sont taries et qui est incapable de donner à la forme de l’homme cette complétude qui seule peut satisfaire le besoin de l’homme de se considérer comme une totalité».96 En conséquence, Papaïoannou s’oppose vigoureusement aux «professionnels du mépris du vulgus profanum» qui, tels Gustave Le Bon, José Ortega y Gasset ou Theodor Julius Geiger, soutenaient que, «dès que la masse se mobilise historiquement et tente d’acquérir une conscience historique, le niveau mental et spirituel de la société est fatalement condamné à baisser sans cesse, car la masse est «la communauté dans le Non» (Th. Geiger)».97 Le contenu de la justice. Dans le recueil d’essais posthume intitulé La consécration de l’histoire et dans d’autres écrits, 95 96 97
Cf. ibid., p. 174. Cf. ibid., pp. 234-235. Cf. ibid., p. 234. Sur la critique exercée par Papaïoannou à Le Bon et à Sighele pour le même motif, cf. aussi «L’homme et son ombre» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., p. 213.
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Papaïoannou consacre une série d’analyses à la spécificité de la conception grecque de la justice. Les auteurs principaux auxquels il se réfère dans ce contexte sont les dramaturges Eschyle et Sophocle, les philosophes présocratiques Héraclite et Parménide, l’historien Hérodote et le législateur Solon. Il se réfère également, mais en second lieu, à des aspects de la conception de la justice des sophistes,98 de Platon,99 d’Aristote100 et d’Euripide.101 Il faut souligner que la justice grecque dont parle Papaïoannou est surtout la justice cosmique: «Conçue sur le modèle de la proportion géométrique, la Justice apparaît en Grèce comme une inclusion de l’ordre civique à l’ordre éternel du cosmos, qui seul peut permettre à l’homme de se libérer de l’«antique péché» [Eschyle, Agamemnon, 1197] et aspirer à l’Être. Aussi la proclamation du pouvoir souverain de la Justice «qui ne délie pas ses chaînes et ne laisse rien venir au jour ou disparaître, mais maintient fermement ce qui est» [Parménide, De la nature, 8, 13-15 (Diels)] fait-elle ressortir avec vigueur le lien 102 intime qui unit en Grèce le philosophe et le législateur». 98 99
100 101 102
Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., pp. 41-42. Cf. ibid., pp. 55 et 90 ; cf. aussi K. Papaïoannou, «Platon le lucide» in De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., pp. 62 et 64-65. Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 34. Cf. ibid., p. 19 et note 6. Cf. ibid., p. 33. Le caractère foncièrement cosmique de la justice est évident dans ce que Papaïoannou appelle «second moment de l’“histoire” du verbe poétique, le moment tragique-prophétique. La parole laudative n’a plus ici pour objet les hommes individuels et leur “gloire”, mais la Loi suprême du monde prophétiquement annoncée, dans la crainte et le tremblement, comme la puissance terrifiante du Destin qui protège l’Être contre les existants. Prendre conscience de l’inviolabilité de l’Être dans et par l’expérience de l’anéantissement, accepter cette fatalité de la destruction et reconnaître en elle la Justice (Dikè) en tant que condition de possibilité de toute existence: voici le pathos-mathos, la “sagesse apprise par la souffrance” qu’enseignait la tragédie. [...] La communion avec la Justice cosmique n’était pas encore la paisible sophrôsyne platonicienne, mais ce que les prophètes grecs, de Solon à Eschyle, appelaient phronein, cet état de tension extrême où l’homme dépasse ses propres épouvantes pour consentir à cette “grâce bienveillante des dieux”» (K. Papaïoannou, «Chasse, patrie, espace» in L. Catteeuw et F. Bordes (dir.), L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahier Costas Papaïoannou, op. cit., p. 57).
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Chez Hérodote, par exemple, il n’y a pas de dissociation possible entre la loi et la liberté humaine ; la loi est même considérée comme condition de possibilité de la liberté: «les Grecs ont reculé prudemment devant toute tentative de dissocier la liberté qu’ils venaient de conquérir et la loi qui l’avait rendue possible. «Ils étaient libres, disait Hérodote (VII, 104), mais pas dans tous les sens»: la loi était le «maître» (despotès) qu’ils reconnaissaient audessus d’eux, et à ce maître ils obéissaient “bien plus que les sujets du grand Roi”».103 Quant à Eschyle, «son théâtre nous impose tout d’abord l’idée toute puissante de l’unité originelle de l’homme et du monde [...] Selon Eschyle, Xerxe a été battu à Salamine, car son vouloirplus (pleonexia) démesuré devait être puni par la Justice Divine ; [...] la Justice punit l’hybris de Xerxe» 104. En revenant sur la signification de la bataille navale de Salamine, Papaïoannou met en relief le lien entre le mythe et la justice selon Eschyle: «un événement historique capital, comme cette bataille, est devenu, à travers le mythe, un moyen tout-puissant auquel recourait Eschyle pour éduquer le peuple athénien conformément à l’esprit de la “justice”, c’est-à-dire selon le principe central de la cité démocratique. Les Athéniens savaient que le mythe constitue une force éducative immense devant laquelle l’État, à savoir l’avantgarde consciente qui gouvernait, ne pouvait pas rester indifférent».105 103
104
105
Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 34 ; cf. aussi ibid., p. 19 et note 6: commentant la multitude de significations du terme cosmos en grec, Papaïoannou précise qu’une de ces significations est la suivante: «univers ou totalité des êtres et constitution politique fondée sur la loi», en renvoyant à Hérodote (I, 65), ainsi qu’à Euripide et à Platon. Cf. «Platon le lucide» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., p. 39. Cf. «Le problème de l’humanisme au ΧΧe siècle» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., p. 127. Cf. aussi La consécration de l’histoire, op. cit., pp. 35-36: «Pour Eschyle, qui vivait dans un monde où l’“antique nature titanique” se faisait encore sentir dans la vie immédiate, seule la terreur sacrée qu’inspire la Justice pourrait maîtriser les forces centrifuges qui menaçaient l’ordre de la cité. Seule une terreur plus forte peut juguler le deinon qu’incarne l’homme» (souligné par nous).
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Nous retrouvons la même conception chez Solon, «le représentant le plus pur du prophétisme présocratique» ; il «montre pour la première fois la solidarité nouvelle qui doit unir les individus et la loi. Chez Solon, la sagesse delphique parle le langage de la tragédie [...] Seule la Loi dictée par la Justice peut combiner harmonieusement les droits de tous ; seule la Loi peut fonder la liberté sans laquelle il n’y a pas de droit [...] Originellement vengeance des faibles réunis contre les forts, la Justice cessait avec Solon de représenter une simple combinaison d’équilibre entre des partis opposés pour désigner une réalité supérieure aux partis et exprimer une volonté d’ordre et d’unité luttant contre un principe de violence et de dispersion. Identique au mouvement même de la vie, la Justice est désormais la loi qu’on ne peut nier sans renoncer à vivre».106 Notons que, selon Papaïoannou, la conception grecque de la justice ne s’inscrit nullement dans une théorie du progrès historique. En effet, après avoir expliqué comment Eschyle interpréta la punition de Xerxe comme transgression des lois de la Justice («la guerre entre Grecs et Perses obéit aux mêmes lois «ahistoriques» qui régissent tous les conflits humains, et c’est seulement pour avoir transgressé les lois de la Justice et franchi les limites du domaine assigné par le destin que Xerxe est puni»), Papaïoannou enchaîne: «C’est exactement la démarche d’Hérodote: le sentiment tragique de Nemesis, la conviction profonde que l’élément divin qui agit dans l’histoire est «envieux et aime semer le trouble», la perspective des traverses fortuites, sur lesquelles l’homme n’a point de prise, qui imprègnent sa manière d’écrire l’histoirem le rendaient foncièrement étranger à l’idée que ce qui est exclusivement humain puisse [...] produire une quelconque évolution progressive».107 Ailleurs, Papaïoannou met l’accent sur «le changement colossal marqué par la victoire de la Démocratie à Athènes» en 462, en ce qui concerne la conception de la justice: «Jusqu’alors, la Loi 106 107
Cf. ibid, pp. 33-34. Cf. ibid, pp. 46-47.
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de la Cité, la Dikè, était sacrée et immuable, donnée une fois pour toutes par les dieux aux aréopagistes, gardiens légitimes et incontrôlés. Désormais, la loi s’humanise, elle est sacrée et mérite d’être objet de culte religieux, car elle symbolise le pouvoir suprême de la cité démocratique. Néanmoins, elle est «loi», c’est-àdire convention humaine, construction humaine relative et changeante ; c’est une loi posée non par Dieu, mais par le Dème après libre discussion. Edoxen tô démô: ainsi commence toujours tout décret (pséphisma) du peuple, qui, après avoir été voté, vaut comme une Loi. Le fait que chacun crée lui-même, en tant qu’homme et non en tant que favorisé par Dieu, la Loi de son existence, constitue le secret de la béatitude Divine …».108 Dans un long passage où Papaïoannou compare la conception grecque à la conception juive de la justice, il commence en mettant en évidence leur parenté: «Dans leur conception de la Justice les poètes et les philosophes grecs se révèlent de proches parents des prophètes juifs. De même que le prophète apparaît là où le lévite est en défaut pour restituer l’Alliance entre Dieu et son peuple, la tragédie et la philosophie se donnent en Grèce la tâche d’exprimer ou de restaurer le lien qui unit la polis au cosmos».109 Toutefois, il y a une différence fondamentale entre les deux conceptions : «L’importance accordée par le prophétisme juif à la Justice vient de ce qu’elle est liée à une perspective eschatologique et qu’elle permet à l’histoire de l’emporter sur la nature. Mais la «voyance» qui donne en hébreu la prophétie, donne en Grèce la contemplation des essences intemporelles ; la critique de l’injustice ne se fonde pas en Grèce sur la vision d’un Jour de Colère historiquement situé et sur l’imminence du Rien eschatologique, mais sur la contemplation du Bien, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus éclatant et manifeste, [...] de plus bienheureux et de plus excellent dans l’Être. La Justice, comme rétablissement du lien privilégié qui allie Dieu et le peuple élu, donne en Israël le contraire de la politique, et tend à faire du peuple juif une église ou une «nation de prêtres». 108
109
Cf. «Platon le lucide» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., pp. 40-41. Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 32.
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Conçue sur le modèle de la proportion géométrique, la Justice apparaît en Grèce comme une inclusion de l’ordre civique à l’ordre éternel du cosmos, qui seul peut permettre à l’homme de se libérer de l’«antique péché» et aspirer à l’Être. Aussi la proclamation du pouvoir souverain de la Justice [...] fait-elle ressortir avec vigueur le lien intime qui unit en Grèce le philosophe et le législateur».110 IV. La méthode Papaïoannou adopte à travers toute son œuvre la distinction essentielle de l’herméneutique philosophique entre l’explication, recherche des causes, et la compréhension, recherche du sens, de la signification.111 L’auteur auquel il renvoie dans Masse et histoire à propos de cette distinction, comme l’avait fait Sartre d’ailleurs dans le même contexte,112 est Karl Jaspers (Psychopathologie générale) ; 113 ailleurs, il renvoie à Dilthey, parfois en corrélation avec Jaspers.114 La différence essentielle entre les sciences naturelles et les «sciences sociales et, plus généralement, anthropologiqueshistoriques», consiste, selon Papaïoannou, dans le fait que, dans les premières, l’unique type de relations que nous essayons de concevoir entre les phénomènes que nous étudions sont les relations causales (afin de formuler des règles de l’évolution ou des tendances et afin de trouver par la suite des lois) ; ici «nous tenons 110
111
112
113
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Cf. ibid., pp. 32-33 (souligné par nous). Pour d’autres analyses sur la Loi juive, cf. ibid., pp. 59, 73-74 et 77. Cf. par exemple Masse et histoire, op. cit., pp. 183-184 et 187 ; et Cosmos et histoire, op. cit., p. 22. Cf. J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre. Septembre 1939-Mars 1940, nouvelle édition augmentée, Gallimard, Paris, 1995, p. 176 et note 1. Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit., p. 187, note 130. Papaïoannou estime tout particulièrement l’«ultime philosophe allemand», comme il appelle Jaspers (ibid., p. 76) ; cf. la discussion de thèses de Jaspers ibid., pp. 76-78 et 192 ; Cosmos et histoire, op. cit., p. 34 ; et «L’homme et son ombre» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., pp. 165, 188, 190, 199, 216, 223 et note 23. Cf. «L’homme et son ombre» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., pp. 221 et 223.
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les phénomènes pour des choses et nous ne voulons les voir que comme telles».115 Dans les secondes, par contre, «il n’existe aucune définition «naturelle» ou «objective» de l’homme qui nous permette de savoir toujours et partout où finit la réalité humaine et où commence la région des facteurs négligeables, où finit la vérité humaine et où commence l’arbitraire humain».116 Papaïoannou reconnaît que les deux catégories de science ont le même objectif: «trouver et formuler des relations causales». Cependant, il ne peut que constater que dans les sciences humaines «nous trouvons des relations causales isolées et, de plus, nous ne pouvons pas affirmer leur régularité ; [...] nous ne réussissons que très rarement à passer de l’explication causale à la formulation de lois, auxquelles nous ne pouvons d’ailleurs aucunement donner une expression mathématique».117 En effet, «la coexistence humaine est une totalité d’états et de processus qualitatifs» et la condition de possibilité de l’expression des rapports sociaux dans de systèmes d’équations différentielles serait leur transformation en des continuités quantitatives, ce qui est impossible.118 Cela ne signifie pas que la recherche de Papaïoannou nie de part en part les explications causales. Au contraire, son objectif explicite ici est la constitution d’une «théorie objective», puisqu’il considère comme nécessaire la fondation objective de «la recherche sur la masse révolutionnaire et, plus généralement, sur les rapports entre la masse et l’histoire».119 Mais en quoi consiste une théorie objective des masses et quelle est sa tâche ? «Ce sera une théorie des conditions objectives de l’apparition et du développement de ce 115 116 117 118
119
Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 175. Ibid., p. 176. Cf. ibid., pp. 180-181. Cf. ibid., p. 181. Cf. «L’homme et son ombre» in De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., p. 223, où Papaïoannou exalte la thèse fondamentale de l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) de Bergson, selon qui «l’adaptation à la recherche psychologique de concepts et de méthodes puisés dans les sciences physiques et mathématiques ne ferait que déformer et détruire la nature même du phénomène psychique et d’en rendre ainsi impossible toute compréhension substantielle». Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 174.
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type d’existence collective, à savoir la théorie de sa situation objective. La tâche d’une telle théorie consistera à élucider les concepts qui nous permettront non seulement d’expliquer causalement l’apparition et le développement de la masse dans l’histoire, mais aussi de distinguer les limites au-delà desquelles l’explication causale ne peut plus avancer».120 Le «cercle de la théorie objective» comprend, selon Papaïoannou, l’ensemble des problèmes qui «sont dus à l’automatisme même de l’évolution sociale et qui, pour cette raison, nous permettent de les étudier «de l’extérieur», sans nous intéresser à la psychologie et aux réactions intérieures des sujets de l’aventure historique».121 Ici s’insère, plus particulièrement, l’examen a) de la signification objective d’une crise de régime politique ; b) de la composition objective de la masse révolutionnaire et c) des formes d’organisation, des formes cristallisées (partis politiques, armées révolutionnaires, corps ecclésiastiques) «dans lesquelles s’objectivera le psychisme de la masse révolutionnaire».122 Quelle espèce et quelle qualité de connaissance offre cette partie de la recherche concernant les masses qui relève de la «théorie objective» et quelles qualités exige-t-elle du chercheur ? Puisqu’il s’agit d’une étude de l’extérieur et non de l’intérieur, Papaïoannou soutient que, «lorsque nous étudions la signification objective d’une crise politique ou la composition objective de la masse révolutionnaire, nous éprouvions toute la certitude d’un spectateur à qui il ne faut rien de plus que d’être une observateur consciencieux ».123 Bien que l’étude concernant les rapports entre la masse et l’histoire ne s’épuise nullement dans la «théorie objective» de la masse, Papaïoannou souligne que celle-ci est importante et irremplaçable. Sans elle, on laisserait libre cours à des «théories» arbitraires et fantaisistes comme celles construites par les sujets de 120 121 122 123
Cf. ibid., pp. 174-175. Cf. ibid., p. 183. Cf. ibid., pp. 183-184. Cf. ibid., p. 183.
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l’histoire qui forment des représentations sur leur existence sans les soumettre à la critique. Les hindouistes, par exemple, rendaient compte de la différenciation de la société en castes hiérarchiques en s’appuyant sur les particularités anatomiques de Vishnou et certains «sociologues» américains contemporains de Papaïoannou considéraient les Etats-Unis comme une «société sans classes». Pour parer à des «théories» pareilles, Papaïoannou soutient que «l’existence des castes et des classes s’inscrit dans une «réalité objective» indépendante de toute fabulation subjective» en se hâtant toutefois de souligner qu’il ne s’agit pas là de la «seule réalité humaine», car «les “fabulations” des hommes [...] constituent elles aussi une puissance également active historiquement que la puissance de la “réalité objective”».124 Mais quelle partie de l’étude de Papaïoannou concernant les masses ne peut aucunement être soumise à des explications causales et pourquoi ? Selon lui, «la masse n’est pas une notion quantitative, mais une catégorie qualitative» ; 125 par conséquent, «là où nous rencontrerons la qualité, nous serons obligés de sortir des frontières de l’explication causale et de la théorie “objective” dans une région dans laquelle ce qui est en jeu n’est pas seulement notre jugement mais notre bonne foi, notre sérieux et la responsabilité sur lesquels seulement peut se fonder la science, non seulement en tant que connaissance mais en tant que “vertu majeure”».126 Un peu plus loin, Papaïoannou indique ce qui se trouve en dehors du cercle de la théorie objective, c’est-à-dire ce qu’il nous est impossible d’étudier de l’extérieur: «à l’intérieur de l’aventure historique, où l’homme se présente avec sa propre réalité authentique, il n’y a plus d’objets qui se lient entre eux à travers des relations causalement explicables mais des ensembles de faits psychiques et de processus subjectifs que nous comprenons ou interprétons en trouvant en eux une continuité de sens et une unité logique».127 124 125 126 127
Cf. ibid., p. 176. Cf. ibid., p. 173. Cf. ibid., p. 181. Cf. ibid., p. 183 (souligné par nous).
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Comme il ressort de cette citation, ainsi que d’une série de passages de Masse et histoire et d’autres textes de Papaïoannou, ce que le philosophe cherche, dans tout ce qui ne relève pas d’explications causales, c’est le sens et la signification,128 et, dans ce cas, il sait qu’il interprète (il n’explique pas).129 Comment devons-nous étudier tout ce qui ne relève pas d’explications causales selon Papaïoannou ? Il est nécessaire dans ce cas, sans toutefois qu’il soit suffisant, d’«exiger de nous-mêmes [...] une capacité d’observation qui tienne compte du plus de points de vues possible ou la clarté et la systématicité les plus rigoureuses».130 Toutefois, il ne suffit pas de nous départir de notre «isolement narcissique» ; 131 «il faut quelque chose de beaucoup 128
129
130 131
Cf. à titre indicatif les trois questions successives posées par Papaïoannou dans le passage suivant: «Pouvons-nous comprendre aujourd’hui dans toute sa profondeur le sens et la signification hautement humaine de ces symboles tragiques et de ces formes mythiques à travers lesquels ces masses ont pris conscience de leur attitude ambivalente envers la société organisée et l’histoire ? Pouvons-nous imaginer comment ces masses ont trouvé en elles la puissance qu’il fallait pour garder intacte leur expérience historique [...] ? Pouvons-nous concevoir la signification humainement victorieuse de cette vigilance psychique constante de ces masses … ?» (ibid., p. 215). Cf. aussi ibid., p. 100: «Il suffit de comparer les mythes autour desquels se sont articulées les trois espèces de théâtre dont nous avons parlé pour comprendre le sens le plus profond de la théâtrocratie <dont parle Platon dans Les Lois> et les différences qualitatives radicales qui existent entre les possibilités créatrices des trois types de public qui leur correspondent» (souligné partout par nous). Pour d’autres passages de Masse et histoire où Papaïoannou vise la compréhension (et non l’explication) et cherche le sens, cf. à titre indicatif ibid., pp. 96-97 et 102. Cf. ibid., pp. 103-104: «Dans cette incapacité de la masse élisabéthaine de formes des mythes, dans son incapacité de mettre en valeur sa propre expérience historique, nous devons attribuer la disparition brusque non seulement du théâtre mais aussi de cette masse elle-même. Car, de quelle autre manière pourrions-nous interpréter le fait que ce théâtre …».Cf. aussi ibid., p. 53: il soutient que le héros kafkaïen, en interprétant le passé, «donne un sens à sa propre place dans le monde» (souligné par nous). Cf. ibid., p. 184. Cf. ibid., p. 188: «Ce qui se passe au niveau de l’individu, qui ne se connaît soi-même que dans la mesure où il rompt son isolement narcissique, se passe également, de nos jours, au niveau de toute notre civilisation».
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plus difficile et risqué: une amitié sincère et un effort de sympathie, une parenté interne et une affinité avec l’homme qui se tiendra à nos côtés comme un problème».132 Papaïoannou avait déjà soutenu, afin d’établir que les distinctions entre l’objectif et le subjectif ou entre le normal et le pathologique, dans le cadre de la psychologie «individuelle», sont toutes relatives, que «personne ne sait exactement ce que ressentait, au niveau individuel, un Grec du cinquième siècle avant J.-C. ou un chrétien du second siècle» et que, par conséquent, «le sens ultime de l’art herméneutique» consiste à «acquérir une intuition même approximative des dimensions réelles de l’âme grecque classique» ; autrement «nous risquerons de demeurer étrangers au sens véritable de leur activité politique ou religieuse dont les grecs prenaient conscience à travers la tragédie ou la philosophie».133 La condition nécessaire et d’ailleur unique d’une «construction herméneutique», l’élément indispensable pour la fonder ou la transcender, est selon Papaïoannou le suivant: «avoir vigilante en nous une idée supra-empirique de l’homme en tant que totalité englobante supérieure».134 Cependant, afin d’éviter tout contresens, nous devons tenir compte du fait que, lorsque Papaïoannou compare diverses époques, des «styles d’existence humaine» ou des philosophes, il prend soin de ne pas commettre «la faute commise par l’anthropologie classiciste»; il ne croit pas posséder le concept d’une «nature humaine générale et éternelle» dont il pourrait faire usage en tant que mesure de la «rectitude» des divers systèmes anthropologiques. Au lieu de s’appuyer sur cette «mesure commune inexistante», il met l’accent sur «la plénitude 132 133 134
Cf. ibid., p. 184. Cf. ibid., pp. 178-179 (souligné par nous). Cf. ibid., p. 184: «Toute interprétation exige de la vertu et de l’audace, puisque son but et sa source ne sont autres que l’homme. Nous risquerions de nous perdre dans une foule de connaissances fragmentaires, si nous n’avions pas, vigilante, en nous cette idée supra-empirique de l’homme en tant que totalité englobante supérieure. Nous ne réussirons à fonder ou à transcender une construction herméneutique que si nous nous référons constamment à cette idée qui exprime le besoin impératif et invariablement insatisfait de l’homme de se considérer soi-même comme une unité».
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psychique contenue explicitement ou implicitement dans tous les styles d’existence humaine et de conscience de soi».135 Notons toutefois que le recours à l’«activité herméneutique» ne présente pas que des avantages selon Papaïoannou. Certes, grâce à elle, au lieu d’être obligés de considérer la réalité humaine comme un «complexe désordonné de données historiques (de faits, de personnes, de monuments etc.)», comme une somme de données historiques que nous tentons d’«expliquer ou de comprendre chacun à part», nous avons la possibilité d’«acquérir une représentation unique». Mais cet outil méthodologique présente également un désavantage certain: nous sommes ainsi privés d’une fondation empirique absolument satisfaisante.136 Papaïoannou donne ici l’exemple suivant: nos connaissances sur le VIIIe et sur le VIIe siècles en Grèce sont lacunaires; les données objectives, les éléments dont nous disposons ne suffisent pas pour que nous puissions «comprendre le jaillissement explosif de la masse révolutionnaire sous le signe de Dionysos et d’Orphée».137 Cependant, il y a deux espèces de compréhension selon Papaïoannou ; une facile, qui reste au niveau de la simple reconnaissance,138 et une difficile, qui exige de notre part un effort pour nous situer au niveau de la coexistence et du dialogue: «Ce qui est difficile [...] est – et cela importe surtout celui qui ne considère pas l’histoire comme un spectacle ou comme un but mais comme un moyen pour «se connaître soi-même» – pouvoir comprendre réellement, comme s’il s’agissait presque de notre propre expérience, ce lien intime entre une révolution victorieuse et une
135 136 137
138
Cf. ibid., pp. 147-148. Cf. ibid., p. 184. Cf. ibid., pp. 184-185, en particulier p. 185: «On ne nous dit rien de la psychologie de ceux à qui s’adressait la “poésie prolétarienne” d’Hésiode». Cf. ibid., p. 187: «Une telle compréhension [de la «continuité de sens» qui existe entre les luttes révolutionnaires du Dème et, d’une part, sa nouvelle orientation religieuse et, de l’autre, la constitution idéologique de la tragédie] serait sûrement facile, si nous pouvions en rester au niveau du homo sum, humani nil a me alienum puto, à savoir au niveau de la simple reconnaissance».
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vie religieuse plus riche et intense que jamais auparavant …».139 Selon Papaïoannou, le fait que «nous vivons sous les mêmes constellations et avons les mêmes expériences» que Saint-Just nous permet de ressentir pleinement sa phrase suivante: «Ce qui produit le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre lorsqu’on commence trop tôt».140 La compréhension authentique exige également de nous de «mettre de côté ou, mieux, de mettre en doute certains postulats sur lesquels se fondent notre conscience historique et l’idée que nous avons formée, en nous appuyant sur notre expérience, concernant le caractère et le destin de ceux que nous considérons comme des protagonistes de l’histoire». Papaïoannou se hâte de donner une définition négative de ces postulats («ils ne sont pas seulement des notions abstraites enfermées dans le court-circuit des intellectuels»), avant de les définir positivement: il s’agit de «constellations qui orientent notre cheminement dans le monde et déterminent notre attitude envers l’histoire dans laquelle nous vivons et les formes dans lesquelles nous communiquons avec les autres hommes et nous investissons notre volonté d’existence, de puissance et de fécondité».141 L’exemple donné par Papaïoannou, lorsqu’il conteste les postulats sur lesquels se fonde notre conscience historique, est le suivant: «Pour nous, toute révolution [...] n’est qu’une révolte prométhéenne contre la divinité, un refoulement de l’“au-delà” en dehors du monde de l’action historique. Et, inversement, toute 139 140
141
Cf. ibid. Cf. ibid., p. 163: «Nous devons ressentir jusqu’au bout (et cela est possible, car nous vivons sous les mêmes constellations et nous avons les mêmes expériences) la phrase de Saint-Just : «Ce qui produit le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre lorsqu’on commence trop tôt» pour comprendre cet élément de la passion jamais vu dans la philosophie classique européenne contenu dans la conception hégélienne de la négativité [...] pour ressentir l’abîme qui sépare de l’esprit de la société ancienne ces hommes avec lesquels commence notre propre histoire. Nous devons ressentir toute l’érosion du monde précédent impliquée dans la phrase de Saint-Just» (souligné par nous). Cf. ibid., p. 188.
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religion et tout prophétisme n’est pour nous qu’une fuite hors du monde».142 Afin de «pouvoir comprendre réellement, comme s’il s’agissait presque de notre expérience»,143 l’action de la masse révolutionnaire en Grèce, au VIe siècle avant J.-C., afin de «pouvoir comprendre authentiquement le rôle joué par la masse révolutionnaire dans la création et le développement de cette religiosité foncière du VIe siècle»,144 il nous faut contester le «postulat» de notre époque, parce que nous connaissons que «le VIe siècle a vu, avec l’issue triomphale de la lutte révolutionnaire, une renaissance profonde du sentiment religieux, une piété inconnue jusqu’alors».145 Mais comment ces deux phénomènes sont-ils liés entre eux? Selon Papaïoannou, la masse révolutionnaire a contribué «à la création et au développement de cette religiosité foncière» ; il s’agit d’une «renaissance religieuse [...] qui devient encore plus compliquée et plus étrangère à nos représentations, si nous tenons compte de l’échec de la tentative d’organisation d’une Église Orphique».146 Ce qui nous permettra de «ressentir la signification radicalement responsable de la créativité herméneutique», c’est l’opposition entre les «postulats de notre attitude et de notre éducation et le monde de l’homme grec classique». Mais pourquoi nous comparer tout particulièrement à l’homme grec ? Car «c’est à nos yeux le “système de référence” supérieur que nous pouvons invoquer» ! En quoi une telle opposition nous est d’une quelconque aide ? «Elle nous ramène, présent, l’homme le plus éloigné historiquement de nous». En quoi consiste cette créativité herméneutique ? «Elle ne peut – et elle ne doit – être qu’une forme supérieure de gravité, de conscience de soi, de maîtrise de soi». Pourquoi ? Parce qu’elle se réfère à l’«individu [et à la civilisation] qui ne se connaît que dans la mesure où il rompt son isolement narcissique». Enfin, en quoi cette créativité herméneutique peut-elle 142
Cf. ibid., p. 187 (souligné par nous). Ibid. (souligné par nous). 144 Cf. ibid., p. 188. 145 Cf. ibid., pp. 185 et 187. 146 Cf. ibid., p. 188 et note 131. 143
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aider notre propre effort ? Elle nous aide, car, en s’appuyant sur elle, «nous pourrons voir, sans risquer, comme dirait Platon, de nous aveugler, le grand art et la grande philosophie sur leur base éternelle, prophétique – ainsi que l’impératif d’une action historique authentique et responsable».147 Mais comment est-il possible de considérer les formes historiques comme nos expériences propres ? Reconnaissant la difficulté de la tâche, Papaïoannou recourt à la technique psychothérapeutique dite «projective».148 Dans ce cadre, il considère même La naissance de la tragédie de Nietzsche comme une «première “projection-découverte” qui a mis en péril les fondements des valeurs “humanistes” et de la “fausse santé” du XIXe siècle».149 Nous sommes maintenant à même de comprendre que la défense de l’herméneutique philosophique par Papaïoannou est compatible avec (et implique) la critique sévère des interprétations grossières, comme celle de Marx – mais aussi d’une série d’autres penseurs150 – suivant lequel la maturité de l’homme commence 147 148
149 150
Cf. ibid., pp. 188-189. Cf. ibid., pp. 53-54: «le héros kafkaïen du XXe siècle, ayant perdu son identité, [...] terrifié de sa propre réalité, [...] se tourne vers le passé, non pas pour admirer les “progrès” réalisés, ni pour retrouver le ravissement d’une quelconque préhistoire “enfantine” ou la patrie mythique que les classicistes et les romantiques ont décelé en Grèce et au catholicisme du Moyen-Âge, mais parce qu’il a appris à considérer les formes historiques comme ses expériences propres, comme le matériau d’une “technique projective” à travers l’interprétation duquel il découvre son propre moi et donne un sens à sa propre situation dans le monde. La “technique projective” comme “diagnostic de la personnalité globale” se présente dans la psychothérapie contemporaine comme une fonction dans un système de “défense”, de dépassement des conflits. Dans ce sens, nous pourrions dire que notre autodiagnostic, depuis la Naissance de la tragédie de Nietzsche jusqu’à Waste Land de T.S. Eliot et les dernières œuvres de Picasso, se fait à travers un système de “projections” dans l’ensemble de l’histoire universelle». Cf. ibid., p. 54. Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 75: d’après saint Augustin la religion révélée «suppose une histoire, une série de gradations où chaque époque constitue la condition nécessaire de l’étape suivante, [...] l’évolution de l’humanité, qu’on peut comparer aux divers âges de la vie et qui fait que
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avec la révolution industrielle ; de la sorte la Grèce ancienne représenterait l’enfance de l’humanité.151 «Le fragment de l’Introduction à la critique de l’économie politique de Marx où il se demande “ce que vaut Mercure (Hermès) devant la Banque d’Angleterre, ce que vaut Vulcain (Héphaïstos) devant la métallurgie moderne” etc. nous permet de dégager la conception marxienne de ce “dépassement” du contenu mythologique de l’art ancien. Cela nous suffit pour comprendre que Marx était étranger au sens non seulement de la mythologie ancienne mais de toute religiosité …».152 Soulignons enfin que, selon Papaïoannou, une revue rapide de la bibliographie concernant le phénomène des masses suffit pour nous convaincre que l’insuffisance de certaines approches du problème «de la masse, de sa psychologie et de son destin historique» n’est pas due à l’incapacité critique ou herméneutique d’autres philosophes ou sociologues, mais dépend surtout de leur caractère, de leur bonne foi et de leur conséquence. Papaïoannou critique ici l’attitude partiale de Max Scheler envers le christianisme: «tandis qu’il admet l’interprétation nietzschéenne du rôle du ressentiment dans la création des valeurs morales et religieuses et tandis qu’il l’applique sur toute la ligne à la “critique”
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l’homme devient de plus en plus capable de recevoir la vérité. [...] C’était là une formule décisive que l’on retrouvera, enrichie ou appauvrie, dans toutes les méditations philosophico-historiques postérieures, depuis Florus, qui divisait l’histoire romaine en quatre périodes correspondant à l’enfance, l’adolescence, l’âge viril et la sénescence, jusqu’à Herder, Hegel, qui considérait l’époque moderne comme “l’âge sénile de l’esprit”, et Marx qui parlait confusément d’une “enfance sociale de l’humanité” en distinguant avec le plus grand sérieux les “enfants normaux” que furent les Grecs, des enfants anormaux et précoces que furent les autres peuples de l’antiquité». Cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 52-53. Papaïoannou avait critiqué auparavant le XIXe siècle – en particulier «l’idée de l’histoire comme d’une évolution progressive, comme d’une réalisation graduelle de l’autonomie humaine au sein de la société» – en lui reprochant qu’il «ne se limite pas d’“expliquer” le présent à travers le passé, mais qu’il cherche surtout à inciter l’homme à transformer le présent en l’éclairant de façon consciente à travers l’avenir» (cf. ibid., pp. 49-50). Cf. ibid., p. 51, note 15 (souligné par nous).
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qu’il exerce aux valeurs bourgeoises et démocratiques, il s’efforce en même temps de démontrer que le christianisme est au-delà de toute espèce de ressentiment et que même les autodafés de l’Inquisition “se faisaient par amour pour l’hérétique luimême”».153 V. Conclusion Nous sommes conscients du fait que les analyses de Papaïoannou sur le mythe tragique et la justice dans le cadre de sa philosophie de l’histoire et notamment de sa théorie sur le rôle créateur des masses historiquement actives s’inscrivent dans une ligne de pensée d’inspiration romantique qui a déjà été critiquée: «Cette idéologie valorisante du théâtre et de la cité grecque est profondément romantique dans ses assises: elle domine la réflexion de jeunes idéologues révolutionnaires allemands frustrés d’action qui subliment dans l’image d’un “ressort d’harmonie” le passé d’une cité hellénique rassemblée dans une brûlante communion civile et esthétique, communion dont l’homme peut, dans l’avenir, retrouver les principes. [...] Image d’une réconciliation de l’homme avec l’esprit et l’âme d’un peuple, d’une identité de l’“en deçà” et de l’“au-delà”, qui, selon le jeune Hegel de Tübingen, alors proche d’Hölderlin et de Schelling, n’a été rompue que par le christianisme. L’harmonieuse relation de l’individu et de la communauté civique, l’active participation du citoyen à une cité, où la religion du peuple soit immanente à son existence, définissent l’idéal moral et esthétique d’où l’on peut tirer l’idée d’un accord profond entre le théâtre, la mythologie qu’il représente et la société ramassée en une totalité vivante154». Nous sommes également certains que, étant donné le changement des standards concernant la précision requise dans le cadre des sciences humaines, les recherches récentes des hellénistes peuvent déceler et dénoncer des inexactitudes dans les détails de 153 154
Cf. ibid., pp. 181-182. Cf. Jean Duvignaud, Sociologie du théâtre, op. cit., pp. 232-236, en particulier p. 233.
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certaines analyses de Papaïoannou. Mais, à part le fait que Masse et histoire est un manuscrit inachevé écrit par un auteur ayant à l’époque moins de trente ans et le fait que ce travail, ainsi que la totalité des écrits de Papaïoannou concernant la philosophie de l’histoire, sont des essais et non des travaux universitaires, nous devons tenir compte de la remarque judicieuse de Pierre VidalNaquet: «qui serait assez fou pour écrire en 1998 comme il le faisait en 1963 ?» 155 La pensée de Papaïoannou a le mérite indiscutable de constituer un des jalons importants de la réception de la philosophie et de la littérature allemande en Grèce, mais aussi en France, où l’influence de la philosophie allemande sur le «moment 1930» et le «moment 1960» de la philosophie française, pour employer l’expression de Frédéric Worms, fut déterminante. Mais, à part cela, l’intuition fondamentale de Papaïoannou – dans le sens bergsonien du terme qu’il met en valeur à propos de Marx 156 – dans Masse et histoire et dans les autres écrits de sa période humaniste, concernant la contribution du psychisme sui generis des masses historiquement actives à la création de nouveaux contenus de l’existence et de la coexistence humaines nous semble originale et importante. Elle mériterait en tout cas d’être systématiquement comparée à d’autres réflexions philosophiques ou psychologiques concernant les masses, telles celle de Spinoza,157 de Gustave Le 155
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157
Cf. Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, 2. Le trouble et la lumière (1955-1998), Éditions du Seuil/La Découverte, coll. «Points. Essais», Paris, 1998, p. 168. Cf. K. Papaïoannou, «La fondation du marxisme» (1961) in De Marx et du marxisme, op. cit., p. 39: «Bergson disait que tout système philosophique a une intuition fondamentale que le philosophe n’a fait ensuite que développer de façons diverses en l’appliquant à une multitude de cas particuliers. Cette observation paraît remarquablement juste en ce qui concerne Marx, et le centre de perspective de sa doctrine est incontestablement constitué par l’idée des “forces productives”». Nous nous référons au rôle fondamental de la multitudo dans la philosophie politique de Spinoza, en particulier dans son Traité politique. Cf. notamment a) Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Les Éditions de Minuit, Paris, 1969, surtout la troisième partie. b) Du même, Anthropologie et politique au XVIIe siècle. Études sur Spinoza, Vrin-Reprise, Paris, 1986, en particulier pp. 49-153. c) Le premier numéro de la revue Studia Spinozana,
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Bon158 et d’Ortega y Gasset 159 que Papaïoannou critique de manière sévère, de Freud,160 de Sorel,161 de Canetti,162 de Castoriadis,163 de
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1985: «Philosophy of Society». d) Pierre-François Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, P.U.F., coll. «Épiméthée», Paris, 1994, en particulier pp. 379-465. e) Laurent Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Vrin, Paris, 1996, notamment le ch. IX: «La stratégie de la multitudinis potentia, stratégie propre du conatus politique». Cf. Psychologie des foules (1895), P.U.F., Paris, 8e édition dans la coll. «Quadrige», 2003. Cf. aussi la discussion critique des conclusions principales de Le Bon par Freud dans Psychologie des foules et l’analyse du moi, ch. ΙΙ et ΙΙΙ. Cf. La Rebelión de las Massas, 1930. Cf. Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921), S. Fischer Verlag, Frankfurt, 1974 ; édition française: «Psychologie des foules et l’analyse du moi» dans Essais de psychanalyse (trad. J. Altounian, A. et O. Bourguignon, A. Rauzy), nouvelle édition Payot, Paris, 1989. Pour un exposé concis des thèses essentielles de ce texte, cf. Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, trad. Liliane Flournoy, vol. III, P.U.F., Paris, 1969, 1e édition dans la coll. «Quadrige», 2006, pp. 383-384. Cf. Jean Lefranc, Freud, Hatier, coll. «Profil», Paris, 1996, pp. 64-68. Je me réfère surtout aux Réflexions sur la violence. Études sur le devenir social, Éditions du Seuil, Paris, 1990 (1e édition en tant que texte à part, Pages libres, Paris, 1908). Je me réfère notamment au rôle fondamental attribué par Georges Sorel, tenant du syndicalisme révolutionnaire, aux mythes (à l’opposé de l’utopie), surtout au mythe de la grève générale comme facteur essentiel du passage au socialisme (cf. Philippe Soulez, Bergson politique, P.U.F., Paris, 1989, pp. 332-334 ; et Marc Crépon, «Les promesses d’un mot: la grève générale (Sorel, lecteur de Nietzsche)» in Frédéric Worms (dir.), Le moment 1900 en philosophie, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2004, pp. 401-413). En ce qui concerne l’effort de Sorel de s’approprier de certaines hypothèses de L’évolution créatrice afin d’«éclairer les questions d’histoire sociale», en particulier «ce qui concerne les grands mouvements populaires dans lesquels s’affirme la liberté», cf. Pierre Andreu, «Bergson et Sorel», Les études bergsoniennes (P.U.F., Paris), vol. III, 1952, pp. 41-78, surtout pp. 46-48 et 57. Cf. Ph. Soulez in Ph. Soulez et F. Worms, Bergson. Biographie, P.U.F., «Quadrige», Paris, 2002, pp. 109-110. Cf. Elias Canetti, Masse und Macht, Claassen Verlag, Hamburg, 1971. Je me réfère notamment aux analyses de Castoriadis concernant le collectif anonyme dans le cadre de l’étude de la question du social-historique dans son opus magnum: L’institution imaginaire de la société, 5e édition revue et corrigée, Seuil, Paris, 1975. Cf. aussi les analyses de Castoriadis contenues dans le livre qu’il a cosigné (sous le pseydonyme Jean-Marie Coudray) avec Edgar Morin et Claude Lefort: Mai 68 : la brèche, Fayard, Paris, 1968 ; 2e
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Balibar164, ainsi que, bien entendu, aux philosophes, aux psychologues et aux penseurs qui ont nourri la réflexion des auteurs mentionnés.
164
édition augmentée: Mai 68 : la brèche, suivi de Vingt ans après, Complexe, Bruxelles, 1988. Castoriadis met ici l’accent sur le projet d’autonomie et de démocratie directe. Cf. Étienne Balibar, La crainte des masses: politique et philosophie avant et après Marx, Galilée, Paris, 1997.
19 WALTER BENJAMIN : HISTO IRE, MYTHE ET JUSTICE PANAYIOTIS NOUTSOS Professeur de philosophie sociale et politique à l’Université de Ioannina
Dans son œuvre, Walter Benjamin (1892-1940) s’essaie à comprendre le penser mythologique, notamment comme pratique allégorique, ainsi que la fonction du mythe, par exemple celle du «mythe du progrès”. C’est sous un tel angle d’approche du devenir historique qu’il abordera l’idée de justice, dans son tout dernier texte, «Sur le concept d’histoire»1, comme je vais essayer de le montrer. On pourrait, à l’instar d’Anderson 1, se borner à voir en lui un critique du temps «unilinéaire» et de l’«idée même de progrès»2. On pourrait faire comme si la critique de l’«évolutionnisme socialdémocrate» et du champ d’application du «matérialisme historique» ne renvoyaient pas, chez ce théoricien de l’entre-deux-guerres, à une «tradition» théorique précise. En ce qui concerne le premier point, de Kautsky à Rosa Luxemburg se fait jour un nouveau sens du devenir historique: l’histoire y est distinguée de la nature, la conception matérialiste de l’histoire dégagée d’un évolutionnisme darwinisant, si bien que les données préfigurant la «chute» de la formation sociale actuelle y sont évaluées à l’aune du communisme primitif et de la société communiste à venir. On y constate, en tout
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1991: 24 Liakos 2005: 103
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état de cause, notre incapacité à prévoir l’avenir sur la base de «lois»3. En effet, le texte «Sur le concept d’histoire» (1940), qu’on s’empresse de citer à ce propos, critique la pensée positiviste, l’historiographie irrationaliste et la conception du temps historique comme «homogène et vide» (XIII). Cette critique s’appuie sur le matérialisme historique et porte sur l’«image vraie du passé» qui «passe en un éclair» (V), non moins que sur la prétention de savoir «comment les choses se sont réellement passées». D’une part, cette image est appréhendée telle qu’elle «s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger» qui «menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires» (VI). D’autre part, «l’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire» ne saurait être dissociée «de celle d’un mouvement dans un temps homogène et vide» (XIII). C’est en ce sens que l’histoire doit être «l’objet d’une construction (Konstruktion) dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’«à-présent» (Jetztzeit)» (XIV). Si tant est que la «conscience de faire éclater le continuum de l’histoire» correspond aux «classes révolutionnaires, au moment de l’action» qui est la leur (XV), quel sera le sujet qui aura besoin d’un concept du présent entendu non comme «passage» mais comme «arrêt et blocage du temps»? Ce sera, bien évidemment, l’«historien matérialiste», lui qui «écrit l’histoire» «pour sa part», et qui, de cette manière, «reste maître de ses forces: assez viril pour faire éclater le continuum de l’histoire». Contrairement, s’entend, aux tenants de l’«historicisme» (Historismus), qui, visant à exposer «l’image «éternelle» du passé» (XVI), procédant «par addition» et composant ainsi l’«histoire universelle» (Universalgeschichte), ne manquent pas de «mobiliser», précisément, «la masse des faits pour remplir le temps homogène et vide». L’historiographie matérialiste fait fond sur un «principe de construction» (konstruktives Prinzip, «principe constructif») tiré du penser comme capacité de «blocage», d’immobilisation du contenu 3
Cf. Noutsos 1989: 121-130
WALTER BENJAMIN : HISTOIRE, MYTHE ET JUSTICE
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de la pensée. L’objet historique apparaît ainsi comme cette «monade» en laquelle consiste le «blocage» des «événements», l’immobilisation du devenir historique, et, de ce fait, comme une «chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé» (XVII). Ainsi, le présent comme «à-présent», comme instant, «résume en un formidable raccourci l’histoire de toute l’humanité» (XVIII). Et l’historien qui entreprend une telle œuvre «saisit la constellation que sa propre époque forme avec telle époque antérieure» (Appendice A)4. Donc, la dite «primauté du présent dans l’articulation du passé»5 ne concerne en rien ce qui «se présente comme nation et histoire nationale», mais seulement la possibilité d’«appréhender le passé de façon à pouvoir contester les victoires des dominateurs». En effet, le sujet du savoir historique, ce n’est pas la nation, c’est la «classe de ceux qui sont dans les fers, et qui veut se faire justice»6. Le commentaire inspiré à Benjamin par le tableau de Klee, «point focal» de l’ensemble de ses thèses sur le concept d’histoire, a été notamment utilisé «un nombre incalculable de fois et dans les contextes les plus divers», comme cela a été noté à juste titre7. Il sera donc utile, avant que ne s’en établisse encore une interprétation et que la pratique n’érige l’«usage» en «signification», de rappeler la IXème thèse de ce texte qui, dans d’autre langues que l’allemand, fut intitulé (103) Thèses sur la philosophie de l’Histoire. Que regarde l’«Ange de l’Histoire»? «Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds». L’Ange «voudrait bien s’attarder», à savoir «réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré». Mais une tempête en provenance du paradis lui retient les ailes et le «pousse irrésistiblement vers l’avenir». Cette tempête qui «élève jusqu’au
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1940: 693-704 Liakos 2005: 103 Cf. Psychopedis 1999: 377-385 Löwy 2001: 113
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ciel» le «monceau de ruines», c’est précisément ce que l’on nomme «le progrès» 8. L’«Αngelus Novus» de cette allégorie ne s’intéresse donc pas à l’histoire de sa «nation», il ne prétend pas non plus se rendre son passé homogène par «empathie», même si l’initiateur d’une telle réorientation continuait d’affirmer que nous devons faire tout notre possible pour «savoir quelle fut l’expérience du passé, véridique et imaginaire» 9. ΒΙΒLIOGRAPHIE Anderson, B., Imagined Communities. Reflections on the Origins and Spread of Nationalism, London 21991. Liakos, A., Pôs stochastékan to ethnos autoi pou éthelan na allaxoun ton kosmo? (en grec), Athènes 2005. Noutsos, P., «Rosa Luxemburg. Determinisme économique ou activisme politique?», Dôdônè, partie III, 18 (1989) 131-144. Psychopedis, K., Kanones kai antinomies stèn politikè (en grec), Athènes 1999.
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1940: 697/690 Anderson 1991: 161